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MAÏMA

DU MÊME AUTEUR

Le bonheur sur la mer. Collection Vécu, juin 1974, chez Robert Laffont. Prix Drakkar. Traduit aux États-Unis, Japon, Europe. France-Loisirs, J'ai Lu, Édition Jeunesse « Plein vent », Laffont.

La petite sirène des océans. Presses de la Cité, Rouge et Or, 1975 (album).

Naviguer avec ses enfants. Arthaud/Flammarion, 1985. Les femmes d'à bord, Arthaud/Flammarion, 1986. (Portraits de femmes

rencontrées sur des bateaux pendant vingt ans.)

FRANCE GUILLAIN

M A Ï M A

Des îles de l'amour à l'amour de la vie

roman

P L O N 8, rue Garâncière

Paris

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d 'exemple ou d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur, ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Librairie Plon, 1987 ISBN 2-259-01695-2

A toutes les « demies »...

Car nous sommes toutes et depuis des générations, quelles que soient notre race ou notre couleur, des « demies », par le sang, l'éducation, la classe socia- le...

Pour en faciliter la lecture, la plupart des mots polynésiens ont été écrits comme ils se disent.

On attendait le bateau. Dans quelques jours le « Ville d'Amiens » serait là. Tous les deux mois le grand bateau apportait de la France lointaine tout ce qui ne pousse pas sous les cocotiers. Des clous, du ciment, du fil de fer barbelé pour les vaches, une brouette, quelques vélos, des étoffes, des journaux, des crayons, de l'encre, du saucis- son, des bagues, du vin, de la farine...

La guerre était finie, les bateaux français revenaient. On avait bien mis trois ans pour le comprendre tout à fait. Depuis ce jour de 1946 où les jeunes Combattants Tahitiens du Bataillon du Pacifique étaient revenus. Ils avaient rapporté la Victoire... et beaucoup de souvenirs de la France.

Pendant la guerre, on avait recommencé de vivre comme autrefois, sans argent. Mais en cette année 1949, les Etablissements Français de l'Océanie sortaient douce- ment de cette lenteur, de cet engourdissement. Quelques soldats tahitiens avaient ramené des épouses françaises. Leurs robes courtes, leurs cheveux coupés et bouclés, coiffés en rouleau remplaçaient peu à peu les longues robes à volants et dentelles et les grandes nattes ou les chignons piqués de fleurs.

Le bateau était une sorte de « Caverne d'Ali Baba » qui permettait à chacun de vivre son rêve. Marcel allait

pouvoir démolir sa case de bambou et de feuilles tressées et se construire une « vraie » maison, en « dur », faite de parpaings et de tôle ondulée. Marc, un Français qui avait perdu une jambe à la guerre, achevait de créer Radio- Tahiti. Antonina avait envie de porter une nouvelle robe. Elle rencontrerait sûrement un marin qui aurait la gentillesse de lui en offrir une. Et puis, chacun vendait à la France ses noix de coco séchées, sa vanille ou la nacre des îles qui servait à fabriquer des boutons. Tout le monde attendait le bateau.

Dans les boutiques, un peu partout, on vous répon- dait :

- Ah! Y en a plus! Il faut attendre l'arrivage... Au repas de onze heures, aujourd'hui, tout le monde

avait parlé de l'arrivée prochaine du bateau. - J'espère que « Mémène » va recevoir des aiguilles

pour ma machine à coudre, avait dit Ida, la mère de Maïma.

Pourtant, la journée, chaude, paisible, s'étirait lente- ment, comme d'habitude...

Il était quatre heures et demie, elle le savait. Le soleil écrasait moins durement les couleurs à ce moment de la journée, mais la réverbération sur le lagon l'obligeait encore à cligner des yeux. On ne distinguait plus les diverses senteurs tropicales qui se confondaient en une vapeur chaude. Parfois un effluve tiède de noix de coco séchée au soleil parvenait de la pointe de Faré-Outé, de l'autre extrémité de la profonde baie de Papeete. Octobre marquait le début de la saison des pluies. Il était quatre heures et demie et Maïma en était sûre. Le vert un peu plus jaune des feuilles des cocotiers et des « bouraos », au bord de l'eau, les reflets bleus sur les grandes feuilles vert sombre et largement échancrées de l'arbre à pain don- naient l'heure bien plus sûrement que l'horloge du temple, presque toujours en panne. Et puis, adossée au tronc de « tamanou », derrière le muret de pierres noires et poreuses qui la protégeait des regards, Maïma ne

pouvait pas voir le clocher. Pourtant, elle guettait le moindre indice qui lui donnât l'heure. Il fallait absolu- ment qu'elle soit à la maison avant cinq heures. Les coudes appuyés sur ses genoux relevés, le menton entre les mains, elle contemplait ce morceau d'horizon vaporeux d'où surgirait bientôt le bateau.

Ida, sa mère, était partie chez Myrna. C'est que « l'on disait » que la mère de Myrna partait en voyage à San Francisco. Ida voulait savoir si c'était vrai. Et quand. Et pour quoi faire. Et combien de temps. Elle en avait bien pour deux heures à bavarder avec Myrna.

En quittant la maison, la maman, comme d'habitude, avait bien recommandé à sa fille :

- Tu restes à la maison! Je vais chez Myrna. J'em- mène ta petite sœur pour que tu puisses faire tes devoirs. Et attention qu'à cinq heures ton père te trouve ici ! Sinon, gare à la ceinture!

La ceinture, c'était l'horreur. Une grosse lanière de cuir bien souple que Victor, son père, portait à la taille. Quand il la détachait pour s'en servir de fouet... Maïma ferma les yeux. Rien que d'y songer, elle en tressaillait. C'était comme... la mort. Pourtant, son père ne l'avait jamais fouettée, elle. Seulement ses frères... Pour elle, c'était le balai « niaou », fait de verges fines et cinglantes, extraites par ses mains d'enfant de la feuille de cocotier, et dont se servait sa mère...

Mais depuis trois jours, Maïma avait sept ans. Sept ans, on le lui avait dit et répété, c'était l'âge de raison. C'était l'âge où on ne fait plus de bêtises. Et elle croyait bien que c'était l'âge où on a le droit d'avoir raison. Aussi avait-elle décidé de devenir très forte. Très forte dans sa tête, pour ne plus se faire punir.

