MANIGLIER, Patrice. de Mauss à Claude Lévi-Strauss Cinquante Ans Après. Pour Une Ontologie Maori

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Patrice Maniglier : "De Mauss à Claude Lévi-Strauss : cinquante ans après. Pour une ontologie Maori" ARTICLE PARU DANS "LES ARCHIVES DE PHILOSOPHIE", NUMÉRO SPÉCIAL « MERLEAU-PONTY », DIR. ETIENNE BIMBENET ET EMMANUEL DE SAINT-AUBERT, TOME 69, CAHIER 1, PRINTEMPS 2006 (PP. 37-56). dimanche 8 juillet 2007. Patrice Maniglier [ mailto:[email protected] ] Patrice Maniglier : « La pensée structuraliste » [ article.php3?id_article=53 ] Philosophie & Art contemporain [ article.php3?id_article=67 ] Patrice Maniglier : "L'humanisme interminable de Claude Lévi-Strauss" [ article.php3?id_article=52 ] Saussure : bibliographie et citations extraites du cours [ article.php3?id_article=50 ] Patrice Maniglier : "Surdétermination et duplicité des signes : de Saussure à Freud" [ article.php3?id_article=117 ] Dans la même rubrique Elie During : « Politiques du cerveau » [ article.php3?id_article=142 ] Elie During : « Le malaise esthétique » [ article.php3?id_article=77 ] Etienne Balibar : La proposition de l'égaliberté [ article.php3?id_article=84 ] David Rabouin "Le bonheur m'ennuie" [ article.php3?id_article=161 ] Elie During : « Bergson et la métaphysique relativiste » [ article.php3?id_article=168 ] Etienne Balibar : "Sub specie universitatis" [ article.php3?id_article=81 ] Elie During : Curriculum Vitae [ article.php3?id_article=187 ] Elie During : « Du comique au burlesque : Bergson » [ article.php3?id_article=64 ] Résumé en français : Depuis le célèbre article de Merleau-Ponty, « De Mauss à Claude Lévi-Strauss », la manière dont on évalue le rapport entre ces deux auteurs détermine ou exprime autant d'interprétations historiques du structuralisme et de choix théoriques ou philosophiques quant aux sciences sociales. Cette filiation se voulait une critique : être fidèle à la découverte de Mauss, celle du caractère central de la réciprocité dans la vie sociale, imposait de dépasser la sociologie vers une sémiologie générale. Cet article s'efforce de montrer qu'il ne s'agit pas là, contrairement à l'interprétation subtile qu'en fit Merleau-Ponty, de faire de la réalité sociale un système de points de vue substituables ou de mouvements corrélés de subjectivation, mais de montrer que ce sont les « valeurs » qui, du fait de leur nature, de leur ontologie, doivent nécessairement circuler entre plusieurs points de vue exclusifs et complémentaires. Il revisite la célèbre

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Patrice Maniglier : "De Mauss àClaude Lévi-Strauss : cinquanteans après. Pour une ontologieMaori"ARTICLE PARU DANS "LES ARCHIVES DE PHILOSOPHIE",NUMÉRO SPÉCIAL « MERLEAU-PONTY », DIR. ETIENNE

BIMBENET ET EMMANUEL DE SAINT-AUBERT, TOME 69, CAHIER

1, PRINTEMPS 2006 (PP. 37-56).dimanche 8 juillet 2007.

Patrice Maniglier [mailto:[email protected]]Patrice Maniglier : « La pensée structuraliste »[article.php3?id_article=53]Philosophie & Art contemporain [article.php3?id_article=67]Patrice Maniglier : "L'humanisme interminable de ClaudeLévi-Strauss" [article.php3?id_article=52]Saussure : bibliographie et citations extraites du cours[article.php3?id_article=50]Patrice Maniglier : "Surdétermination et duplicité des signes : deSaussure à Freud" [article.php3?id_article=117]

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Résumé en français : Depuis le célèbre article de Merleau-Ponty, « De Mauss à ClaudeLévi-Strauss », la manière dont on évalue le rapport entre ces deux auteurs détermineou exprime autant d'interprétations historiques du structuralisme et de choix théoriquesou philosophiques quant aux sciences sociales. Cette filiation se voulait une critique :être fidèle à la découverte de Mauss, celle du caractère central de la réciprocité dans lavie sociale, imposait de dépasser la sociologie vers une sémiologie générale. Cet articles'efforce de montrer qu'il ne s'agit pas là, contrairement à l'interprétation subtile qu'enfit Merleau-Ponty, de faire de la réalité sociale un système de points de vuesubstituables ou de mouvements corrélés de subjectivation, mais de montrer que cesont les « valeurs » qui, du fait de leur nature, de leur ontologie, doivent nécessairementcirculer entre plusieurs points de vue exclusifs et complémentaires. Il revisite la célèbre

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critique de Lévi-Strauss à Mauss sur l'explication de l'obligation de donner par une« force des choses », et replace l'apport de l'anthropologie structurale dans laphilosophie de l'esprit contemporaine, là où elle se confronte aux questions ouvertes parla physique sur l'ontologie des objets quantiques.

Mots-clefs : Structuralisme. Lévi-Strauss. Mauss. Théorie de la valeur. Philosophie de l'esprit.Ontologie.

Abstract : Since Merleau-Ponty's famous paper "De Mauss à Claude Lévi-Strauss", theway the link between these two authors has been construed determine or reveal asmany historical interpretations of structuralism as philosophical and theoretical choicesabout social sciences. We know that this vindicated kinship was supposed to be critical :being faithful to Mauss's discovery, that of the centrality of reciprocity in social life,compelled us to overcome sociology in the direction of a general semiology. This paper,in opposition at Merleau-Ponty's subtle interpretation of this move, tries to show that itwas not aimed at a redefinition of social reality as a system of substitutable points ofview and correlated movements of subjectivation, but at the idea that "valeurs"themselves, because of their very nature, of their ontology, necessarily circulatebetween various exclusive and complementary points of view. Lévi-Strauss's famouscritique of Mauss's explanation of the "obligation to give" because of a "power in thethings", is reconsidered from this interpretation, and the benefits of structuralanthropology for contemporary philosophy appear to be promising in dialogue with theproblems raised in the philosophy of physics about quantum mechanics ontology.

De Mauss à Claude Lévi-Strauss : mouvement naturel ou marche forcée ? mauvaise pente à ne pasprendre, ou salutaire relève d'une vérité menacée par sa propre expression ? Le débat a été lancé, ily environ cinquante ans, par Merleau-Ponty [1 [#nb1]]. Il continue aujourd'hui : on pourrait mêmedire que toute la réflexion philosophique sur les sciences sociales, dans la France d'après-guerre, etles différents courants théoriques dans ces disciplines elles mêmes se répartissent comme autant deréponses à cette question [2 [#nb2]]. C'est qu'elle concerne, bien entendu, l'interprétation etl'évaluation qu'on donne du structuralisme. Comme Merleau-Ponty l'a immédiatement compris, sil'on voulait décrire le structuralisme en anthropologie non à partir de son corps de doctrine, mais àpartir de son histoire, comme événement et non comme système, c'est dans ce passage qu'il faut lesaisir. Il est remarquable que les nombreux critiques du structuralisme aient si souvent jouer àretourner le point de départ contre le point d'arrivée. La chose est donc entendue : qu'on s'enréjouisse ou qu'on le déplore, la célèbre « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss » [L.S., 1950] esten réalité une invitation au structuralisme. Le bénéfice de la démarche paraît clair, mais on auraittort de croire qu'il s'agit seulement de s'accaparer un héritage. Car il s'agit en réalité explicitementd'une critique. Etre fidèle à la découverte de Mauss, celle du caractère central de la réciprocité dans lavie sociale, suppose de dépasser la sociologie, pour aller vers une sémiologie générale. Cedépassement, cependant, peut être et a été diversement interprété : autant de choix radicaux nonseulement sur le sens qu'il faut donner à l'événement structuraliste dans l'histoire de la penséeanthropologique, mais sur les enjeux fondamentaux des sciences de l'homme.

