Mai 1940 Une Victoire Eclair

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1940 UNE VICTOIRE ÉCLAIR eric van den bergh

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- La préface de Pétain contredit la thèse du livre. L'auteur y estime en effet l'armée française incapable de défendre le pays. Sa réponse à la question est donc OUI. Il veut concentrer tous les chars dans une seule armée, et désire une aviation forte. Il veut ouvrir les hostilités par une offensive aérienne puissante et inonder les colonnes ennemies de bombes à gaz.- Le livre de De Gaulle est mauvais et contraire aux conceptions de Guderian et Chauvineau. Il pose un regard romantique sur le char. Un raid de chars isolé est impossible. L'offensive allemande était "toutes armes combinées", et l’infanterie a dû livrer de durs combats contre les Alliés, qui se sont battus avec acharnement.- L'histoire qui veut que le général v. Manstein soit l'auteur du plan allemand est un mythe, universellement admis, et uniquement basé sur ses "mémoires", intitulés "Victoires perdues". Ce livre est plein de suppositions, d'affirmations sans preuves et de mensonges avérés.- Blitzkrieg n'est pas une toute nouvelle stratégie ou tactique inventée par les Allemands. Dès l'époque de Sun Tzu la vitesse était l'essence même de la guerre. Locomotive et moteur ont seulement accéléré les opérations. Ce mot n'est qu'un mot de comptoir. Et considérer un contournement comme un trait de génie est bien ridicule.

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UNE VICTOIRE ÉCLAIR

eric van den bergh

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A Martine

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Préambule

J’ai effectué mes recherches à la façon d’un juge d’instruction, poste que j’ai occupé jadis. Ainsi me suis-je attaché essentiellement aux documents authentiques contemporains ou antérieurs à la campagne. Les mémoires des protagonistes ont été traités avec la plus grande prudence. Ce ne sont que des témoignages sur des événements d’un passé parfois lointain, et les intéressés étant morts, on ne peut satisfaire à l’exigence de les entendre. En passant leurs affirmations au peigne fin, j’ai constaté un certain nombre d’inexactitudes, voire de mensonges, facilement démontrables. Un juge qui accepte stupidement comme preuves de tels témoignages commet une faute professionnelle. Cela vaut également pour un historien.

Il existe plusieurs éditions de « Vom Kriege » de Carl von Clausewitz, aussi bien originales que traduites. J’ai donc référencé mes citations en mentionnant successivement la partie, le livre et le chapitre, par exemple 1.2.3. pour : partie 1., livre 2., chapitre 3.

J’ai traduit moi-même les textes allemands qui se trouvent tous au Service historique des Armées, dont l’éloge n’est plus à faire, et qui n’ont jamais été traduits en français malgré leur grand intérêt – comme notamment « Achtung Panzer ! » de Guderian, les documents de Jacobsen et les journaux de Halder et de Jodl. Parfois, j’ai ajouté le texte original entre parenthèses

Pour « L’art de la guerre » de Sun Tzu, j’ai utilisé la traduction du général et sinologue Samuel B. Griffith, que je n’ai pu contrôler étant donné mon ignorance totale du chinois classique. Comme plusieurs éditions de ce livre sont en circulation, j’ai référencé les citations que j’ai traduites en français par les numéros des chapitres et des paragraphes.

Le présent ouvrage contenant plusieurs sujets en relation les uns avec les autres, il n’est pas nécessaire de le lire de bout en bout. On peut l’utiliser de façon aléatoire et le lire en discontinu en choisissant directement une partie, un livre ou un chapitre en fonction du sujet recherché.

Sans le Service historique des Armées et sans mes deux correctrices, Martine Baruch (†) et Marie-José Fabre, cette étude n’aurait jamais vu le jour.

Mai 2009

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Introduction

Encore un ouvrage sur la campagne de 40, et encore une analyse a posteriori ? Non. Cette fois il s’agira d’une analyse a priori. Ce ne sera pas la mienne, car à 11 ans je n’avais pas tout prévu. Mais j’ai voulu éviter de tomber dans le piège contre lequel Clausewitz met en garde : voir mon jugement influencé par le résultat de cette campagne.

« Triompher au combat et être universellement applaudi comme expert n’est pas le comble de la compétence » constatait déjà Sun Tzu (IV, 9).

L’art de la guerre est empirique. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut remonter dans le temps, dans l’histoire militaire. Les armes nouvelles n’ont pas changé les doctrines de jadis.

La présente étude va donc s’efforcer de faire une synthèse des critiques a priori de la campagne de 1940, en relation avec la 2e guerre mondiale - dont elle n’était « qu’un moment furtif » (Delmas, L’Europe en guerre, p.6) -, qu’on peut trouver dans l’œuvre de trois généraux.

Le premier est le général chinois Sun Tzu, auteur du livre L’art de la guerre, écrit il y a vingt-quatre siècles, première œuvre sur ce sujet autant qu’on sache.

Le second est le général allemand Carl von Clausewitz, qui a écrit Vom Kriege (De la guerre) édité à Berlin en 1832, qui a approfondi l’œuvre de Sun Tzu.

Le troisième est le général français Louis Chauvineau, dont le livre Une invasion est-elle encore possible ?, écrit dans la première moitié des annés 30, a été publié à Paris en mars 1939. En bonne logique, la réponse était « Oui » (p.212), parce que dans le cas contraire il ne se serait pas posé la question.

Cet ouvrage contient une critique en règle de l’organisation de l’armée française, « aussi mal adaptée à l’attaque d’une grande armée qu’à la protection de notre territoire » (p.205), ainsi que de toute la politique militaire et étrangère de la France après la Grande Guerre, jusqu’à 1936, date de la fin de la rédaction de son manuscrit.

Aucun de ses conseils n’ayant été pris en compte par le Haut Commandement français, ce livre, écrit avec l’intention de montrer les moyens de sortir les forces armées de leur marasme, est devenu une analyse des causes de la défaite a priori.

Les analyses de Sun Tzu et de Clausewitz sont identiques. Et les trois généraux s’accordent à vouer aux gémonies notamment le plan D adopté par les Alliés, sur les mêmes motifs, et ce avant son existence même.

Le plan de campagne allemand, en revanche, existait depuis très longtemps. Certes, Chauvineau a correctement prévu ses principes. Certes, on le trouve dans ses moindres détails chez Clausewitz, parfois même à la lettre. Mais il est des doctrines militaires éternelles ! Ce plan a été publié pour la première fois il y a vingt-quatre siècles par un général chinois.

Si les généraux Sun Tzu et Clausewitz n’ont pas besoin d’être présentés, on verra au chapitre 4 qui était vraiment le général Chauvineau. Mais nous étudierons d’abord, livre I, ses idées sur un éventuel conflit à venir avec l’Allemagne. Il s’attend à une guerre de masses. Celles-ci doivent donc être amplement pourvues d’un armement moderne. Par conséquent, cette guerre sera une guerre totale.

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Autre conséquence : ces masses vont occuper le théâtre des opérations dans sa totalité, comme durant la Grande Guerre, d’où la naissance de fronts incontournables qu’il appelle erronément fronts continus.

Il prévoit ensuite que la vitesse – l’essence même de la guerre – sera plus que jamais le mot-clé. Ce sera effectivement le cas pendant la campagne de Pologne en 1939, ce qui explique l’appellation de Blitzkrieg que le grand public a adoptée à ce moment-là. Dans le chapitre ainsi intitulé, la légende selon laquelle ce fut une toute nouvelle stratégie est démentie.

Les chapitres 5 à 9 exposent les raisons de la réponse affirmative de Chauvineau, ses propositions pour la réorganisation de l’armée, ainsi que sa diplomatie active. Le chapitre 8, « Les ignorants », décrit comment naît une légende. Une trentaine d’auteurs y ont collaboré à leur insu.

La deuxième partie évoque comment l’Europe est allée vers la guerre et comment elle aurait pu l’éviter.

La troisième partie se consacre à la genèse des plans de guerre. Le plan de guerre allié (Livre V) contient sa critique a priori par les trois généraux, ainsi que les bonnes raisons de la neutralité des Belges. Le plan de guerre allemand (Livre VI) contient le plan définitif et les trois directives qui l’ont précédé. Dans cette partie est démentie la légende selon laquelle ce plan fut conçu par Manstein, un officier général subalterne, et ses mensonges ainsi que ceux de Liddell Hart y sont exposés. On y trouve les plans de Clausewitz et de Sun Tzu.

La quatrième partie renferme un livre entier sur l’avion. Il déborde le sujet de mon étude de toutes parts. La raison en est qu’à certains égards, cette arme se distingue de toutes les armes au sol et sur mer. Son développement fulgurant depuis 1918 n’a pas engendré une nouvelle stratégie mais a donné une autre dimension à la guerre : la population civile y est dorénavant impliquée dans sa totalité. J’ai donc voulu présenter au lecteur un bref aperçu de son histoire et de son rôle en général.

Après une brève évocation du cheval, de la fortification et du chemin de fer, suit la présentation de toutes les armes au sol, combinées dans un seul livre. La raison en est qu’elles ont toujours été employées ensemble, appuyées par l’aviation si besoin était, tant par les Allemands que par les Soviétiques, et ce suivant la doctrine de Clausewitz : concentration de toutes les forces.

Puis on verra les absurdités écrites par de Gaulle sur la campagne, son mépris injustifié de l’infanterie et le mauvais accueil de son livre, Vers l’armée de métier, en Allemagne. Suivent les théories de Chauvineau et Guderian sur l’emploi des armes combinées, ainsi que les règlements soviétiques. Char et fantassins s’entraident. Le rôle indispensable du génie et de la logistique est également évoqué. Le dernier chapitre prépare le lecteur à l’action proprement dite.

La cinquième partie contient la campagne elle-même. L’infanterie allemande a dû livrer des combats acharnés, parfois jusqu’à l’épuisement. Le lecteur suivra le déroulement de la campagne au jour le jour, illustrée par les cartes dressées chaque soir par le quartier général de l’armée (L’Atlas de Hitler). Celles-ci montrent les mouvements de toutes les divisions. On verra comment a été dirigée l’offensive, et comment on a changé le livret au cours de la scène première de l’acte premier de ce drame, en raison d’une faute grave, lourde de conséquences à la fin de la scène II, totalement imprévisibles à ce moment-là.

Quant à Chauvineau, après le baisser de rideau à la fin du drame, il était en droit de dire : « Je l’avais bien prévu ».

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Table des Matières

Première partie

Livre I Quelques précisions p. 21

Ch.1 La guerre totale p. 22 Ch.2 Le soi disant « front continu » p. 25 Ch.3 Le soi disant « Blitzkrieg » p. 33

Livre II Le général Chauvineau p. 43

Ch.4 Biographie p. 44 Ch.5 « Une invasion est-elle encore possible ? » p. 46 Ch.6 Erreurs d’après guerre p. 50 Ch.7 Une étrange préface p. 54 Ch.8 La notoriété du livre. Les ignorants p. 59 Ch.9 La diplomatie p. 73

Deuxième partie Les préliminaires p. 81

Livre III L’Allemagne p. 82 Ch.10 Le chef. « Mein Kampf » p. 83 Ch.11 L’Ostpolitik – L’URSS p. 86 Ch.12 Les failles du « raisonnement » de Hitler p. 88 Ch.13 Hitler met en œuvre son programme p. 90

Livre IV Les Alliés p. 93

Ch.14 La fin de l’Entente cordiale p. 94 Ch.15 La désastreuse politique étrangère et militaire britannique.

La France toute seule p. 96

Ch.16 Un bel après-midi de septembre 1938 p. 100 Ch.17 La Pologne. « Une steppe inhabitée » p. 102 Ch.18 L’Entente cordiale ressuscitée p. 105 Ch.19 1939. Le prétexte : Dantzig p. 106 Ch.20 L’étrange été p. 110 Ch.21 Un faux début p. 114

Troisième partie La genèse des plans de guerre p. 120

Livre V Le plan de guerre allié. « La Belgique sera le champ de bataille » Ch.22 Le spectre de Monsieur le Comte de Schlieffen p. 121 Ch.23 Les plans E, D et A. Leurs failles communes p. 132 Ch.24 Faut-il entrer en Belgique ? Les « Low Countries » p. 143 Ch.25 La (des)organisation alliée. Aller en Belgique, quand et où ? p. 149 Ch.26 Apparition du plan D p. 159

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Ch.27 Le 17 novembre : le Conseil suprême interallié adopte la note de Gamelin comportant le plan D. Ses failles

p. 165

Ch.28 Intermède hollandais. La variante Breda p. 171 Ch.29 Les événements de décembre 1939 à avril 1940 p. 174 Ch.30 La variante Breda officielle p. 179 Ch.31 Les derniers soubresauts. On va envahir la Belgique ! p. 182 Ch.32 La Belgique complètement détruite p. 184 Ch.33 La Meuse p. 186 Ch.34 Une tombe en forêt p. 190

Livre VI Le plan de guerre allemand (Fall Gelb). Le plan Clausewitz p. 196

Ch.35 La « Gleichschaltung » de l’Armée Le General-Feldmarschall et la putain

p. 197

Ch.36 L’organisation allemande en 1939 p. 201 Ch.37 La réalisation d’un plan de campagne p. 203 Ch.38 Les directives 1,2 et 6 de l’OKW et celle du 17 septembre de

l’OKH p. 205

Ch.39 Le mémorandum de Leeb, 11 octobre 1939 p. 206 Ch.40 Fall Gelb I 19-29 octobre 1939 p. 209 Ch.41 Fall Gelb II 29 octobre 1939-30 janvier 1940. Le centre de

gravité plus au sud. Boulogne ou Abbeville ? p. 213

Ch.42 Liddell Hart et la légende Manstein. Leurs mensonges p. 220 Ch.43 Une série de leçons envoyées par Rundstedt-Manstein à l’OKH p. 228 Ch.44 Le centre de gravité encore plus au sud. Un « Hauptstosz » sur

Sedan ? Autres leçons de Rundstedt-Manstein p. 232

Ch.45 L’incident de Maasmechelen. Les Français se découvrent p. 237 Ch.46 Fall Gelb III, 30 janvier - 24 février 1940 p. 241 Ch.47 Kriegsspiele. Guderian, Chauvineau et Clausewitz unanimes p. 244 Ch.48 Hitler décide enfin. Le 13 février p. 245 Ch.49 Mensonges et suppositions de Manstein

Une notice mal intentionnée p. 248

Ch.50 Que s’est-il passé ce samedi 17 février chez Hitler ? p. 249 Ch.51 Fall Gelb IV selon Clausewitz p. 257 Ch.52 Fall Gelb IV selon Brauchitsch et Halder

Fall Gelb I à plus grande échelle p. 261

Ch.53 Les soucis de Sodenstern. L’assurance de Brauchitsch et Halder p. 268 Ch.54 Fall Gelb IV selon Sun Tzu, le véritable auteur

Son plan, son exécution, son “Halt-Befehl” p. 272

Quatrième partie Les armes Livre VII Les Airs p. 277

Ch.55 Introduction. La Grande Guerre p. 278 Ch.56 Douhet. Il dominio dell’aria p. 280 Ch.57 Rougeron. Das Bombenflugwesen p. 288 Ch.58 Emploi stratégique ou tactique ? Les deux p. 289

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Ch.59 Clausewitz et l’avion p. 291 Ch.60 La stratégie aéroterrestre de Chauvineau p. 293 Ch.61 J’ai vu la première et unique offensive aéroportée stratégique de

l’histoire militaire p. 297

Ch.62 Parachutistes, suite. Crète p. 299 Ch.63 L’avion dans le combat au sol p. 300 Ch.64 Le bombardement en piqué p. 302 Ch.65 La défense antiaérienne p. 304 Ch.66 La base aérienne p. 309 Ch.67 La Luftwaffe p. 312 Ch.68 La Royal Air Force p. 316 Ch.69 L’Armée de l’Air française p. 318 Ch.70 La guerre aéronavale p. 319

Livre VIII Le plancher des vaches p. 323

Ch.71 Le cheval p. 324 Ch.72 La fortification p. 330 Ch.73 Le chemin de fer p. 337

Livre IX Armes combinées p. 341

Ch.74 Introduction p. 342 Ch.75 Incompréhension du char et contrevérités de De Gaulle p. 343 Ch.76 Accueil glacial en Allemagne de Frankreichs Stoszarmee p. 346 Ch.77 Réalisme de Guderian et Chauvineau p. 348 Ch.78 Toujours continuité des fronts

Action autonome de chars, « un rêve » p. 349

Ch.79 Forces et faiblesses du char. Attaque d’une position défensive p. 351 Ch.80 Le génie p. 354 Ch.81 Le combat à l’intérieur d’une position

Le corps à corps char-fantassin p. 355

Ch.82 Le corps à corps char-fantassin à l’extérieur d’une position p. 357 Ch.83 Un exemple en 2003 : l’échec d’un Blitzkrieg réalisé au moyen

d’un raid étendu autonome motorisé avec des forces d’infanterie insuffisantes

p. 359

Ch.84 L’action après la percée d’une position L’infanterie avec son artillerie

p. 360

Ch.85 La logistique p. 362 Ch.86 Comment la France a été battue : armes combinées p. 364

Cinquième partie La campagne vue du côté allemand.

Drame en deux actes et quatre scènes Livret de Carl von Clausewitz Production : Adolf Hitler Livre X Fall Gelb IV p. 371

Ch.87 Prologue. Acte premier, scène première. Sedan p. 372 Ch.88 Acte premier, scène II. Dunkerque p. 395 Ch.89 Epilogue. Entracte p. 409

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Livre XI Fall Rot

Ch.90 Deuxième Acte, scène première. Le baroud d’honneur p. 412 Ch.91 Deuxième Acte, scène II. Poursuite et débandade p. 414 Ch.92 Epilogue : la chute p. 416

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SOMMAIRE PREMIÈRE PARTIE

Livre I — Quelques précisions

Ch. 1 — La guerre totale. Guerres de siège, guerres du cabinet, guerres du peuple — Bonaparte - Toujours à la limite du possible —

Armées de masse : filles de la grande industrie — Une guerre d’usure - La Grande Guerre : retour à la guerre de siège – « Incompris par quelques militaires »

Ch. 2 — Le soi-disant «front continu». Confusion – Définition - Front incontournable — Ni stratégie ni tactique - Le «front continu» de Chauvineau —

«The gallant Duke of York» — La «ligne d’eau» — Protéger ses flancs — 1914-1918 pas de flancs — Les fronts incontournables 1939-1945 — Les pauses inévitables entre deux offensives – Les chars ne nous ont pas ramenés à une guerre courte.

Ch. 3 — Le soi-disant «Blitzkrieg». L’Allemagne ne peut supporter une guerre de longue durée - Blitzsieg par Blitzkrieg? (1938) — Pas de

« binôme char-avion » - Un radotage journalistique — Blitzkrieg chez Sun Tzu, Clausewitz, Bonaparte, Chauvineau — Définitions bonnes et farfelues — Blitzkriege ratés et réussis — Rapidité dans la défensive — La Marne — Offensive et défensive - 1939, la stratégie méthodique française.

Livre II — Le général Chauvineau

Ch. 4 — Biographie. Polytechnique - 1914-1917 33e Corps d’armée — Deux citations, Légion d’honneur à Verdun. — Grèce —

École supérieure de guerre — Cours de fortification. — Original. — Commandant de l’École du génie. — Besançon. — 1936 livre achevé. — Octobre cadre de réserve. — 1939-1940 la «ligne Chauvineau».

Ch. 5 — «Une invasion est-elle encore possible?» «Oui.» — Vétusté inquiétante de l’organisation de l’armée — incapable d’attaquer et de protéger notre territoire

— Réorganisation de fond en comble. — Propositions. — Armée blindée, motorisation, divisions de choc. — Préparer offensive et défensive. — Stratégie pour les premiers jours d’un conflit. — Défensive terrestre, offensive aérienne — Le maximum de moyens à l’aviation - Aérochimique — «Une attaque brusquée, blindée, par surprise» — Une longue guerre de masse et d’usure. — Le suicide de Hitler. — La soi-disant «guerre froide».

Ch. 6 — Erreurs d’après-guerre. 1935 : «Le plus rude coup de l’après-guerre» — Le moment où la guerre aurait pu être évitée - La ligne Maginot

mauvais rapport qualité-prix. — Notre infanterie «ne pourrait guère attaquer avec succès que des nègres». — Notre organisation militaire «une erreur colossale». - «Notre fortification rappelle celle de César». — «Nous avons organisé la destruction des Français au début d’une prochaine guerre». — Organiser une solide position sur la frontière belge. — Gamelin n’a pas compris la guerre moderne - La responsabilité de Pétain.- Le procès de Riom.

Ch. 7 — Une étrange préface. Une énigme — Premier falsificateur de Chauvineau — «Quelques chars cuirassés» au lieu de «toutes les unités

de chars» — «Il n’envisage que la défensive». — Antithèse entre les doctrines de Pétain et de Cbauvineau. — Le dernier est clausewitzien. — Le «Blitzkrieg» de Pétain avec le paysan.

Ch. 8 — La notoriété du livre. Les ignorants. Marc Bloch — Comment peut-on écrire des phrases dignes parmi les Heils! des Barbares? — La haine de

l’occupant et de ses collabos. — Faire rejaillir la haine du traître sur l’auteur du livre. — Erreur de Marc Bloch. A-t-il lu le livre jusqu’à la fin? — Quelques comptes rendus. — Les ignorants. — Comment naît une légende. — Critiquer un livre que l’on n’a pas lu. — Citations hors contexte, amputées, tronquées, falsifiées. — La petite taille de Reynaud. — Parjures de Gamelin. — Une trentaine d’autres.

Ch. 9 — Diplomatie. La politique et le soldat. — Sun Tzu. — De Gaulle. — Marc Bloch. — Clausewitz. — Le «front continu» de

Chauvineau garantit la paix. — La France une nation armée. — Pas besoin d’alliés. — «Le désarmement c’est la guerre.» — La débandade. — Une organisation militaire comme moyen d’intimidation et d’une diplomatie étrangère active. — Une aviation puissante. — « L’Alliance anglaise la plus intéressante pour nous ». — Une alliance française n’a aucun intérêt pour la Belgique — Antagonisme russo-allemand persistant. — Pas de victoire rapide allemande. — Lâcheté française et stupidité britannique.

DEUXIÈME PARTIE

LES PRÉLIMINAIRES

Livre III — L’Allemagne

Ch. 10 — Le chef. Mein Kampf. «Madness, and there is no method in’t». — Racisme, haine, lebensraum. — La cause de la Grande Guerre. —Sa

politique étrangère. — Basée sur la violence. — «Jeter le traité de Versailles dans une mer de flammes ardentes». — «Les frontières des États sont faites et modifiées par l’homme». — «Alliances avec la Grande-Bretagne et l’Italie». - Admiration de la brutalité et du bellicisme des Britanniques. — «La France toujours l’inexorable ennemi mortel». — «Peuple de plus en plus négroïde — Un règlement de comptes nécessaire».

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Ch. 11 — L’Ostpolitik — L’URSS. Acquérir des terres en Russie, « pourrie et dissoute, prête à l’effondrement ». — «Une alliance avec la Russie

serait la fin de l’Allemagne». — «Ses dirigeants sont des criminels ignobles, couverts de sang, la lie de l’humanité». — Le premier plan quinquennal de l’URSS (1928) — Mécanisation et motorisation de l’armée, aviation en plein essor — Chars modernes, doctrines hardies — Industrialisation — Crise capitaliste, croissance soviétique — Coopération soviéto-américaine — Staline modernise l’industrie — Base de la victoire de l’Armée Rouge - Point de 35 heures, point de stock-options. — «Système capitaliste d’État» — «carried out with ruthless force» — Des matières premières illimitées.

Ch. 12 — Les failles du «raisonnement» de Hitler. Sa politique étrangère un plan de guerre. — Ignorant de l’art de la guerre. — La mauvaise voie d’un flambeur.

— Comportement agressif. — Deux centres de gravité. — Deux grands empires à conquérir. — Aucun État ne doit admettre que son destin dépend d’une seule bataille. — La défaite pas définitive. — Hitler commet la faute de Bonaparte.

Ch. 13 — Hitler met en œuvre son programme. «Führer und Reichskanzler» — Veut les pleins pouvoirs. — Comment il modifie la Constitution. — Le centre

change de casaque. — Chef suprême de l’État et chef suprême des forces armées — Réarmement subreptice. — Versailles jeté aux flammes. — 1935, service militaire et Luftwaffe - Traité naval avec la Grande-Bretagne. — L’Italie et le Japon. — Hitler a joué gros : pari gagné. -L’Autriche. — La Tchécoslovaquie tout entière. — Prêt que pour une guerre courte. — Suicide prévu par Chauvineau.

Livre IV — Les Alliés.

Ch. 14 — La fin de l’Entente cordiale. « Splendid isolation » et incompréhension de l’intérêt d’une alliance française. — Chauvineau explique les

avantages d’une alliance franco-britannique pour les deux pays. — Sa critique sévère de leur politique étrangère et militaire. — Le moment où on aurait pu arrêter Hitler sans une guerre.

Ch. 15 — La désastreuse politique étrangère et militaire britannique. La France toute seule. Les conséquences du rétablissement du service militaire allemand pas comprises. — Plus de «guerre de

mouvement» par de petites armées de métier. « Le traité naval anglo-allemand néfaste. — Violation brutale et unilatérale du traité de Versailles. — Prestige de Hitler à l’étranger. — Guerres à but limité, guerres en vue de la destruction totale de l’ennemi. — Les Anglais pour deux sous aux premières loges. — En 1815 600.000 soldats continentaux et 35.000 Britanniques. — La politique insulaire inopérante par l’entrée en scène de l’avion. — Les inconvénients du traité naval pour la Grande-Bretagne. — La Kriegsmarine dans la Baltique. — Utiliser l’Allemagne contre l’URSS. —— Responsabilité britannique dans la Deuxième Guerre mondiale. - La France toute seule en 1919.- «Bâtir une sécurité nouvelle». — «Quelle politique réussit quand les armes succombent?» — L’imbécillité monumentale du général Maurin.

Ch. 16 — Un bel après-midi en 1938. L’Anschluss. — Munich — La trahison française. — Pas de commémoration 70 ans plus tard. — Inquiétude à

Moscou. — L’origine de la guerre soviéto-finlandaise 1939-1940. – Staline-Ribbentrop la conséquence de Hitler-Chamberlain-Daladier.

Ch. 17 — La Pologne. «Une steppe inhabitée». Description peu enthousiaste par Clausewitz. — «Une pomme de discorde entre ses voisins». — «Une vie

politique dissolue». — «Incapable d’organiser sa défense». — 1795 fin de son existence. — «Impossible de garantir l’intégrité de ce soi-disant État» — Sympathie en France. «Vive la Pologne, Monsieur!» — Alliance avec le tsar plus importante. — Polonia ressuscita. — «Le gouvernement corrompu des colonels de Pologne». — Toujours une steppe sans défense.

Ch. 18 — L’Entente cordiale ressuscitée. Les Britanniques deviennent anti-allemands. — La Kristallnacht. — «Déclaration» Bonnet-Ribbentrop. — Une

rumeur infondée ressuscite l’Entente cordiale. — Hitler commet une faute grave. — Prague. — Chamberlain dans le train à Birmingham. — Conversations militaires anglo-françaises. — Service militaire en Grande-Bretagne, enfin !

Ch. 19 — 1939. Le prétexte : Dantzig. Hitler veut libérer encore plus d’Allemands. — Dantzig le prétexte. — Négociations polono-allemandes. —

Rejet polonais. — Plan de guerre allemand. — Encore une fausse rumeur. — Les Alliés garantissent la Pologne. — Pactiser avec un dictateur de gauche? — Faire tirer les marrons du feu par l’URSS. — Sans Staline, point de salut! — Délégation militaire part pour Moscou. — Doumenc et Old Plunk. — Pas un soldat soviétique sur le sol polonais. — La situation vue par Moscou : un pacte avec les Alliés une stupidité grossière. – Tirer les marrons du feu pour le seul profit des pays capitalistes.

Ch. 20 — L’étrange été. A partir de juin mobilisation en Allemagne. — Avertissements de Coulondre. — Dégel relations germano-

soviétiques. — Coulondre part en vacances. — Célébration du cent cinquantenaire de la Révolution. — Cinquantenaire de la tour Eiffel. — Garden-parties, soirées, Le Défilé. — Time Magazine : «The good grey General».- «La réponse à la question que tout le monde se pose» — « Sombre tableau de l’armée». — Le Tour de France. — On part en vacances. - «À Paris, le 15 août, le quai d’Orsay est désert». — «To wish Dantzig out of existence» — Première phase de la mobilisation. — «Mais il y a la moisson». — «Seit vier Uhr fünftundvierzig wird jetzt zurück geschossen!» — Manœuvres de Bonnet pour un nouveau «Munich». — « Empêché par une campagne de presse communiste et juive ».

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Ch. 21 — Un faux début. «La mobilisation, c’est la paix». — Contre-attaquer à l’ouest. — Éliminer l’Italie. — Comment justifier la

«drôle de guerre»? — La note du Deuxième Bureau. — Une offensive alliée possible? — Faire la guerre en évitant de la faire. — Dicter sa loi à l’adversaire. — Deux erreurs d’appréciation contradictoires. — Un plan de guerre catastrophique.

TROISIÈME PARTIE LA GENÈSE DES PLANS DE GUERRE

Livre V — Le plan de guerre allié : la Belgique sera le champ de bataille.

Ch. 22 — Le spectre de M. le comte de Schlieffen plane sur Vincennes. Son plan (1914) impossible – « Anticiper sur une attaque brusquée par des blindés et l’aviation » à travers les

Ardennes – Un contournement stratégique devenu possible - La Belgique se débarrasse de ses obligations vis-à-vis de la France. — Décision justifiée. — La Hollande – Pas de « plan B », uniquement « le plan D » - Se défendre sur notre propre sol. — « The washing on the Siegfried line » - Sun Tzu, Clausewitz et Chauvineau unanimes.

Ch. 23 — Les plans E, D et A. Leurs failles communes. Reposer tout son salut sur des fleuves. — Absence de réserve stratégique, de concentration de forces, de position

en profondeur. — Une donnée capitale ignorée. — La supériorité de la défensive. — Marcher sous le canon ennemi.

Ch. 24 — Faut-il pénétrer en Belgique? Les « Low Countries » Conversations militaires interalliées. — L’invraisemblable attaque des Pays-Bas seuls. — «The Low Countries»

ne sont pas les Pays-Bas. — Un accord préalable avec le gouvernement belge. — Le plan E(scaut) apparaît. — «Une attaque brusquée et une exploitation profonde». — Éviter une bataille de rencontre dans des positions non préparées. — «Se servir des Polonais pour couvrir notre mobilisation».

Ch. 25 — La (dés)organisation alliée. Aller en Belgique quand et où ? Mauvaise coordination du coordinateur. — Une lettre perfide de Gamelin. — «Les Belges ne disent toujours

rien. Ils risquent gros… car leur pays sera le champ de bataille ». — Conseil suprême interallié. — Le guérillero Gamelin. — «Sans vouloir intervenir en rien » - Les Britanniques rejettent le plan E. — Cburchill : «Laissons les Belges en tête à tête avec le fauve». — Avancer en Belgique à la rencontre des Allemands doit être exclu. — Le plan A(lbert). — « En temps utile ».

Ch. 26 — Octobre. L’apparition du plan D. On va en Hollande. — Courage et abnégation du général Deslaurens et de son escouade de braves - «On ne peut

rien pour la Hollande. Elle ne tiendrait pas». — Présenter notre décision aux Britanniques. — «Avec méthode, mais rapidement». — Les Britanniques ne vont pas aux îles zéelandaises de triste mémoire.

Ch. 27 — Le 17 novembre : le Conseil suprême interallié adopte la note de Gamelin, comportant le plan D. Ses failles.

La note de Gamelin du 16 novembre. Adoptée sans discussion. — La poignée de main d’adieu à la Hollande - Daladier s’en prend à la Belgique. — « Sa neutralité égoïste». — «Un effort désespéré». — Instruction de Georges. — Les failles du plan Gamelin.

Ch. 28 — Intermède néerlandais. La variante Breda. Les Hollandais découvrent l’Instruction personnelle et secrète n° 8 de Gamelin. - Autres informations obtenues.

— Gamelin veut aller à Breda. Sa «suggestion». — Refus belge et néerlandais. — Faiblesse de la position Peel-Raam. — Observations sur le terrain de deux généraux français.- Confusion à La Haye. — Commandant en chef limogé. — Quel geste! Mais quelle sottise! — Les Pays-Bas pourraient «attirer une partie importante de la Luftwaffe».

Ch. 29 — Les événements de décembre 1939 à avril 1940. Un flot de réfugiés. — La situation militaire en Belgique. - «Un effort allemand secondaire aux Ardennes le plus

probable». — L’incident de Maasmechelen. — Georges ne veut plus aller en Belgique. — La stratégie supérieure de Gamelin. — Les réserves aux Alpes et en Afrique. — Pas de coopération hollando-belge. — Appréciation générale sur l’armée belge. — Gamelin fera de nouveau la Grande Guerre.

Ch. 30 — La variante Breda officielle. IPS n° 11 de Gamelin. — Les défenses belges. — Entretien Gamelin-attaché militaire néerlandais. — Note du

commandant en chef néerlandais: la position Peel-Raam ne sera pas défendue. — Coup mortel à la variante Breda. — Mais Gamelin persiste – Ce qui sera servi aux Anglais avec leur early morning tea.

Ch. 31 — Les derniers soubresauts. On va envahir la Belgique! Georges s’inquiète, Gamelin s’obstine. — «On va en Belgique de toutes façons». — Georges ouvre son cœur à

Villelume. — Trois réunions du Conseil suprême interallié. — On va envahir la Norvège. — «Quoi qu’il arrive, une attaque de la Hollande seule, de la Belgique seule, ou de toutes les deux, on va envahir la Belgique». — «La lourde responsabilité qui incomberait au gouvernement belge !».

Ch. 32 — La Belgique entièrement détruite. Si les Alliés avaient réussi à «endiguer» l’ennemi en Belgique. - Anvers, Louvain, Gembloux, Namur tombées

en ruine — «Lille, Roubaix, Tourcoing épargnées».

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Ch. 33 — La Meuse. Gamelin ne s’en occupe pas. — Front, mais aussi couverture du flanc droit du corps de bataille. —

«Solidement» — Une division sur 15 km! — La topographie du fleuve. — Les 9e et 2e Armées. — Destructions en Belgique très bien conçues — En France position sans profondeur. — La manœuvre de la cavalerie. — Pas de coopération avec les Belges. — Pas de destructions préparées en France.

Ch. 34 — Une tombe en forêt. Les «maisons fortes», une hérésie militaire. — Le rapport Taittinger. — Un mélo de Julien Gracq. — La vérité

émouvante. — Jugement impitoyable : stupidité, lâcheté, égoïsme.

Livre VI — Le plan de guerre allemand Fall Gelb

Le plan Clausewitz

Ch. 35 — La Gleichschaltung de l’armée. Le General-Feldmarschall et la putain. Mademoiselle Erna Gruhn – Le journal de Jodl — Götterdämmerung. — Hitler généralissime, 4 février 1938.

— Brauchitsch commandant de l’armée de terre, Göring de la Luftwaffe. — Halder chef d’état-major, Manstein renvoyé dans la troupe.

Ch. 36 — L’organisation allemande en 1939. L’OKW et l’OKH. - La paternité des décisions de Hitler inconnue.

Ch. 37 — La réalisation d’un plan de campagne. Le travail d’un état-major. — Jodl cite Clausewitz en prison. — Ignorance du grand public. — Manstein écrit

une belle histoire, devenue légende et qui plaît au grand public.

Ch. 38 — Les directives n° 1, 2 et 6 de l’OKW et celle du 17 septembre de l’OKH. Annotations après la guerre par Nehring. - Début de l’offensive contre la Pologne 1er septembre 1939, 4h45. —

À l’ouest dormir sur ses deux oreilles. — «Le gouvernement français n’a rien d’héroïque», 17 septembre, — Transmutation de l’armée en vue de la guerre défensive à l’ouest. — Hitler veut l’offensive tout de suite. — Ses raisons. — 9 octobre 1939 : directive n° 6. — Offensive d’un but limité pour le 25 novembre 1939.

Ch. 39 — Le mémorandum de Leeb, 11 octobre 1939. Graves inquiétudes. — Surestimation des Français. — Deux centres de gravité ennemis. — Peur des

Soviétiques. — Pertes en Pologne très mal supportées. — Profond désir de paix par le peuple entier. — Peur d’une guerre économique. — Les avantages d’attendre.

Ch. 40 — Fall Gelb I — 19 octobre-29 octobre 1939. Le dispositif ennemi. — Action contre un flanc selon Clausewitz. — 19 octobre : directive de l’OKH. —

Éliminer les Néerlandais. — S’emparer de la côte belge. — Couvrir contre une attaque française. — Préparatifs contre la Grande-Bretagne et défense de la Ruhr - But limité. — Rapidité. — La directive puisée dans Clausewitz.

Ch. 41 — Fall Gelb II — 29 octobre 1939-30 janvier 1940. Centre de gravité plus au sud. Boulogne ou Abbeville?

Nouveau dispositif allié. — 25 octobre conférence chez Hitler. — Un plan d’attaque tout nouveau. — 29 octobre: directive de l’OKH. — Offensive à but décisif. — Détruire les forces alliées au nord de la Somme. — Foncer jusqu’à la côte de la Manche. — La différence entre Fall Gelb I et Fall Gelb II. — Le Ludendorff offensif en 1918. — Traverser la Meuse à un point quelconque. — Réaction de Leeb.

Ch. 42 — Liddell Hart et la légende Manstein. Leurs mensonges. Manstein.— «Victoires perdues» — Liddell Hart. — Ses volte-faces. — Description caricaturale de la

campagne de 1940. — Sa connivence avec Guderian, «son élève». — Mensonges de celui-ci. — Mensonges de Manstein. — Contre-vérités dans l’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale de Liddell Hart. — Dénigrement de Brauchitsch par Manstein - L’armée aurait perdu le pouvoir à cause du premier. — «And, sure, he is an honourable man». — Haine de Rundstedt et Manstein envers Brauchitsch. — Autres mensonges.

Ch. 43 — Une série de leçons envoyées par Rundstedt/Manstein à l’OKH. Tonalité brutale. — Menacer les Belges d’un bombardement de terreur. — Contraindre la Grande-Bretagne à

passer à l’offensive terrestre. — Se défendre offensivement : une faute selon Clausewitz. — Un plan à jeter.

Ch. 44 — Le centre de gravité encore plus au sud. Un Hauptstosz sur Sedan? Autres leçons de Rundstedt/Manstein.

V. Schell propose unités rapides dans la 12e Armée. — Mauvais rapports Brauchitsch-Hitler. — 9 novembre: le nom de Sedan apparaît la première fois. — 11 novembre : un groupement rapide sur Sedan. — Lettre stupide de Rundstedt/Manstein. — 20 novembre: directive n° 8 de l’OKW. — Préparer transfert du centre de gravité de la H.Gr.B à la H.Gr.A. — Lettres de Manstein, réponse de Halder. — Former le centre de gravité pendant les opérations.

Ch. 45 — L’incident de Maasmechelen. Un avion en panne. — Documents secrets. — Gamelin prêt à déclencher le plan D. — Les Allemands s’en

aperçoivent. — Une action contre le flanc et les arrières possible. — Le centre de gravité avant le début des opérations? — Sedan en tête des priorités. — Conférence chez Hitler. — Un nouveau plan.

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Ch. 46 — Fall Gelb III, 30 janvier-24 février 1940. Quelques changements importants - «Une victoire rapide et décisive». — H.Gr.B jusqu’à Anvers-Namur. —

Centre de gravité chez H.Gr.A. — La transition pour Fall Gelb IV.

Ch. 47 — Kriegsspiele. Guderian, Chauvineau et Clausewitz unanimes. «À vive allure, avec un fort appui de chars, sans artillerie» : Chauvineau, Guderian et Clausewitz (ce dernier

sans chars) - Ou méthodiquement avec de l’artillerie lourde, à la française. — Le premier jour ou le cinquième. — Hitler réfléchit.

Ch. 48 — Hitler décide enfin, le 13 février. Entretien avec Jodl. — Centre de gravité au sud de Namur possible. — Les journaux de Jodl. — Halder rédige

un nouveau plan. — Discussion chez Hitler. Centre de gravité flanc sud. — Avantages du secteur Sedan-Mézières. — 4e Armée à H.Gr.A. — Panzergruppe en tête de l’infanterie.

Ch. 49 — Mensonges et hypothèses de Manstein. Une notice malintentionnée. Ses «impressions» — Ses insinuations. — Ordres mal lus. — Accuse Brauchitsch de haute trahison.

Ch. 50 — Que s’est-il passé ce samedi 17 février chez Hitler? Manstein et d’autres généraux présents. — Leur promotion. — Pas de témoignages d’un entretien en privé avec

Hitler. — Une histoire dont les témoins sont décédés. — Henning von Tresckov et Schmundt, des amis véritables ? - Un document pour la postérité, écrit quand? — Deux erreurs de Manstein, signalées par Clausewitz.

Ch. 51 — Fall Gelb IV selon Clausewitz. Centre de gravité avant l’opération. — Plus de problème, tout se trouve dans « Vom Kriege ». — Identique au

plan Sun Tzu - Trois combinaisons très simples : action contre un flanc, diversion, surprise. — Vitesse - Le plus grand nombre possible au point décisif. – Exploiter la victoire – Protéger la logistique.

Ch. 52 — Fall Gelb IV selon Brauchitsch et Halder. Fall Gelb I à plus grande échelle. Attirer des parties aussi fortes que possible de l’ennemi. — Jeter l’ennemi derrière la ligne Anvers-Namur. —

Occuper rapidement les Pays-Bas. — Marcher sur Abbeville. — Protéger les flancs. — Infanterie talonne à toute allure les forces rapides. — Séparer les Alliés et les battre en deux grandes batailles, avec toutes ses forces. — L’exécution. — La composition des forces. — L’infanterie effectue 30 à 40 km de marche par jour. — Résumé : est-ce que ce fut « le plan Manstein » ? NON.

Ch. 53 — Les soucis de Sodenstern et l’assurance de Brauchitsch et Halder. Faut-il mettre en avant, au début de l’offensive, l’infanterie ou les blindés? – Trop prudent - «Des doutes

graves». — Pas de sous-estimation des Belges. — Surestimation des Français. — L’infanterie doit marcher en avant et forcer la Meuse. — Halder donne «une très bonne leçon» à Sodenstern et balaie tous ses soucis. — Employer des moyens extraordinaires, courir des risques. — Confiance en nos troupes. — Sous-estimation des barrages belges. — «L’arme blindée doit être en avant dans sa totalité pour un emploi opérationnel après le forcement de la traversée de la Meuse». – Approbation de Nehring.

Ch. 54 - Fall Gelb IV selon Sun Tzu, le véritable auteur. Son plan, son exécution, son Halt-Befehl. Plan copié par Clausewitz - Infanterie et chars. — Bonnes transmissions. — Armes combinées. — Chars en

avant. — Action contre le flanc. — Diversion. — Surprise. — Vitesse. — Diviser les forces ennemies. — Le terrain. — Marcher sur des routes inattendues. — Opération orthodoxe par H.Gr.B et forces extraordinaires dans H.Gr.A — Huntziger pas le tigre. — L’attaque d’I Ling. — Le Halt-Befehl. — Vieille doctrine militaire chinoise.

QUATRIÈME PARTIE

Livre VII — Les airs

Ch. 55 — Introduction. La Grande Guerre. Pas une arme comme les autres. — Sa vitesse. — Il passe toujours. — Pas de fronts. — «Negata all’azione

difensiva». — L’intérêt tôt compris par les militaires. — «Un nuovo campo d’azione». — L’invention de Fokker. — Développement de l’avion d’observation jusqu’au bombardier lourd. — Popularité du chasseur.

Ch. 56 — Douhet. Il dominio dell’aria. «Cittadino e fascista». — Aviation stratégique indépendante. — «Partout où deux hommes se rencontrent la

lutte est inévitable». — «Empêcher l’ennemi de voler». — L’avion uniquement offensif. — Bombardiers très lourds. — «Les oiseaux, leurs nids et leurs œufs». — Destruction totale. — Employer en masse. — Pas de défense possible. — «Animo virile». — Armée et marine superflues. — La Méditerranée «Mare nostro». — L’ivraie et le bon grain. — Bombarder les villes militairement justifié. — Le « deuxième front » d’abord dans les airs. — Pourquoi ne pas tuer Hitler? — Deux bombes nouvelles.

Ch. 57 — Rougeron. Das Bombenflugwesen. L’avion de bombardement, Das Bombenflugwesen, « unique en son genre », «prophète de la guerre aérienne».

— Admiré des Allemands, inconnu des Français. — «Renseignements aériens de la guerre d’Espagne». — Préconise le piqué. — L’avion ne peut pas gagner une guerre à lui seul, mais on ne peut vaincre sans lui. — La production aéronautique d’abord, ce qui reste pour l’armée et la marine. – Rejette le bombardier lourd de Douhet – DCA lourde.

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Ch. 58 — Emploi stratégique ou tactique? Les deux! «L’armée réfractaire aux changements. — Impossible de tirer des leçons du passé. — Incapable de prévoir le

futur. — Hauts-commandements français et allemand ne pensent pas à une offensive aérienne stratégique. — Von Eimannsberger. — Reconnaissance aérienne tactique. — Question de vie et de mort. — Forces tactiques et stratégiques toutes deux indispensables. — 400 bombardiers modifient l’équilibre politique en Europe.

Ch. 59 — Clausewitz et l’avion. L’avion ne change pas le concept de la stratégie. — Coup principal contre le centre de gravité ennemi. — Deux

centres de gravité: deux guerres séparées. — L’impossibilité de mener les deux à la fois. — La Luftwaffe incapable d’être la force déterminante. — Aviation stratégique britannique. — Quatre propos de Clausewitz, applicables à la stratégie aéroterrestre.

Ch. 60 — La stratégie aéroterrestre de Chauvineau . Il s’imagine le début des hostilités - Basé sur Clausewitz, Douhet et Rougeron. — Défense sur terre, offensive

violente dans les airs. — Bombardement stratégique. — Aviation puissante. — Aussi tactique. — Bombes à gaz. — Défense organisée. — DCA lourde. — Les Allemands deux offensives à la fois. — L’une affaiblit l’autre. — Ce que Chauvineau approuve et désapprouve chez Douhet. — Son pronostic pour 2030.

Ch. 61 — J’ai vu la première et unique offensive aéroportée stratégique de l’histoire militaire. Mon journal intime du 10 mai 1940. — L’attaque sur La Haye un échec total. — Exécution désastreuse. —

Gaffe de Göring. — J’ai quêté pour l’achat de canons antiaériens. — Bon nombre d’avions abattus. — La reine et le gouvernement à Londres afin de poursuivre la guerre. — Bombardement de Rotterdam et capitulation. — «La Hollande est indéfendable, on ne peut rien pour elle».

Ch. 62 — Parachutistes, suite. Crète. 1918, William Mitchell. — Un sport national pour filles et garçons en URSS. — France, deux groupes

d’infanterie de l’air. — Chauvineau : «menaces constantes pour les arrières». — Crète. — Dernière action de parachutistes allemands.

Ch. 63 — L’avion dans le combat au sol. «La Luftwaffe assiste les forces au sol de toutes sortes». — Rougeron - Deux qualités du bombardier qui

manquent à l’artillerie. — À Guadalajara les chars n’ont pas arrêté les avions. — Dispersion - L’infanterie la moins vulnérable. — Profondeur de la défense. — Pas d’actions indépendantes de chars. — Isolé ou en groupe le char impuissant contre l’avion. — Dien Bien Phu. — L’avion un concurrent du char d’assaut. Il passe là où le char ne passe pas.

Ch. 64 — Le bombardement en piqué. Le «véritable Stuka» pas imaginé par des Français. — Le piqué, une façon d’attaquer infiniment supérieure au

bombardement horizontal. — Peut être exécuté par tout avion rapide, appareil spécial pas nécessaire. — Le chasseur en surcharge. — Le «faucheur» de Fokker. — Le Stuka. — Ce que le général Armengaud a vu en Pologne.

Ch. 65 — La défense antiaérienne. La défense passive. — Dispersion de l’industrie, bases aériennes, population. — Dresden. — Camouflage. —

La défense passive de La Haye. — Le bac à sable du chat. — La défense active. — L’artillerie. — La chasse. — Le radar. — Comment Fighter Command a gagné la Battle of Britain. — La défense allemande. - Double mission de la Flak. — La défense française «illusoire». — Le rapport du général Aubé. — Radars britanniques pour la France.

Ch. 66 — La base aérienne. «L’élément de puissance d’une aviation militaire». — Logistique lourde, beaucoup de personnel au sol hébergé

sur la base . — Dispersion - Une entreprise, pas une caserne. — L’officier de renseignement. — Quand une escadrille change de base. — Raisonnement bizarre du général Armengaud. — Demandes ridicules de Reynaud et Weygand.

Ch. 67 — La Luftwaffe. Le chef, un des meilleurs pilotes de la Grande Guerre. — Udet, Lörzer. — Organisation et missions. —

Coopération avec l’armée de terre. — Manuel pour la conduite de la guerre aérienne n° 16. — Pas de «Binôme char/avion». — Pas de stratégie aérienne. — Arme tactique de coopération. — Pas de bombardiers stratégiques. — Incapable d’être l’arme déterminante. — Surclassée par les trois Alliés. — Missions dans Fall Gelb. — Angriffsschlag. — Les directives des Luftflotten 2 et 3.

Ch. 68 — La Royal Air Force. Organisation. — Missions des « commands ». — Bombardement stratégique. — Attaques de la Ruhr empêchées

par les Français. — Peur de représailles. — «La ligne Maginot» britannique. — Pas de commandement unique des forces aériennes alliées.

Ch. 69 — L’Armée de l’air française. Périmée dès fin 1936. — Incompétences à tous les étages. — Un outil inoffensif - Pas de bombardiers

modernes. — Aucune stratégie possible. — Organisation défaillante. — «Cavalieri erranti dell’aria».

Ch. 70 — La guerre aéronavale. La controverse avion-cuirassé. — L’emploi par l’avion de la torpille et de la bombe. — La Marine a besoin

d’une couverture aérienne. — Exemples. — Flottes au mouillage et au large. — Rougeron avait tout prévu. — Taranto. — Pearl Harbour, une hérésie militaire. — Aucune dispersion. — Roosevelt calomnié. — Mauvaise exécution de l’attaque. — Le but manqué. — Le cuirassé remplacé par le porte-avions.

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Livre VIII — Le plancher des vaches

Ch. 71 — Le cheval. « Audet et ignoto sese committere ponto » - La bataille de Haelen. — « Cannon to the right of them » - En 1940

les armées peu motorisées. — La machine à vapeur. — Le moteur. — «Les races de chevaux merveilleuses». — Brécard. — Citations fantaisistes. — Divisions légères mécaniques. — Divisions légères de cavalerie. — Le jugement de Guderian. — Cavalerie nombreuse en Europe de l’Est. — Le carburant. — Caoutchouc. — Démotorisation en Allemagne. — Mésaventure de la cavalerie allemande aux Pays-Bas. — À l’Est : l’URSS, la Pologne, l’Allemagne.

Ch. 72 — La fortification. Clausewitz. — «Grands et excellents soutiens de la défense». — À quels endroits les construire? — Le plan de

Chauvineau pour la défense des frontières. — Considérations générales. — La fortification est un moyen, non un but. — De dimensions restreintes. — Trois fronts, selon le terrain. — La région de France au nord de la Somme et de l’Aisne sera le champ de bataille. — La trouée de la Sambre. — La destruction totale aux Ardennes. — Fortification de campagne en béton. — Pas question de la construire de Dunkerque à Bâle. — Les défauts de la ligne Maginot et des «nouveaux fronts». — De Gaulle un bon élève de Chauvineau.

Ch. 73 — Le chemin de fer. La Belgique. — Théophile Gautier. — Les trains de luxe, le Trans-Europ-Express, les trains aujourd’hui à la

mode. — Friedrich List. — Utilisation militaire. — L’intérêt de l’État et des actionnaires. — Le général Pellet. — Intérêt de l’État. — Chauvineau. — «La Marne». — Manœuvre stratégique. — Mobilisation. — Logistique. — L’avion un ennemi du train. — La vitesse en faveur de la défense.

Livre IX — Armes combinées

Ch. 74 — Introduction. Les spécificités du cheval et de l’avion. — La naissance du char. — «Agir aussi vite que possible et aussi

concentré que possible». — Concentration de toutes les forces. — Pas compris par les Français.

Ch. 75 — Incompréhension du char et contrevérités de De Gaulle. Surestimation des capacités du char. — Vers l’Armée de métier. — Quelques unes de ses fautes. — Ses

Mémoires. — Contrevérités. — Abbeville. — Citation tronquée. — Une position tenue par l’infanterie contre une attaque blindée. — 1917, Flesquières : Chauvineau, Nehring, Guderian. — Compte rendu des combats en Belgique complètement faux. — Insulte scandaleuse pour ceux qui se sont battus courageusement. — Stupide mépris des «masses». — Naissance d’une légende - L’apparition d’un «maître».

Ch. 76 — Accueil glacial en Allemagne de Frankreichs Stoszarmee. Série de sept livres de poche. — Traduction abrégée de Frankreichs Stoszarmee : l’armée de métier. —

Nehring : pas de raids de chars. — Côté politique critiqué, idées militaires rejetées. — «Prend ses désirs pour des réalités».

Ch. 77 — Réalisme de Chauvineau et Guderian. De grandes chevauchées de chars isolés un «rêve». — Achtung Panzer! de Guderian, 1937 — A étudié les

batailles de la Grande Guerre. — Tire des leçons. — Haut-commandement allemand pas hostile aux chars. — Mémoires pas toujours fiables.

Ch. 78 — Toujours continuité des fronts. Actions autonomes de chars, «un rêve» Chauvineau et Guderian: une guerre de masse. — Attaques de front. — Quelle position de Gaulle attaque-t-il?

— Les trois conceptions existantes. — Guderian et Chauvineau: actions de chars isolément «un rêve». — «Toutes les armes doivent agir ensemble».

Ch. 79 — Forces et faiblesses du char. Attaque d’une position défensive. Conditions très favorables pour le char pendant la Grande Guerre. — Depuis armes et méthodes de défense

antichar améliorées. — Le char voit mal. — L’attaque d’une position selon Guderian. — Chars avant, avec ou après l’infanterie. — La percée d’une position. — La vitesse en faveur du défenseur. – Guderian et Chauvineau unanimes.

Ch. 80 — Le génie. Les Pionniere. — Troupes combattantes.- Exercice après un ouragan - Construire et détruire. — Toujours au

plus près de l’ennemi.

Ch. 81 — Le combat à l’intérieur d’une position. Le corps à corps char-fantassin. Sun-Tzu. — Clausewitz. — Guderian. — Chauvineau. — Les Soviétiques. — Les dépêches du général Palasse.-

Divisions d’infanterie et de chars s’accompagnent. — «Père, gardez-vous à gauche, père, gardez-vous à droite!» — Séparer l’infanterie des chars. — Le char ne peut pas se battre tout seul - Armes combinées! — Instruction du fantassin en combat antichar en URSS et en Allemagne, mais pas en France.- Film d’instruction.

Ch. 82 — Le corps à corps char-fantassin à l’extérieur d’une position. La Finlande. — Défaillances soviétiques. — Clausewitz : «En terrain difficile, la supériorité décisive de

l’infanterie sur toutes les autres armes est incontestable». — Que valent les chars contre des «terroristes»? — Le «cocktail Molotov». — «Note sur la campagne de Finlande» du Deuxième Bureau. — Gamelin n’est pas intéressé. — «Note sur la lutte contre les engins blindés» du 4 juin 1940. — Tactique des Polonais. — Dessin dans un hebdomadaire néerlandais.

Ch. 83 — Un exemple en 2003 : l’échec d’un Blitzkrieg réalisé au moyen d’un raid étendu autonome motorisé avec des forces d’infanterie insuffisantes.

200.000 hommes ne suffisent pas pour conquérir un grand pays. — Le «raid» un échec. — La victoire pas préparée. — En 1940 2 millions d’hommes pour mener l’offensive «de bout en bout».

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Ch. 84 — L’action après la percée d’une position. L’infanterie avec son artillerie. «Le char ne peut pas conquérir et tenir le terrain. Il passe. — Génie et l’arme du train. — Élargir le terrain

conquis. — Chars démarrent, infanterie motorisée suit, infanterie suit. — La division d’infanterie allemande dans la guerre de mouvement. — Quand on est dans le dos de l’ennemi, on a l’ennemi dans le dos. — Éviter le vide. — L’infanterie attaque, défend et marche. — La Hitlerjugend. — Les quatre jours de Nimègue. — La moyenne par heure. — Pas de vides entre chars et infanterie. — Embouteillages comme un premier août. - Pas de guérilla.

Ch. 85 — La logistique. Par la route, non «par monts et par vaux». — Le réseau routier déterminant pour l’emploi de divisions blindées.

— Elles ne sont pas un organisme indépendant. — La consommation des blindés. — L’article du commandant Albord. — L’offensive début 1917 : le corps de cavalerie à Montcornet. — Pas assez de camions. — Le ravitaillement en essence d’une division de De Gaulle. — L’OKH de la Wehrmacht prépare la logistique. — Camions et chevaux. — Locomotives, voitures et wagons. — Beaucoup de pannes. — Les chars Tigre et le Dodge de mon grand-père.

Ch. 86 — Comment la France a été battue : armes combinées. «La directive pour le commandement de Groupements rapides». — Un jugement en faveur du succès. — Intérêt

pour l’historien. — Troupes rapides pas groupées dans une armée indépendante, séparée des «masses». — Composition adaptée à la mission. — Peut changer pendant la campagne. - Services dans l’arrière-garde. — Partie de l’armée de terre. — Sous commandement de l’OKH ou d’un groupe d’Armées ou d’une Armée. — L’état-major se déplace rapidement. — Commandement très strict. — Liaison avec Luftwaffe. — Bureau circulation. — Pendant la marche. — Plusieurs routes en bon état. — Préparatifs très étendus. — Panzerstrassen. — Stricte discipline dans la circulation. — L’échelonnement. — Au combat. — Emploi autonome contre petits États ou guerres coloniales. — L’emploi conjoint avec l’infanterie la règle. — Où l’employer et où ne pas employer. — Einbruch, Durchbruch, exploitation. — Protection des flancs. — Coopération avec l’infanterie. — «Importance déterminante». — Quatre possibilités. — L’infanterie doit aider la S.Gr. — Coopération avec la Luftwaffe. — Souvent la condition du succès. — Un Fliegerkorps et un Flakkorps. — Pas de subordination, travailler ensemble. — Contact personnel déterminant. — La Logistique. — Très importante, organisation difficile. — Indépendante de l’infanterie. — Bureau transports dans l’état-major de la S.Gr. — Organisation vers les arrières. — Panzerselbstversorgung et Normalversorgung. — La «valise». — Le Rollbahn. — Aide généreuse de l’infanterie. — Vivre sur le pays. — Santé, blessés, prisonniers. — Conclusion.

CINQUIÈME PARTIE LA CAMPAGNE VUE DU CÔTÉ ALLEMAND

DRAME EN DEUX ACTES ET QUATRE SCÈNES Livret de Carl von Clausewitz

Production : Adolf Hitler

Livre X — Fall Gelb IV

Ch. 87 — Prologue. Acte premier, scène première. Sedan.

Une erreur de casting. - Les chars. — Les «cartes de Hitler». — Une balade sur le Rhin. — La concentration. — Le jeudi avant la Pentecôte. — Événements inquiétants. — Permissions supprimées aux Pays-Bas, accordées en France. — On part pour Waterloo. — Deux couacs. — Chauvineau prévoit le combat de Martelange. — Une compagnie de fantassins belges arrête une division blindée - Les DLC en Belgique. — Forcer la Meuse le 11 mai. — Ardennes pénétrables. — Destructions belges. — Trois jours trop tard à la Meuse.- 13 mai : franchissement de la Meuse par l’infanterie selon plan. — Liaison étroite infanterie/chars. — Entretien Rundstedt/Guderian sur la situation à la tête de pont. — Mensonge de

Guderian. — 14 mai : Kleist sous les ordres de la 12e Armée. — 15 mai : peur pour le flanc sud. — Intrigues de Rundstedt ? - Capitulation de l’armée néerlandaise. — Durs combats en Belgique contre 29 divisions allemandes. — 16 mai : franchir l’Oise? — 17 mai : marcher sur Paris? — Sécuriser le flanc sud. — Gros soucis du Führer. — 18 mai: Halt-

Befehl pour les chars donné et révoqué. — Halt-Befehl pour l’infanterie. Kleist séparé de la 12e Armée. — Faute grave de Hitler et Rundstedt — 19 mai : durs combats sur le flanc nord. — Pas d’ennemi en face de Kleist. — Deux groupements rapides formés. — 20 mai : Kleist à Abbeville. Encerclement atteint.

Ch. 88 — Acte premier, scène II. Dunkerque. 21 mai : Infanterie mal répartie, trop d’unités oisives. — Critique de Clausewitz : «Gaspiller ses forces». —

Jonction entre H.Gr.A et H.Gr.B tardive. — La décision à Arras par l’infanterie. — Durs combats. — Kleist «risque d’être encerclé à son tour». — 22 mai : troupes rapides à l’ouest, infanterie à l’est d’Arras. — Kleist arrive devant Dunkerque sans infanterie. — Pertes de chars. — Trop de prisonniers. — 23 mai : « Très grande confiance de Hitler en Rundstedt » - H.Gr.A : 71 divisions. — Une nouvelle Armée, la 9e. — Brauchitsch veut attaquer à partir du sud. — 24 mai : «Halt-Befehl». — L’infanterie attaque à partir du nord, les chars sur la défensive, ils ne franchissent pas le Rubicon. — Ordre de Hitler : «Destruction des forces ennemies». — «Supériorité alliée dans les airs». — Kleist : grand entretien, manque de

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pièces détachées, chenilles livrées par avion. — Logistique par train. — Les chars roulent au charbon. — Prisonniers. —

Blessés. — La 12e Armée est loin. — Terrain défavorable aux chars. — Cours d’eau.- La H.Gr.A dans la merde. — 25

mai : front allemand solide entre Gravelines et Douai. — Front défensif français. — Brauchitsch veut que les chars attaquent, Rundstedt refuse. — Halder veut que H.Gr.A soit le marteau, H.Gr.B l’enclume, Hitler veut l’inverse. — Gort se prépare à filer à l’anglaise. - 26 mai : deux divisions allemandes au bout de leurs forces. — Pertes sérieuses. — Hitler nerveux. — Rundstedt dit à Hitler: «Révoquez le Halt-Befehl». — Approcher Dunkerque à portée de l’artillerie. — Hitler a donné le Halt-Befehl parce qu’il a suivi les conseils de Rundstedt. — Hitler confond germanophone et germanophile, francophone et francophile. — 27 mai : l’attaque finale. — 16 jours de marche et de combats. — Capitulation de l’armée belge. — Kleist commence à quitter Dunkerque. — 28 mai : attaque par les Français de trois têtes de pont allemandes sur la Somme. — 29 mai : Kleist a quitté Dunkerque. — Bock apprend de la bouche de Rundstedt l’origine du Halt-Befehl. – Chars remplacés par l’infanterie.- 30 mai : l’infanterie poursuit l’attaque de Dunkerque, défendue avec acharnement. — Brauchitsch partage mon analyse. — À Dunkerque nuages compacts, brouillard, pluie. — «L’Anglais est ferme comme du cuir, et nos divisions sont épuisées». — Gruppe Kleist: 229.570 hommes et 5000 chevaux. — 31 mai : «L’ennemi se tient fermement derrière ses canaux». — 70% de chars prêts. — «La durée de leur utilisation pas indéfinie, plus de pertes après 300 km supplémentaires». — Analyse par la H.Gr.A. — Luftwaffe; chars, infanterie. — Le génie et la logistique. — La raison de la témérité allemande.