Mais, ce jeudi après-midi, elle était seule. Il n'y avait pas d'école. Et octobre apporte les premières mangues vertes. Et les mangues vertes, croquées avec du sel... elle en avait l'eau à la bouche. Les « autres », c'est-à-dire quelques fillettes de l'école, étaient parties grimper dans

les manguiers. Maïma, elle, n'avait pas le droit d'aller « traîner » comme ça avec les autres. Elle avait des parents qui s'occupaient d'elle. Elle n'était « ni un chat ni un chien » pour vagabonder ainsi librement. Si elle voulait des mangues, elle n'avait qu'à demander. D'ailleurs, samedi, on irait en chercher dans la vallée, tous ensemble. Et puis, les mangues vertes, c'est mauvais pour les dents. Son père le disait. Il disait aussi qu'il est dangereux de grimper dans les manguiers. Mais ça, c'était faux. Les branches des manguiers sont souples et solides. C'est dans le pistachier qu'il ne faut pas grimper! Et puis son père n'était jamais monté dans un arbre. Elle ne l'avait jamais vu et ce n'était même pas imaginable! Son père était un monsieur sérieux. C'était un « blanc »! Ida disait bien que c'était elle la «sauvage»!... Mais ça, c'était pour rire...

Assise dans la cuisine, devant son livre de français, Maïma avait décidé de faire quelque chose qui n'était pas vraiment « permis ». Oh, elle n'irait tout de même pas chercher des mangues, tant pis! Moeata en apporterait à l'école, demain. Maïma voulait seulement sortir de la maison et aller s'asseoir sur « le tronc »... juste au bout du jardin. Et si, par miracle, elle était la première à apercevoir le bateau qui arrivait...

Sur la pointe de ses pieds nus, après avoir jeté, du haut de la véranda de la maison sur pilotis, un coup d'œil alentour pour s'assurer qu'elle était bien seule, elle rejeta ses deux grandes nattes en arrière, descendit l'escalier de bois, parcourut prestement les vingt mètres de gazon fraîchement tondu qui la séparaient du muret qu'elle dégringola pour se poser à pieds joints sur l'énorme tronc de « tamanou » dont elle caressa machinalement la surface polie et blanchie par le temps. Elle s'avisa qu'il valait mieux s'asseoir sur le sable et s'adosser afin d'être moins exposée aux regards. A cette heure chaude, personne ne se trouverait sur la plage...

Les bernard-l'ermite, ces petits crabes qui étaient rentrés dans leurs coquilles au léger bruit de ses pas,

ressortaient un à un leurs yeux, puis toutes leurs pattes pour reprendre une route bancale à la recherche de quelque nourriture sur le gravier de corail, là où meurent les vagues.

Tout émue de se trouver là, seule, sans permission, observant l'horizon, elle songeait à ce « tronc » d'arbre où elle avait rêvé tant de fois venir s'asseoir. Mais elle savait qu'il n'était « pas convenable », pour une jeune fille bien élevée, de s'y tenir seule.

En effet, à la tombée de la nuit, souvent quelques garçons et filles s'y rassemblaient, jouant de la guitare ou du « ukulélé », une sorte de petite guitare faite avec une demi-noix de coco et au son aigrelet. Ces adolescents parlaient fort et chantaient. De temps à autre, un grand cri jaillissait de leur groupe, suivi d'un éclat de rire général ou des petits rires étouffés des Tahitiennes. Mais Ida et Victor, les parents de Maïma, n'aimaient pas le « genre » de ces jeunes filles qui auraient mieux fait d'être chez elles avant la tombée de la nuit. Il leur arriverait sûrement « quelque chose ». Maïma n'avait jamais osé demander « quelle chose »... Mais selon le ton et le regard désapprobateurs de Victor, ce « quelque chose » ne pou- vait être que très laid et dégradant. Pourtant, Maïma les enviait. Car elles étaient belles ces filles de douze ou treize ans avec leurs grands yeux noirs, leurs longues chevelures souples, leurs seins bien formés sous les robes de coton- nade légère, leurs bras potelés et dorés. Comme elles Maïma tenait de sa mère les grands cheveux ondulés, les yeux profonds, les membres longs des filles des îles. Mais elle avait quelques taches de rousseur - des « caca- mouches » disait-on pour se moquer. Et elle se trouvait maigre... son père disait « mince »... Mince, mais bien élevée elle! Et puis, elle avait les yeux bleus, et le bout de ses cheveux blondissait au soleil. Et de toute façon, elle serait mieux. Oui, beaucoup mieux que ces jeunes filles. Elle aurait une vie... une autre vie. Et, regardant au-delà du lagon éblouissant, au-delà de la mousse blanche des

brisants sur le récif, là où le navire apparaîtrait bientôt, elle sentit sa poitrine se gonfler... Un jour, sur un bateau, elle partirait. Elle partirait loin. Très loin d'ici.

Le soleil se rapprochait de Mooréa. Il amorçait sa lente descente. Une légère brise glissa sur ses bras nus. Il ne devait pas être loin de cinq heures. Le bateau ne viendrait pas ce soir. Maïma jeta un dernier regard alentour et se releva. Elle secoua le sable des volants de sa robe à carreaux jaunes, escalada le muret, se glissa de nouveau sur la pelouse, qu'elle effleura à peine du bout de ses pieds nus. Sur la première marche de l'escalier, de ses longs doigts fins, elle ôta délicatement les brins d'herbe collés à ses orteils. Elle retourna s'asseoir à la table de la cuisine, devant son livre d'exercices. Elle pointait avec application le doigt sur la page lorsque son père fit irruption :

- Où est Mama? - Chez Myrna. - Pour quoi faire? - La mère de Myrna va à San Francisco... - Ah! Encore des commérages! Qu'est-ce que tu veux

bien qu'elle aille faire en Amérique? Elle parle même pas américain !

- Elle a sa sœur... - Toi, tu n'en sais rien! et puis, j'aime pas que ta

mère... Il comprit soudain que c'était à sa fille qu'il s'adressait

et enchaîna : - Tu as fini tes devoirs ? Maïma se sentait vaguement coupable de savoir ce

qu'elle n'avait pas le droit d'évoquer devant son père qui n'aimait pas ces « complications familiales ». Myrna avait une demi-sœur de père américain qui vivait à San Francisco... Et puis, non, la fillette n'avait pas fini ses devoirs :

- j e ne comprends pas la grammaire... - Tu as demandé à tes frères ? Ils ne sont pas

rentrés ?