La lecture de Merleau-Ponty n'a pas pour seul mérite d'être la première : elle est l'une des rares àéviter les dualismes factices et notamment à ne pas jouer l'opposition frontale et caricaturale entre« objectivisme » et « subjectivisme », qui continue à donner aux discussions autour dustructuralisme le triste aspect d'un dialogue avec des sourds. Revenant cependant, cinquante ansaprès, sur cette lecture, nous voudrions montrer ici que, contrairement à ce que Merleau-Pontysuggérait, il ne s'agit pas pour Lévi-Strauss d'affirmer que la réalité sociale n'est jamais une chosemais seulement un système de points de vue substituables, de mouvements corrélés desubjectivation, mais au contraire que ce sont les valeurs qui, du fait de leur nature, de leur moded'existence, doivent nécessairement circuler entre plusieurs points de vue exclusifs et

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complémentaires. Il s'agit de faire apparaître les règles sociales comme autant de manières dont sedéterminent dans leur existence ces entités étrangement paradoxales que sont les valeurs, formesprimitives des signes. Ce ne sont pas, si l'on peut dire, les hommes qui font les valeurs, mais lesvaleurs qui font les hommes… Et en cela, Lévi-Strauss retrouve l'intuition originelle de Mauss : àsavoir que le don suppose une propriété de la chose elle-même. Ainsi apparaît une autre histoiredu structuralisme : non pas la découverte d'une fonction cognitive qui soutiendrait les phénomènesculturels, langues, règles de parenté, ou mythologies, mais celle du problème ontologique que poseles manifestations symboliques. Un tel dépassement de la psychologie de la fonction symbolique,que Lévi-Strauss désigne souvent comme la finalité de son entreprise, vers une ontologie desvaleurs - dont les problèmes, nous le verrons, présentent de remarquables analogies avec ceux querencontre une philosophie de la physique elle aussi inspirée de Merleau-Ponty - semblera peut-êtreprolonger outre mesure quelques indications partielles de Lévi-Strauss. Mais il se peut que ce soitpar cet excès même que nous puissions être fidèle à notre tour à une pensée qui n'a jamais eu peurde cette « libre rêverie » qu'elle appelle aussi « philosophie » [L.S., 1971 : 619], et qu'on continuede s'instruire au fil aigu de la pensée de Merleau-Ponty…

1. Les ambiguïtés de la réciprocité.

a) Lévi-Strauss sociologue ?

Les structures élémentaires de la parenté passent pour un grand livre de sociologie. La prohibition del'inceste, entend-on encore de ci de là, en obligeant les descendances biologiques à s'ouvrir sur lesalliances sociales, instituerait une totalité nouvelle qui n'est plus donnée dans la nature, maisconstruite collectivement. Le texte de Lévi-Strauss semblait justifier cette lecture : « Le rôleprimordial de la culture est d'assurer l'existence du groupe comme groupe » [L.S., 1949 : 37] [3[#nb3]]. Ou encore cette phrase presque conclusive : « Les multiples règles interdisant ouprescrivant certains types de conjoints, et la prohibition de l'inceste qui les résume toutes, s'éclairentà partir du moment où l'on pose qu'il faut que la société soit. » [Id : 561]. Lévi-Strauss aurait doncrepris de Mauss la thèse selon laquelle l'essence de la vie sociale est non pas dans l'expérience depensées, d'affects ou d'actions identiques, comme semblait le dire Durkheim, mais dans la réciprocitéde prestations qui peuvent être différentes à condition qu'elles soient complémentaires : la totalitésociale n'est donc pas une unité transcendante, mais un système organisé où des actes unilatérauxrépondent à d'autres. Il l'aurait appliquée à la parenté, et aurait montré que les règles particulières(épouser la cousine croisée, se détourner de la belle-mère, etc.) s'expliquent et s'articulent commeautant de pièces permettant de monter un système d'obligations réciproques dont la seule contrainteest de se fermer. Ainsi met-il en évidence des « cycles de réciprocité » matrimoniaux, cettecircularité définissant la manière dont le groupe se constitue comme tel. Le mot de « structure »signifierait ici seulement : principe de totalisation d'un ensemble. Quant à l'idée que la vie socialesoit symbolique, cela voudrait simplement dire que l'échange ne s'explique ni par la nécessité decoopérer ni par des sentiments psychologiques supposés universels tels que l'horreur de l'inceste,mais par la volonté d'affirmer l'existence du lien social en tant que tel : le cadeau est sum-bolon, gaged'alliance. La causalité sociale subvertit donc les causalités naturelles ou psychologiques. En cela, ledépassement de Durkheim par Mauss n'aurait été qu'une manière de lui être fidèle, puisqu'ellepermet de comprendre que la réalité sociale est morale et non pas biologique.

Pourtant, cette interprétation est incorrecte, et le texte de 1949 lui-même le disait nettement. Ainsi,à peine avait-il affirmé que tout s'explique quand on pose qu'il faut que la société soit, il ajoutait :« Mais la société aurait pu ne pas être. N'avons-nous donc cru résoudre un problème que pourrejeter tout son poids sur un autre problème, dont la solution apparaît plus hypothétique encoreque celle à laquelle nous nous sommes exclusivement consacré ? » [Id. : 561-562]. Suit un de cespassages dont la fièvre théorique de Lévi-Strauss a le secret, où on découvre que les femmes sontdes signes, que le signe par nature est quelque chose qui circule, et que comprendre l'origine de lasociété, c'est comprendre « l'émergence de la pensée symbolique » [Id. : 569]. C'est ce que répèteral' « Introduction », cette fois explicitement contre Mauss, en proposant une autre interprétation dela notion de réciprocité : « Mauss croit encore possible d'élaborer une théorie sociologique du

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symbolisme, alors qu'il faut évidemment chercher une origine symbolique de la société. » [1950 :XXII]. Il faut l'entendre littéralement : ce n'est pas parce que nous échangeons les choses, que nous leur donnonsdu sens, mais parce que nous leur en donnons, que nous les échangeons. Et si les phénomènes de parentéprésentent une certaine structure, ce n'est pas parce qu'ils sont au fondement du métabolisme social,mais parce qu'il s'agit d'une propriété de toute activité signifiante. C'est parce que nous donnons dusens à l'acte de se marier, aux partenaires qui l'engagent, aux enfants qui en naissent, que nos actesmatrimoniaux obéissent à une contrainte de réciprocité [4 [#nb4]]. Les structures de parenté misesen évidence tout au long du livre sont des procédures « logiques », et c'est bien la raison pourlaquelle elles peuvent se retrouver dans des sociétés qui n'ont jamais été en contact : ellesreprésentent des possibilités de l'esprit, des solutions diverses grâce auxquelles les êtres humainsdonnent du sens à la réalité. L'échange n'est d'ailleurs pas le seul domaine où on peut voir cesstructures à l'œuvre : dans l'étude des mythes, dans la cosmologie, Lévi-Strauss retrouvera cesformules de l'esprit humain, dont il s'agit idéalement d'avoir un catalogue suffisamment completpour qu'on puisse proposer une théorie générale des facteurs élémentaires de la « fonctionsymbolique » [5 [#nb5]].

b) Une dialectique de la subjectivité ?