Ch. 89 — Épilogue. Derniers embarquements le 2 juin. — 4 juin : «Français et Anglais partis». — Bock sur la plage du Touquet. —

Entracte. De nombreux non-sens. — Un coup d’œil sur la cuisine allemande. — Un plat assez satisfaisant. — Couacs du chef. — Une mauvaise pièce.

Livre XI — Fall Rot

Ch. 90 — Deuxième Acte, scène première. Le baroud d’honneur. Une armée et un gouvernement après une grande bataille perdue. — 5 juin: début de l’offensive. — La ligne de

défense ennemie percée. — La tactique qu’on va suivre. — Plus de danger d’une offensive contre les flancs. — Pas de raids indépendants. — «L’ennemi se bat désespérément sur toute la ligne». — Contre-attaques ennemies avec des chars. — L’Italie entre en guerre. — Dans les grandes forêts actions gênante de tirailleurs «de couleur». — Grandes pertes de chars. — Logistique fonctionne bien. — Guderian bloqué par l’infanterie qui marche devant lui. - Repli français frontalement.— 14 juin : les troupes allemandes à Paris. — «Kleist marche dans le vide».

Ch. 91 — Deuxième Acte, scène deux. Poursuite et débandade. Les Français «n’aiment plus assez leur sort pour le défendre». — 15 juin : «Une offensive de poursuite sur toute

l’étendue du front». — «Des symptômes de débandade» — La H.Gr.C entre en lice. — Ici et là l’ennemi endormi dans ses casemates. — Préparatifs pour l’organisation de paix de l’armée. — Luftwaffe et Marine contre l’Angleterre. — 16 juin : gouvernement Pétain. — 17 juin : l’ennemi se replie sur la totalité du front en débandade. 18 juin : 180 chars français en état de marche découverts. — Carburant partout sur place. — 19 juin : les limites de la Zone occupée décidées. — 20 juin : la délégation française arrive à Tours. — 7 à 8 millions de fuyards sur les routes. — 21 juin : délégation française à Compiègne. — « À l’est l’ennemi se défend courageusement, chefs énergiques ». — La ligne Maginot tient encore. — Brauchitsch rentre de Compiègne, très impressionné. — Les Italiens veulent attaquer le front des Alpes si nous attaquons par-derrière. Nous ne ne le ferons pas.

Ch. 92 — Épilogue. La chute. 22 juin : armistice signé. — Attaques aériennes britanniques sur Berlin. - 24 juin : armistice Italie signé. — 25

juin : «01h35. Les canons se taisent».

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PREMIERE PARTIE

LIVRE I Quelques précisions

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CHAPITRE 1

La guerre totale

Clausewitz évoque au livre VIII de la 3e partie de son oeuvre le caractère des guerres depuis l’Antiquité. C’était principalement des guerres de sièges et des guerres de gouvernements ou de souverains, des « guerres de cabinets » ; et elles furent menées avec une force militaire très limitée.

Mais « une force dont personne n’avait eu l’idée fit son apparition en 1793. La guerre était soudain redevenue l’affaire du peuple, et d’un peuple de 30 millions d’habitants qui se considéraient tous comme des citoyens de l’Etat. […] La participation du peuple à la guerre, à la place d’un Cabinet ou d’une armée, faisait entrer une nation entière dans le jeu avec son poids naturel. Dès lors les moyens disponibles (c’est moi qui souligne) – les efforts qui pouvaient les mettre en œuvre – n’avaient plus de limites définies […] Au début, le nouveau caractère de la guerre n’était pas « pleinement sensible et tout à fait évident, (mais) après que tout fut perfectionné par la main de Bonaparte, cette puissance militaire, fondée sur la force de la nation entière, marcha à travers l’Europe, la dévastant et semant la ruine »

C’est ce qu’on appelle maintenant « la guerre totale », une guerre qui mobilise toutes les forces morales, physiques et économiques, « toutes les forces disponibles », conduisant à un engagement total d’un pays. Elle provenait « moins des méthodes et conceptions nouvelles introduites par les Français dans la conduite de la guerre, que des changements dans l’Etat et l’administration civile, dans le caractère du gouvernement, dans la condition du peuple » C’est la politique qui est à l’origine de ce changement aussi radical dans l’art militaire.

Cet exemple fut suivi par les autres nations : l’Espagne, l’Autriche, la Russie, la Prusse. Ainsi les Alliés alignèrent-ils, en 1813 et 1814, près d’un million d’hommes.

Dans sa conférence d’histoire à Saint-Cyr sur 1813 (LNC pp.120 e.s.) de Gaulle décrivit la situation dans les mêmes termes : en 1805 la France disposait d’une armée de masse, des ressources immenses d’un grand pays, où soufflaient « les colères et les résolutions nationales », tandis qu’en Autriche et Russie « les gouvernements seuls se battent, et les soldats de métier ». Mais en 1813 « pour la première fois, l’ennemi considère la guerre comme nationale ». D’abord les Prussiens, ensuite les Autrichiens. Toute l’Europe veut en finir avec Bonaparte et va « lutter avec un sentiment très analogue à celui qui animait les masses au cours de la guerre récente. » (de Gaulle)

« Pour la première fois, le fier Paris dut courber la tête et le redoutable Bonaparte gisait enchaîné à terre. » (Clausewitz). « Puisque la fin, seule, justifie les moyens, l’échec final de Napoléon aurait dû […] montrer que les moyens employés par l’Empereur étaient mauvais,

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et que sa stratégie, admirable dans un duel sans lendemain, ne valait rien pour sortir victorieux d’une guerre d’usure. » (Chauvineau, p.55)

La guerre totale est forcément une guerre d’usure. La guerre « s’était approchée plus près de sa vraie nature, de son absolue perfection […] un acte de violence, et il n’y a pas de limite à la manifestation de cette violence » (Clausewitz, 1.1.1) « La violence primitive de la guerre, libérée de toute restriction conventionnelle, explosait ainsi dans toute sa force naturelle. » (idem 3.8.3B)

Il ne s’agit pas là d’un conseil ni d’une approbation, comme on le pense ici et là, mais d’une définition philosophique du caractère de la guerre.

« La tuerie est un spectacle horrible » écrit-il (1.4.11)

Et il sait de quoi il parle.

Il ne prédit pas que toutes les guerres futures en Europe seront menées de cette façon. Mais, « une fois renversées les bornes du possible […] il est difficile de les relever.

En 1940, pour les Allemands, ces bornes étaient toujours renversées. Ils appliquaient les doctrines de Bonaparte, oubliées par les Français.

Quand Clausewitz mourut en 1831, la technique était encore dans les langes et l’industrialisation était au tout début de son essor. Il n’avait pas prêté attention à la puissance économique des nations, contrairement à Chauvineau un siècle plus tard, qui, « sans remonter jusqu’au déluge » commence avec les guerres du XVIIe siècle : ce fut l’époque de « la guerre des petites armées qui se déplacent dans un théâtre d’opérations relativement vaste, en tournant autour les unes des autres, (ce qui) était la stricte conséquence de possibilités économiques sommaires que nous ne reverrons plus », et qu’il appelle « la guerre de mouvement. »

C’étaient « des armées de 25.000 à 50.000 hommes, munis d’un armement de très faible rendement. […] Ces effectifs ne pouvaient pas être plus importants, la puissance économique des grands Etats, comme la France, n’étant pas, à l’époque, suffisante pour équiper, entretenir et faire mouvoir les masses armées que nous connaissons aujourd’hui, et qui sont les filles de la grande industrie » (p.43).

« Les luttes de nations ont les mêmes causes et les mêmes caractères que les luttes entre les individus » (Chauvineau, p.133). « Tout l’acte terrible de la guerre est individualisé en une sorte de duel quand les plus grands généraux en parlent » (Clausewitz, 3.8.1) « Ce sont des luttes pour la vie » (Chauvineau, p.133). « Les guerres du XIXe siècle ont eu le caractère d’une lutte pour la vie ou la mort » (Clausewitz, 2.6.28) Mais « le combat en guerre n’est pas le combat d’un individu contre un autre, c’est un tout organisé, composé de nombreuses parties » (idem, 1.1.2). « Il ne faut méconnaître ni l’utilité de la liaison des armes ni le proverbe : l’union fait la force » (Chauvineau, p.100). Or, poursuit Chauvineau, « quel être vivant, saisi à la gorge, déciderait de n’employer qu’une partie de sa force pour se défendre ? L’erreur que commettent les partisans du retour aux petites armées d’autrefois c’est de croire que ces armées ne constituaient qu’une faible fraction de l’effort que pouvaient leur consentir nos ancêtres des siècles passés. En réalité une nation en guerre a toujours fourni l’effort maximum dont elle était capable. » Louis XIV ne pouvait employer plus de 200.000 soldats, ce qui a contribué « dans la plus large mesure à amener la ruine de la France en 1715. » Et « en 1815, notre pays sort de l’épopée napoléonienne aussi ruiné par la guerre qu’en 1715 » (idem, p.134) « A la mort de Louis XIV, la France était exsangue et la misère bien plus grande qu’en 1919. Quant aux pertes humaines, signalons seulement que celles des campagnes napoléoniennes contre l’Angleterre et ses alliés dépassent très largement nos pertes de la Grande Guerre. »

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(idem, pp.53-54) L’empereur, tout comme « le grand roi, a bien été, au point de vue des effectifs de ses armées, à l’extrême limite du possible » (idem, p.134) La guerre totale ne date donc pas de l’ère de Bonaparte, elle est plus ancienne.

« Napoléon dispose déjà, grâce à la conscription, d’effectifs plus importants, avec lesquels il peut, sinon occuper, du moins surveiller tout le théâtre d’opérations. » Il manie la manœuvre débordante, il ne dépend plus des places fortes et « la guerre se transforme et devient plus rapidement décisive, parce que les belligérants n’ont pas encore poussé le système de la conscription jusqu’à ses conséquences extrêmes. » Ils ne le pouvaient pas « par manque de puissance économique » (idem, p.45)

On voit comment une analyse a posteriori peut donner un tout autre point de vue sur le même événement. L’un politique, l’autre économique. Mais ils ne se contredisent pas, ils sont complémentaires. En 1914, la guerre était devenue beaucoup plus totale à cause des moyens accrus. « Le machinisme, en centuplant le pouvoir producteur de l’industrie, permettait d’armer tant de soldats que non seulement on pouvait maintenant mobiliser tous les hommes valides, mais que leur nombre devenait même inférieur aux possibilités de les pourvoir […] Ces vastes facultés créatrices conduisaient à la guerre totale, celle qui absorbe toutes les activités, qui enrôle toutes les forces » (idem, p.56) Aussi « la technique des moyens de combat s’enrichit à une vitesse folle » (idem, p.85) « Au lieu de déployer aux frontières, comme le fit Napoléon, 300.000 hommes disposant d’un armement de peu de rendement, on en déploya, en 1914, 2 à 3 millions armés à la moderne, ces masses énormes se montrèrent capables de barrer tout le théâtre d’opérations et d’amener le retour de la guerre de siège du XVIIe siècle » (idem, p.45) « On a dit en France 'Nous faisons le siège de la forteresse Allemagne’ et outre-Rhin 'Nous faisons le siège de la forteresse France’ » (idem, p.46)

Guderian, lui aussi, dit que : « die Festung, die man angegriffen hatte, nach Umfang und Tiefe des Verteidigungsraumes unbegrenzt war » (A.P ! pp.28-29) – la forteresse, qu’on avait attaquée, était sans limites en étendue et en profondeur de l’espace à défendre – Et dans une note, il se réfère à l’ouvrage Les armées françaises dans la Grande Guerre (T.II, p.481), où l’on trouve le compte-rendu du général de Langle, commandant la IVe armée, concernant l’offensive de Champagne, en mars 1915, dans lequel il écrit notamment : « Ces opérations ont constitué le premier essai de forcement d’une ligne de défense puissamment établie ; elles ont présenté une certaine analogie avec la conduite d’une attaque dans une guerre de siège, en ce qui concerne le rôle des diverses armes, artillerie, génie, infanterie, mais elles en diffèrent essentiellement aussi parce que la place forte attaquée possède un périmètre et une profondeur illimités » Kitchener, lui, écrit : « The german lines in France may be looked upon as a fortress that cannot be carried by assault » (Liddell Hart, Foch, p.171).

Chauvineau poursuit : « les dimensions des frontières ne changeant guère, tandis que les possibilités humaines grandissent sans cesse, nous sommes de plus en plus à l’étroit sur notre boule ronde. Notre guerre moderne y passe au plan d’un simple siège ; mais l’armée de siège, au lieu d’être disposée en rond autour d’une ville, est déployée tout au long des régions frontières qui séparent les deux races ennemies. Sur ce grand front, on choisit, comme il y a deux siècles, un point d’attaque sur lequel on accumule les moyens offensifs, tout particulièrement l’artillerie, en vue d’un assaut proche ; mais, au lieu de l’assaut d’une demi-lune, ce sera l’attaque de Verdun ou de la Somme. Dans ses principes, la méthode est la même […] Et voilà pourquoi, en 1936, il n’y a plus de système de places, mais une seule forteresse : la forteresse France. La guerre napoléonienne apparaît ainsi comme un produit de transition entre les armées de Louis XIV et celle des nations en armes, comme le résultat d’une évolution incomplète dans l’armement et dans les effectifs, dont l’importance est sous la dépendance rigoureuse de la puissance économique du moment, comme une sorte d’accident passager dans l’histoire militaire » (p.46)

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La Grande Guerre fut de nouveau un tournant dans l’art de la guerre, qui ne provenait pas de méthodes et conceptions militaires nouvelles, mais était le résultat inévitable de la puissance économique et industrielle moderne.

La guerre russo-japonaise de 1904-1905 était un signe avant-coureur, auquel on n’a pas fait suffisamment attention.

De Gaulle était bien conscient de l’importance de l’économie (voir son étude sur la mobilisation économique). Mais il n’a pas compris ses conséquences sur le plan militaire. Ainsi écrit-il : « Nul ne peut croire qu’un futur conflit doive ressembler, même de loin, à celui que nous avons vu. » (A.M., p.154) Chauvineau, pour sa part, a fort justement constaté : « En somme les militaires, dans l’ensemble, ont trouvé le changement trop brusque pour le croire durable. Ils ont mal compris les causes » (p.43) Il faut renoncer aux conceptions, poursuit de Gaulle, « appliquées aux efforts de masse […] La continuité des fronts, les délais nécessaires aux préparatifs » ne sauraient valoir. On verra « des entreprises autonomes, la surprise, l’exploitation, […] les opérations des grandes cavaleries de jadis » (A.M., p.155)

De son côté, Chauvineau remarque : « L’imagination populaire […], suivant en cela quelques militaires, […] voit dans une division motorisée un instrument de choc, capable de libérer l’offensive des entraves du front continu et d’autoriser le retour d’exploits napoléoniens » (p.51)

A la fin de 1937 encore, de Gaulle écrit à Nachin que les Allemands « consacrent encore pas mal d’efforts pour se donner des masses qui ne leur serviront guère » (Nachin, pp.88-89) Grâce à ces masses ils ont pu conquérir la France en six semaines.

Alors que la guerre de 70 n’était pas encore une guerre totale moderne, mais un conflit purement militaire, l’économie ne jouant pas un rôle important et les armées étant trop petites pour occuper tout le théâtre des opérations – une guerre qui n’a duré que six mois – donc une guerre éclair (la dénomination Blitzkrieg n’étant pas encore en vogue), la Grande Guerre était devenue, contre toute attente, une guerre longue, avec des fronts incontournables, une guerre économique, une guerre totale moderne.

L’analyse de Chauvineau selon laquelle les armées de masse « sont les filles de la grande industrie » est correcte mais incomplète. Cette grande industrie a besoin de grandes quantités de matières premières. Leur pénurie, ainsi que le manque de nourriture, résultat du blocus, et le manque de réserves au front ont finalement été la cause de la défaite allemande.

Or, la guerre totale du XXe siècle a provoqué ce que l’on appelle indûment « le front continu », expression impropre qui a causé beaucoup de confusion.

CHAPITRE 2

Le soi-disant « Front Continu »

« Ni en Pologne, ni en France, ni au défilé des Termopyles, ni en Libye, ni en Italie, ni en Birmanie, ni à Singapour, ni en Nouvelle-Guinée, ni aux Philippines, ni en Russie, ni en Allemagne, nulle part […] on a vu un front continu. […] Nous avons vu, au contraire, les armées adverses danser de gigantesques figures du quadrille des lanciers en Afrique, de Tripolitaine en Egypte, puis d’Egypte en Tunisie, malgré la ligne Mareth ; en Europe, de la Vistule au Caucase malgré la ligne Staline, puis du Caucase à Berlin. On ne vit un front figé, pendant quelques mois, que dans l’Apennin, à l’étranglement de la péninsule italienne, parce

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qu’il s’agissait d’un front très court et montagneux » (p.505). « C’est la tarte à la crème. Front continu ! Front continu ! » (p.492)

L’auteur de cette prose, pour ainsi dire, est Paul Reynaud, et on la trouve dans son autodéfense sous le titre bizarre : La France a sauvé l’Europe.

C’est l’exemple le plus farfelu de la confusion des esprits qui règne au sujet du « front continu » Hormis le fait qu’il prouve son ignorance totale de la guerre en général et de la deuxième guerre mondiale en particulier, il démontre aussi, inconsciemment, que cette confusion est d’ordre sémantique.

On parle de la « doctrine du front continu » (Martin du Gard, p.790), de la « tactique du front continu » (Goutard, p.43) sans élucider de quoi il s’agit. Nicole Jordan écrit ceci dans Blatt (p.28) « Once the Germans broke through in the Ardennes (elle parle ici de 1940, non de 1944) the doctrine of continuous fronts decreed that conterattack be consistently sacrified to the vain task of colmatage (ce que les Alliés ont fait en 1944) By the same token, the doctrine of continuous fronts meant that French tanks were deployed in pennypackets rather than massed in tactically independent units” C’est du non-sens complet. En réalité, le “front continu” n’a rien à voir avec une doctrine quelconque, ni avec le fait que les chars français étaient dispersés, ce qui était le résultat d’une conception erronée concernant leur emploi. Et madame Jordan omet d’expliquer comment elle s’imagine qu’on peut colmater une brèche sans contre-attaquer. D’ailleurs, la brèche ouverte dans le front allié, « continu », dans les Ardennes, pendant l’hiver 1944, a été colmatée de la façon la plus classique : contre-attaques dans les flancs allemands.

Le « front continu » a mauvaise réputation. Il a surgi en 1914 et il est resté en place pendant quatre années. Il « a faussé la guerre récente du point de vue de l’art » (de Gaulle, AM. p.119) et il est considéré comme contraire à la guerre moderne, à éviter à tout prix, à jeter aux oubliettes, bref, un mal obscur, qui a causé la défaite de 1940.

Cherchons d’abord une définition.

Consultons le Petit Robert (ed.1982) :

Front : troupe rangée face à l’ennemi. Front de bataille : les premiers rangs d’une troupe déployée en ordre de bataille. Voir Ligne. Le front, la ligne des positions occupées face à l’ennemi, la zone des batailles (opposée à l’arrière)

(On a omis le sens théâtre des opérations : le front de l’Est, et le « second front »)

Ligne : 1. Suite alignée de choses, de personnes placées côte à côte (surtout dans : en ligne, sur une ligne…) 2. Série alignée d’ouvrages ou de positions. Lignes de fortifications. Ligne de défense. La ligne Maginot, Siegfried, systèmes fortifiés. Suite d’unités militaires sur des positions alignées. Première, seconde ligne. Par extension Front : une brigade de renfort montait en ligne, reculer sur toute la ligne. Et aussi : La ligne tracée sur la carte et sur le sol qui constitue une frontière.

Continu : Composé de parties non séparées, perçu comme un tout. Ligne, fonction continue d’une variable. Antonyme : discontinu, divisé, entrecoupé…

Au regard de tout cela, qu’est-ce qu’un « front continu » ?

Une troupe rangée face à l’ennemi, dont les soldats sont placés côte à côte et en ligne,

ou bien une série alignée d’ouvrages ou de positions, une ligne de fortifications, dont les parties ne sont pas séparées, et qui est perçue comme un tout,

ou les deux en même temps.

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Rien de plus.

Un front est donc, par sa nature même, continu. Par conséquent l’expression « front continu » est un pléonasme, qui doit être banni de notre vocabulaire. En France, la bonne définition du front, de novembre 1914 jusqu’en 1918, est : une ligne de positions et de soldats, formant un front principalement stable, dont les flancs ne peuvent pas être tournés. Il faut oublier le raisonnement a contrario, du genre : une vache est un animal, donc un animal est une vache. Un front n’est pas forcément fortifié, stable et impossible à tourner. Les légions romaines se formaient face à l’ennemi en front, une suite alignée de personnes placées côte à côte, non séparées, et qui était perçue comme un tout. De surcroît, ce front avait une profondeur de plusieurs lignes, parfois plus de vingt. Ce front n’avait pas de positions fixes, et ses flancs pouvaient être tournés (Cannae – 216 av.J.C, double enveloppement par les forces rapides de Hannibal-) Les armes modernes ont permis de laisser des intervalles entre les hommes et les ouvrages, à condition que ces intervalles soient battus par le feu.

Il y a donc continuité. « Le coude à coude des hommes fit ainsi place au coude à coude des mitrailleuses » (Chauvineau, p.48) Rougeron, lui, parle de la continuité de feux (G. d’E, p.146) En utilisant lui aussi cette expression malheureuse, Chauvineau contribue donc à la confusion, dans la mesure surtout où il lui donne plusieurs sens.

Pour lui, partant de l’hypothèse, qui s’est avérée correcte, que les armées peuvent occuper tout le théâtre des opérations, le « front continu » idéal (pour les détails, voir chapitre 72) est donc constitué d’une série d’ouvrages le long de toute la frontière, de la Mer du Nord à la Suisse, impossible à déborder, continu par le feu et en grande profondeur.

Derrière ce dispositif, il faut une force d’intervention très rapide, composée de l’armée spéciale de réserve et des divisions de choc, aptes à l’offensive.

Ces deux éléments sont inséparables. Mais parfois, il utilise aussi « front continu » dans le sens de « front incontournable »

Clausewitz distingue « deux conceptions qui se ressemblent et que l’on confond souvent, celle de (con)tourner (Umgehen) une position, et celle de déborder, passer sans arrêter (Vorbeigehen) » (2.6.12)

La première a pour but l’attaque de flanc ou de l’arrière, ou bien elle envisage de couper la logistique ou la retraite de l’ennemi. Elle ne rend pas la position inutilisable.

La deuxième conception n’a pas pour but d’attaquer la position ennemie : elle a un autre objectif. En cas de réussite, elle rend la position inutilisable. (On verra une combinaison de ces deux conceptions dans « Fall Gelb IV ») A cette époque-là, les armées ne pouvaient occuper tout le théâtre des opérations et Clausewitz poursuit : « Il n’existe pas de position à proprement parler impossible à déborder ; le cas de l’isthme de Perekop est trop exceptionnel pour retenir l’attention. L’impossibilité du débordement traduit donc plutôt les désavantages qui en résultent pour l’assaillant » (2.6.12)

Il aurait pu ajouter à sa démonstration l’invasion anglo-russe dans le Nord de la Hollande en 1799.

The gallant duke of York He had ten thousand men, He marched them up to the top of the hill, And he marched them down again

…the hill étant les dunes situées le long de la côte hollandaise. Effectivement le duke avait 40 000 hommes, contre les 25 000 franco-bataves, qui établirent sur les quelques 25 kms

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entre la Mer du Nord et le Zuiderzee (l’actuel lac IJssel) un front incontournable. Après quelques combats, fluctuations, avances, reculs et accalmies, un armistice fut conclu, et le duke embarqua à Den Helder trois mois plus tard.

Clausewitz montre un autre exemple dans l’histoire franco-hollandaise (2.6.20B, Les inondations). En 1672 les Français avaient les Hollandais non comme alliés mais comme adversaires. Grand mal leur en prit ! Au début ils conquirent « trois provinces et quarante places fortes », « subegit povincias tres cepit urbes munitas quadraginta » peut-on lire sur la porte Saint-Denis à Paris, mais l’issue de la campagne, qui fut moins glorieuse pour le Roi Soleil, a été discrètement passée sous silence. En l’occurrence, ils se heurtèrent au front, formé par la « ligne d’eau » à l’est, et le Rhin au sud, la « Forteresse Hollande » (qu’on rencontrera de nouveau dans le chapitre 28), impossible à tourner ou à déborder. Une tentative d’invasion par la flotte anglo-française en 1673 fut déjouée par l’amiral de Ruyter dans la bataille de Kijkduin, à laquelle l’escadre française, commandée par d’Estrée, se déroba. Luxembourg, Turenne et Condé réunis n’osèrent pas l’attaquer de front – certes, le dernier n’était plus le Condé de Rocroy (Rocolle, II, p.348), mais les deux autres, alors ? – et par la suite les Français durent rebrousser chemin et abandonner toutes les places et tout le terrain conquis. Le but de cette guerre, la destruction de la Hollande, fut un échec retentissant. La porte Saint-Denis est toujours là, mais on ne peut plus y lire les mots « Emendata male memori Batavorum gente » (le peuple batave, à la mémoire défaillante, ayant été corrigé), ces mots avaient perdu leur droit à l’existence : à l’occasion de la ratification du traité franco-hollandais, le 20 mai 1795, « l’assemblée ordonna que cette inscription serait (sic) effacée » (A.Hugo, T.I, p.311)

Ces deux événements survenus dans les relations entre les deux pays illustrent bien le fait qu’on a toujours cherché des points d’appui pour ses ailes, car, en tactique, ils « n’assurent presque jamais à celle-ci une sécurité absolue, tandis qu’ils l’assurent très souvent en stratégie, si le front à défendre court en ligne droite d’une mer à l’autre, ou d’un territoire neutre à l’autre » [comme ce fut le cas en 1939] « Dans ce cas, il est impossible de lancer une attaque concentrique et la liberté de choix est limitée » (Clausewitz, 2.6.4)

« Quand les redoutes et obstacles à l’approche rendent le front d’une position si fort qu’une attaque devient impossible, l’ennemi est obligé de la tourner, pour effectuer son attaque de flanc ou sur les arrières [comme ce fut aussi le cas en 1940] […] Pour rendre cette opération le plus difficile possible, on se mit à rechercher à ces positions des points d’appui qui puissent les soutenir de flanc, comme le Rhin et les Vosges en fournissent aux lignes d’Alsace. Plus le front d’une telle ligne était long, plus elle était facile à protéger contre un enveloppement, vu que celui-ci n’allait jamais sans un certain danger, et que ce danger augmentait à mesure que les forces étaient obligées de s’écarter de leur direction initiale. Une longueur de front considérable, rendue inattaquable et pourvue de bons points d’appui, assurait donc la protection d’un espace important contre la pénétration directe de l’ennemi » (idem, 2.6.13)

C’est exactement ce que Chauvineau propose (voir chapitre 72).

Le souci de protéger ses flancs a toujours existé « depuis que les armes à feu ont quelque efficacité, les attaques de front n’ont jamais réussi, sauf en de rares circonstances susceptibles de confirmer la règle. Napoléon Ier doit ses principaux succès à des attaques d’ailes » (Chauvineau, p.4) Sun Tzu disait déjà, lui aussi : « Aucun commandant en chef ne peut avoir le dessus sur l’ennemi sans la force extraordinaire (ou indirecte) qui attaque son flanc » (V,3)

On verra que ce concept, vieux de 24 siècles, sera repris par Clausewitz et par la suite par le plan de campagne allemand en 1940.

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« Si dans le passé les armées avaient des flancs découverts, c’est sûrement parce qu’elles ne pouvaient pas faire autrement, faute d’effectifs et de transports rapides » (Chauvineau, p.136) La préoccupation principale d’un général est de ne pas laisser envelopper ses troupes. « Aujourd’hui, ces mêmes armées ont les moyens d’assurer leur sécurité latérale […] Celui des deux partis qui laisserait des intervalles libres entre ses troupes risquerait leur destruction et ne l’éviterait qu’en reculant précipitamment comme Lanrezac à Charleroi, comme Kluck à la Marne » (idem, p.136)

Or on « déploya, en 1914, 2 à 3 millions d’hommes, armés à la moderne, ces masses énormes se montrèrent capables de barrer tout le théâtre d’opérations » (Idem, p.45) On voit mal pourquoi un général laisserait délibérément des intervalles libres entre ses troupes. Quand on a les moyens de protéger ses flancs, on le fait par réflexe. En 1939, les masses furent plus énormes encore et leur armement plus moderne. Et suivant la logique la plus élémentaire, tout le théâtre fut de nouveau formé d’un front incontournable. La « guerre de mouvement » dans la définition de Chauvineau [« une guerre de petites armées qui se déplacent dans un théâtre d’opérations relativement vaste, en tournant autour les unes des autres » (p.43)] avait vécu après 1914. Mais il ne dit pas qu’il n’y a pas de mouvement et de rapidité dans la guerre moderne : tout au contraire. « Vitesse est le mot-clé » (C. de F., p.61) « Le mouvement a toujours été et sera toujours un des moyens de gagner la guerre » (idem, p 315)

Rocolle consacre quelques pages au « front continu » (I, pp.219-225) « Il faut bien reconnaître que la croyance dans les fronts continus ne fut pas totalement démentie durant la Seconde Guerre mondiale. Les forces russo-allemandes s’immobilisèrent pour des périodes plus ou moins longues dès l’hiver 1941-1942 ; il y eut un front en Italie dès l’automne 1943 et, lorsque ce front fut reporté sur l’Apennin toscan en 1944, les Anglo-Américains furent contraints d’accepter un nouvel hivernage. Il y eut, d’ailleurs, en 1939-1940, un front dès la mobilisation en Lorraine et en Alsace. Ce qu’on a nommé, à tort, la ligne Weygand aurait pu devenir un front si les unités françaises n’avaient pas été dangereusement étirées au mois de juin 1940 » Lui non plus ne définit pas précisément le « front continu », mais par ses exemples il est clair que sa définition est : « un front immobile » Quand il démontre que « les conséquences tirées par les stratèges français étaient fortement critiquables » et que leurs méthodes étaient inadaptées « au rythme opérationnel que nous imposerait la Wehrmacht, secondée par la Luftwaffe », il rejoint Chauvineau quand celui-ci constate que l’Etat-Major n’a pas compris que dans la guerre moderne « le mot-clé est la rapidité »

Il convient maintenant de corriger l’histoire du « front continu » telle que la raconte Reynaud et retracer la véritable histoire du front incontournable (Fr.I.) en Europe.

Au début de la guerre il y avait un Fr.I. allié en face d’un Fr.I. allemand à l’Ouest.

Pour les Polonais, il était impossible d’établir un tel front dans cette « steppe sans défense » (Clausewitz, 2.6.6). Il y eut donc un front de manœuvre pendant toute la campagne de Pologne.

En 1940, une fois le Fr.I. français percé, les Allemands forment un Fr.I. de la Sarre jusqu’à Abbeville pour protéger leur flanc gauche, en face duquel les Alliés eux aussi forment un Fr.I.

En Belgique et aux Pays Bas, les Allemands percent facilement les Fr.I. de ces deux pays, qui disparaissent ; un front de manœuvre naît, qui cesse d’exister quand les Alliés forment un Fr.I autour de Dunkerque, lequel se rétrécit et finalement disparaît.

Le Fr.I. des Alliés entre la Sarre et Abbeville lui aussi est facilement percé et disparaît, faisant place à un front de manœuvre, jusqu’à la défaite des Français.

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En juin 1941 il y a deux Fr.I. à l’est : un allemand et un soviétique. Ce dernier est percé et un front de manœuvre surgit. Pendant deux mois se déroule une guerre de mouvement entre plusieurs grandes formations sur un théâtre d’opérations immense : « Des opérations caractérisées par la vitesse, de vastes manœuvres de forces et de matériel et l’intensité des opérations militaires » Les tentatives des Soviétiques « d’organiser la défense sur un front continu » échouent (Sokolovsky, p.223) Un corps de génie comportant 10 armées est créée pour la construction de fortifications de campagne (idem, p.234) A l’automne, un « front stratégique et continu » (traduction française) surgit au centre, ainsi qu’un « front stabilisé sur la direction de Leningrad et Kiev » (Sok., p.227) Le front de Leningrad reste à peu près stable jusqu’à l’offensive soviétique au début de 1944.

Donc Sokolovski veut dire : « front incontournable »

La guerre à l’Est commence avec un front de manœuvre, tout comme celle de France en 1914, et après quelques mois le front se stabilise là aussi. Il existe donc à partir de septembre 1941, et jusqu’à la fin de la guerre, un front de bataille qui va de la Mer Glaciale à la Mer Noire, et qui s’étend pendant quelques mois jusqu’au Caucase, avant de se rétrécir. Ce front ne peut pas être débordé, c’est un Fr.I. Seules sont possibles des attaques de front, soigneusement préparées durant plusieurs mois et introduites par un puissant bombardement de l’artillerie (comme pendant la Grande Guerre) et de l’aviation. Il y a un front de manœuvre, et ensuite surgit un nouveau Fr.I.

En abrégé, on a vu :

sept. 41 – 4/12/41

poursuite des offensives allemandes contre le Fr.I. soviétique.

12/41 – 4/42

contre-offensives soviétiques Nord et Centre ; stabilisation des Fr.I. soviétique et allemand.

28/6/42 – 18/11/42

offensives allemandes Sud (Stalingrad, Caucase) et Centre (Kursk)

19/11/42 – 31/3/43

contre-offensive soviétique, principalement Sud ; stabilisation des Fr.I. soviétique et allemand.

4/7/43 offensive – contre-offensive Kursk ; poursuite de la contre-offensive soviétique, transformée en offensive, contre le Fr.I. allemand.

23/12/43 stabilisation des Fr.I. soviétique et allemand.

22/6 – sept. 44

offensive soviétique « Bagration » La Heeresgruppe Centre (28 divisions, 300 000 hommes) est détruite en quelques semaines. [Le 6 juin invasion anglo-américaine en France] Une avancée soviétique de 700 kms est arrêtée devant le Fr.I. allemand derrière la Vistule. Stabilisation des deux Fr.I.

31/7- mi-sept. 44

offensive anglo-américaine. Une partie de la Hollande, la Belgique, le Luxembourg et presque toute la France sont libérés aussi rapidement que les Allemands les avaient occupés en 1940. Les Alliés sont arrêtés devant le Fr.I. à la frontière allemande. Stabilisation des Fr.I. anglo-américain et allemand.

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12/1/45 offensive finale soviétique

7/3/45 offensive finale anglo-américaine

On remarque, après chaque offensive, une stabilisation des fronts de plusieurs mois. Sur le front de l’est, les Soviétiques ont progressé sur 700 kms, sur un terrain complètement détruit par les Allemands pendant leur repli, et ils ont été arrêtés devant la Vistule. Ils ont dû rétablir les voies ferrées, construire des gares de triage à leur terminus et des routes entre celles-ci et le front. Il a fallu évacuer les blessés et les morts vers l’arrière, ainsi que les prisonniers et le matériel endommagé. Ils ont dû acheminer des troupes fraîches, du matériel nouveau et de camions, des pièces de rechange, combler les stocks de munitions, de vivres et d’essence, et construire une ligne de fortifications de campagne comme base de départ pour une nouvelle offensive.

En France, les Anglo-Américains ont dû rétablir les voies ferrées et les ponts détruits par leur propre aviation et par la Résistance sur ordre du haut commandement allié. Tous leurs renforts ont du être acheminés par mer, notamment les camions qui manquaient cruellement. N’ayant pas prévu un effondrement allemand aussi rapide, ils ont dû complètement réorganiser leur logistique, faire venir tout le matériel des E.U et d’Angleterre.

Après septembre 1941, il n’y a plus de Blitzkrieg. La guerre de tranchées, la guerre d’usure renaît. Bartov en donne des détails saisissants au premier chapitre de « The demodernization of the Front » (Hitlers Army) Ainsi les fantassins de la 16e Armée se trouvent-ils pendant quatorze mois dans une zone marécageuse, dans les conditions les plus misérables que l’on puisse imaginer (pp.17,18). La plupart des soldats allemands ont passé la guerre « d’une tranchée l’autre » ; pas dans des châteaux comme Louis-Ferdinand Céline.

Quant aux « gigantesques figures du quadrille des lanciers » de Reynaud : en 1941, l’avancée moyenne journalière, à vol d’oiseau, des Allemands fut de 6 kms, en 1942 de 4 kms, et les Soviétiques parcoururent les quelques 3000 kms du Caucase à Berlin en deux ans et quatre mois, soit une moyenne de 3 kms, « la meilleure performance du fantassin au combat » (Bauer, G.de B., p.30)

« Lorsque le nombre des combattants eut permis d’engager la bataille sur un front immense susceptible de supprimer les menaces sur les ailes, la guerre d’usure devenait inévitable et prenait la forme d’une bataille unique avec des fluctuations, des avances, des reculs, des accalmies, dont les événements de 1915 à 1918 nous donnent un frappant exemple. Les opérations militaires qui se sont déroulées en France depuis septembre 1914 jusqu’à l’armistice ne méritent pas le nom de guerre. Elles ne furent autre chose que les diverses péripéties d’une seule grande bataille franco-allemande d’une durée de quatre ans, durée rendue nécessaire par l’obligation d’user des effectifs énormes par un procédé très lent : l’attaque de front » (Chauvineau, p.47)

Remplacez : 1915 à 1918 par 1941 à 1945, France par l’URSS, septembre 1914 jusqu’à l’armistice par septembre 1941 jusqu’à la capitulation bataille franco-allemande par bataille russo-allemande

et vous avez un bref aperçu de la deuxième guerre mondiale en Europe, telle que l’a prévue Chauvineau.

Le même phénomène s’est produit sur les fronts secondaires.

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En Italie : un Fr.I s’est établi à travers la péninsule. Quand il est percé, les Allemands se replient sur un autre Fr.I., préparé à l’avance.

En France : les Anglo-Américains ne peuvent pas débarquer, comme l’avait fait le général Pershing le 13 juin 1917 à Boulogne, mais ils sont obligés d’envahir le continent européen (à cause des défaillances franco-britanniques en 1940) par une attaque frontale contre la « forteresse Europe » protégée par l’Atlantikwall, un très long Fr.I. allemand, un « front continu » qui s’étend du Cap Nord jusqu’à Hendaye, défendu par 58 divisions au total, au moment où l’Armée Rouge est aux prises avec 228 divisions ennemies. Cette attaque, elle aussi, a été soigneusement préparée durant une longue période, et introduite par un puissant bombardement de l’artillerie (navale) et de l’aviation, comme toutes les grandes offensives sur le front de l’Est.

C’est « the invasion », annoncée depuis 1943 par la BBC, « de invasie » que nous, en Hollande occupée par l’ennemi, attendions avec impatience. Seulement la presse de Vichy parlait de « débarquement » Les Français le font toujours. C’est un mot aux consonances bizarres ; il est trop pacifique. Car il s’agit d’une attaque d’un territoire hostile. Les alliés furent accueillis à coups de canon. Moi, j’appelle cela hostile.

Mais revenons à nos moutons.

Il y a d’abord de petites têtes de pont, Fr.I., qui se réunissent en une grande tête de pont, Fr.I., et ensuite s’élargit sur toute la Normandie, Fr.I.

Une fois le Fr.I. allemand percé, les Allemands se replient sur leur Fr.I. d’origine, la ligne Siegfried, tandis que les Anglo-Américains occupent la France et la Belgique. En définitive, ils forment un Fr.I. en face de celui de leurs adversaires.

Ce front reste immobile pendant presque six mois. Et encore une fois, les Allemands lancent une offensive dans les Ardennes. Une fois encore, la défense est faible. Une fois encore, le front est facilement percé.

Mais alors l’histoire cesse de se répéter. Cette fois, la supériorité du défenseur est énorme. Et il amène « à toute vitesse ses renforts autour de la poche : infanterie, artillerie mobile, unités d’engins antichars, enfin tous ses chars disponibles » (Chauvineau, p.97) Et la poche est « colmatée » de la façon la plus classique, par des attaques sur les ailes. On doit se contenter de « la simple parade d’un coup », sans un « passage rapide et vigoureux à l’attaque - das blitzenden Vergeltungsschwert – le moment le plus brillant de la défensive » (Clausewitz, 2.6.5)

A la mi-janvier, les Soviétiques brisent le Fr.I allemand à l’est après une préparation de plus de quatre mois et franchissent la Vistule. Début mars, les Anglo-Américains, après une préparation de plus de cinq mois, font la même chose à l’Ouest : c’est l’assaut final.

Comme on l’a vu, tous les fronts ont été immobiles pendant un certain temps.

Voilà en abrégé la seconde guerre mondiale en Europe, qui a duré un an et demi de plus que la Grande Guerre. Et les dizaines de milliers de chars dans tout cela ? « Assurément, contre celui qui n’a pas les moyens de se défendre » (en l’occurrence la Pologne et la France) « ils ont fait merveille » (Chauvineau, p.94) Mais pour « nous ramener aux guerres courtes, leur faillite » fut de nouveau « éclatante » (idem, p.131) (voir chapitre 8 « Les ignorants »).

La première fois où ils ont fait merveille cela a donné naissance à la dénomination « Blitzkrieg » Encore une fois, essayons de rendre notre langage un peu plus clair et un peu plus précis.

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CHAPITRE 3

Le soi-disant « Blitzkrieg »

Après la défaite de 1918, les Allemands s’attachent à cerner le caractère d’une guerre future. La cause de cette défaite est claire : elle est économique. L’Allemagne manque de matières premières et de nourriture, abondantes chez ses adversaires. « On se demande avec étonnement comment il fut possible qu’on ait complètement ignoré le rapport indispensable entre l’action de guerre et l’économie, à l’époque de la machine et du progrès économique » écrira en 1936 le futur général Georg Thomas, qui en 1939 sera chef de l’Amtsgruppe Wehrwirtschaftsstab (économie et production de guerre), l’un des trois bureaux principaux dans l’O.K.W, le grand quartier général de Hitler (Kriegswirtschaftliche Jahresberichte 1936, p.14) Quant à l’armée, elle est usée et n’a plus le moral.

De toute évidence, l’Allemagne ne peut supporter une guerre prolongée contre des adversaires dont les ressources sont illimitées. Tout comme dans le cas de la Grande Guerre, un conflit futur serait une guerre économique et industrielle, une guerre totale moderne. Par conséquent, l’Allemagne doit forcément mener une guerre de courte durée, rapidement couronnée de victoire. En 1937, dans l’introduction de son œuvre Achtung, Panzer !, Guderian expose ainsi la situation : « D’une part, il y a un pays [qui] dispose de grandes colonies et de matières premières, et [qui] par conséquent, du point de vue économique est largement indépendant en temps de guerre et en temps de paix ; et d’autre part des pays non moins viables, dont le poids démographique est parfois plus grand [mais qui] disposent d’une base de matières premières très réduite, avec des colonies peu importantes ou sans colonie du tout, et qui se trouvent par conséquent face à des problèmes économiques permanents et ne sont pas en situation de supporter une guerre de longue durée. Ils sont donc obligés de chercher des moyens pour terminer rapidement un conflit, avec une fin tolérable […] La force offensive de notre armée en 1914 était insuffisante pour parvenir rapidement à la paix » (c’est moi qui souligne)

En 1938, Fritz Sternberg publie un livre intitulé Die deutsche Kriegsstärke. Wie lange Kann Hitler Krieg führen (La force guerrière allemande. Pendant combien de temps Hitler peut-il mener une guerre?) La traduction anglaise s’intitule Germany and a lightning war. Sternberg en effet parle de Blitzkrieg là où Guderian écrit “terminer un conflit rapidement” et il qualifie de Blitzsieg (victoire éclair) ce que Guderian appelle « parvenir rapidement à la paix »

Celui-ci considère erronément le char comme le moyen destiné à atteindre ce but. Sternberg, lui, prend en compte trois facteurs : 1) le potentiel économique et industriel, 2) la situation géographique, 3) le poids de la population. Ces trois facteurs sont des barrières insurmontables qui s’opposent à un Blitzkrieg suivi d’un Blitzsieg dans une guerre contre l’URSS, au vu du potentiel énorme de l’industrie et des ressources de ce pays, de l’armement moderne de l’Armée Rouge, de l’étendue du territoire et du poids de sa population. Sa réponse à la question qu’il pose dans le titre de son ouvrage est : Hitler a « assez de temps, nécessaire pour un Blitzkrieg, mais pas suffisamment pour ce qu’exigera la prochaine guerre

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mondiale […] Si le fascisme allemand ne vainc pas rapidement, alors il ne vaincra jamais. » (pp.10,11,82)

Or en plusieurs langues on utilise le mot Blitz, éclair, foudre, lightning, fulmineo ou bliksem pour signifier « très vite ». Ainsi foudroyant se dit en allemand blitzartig et en néerlandais bliksemsnel. « Das deutsche O.K.W. muszte, um den Feinden zuvorzukommen (devancer l’ennemi), blitzartig handeln » lit-on dans un compte-rendu des opérations en 1940 (Miltärwissenschaftliche Mitteilungen, 1940, p.332)

Blitzkrieg est la dénomination d’une guerre courte. Il est l’antonyme d’une guerre longue. Rien de plus. Cela n’a aucun rapport avec une stratégie ou une tactique militaire quelconque. Il est donc parfaitement normal que l’on utilise cette dénomination au cours d’une conversation de comptoir sur la durée d’une guerre future. Chercher qui l’a prononcé la première fois, comme on le fait ici et là, est donc complètement inutile.

Début juillet 1939, le terme Blitzkrieg a déjà traversé l’Atlantique. Roosevelt « discussed the results of a possible Hitler Blitzkrieg » au cours d’un entretien le 18 de ce mois avec Davies (p.394). Le 12 août 1939, le chargé d’affaires français à Berlin, de Saint-Hardouin –l’ambassadeur jouit alors de ses vacances…-, rend compte des « illusions qui courent ici sur un Blitzkrieg, ne laissant pas à la France et à l’Angleterre le temps d’intervenir » (livre jaune, p.265) ; et Raymond Boyer de Sainte-Suzanne, attaché au cabinet du secrétaire général du Quai, qui a probablement lu la dépêche, utilise Blitzkrieg dans son journal du 1er septembre 1939 (p.75), le jour où commence la guerre.

Le correspondant du Time l’a capté lui aussi, et on peut le lire dans le n°12, page 22, du 18 septembre 1939, au moment où l’affaire polonaise est réglée, tandis que dans le numéro suivant du 25 septembre, page 25, Brauchitsch, le commandant en chef de l’armée allemande, est traité de Blitzkrieger ! Les expressions utilisées par les journalistes américains étant généralement copiées par leurs collègues européens, le mot Blitzkrieg obtient sa notoriété à ce moment-là.

Le déroulement de la campagne de Pologne stupéfia tous ceux qui croyaient que la valeur du soldat polonais suffirait à battre la Wehrmacht. Mais la vitesse avec laquelle l’armée polonaise s’effondra ne fut pas une surprise pour ceux qui étaient au courant de sa situation. Le pays était indéfendable. En outre, l’armée était en cours de mobilisation au moment où elle fut attaquée : son organisation était défaillante, ainsi que son haut commandement et le plan de concentration était mauvais.

Par ailleurs, le plan de campagne allemand était prévisible pour tout le monde, et conforme aux prévisions de Chauvineau (p.186), à cette différence près que la Wehrmacht pouvait en 1939 attaquer aussi depuis la Slovaquie. Ce fut donc une simple attaque concentrique, de trois côtés, éprouvée dans l’histoire militaire et exécutée selon les recettes de Clausewitz et de Sun Tzu, la vitesse en étant l’essence. Rien d’extraordinaire. Cependant, une arme que ces deux stratèges n’avaient pas connue mais auraient certainement appréciée, et qui dominait les airs sur tout le champ de bataille, participait activement à la campagne. Elle n’en détermina pas l’issue. Elle l’accéléra seulement. Pour la première fois, lors d’une bataille entre deux armées de dimensions considérables, l’aviation de l’attaquant dominait les airs sur toute l’étendue du pays attaqué, dès le premier jour.

Cela, c’était nouveau.

Or, dans la stupéfaction générale l’article du Time tomba a pic. Les promoteurs du char exultaient et ceux de l’avion d’assaut n’étaient pas en reste. « Le couple », ou encore mieux « le binôme char-avion » était né. Voilà une tactique toute nouvelle pour terminer rapidement une guerre ! Pour faire un véritable Blitzkrieg !

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Cependant il y avait un hic. La grande bataille avait bien eu « le caractère d’une décision rapide et irrésistible » comme le prescrit Clausewitz, et elle avait décidé de toute la campagne en quelques semaines. Mais ce phénomène n’était pas nouveau. « On a souvent vu une grande bataille décider de toute une campagne » écrit Clausewitz, mais il y ajoute un avertissement : « Les cas où elle a décidé de toute une guerre sont très rares » (1.4.11)

Effectivement, cette campagne ne décida pas de la deuxième guerre mondiale, qu’elle déclencha, et qui exigea six ans, ce qui était trop de temps pour que Hitler la pût mener, comme Sternberg l’avait prévu. Mais Sternberg était un économiste. Le comptoir sera toujours le comptoir.

Le mot Blitzkrieg n’était pas d’usage dans la littérature militaire allemande. Ainsi ne trouve-t-on pas ce terme dans le mensuel Wissen und Wehr de juillet 1939, sous le titre « Der Krieg der schnellen Entscheidung » (la guerre d’une décision rapide) du Generalmajor cadre de réserve v. Tempelhoff. Le major (c.r) Mende utilise une fois le mot « Uber-Nacht-Sieg » (victoire en une seule nuit), entre guillemets, en estimant qu’il est impossible entre adversaires de forces égales, dans Militär-Wochenblatt du 1/4/1938.

Militär-wissenschafliche Rundschau publie une série d’articles : « Über die Zeitdauer von Angriffsgefechten » (mars, juillet et décembre 1939, Sur la durée des combats d’attaque). Le mot Blitzkrieg n’y figure pas, ni par ailleurs dans d’autres articles que j’ai lus ; mais j’admets volontiers qu’il m’était physiquement impossible de lire tout ce qui a été publié sur ce sujet entre les deux guerres dans le grand nombre de publications militaires allemandes et dans les journaux et magazines civils.

Le problème des Allemands était le même qu’avant 1914 : éviter un « Zweifrontenkrieg » par une victoire rapide sur un des deux fronts. Mais le mal était fait, et les promoteurs du couple char-avion furent confirmés dans leur théorie erronée par le déroulement de la campagne de France. Or, dans cette campagne, le haut commandement français commit tellement de fautes « capitales, rares et décisives » (Clausewitz, 2.6.3) qu’on ne peut en tirer aucune leçon. D’ailleurs, elle ne fut pas menée par les Allemands avec le binôme char-avion tout seul, mais avec toutes les forces armées, armes combinées, contre un adversaire incapable de se défendre. (voir Livre IX)

Leur plan de guerre avait pour but la destruction de l’ennemi. Il était basé sur les deux principes fondamentaux qui embrassent l’ensemble du plan de guerre et déterminent l’orientation de tout le reste. « Der erste Grundsatz ist : so konzentriert als möglich zu handeln » (le premier principe est : agir aussi concentré que possible). « Der zweite Grundsatz : so schnell als möglich zu handeln » (le second principe : agir aussi vite que possible). Telle est la définition de Blitzkrieg selon Clausewitz (3.8.9), qui n’utilise jamais ce mot. Aussi concentré que possible signifiait à son époque : toute l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie, le génie réunis. Au XXe siècle on y ajoute les armes nouvelles : avions et chars, qui sont des armes parmi les autres ; seul le bombardier stratégique peut opérer indépendamment.

On trouve dans les dictionnaires des définitions de Blitzkrieg très divergentes. En voici quelques unes :

Le Brockhaus est le plus explicite : « Im Zweiten Weltkrieg entstandene Bez. für die jeweils innerhalb weniger Wochen blitzartig entschiedenen Feldzüge in Polen, Norwegen und Dänemark, im Westen und auf dem Balkan sowie für die Operationen in den ersten Monaten des Ruszlandfeldzuges ; heute Bez. für jeden sehr schnell entschiedenen Krieg. » [dénomination, née pendant la 2e guerre mondiale pour les campagnes, à chaque fois décidées en quelques semaines d’une façon foudroyante, en Pologne, en Norvège et au Danemark, à l’Ouest et dans les Balkans, ainsi que les opérations menées dans les premiers

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mois de la campagne de Russie ; aujourd’hui dénomination pour chaque guerre très rapidement décidée]

On remarque qu’on utilise les mots Feldzüge, campagnes, opérations, et non Krieg, guerre.

On s’aperçoit d’ailleurs que dans sa définition le Brockhaus parle de campagnes dans les cas de la Pologne, de la Norvège et du Danemark, de l’Ouest et des Balkans, et des opérations dans les premiers mois de la campagne de Russie.

Alors que l’on entend par campagne « l’ensemble des opérations militaires sur un théâtre d’activité et à une époque déterminés » (Petit Robert), le Brockhaus, lui, considère la campagne de Russie comme l’ensemble des opérations militaires sur le front de l’Est de juin 1941 à mai 1945. Selon Clausewitz, « ce terme désigne […] les événements d’un seul théâtre de guerre. Le pire, c’est d’attacher la durée d’un an à cette notion. » (2.5.2)

Contrairement à Masson, qui écrit : « la Blitzkrieg doit avouer sa faillite à la charnière de 1942-1943 » (Guerre totale, p.139), je préfère la définition du Brockhaus, qui situe cette faillite après « les premiers mois des opérations de la campagne de Russie » Le moment indiqué par Masson est ce que Clausewitz appelle « le point culminant de l’attaque ». La plupart des attaques stratégiques « conduisent seulement au point où les forces qui restent suffisent tout juste à maintenir une défense en attendant la paix. Au-delà de ce point, la marée se retourne, et le contrecoup survient. La violence de ce contrecoup dépasse en général la force du choc initial. C’est ce que nous appelons le point culminant de l’attaque » (3.7.5) Ce fut « la Marne », ce fut « Stalingrad »

L’unique conclusion qu’on peut tirer des campagnes évoquées ci-dessus par le Brockhaus est que les pays attaqués n’avaient pas les moyens de se défendre. Mais certains, peu au courant de l’histoire militaire, ont vu dans l’utilisation de troupes rapides (« Schnelle Truppen », expression allemande pour troupes motorisées) quelque chose de nouveau, une tactique, voire une stratégie jamais vue, dans laquelle le char et l’avion sont les rois du champ de bataille.

Guderian publia dans la Militär-wissenschafliche Rundschau (mars 1939, 2. Heft) un article intitulé « Schnelle Truppen einst und jetzt » (Jadis et maintenant)

Assis sur un cheval, on est plus rapide qu’un ennemi à pied. Sun Tzu n’avait pas seulement une cavalerie dans son armée mais aussi des chars blindés, tout comme les Perses. Alexandre le Grand employa 5 000 cavaliers dans son armée de 32 000 fantassins. Hannibal disposa à Cannae de 42 000 fantassins et 10 000 cavaliers. Les Romains, 64 000 fantassins et 6 000 cavaliers, et ils furent battus.

Par la suite, les cavaliers seront blindés de plus en plus et de plus en plus nombreux. Djengis Chan employa 130 000 cavaliers, chacun avec 2 ou 3 chevaux. La discipline était très stricte, le commandement centralisé.

Les armes à feu de l’infanterie vont réduire l’importance de la cavalerie. Sa rapidité devient sa force, plutôt que son blindage, qui est plus léger. Pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, il y a toujours de la cavalerie intégrée dans les armées, et Napoléon fut le premier qui forma des divisions de cavalerie.

De son bref aperçu du rôle de la cavalerie dans un certain nombre de batailles, Guderian tire comme leçon première que la présence de troupes rapides dans le combat ne fut pas déterminante pour le résultat. L’important, « ce furent notamment de fortes personnalités, de grands hommes d’état et chefs de guerre dont la politique eut comme but une rapide et déterminante décision, qu’ils étaient capables d’atteindre par un moyen approprié. »

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« Celui qui croit pouvoir obtenir un succès au début d’une campagne en improvisant au moyen de troupes rapides se trompe lourdement. »

Voici deux exemples d’une définition totalement erronée :

Websters Third New International Dictionary publie une définition surprenante : « Lightning war : war conducted with great speed and force. A violent surprise offensive by massed air forces and mechanized ground forces in close coordination, and with objectives (isolation of bodies of troops, disruption of communications and capture of material) such that mobility may be exploited to the fullest » L’auteur de cet article a confondu guerre et campagne, et semble ignorer que cette conception existait déjà à l’époque de Sun Tzu. Il s’agit là du mythe du soi-disant binôme char-avion. On trouve le même non-sens dans le « Manuel de l’histoire franco-allemande de 1814 à 1945 » (pp.306 et 377)

L’Encyclopaedia Britannica consacre une demi-colonne encore plus étonnante à Blitzkrieg : « blitzkrieg (German : lightning war), military tactic calculated to create psychological shock and resultant disorganization in enemy forces through the employment of surprise, speed, and superiority in materiel or firepower. Tested by the Germans during the Spanish Civil War in 1938 and against Poland in 1939, the blitzkrieg proved to be a formidable combination of land and air action. The essence of blitzkrieg is the use of mobility, shock, and locally concentrated firepower in a skillfully coordinated attack to paralyze an adversary’s capacity to coordinate his own defenses, rather than attempting to physically overcome them, and then to exploit this paralysis by penetrating to his rear areas and disrupting his whole system of communications and administration. The tactics, as employed by the Germans, consisted of a splitting thrust on a narrow front by combat groups using tanks, dive-bombers and motorized artillery to disrupt the main enemy battle position at the point of attack. Wide sweeps by armoured vehicles followed, creating large pockets of trapped and immobilized enemy forces. These tactics were remarkably economical of both lives and materiel, primarily for the attackers but also, because of the speed and short duration of the campaign, among the victims.

Blitzkrieg tactics were used in the successful German invasions of Belgium, the Netherlands and France in 1940. they were used by the German commander Erwin Rommel during the desert campaigns in North Africa and by U.S. General George Patton in the European operations of 1944. More recent manifestations of blitzkrieg were the combined air and ground attacks by Israeli forces on Syria and Egypt in June 1967 and the Israeli counterattacks and final counteroffensive against the same adversaries in October 1973 »

C’est un non-sens complet :

- Le « b » minuscule de Blitzkrieg est une faute : un substantif allemand commence par une majuscule.

- Blitzkrieg n’était pas une tactique.

- Surprise et rapidité remontent à l’époque de Sun Tzu.

- Le principe de concentration des forces ne date pas non plus d’hier : Clausewitz exige « la plus grande concentration de nos forces que permettent les circonstances » Le chef de Guderian, le Général der Panzertruppen Lutz, écrit dans la préface du livre de celui-ci Achtung-Panzer ! que l’emploi des chars en masse correspond au principe de Schwerpunktbildung - formation d’un centre de gravité -, un principe qui remonte à Clausewitz et même à Sun Tzu.

- Contre la France, il y avait principalement une supériorité aérienne et intellectuelle.

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- Blitzkrieg ne fut pas testé en Espagne.

- Les Polonais étaient, dès le début des opérations, incapables de coordonner quoi que ce soit, et le pays était d’ailleurs indéfendable, ce que Clausewitz savait déjà : « une steppe sans défense »

- Le plan d’attaque allemand en 1940 envisagea justement to physically overcome les défenses à Sedan et ailleurs sur la Meuse afin de forcer le passage du fleuve sans employer les chars.

- Le front à percer n’était pas narrow, mais s’étendait de Namur à Sedan.

- On omet de dire que les combat groups, en vérité des corps d’armée, comprenaient aussi de l’infanterie, de l’artillerie et du génie, et que plus de cinquante divisions d’infanterie étaient indispensables pour protéger leurs flancs.

- On passe sous silence la blitzartige campagne de Norvège, où il n’y avait ni chars ni artillerie motorisée, mais uniquement la marine, l’aviation et six divisions d’infanterie.

- La campagne en Afrique du Nord a duré trois ans, ce qu’on peut difficilement appeler une campagne éclair.

Les Soviétiques, eux, ont bien compris que le principe d’une Blitz campagne ne date pas de 1939. Selon le Great Soviet Encyclopedia, il est : « a theory of the conduct of war, developed by German militarists, to win complete victory over the enemy in as short a time as possible, measurable in days or months. The expectations of the German General Staff for the success of a Blitzkrieg in World War I (1914-1918) and World War II (1939-1945) were not realized » Effectivement, le plan Schlieffen était basé sur l’idée d’une Blitz campagne : mettre fin à la campagne de France d’un seul coup ; à pied.

Bien que Clausewitz eût participé à la campagne de 1812 du côté russe, il était indéniablement un German militarist. Il constate que déjà à son époque « on mène la guerre avec une rapidité et une vigueur accrue » (1.4.14) et que dans l’engagement « une victoire rapide est une victoire plus éclatante » (1.4.6) Dans la troisième partie de son œuvre, livres VII et VIII, il parle de la vitesse et juge « comme essentiel à la guerre offensive le caractère rapide et irrésistible d’une décision […] Aucune pause, aucun point de repos, aucune étape intermédiaire ne s’accordent à la nature de la guerre offensive ».

L’un des deux principes qui « embrasseront l’ensemble du plan de guerre et détermineront l’orientation de tout le reste » c’est « agir aussi vite que possible, ne permettre ni délai, ni détour sans raison suffisante […] Toute dépense inutile de temps, tout détour inutile est un gaspillage de force, et par conséquent une insulte aux principes de la stratégie ».

Les Allemands qui ont conçu le plan de campagne de 1940 ont tout simplement suivi Clausewitz et n’ont pas perdu « de vue que l’attaque trouve presque son seul avantage dans la surprise effective au début de l’action. La soudaineté et l’irrésistibilité sont ses ailes les plus fortes, et quand l’objectif est la défaite de l’ennemi, elle peut rarement s’en passer ». Une « attaque qui pénètre profondément en territoire ennemi » n’est la plupart du temps que « le résultat heureux d’une attaque vigoureuse » et il faut « que la force principale pousse vite en avant, sans aucun répit ».

Clausewitz, lui, n’avait pas besoin du binôme avion-char. Cependant, il ne prétend pas que sa théorie soit originale : « Bonaparte n’agissait jamais autrement […] L’impitoyable Bonaparte » a vite poussé « la guerre réelle dans sa perfection absolue […] Avec lui, la guerre était conduite sans perdre un moment jusqu’à l’écrasement de l’ennemi ». Il fut « pour parler net, le Dieu de la guerre lui-même »

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Chauvineau pouvait donc à juste titre enseigner : « Vitesse est le mot-clé de tous les temps » (C. d. F., p.61) « Il fut un temps où défensive signifiait dans une certaine mesure : inertie. Aujourd’hui cela veut dire mouvement et vitesse » (p.36)

Il insiste sur « l’événement capital » qu’est « l’apparition des moyens de transport rapides, chemins de fer et plus tard automobiles » et « l’immense intérêt du nouveau moyen de manœuvre » (p.23), « la rapidité plus grande de déplacement caractéristique de la défense moderne » (pp.26-35) – ce que l’économiste allemand List avait déjà constaté en 1834 -, et le danger d’avoir « une droite ou une gauche autour de laquelle l’ennemi puisse tourner avec la vitesse considérable qui est aujourd’hui à sa disposition » (p.27) (voir chapitre 73)

Il constate que la défensive « ne peut parer la surprise que par la vitesse » et que « la rapidité des transports (chemins de fer, automobiles, avions) » font bénéficier la défense « d’avantages grandissants du seul fait de cette rapidité » (pp.49-50)

Il propose un système pour construire à grande vitesse une fortification de campagne préfabriquée en béton (p.65) - Les Anglais utiliseront un tel système en France en 1939 - Et il affirme qu’on devra manœuvrer aussi bien avec du béton qu’avec des camions (pp.66-67) « Les chars augmentent la vitesse de progression de l’attaque de l’infanterie » (p.97) note-t-il. Il signale l’intérêt de « chars légers et rapides » (p.106) et celui de l’avion à cause de sa rapidité (p.109)

Il n’oublie pas de mettre en lumière le « vaste réseau d’autostrades » que l’Allemagne est en train de construire (p.131), dont « chacune de ces routes pourra débiter 4000 camions à l’heure, c’est à dire une division toutes les quarante-cinq minutes » (p.132)

Il préconise une armée spéciale, mobile et d’une mise en action et d’une efficacité presque instantanées », dans laquelle seront incorporées « toutes les unités de chars », qui sont « en effet capables de progresser très vite » (p.149)

Il conclut que « la sécurité d’une frontière dépend de la vitesse de la mobilisation et de la concentration » (p.150) et qu’une « organisation qui freine la vitesse des forces adverses » est indispensable (p.212)

Effectivement la meilleure défense antichars pendant la guerre était de priver l’ennemi des deux conditions indispensables dans la guerre des blindés : la supériorité aérienne et l’espace de manœuvre. Concentrer de larges forces blindées contre un ennemi qui avait la supériorité dans l’air s’avérait presque toujours impossible, tandis qu’on pouvait freiner, par une bonne organisation en profondeur du terrain, la vitesse et la manoeuvrabilité des chars, deux de leurs principaux atouts.