- j e ne sais pas... - Comment?... Charles! Jacques! Antoine! tonitrua-

t-il en direction de la chambre des garçons. Les trois jeunes adolescents se présentèrent comme un

seul homme, encore vêtus de leurs uniformes de scouts. - D'où venez-vous? - De notre chambre... Charles, Jacques et Antoine échangèrent avec Maïma

un regard... Ils comprenaient qu'elle ne les avait pas entendus rentrer... ce n'était pas normal...

- A la douche! ordonna Victor. Les trois garçons se ruèrent vers la salle de bains.

L'eau dévalait à flots par la grosse pomme de douche sur la dalle de ciment. Dans le brouhaha qu'ils faisaient on ne distinguait pas très bien si les garçons se chamail- laient ou chahutaient. C'était le moment de la journée où tout s'accélère, où l'on s'affaire avant la nuit. Sous les Tropiques, l'obscurité tombe brutalement à dix-huit heu- res. Avec le « noir » surgissent les « mauvais esprits » et personne ne sort plus de chez soi.

De loin en loin se répétait le « han-han » rythmé des noix de coco que l'on râpe, accroupi sur le siège de bois. De chaque case tahitienne s'élevait, bien verticale, la fumée bleutée du feu de bourre de coco, pour faire chauffer l'eau du thé. Chez les plus « riches », la fumée sentait le pétrole. Au moment de l'allumage des réchauds à pression une fumée noire s'en échappait quelquefois. Ça sentait « riche ».

« Pio! Pio! Pio! » criaient les femmes pour rassembler les poules laissées en liberté toute la journée. Mais le moyen le plus efficace pour attirer la volaille était sans nul doute le bruit sourd des noix de coco pourries que l'on ouvre à la hache. Les bêtes se précipitaient sur les

grouillements de vers, volaient les unes par-dessus les autres, dans un méli-mélo de piaillements, de piétine- ments, de battements d'ailes, auquel venaient se mêler les chiens et le cochon que l'on éjectait à grands coups de pied hors du poulailler.

Ida venait de rentrer et ramassait le linge étendu sur un fil entre deux arbres tandis que la benjamine, Vaéa, avec la gravité de ses deux ans, escaladait avec prudence les marches de l'escalier de bois. Pour Maïma, ce n'était plus le moment de travailler. L'enfant se leva et passa par la véranda d'un pas nonchalant pour aller ranger son livre et son cahier dans sa chambre. La mer devenait violette. Le soleil descendait, de plus en plus volumineux, de plus en plus pourpre, comme chaque soir, sur Mooréa. Maïma observa encore une fois que Mooréa avait bien la forme d'une femme allongée. Avec deux seins. Et un genou relevé. Elle contempla un instant la mer du côté du tronc de « tamanou » qui s'enfonçait dans l'ombre. L'eau était lisse, le lagon désert. Dans l'énorme badamier, les merles s'égosillaient comme tous les soirs. Un retardataire tra- versa le ciel pour rejoindre ses congénères.

- Maïma! Dépêche-toi! cria Ida. Maïma sursauta puis se dépêcha avec lenteur. Elle prit

sa serviette de toilette rose, la bouteille d'huile de coco parfumée et se dirigea à son tour vers la salle de bains. L'eau avait déjà beaucoup coulé. Elle avait perdu toute la chaleur emmagasinée par les tuyauteries exposées au soleil sur des centaines de mètres. Mais la fillette, forte de ses sept ans, se répétait que son courage, sous l'eau froide, lui donnerait de la force. Son père lui expliquait souvent que tout ce qui est difficile donne de la « force ». Elle sentait qu'il en fallait beaucoup pour ce qu'elle voulait faire plus tard : partir, partir, partir très loin.

... En attendant, « le » bateau apporterait sûrement des savonnettes... On irait les regarder, les toucher, les respirer chez « Paulette ».

La lampe à pression de pétrole pendait au plafond, au milieu de la pièce. Avec sa lumière crue, elle répandait sa chaleur dans un ronronnement rassurant. Sur les épaules de Maïma comme sur celles d'Ida, une serviette de toilette recevait les longues chevelures encore humides. Une odeur de savon de Marseille, de cheveux propres et d'huile de coco se mêlait à l'arôme du café léger et fumant où chacun, en silence, trempait son pain beurré. Les quatre « grands » étaient assis sur des bancs, de part et d'autre de la table de bois. Ida et Victor, à chaque extrémité, étaient sur des tabourets. Vaéa, allongée sur le divan, suçait un biberon.

La boîte de beurre trônait au milieu de la table. Ce beurre, venu de Nouvelle-Zélande sans réfrigération, avait fondu et durci de nombreuses fois avant que la boîte ne fût ouverte. Son goût salé rachetait assez mal l'odeur de rance et la consistance huileuse que personne ne semblait remarquer. Qu'il était bon ce pain beurré! En plus, chez Maïma, on le prenait avec du café! Tout le monde ne pouvait pas s'offrir ce luxe! Mais la grand- mère de Maïma cultivait quelques caféiers.

Thé ou café-pain-beurre avec parfois quelques pois- sons, c'était l'habitude dans le pays, matin et soir. En plongeant sa cuiller dans le sucre de canne roux, le regard

de Maïma s'appuya sur celui de son frère aîné, Charles. Elle n'avait pas peur. Elle revoyait sa surprise tout à l'heure et s'assurait du regard que son grand frère l'aiderait si son père lui demandait pourquoi elle n'avait pas vu ses frères rentrer. A table, les enfants n'avaient que le droit de répondre poliment aux questions que leur posaient les parents. « Pourvu que papa n'y pense pas... » Elle fixait les traces noires que le feu avait laissées sur la bouilloire pleine de café. C'est vers Ida que Victor se tourna :

- Tu sais, Isaac, le Chef de District ? - Ah! Oui! Fati! Le « Gros ». - Ils l'ont emmené à Papeete, à l'hôpital, tout à

l'heure. - A l'hôpital? - Oui... c'est le cœur... Maïma remarqua que c'était toujours « le cœur ». Il y a

six mois, Toti, le vieux voisin, était mort. C'était le cœur. Chaque fois qu'elle entendait parler d'un mort, c'était « le cœur ». Dans la camionnette en bois, sa mère avait « mal au cœur »... Et si elle en mourait ? Maïma ne sentait pas beaucoup l'affection de sa mère, mais elle ne supportait pas l'idée qu'elle puisse mourir. C'était comme... la fin du monde...