Cependant, cette rectification est elle-même ambiguë, et ces ambiguïtés donneront lieu à desinterprétations divergentes du structuralisme. En effet, identifier sociologie et théorie de lacommunication, cela peut se faire dans le sens de Norbert Wiener, que Lévi-Strauss citeexpressément [6 [#nb6]] : la communication est alors une conséquence parmi d'autres d'un certainmode d'organisation ou de construction de système, d'un certain type de machine, la machinecybernétique, caractérisée notamment par la célèbre « boucle de rétroaction ». Mais alors on voitbien qu'on considère la « société » comme une véritable entité, appartenant à une physique élargie,réouvrant ainsi les délices de la métaphore organiciste dans laquelle la théorie des systèmes et de lacomplexité s'engouffreront avec impétuosité [7 [#nb7]]. Or on sait que c'était précisément contrecet organicisme (représenté notamment par Spencer) que Durkheim avait construit à la fois saphilosophie sociale et sa méthode, redéfinissant les faits sociaux comme des représentations, et lasociété comme une réalité morale. C'est pourquoi Merleau-Ponty, cherchant à inscrire Lévi-Straussdans la tradition sociologique française et aussi à présenter cette dernière comme un dépassementde la sociologie herméneutique allemande de Weber et de Dilthey, a-t-il proposé une interprétationdiamétralement opposée du structuralisme, qui y trouve les moyens de définir l'objet des scienceshumaines non pas comme une chose réelle mais comme l'ensemble des conditions qui permettent àun sujet de s'ouvrir à autrui, autrement dit de ne jamais être uniquement ce qu'il est. Lestructuralisme, montre-t-il en substance et contrairement à une lecture encore aujourd'hui troprépandue, admet que le sociologue, le psychologue, le linguiste, cherchent non pas à expliquer lescomportements observables par des lois causales objectives qui exerceraient leurs effets à l'insu desacteurs, mais à comprendre le sens que les acteurs donnent eux-mêmes à ce qu'ils font et qui est lavéritable raison de leurs comportements. Cependant, il définit le sens non pas comme lareprésentation consciente (par exemple le motif avoué) qui accompagne l'accomplissement d'unacte, mais comme la possibilité pour un autre de se mettre à la place du sujet. Si ce que je fais a dusens, c'est parce qu'autrui aurait fait la même chose à ma place, autrement dit parce que « je »pourrait être un autre. C'est donc dans la mesure où je prends place dans un système qui articule despoints de vue partiaux et partiels de telle sorte qu'on puisse passer de l'un à l'autre de manièreréglée, que je suis un sujet, et que mes actes ne sont pas des comportements déterminés par descauses objectives, mais avant tout des expressions subjectives. Il est clair, dès lors, que je ne suispas dépositaire du sens de ce que je dis. Aussi la tâche du « sociologue » ou de l' « ethnologue »serait-elle accomplie s'il pouvait reconstruire les diverses modalités de l'intersubjectivité, etMerleau-Ponty est assez réservé quant au projet d'une « science des structures universelles del'esprit humain ». Un « système symbolique » n'est pas une totalité réelle, composée de partiesobjectives et où chaque acte s'enchaînerait avec les autres de manière fonctionnelle comme lesrouages d'une vaste machine sociale, mais un système de points de vue subjectifs réversibles ou convertibles lesuns dans les autres, très exactement au sens où Bergson définissait la notion de « totalité symbolique »

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[Bergson, 1934 : 190-195]. La réciprocité n'est pas ce qui ferme une société sur elle-même, mais cequi ouvre chaque individu sur autrui. Mieux : un sujet n'est jamais que cette instance divisée par lapossibilité d'être autre : jamais une chose, toujours un point de vue, pas même sur un objetextérieur, mais sur ce qu'il pourrait devenir.

2. L'être de ce qui se donne.

a) La nature contradictoire de l'objet pensé.

Cette lecture s'inscrit de manière cohérente dans la philosophie de Merleau-Ponty qui, pourrait-ondire grossièrement, souhaite poursuivre le mouvement du dernier Husserl en cherchant l'origine dusens non plus dans la conscience mais dans l'intersubjectivité, en mettant, pour ainsi dire, lapossibilité de l'Autre avant celle de la conscience. Cependant, toute à sa volonté de montrer que lavie sociale n'est pas une réalité objective, mais une intersubjectivité vivante et constituante de toutobjet, fût-ce l'objet de l'anthropologue lui-même, il se peut que l'interprétation de Merleau-Pontypasse à côté des intuitions les plus prometteuses dans lesquelles Lévi-Strauss engageait nonseulement l'anthropologie, mais encore la philosophie. Plus tardivement, en effet, dans L'homme nu,celui-ci, reprenait le problème de l'origine symbolique non plus de la parenté mais des mythes, etconcluait : « Le problème de la genèse du mythe se confond donc avec celui de la penséeelle-même, dont l'expérience constitutive n'est pas celle d'une opposition entre le moi et l'autremais de l'autre appréhendé comme opposition. A défaut de cette propriété intrinsèque - la seule envérité qui soit absolument donnée - aucune prise de conscience constitutive du moi ne seraitpossible. N'étant pas saisissable comme rapport, l'être équivaudrait au néant. Les conditionsd'apparition du mythe sont donc les mêmes que celle de toute pensée, puisque celle-ci ne saurait êtreque la pensée d'un objet, et qu'un objet n'est tel, si simple et si dépouillé qu'on le conçoive, que du faitqu'il constitue le sujet comme sujet, et la conscience elle-même comme conscience d'une relation. »[L.S., 1971 : 539-540 - je souligne]. Avant la subjectivité, vient donc une certaine appréhension del'objet comme opposition. Si il y a double constitution de la subjectivité et de l'objectivité, cela estdû au mode même de l'objet, à son caractère oppositif. Or on sait que cette propriété étaitprécisément celle par laquelle Saussure définissait le signe. Ainsi, ce n'est pas parce que nousvivons pour l'autre, que nous percevons la réalité extérieure et nos propres actes sur un modesymbolique ; c'est au contraire parce que nous percevons la réalité comme symbolique que nousprenons place comme sujets dans un système de points de vue réversibles. D'autres formules dumême passage ne laissent aucun doute : « Cet être du monde consiste en une disparité. Du monde,on ne peut dire purement et simplement qu'il est : il est sous la forme d'une asymétrie première, quise manifeste diversement selon la perspective où l'on se place pour l'appréhender : entre le haut etle bas, le ciel et la terre, la terre ferme et l'eau, le près et le loin, la gauche et la droite, le mâle et lafemelle, etc. Inhérente au réel, cette disparité met la spéculation mythique en branle ; mais parcequ'elle conditionne, en deçà même de la pensée, l'existence de tout objet de pensée. » [id.]. Les systèmessymboliques sont des « modes d'élaboration du réel » [id.] avant d'être des configurationsintersubjectives instables.

On peut se demander si ces considérations purement spéculatives ont un intérêt quelconque,au-delà des jouissances forcément suspectes que donne la philosophie, celles précisément de lapensée qui se grise de ses propres possibilités au sacrifice de toute conséquence empirique.Méfiance légitime, dont Lévi-Strauss pour sa part se s'est jamais départi, lui qui se satisfaisait den'avoir conservé de ses études de philosophie que quelques « conceptions rustiques », et de n'être« pas en danger d'être dupe de leur complication interne, ni d'oublier leur destination pratique pour[se] perdre dans la contemplation de leur agencement merveilleux » [Lévi-Strauss, 1995 : 54]. Maisil se trouve qu'elles concernent l'interprétation qu'on doit donner des notions telles que « mana »,« hau », etc., et qu'elles touchent au deuxième grand mouvement de dépassement de Mauss queLévi-Strauss propose. Contre Mauss, Lévi-Strauss écrivait : « L'échange n'est pas un édificecomplexe, construit à partir des obligations de donner, de recevoir et de rendre, à l'aide d'unciment affectif et mystique. C'est une synthèse immédiatement donnée à et par la penséesymbolique qui, dans l'échange comme dans toute autre forme de communication, surmonte la