Rien de nouveau ! On trouve tout cela déjà chez Sun Tzu. Au deuxième chapitre de son ouvrage, il avertit que les guerres longues coûtent trop cher à l’Etat (II,4) Elles sont la cause de l’inflation (II, 12,13,14) Il n’a jamais vu une opération habile prolongée, et il pense que l’attaque doit être menée avec une vitesse surnaturelle (II,6)

Une rapidité extraordinaire est de la plus grande importance dans la guerre (I, 26), attaquez comme l’éclair (IV, 7), allez comme l’éclair (VI, 10), agissez comme l’éclair (VII, 13)

Bref, pour Sun Tzu « la vitesse est l’essence même de la guerre » (XI, 29)

Et elle est restée « Le mot-clé de tous les temps »

Dans l’histoire militaire, il y eut des milliers de campagnes éclair, « l’assaillant et le défenseur marchant à la même allure » (Chauvineau, p.23). A pied.

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L’une des raisons pour lesquelles la campagne éclair allemande de 1914, qui envisageait la décision en quelques semaines, a fait faillite est que : « le vieux Schlieffen, en 1905, considérait […] toujours la marche à pied comme le seul moyen de déplacement des troupes au cours d’opérations actives, lorsque les deux adversaires sont aux prises » (idem, p.23). Son successeur, Moltke, applique le plan de campagne que Schieffen avait conçu, et marche, selon la loi de « l’usage simultané de toutes ses forces » cher à Clausewitz, ses réserves incluses, avec son gros à travers la Belgique à 5 kms/h et entre en France sans réserves stratégiques. Mais il a en face de lui « une armée qui est chez elle, dotée de voies ferrées et de routes intactes, et par suite capable de déplacer ses effectifs dix fois plus vite que son adversaire. » (idem, p.26)

Joffre, lui, a compris par ses déboires dans les Ardennes qu’il a commis « une grande erreur en concluant qu’un assaut inconsidéré triomphera toujours » (Clausewitz, 1.1.2) et il renonce aux attaques de front. Il se retire « avec l’ensemble de ses forces intactes », tout en opposant « une résistance constante et bien mesurée » (idem, 2.6.25) aux Allemands. Il comprend qu’il faut monter une attaque sur l’aile droite de l’ennemi, mais pour ce faire il lui faut une réserve stratégique, qu’il n’a pas lui non plus. « Le seul remède en pareille circonstance […] c’est de retirer des troupes à droite et de les transporter en chemin de fer à gauche » (Chauvineau, p.18).

C’est grâce à la rapidité de ce transport moderne, qu’il peut exécuter sa manœuvre défensive et « reconstituer, à notre gauche […] une masse capable de reprendre l’offensive » (cf. son Instruction générale n°2 du 25 Août 1914), suivant ainsi la doctrine de Clausewitz selon laquelle il faut inclure « un passage rapide et vigoureux à l’attaque […] dès le début de son concept de défense » (2.6.5).

« Aussitôt que (les Français) mettent en jeu leur rapidité plus grande de déplacement, caractéristique de la défensive moderne, le plan (Schlieffen) est à terre et l’initiative passe automatiquement dans le camp du défenseur sans que l’assaillant y puisse rien ! » (Chauvineau,, p.26)

La campagne norvégienne, elle aussi, était basée sur la surprise et la vitesse, cette dernière étant fournie par la Luftwaffe, qui dès le début eut la domination de l’air, coupant ainsi la logistique des Alliés. Aucun char ne fut employé.

Au chapitre 40 on verra que les directives allemandes sont parsemées des mots « rapide », « vite », « sans tarder », « créer la condition pour une victoire rapide et décisive sur l’armée franco-anglaise ». Parfois ces termes sont presque littéralement empruntés à Clausewitz.

Encore une fois, la vitesse constituait l’essence même de cette campagne. Elle le fut pour la dernière fois dans les Balkans. Mais contre les Soviétiques, elle fit faillite.

Considérer comme un trait de génie une campagne rapidement décidée, à cause de sa nouveauté, et inventer un terme spécial pour une stratégie qu’on a vue des milliers de fois dans l’histoire militaire, uniquement parce que la rapidité pouvait être un peu plus grande en raison du moteur, paraît parfaitement ridicule.

Que reste-t-il donc de ce fameux Blitzkrieg ?

Rien qu’un radotage journalistique.

Comme on l’a vu, le terme Blitzkrieg est généralement associé à l’offensive, et on pense à tort que ce type de guerre était nouveau en 1939. Mais on peut y associer aussi la

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manœuvre défensive de Joffre en 1914, exécutée avec une grande rapidité. Car il n’y a pas d’opposition entre offensive et défensive. A ce propos, Clausewitz démontre aux chapitres I à VIII du livre VI que la bonne défense comporte toujours un élément offensif (ce que les Français n’ont pas compris (voir chapitre 23, septième erreur), tandis que l’offensive ne peut se dispenser d’un élément défensif (ce que Manstein a oublié, voir chapitre 50, sa deuxième erreur)

« On peut combattre offensivement au cours d’une campagne défensive […] et tout en restant sur une simple position d’attente de l’assaut ennemi, on lui envoie des boulets offensifs dans ses rangs » (Clausewitz, 2.6.1)

« A la vérité », affirme Chauvineau, « la défensive à coups de canons que dirigeait le général Pétain à Verdun, c’est de l’offensive pure et simple […] Les notions d’offensive et de défensive, qui, jusqu’au XXe siècle s’opposaient l’une à l’autre, se pénètrent maintenant au point qu’il est parfois difficile de dire qui attaque et qui se défend » La dispute entre les deux camps des offensifs et des défensifs « est vaine et ils confondent le but avec les moyens » (pp.81,82) « On peut aussi être prudent et méthodique dans l’attaque et entreprenant et audacieux dans la défense » (Clausewitz, 2.5.4)

Chauvineau a beau dire que la défense aujourd’hui « veut dire mouvement et vitesse » et que « la rapidité plus grande de déplacement est caractéristique de la défense moderne », on peut lui rétorquer : à chacun son aujourd’hui ou sa guerre moderne. Car Clausewitz lui aussi parle de « l’art moderne de la guerre » (2.6.2), dont il suit le développement depuis le début, c’est à dire au moment de la Guerre de Trente Ans (1618-1648) et de la Guerre de Succession d’Espagne (1701-1714)

Le déploiement et la disposition de l’armée étaient l’un des points les plus importants de la bataille. Cela donnait au défenseur, en règle générale, un grand avantage, car il occupait déjà sa position et s’était déployé avant que l’attaque puisse commencer. « Dès que les troupes eurent acquis une plus grande capacité de manœuvre, cet avantage disparut, et la supériorité passa pour quelque temps à l’offensive. La défense chercha alors protection derrière les fleuves […] Elle reprit ainsi un avantage décisif et le conserva jusqu’à ce que l’assaillant ait acquis une mobilité et une habileté de manœuvre si développées, qu’il pouvait s’aventurer en terrain coupé (escarpé, durchschnittene Gegend) et pousser des attaques par colonnes séparées. » Ainsi l’attaquant put « se concentrer sur un petit nombre de points et percer la ligne sans profondeur » de l’ennemi.

« La supériorité passa de nouveau à l’attaque [c’était le temps où « ceux qui prônaient l’offensive étaient seuls dans le vrai » - Chauvineau, p.49 ] et la défense changea de système dans les dernières guerres en concentrant ses forces en larges masses, dont la plus grande part n’était pas déployée, et restait cachée si possible, en se bornant à occuper une position où elle était prête à agir en fonction des mesures prises par l’ennemi dès que celles-ci seraient assez visibles. »

Ainsi la défensive était devenue manœuvre. « Il faut avoir recours au mouvement, à la défense active, voire à des moyens offensifs. Certains corps servent de réserves ; de plus tel poste vole au secours de tel autre avec toutes ses troupes disponibles. Ce secours consiste soit à accourir réellement de l’arrière pour renforcer et ranimer la résistance passive, soit à attaquer l’ennemi de flanc, soit même à menacer sa retraite. »

« Les défenses qui passent pour les meilleures sont celles qui utilisent le plus de moyens actifs, voire offensifs […] Le général qui ne veut pas immobiliser ses troupes sur un dispositif très allongé pour y résister passivement est d’autant plus pressé d’atteindre son but,

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la protection de son pays, grâce à des mouvements rapides, bien préparés et bien exécutés […] pour arriver partout à temps, grâce à d’énergiques poussées. » (2.6.30)

Clausewitz estime peu probable que l’offensive trouve un jour une nouvelle méthode d’attaque. Et ce ne fut pas le cas en 1940, quand les Allemands, ayant acquis une mobilité et une habileté de manœuvre très développées, s’aventurèrent dans les Ardennes en colonnes séparées.

Chauvineau propose logiquement une défense éprouvée, telle que la préconise Clausewitz. Il écrit : Le Front continu [on sait maintenant ce qu’il veut dire par là] n’est, au fond, tenu que par des avant-postes capables de résister aux petites attaques. Contre les grosses, qui ont toujours brisé les résistances rigides, les vrais défenseurs de ce front sont en réserve en arrière. » Ce sont « les unités de choc, l’armée spéciale de réserve [qui, comme on l’a vu, comporte toutes les unités de chars] puis les divisions actives à fort encadrement et faible proportion de réservistes » (une vingtaine, motorisées) (p.207), qui peuvent « accourir en nombre et arriver à temps pour truffer la position de résistance » (p.50), et « se transformer en une masse offensive que les transports modernes orienteront rapidement du côté favorable » (p.208)

Mais Pétain et le Haut Commandement français étaient en retard d’une époque en persistant dans l’idée de « chercher protection derrière les fleuves », sans « avoir recours au mouvement, à la défense active, voire à des moyens offensifs », ni en ayant prévu une réserve stratégique, comme on le verra au Livre V. Et ce qui est le plus grave : par leur stratégie « méthodique », ils méconnaissaient le fait que « la vitesse est l’essence même de la guerre » En fait ils étaient en retard sur toute l’histoire militaire.

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LIVRE II

Le général Chauvineau

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CHAPITRE 4

Biographie

Fils d’un fonctionnaire de l’administration des finances, Narcisse, Alfred, Gabriel, Louis Chauvineau naît le 12 octobre 1874 à Loudun. Le jeune Louis étant un bon élève, son père demande une bourse pour lui, et le conseil de Loudun, « constatant l’insuffisance de fortune de M. Chauvineau », donne le 13 avril 1895 un avis favorable. Ainsi Louis entre en octobre de cette année-là à l’Ecole Polytechnique.

« La proportion de boursiers polytechniciens s’élève à 55% dans la décennie de 1891-1900. Ce furent de préférence des fils de fonctionnaires, employés des contributions. » (Serman, p.9)

Sous-lieutenant, il se prépare à la carrière de sapeur à l’école d’application de Fontainebleau, et en 1899, lieutenant, il rejoint le 6e régiment de génie à Angers.

En 1902 il est nommé instructeur à l’école militaire d’artillerie et du génie à Versailles, et en 1904, capitaine, il est professeur du cours de fortification. Après une affectation au 4e régiment de génie à Grenoble, il est en 1909 admis à l’Ecole Supérieure de Guerre, et il entre en 1911 à l’Etat-Major du 10e Corps d’Armée, et en octobre 1913 à celui du Gouvernement Militaire de Paris.

Le 1er octobre 1914 il rejoint l’Etat-Major du 33e Corps d’Armée, où il fait son service jusqu’en septembre 1917, d’abord sous les ordres du général d’Urbal, et ensuite des généraux Pétain, Fayolle, Nudant, de Riols de Fonclare et Leconte.

C’est ainsi qu’il participe à la première bataille d’Artois et à la « guerre des mines » jusqu’au 9 mai 1915 ; il est cité à l’ordre du Corps d’Armée le 21 mai 1915 pour sa direction du 1er bureau « avec un zèle inlassable et une précision tout à fait remarquable. »

Chef de bataillon en septembre 1915, il est dans la 2e bataille d’Artois, chargé de l’organisation du terrain conquis. Du 4 mars au 5 juin 1916, commandant le génie de la 77e division à Verdun (région Douaumont, Eix), il est décoré de la Légion d’Honneur le 24 avril, ayant « montré une bravoure, une énergie, une sûreté de jugement et un esprit de suite remarquable pour l’organisation des travaux défensifs et des communications », et le 26 mai il est cité à l’ordre du Quartier Général.

Ayant rejoint l’Etat-Major du Corps d’Armée en juin de cette année-là, il participe à la bataille de la Somme, ensuite à celle du Chemin des Dames et à la 2e bataille de l’Aisne. En août 1917, il est à nouveau cité à l’ordre du Corps d’Armée.

Le mois suivant, il est envoyé à Athènes pour faire partie de la mission militaire française auprès de l’armée hellénique. La situation est compliquée. Depuis octobre 1915, il existe un corps expéditionnaire français en Grèce, « l’Armée d’Orient ». Mais rien ne va plus. Une première offensive contre les Centrales a échoué. Le roi Constantin, marié à la sœur du Kaiser, est germanophile. Il dispose de l’appui de l’armée. Par contre, l’opinion publique, sous l’impulsion du Premier ministre Venizelos, est favorable à l’Entente. Quand celui-ci est limogé par le roi, les Français prennent les choses en main, en rétablissant Venizelos au pouvoir et en contraignant le roi à abdiquer (Pedroncini in Corvisier, T.3, p.188).

« Au moment du départ du roi et de sa Sophie » écrit Germaine Fuzée, l’épouse de Chauvineau, qui a rejoint son mari à Athènes, « beaucoup d’officiers constantiniens ont été destitués et envoyés dans les îles, où on les gardera jusqu’à la fin de la guerre. Il paraît malheureusement que ces officiers germanophiles représentaient l’élite de l’armée. Ils

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appartenaient à la classe plus riche, plus distinguée et plus instruite. Ceux qui les ont remplacés et qui ont obtenu des avancements extraordinaires sont purotins à côté d’eux. » (collection de la famille Chauvineau).

Chauvineau est donc là pour instruire ces « purotins ». Il est nommé directeur des cours du génie et chef du 4e bureau de l’Armée hellénique.

Après une nouvelle offensive de l’Entente, cette fois réussie, le premier armistice de la Grande Guerre est signé avec les Bulgares le 29 septembre 1918, et le mois suivant Chauvineau rentre en France. Ses services rendus lui méritent des décorations grecques, serbe, yougoslave et roumaine.

Dans le résumé des notes, obtenues du 2 août 1914 au 24 octobre 1919, apparaissent des qualifications comme « officier de grande valeur, organisateur de 1er ordre, pondéré de ses conseils, énergique dans l’action, très méthodique, très travailleur », « officier de choix », « officier des plus brillants et des plus complets. »

En août 1919 il est nommé professeur titulaire du cours de fortification à l’Ecole Supérieure de Guerre, où parmi ses élèves se trouvent Juin, de Lattre de Tassigny et de Gaulle, et là aussi il obtient des notes comme « très intelligent, vaste culture, beaucoup de finesse, vues larges et originales », ce qui dans l’armée n’était donc pas toujours considéré comme un défaut, « officier des plus brillants et des plus complets. »

Lieutenant-colonel en 1921, colonel en 1925, le général Dufieux, son supérieur, le juge « « Officier supérieur de rare valeur, extrêmement fin et cultivé, ayant des idées précises et originales » (encore !) « sur toutes les questions. Remarquable professeur, a rendu à l’école les meilleurs services et rédigé un cours très intéressant. A pousser. »

Après une note de 1926, « Remarquable officier, dont l’éloge n’est plus à faire – originalité de vues » (toujours !) « Officier des plus brillants et très complet qui mérite d’être poussé », il est promu Officier de la Légion d’Honneur et en 1927 affecté au 1er génie à Versailles, commandant de l’école militaire et d’application du génie et directeur du centre d’études tactiques du génie à Versailles.

En 1930, général de Brigade, commandant le génie de la 7e région à Besançon, général de Division en 1934 (à l’époque, le rang le plus élevé), cet « officier général de grande valeur, esprit fin et très cultivé » (Weygand, 1930), « officier général des plus distingués… haute compétence technique » (Hering, 1935) passe le 12 octobre 1936, à 62 ans, dans la 2e section du cadre de l’Etat-Major Général.

Son supérieur direct, le général Blanchard, qui a « très particulièrement apprécié sa très belle intelligence, son esprit chercheur et avisé », juge « regrettable de le voir partir en retraite, en pleine possession de ses moyens intellectuels et physiques », et recommande qu’il soit promu commandeur de la Légion d’Honneur, ce qui est fait deux mois plus tard. Il est aussi décoré de la croix de guerre.

Mais le ministre de la Guerre Daladier, tout comme son protégé Gamelin, seront bien fâchés quand ils prendront connaissance du livre de Chauvineau dans lequel leur action est sévèrement critiquée.

Rappelé le 2 septembre 1939, Chauvineau reprend du service à l’âge de 64 ans comme commandant le génie de la région de Paris. Il assure la direction générale des travaux d’une ligne de défense anti-chars, dont pourtant il n’a pas tracé le plan. Malgré les rigueurs de l’hiver, les travaux prévus sont presque complètement terminés à la fin du mois d’avril 1940. Paris étant déclarée ville ouverte, « la ligne Chauvineau » n’a servi à rien.

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Le 1er juillet 1940 il est démobilisé. Il meurt à l’âge de 94 ans à Baugé (Maine et Loire) le 8 mars 1969. Pour ses obsèques, il eut droit aux honneurs militaires dus à son rang.

Et pendant sa vie, il avait écrit « la seule étude importante parue entre 1936 et 1939 » (Dutailly in Corvisier, p.357).

Que ceux qui affirment que les idées de Chauvineau représentent celles du Haut Commandement veuillent bien m’indiquer quel membre du Conseil Supérieur de la Guerre, lequel des généraux cités plus haut, a jamais proposé d’ouvrir les hostilités par une offensive aérienne foudroyante.

Certes, il était un officier complet. Plus complet que les auteurs de ces notes élogieuses.

CHAPITRE 5

« Une invasion est-elle encore possible ? »

Sous ce titre parut en mars 1939 un livre écrit par le général Chauvineau, du cadre de réserve, préfacé par M. le Maréchal Pétain, éditions Berger-Levrault. Sur la bande orange figurait en grandes lettres noires : « La réponse à la question que tout le monde se pose ». Le prix en était 30 francs. Une deuxième édition, à quelques exceptions près identique, sortit un an plus tard, au début de 1940. La réponse du maréchal était « NON », celle du général était « OUI ». Quelques mois plus tard, les événements donnèrent raison à ce dernier.

Dans un compte-rendu publié dans la « Revue de l’infanterie » n°563 d’août 1939 (pp.407-418), le lieutenant-colonel V. écrit : « Originale, audacieuse même. L’œuvre vaut d’être attentivement considérée et longuement méditée par les fantassins. Les arguments développés sont si nombreux et d’une telle portée qu’il n’est guère possible, en quelques pages, de tirer de ce livre une analyse complète. » Et en effet, son analyse est fondamentalement incomplète.

Ce conseil n’a pas été suivi. Des dizaines d’auteurs, qui de toute évidence n’ont jamais eu le livre sous les yeux, ont publié des bêtises stupéfiantes au sujet de cette œuvre. Et ça continue toujours (voir chapitre 8 « Les ignorants »).

La préface a complètement occulté le contenu du livre, « que tout le monde cite, mais que personne n’a lu » (Bauer, 2-T.5, p.261).

« Cet ouvrage a été écrit, sauf quelques pages, entre 1930 et 1935 » explique l’auteur, le 8 juillet 1939, en réponse à la lettre de Gamelin du 26 juin 1939 (voir chapitre 8 « Les ignorants »).

Il faut, en lisant ce livre, ou mieux, en le considérant attentivement, ne pas oublier surtout qu’il a été écrit à l’époque où les événements, qui pour nous se situent depuis longtemps dans le passé, étaient pour l’auteur encore dans l’avenir.

Sa réponse à la question qui forme le titre de l’ouvrage est : « Oui, mais à condition que l’on parvienne à l’endormir [la France], (c’est malheureusement assez facile !). »

En fait, il jugeait que politiquement, économiquement et militairement, c’était justement le cas. C’est en termes voilés qu’il critique les deux premiers sujets, et surtout la politique étrangère de la France et de l’Angleterre, mais sur le troisième, il ne peut pas être plus explicite : rien ne va plus !

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Son livre est donc d’abord un cri d’alarme, un cri qui doit éveiller la France. Il est aussi destiné à rassurer les Français : les moyens pour empêcher une nouvelle invasion existent ! Il en propose donc pour que la France puisse éviter un nouveau conflit armé et pour que, si la guerre éclate quand même, elle puisse la gagner. Les moyens qu’il exige sont considérables. Aucun d’entre eux n’était mis en œuvre en 1939.

La doctrine de l’auteur a le mérite de la simplicité : il faut préparer le début d’une guerre et non la fin. Dans son livre, il « ne vise que le début d’une guerre et la préparation correspondante. » (p.119)

Or la guerre débutera forcément dans les airs. Comme appui à cette thèse il cite le général allemand von Seeckt, dont l’opinion personnelle, en 1929, était : « La guerre commencera par une mutuelle attaque des flottes aériennes […] Ce sont les forces aériennes opposées qui constituent les premiers objectifs, et c’est seulement après avoir acquis sur elles la supériorité que l’attaque se tournera vers d’autres buts. » Et Chauvineau d’approuver cette thèse : « Nous voici prévenus : l’attaque aérienne apparaîtra la première » (p.110).

L’avion étant une arme offensive, et prêt à décoller instantanément, il faut préparer une offensive aérienne, à déclencher dès les premières heures. Donc, « il est logique de sacrifier le maximum de moyens au danger aérien, et de laisser les armées de l’air jeter au début tout leur venin » (p.119). Les moyens financiers et le potentiel industriel ayant leurs limites - au moment où le livre fut écrit, on était en pleine politique d’économie du budget militaire et parmi les entrepreneurs régnait « l’esprit gagne-petit » (Duroselle, La décadence, p.220) – on ne peut pas préparer deux offensives à la fois. On doit donc rester au début dans la défensive sur terre, et l’effort pour l’aviation « se fera nécessairement au détriment des autres moyens de combat » (p.112).

Douhet ne dit pas autre chose et l’opinion de Rougeron est identique : « Sur les faibles crédits dont les armées et les marines pourront disposer après que les aviations auront été servies, il est à craindre qu’il leur faille consacrer une bonne part à se défendre contre l’avion » (G.d.E., p.140). Ce qui veut dire la formation d’« une D.C.A. dotée de matériels très puissants » (Chauvineau, p.115) parce que l’ennemi, de son côté « doit trouver la défense entièrement organisée et préparée à le recevoir. »(p.110) (voir chapitre 60)

Mais ce ne sont pas uniquement des raisons financières qui imposent cette stratégie. Dans sa lettre à Gamelin mentionnée plus haut, il répète ce qu’il a écrit dans son livre : « Je n’ai étudié que le début d’une guerre, sans anticiper sur sa forme ultérieure. Pour ce début de guerre, et pour lui seulement, j’ai préconisé la formule : Offensive aérienne, défensive terrestre (voir p.114 de son livre), formule qui semble impeccable, puisque le principe de l’économie des forces, qui s’applique au matériel comme aux hommes, a toujours refusé à la Stratégie le droit de poursuivre offensivement deux buts différents. » Et il rejette « la formule : Défensive aérienne, offensive terrestre » parce que « la défensive de l’avion est contraire à la technique de l’arme. »

Là il est en plein accord non seulement avec Douhet (p.23), mais aussi avec Clausewitz qui recommande « de n’avancer offensivement que contre ce point principal et de rester sur la défensive sur tous les autres » (3.8.9) – ce point principal, dans la guerre moderne, étant l’aviation ennemie. On ne peut pas gagner une guerre sans avoir au moins la supériorité, ou encore mieux la domination de l’air.

Et c’est bien là la base, l’essence même, de la stratégie de Chauvineau. Elle apparaît pour la première fois à la page 110 de son étude. C’est là, pour ainsi dire, « le point culminant » du livre. Celui qui ne l’a pas remarqué n’a pas compris l’ouvrage.

Personne ne l’a remarqué.

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Mais le rôle de l’aviation dans la guerre future était encore obscur en 1935. Les progrès, depuis 1918, étant considérables, Chauvineau juge qu’il sera de plus en plus important, mais l’expérience manque. Elle peut s’acquérir dans « nos offensives initiales » et peut permettre alors de voir comment « orienter nos efforts nationaux, ainsi que la conduite ultérieure de la guerre. Cette méthode prudente est conforme à la règle napoléonienne : on s’engage et on voit. » (p.119)

L’organisation de la lutte aérienne étant une des grandes préoccupations au début d’une guerre, il en est une autre qui consiste à créer une barrière qui nous protège contre les armées de terre adverses.

Dans son « Cours de fortification » de 1924, Chauvineau avait déjà inclus un plan pour la défense des frontières (voir chapitre 72). Dans son ouvrage, il y ajoute un plan pour la construction de petits fortins préfabriqués, rapides à construire en profondeur pour compléter la fortification permanente, avec champs de mines, fils barbelés, destructions, etc. (Guderian préconise une défense similaire, « Achtung Panzer ! », pp.199-200). C’est ce qu’il appelle – utilisant une expression malheureuse, mais généralement en usage – un « front continu » (voir chapitre 2).

Or, le « front continu n’est qu’une barrière en carton si l’indifférence s’est glissée dans le cerveau des défenseurs » (p.213). « La fortification est un moyen, non un but. Les armées françaises n’auront pas comme but de s’installer sur une position préparée d’avance. Elles en auront une autre, qui sera de gagner la guerre par les moyens que le général en chef prescrira. Le mouvement a toujours été et sera toujours l’un de ces moyens » (C. d. F., p.315).

Selon sa doctrine, conforme à celle de Clausewitz, il faut que se trouve derrière ce système de fortifications, une armée capable d’un « passage rapide et vigoureux à l’attaque » (Claus., 2.6.5).

Mais l’organisation de l’armée française, « dont la base est d’une vétusté inquiétante » (p.210), est jugée par l’auteur « aussi mal adaptée à l’attaque d’une grande armée qu’à la protection de notre territoire » (p.205)

C’est un constat terrible qu’il dresse ici. L’armée française est incapable d’attaquer et de se défendre. En d’autres termes, dans l’état actuel elle ne sert à rien et elle est nulle. Elle doit donc être réorganisée de fond en comble.

A cette fin, il faut créer, en plus de l’aviation :

1.- Une armée Spéciale Réserve de Couverture (SRC) qui « comprendra en particulier toutes les unités de chars » (p.105), « un outil offensif » et « en même temps un merveilleux moyen de défense » (p.150), prête à agir sans délai, c’est à dire maintenue en permanence sur pied de guerre », d’un grand intérêt « pour le pays qui médite de prendre prématurément l’offensive » (p.148)

L’armée SRC sera composée de 75.000 engagés pour quatre ou cinq ans. Car il désapprouve une armée de métier, qui « serait demain une armée de fonctionnaires » (p.149)

2.- 20 à 24 divisions de choc d’infanterie motorisée, composées de soldats d’active, non diluées par des réservistes, et aptes à l’offensive (p.159)

3.- Des unités entraînées au combat anti-chars. 4.- Pour l’attaque, « l’emploi de soldats choisis, agglomérés en unités de choc »,

comme celles des Allemands dès 1917 (p.206) 5.- La motorisation de l’artillerie, qui doit être très mobile (p.81) 6.- Un service militaire de deux ans avec entraînement intensif et sportif. 7.- La Nation armée (p.213)

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Tout cela, ajouté à la fortification qu’il préconise, constitue un bon et efficace « front continu ».

Concernant la tactique, il considère comme un « rêve », en unisson textuel avec Guderian qui lui aussi utilise ce mot (« Achtung Panzer ! », p.187), un raid de chars isolés, et il préconise la combinaison des armes (armes combinées) puisque « l’unité fait la force. »

Sa stratégie au début d’un conflit est donc synthétisée par les trois points suivants :

« 1. Organiser la lutte aérienne 2. Barrer la frontière 3. Essayer de pénétrer chez l’ennemi avec nos armées de terre pour y faire justement

ce que nous craignons qu’il vienne faire chez nous » (p.111) « Disposer d’une réserve solide et très mobile, c’est la base de la défensive au XXe

siècle » (p.155)

Pour une guerre à venir (qui en réalité se déroulera en Europe, principalement sur le front russe), il prévoit :

1 - une guerre longue, de masse et d’usure, 2 - une guerre industrielle, donc totale, 3.- des fronts de bataille « continus », c’est à dire incontournables, qui nécessitent… 4 - … des attaques de front, mais … 5 - … des fronts de manœuvre discontinus ; 6 - comme début des hostilités, « une attaque brusquée (qui) peut surgir par surprise

(…) à vive allure avec un fort appui de chars, sans s’encombrer de l’appareil classique, mais lourd et lent, de l’attaque d’artillerie » (pp.151,152) (voir chapitre 47, Kriegsspiel du 7/2/40 et Clausewitz, 2.5.4)

7 - A propos de Hitler, qui avait préparé une guerre courte, il annonce avec une prévoyance époustouflante : « qui prépare une guerre courte va au suicide » (p.59)

Dans les années trente, on s’inquiétait beaucoup de la guerre aérochimique, l’arme de destruction massive de l’époque étant le gaz. Et l’avion est l’unique arme pour laquelle il n’y a pas de barrières. Il peut pénétrer dans le ciel ennemi nonobstant la défense antiaérienne la plus puissante. L’unique moyen pour éviter une attaque aérochimique est la menace de rétorsion. L’ennemi doit savoir que nous sommes capables et déterminés de faire chez lui justement ce qu’il veut faire chez nous. C’est ce qu’on a appelé après la guerre « Mutual Assured Destruction (MAD) ».

Pendant quatre décennies les Américains et les Soviétiques, assis sur leurs armes nucléaires, ont ressemblé « à ces animaux de faïence qui se regardent férocement à l’entrée de certaines demeures », comme Chauvineau l’a prévu (p.119), chacun derrière son « front continu ». On a appelé cette situation « la guerre froide » et ce « front continu », selon une expression utilisée par Goebbels, « Der eisernen Vorhang », « le rideau de fer ».

Mais il n’y avait pas de guerre entre ces deux puissances.

On peut faire le reproche à l’auteur de ne pas avoir résumé au début du livre, dans une introduction, les bases de sa stratégie : offensive aérienne, défensive terrestre pendant les premiers jours.

En 1936, on ne pouvait pas prévoir que la guerre débuterait en 1939 à l’est, comme ce fut le cas. Tout le monde s’attendait à une guerre franco-allemande et les préparatifs que Chauvineau envisage sont destinés à ce cas de figure. L’auteur aurait mieux fait de placer le chapitre « L’avion » au début de l’ouvrage, même si dans l’ordre des chapitres retenu un lecteur attentif ne peut pas le manquer. Il est assez bref pour la bonne raison que la stratégie

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aérienne qu’il propose est nouvelle : on n’a pas d’expérience en la matière. Pendant la Grande Guerre, les avions étaient principalement en action au-dessus du front. Mais au cours de ce conflit, le bombardier stratégique et le zeppelin exécutèrent des bombardements à l’intérieur des pays adverses. Cependant ils furent insignifiants comparés à ceux de la guerre à venir. Le bombardier lourd à long rayon d’action ne fera son apparition qu’après (voir Livre VII)

Tout ce que Chauvineau pouvait donc conseiller était de construire des avions en priorité, et en cas de guerre suivre le mot de Napoléon : « On s’engage et on voit. »

Pour les dispositions à prendre sur terre, il pouvait puiser dans toute l’histoire militaire, au cours de laquelle on a toujours essayé de protéger ses flancs (voir chapitre 2). Avec des armées de masse, qui pouvaient occuper tout le théâtre des opérations, cela était devenu automatique. Ainsi consacre-t-il une partie de son œuvre aux événements de la Grande Guerre sur le front de l’ouest, qu’il analyse et dont il tire les leçons pour un conflit futur. C’était normal. Nombre de militaires, notamment dans les pays belligérants, l’avaient également fait.

Dès le moment où Hitler « décidait de revenir au système de la Nation armée » (Chauvineau, p.205), en instaurant le service militaire obligatoire en 1935, il était prévisible qu’une situation pareille à celle de la Grande Guerre survînt dans un conflit à venir.

Chauvineau s’y prépare. Désapprouvant « la défense absolue » du Haut Commandement et étant un adepte de la doctrine clausewitzienne « défensive – contre offensive », il peut noter « que les préoccupations défensives qui dominent la présente étude conduisent à une organisation militaire plus propre à l’offensive que celle adoptée en France en 1919 » (p.207). Tout en préparant la défensive, il prépare aussi l’offensive, les deux étant inséparables. « L’offensive et la défensive ne sont pas deux méthodes de guerre entre lesquelles on peut choisir. Ce sont deux modes d’action que l’on est obligé d’employer en même temps. » (Revue militaire française, jan./mars 1930, p.272). Clausewitz ne dit pas autre chose.

Ses conseils n’ont pas été suivis. C’est aux amateurs des « what ifs » de s’imaginer le déroulement des événements dans le cas contraire. Tout ce qu’on peut dire c’est : Autrement. Et le pire est difficilement imaginable.

CHAPITRE 6

Erreurs d’après-guerre

La quatrième partie du livre de Chauvineau est un réquisitoire sévère de l’action et de l’inaction des gouvernants successifs, et des décisions et indécisions du Haut Commandement français après la Grande Guerre. Il faut rappeler que son ouvrage fut achevé au début de 1936.

Après la guerre, on avait conclu : « nous venons de vaincre avec une énorme artillerie, un débit journalier de 300.000 obus et 3.000 ou 4.000 chars » Le remède, pour avoir raison du front continu, était donc : « offensive, artillerie, chars » (p.203). C’était mal comprendre que ce résultat, obtenu en quatre mois, avait été le fruit de quatre années d’usure, et que les Allemands n’avaient plus de réserves.

« En outre, le traité de Versailles venait de fabriquer une armée allemande tout exprès pour qu’elle soit facile à attaquer » (p.203). Le Haut Commandement adoptait donc une stratégie offensive. « Cependant nos gouvernants, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec

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les enseignements de la guerre, entretenaient dans le pays une mentalité défensive absolument opposée » (p.204). Au cours des années vingt, la stratégie offensive fut totalement abandonnée et remplacée par la défensive absolue. « Le pays, dans son ensemble […] s’est détourné, pour un temps, de l’ordre guerrier » (de Gaulle, F. d’E., p.59).

Mais avec l’avènement de Hitler et l’instauration par lui du service militaire obligatoire (1935), « nous avons reçu sans broncher le plus rude coup de l’après-guerre » (Chauvineau, p.205). Or ce fait n’a pas accédé au statut d’événement dans l’Histoire. « C’est à la fois une violation unilatérale du traité de Versailles, la proclamation officielle d’un réarmement intense qui se produisait depuis plusieurs années au vu et au su de tous et la sombre promesse d’une continuation des efforts militaires allemands bien au-delà de ce que pouvaient impliquer le désir de l’équilibre et la volonté de paix. François Poncet proteste avec énergie, et aurait voulu qu’on le rappelle à Paris. Laval n’ose pas aller jusque là. » (Duroselle, I, p.130)

Chauvineau, lui, constate : « Ce geste aurait dû nous ouvrir les yeux et nous prouver que les puissances victorieuses n’avaient qu’un mot à dire pour arrêter le führer dans sa marche ascendante. Mais d’abord ces puissances n’étaient pas unies et l’Angleterre était la moins « unie » de toutes. Ensuite les gouvernants comprennent les conséquences des événements avec le retard qui est naturel aux hommes » (p.205). Ce mot ne fut pas dit par crainte d’une guerre, et encore plus de l’opinion publique. Ils ne comprirent pas que cet événement « les obligerait tôt ou tard à modifier complètement leur orientation militaire et diplomatique » (p.205). Cela concernait aussi l’Angleterre, et même encore plus. (voir chapitre 15)

Il fallait donc désormais s’attendre à avoir une grande armée comme adversaire, or « notre organisation d’après-guerre, conçue pour faire face à une petite armée, est aussi mal adaptée à l’attaque d’une grande armée qu’à la protection de notre territoire. » (p.205) Car la défense était mal préparée, elle aussi.

« Dans le domaine de la fortification, nous avons attendu huit ans pour nous décider à organiser une faible partie de notre frontière » (p.206). Tournoux (p.9) parle de « l’abus des discussions d’ordre théorique avant de passer à l’action », et de Gaulle constate en général l’existence « de questions toujours à l’étude » (F. de E., p.58). « Puis nous avons construit, avec une hâte d’autant plus grande que nous avions hésité plus longtemps, des rocs imposants et solides auxquels, en regard d’une exécution remarquable, on peut reprocher quelques erreurs, non seulement dans la conception stratégique qui a défini leurs emplacements, mais aussi dans certaines conceptions techniques, inutilement grandiloquentes, masquant mal un rendement défectueux des crédits engagés ». La revue Soixante millions de consommateurs aurait dit : mauvais rapport qualité-prix… « Enfin, nous ne savions pas que, dès la fin de la concentration, une fortification de campagne très solide et de construction extra-rapide, serait en mesure d’assurer la « relève » de la fortification permanente, et que, dès lors, il suffisait de concevoir et de construire cette dernière pour une durée de résistance de quelques jours, sans oublier que son pouvoir d’intimidation est aussi important que sa solidité » (p.206) (voir chapitre 72). Mais il n’existait pas de règlement pour la fortification de campagne.

Troisième pierre d’achoppement : l’organisation de l’offensive. « L’organisation de l’offensive aurait exigé des soldats et des cadres subalternes de plus en plus instruits. Nous avons au contraire cédé paresseusement à la pression de l’opinion publique, diminué la durée du service militaire et pris des mesures qui ont rendu impossible une bonne formation des sous-officiers. En outre, nous n’avons pas compris que la puissance des armes défensives imposait depuis peu à l’attaque l’emploi de soldats choisis, agglomérés en unités de choc. (Les Allemands ont été obligés d’en venir là dès 1917) – les Stosztruppen - Pour avoir le

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nombre, nous avons dilué nos hommes de l’active dans un flot de réservistes et nous avons obtenu un liquide à peu près inoffensif. Comme conséquence, la valeur de nos divisions mobilisées est tombée au niveau de celle des divisions de réserve d’avant-guerre, dont la faiblesse est apparue si clairement en août 1914. L’idée seule de les faire attaquer, sans un ou deux mois d’« aguerrissement » préalable, heurte aujourd’hui le bon sens. » (pp.206-207) « Notre division moderne est un organisme défensif. Elle ne pourrait guère attaquer avec succès que des nègres » (p.145)

« Une organisation militaire qui s’applique à former des soldats interchangeables par une instruction uniforme et à noyer l’ardeur et la compétence des troupes actives dans la craintive circonspection du réserviste est devenue une erreur colossale qui affaiblit la défensive tout en détruisant totalement les possibilités offensives. […] Au XXe siècle, il faut des grandes unités qualifiées pour les actes difficiles, d’autres pour des actes faciles » (p.207) « Les valeureux attaquent, les prudents défendent » (Sun Tzu, V, 22) « La Landwehr (réserve) […] est nécessairement mieux adaptée à la défense qu’à l’attaque » (Clausewitz, 2.6.5)

« L’offensive requiert des soldats très instruits et fortement encadrés, deux conditions qui limitent leur nombre. » Or on a créé un « liquide plus abondant mais inoffensif, pas assez corrosif pour nous conduire offensivement à une victoire rapide. » Toutefois, au cas où l’on déclencherait une offensive, il faut « prendre, vis-à-vis d’un échec, les garanties nécessaires » afin de ne pas être obligé « de les improviser sous le feu, comme en 1914 » (p.208)

Voici un exemple de la façon dont les Allemands ont mis en pratique ce principe : la bataille de Kursk en 1943. Le groupe d’attaque Nord, sous les ordres du général Model, considéré comme un expert dans la bataille défensive, avait construit à l’avance une ligne de fortifications de campagne – la « ligne Hagen » – sur une distance de 30 à 80 kms à l’arrière du front. Après l’échec de leur offensive, les Allemands purent se replier sur cette ligne (incontournable), qui était si forte qu’elle arrêta la contre-offensive soviétique dans ce secteur.

« Nos fantassins et nos brevetés » - sous-entendu : le Haut Commandement – « sont les principaux responsables de cette orientation. […] Notre règlement sur l’organisation du terrain est en effet basé […] sur l’improvisation. […] Nous préférons faire improviser par des exécutants eux-mêmes improvisés une fortification qui rappelle celle de César » (p.208), ou, comme Beaufre l’exprime, « des huttes de branchages comme au temps de la forêt gauloise » (p.21).

« Cependant les militaires continuent à croire que pour organiser une position solide il faut toujours quatre à cinq mois, comme en 1915. Personne ne se doute qu’une nouvelle technique du béton changera demain toute la stratégie, non seulement en renforçant la solidité des fronts, mais en économisant des divisions au bénéfice des réserves mobiles, d’où la défense tire sa force.

Finalement, s’il s’agissait d’organiser la destruction des Français, au début d’une prochaine guerre, nous n’aurions pas fait mieux. » (p.209) – c’est moi qui souligne. Chauvineau parle ici des années 1918-1936 !

« Les enseignements de la guerre ne sont bien connus que cinquante ans plus tard - et encore ! […] Il n’est donc pas étonnant qu’en 1938 tout le monde soit encore dans la brume. » Dans le manuscrit original figurait probablement la date de 1935 ; mais trois ans plus tard, la brume ne s’est toujours pas dissipée. « Notre activité guerrière est, depuis quinze ans (c’est moi qui souligne), fébrile, coûteuse, sans grand rendement et nous jetons avec prodigalité les milliards dans un édifice dont la base est d’une vétusté inquiétante » (p.210)

Avant la publication de son livre, Chauvineau rajoute quelques pages.

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« On a vu nos journaux, nos grands chefs reconnaître que la fortification par l’Allemagne de sa frontière ouest était le prélude de notre impuissance à soutenir nos alliés de l’Europe orientale, ce qui équivaut à dire que nous ne pourrions rien contre le front continu allemand. » (p.210) Il faut donc réciproquer, et préparer « une bataille rigoureusement déterminée, dont le tracé est impérieusement fixé le long de notre seule frontière ouverte, et qui, si jamais elle a lieu, se déclenchera par surprise. Le problème est donc simple : il faut se ranger en bataille, non pas là où l’ennemi le voudra, mais là où ce sera avantageux pour notre armée, où nous aurons tout préparé pour accumuler les atouts dans notre jeu et le vide dans le jeu de l’autre, sans oublier que le plus important de ces atouts est la vitesse de notre mise en garde. » (p.211) Et il se demande « si les Allemands accepteront une bataille où ils se battraient à poitrine découverte contre des gens munis de boucliers excessivement résistants » (p.212)

Il est évident que Chauvineau rejette l’idée d’aller en Belgique et de se défendre là sur un front improvisé, mais qu’il conseille d’organiser une solide position sur la frontière belge (voir chapitre 72). Dans son cours de fortification il a exposé sa conception d’une telle organisation. Au chapitre Couverture de cet ouvrage, il a étudié les modalités pour la renforcer en grande vitesse. C’est qu’il s’attend à une surprise.

Après avoir démonté en règle toute l’action du Haut Commandement après la Grande Guerre jusqu’à la fin de 1938, il écrit, amicalement : « Il ne faudrait pas croire que nous faisons ici le procès de notre Etat-Major. Bien au contraire, nous désirons l’excuser en montrant que la guerre moderne lui pose des problèmes de plus en plus redoutables, par la complexité, la variété et le nombre des rouages dont il doit accorder l’action, et que ces problèmes exigent une réflexion de plus en plus longue. Mais, s’il réfléchit trop, l’ennemi, pendant ce temps, agira et, à cause de la rapidité que le moteur donne maintenant à ses déplacements, le bel ordre qui sortira du meilleur des 3e bureaux sera déjà caduc avant d’être parti » (p.211). Marc Bloch a effectivement constaté pendant la campagne que les officiers de ces bureaux « semblent, quelquefois, mépriser un peu trop des activités sans lesquelles cependant les plus belles flèches tracées sur la carte des opérations resteraient de vains signes » (p.130).

« Cette nouvelle source de difficultés pour notre Commandement » poursuit Chauvineau, « s’ajoute à une autre, fort ancienne, qui tient à ce que l’ennemi ne se conduit jamais comme il le faudrait. Il est naturel qu’il cherche à fausser tous les renseignements, à faire échouer tous les projets, à rendre vaines toutes les impulsions de son adversaire, et l’on conviendra, eu égard au calcul des possibilités, qu’il doit y réussir une fois sur deux » (pp.211-212). En d’autres termes : eh oui! c’est difficile la guerre moderne, mais le temps presse ; assez de réflexions, passons aux actes, s’il vous plaît !

On peut s’imaginer la tête de Gamelin quand il lut qu’il n’avait toujours pas compris la guerre moderne.

C’est alors que l’on se trouve devant une énigme : pourquoi, diable, Pétain a-t-il écrit la préface de ce livre ? Pétain qui fut, à partir de 1920, successivement :

*Vice-président du Conseil supérieur de la guerre en 1920, *Inspecteur général des armées en 1922, *Inspecteur de la défense aérienne du territoire en 1931, *Ministre de la Guerre en 1934,

- et qui était donc le premier responsable de cette « erreur colossale qui affaiblit la défensive tout en détruisant totalement les possibilités offensives »,

- qui a voulu ces « rocs inutilement grandiloquents, d’un rendement défectueux des crédits engagés »,

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- qui n’a pas tapé du poing sur la table et exigé la production d’une aviation et d’une DCA puissante,

- qui a « organisé la destruction des Français au début d’une prochaine guerre ». - et qui avait l’habitude d’écrire des préfaces d’une ou deux pages seulement, dont il

existe une trentaine.

Pourquoi cette préface longue et élogieuse pour un livre qui condamnait toute son action depuis la guerre ? Une action qu’il voulait occulter aussi vite que possible après la défaite. Dans ce but, il instaura dès le 2 août 1940 une « cour suprême de justice » qui devait siéger à Riom. Sa mission : condamner ceux « qui étaient responsables de la déclaration de guerre et de l’impréparation de la France ». L’instruction s’était interdit de remonter au-delà de juin 1936, et la presse eut la consigne de montrer que ce procès ne saurait être celui de l’Armée mais celui du Front Populaire. Le nom de Pétain ne pouvait être évoqué.

Or, dans la quatrième partie de son livre, on a vu comment Chauvineau condamne avec force toute la politique militaire et étrangère française. Il commence ainsi : « Qu’avons-nous fait en France depuis 1918 ? » Or le livre était achevé juste avant juin 1936 ! Il était donc interdit de l’évoquer à l’audience. Surtout parce que Pétain y faisait piètre figure en raison de son affirmation selon laquelle « l’armée issue de la nation est parfaitement apte à s’opposer partout aux incursions terrestres de l’ennemi » (p.VIII). La critique de Chauvineau s’adresse aussi aux politiques, notamment à l’inaction du gouvernement à l’occasion de l’instauration du service militaire obligatoire par Hitler en 1935. Il le fait en termes mesurés, sans citer de noms. Mais Laval était aux Affaires étrangères et Morin, un fidèle de Pétain, au ministère de la guerre. Le président du conseil était Flandin, qui le 1er octobre 1938 envoyait des télégrammes de félicitations à Hitler et Mussolini pour les résultats de « Munich », et qui sera pour une brève période ministre de Pétain. Ainsi Chauvineau les rend directement responsables de la deuxième guerre mondiale, tout comme d’ailleurs les politiciens britanniques. On verra leur imbécillité au Livre IV : « Les Alliés – Les préliminaires ».

Dans cette préface du livre de Chauvineau, Pétain déforme complètement les propos de l’auteur, à un degré tel qu’on se demande s’il a vraiment lu l’ouvrage dans sa totalité, et s’il l’a compris.

Pourquoi ?

CHAPITRE 7

Une étrange préface

Pétain est mort. L’énigme reste entière. On ne peut qu’avancer des suppositions.

« C’est en avril 1936 que le général Chauvineau remet au Maréchal la minute de cette étude (conçue sans doute en 1935). Le Maréchal demande à son chef d’état-major de lui faire connaître son avis après lecture » écrit Conquet (p.88)

Nous savons que l’étude fut conçue entre 1930 et 1936, et à ce moment-là, Conquet était lui-même ce chef d’état-major. Il n’aimait pas l’œuvre de Chauvineau et « il lui sembla donc inopportun que le Maréchal lui donnât un éclat supplémentaire en la préfaçant. Le Maréchal approuva et le document fut rangé dans un tiroir. Plusieurs mois plus tard, le général Chauvineau étant venu aux nouvelles, le chef d’état-major (toujours Conquet) rappela l’affaire au Maréchal, qui conclut « qu’il fallait donc transmettre à l’Etat-Major de l’Armée

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pour avis (comme c’était la règle) […] La consigne fut donnée à un intérimaire. Mais les collaborateurs les plus immédiats du Maréchal ayant été changés, on ne saurait dire ici si elle a été écoutée. » (p.89). L’un de ces collaborateurs n’était autre que Conquet lui-même. Il fut remplacé par Vauthier, qui écrivit à Chauvineau le 8 janvier 1938 (erronément daté de 1937) que Pétain avait signé la préface le 8 janvier 1938 à 16h (voir fac-similé de la lettre et de la dernière page de la préface). Cette préface fut donc écrite en 1937. Le contrat avec l’éditeur ne fut signé que le 26 décembre 1938. La cause du retard est inconnue.

Pétain a-t-il dans cette préface du livre de Chauvineau, voulu condamner un écrit de de Gaulle publié en 1934, « Vers l’Armée de métier » ? Peut-on croire qu’il ait attentivement considéré et longuement médité le livre de Chauvineau ?

Cela semble hautement improbable.

Mais s’il a voulu, par cette préface, détourner l’attention, faire en sorte que tout le monde se contente de lire uniquement les mots du maréchal, ou tout au plus, en feuilletant les 215 pages du livre, ramasser ici et là quelques phrases et le critiquer quand même ; s’il a eu l’intention, tout en couvrant le général Chauvineau d’éloges, de faire croire que celui-ci exprime exactement ses propres idées, et que la préface est un résumé du livre ; s’il a voulu faire de Chauvineau l’anti-de Gaulle.

Alors il a réussi au-delà de toute espérance.

Je ne connais aucun commentateur qui ne soit tombé dans ce piège.

C’est l’auteur de la préface qui a été le premier à falsifier les propos de Chauvineau. Des dizaines d’auteurs ont fait de même et continuent de le faire jusqu’à nos jours (voir chapitre 8 « Les ignorants »). Le spectre du maréchal plane toujours sur le livre.

Lisons maintenant ce que Pétain écrit : « L’auteur a limité le sujet de son ouvrage aux opérations terrestres du début d’un conflit (p.VI) […] Les précautions défensives sur mer et en l’air n’ont pas été étudiées par l’auteur (p.XVIII) ». C’est un mensonge flagrant, comme on l’a vu. « Une des trois grandes préoccupations au début d’une guerre est : Organiser la lutte aérienne (p.111) » écrit Chauvineau. L’aviation doit prendre l’offensive dès les premières heures. Une aviation et une DCA puissante sont « à la mobilisation, l’un des objets les plus urgents » ; leur construction en temps de paix doit avoir la priorité sur toutes les autres armes. L’aviation doit bombarder les arrières de l’ennemi, leurs colonnes, coopérer avec l’armée de terre, etc. (voir chapitre 60). Voilà justement la doctrine de Chauvineau : gagner dès le début des hostilités la supériorité dans les airs par une offensive aérienne foudroyante.

« Un court chapitre est consacré à l’aviation » (p.XVIII) écrit le vieux Maréchal. S’il a vraiment lu l’ouvrage, soit il ment, soit ce fut pendant un de ses moments d’absence. Quant à la Marine, Chauvineau expose en quelques lignes, en passant, sa vision de la guerre aéronavale à venir, qui s’avèrera pertinente (voir chapitre 70)

Contrairement à ce qu’écrit Pétain - « La France doit éviter de débuter par une offensive stratégique » (p.VII) – Chauvineau n’exclut pas ce cas de figure, la troisième des « grandes préoccupations au début d’une guerre » étant : « Essayer de pénétrer chez l’ennemi avec nos armées de terre » (p.111). Mais Pétain se résigne en poursuivant : « l’outil militaire, l’armée issue de la nation, ne le permet pas ». Et il en reste là. C’est justement contre cette situation que Chauvineau s’élève. Il envisage une réorganisation de fond en comble de l’armée, qui doit en faire un outil offensif, notamment par la création de 20 à 24 divisions de choc - dont Pétain ne parle pas - ainsi que de l’Armée SRC. Et c’est au sujet de cette armée que Pétain dérape vraiment. Il la compare à « la conception récemment préconisée d’une armée de métier » faisant allusion à de Gaulle sans le nommer.

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Les deux armées s’opposent par leurs buts, leur composition, leur recrutement, écrit-il (p.XII). « Les deux idées sont très différentes. L’armée de métier est surtout un instrument offensif », tandis que l’armée SRC est « au contraire destinée à colmater une brèche ou à contre-attaquer dans le flanc d’une offensive ennemie. » Pour ce qui concerne le recrutement, c’est vrai ; pour le reste, c’est faux.

Le but des deux armées est le même : être prêtes à tout moment pour protéger la couverture. Action défensive donc, mais aussi action offensive. L’armée SRC est un « outil offensif » (Chauvineau, p.150) ; elle n’est pas uniquement destinée à colmater ou à contre-attaquer. Ceci est contraire à la doctrine de Chauvineau. Cette armée est aussi destinée à une attaque brusquée de la première heure. Mais Pétain ne le dit pas.

On ne peut pas dire non plus que la composition de l’une et de l’autre soit différente. Chez de Gaulle elle est très détaillée, tandis que Chauvineau se limite à indiquer que son armée sera très rapide, motorisée, pourvue d’« armes offensives, souples, mobiles, d’une mise en action et d’une efficacité presque instantanées » L’artillerie est « peu indiquée pour une offensive de la première heure » - il insiste d’ailleurs sur la motorisation de cette arme, qui doit « être nombreuse et très mobile » (p.81) – mais le char est « aussi bien adapté que possible aux conditions d’une offensive brusquée en face d’une couverture faible par définition. » (p.149)

Par conséquent, son armée « comprendra en particulier toutes les unités de chars » (p.105) (c’est moi qui souligne), dont le « grand nombre est une inéluctable condition de succès » (p.93)

On est donc loin de la thèse de Pétain, qui veut des « réserves partielles réparties en arrière de la ligne continue » (p.VIII)

Mais que dit le Maréchal ?

« Les troupes de réserve de couverture du général Chauvineau […] sont motorisées, tout en comprenant quelques chars cuirassés » (p.XIII).

Dans ce contexte, la note 43 de Conquet (L’énigme des blindés, p.91) est intéressante. « Au sujet de l’incidente "tout en comprenant quelques chars cuirassés", il saute aux yeux d’après la typographie de l’ouvrage page XIII qu’il y a eu initialement à la 11e ligne de cette page autre chose que ce texte, peut-être les mots "quelques unités de chars cuirassés" ou "tous autres". On pourrait se demander de quelle correction contrôlée ou non par le Maréchal, il a pu s’agir. » Or l’original, signé par Pétain le 8 janvier 1938, ne présente rien de la sorte.

De la part de Conquet, voici une tentative bien naïve de dédouaner son ancien chef d’une falsification notoire. Il doit très bien savoir que Chauvineau a précisé : « toutes les unités de chars. »

Une autre contrevérité figure à la page XX, là où Pétain affirme : « Le système préconisé cadre […] parfaitement avec les travaux qui ont été construits aux frontières de la France. » On verra que Chauviveau, conformément aux thèses de Clausewitz, condamne « la conception stratégique » de la ligne Maginot, et que ses idées sur la défense des frontières étaient bien différentes de celles du Maréchal (voir chapitre 72)

Pétain présente ensuite certains « éléments d’une doctrine de guerre » qui, en ce qui concerne l’armée de terre, concorde parfaitement à une exception près avec celle du haut commandement en 1939, mais pas du tout avec celle de Chauvineau. Cette exception est bien amusante. Un de ses « éléments d’une doctrine de guerre » est : « la couverture doit être renforcée sur le champ de bataille choisi, préparé et partiellement occupé dès le temps de paix (p.XV) […] Chauvineau s’élève justement […] contre l’idée d’opposer une défense

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improvisée à une attaque méthodiquement préparée. » (p.XVIII). Ainsi Pétain condamne-t-il déjà en 1937 le plan D, avec le même argument et presque les mêmes mots que l’auteur, le plan qui était en vigueur au moment de la parution de la 2e édition du livre en mars 1940 et qui sera exécuté deux mois plus tard, envisageant de monter une défense improvisée en Belgique. « Mettre en face d’une offensive préparée une défense improvisée, c’est aller au-devant de catastrophes » (Chauvineau, p.64) . Remarquons que Chauvineau n’utilise pas le terme « méthodiquement ».

Tout en admettant que l’armée française est inapte à l’offensive stratégique, Pétain écrit, dans un accès d’optimisme totalement injustifié, qu’elle « est parfaitement apte à s’opposer partout aux incursions terrestres de l’ennemi, à couvrir la mobilisation et la concentration de l’armée et à donner au pays le temps de surmonter cette terrible crise qui accompagne le passage de l’état de paix à l’état de guerre » (p.VIII) « et d’une manière générale au passage de l’économie de paix à l’économie de guerre » (p.XII)

Il ne parle pas d’incursions aériennes ; or nous avons vu que Chauvineau est d’une opinion absolument contraire ; en septembre 1939 la mobilisation et la concentration de l’armée française furent couvertes par l’armée polonaise. Quant au passage de l’économie de paix à l’économie de guerre, cela peut prendre bien du temps et est contraire aux propositions de Chauvineau qui, lui, veut préparer le début de la guerre en temps de paix, afin qu’on puisse ouvrir les hostilités avec une offensive aérienne puissante.

Curieusement, dans cette doctrine Pétain inclut aussi un exposé sur le rôle de l’aviation, qui concorde en général avec les idées de Chauvineau. C’est l’unique partie de la préface où il a raison. Mais il omet soigneusement d’insister sur la priorité de la construction d’avions et de DCA sur toutes les autres armes, comme le fait Chauvineau. Or, quand il avait le pouvoir de mettre ces idées en pratique, il a gaspillé beaucoup d’argent dans une fortification trop lourde, trop coûteuse et inefficace, et il n’a rien fait pour développer une industrie aéronautique ni une DCA puissante.

Les mots ne furent pas suivis d’actes.

Tout ce qui ressemble de près ou de loin à des mesures offensives chez Chauvineau a été soigneusement laissé de côté par Pétain, qui n’hésite pas à écrire ce mensonge notoire : « il n’envisage que la défensive » (p.XX 20). En psychanalyse on appelle cela « projection » Puisque c’est justement lui qui se contente seulement de parer les coups, sans les rendre. Il ne dit rien de la transformation de l’armée en une masse offensive, non seulement capable de rendre les coups mais pouvant les donner en premier, ce qui a été voulu par Chauvineau.

C’est là que se situe l’opposition fondamentale entre les deux hommes. D’une part la doctrine de Clausewitz chez Chauvineau : parade et riposte immédiate, coup et contre-coup ; d’autre part chez Pétain : parade d’abord et (beaucoup) plus tard, offensive. Là se trouve l’anti-thèse la plus flagrante entre les doctrines du Général et du Maréchal : le premier « inclut dans son concept de défense dès le début un passage rapide et vigoureux à l’attaque » (Clausewitz, 3.6.5) et il veut créer les moyens de le faire ; le deuxième se contente d’endurer passivement, pour une période indéterminée, ce qui est « la défense absolue » selon Clausewitz. La guerre ne serait alors menée que d’un seul côté. Ce fut la septième erreur du haut Commandement (voir chapitre 33).

Sur deux colonnes à la une de L’œuvre datée du 4 août 1939, Pétain persiste et signe sous le titre « L’Armée de la République » : « Première partie du programme ? dit le maréchal Pétain, Ne pas être battu ! » L’article, qui occupe aussi deux colonnes en page 4, est une copie de la préface du livre de Chauvineau (pp. XVII-XIX) jusqu’à « ne pas être

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battu.» Un compte rendu en est fait le lendemain dans le journal allemand « Neue Wiener Tageblatt », et reproduit le 18 août dans « Deutsche Wehr », n°33.

En mars 1937, dans « Wehrgedanken des Auslandes » (12e année, n°3), on trouve un autre exemple prouvant que les mots du Maréchal ne furent pas entendus sans émotion par la presse militaire allemande.

Deux ans auparavant, Pétain avait prononcé un discours pour l’inauguration du monument aux morts de Capoulet-et-Junac, dans l’Ariège, une commune de 208 habitants ; celui-ci fut publié le 1er décembre 1935 dans son intégralité dans la Revue d’infanterie, 44ème année, n°519, pp.929-934. En apprenant que le monument était l’œuvre du « grand Bourdelle », Pétain avait décidé de venir pour « proclamer au fond d’une humble vallée pyrénéenne [son] admiration pour le paysan français. » Il décrit la vie du paysan en détail, mais parle aussi du paysan-soldat, et c’est cette partie du discours que publie, dans une traduction correcte, la revue allemande.

Voici donc l’original :

L’obstination dans l’effort quotidien, la résistance physique, une prudence faite de prévisions à longue échéance et de décisions lentement mûries, la confiance raisonnée, le goût d’une vie rude et simple, telles sont les vertus dominantes de nos campagnards. Ces vertus qui soutiennent la nation aux heures de crise sont aussi celles qui font le vrai soldat.

Car dans cette fusion intime des origines, des caractères, des individus qu’est une troupe, l’homme de la terre apporte un élément d’une valeur inappréciable : la solidité. Ceux qui ont eu l’honneur de le commander savent ce qu’on peut attendre de lui. Insensible aux excitations pernicieuses, il accomplit son devoir militaire avec la même assurance tranquille que son devoir terrien. Il apprend méthodiquement et n’oublie pas ce qu’il a appris. Aimé de ses supérieurs, respecté de ses camarades, il suit son chef sans discuter et donne à ce chef la volonté d’entreprendre. Pendant la guerre, le citadin, plus instruit en général, a fourni les cadres. Plus technicien, l’ouvrier a alimenté la main d’œuvre indispensable aux usines. Le paysan s’est battu dans le rang, avec le sentiment profondément ancré en lui qu’il défendait sa terre. Les plus terribles épreuves n’ont pas entamé sa foi. Tant que l’ennemi a foulé le sol français, il a gardé la farouche résolution de le battre.