Dire « c'est le coeur » devait être une marque de respect. Maïma le voyait bien. Avant la mort, on disait : « Il boit trop », ou « il mange trop », ou « il fait trop la bringue ». Car, Fati, c'était bien connu, buvait trop et mangeait trop, tout le monde le savait. Il était énorme! Son ventre débordait par-dessus son grand short de toile bleue. Mais s'ils l'avaient conduit à l'hôpital, c'était sûrement le cœur. Demain, les cloches sonneraient. On courrait voir le beau cercueil couvert de fleurs. Mais on ne regarderait surtout pas la charrette-corbillard toute noire avec des chevaux noirs habillés de noir avec d'affreuses franges noires... Ça porte malheur... Puis on l'enterrerait au cimetière, tout près d'ici. La famille Terii possédait un beau caveau, avec

du... une grande plaque brillante et noire, bien lisse et fraîche sous les pieds nus... On y grimpait en cachette...

- Tu crois qu'il va mourir, dit Ida avec une certaine indifférence.

- J'en sais rien. C'est pas parce qu'il va à l'hôpital qu'il va mourir... Enfin, il a bien soixante ans Isaac... Ida servit à Victor un deuxième bol de café bien chaud et enchaîna :

- Tu as vendu aujourd'hui? - Oui! Deux armoires pour la maison de Ricky. Tu

sais, la maison qu'ils construisent dans la vallée de Tipaerui. J'en ai déjà terminé une et j'ai scié les planches pour l'autre. J'espère que le bateau va bientôt arriver. J'ai besoin de charnières, de vernis et de peinture... Et toi?

- J'ai fini le manteau de Madame Petit, la femme du gendarme de Papara. Elle va en France par le « Ville d'Amiens ». Il faut que je finisse son tailleur. Elle arrivera en hiver...

Ida était peut-être la seule propriétaire d'une machine à coudre à deux fils. Elle affirmait que ses coutures étaient plus solides que celles des machines à un seul fil. Ida possédait aussi des « patrons » de vêtements euro- péens. Elle savait tailler en plein biais le dessous de la manche d'un tailleur pour que celle-ci ne « remonte » pas quand on plie le bras. Ida avait voyagé... Elle ajouta :

- Cette semaine, je vais faire une robe à Maïma. Il lui faut une robe pour le mariage de la cousine Noëlla.

Maïma lança un coup d'œil rapide à sa mère. Déjà, dans sa tête, elle choisissait mentalement le tissu. Bleu ciel et légèrement gaufré. Le même tissu que celui de la robe de Micheline, la première de la classe. Elle voulait une robe avec des petites manches ballon, des fronces à la taille mais pas sur le ventre, une ceinture large qu'on peut bien serrer. Et, sur les bords des manches, à l'encolure, au bas de la robe, un croquet bleu foncé. Des poches bien sûr... et des boutons recouverts de tissu bleu foncé comme le

croquet, depuis l'encolure jusqu'au bas de la jupe. Une jupe très ample... pour « tourner »... Sur son chapeau de paille finement tressée, on pourrait aussi changer le ruban. En mettre un fait dans le tissu de la robe, avec un croquet au milieu...

- Maïma! lança Ida. Brusquement tirée de sa rêverie, Maïma se leva. Sa

mère emportait la petite sœur endormie. La fillette se mit à débarrasser la table tandis que les trois garçons et leur père se retiraient dans les chambres. Lorsque sa mère la rejoignit pour la vaisselle :

- Mama... - Oui. - Je peux choisir le tissu de ma robe? - On va regarder dans ce que j'ai là. A moins que

Mamie t'offre le tissu que tu veux. Tu ne lui as pas encore dit ce que tu voulais pour tes sept ans...

Maïma savait comme Ida que Mamie n'était pas si riche... Mais peut-être que pour ses sept ans... c'était important sept ans. Tout le monde le disait. Elle se sentait heureuse tout en se disant que rien de tout ce qu'elle espérait n'était certain. Il serait très difficile d'imposer « son » modèle à sa mère. Elle prit soin de ne pas trop manifester sa joie. Elle ne voulait surtout rien compro- mettre. Elle trouvait Ida de bonne humeur ce soir. Il est vrai que papa ne lui avait pas posé de questions sur Myrna. Il ne lui avait pas demandé combien de temps elle était restée. Il n'avait pas envie de disputes. Il paraissait content. Il avait vendu deux armoires... Avec les « Chi- nois » qui s'installaient comme menuisiers, même si, comme disait Victor, ils faisaient « du mauvais travail », il perdait des clients. Même lui ne semblait pas avoir « deviné » l'absence de Maïma cet après-midi... Elle se sentait assez forte pour aller passer un petit moment sur la véranda avec son père pour regarder la nuit...

- Papa, il y a beaucoup de pêcheurs ce soir? - Tu ne te couches pas?

- J'ai envie de regarder un peu, là, avec toi... - C'est vrai que tu as sept ans maintenant. Tu peux

rester un peu si tu veux. - Oh! Merci! Tu sais quand le bateau arrive ? - Oh... dans quelques jours... Il n'a pas encore été vu

aux Marquises... Maïma craignait son père. Elle le trouvait à la fois très

gentil et très méchant. Elle savait l'intéresser en lui posant des questions. Elle lui parlait de ce qu'elle apprenait à l'école. Alors il lui donnait de très longues explications. Parfois, il allait chercher un gros livre pour mieux lui faire comprendre ou lui montrer une photo ou un dessin. Il aimait beaucoup qu'elle lui raconte les livres qu'elle lisait et elle le savait. Elle savait également lui plaire en l'interrogeant sur la vie « en France ».

Mais ce soir, elle n'osait pas trop. Elle avait pris assez de risques pour la journée.