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contradiction qui lui est inhérente de percevoir les choses comme les éléments d'un dialogue, simultanémentsous le rapport de soi et d'autrui et destinées par nature à passer de l'un à l'autre [je souligne]. Qu'ellessoient de l'un ou de l'autre représente une situation dérivée par rapport au caractère relationnelinitial. » [Lévi-Strauss, 1950 : XLVI]. Autrement dit, c'est la modalité même de l'objet considérécomme valeur, richesse ou bien, le type d'objet perçu qu'il est, qui fait qu'il ne peut être conçu quecomme devant être réparti entre plusieurs points de vue. C'est la nature du signe qui implique unedouble appréhension subjective, et non pas sa fonction intersubjective qui détermine sa nature. Loindonc de proposer une genèse de la valeur à partir du fait de la réciprocité, Lévi-Strauss proposeune genèse de la réciprocité à partir des caractères particuliers de ce que les phénoménologuesappellerait la constitution objective de la valeur comme forme première du signe [8 [#nb8]]. S'il fautchercher une origine symbolique à la société, c'est donc parce que la pensée est fabriquée de tellesorte qu'elle découpe des objets qui ont un caractère intrinsèquement double ou divisé, et qui fontpar conséquent la synthèse en eux-mêmes entre deux points de vue subjectifs et incompatibles.

b) La division du signe :

Pour le comprendre, il faut revenir à la définition du signe. Une erreur persistante présentel'invention de la « sémiologie » comme une extension à d'autres activités humaines que le langage,telles que les coutumes vestimentaires, les récits légendaires, etc., de l'idée selon laquelle ellesservent à communiquer, et exigent en conséquence qu'on sépare en elle le code social et lesperformances individuelles. En réalité, la grande découverte de Saussure est d'avoir attirerl'attention sur un fait, qui ne sera confirmé expérimentalement que quelques décennies plus tard, etqui concerne le type d'objet qu'est le signe lui-même, indépendamment de toute hypothèse sur safonction. L'identité d'un signe, en effet, par exemple de « messieurs » répété plusieurs fois au coursd'une conférence [Saussure, 1972 : 152], n'est pas comme celle d'un objet physique quelconque(table, molécule). Entre plusieurs occurrences du même signe dans mon discours, il y a desvariations de prononciation (rapide, lent) et de signification (ironique, élogieux, etc.) si importantesqu'il est impossible de définir un « profil » du signe en ne gardant que les ressemblancesempiriques. Des enregistrements expérimentaux montreront que deux occurrences d'un mêmesigne pouvaient n'avoir aucune propriété positive (par exemple de fréquence) en commun[Jakobson, 1976 : ch. 1]. Saussure fait l'hypothèse que seules sont constantes les corrélations entreles différences sur les deux plans hétérogènes (signifiant et signifié) : une variation sur un plan enimplique une autre, sur un autre plan. Ainsi, un signe est défini non par des propriétés positives,mais par des différences pertinentes, qui permettent de le distinguer entre tous les autres possibles,et il n'a pas d'autre identité que négative. S'il faut définir un signe non par ce qu'il représente (critiquede la théorie de la langue comme nomenclature), mais par la position qu'il occupe dans un système deséries de différences, ce n'est pas en vertu d'une thèse sur la nature de la signification, mais parcequ'il n'y a pas d'autre solution pour identifier cet objet qu'est un signe : le signifiant de « messieurs »n'est pas la réalité sonore enregistrable, mais un ensemble de critères qui permettent de simplementle percevoir...

Or Lévi-Strauss redéfinit l'anthropologie comme une discipline sémiologique [L.S., 1973 : 19],précisément parce que les objets auxquels l'anthropologue a à faire présentent cette mêmecaractéristique de ne pas se confondre avec leur apparence empirique, ou encore parce quel'identité des différentes réalisations d'un signe ne dépend pas de leurs ressemblances observables,mais de la conservation d'une certaine distribution des oppositions. Ainsi, ce qui apparaît dans unmythe comme un hibou, peut se révéler une variante de ce qui apparaît dans un autre comme unaigle, s'il s'avère que ce passage d'un animal du jour à un animal de la nuit s'accompagnesystématiquement d'un ensemble d'autres renversements des valeurs opposables qui affectent lecontexte, par exemple sur l'axe du bien et du mal, de la nature et de la culture, etc. Cestransformations corrélées font apparaître un « système des compatibilités et des incompatibilités »[L.S., 1973 : 162], qui seul est conservé à travers ces variations. Un signe est donc défini non passa qualité substantielle, mais par la répartition des oppositions qu'il actualise : il n'importe pas quele trait A soit + ou -, pourvu qu'on puisse monter que, quand il est +, le trait B est -, et que,

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inversement, quand il est -, le trait B sera +. Aussi appartient-il au signe de pouvoir être autre, bienque de manière limitée, et de n'avoir pas d'autre identité que celle que sa position dans un groupede substitutions qui joue sur des oppositions distinctives de nature très variable (haut/bas, cuit/cru,etc.). La pensée symbolique, avant d'être un moyen pour communiquer des significations, est unemanière d'organiser la réalité sensible, qui fait émerger des entités qui ne correspondent à aucuneinvariance substantielle, et qui ont cette propriété d'être identiques sous (au moins) deux rapportsdifférents : il suffit en effet d'inverser ensemble les valeurs des paramètres (haut ou bas, etc.,), pourproduire le même signe. Mieux : un signe ne peut jamais s'actualiser que de manière partielle, enrenvoyant à une actualisation complémentaire, où les corrélations des oppositions distinctives sontinversées de manière symétrique. Si une « structure » est un système de points de vue réciproques, c'estdonc parce qu'un signe est toujours divisé, et qu'il ne peut être appréhendé que partiellement,relativement à d'autres termes avec lesquels il entretient des rapports de symétrie inversée. C'est ence sens que Lévi-Strauss, affirmant, dans l' « Introduction », que l'échange n'est qu'une manière desurmonter la contradiction qui fait percevoir les choses comme éléments d'un dialogue, et que leursactualisations partiales étaient « dérivées » par rapport au « caractère relationnel initial », donnait cetexemple : « Le jugement magique, impliqué dans l'acte de produire de la fumée pour susciter lesnuages et la pluie, ne se fonde pas sur une distinction primitive entre fumée et nuage, avec appel aumana pour les souder l'un à l'autre, mais sur le fait qu'un plan plus profond de la pensée identifiefumée et nuage, que l'un est la même chose que l'autre, au moins sous un certain rapport, et cetteidentification justifie l'association subséquente, non le contraire. » [L.S., 1950 : XLVII].