Aux heures les plus sombres – je tiens à le rappeler devant ce monument – c’est le regard paisible et décidé du paysan français qui a soutenu ma confiance. »

Tout comme la revue allemande, je m’abstiens de tout commentaire.

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CHAPITRE 8

La notoriété du livre de Chauvineau

À cause de la préface de Pétain, le livre a été l’objet d’une très grande attention. Il l’est encore.

Un certain nombre d’auteurs ont uniquement mentionné son existence, ou la préface. Ce sont, par ordre alphabétique:

Philippe Alméras (pp. 134, 141), Nicolas Atkin (p. 43), Ed. Bauer (Histoire controversée, t. 5, pp. 260-261), Benoist-Méchin (t. 1, p. 47 et t. 3, p. 265), Pierre Bourget (pp. 136-137), James de Coquet (pp. 46,47), Charles de Gaulle (Mémoires de guerre, p. 15), Jean-Baptiste Duroselle (La Décadence, p. 22), Marc Ferro (Pétain, pp. 374, 380), Claude Fohlen (p. 183), Jacques Le Groignec (Le Maréchal et la France, pp. 12, 156, 157, 367, et Pétain et de Gaulle, pp. 97, 116), Philippe Masson (Histoire de l’armée française, p. 141 et Une guerre totale, p. 138), Guy Pedroncini (p. 151), Pertinax (pp. 26, 327), Jean Plumyène (p. 77), Éric Roussel (p. 74), André Schwab (p. 13), Pierre Tissier (pp. 107, 115, 179). Judith M. Hugues mentionne aussi l’article de Chauvineau dans la Revue militaire française de février 1930, sans commentaire (p. 198, 213). Peut-être la liste est-elle incomplète.

Il est à noter que chez Pedroncini Chauvineau ne figure pas dans l’index. La préface est mentionnée uniquement dans la note 2, de quatre lignes (p. 451). A-t-il vu l’énigme?

D’autres l’ont critiqué.

Or, Chauvineau a écrit son œuvre au début des années 30, quand il commandait le génie de la 7e région à Besançon. Il l’a actualisée au cours des années 30. A cette époque-là, régnait la croyance selon laquelle la ligne Maginot pourrait empêcher une nouvelle invasion. Mais seulement le fait qu’il se soit posé la question, qui est le titre de son œuvre, dans cette ambiance illusoire, indique qu’il était bien au courant des erreurs commises après la Grande Guerre, et de la faiblesse de l’armée et de l’aviation notamment, ce qu’il signale impitoyablement dans la quatrième et dernière partie de son œuvre. Après avoir lu cette partie, la réponse à son interrogation ne pouvait être que oui.

Son livre est donc un avertissement. Mais il fournit aussi les moyens de remédier à toutes les défaillances. Quand il envoya le manuscrit à Pétain, comme c’était d’usage à l’époque, il s’attendait probablement à l’une de ces brèves préfaces, dont Pétain avait déjà écrit une trentaine. Or dans cette préface exceptionnellement longue, flatteuse mais falsifiée il contredit Chauvineau, notamment en affirmant: «L’armée, issue de la nation, est parfaitement apte à s’opposer partout aux incursions terrestres de l’ennemi» (p. VIII), alors que Chauvineau estime que «notre organisation d’après guerre […] est […] mal adaptée […] à la protection de notre territoire» (p. 205). Après la défaite, on a attribué les mots du Maréchal au Général, et au lieu de lire le livre comme un avertissement, on l’a lu, pourvu qu’on l’ait lu, comme une prédiction. Ainsi la réponse à la question devenait dans le livre intérieur du futur lecteur non, contrairement à ce que l’auteur de l’œuvre avait écrit. A ce moment-là, il pouvait difficilement deviner la lecture future. Mais après la défaite il avait le droit de dire: Je l’avais bien prévu!

Le premier qui a sévèrement critiqué le livre de Chauvineau fut Marc Bloch. Son article «A propos d’un livre trop peu connu» fut publié dans les Cahiers politiques d’avril 1944, pp. 22-24, et fut réédité en 1990, avec une orthographe légèrement différente, comme annexe à L’Étrange défaite (pp. 246-253). Comme lui, j’ai en main la deuxième édition. Un

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demi-siècle après la guerre, je peux le lire à tête reposée dans un quartier tranquille de Paris, où rien ne se passe. Il n’y a plus d’ennemis en uniforme allemand sous mes fenêtres.

Mais dans quelles autres conditions Marc Bloch l’avait-il lu! L’auteur de la préface était devenu le collabo du pire criminel que le monde ait jamais connu. Il lui avait serré la main. Sa police et sa milice faisaient la sale besogne de l’occupant: rafler les Juifs, traquer ceux qui avaient le courage de résister activement à l’ennemi. Parmi eux se trouvait Marc Bloch. Il était donc en danger de mort permanent. Une voiture qui s’arrêtait, des portes qui claquaient, cela pouvait signifier arrestation, torture, camp d’extermination, mort. Les compagnies allemandes marchaient dans les rues en chantant.

Comment peut-on écrire des phrases dignes parmi les Heils des barbares?

Celui qui n’a pas vécu d’occupation ennemie ne peut s’imaginer la haine de l’occupant et surtout de ses collabos, qui étaient des traîtres, que l’on sentait à l’époque. On évitait tout contact avec les ennemis et leurs supplétifs, on n’allait plus au cinéma parce que c’était de la propagande boche, on n’allait plus au concert parce que là on était au milieu du Feldgrau (les uniformes allemands) — moi, je pouvais aller aux concerts organisés pour les écoliers — sauf au théâtre, on était «entre nous». On se frottait les mains quand on écoutait des centaines de bombardiers survoler La Haye en route pour Brême ou Hambourg, tout en sachant que là beaucoup d’ennemis allaient périr. J’ai vu avec le plus grand plaisir quelques soldats se noyer dans un grand lac près de Gouda. Donc, je comprends très bien qu’un livre comportant une préface élogieuse rédigée par celui qui était devenu un traître à sa patrie, qui était son ennemi personnel et qu’il combattait au péril de sa vie, produisit sur Marc Bloch l’effet d’un chiffon rouge sur un taureau. Il était parfaitement normal qu’il soupçonnât le vieillard, et pour cause, des pires turpitudes. Tout ce que ce dernier avait écrit était suspect, et tout naturellement il fit rejaillir l’opinion qu’il avait de Pétain sur l’auteur du livre. Je me dois de fournir cette explication au sujet d’un homme qui fut un exemple de courage et d’amour de la patrie. Constater qu’en écrivant cet article il s’est trompé n’entache nullement son honneur. On sait maintenant que l’ouvrage de Chauvineau n’a pas été inspiré par Pétain, qui a laissé le manuscrit dans ses tiroirs pendant plus d’un an. La raison pour laquelle il a finalement rédigé cette préface est une énigme. On a vu qu’il a trahi les idées de l’auteur et que son «adhésion discrète mais certaine» est hypocrite. Les idées de Chauvineau ne sont ni celles du Maréchal, ni «l’état d’esprit du haut commandement» (Marc Bloch, p. 246 et Dutailly dans Corvisier, p. 357), loin de là. Il n’exprima pas «la pensée profonde» du Maréchal», comme Marc Bloch le pense (p. 247), tout au contraire. L’unique contact connu entre les deux hommes eut lieu au moment où Pétain commandait le 33e corps, du 24 octobre 1914 au 21 juin 1915, lorsque Chauvineau était capitaine.

Naturellement Marc Bloch a lu le livre avec un préjugé, tout à fait compréhensible. «Avant même de l’ouvrir, la seule indication de son titre ou le moindre regard sur sa couverture suffisent à susciter, chez l’homme cultivé et curieux, une série d’images et d’impressions qui ne demandent qu’à se transformer en une première opinion», écrit Bayard (p. 28), en l’occurrence une première opinion négative de Marc Bloch. Peu versé dans l’art de la guerre, il n’a pas vu que les louanges adressées à Chauvineau par Pétain étaient un leurre, et que la stratégie des deux hommes était diamétralement opposée l’une à l’autre.

En fait, ce que Marc Bloch recherchait c’était la preuve qu’il y avait déjà avant la guerre un complot pour porter Pétain au pouvoir. Effectivement il y eut le complot de la «Cagoule», une tentative — avortée —de coup d’État ayant pour but l’instauration d’une dictature de droite. A ce moment-là se trouvait à l’état-major personnel de Pétain un officier qui fut suspecté d’avoir eu connaissance de l’affaire, voire d’y être impliqué. Pétain était-il au courant? On ne le sait pas. Mais la suspicion de Marc Bloch n’était pas infondée. Seulement

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Chauvineau n’y était pour rien, et, comme on l’a vu, son livre n’était pas exactement destiné à «exalter le rôle de Pétain».

Or, au sujet de Verdun, Chauvineau approuve la demande de Pétain de lui envoyer toute l’artillerie possible, le centre de gravité étant là, car on pouvait y tuer le maximum d’Allemands, qui étaient à découvert. Et il désapprouve le refus de Joffre, qui voulait utiliser cette artillerie pour une de ces offensives meurtrières qu’il condamne. Il fait d’ailleurs le même reproche à Foch, à savoir que ces généraux n’ont pas compris que ces offensives, coûteuses et infructueuses, étaient une faute. Qui le contredira encore? Mais il approuve totalement la direction de la bataille de la Marne par Joffre, gagnée grâce à celui-ci (pp. 18-21), ainsi que l’action de Foch, qui, en 1918 «se décida à foncer sur ces poches, qui […] allaient donner à la destruction des réserves allemandes une rapidité décisive» (p. 42).

Or, que le feu tue est une vérité de La Pallice. C’est à cause de cela que Chauvineau veut protéger les poitrines des soldats par le béton, là où il est possible et souhaitable, et non «sur n’importe quelle ligne du territoire».

Chauvineau ne dit nullement que la tactique tue la stratégie en général, mais qu’elle change la stratégie d’autrefois. Et on ne peut pas accuser de «mépris hautain en ce qui touche l’offensive» quelqu’un qui veut commencer les hostilités par une offensive aérienne puissante, et qui préconise une armée blindée et une infanterie motorisée d’une capacité offensive.

Résumer le chapitre «Le char» par «Quant aux chars, qui devaient (imparfait!) nous ramener aux guerres courtes, leur faillite est éclatante» (p. 131), une citation hors contexte, qui ne figure pas dans ce chapitre mais là où l’auteur évoque la Grande Guerre, est une erreur. Dans cette guerre apparurent les 32 premiers tanks (britanniques) sur le champ de bataille le 15 septembre 1916 (Guderian, Achtung, Panzer!, p. 47), et elle dura encore plus de deux ans.

Or, voici tout ce que dit Chauvineau : on a vu pendant la Grande Guerre que le char était incapable de nous ramener aux guerres courtes. Et la Deuxième Guerre mondiale lui a donné raison. Nonobstant les dizaines de milliers de chars en action, elle a duré six ans. Probablement cette citation choisie par Marc Bloch s’explique-t-elle par son expérience personnelle, alors qu’il se trouvait en plein milieu du désastre et qu’il a vu la France s’effondrer en six semaines. Mais là il s’agissait d’une campagne, non d’une guerre.

En réalité, dans son ouvrage Chauvineau démontre aussi bien la force du char dans l’attaque et la contre-attaque que ses faiblesses. Sa démonstration est pertinente. Il insiste aussi sur «l’influence considérable sur les futurs conflits» de l’avion et il préconise comme première préoccupation l’organisation de la lutte aérienne. On ne peut pas dire qu’il dénie «toute valeur à l’avion et surtout aux chars». Quant à ses prédictions sur l’avenir de l’aviation, Marc Bloch affirme que Chauvineau « voit déjà le ciel vide d’avions de combat » (p.248) alors que Chauvineau repousse cette perspective « dans un siècle » (p.117). Je ne serai plus là pour le contrôler, mais les signes avant-coureurs sont déjà présents. Des flottes de milliers de bombardiers lourds n’existent plus.

L’œuvre de Chauvineau n’est pas un livre qu’on parcourt ou qu’on lit en une seule fois. Il faut l’étudier. La connaissance de Clausewitz et de Douhet notamment est indispensable pour comprendre sa stratégie, qui — il est utile de le rappeler — vaut seulement pour les premiers jours d’un conflit. Et il y a lieu de supposer que Marc Bloch n’a pas lu le livre dans sa totalité. Il écrit, page 250 : «On le [Chauvineau] voit esquisser dans une dernière partie de son ouvrage (page 168 à la fin) un véritable plan de politique étrangère». Or le chapitre «Diplomatie», pp.168-200, n’est pas la dernière partie. Ce n’est pas la fin. Il est suivi

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d’une «quatrième partie», qui est la dernière, «Erreurs d’après-guerre et conclusions», pp. 201-215. Et cette partie conclut comme suit: Nous avons maintenant à répondre à la question, qui forme le titre de cet ouvrage: «Une invasion de la France est-elle encore possible?» Oui.

On s’imagine mal, après avoir lu cette phrase, comment on peut écrire : «La réponse, comme on pouvait s’y attendre d’après le libellé de la question, était négative» (p. 246). C’est d’autant plus étonnant que — comme on l’a vu — Chauvineau a justement concentré dans cette partie sa plus sévère critique de l’état de l’armée française, en écrivant notamment que son organisation «est aussi mal adaptée à l’attaque d’une grande armée qu’à la protection de notre territoire (p. 205), (c’est moi qui souligne), ce qui ne veut pas dire autre chose que : une invasion est possible!

Donc, en ce qui concerne Marc Bloch, il y a deux possibilités : 1) Après avoir lu le chapitre «Diplomatie», il a vu, à tort, sa suspicion confirmée : il y avait un complot. Et il a refermé le livre, dégoûté, et a écrit sa critique. 2) L’exemplaire qu’il a acheté, ne comportait pas la dernière partie. On a vu la raison d’une telle censure au chapitre 6.

Son opinion de la politique étrangère de Chauvineau sera examinée au chapitre 9. Quelques comptes rendus.

Tout comme Marc Bloch, plusieurs commentateurs, parmi lesquels des militaires, n’ont pas discerné la stratégie aéroterrestre préconisée pour le début d’un conflit par Chauvineau. On a vu au chapitre 5 qu’il a dû l’expliquer à Gamelin, dans sa lettre du 8 juillet 1939, en renvoyant celui-ci à la page 114 de son œuvre: «Offensive aérienne, défense terrestre».

Ainsi le mot «avion» ne figure pas une seule fois dans le long compte rendu du «lieutenant-colonel V.», ni dans celui du colonel Ritter von Xylander paru dans le Militär-Wochenblatt du 26 mai 1939. Il parle principalement des fortins préfabriqués, et juge le livre «très intéressant, mais il pèche par ses longueurs» («Das ganz interessante Buch leidet unter Weitschweisigkeit»).

L’auteur du très élogieux et long (8 pages) compte rendu publié dans la Revue du génie militaire de mai-juin 1939, (pp. 329-336) parle naturellement de la fortification et conclut l’article ainsi: «En particulier il convient de signaler les chapitres relatifs à l’avenir du char d’assaut et de l’avion». Mais ce thème n’est pas analysé, afin que le compte rendu ne soit pas trop long.

La critique de Dutailly dans Corvisier (p. 357) est incompréhensible pour un lecteur attentif du livre de Chauvineau. Certes, il a raison d’écrire que l’étude est importante, mais en affirmant qu’elle «privilégie d’ailleurs la défense» il démontre que lui non plus n’a pas compris la stratégie aéroterrestre de l’auteur.

Faut-il comprendre par la phrase énigmatique : «Il répond par la négative ou plus précisément “oui, mais à la condition qu’on parvienne à endormir (la France)” que Dutailly estime qu’il est impossible d’endormir la France? Pourquoi alors cette négative?» Chauvineau, lui, affirme : «C’est malheureusement assez facile.»

Ensuite Dutailly estime que Chauvineau a écrit son œuvre «en se fondant exclusivement sur son analyse de la Première Guerre mondiale. C’est inexact. D’abord, Chauvineau remonte plus loin dans l’histoire militaire, et par ailleurs de très nombreux militaires ont essayé de tirer des leçons de cette guerre, entre autres Guderian, qui y consacre

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plus de la moitié de son œuvre Achtung Panzer!. En affirmant : «Les fronts continus engendrés par la nation armée rendent la percée impossible», Dutailly ne reproduit pas les propos de Chauvineau correctement. Celui-ci ne parle pas de situations existantes, donc la phrase : «il oublie que les fronts ne sont pas continus partout» n’a pas de sens. On a vu que «front continu» est un pléonasme, et qu’il faut parler de front incontournable. Ainsi la ligne Mareth n’est pas ce que Dutailly appelle «front continu», et elle n’a aucun rapport avec le livre de Chauvineau. Quant à la phrase : «entre les fortifications belges sur la Meuse et la ligne Maginot il y a la trouée des Ardennes», il faut remarquer d’abord qu’il n’existait pas de fortifications belges sur la Meuse à l’exception de Liège et de Namur, ce qui n’est pas la faute de Chauvineau. Et ensuite qu’une trouée, selon la définition du Petit Robert, est «une large ouverture qui permet le passage» ou bien «un large passage naturel dans une chaîne de montagnes». Les Ardennes ne répondent absolument pas à cette définition.

L’existence de troupes aéro(trans)portées n’a pas échappé à Chauvineau, qui signale leurs «menaces constantes pour les arrières d’une armée!» (p. 109).

Comment Dutailly a-t-il pu conclure que Chauvineau «ignore les progrès réalisés par les chars et par le génie en matière de franchissement»? Peut-être a-t-il lu page 100, que les chars «sont arrêtés par un simple ruisseau de 7 à 8 mètres de large», ce qui est effectivement arrivé à Guderian au matin du 10 mai 1940 à Martelange, devant une rivière semblable, la Sûre, où les ponts avaient sauté (voir chapitre 87). On a déjà vu que c’est la préface, et non le livre qui «caractérise l’état d’esprit du haut commandement».

Jean Doise et Maurice Vaisse écrivent (pp. 405, 406) : «En outre, le haut commandement accorde toujours autant d’importance à la fortification. C’est dans cette ligne de pensée que paraît en 1939 l’étude du général Chauvineau.»

C’est complètement faux. Les idées de Chauvineau sur ce sujet étaient tout autres : il reproche au haut commandement de négliger la fortification de campagne, pour laquelle il n’y avait pas de règlement, et il désapprouve la conception de la ligne Maginot. En outre, la défense de la frontière franco-belge était nulle et contraire aux propositions de Chauvineau (voir chapitre 72).

Jean Vanwelkenhuyzen (L’Agonie de la paix, p. 302), a très bien vu que ce livre «prétendait démontrer la supériorité de la défense sur l’attaque», et «tendait, au fond, à rassurer les Français». D’autre part, Vanwelkenhuyzen note, à juste titre, que Chauvineau «ne faisait pas de la défensive une panacée universelle», et que la défensive lui «paraissait l’attitude raisonnable au début d’une guerre», sans toutefois mentionner que cela vaut uniquement sur terre et pas dans les airs. Mais pourquoi écrit-il : «l’ouvrage répondait par la négative à la question que le livre posait»?

Ed Bauer, dans son Histoire controversée (t. 5, pp. 260, 261) a vu le rapport avec la bataille de Kursk, non avec la doctrine du livre, mais avec celle de Pétain!, ce qui est étonnant. Il cite le passage de la préface (p. XIII) dans lequel l’auteur explique comment une attaque blindée peut échouer devant des mines et des canons anti-char. Mais, comme on l’a vu, le Maréchal ne parle pas d’une armée de réserve, comme Clausewitz, qui «passe rapidement et vigoureusement à l’attaque», ni de la «masse offensive que les transports modernes orienteront rapidement du côté favorable» de Chauvineau (p. 208).

Les lieutenants-colonels Cousine et Gourmen, en revanche (p. 210) ont bien vu le rapport existant entre la bataille de Kursk et les thèses de Chauvineau (Revue historique des armées, 1980, n° 2).

Isorni, l’ancien avocat de Pétain (Philippe Pétain, pp. 344, 348-354, et Philippe Pétain, actes et écrits, pp. 342 e.s.) et Conquet, son ancien chef d’état-major dans les années

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30 (L’Énigme des blindés, pp. 86-99, Autour du maréchal Pétain, pp. 29, 33, 36-38, 44, 186, et Auprès du maréchal Pétain, pp. 150, 254-256), écrivent sur la préface et sa genèse. Ils s’en prennent notamment aux citations fantaisistes de Goutard, que l’on verra plus loin.

Les ignorants. Comment naît une légende «Les gens instruits savent l’histoire, les ignorants acceptent les légendes;

c’est pourquoi la légende étouffe l’histoire et lui survit» (Maxime du Camp).

Après avoir lu la critique de Marc Bloch, il me semble que la réaction normale de l’homme curieux est de penser : «Je veux bien voir les arguments de ce général qui affirme qu’une invasion est impossible. Cela pourrait bien être amusant.» Et, ayant appris de l’éditeur que le livre n’est plus disponible, on se rend à l’excellente bibliothèque spécialisée du Service historique des armées, où l’accueil est chaleureux et sans formalités, et où le livre est en libre accès, comme tout son fonds par ailleurs, en plein accord avec Pierre Larousse: «Les trésors de nos bibliothèques appartiennent à tous ; tous ont le droit d’y puiser.»

Or, après avoir lu attentivement la préface et ensuite le livre, un sentiment étrange et quelque peu inquiétant s’empare du lecteur. L’auteur a bien répondu «oui» à la question qu’il se pose, et il a amplement motivé cette réponse. Mais le Maréchal n’a-t-il pas répondu «non»? On relit la préface, c’est exact. Et on relit le livre. Alors, on ne peut que conclure que Marc Bloch s’est trompé. Plus haut j’ai tenté d’expliquer pourquoi. Le Maréchal écrit le contraire de ce que déclare celui qu’il couvre de louanges.

Une recherche dans la littérature française m’a permis de trouver une trentaine d’auteurs contre lesquels existe une forte présomption de manque de curiosité et d’ignorance totale de l’œuvre de Chauvineau. Pourtant ils l’ont critiquée, et cela de façon ahurissante. Par hasard, j’ai aussi pu ajouter quelques auteurs américains à cette liste.

En vain je me suis interrogé sur les motifs de ces auteurs, et sur les causes de ces dérapages.

Ont-ils cet esprit téméraire, qui se glorifie en jugeant un livre traitant d’un sujet dont ils ne savent manifestement rien, sans le comprendre, voire sans le lire, ou en le parcourant tout au plus? Comme un juge qui condamne, sans avoir consulté le dossier. Ont-ils le goût de la malveillance ou celui du dénigrement?

Est-ce par paresse intellectuelle qu’ils n’ont pas eu la curiosité de chercher quelle était la véritable réponse à la question?

Pourquoi publient-ils entre guillemets, sans indiquer la page, hors de leur contexte, des citations fortement amputées, tronquées, voire carrément falsifiées? Des mélanges de textes de Chauvineau et de Pétain, des citations de l’un attribuées à l’autre, se copiant aveuglement l’un l’autre? Pourquoi toutes ces fautes graves?

Est-ce par manque de rigueur scientifique qu’ils n’ont pas eu l’autodiscipline de remonter à la source? C’est l’exemple typique de la manière dont on peut introduire le faux en histoire : répéter n’importe quoi pourvu que d’autres l’aient dit avant soi.

« Il est toujours facile, au moyen d’extraits bien choisis de faire dire à un livre le contraire de ce qu’il dit réellement » écrit Chauvineau dans sa lettre à Gamelin du 8 juillet 1939 (voir chapitre 5).

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Considérer Chauvineau comme un pétainiste à cause de cette préface, et par conséquent comme un «anti-de Gaulle» c’est méconnaître qu’en 1936, lorsque l’auteur envoya le manuscrit au Maréchal, celui-ci jouissait encore d’un grand prestige. Le général pouvait difficilement deviner que Pétain allait écrire une préface dans laquelle il trahirait complètement le livre. N’oublions pas que de Gaulle a dédié par deux fois, en 1932 et 1938, un livre au Maréchal, ce que Chauvineau n’a jamais fait.

Je respecte la présomption d’innocence, mais il y a des indices graves et concordants, de sorte que les auteurs suivants sont coupables de «crime contre l’Histoire».

Il s’agit des personnes suivantes, par ordre alphabétique :

Jean-Pierre Azéma, Annette Becker avec Étienne Bloch, Georges Blond, François Broche, Cassius, Jean-Louis Crémieux-Brilhac (prix de l’Assemblée nationale), Christian Debril, Paul-Marie de La Gorce, François Delpla, Jean Feller, Max Gallo, de l’Académie française, Jean Galthier-Boissière, Maurice Gamelin, A. Goutard, Richard Griffiths, Henri de Kerillis, Raymond Krakovitch, Jean Lacouture (grand prix Gobert-Histoire de l’Académie française), Alain Larcan, Herbert R. Lottman, Roger Martin du Gard (prix Nobel de littérature) et André Daspre, auteur des commentaires, Pierre Messmer avec Larcan, Anatole Monzie, Jean-François Muracciole, Ladislas Mysyrowicz, Louis Nachin, Pierre Pellissier, Edmond Pognon, Maurice Rajsfus, Paul Reynaud, Gérard Saint-Martin, William L. Shirer, Jean Vidallenc, Eugen Weber.

Ils n’ont aucune excuse. Ils ont écrit leurs livres en temps de paix. Les citations qu’ils publient sont destinées à démontrer la stupidité de l’auteur de l’ouvrage. Lacouture, Gallo et Rajsfus y ajoutent des invectives injurieuses, Azéma du mépris hautain et le fils de De Gaulle publie quelques mensonges et injures des plus vulgaires à l’adresse de Chauvineau, que son père aurait prononcées, mais rien sur le livre ; des bavardages sans intérêt. André Martel se couvre de ridicule en insultant Chauvineau lors d’un colloque. L’attaque ad hominem et l’invective injurieuse, obéissant à la logique de l’effet boomerang, cataloguent ceux qui en font usage.

Tout cela n’a pas ému le général Chauvineau, et il a dédaigné répondre à ces griffonnages, qui ne méritaient pas la moindre réaction. Des civils, ou, le cas échéant, de mauvais militaires, avait-il coutume de dire. Mais ici il faut les signaler.

Comme on l’a vu, c’est Pétain qui est à l’origine de la «légende Chauvineau». Le premier qui l’a suivi après la guerre est Paul Reynaud, l’homme qui a eu l’idée catastrophique de sortir le vieillard du fourre-tout de la Grande Guerre et de le nommer vice-président du Conseil, dans le vain espoir de remonter le moral des Français en utilisant quelqu’un qui ne l’avait pas et en provoquant ainsi l’apparition de «l’État français».

Reynaud qui, «au cœur de la mêlée», a perdu son sang-froid et a emmené — on ne sait pour quelle raison — son gouvernement à Bordeaux (loin de l’Angleterre et de l’Afrique du Nord, où l’on aurait pu se replier), une ville qui était le fief d’Adrien Marquet, munichois notoire, complice de Laval et futur ministre de Pétain.

Dans son livre d’autodéfense publié sous le titre ridicule La France a sauvé l’Europe, dans lequel, curieusement, il défend Gamelin qu’il a limogé (t. 1, pp. 499-506, t. 2, p. 69), tandis qu’il s’en prend férocement — non sans raison d’ailleurs — à Weygand et Pétain qu’il a nommés, il fait rejaillir sur Chauvineau toute sa haine pour celui qui l’a emprisonné et livré à l’ennemi. Or, la haine est un état d’esprit irraisonné. Aux pages 486-493 du tome 1, et ensuite dans Au cœur de la mêlée (pp. 236-238) puis dans ses Mémoires (pp. 268-272), Reynaud procède avec une malveillance inouïe à un règlement de compte véhément, qui

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dénigre et caricature, ce qui fait partie du jeu classique, mais il le fait avec acharnement et une volonté totale de discrédit.

L’homme qui, nommé ministre des Finances le 5 décembre 1938, s’opposa au financement de 1000 avions modernes (Duroselle, p. 454), en arguant «qu’il ne fallait pas dilapider notre or», et dont «le mot d’ordre était: “Défendre le franc, c’est défendre la France”» (Monnet, p. 170) ; celui qui, encore en janvier 1940, appuyé cette fois par son homologue britannique, lequel aussi avait «une vue monétaire de la guerre» (Monnet, p. 186), estima qu’un milliard de dollars pour 8000 avions (la moitié à payer par la France), c’était trop cher (id. pp. 187, 188) ; ce même homme qui, le 27 mai et le 4 juin suivants, adressa des appels pathétiques au président Roosevelt, réclamant désespérément des «nuées d’avions sur l’Atlantique» (Monnet, p. 193).

Eh bien, ce Reynaud se garde bien de souffler un seul mot sur l’effort que la France devait faire pour se doter d’une aviation puissante, effort préconisé par Chauvineau, et il n’évoque pas non plus toutes les propositions qu’il avait faites pour rendre l’armée apte à l’offensive, reprenant ainsi fidèlement la falsification de l’auteur de la préface.

On a beaucoup écrit sur ce personnage, déjà de son vivant. Pertinax (le journaliste André Géraud) le classe, avec Gamelin, Daladier et Pétain, parmi les fossoyeurs de la IIIe République. Le chapitre 2 «Reynaud n’est plus ce qu’il était» commence par une phrase bien méchante (p. 200) : «Il nous faut […] prendre la mesure de Reynaud», qui mesurait moins de 1,60 mètre.

D’abord, il donne un grand satisfecit au Reynaud d’avant-guerre, notamment à cause de sa politique économique, mais aussi parce qu’il critique la vétusté de l’armée et la politique de Laval et de Flandin, tout comme Chauvineau! Mais «A l’épreuve de la présidence du Conseil il se révèle dépourvu de sérénité et même de stabilité. Ne perdant pas un pouce de sa petite taille, dressé sur de hauts talons, il avait toujours été d’une grande arrogance. […] Il avait l’esprit flou sous le métal des mots […] Sa volonté tendue à l’extrême, excitable, fébrile, se dépense en démarches contradictoires et se perd.» (p. 193 dans l’édition de 1946).

Bédarida mentionne aussi cette citation, et ajoute d’autres jugements et bons mots (pp. 57-59), notamment sur sa petite taille.

Quant à Raymond de Sainte Suzanne, il dépeint Reynaud en ces termes : « Trop rhéteur, plus sensible à la mise en place des arguments qu’au poids de ces arguments, à l’argumentation qu’à l’argument […] sa suffisance, son orgueil, l’arrogance infatuée et péremptoire […] joueur avec tendance poker » (pp.266 et 319).

Après la guerre Reynaud a de nouveau joué un rôle en politique. Ainsi était-il vice-président du Conseil dans le gouvernement Joseph Laniel de juin 1953 à juin 1954. À l’époque, sa petite taille faisait les choux gras des chansonniers et on racontait (je ne me souviens pas si ce fut aux Deux Ânes, aux Trois Baudets, au Théâtre de dix heures, à La Tomate ou au Coucou), l’histoire suivante: «Reynaud habite au dixième étage. Le matin il descend en ascenseur, et quand il rentre le soir il prend l’ascenseur jusqu’au huitième et monte les marches jusqu’au dixième. Pourquoi? - Il est trop petit pour appuyer sur le bouton du dixième.»

Dans ses ouvrages, écrits après la guerre, il ne voit pas plus loin que le bout de son nez, c’est-à-dire la campagne de France en mai-juin 1940. Ainsi cite-t-il, page 486: «Une chimère ; la percée» (Chauvineau, p. 38). En vérité, l’auteur parle là des offensives restées sans succès lors de la Grande Guerre, et il écrit que les belligérants ainsi «poursuivront une chimère : la percée». Qui prépare une guerre courte va au suicide, de Chauvineau, a aussi comme sujet la stratégie allemande au début de la Grande Guerre, mais il s’applique

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également à la Deuxième Guerre mondiale. C’est aussi le cas de la phrase : «La guerre d’invasion a vécu» et «Le char a fait faillite», comme on l’a vu.

Autre exemple. «Il faut dix jours pour construire des positions fortifiées» dit Chauvineau. Commentaire de Reynaud : «Nous n’avons pas eu dix jours mais huit mois…» (p. 487). Cela ne rime absolument à rien. Là où Chauvineau traite du combat entre char et fantassin, Reynaud en tire la conclusion stupide que, selon l’auteur, les chars sont inefficaces (p. 489). Et cætera, et cætera…

Ensuite, il y a Gamelin.

«On n’a pas accordé assez d’attention, dans le public, à la loi qui, peu avant la guerre, dota la hiérarchie militaire de deux nouveaux échelons […] Un beau jour, il fut décidé que, jusque-là simples fonctions, les postes de généraux d’armée et de corps d’armée deviendraient des grades» (Marc Bloch, p. 156).

Ce beau jour eut lieu en 1939. «Les membres du Conseil supérieur de la guerre (furent) haussés, tous, de par la réforme qu’ils avaient sans doute inspirée, à la nouvelle dignité de généraux d’armée» (id.). Selon le Journal officiel de juin 1939, ce ne furent pas des grades, mais des «appellations».

Effectivement (mais Marc Bloch ne pouvait pas le savoir), un seul membre de ce Conseil était à l’origine de cette mesure : Maurice Gamelin.

Dans cette année 1939 il avait été invité à assister à des manœuvres de l’armée yougoslave. Étant général de division, il fut relégué, à cause de ses trois étoiles, au deuxième rang, derrière un maréchal turc et un général d’armée bulgare. Quel affront! Humiliation intolérable! Furieux, il claqua la porte et se rendit à une partie de chasse. Rentré à Paris, il ne tarda pas à se faire attribuer deux étoiles de plus.

Dans le passé il y eut des généraux à propos desquels de Gaulle écrivit qu’ils étaient des «chefs, théoriciens brillants, que l’action de guerre prenait en défaut» (F. de l’E, p. 11). On a vu, par exemple, qu’un général peut être «un bon serviteur, non pas un maître vers qui se tournent la foi et les rêves» (id., p. 76).

Donc, Gamelin a écrit un livre dont le titre est très approprié : Servir. A propos de l’ouvrage de Chauvineau - dont il dit qu’il a paru en 1937! - il recommande : «Relisez-le et vous comprendrez.» (Là, il donne un bon conseil!) «La théorie qui y était développée venait à l’appui de notre politique pacifique. C’était un encouragement à s’endormir derrière la “ligne Maginot”». Sans doute, comme le maréchal Joffre, mon chef et mon maître, ai-je tort d’être un silencieux» (t. 1, pp. 236, 237). Devant la commission d’enquête il comprit son erreur.

En décembre 1947, on dut consacrer cinq audiences à sa déposition (t. 2), qui montre clairement son caractère rusé et sournois. La commission fit un très mauvais travail en le traitant avec le plus grand respect, alors qu’il fut responsable du catastrophique plan D. Normalement on commence un interrogatoire par une série de questions, préparées d’avance en connaissance du dossier. Mais, de toute évidence, il ne se trouvait pas un juge d’instruction parmi les commissaires. Gamelin n’aimait pas être interrogé, aussi demanda-t-il la permission de fournir d’abord une explication, ce que le président lui consentit! Cette «explication» dura plusieurs séances, et finalement le président lui proposa de consacrer la suivante à des questions que quelques commissaires souhaitaient lui poser. Gamelin y consentit gracieusement, mais le jour des questions venu, il déclara qu’il voulait ajouter quelque chose à ses explications, ce qui lui fut consenti. Toutefois les questions ne purent être évitées. Ses réponses furent évasives, esquivantes. J’en donne un seul exemple : l’un des commissaires, officier dans un régiment d’artillerie lourde, remarque que ce fut une faute de le placer à La Dyle en première ligne. Quand il y arriva, le 13 mai, c’était trop tard pour se mettre en

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batterie. Réponse de Gamelin : «Je n’ai pas eu de détails de cette nature en ce qui concerne l’action de la 1

ère armée. Et que faisait notre aviation de chasse?» (p.467). Effectivement, au

cours de ses explications, il avait déclaré : «Il n’y avait aucun généralissime. Je n’avais que des pouvoirs de “coordination” sans vigueur aucune vis-à-vis de la marine et de l’aviation» (p. 368). Plus tard, il affirmait aussi : «Je n’avais plus que la coordination générale des opérations sur les divers théâtres ou fronts. Je n’intervenais, pour la conduite même de ces opérations, qu’en raison de l’intervention des forces alliées. Ce pouvoir sur les Britanniques, je l’avais délégué à Georges, commandant en chef sur le front nord-est» (p. 401). Quoique chef d’état-major de l’armée, Gamelin se débarrassa lâchement de toutes ses responsabilités. Quelles furent, selon lui, les causes de la défaite? 1. — Les Belges. 2. — «Le maréchal Pétain». 3. — La 55

e et la 71

e division. 4. — Un certain «on» qui n’a pas renforcé ces divisions. 5. — La

défaillance du moral. 6. — Le général Georges (p. 429).

Au sujet du livre de Chauvineau, il déclara devant la commission : «Le jour où l’on m’a apporté ce livre, j’ai dit au cabinet du Ministre : “Vous avez laissé paraître cette œuvre?” On m’a répondu: “On ne pouvait pas empêcher de paraître un livre préfacé par le Maréchal» (t. 2, p. 446). A-t-il lu l’ouvrage en une seule journée? Quand l’un des membres de la commission fit la remarque stupide : «Nous connaissons le livre du général Chauvineau qui ridiculisa les armées blindées», Gamelin répondit: «Oui (!), et quand le livre a paru, j’en ai été très profondément affecté. Mais qu’y faire, car il avait une préface de l’ex-maréchal Pétain.»

À la question du commissaire : «Et comment se fait-il que le général Chauvineau soit resté directeur de l’École du génie avec de telles conceptions?», Gamelin répondit par un parjure : «Il est passé au cadre de réserve peu de temps après» (t. 2, p. 548). Et ce commissaire, qui prétendait connaître si bien le livre, omit alors de dire : «Mais sur la couverture de l’œuvre figurait bien, sous le nom de l’auteur, la mention : «”du cadre de réserve”.»

Or, la vérité était un peu autre.

Le livre fut publié en mars 1939, non en 1937, et le 30 de ce mois Gamelin écrivit à Chauvineau en ces termes : «Mon cher Chauvineau» (cf. fac-similé).

Quand il déclarait, devant la commission : «Mais qu’y faire?», il savait très bien ce qu’il avait fait : il s’était plaint auprès de Daladier.

Par voie de conséquence Chauvineau reçut une lettre du ministre, datée du 1er juin 1939 (cf. fac-similé). Sa réponse du 5 juin est introuvable, mais Daladier n’avait plus rien à redire : cf. le fac-similé de la lettre du 12 juin 1939 du chef de cabinet du ministre.

De toute évidence l’article 29 du «décret du 1er avril 1933 portant règlement du service dans l’armée» ne suffit pas à empêcher la critique impitoyable de Chauvineau concernant l’état de l’armée et de l’aviation. Daladier le fit supprimer et remplacer par un décret du 6 juin 1939, très long et détaillé, réduisant au silence tous les officiers d’active et de réserve, sous la menace de «sanctions disciplinaires graves […] et de poursuites judiciaires», appelé à l’époque «le décret Chauvineau». Mais la seconde édition de l’œuvre vit le jour en mars 1940, sans problème, alors que Chauvineau était en service d’active.

Les «observations portant sur des points de doctrine» de Gamelin suivirent le 26 de ce mois (cf. fac-similé).

Plus de «mon cher Chauvineau»! On a du mal à discerner dans cette lettre le moindre «point de doctrine». Le vice-président du Conseil supérieur de la guerre se contente d’«adresser toutes observations utiles». Or, il y en a deux, dont on peut se demander l’utilité.

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D’abord il reproche à Chauvineau «de livrer au domaine public certaines idées au sujet desquelles notre conception n’est d’ailleurs pas encore assise». C’est justement ce que l’auteur du livre reproche au chef d’état-major général de l’armée : de trop réfléchir! (p. 211).

Et deuxièmement, il n’a pas apprécié que Chauvineau juge totalement injustifiée «la confiance que le Pays et les Nations alliées accordent à notre puissance militaire».

«Relisez-le et vous comprendrez», a écrit Gamelin. Eh bien, il l’a lu et il l’a compris.

Voyons maintenant quelques exemples des conséquences de la mauvaise habitude qu’ont certains auteurs de reprendre des citations sans consulter l’original.

Reynaud a commencé ses turpitudes dans sa déposition en tant que témoin devant la Haute Cour de justice (pp. 22, 23), en commettant un parjure : «Vous savez que le général Chauvinot (sic!) soutenait cette thèse que les chars d’assaut avaient fait une faillite éclatante», répandant ainsi un virus, devenu épidémique. Broche (L’Épopée, p. 23, 24, et Antigaullismes, pp. 36, 37), et Lacouture (p. 258): «La faillite des chars est éclatante.» Cassius (p. 72): «Quant aux chars, leur faillite est éclatante.» Galthier-Boissière (pp. 118, 119) : «Chauvineau qui soutenait que les chars d’assaut avaient fait faillite.»

Mais dans La France a sauvé l’Europe (p. 489), Reynaud écrit correctement : «Quant aux chars qui devaient (imparfait) nous ramener une guerre courte, leur faillite est éclatante», affirmation réitérée dans Au cœur de la mêlée (p. 237). C’est un exemple de citation hors contexte, parce que Chauvineau parle là (p. 131) des chars dans la Grande Guerre. Après leur première apparition sur le champ de bataille, la guerre dura encore plus de deux ans.

Mais Reynaud passe cela sous silence, et dans son sillage aussi Feller (p. 190), Griffith (p. 180). Debril (sur un panneau d’exposition) attribue la citation à Pétain, tout comme de Kérillis (p. 235) dans son ouvrage publié à New York en 1942, Goutard (p. 35) et de La Gorce (De Gaulle, p. 152). Chez ce dernier, on trouve dans l’index «Georges Chauvineau» ; mais dans La République et son armée (p. 351), il attribue cette citation à Chauvineau.

Vidallenc fait semblant d’avoir lu le livre très attentivement en écrivant que l’auteur a «mis en doute de façon particulièrement précise la valeur des chars et le rôle de l’aviation» (p. 31), alors que Saint-Martin se contente d’affirmer que Chauvineau était «fondamentalement hostile à tout emploi moderne des chars» (pp. 10-12). Génial! Sans compter quelques citations hors contexte (pp. 31, 76). Pognon, lui, traite Chauvineau d’«aveugle contempteur des chars», en y ajoutant un autre mensonge : «Pour l’auteur de l’ouvrage les blindés seraient tous transformés en “ferraille” dès les premiers jours du conflit» (p. 92). C’est inventé de toutes pièces.

On a déjà vu qu’il y avait, lors de la Deuxième Guerre mondiale, beaucoup plus de chars que pendant la Première et qu’elle dura deux ans de plus, ce que ces auteurs semblent ignorer.

La phrase de Chauvineau : «En France, la guerre d’invasion à vive allure, que l’on appelle encore guerre de mouvement, a vécu» (p. 28) est citée par Reynaud (La France a sauvé…, t. 1, p. 486 et Au cœur…, p. 236), de La Gorce (La République et son armée, p. 351) et Gallo (p. 291). «Inconscience!» s’exclame ce dernier, affirmant que le titre du livre est : Une invasion est-elle possible aujourd’hui? Aucun de ces auteurs ne signale que là aussi il s’agit de la Grande Guerre, et de la faillite du plan Schlieffen qui envisageait une telle invasion. Mais peu importe, tout est bon pour calomnier. L’honnêteté m’oblige à signaler que Gallo a déclaré, le 14 janvier 1999, sur France Culture : «Je ne prétends pas à un livre d’histoire. J’ai écrit un roman d’histoire», admettant ainsi qu’on ne peut pas le considérer

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comme un historien sérieux. D’où (selon Le Parisien), le sobriquet de : «le Michelet des hypermarchés».

Reynaud s’insurge contre la partie du chapitre II dans laquelle Chauvineau parle de «raids de chars isolément», et notamment contre la phrase où il se demande «ce que ces chars, arrivant dans la région parisienne, pourraient bien y faire». Raynaud est imité par Rajsfus, de La Gorce (Guerre inconnue, p. 127, De Gaulle, p. 152), Feller (p. 190), Martin du Gard (p. 789), Goutard (p. 35), qui attribue la phrase à Pétain, tout comme Debril.

Or, l’occupation de Paris était le résultat d’une offensive de toutes les forces allemandes réunies et non d’un «raid de chars isolément». Et Reynaud n’était pas là pour voir les fantassins de la 30e division d’infanterie, avec en tête le général Stuttnitz, non sur un char mais à cheval, marcher paisiblement à travers Paris jusqu’à la place de la Concorde, et le soir, en permission, aller chez les putes à Pigalle.

Martin du Gard, en publiant la citation de la page 99, n’hésite pas à remplacer par «etc.» les mots : «susceptibles en un mot d’agir isolément» (Chauvineau a souligné isolément), parce que c’est justement de ce cas de figure qu’il s’agit !

Chauvineau termine le passage dans lequel il évoque ce raid de chars de cette façon : «C’est pourquoi la conception (c’est moi qui souligne) que nous venons d’étudier paraît être du domaine du rêve plutôt que des réalités de demain» (p. 101). Lacouture publie, entre guillemets, la citation falsifiée suivante : «Les grandes unités cuirassées appartiennent au domaine du rêve» (t. 1, p. 258), reprise par Crémieux-Brilhac, qui mentionne le livre dans sa bibliographie!, (t. II, p. 388) et par Gallo (t. I, p. 262), qui a oublié le mot «cuirassées», ce qui rend la phrase complètement farfelue - mais ce mot est réapparu dans l’édition de poche. Publier une citation falsifiée n’est pas un obstacle pour être reçu à l’Académie française ou obtenir un prix. Inutile de dire qu’un tel «raid de chars isolément» n’a jamais eu lieu pendant la campagne de France en 1940.

Martin du Gard consacre les pages 787-790 aux «insanités de Chauvineau». A l’exception de ce dérapage, il cite correctement de longs passages, qu’on ne trouve pas chez les autres, en indiquant les pages du livre, ce qui est exceptionnel ; seul Reynaud l’a fait. S’il a réellement eu le livre sous les yeux, il n’en a rien compris. De toute évidence, il était «fort peu versé en la matière» (voir plus loin).

Tout comme Reynaud, il écrit que le livre est paru en 1938 (au lieu de 1939), et que la préface est «de plus de vingt pages» (chez Reynaud, c’est vingt et une). En effet, ce sont les pages V-XXI, donc dix-sept. Peut-être est-il inspiré par ce dernier… On trouve des notes page 1234, rédigées par Daspre, qui a écarté plusieurs citations du livre de Chauvineau, «celles qui sont reproduites suffisent, je pense, pour faire comprendre sa thèse». Même dans la si prestigieuse Pléiade, on peut écrire n’importe quoi.

Selon Schapira et Lerner (pp. 189, 190) (ainsi que Alméras (p. 134)), le lieutenant-colonel Émile Mayer était le correcteur et grammairien de Martin du Gard. «Les idées militaires, que lui (l’imaginaire colonel de Maumort) prête l’auteur, fort peu versé en la matière, ont été indiscutablement empruntées à Émile Mayer. Ne retrouve-t-on pas l’écho des discussions que celui-ci eut avec le colonel de Gaulle dans la critique acerbe que Maumort fait de l’immobilisme militaire en prenant nommément à partie le général Chauvineau?»

La réponse à cette question rhétorique est NON. Mayer est mort le 28 novembre 1938, le livre de Chauvineau est paru en mars 1939 et Souvenirs du colonel de Montmort a été écrit après la guerre. On connaît l’opinion de Chauvineau sur l’armée française et son haut commandement.

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De plus, Mayer était un partisan convaincu de la guerre aérochimique, tout comme Chauvineau, qui propose des attaques à bombes à gaz toxique (pp. 100, 114). Cela n’aurait certainement pas échappé à Mayer, si celui-ci avait lu le livre.

Herbert R. Lottman a évoqué, dans son œuvre Pétain la date de la publication et l’histoire de la préface (pp. 199-201), mais dans De Gaulle et Pétain, il veut donner au lecteur un aperçu du livre, et au lieu de le lire d’abord, il se contente de lire Reynaud et publie au chapitre 6 quelques-unes des citations hors texte et tronquées de celui-ci.

Signalons encore un exemple du suivisme de quelques auteurs. Pétain écrit dans la préface, au sujet des forces aériennes, que «leur action directe dans la bataille est aléatoire» (p. XIX). Goutard a remplacé ce dernier mot par «illusoire», suivi fidèlement par de La Gorce (Guerre inconnue, p. 127 et De Gaulle, p. 151), Débril (l’exposition) et Shirer (p. 179, illusory), tandis que de Kerillis préfère «problématique» (p. 235).

Les Ardennes non plus ne peuvent pas manquer : «La forêt des Ardennes est impénétrable, assure-t-il» (Chauvineau). C’est un pur produit de la fantaisie de Gallo (p. 262), suivi par une déclaration tronquée de Pétain devant le Parlement, qu’il attribue à Chauvineau. De La Gorce n’est pas en reste, qui ose écrire que Chauvineau était «le plus notoire de ceux qui proclamaient impossible l’invasion de la France par des chars allemands à travers les Ardennes» (De Gaulle, p. 87). Un mensonge, figurant aussi dans une nouvelle édition (T.1, pp.95,155).

Mysyrowicz publie un bref aperçu du livre, complètement déformé (pp. 145-147). Il cite le premier alinéa du compte rendu du lieutenant-colonel V., mais non le second. Le compte rendu, d’ailleurs, se trouve aux pages 407-418, et non 407-410 du magazine. «Il y était proposé essentiellement un plan de construction ultrarapide d’une ligne continue fortifiée», écrit-il. Et il fournit quelques détails de cette ligne, entre autres qu’il fallait «30.000 tonnes de barbelés et 6 000 abris en béton». «Ses conceptions en matière de fortifications […] se matérialisent dans la ligne Maginot», écrit-il, ce qui est faux, tout comme le mot «essentiellement», parce que l’essentiel est dans la stratégie de l’offensive aérienne au début d’un conflit, et les fortins ne sont qu’une partie de tout ce que Chauvineau préconise sur terre (voir chapitre 72).

Azéma aggrave encore la faute de Mysyrowicz en remplaçant l’adverbe «essentiellement» par «seulement», en y ajoutant les 30.000 tonnes de barbelés et les 6 000 abris de cet auteur, qu’il cite dans sa bibliographie où il ne mentionne pas l’œuvre de Chauvineau. Il y ajoute un méprisant : «le brave général», à l’adresse d’une personne dont il ne sait rien, qui a écrit un livre qu’il n’a pas lu, sur un sujet dont il ignore tout (Le Monde du 2 août 1989, et 1940, l’année terrible, pp. 134, 135).

On retrouve également la fausse idée selon laquelle la conception de la ligne Maginot était celle de Chauvineau, dans le paragraphe farfelu de Weber (p. 248) : «General Chauvineau was, if not the father, at least the uncle of the Maginot line. The spirit of his argument and of Pétain’s preface was wholly defensive: attack may bring a win, but for how long? Attack could bring defeat; what do you do then? Better play it safe.» Delpla écrit, sur un ton révélateur: «On sait moins qu’il (Chauvineau) avait été inspecteur général du génie pendant la construction de la ligne Maginot» (p. 436). Faux! Un non-sens!

De La Gorce (pp. 351, 352, La République et son armée et Pellisier (p. 200) affirment que les idées de Chauvineau et de Pétain sont les mêmes («l’anti-de Gaulle», ajoute le second), tandis que Broche est convaincu que Chauvineau exprime «l’état d’esprit de l’état-major de l’époque», et, en plus de quelques citations fantaisistes, il se couvre de ridicule en affirmant que selon Chauvineau «les avions ne font pas partie de conflits futurs» (pp. 23, 24).

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Annette Becker et Étienne Bloch écrivent que Chauvineau oppose «la manœuvre bétonnée à l’utilisation des blindés» et «chars et avions ne modifient en rien, selon lui, les données de la guerre» (p. 805).

Messmer et Larcan considèrent Chauvineau comme «médiocre, trop grand classicisme, conformisme, inadapté et calamiteux pour le pays», en le rangeant parmi Weygand, Debeney, Pétain et Gamelin! (pp. 349, 475), complètement à tort, et ils écrivent que de Gaulle critique «le livre du général Chauvineau et la préface du général (sic!) Pétain», sans indiquer où et en quels termes (p. 330). Dans ses Mémoires, de Gaulle mentionne seulement la préface. Larcan tout seul accuse Chauvineau de «refuser la modernisation demandée par de Gaulle» (p. 466). Or la modernisation demandée par le premier, est plus ample et plus complète que celle du second, qui est mauvaise.

Blond, qui défend Pétain, trouve la préface «maladroite, parce qu’il commence par exposer la doctrine de l’auteur comme si c’était la sienne» (p. 165) en y ajoutant : «Elle n’est guère plus défendable dans son ensemble que le livre» (p. 166), sans élaborer aucune explication.

Il y a encore Nachin qui parle de «l’attitude résolument défensive de la France dans les proches éventualités», exposée selon lui dans le livre de Chauvineau (p. 89), Muracciole, qui s’étonne de «l’optimisme très dogmatique de l’auteur», (p. 25), impossible à comprendre, et Monzie, qui attribue une «part de responsabilité dans nos erreurs» à Chauvineau «qui escroqua une préface au maréchal Pétain» (p. 145). Broche (pp. 23, 24), Crémieux-Brillac (t. II, p. 83), Delpla (p. 436), Azéma (pp. 134, 135), Martin du Gard (pp. 787-790), de La Gorce (De Gaulle, p. 87), Krakovitch (p;. 753), Vidallenc (p. 31), Gallo (p. 262), Saint-Martin (pp. 10-12), Shirer (p. 177), affirment unanimement que la réponse à la question est négative, et, bien sûr, Reynaud (Mémoires, p. 268), lui aussi. Broche, lui, fait étalage de son savoir: «Poser la question en ces termes, c’est y répondre d’avance par la négative»!, un bel exercice intellectuel quand on sait que la réponse est «oui».

Rajsfus, qui a produit une quarantaine de livres entre 1980 et 2000, ne consacre pas moins de cinq pages à l’unique étude que Chauvineau a publiée. Il les commence ainsi : «Chauvineau, qui, inlassablement, publie ouvrage sur ouvrage depuis le début des années 20» (p. 102). En psychanalyse, on désigne cela par «projection». Ce qui suit est à l’avenant. Il accuse Chauvineau de «débilité profonde», «délire», «niaiserie militaire». Notons seulement que les armes anti-char de l’infanterie lui sont inconnues.

De Gaulle Jr., l’amiral Philippe, incapable d’écrire un livre lui-même, a raconté une série de ragots à un «nègre», qui les a notés sans discernement. Ces bavardages lui ont valu le prix « Honneur et Patrie » créé pour l’occasion par le bureau de la Légion d’Honneur. Son père aurait dit que le général Chauvineau était «un général de Vichy», «un pauvre type», «un rat d’état-major». De Gaulle a-t-il vraiment proféré ces mensonges et insultes vulgaires, ou faut-il supposer que la mémoire du vieux loup de mer est devenue un peu chancelante? De toute façon on a dû publier un ouvrage dans lequel un grand nombre d’inexactitudes est signalé. Plusieurs rectificatifs furent nécessaires. Les descendants du général Chauvineau, eux, ont réagi par un haussement d’épaules à ces griffonnages. Leur commentaire est bref: «De Gaulle mon père est un roman qui s’est constitué sur le crédit du général de Gaulle à partir d’anecdotes inventées ou falsifiées. C’est de la littérature (cathartique) et, à ce titre, elle n’appelle aucune réponse…»

Reste encore Martel, qui n’a pas écrit, mais qui a parlé, au cours d’un colloque sur «La campagne de 1940», comme suit : «Il y a dans l’Étrange Défaite le plus beau réquisitoire que j’aie jamais lu contre ce livre totalement stupide qui s’appelle Une invasion de la France est-

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elle encore possible? du général Chauvineau, que le maréchal Pétain avait préfacé. C’est une aberration contre l’esprit.»

Personne, dans l’auditoire, ne lui a demandé : «Et le livre, monsieur le professeur émérite, le livre du général Chauvineau lui-même, l’avez-vous lu?» Verba volant. Malheureusement pour lui, les actes de ce colloque ont été publiés. Sa bêtise (page 546) lui survivra.

CHAPITRE 9

La diplomatie

La pensée sur le rapport entre «le politique et le soldat» ne date pas d’hier. On la trouve déjà chez Sun Tzu. C’est bien sûr, le souverain, dit-il, qui décide de déclencher une guerre, mais il faut qu’elle soit étudiée à fond. Parmi les facteurs fondamentaux, il y a le commandement et la doctrine.

Au sujet du commandement, il faut que le souverain choisisse un général sage, sincère, humain, courageux et strict. Doctrine veut dire organisation, autorité, assigner le rang approprié aux officiers, régler la logistique et l’approvisionnement en matériel principal utilisé par l’armée. Donc, donner à l’armée les moyens d’accomplir sa mission (I, 8). C’est cela qui incombe au gouvernement qui prépare la guerre.

Une fois la guerre déclenchée, le souverain, le politique, doit s’abstenir de se mêler de la conduite des opérations (III, 19, 20, 21, 22). Tu Mu précise : en ce qui concerne les convenances, les lois et les décrets, l’armée a son propre code (III, 21), et Wang Hsi s’élève contre la nomination de commissaires politiques dont la mission est de prendre part à la conduite des opérations (III, 22). (Staline, qui avait fait fi de ce conseil a au moins eu le mérite de l’avoir compris à la fin de 1942, quand il les a abolis et a laissé les mains libres à ses maréchaux).

La conclusion de Sun Tzu est claire : celui dont les généraux sont compétents, et qui ne se mêle pas aux batailles en cours, sera victorieux.

De Gaulle a écrit sur «le politique et le soldat» de belles pages dans Le Fil de l’épée (p. 131 e.s.), qui sont, surtout là où il s’agit du politique, toujours d’actualité.

«Sur la scène du temps de paix l’homme public tient le principal rôle.» Mais avec la guerre «le chef militaire paraît». Et, tout comme Sun Tzu, il affirme que «la conduite de la guerre appartient à l’homme d’État, les opérations sont le fait du militaire».

La vie du politique a un caractère instable qui l’oppose à celle du soldat. Et de Gaulle reprend ce que Tu Mu dit : le soldat «fait profession d’employer les armes, mais leur puissance doit être organisée. Du jour où il les prend, voilà donc le soldat soumis à la règle […] Politique et soldats ont à collaborer […] L’histoire d’une guerre commence en temps de paix.» («Décider, d’après l’orientation qu’on se propose de donner aux opérations militaires, des fabrications que l’on va entreprendre» (Chauvineau, p. 121)). Quand de Gaulle décrit comment le péril public peut amener le politique et le soldat à en venir aux extrémités, il cite l’exemple de Dumouriez et de la Convention, qui, après Neerwinden, en viennent au choc. «Le commandant en chef et les représentants s’affrontent sur l’escalier du quartier général :

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“Vous n’êtes plus général! Nous ordonnons qu’on vous arrête! — Hussards! Empoignez-moi ces gens!”»

Selon A. Hugo, qui décrit la scène en détail (T.I, p.78), elle se déroula dans la salle commune. Le commissaire Camus dit : « Vous êtes suspendu de vos fonctions » Dumouriez : « Je vais vous arrêter ; lieutenant, appelez les hussards. » La porte s’ouvrit, 25 hussards de Berchiny, armés, entrèrent dans la salle et entourèrent les représentants. Dumouriez : « Arrêtez ces messieurs. » Par la suite, il les livra aux Autrichiens.

Cette scène évoque forcément celle qui s’est déroulée le 16 juin 1940 à Bordeaux entre Reynaud et Weygand, quand le premier voulut la capitulation de l’armée et le second la refusa avec véhémence : «Calmez-vous» lui dit le politique au lieu de s’exclamer : «Vous n’êtes plus général !»

Pendant le procès Pétain qui les avait livré tous deux à l’ennemi, l’ancien commandant en chef lança à Reynaud : «Vous ne l’avez pas osé».

Les événements auraient pris un autre cours « si le pouvoir politique […], conscient de son droit suprême et assuré dans ses projets, avait refusé son propre abaissement » conclut de Gaulle.

Marc Bloch écrit, page 250, que le gouvernement donne à la vie politique de la nation sa direction générale. «Celle-ci, à son tour, commande les relations extérieures et le choix des alliances. De la situation ainsi déterminée, résultent enfin les problèmes militaires que le commandement doit résoudre.» C’est un peu simpliste.

Un président du Conseil ne peut pas dire au commandant en chef : Je veux envahir la Yougoslavie et la France, et débrouillez-vous, comme Mussolini le fit, au début des années 30 (Mac Smith, Mussolini, p. 216). Encore faut-il qu’on puisse s’entendre. « Politiques et soldats ont à collaborer » (de Gaulle, F. d’E, page 139) (c’est moi qui souligne).

«La guerre, écrit Clausewitz (3.8.6.), est un instrument de la politique. Elle n’est qu’une partie des rapports politiques, et par conséquent nullement quelque chose d’indépendant.» Elle est «la continuation des relations politiques», elle ne les fait pas cesser. «La guerre n’est-elle pas simplement une autre manière d’écrire et de parler pour exprimer leur pensée? Il est vrai qu’elle a sa propre grammaire, mais non sa propre logique.» Des coups de canon au lieu de notes diplomatiques. «La seule question qui se pose est la suivante: lors de l’élaboration des plans d’une guerre, le point de vue politique doit-il s’effacer devant le point de vue purement militaire (si l’on peut concevoir un tel point de vue) […] ou bien le point de vue politique doit-il l’empoter, en subordonnant le point de vue militaire? […]

Il est vrai que l’élément politique ne pénètre pas profondément dans les détails de la guerre. […] Mais son influence est tout à fait décisive sur le plan d’ensemble d’une guerre, d’une campagne et même souvent d’une bataille. [Donc] la subordination du point de vue politique à celui de la guerre serait absurde, puisque c’est la politique qui a entraîné la guerre; la politique est la faculté intellectuelle, la guerre n’est que l’instrument et non l’inverse. Subordonner le point de vue militaire au point de vue politique est donc la seule chose que l’on puisse faire.»

S’il surgit un conflit entre les intérêts militaires et politiques, «on pourra l’attribuer tout simplement à une compréhension imparfaite. Si la politique exige de la guerre ce qu’elle ne peut donner, elle agit à l’encontre de ses prémisses : elle doit connaître l’instrument dont elle va se servir».

Chauvineau, lui, a aussi consacré un chapitre à la Diplomatie. La première partie s’appelle «Les nouvelles formules diplomatiques aux prises avec le « front continu». «Seules

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les nations ayant assez d’habitants et de moyens industriels (p. 172) sont capables de s’assurer par un front continu l’inviolabilité de leurs frontières.» Or, un front continu est «la fortification et la manœuvre défensive» (p. 212). Il «n’est qu’une barrière en carton si l’indifférence s’est glissée dans le cerveau de ses défenseurs» (p. 213). La fortification à elle seule ne suffit pas. La défense est la manœuvre. Il faut donc une armée, apte à la manœuvre, défensive mais aussi offensive parce que les deux sont constamment mêlées. On verra au chapitre 60 sa stratégie aéroterrestre au début d’un conflit. On a vu la réorganisation qu’il propose pour faire de l’armée un instrument offensif. «La France doit rester une nation armée.» Ainsi elle n’a pas besoin d’alliés. «Quand le monde est en paix, un homme sage tient prête son épée» (Sun Tzu, VIII, 16). Voilà le front continu de Chauvineau.

Or, un tel front continu n’a jamais existé pendant la Deuxième Guerre mondiale. Aucune frontière ne fut inviolable. Elles ont toutes été transgressées (voir chapitre 2). Ainsi ce chapitre est purement théorique. À partir de l’hypothèse selon laquelle les frontières des grands pays sont infranchissables et que de tels fronts existent, Chauvineau a construit une diplomatie, totalement imaginaire à l’époque, mais qui, en quelque sorte, a subsisté pendant toute la «guerre froide».

