Manifestation 6 Septembre en Moldavie

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Un article pour la Revue Regain sur les manifestations populaires en Moldavie le 6 septembre

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Le 6 septembre, une centaine de milliers de citoyens moldaves sont sortis dans les rues de Chisinau (la capitale de la Moldavie) pour protester et demander des changements politiques. Cette manifestation a rassemblé des personnes très diverses, unies uniquement par leur douleur et le sentiment que leur pays a été volé et confisqué par les oligarques au pouvoir. Cette manifestation fut, nous parait-il, très mal comprise par l'AFP, par Le Point (http://www.lepoint.fr/monde/moldavie-des-dizaines-de-milliers-de-manifestants-exigent-la-demission-du-president-06-09-2015-1962436_24.php) et Le Parisien (http://www.leparisien.fr/flash-actualite-monde/moldavie-des-dizaines-de-milliers-de-manifestants-exigent-la-demission-du-president-06-09-2015-5067009.php ) et nécessite une certaine explication (non exhaustive) de la part d'un Moldave.

La première chose qu'il faut mentionner, c'est que le succès de cette manifestation est dû exclusivement à l'état d'esprit général de la population et non pas vraiment aux efforts des organisateurs. La plateforme civique "Dignité et Vérité", qui a lancé l'appel aux protestations, a été formée en février par une dizaine de personnalités médiatiques et anciens politiciens insatisfaits par la situation du pays. Depuis lors, la nature de la plateforme, de ses revendications, des personnes qui la soutiennent dans la pénombre, fut abondamment discutée par les analystes politiques, majoritairement sceptiques.

Toujours est-il, néanmoins, que le discours de cette plateforme a mis le doigt sur des grands problèmes de la Moldavie, un Etat où le pouvoir semble être confisqué par certains oligarques, notamment V. Plahotniuc (c'est à tout le moins ce qu'on croit généralement). La corruption au niveau étatique n'a jamais été aussi ouverte que maintenant. La faiblesse de l'Etat n'a jamais été aussi évidente pour le citoyen ordinaire, surtout depuis le vol de presque un milliard de dollars de trois banques (http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/04/09/scandale-financier-d-ampleur-en-moldavie_4612150_3214.html) (le suspect principal dans cette affaire a récemment été élu maire d'une grande ville), la dépréciation apparemment incontrôlable de la monnaie nationale qui a suivi et l'augmentation des prix pour l'électricité. Le problème n'est même pas aussi pratique que l'on pourrait le croire à partir de ma dernière phrase. Il y a juste, dans la société, un sentiment général de désespoir, un manque total de confiance dans l'avenir et dans la classe politique, nourris par six ans d'instabilité et de critique réciproque des partis au pouvoir. Evidemment, tout n'a pas été mauvais depuis la petite révolution du 7 avril 2009, qui a fini par renverser le gouvernement du Parti

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Communiste (qui n'est pas vraiment l’héritier de l'URSS) et donner le pouvoir aux trois partis qui se disent pro-européens. Pourtant, le citoyen ordinaire se sent, dans la plupart des cas, trahi par l'impuissance de ceux à qui le pouvoir a été délégué, d'autant plus que l'entente entre les partis du gouvernement n'a jamais été facile, la majorité elle même ayant changé plusieurs fois depuis 2009. Par exemple, faute d'avoir trouvé un compromis avec un des partis pro-européens, les deux autres ont dû instituer, en 2015, un gouvernement minoritaire conduit par Chiril Gaburici. Le Premier ministre a pourtant présenté sa démission moins de quatre mois après sa nomination. La presse occidentale a très vite conclu que la cause de cette démission a été le scandale entourant les diplômes d'études supérieures du Premier ministre. Cependant, j'ai la conviction que la cause réelle fut son impuissance face aux oligarques qui l'ont nommé. Quelques jours avant la démission, en effet, le Premier ministre a demandé celle du Procureur général, du Gouverneur de la Banque nationale et du Chef de la Commission nationale des Marchés Financiers, les accusant de corruption et de complicité (passive ou active) à l'effondrement du système financier du pays.

Après cette démission, la Ministre de l'Education nationale, Maia Sandu, a été plébiscitée par une partie de la société civile pour remplacer M. Gaburici. Maia Sandu, sans doute la plus populaire ministre en Moldavie, est en effet considérée comme une personne hors du système politique moldave, incorruptible et non susceptible de céder au chantage, une voix qui n'hésite pas à s'opposer à ceux qui lui donnent un certain pouvoir. C'est probablement à cause de cette réputation et des conditions strictes qu'elle a imposées (parmi lesquelles la démission du Gouverneur de la Banque nationale et du Procureur général) qu'elle n'a pas été soutenue pour le poste de Premier Ministre par les trois partis de la nouvelle majorité, qui lui ont même retiré la fonction de Ministre de l'Education dans le nouveau gouvernement. Vous pouvez, sûrement, imaginer la frustration de ses fans.

Si je vous raconte cette suite d'événements, c'est parce qu'ils expliquent, en partie, la fatigue générale des citoyens, qui doivent donner le pouvoir aux trois partis pro-européens pour éviter le retour au pouvoir de la gauche pro-russe, par un choix qui n'en est pas véritablement un (par exemple, on considère généralement que si le maire de Chisinau a été élu pour la troisième fois, c'est uniquement parce que l'alternative était le Parti socialiste, ouvertement pro-russe). C'est pour cela que les gens sortent dans les rues pour protester alors même qu'ils ont voté pour la majorité actuelle plusieurs fois. La frustration, due à l'impossibilité d'exprimer le désaccord avec la corruption qui a envahi le pays par le biais habituel des élections, pousse le peuple, au moins ceux qui ne sont pas encore acquis au scepticisme total, à manifester devant le gouvernement.