Il en va de même pour la parenté et, d'une manière générale, pour les structures sociales. Si lesfemmes sont des valeurs, c'est parce qu'elles sont traversées par une opposition, entre les femmesacquises (épouses) et les femmes cédées (sœurs et filles), telles que les dernières sont nécessairementcomplémentaires des premières, et qu'elles constituent ensemble une structure, c'est-à-dire unsystème d'inversions des valeurs : passant des épouses aux filles, les attitudes s'inversent, autrementdit il y a corrélation entre des transformations, très exactement comme dans les mythes. On peutdire cependant qu'elles actualisent le même signe, au sens où le signe n'est défini que par cescorrélations entre les oppositions : « c'est un acte de conscience primitif et indivisible qui faitappréhender la fille ou la sœur comme une valeur offerte, et réciproquement la fille et la sœurd'autrui comme une valeur exigible » [L.S., 1949 : 162]. C'est la constitution des différentesfemmes comme signes, c'est-à-dire comme actualisations nécessairement complémentaires les unesdes autres, qui introduit la réciprocité et, en conséquence, est à l'origine de la vie sociale, moi etautrui occupant les places déterminées par le système des actualisations possibles du signe : « Notreschéma d'interprétation implique seulement que les femmes soient considérées comme des valeurs(…) et l'appréhension par la conscience individuelle, de relations réciproques du type : A est à Bcomme B est à A ; ou encore : si A est à D comme B est à C, C doit être à D comme B est à A (…).L'acquisition d'une aptitude à appréhender ces structures pose un problème ; mais c'est unproblème psychologique, ce n'est plus un problème sociologique. » [L.S., 1949 : 154]. Autrementdit l'échange est un effet - parmi d'autres - de mécanismes psychologiques ou logiques qui nepeuvent fonctionner sans induire, pour ainsi dire mécaniquement, la constitution de ces objetsparadoxaux que sont les signes ou les valeurs. Ce n'est donc pas l'intersubjectivité ou la dialectiquede la reconnaissance qui est première, mais plutôt ce mode singulier de constitution des objetsperçus par la pensée symbolique, qui, du fait de son architecture, pourrait-on dire, induit « lacontradiction qui fait percevoir la même femme sous deux aspects incompatibles : d'une part, objetde désir propre, et donc excitant des instincts sexuels et d'appropriation ; et en même temps sujetperçu comme tel, du désir d'autrui, c'est-à-dire moyen de le lier en se l'alliant » [Lévi-Strauss,1949 : 569]. Peut-être pourrait-on même dire que l'objet du désir est essentiellement l'objet dudésir de l'autre [9 [#nb9]]. Non pas cependant parce que le désir serait constitutivement pris dansun triangle intersubjectif, mais parce qu'aussi bien moi qu'autrui nous sommes constitués de tellesorte que nous percevons un objet en soi désirable, c'est-à-dire doublement désirable,interminablement clignotant entre deux « interprétations » exclusives et complémentaires. Etrangeobjet, en effet… La même femme est perçue comme dette par un groupe et créance par un autre.L'échange permet pour ainsi dire de « répartir » cette « contradiction », l'opposition du moi et de

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l'autre venant distribuer l'opposition constitutive de la valeur elle-même… La dialectique n'est pasdu sujet, mais de l'objet : « Comme dans le cas des femmes, l'impulsion originelle qui a conduit leshommes à « échanger » des paroles ne doit-elle pas être recherchée dans une représentationdédoublée, résultant elle-même de la fonction symbolique faisant sa première apparition ? Dèsqu'un objet sonore est appréhendé comme offrant une valeur immédiate, à la fois pour celui quiparle et pour celui qui entend, il acquiert une nature contradictoire dont la neutralisation n'estpossible que par cet échange de valeurs complémentaires, à quoi toute la vie sociale se réduit. »[L.S., 1958 : 70-71] [10 [#nb10]].

Pour mieux faire comprendre encore comment une même chose peut impliquer deux points devue opposés et complémentaires, on peut comparer le signe tel que Lévi-Strauss le redéfinit à cesdessins ambigus, dont Escher entre autres a donné de beaux exemples, qui peuvent être interprétésde deux manières incompatibles mais complémentaires. Ainsi « Convexe et concave » [cf.reproduction in Ernst, 1994 : 83]

joue sur la possibilité d'interpréter de toutes manières complémentaires mais exclusives un dessin :soit comme un bassin (en creux), soit comme une coupole (en relief), selon la manière dont on meten corrélation les oppositions : s'il est en relief, c'est que la lumière vient de la gauche, alors qu'encreux sa trajectoire doit être symétrique et inverse. Quand le dessin est isolé, il est impossible detrancher autrement que de manière arbitraire. Mais le contexte déterminera la bonne interprétation.Escher, cependant, construit une célèbre composition où il oblige le regard du spectateur à alterneren permanence ses interprétations, en inscrivant le convexe/concave dans un espace saturé d'autresobjets ambigus (l'escalier, les arches, le plan en perspective), déterminés par d'autres oppositions(vu d'en haut/vu d'en bas, avant/arrière, etc.) [cf. Ernst, 1994a : 80-84]. Sur un mode plus prochedu calembour visuel (dont Lévi-Strauss a d'ailleurs fait un modèle d'exercice symbolique [L.S.,1971 : 581]), on peut aussi songer au dessin de W.E. Hill, « Ma femme et ma belle-mère », où l'onpeut voir soit une vieille dame de trois quart au nez crochu, soit une belle jeune femme à la fourrurela tête renversée, mais non pas les deux en même temps [Ernst, 1994b : 22-23].

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Les interprétations dépendent de la corrélation entre les oppositions axiales et les valeursesthétiques et même parentales… Lévi-Strauss lui-même compare le signe à ces « ampoulesélectriques d'un panneau publicitaire compliqué qui s'allument ou s'éteignent, faisant chaque foisapparaître des images différentes, lumineuses sur fond obscur ou obscures sur fond lumineux(genre d'ouvrage qui lui aussi est une création de l'esprit), sans rien perdre de leur cohérencelogique » [Lévi-Strauss, 1983 : 233], ou à ces « constructions géométriques ou décoratives où lafigure et le fond s'équilibrent de telle façon que parfois, le fond ressort comme figure et la figurefond » de sorte que le motif « oscille sous l'œil du spectateur qui le voit alternativement en clair surfond sombre, ou bien en sombre sur fond clair » [Id. : 234], en les rapportant à une « activitéautonome de l'esprit », qui, « comme poussé par un élan interne, va au delà de ce qu'il avaitd'abord perçu » [id.].

3. Retour à Mauss.

On peut dès lors mieux comprendre en quel sens Lévi-Strauss croit être fidèle à Mauss dans ledépassement même qu'il en propose. Rappelons succinctement le problème. Mauss constatait qu'ungrand nombre de sociétés n'ont pas connu d'autre économie que celle du don. On voit leparadoxe : la société ne survit précisément que grâce à la circulation des biens, mais il n'y a aucunprincipe réclamant compensation immédiate pour un service ou un bien reçu. Pour que le don soitun don, il faut qu'il nie par principe toute exigence de retour. On ne rend pas un cadeau ; on enfait un autre, qui ouvre lui-même sur un autre cadeau ; ainsi n'est-on jamais quitte. Entre le don etle contre-don, il doit y avoir discontinuité, et non pas commune mesure. Alors, fausse conscience ouautres mœurs ? Mauss montre que l'obligation de donner, de recevoir, et de rendre est pensée àpartir de la chose elle-même, et non par rapport aux autres partenaires : c'est elle qui contient unprincipe métaphysique qui contraint à la faire circuler [11 [#nb11]]. Le paradoxe de l'« échange-don » est donc résolu par la notion d'une propriété de la chose elle-même. En donnant,recevant, rendant, on ne compense pas des intérêts contraires, on réalise la nature des choses qui nepeuvent rester où elles sont et doivent nécessairement se déplacer : « tout, nourriture, femmes,

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enfants, biens, talismans, sol, travail, services, offices sacerdotaux et rangs, est matière àtransmission et reddition. Tout va et vient comme s'il y avait échange constant d'une matièrespirituelle comprenant choses et homme, entre les clans et les individus, répartis entre les rangs, lessexes et les générations. » [Mauss, 1950 : 164]. Ce ne sont pas les personnes échangeuses qui fontcirculer les objets échangés, mais les objets échangés qui, du fait de leur nature, de cette propriétémétaphysique qu'ils possèdent (le hau ou le mana), forcent les personnes échangeuses à les donner, àles recevoir, à les rendre, bref à les faire passer. C'est d'ailleurs un des thèmes constants de Maussque de montrer qu'il n'y a pas d'un côté des sujets échangeurs, et de l'autre des objets échangés,mais que le propre de « l'échange-don » est précisément que les personnes ou les identités sociales ycirculent tout autant que les choses, et que la distinction entre titre de propriété et chose possédéen'y est jamais définitive. On comprend dès lors que la circulation ne puisse se penser comme unrapport intersubjectif, puisque les sujets eux-mêmes ne sont pas extérieurs à l'échange.