Chauvineau, donc, veut que la France reste «une nation armée». Il faut dorénavant enseigner dans toutes les écoles de France que le désarmement et les sentiments antimilitaristes, «c’est la guerre». «Ces sentiments en préparant la débandade», rendent la guerre «fraîche et joyeuse» pour les nations dont les armées sont restées solides. La débandade d’une grande nation serait d’ailleurs la preuve que ses citoyens n’aiment plus assez leur sort pour le défendre» (p.. 213).

Est-ce là l’origine de la débandade de 1940?

Avec le dispositif offensif et défensif, qu’il appelle front continu, on peut mener une politique crédible, notamment une politique qui prévient une guerre. Il n’est pas question chez lui que la technique militaire commande le choix des alliances et impose à la nation sa politique extérieure, comme Marc Bloch le pense. Ce n’est pas la technique, mais l’outil militaire que le gouvernement est disposé à créer. La responsabilité du gouvernement reste entière. Elle ne passe pas aux chefs de l’armée. Mais «la politique doit s’adapter aux moyens de guerre disponibles». C’est au gouvernement de les créer.

Par la stupide déclaration de Maurin, du 15 mars 1935 (voir chapitre 15), Hitler savait désormais qu’il avait les mains libres dans toute l’Europe et qu’il pouvait avaler tous les alliés de la France, qui, eux aussi, devaient le savoir.

La France n’avait plus de politique extérieure. On peut comprendre la dénonciation par la Belgique de la convention avec la France. On peut comprendre aussi que Staline, surtout après Munich, n’ait plus eu confiance dans les Alliés. On comprend mal ce que les Tchécoslovaques et les Polonais attendaient encore d’eux.

Chauvineau constate d’abord que les dispositions essentielles du traité de Versailles, c’est-à-dire : 1) la petite armée allemande, 2) le désarmement et 3) la sécurité collective censée assurée par la Société des Nations, ont été inefficaces, ce qui, à la fin des années 30, était évident. De Gaulle, lui, était déjà sceptique sur la SDN en 1934 (A M, p. 95).

Chauvineau constate ensuite qu’en Allemagne on avait compris qu’avec une armée de 100.000 hommes il était impossible d’empêcher une invasion par la France, par l’URSS et par des pays de la petite entente, à cause de l’étendue de ses frontières. » C’est pourquoi Hitler avait rétabli le système d’avant guerre, une armée de masse, mais personne n’a bougé.

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La France dispose de suffisamment d’habitants et de moyens industriels pour se doter d’un «front continu». Mais pour cela il faut des soldats et on est «stupéfait de voir certains Français, qui réclament la paix, demander en même temps la diminution du nombre de nos soldats […] Un agresseur espère toujours une solution rapide. Quand il sait qu’il ne l’obtiendra pas, il s’abstiendra d’attaquer. Cela vaut aussi pour les dictateurs, «qui “bluffent” simplement davantage» […] Le «front continu» garantit la paix […]

Nous connaissons deux sortes de nations : celles qui peuvent barrer leurs frontières, celles qui ne le peuvent pas […] Les possibilités de barrage dépendent pour chaque pays du rapport entre la valeur numérique et industrielle de sa population et la longueur de ses frontières menacées […] La France est protégée par la mer, les Pyrénées et les Alpes […] elle n’a que 400 km de frontière commune avec les Germains […] La sécurité de l’Allemagne est beaucoup moins bien assurée malgré une population plus dense et un outillage économique plus puissant», à cause du «très grand développement de ses frontières et des menaces qui les entourent […]

La plus importante est la menace russe […] dont elle redoute les progrès économiques et industriels et, par répercussion, l’augmentation de puissance militaire […]

En 1918, le traité de Versailles a pour un temps arrêté le Drang nach Osten ». (Celui-ci d’ailleurs remonte au XVIe siècle, époque où l’ordre de la Chevalerie teutonique «colonisa» la côte balte jusqu’à l’Estonie) «Mais il n’a pas aplani l’antagonisme germano-russe, c’est qu’il s’agit là d’une question de population et de situation géographique qu’aucun traité, qu’aucun régime politique ne saurait modifier» (pp.173-181)

En effet, les ennemis de 1914 furent deux dictatures impériales, ceux de 1941 deux dictatures ordinaires et le traité germano-soviétique de 1939 n’a pas aplani leur antagonisme. Hitler lui-même avait écrit, chapitre 14 de Mein Kampf, «à lui seul le fait d’une alliance avec la Russie contient déjà une indication de la prochaine guerre, dont l’issue serait la fin de l’Allemagne». Quelle prévoyance!

Si la France, poursuit Chauvineau, pouvait se doter d’un front continu (selon sa définition), «l’Allemagne ne pourrait plus comme en 1914, décider qu’elle se débarrassera de la France en quatre semaines, pour se retourner ensuite à l’est, où l’adversaire est plus lent. Elle serait tenue d’envoyer pendant toute la durée du conflit, environ 60 divisions à la frontière française pour contenir notre armée. La fortification de sa frontière ouest ferait gagner à l’Allemagne de 20 à 25 divisions […] L’intervention française dans un conflit germano-russe sonnerait pour l’Allemagne le glas des décisions rapides» (pp. 181-182).

Ainsi «l’organisation militaire que nous préconisons est un moyen d’intimidation. Elle donne la possibilité de mener une politique étrangère active, de menacer un grand pays qui veut s’emparer d’un petit voisin» (c’est moi qui souligne).

Ici il faut se rappeler que Chauvineau juge que l’organisation d’une aviation puissante est «l’un des objets les plus urgents» (p. 110). Les stratèges français n’ont pas compris que le rapport des forces en Europe ne change pas avec cinq divisions ou deux cuirassés de plus, mais bel et bien grâce à une flotte de quatre cents bombardiers lourds, prête à décoller à chaque instant pour bombarder «les villes, les usines, les grandes gares, les voies de communication, les rassemblements de troupes, etc.» et pour «la destruction des avions de l’adversaire» (p. 109).

C’est à cause de l’absence de cette arme de dissuasion, et par peur d’une telle flotte allemande, que la France a lâché la Tchécoslovaquie en 1938.

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L’avion peut ainsi contribuer à une plus grande stabilité de l’équilibre européen. Mais il peut aussi tendre à détruire cet avantage. «En effet, si la coalition de plusieurs armées de terre est impuissante à émouvoir un pays qui a su barrer ses frontières, la coalition de plusieurs aéronautiques serait plus inquiétante. Deux armées de terre ne font guère mieux ni plus vite qu’une seule, en face de lignes bétonnées. Une armée de l’air, au contraire, venant s’ajouter à une autre, doublerait instantanément ses possibilités d’attaque. Trop gênée sur terre, la liberté d’agression trouverait ainsi un exutoire dans les airs, où il n’existe aucun obstacle, et nous retournerions au système de coalitions, à l’équilibre instable, générateur de fréquents conflits» (p. 199). Mais les armées de l’air française et britannique réunies, comme Chauvineau le préconise, auraient pu arrêter net les aspirations de Hitler.

Le fait que, contrairement au char, l’avion ne trouve aucun obstacle sur son chemin fut déjà constaté par Rougeron. Voir chapitre 57.

Aux pages 183-185 Chauvineau examine l’influence de la distance qui sépare les divers états sur l’efficacité d’intervention de leurs armées de terre. Le rayon d’action des armées a diminué sans arrêt. Aujourd’hui la technique vient de donner aux armées un accroissement de puissance considérable, mais elle les enchaîne bien plus étroitement à la source de cette puissance, l’industrie. Dès que les armées s’en éloignent, la logistique devient de plus en plus difficile. (Li Ch’uan dit : si l’armée devait être ravitaillée en blé à une distance de mille li, les troupes auraient des mines affamées (II, 11).) Il conclut que, par conséquent, une hostilité entre les États-Unis et le Japon serait insoluble à cause des distances. Une flotte américaine ne peut pas venir combattre le Japon chez lui. «Le Japon a la chance d’être isolé dans l’espace. Cela lui confère l’immunité.» Mais à condition qu’il ne renouvelle pas «l’erreur des grands conquérants, aujourd’hui plus grave que jamais : aller trop loin» (p. 198).

Les Japonais ont commis cette erreur, et les Américains ont trouvé une solution ingénieuse pour la logistique à de très grandes distances : le liberty ship, construit en grande vitesse en très grandes quantités.

En écrivant que «le péril jaune est imaginaire pour l’Europe», Chauvineau oublie les colonies européennes et américaines. Il estime aussi que les États-Unis de leur côté jouissent (eux aussi) également «d’une sécurité complète, à condition toutefois d’avoir de quoi recevoir les imprudents qui viendraient l’attaquer chez [eux]» (!).

Mais l’invasion d’un pays, même par ses voisins, comporte normalement des dangers bien plus grands qu’autrefois, si ce pays est immense. Il y a peu de chance que le Japon puisse conquérir la Chine tout entière. Et il est fort douteux que l’Allemagne puisse «obtenir des résultats rapidement décisifs en Russie, surtout si la Russie utilisait, comme en 1812, la force d’inertie des distances, devenue bien plus redoutable aujourd’hui qu’il y a un siècle».

Par conséquent, il juge l’intervention armée des États-Unis en Europe d’une efficacité restreinte. «Pour vaincre les obstacles dus à la distance, il fallut consentir à cette intervention des délais considérables» (p. 185).

Effectivement, les problèmes de logistique furent énormes, au même moment dans le Pacifique et l’Atlantique, là où les Alliés étaient aux prises avec les sous-marins allemands. Pour cette raison l’invasion n’eut lieu qu’en juin 1944. Mais Chauvineau n’exclut nullement une alliance avec les États-Unis. Il n’interdit pas «toute tentative de contact avec les États-Unis et bien entendu la Russie», comme Marc Bloch le pense (p. 252).

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Quelles alliances? Parmi les voisins, l’Allemagne, « inquiète, agitée et autoritaire », est fermement

exclue. La Belgique n’a aucune raison de s’allier avec la France, car « un ennemi s’attaquerait d’abord aux nations les plus faibles de la coalition adverse ». Elle aurait alors toutes les chances « de servir de tête de Turc en cas de guerre […] bien qu’elle sache par expérience qu’il ne suffit pas de vouloir rester neutre pour le pouvoir» (p. 183). L’état de faiblesse de l’Espagne la poussera à garder une stricte neutralité ; sa situation géographique le lui permet aisément.

«L’alliance anglaise serait, entre toutes, la plus intéressante pour nous ». Elle le serait aussi pour les Anglais. On verra ses arguments, tout à fait convaincants, au chapitre 14.

Reste l’Italie. Chauvineau a parfaitement raison quand il affirme qu’elle n’est guère inquiétante pour ses voisins, sauf du point de vue maritime. Elle ferait tous les frais d’une alliance avec l’Allemagne, tandis que la France serait pour elle une alliée avantageuse.

Mais lorsqu’il juge que ce pays serait un allié intéressant pour la France, il se trompe lourdement. L’Italie fut pendant la Grande Guerre une alliée plutôt encombrante pour l’entente, et il en fut de même pour l’Allemagne plus tard.

Pendant toute son existence, son armée n’a subi que des défaites. En 1866, à Custoza (et sa marine à Lissa). Ensuite en 1895 à Adoua. En 1911-1912 elle fut incapable de «pacifier» entièrement la Libye. Et elle subit sa plus grave défaite à Caporetto, en 1917. Après une retraite de plus de cent kilomètres et la perte de 350.000 hommes en deux semaines, elle put miraculeusement se rétablir derrière la Piave, avec l’aide de ses alliés.

Mais «la vera Italia non è quella del Piave, ma quella di Caporetto», constate amèrement Silvestri. «Rappresenta una costante nella vita italiana e nella cronaca di ogni giorno.» «L’Italia del Piave non è la regola mais l’eccezione» (p. 5). Elle est «priva del senso delle proporzioni» (p. 273).

« Nous avons toujours considéré comme caractéristique négative de la France «il suo ipnotico sogno di grandeur», mais nous avons péché dans ce sens beaucoup plus » (p. 274).

Et à la tête de ce pays caporetto se trouvait un de ces bouffons dont les Italiens de temps à autre aiment se doter comme président du Conseil : un vulgaire parvenu, populiste, fanfaron, grandiloquent, un chef, un Duce. Bref, un personnage caporettissimo.

Ce Duce se vanta, comme dans la préface du livre de Gorgolini, de la «storia sanguinosa e brillante» du fascisme. Il prêcha la politique de la violence internationale à un peuple tyrannisé, mais essentiellement consentant. Tout en poursuivant une politique étrangère agressive, il tenait l’armée à un niveau sud-américain, tandis que la logique de sa politique de la force exigeait le contraire.

Il réclama la Dalmatie, Nice, la Corse, la Tunisie, la Somalie française et prépara une attaque contre Djibouti (Mac Smith, pp. 281, 282). Il se croyait supérieur à Jules César et Napoléon réunis (id., p. 237). La guerre était selon lui un instinct naturel pour un homme digne de ce nom, comme Douhet (voir chapitre 56), et il estimait qu’ au combat, un Italien équivalait à cinq Français (id., p. 291).

Mais en 1940 son armée était plus nulle que jamais et son aviation périmée.

Le maréchal Pietro Badoglio, chef de l’état-major général, fut convoqué par Mussolini, le 26 mai 1940. Il trouva dans l’antichambre Italo Balbo, commandant en chef en Afrique du Nord. Le Duce les fit entrer dans la sala del Mappamondo, son cabinet de travail pharaonique, doté d’un grand globe, et donnant sur le balcon, d’où il avait l’habitude de

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s’adresser au peuple italien. Là, il les attendait debout derrière son bureau, les mains plantées sur les hanches. L’air solennel, il déclara qu’il avait envoyé une lettre à Hitler voici quelques jours (en fait, elle sera envoyée le 30 mai), disant qu’il était prêt à déclarer la guerre le 5 juin (ce sera le 10).

Badoglio s’exclama que l’armée était en piteux état. Alors Mussolini lui aurait jeté : «Signor Maresciallo, è evidente que le manca la calma per un’esatta valutazione della situazione odierna. Le affermo che in settembre tutto sarà finito et che io ho bisogno di alcune migliaia di morti per sederme alla tavola della pace quale belligerante» (Boschesi, pp. 27, 28). Le pouvoir politique, conscient de son droit suprême, et assuré dans ses projets, avait refusé son propre abaissement ; avec un résultat calamiteux.

En prenant cet individu au sérieux, Chauvineau ne faisait pas exception. Les dirigeants étrangers appréciaient son anticommunisme et le traitaient comme leur égal. Toutefois, l’Italie n’avait qu’un seul intérêt : rester neutre. D’ailleurs, ce fut ainsi lors de la Grande Guerre.

Comme on l’a vu, Chauvineau s’attend à une guerre russo-allemande. Hitler l’avait d’ailleurs annoncé au chapitre 14 du livre 2 de Mein Kampf: «Ostorientierung oder Ostpolitik», auquel il tente de justifier le besoin de «Lebensraum» de l’Allemagne.

Supposant toujours que la France et l’Allemagne sont pourvues de leur «front continu», Chauvineau estime alors une alliance avec la France importante pour l’URSS, parce qu’ainsi l’Allemagne s’expose à un «Zweifrontenkrieg».

Mais cette importance doit être relativisée. «Aujourd’hui, l’offensive et la défensive ont de plus en plus tendance à spécialiser leurs moyens d’action.» Ce fut déjà le cas en 1916-1918, quand les Allemands «constituèrent d’une part des unités de choc, d’autre part des formations tout juste capables de défendre leurs fronts […] Nous sommes donc à peu près sûrs de voir dans l’avenir l’assaillant choisir, pour exécuter une offensive plus ou moins brusquée, ses meilleurs hommes et son meilleur matériel, laissant aux réservistes le soin de défendre les fronts ». Au chapitre 6, on a vu la même opinion chez Clausewitz, (2.6.10, 2.6.16) et chez Sun Tzu (V, 22). Une attaque contre la France sera donc exécutée avec les meilleures troupes, tandis que celles inaptes à l’offensive, seront positionnées contre l’URSS.

L’importance d’une telle alliance est donc moindre pour la France, mais pas vraiment inutile, et il ne l’exclut pas, mais recommande «une neutralité énigmatique laissant entendre que la France se tournera contre l’agresseur quel qu’il soit».

Chauvineau range la Pologne parmi les pays lointains, qui sont trop faibles pour contenir seuls les attaques ennemies : une alliance avec eux «n’est qu’un boulet aux pieds». Donc le sort d’un petit pays qui n’est pas protégé par un grand, n’est pas heureux. Il risque d’être absorbé par un méchant grand voisin. C’est la fatalité. On n’y peut rien.

Cette philosophie cynique est sévèrement critiquée par Marc Bloch. Malheureusement il en a toujours été ainsi. Qu’on me permette d’évoquer un seul exemple, le petit pays dont je suis natif. Depuis leur création, les Pays-Bas ont été envahis trois fois par un méchant grand voisin : par la France à deux reprises («Gallum amicum non vicinum» fut alors le souhait de tous), une seule fois par l’Allemagne. En 1672, les Pays-Bas ont pu contenir seuls les attaques ennemies, et en 1795 les Français ont pu occuper le pays jusqu’au début de l’année 1814. L’Angleterre et la Prusse étaient incapables de le protéger.

En 1940, ni la France, ni l’Angleterre, n’étaient capables d’empêcher l’Allemagne d’absorber ce petit pays.

En résumé, la diplomatie de Chauvineau est donc : la France, une fois dotée de l’organisation militaire qu’il préconise, son «front continu» :

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1) n’a plus d’invasion à craindre; 2) doit s’allier avec l’Angleterre, mais sans suivisme; 3) peut s’allier avec les États-Unis; 4) peut intervenir dans un conflit russo-allemand, mais peut aussi rester un spectateur

menaçant; 5) ne doit pas s’allier avec des pays incapables de se défendre eux-mêmes, et qui sont

trop éloignés pour qu’elle puisse les protéger; 6) dispose d’un moyen d’intimidation avec lequel elle peut dissuader l’Allemagne

d’agir contre un petit pays.

Mais, comme cela a été dit, cette diplomatie était totalement imaginaire tant que la France ne disposait pas de l’organisation militaire capable de l’appliquer, ni d’une classe politique déterminée. Et Chauvineau critique les gouvernants français qui se mettent «à la remorque de l’Angleterre» et la politique stupide, pro-allemande et antifrançaise, de ce pays (p. 193).

Il indique clairement le moment où la Deuxième Guerre mondiale aurait pu être évitée sans un seul coup de canon. C’est lorsque fut dévoilée l’intention de Hitler d’instaurer le service militaire obligatoire et la Luftwaffe (p. 205). Une note diplomatique rédigée en termes vigoureux, avec copie à Whitehall, éventuellement accompagnée de manœuvres des armées de l’air et de terre et une démonstration de la flotte en mer du Nord, aurait suffi. Lâcheté française et imbécillité britannique ont voulu qu’il en soit autrement.

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DEUXIEME PARTIE

LES PRELIMINAIRES

Sun Tzu a dit : « La guerre est une affaire d’une importance vitale pour l’Etat ; le domaine de la vie ou de la mort ; la voie qui mène à la survie ou à la ruine. Il est impératif qu’elle soit étudiée de façon approfondie. » (I,1).

Clausewitz le dit de façon plus détaillée : « Le plan de guerre rassemble l’acte de guerre tout entier ; grâce à lui il devient une opération unique qui doit avoir un seul objectif final définitif, et dans lequel tous les objets particuliers ont été équilibrés.

On ne commence aucune guerre, ou du moins on ne devrait logiquement la commencer sans se poser la question : que cherche-t-on à atteindre par la guerre et quels moyens utilise-t-on ? Cette idée dominante prescrit le cours tout entier de la guerre, détermine l’étendue des moyens et la mesure de l’énergie à développer ; son influence se manifeste jusque dans les plus petits détails de l’action. » (3.8.2)

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LIVRE III L’ALLEMAGNE

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CHAPITRE 10

Le chef. « Mein Kampf »

Le pays étant tombé aux mains d’un fou criminel, un imbécile vulgaire, on est obligé de se référer au livre dont il a publié la première partie en 1925, et la deuxième deux ans plus tard : « Mein Kampf » La lecture des quelques huit cent pages est extrêmement désagréable, d’une part par son contenu révoltant et stupide, d’autre part par sa qualité littéraire qui est nulle.

L’auteur pense qu’il y a plusieurs races humaines, telles que l’aryenne, la romane, la slave, qui sont des langues, et la juive, qui est une religion. La race aryenne est selon lui supérieure à toutes les autres. L’identité nationale allemande est aryenne. Il y a de nombreuses répétitions interminables. Le livre est confus et incohérent.

« Madness, and there is no method in’t.»

Selon Halder, le chef d’Etat-Major de l’armée allemande, Hitler était « einen verbrecher und Geistes-kranken mit sexual-pathologischer Veranlagung » (Rauh,p.305) [un criminel et un aliéné, avec prédisposition à la pathologie sexuelle]. A l’égard des juifs il souffrait d’un délire de persécution extrême. Il les voyait partout : parmi les Bolcheviks de Moscou et les capitalistes de Wall Street.

De nombreuses éditions existent. Celle de 1939, printed in Germany, se vante d’un « total de 4.680.000 exemplaires jusqu’ici » Mentionner les pages des citations n’a donc pas de sens. Elles se trouvent au chapitre 4 du tome 1 et aux chapitres 13 et 14 du tome 2 (les seuls que j’ai été capable de digérer), qui traitent de sa politique étrangère. Celle-ci est basée d’une part sur le racisme, une stupidité, et sur la haine, un état d’âme irraisonné : haine du communisme, haine des juifs, haine de la France. D’autre part sur l’idée que les Allemands n’avaient pas assez de Lebensraum [espace vital], preuve de son ignorance totale de l’économie.

La cause de la Grande Guerre selon Hitler

Au chapitre 4, on trouve la contribution de Hitler au prodigieux et inépuisable thème des causes de la Grande Guerre. Elle contient quelques éléments de la politique étrangère qu’il se propose de faire.

Selon lui cette cause est la politique étrangère menée par Wilhelm II après le limogeage de Bismarck.

1. L’alliance avec l’Autriche-Hongrie était « insensée ». Ce pays n’était plus germanique, mais en majorité slave, et « vermoulu » Vienne était un « Rassen-babylon » C’était un allié louche et « rassepolitisch » néfaste. Cette alliance ne servait pas l’intérêt allemand, qui était d’être en mesure de nourrir le peuple. Pour cela on avait besoin de nouveaux territoires. L’Autriche ne pouvait pas les fournir.

2. L’Allemagne cherchait effectivement de nouveaux territoires, mais elle le faisait outre-mer, tout en menant une politique industrielle et commerciale, c’est-à-dire : produire des biens et les échanger contre de la nourriture. Ainsi dépendait-elle de l’étranger pour son alimentation. (Le blocus allié pendant la guerre a laissé des traces !)

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La primauté de l’industrie et du commerce est malsaine. Le fondement de la nation entière est une paysannerie saine et stable (Il adhère donc à la doctrine dépassée des physiocrates – des économistes français du 18e siècle – qui donnaient la prépondérance à l’agriculture). Pour la développer, il fallait mener une politique de la terre, que l’on ne devait pas « chercher au Cameroun, mais uniquement en Europe »

Or, par cette politique coloniale et commerciale, jointe à la construction d’une marine de guerre puissante et en faisant concurrence à l’industrie britannique, on se mettait en travers des intérêts du pays qui était justement l’unique allié dont l’Allemagne avait besoin pour couvrir ses arrières au moment où elle voulait s’agrandir en Europe : l’Angleterre. Une telle alliance était encore possible à la fin du 19e siècle, et dans ce cas-là : « Il n’y avait jamais eu de guerre mondiale » Le sang de 1904 aurait évité d’en verser dix fois plus entre 1914 et 1918.

Hitler admirait la brutalité et la bellicosité des Anglais et leur volonté de dominer le monde (qui étaient indéniables) : « Aucun peuple n’a mieux préparé ses conquêtes économiques par la force, avec autant de brutalité, et ne les a défendues par la suite avec autant de férocité »

La politique étrangère proposée par Hitler

La volonté de Hitler d’installer en Allemagne une économie d’autoconsommation de produits agricoles et d’en faire une autarcie en ce domaine, ainsi que sa hantise que le pays ne soit pas assez grand pour nourrir sa population « en forte croissance », prêtent à rire. Mais ces imbécillités sont le facteur dominant de la politique étrangère, pour ainsi dire, basée sur la violence, qu’il propose. Lebensraum est le mot clé, et « la première charrue s’appelle l’épée, comme ce fut le cas jadis » Il ne se rendait pas compte que le métal de ces deux objets, ainsi que l’essence et le caoutchouc, quand ils sont motorisés, manquaient en Allemagne.

Or, l’unique objectif de Hitler est d’agrandir l’Allemagne en Europe et ainsi d’en faire une grande puissance, ce qui doit être accompli en trois phases :

1-. Reprendre la pleine souveraineté de l’Allemagne 2-. « Libérer » les Allemands qui avaient été séparés de la mère patrie : Heim

ins Reich 3-. Récupérer les parties du Reich qui avaient été perdues en 1919.

Le premier point est nécessaire pour obtenir l’estime de l’étranger, ce dont on avait besoin afin de conclure des alliances. Les seuls pays qui se qualifiaient étaient l’Angleterre et l’Italie.

Les points 2 et 3 sont uniquement possibles « durch das Schlagkräftiges Schwert » [par l’épée qui a du punch]

Il n’est pas difficile de comprendre ce que tout cela veut dire :

1-. Reprendre la pleine souveraineté se fait par la rupture du traité de Versailles : « Il faut le jeter dans une mer de flammes ardentes, et du fond de sa chaleur torride émane alors, dur comme l’acier, un seul désir et un cri : Nous voulons à nouveau des armes ! » « Grand Dieu, bénis à nouveau nos armes ! », « Seigneur, bénis notre combat ! »

Par conséquent : le service militaire obligatoire, la Luftwaffe et des troupes dans les zones démilitarisées.

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2-. « Libérer » les Allemands résidant hors du Reich veut dire : s’emparer de l’Autriche, des Sudètes et de Dantzig.

3-. Les parties du Reich perdues en 1919 étaient l’Alsace-Lorraine, Moresnet, Eupen et Malmédy en Belgique et une grande partie de la Pologne, notamment Posen et le « corridor » de Dantzig, où habitaient des Allemands aussi.

Par ailleurs le rétablissement des frontières de 1914 est « un non sens politique » : « les frontières des Etats sont faites par l’homme et elles sont modifiées par l’homme », ce qui est indéniable. Louis XIV et Bonaparte n’agissaient pas autrement. Ils n’étaient pas les seuls. Un seul regard sur les cartes de l’Afrique ou du Moyen-Orient suffit à le constater. « Nous, Nationalsocialistes, mettons fin à la politique étrangère de l’avant-guerre. Nous recommençons là où on a terminé il y a six siècles. Nous arrêtons le cours éternel des Germains vers le Sud et l’Ouest de l’Europe et nous tournons le regard vers les terres de l’Est. Nous arrêtons enfin la politique coloniale et commerciale de l’avant-guerre et nous passons à la politique de la terre de l’avenir »

Les alliances avec l’Angleterre et l’Italie

Hitler explique dans son analyse des causes de la Grande Guerre l’intérêt qu’a l’Allemagne à conclure une alliance avec l’Angleterre. Mais quel est selon lui l’intérêt de l’Angleterre à s’allier avec l’Allemagne ?

Il avance les motifs suivants : jamais les Britanniques n’ont toléré une puissance dominante sur le continent. Pendant la Grande Guerre, leur objectif était la destruction de l’Allemagne, devenue une puissance hégémonique. Cet objectif a été atteint. Mais à cause de la révolution, qui a suivi sa défaite, ce pays était plus affaibli que nécessaire. Or, une nouvelle puissance hégémonique a surgi sur le continent : la France, qui constitue alors par sa « rapacité » une menace pour son ancien allié. A partir de sa longue côte atlantique et méditerranéenne, elle peut, par une guerre aérienne et sous-marine, gêner considérablement les besoins vitaux britanniques. Par ailleurs, l’Angleterre se trouve à la portée de son artillerie lourde. Et ce pays ne pourra jamais tolérer une France qui va renouer avec sa politique mondiale : « Sa supériorité militaire pèse lourdement sur le cœur de l’empire britannique »

Par contre les Anglais n’ont rien à craindre de l’Allemagne, sa côte courte étant du point de vue militaire défavorable à une guerre contre l’Angleterre. (On verra que Hitler voudra « allonger » cette côte vers le Sud après être entré en guerre avec ce pays)

« L’Angleterre a toujours favorisé un équilibre en Europe. La France a toujours voulu une Allemagne faible et divisée. Leurs politiques seront éternellement en contradiction. » Or, les Anglais doivent mener une politique amicale envers l’Allemagne.

Et, diable ! Ces imbéciles l’ont fait (voir chapitre 15)

Quant à l’Italie, d’abord elle est fasciste. Par ailleurs elle n’a aucun intérêt à ce que la France soit forte. Elle est entrée en guerre uniquement à cause de la haine des Autrichiens. Elle est une alliée utile contre les Français.

L’opinion de Hitler sur la France

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« Elle est et elle sera toujours l’inexorable ennemi mortel du peuple allemand. » « Uniquement en France existe, aujourd’hui plus que jamais, une concordance intime entre les objectifs de la Bourse, ceux des Juifs qui la dominent, et ceux de la politique chauvine, chère aux Français. Tout cela constitue un danger immense pour l’Allemagne. »

« Ce peuple qui devient de plus en plus négroïde (« der vernegerung anheimfallende Volk ») ce qui, conjointement aux objectifs de la domination juive du monde, est un danger permanent pour la race blanche en Europe. » « On peut effectivement parler de la naissance d’un état africain en Europe. » Au chapitre 15, « Notwehr als recht » [la légitime défense est un droit], il s’en prend encore une fois férocement à la France. Un règlement de comptes avec la France, « notre ennemi mortel », répète-t-il, est nécessaire, mais pour le moment il faut la ménager. Parce que notre objectif premier est : ….

CHAPITRE 11

L’Ostpolitik. L’U.R.S.S.

Pour acquérir des terres « nous pensons d’abord uniquement à la Russie, et aux états voisins, assujettis à ce pays », qui est devenu un état par « l’œuvre de l’élément germanique dans une race inférieure. » Mais depuis qu’il est tombé aux mains des bolcheviks et des juifs, « il peut aujourd’hui être considéré presque complètement pourri et dissous » « L’empire géant de l’Est est prêt à l’effondrement. »

Une alliance avec la Russie contre l’Angleterre était une possibilité avant la Grande Guerre. Maintenant elle est totalement exclue. « Une alliance avec la Russie est une indication de la guerre prochaine. Son résultat serait la fin de l’Allemagne. » Par ailleurs, « les dirigeants actuels de la Russie n’envisagent pas du tout de conclure honnêtement une alliance ou de la respecter. » Ce sont « des criminels ignobles, couverts de sang, la lie de l’humanité, qui depuis dix années exercent la plus féroce tyrannie. »

On mesure les autres à son aune.

Ce nonobstant, la direction de Fr3 a cru bon de diffuser en décembre 1996, et de rediffuser en avril 1999, un programme farfelu intitulé « Hitler-Staline, liaisons dangereuses », conçu par quelques anciens combattants de la soi-disant guerre froide qui affirment que ces deux dictateurs voulaient se partager l’Europe.

Comme on l’a vu, Hitler tourne « le regard vers des terres de l’Est ».

Mais en 1928, l’année qui suivit la publication de sa prédiction selon laquelle l’empire géant de l’Est « est prêt à l’effondrement », le premier plan quinquennal fut décrété en URSS. Le Maréchal Mannerheim, commandant en chef de l’armée finlandaise et ancien général de l’armée tsariste, connaissait bien son grand voisin et, hostile au communisme, ne se trompait nullement sur ce qui se passait là-bas.

« Avec son premier plan quinquennal (1928) l’Union Soviétique inaugurait en grand la mécanisation et la motorisation de l’armée, et son aviation était en plein essor » écrit-il dans ses mémoires. « Les rapports sur l’exécution du plan quinquennal révélaient que la puissance industrielle et militaire de l’URSS croissait lentement mais sûrement. Contrairement aux dires de nombreux observateurs étrangers, le plan n’était nullement un fiasco. […] Pour l’armée, c’est surtout dans le domaine des blindés et de l’aviation que les progrès étaient manifestes. L’armée rouge disposait de chars modernes, de modèle américain ou anglais, Christie ou

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Vickers ; des écrivains militaires russes avaient déjà formulé des doctrines indépendantes (1933) et hardies sur l’utilisation tactique et stratégique des blindés, idées qui furent reprises par les Allemands au cours de la Seconde guerre mondiale […] De même, dans l’aviation, surtout dans celle de bombardement, qui disposait de bimoteurs et de quadrimoteurs TB, on avait obtenu des résultats considérables » (pp.157, 169, 170)

Mais ce n’était pas uniquement l’industrie de guerre qui se développait, c’était toute l’industrie lourde. Pour cela on avait besoin de l’étranger.

Ce furent d’abord les Allemands qui vinrent travailler en URSS, mais aussi des ingénieurs et des techniciens d’autres pays. Les Soviétiques furent particulièrement fascinés par le système de production capitaliste des Etats-Unis, où ils envoyèrent une délégation commerciale, qui trouva là un accueil très favorable. En 1929 le monde capitaliste était entré en crise. Des barrières tarifaires furent érigées partout. Mais les communistes voulaient importer à tout prix, et ils payaient rubis sur l’ongle . Or l’unique idéologie du commerce est le profit. Les capitalistes voulaient bien profiter du marché immense qui s’ouvrait. Le désir des cercles financiers de voir s’ouvrir davantage le marché russe conduira Roosevelt en 1933 à demander à l’URSS l’envoi d’une mission conduite de préférence par Litvinof. Le 15 novembre de cette même année les Etats-Unis reconnaissaient de jure l’URSS.

Max Hoschiller publia un tableau détaillé de la coopération soviéto-américaine dans « La Revue des Vivants » de novembre 1929 : des machines agricoles, de l’équipement électrique, des machines-outils furent exportés en URSS en quantités de plus en plus importantes.

Ensuite il y eut l’assistance technique : des ingénieurs soviétiques furent envoyés aux Etats-Unis pour y être formés. Des plans pour la construction des usines furent dressés par les Américains, et parfois une usine fut livrée clés en main (Ford) Des contrats furent conclu avec General Electric et avec Radio Corporation of America (R.C.A) L’industrie minière, chimique et pétrolière ne fut pas négligée non plus.

Et tandis que le commerce entre les Etats-Unis et l’URSS était en constante augmentation, celui des autres pays était en recul. La coopération militaire avec l’Allemagne, dont les deux pays tiraient quelque profit, s’acheva dès que Hitler prit le pouvoir.

Le rôle des Etats-Unis dans l’industrialisation de l’URSS est par ailleurs peu connu. Depuis Pierre le Grand via Lénine jusqu’à Staline, les autocrates qui gouvernaient le pays avaient essayé de le moderniser par une révolution par le haut. Seul Staline y réussit. Beaucoup à l’Ouest y voyaient la preuve de la supériorité du système communiste. Ils ne se rendaient pas compte que ce résultat était atteint par des moyens extrêmement brutaux qu’eux-mêmes n’auraient jamais accepté de subir. Point de semaine de 5 jours ! Point de 35 heures ! Les entreprises devaient être profitables tout comme dans le système capitaliste, mais les profits furent investis, et non redistribués en stock-options et dividendes.

L’ambassadeur des Etats-Unis, Davies, qui avait parcouru l’URSS entre 1936 et 1938, et avait vu les résultats prodigieux de la politique industrielle et agricole (« carried out with ruthless force ») parle d’un « système capitaliste d’Etat » (p.340) Mais ces résultats n’étaient pas obtenus « grâce à la gestion gouvernementale de l’industrie, mais malgré elle. Car la richesse énorme du pays a assuré dans la pratique, quantitativement, un haut degré de succès, nonobstant les inefficacités, gaspillages et pertes énormes qu’un tel système engendre inéluctablement. » (idem, p.342). Par ailleurs l’ambassadeur constate aussi que la production de biens de consommation n’est pas non plus négligée. Les gens dans la rue sont décemment vêtus, et il y a même des boutiques de produits de beauté et des fleuristes, dont les étalages à Kiev sont encore plus beaux que ceux de Moscou.

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Mais l’URSS était encore loin d’être la vitrine du socialisme et pour le devenir elle avait besoin de paix. Or elle se sentait menacée par l’Allemagne et le Japon. Ses dirigeants faisaient tout pour éviter la guerre, dont le pays n’avait nullement besoin. Mais les Anglais et les Français ne faisaient rien pour les soutenir dans cette politique, tout au contraire.

Toujours est-il que la réussite des deux plans quinquennaux permit à l’Armée rouge de détruire la Wehrmacht et ainsi de gagner la guerre en Europe.

Or, en 1941 pour Hitler il s’agissait toujours d’un peuple, d’une race inférieure, d’un Etat prêt à l’effondrement, que les aryens pouvaient écraser par une campagne de six semaines. Par ailleurs, « le pivot de la politique allemande, depuis qu’elle existe, c’est à dire depuis 1870, a toujours été l’amoindrissement de la Russie » (Chauvineau, p.181) Contrairement à l’Allemagne, ce pays disposait en 1941 d’une industrie puissante, de matières premières illimitées et d’une population de 160 millions d’habitants, le double de celle du IIIe Reich ; il pouvait aligner « les gros bataillons ».

Chauvineau avait averti : « L’invasion d’un immense pays, même par ses voisins, comporte normalement des dangers bien plus grands qu’autrefois. » (p.187) C’est particulièrement vrai quand il s’agit d’un pays dont « le gouvernement demeura ferme, le peuple loyal et inébranlable. »

CHAPITRE 12

Les failles du « raisonnement » de Hitler

Ainsi Hitler annonce-t-il publiquement en 1927 la politique étrangère qu’il estime nécessaire dans l’intérêt de l’Allemagne. Cette politique est un plan de guerre, « la voie qui mène à la survie ou à la ruine. » La réponse à la question, telle que Clausewitz la pose : Que cherche-t-on à atteindre par la guerre ? est : la conquête de l’Autriche, des Sudètes, de Dantzig, de presque la moitié de la Pologne, d’une partie indéfinie de l’URSS, et finalement de l’Alsace-Lorraine, de Moresnet, d’Eupen et de Malmédy.

Ce n’est pas rien !

Mais « il est impératif que la guerre soit étudiée de façon approfondie. » Or Hitler ne l’a pas fait. Il était ignorant de l’art de la guerre. Ses idées en faveur d’une offensive contre les Alliés à l’automne 1939 auraient pu conduire l’armée allemande au-devant de catastrophes. Il a ignoré la doctrine de Clausewitz selon laquelle il faut constituer son centre de gravité avant, et non pendant, l’offensive. Il n’a pas compris que ses troupes, à ce moment-là, n’étaient pas encore prêtes. C’est seulement en février 1940 qu’il s’est rangé aux avis de ses conseillers militaires, de son Etat-Major, et à ceux du haut Commandement de l’Armée.

Jugeons l’action de Hitler à la lumière de ce qu’a écrit Clausewitz au Livre VIII de son œuvre : il n’a pas « examiné d’abord avec soin la série entière des événements qui, en cas de succès ou d’échec, devaient probablement suivre le premier pas et conduire jusqu’à la paix ». En considérant « le caractère des gouvernements ennemis (le Royaume-Uni, l’URSS et les Etats-Unis) et celui de leurs peuples, et leurs capacités », il s’est trompé. Seule son opinion sur la France s’est avérée juste. Il n’a pas prévu « l’étendue des moyens et la mesure de l’énergie » qu’il fallait développer. Il a fait « le premier pas sans penser au dernier ».[Une superpuissance commet encore les mêmes erreurs de nos jours] « On comprend facilement que la détermination de ces diverses circonstances et de leurs diverses relations est un

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immense problème. » La décision « ne peut pas être purement objective, mais doit être déterminée par les qualités mentales et morales des princes, hommes d’Etat et généraux, qu’elles soient réunies dans la personne d’un seul homme ou non ». Celles du Führer sont suffisamment connues.

Le 22 août 1939, il reçut les chefs des trois armes au Berghof et leur annonça sa décision d’attaquer la Pologne. Il justifia ainsi cette décision : « Les relations avec ce pays sont insupportables […] Il faut régler maintenant un démêlé qui ne saurait attendre 4 ou 5 ans. Emploi d’armes militaires nécessaire avant que ne se produise dernier grand démêlé avec l’Ouest. Eprouver l’instrument ! Un règlement général n’est pas souhaité, mais il faut prendre des tâches séparées ; c’est non seulement la bonne voie politique, mais aussi militaire » (Halder, p.24)

D’abord détruire la Pologne, et ensuite on verra. C’est la mauvaise voie empruntée par un flambeur.

Hitler aurait-il fait la guerre s’il « avait songé que le premier coup de pistolet serait une étincelle jetée dans la mine qui le ferait sauter en l’air ? » (Clausewitz). On voit ici que Clausewitz se réfère à la théorie des jeux : Hitler avait le choix entre un comportement coopératif et un comportement agressif. Il a choisi ce dernier sans comprendre qu’« un comportement agressif d’un acteur, même s’il est favorable à court terme, lui est défavorable à long terme s’il ne prend pas en compte la chaîne des réactions que son comportement induit » Il n’a pas considéré la « guerre comme un tout dès le début […] un tout indivisible », et il n’a pas compris qu’il n’y a « qu’un seul résultat, à savoir le résultat final […] La conquête intégrale d’un pays ne suffit pas […] quand le coup porté à l’armée auxiliaire […] n’a pas été assez décisif […] c’est contre le centre de gravité de l’ennemi qu’il faut diriger le coup concentré de toutes ses forces, […] contre le tout et non contre une partie de son adversaire ». Or, « le centre de gravité de la puissance française réside dans ses forces armées et dans Paris », qui tous deux furent défaits dans une grande bataille.

Mais il y avait deux adversaires et ils n’avaient pas de centre de gravité commun. Dans un tel cas, « l’écrasement de l’ennemi sera en général tout à fait hors de question ». En plus de cela, la situation géopolitique en 1940 n’était pas la même qu’au début du XIXe siècle. Les deux alliés étaient des empires d’une ampleur considérable : presque toute l’Afrique, le Canada, une grande partie de l’Asie, l’Australie et le Moyen-Orient. Et « un empire de vastes dimensions ne peut pas être conquis (ce qu’on aurait pu finalement savoir à l’avance) » Mais tout comme Bonaparte, Hitler ne le savait pas. Aussi « la probabilité du succès final ne diminue pas dans la mesure où l’on perd des batailles, des capitales et des provinces » (idem, 1.3.17) « Aucun Etat ne doit admettre que son destin, c’est à dire son existence même, dépende d’une seule bataille, aussi décisive puisse-t-elle être […] Il est dans l’ordre naturel du monde moral qu’un peuple utilise jusqu’aux derniers moyens de salut lorsqu’il est poussé aux bords de l’abîme. […] Par conséquent, tout gouvernement qui ne songera, après la perte d’une grande bataille, qu’à permettre rapidement au peuple de jouir des avantages de la paix, et, dominé par le sentiment de l’espoir déçu, ne trouve plus en lui le courage et le désir d’aiguillonner la moindre de ses forces, commet en tout cas par faiblesse une incohérence grossière ; il montre qu’il ne mérite pas la victoire, et que peut-être son attitude le rendait tout à fait incapable de l’emporter » (idem, 2.6.26)

Le gouvernement français a commis cette incohérence grossière et le peuple n’a pas joui des avantages de la paix.

L’Angleterre, elle, ne l’a pas commise. Le coup porté à l’armée auxiliaire britannique ne fut pas décisif. Le résultat final ne fut pas atteint et Hitler n’était pas préparé à cela. Incapable de défaire d’abord l’autre centre de gravité, il a commis la même faute que

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Bonaparte et s’est tourné vers l’Est, tout en créant un nouveau centre de gravité et en présentant ainsi gracieusement à l’Angleterre un nouvel allié sur le continent, beaucoup plus puissant et déterminé que la France. Il n’a pas vu que « c’est au vaincu plutôt qu’au conquérant que le délai a le plus de chances d’apporter quelque avantage » (idem, 3.8.4). Le délai qu’il a consenti aux Anglais leur a apporté deux alliés de taille : l’URSS et les Etats-Unis.

CHAPITRE 13

Hitler met en œuvre son programme

Aux législatives du 6 novembre 1932, le parti de Hitler perd 34 sièges mais est toujours le plus représenté avec 196 députés. Le 30 janvier 1933, Hitler forme un cabinet de coalition avec la droite dont il devient le « Führer und Reichskanzler » (chef et chancelier de l’Etat). Le parlement est dissout, les législatives ont lieu le 5 mars et Hitler y obtient 288 sièges, soit 43,9%. Mais adhérant au « Führer-prinzip », il veut être le chef absolu qui décide de tout à lui tout seul. Dans ce but, il veut obtenir du parlement les pleins pouvoirs. Pour cela, il faut changer la constitution, ce qui nécessite une majorité des trois cinquièmes. Il ne les a pas. Il a donc besoin du centre, qui se montre hésitant mais sera finalement « convaincu ». Le 23 mars, la loi est votée par 441 voix contre les 94 voix des socialistes, les communistes étant déchus de leurs mandats et leur parti dissout, ce qui par la suite sera le cas du parti social-démocrate. Tous les autres partis se dissolvent eux-mêmes, et bon nombre de leurs députés changent de casaque sans délai ni pudeur pour sauter sur le char de triomphe du chef. Il n’y a plus de gouvernement de coalition, il n’existe qu’un seul parti dont l’idéologie est la pensée unique. Hitler commence tout de suite à mettre le peuple allemand au pas. Il veut agir vite.

Quand le 2 août 1934 le chef de l’Etat, le vieux General-Feldmarschall v.Hindenburg meurt, Hitler prend aussi cette fonction. A partir d’alors, il devient « Staatsoberhaupt und Oberbefehlshaber » (chef suprême de l’Etat et chef suprême des forces armées). Pendant ces événements, la Reichswehr a maintenu une neutralité bienveillante. Sa mise au pas peut attendre (voir ch.35, « La Gleichschaltung de l’Armée).

Le traité de Versailles avait consenti à l’Allemagne une armée de métier de 100.000 hommes, dépourvue d’armes lourdes, de chars et d’avions. Elle était incapable de protéger les 3000 kms de frontières terrestres contre une attaque. Or, Hitler n’avait pas besoin de jeter ce traité dans une mer de flammes. On n’entendait pas le cri : « Nous voulons à nouveau des armes ! » ; mais ce désir était dans les esprits depuis la fin de la guerre. Ce fut pour les Allemands la ligne bleue des Vosges. On n’en parlait jamais, mais on y pensait toujours.

Et on agissait !

Ainsi préparait-on certaines industries civiles à une conversion en usines d’armements. « Des épées au lieu de charrues » C’était connu de tous. A l’époque circulait la plaisanterie, qui était aussi connue en Hollande, de l’ouvrier qui travaillait dans une usine de poussettes. Sa femme était enceinte, mais son salaire ne lui permettait pas d’acheter le produit qu’il fabriquait. Or, chaque jour il emmenait une pièce chez lui, et quand il les eut toutes ramassées, il se mit à les assembler. Et il obtint une mitrailleuse.

L’aviation civile entraînait les futurs pilotes de la Luftwaffe. Dans la zone démilitarisée, des routes furent construites ou élargies, des ponts furent renforcés, et on y fit surgir des internats qui ressemblaient étrangement à des casernes. Les soldats étaient tous de

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futurs cadres. Leur nombre augmentait subrepticement. Mais rien ne fut fait pour la marine. Hitler laissa tout cela continuer discrètement. Il s’occupait d’abord de la politique intérieure. Et c’est seulement quand il eut le pays solidement sous son contrôle qu’il commença, le 16 mars 1935, à mener sa politique étrangère en jetant le traité de Versailles aux flammes. Le service militaire obligatoire fut instauré et la Luftwaffe fut mise sur pied.

Ce fut une décision unilatérale, sans consultation des autres signataires du traité. Mais il se garda bien de commettre l’erreur du Kaiser. Pour la Marine, il demanda poliment aux Anglais la permission de renforcer sa flotte, loin au-delà du tonnage consenti par Versailles. Ce fut stupidement consenti par le gouvernement de Sa Majesté, et confirmé dans un traité le 18 juin suivant. La France en fut informée, mais elle ne fut pas consultée.

Hitler, bien sûr, était aux anges. C’était le jour le plus heureux de sa vie, aurait-il dit. Il ne s’agissait pas encore de l’alliance qu’il souhaitait, mais on était sur la bonne voie. Et par ce traité même les Anglais avaient eux aussi de leur côté jeté Versailles aux flammes.

Afin de reprendre la pleine souveraineté du Troisième Reich, il fallait encore occuper les zones démilitarisées, ce qui fut fait le 7 mars 1936. L’Angleterre ne réagit pas, tandis que la France, restée silencieuse l’année précédente, s’émut mais en resta là.

Hitler avait joué gros : pari gagné ! La première phase de sa politique étrangère – la préparation – était réussie sans coup férir. L’Allemagne avait repris sa pleine souveraineté et elle avait gagné l’estime de l’Angleterre, le traité naval en étant la preuve. Et le 25 octobre suivant, l’accord sur l’axe Rome-Berlin fut signé. Ce n’était pas tout. Comme une cerise sur le gâteau, il put conclure un mois plus tard un traité anti-Komintern avec le Japon.

Le Japon ? Mais ces « asiatiques jaunes » ne sont pas des aryens, non ? Effectivement. Mais les juifs veulent s’emparer du Japon aussi ! « Ils excitent les peuples contre ce pays, tout comme ils l’ont fait jadis contre l’Allemagne » Troisième Reich et Empire du soleil levant, même combat !

Pour l’amour du saint, on baise les reliques.

Maintenant arriva le tour de la deuxième phase : « libérer » les Allemands qui se trouvaient hors de la mère patrie.

Quand Hitler estima ses forces armées prêtes à la guerre, il convoqua le 5 novembre 1937 le ministre des affaires étrangères et celui de la guerre, Neurath et Blomberg, et les commandants des trois armes, Fritsch, Göring et Raeder. Il leur annonça que l’exécution de cette deuxième phase commencerait l’année suivante par l’annexion de l’Autriche et de Tchécoslovaquie, tout en répétant ce qu’il avait écrit dans Mein Kampf sur le Lebensraum, etc. Et il donna l’ordre de faire les préparatifs nécessaires.

« L’Angleterre regimbera, mais ne fera pas la guerre, et sans l’Angleterre la France ne bougera pas »

L’aide de camp de Hitler, le lieutenant-colonel Hossbach, dressa un compte rendu de cette réunion, connu comme le Hossbach-memorandum. L’authenticité de l’exemplaire, qu’on a trouvé, est incertaine. Mais il a peu d’intérêt. Tout était déjà publié dix ans auparavant dans Mein Kampf. A deux exceptions près : Hitler avait perdu son admiration pour les Anglais, et il pensait qu’il pouvait les négliger. Par ailleurs, il aurait parlé de la Tchécoslovaquie et non pas des Sudètes. Toujours est-il que la Wehrmacht occupa l’Autriche le 12 mars 1938 sans coup férir. La France était sans gouvernement et ne réagit pas. Mais Londres proposait le 22 mars à Paris l’ouverture de conversations entre les états-majors de l’Air des deux nations (Reussner, p.196) La question des Sudètes fut réglée le 20 septembre à Munich. La prochaine victime devait alors être la Pologne. Dantzig n’était qu’un prétexte.

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Mais avant qu’il n’attaque ce pays, Hitler commit une faute grave, qui finalement le mena à sa perte. Il dévia de son programme original. Au lieu de se contenter de « libérer » uniquement les Sudètes, il prit le 16 mars 1939 la Tchécoslovaquie tout entière. On en verra bientôt les conséquences.

Hitler était convaincu que l’affaire polonaise serait résolue par une campagne de quelques semaines. Son mépris des dirigeants anglais et français était maintenant tel qu’il estima impossible une intervention de leur côté. « Les hommes que j’ai appris à connaître à Munich ne feront pas une nouvelle guerre mondiale » (Halder, p.13). Il n’avait pas compris qu’une agression allemande « devait en toute probabilité mener à une guerre mondiale, pour laquelle l’état de l’armement allemand n’était pas suffisant pour au moins de longues années […] La politique aurait dû éviter une guerre jusqu’au moment où la formation des forces armées aurait atteint un haut niveau. Jusqu’à l’automne 1939, l’armée en était loin » (Müller Hillebrand, I, pp.126-127). De plus, « à cause de son manque de moyens et d’entraînement, l’aviation n’avait pas la capacité de mener une guerre aérienne décisive (stratégique), en particulier contre l’Angleterre » (DDR, T2, p.68) La marine elle aussi était loin d’être prête, notamment à cause du petit nombre de sous-marins.

En 1939 Hitler n’était prêt que pour une guerre courte. Et il se trouva dans une guerre qu’il n’avait pas voulue, ni prévue. « Une nation qui prépare la guerre courte va au suicide » Chauvineau l’avait prédit (p.59). Les événements qui suivirent lui ont donné raison au-delà de toute attente.

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LIVRE IV

LES ALLIES

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CHAPITRE 14

La fin de l’entente cordiale

« La guerre n’éclate jamais de façon tout à fait soudaine : son extension n’est pas l’œuvre d’un instant. Chacun des deux adversaires peut donc dans une large mesure se former une opinion de l’autre » (Clausewitz, 1.1.1)

Or depuis 1927 tout le monde a eu l’occasion de se former une opinion de Hitler en lisant Mein Kampf. Peu de gens l’ont fait. Personne ne l’a pris au sérieux. A tort, comme on l’a vu. Les anciens alliés n’ont pas senti « que l’orage était dans l’air politique » et qu’ils pouvaient de nouveau s’attendre à une « guerre moderne absolue dans toute son énergie écrasante » (idem, 3.8.3A) pour laquelle ils n’étaient pas préparés du tout.

La diplomatie britannique, qui a rarement brillé par sa perspicacité, fut particulièrement désastreuse après la Grande Guerre. Quand on se recueille le 11 novembre, il y a lieu de commémorer en même temps la mort de « l’entente cordiale », conclue en 1904 entre la France et le Royaume-Uni, et dont le centenaire a été célébré avec des fastes mal à propos. En effet, dès la signature de l’armistice en 1918, les Anglais se sont repliés sur leur île dans leur splendid isolation, tout en croyant qu’ils étaient toujours la grande puissance qui pouvait tenir en équilibre les puissances sur le continent, avec sa flotte, son aviation et sa petite armée de métier. Et peut-être, excédés par l’arrogance avec laquelle les dirigeants français se comportent généralement à l’étranger, ont-ils vraiment cru – tout comme Hitler – que leur ancien allié dominait à ce moment-là l’Europe.

En vérité, la France, avec ses 42 millions d’habitants, avait tout simplement peur des 60 millions d’Allemands et elle cherchait partout des alliés qui pouvaient en cas de besoin aligner un nombre de divisions pour compenser l’infériorité de sa population. Elle n’avait nullement le désir, ni le pouvoir, de faire une guerre contre l’Angleterre. Tout au contraire, comme on l’a vu au chapitre 9, « l’alliance anglaise serait, entre toutes, la plus intéressante pour nous - constate Chauvineau - parce qu’elle complèterait admirablement nos moyens d’action économiques, maritimes, aériens. La conjonction de nos marines et de nos armées de l’air donnerait aux deux pays une protection excellente, en maintenant en même temps libres toutes nos communications avec l’extérieur. Notre voisin d’outre-Manche est toutefois – il ne faut pas l’oublier – une nation insulaire, qui envisage la sécurité sous un angle complètement différent du nôtre. Voilà quinze ans que nous subissons des avatars innombrables, parce que nous n’avons pas compris que l’Angleterre suit sa voie, sans s’occuper de celle des autres, tandis que le camarade qu’elle tire après elle heurte toutes les aspérités d’un chemin qui n’est pas fait pour lui. Nous nous en sommes aperçus, à propos du désarmement ! [L’Angleterre voulait la parité militaire entre la France et l’Allemagne ! ] Il faut donc éviter de se mettre à la remorque de l’Angleterre et la seule attitude à adopter à son égard est celle d’un ami sincère mais émancipé. » ( Chauvineau, p.193)

Or, les Britanniques n’ont pas compris qu’eux aussi de leur côté avaient tout intérêt à une alliance française. « N’ayant qu’une armée de terre faible », poursuit Chauvineau, « et difficile à faire passer sur le continent, la Grande-Bretagne a toujours eu besoin des soldats des autres, ne fut-ce que pour couvrir le débarquement des siens, quand elle en était réduite à cette extrémité. C’est là le but principal de ses amitiés continentales. La puissance des flottes offensives étant aujourd’hui fortement menacée par les moyens de défense modernes, les Britanniques vont voir décroître les forces d’intimidation qu’ils tenaient depuis des siècles de leur marine – on s’en est bien rendu compte au début du conflit récent (octobre 1935) italo-éthiopien. Aussi doit-on s’attendre à ce qu’ils soient obligés à des concessions de plus en plus

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grandes pour se procurer des soldats continentaux et à des efforts croissants dans le domaine de la guerre terrestre. » (pp.193-194)

Dans son Cours de fortification, Chauvineau avait déjà enseigné en 1924 que : « La région Dunkerque -Aire-sur-la-Lys- estuaire de la Somme intéresse plus l’Angleterre que nous. Les colonnes allemandes ne marcheront jamais sur Boulogne pour envahir la France, les plus au Nord prendront comme direction Abbeville. Avec les canons à grande portée que les Allemands ont inaugurés en 1918, l’arrivée de troupes allemandes à Calais est une éventualité qui plaira de moins en moins aux Anglais.

Puisque nous avons là un moyen d’inciter nos alliés à venir chez nous défendre leur propre pays, il ne nous semble pas logique de le supprimer, en faisant vers la région côtière une fortification qui ne protègerait guère que l’Angleterre » (CdF, pp.337-338) Par ailleurs, poursuit Chauvineau dans son livre « l’armée française est, par les vertus de la géographie, la grande protectrice du débouché des forces anglaises sur le continent. Les militaires ayant le bras plus long (nous ne parlons pas de jambes) qu’autrefois, la Grande-Bretagne a besoin, au sud du « Channel », d’une immense tête de pont qui maintienne l’ennemi à distance, qui couvre non seulement des débarquements, mais surtout l’action maritime et aérienne de la Grande-Bretagne. Cette tête de pont, c’est le territoire français, prolongé par la Belgique. Sa protection par le front continu est une protection anglaise et l’on comprend pourquoi M. Baldwin a dit récemment : "Notre frontière est sur le Rhin." » (p.195) Or, « L’organisation militaire que nous préconisons (armée S.R.C. et service obligatoire) donnerait donc à notre voisin du Nord une force d’intimidation considérable, aussi bien pour parer aux surprises de la première heure (armée S.R.C.) que pour enlever à l’ennemi tout espoir de décision pour l’usure (service obligatoire) Ce changement d’orientation lui permettrait, au grand bénéfice de son activité économique, de conserver, au moins à l’ouest de l’Europe, le rôle d’arbitre qu’elle devait à l’ancienne technique de guerre et qu’elle est en train de perdre » (p.182)

Notons la remarque de Chauvineau à propos de la menace des flottes offensives - par conséquent du cuirassé - par les moyens modernes. Dans la controverse entre ceux qui déclaraient le cuirassé obsolète et les partisans du gros canon, elle révèle qu’il s’est rangé du côté des premiers (voir chapitre 70)

L’analyse du lieutenant-colonel Schmid, de l’Etat-major de la Luftwaffe, le 23 avril 1938, va en partie dans le même sens : « Alors que l’Angleterre a pu se retirer dans sa splendid isolation après l’anéantissement de Napoléon, cela n’était plus possible après la Grande Guerre à cause des armes nouvelles, le sous-marin et l’avion. Parmi tous les ennemis possibles de l’Angleterre, la France paraît le plus dangereux [il a lu Mein Kampf !] : la France est avant tout, d’un point de vue de stratégie aérienne, dans une position avantageuse et tellement décisive envers la Grande Bretagne, que celle-ci ne peut plus se permettre d’avoir un voisin hostile sur l’autre rive de la Manche » (D.DR, T2, p.55)

Chauvineau, lui, rejette totalement l’idée même que la France puisse être hostile à l’Angleterre. C’est la possession du territoire français par une puissance, hostile à l’Angleterre – en l’occurrence l’Allemagne –, qui est selon lui un danger pour ce pays. Toutefois, l’idée selon laquelle l’Angleterre ne peut plus mener de politique indépendante de la France vient conforter sa thèse.

Il n’y a donc rien à redire à cette analyse de Chauvineau. Elle comporte à la fois une critique sévère de la politique étrangère et militaire de l’Angleterre et de la France entre 1918 et 1936.

D’une part celle de la France, qui était à la remorque de l’Angleterre. Or en 1935, quand Hitler voulut instaurer le service militaire et créer la Luftwaffe « les puissances

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victorieuses n’avaient qu’un mot à dire pour arrêter le Führer dans sa marche ascendante » (Chauvineau, p.205) Alors on aurait dû mettre les Britanniques devant le fait accompli, et menacer le Führer d’un bombardement aérien de la Ruhr, ce qui était beaucoup moins cher et plus effectif qu’une nouvelle occupation de cette région. Cela aurait tué dans l’œuf les aspirations de ce dictateur. Pour faire cela, les Français en avaient les moyens, alors que les Allemands n’avaient pas de défense.

D’autre part la politique de l’Angleterre, dont les dirigeants ont méconnu qu’une alliance avec la France était vitale pour leur pays. Ils n’ont pas compris non plus leur vulnérabilité croissante sur la mer, ainsi que l’insuffisance de leur petite armée de métier pour la protection des côtes en face de leur île, en l’occurrence celles de la Hollande et de la Belgique, ce que la France ne pouvait pas assurer seule. Ainsi, quand en 1936 la Belgique dénonça la convention qu’elle avait signée avec la France et se déclara neutre, on aurait dû faire savoir aux Anglais que ce pays ne serait pas défendu par l’armée française et que si la vue de drapeaux à croix gammée leur était désagréable, c’était à eux d’empêcher qu’ils ne soient arborés sous leurs yeux de l’autre côté de la Manche.

CHAPITRE 15

La désastreuse politique étrangère et militaire britannique. La France toute seule

Comme on l’a vu, Chauvineau critique d’une part la politique française, qui restait à la remorque de l’Angleterre et n’était pas « celle d’un ami sincère mais émancipé », et d’autre part celle des politiciens anglais, qui pensaient avec arrogance qu’ils pouvaient mener une politique indépendante de la France.

Et ils le faisaient !

Au chapitre 6, on a déjà vu – quand les journaux allemands du 16 mars 1935 jubilaient « Deutsche Wehrhoheit herstellt » (souveraineté allemande en matière de défense nationale rétablie) – que ni les Anglais, ni les Français d’ailleurs, n’ont compris les conséquences de cet événement.

On n’insistera jamais assez sur son importance. Par cette décision s’en allaient en fumée toutes les illusions d’un Seeckt, d’un Liddell Hart, d’un de Gaulle, et d’autres encore, qui espéraient éviter lors d’une guerre future la stabilisation des fronts par l’action de petites armées, avec un armement très puissant, et ainsi revenir aux « guerres de mouvement »

Mais avec les 36 divisions – plus d’un demi-million de soldats – annoncées par Hitler comme n’étant qu’un début, les Allemands commençaient à se donner des masses, « des masses qui ne leur serviront guère » comme l’écrit de Gaulle à Nachin, encore à la fin de 1937 ! (Nachin, pp.88-89) Quelle erreur !

Or, le traité naval anglo-allemand du 18 juin 1935, qui consentit à la Kriegsmarine une flotte, égale en tonnage à 35% de la Royal Navy et la parité en sous-marins, était l’exemple le plus néfaste de l’imprévoyance britannique.

Première faute : Tout comme Hitler, les Anglais ne respectèrent pas un traité qu’ils avaient conclu. Sans concertation avec les autres signataires de ce traité, ils les mirent devant le fait accompli par une violation brutale et unilatérale, en complicité avec le Führer.