La véranda ne recevait que la faible lueur des lampes à pétrole dans les chambres où les grands révisaient leurs leçons. La nuit enveloppait la vieille maison coloniale. Le bruissement nocturne envahissait de plus en plus la planète. Car c'était bel et bien sur un petit morceau d'une planète immense et ronde que se sentait Maïma. Les étoiles criblaient le ciel. Le crissement des grillons sem- blait venir de partout à la fois. Des arbres tout noirs parvenaient quelques croassements et des battements d'ailes. Dans la cour, on entendait glisser les « toupas » - gros crabes de terre - remorquant de leurs pinces impressionnantes quelque large feuille. Les vaguelettes exerçaient une succion sur le sable tandis que dans le lointain, sur le récif, la houle grondait lente, puissante. Toutes ces sensations appartenaient au corps de Maïma. Sa peau en était imprégnée depuis toujours... Ambiance

familière et inquiétante à la fois... Une palme de cocotier glissa dans un long froissement de feuille sèche suivi d'un choc sourd sur l'herbe.

Sur le lagon très sombre, les pirogues des pêcheurs sortaient une à une et se dirigeaient vers le récif. On les repérait grâce à la lampe à pression de pétrole qui servait à attirer le poisson. Parfois on entendait le choc mat d'une pagaie contre la coque de bois. Ou bien c'était la rame qui s'affalait tout entière au fond de l'embarcation avant la pose du filet ou la préparation de la ligne. Il n'y avait pas de lune ce soir. La pêche serait bonne. Sur la plage, deux hommes vêtus de grands shorts de grosse toile bleue marchaient. La lampe à pression éclairait leurs mollets ainsi que les petits harpons et les deux touques de fer-blanc qui leur servaient de seaux. Les hommes se dirigeaient vers la rivière. Ils allaient pêcher des « che- vrettes », une sorte de grandes crevettes d'eau douce. Crues, marinées dans le jus de citrons verts et arrosées de lait de coco... Maïma les savourait en imagination et en silence. Elle regardait. Elle regardait et elle éprouvait un mélange de fierté et d'inquiétude. Elle était fière d'être là à cette heure. Fière d'avoir passé deux heures sur la plage, seule, appuyée au « tronc interdit » à guetter l'arrivée du bateau. Elle était rassurée d'être la seule à savoir que sa mère avait passé deux heures à bavarder chez Myrna. Et puis, elle pourrait peut-être choisir elle-même le tissu de sa robe. Mais elle était inquiète de n'avoir pas fini ses devoirs... Elle copierait sur Micheline, demain matin, avant de rentrer en classe, pourvu qu'on ne la voie pas... Enfin, cette nuit noire, sans lune, l'attirait et lui faisait peur en même temps. Mais elle aimait beau- coup être terrifiée à côté de son papa. Dans le sourire que lui adressait son père, elle comprenait très bien qu'il n'était pas convaincu lorsqu'elle affirmait, un peu trop fort :

- J'aime la nuit, papa. Tu sais, j'aime la nuit, j'ai pas peur...

Demain, pour aller à l'école, elle mettrait sa robe rouge à gros pois blancs parce qu'elle a des poches et qu'elle est rouge et qu'elle serre bien à la taille. Et puis, les filles de l'école allaient apporter des mangues vertes avec du sel... Elle leur donnerait des billes. Elle en avait reçu un petit sac pour son anniversaire. Elle aurait vite fait d'en gagner d'autres. Elle était bonne aux billes.

- Tiens, tu vois la Croix du Sud? Regarde, juste au-dessus du cocotier, là. je crois qu'il est temps que tu ailles te coucher. Tu ne m'as pas dit ce que tu as appris aujourd'hui.

- Euh... - N'oublie pas d'y penser avant de t'endormir. - Bonsoir papa! Elle se glissa sous le patchwork qui lui servait à la fois

de drap, de couverture et de couvre-lit, attrapa des deux bras l'oreiller brodé et n'eut que le temps d'y enfoncer sa tête. Le sommeil l'avait déjà emportée.

Victor resta un long moment accoudé à la balustrade de la véranda. Il aimait les nuits sans lune. Elles font les étoiles plus intenses, plus nombreuses, plus enveloppantes. Elles donnent l'impression physique de « toucher » l'uni- vers. Il compta neuf pirogues dans le lagon. Il respirait profondément l'air de la nuit qui apporte de la vallée ses effluves d'ylang-ylang et de fougère arborescente. Il aimait rester là, dans le noir, seul. C'était un homme de taille moyenne. Mais au régiment, avec son mètre soixan- te-quinze, il était le plus grand et il ne l'avait pas oublié. Les cheveux châtains et coupés en brosse, les yeux bleus, à quarante-cinq ans, c'était un bel homme.

Etait-ce parce que Maïma était sa première fille, qu'elle avait hérité de ses yeux bleus ou bien parce qu'elle manifestait comme lui un goût pour la lecture, la

Maïma se portait comme un charme. Elle commençait à savoir tout faire sur un bateau et elle ne répugnait ni à la tâche ni à l'effort. Gérard semblait avoir oublié qu'elle avait été excellente élève à l'école car il s'ébahissait de la voir capable de calculer un point astronomique, ce qui est à la portée de toute personne sachant compter sur ses dix doigts. Sa façon de s'extasier sur tout ce qu'elle faisait lui laissait l'impression désagréable qu'elle devait avoir l'air vraiment idiote pour que l'on ne s'attende pas à pareil résultat!

Mais Gérard avait grandi à Paris. Il ignorait probable- ment ce que la vie dans la nature vous enseigne de bon sens, d'observation, d'attention, de prévoyance, d'accepta- tion des choses comme elles viennent et comme elles sont, l'essentiel étant de rester vivant, heureux et en bonne santé. Maïma tenait des Polynésiens ce don d'être tou- jours content, quoi qu'il advienne. Elle semblait ignorer tout de l'envie et de la jalousie. Si elle prenait un paquet de mer au moment où elle venait de mettre un vêtement sec et propre, elle éclatait de rire. Elle ne maugréait pas. Pour quoi faire? Ça n'aurait rien changé. Aucune difficulté n'entamait jamais sa bonne humeur. Gérard l'entendait dire: «C'est pas grave, si c'est difficile! Ça donne de la force! » Elle ne se plaignait pas et elle embellissait de jour en jour.

Il leur fallut plus de trois semaines pour arriver aux îles Carolines, Palau. C'est un petit archipel qui appartient aux États-Unis. La population y est assez noire. Maïma n'avait presque jamais vu de gens aussi bronzés. Elle retrouvait aux Carolines les fruits, les légumes, les cases de bambou et de feuilles de cocotier, mais ici, les feuilles n'étaient pas tressées. Elles étaient seulement posées les unes sur les autres.