Ces textes ont fait couler beaucoup d'encre. Quant à Lévi-Strauss, il lui reproche d'avoirsimplement reconduit l'explication que les Maoris donnent de l'expérience scindée de l'échangesous forme de dons et de contre-dons, sans avoir cherché à l'expliquer. A la question « pourquoivous donnez-vous des choses les uns aux autres si ce n'est pas parce que vous échangez de manièredissimulée ? », les indigènes répondent : « ce n'est pas nous, ce sont les choses même qui ledemandent ». Tout ce qu'on sait, donc, c'est donc que les indigènes perçoivent les choses mêmescomme devant circuler. Le hau ne dit rien d'autre. Mais qu'est-ce qui fait qu'on les perçoit ainsi ?Sur cela, nulle explication. On peut bien sûr s'en contenter, et défendre l'idée qu'il n'est jamaisnécessaire d'aller au-delà de l'explication que les êtres humains donnent de leurs propres actions :c'est cette position que défend par exemple Vincent Descombes dans Les institutions du sens,suggérant que Mauss ne cherche pas à expliquer, mais seulement à comprendre le sens que lesMaoris eux-mêmes donnent à leur propre action, à reconstruire une rationalité qui au premierabord nous échappe parce que nous ne partageons pas les mêmes conceptions philosophiques,morales ou théoriques. On peut cependant penser que le sens explicite au moyen duquel les êtreshumains justifient leurs actes est la plupart du temps second par rapport au sentiment del'obligation, autrement dit qu'il s'agit généralement de rationalisations de deuxième degré, et qu'à cetitre les théories que nous construisons sur notre propre univers normatif sont tout autantsusceptibles d'être vraies ou fausses que n'importe quelle théorie. La vie sociale n'est pas comme unensemble de jeux dont nous nous donnons à nous-mêmes les règles ; nous apprenons à jouer avantmême de connaître les règles. Lorsque des sujets nous disent qu'en telle action, ils appliquent tellerègle, nous n'avons donc aucune raison de les croire. Un peu de familiarité avec le droit lui-mêmemontre qu'une grande partie du travail doctrinal en droit consiste à éclaircir la nature de la norme àlaquelle de fait on obéit [12 [#nb12]] … Admettons donc qu'il soit légitime de chercher, avecLévi-Strauss, non seulement à donner une autre explication rationnelle aux comportements, maisencore à montrer comment les rationalisations secondes que nous donnons sont bien souvent desconséquences de la rationalité réelle bien que non explicite de notre comportement.

Or, contrairement à ce que diront certains lecteurs [par ex. Lefort, 1978], Lévi-Strauss critiqueMauss non pour avoir attribué aux choses une propriété qui ne peut être que celle que des hommesconscients et vivants leur attribuent, mais au contraire pour avoir séparé les choses de cette propriétéqui les fait circuler, et pour n'avoir pas compris que c'est la manière même dont elles sont définies,délimitées, posées, qui fait qu'elles ne peuvent être perçues que comme devant-être-échangées.Mauss pense les valeurs échangées comme des objets matériels auxquelles l'esprit ajouterait unepropriété abstraite et indéterminée, qui obligerait les hommes à les faire circuler, alors qu'en réalitél'évaluation est déjà dans la détermination même de l'objet (comme bouclier, comme collier, etc.),qui ne peut être défini que dans un système de termes substituables les uns aux autres. L'invocationd'un principe abstrait par les philosophes Maoris n'est qu'une explication parmi d'autres de cecaractère consubstantiel de la substituabilité à la détermination de l'objet. S'il faut chercher uneorigine symbolique à la réciprocité, c'est parce qu'il n'est pas nécessaire d'ajouter quoi que ce soit ausigne pour que celui-ci soit naturellement divisé, doublement actualisé, sans cesse entre deux,toujours virtuellement un autre… D'une manière générale, si les choses sont évaluées, ce n'est pas

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par un principe abstrait externe (comme l'est encore le « travail social » pour Marx et pourl'ensemble de la tradition socialiste), mais parce qu'elles ne peuvent être identifiées que dans unespace de substitution virtuel. Les actes des hommes ne sont donc pas au principe de l'échange, maissont autant de moments dans ce qu'on pourrait appeler le procès de la valeur, au sens du processusde détermination progressive et toujours risquée des entités symboliques les unes par rapport auxautres. Les évaluations subjectives sont secondes : la valeur, bien que « vue de l'esprit », si l'on peutdire, pose ses exigences aux hommes et les soumet à sa loi. Mieux : le potlatch ne doit-il pas êtreinterprété comme le témoignage que la représentation du rapport social comme affirmation desujets dans leur rivalité implique un rapport bien déterminé à la chose elle-même, où elle devientsubstituable à sa propre négation ?

4. La matière symbolique.

Il n'empêche : il ne suffit pas de définir le signe comme opposition pour remonter à l' « origine » dela société ou de la pensée ; il faut encore expliquer pour quelle raison « l'esprit humain » procèdepar opposition et corrélation entre des oppositions, et génère en conséquence des systèmessymboliques. Certes la réponse à cette question, précise Lévi-Strauss, dépasse les limites del'anthropologie, et relève de la psychologie, voire de la biologie. L'anthropologue, lui, peut secontenter du puissant instrument à la fois critique et méthodologique que fournit cette hypothèsepour son propre travail. Le véritable problème de l'ethnographe, en effet, n'est pas de comprendrele sens que les acteurs donnent aux objets qu'ils manipulent, aux gestes qu'ils font, etc., mais biende définir simplement ce qu'ils font, ce qu'ils perçoivent, etc., de devenir sensibles à ce à quoi sontsensibles ceux qu'ils étudient, de reconstruire, pourrait-on dire, la scansion de leur expérience. Dèslors, son attention sera attirée sur des détails qui auraient pu lui échapper, et qui rendent d'autresaspects de la réalité sensés, précisément dans leur complémentarité avec les premiers. Le problèmeethnographique est similaire à celui de l'apprentissage des langues étrangères que posait Saussure[1972 : 145] : il ne s'agit pas de comprendre ce que les autres disent, mais de percevoir les signeseux-mêmes, de passer, si l'on peut dire, d'une expérience confuse à une expérience articulée. Il n'ya pas d'un côté des faits observables, et de l'autre les significations qu'on leur attribue, d'un côté desréalités physiques, de l'autre des concepts (ceci est « un mariage », « entre X et Y », etc.) : ce quipermet d'identifier l'événement, de voir tout simplement qu'il se passe quelque chose, est aussi ce quipermet de le « comprendre ». Un système de parenté n'est pas seulement un ensemble de règlesformelles permettant de prédire ou de prescrire un conjoint, mais aussi ce qui permet dereconnaître dans un ensemble de phénomènes très divers (le déplacement d'une femme, des rites,des transferts de biens, etc.) un événement unique. Un « système symbolique » n'est pas un moyenpour donner du sens, mais une organisation réelle de l'expérience qui, jouant sur la corrélationentre ses traits distinctifs, en extrait des événements discontinus. Il s'agit pour l'anthropologue dereconstruire le système des traits pertinents qui permet d'identifier des événements. Le philosopheW. Quine avait raison au-delà de ses propres espérances, lorsqu'il disait que le problème del'anthropologue dans une situation de « traduction radicale » n'était pas de reconstruire la« signification » d'une performance verbale comme « Gavagai » [Quine, 1960 : 57sq.]. Mais c'estavant tout parce qu'il faut qu'il arrive à percevoir « Gavagai », c'est-à-dire à reconnaître ce motéventuellement prononcé dans un autre contexte, par une vieille dame à son petit fils et non par unjeune et arrogant informateur, etc. Et lorsqu'il y sera parvenu, il se rendra compte qu'il a compris.La méthode est féconde aussi parce qu'elle est prospective : elle permet de supposer, à partir de lareconstruction des oppositions déterminantes d'un système, l'actualisation de variantesapparemment non données. A de nombreuses reprises au cours des Mythologiques, Lévi-Strausss'emploie à « vérifier » une analyse structurale en montrant qu'un des termes du groupe desubstitutions (par exemple une variante d'un motif mythique) est effectivement réalisé, et à la foisconfirme et élargit l'hypothèse. Dans sa quête de la pensée symbolique, l'anthropologue s'arrêtedonc à la reconstruction de son fonctionnement, et ne saurait en proposer une explication.