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Dans leur niaiserie, ils croyaient que Hitler, qui venait de démontrer qu’il se fichait des traités, respecterait ce traité naval, et qu’une nouvelle course à l’armement naval entre les deux pays, comme ce fut le cas avant la Grande Guerre, serait ainsi évitée.

Naturellement, ce traité fut considéré comme un grand succès de la diplomatie allemande et il augmenta considérablement le prestige de Hitler dans son pays et à l’étranger. Il savait maintenant qu’il pouvait continuer le renforcement de son armée et de la Luftwaffe, auquel les Anglais n’avaient opposé aucune objection !

Deuxième faute : Ainsi les Anglais étaient revenus à leur politique traditionnelle, inhérente à leur situation insulaire. Leur puissance était toujours basée sur leur domination des mers. Ils n’avaient pas à craindre une invasion d’une grande armée, qui pouvait mener à leur destruction totale. Les grandes puissances européennes du passé, elles, étaient basées sur leur puissance terrestre.

Or, Clausewitz distingue d’une part les guerres au but limité – par exemple empêcher un adversaire de s’emparer d’une province (comme dans le cas de la guerre du pétrole en 1991-Kuwait) – qu’on peut mener avec un effort réduit, et d’autre part les guerres ayant pour but la destruction totale de l’ennemi, qui exigent un grand effort (qu’on était incapable de mettre en œuvre dans la guerre contre l’Irak dont le but était la destruction de son gouvernement et de son armée, ainsi que l’instauration d’un régime bien disposé envers les Etats-Unis et Israël. On manquait tout simplement d’infanterie) (voir ch.83).

Etant donné que les Britanniques ne menaient jamais leurs guerres terrestres tout seuls, mais toujours avec des alliés, ils pouvaient se contenter d’une petite armée, suffisante pour mener des guerres à but limité (des guerres coloniales par exemple) dans des guerres à but illimité. Ainsi pouvaient-ils obtenir avec le moins d’effort possible le plus grand gain, et se trouver pour deux sous aux premières loges (dicton hollandais, caractéristique d’un peuple de marchands). Dans les guerres napoléoniennes, par exemple, le but de l’Angleterre était la destruction de Bonaparte. Là aussi, les Anglais avaient des alliés sur le continent et ils pouvaient mener leur guerre avec des moyens réduits. Ainsi Wellington mena-t-il avec succès la campagne d’Espagne dans sa forme réduite, dans une guerre à but illimité. Et en 1815, alors que les Autrichiens se mettaient en campagne avec 250.000 hommes, les Russes avec 170.000 et les Prussiens avec 120.000, Wellington, lui, ne disposait à Waterloo que de quelque 100.000 soldats, parmi lesquels l’armée hollando-belge (30.000) et des troupes de Nassau, des Hanovriens (24.000), la légion allemande du roi (6.000) et 7.000 Brunswickois. Avec le soutien des Prusses, les quelque 35.000 Anglais furent juste suffisants. 600.000 continentaux et 35.000 Anglais seulement !

Encore une fois, l’Angleterre entra dans la Grande Guerre – parmi des millions de Français et de Russes – avec seulement 100.000 hommes, à peu près autant que les six divisions belges. Et pour la première fois, ce ne fut pas suffisant ; elle dut faire un effort inouï pour battre les Allemands, ce qui était « damned un-english »

La grande bataille qui s’était déroulée en France, d’une durée et d’un caractère jamais vus, fut considérée, et pas uniquement par les Anglais, comme un accident dans l’histoire militaire, qui ne se répèterait plus. Mais, comme l’a remarqué Clausewitz, « une fois renversées les bornes du possible, il est difficile de les relever » Les Britanniques n’ont pas compris que pour détruire ce nouveau criminel de guerre il fallait plus de soldats que le nombre qu’ils avaient déployé à Waterloo. En se contentant par ce traité naval de maintenir uniquement leur supériorité sur les mers, illusoire d’ailleurs, ils se sont comportés comme si la Grande Guerre n’était qu’un mauvais rêve, et ils ont repris leur politique insulaire, menée avec succès pendant des siècles, ne se rendant pas compte qu’elle était devenue inopérante par l’entrée en scène de l’avion. Afin de tenir à distance de leur île une aviation ennemie, ils

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devaient se défendre sur le Rhin. Ainsi l’Angleterre était devenue une puissance terrestre, ce qui exigeait une politique militaire compatible avec cette situation. Puisqu’ils consentaient tacitement à Hitler de se doter d’une armée et d’une aviation considérable, ils auraient dû en faire autant, ou, encore mieux, l’en empêcher.

Troisième faute : Le traité, lui, n’offrait pas aux Anglais le profit qu’ils en espéraient, mais présentait plusieurs inconvénients :

1. Une partie de la Royal Navy, construite avant la guerre, était démodée, alors que la Kriegsmarine se dotait de navires flambants neufs, pourvus de la technique la plus moderne.

2. La flotte britannique devait opérer sur toutes les mers du monde ; celle de l’Allemagne seulement sur l’Atlantique, la Baltique et la mer du Nord. Sur cette dernière, elle risquait de devenir une menace sérieuse pour les Anglais, ce qui s’est avéré en avril 1940 pendant la campagne de Norvège.

3. La supériorité de la Royal Navy dans la Méditerranée risquait d’être menacée par la flotte italienne, en plein essor.

4. En cas de conflit en Orient, la flotte japonaise serait supérieure à la britannique.

Par ailleurs, la Kriegsmarine risquait de devenir dans la Baltique une menace pour les pays environnants, ce qui fut ressenti comme tel, notamment à Moscou où on craignait toujours une attaque par les pays capitalistes, comme ce fut le cas après la Grande Guerre. Le renforcement de la Kriegsmarine dans la Baltique pouvait très bien servir à une attaque à partir de la Finlande, pays anticommuniste, sur Leningrad, situé très près de la frontière. Pour les Soviétiques ce fut une raison de plus de se méfier de l’Angleterre, et une des causes de la guerre finlando-soviétique dans l’hiver 1939-1940.

Or, quand on se demande quel était l’intérêt du Royaume-Uni de consentir à l’Allemagne de renforcer sa flotte, et de pousser la France à accepter la parité en forces terrestres avec l’Allemagne de Hitler, logiquement, il n’y en avait aucun. Illogiquement, il y avait la conviction fallacieuse de ces niais d’Anglais qu’ils pouvaient toujours tenir en équilibre les puissances sur le continent. L’anticommunisme de Hitler trouvait un bon accueil chez les conservateurs, tout comme dans la droite française d’ailleurs.

On pouvait très bien utiliser l’Allemagne pour mettre un frein à l’URSS, qu’ils considéraient comme une menace plus grande que Hitler. L’idée de laisser Staline et Hitler s’entre-détruire, tout en surveillant ce spectacle avec bienveillance, fut ouvertement avancée. De là ce traité naval, qui visait manifestement l’URSS. De là leur approbation de la remilitarisation allemande. De là leur politique qui laissait à Hitler la main libre à l’Est.

L’idée que celui-ci pouvait se tourner à un moment donné vers l’Ouest et, en menaçant la France, la Belgique et la Hollande, devenir un danger mortel pour leur île, ne semble pas venue à ces politiciens, aveuglés par leur idéologie anticommuniste.

Ils n’ont pas prévu qu’ils seraient « obligés à des concessions de plus en plus grandes pour se procurer des soldats continentaux et à des efforts croissants dans le domaine terrestre » Et ils ont vraiment cru que Hitler respecterait sa parole donnée, alors que tout le monde savait qu’il se comportait dans son pays comme un voyou de la pire espèce.

Ainsi portent-ils une responsabilité gravissime dans la marche ascendante du Führer, qui eut comme résultat la deuxième guerre mondiale, dont ils sont finalement sortis vainqueurs, certes, mais considérablement appauvris et affaiblis, et relégués à la position d’une puissance de second rang.

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La France toute seule

La France, elle, sortait de la grande Guerre toute seule. L’allié russe était parmi les perdants et s’était transformé en URSS. L’allié américain s’était replié sur son continent et l’allié anglais sur son île. Tous deux avaient dissous leurs armées. L’allié italien tombera aux mains d’un fanfaron fasciste. Même sans avoir lu Mein Kampf il était évident pour tous que l’Allemagne restait un ennemi en herbe. Ainsi la France s’efforçait-elle de « Bâtir une sécurité nouvelle » (sujet d’un colloque en décembre 1999), fondée sur une coopération essentiellement militaire, mais entraînant aussi le domaine politique.

« Versailles » avait entouré l’URSS d’Etats qui lui étaient hostiles, gouvernés par des régimes autoritaires de droite et anticommunistes, et qui pour certains avaient fait partie de l’empire des Tsars.

Or la France conclut toute une série d’alliances avec des pays voisins de l’Allemagne et dans les Balkans. Ainsi avait-elle « pris des engagements périlleux » (Rocolle, II, P.348) ; elle « a mis le bras (…) dans des engrenages excessivement dangereux ; après 1918, elle a promis notre aide à des nations éloignées que nous ne pouvons pas aider » (Chauvineau, p.190) « L’armée doit avoir les moyens d’exécuter la stratégie du gouvernement » aurait averti Sun Tzu (I, 8) Mais les hommes politiques « n’ont pas prêté attention au vieillissement de notre appareil militaire » (Rocolle, idem), « dont la base est d’une vétusté inquiétante » (Chauvineau, p.210)

« Quelle politique réussit quand les armes succombent ? Quelle stratégie est valable quand les moyens lui font défaut ? (de Gaulle, F.d.E, p.132) La politique « doit connaître l’instrument dont elle va se servir » (Clausewitz, 3.8.6B) Elle « doit s’adapter aux moyens de guerre disponibles » Nous avons « signé des traités, souscrit à des pactes, pris des engagements, adopté une attitude, qui consacrent une fois de plus cette interdépendance […]Dans l’état présent du monde, la pente même de notre destin nous conduit à disposer d’un instrument d’intervention toujours prêt aux actions de secours. Alors seulement, nous aurons l’armée de notre politique » ((de Gaulle, l’A.de M.,pp.94-95)

« Que vaut une diplomatie qui s’appuie sur des baïonnettes émoussées ? » se demanda Coulondre, l’ambassadeur français à Berlin (Stehlin, p.121)

Or tous ces traités, tous ces pactes, tous ces engagements ne valaient pas plus que le papier sur lequel ils étaient écrits, du moment où le général Maurin, ministre de la guerre, déclara, à l’occasion du débat sur le service de deux ans, pendant la deuxième séance du 15 mars 1935 : « Comment peut-on croire que nous songeons encore à l’offensive quand nous avons dépensé des milliards pour établir une barrière fortifiée ? Serions-nous assez fous pour aller en avant de cette barrière à je ne sais quelle aventure ? » (Journal officiel de la Chambre, p.1045, en bas de la 2e colonne) Et cela le jour même où Hitler instaura le service militaire obligatoire et annonça la formation de la Luftwaffe. On a déjà vu la réaction de l’Angleterre à cet événement décisif, alors que la France reste inerte.

Ce fut une imbécillité monumentale : « Une armée ennemie même peu nombreuse, mais servant à long terme et organisée en vue d’une attaque immédiate, serait une grave menace pour notre couverture. Nos craintes seront encore plus vives si, par notre attitude et notre organisation, nous avons donné à l’ennemi la sensation qu’il ne peut redouter aucune offensive de notre part, car c’est la peur de l’attaque qui l’oblige à disséminer ses moyens de défense tout le long de sa frontière, c’est à dire à amenuiser ce qui lui reste disponible pour une action offensive. » (Chauvineau, p.149)

Et là, Maurin ne donna pas cette sensation aux Allemands, il leur donna la certitude qu’ils pouvaient impunément concentrer le gros de leurs forces à l’endroit, choisi par eux,

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pour déclencher une offensive contre n’importe quel allié de la France, et qu’ils pouvaient être faibles ailleurs, en l’occurrence en face de la ligne Maginot.

Par ailleurs, Maurin se montra un adepte de la « défense absolue » : parer les coups sans les rendre, ne pas vouloir « vraiment faire la guerre ».

On comprend mal que la Tchécoslovaquie et la Pologne aient continué à croire que la France tiendrait ses engagements. Et on peut se demander si Staline ne s’est pas souvenu de cette déclaration néfaste quand les Alliés vinrent lui proposer une alliance.

Mais pourquoi la France avait-elle conclu tous ces traités, tous ces pactes ? Quel était son intérêt à prendre tous ces engagements ?

En réalité, l’intention n’était nullement de prendre le moindre engagement. Tout au contraire ; c’était pour engager ses partenaires à l’aider en cas d’une attaque allemande contre elle-même. C’était ce à quoi on s’attendait. C’était ce à quoi le Haut-Commandement se préparait, en comptant sur les divisions polonaises, tchèques, roumaines et yougoslaves, pour remédier à l’infériorité en nombre des Français, afin de contraindre l’Allemagne à une guerre sur deux fronts, comme en 1914.

Ça, c’était la véritable intention de tous ces pactes. Et, inconscient de sa bourde, le niais Maurin l’avait ouvertement admis. Mais en 1939 la guerre commença d’une façon à laquelle on ne s’attendait pas, et à laquelle le Haut-Commandement n’était pas préparé.

Ainsi la France avait renoncé au statut de grande puissance, ce qui fut confirmé l’année suivante par sa non-action quand l’Allemagne occupa la Rhénanie, et que Maurin était encore ministre de la guerre.

CHAPITRE 16

Un bel après-midi de septembre 1938

Un bel après-midi de septembre 1938, je jouais à la guerre d’Espagne, comme nous, garçons, le faisions à l’époque, dans le jardin de mon oncle et de ma tante, à La Haye. Soudain celle-ci sortit de la maison, hors d’elle de réjouissance, le drapeau néerlandais à la main, et elle cria : « On va arborer le drapeau ! » Nous le fîmes ensemble. Peu après, mon oncle rentra de son bureau. A la vue du drapeau, hors de lui de fureur, il l’arracha. « Ton oncle est un pessimiste professionnel » disait de lui mon père. J’avais neuf ans, et ce n’est que plus tard que j’ai compris que c’était…

Munich

L’Anschluss, le 12 mars 1938, eut lieu dans l’indifférence générale en France alors qu’en URSS on le considéra comme une nouvelle preuve de la complicité de l’Allemagne avec les Britanniques et les Français, qui « ont favorisé les objectifs des nazis et des fascistes. L’URSS est rapidement poussée dans un isolement complet, voire dans une hostilité envers l’Angleterre et une indifférence vis à vis de la France » (Davies, p.260) « Le gouvernement Chamberlain est responsable du fait que l’Autriche était dans le pétrin » disait le 14 mars Litvinov à Davies (p.248-249)

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Les foules autrichiennes acclamèrent l’entrée de la Wehrmacht dans leur pays en rendant le salut nazi, une patte en l’air, comme un chien qui fait pipi disions-nous en ce temps-là. Les Autrichiens étant « Heim ins Reich », il était évident que c’était maintenant le tour des Sudètes d’être « libérés » comme Hitler l’avait annoncé dans Mein Kampf. Il faisait préparer son plan de campagne et les Tchèques mobilisaient, bien décidés à se défendre. Pour la première fois, la parole de la France fut mise à rude épreuve. Et elle déçut lamentablement.

Les Anglais, qui se souciaient peu de la Tchécoslovaquie, poursuivaient leur politique consistant à laisser à Hitler les mains libres à l’Est, et consentirent au démantèlement de ce pays. Ce fut décidé le 30 septembre 1938, à l’issue d’une conférence entre Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier, au cours de laquelle ce dernier dut se contenter du rôle de spectateur sur un strapontin. Le commandant de l’Armée de l’Air, qui au mois d’août avait accepté une invitation de Göring et avait été bluffé par ce dernier lors de cette visite, lui avait assuré que ses avions seraient détruits en deux semaines, ce qui est avancé comme raison de l’inaction de la France.

Or Göring n’était pas aussi pessimiste que son homologue français, et peut-être, qui sait, plus réaliste. Son plan d’attaque, arrêté le 2 juin 1938, envisageait de s’occuper d’abord de la Tchécoslovaquie, et ensuite de la France, si ce pays venait en aide à son allié. « On suppose que la France – probablement sans déclaration de guerre – commencera la guerre par l’aviation » lit-on avec un certain étonnement. Et voilà ce que l’Armée de l’Air française aurait fait si elle avait eu le gros Maréchal aux commandes ! Le jugement que ce dernier porte sur son adversaire est plutôt flatteur : « L’aviation française d’active est à peu près équivalente à celle de l’Allemagne en ce qui concerne le nombre et le matériel, mais inférieure en instruction et en génie aérien. Par contre elle dispose de réserves en matériel et en personnel considérables […] La mission principale est de détruire l’ennemi au sol, ensuite les centrales électriques de Paris. Les autres objectifs sont en annexe » (Nuremberg, T.XXXVIII, pp.412-419)

Le pacte, conclu ce 30 septembre, qui est le pacte Hitler-Chamberlain-Daladier est entré dans l’histoire sous le nom pudique de Munich, lieu où il fut signé.

La France perdait un ami sincère.

La victime devait attendre le verdict dans une chambre d’hôtel. L’URSS, alliée, comme la France, de la Tchécoslovaquie, fut exclue des négociations par les Anglais, qui ne voulaient pas de l’ingérence des communistes.

Inquiétude à Moscou

Il est évident que les événements de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie inquiétaient Moscou au plus haut degré « Les Soviétiques étaient humiliés et profondément offensés d’être exclus de Munich […] On se méfiait de plus en plus de la capacité, des intentions, voire de la parole donnée du gouvernement Chamberlain et du gouvernement Daladier » (Davies, p.398) L’Allemagne s’étendait dans sa direction, avec la complicité de l’Angleterre et de la France. En vue du renforcement de la Kriegsmarine dans la Baltique, grâce aux traités navals anglo-allemands, une attaque de ce dernier pays à travers la Finlande, anticommuniste elle aussi, n’était pas inimaginable. Or, Leningrad, trop proche de la frontière, serait sous le canon allemand, et l’escadre baltique soviétique serait enfermée dans son port d’attache.

Le Maréchal finlandais Mannerheim raconte (pp.185-188) qu’un mois après l’Anchluss, l’URSS demanda « certaines garanties que la Finlande n’aiderait pas l’Allemagne dans une

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guerre contre l’URSS. » Des conversations se prolongèrent jusqu’en octobre 1938, sans aboutir. Au moment où l’URSS perdait son allié, la Tchécoslovaquie, « la flotte soviétique de la Baltique faisait des manœuvres qui avaient nettement le caractère de démonstrations anti-allemandes. » (idem, p.188)

Le 11 mars 1939 l’ancien ministre de l’URSS en Finlande, Stein, fut envoyé à Helsinki où les négociations reprirent, mais le 6 avril il quitta la capitale finlandaise les mains vides (idem, p.193) Le 30 novembre, l’U.R.S.S. attaqua la Finlande.

Or, l’origine de la guerre soviéto-finlandaise (1939-1940) n’était pas le pacte Staline-Ribbentrop comme on l’affirme ici et là. C’était la connivence de la France et de l’Angleterre avec Hitler, confirmée dans le pacte Hitler-Chamberlain-Daladier. Du côté soviétique, elle n’était qu’une précaution défensive en vue d’une attaque allemande. La droite française qui en l’hiver 39-40 réclama à cor et à cri une guerre contre l’URSS n’avait pas compris que c’était politiquement stupide et militairement impossible.

Mais ce pacte eut d’autres conséquences, plus graves encore. Après l’invasion en 1919 de leur pays par tous les pays capitalistes, France, Angleterre, Allemagne et Japon, avec pour but de supprimer leur révolution et de rétablir l’ancien régime (comme ce fut le cas après la révolution française), les Soviétiques redoutaient toujours une répétition d’un tel exploit. L’hostilité des Anglais envers leur pays était la plus manifeste. Avec la France, ils avaient bien pu conclure un traité, mais celui-ci n’avait pas eu de suite, et ce pays était à la traîne de l’Angleterre et n’avait plus de politique étrangère indépendante.

Quand ces deux pays, en 1939, entamèrent enfin des négociations avec l’URSS, leur sincérité était donc plus que douteuse, surtout après Munich, et cela put contribuer à l’échec des tentatives alliées de conclure un traité avec les Soviétiques. « Ils ont ressenti amèrement l’attitude dédaigneuse de la Grande-Bretagne et de la France à l’égard des Soviétiques, ce qui intensifiait leur méfiance, et les poussait en fin de compte dans le camp de Hitler » (Davies, p.437)

Staline-Ribbentrop était la conséquence de Hitler-Chamberlain-Daladier.

CHAPITRE 17

La Pologne, « une steppe inhabitée »

Au XVIIIe siècle, « la Pologne, morceau d’une plaine immense, sans frontières naturelles, ouverte aux invasions, est un Etat menacé de disparition. […] Elle est sans unité nationale. Sur 11 millions d’habitants, les Polonais forment la moitié, les Russes un tiers. » Le reste se compose d’Allemands, de Lituaniens et d’Arméniens. « 72% des habitants sont des paysans serfs, dominés par 20 à 30.000 familles de petits nobles, souvent fort pauvres, clients d’une vingtaine de familles de nobles grands propriétaires, les magnats. L’Etat est gouverné par une Diète […] élue par la noblesse [...] Chaque noble jouit du liberum veto, le droit de s’opposer à lui seul à chaque décision » (Moulnier-Labrousse, p.206). Si un tel cas de figure se produit, le récalcitrant est chassé manu militari, voire tué sur place, les députés ayant le droit d’être armés.

La Russie, l’Autriche et la Prusse annexèrent des parties de ce pays en 1773 et en 1793, et deux ans plus tard elles se partagèrent le restant. La Pologne avait cessé d’exister.

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C’était un exemple, écrit Clausewitz, « d’une situation où un défenseur inoffensif périt sans avoir reçu aucune aide étrangère […] l’effondrement de la Pologne n’est pas aussi incompréhensible qu’il le paraît […] Pendant un siècle, cet Etat avait au fond cessé de jouer un rôle politique indépendant ; il était simplement devenu une pomme de discorde entre les autres Etats. Dans sa condition et avec sa constitution il ne pouvait à la longue maintenir son existence parmi ceux-ci. » Mais les chefs de ce peuple ne voulaient rien changer à cette condition. « Leur vie politique dissolue et leur incommensurable frivolité allaient de pair, et les précipitèrent dans l’abîme. Bien avant le partage, les Russes y étaient comme chez eux […] Si la Pologne avait été un Etat capable d’organiser sa défense, les trois puissances n’auraient pas pu la partager aussi facilement, et les puissances les plus intéressées à son intégrité, comme la France, la Suède et la Turquie, auraient pu coopérer de façon très différente à sa protection. Mais si la défense d’un Etat doit dépendre d’un soutien extérieur, c’est vraiment trop demander […] Politiquement, la Pologne n’était guère à l’époque qu’une « steppe inhabitée », et comme on n’aurait pu protéger indéfiniment cette steppe sans défense contre les attaques des autres Etats au milieu desquels elle est située, il devenait impossible de garantir l’intégrité de ce soi-disant Etat » (3.6.6)

« Vive la Pologne, Monsieur ! »

Après un bref intermezzo, quand Bonaparte fonda un « grand-duché de Varsovie », la situation antérieure fut rétablie en 1815. Ce furent avant tout les Russes qui alors opprimaient les Polonais et menaient une politique de russification. Quelques révoltes de patriotes polonais furent sévèrement réprimées, la dernière le fut en 1863 par le tsar Alexandre II. Des milliers de révolutionnaires fuirent en exil, principalement à Paris, où il y avait une grande sympathie pour leur cause. C’est ainsi que, lorsque ce tsar vint visiter l’exposition de 1867 à Paris, et à cette occasion fit reçu avec Napoléon III au palais de justice, un jeune avocat, Charles Floquet, futur président du conseil sous la IIIe République, s’avança au-devant des deux empereurs et jeta à l’oppresseur des Polonais les mots : « Vive la Pologne, Monsieur ! »

Mais vers la fin du siècle, la France cherchait une alliance avec la Russie contre l’Allemagne, et quand le tsar Nicolas II, qui poursuivait la politique de son père à l’égard des Polonais, vint en 1896 à Paris pour poser la première pierre du pont Alexandre III, il n’y eut pas une seule fausse note. On oublia les Polonais jusqu’au moment où le régime tsariste fut renversé. Ce fut alors qu’on inscrivit l’indépendance de la Pologne parmi les buts de guerre poursuivis par les Alliés, dont la Russie faisait encore partie.

Polonia ressuscita

Ainsi la Pologne regagna son indépendance grâce à la défaite et aux dépens de ses futurs voisins, et par la volonté des Alliés. Ses dirigeants ne firent jamais preuve de la moindre gratitude.

Le tracé de la frontière Est du pays fut décidé par les Alliés à la conférence de Spa en juillet 1920. Il porte comme nom la ligne Curzon, d’après le diplomate anglais qui l’avait dessiné sur la base des populations ethniques. Mais au cours de la guerre soviéto-polonaise, l’URSS perdit une partie de la Biélorussie et de l’Ukraine, qu’elle dut céder à la Pologne par le traité de Riga en 1921. A l’Ouest, les Alliés avaient attribué aux Polonais un débouché sur la mer par un corridor qui traversait une région où habitaient des Allemands. Là se trouvait Dantzig, une ville allemande, qui fut déclarée ville libre, sous mandat de la Société des

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Nations. Il y avait aussi des minorités allemandes plus au sud, en Posen et en Silésie. Toutes ces minorités formaient un quart de la population. L’unité nationale était meilleur qu’avant les partitions, mais non parfaite.

Le gouvernement, par contre, était complètement différent. La Diète de jadis avait perdu son pouvoir au profit d’une camarilla militaire, « le gouvernement corrompu des colonels de Pologne » (Marc Bloch, pp.169-170) Le colonel Beck, ministre des affaires étrangères, considérait son pays comme une grande puissance, capable de jouer l’Allemagne contre l’URSS. Il conclut des pactes de non-agression avec ces deux pays. Il exigea un siège permanent à la Société des Nations, ce qui lui fut refusé. Il annonça des ambitions coloniales. Pendant la crise tchécoslovaque, il déclina toute aide à ce pays, et refusa même de recevoir les ambassadeurs français et anglais. Alors, l’U.R.S.S. dénonça le pacte de non-agression avec la Pologne. Après Munich il crut bon de s’emparer, dans le sillage du Führer, d’une partie de ce malheureux pays qui ne pouvait pas se défendre. Il ne profita pas de cette lâcheté longtemps.

Mais ce qui n’avait pas changé, c’était le terrain. La Pologne était toujours « une steppe sans défense », comme à l’époque de Clausewitz. « Il est évident que le défenseur dispose à un plus haut degré de l’aide du terrain » écrit-il (2.6.2). « La nature fait bien des choses, mais pas toujours tout ce qu’il faudrait ; il faut alors recourir à l’art de la fortification» (2.6.11). « Le terrain est de la fortification naturelle » (Chauvineau, C.d.F., p.332), mais la nature est parfois « généreuse » et parfois « avare, comme en Flandre » (idem. p.318).

Guderian, lui, affirme « La protection la plus efficace contre les chars, c’est la nature qui l’offre sur le terrain, mais pas partout et pas en toute saison ou tout le temps » (A.P. ! p.150) et Sun Tzu résume « Un des cinq facteurs fondamentaux est le terrain » (I, 1, 2 et 3).

Or, la nature était extrêmement avare, et la steppe était ce que Guderian appelle « Panzergünstig », favorable aux chars. « Recourir à l’art de la fortification» était physiquement et financièrement impossible au vu de l’étendue des frontières. Le pays devait par conséquent être défendu par « les poitrines des soldats » Ils étaient nombreux, mais pourvus d’un armement plutôt vétuste. Le Haut-Commandement était intellectuellement nul.

Ainsi, constate Chauvineau, la Pologne se trouvait « placée entre deux grandes puissances militaires, l’Allemagne et la Russie. De ce fait, sa sécurité est des plus chancelantes ; son énorme développement des frontières (1800 kilomètres du côté allemand) aggrave encore les choses et rend son armée incapable d’utiliser les fronts continus » [de toute évidence, Chauvineau veut dire ici : une continuité des fronts ] Même en ne comptant qu’une division aux dix kilomètres, il fallait alors aligner 180 divisions ! Or, l’armée polonaise, complètement mobilisée, comptait 39 divisions d’infanterie, 12 brigades de cavalerie, dont 2 motorisées, et 3 brigades de montagne. « Au reste, vis à vis de l’armée allemande, elle est en très mauvaise posture, puisque les troupes qu’elle mobiliserait sur ses frontières de Silésie, de Brandebourg et de Poméranie seraient menacées sur leurs derrières par une offensive débouchant de la Prusse Orientale, à cent kilomètres à peine de Varsovie. Aussi est-il sûr que, si l’Allemagne et la Russie rééditaient les noirs complots du XVIIIe siècle contre leur voisine, celle-ci ne pourrait pas résister, et, comme son territoire est difficilement accessible, sauf aux Allemands et aux Russes, les armées de terre des autres pays se trouveraient dans l’impossibilité de lui porter secours en temps utile […] L’hostilité germano-russe, une des données les plus constantes de la politique internationale, ne permet pas de tels projets, mais elle n’en place pas moins la Pologne entre l’enclume et le marteau. Ne pouvant chercher d’appui chez ses voisins, elle est condamnée à une sorte d’équilibre sur la corde raide, dont elle s’est d’ailleurs fort bien tirée jusqu’ici. Pourra-t-elle rester éternellement libre de ses mouvements entre ces deux grandes puissances ? » (Chauvineau, p.186)

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La réponse à cette question par les Polonais était un « oui » résolu. Convaincus que Hitler bluffait, et ne voulant pas chercher d’appui chez leur autre voisin, ils refusèrent de choisir entre la peste et le choléra, croyant qu’ils pouvaient les éviter tous les deux. Le résultat fut qu’ils obtinrent l’un et l’autre.

Mais avant que la question polonaise ne devienne d’actualité, deux événements importants eurent lieu.

CHAPITRE 18

L’Entente cordiale ressuscitée

En janvier 1939 circulaient des rumeurs d’une invasion allemande, imminente, de la Hollande. Hantés par le spectre d’une Luftwaffe sur des bases aériennes à 250 kilomètres de Londres, les Anglais comprenaient enfin qu’ils avaient besoin des soldats français. Et des soldats britanniques ! Or, le 6 février 1939 coup de théâtre : Chamberlain « annonça aux Commons un engagement britannique de supporter la France militairement en Europe […] Ce fut un changement fondamental de l’attitude britannique envers l’Europe et de la possibilité d’une guerre continentale » (Overy, p.110)

Selon Duroselle « Chamberlain dit ceci : « Je crois nécessaire de déclarer clairement que la solidarité des intérêts qui unit la France et l’Angleterre est telle que toute menace dirigée contre les intérêts vitaux de la France, d’où qu’elle vienne, doit entraîner la coopération immédiate de la Grande-Bretagne. Une note britannique officielle du 13 février vient confirmer cette solidarité, et exprimer le vœu que les conversations militaires s’engagent rapidement » (Duroselle, I, p.400)

Ce fut l’aveu de la faillite de toute la politique étrangère britannique depuis la fin de la Grande Guerre. La cause en fut une rumeur infondée ! Par ailleurs, les Français pouvaient constater avec soulagement que les Anglais étaient devenus demandeurs. L’entente cordiale était ressuscitée. Les conversations militaires ont lieu du 29 mars au 4 avril et du 24 avril au 5 mai. Une troisième phase sera tenue après les vacances, fin août.

Le 15 mars 1939, Hitler commit une faute grave : il dévia du programme qu’il avait exposé dans Mein Kampf en s’emparant de la Tchécoslovaquie toute entière. Ce fut une violation de Munich, qui causa un choc dans l’opinion publique anglaise : « Désormais c’est le spectre de l’hégémonie totale de l’Allemagne sur le continent européen » (Duroselle, I, p.404)

Mais, selon Overy, cet événement accéléra le changement d’état d’âme des Anglais, qui avait commencé plus tôt, et qui « virait dans une direction violemment anti-allemande après Munich […] Appeasement était en train de devenir un mot obscène […] Le pogrom anti-juif nazi le 9 novembre 1938 (la Nuit de cristal) contribua puissamment à la répugnance au Hitlérisme […] La crise de Prague eut un vrai impact sur Chamberlain, parce qu’elle ôta définitivement toute confiance en la bonne foi allemande » En octobre 1938 fut effectué un sondage, où on demanda « si le public préfère la guerre à la restitution des colonies allemandes. Un 78% remarquable favorisait la guerre » écrit Overy (pp. 110-111) Il omet de mentionner que Chamberlain, après Munich et après avoir signé le 30 septembre 1938 une déclaration de bonnes intentions avec Hitler, voulait poursuivre sa politique désastreuse d’apaisement en « réglant le problème colonial », c’est à dire rendre d’anciennes colonies allemandes. Le pogrom anti-juif causait en Angleterre une indignation énorme. La

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commission 1922, une institution non officielle où étaient représentés tous les membres influents du parti conservateur, s’exprimait à l’unanimité contre une restitution de colonies à l’Allemagne.

Mais en France, le ministre des Affaires étrangères crut bon d’accueillir son homologue Ribbentrop à Paris un mois après le pogrom anti-juif et de signer « l’accord ou déclaration Bonnet-Ribbentrop », soulignant les relations pacifiques entre les deux pays. On verra l’opinion de Bonnet au sujet des juifs au chapitre 20.

Le lendemain du 15 mars Chamberlain dit à Halifax : « J’ai décidé que je ne peux plus faire confiance aux dirigeants nazis » (Overy, pp.110-111) Le changement de programme effectué par Hitler avait enfin réveillé le premier ministre britannique. Le lendemain, il devait prononcer un discours à Birmingham. Pendant les deux heures et cinq minutes du trajet dans le train du Great Western Railway il changea le texte, et devant une salle comble, il déclara que « l’Allemagne était maintenant une menace pour la liberté britannique […] Et nous ne renoncerons jamais à celle-ci » (Overy, pp.111-112)

En avril, le service militaire fut enfin instauré, en retard de quatre ans sur l’Allemagne.

CHAPITRE 19

1939. Le prétexte : Dantzig

Pendant ce temps, Hitler ne laissa pas refroidir l’affaire et poursuivit incontinent ses tentatives de « libérer » encore plus d’Allemands, en l’occurrence ceux qui habitaient en Pologne. Il prit comme prétexte Dantzig. Cette ville était indépendante. Le habitants voulaient rentrer « Heim ins Reich » Elle avoisinait la Prusse orientale. La Pologne pouvait garder le corridor, et ne perdrait pas un pouce de son territoire. C’était raisonnable, non ?

Ribbentrop avait parlé de l’affaire déjà en octobre 1938 avec l’ambassadeur polonais à Berlin, Lipski. En janvier 1939 Beck rendit visite à Hitler, et le mois suivant Ribbentrop se rendit à Varsovie. Mais chaque fois les Allemands se heurtèrent à un njet polonais.

Le 26 mars, Lipski communiqua à Ribbentrop un dernier refus. Et alors, écrit Warlimont, « Hitler fit savoir dans les derniers jours de mars, d’abord seulement au commandant en chef de l’armée – presque en passant – qu’il voulait contraindre la Pologne par la force des armes à accepter ses exigences, au cas où une solution par la voie diplomatique ne serait pas trouvée avant la fin de l’été. » Le chef de l’E.M. fit établir en quelques jours un projet pour une offensive contre ce pays, qui « comme c’était l’habitude, fut transcrit sur une machine à écrire spécialement construite dans ce but en Führerbuchstaben – de grosses lettres que Hitler pouvait lire sans lunettes – et le remit en personne à la chancellerie du Reich. » Le 3 avril le projet fut distribué sous le nom de Weisung Fall Weiss (directive cas blanc) aux commandants des trois armes. (Warlimont, pp.34-35)

Pendant ce temps circulaient des rumeurs d’une invasion allemande imminente en Pologne. Elles étaient manifestement fausses. Aucune préparation sur le terrain n’était visible. Y eut-il une fuite par une taupe au O.K.W, qui connaissait ce projet mais non la date prévue pour son exécution éventuelle ?

Quoi qu’il en soit, ces rumeurs furent crues à Londres, et le 31 mars Chamberlain prit pour la deuxième fois une décision capitale, basée sur une fausse rumeur, en garantissant avec

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la France l’indépendance de la Pologne unilatéralement. L’intention n’était nullement de défendre ce pays, ce que les Alliés ne pouvaient faire, mais de signaler à Hitler : Votre expansionnisme s’arrête là.

Hitler réagit le 29 avril pour dénoncer aussi bien les accords navals germano-anglais que le pacte de non-agression avec la Pologne de 1934, tout en précisant ses revendications sur ce dernier pays. Il voulait aussi une liaison terrestre avec la Prusse orientale. Il semble qu’il souffrait du mal de mer.

Le 22 mai, le « pacte d’acier » fut conclu avec l’Italie en grande pompe, et le lendemain le plan de campagne contre la Pologne fut arrêté en grand secret, à l’insu même du tout nouvel allié. L’affaire fut considérée comme « besonderer Einsatz » (un engagement spécial), non comme une guerre (Warlimont, p.41).

Pactiser avec un dictateur de gauche ?

Les alliances ne sont pas des amitiés. On les conclue dans le but qu’un pays puisse compter sur l’autre pour combattre à ses côtés en cas de guerre. Une idéologie commune entre alliés est un luxe agréable, mais elle n’est pas du tout essentielle, pas nécessaire même. L’essentiel est l’avantage réciproque, l’intérêt mutuel, et, avant tout, un ennemi commun.

Ainsi, à la fin du XIXe siècle, la France, républicaine, laïque, vouée aux idéaux de la révolution et aux droits de l’homme (mais qui en exclut les femmes) d’une part, et la Russie, tsariste, une dictature de droite, orthodoxe, autocrate, qui supprimait même l’idée de liberté, égalité et fraternité, qui opprimait les Polonais, les Finlandais et les populations baltes, d’autre part, pouvaient-elles devenir des alliées. Les Anglais, eux, n’y voyaient pas d’inconvénient non plus.

Mais en 1939, au lieu d’un dictateur de droite, il y avait un dictateur de gauche, et de plus communiste. On l’avait écarté délibérément à Munich. Or, maintenant Hitler menaçait la Pologne, que personne ne portait dans son cœur. En réalité il ne s’agissait nullement de sauver ce pays, mais d’arrêter Hitler. Seul un pacte avec Staline pourrait faire reculer le Führer. Et si celui-ci attaquait la Pologne quand même, l’Armée rouge devrait se battre toute seule, parce que les Alliés avaient déjà décidé, avant d’entamer les négociations avec Staline, de ne pas commencer la guerre par une offensive. Leur intention était de faire tirer les marrons du feu par l’URSS pour leur seul profit. Les Soviétiques en étaient bien conscients, et déjà le 10 mars Staline avait averti, devant le 18e Congrès du Parti, que l’URSS ne se prêterait pas à de telles manœuvres. Hitler, lui, partageait la même opinion : « La Russie ne pense pas tirer les marrons du feu pour l’Angleterre, elle évitera la guerre » (Halder, 14 aôut 1939, p.13)

Réduit à la dernière extrémité, on est capable de tout. Même de s’encanailler avec un communiste. Sans Staline, point de salut !

Par conséquent les Français rangeaient leur anti-communisme temporairement au vestiaire. Mais Chamberlain, lui, chrétien pratiquant, ne l’entendait pas de cette oreille. Le pape avait bien conclu des concordats avec Mussolini et Hitler, mais il avait désigné Staline comme étant l’Antéchrist, ce qui, d’ailleurs, était indéniable. Ainsi prévalait l’idéologie sur la raison.

Finalement il consentit, sur l’insistance aussi des chefs d’E.M., à contre-cœur et sans enthousiasme, à ce que des négociations soient entamées, non au niveau ministériel, mais par l’intermédiaire des ambassadeurs accrédités à Moscou. Commencées en mars, elles traînaient en longueur. Le 4 mai, le ministre des Affaires étrangères Litvinov, qui avait essayé en vain

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de conclure un pacte avec la France et l’Angleterre, fut remplacé par Molotov. De toute évidence, cette politique fut abandonnée. En juillet les Soviétiques demandèrent l’envoi d’une mission militaire.

Celle-ci embarqua finalement le 5 août sur un vieux paquebot anglais. Les chefs des délégations françaises et britanniques n’étaient pas des militaires de premier plan. Le Français était le général d’Armée Doumenc, et l’Anglais l’amiral the Honorable Sir Reginald Aylmer Ranfurly Plunkett – Ernle – Erle – Drax, mieux connu dans la Royal Navy comme Old Plunk, qui avait été envoyé en 1914, avec le vice-amiral Beatty, chez le Tsar Nicolas II en mission militaire. Les négociations ne commencèrent que le 12 août, à Moscou. Doumenc avait le pouvoir de signer un accord militaire, mais non un accord politique. Old Plunk n’avait aucun pouvoir, ce qui intensifiait encore plus la méfiance des Soviétiques. A ce moment-là, la décision de Hitler d’attaquer la Pologne était déjà prise.

Visiblement les Alliés n’étaient pas pressés. Les Polonais, eux, ne l’étaient pas du tout. Aveuglés par leur arrogance, ils s’estimaient capables de résister aux Allemands tout seuls, sans l’aide de l’URSS, et ils refusaient obstinément l’entrée même d’un seul soldat soviétique sur leur sol. Par cette attitude ils firent définitivement échouer un accord entre les Alliés et l’URSS, et favorisèrent le traité germano-soviétique, pour lequel, de nos jours, ils ont l’outrecuidance d’exiger des excuses de la Russie.

De même, il existe toujours des anciens combattants de la soi-disant guerre froide pour affirmer que c’est Staline qui avait permis à Hitler de déclencher la deuxième guerre mondiale ; or, comme on l’a vu, ce sont la Grande-Bretagne et la France qui, ayant manqué l’occasion d’ « arrêter le Führer dans sa marche ascendante » ont permis à ce dernier d’effectuer cette marche, avec les conséquences que l’on connaît.

La situation, vue par Moscou

Depuis un an, on était en guerre ouverte, mais non déclarée, avec le Japon. Le Maréchal Joukov, commandant de l’Armée de l’Orient avait exigé – et obtenu – l’envoi des meilleurs éléments de l’Armée Rouge, parmi lesquels les divisions blindées les plus modernes. Il venait d’écraser toute une armée japonaise le 8 juillet à l’issue de la bataille du fleuve Khalka. Mais la guerre n’était pas finie.

Par ailleurs, une grande partie des officiers soviétiques avait été fusillée, et remplacée par des officiers inexpérimentés. Pouvait-on risquer dans ces circonstances une guerre sur deux fronts, éloignés de 15.000 kilomètres ? On serait aux prises avec le gros de l’armée allemande, dont la mobilisation était presque terminée. Quel soutien pouvaient alors fournir les Alliés ? L’Angleterre, aucun. Il est évident qu’elle ne le pouvait pas avec ses deux divisions, et qu’elle ne le voulait pas. Et les Français ? Ils étaient partis en vacances. Par ailleurs, aucune offensive de leur côté ne pouvait être attendue, leurs forces armées en étant incapables, comme on l’a vue début septembre. Peu de temps auparavant, le Maréchal Pétain l’avait encore écrit dans la préface d’un livre, publié par un général français. Par ailleurs, en 1935 le ministre de la guerre, le général Maurin, avait annoncé qu’on n’avait nullement le désir d’une telle aventure. Et pendant que les Allemands mobilisaient, les Français faisaient la fête, et se contentaient sur le plan militaire d’organiser un défilé sur « la plus belle avenue du monde ».

On devait donc tirer les marrons du feu pour le seul profit des pays capitalistes. Et pourquoi aider la Pologne, qu’on détestait, qui s’était emparée, de connivence avec les nazis, d’une partie de Tchécoslovaquie, nonobstant un avertissement de l’URSS, et qui occupait

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toujours des territoires russes depuis 1921 ? Et comment et pourquoi aider un pays qui ne veut pas être aidé ? Certes, il était possible qu’un pacte avec les Alliés puisse faire reculer le Führer dans son Drang nach Osten. Mais était-ce probable ?

Or le corridor qui séparait la Prusse orientale de l’Allemagne était une épine dans le pied allemand. « Depuis 1919, et surtout depuis 1924 […] moi-même, aussi bien que tous les officiers de l’Etat-Major, étions d’avis que […] la question du corridor polonais en particulier devait être résolue une fois, si besoin par la force des armes. Environ nonante pour cent du peuple allemand partageait cette opinion avec les officiers en ce qui concernait la question polonaise. Une guerre pour éliminer l’ignominie, causée par la création du corridor polonais, et pour réduire la menace sur la Prusse orientale séparée, qui était encerclée par la Pologne et la Lituanie, était considérée comme un devoir sacré, quand bien même une nécessité vigoureuse. Ceci était une des raisons principales du réarmement, en partie secret, qui commença dix ans avant la prise du pouvoir de Hitler, et qui sous la domination nazie fut accentué particulièrement. »

Ainsi déposa sous serment, le 7 novembre 1945 devant la cour de Nuremberg, Blomberg, ancien ministre de la guerre jusqu’à 1938. Une déposition analogue fut faite par le général Blaskowitz (Nuremberg, T.XXXII, pp.464-467)

On peut avoir quelques doutes sur la véracité de ces témoignages, et le pourcentage du peuple allemand semble quelque peu exagéré ; mais ce qui est certain, c’est que les politiciens et les militaires allemands n’ont jamais considéré la frontière avec la Pologne comme définitive. Dans le traité de Locarno (1925), l’Allemagne avait reconnu sa frontière avec la France et la Belgique, mais elle avait refusé de le faire pour ses frontières orientales.

Il y avait donc de bonnes raisons pour estimer que Hitler était sérieux, et qu’une alliance de l’URSS avec les Alliés ne le détournerait pas de ses projets polonais. Mais à l’époque on ne le savait pas, et on ne le saura jamais. Et on ne saura jamais non plus si Hitler aurait envahi la Pologne sans le pacte avec Staline. Mais, comme on l’a vu, il était convaincu que l’URSS ne voulait pas entrer en guerre.

Par ailleurs, si l’URSS n’avait conclu aucun pacte et était restée neutre, Hitler aurait pu s’emparer de la Pologne tout entière, s’arrêter provisoirement à la frontière soviétique, et étendre son influence sur les Etats baltes, qui étaient anticommunistes et comportaient une minorité allemande. La Finlande elle aussi risquait alors de tomber dans l’étau allemand. Ce fut un vrai casse-tête. Et la solution venait de Berlin, d’où arrivaient des signaux encourageants.

On est ici devant une autre énigme : pourquoi Hitler voulait-il conclure une alliance avec « des criminels ignobles, couverts de sang, la lie de l’humanité, qui n’envisagent pas du tout de conclure honnêtement une alliance ou de la respecter » ? Une alliance qu’il avait totalement exclue dans Mein Kampf, jugeant qu’ « Une alliance avec la Russie est une indication de la guerre prochaine. Son résultat serait la fin de l’Allemagne » ? Une alliance avec des individus d’une race inférieure, des juifs et des bolcheviks ? Une alliance avec un Etat « presque complètement pourri et dissous […] prêt à l’effondrement » ?

Le problème (un des problèmes !) qu’on a avec Hitler est qu’il a beaucoup parlé, et rarement dit la vérité. De plus, il n’a rien écrit après Mein Kampf. On ne peut donc pas savoir ce qu’il pensait ou ce qu’il voulait, et pour quelle raison. Il y a de nombreux cas où on est devant une énigme. Alors, certains avancent des suppositions comme étant des certitudes.

Vu l’attitude du Führer à l’égard de ses promesses et des pactes qu’il a conclus, il ne me semble pas trop risqué de supposer qu’il considérait le pacte avec Staline comme un expédient, qu’il n’envisageait pas du tout de respecter lui-même.

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Restent alors quelques suppositions qui valent ce qu’elles valent. Par exemple :

- Avait-il, dans son for intérieur, peur d’une intervention alliée, tout en affirmant haut et fort le contraire ?

- Avait-il peur d’une intervention soviétique, pour laquelle aucune préparation n’avait été faite, mais quand même ?

- A-t-il voulu empêcher un accord entre Staline et les Alliés, mais qui pour l’URSS n’avait aucun intérêt ?

- A-t-il désiré un traité commercial, pour obtenir du pétrole et d’autres matières premières dont il avait besoin ?

Quoi qu’il en soit, les Soviétiques comprirent aussitôt qu’ils devaient maintenant entamer des négociations avec les Allemands, tout en continuant celles avec les Alliés, et faire monter les enchères. Cette tactique réussit au-delà de toute espérance. Vers la fin, Hitler offrit :

- Le territoire attribué en 1920 à l’URSS par les vainqueurs de la Grande Guerre, mais pris par les Polonais en 1921. Livraison par les vaincus de cette guerre gratuitement et franco de port.

- La main libre dans la Baltique et en Bessarabie. Et en échange : un traité commercial, avantageux pour les deux pays.

Et qu’offraient les Alliés ?

Rien.

Ils avaient uniquement des demandes :

- Une garantie de l’indépendance de la Roumanie, des Etats baltes et de la Pologne ; par conséquent la reconnaissance de leurs frontières, qui aux yeux des Soviétiques n’étaient pas définitives.

- L’engagement d’aider les Polonais avec uniquement l’aviation, et –éventuellement- avec des unités blindées, au cas improbable où ils voudraient bien le demander. Mais non avec de l’infanterie ! C’était dicter à l’Armée Rouge sa tactique de combat, une condition ridicule.

Résumons : les Alliés avaient intérêt à ce que les Nazis et les Communistes s’affaiblissent mutuellement ; l’URSS avait intérêt à ce que les pays capitalistes (les Alliés et l’Allemagne) s’affaiblissent mutuellement.

Le choix n’était pas difficile.

CHAPITRE 20

L’étrange été

Le pacte germano-soviétique n’arrivait pas, pour les Alliés, comme un coup de tonnerre. Dès le 7 mai 1939, l’ambassadeur français à Berlin, Coulondre, avait signalé un dégel des relations entre ces deux pays, ainsi que des propos par un général de la Luftwaffe, qui était un intime de Göring, sur un quatrième partage de la Pologne (Livre Jaune, pp. 153-158, et Stehlin, pp.147-152) Dans sa missive du 1er juin, il insistait sur « l’urgence que présente la prompte conclusion de ces pourparlers », ceux que menaient les Alliés et les Soviétiques à Moscou, et

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qui s’éternisaient. L’ambassadeur britannique envoya un avertissement identique à Londres. (Livre Jaune, p.181)

A partir du 20 juin Coulondre signalait à plusieurs reprises les préparatifs militaires allemands contre la Pologne, tout en répétant ses avertissements concernant les pourparlers à Moscou. Contrairement à 1914, où le plan de mobilisation allemand amenait inéluctablement à la guerre, cette fois ce fut une mobilisation qui ne disait pas son nom (« X-Fall ») Ainsi Coulondre soulignait-il, dans sa missive du 20 juin, « l’intensification […] des travaux de fortification sur la frontière germano-polonaise et en Slovaquie, ainsi que le renforcement de la ligne Siegfried. Il va sans dire qu’en la circonstance, les bunkers de l’est n’auraient pas un rôle uniquement défensif » (Livre Jaune, p.190) Le 27 juin il signalait le nombre de réservistes sous les drapeaux, évalué à 600.000, et qui tendait à s’accroître ; des exercices à l’ouest ; des mesures militaires en Italie et en Bulgarie ; des conseils allemands à des familles étrangères de ne pas se trouver en Allemagne au mois d’août (Livre Jaune, pp.195-196)

Le 11 juillet : « La militarisation de la Ville Libre se poursuit […] on continue à appeler sous les drapeaux des réservistes […] En Pologne l’Allemagne veut, la chose est claire, le retour aux frontières de 1914 » Le 13 juillet il envoyait deux dépêches. Dans l’une il signalait une « activité anormale de l’armée allemande et une préparation manifeste de l’Allemagne à l’éventualité d’une guerre prochaine » : les rappels de plus en plus fréquents de réservistes, les régiments qui quittaient leurs casernes pour des manœuvres, l’appel avancé des classes de réserve. Et il estimait « qu’au mois d’août l’armée allemande comptera, en sus de ses effectifs normaux, près d’un million de réservistes mobilisés. »

L’autre dépêche commençait ainsi : « Devant quitter Berlin demain soir… » (Livre Jaune, pp.221-222), ce qu’il fit effectivement, pour partir en vacances dans le Midi de la France jusqu’au 15 août…. (Stehlin, p.162)

Pendant ce temps, à Paris…

- Le 27 juin la session parlementaire est clôturée, et le dernier conseil des ministres a lieu le 1er juillet. Ensuite, on prépare tranquillement la célébration du cent cinquantenaire de la Révolution.

- D’abord, le cinquantenaire de la Tour Eiffel, le 1er juillet. - L’attaché militaire tchèque se jette du premier étage dans le vide. - Grand bal de l’ambassadeur des Etats-Unis, Bullit. - Le 3 juillet, garden party de l’ambassadeur d’Angleterre : 1800 personnes. - Le 4 juillet, soirée de l’ambassadeur de Pologne : 2000 invités. - Le 6 juillet, bal chez Philippe de Rothschild (Tabouis, 20 ans, pp.388-389) - Le grand prix de Longchamp, la nuit de Longchamp : feu d’artifice magnifique. - En marge des festivités, rencontre entre Gamelin et Gort, chef d’Etat-major

britannique, le 13 juillet (voir ch.24). - Défilé du 14 juillet, dont VU publie un reportage lyrique : il y a de « lourds canons »,

des « chars d’assaut monstrueux », « Messieurs les Anglais ! » - les guards avec leurs cornemuses passent parmi de « folles ovations »-, l’Empire : Marocains, Algériens, Sénégalais, Malgaches, Indochinois. Et la légion. Ah, la légion ! Un « ouragan de bravos » éclate.

Les actualités Gaumont montrent aussi « 300 avions, construits depuis 1938 », qui survolent Paris, suivis par la RAF. Le public ne voit pas la ligne Maginot, mais il sait bien qu’elle est là.

La presse étrangère ne demeure pas en reste. Ainsi peut- on voir sur la couverture du numéro de 14 août de Time Magazine le portrait de Gamelin avec le titre : « Optimism is a

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luxury », et à l’intérieur trois pages sur le « good grey general » C’est lui qui a convaincu Joffre de déclencher l’offensive de la Marne, c’est lui qui a écrit « L’Instruction historique n°2 de Joffre » C’était le 21 mars 1918, à 4h40 que la 9e division de Gamelin « did the trick »

Il est « by far the most outstanding war-trained officer now in high command. Head of what, by almost unanimous acclaim, is today the worlds finest military machine, one which he did much to create.» Le tout illustré par des photos :

- Gamelin âgé de 20 mois, en jupe et avec tambour, tableau peint par sa mère. - Gamelin avec Joffre. - Gamelin avec un St-Bernard parmi les Chasseurs Alpins. - Gamelin avec la générale (« likes manœuvres »)

Le généralissime ne néglige pas ses relations publiques. Et on voit bien la facilité avec laquelle on peut mener les journalistes par le bout du nez.

Une invasion est-elle encore possible ? Bien sûr que non. Certes, il y a quelques mois, un général inconnu a publié un livre avec ce titre. Par conséquent, lui, il s’est posé la question. Croit-il vraiment à cette possibilité ? Pourquoi cette bande-annonce orange, avec, en grosses lettres noires, « LA REPONSE à la question que TOUT LE MONDE SE POSE » ? Or, personne ne se pose cette question. « La France n’a rien perdu de sa puissance militaire et de sa force morale », comme l’écrit le journaliste de VU (n°592, p.904) Tous les gens qui ont vu le défilé, tous les Français, sont convaincus qu’une invasion est impossible. Et le Maréchal lui-même l’affirme à la page VIII de la préface de ce livre : « L’armée issue de la nation est parfaitement apte à s’opposer partout aux incursions terrestres de l’ennemi » Mais il ne parle pas d’incursions aériennes. Et on ne s’aperçoit pas que le général, auteur de cet ouvrage, dessine « un sombre tableau » (p.209) de cette armée, qui « est aussi mal adaptée à l’attaque d’une grande armée qu’à la protection de notre territoire » (p.205), que sa « base est d’une vétusté inquiétante » (p.210), et que nos brevetés « ne se demandent pas comment ils conduiraient cette guerre nouvelle » (p.211)

« Une nation n’a plus le droit de se croire en sécurité parce qu’elle montre aux ambassadeurs étrangers des troupes nombreuses qui défilent correctement avec un matériel impressionnant. » (p.213)

Ainsi le général Chauvineau conclut-il ce livre.

Logiquement, sa réponse à la question posée dans le titre est « Oui » (p.215), ce que personne n’a remarqué jusqu’à nos jours.

Les actualités Gaumont montrent ensuite :

- le soir du 14 juillet, un ballet devant l’Opéra, conçu par Serge Lifar ; un gala de vedettes au Gaumont Palace ; Maurice Chevalier chantant pendant un bal populaire

- un défilé de mode : robes d’été (les sacs pour des masques à gaz de chez Dior apparaîtront avec les robes d’hiver)

- le départ du Tour de France le 26 juillet - le tirage de la Loterie Nationale.

Août : les vacances. Selon VU, « Entre le 11 et le 15 août 1 million de Parisiens ont quitté la capitale par le chemin de fer » (neuf mois plus tard, ils le feront de nouveau) « Jamais la saison ne fut aussi brillante dans les principales stations estivales. » Deauville, le Touquet, Biarritz, la Côte d’Azur. Destrem décrit tout cela minutieusement, jusqu’aux robes des dames. Parmi ce beau monde insouciant, se trouvent les plus hautes autorités politiques et militaires. « A Paris, le 15 août, le Quai d’Orsay est désert » note Tabouis (p.393). Les autres ministères le sont eux aussi. Guerre ou canicule, c’est toujours le cas de nos jours.

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Taylor décrit l’attitude des Alliés ainsi : ils « did their best to wish Dantzig out of existence :

As I was going up the stair I met a man who wasn’t there He wasn’t there again today I do so wish he’d go away” (p.306)

Ce 15 août Coulondre est de retour à Berlin. Dantzig est toujours là, plus que jamais, et les dépêches de l’Ambassadeur deviennent de plus en plus alarmantes, ce dont le secrétaire général du Quai, Léger, parti en vacances le 5 et rentré le 20, peut s’assurer. Un télégramme de Coulondre du 18 août l’attend déjà, indiquant que l’Allemagne « procède actuellement à des convocations massives de réservistes, à la formation de divisions de réserves et à des mouvements très importants de troupes et de matériel » (Livre Jaune, p.282). Le 21 août, Coulondre signale « le début d’une concentration des forces allemandes » (p.290), ce qui signifie que la dernière phase de la mobilisation générale est terminée ou presque.

Et c’est ce jour-là, enfin, que commence la première phase de la mise sur pied de l’armée, la mise en œuvre du dispositif réduit de Défense Aérienne du Territoire (D.A.T.).

« Beaucoup de gens demandent une mobilisation plus voyante en France, comme celle de l’Allemagne. Daladier interrogé ce matin (le 21) à ce sujet par les journalistes a répondu : « Oui, mais il y a la moisson » » (de Sainte Suzanne, p.68). En Allemagne, elle est accélérée (Livre Jaune, p.224).

Le 22 août le conseil des ministres se réunit. Selon Duroselle : « Mobilisation générale, suggérée par Paul Reynaud et Georges Mandel ? Attendons » (I, p.474).

Ce jour-là est conclu le pacte germano-soviétique, qui met fin aux tentatives malencontreuses des Alliés de mettre les Russes de leur côté.

Le 23 août les mesures « Sûreté N.E. et S.E. » sont prises, ainsi que le dispositif complet de D.A.T. Hitler, lui, donne l’ordre pour l’offensive au 26 août, ordre qu’il annule le 25. Sans dire pourquoi. Warlimont avance comme explication que des parties essentielles de la Werhmacht devaient être mobilisées entre le 26 et le 31 août (p.41).

Le 24 août, la mise sur pied de quatre divisions d’infanterie est ordonnée en France, suivie le 26 par la mise sur pied de la couverture générale et de trois divisions d’infanterie.

Et quand Hitler s’aperçoit que tant les démarches politiques que les menaces laissent les Polonais de marbre, il décide de poursuivre les relations politiques par des coups de canon, et le 1er septembre le monde l’écoute hurler sur les grandes ondes (1571m) du Deutschlandsender, devant le Reichstag réuni en session extraordinaire, le mensonge selon lequel cette nuit des soldats polonais avaient tiré sur le territoire allemand. Et il braille : « Seit vier Uhr fünfundvierzig wird jetzt zurückgeschossen! » [Depuis 4h45 on répond maintenant au feu] suivi par, comme l’écrit le Völkischer Beobachter : «Tosender Beifall » [applaudissements à tout rompre] «und von jetzt ab wird Bombe mit Bombe vergolten» [et dès maintenant à une bombe répondra une bombe] «Erneuter brausender Beifall» [de nouveau un tonnerre d’applaudissements]

C’est seulement alors que la France décide la mobilisation générale, emboîtant le pas à la Belgique et la Hollande, déjà mobilisées depuis la fin du mois d’août.

Mais avant que la France ne déclare la guerre, le 3 septembre à 17 heures, le ministre des Affaires Etrangères, Bonnet, manœuvre encore pour un nouveau Munich : « J’ai retardé autant que je l’ai pu, la déclaration de guerre, mais je me suis heurté d’une part au Gouvernement britannique fortement soutenu par l’opinion publique anglaise, d’autre part à

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une trop grande partie de l’opinion française qui, poussée par une campagne de presse, qui durait depuis de longs mois, n’admettait pas qu’une concession nouvelle fût faite à l’Allemagne, enfin, au gouvernement polonais qui s’est refusé à toute conversation. »

Cette campagne de presse avait débuté après l’accord de Munich et « devait durer jusqu’à septembre 1939, et exercer sur l’opinion publique l’influence la plus néfaste. Déjà il apparaissait que le jour où un danger menacerait la Pologne, l’opinion n’accepterait pas un nouveau Munich. Cette campagne était conduite d’abord par les communistes, fidèles aux instructions reçues de Moscou ; elle était soutenue par l’influence juive, considérable en Amérique et en Grande-Bretagne, et puissante aussi en France. »

Ainsi déposa devant Henri Lagarde, Membre de la Cour Suprême de Justice, le 27 août 1940, « après avoir prêté le serment de dire toute la vérité et rien que la vérité », Bonnet, Georges, 51 ans, Député, ancien Ministre des Affaires Etrangères (SHAA, Z 12959)

Telle fut la fin d’un bien étrange été.

CHAPITRE 21

Un faux début

L’insouciance des dirigeants alliés pendant ces mois cruciaux dépasse l’entendement. On fait la fête et on part en vacances tandis que Hitler, au vu et au su de tout le monde, mobilise et concentre son armée contre la Pologne, leur alliée et garantie par eux.

Le conseil de Sun Tzu : « Quand l’ennemi se concentre, préparez-vous contre lui » (I, 21) ne fut pas suivi ; ni celui de Chauvineau : « Il existe d’ailleurs un procédé héroïque, susceptible de rendre bien plus efficace encore l’ensemble des mesures que nous venons d’envisager pour arrêter une attaque brusquée : c’est, à chaque tension politique, d’envoyer une partie des citoyens français à la frontière occuper la position de résistance de la couverture, en un mot de mobiliser partiellement aux premiers symptômes de conflit. Certes, on affolera ainsi la population. Mais après quelques exercices de ce genre, la nervosité du pays diminuera. Hier on disait avec effroi : la mobilisation, c’est la guerre. Demain on dira peut-être plus tranquillement : la mobilisation, c’est la paix » (p.161)

Hélas, « le gouvernement français n’avait rien d’héroïque », comme le nota le général allemand Halder le 7 septembre dans son journal (Kriegstagebuch, p.65) Pour le président du conseil, la moisson était plus importante que la paix.