Un bateau de pêche japonais qui relâchait à Palau leur offrit un magnifique thon. Les marins semblaient fascinés à la vue de cette ravissante créature devenue presque blonde avec le soleil et la mer. De plus, elle avait les yeux

bleus et une poitrine devenue superbe! Le reste de son corps ne dévoilait rien du secret qu'elle portait en elle. Elle faisait avec Gérard des paris sur la couleur des yeux ou le sexe de leur enfant.

Elle prétendait naïvement - pour Gérard - qu'elle avait senti le moment exact de la conception de ce bébé. Elle avait pris la précaution d'en marquer la date précise afin de vérifier au moment de la naissance qu'elle ne s'était pas trompée. L'embryon devait être tout juste âgé d'un mois et elle lui parlait en caressant son ventre. Gérard la regardait avec tendresse, comme s'il se fût agi d'une toute petite fille qui racontait n'importe quoi. Mais elle, elle était absolument certaine que « son » enfant l'entendait et la comprenait. Elle commençait déjà à lui chanter les chansons qu'elle connaissait. Ce qui agaçait un peu Gérard au bout d'un moment. Alors, elle allait s'asseoir à l'avant.

Une fois, Gérard eut bien l'impression qu'elle avait pleuré, à l'avant. Elle répondit que le soleil et le vent lui fatiguaient les yeux. Mais ce fut tout.

Après une semaine d'escale aux Carolines où ils refirent le plein d'eau de leurs réservoirs et des provisions de vivres frais, ils se remirent en route pour la Nouvelle- Guinée et les îles Salomon. Il leur fallait traverser cette zone orageuse et sans vents réguliers qui se situe de part et d'autre de l'Equateur et que les navigateurs désignent du nom de « Pot au Noir ».

C'était une navigation longue et désagréable; il fallait surveiller le ciel, car un grain était vite arrivé. On désignait ainsi de très fortes tempêtes de très courte durée. Il arrivait parfois que l'on puisse éviter le nuage qui s'avançait à l'horizon. Mais en général, Gérard et Maïma restaient sur le pont, prêts à descendre très rapidement les voiles au moindre souffle d'air trop violent. Ces « grains »

pouvaient être dangereux. Ils étaient capables de rompre le mât.

La traversée était longue, très longue. Ils n'avaient, pour se distraire, que leur amour. Et ils s'en servaient bien. Maïma était de plus en plus occupée à vivre avec leur bébé mais elle disait le plus souvent « son » bébé, ce qui faisait toujours réagir Gérard. Elle lui déclara un jour qu'elle aurait bien dû emporter quelques livres et qu'elle rêvait d'un piano. Il lui répondit qu'il était son meilleur livre et son meilleur piano! Du moins l'espérait-il car jamais il ne pourrait supporter un piano dans un bateau ! Elle ne releva pas, mais elle commençait à comprendre que cette vie végétative le satisfaisait pleinement. Elle, pas. Elle pensait à Ida qui l'aurait traitée d'enfant gâtée toujours insatisfaite. Mais elle ne savait comment dire, quelque chose d'autre lui manquait. Elle adorait contem- pler le ciel et la mer, elle aimait pêcher, préparer de bons repas, conduire le bateau, faire à bord tous les bricolages qui assurent le bon état de chaque chose, elle adorait l'amour mais elle était insatisfaite. Elle ne pouvait pas le faire comprendre à Gérard ni même le lui dire car il aurait eu de la peine pour rien.

Pendant ce temps Gérard se réjouissait d'avoir trouvé la « perle » des femmes, celle qui se contentait de tout et de rien sans jamais se plaindre, pas une femme compliquée comme ces petites Européennes qui passent leur temps à s'interroger sur leurs angoisses et sur le sens de leur vie comme si leur vie avait un autre sens que jouir, faire des enfants, s'occuper de son homme, vivre quoi!

- Maïma, lui déclara-t-il un jour, ce que j'aime avec toi, c'est que tu es facile, tu es simple.

Elle ne répondit pas, comme toujours quand il s'agissait d'elle. Elle le laissa continuer.

- Oui. Il te faut très peu de chose pour être heureuse. Tu vois, là, sur ce bateau, sans tous ces livres qui t'encombraient la tête et t'empêchaient de découvrir l'amour, sans tes leçons de piano qui ne te mèneront jamais à aucune célébrité, tu es heureuse. Très simple- ment. Tu m'aimes, tu nous fais tout aussi simplement un enfant, comme si de rien n'était, sans être malade. Je t'ai proposé ce voyage, tu n'as pas refusé. Tu es vraiment la femme la plus parfaite que je connaisse. Tu es heureuse, ça se voit et je suis heureux.

Elle était incapable de lui répondre. Lui répondre quoi? Lui dire qu'elle n'était pas du tout celle qu'il croyait ? Pour quoi faire ? Elle avait appris à se taire sur elle. A ne jamais livrer ses pensées profondes. Elle continuait. Elle ne savait pas faire autrement. Elle n'en voyait même pas l'utilité. Le jour où cela deviendrait étouffant pour elle, elle partirait. Avec un sourire, voilà tout. Elle ne ferait pas d'histoires. Pour le moment, elle n'y pensait pas car ce bébé qui grandissait en elle, elle le savait, elle en était sûre, ce serait un garçon et il aurait des yeux bleus et Mme de Beaucieux en serait tout à fait contente, et elle recevrait alors Maïma comme une princesse et non plus comme une petite sauvage sans éducation. Ce garçon, elle l'appellerait Gérard ou Victor, mais Gérard n'aimait ni l'un ni l'autre, ce qui la peinait beaucoup! De toute façon, elle était là, en pleine mer, sans livres et sans piano, elle n'avait aucun moyen de s'en procurer. Ce n'était pas grave. Elle avait découvert un gros bloc de papier et elle allait écrire. Écrire... Elle avait oublié d'écrire à Michel. Ou elle n'avait pas eu le courage. Elle avait été très lâche. Lâche comme Victor le jour où sa mère l'avait tant battue! Elle repensait à ce qu'Ida lui avait dit avant son mariage :

« Un mari plus âgé, c'est la sécurité, mais pas forcément le bonheur»... et si Ida avait dit vrai ? Pourtant, du bonheur ils s'en donnaient. Ils ne faisaient que ça. Ils

n'avaient pas des lits jumeaux, eux ! Et elle éclata de rire toute seule.