Sans alternative politique concrète, sans plan d'action bien défini, les protestataires sont sortis pour manifester leur frustration. Peu importe, de ce

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point de vue, que ce soit la Plateforme "Dignité et Vérité" qui ait organisé l’événement ou quelqu'un d'autre. Il n'y a pas, parmi les protestataires, de position unifiée, de discours cohérent et pertinent. Il n'y a que des personnes qui sortent pour parler de problèmes qui les touchent, que ce soit l'accroissement du prix de l'électricité, la privatisation des forêts ou les salaires trop bas. Certains prônent l'unification avec la Roumanie, considérant, justement à mon avis, que les Moldaves sont des Roumains. D'autres disent, au contraire, qu'il y a parmi les protestataires des Moldaves et des Roumains, acceptant ainsi une séparation inventée dans les années 1930. La complexité de la situation est renforcée par le soutien accordé à la manifestation par la gauche radicale pro-russe, alors que, dans leur grande majorité, les protestataires sont pro-européens. En une phrase, il n'y a pas vraiment de ligne directrice qui unifierait tous les protestataires. S'ils sont tous sortis, c'est parce qu'ils ne peuvent plus tolérer la confiscation du pouvoir par quelques oligarques.

Il n'est pas simple de voir ce que les organisateurs de la manifestation proposent et demandent. Contrairement à ce que nous expliquent Le Point et Le Parisien, pourtant, les manifestants ne demandent pas la démission du Président Nicolae Timofti en raison d’une quelconque antipathie envers sa personne. La République de Moldavie est une démocratie parlementaire où le Président a plutôt les pouvoirs du Président italien que du Président français. Néanmoins, face à une majorité (et minorité) parlementaire qui n'a plus la confiance du peuple, certains croient que la solution pourrait venir de l'élection directe d'un Président de la plèbe, par opposition à un Président de la majorité politique. Une telle personne, espèrent certains, pourrait s'opposer aux influences obscures pesant sur le monde politique, s'appuyant sur la confiance d'un mandat populaire.

Il ne faut donc pas interpréter la protestation du 6 septembre comme une protestation envers la personne de Nicolae Timofti. Elle est dirigée contre l'ensemble de la classe politique, mais ne peut proposer, par manque de sophistication juridique et politique, une autre alternative que celle de l'élection d'un chef du peuple (une sorte de tribun romain) pour contrôler la majorité parlementaire. Je ne suis même pas sûr, d'ailleurs, que la majorité des protestataires soutiennent une telle idée. Ce qui a rassemblé les cent milles moldaves, encore une fois, n'est pas une vision commune des solutions à proposer, mais une frustration partagée et un désir de la manifester. Les détails comptent beaucoup moins.

C'est ce manque d'unité autour des détails qui explique, pour moi, pourquoi le gouvernement moldave n'a rien à craindre pour le moment. L'alternative au pouvoir actuel n'est point claire et le danger de céder le pouvoir à l'opposition est trop grand (la peur de cette opposition est, pour moi, excessive et injustifiée,

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au point de mener à une scission inutile dans la société et une exclusion réciproque entre pro-russes et pro-européens). Cette manifestation ne va, donc, rien changer pour le moment. Pourtant, elle pourrait conduire à un renforcement de la société civile comparable à celui que connut le pays après le 7 avril 2009 et à la résorption de l'apathie et du scepticisme qui dominent depuis quelques années. Autrement dit, la société commence, peut-être, à préparer l'accouchement d'une nouvelle force politique, quoique son succès me paraît fort peu probable dans le proche avenir.

Il est certain, au moins, que la majorité parlementaire n'a rien à craindre pour le moment. C'est pour cette raison que les efforts déployés par quelqu'un, probablement V. Plahotniuc, pour empêcher la manifestation d'aujourd'hui sont ridicules. Quelques jours avant les manifestations, en effet, un opérateur de téléphonie mobile a décidé, subitement, d'organiser un grand concert de quelques 12 heures le 6 septembre. Les plus grandes stars de la musique moldave, roumaine et russe ont été invitées, pour des rémunérations astronomiques. Sous la pression de la communauté des internautes moldaves et suite au refus de quelques chanteurs roumains qui ne voulaient pas être mêlés aux affaires politiques, la majorité de ces stars ont finalement décidé de ne pas participer au concert. Cela a été une victoire très importante des protestataires, qui leur ont sans cesse écrit pour leur faire comprendre le véritable but du concert : persuader les gens indécis de ne pas aller protester. Un cas à part et un signe de l'incompréhension qui plane sur les manifestations d'aujourd'hui est celui des stars russes, dont le refus de dernière minute de chanter à Chisinau a été interprété par la presse russe comme un refus de soutenir un gouvernement pro -européen face à des protestataires pro-russes. Or, cette interprétation, qui sera sûrement diffusée par tous les médias russes, fausse complètement le but et la motivation de la manifestation du 6 septembre.

Deux autres réactions ridicules du pouvoir vont m'aider à finir ce long article. Tandis que presque cent milles personnes protestaient face au gouvernement, la chaîne de télévision nationale diffusait des films. En même temps, plusieurs villes sont restées sans électricité, pour que les habitants ne puissent pas regarder les protestations sur internet. Malheureusement, c'est aussi ça, l'actuel pouvoir pro-européen en Moldavie.