On savait maintenant que Hitler était insensible aux notes diplomatiques. Et selon toute probabilité, le conseil de Ch’en Hao « envoyez à l’ennemi de jeunes garçons et des jeunes filles » (Sun Tzu, I 23) n’aurait pas marché non plus. Des manœuvres communes avec quelques compagnies anglaises en uniforme de gala aux Champs Elysées ne suffisent pas.

Suivre l’exemple de Hitler était d’une logique élémentaire. Mobiliser au même rythme que les Allemands, concentrer contre l’Allemagne, notamment toute l’artillerie lourde, mettre en première ligne les deux divisions anglaises qui étaient disponibles, installer la R.A.F. près de la frontière, et fortifier sérieusement en profondeur la frontière franco-belge. Tout cela en parfaite tranquillité.

Et bien sûr, inciter les Polonais à en faire autant.

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Clausewitz juge que la contre-attaque est « un élément nécessaire » de la défense (3.6.8) Elle ne doit pas forcément être lancée là où l’ennemi attaque. Défendre la Pologne aurait dû se faire en contre-attaquant à l’ouest, afin « de gagner au moins entre temps quelques avantages » (3.8.5) « Conquérir des gages dès les premiers jours d’un conflit » (de Gaulle, A.M., p.158) « Aux premiers jours d’une guerre, il n’y a, en face, ni réserve, ni front dense » (Chauvineau, p.149) Clausewitz affirme notamment au livre III, ch. XVI intitulé Sur la suspension de l’acte de guerre : « Si l’on considère la guerre comme un acte d’anéantissement réciproque, il faut nécessairement s’imaginer que les deux parties sont en progression générale ; mais pour chaque instant successif, il faut en même temps et tout aussi nécessairement s’imaginer l’une des parties en expectative et seule l’autre en progression, car les circonstances ne seront jamais tout à fait pareilles des deux côtés, ou du moins ne le resteront-elles pas. » Il y a « pour l’un une raison d’agir, raison qui devient pour l’autre une raison d’attendre. En conséquence, tous deux ne peuvent avoir en même temps intérêt à […] attendre » (1.3.16) [Exemples : Hannibal et Fabius Cunctator ; Bonaparte et Koutouzov]

Pour Hitler, l’écrasement de la Pologne était « l’affaire principale à laquelle doivent être consacrées en priorité nos forces et notre activité. D’après cette conception, il est recommandé de n’avancer offensivement que contre ce point principal et de rester sur la défensive sur tous les autres » (Clausewitz, 3.8.9). Le plan Schlieffen avait adhéré à cette doctrine en 1914.

Hitler attendait à l’ouest. Par conséquent, les Alliés avaient intérêt à agir là. Ils n’ont pas osé le faire, et on a vu « deux lutteurs qui rest[er]aient des heures sans relâcher leur étreinte et sans esquisser le moindre geste » (idem, 1.3.16), spectacle qu’on a appelé drôle de guerre, phoney war ou Sitzkrieg (guerre assise).

Or, on a vu que les Alliés étaient incapables d’agir dans l’ouest par leurs tergiversations et leur impréparation. Mais il y avait un théâtre où ils auraient pu agir. Ce théâtre a été évoqué au cours des conversations militaires anglo-françaises pendant l’été 1939. Ce fut la Méditerranée. Que faire en cas de déclaration de guerre par l’Italie ? Cette question était erronée. L’Italie était alliée à l’Allemagne par le « pacte d’acier », et son entrée en guerre était prévisible. En posant la question ainsi, on laissa l’initiative à Mussolini. Ce fut une faute. L’Italie étant la plus faible, il fallait l’éliminer la première. Parce qu’il faut rendre à quelqu’un la monnaie de sa pièce, le cours à suivre aurait dû être le suivant : alors que Hitler était occupé en Pologne, il aurait fallu détruire d’abord l’aviation italienne sur ses bases et la flotte dans ses ports par surprise, sans déclaration de guerre, par une action aéronavale franco-anglaise, et au même moment envahir la Libye de deux côtés – Egypte et Tunisie. L’armée italienne qui s’y trouvait était nombreuse mais sans la moindre valeur. Coupée de sa logistique, elle n’avait d’autre choix que de se rendre. Une telle action eut probablement causé la chute de Mussolini, dont la popularité était déjà en fort déclin. Ainsi, on aurait commencé la guerre avec un grand succès, et dès le début sécurisé le flanc sud de l’Europe et la Méditerranée, gagné du prestige dans les Balkans et au même moment donné une belle gifle au Führer.

Mais c’était vraiment trop demander à ces médiocres politiciens anglais et français. Au lieu d’agir fermement et promptement, tout au long de « la drôle de guerre » on léchait les bottes du bouffon qui prétendait être Il Duce, en le suppliant de rester neutre.

Les gouvernants français et anglais créèrent aussi un problème : « Comment justifier en effet aux yeux de la raison [et de leurs peuples !] l’abondance de forces dépensées pour la guerre sans admettre qu’elle aboutira forcément à l’action ? » (Clausewitz, 1.3.16). Une action qu’au fond ils ne voulaient pas. « Il est rare que la seule idée du but en vue duquel les soldats ont été armés suffise à vaincre cette inertie ; et si ceux-ci ne sont pas dirigés par un esprit

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guerrier et aventureux qui se meut dans la guerre comme un poisson dans l’eau, ou s’ils ne subissent pas la pression d’une grande responsabilité qui vienne d’en haut, l’arrêt sera la règle et l’avance l’exception » (idem)

Tout d’abord, le but en vue duquel les soldats s’ennuyèrent au front - manque d’un entraînement intensif qui était de rigueur en Allemagne - n’était pas évident pour tout le monde. En décembre 1939 encore, Jean Giraudoux, le pendant français de Goebbels, devait, au déjeuner de l’American club, donner la « Réponse à ceux qui nous demandent pourquoi nous faisons le guerre » (Le Temps, 23/12/39) Et dans les bureaux du Foreign Office, les accès de goutte du premier ministre avaient donné prétexte à ce limerick :

An elderly statesman with gout When asked what this war was about In a written Reply Said: “My colleagues and I Are doing our best to find out » (Bedarida, p.160)

Par ailleurs, personne n’a jamais soupçonné Gamelin, le commandant en chef de l’armée de terre, de posséder un esprit guerrier et aventureux.

« Les guerres ne sont souvent qu’une […] désagréable obligation envers un allié que l’on remplit aussi parcimonieusement que possible. […] En l’absence d’un motif puissant qui vous harcèle et vous aiguillonne, les ministères refusent de se compromettre, d’où cette guerre atténuée à laquelle l’esprit vengeur de la véritable guerre fait défaut […] La guerre devient ainsi une pseudo-guerre » qui « se passe en fioritures, en escarmouches d’avant-postes mi-sérieuses mi-bouffonnes […] Cette guerre inférieure ne peut exister qu’à la condition tacite que l’adversaire s’y conforme. Et comment savoir combien de temps il tiendra cet engagement ? […] Malheur au Ministère qui affronte avec une politique de demi-mesures et un système militaire périmé un adversaire qui tel un ouragan déchaîné ne connaît d’autre loi que celle de sa force intrinsèque ! Le moindre défaut d’activité ou d’effort fait alors pencher la balance en faveur de l’ennemi […] et le plus léger choc suffit souvent à tout renverser. » (Clausewitz, 1.3.16)

Or, on avait dû mobiliser en même temps que l’Allemagne, ce que Coulondre avait conseillé le 15, le 18 et le 21 août (Livre Jaune, pp.274, 278, 282 et 290-291) Si Hitler avait reculé au dernier moment, tant mieux. S’il ne l’avait pas fait, on aurait du moins été prêts au même moment que lui. Et peut-être une telle pugnacité aurait-elle pu impressionner Staline et le faire renoncer à un pacte avec le Führer. Une offensive puissante aurait-elle eu des chances de succès ? Oui, même à la mi-septembre, selon Gauché.

Etrange personnage, ce chef du deuxième bureau de l’Etat-Major Général. Au moment de la parution de son livre, en 1953, on savait qu’on avait énormément surestimé les forces allemandes en 1936. Mais aux pages 42-47, Gauché persiste et signe. Or, en septembre 1939, son état d’âme pessimiste de 1936 avait fait un virage à 180 degrés. « Vers le 15 septembre 1939, sans attendre la fin des opérations de Pologne, le 2e Bureau rédige une note sur le "balancement des forces allemandes du front oriental sur le front occidental" Compte tenu des délais nécessaires au regroupement des unités, à leur recomplètement (sic) en personnel et en matériel, au transport d’une frontière à l’autre, il conclut qu’aux environs de la mi-octobre la plus grande partie des forces de campagne de l’armée allemande pourrait être ramenée sur le Rhin, la Pologne étant occupée par des unités de seconde qualité. » (p.178)

En toute probabilité, il s’agit de la note du 11 septembre 1939 (SHAT, 27N64) :

« SUR LES POSSIBILITES ET LES DELAIS D’INTERVENTION SUR LE FRONT OCCIDENTAL DES FORCES ALLEMANDES APPLIQUEES SUR LE FRONT ORIENTAL

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Les forces allemandes actuellement engagées sur le front occidental ou stationnées à l’ouest du RHIN, c’est à dire capables d’intervenir dans des délais courts sur le front SARRE-PALATINAT peuvent se chiffrer, sans tenir compte des formations du GRENZSCHUTZ, à une vingtaine de divisions dont :

10 Divisions d’active (y compris les 2 Divisions de forteresse) 10 Divisions de réserve et de LANDWEHR. Ces effectifs paraissent insuffisants pour s’opposer aux actions offensives qui

pourraient être menées par les armées françaises. Aussi les Allemands semblent devoir être amenés à renforcer leur dispositif occidental. »

Cette note « se propose d’évaluer l’importance des forces qui pourraient être balancées d’un front à l’autre », et elle a comme

« CONCLUSION Que la masse des divisions affluant de l’intérieur de l’Allemagne ou du front oriental

soit dirigée sur le front de la SARRE, ou même plus au Nord face à la Belgique et à la HOLLANDE pour entreprendre une contre-offensive, les courants de transport convergeront entre KARLSRUHE au Sud et CLEVES au Nord, c’est à dire qu’ils devront franchir le RHIN entre SPIRE et WESEL inclus par 17 ponts.

Le transport de la masse de ces divisions constitue la véritable concentration des forces allemandes face à l’Ouest. En cela nous nous trouverons dans une situation particulièrement favorable puisqu’au moment où la concentration ennemie commencera, la nôtre sera sur le point de se terminer.

L’attaque de la concentration ennemie par l’aviation sur une transversale que des études précédentes avaient conduit à fixer sur la ligne générale MUNSTER FRANCFORT ULM ainsi que l’attaque des ponts du RHIN serait de nature à désorganiser et permettrait d’isoler pour un certain temps les forces relativement faibles qui se trouvent actuellement à l’Ouest du RHIN. »

Signé : Gauché (SHAT, 27N64)

Les destinataires furent les généraux Gamelin, Georges et Bineau.

Une offensive puissante aurait-elle eu des chances de succès ? Non, écrit le colonel-général Leeb, commandant la Heeresgruppe C, qui garda la frontière occidentale de l’Allemagne, le 2 septembre 1939, au commandant en chef de l’armée. « Notre front entre la Moselle et le Rhin est fortement aménagé et occupé. Une attaque française contre le Haut-Rhin est d’un point de vue opérationnel de peu d’importance […]

Mais contre une offensive à travers la Belgique et la Hollande nous ne sommes, ni en forces, ni temporellement, prêts à la défense […] En face de la frontière belge il y a sur un front de 100 kilomètres 2 divisions et une en réserve. En face de la frontière hollandaise, un front de 120 kilomètres, uniquement des gardes-frontières, et quelques jours après 2 divisions de réserve encore en formation. » Mais ce jour-là la mobilisation française devait encore commencer. Au moment où Gauché écrit sa note (le 15 septembre), Leeb a déjà reçu des renforts. Par ailleurs, la destruction de l’armée polonaise était achevée, le Haut Commandement avait quitté Varsovie le soir du 10 septembre, et se rendra le matin du 18 en Roumanie (Jars, pp.157,172). Le balancement des forces allemandes avait déjà commencé, et les réserves, restées en Allemagne, furent dirigées vers l’Ouest. Pour une offensive alliée, c’était trop tard.

« Peut-être – écrit Beaufre à la page 270 – la dernière chance a-t-elle été perdue lorsqu’on a renoncé à déclencher la vraie guerre en 1939. Si nous avions alors attaqué résolument la ligne Siegfried, nous aurions pu y gagner d’entraîner nos troupes, de renouveler

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le haut-commandement, de vérifier nos doctrines de combat, voire de viriliser l’effort de guerre. » Le général Dentz, note de Villelume le 15 septembre 1939, est d’avis qu’il faut attaquer la ligne Siegfried. « On devrait tout au moins, à mon sens, procéder à des attaques partielles et répétées. Comme je lui demandais quel en serait l’avantage : « Il y aurait des blessés, des tués, me répond-il froidement. Cela aguerrirait la troupe » Mais de Villelume désapprouve : « C’est vraiment monstrueux ! » (p.36). De Villelume reflétait bien ce que les Alliés ne voulaient pas : faire la vraie guerre. Bedarida l’exprime ainsi : « Le point commun de la stratégie alliée a consisté à vouloir faire la guerre en essayant de prendre les moyens d’éviter de la faire » (p.531)

« Les âmes philanthropes – écrit Clausewitz – pourraient alors aisément s’imaginer qu’il y a une façon artificielle de désarmer et de battre l’adversaire sans trop verser de sang, et que c’est à cela que tend l’art véritable de la guerre. Si souhaitable que cela paraisse, c’est une erreur qu’il faut éliminer. Dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les erreurs dues à la bonté d’âme sont précisément la pire des choses. Comme l’usage de la force physique dans son intégralité n’exclut nullement la coopération de l’intelligence, celui qui use sans pitié de cette force et ne recule devant aucune effusion de sang prendra l’avantage sur son adversaire, si celui-ci n’agit pas de même. De ce fait il dicte sa loi à l’adversaire. » (1.1.1)

C’est exactement ce que les Allemands ont fait.

La grande stratégie des Alliés était donc, « de battre l’adversaire sans trop verser de sang », la guerre n’étant « qu’une désagréable obligation » envers la Pologne, qu’ils envisagèrent de remplir « aussi parcimonieusement que possible. » Ce qu’ils voulaient le moins, c’était « la guerre réelle dans sa perfection absolue […] La guerre peut être quelque chose qui sera tantôt plus et tantôt moins la guerre » (idem, 3.8.2) « La bataille principale est la solution la plus sanglante […] c’est devant cela que le côté humain du général recule en frémissant. » (idem, 1.4.11)

Les Alliés étaient « envahis par l’obscur sentiment » qu’ils gagneraient « beaucoup en gagnant du temps bien que ce temps ne nous doive absolument rien. Ce n’est qu’une illusion. » Ainsi se sont-ils « efforcés d’éviter la bataille principale, d’atteindre leur but en se passant d’elle, ou de renoncer à ce but sans en avoir l’air. » (idem, 1.4.11)

« Le but de la guerre devrait toujours être, d’après son concept, la défaite de l’ennemi. (idem, 3.8.4). « Mais les conditions qui devraient permettre d’atteindre ce but […] une grande supériorité physique ou morale, ou un grand esprit d’entreprise, le goût des grands risques » faisaient cruellement défaut aux Alliés. Ils se bornèrent donc à la défense de leur territoire « jusqu’à des temps meilleurs », le cas « le plus courant dans une guerre défensive » (idem, 3.8.5). Pour les Allemands, la guerre offensive s’imposait parce que l’avenir permettait « d’entrevoir une meilleure perspective » pour l’ennemi, qui disposait de toutes les matières premières.

Du côté des Alliés on commit deux erreurs d’appréciation contradictoires :

D’une part, on était « plus enclin et poussé à surestimer qu’à sous-estimer la force de l’adversaire » (idem, 1.1.1). D’autre part, on la sous-estimait car : « un adversaire résolu, intrépide et prompt, ne nous laissera pas le temps de nous livrer à de savantes combinaisons à longue échéance […] L’énergie dans la conduite de la guerre fut de tout temps celle qui a le plus contribué à la gloire et au succès des armes » (idem, 1.4.3)

Le résultat en fut qu’on décida de se consacrer d’abord à « l’accumulation de fournitures nécessaires », « la fortification de points importants » et « l’attente de renforts (anglais) pour l’année prochaine » (idem, 3.8.4). Les fournitures nécessaires, bombardiers, DCA lourde, radars, canons antichars et canons automoteurs, mines, chars rapides, camions pour

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l’infanterie motorisée, et des transmissions modernes au lieu des antiquités à l’instar du 22 à Asnières, ne furent pas accumulées. La fortification de points importants (la frontière franco-belge) fut insuffisante, et des destructions ne furent pas préparées. Les renforts n’arrivèrent pas à temps.

Et pour se défendre contre une offensive ennemie, on projeta un plan catastrophique.

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TROISIEME PARTIE

LA GENÈSE DES PLANS DE GUERRE

LIVRE V

Le plan de guerre allié

« La Belgique sera le champ de bataille »

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CHAPITRE 22

Le spectre de Monsieur le comte de Schlieffen

Dès la fin de la Grande Guerre, c’était devenu une idée fixe chez les Français : il fallait s’attendre à une répétition du plan allemand de 1914, en cas de nouvelle guerre franco-allemande, c’est à dire une offensive par le nord de la Belgique. Ce plan, conçu par le général Schlieffen, envisageait de déborder l’armée française, qui était concentrée à l’est de Vervins-Hirson, avec à sa gauche les 4 divisions britanniques et le corps de cavalerie Sordet. Entre Valenciennes et Dunkerque, il n’y avait que des territoriaux de peu de valeur. Ces derniers devaient être culbutés sans problème par le gros allemand, qui marcherait alors à l’ouest de Paris sur Bourges, sans se soucier de son flanc droit où il n’y avait que des gardes champêtres, et ensuite vers l’est, tournant ainsi toute l’armée ennemie en une seule fois afin de l’assaillir de flanc et sur ses arrières.

Dans ce but, les Ie et IIe Armées allemandes, fortes ensemble de 520.000 hommes, devaient franchir la Meuse entre la Hollande et Namur. Les IIIe et IVe Armées, 320.000 hommes et leurs 100 000 chevaux à elles deux, devaient marcher à travers les Ardennes, la IIIe sur la Meuse entre Namur et Givet et la IVe sur le secteur de Mézières – Montmédy, où se trouvaient les 5e, 4e et 3e Armées françaises. Ensemble, ces quatre Armées allemandes formaient l’aile marchante. Les trois autres Armées étaient destinées à fixer les Français à l’Est.

Le plan français, lui aussi était offensif. Il envisageait des attaques en Lorraine et dans les Ardennes. Ainsi le 21 août 1914, les 3e et 4e Armées françaises reçurent l’ordre d’attaquer en direction de Longwy – Arlon et de traverser la Semois en direction de Neufchâteau, appuyées à leur gauche par la 5e Armée. Elles se heurtèrent aux IIIe et IVe Armées allemandes, qui avaient traversé les Ardennes sans problèmes majeurs. A cause de nombreuses forêts, le terrain manquait de vues étendues, empêchant les chefs de l’embrasser d’un coup d’œil. Il ne se prêtait guère à livrer bataille entre des forces considérables. Par conséquent, un nombre de combats désordonnés s’ensuivirent à Longwy, Longuyon, et en Belgique à Virton, Tintigny, Rossignol, Neufchâteau et Paliseul, avec comme résultat une défaite française, suivie d’un repli au sud de la Meuse.

De ce bref épisode de la Grande Guerre, appelé « la bataille des frontières », on peut tirer la leçon que les Ardennes ne sont pas « impénétrables », mais parfaitement perméables pour une force de 320.000 hommes.

Dans ce contexte, il faut signaler la « note commune du 2 mai 1939 sur les conditions générales d’une offensive allemande à travers la Belgique et la Hollande », conçue au cours des conversations militaires interalliées pendant l’été 1939, sur laquelle on reviendra. Pour le moment, citons l’une des parties les plus importantes de cette note : « On peut anticiper sur une opération, qui serait une répétition de la manœuvre de 1914, élargie vers le nord, et puissamment renforcée par des blindés et de l’aviation, […] essentiellement une attaque brusquée, suivie par une exploitation immédiate et profonde du succès initial. » (SHAT, 7N 3441) La note était accompagnée d’une carte, sur laquelle étaient tracées les routes probables des Allemands en cas d’offensive.

Remarquons d’abord la fixation sur la manœuvre de 1914. Signalons aussi le caractère brusqué de l’attaque à laquelle on s’attendait. Mais la carte, elle, mérite d’être soigneusement étudiée. Marquées comme étant les routes probables des Allemands à travers la Belgique, les plus à l’ouest sont Turnhout – Anvers – Gand – Ypres – St-Omer et Anvers – Boom – Lille. Les plus à l’est sont Malmedy – Stavelot – Givet – Rossigny et Verviers – Comblans – Dinant – Hirson.

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Donc, les auteurs de cette note estimaient la traversée par les provinces de Liège, Namur et le nord du Luxembourg belge parfaitement praticables en vue d’une offensive brusquée, appuyée par de blindés. Et pour cause ! On voit sur la carte Taride de 1937 que cette région, ainsi que le sud du Luxembourg belge et le Grand-Duché du Luxembourg, n’est pas du tout « impénétrable » mais parfaitement praticable, étant parsemée de routes macadamisées et pavées, de routes secondaires et de chemins vicinaux. En août 1937, au cours d’un exercice dans les Ardennes belges, on constata que des unités motorisées pouvaient y circuler sans problème (voir aussi chapitre 87, l’aperçu allemand du 13 mai 40)

Selon cette note, il fallait par conséquent tenir compte d’une offensive principale aussi bien entre Namur et Givet qu’entre Breda et Namur. Cependant on remarque que dans cette note figure bien le secteur où, selon le plan Schlieffen, la IIIe Armée allemande devait attaquer ; mais on a complètement oublié que, selon ce même plan, la IVe Armée devait marcher par le sud des Ardennes, avec comme mission d’attaquer contre le secteur de Mézières – Montmédy.

Cette omission est inexplicable. Pourtant cette note n’a nullement influencé les pensées du Haut Commandement français, qui a complètement négligé cette leçon de la grande Guerre. Comme on le verra, Gamelin n’avait cure de la Meuse. Pour des raisons incompréhensibles, son esprit était uniquement fixé sur le secteur situé à l’ouest de Namur, où il s’attendait à une attaque frontale allemande, ce qui allait, déjà, par soi-même à l’encontre de toute logique. Ceci démontre clairement l’impéritie du Haut Commandement français.

Or, au chapitre 2, on a vu que, dès l’époque de Sun Tzu, les militaires savaient que les attaques d’ailes avaient en général de bonnes chances de réussir, contrairement aux attaques de front, dont le succès était très rare. Clausewitz et Chauvineau faisaient partie de ceux qui adhérèrent à cette doctrine très vieille et éprouvée. Chauvineau a d’ailleurs consacré les premiers deux chapitres de son étude à ce sujet.

Clausewitz, lui, souligne que cela vaut uniquement dans la tactique, et que « tout cela ne se reflète que faiblement dans la stratégie, où le temps et l’espace prennent une ampleur plus considérable. […] Il se passe souvent des semaines et des mois avant qu’un contournement stratégique projeté ne devienne réel. En outre, les distances sont si grandes que la probabilité de frapper finalement au bon endroit demeure faible, si minutieux qu’aient été les préparatifs » (1.3.15)

Le plan Schlieffen devait être exécuté par une armée marchant à pied, comme à l’époque de Clausewitz. Celui-ci l’aurait certainement déconseillé, les distances étant trop grandes. Effectivement, ce plan a échoué.

Chauvineau, lui aussi, note que « la guerre des attaques d’ailes […] fut celle de tous les temps » (p.17) et que « la doctrine très vieille des mouvements débordants domine […] de très haut toute l’histoire de la guerre, depuis Cannes jusqu’à la Marne » (pp. 4-5) Probablement il n’a pas lu Sun Tzu, qui l’écrit déjà deux siècles avant la victoire de Hannibal sur les Romains (V,3) La distinction faite par Clausewitz entre contournement stratégique et contournement tactique a perdu sa raison d’être au 20e siècle à cause de l’apparition du chemin de fer et de l’automobile. Le temps et l’espace ont perdu de leur importance. Un contournement stratégique est devenu une possibilité.

Or, à partir d’octobre 1939, le dispositif des Alliés était très différent de celui de 1914. Leur corps de bataille était concentré au nord-ouest de la France. Un débordement à cet endroit-là, comme en 1914, était par conséquent impossible. Une opération qui serait une répétition de la manœuvre de 1914 devait forcément aboutir en une attaque de front, favorable au défenseur, défavorable à l’attaquant. Pour cette raison, il était logique que les Allemands cherchent une autre manœuvre que celle de 1914. Ils ont choisi celle que l’on trouve au chapitre 12 du livre VI de Clausewitz :

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« L’assaillant, sans se soucier de la force armée qui l’attend, fait avancer sa force principale sur une autre voie, tout en poursuivant son objectif. »

Or, la force alliée qui attend l’assaillant se trouve entre Anvers et Namur. A l’est de Longuyon la frontière française est barrée par la ligne Maginot. L’unique « autre voie » pour les Allemands se trouve entre les deux. Et cette voie est faiblement défendue.

Chauvineau, lui, constate que « La guerre offensive […] fut toujours : l’exploitation des trouées libres. […] Quand l’adversaire s’est installé quelque part, l’offensive a toujours trouvé commode et prudent (elle le trouvera de plus en plus) de passer à côté, de manière à aller lui faire un mauvais coup par derrière […] ce qui a le grand avantage de mettre rapidement hors de cause d’importants effectifs presque sans combat, c’est à dire presque sans pertes » (p.8)

Force est de constater que l’idée même d’une « avance de la force principale ennemie sur une autre voie », « en passant à côté » de l’endroit où l’on envisageait de s’installer, « ce que l’offensive a toujours trouvé commode et prudent », n’est pas venue à l’esprit de ces brevetés d’Etat-Major. Il y avait donc deux arguments de poids pour prêter attention au secteur Namur – Montmédy. Ce nonobstant, Gamelin n’a pris aucune précaution contre ce cas de figure. Tout bêtement, il s’est attendu à la manœuvre ennemie qui était le plus défavorable à ce dernier. Le spectre du défunt maréchal allemand planait sur Vincennes.

En écrivant que l’Etat-Major n’a pas compris la guerre moderne, Chauvineau est trop indulgent. Cet Etat-Major ne connaissait tout simplement pas son travail.

Par ailleurs, empêcher une nouvelle invasion et sauvegarder le nord de la France était devenu une véritable obsession. Par conséquent, il fallait se défendre en Belgique.

Se défendre en Belgique ne signifiait pas : défendre la Belgique. Et on ne se souciait pas du tout de la Hollande. En fait, dire qu’une éventuelle occupation allemande de ces deux pays constituait un grand danger pour l’Angleterre ne jouait aucun rôle dans le raisonnement, pour ainsi dire, des Français. Nonobstant la déclaration de la neutralité par le gouvernement d’unité nationale belge, qui empêchait les Français d’entrer dans ce pays sans le consentement de son gouvernement, les Français persistèrent dans leur projet : livrer bataille en Belgique.

Là réside la faute fondamentale du plan de guerre allié : il dépendait d’un facteur que ses concepteurs ne maîtrisaient pas : la politique étrangère belge. Mais, obsédés par cette idée fixe, ils n’ont préparé aucun plan alternatif en cas de refus belge. Il n’y avait pas de « plan B ». Il y avait uniquement « le plan D »

La Belgique et la Hollande

Dans un conflit ouest-européen, la Belgique et la Hollande se trouvent, par leur situation géographique, dans une position éminemment stratégique. La France pouvait être battue sur terre, mais l’Angleterre uniquement dans les airs et sur mer. On a vu que Hitler, dans Mein Kampf, considérait la côte allemande comme trop courte pour mener une guerre contre l’Angleterre. Par conséquent, en cas de guerre avec ce pays, il devait « l’élargir » en occupant la Hollande et la Belgique, et, si possible, une partie du nord de la France. C’était le but de « Fall Gelb I »

L’Etat-Major de la Luftwaffe considérait ces deux pays comme une « position avancée » de la guerre aérienne des alliés contre l’Allemagne (D.D.R, T2, p.54). Le 4 mai 1938, il demanda si l’armée était capable de les occuper rapidement (idem, p.56) Peu après, Hitler désigna comme but d’une guerre à l’ouest (la France, l’Angleterre) : « Erweiterung unserer Küstenbasis » (l’élargissement de notre base côtière) (idem, p.57), donc les Pays-Bas et la Belgique. Dans un rapport du 25 août 1938 de l’E.M. de la Luftwaffe, on affirmait que « la

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Belgique et les Pays-Bas aux mains allemandes serait 'ein auszerordentlichen Vorteil' (un avantage extraordinaire) dans la guerre aérienne contre l’Angleterre aussi bien que contre la France » (idem, p.59)

Tant que les Pays-Bas et la Belgique étaient neutres, ni l’aviation anglaise ni la Luftwaffe ne pouvaient les survoler. Pour attaquer l’Angleterre cette dernière devait partir de la région de Brême, faire un détour par le nord des Pays-Bas et voler 600 kms pour arriver au-dessus de Londres. En revanche, à partir de la Belgique, la distance n’était que de 200 kms. Donc plus d’attaques, moins d’essence et plus de bombes. Et la guerre contre l’Angleterre serait gagnée dans les airs et sur mer.

Sinon, on devait en outre concentrer autour de Brême une partie de l’aviation, qui manquerait donc en face de la France.

Dans son Denkschrift (Memorandum) du 9 octobre 1939, Hitler écrit notamment : « Un tel raccourcissement de la voie d’approche serait pour l’Allemagne d’autant plus important, parce que chez nous le ravitaillement en essence est plus difficile. Chaque 1.000 kgs d’essence épargnée n’est pas seulement un avantage pour notre économie nationale, mais signifie pour l’avion 1.000 kgs d’explosifs en plus, soit au lieu de 1.000 kgs de capacité de transport, 1.000 kgs d’effet. On économise ainsi aussi en avions, on ménage les machines et avant tout on conserve le précieux sang du soldat » (Jacobsen, Dok.z.V., p.12)

Il était donc indispensable pour les Allemands de s’emparer de la Belgique et de la Hollande pour d’une part gagner la guerre aérienne et navale contre l’Angleterre et la guerre terrestre contre la France, et d’autre part pour empêcher les Alliés de les utiliser dans des attaques terrestres et aériennes, notamment contre la Ruhr.

Par ricochet, pour les Alliés il était important, mais non indispensable d’avoir ces deux pays de leur côté. Mais dans ce cas-là, il fallait être capable de les défendre.

Or ils ne l’étaient pas. La Hollande

Après avoir battu l’éditeur du code civil à Waterloo, elle n’avait plus connu de guerre. Les Hollandais tenaient à leur neutralité et ils croyaient en leur grande majorité dur comme fer qu’en cas de conflit leur pays serait épargné, comme ce fut le cas en 1914-1918.

Ainsi, alors que fin août 1939 j’étais avec mes parents à Liège pour visiter la grande « Exposition de l’eau », en son sens large (la voile, les canaux, la mer, etc.) - inaugurée par l’actuel roi Albert âgé de 5 ans - et que des rumeurs commençaient à circuler sur l’imminence d’une guerre, quand on apprit que la Hollande et la Belgique mobilisaient et que l’essence devenait rare, on se rendit compte qu’en 1914 les Allemands étaient justement passés là où nous nous trouvions. Alors nous avons en toute hâte plié bagage, et avons roulé sous une pluie battante jusqu’à Maastricht. Là, nous étions en sécurité !

Le gouvernement, sous la présidence d’un ancien PDG de la Shell, menait une politique déflationniste et de réduction des dépenses, notamment du salaire des fonctionnaires et de la défense. Il ne comprenait pas grand chose à l’économie moderne.

Cependant les militaires hollandais, eux, étaient bien conscients du danger que courait leur pays en cas de conflit.

Au début de 1936, le colonel directeur de l’école supérieure de guerre, qui sera en 1940 général commandant le 1er Corps d’Armée, expliqua dans une allocution que les Pays-Bas risquaient d’être mêlés à un conflit ouest-européen au cas où l’une des parties belligérantes

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voudrait utiliser le pays comme région de transit, ou voudrait utiliser ses bases aériennes et navales (Uijterschout, pp.481-482)

A cause des fortifications le long des frontières franco-belges et allemandes, les chances que le pays fût épargné s’étaient déjà considérablement réduites. Et depuis 1914, quand l’aviation était insignifiante, les choses avaient bien changé.

Mais en 1936, la capacité des bombardiers modernes était encore telle que les avions anglais pouvaient difficilement atteindre l’Allemagne, et inversement, à cause du détour qu’ils devaient faire autour de la Hollande. Contrairement à 1914, l’importance de la possession des bases hollandaises était donc considérable. Et l’effet de l’arme sous-marine allemande aurait été plus grand pendant la Grande Guerre, si elle avait disposé des ports hollandais.

Le raisonnement du colonel néerlandais était tout à fait pertinent. Il y avait deux pistes : en plus de la possession de bases aériennes et navales, il y avait le transit des belligérants. Or, la construction de la ligne Maginot avait condamné la Belgique et le Luxembourg, et indirectement la Hollande. Afin de la tourner, une offensive allemande devait forcément passer par les deux premiers pays. Et afin de tourner les fortifications que la Belgique était en train de construire, Liège notamment, il fallait passer par la Hollande méridionale, qui était de toute façon indéfendable.

Au moment où le colonel prononça ces prévisions, le canal Albert, dont la construction avait commencé le 31 mai 1930, n’était pas encore achevé ; il le fut en juillet 1939. Il ne servait pas uniquement à la navigation entre Anvers et Liège, mais aussi comme position de couverture derrière la position avancée sur la frontière, et en avant de la position principale entre Koningshooikt (à quelques kilomètres au sud-est d’Anvers) et Wavre (la ligne KW) Il était construit comme un fossé antichars avec des berges abruptes, et pourvu de blockhaus. Il devait arrêter les Allemands, venus à travers la Hollande. Il se soudait à la position frontalière entre Liège et Maastricht. C’était le point faible.

La Belgique

La situation de la Belgique était tout autre que celle de la Hollande. Après la séparation de ces deux pays – qui étaient réunis en 1815 – à la suite de la révolution des Belges contre le roi de Hollande et leur déclaration d’indépendance en 1830, la neutralité de la Belgique fut garantie par les grandes puissances en 1839 en ne respectant pas l’intégrité territoriale de la Hollande.

Ainsi la Belgique resta hors de la guerre en 1870, mais en 1914 elle fut violée par l’Allemagne avec une grande brutalité, contre les civils notamment. Ainsi devint-elle l’alliée de l’Entente, et en 1918, après une occupation allemande très dure, elle se trouva parmi les vainqueurs. Son armée occupa, avec les Français, la Rhénanie et elle annexa la région de Moresnet, Eupen et Malmédy. Dans le traité de Versailles fut stipulée la démilitarisation de la Rhénanie et de la rive droite du Rhin. La petite armée consentie à l’Allemagne n’était pas à craindre.

En septembre 1920, une convention militaire secrète fut conclue avec la France. Elle était purement technique et devait jouer en cas d’agression non provoquée venant de l’Est ; la plupart des clauses reposaient sur le postulat d’une occupation commune de la Rhénanie. Ce n’était pas une alliance, et elle ne fut pas ratifiée par le parlement.

En 1925, les relations franco-allemandes étant apaisées, fut conclu à Locarno un traité entre la France, la Belgique, l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie. L’Allemagne garantit, cette fois non pas sous la contrainte du Diktat de Versailles mais volontairement, ses frontières

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occidentales vis à vis des autres signataires, en acceptant ainsi les annexions françaises et belges. Cette garantie fut réciproque. Ainsi la Belgique était-elle devenue un pays garanti, mais aussi un pays garant, notamment de la frontière franco-allemande. En outre, l’Allemagne consentit de son plein gré à la démilitarisation de la Rhénanie, dont l’occupation alliée devait être terminée en 1930.

Mais en 1936, la situation n’était plus celle de 1920. A ce moment-là, l’occupation de la Rhénanie était terminée, l’Allemagne avait commencé son réarmement sans que la France ne levât le petit doigt.

Or, le 2 mai 1935 avait été signé à Moscou un traité franco-soviétique, qui fut ratifié par la chambre des députés le 27 février 1936. Avant que le Sénat ne pût se prononcer, Hitler dénonça le 7 mars le traité de Locarno en prenant comme prétexte que celui-ci était violé par le traité franco-soviétique, et il annonça l’entrée en Rhénanie de la Wehrmacht, qui fut effectuée le même jour.

Face à cela la France se contenta de se fâcher et ne fit rien pour l’en empêcher. La faiblesse de ce pays était maintenant manifeste. Or, depuis que l’armée allemande s’était installée en face de la frontière belge, elle pouvait sans coup férir occuper toute la partie de la Belgique située à l’est de la Meuse, soit presque la moitié de la Wallonie et la région germanophone, que la Belgique avait annexée après la Grande Guerre, sans que la France pût rien y faire.

Cet événement causait une grande nervosité en Belgique. L’Allemagne n’était plus garante de sa frontière avec la Belgique et la France, mais la Belgique était toujours garante de la frontière franco-allemande. L’accord de 1920 avec la France entraînait le pays automatiquement dans une guerre dans laquelle la France était l’un des pays belligérants, même si aucun intérêt belge n’était concerné. Ce danger était majoré du fait que la France était plus que jamais impliquée dans les affaires est-européennes par son traité avec l’URSS. Les Belges, Flamands et Wallons confondus, ne voulaient pas être entraînés dans une guerre qui ne les concernait pas.

L’idée de rompre l’accord avec la France et de mener une politique de neutralité purement belge faisait son chemin, et en avril 1936 une commission composée de vingt parlementaires et de onze officiers commença à se pencher sur ce sujet. Elle décida le 4 août que l’organisation militaire belge aurait comme seul but de défendre la Belgique contre toute attaque, quelque fût le pays. A cette fin, la défense du pays devait être renforcée considérablement. Le chef de l’Etat-Major estima le coût à 2,5 milliards de francs sur une période de trois ou quatre ans. Au cours de réunions suivantes furent décidées plusieurs mesures, comme un prolongement du service militaire, un renforcement des défenses de Liège et de Namur contre une attaque venant du sud, et l’achat de matériel moderne.

Le 14 octobre eut lieu un conseil des ministres afin d’approuver une loi proposée par la commission de défense. Le Roi le présidait, et afin de mettre en évidence l’importance de la décision que le gouvernement allait prendre, et qu’il approuvait, il ouvrit le conseil par une allocution, destinée à être publiée, pour expliquer la décision du gouvernement d’unité nationale de mener désormais une politique exclusivement belge. Ce fut aussi un appel en faveur d’un redressement militaire.

L’allocution du Roi et la décision du gouvernement furent très favorablement commentées dans la presse wallonne et flamande. Le 27 octobre, la proposition de loi fut approuvée par le parlement à une écrasante majorité.

La Belgique fut par la suite dispensée par la France et par l’Angleterre de son engagement de garantir leur intégrité, mais les deux pays maintenaient leur garantie de celle

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de la Belgique, qui fut aussi dispensée de l’obligation de consentir le passage de troupes étrangères en vertu de l’article 16 du traité de la Société des Nations.

Ainsi la position internationale de la Belgique était devenue identique à celle de la Hollande.

Les Français n’ont jamais ni pu ni voulu comprendre que cette neutralité était la conséquence de leur inaction en 1935 et 1936. Or, cette neutralité va causer beaucoup de lamentations bien hypocrites tout au long de la « drôle de guerre », de la part de Gamelin et Daladier notamment. On espère que les Belges « nous appellent », qu’ils consentent à « nous laisser entrer dans leur pays », ou bien « nous laissent passer si la Hollande seule est attaquée » Mais on évite soigneusement de dire que tout cela équivaut à l’abandon de la neutralité et à une déclaration de guerre à l’Allemagne par la Belgique, ce qui équivaut à ce que la guerre commence tout de suite en Belgique et non en France, et à ce que les Belges subissent incontinent les bombardements de la Luftwaffe, dont un Fliegerkorps est resté à l’ouest, sans que les Alliés ne puissent l’empêcher. On verra que le général allemand Rundstedt recommande, dans son mémorandum du 31 octobre 1939, l’extermination des villes belges dans un tel cas de figure.

Les Belges n’ont pas voulu faire ce plaisir aux Français, ce que Daladier qualifiait d’« égoïste ». Ils étaient aussi attachée à leur neutralité que les Hollandais. Ainsi peut-on lire dans une note du 2ème bureau français du 26 février 1940 : « Nécessité pour nous de comprendre et d’admettre que la grande majorité de la Belgique (sic !) est solidaire du Roi et du gouvernement dans leur effort pour :

a) sauvegarder la neutralité aussi longtemps qu’il n’y aura pas atteinte directe portée à l’intégrité du territoire, ni à l’honneur national, ni à aucun intérêt essentiel.

b) préparer une défense – qui serait vraisemblablement très vaillante – en cas d’agression allemande.

Cette conception de la neutralité à laquelle adhère la majorité du pays, se nuance chez les uns de sympathies chaleureuses pour les Alliés, chez les autres de froideur. Mais la seule conception de la guerre sur laquelle l’unité du pays puisse être maintenue est celle d’une guerre rigoureusement défensive, sur le sol national.

Il faut notamment que la partie flamande de la nation ne puisse pas suspecter le gouvernement d’avoir, par sympathie pour la France, fait le jeu d’une politique non exclusivement belge »

Quant à l’éventualité d’une attaque allemande de la Hollande seule, « la position des autorités belges est peut-être moins nette qu’elle apparaissait il y a deux mois […] La majeure partie de l’opinion compte sur une intervention très rapide des Alliés le jour où le gouvernement déciderait de faire appel à leurs Armées. Cette préoccupation est surtout sensible en Wallonie. » (SHAT 29 N 377) Cette région en effet serait envahie en premier lieu.

L’analyse de l’attitude des Belges faite par le ministre allemand à Bruxelles était identique (Jacobsen, Dok.V, pp.185 e.s.)

Mais à Paris on se fichait éperdument de l’opinion publique des Belges, de leur parlement et de leur gouvernement d’unité nationale. On faisait du Roi le bouc émissaire. La rumeur circulait « de la trahison, connue depuis deux jours, du roi des Belges, qui est décidé à se réfugier à Anvers en livrant passage aux Allemands » (de Villelume, le 28 septembre, p.47) Or les Français considèrent la Belgique comme un rempart pour la défense de leur frontière du nord et ils ont décidé que la Belgique serait le champ de bataille. Ils estiment que le Roi est à leurs ordres. Il n’obéit pas. Par conséquent, c’est un traître. Ce mépris envers un petit pays, en l’occurrence la Belgique, est typique de l’arrogance des « gens d’en haut » français. Par ailleurs, au moment de la déclaration de la guerre, la durée et même l’issue de la campagne de

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Pologne n’étaient pas prévisibles. La puissance de l’armée polonaise était largement surestimée, aussi bien que celle des Alliés. L’opinion publique s’attendait à une offensive contre la ligne Siegfried :

We’re gonna hang the washing on the Siegfried Line Have you any dirty washing mother dear?

We’re gonna hang the washing on the Siegfried Line Cos’ the washing day is here

Wether the weather may be wet or fine We’ll just rub along without care

We’re gonna hang the washing on the Siegfried Line If the Siegfried Line‘s still there.

(paroles et musique de Jimmy Kennedy et Michael Carr)

Cette chanson faisait alors fureur partout, également en France où elle fut interprétée par Ray Ventura et ses collégiens, dans une traduction de Paul Misraki :

On ira pendr’ notre linge sur la ligne Siegfried Pour laver le linge, voici le moment

On ira pendr’ notre linge sur la ligne Siegfried A nous le beau linge blanc.

Les napp’s à fleurs et les ch’mis’s à Papa En famille on lavera tout ça

On ira pendr’ notre linge sur la ligne Siegfried Si on la trouve encore là.

Cinq ans plus tard la ligne Siegfried sera toujours là, dépourvue du linge allié.

Après deux semaines de campagne, la Pologne était au dernier stade de l’agonie et les Français n’avaient déclenché aucune offensive sérieuse. L’inaction des Alliés et les communiqués du G.Q.G. à Vincennes prêtaient de plus en plus à rire. Le « balancement » des forces allemandes vers l’ouest allait bon train. Est-il vraiment raisonnable d’exiger que les Belges alors déclarent la guerre à l’Allemagne ? Même quand le 10 janvier un plan d’attaque allemand contre leur pays tombe du ciel près de leur petite ville de Maasmechelen ? Comment peut-on savoir que ce plan sera un jour exécuté ?

Par ailleurs, dans l’ambiance délétère régnant à Paris, les « Munichois », appelés « les mous », ceux qui en septembre avaient voulu un second Munich, s’appliquaient après l’effondrement de la Pologne, avec zèle et ouvertement, à la constitution d’un gouvernement Pétain-Laval, susceptible de conclure une paix blanche avec Hitler. Cela continua jusqu’au 10 mai 1940. Et justement dans la nuit du 9 au 10 mai, Reynaud présenta la démission de son gouvernement au président de la République. Personne ne saura jamais ce qui se serait passé si les Allemands n’avaient pas déclenché leur offensive à ce moment-là. Mais un gouvernement Pétain-Laval n’était pas totalement impensable. Alors la guerre aurait été épargnée aux Belges. L’attitude de leur gouvernement n’était donc pas injustifiée.

De toute façon, les Belges étaient bien décidés à se défendre en cas d’invasion. Mais le principe de la défense en profondeur était aussi étranger à leur Haut Commandement qu’à son homologue français. Leur armée était meilleure que celle de leurs voisins septentrionaux, en laquelle ils n’avaient aucune confiance. Et pour cause. Par conséquent, une défense commune avec les Hollandais était exclue, ce dont d’ailleurs ceux-ci ne voulaient pas non plus.

Le plan de défense belge était aussi simple qu’inapte :

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Première ligne : canal Albert entre Anvers et Liège : sans profondeur. Meuse entre Liège et Namur : pas de fortification sérieuse. Meuse entre Namur et Givet : pas de fortification du tout. ...A cet endroit-là, c’était aux Français de se débrouiller

Tout le terrain au nord et à l’est de cette ligne serait abandonné. Il y aurait alors un grand saillant, avec Liège à sa pointe, dont « la défense sera toujours un problème délicat » (Gamelin, le 6 février 1940)

Or, fin janvier 1940 il y avait 9 divisions pour défendre le canal Albert, d’une longueur de 130 kms, soit une sur 15 kms. Entre Liège et Namur – 60 kms – il y avait 4 divisions. Autour d’Anvers, on comptait 4 divisions, 2 à Liège, 1 à Namur et 2 en réserve.

Pour résister en force contre une attaque en force, il fallait une division sur 5 kms au moins. Logiquement, ce front sans profondeur devait être percé par une attaque en force dans une seule journée. Alors toute la défense s’écroulerait, Liège serait perdue et on devrait se replier sur la

Deuxième ligne : Anvers – Louvain – Wavre – Namur (KW) En cours de construction. Linéaire. Pour les détails voir plus loin le rapport du 2e bureau du 14 mars 1940. Impossible de tenir contre une attaque brusquée.

Or le principe d’une deuxième ligne était déjà largement dépassé à l’époque du char et de l’avion : « La notion de lignes de défense successives doit faire place à celle de l’organisation intégrale en profondeur » (Rougeron, G. d. E., p.47) Organiser en profondeur de quelques dizaines de kilomètres était impossible dans un petit pays densément peuplé comme la Belgique. Mais avait-il une autre solution ?

Par conséquent la Belgique devait être considérée comme indéfendable, aussi bien que la Hollande. Aux chapitres suivants, on verra pourquoi les Alliés avaient tout intérêt à se défendre sur le sol français, et pourquoi la décision de le faire en Belgique était une erreur grossière. Or, le reproche qu’on a fait aux Belges – avoir empêché les Alliés de réaliser un plan de guerre calamiteux - est d’une inconséquence totale et parfaitement ridicule.

Se défendre sur notre propre sol

Pour la France, bordée par la mer, les Pyrénées et les Alpes, et dont la frontière commune avec les Allemands est protégée par une fortification inattaquable ainsi que par le Rhin en partie, la frontière avec le Luxembourg et la Belgique était un casse-tête. Les Ardennes sont « impénétrables » : « cette opinion était devenue un véritable axiome militaire » (Tournoux, p.22) « Le point faible de la monarchie française se trouve entre Paris et Bruxelles (Clausewitz, 3.8.9) « Le danger le plus grand se trouve dans les régions plates : la Flandre et en particulier la trouée de la Sambre » (Chauvineau, C.d.F., p.337) « Au nord, le terrain provoque l’invasion » ; il y a « la redoutable voie de la Sambre » (de Gaulle, le rôle historique des places françaises, p.10)

En 1914, les Allemands étaient venus par là. Ils le feront de nouveau. Le plan français était fondé sur cette supposition. Mais, comme on l’a vu, ils étaient aussi venus par les Ardennes.

Clausewitz se prononce sur la défense au livre VI de la 2e partie de Vom Kriege.

Faire « reposer tous nos espoirs […] sur une simple supposition insuffisamment motivée, aboutit généralement à une situation désavantageuse […] Ceux qui font les plans sont assez enclins à y recourir, sans trop se demander si les hypothèses sur lesquelles ils

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reposent sont bien fondées » (Clausewitz). Or, ces hypothèses étaient illogiques et sans aucun fondement.

On a vu aussi qu’après la Grande Guerre, la France avait une obsession : jamais plus d’invasion, jamais plus de guerre sur notre sol. De cette obsession surgit d’abord une stratégie offensive : envahir l’Allemagne, tandis que « nos gouvernants […] entretenaient dans le pays une mentalité défensive absolument opposée » (Chauvineau, p. 204) à laquelle la stratégie s’adapta vers la fin des années vingt. Mais à cause de la susdite obsession, on se défendrait hors de France : le rôle de la Belgique serait « de servir de tête de Turc, en cas de guerre » comme le redoute Chauvineau (p.183) En 1926, il fut décidé qu’il faudrait « pénétrer en Belgique et y organiser une position défensive solide sur laquelle se livrerait « la grande bataille initiale » (Tournoux p.62) « La fin de l’accord militaire franco-belge laissera une part de plus en plus grande à l’improvisation » (idem, p.289) Et « mettre en face d’une offensive préparée une défense improvisée, c’est aller au-devant de catastrophes » (Chauvineau, p.64) « Vouloir précéder précipitamment et au dernier moment dans une position un adversaire résolu, qui veut de grandes choses et en est capable et qui ne recule donc pas devant une grande dépense de force, ce serait aller au-devant de la défaite la plus certaine » (Clausewitz)

« Un commandement unique, poursuit Tournoux, on peut même dire une fortification unique, auraient été indispensables pour une action commune. Malgré le manque total de cohésion entre les travaux défensifs des Belges et les nôtres et en dépit de la trouée béante du Luxembourg, malgré la neutralité qui arrêta toutes les relations entre les états-majors, le gouvernement et le haut commandement français persistèrent à envisager l’éventualité d’une entrée en Belgique au lieu de se résoudre à fortifier solidement notre frontière des Ardennes et du Nord, à partir de 1937 » (p.330) Sur notre frontière du nord-est, il faut organiser la défense « à loisir (en temps de paix), là où elle servira nos desseins, plutôt que de laisser l’ennemi nous imposer plus tard son tracé et son exécution, dans des conditions déplorables » (Chauvineau, p.151)

Comme on le verra, dans son cours de fortification Chauvineau recommande une fortification permanente en Flandre, et en particulier dans la trouée de la Sambre, des groupes fortifiés sur une profondeur de 30 à 40 kms, « la position permanente continue nous ayant paru trop fragile » (p.338), tout en évitant le colossal, comme les ouvrages de la ligne Maginot (voir chapitre 72). Pour lui, le champ de bataille serait, au début d’un éventuel conflit, la région située au nord de la Somme et de l’Oise. Certes, la région industrielle de Lille serait détruite. Mais « la concentration des industries de guerre françaises et britanniques […] à quelques centaines de kilomètres des frontières d’où partiront les expéditions de bombardement est une hérésie militaire […] la marque d’une incompréhension absolue du rôle de l’aviation de bombardement dans la guerre moderne » écrit Rougeron (L’A. de B., pp.150-151), qui recommande la délocalisation de l’industrie en Afrique du Nord.

« Empêcher que le pays subisse des pertes, voilà ce qui ne doit jamais constituer un des objectifs généraux de la défense. Une paix avantageuse, voilà l’objectif. » (Clausewitz).

Cette fortification n’aurait nullement empêché l’armée française de pénétrer en Belgique. « La préparation d’un champ de bataille continu, barrant nos frontières, n’est qu’une précaution. Elle n’enlève rien à la liberté d’action du chef » (Chauvineau, p.207). Sa fonction stratégique « convient tout aussi bien à une position établie en vue d’une offensive » (Clausewitz). Les Soviétiques et les Allemands attaquaient toujours à partir d’un front organisé Une des « circonstances qui assure un résultat victorieux en stratégie » est « le soutien du théâtre de guerre par des forteresses et tout ce qui en dépend » (Clausewitz).

Si l’on ajoute à ce principe la « considération que les forces de la défense font partie de la défense initiale, c’est à dire de la défense réalisée sur notre propre sol (c’est moi qui souligne), et qu’elles sont beaucoup plus faibles si la défense a lieu en pays ennemi et se

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trouve mêlée à ses entreprises offensives, il en découle un nouvel inconvénient pour l’attaque » (idem).

« Organiser à loisir sur notre frontière du nord-est la muraille militaire » (Chauvineau, p.151), fortifier solidement notre frontière des Ardennes et du Nord » (Tournoux, p.330), « organiser solidement la défense de la frontière franco-belge » (Churchill, SHAT, 5N580). La situation décrite par Clausewitz (3.7.2) : « quelle différence y a-t-il entre la situation du défenseur sur la position qu’il a choisie, qui lui est familière et qu’il a préparée, et celle de l’assaillant qui occupe un bivouac retrouvé à tâtons comme un aveugle ? Ou bien entre celle qui se déroule lors d’une longue période de repos, nécessaire à l’attaquant pour réorganiser sa logistique, attendre des renforts, etc., alors le défenseur est au contact de sa forteresse et de ses approvisionnements tandis que l’assaillant est comme l’oiseau sur la branche ? ».

« Il sera excellent d’obliger l’ennemi à s’installer en terrain libre, c’est à dire sans protection contre nos coups, en face d’un front français continu ( !) et organisé d’avance, où tout sera minutieusement préparé pour accentuer au maximum la rapidité de mise en place des forces vivantes et des forces matérielles qui ne pourraient y être installées à demeure en temps de paix, où notamment le béton et l’acier useront les dents de l’adversaire en même temps qu’ils protègeront les nôtres […] On y use l’ennemi au début, on l’attaque à la fin. » (Chauvineau, p.52)

C’est « un développement naturel en guerre de commencer par la défensive et de finir par l’offensive » (Clausewitz, 2.6.1) « La dépense de force ennemie consiste dans l’usure de ses forces, par conséquent dans la destruction que nous lui faisons subir […] L’idée d’usure par le combat implique un épuisement graduel des forces physiques et de la volonté au moyen de la durée de l’action. » (idem, 1.1.2) « Une bataille défensive exige […] la connaissance intime du pays » (idem, 2.6.28) Il faut « couvrir directement tout le territoire » (idem, 2.6.30) « Attaquer un adversaire résolu sur une bonne position est une chose dangereuse » (idem, 3.7.9)

Guderian décrit comment une attaque de blindés peut échouer contre une telle position (A.P. !, p.162)

Quant à Sun Tzu, il écrit : « En général, celui qui occupe le champ de bataille le premier et attend l’ennemi est à l’aise. Celui qui arrive plus tard et se précipite au combat est fatigué » (VI, 1) ; « celui qui est prudent et attend un ennemi qui ne l’est pas sera victorieux » (III, 28)

« La supériorité que nous avons attribuée à la forme défensive de la guerre réside :

1° dans l’usage du terrain ; 2° dans la possession d’un théâtre de guerre préparé ; […] 4° dans l’avantage d’attendre l’ennemi » (Clausewitz, 3.7.22)

Les Alliés auraient donc dû dire rudement : « Chers Belges, braves Bataves, soit vous voulez notre aide : alors une bonne défense ça ne s’improvise pas, il faut la préparer ensemble ; soit vous préférez la neutralité : alors débrouillez-vous, et grand bien vous fasse ! Merci de votre compréhension. » Mais au lieu de cela, ils se résignaient à attendre le moment où les deux peuples voudraient bien les inviter à leur venir en aide. Et ils savaient que cet appel viendrait seulement au moment d’une attaque allemande. « C’était la solution la plus facile, l’appel belge, s’il était confirmé, nous permettant de faire la guerre sans avoir à prendre la décision » (de Sainte-Suzanne, p.196) Donc, ce serait se laisser guider par les événements ; un gouvernement digne de son nom se doit de les diriger toujours à son gré.

Le commandant en chef français n’était pas ce « grand capitaine (Feldherr) doté d’un coup d’œil général ». Il lui manquait « la liberté d’esprit indispensable à celui qui veut dominer les événements et non se laisser dominer par eux » (Clausewitz, 3.8.1)

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CHAPITRE 23

Les plans E, D et A. Leurs failles communes

Afin de faire de la Belgique le champ de bataille, Gamelin va développer trois plans :

1. Le plan A (Albert), correspondant à la première position belge : Anvers – canal Albert – Meuse.

2. Le plan D (Dyle), la deuxième position belge (KW) : Anvers – Louvain – Wavre – Namur, nommé ainsi d’après le nom d’une rivière qui y coule quelque part au milieu.

On a vu l’inaptitude de la stratégie belge. 3. Le plan E (Escaut), une ligne suivant l’Escaut de la frontière française jusqu’à

Anvers, où les Belges n’ont rien prévu, à l’exception de la place de Gand et de celle d’Anvers, et où il n’y a absolument rien, sauf l’Escaut.

C’est ce plan, qu’il désigne comme « la solution minima », qu’il tente de vendre au début aux Anglais, lesquels ne débordent pas d’enthousiasme.

Comme on l’a vu, l’exécution de ces trois plans dépend d’un facteur que le commandant en chef ne maîtrise pas : « l’appel belge en temps utile » Le 15 novembre il décide que « le temps utile » sera le moment où les Allemands envahissent la Belgique !

Outre le principe d’aller en Belgique, ces trois plans aussi ont été condamnés a priori par Sun Tzu, Clausewitz et Chauvineau à l’unanimité. Chaque plan comporte ses failles spécifiques, qui seront évoquées plus loin.

Les failles communes aux trois plans sont les suivantes :

1.- On faisait reposer tout son salut sur des fleuves et des rivières. 2.- On ne disposait pas d’une réserve stratégique. 3.- On n’avait pas concentré le plus grand nombre de forces au point décisif. 4.- Nulle part en Belgique il n’était possible d’organiser une position solide et en

profondeur. 5.- On n’a pas compris la supériorité de la défensive en n’incluant pas « dès le

début de son concept de défense […] un passage rapide et vigoureux à l’attaque » (Clausewitz, 2.6.5)

« La contre-offensive est l’expression active de la parade » (Chauvineau, p.118) 6. -On devait marcher sous le canon de l’ennemi.

1. Reposer tout son salut sur des fleuves

Clausewitz traite ce sujet dans le 2e partie, livre VI, chapitre XVIII et XIX de son œuvre. Les fleuves « résistent à n’importe quel choc sans fléchir, ou leur défense s’effondre et disparaît complètement. […] Si la défense d’un fleuve est forcée en un point quelconque, il ne peut y avoir de défense ultérieure durable […] la question est résolue une fois pour toutes par un seul acte. » Ce « sont des éléments dangereux et séduisants, capables d’entraîner à des mesures erronées et à des situations dangereuses. […] Les exemples d’un fleuve efficacement défendu sont assez rares dans l’histoire […] Les avantages qu’ils présentent pour l’engagement et la défense générale du pays sont cependant incontestables »

La défense alliée de ces fleuves avait le caractère d’« une résistance absolue » et la forme d’« une défense directe qui interdit le passage », une question qui « ne se pose qu’en présence de grands fleuves, c’est à dire de grandes masses d’eau ». Or ni l’Escaut ni la Meuse,

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ni la Dyle, ni la Chiers ne satisfont à ce critère. « Cette défense directe d’un fleuve ne paraît s’appliquer de manière générale qu’aux plus grands fleuves d’Europe, et à la seconde moitié de leur cours »

« La défense fluviale se soldera par une faillite, si elle est dictée par la crainte d’affronter l’ennemi en rase campagne, par l’espoir que la largeur du fleuve, la vallée profonde, l’arrêteront. Par manque d’assurance le général et l’armée ne vivent que dans l’angoisse et les pressentiments, qui ne tardent d’ailleurs pas à se vérifier. Une bataille en rase campagne n’est pas un duel où les chances sont égales des deux côtés ; le défenseur incapable de tirer parti des particularités inhérentes à la défensive, de se procurer des avantages grâce à des marches forcées, de profiter de sa connaissance du pays et de la liberté de ses mouvements, est un défenseur que rien ne peut sauver, une rivière et une vallée moins que tout autre chose ». Or on sait que les marches forcées n’étaient pas le fort de l’armée française. Les seules troupes qui en étaient capables se dirigèrent dans une fausse direction, à Anvers. Certes, « dans certaines conditions la défense réelle d’un fleuve promet de très bons résultats […] Ce n’est que si le défenseur commet l’erreur de faire reposer tout son salut sur la défense d’un fleuve, et s’expose au risque, si le fleuve est forcé, de tomber dans de grandes difficultés et dans une sorte de catastrophe – c’est seulement dans ce cas que la défense d’un fleuve peut être considérée comme une forme de résistance favorable à l’attaque ; car il est sûrement plus facile de forcer le passage d’une rivière défendue que de gagner une bataille ordinaire.

2. Absence de réserve stratégique

« Réserver une certaine quantité d’effectifs correspondant au degré d’incertitude, en vue d’un usage ultérieur, c’est une condition indispensable au commandement stratégique. Dans la défense en général, principalement dans celle de certains accidents de terrain, tels que fleuves, montagnes, etc., cela se produit sans cesse, comme on le sait » (Clausewitz, 1.3.13).

« Nous avons dit plus d’une fois que la proportion des réserves fraîches est le facteur déterminant de la décision finale » (1.4.9). Le chapitre XIII du livre III y est consacré. La réserve stratégique a deux fonctions : « d’abord prolonger et renouveler le combat, ensuite servir en cas d’imprévu. La première fonction implique l’utilité d’un emploi successif des effectifs et ne peut, pour cette raison, se produire en stratégie. Les cas où l’on envoie les corps à un endroit sur le point de tomber appartiennent de toute évidence à la seconde catégorie, car la résistance à opposer n’avait pas été suffisamment prévue […] la loi de l’usage simultané fait presque toujours intervenir la décision capitale (qui n’est pas forcément la décision finale) au début de la grande action. » La réserve stratégique doit donc être sur le pied de guerre, et placée à un endroit d’où elle peut intervenir instamment le moment venu à l’endroit voulu pendant l’engagement.