- Tu ris toute seule maintenant? - J'étais en train de nous imaginer chacun dans des lits

jumeaux! - Et ça te fait rire ? Viens par ici que je te montre

pourquoi on n'aura jamais de lits jumeaux! Maïma se disait qu'en réalité, c'était Gérard qui était

très simple et facile à vivre. Que c'était elle qui était trop compliquée et qu'elle en demandait trop à la vie. Elle se laissait envahir tout le corps par ce bébé qui grandissait en elle. Maintenant, elle lui parlait dans son cœur parce qu'elle sentait bien que Gérard se moquait de ses conversations avec « son » bébé. Non, « leur » bébé. Mais c'était quand même le sien parce qu'il était dans son ventre à elle. Que ce serait elle qui accoucherait. Que ce serait elle encore qui l'allaiterait. Et elle qui le plus souvent s'en occuperait parce qu'elle voyait très mal Gérard s'occuper d'un enfant! Pourtant elle aimerait qu'il prenne cet enfant dans ses bras comme elle avait tant rêvé que Victor le fasse pour elle et qu'il ne l'avait jamais fait, sauf une fois, trop tard, quand il lui avait entouré les épaules de son bras poilu. Elle se souvenait de cette impression de dégoût. Le pauvre, s'il avait su...

Elle se disait que la mer, ça occupe très bien le corps, mais pas l'esprit!

Elle revoyait la maison de Thomas et Virginie à Mooréa. C'est là et seulement là qu'elle aurait voulu être avec Gérard maintenant. Mais la maison de Gérard à Paris et sa vedette à moteur à Tahiti n'avaient rien, absolument rien de commun avec la maison de Mooréa. A Mooréa, chaque objet était passé par le cœur et les mains de quelqu'un. Tout était vivant, personnel, unique. Dans la maison de Mooréa, des gens créaient...

Ils étaient enfin arrivés chez les Papous! Elle qu'on avait si souvent traitée - affectueusement, de Papoue ou de Popinée dans son enfance, elle en riait toute seule!

- Les vrais Papous? avait-elle insisté, incrédule. - Les vrais et les seuls! C'est en tout cas comme ça

qu'on les appelle dans les Instructions Nautiques! Ils avaient mis plus d'un mois pour aller des Carolines

jusqu'en Nouvelle-Guinée. Il n'y avait là rien d'extraor- dinaire, les conditions de navigation dans ces régions étant rarement favorables.

L'approche du port de Rabaul avait été longue, le vent ne soufflait jamais comme il le fallait. En outre, les calmes qu'ils avaient dû supporter avaient permis aux anatifes, une sorte de moules allongées, de s'accrocher en colonies sur la coque de l' « Espérance », ce qui ralentissait très sensiblement sa marche. Ils avaient mis le moteur pendant plus de six heures en espérant arriver de jour. Mais ils entrèrent à Rabaul la nuit. Heureusement, c'est un port relativement fréquenté par des bateaux qui viennent d'Australie et le chenal n'avait pas été trop difficile à suivre.

Les deux événements qui marquèrent leur passage à Rabaul furent l'ascension du volcan nommé Matoupit et le paludisme de Gérard.

Le Matoupit entre en activité de temps en temps, tous les trois ou quatre ans. On ne sait pas très bien. Entre les deux, on s'y promène. C'est ça le goût du risque! Et Maïma avait le goût du risque. Car, enfin ! « Mme Gérard de Beaucieux, en attente d'un événement heureux, se trouvait présentement assise avec son époux Gérard de Beaucieux dans une pirogue à balancier qui avançait sous une voile faite de trois feuilles de cocotier bien vertes et que maintenait un jeune Papou à demi nu... comme l'étaient également les jeunes époux de Beaucieux! Ils traversaient ainsi la rivière qui les menait au pied du Matoupit!» C'était la lettre qu'elle était en train de griffonner en guise de « faire-part d'Espérance », destiné à Mme de Beaucieux mère et belle-mère! De fait, de l'autre côté de la rivière commençait un sentier qui s'élevait dans les herbes hautes et conduisait jusqu'au sommet. Gérard,

qui se sentait un peu fatigué, avait suivi Maïma qui elle ne l'était pas, jusqu'aux émanations de soufre. S'avisant qu'une corde avait été bien heureusement tendue du haut en bas du volcan, Maïma descendit jusqu'au fond qui bouillonnait doucement tandis que Gérard qui n'en croyait pas ses yeux lui criait :

- N'oublie pas le bébé!!!! Gérard pouvait être tout à fait rassuré, elle ne l'aban-

donnerait pas tout seul au fond! Plus elle riait et plus il enrageait car il se sentait ridicule. Elle lui en demanda pardon le lendemain, car il avait une fièvre de quarante degrés, il avait une crise de paludisme qu'un moustique tropical avait dû lui inoculer. Comme elle estimait que la quinine des deux docteurs consultés n'avait pas d'effet suffisant, elle employa une vieille méthode que lui avait enseignée sa grand-mère. Elle mouilla régulièrement le sexe de son époux d'eau glacée. Malgré la fièvre, elle réussit à le faire rire! Elle savait que c'était gagné! Il guérit et ne fut pas, comme le voulait le docteur, évacué sur l'Australie! Pendant que Gérard se soignait, elle faisait les courses. Vêtue d'un nouveau petit short blanc, un simple foulard noué autour des seins, la dame « en attente... » de son enfant se promenait au marché où elle voyait des bébés partout. Elle payait ses légumes et ses fruits avec une monnaie très particulière puisqu'il s'agis- sait de petits coquillages rares mais laids, patiemment recueillis sur la plage. Curieusement, cette monnaie faisait bon ménage avec une monnaie de papier et de pièces en tous points conforme au dollar australien et qui, au lieu de se nommer « dollar », se nommait « toya », du nom du coquillage qui s'y trouvait joliment dessiné. Maïma s'était fait une amie papoue, la femme du médecin papou qui avait fait ses études en Australie et en Angleterre et dont les parents vivaient complètement nus et selon la « coutume » à trois kilomètres seulement de l'hôpital et du centre ville de Rabaul.