Mais c'est peut-être que la réponse, en réalité, relève de l'ontologie, dans la mesure où, comme ledira plus tard Lévi-Strauss et de manière de plus en plus insistante, « l'esprit accomplit des

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opérations qui ne diffèrent pas en nature de celles qui se déroulent dans le monde depuis lecommencement des temps » [L.S., 1983 : 165]. Ainsi, si l'échange est la conséquence de cette« réalité autonome » qu'est le social, ce n'est pas seulement parce que « les symboles sont plus réelsque ce qu'ils symbolisent » [L.S. 1950 : XXXII], mais aussi parce que le réel est lui-mêmesymbolique : « la nature des choses est d'ordre « émique », non « étique » » [L.S., 1983 : 163],autrement dit, elle est faite de ces virtualités que sont les signes, et non pas de leurs actualisationspassagères, elle est elle-même purement différentielle et non pas positive [13 [#nb13]]. Celasignifie aussi en conséquence que les choses elles-mêmes sont nécessairement interprétées demanières exclusives et complémentaires, qu'elles ne s'actualisent que dans des points de vue. Il n'y apas d'un côté les objets physiques, dans leur identité têtue de choses indifférentes à l'interprétationqu'on en fait, et de l'autre des sujets qui, venant pour ainsi dire de l'extérieur porter leur regard surles premières, les décomposent en aspects variés qui dépendent de l'organisation de leur appareilperceptif. La chose n'est elle-même que le système des points de vue dans lesquels elle s'actualise.Ainsi, dans l' « Introduction », Lévi-Strauss contestait la tentation d'attribuer à la séparation du sujetet de l'objet une valeur définitive même dans les sciences de la nature : « tout élément du réel est unobjet, mais qui suscite des représentations, et une explication intégrale de l'objet devrait rendrecompte simultanément de sa structure propre, et des représentations par l'intermédiaire desquellesnous appréhendons ces propriétés. (…) une chimie totale devrait nous expliquer non seulement laforme et la distribution des molécules de la fraise, mais comment une saveur unique résulte de cetarrangement » [L.S., 1950 : XXVII]. Il ajoutait cependant qu'en pratique cette distinction entre les« qualités premières » et les « qualités secondes » était possible et fructueuse dans les sciencesphysiques. Elle ne l'est pas pour les sciences sociales dans la mesure où « les modifications que[l'observation] entraîne sont du même ordre de grandeur que les phénomènes étudiés » [L.S.,1958 : 63-64 ; voir aussi L.S., 1973 : 344].

Ce dualisme méthodologique est cependant remis en question, au cœur même de la discipline surlaquelle s'est fondée et justifiée pendant longtemps la distinction des qualités premières et desqualités secondes, nommément la physique. On sait en effet que la mécanique quantique décritl'évolution d'un système microphysique à partir d'une équation, « l'équation de Schrödinger », quiest continue. Cependant, lorsque intervient une mesure, on constate que le système subit unetransition discontinue. On sait que cette dualité d'évolution du système, à la fois continue etdiscontinue, a été interprétée comme une dualité onde-particule, et qu'elle a entre autresconséquences qu'on ne peut déterminer à la fois la vitesse d'une particule et sa position à un instant t.Il ne suffit pas cependant d'attribuer ce saut quantique à l'interaction du système étudié et del'appareil de mesure, puisque l'appareil de mesure est lui aussi un système physique, et que le« grand système » qu'ils constituent ensemble est, du point de vue de la physique, descriptible parl'équation de Schrödinger. Le « problème de la mesure » est donc d'interpréter ce saut, qui semblene pas pouvoir se déduire de la description physique du système [Bitbol, 2000 : 30-34]. Il engage àla fois la question de la nature de la matière, et la compréhension de ce que mesurer veut dire.Lévi-Strauss lui-même a bien senti que la mécanique quantique présentait des problèmes similairesà ceux qu'il rencontrait. Il cite à plusieurs reprises une phrase de Niels Bohr comparant les« différences traditionnelles des cultures humaines » aux « manières différentes, mais équivalents,selon lesquelles l'expérience physique peut être décrite » [L.S., 1958 : 326].

Un livre récent de Michel Bitbol permet de prolonger la comparaison et de la préciser. Celui-cipropose en effet de considérer les événements produits par la mesure non pas comme des accidentssurvenant à cette réalité complète que serait le système décrit par l'équation de Schrödinger, maisplutôt comme des points de vue partiaux et situés, relatifs à d'autres, qui sont autant de manières,incompatibles mais complémentaires, de s'engager dans une situation expérimentale. Cetteinterprétation suppose une reformulation de la théorie des probabilités afin de montrer quecelles-ci ne mesurent pas la possibilité pour un événement de survenir indépendamment del'estimation qu'en fait le sujet, mais plutôt celle d' « événements relatifs à divers contexte parfoisincompatibles », « le calcul classique des probabilités sur des événements qu'on peut traiter commesurvenant d'eux-mêmes dans la nature » apparaissant dès lors comme une limite macroscopique du

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calcul quantique [Bitbol, 2000 : 94]. Ainsi, la mécanique quantique obligerait d'une certainemanière l'idéal scientifique à renoncer à l'interprétation métaphysique qu'il donne de lui-même,celui d'une description décontextualisée, d'une « vue de nulle part », pour reconnaître qu'il n'estrien d'autre « qu'une pratique de la communication qui anticipe ou présuppose l'interchangeabilitédes positions entre les membres de la communauté parlante » [id. : 186]. M. Bitbol invoqued'ailleurs Merleau-Ponty pour décrire cette compréhension qui n'est fondée que sur la « réciprocitédu mien et de l'autre » (193). Les théories scientifique devraient être évaluées comme des« formalisations (linguistiques ou mathématiques) de rationalités procédurales de généralitécroissante ; (…) chaque région d'objectivité constituée comme palier stationnaire d'une dialectique(propre à chaque rationalité procédurale) des variations locales et de la quête d'invariance ; (…) laprocédure d'objectivation [en général] comme moyen de coordonner de façon sans cesse mieuxmaîtrisée des énoncés situés, plutôt qu'à l'aune d'une fin de révélation de quelque réalité absolue »[id. : 332]. Il en conclut ainsi que ce nouveau concept de science « brise automatiquement lacloison méthodologique entre sciences de la nature et sciences humaines, puisqu'il mobilise pour lascience de la nature qu'est la physique l'un des procédés les plus spécifiques des scienceshumaines : le procédé herméneutique, qui implique la prise en compte des situations et de leurspossibles intersubstitutions, qui tend à comprendre les processus de l'intérieur en s'appuyant sur lepoint de vue du participant et sur ses dialectiques partielles engagement-distanciation, plutôt qu'àdécrire un unique grand objet distancié » [id. : 341].