Plus son bébé grossissait, et plus Maïma était dynami-

que et joyeuse. C'était Gérard qui était fatigué, Gérard qui était prudent. L'oncle Jacqui avait eu mille fois raison : Maïma était un volcan ! Elle dorlota Gérard durant trois semaines, ne ménageant pas sa peine, pour qu'ils puissent reprendre leur navigation vers Tahiti. Car s'ils continuaient à ce rythme de navigation, ils ne seraient jamais à Papeete avant la naissance de l'enfant. Et Maïma souhaitait le confort de la terre ferme! Quant à Gérard, il n'avait aucune envie de se transformer en sage-femme!

Pendant qu'ils naviguaient vers Tahiti, Michel Davis, à qui Maïma n'avait pas écrit, rentra à Papeete. Il alla voir Christine qui lui raconta avec quelle précipitation Maïma avait épousé Gérard, qu'ils étaient partis en France, et qu'aux dernières nouvelles ils naviguaient à la voile vers Tahiti où ils espéraient arriver avant la fin de l'année. Christine n'arrivait pas à comprendre que Maïma ait pu tomber amoureuse de Beaucieux qui était un mondain plutôt superficiel, coureur de jupons, imbu de sa personne.

Michel avait rencontré de Beaucieux sur sa vedette aux îles Touamotous où il avait la réputation d'avoir une jeune fille par jour sur son bateau en échange d'un paréo pour chacune. On disait même qu'elles y passaient la journée entière... La difficulté, c'est qu'en Polynésie on aime beaucoup les histoires et les légendes et qu'à moins de l'avoir vu soi-même...

Toujours est-il qu'il n'avait jamais vu cet océanogra- phe, comme il se qualifiait lui-même, travailler. Mais que peut donc faire un océanographe en Polynésie?

Michel avait demandé s'il y avait eu une fête pour le mariage. Il n'y en avait point eu, puisque le mariage n'avait pu se faire à l'église, de Beaucieux étant divorcé.

Michel n'arrivait pas à croire ce qu'il entendait. Mais

il n'y avait plus de Maïma nulle part à Papeete ni à Tahiti. On l'avait bien vue partir en petit tailleur blanc, au bras d'un « monsieur d'un certain âge » mais qui faisait jeune. Elle n'avait pas eu le temps de le présenter à personne tant les choses s'étaient précipitées. Pour Michel, il s'agissait là d'une forme d'enlèvement. Main- tenant, s'il découvrait que Maïma était vraiment amou- reuse de cet homme, il comprendrait. Tant qu'il n'était pas sûr, il ne ferait rien qui puisse nuire à leurs retrouvailles. Maïma n'avait même pas dix-sept ans, Michel venait d'avoir vingt ans, il n'était pas encore majeur. Il avait donc le temps et toute la vie pour retrouver Maïma. Si elle avait eu besoin de vivre autre chose avant qu'un jour ils ne se retrouvent, il l'attendrait. Il avait voulu respecter son désir et sa volonté, il lui semblait que Beaucieux les lui avait ravis.

- Tiens, touche, là! Tu sens? Gérard posa la main où Maïma le lui indiquait. Mais

il ne sentit rien. - Maïma, réfléchis un peu. Imagine la taille de ce

bébé, en ce moment, et le volume de tout ce qui est autour. Tu ne peux rien sentir. Tu sens des contractions, mais un bébé de quatre mois, c'est tout petit. Tiens, regarde, dans ce livre qu'on a acheté à Rabaul, c'est écrit. On ne sent pas le bébé bouger avant quatre mois et demi. Ça marque le milieu de la grossesse.

Maïma n'était pas satisfaite du tout. Elle savait mieux que personne, mieux que tous les livres ce qu'elle sentait dans son ventre! Elle le connaissait bien son ventre! Et elle savait reconnaître ce mouvement que l'on ne peut percevoir de l'extérieur et qui envoie comme une onde de bonheur dans le ventre de la mère. Ça ressemble à l'amour, mais c'est plus serein, ça ne crée pas une excitation.

Elle ne savait pas exactement ce qui l'agaçait chaque fois qu'elle parlait du bébé, mais le plus souvent elle lui faisait l'amour ensuite, comme si elle avait voulu le

rassurer. Elle découvrait que l'amour était son seul remède. Il en voulait tout le temps. Mais pas autant qu'elle! C'était ça sa force!

A la fin du mois d'août, ils arrivèrent en Nouvelle- Calédonie. A Nouméa, Maïma sut qu'Edgar était rentré à Papeete sans son bac mais avec une épouse calédonienne qui allait avoir un enfant. Par contre, sa sœur Myriam avait obtenu son bac et elle travaillait dans l'administra-

tion à Papeete. Marie-Claire avait redoublé puis aban- donné.

Toute cette époque de troisième semblait bien loin maintenant à Maïma. Et pourtant, elle avait été très heureuse cette année-là! Heureuse ? Elle ne savait plus très bien maintenant.

Ils arrivèrent à Papeete le 3 décembre. Il n'y avait personne sur le quai pour les attendre. Les voiliers, comme les oiseaux, ne préviennent pas. Le bateau de Michel était à quai mais il était fermé. Gérard et Maïma allèrent directement chez les parents de Maïma qui ignoraient qu'elle attendait un enfant et l'on peut dire que ce fut une « énorme » surprise ! Car le 7 décembre, à la maternité de l'hôpital de Papeete, Maïma mit au monde Gabriel de Beaucieux, un garçon de quatre kilos qui mesurait cinquante-cinq centimètres. Il avait les yeux bleus! Il était né un soir de pleine lune comme la «grand-mère» l'avait dit!

Cet ouvrage a été réalisé sur Système Cameron

par la SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT Mesnil-sur-l'Estrée

pour le compte des Éditions Plon le 21 mai 1987

Imprimé en France Dépôt légal : mai 1987

N° d'édition : 11684 - N° d'impression : 6776

Ce roman du fond des âges, de deux parties qui n'en font qu une, de l'exotisme, de l'aventure et de l'amour est à la fois celui des îles du Pacifique et de Maïma, la femme qui leur ressemble.

France Guillain est elle-même tahitienne et française de souche. Navigatrice émérite, mère de cinq enfants, journaliste, elle a publié notamment "Le bonheur sur la mer" qui a obtenu récemment un immense succès.

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