Mais si la leçon du structuralisme pour les sciences humaines est que la substituabilité des positionsne peut être une fonction du langage (comme l'affirme Michel Bitbol en suivant Wittgenstein) queparce qu'elle est une conséquence de sa nature sémiologique, c'est-à-dire du caractère oppositif oudifférentiel des éléments qui la constituent, on peut suggérer que la confrontation entre les résultatsde l'anthropologie structurale et ceux d'un siècle de débat sur la mécanique quantique s'annoncecomme le lieu prometteur où pourra peut-être s'approcher l'idéal que professait Lévi-Strauss : celuid'une réintégration « de la culture dans la nature, et, finalement, [de] la vie dans l'ensemble de sesconditions physico-chimiques », qui suppose cependant qu'on soit « préparé à voir chaqueréduction bouleverser de fond en comble l'idée préconçue qu'on pouvait se faire du niveau, quelqu'il soit, qu'on essaye de rejoindre » [L.S., 1962 : 295]. Ce mouvement que cherchaitMerleau-Ponty, par lequel Lévi-Strauss serait sorti de Mauss en lui restant fidèle, trouverait doncici une nouvelle impulsion, au point où se croisent une physique qui réintègre les subjectivités dansla compréhension de ses propres résultats et une anthropologie qui en explique l'éclatement par lalogique d'entités nécessairement dédoublées. Il ne faudrait plus dès lors définir les symbolescomme des objets de pensée résultant d'un certain mode de fonctionnement de l'esprit, et enrenvoyer l'explication à la psychologie cognitive, mais plutôt l'esprit comme une manière d'être etun niveau de déploiement de ces réalités forcément éclatées, divergentes, que seraient les symboles,seules réalités auxquelles il nous soit, peut-être, en dernier analyse, accordé d'accéder. Mais,reconnaissant ainsi non seulement le caractère réel des valeurs, mais encore le caractère symboliquedu réel, ne retrouvons-nous pas la direction que les Maoris eux-mêmes nous avaient indiquée, parla voix de Mauss, il y aura bientôt de cela un siècle ? Il semble en effet qu'il y ait encore « bien deslunes mortes, ou pâles, ou obscures, au firmament de la raison »… Il reste que c'est en travaillantsur le fil de la pensée de Merleau-Ponty, contre peut-être, mais alors tout contre lui, qu'on pourracontribuer à les révéler.

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Page 15: MANIGLIER, Patrice. de Mauss à Claude Lévi-Strauss Cinquante Ans Après. Pour Une Ontologie Maori

de Saussure, Ferdinand 1972 Cours de linguistique générale, Paris, Payot.

Wilden, Anthony 1972 System and structure, Essays in communication and exchange, London, Tavistock.

[1 [#nh1]] Cf. Merleau-Ponty, 1960.

[2 [#nh2]] On peut citer parmi les plus importantes l'introduction du Sens pratique de Pierre Bourdieu [1980], L'échange symboliqueet la mort de Baudrillard [1976], « L'échange et la lutte des hommes » de Claude Lefort (article de 1951, repris in [Lefort, 1978]),« Marcel Mauss : une science en devenir » de Louis Dumont (article de 1972 repris in [Dumont, 1983]), plus récemment l'ouvragede Vincent Descombes, Les institutions du sens [1996 : 245-266], Godelier (1996), Hénaff 2002. Régulièrement paraissent desarticles se proposant de montrer que la critique de Lévi-Strauss est passée à côté du sens exact des thèses de Mauss, ce péchéoriginel à la fois symbolisant et expliquant les dérives du structuralisme.

[3 [#nh3]] De même, à la fin : « L'exogamie fournit le moyen de maintenir le groupe comme groupe, d'éviter le fractionnementet le cloisonnement indéfini qu'apporterait la pratique des mariages consanguins. » [L.S., 1949 : 549].

[4 [#nh4]] Lévi-Strauss semble réfuter lui-même cette interprétation lorsqu'il conteste avoir cherché à faire une « genèseinconsciente de l'échange » [L.S., 1962 : 300]. Mais c'est pour dire qu'il étudie non pas tant les causes réelles des actes humains,que les contraintes qu'on découvre en analysant la manière dont les hommes donnent du sens à ce qu'ils font.

[5 [#nh5]] Voir Marcel Hénaff [1991] pour une présentation complète de cette lecture lévi-straussienne de Mauss dans sonrapport aux études de parenté et Hénaff [2002] pour une reprise et une discussion complète du problème du don.

[6 [#nh6]] « D'autre part, en s'associant de plus en plus étroitement à la linguistique, pour constituer un jour avec elle une vastescience de la communication, l'anthropologie peut espérer bénéficier des immenses perspectives ouvertes à la linguistiqueelle-même, par l'application du raisonnement mathématique à l'étude des phénomènes de communication » [L.S., 1950 :XXXVII]. Et Lévi-Strauss renvoie à Cybernetics de Norbert Wiener, et à Mathematical theory of communication de Shannon et Weaver.

[7 [#nh7]] On peut penser ici à [Piaget, 1968]. Un exemple très caractéristique de cette synthèse œcuménique entre la théorie dessystèmes et le structuralisme a été proposée par [Wilden, 1972].

[8 [#nh8]] Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que le cœur de la sémiologie pour Saussure s'identifie à la théorie de la valeur,et qu'elle semble par ailleurs avoir été directement inspirée par Pareto et le problème de la valeur en économie.

[9 [#nh9]] Mauss rappelait que « les Kwakiutl distinguent entre les simples provisions et la richesse-propriété », et que le terme quidésignait les objets entrant dans la deuxième catégorie, « dadekas », devait signifier originellement « la chose qu'on prend et quirend jaloux » [Mauss, 1950 : 215]. Le propre de la valeur est d'être essentiellement désirable par autrui.

[10 [#nh10]] Je laisse ici en suspens au moins deux aspects majeurs de la réflexion de Lévi-Strauss qui nuance et complète l'exposéici proposé. D'abord, le caractère « dialectique » des signes est un peu plus complexe : un signe n'est pas seulement défini par saposition relativement aux autres, mais aussi ses relations aux autres, et ces deux déterminations ne sont pas parfaitementsuperposables. Pour en avoir une présentation aussi formelle que possible, on peut se reporter au schéma de l'opérateurtotémique dans La pensée sauvage, où on voit bien que la symétrie entre les schémas positionnels de termes de niveaux logiqueshiérarchiquement dépendants (espèce/individu) est possible dans la mesure où les relations subissent une « sorte de torsion »[L.S., 1962 : 185]. Cet aspect est un des plus profonds de la pensée de Lévi-Strauss. C'est lui qui anime le problème de la formulecanonique du mythe, où les termes sont définis à la fois par leur personnage (bergère, porc-épic etc.), et par leur fonction. Demême dans la parenté, il y a une relation « dialectique » entre les appellations parentales et les attitudes de parenté. C'est dans cesens là que devrait aller un approfondissement de la théorie de la fonction symbolique. Par ailleurs, il faut noter que la parenté etle langage ne sont pas aussi facilement superposables, pour diverses raisons, dont une nous amènerait au cœur de l'apportlévi-straussien à la théorie de la valeur : c'est que, dans la parenté, « objet et sujet de communication sont presque de mêmenature (femmes et hommes respectivement) ; tandis que, dans le langage, celui qui parle ne se confond jamais avec ses mots »[L.S., 1958 : 327 ; cf. aussi L.S., 1949 : 569]. Telle serait la différence entre signe et valeur.

[11 [#nh11]] Cf. le chapitre intitulé « L'esprit de la chose donnée » [Mauss, 1950 : 156-164].

[12 [#nh12]] La juriste Marcela Iacub a montré la fertilité heuristique de cette thèse et proposé une réinterprétation« dialectique » du « positivisme juridique » de Kelsen à partir de ce principe : cf. l'introduction de [Iacub, 2002a] et [Iacub, 2002b].

[13 [#nh13]] On peut se reporter aussi aux dernières pages du Finale de l'Homme nu qui va de la pensée mythique à la perception(« la matière première, si l'on peut dire, de la perception visuelle immédiate consiste déjà en oppositions binaires telles que cellesdu simple et du complexe, du clair sur fond sombre et du sombre sur fond clair, du mouvement dirigé de haut en bas ou de basen haut, selon un axe droit ou oblique, etc. » [L.S., 1971 : 619]), et de la perception au donné lui-même, pour conclure que lestructuralisme « laisse entrevoir l'ordre naturel comme un vaste champ sémantique où l'existence de chaque élément conditionnecelle de tous les autres », réalité intrinsèquement « dialectique », dit-il aussi.