Clausewitz attache la plus grande importance à la concentration des forces. Or, à son époque, tout le mouvement s’effectuait à pied, à 5 kms/h au plus, et les réserves devaient donc se trouver proches du champ de bataille, qui était alors relativement restreint. Un siècle plus tard, le chemin de fer pouvait transporter des divisions entières rapidement sur des distances considérables. Donc, la nécessité de positionner les réserves à proximité du corps principal n’existait plus. « Disposer d’une réserve solide et très mobile, c’est la base de la défensive au XXe siècle » (Chauvineau, p.155)

Une attaque brusquée peut surgir par surprise quelque part sur un très long front. La réserve stratégique, à savoir l’armée S.R.C. et les 20 à 25 divisions de choc de Chauvineau peuvent « si loin qu’elles se trouvent accourir en nombre et arriver à temps pour truffer la position de résistance, ou une position plus en arrière, d’armes vis à vis desquelles l’attaque

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motorisée mordra la poussière » (p.50) [Lacouture a cru bon de publier la « citation » suivante : « Contre le front continu, l’attaque motorisée mordra la poussière » p.258 ]

« La force amenée au point décisif est d’une importance capitale » (Clausewitz, 1.3.8) et « l’intervention d’une troupe relativement fraîche est un facteur décisif » (idem, 1.3.12) « Il faut avoir recours au mouvement, à la défense active, voire à des moyens offensifs. Certains corps servent de réserves ; de plus, tel poste envoie toutes ses troupes disponibles au secours de tel autre. Ce secours consiste, soit à accourir réellement de l’arrière pour renforcer et ranimer la résistance passive, soit à attaquer l’ennemi de flanc, soit même à menacer sa retraite » (idem, 2.6.30)

« Notre rigoureux chien de garde (l’armée S.R.C.) n’aurait qu’à foncer, lui aussi avec hardiesse, dans le flanc et les arrières de l’attaque » (Chauvineau, p.156) Il est donc important « d’empêcher l’ennemi d’amener ses réserves vers la région menacée. Pour cela il faudrait supprimer à cet ennemi :

soit les moyens de transport (wagons ou camions-autos) soit les communications sur lesquelles se déplacent ces véhicules (routes, voies ferrées) soit les réserves elles-mêmes. » (Chauvineau, p.36)

Ce sera la mission de l’aviation, par des bombardements « des villes et des usines, des grandes gares, des voies de communication, des rassemblements de troupes, etc. » (idem, p.109) Chauvineau recommande aussi « la création des réserves générales, mises à la disposition du général en chef, (qui) permet, dans une certaine mesure, de modifier à la demande des événements l’organisation des grandes unités. Quand une division attaque, on la renforce en artillerie, en munitions, en chars. Quand sa mission est défensive, on lui donne des unités de mitrailleuses supplémentaires, des compagnies antichars, des troupes et des moyens pour fortifier son terrain. Quand une armée doit franchir d’importants cours d’eau, on la dote d’équipages de ponts de réserve » (p.89)

De telles réserves ont existé pendant la guerre dans l’Armée Rouge (Sokolovsky, pp.219-221) dont l’organisation était souple. En 1940, la 7e Armée française, à l’origine destinée comme réserve stratégique, fut employée sur le flanc gauche et se trouva dans la région d’Anvers au moment où, selon Chauvineau, elle aurait dû « accourir en nombre et arriver à temps pour truffer la position » de Sedan et « foncer avec hardiesse dans le flanc et les arrières d’attaque »

3. Absence de concentration de forces

De tous temps, depuis Sun Tzu (IX, 46 et XI, 57), la concentration de forces a été un axiome militaire. Au chapitre VIII du livre III, La supériorité numérique, Clausewitz la juge « en tactique comme en stratégie, le principe de victoire le plus général […] Le nombre des combattants […] déterminera la victoire […] il faut masser le plus grand nombre possible de troupes au point décisif de l’engagement ». C’est « une très vieille règle militaire que Napoléon exprimait ainsi : "La victoire est aux gros bataillons" Depuis que la guerre existe, il est constant que la supériorité numérique soit la cause principale des succès militaires. (Bien entendu, à égalité de valeur militaire et d’armement) » (Chauvineau, p.17)

« La force amenée au point décisif est d’une importance capitale […] Lorsqu’il est impossible d’atteindre une prépondérance absolue, il ne reste donc qu’à s’assurer une prépondérance relative aux points décisifs grâce à une utilisation judicieuse des forces » (Clausewitz)

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Clausewitz y insiste encore dans le livre III aux chapitres XI, réunion des forces dans l’espace, XII, réunion des forces dans le temps, et XIV, économie des forces. Je cite seulement :

« La loi suprême et la plus simple de la stratégie consiste à concentrer ses forces » « L’utilisation simultanée de toutes les forces en vue d’une seule collision apparaît […]

comme la loi fondamentale de la guerre » « On ne peut jamais employer trop de forces, et […] celles dont nous disposons doivent

être employées simultanément » « Toutes les forces disponibles qui visent un but stratégique doivent y être consacrées en

même temps, et cette utilisation sera d’autant plus parfaite que tout sera comprimé en une seule action et en un seul moment »

« Il faut toujours veiller à la coopération de toutes les forces, en d’autres termes ne jamais perdre de vue qu’aucune fraction de ces forces ne doit rester inactive […] Quiconque maintient des effectifs à des endroits où la présence de l’ennemi ne l’exige pas […] fait un mauvais usage de ses forces. En ce sens, on peut parler d’un gaspillage de forces pire que leur emploi inopportun »

La bataille étant le moyen le plus puissant, le plus commun et le plus efficace de la décision dans un conflit, Clausewitz exige « la plus grande concentration de nos forces que permettent les circonstances. Une bataille principale sur le théâtre de guerre est le choc de l’un des centres de gravité contre l’autre ; plus on pourra réunir de forces d’un côté ou de l’autre, plus certain et considérable sera l’effet. Donc toute division des forces qui n’est pas rendue nécessaire par un objet impossible à atteindre par la bataille réussie elle-même, est à rejeter […] Mais la concentration maxima des forces n’est pas seulement une condition fondamentale ; il faut aussi que celles-ci aient une position et soient situées de telle sorte qu’on puisse livrer bataille dans des conditions favorables »

Chauvineau déploie une faible partie des troupes le long des frontières, et concentre ses unités les plus fortes et les plus rapides en vue d’une utilisation simultanée, là où la situation l’exige. Or, les Alliés méconnaissent cet axiome militaire fondamental. En mai 1940, Gamelin répartit ses troupes en deux parties presque égales : l’une contre la frontière belge, l’autre derrière la ligne Maginot, « sans que l’on sache pourquoi » (Clausewitz, 1.3.9). Cette ligne pouvait être considérée comme imprenable, et « quand certaines parties d’une position sont imprenables, les forces disponibles sur ce point peuvent être employées ailleurs » (idem, 2.6.12) La Heeresgruppe C en face d’elle dispose seulement de 19 I.D., 2°-5° Welle, soit une division sur 15 kms ! Toutes les unités rapides et le gros de l’infanterie sont concentrées plus au nord, ce qu’on sait à Vincennes. Curieusement, là où Gamelin s’attend au choc, il n’a concentré qu’une partie de ses forces (Doumenc le dit textuellement : « Il ne s’agissait nullement de se porter toutes forces réunies devant l’ennemi » (p.32)) Il n’a pas préparé l’utilisation simultanée de toutes ses forces. Il a maintenu des effectifs à des endroits où la présence de l’ennemi ne l’exigeait pas. Une grande partie de ses forces est restée inactive pendant la phase décisive de la bataille. Et finalement, il a choisi une position où il devrait livrer bataille dans des conditions extrêmement défavorables.

4. Absence de position en profondeur

Clausewitz traite ce sujet Livre VI de la 2e partie de son ouvrage.

« Toute position sur laquelle on accepte de livrer bataille, en se servant du terrain comme moyen de protection, est une position défensive ; peu importe que notre attitude soit passive ou plutôt offensive. Cela découle de notre conception générale de la défense.

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Or, on pourrait appliquer cette définition à toute position sur laquelle une armée, en marche vers l’ennemi, consent à accepter la bataille si l’ennemi vient l’y chercher […] Pour une véritable position défensive c’est le concept de lieu qui domine. La décision doit être obtenue en tel lieu, ou plutôt grâce à ce lieu. »

« Il est évident que le défenseur dispose à un plus haut degré de l’aide du terrain » « Il y a […] dans l’utilisation stratégique du théâtre de guerre […] une économie des

forces »

Le tableau d’une bataille défensive, telle que Clausewitz la conçoit, commence ainsi :

« Le défenseur attend l’attaque sur sa position ; dans ce but il a choisi et organisé un terrain convenable, c’est à dire qu’il s’est bien familiarisé avec le lieu, qu’il a construit des positions solides sur quelques uns des points les plus importants, ouvert et égalisé des voies de communications, posté des batteries, fortifié les villages et choisi les emplacements convenables pour y tenir ses masses sous le couvert, etc. Pendant que les forces antagonistes se consument mutuellement aux points où elles entrent en contact, un front plus ou moins fort dont l’approche est rendue difficile par une ou plusieurs tranchées parallèles et autres obstacles, ou par la présence de quelques forts points dominants, lui permet de détruire un grand nombre d’ennemis avec une petite partie de ses forces, aux différents stades de la défense, jusqu’au cœur de la position […] Sa position est établie en profondeur ». Chauvineau insiste plusieurs fois sur « la profondeur dont la nécessité est éternelle » (p.146) « Le défenseur devra chercher de préférence les avantages d’avoir une vue d’ensemble sur son adversaire, et pouvoir se jeter rapidement sur lui à l’intérieur de sa position. C’est seulement là où les obstacles d’approche que présente le terrain se combinent à ces deux conditions que ce terrain est vraiment favorable à la défense » (Clausewitz)

« La position sur laquelle une armée se décide à attendre parfaitement l’attaque ennemie doit évidemment présenter de tels avantages de terrain que ses forces s’en trouvent multipliées. La nature fait bien des choses, mais pas toujours tout ce qu’il faudrait ; il faut alors recourir à l’art de la fortification. Grâce à ce moyen, certains corps de troupe sont parfois imprenables et il n’est pas exceptionnel que la même chose se produise pour une armée entière » (idem).

Clausewitz juge la fortification permanente de la plus haute importance : « Privée de forteresses une armée sur la défensive a cent points vulnérables ; c’est un corps sans armure » [Elles] « sont les premiers et principaux soutiens de la défense ». Elles servent de « verrous proprement dits » (p.448), de « véritable bouclier contre l’attaque ennemie ». Elles « brisent comme des blocs de glace le torrent de l’assaut ennemi […] L’une des fins principales des forteresses est ou devrait être sans aucun doute de briser l’énergie (Macht, aussi vigueur, puissance) de l’ennemi au cours de son avance, et d’affaiblir sérieusement la partie de ses forces à laquelle nous voulons imposer la décision »

« Le terrain est de la fortification naturelle » écrit Chauvineau dans son cours de fortification (p.332). Il constate – tout comme Clausewitz – que la nature est parfois « généreuse » (p.318) et parfois « avare, comme en Flandre. » Une position permanente continue donne des avantages tangibles quand ses deux flancs sont bien protégés par le terrain. « Mais sur la frontière nord, plate et découverte, la même position sera beaucoup moins efficace, le terrain étant moins propice à une bonne protection des flancs. Or, une moindre protection des flancs, c’est un débordement plus rapide par l’envahisseur, c’est un répit plus restreint pour le défenseur (p.330) « La position continue, acceptable lorsque le terrain appuie bien ses ailes, peut devenir inacceptable dans le cas contraire » (p.331)

(Au chapitre 2 on a déjà vu que Clausewitz (2.6.28) lui aussi conseille d’appuyer ses flancs sur des obstacles naturels)

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« Sur un théâtre vaste et plat, poursuit Chauvineau, où les communications abondantes amoindriraient l’efficacité des destructions, la manœuvre de débordement d’une organisation permanente linéaire est susceptible de marcher à une vitesse qui enrayerait tout recours à la fortification improvisée » (p. 338)

« Un des cinq facteurs fondamentaux est le terrain » (Sun Tzu, I, 2 et 3)

« Nous avions imaginé, écrit Doumenc (p.25) à propos du plan D – mais cela s’applique aussi aux plans E et A – que l’ennemi nous laisserait les cinq ou six jours supposés nécessaires (qui nous) auraient donné aisément le temps de renforcer notre propre dispositif »

Quel aspect aurait alors eu ce dispositif ? A peu près celui de novembre 1914, que Chauvineau évoque aux pages 29 et 30 de son ouvrage :

« Deux barrières continues (furent) édifiées l’une en face de l’autre par les Français et les Allemands. » Les soldats, « sous la menace du feu ennemi, firent des trous partout et s’y enfouirent. » Les trous devinrent des tranchées, « on installa des abris variés, […] des bandes continues de fils de fer barbelés furent placées devant les combattants […] Cet ensemble de travaux improvisés au petit bonheur » fut pendant quatre années « le front ». (« La vie s’y organisait dans des huttes de branchages comme au temps de la forêt gauloise » Beaufre, p.21)

« Dans l’ignorance où il était des questions d’organisation défensive, notre commandement laissa généralement pousser la fortification au hasard des initiatives locales. Celles-ci ne furent pas partout très heureuses. Il faut espérer que, demain, notre commandement se décidera à diriger l’organisation du terrain au lieu de la subir. » (Chauvineau, idem)

Espérance chimérique !

« C’est seulement si les positions ont été levées en hâte et non achevées, et moins encore renforcées par des obstacles empêchant leur approche, ou si, comme il arrive souvent, le camp tout entier n’est guère qu’un schéma de ce qu’il devrait être, une ruine à demi-achevée, que son attaque peut être recommandable, et même devenir la voie d’une victoire facile sur l’ennemi » (Clausewitz, 3.7.10)

« Après la guerre, – poursuit Chauvineau – nous n’avons pas compris que les travaux de fortification exécutés au petit bonheur pendant le conflit n’étaient que des ‘vagissements’ et que l’improvisation en toute chose est un stade provisoire de l’activité humaine. Nous n’avons pas compris surtout que mettre en face d’une offensive préparée une défense improvisée, c’est aller au-devant de catastrophes – (c’est moi qui souligne). Notre règlement sur l’organisation du terrain s’est contenté de copier les mauvais types d’abris établis, il y a vingt ans, sous le feu de l’ennemi, car nos organes d’études et nos régiments n’ont, depuis 1918, disposé que de crédits trop faibles pour expérimenter des types mieux conçus.

Enfin, nous n’avons pas cherché à codifier nos futurs travaux de champ de bataille avec le souci d’obtenir une très grande rapidité d’exécution. C’est là, pourtant, le point essentiel. » (pp.64-65)

« En France, il est convenu que le mot fortification de campagne est synonyme de fortification improvisée (idem, p.71) […] La fortification de campagne ne peut être édifiée facilement sous le feu » (p.75). Improvisée au contact de l’ennemi, elle est très mauvaise, car « on ne peut procéder qu’à des travaux sommaires, improvisés au petit bonheur et par suite sans valeur sérieuse, on éreinte les troupes par un travail de nuit très fatigant » (p.76). « La fortification des villes et positions n’est pas le travail de l’armée » (Clausewitz, 3.8.4)

« Notre règlement sur l’organisation du terrain est en effet basé sur une idée ancienne que le progrès industriel a rendu caduque : l’improvisation […] Nous préférons faire improviser par des exécutants eux-mêmes improvisés une fortification qui rappelle celle de César » (Chauvineau, p.208) Et de conclure : « Il ne s’agit pas, pour nous, de préparer la guerre,

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mais plutôt une bataille, et non pas une bataille quelconque, mais une bataille rigoureusement déterminée, dont le tracé est impérieusement fixé le long de notre seule frontière ouverte, et qui, si elle a jamais lieu, se déclenchera par surprise. Le problème est donc simple : il faut se ranger en bataille, non pas là où l’ennemi le voudra, mais là où ce sera avantageux pour notre armée, où nous aurons tout préparé pour accumuler les atouts dans notre jeu et le vide dans le jeu de l’autre, sans oublier que le plus important de ces atouts est la vitesse de notre mise en garde. » (idem, p.211)

Sun Tzu l’avait déjà enseigné : les experts dans l’art de la guerre amènent l’ennemi sur le champ de bataille, et n’y sont pas amenés par celui-ci (VI,2) « Dominer les événements, et non se laisser dominer par eux » (Clausewitz, 3.8.1)

« La lutte sur des frontières intégralement organisées, l’obligation où serait l’ennemi de s’y battre, non plus où il voudrait, mais là où nous l’aurions voulu, donnerait aux états-majors des bases plus certaines pour intervenir et enlever à notre pays l’impression que son sort se joue aux dés » (Chauvineau, p.212)

« Notre règlement décida en 1921 que la fortification de campagne serait construite par l’infanterie. C’était décider qu’il n’y aurait jamais de fortification sérieuse […] La bonne fortification doit être faite avant la bataille, par des constructeurs qualifiés. Au contact de l’ennemi, il n’y a pas de vraie fortification, il n’y a que des ‘trous’. Ces ‘trous’ sont évidemment l’œuvre du fantassin. Mais s’ils suffisent à notre commandement, c’est que son ambition n’est pas grande. » (idem, p.72) « Il est impossible d’organiser le terrain sous les balles » (idem, p.71) On n’attendait les balles qu’après cinq ou six jours. Mais l’arrivée des bombes en moins de cinq heures était bien prévisible.

Parce qu’une position linéaire n’a pas de valeur, tous ces travaux auraient dû être exécutés en profondeur. C’était plus important que jamais dans la défense anti-chars. Deux des atouts du char sont sa vitesse et ses qualités manœuvrières, pour lesquelles il a besoin d’espace. Il s’agissait donc pour le défenseur de l’en priver, de le séparer de l’infanterie qui l’accompagnait, de retarder son allure et de l’attaquer à l’intérieur de la position, comme Clausewitz l’envisageait déjà (2.6.12). Ce sera la tactique des Finlandais, des Soviétiques et des Allemands (voir chapitre 81). Il est évident qu’alors la profondeur de la position doit être considérable, des dizaines de kilomètres. Profondeur, une nécessité éternelle ! Chauvineau y insiste dans son cours de fortification. Il revient dans son livre sur « l’importance décisive de l’organisation en profondeur de positions successives construites d’avance » (pp.39-40)

« La profondeur des dispositifs de combat ne date pas d’hier ! […] Les armées d’autrefois se formaient en ‘bataille rangée’ sur plusieurs rangs successifs. A Cannes, les légions romaines du centre étaient disposées sur une profondeur de plus de vingt rangs […] La nécessité de la profondeur reste entière. Il faut toujours remplacer les armes défaillantes du front de combat et boucher ainsi les brèches qui s’y forment. Lorsque des attaques massives font disparaître des divisions entières, il faut vite amener d’autres divisions » (idem, p.40)

« Nous venons de voir que la guerre au XXe siècle s’appuie sur les mêmes bases simples que le combat antique : continuité, profondeur, enfin mouvement des réserves pour parer aux défaillances dans les deux domaines. » (idem, p.51)

« Les positions fortifiées forment l’ossature de la manœuvre défensive » (idem, p.71), « les premiers et principaux soutiens de la défense » (Clausewitz, 2.6.10). Et Chauvineau de rappeler que les Allemands de 1914 à 1918 ont couvert « le terrain, en arrière de leur front, de lignes fortifiées successives sur 100 kilomètres de profondeur » (p.72)

On a déjà évoqué l’opinion de Rougeron sur ce sujet : l’avion rendait la profondeur encore plus nécessaire que jamais. « La dispersion des troupes doit être poussée à l’extrême. La notion de lignes de défense successives doit faire place à celle de l’organisation intégrale

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en profondeur sous forme de l’aménagement de toute position susceptible de recevoir une arme d’arrêt. La ligne continue de feux d’infanterie derrière un réseau de fils de fer a pu être un obstacle sérieux en 1914 et 1915 pour des troupes qui ne disposaient d’aucune des armes nécessaires à l’entamer. Dès leur apparition, cette adaptation des principes de la défense linéaire où l’on concentrait sur quelques mètres de profondeur l’homme, le parapet qui le protégeait et le fossé qui devait arrêter l’assaillant, révéla toute son insuffisance. Elle fit place au principe de la séparation des feux et de l’obstacle, présenté depuis près d’un siècle et dont l’aménagement intégral du terrain en profondeur n’est autre que l’aboutissement, compte tenu des progrès en portée des armes à feu. » (Rougeron, La guerre d’Espagne, p.47)

On imaginait donc construire une position solide en cinq ou six jours seulement – ou plutôt cinq ou six nuits - sur un front s’étendant de Maulde à Anvers (Plan E), d’Anvers via Namur à Givet (Plan D), ou d’Anvers via Liège à Givet (Plan A).

Cela signifie :

1. procéder à des reconnaissances détaillées, parce qu’on ne connaissait pas le terrain ; 2. organiser la logistique ; 3. y amener du matériel pour creuser des tranchées, des boyaux reliant les parallèles, et

des fossés antichars, des pelles, des scies, des fils de fer barbelés, des mines, du bois etc., et des travailleurs, l’infanterie étant destinée à défendre le terrain ;

4. creuser des fossés antichars et des tranchées, et les renforcer avec du bois ; 5. poser des fils de fer barbelés et des champs de mines ; 6. détailler les plans de feu ; 7. aménager des positions pour l’artillerie, la DCA et les mitrailleuses, acheminer les

munitions et les stocker en lieu sûr ; 8. affermir leurs liaisons, ajuster leurs feux ; 9. aménager des postes de commandement pour le commandant en chef jusqu’au niveau

des compagnies ; 10. installer un réseau de transmissions entre tous ces postes ; 11. préparer des destructions ; 12. fortifier les villes et les villages dans la zone des combats et évacuer la population,

laissant le soin de les héberger aux autorités belges ; 13. camoufler tout cela, déjà pendant les travaux, qui devaient être exécutés sur un

terrain ouvert, n’offrant aucune protection contre la Luftwaffe.

Fallait-il encore réitérer la profondeur de la position : 30 à 40 kms au moins ? Nulle part en Belgique, cela n’était possible.

Il est à noter :

- un manque de barbelés, de mines, de canons antichars, de DCA et de radios ; - la nécessité d’enterrer les lignes de communication en profondeur ; - l’artillerie en position « est l’un des objectifs les plus vulnérables de l’aviation

d’assaut » et « très difficile à camoufler » (Rougeron, L’A. d. B., pp.51-52) ; - en si peu de temps l’utilisation du béton était hors de question ; - on n’avait « sur les dépôts d’essence, situés en Belgique, que des renseignements

absurdement insuffisants » (Marc Bloch, p.38) ; - « les destructions ne s’improvisent pas », les organiser est « un problème difficile »

(Chauvineau, C.d.F., p.343) - la logistique peut être gênée par les fuyards.

Même en huit mois, on n’a pas réussi à organiser une bonne position sur le sol français à l’ouest de la ligne Maginot. D’ailleurs, la situation était tout autre qu’en 1914. A cette époque-là, les deux lignes de défense purent être improvisées parce que les deux adversaires, après des marches épuisantes et de durs combats pendant plus d’un mois dans une chaleur

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étouffante, et par manque de réserves et de munitions, étaient incapables de monter une offensive, et donc condamnés à s’installer dans une position défensive. En 1940, en revanche, les Alliés pouvaient s’attendre à un ennemi frais, préparé à livrer la grande bataille décisive, et qui ne leur accorderait pas le temps de s’organiser, même pas à l’improviste.

5. Une donnée capitale ignorée : la supériorité de la défensive

Comme on l’a vu au chapitre « Une étrange préface », la doctrine de Pétain coïncidait parfaitement avec celle du commandement français. Ainsi considérait-il son front comme « une digue opposée aux flots des envahisseurs » (Doumenc, p.34) Or, une digue le long d’un canal défend le polder contre l’eau, elle conserve la terre. Son objet est négatif : conserver. Quand l’eau monte, un acte positif s’impose : renforcer la digue et pomper l’eau du canal dans la mer. Attaque et contre-attaque immédiate.

Les envahisseurs « endigués, c’est de ce front que partiraient nos propres attaques, méthodiques et puissantes », [« un système lent et soi-disant méthodique, considéré comme plus prudent et plus sûr » Clausewitz, 3.8.4] qui devaient attendre « la récupération des troupes belges et l’arrivée prochaine de renforts britanniques substantiels » (Doumenc, p.34) Or les Anglais, en mai 40, n’avaient que neuf divisions en France. Depuis fin avril 39, quand enfin le service militaire y fut introduit, 26 divisions étaient en formation. Elles devaient être entraînées, encadrées par des cadres qui eux-mêmes devaient être formés, équipées en matériel qui devait être produit, et aguerries.

Les Belges devaient être récupérés et pourvus de matériel, ce qui était aussi nécessaire pour les Français, qui manquaient d’instruction et de cadres, surtout les divisions B, qui avaient besoin d’un entraînement poussé, afin d’être capables de ne pas uniquement « attaquer avec succès des nègres » mais aussi des Allemands.

Il aurait fallu aussi conquérir la supériorité dans les airs, produire le matériel qui manquait (canons antichars, DCA, mines, etc.) ; aucune division blindée n’était encore prête en 1939, à l’exception du corps de cavalerie. La stratégie française était donc de tenir l’envahisseur « endigué » pendant au moins un an, et très probablement plus, afin que « nos propres attaques, méthodiques et puissantes », puissent partir (Doumenc, p.34) Donc « le maintien du statu quo, […] contraire à l’idée de la guerre » (Clausewitz, 2.6.5)

Et pendant ce temps ?

Parer des coups, sans avoir les moyens ni la volonté de les rendre, mais se borner à colmater d’éventuelles brèches avec « quelques chars » et avec, derrière ce front, « un nombre aussi grand que possible de divisions, non pas pour manœuvrer, attaquer, exploiter, mais pour tenir des secteurs » (de Gaulle, mém.I, p.11) « Un liquide plus abondant mais inoffensif » (Chauvineau, p.208), « un organisme défensif » qui « ne pourrait guère attaquer avec succès que des nègres » (idem, p.145)

« C’est devenu d’une façon vraiment absurde un axiome : que les batailles défensives devraient en réalité se borner à parer les attaques, et non chercher la destruction de l’ennemi. Nous tenons cet axiome pour l’une des erreurs les plus pernicieuses, une véritable confusion entre la forme et la chose elle-même, et nous maintenons sans réserve que dans la forme de guerre que nous appelons défense, la victoire n’est pas seulement plus probable, mais qu’elle doit aussi atteindre la même ampleur et la même efficacité que dans l’attaque » écrit Clausewitz, livre VI de la 2e partie de son livre, poursuivant ainsi :

« Qu’est-ce que la défense ? Parer un coup. Quel est alors son signe caractéristique ? L’attente de ce coup. C’est ce signe qui donne à toute chose un caractère définitif, et seul ce signe peut en guerre distinguer la défense de l’attaque. Mais dans la mesure où une défense absolue contredit entièrement le concept de guerre, car la guerre ne serait alors menée que

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d’un seul côté, il en découle qu’en guerre la défense ne peut être que relative ; son signe caractéristique ci-dessus ne peut donc s’appliquer qu’au concept d’ensemble, et ne doit pas être étendu à toutes ses parties. Un engagement partiel est défensif si l’on considère le début, la charge faite par l’ennemi ; une bataille l’est aussi si l’on considère l’attaque, c’est à dire la position de l’ennemi face à notre position, et à portée de feu ; une campagne est défensive si l’on envisage l’entrée de l’ennemi sur notre théâtre de guerre. Dans tous ces cas, le signe de l’attente et de la parade appartient au concept général, sans qu’il en résulte aucune contradiction avec le concept de guerre, car il peut nous être avantageux d’attendre la charge contre nos baïonnettes ou l’attaque de notre position et de notre théâtre de guerre. Mais comme il nous faudra rendre son coup à l’ennemi, si pour notre part nous voulons vraiment faire la guerre, cette action offensive au cours d’une guerre défensive appartient en un certain sens à la défense, c’est à dire que l’offensive que nous mènerons entrera dans le concept de position, ou théâtre de guerre. Par conséquent, on peut combattre offensivement au cours d’une campagne défensive, on peut utiliser certaines divisions à des fins offensives au cours d’une bataille défensive, et finalement, tout en restant sur une simple position d’attente de l’assaut ennemi, on envoie des boulets offensifs dans ses rangs pour l’atteindre. [« La défensive à coups de canon que dirigeait le général Pétain à Verdun, c’est de l’offensive pure et simple » Chauvineau, p.81] La forme défensive de la guerre n’est donc pas un simple bouclier, mais un bouclier formé de coups habilement donnés […] Quel est l’objet de la défense ? Conserver. Il est plus facile de conserver que d’acquérir ». L’objet de la défense est négatif. Celui de l’offensive est positif : conquérir.

« La forme défensive de guerre est en soi plus forte que la forme offensive » (Ça ne veut pas dire qu’il existe un moyen de défense infaillible contre n’importe quel moyen d’attaque, ni l’inverse) « Notre force relative s’accroît d’habitude si l’on emporte une victoire grâce à la défensive. C’est par conséquent un développement naturel en guerre de commencer par la défensive et de finir par l’offensive ». Comme on l’a vu, les Alliés voulaient maintenir le statu quo pour une période indéfinie, ce qui aux yeux de Clausewitz est contraire à l’idée de la guerre, laquelle « ne consiste pas à endurer passivement. Si le défenseur a emporté un avantage important », (en l’occurrence « l’endiguement des envahisseurs ») la défense a joué son rôle ; il doit alors rendre le coup, […] battre le feu quand il est chaud et se servir de l’avantage acquis pour prévenir une seconde attaque » Le « passage au contre-coup doit être considéré comme une tendance naturelle de la défensive et par conséquent comme un des éléments essentiels. »

« Tout duel comporte deux actes : la parade et l’attaque. » On peut être « obligé de limiter ses ambitions à la parade, dont la contre-offensive est l’expression active […] Il y a des cas où cette parade se traduit par une offensive tactique » (Chauvineau, p.118) « Un passage rapide et vigoureux à l’attaque – das blitzenden Vergeltungsschwert (l’épée d’une riposte éclair) est le moment le plus brillant de la défensive » En escrime, l’attaquant se découvre et la parade se transforme en un seul mouvement en riposte : une riposte éclair. « Celui qui ne l’a pas en vue dès le début, qui ne l’inclut pas dès le début dans son concept de défense, ne comprendra jamais la supériorité de la défensive » (Clausewitz). « L’obscurité qui règne encore sur la puissance de la défensive et sur la manière de s’en servir » (Chauvineau, p.52)

« C’est faire une grossière confusion d’idées que de toujours comprendre l’attaque comme une impulsion brusque, et comme si la défense ne suggérait qu’embarras et confusion » (Clausewitz)

« Il fut un temps où défensive signifiait dans une certaine mesure inertie. Aujourd’hui cela veut dire mouvement et vitesse » (Chauvineau, p.36) « Une fois que le défenseur a adopté le principe du mouvement, l’avantage d’une plus grande concentration et des lignes intérieures devient tout à fait décisif » (Clausewitz) « Les notions d’offensive et de défensive qui, jusqu’au

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XXe siècle s’opposaient l’une à l’autre, se pénètrent maintenant au point qu’il est parfois difficile de dire qui attaque ou qui se défend » (Chauvineau, pp.81-82)

« La défense en guerre […] est plus ou moins mêlée d’éléments offensifs. De même, l’attaque […] est constamment mêlée à la défense » avait déjà constaté Clausewitz. Et il conclut : « Si, par conséquent, on se fait un tableau de ce que devrait être la défensive, elle comprend la plus grande préparation possible de tous les moyens, une armée très entraînée à la guerre, un général qui attend son adversaire avec un esprit libre et non dans l’anxiété d’un sentiment d’hésitation, une froide présence d’esprit, des forteresses qui ne redoutent pas d’être assiégées, et enfin un peuple riche qui ne craint pas plus l’ennemi que celui-ci ne le redoute. Ainsi pourvue, la défense dressée contre l’attaque ne jouera pas un rôle si maigre, et l’attaque ne paraîtra plus aussi facile et infaillible que peuvent l’imaginer vaguement ceux qui ne voient dans l’offensive que le courage, la force de volonté et le mouvement, et dans la défensive qu’impuissance et apathie. » (2.6.5)

Sun Tzu est plus succinct : « Celui qui occupe la terrain le premier et attend l’ennemi est à son aise ; celui qui arrive plus tard et se précipite au combat est fatigué » (VI,1) , et « celui qui est prudent et attend un ennemi qui ne l’est pas sera victorieux » (III, 28) « L’invincibilité est dans la défense » mais « la possibilité de victoire dans l’attaque » (IV, 5)

Chauvineau envisage de mettre en pratique les thèses de Clausewitz ainsi :

« Nous croyons opportun de faire remarquer, à ce propos, bien que cela semble paradoxal, que les préoccupations défensives qui dominent la présente étude conduisent à une organisation militaire plus propre à l’offensive que celle adoptée en France après 1919.

La défense sur des fronts continus ne dissémine en effet sur ces fronts que des éléments numériquement faibles, dont les 9/10 sont incapables d’attaquer – et par leur dotation en matériel et par leur formation militaire – tandis qu’elle concentre, en réserve à l’arrière, des unités de choc (l’armée spéciale Réserve de Couverture – S.R.C., puis les divisions actives à fort encadrement et faible proportion de réservistes) dont l’une des fonctions essentielles est la réduction des poches, c’est à dire l’offensive tactique. Le front continu n’est, au fond, tenu que par des avant-postes capables de résister aux petites attaques. Contre les grosses, qui ont toujours brisé les résistances rigides, les vrais défenseurs de ce front sont en réserve en arrière.

L’organisation qui en résulte n’est point une impasse, mais un manteau protecteur qu’il est facile d’enlever si des événements imprévus (tout arrive !) justifient cette mesure. (La préparation d’un champ de bataille continu, barrant nos frontières, n’est qu’une précaution. Elle n’enlève rien à la liberté d’action du chef)

Les divisions de choc, placées en réserve pour garantir l’imperméabilité du manteau, vont devenir instantanément disponibles et se transformer en une masse offensive que les transports modernes orienteront rapidement du côté favorable » (pp.207-208)

Chauvineau, donc, tient compte du fait que la contre-attaque peut se transformer en offensive (tout arrive ! On s’engage et on voit) et il en envisage les moyens. C’est très clausewitzien. Au chapitre 60, on verra la stratégie aéro-terrestre qu’il envisage pour le début d’un conflit.

6. Marcher sous le canon ennemi

« Pour les marches sous les yeux, voire sous le canon de l’ennemi » il faut « la hardiesse, la résolution et l’énergie » d’un Frédéric le Grand (Clausewitz, 1.3.1)

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A cause de l’absence de ces qualités, et de l’insuffisance de leur aviation et de leur DCA, les Alliés ne pouvaient pas marcher sous les canons (et les bombes) de la Luftwaffe et devaient marcher uniquement pendant la nuit.

Or, le 10 mai 1940, le lever de soleil était à 3h55 (heure de Paris et de Bruxelles) et le coucher à 19h19, ce qui laissait aux Alliés huit heures pour marcher tandis que les Allemands pouvaient avancer 24 heures sur 24, les unités se reposant à tour de rôle. Leur mouvement n’était pas gêné par des fuyards, et très peu par l’aviation alliée.

Les conseils des trois généraux ne furent pas écoutés : en mai 1940, il n’y avait pas « la plus grande préparation possible de tous les moyens », ni « une armée très entraînée à la guerre », ni « un général qui attend son adversaire avec un esprit libre », ni « des forteresses qui ne redoutent pas d’être assiégées » là où elles devraient être, ni « un peuple qui ne craint pas l’ennemi. »

De même manquaient une « force rapide d’intervention », une « force de frappe », prête à « rendre des coups », à « un passage rapide et vigoureux à l’attaque », et une aviation puissante, prête à « jeter sans délai son maximum de venin » sur l’ennemi.

« C’est justement le camp le plus faible, celui qui doit se défendre, qui doit toujours être armé pour ne pas être surpris.

Ainsi veut l’art de la guerre » (Clausewitz, 2.6.5)

« Qui dispose d’effectifs réduits doit se tenir prêt contre l’ennemi » (Sun Tzu, VI,16)

« La France n’a guère besoin des autres […] Si elle veut, en un mot, rester une nation armée » (Chauvineau, p.213)

Si vis pacem para bellum.

CHAPITRE 24

Faut-il entrer en Belgique ? Les « Low Countries »

Les Alliés n’entraient pas complètement impréparés en guerre. Entre les deux marines il y avait eu des conversations sérieuses à partir de février 1939. Fin août, tout était réglé ou presque, à la seule exception de Dunkerque, où une petite partie des deux flottes dut jouer un rôle dans la campagne de 1940.

En février aussi, le Committee of Imperial Defense britannique décida un plan de guerre, basé sur l’hypothèse selon laquelle les forces britanniques se battraient avec les françaises contre l’Allemagne et éventuellement contre l’Italie. On resterait sur la défensive derrière la ligne Maginot, tout en bloquant l’Allemagne et en se renforçant en vue de déclencher une offensive puissante plus tard. La stratégie française était identique.

Des conversations militaires interalliées furent organisées du 29 mars au 4 avril, du 24 avril au 5 mai et du 28 au 31 août 1939. Elles se déroulèrent dans une ambiance de confiance et d’amitié réciproques. On aborda la collaboration des forces armées, de terre et de l’air, partout dans le monde où les Alliés avaient des intérêts communs. Mais l’un des Alliés était sans armée de terre, et l’autre sans armée de l’air sérieuse. C’était l’histoire de l’aveugle et du paralytique.

La somme des deux ne faisait pas un bon total.

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Je me limite à la partie des conversations qui concerne le front nord-est français (SHAT, 7 N 3441)

L’entrée en Belgique L’entrée éventuelle en Belgique fut envisagée dès le début. Au cours des mois qui

suivront, les Britanniques posent la condition qu’il y aura préalablement des conversations d’Etat-Major avec les Belges. Mais cela suppose une alliance, et la Belgique s’est déclarée neutre.

Or, les Alliés sont obsédés par l’idée fixe d’une répétition des événements de 1914. A l’époque, les Allemands entrèrent avec leur gros en Belgique par Liège. L’armée de campagne belge se replia sur la place fortifiée d’Anvers, qui fut prise par les Allemands après de rudes combats au cours desquels les Belges, soutenus par des unités françaises et anglaises, réussissent à se replier derrière l’Yser. On veut cette fois recueillir autant de divisions belges qui se replient que possible. D’où l’idée d’établir un front le long de l’Escaut jusqu’à Anvers. A cette obsession s’ajoute une obsession française : éviter que la France soit de nouveau le champ de bataille. D’où l’idée de pénétrer plus profondément en Belgique en attribuant ainsi le fardeau de la guerre à ce pays.

On verra comment Gamelin, au cours des mois de septembre et d’octobre, s’efforcera d’imposer coûte que coûte, sans se rendre compte de toutes les failles d’une telle manœuvre, une entrée en Belgique aux Anglais.

Or ceux-ci sont maintenant confrontés aux conséquences du fait qu’il n’ont pas compris « qu’ils sont obligés à des concessions de plus en plus grandes pour se procurer des soldats continentaux et à des efforts croissants dans le domaine de la guerre terrestre » (Chauvineau, pp.193-194) Ils ne peuvent mettre en campagne que la bagatelle de 2 (deux !) divisions d’infanterie et aucune division blindée, alors qu’ils sont, aussi bien que les Français, à l’origine de cette arme. Par conséquent, les militaires britanniques peuvent difficilement s’opposer au commandant en chef de toutes les forces terrestres, qui se fait passer pour un grand stratège. Ils ont peu d’influence sur leur gouvernement. Et finalement Chamberlain se laissera facilement convaincre par les arguments de Gamelin.

L’invraisemblable attaque de la Hollande seule. Les « Low Countries »

Dès le début de ces conversations surgit un malentendu bien curieux. Les Britanniques et les Français fournissent chacun des notes, qui sont traduites dans l’autre langue. Tout au long de l’été, les premiers écrivent « Low Countries » pour indiquer la Hollande et la Belgique, les Pays-Bas espagnols du XVIe siècle. Or, « Low Countries » a été traduit erronément par « Pays-Bas ». Par voie de conséquence, ceux qui lisent la version française pensent forcément qu’il s’agit de la Hollande seule. Dès le 10 septembre, Gamelin s’est occupé de l’hypothèse, parfaitement invraisemblable, d’une attaque de la Hollande seule par les Allemands, et ce pour faire plaisir aux Anglais.

Or Hitler n’a jamais considéré ce cas de figure, et pour cause. Le but de son premier plan d’attaque, « Fall Gelb I », le montre clairement : « Gagner une région aussi grande que possible de la Hollande et de la Belgique et du nord de la France comme base pour une guerre aérienne et navale prometteuse contre l’Angleterre et comme un glacis avancé du bassin de la Ruhr » (c’est moi qui souligne)

La Ruhr était encore plus importante pour l’Allemagne que le nord de la France pour les Alliés. Si les Français étaient sur la frontière germano-belge, la Ruhr était sous la portée de

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leur artillerie lourde, considérée par les Allemands comme très puissante. Pour protéger cette région, l’occupation de la Belgique était encore plus indispensable que celle de la Hollande. Dans son « Denkschrift » du 9 octobre 1939, Hitler écrit notamment : « La condition pour toute conduite de la guerre avec succès est le maintien intact de la production de la région de la Ruhr. Chaque chute sérieuse de la production de cette région ne peut être remplacée autrement. Ce doit plus tôt ou plus tard mener à l’effondrement de l’économie militaire allemande et de la puissance défensive avec. C’est aussi connu de l’adversaire. » (Jacobsen, Dok.V. p.10)

Cet adversaire aurait dû se rendre compte que l’occupation de la Hollande seule ne suffisait pas à protéger la Ruhr, et ainsi ne servait à rien. Par ailleurs, l’occupation de la côte hollandaise n’était pas suffisante pour installer un système de guet aérien efficace. Pour ce faire, la côte belge était plus importante. Un coup d’œil sur la carte suffit pour le comprendre. Mais comme on le verra, dès le 10 septembre et tout au long de la drôle de guerre, ce cas de figure invraisemblable fut l’objet d’interminables discussions.

La conclusion de la première phase des conversations (SHAT, 7 N 3441) était : « Sur le continent, il s’agira tout d’abord de maintenir l’intégrité du sol français. En cas d’invasion des Pays-Bas (« Low Countries » dans le texte anglais !), les Alliés tenteront d’arrêter l’ennemi et de constituer un front au mieux des circonstances. Il n’est pas possible de fixer la ligne sur laquelle on pourra constituer ce front, mais il conviendrait d’étudier les solutions éventuelles.

« Les troupes françaises ne pourront pénétrer en Belgique que si elles sont appelées par le gouvernement belge ; pour être couronnée de succès, une telle intervention devrait être préparée par un accord avec la Belgique » (c’est moi qui souligne). En tout état de cause, il faudra aux Alliés sur le sol français, d’importantes réserves destinées soit à parer à une invasion des Pays-Bas (« Low Countries » !) soit à contre-attaquer pour rétablir l’intégrité du front initial […]

Il se pourrait que les Belges attendissent trop longtemps avant d’appeler à l’aide ; il serait alors essentiel d’empêcher que leur armée ne soit rejetée à la côte ou sur les frontières, avant que l’armée française ne puisse intervenir. »

Si l’armée belge doit abandonner le front Est, « il se pourrait qu’elle se replie sur Anvers au lieu de battre en retraite sur la France ». (On se souvient de 1914). « On estime que la Hollande tiendra à la limite ouest du Peel dans le Nord Brabant, et sur le cours de l’Yssel, avec un repli ultérieur sur la forteresse Hollande. Son armée est mal équipée et mal instruite. Il semble que la partie sud de son territoire pourrait être rapidement occupée par les Allemands avant qu’aucun secours des Alliés n’ait pu arriver. »

Les Anglais estiment « les fortifications belges très inférieures en valeur aux fortifications françaises, et les organisations défensives hollandaises sont moins solides encore […] Une action allemande ayant pour objet de tourner la ligne Maginot intéresserait probablement la Hollande aussi bien que la Belgique » C’est le même raisonnement que celui du colonel néerlandais en 1936, susmentionné. Ils considèrent aussi l’hypothèse d’une attaque principale contre l’Angleterre. « L’Allemagne n’hésiterait pas à envahir les Pays-Bas (« Low Countries ») et à attaquer le nord de la France, si elle était prête à « une guerre navale et aérienne à outrance » contre l’Angleterre ». Ici, c’est évident : on ne peut attaquer le nord de la France sans passer par la Belgique ; donc « Low Countries » désigne la Hollande et la Belgique. La traduction « Pays-Bas » est évidemment erronée. Chauvineau avait déjà enseigné dans son cours de fortification qu’il incombait aux Anglais de défendre cette région. Et maintenant ils le comprennent : « L’occupation des ports de la Manche par l’Allemagne entraînerait en outre une situation grave. En conséquence, il est important pour les Alliés d’arrêter l’avance ennemie avant qu’elle atteigne le Pas de Calais », ce qu’on peut faire sur la

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frontière française. Mais non pas avec les deux divisions que les Anglais peuvent mettre en campagne pour défendre leur pays.

Le 13 avril 1939 Daladier demande à Gamelin « une étude sur :

- l’aide des franco-anglais à la Belgique et à la Hollande - les lignes sur lesquelles les armées françaises pourraient espérer contenir l’avance

allemande » (SHAT 7 N 3439)

Le 21 avril, réunion des chefs d’E.M.A. L’ordre du jour :

- « l’aide éventuelle à l’armée belge - lignes successives sur lesquelles cette aide pourrait être fournie - opportunité ou non d’accords à ce sujet entre les E.M. français et belge, et intérêt

d’associer les Britanniques aux conversations visant ces accords. » (SHAT 7 N 3439)

Le 22 avril, note de Gamelin sur le rôle des forces britanniques dans la période initiale de la guerre :

« L’emploi des forces britanniques, dans la phase initiale des opérations, serait à envisager, à la gauche du dispositif général des Armées françaises :

- que ce soit dans l’éventualité où nous serions appelés préventivement à leur secours par les Belges,

- ou que nous soyons amenés à recueillir les forces Belges, en nous établissant sur la position jalonnée par nos organisations défensives du Nord, prolongée par la position de l’ESCAUT et GAND.

Au cas où la neutralité de la Belgique serait respectée, les forces Britanniques seraient établies face à la frontière franco-belge, prêtes à intervenir dans les hypothèses ci-dessus indiquées. » (SHAT 5 N 580)

Cette note a été communiquée à Lord Gort le 25 avril par le colonel Aymé.

Ici apparaît ce qu’on appellera plus tard « le plan E » (Escaut) « Une attaque brusquée » et « une exploitation profonde »

Dans la deuxième phase des conversations, les Alliés s’accordent sur une note commune, datée du 2 mai, sur les « Conditions générales d’une offensive allemande à travers la Belgique et la Hollande ». Déjà évoquée au début du chapitre 22, elle est d’un grand intérêt :

« On peut anticiper sur une opération, qui serait une répétition de la manœuvre de 1914, élargie vers le nord, et puissamment renforcée par des blindés et de l’aviation. Elle sera essentiellement une attaque brusquée, suivie par une exploitation immédiate et profonde du succès initial. »

Notons que les militaires, qui faisaient partie des deux délégations, avaient très bien prévu, bien avant le début des hostilités, la méthode que les Allemands allaient appliquer quatre mois plus tard contre la Pologne, et en mai 1940 contre les Alliés, tout comme Chauvineau, qui attend une « attaque brusquée », « avec un fort appui de chars » (pp.151-152) Mais le Haut Commandement français persistait dans sa croyance en l’action « méthodique » de l’adversaire.

On voit aussi la fixation sur 1914, qui persistera jusqu’au 13 mai 1940.

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La note est accompagnée d’une carte, sur laquelle sont tracées les routes probables des Allemands en cas d’offensive. Les routes les plus à l’est sont : Bonn – Euskirchen – Dahlem – Malmédy – Stavelot – Ferrière – Givet – Russigny, et Bonn – Verviers – Comblans – Dinant – Hirson. Les plus à l’ouest sont : Nimègue – Rosmalen – Tilburg – Breda et Turnout – Anvers – Gand – Ypres – St Omer, ou Anvers – Boom – Lille.

On envisage donc bien une avancée allemande à travers les Ardennes belges, mais on n’attend rien à l’est de Givet.

« Une intervention des forces françaises en Belgique dépend de l’autorisation du gouvernement belge à l’entrée sur son territoire. Une condition supplémentaire concernant les forces terrestres, est la nécessité d’éviter une bataille de rencontre en face de forces supérieures sur les plaines belges dans des positions non préparées et avec des réserves insuffisantes. (C’est moi qui souligne)

Initialement, le choix serait, selon les circonstances, entre les lignes suivantes :

« Au mieux […] la Meuse et le canal Albert. Au minimum l’Escaut sur la ligne Tournai – Oudenaarde afin de souder les défenses

françaises à Maulde avec le « Redout National » belge au nord de Gand » (SHAT, 7N 3441)

On remarque qu’on s’attend à une attaque entre Anvers et Givet.

On remarque aussi que la note est une véritable condamnation du plan de campagne de Gamelin.

Le 13 juillet ont lieu des conversations militaires franco-britanniques, en marge des festivités. Sont présents Gamelin, Georges, son second, Gort et quelques autres. Parmi divers sujets on aborde :

« 1.- La zone d’intervention du corps expéditionnaire britannique Conformément aux accords antérieurs, le Corps expéditionnaire pourra :

- soit être engagé à la gauche du dispositif des Armées françaises en cas de violation de la Belgique par l’Allemagne,

- soit être maintenu initialement en réserve en cas de respect par l’Allemagne de la neutralité belge.

Le général Gort ayant demandé si la gauche des forces britanniques engagées en Belgique serait en liaison directe avec l’armée belge ou bien avec des forces françaises assurant la soudure entre les Britanniques et les Belges, le général Gamelin répond que le dispositif dépendra de la situation. Si les Allemands envahissent la Belgique, d’entrée de jeu, les troupes françaises pénètreront immédiatement en territoire belge (c’est moi qui souligne) et le Corps expéditionnaire britannique, lorsqu’il interviendra, trouvera des éléments français sur son front d’engagement ainsi qu’à sa gauche. Par contre, si la pénétration en Belgique ne s’effectue qu’après réunion du Corps expéditionnaire, il est possible que la gauche britannique soit directement en contact avec les Belges.

2.-La protection antiaérienne des ports de débarquement L’accord réalisé à ce sujet donne satisfaction. Il y aurait intérêt, si les gouvernements l’estiment possible, à ce que les moyens

antiaériens britanniques fussent mis en place en France avant l’ouverture des hostilités. 3.-La politique de Guerre Le Général Gamelin fait remarquer que nous avons tout intérêt à ce que la guerre

commence à l’est et ne se généralise que petit à petit. Nous aurons ainsi le temps nécessaire à

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la mise sur pied de la totalité des forces franco-britanniques. Autrement dit, nous nous servirons des Polonais pour couvrir notre mobilisation.

Il n’est bien entendu pas question de laisser initialement la Pologne seule aux prises avec l’Allemagne. Le simple fait de mobiliser aura d’ailleurs pour résultat de retenir face à l’ouest d’importantes forces allemandes. Nous aurons aussi à chasser l’ennemi de notre territoire, s’il avait pu y pénétrer, et à prendre le contact de la position fortifiée allemande en réduisant préalablement la défense des avant-postes par des actions habilement montées. En gagnant ainsi du champ, en avant de notre position fortifiée, nous aurions la possibilité d’organiser une zone de destructions puissante et un glacis profond pour le cas où l’Allemagne se retournerait en force contre nous » (SHAT, 5N 580)

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CHAPITRE 25

La (dés)organisation alliée, le 10 mai 1940. Aller en Belgique, quand et où ?

Comité permanent de la défense nationale Chef d’E. M. de la défense nationale : Général Maurice Gamelin

Armée de terre Commandant en chef Maurice Gamelin

Armée de l’air Commandant en chef Joseph Vuillemin

Marine Commandant en chef Jean Darlan

Grand Quartier Général

Major général Général Joseph Doumenc

Fronts - nord-est - sud-est - Afrique du nord - Levant

Quartier Général nord-est Commandant en chef sur le front nord-est Général Joseph Alphonse Georges

British

Expeditionary Force (B.E.F.)

Général Lord Gort

Groupe

d’Armées 1

(G. d’A. 1) Général Billotte

G. d’A. 2

Général Prételat

G. d’A. 3

Général Besson

7e,1e,9e,2e Armées (*)

3e, 4e, 5e Armées

8e Armée

(*)

Armée

Corps d’Armée (C. d’A.)

Division Infanterie (DI) Infanterie motorisée (DIM) Légère de cavalerie (DLC) Légère mécanisée (DLM) Cuirassée (D. Cu)

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Cet organigramme bizarre a besoin de quelques explications : le comité permanent de la défense nationale était chargé de la direction militaire de la guerre. Président : le président de la République (Lebrun) ou le président du Conseil (Daladier, après le 22 mars 1940 Reynaud) Membres : le ministre de la défense nationale (Daladier), les ministres de la guerre (Daladier), de l’air (La Chambre) et de la marine (Campinchi), et les commandants des trois armes, Gamelin, Vuillemin et Darlan. Gamelin avait le titre de « Chef d’Etat-Major Général de la Défense Nationale », mais il n’existait pas d’Etat-Major Général. Il n’y avait qu’un secrétariat permanent, et par son caractère Gamelin était plutôt un secrétaire qu’un chef.

Il est logique, et ce fut le cas partout, qu’il y ait un commandement unique des forces armées. La France faisait exception. Daladier ne le voulait pas pour des raisons politiciennes. Donc Gamelin n’était pas « généralissime » comme il le déclarera devant la commission parlementaire (T2, p.368) Il était « coordinateur » On l’avait laissé dans le vague concernant ce qu’il devait coordonner. Selon lui, il s’agissait d’organiser « la coordination et la préparation de la mobilisation » ! (idem) Cette situation lui convenait très bien. Ainsi n’était-il pas responsable de l’aviation et de la marine, ce qu’il ne manquait pas de signaler à tort et à travers.

Au début de la guerre il s’installe au château de Vincennes entre les pavillons de la reine et du roi, dans une grande casemate, dont la partie souterraine existe encore, sans Etat-Major, mais avec un secrétariat seulement. Il établit son Grand Quartier Général à La Ferté-sous-Jouarre, à l’est de Meaux, à 60 kms de Vincennes où se trouve son adjoint, Georges. Or, la grande bataille défensive initiale que Gamelin envisage de livrer doit se situer sur le front nord-est, s’étendant de Dunkerque à la Suisse. « C’est uniquement dans une bataille principale que le grand capitaine dirige l’action de ses mains, et il est naturel qu’il préfère la confier aux siennes propres » (Clausewitz, 1.4.11).

Mais par manque de courage devant les responsabilités, le coordonnateur préfère confier l’action aux mains de son adjoint. A cet effet il trouve, début janvier 1940, le truc qu’on voit dans l’organigramme.

Le Grand Quartier Général est transféré à Montry, à mi-chemin entre La Ferté et Vincennes. Doumenc y est nommé Major-Général. Mais une partie de son effectif reste à La Ferté, sous l’appellation « Quartier-Général Nord-Est », pour servir comme Quartier-Général à Georges, nommé « Commandant en Chef sur le front Nord-Est » C’est lui qui doit diriger la bataille initiale au lieu de Gamelin, qui ainsi se décharge de toute responsabilité concernant l’exécution du plan de guerre qu’il a lui-même conçu. En cas de succès, c’est lui qui peut s’attribuer toute la gloire, alors qu’en cas d’échec il peut en imputer la faute à Georges, à sa mauvaise exécution, ce qu’effectivement il fera. Et naturellement, ce sera aussi la faute des Belges.

Le résultat de ce cafouillage est que les 1er, 2e et 3e bureaux (personnel, renseignement et opérations) sont scindés en deux, alors que le 4e bureau (transports) est installé chez Doumenc à Montry, mais demeure sous les ordres de Georges !

Pour empirer encore les choses, le G. Q. G. de l’armée de l’air se trouve à St-Jean-les-deux-Jumeaux, à mi-chemin entre Meaux et La Ferté, à une vingtaine de kilomètres de Montry. Darlan, lui, a cru bon de s’installer à Maintenon, au nord de Chartres, à 60 kilomètres au sud-ouest de Paris. Sans cesse des documents doivent être portés par de motards d’un Q. G. à l’autre. En parlant de coordination…

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Une lettre perfide de Gamelin (« Les Documents secrets de l’E.M. général français », et passim dans les archives du SHAT)

Fin août, les Alliés garantissent la neutralité de la Hollande, de la Belgique et du Luxembourg. Et le 1er septembre Gamelin confirme par écrit ce qu’il a notifié verbalement à Daladier. Le contenu en est d’une perfidie inouïe.

Certes, il comprend cette garantie. « La France ne pouvait, du point de vue moral, avoir une autre attitude. » Mais il apparaît qu’il y a d’autres points de vue aussi !

« Il n’est pas moins nécessaire de se rendre compte que l’attitude actuelle de la Belgique joue entièrement en faveur de l’Allemagne » Deuxième point de vue : « une action offensive de la France contre l’Allemagne. » Elle sera beaucoup plus facile en débouchant de la Belgique, qu’entre Rhin et Moselle. Et on peut utiliser ( !) la Belgique comme base pour des attaques aériennes « contre les provinces du Rhin inférieur, centres industriels et, éventuellement, grandes villes. C’est uniquement par cette voie que nous pourrions apporter un secours puissant, certainement efficace et relativement rapide à la Pologne. »

Effectivement ! Pourvu que l’armée soit mobile et concentrée, le plan d’attaque arrêté, le transport de troupes et la logistique en Belgique mis au point, et qu’on puisse déclencher la « puissante » offensive incontinent. Et la Belgique est un pays qu’on « utilise ».

Or il n’en est rien. La mobilisation doit encore commencer. Gamelin a promis aux Polonais une offensive « avec le gros de ses forces » à partir du 15ème jour, sans en avoir la moindre intention. La stratégie alliée était justement de rester initialement dans la défensive. Par ailleurs, les Français s’opposent à toute action aérienne, voulue par les Britanniques, par peur des représailles. Voir plus loin les délibérations du conseil suprême interallié du 12 septembre. Tout cela est d’une hypocrisie effarante, et sert uniquement à se prémunir contre d’éventuels reproches sur son inaction.

Troisième point de vue : « défensif, en cas d’action ultérieure de l’Allemagne vers nous, en passant par la Belgique et la Hollande. » Alors, « nous aurions intérêt à aller appuyer les forces belges dans la défense de ces importants ( !) obstacles que sont le Canal Albert, la place de Liège, la Meuse. »

Il est à remarquer que Gamelin n’envisage pas une action allemande par le Luxembourg, dont on avait garanti la neutralité en même temps que celle de la Hollande et de la Belgique. Mais la situation du Grand Duché était bien différente : il n’avait pas d’armée et ne possédait aucune défense. La France avait donc dû l’occuper immédiatement dès la mobilisation, par la simple nécessité de sécuriser sa concentration. Les Allemands ne disposaient pas des forces nécessaires pour s’y opposer, notait Halder le 14 août 1939 et le 25 Hitler décidait « Le Luxembourg ne sera pas un casus belli. Laisser entrer les Français et faire sauter les ponts ».

Mais l’esprit de Gamelin est uniquement fixé sur le secteur Anvers-Liège-Namur. Il s’imagine même défendre presque toute la région des Ardennes. Et voilà le nœud de l’affaire : cette position « écarterait la guerre des frontières françaises, particulièrement de nos riches provinces du Nord. Par contre, si les Belges ne nous appelaient qu’au moment où ils seraient attaqués par les Allemands », alors « nous aurions à courir tous les aléas d’une bataille de rencontre. »

Or, se battre en Belgique est une obsession tellement puissante qu’il est prêt à risquer ces aléas. En cas d’échec, c’est la faute aux Belges. Lui, Gamelin, n’est pas responsable. Le responsable est le roi Léopold, auquel il s’en prend en mots à peine couverts, et sans le nommer, au dernier alinéa, particulièrement pernicieux : « A un homme comme le Roi Albert, qui avait fait ses preuves, on eût pu tenir ce rude langage. Y a-t-il en Belgique des gens capables de l’entendre, je ne dis pas tout de suite, mais au moment voulu ? Je n’en sais rien.

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Mais il serait regrettable qu’il ne s’y trouve pas des hommes conscients du destin de leur pays et ne pouvant douter que, si l’Allemagne sortait victorieuse de la guerre, la Belgique serait, à tout le moins, étroitement asservie au Reich. Il m’a paru nécessaire que le gouvernement français connaisse, sur ce point, la position du Commandement. »

L’intention est trop évidente : opposer le Roi Albert, « qui a fait ses preuves », au Roi actuel, qui n’est pas capable d’entendre ses lâchetés (qu’il prend pour un « rude langage ») et qui n’est pas conscient du destin de son pays.

Le 9 septembre, Gamelin remarque, au cours d’une réunion de commandants en chef français : « Si l’Allemagne se retourne ainsi contre nous, il nous faut envisager de recevoir ses forces sur la ligne Maginot pour pouvoir disposer de bonnes divisions pour la bataille en Belgique. » Et ensuite il prononce la phrase historique :

« Les Belges ne disent toujours rien. Ils risquent gros… car leur pays sera le champ de Bataille. » (SHAT, 27 N 5)

Une attaque de la Hollande seule (suite)

Le 10 septembre, Gamelin communique aux généraux Ironside (chef d’E.M. britannique) et Gort (commandant le Corps Expéditionnaire) qu’il fait étudier le cas d’une violation allemande de la Belgique : « La solution serait évidemment variable suivant que la Belgique nous appellerait ou non en temps utile. Pour la seconde hypothèse tout a été étudié », confirmant ainsi l’affirmation de Tournoux selon laquelle « le gouvernement et le haut commandement français persistèrent à envisager l’éventualité d’une entrée en Belgique » (p.330) « Il y a lieu également de prévoir le cas où les Allemands attaqueraient préalablement le Hollande seule, la Belgique nous laissant passer » (SHAT, 27 N12)

Le 10 septembre, instruction personnelle N°2 pour Georges, commandant le théâtre d’opérations Nord-Est :

« Faire étudier les hypothèses où :

a) la Belgique se sentant menacée, nous demanderait en temps utile notre concours b) la Hollande étant attaquée, la Belgique nous autoriserait à passer (c’est moi qui

souligne) sur son territoire » (SHAT 27 N3)

On se demande quelle idée il se fait de l’attaque de la Hollande seule. S’agit-il uniquement de la partie située au nord des grands fleuves ou bien seulement de la partie méridionale, soit le Limbourg, le Brabant septentrional et la Zélande ? Ou des deux ? De toute façon, les Allemands y seront les premiers. Cette autorisation belge veut dire : une déclaration de guerre à l’Allemagne, qui entraînera incontinent une offensive de sa part contre le flanc droit des Français, en train de « passer » par la Belgique. Naturellement Gamelin n’a nullement l’intention d’aider la Hollande, qu’il estime, aussi bien que les Anglais d’ailleurs, indéfendable. Il s’agit pour lui d’entrer en Belgique, ce qu’il désire passionnément.

Mais entrer dans un pays hostile, ou seulement passif, pose de graves problèmes à la logistique, qui risque d’être en partie, voire complètement, paralysée. La coopération des autorités locales, et des chemins de fer en particulier, est indispensable. Ce sera justement la raison pour laquelle en 1942 les Américains laisseront en place les hommes de Vichy en Afrique du Nord, qui, voyant le vent tourner, étaient prêts à coopérer.

Par conséquent, il faut « que les Belges nous appellent », c’est à dire qu’ils considèrent une attaque de la Hollande seule comme un casus belli.

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Le guérillero Gamelin

Le 12 septembre, le conseil suprême interallié se réunit pour la première fois, à Abbeville. Chamberlain constate que l’on ne peut rien faire pour aider la Pologne, ce que d’ailleurs personne n’avait jamais envisagé. Gamelin signale qu’il « a télégraphié au Maréchal Rydz-Smigly pour lui indiquer que les unités restées en Pologne occupée auraient intérêt à faire de la guérilla. » (Bedarida, p.95) Comment se fait-il que Gamelin eut soudain cette idée brillante ? On s’imagine mal ce personnage faire de la guérilla. Or les Britanniques ont remis au Français un document, intitulé Investigation of the possibilities of guerilla activities, accompagné d’un manuel de 38 pages, sous le titre Art of Guerilla Warfare, Partisan Leaders Handbook. Pour des raisons évidentes, le lieu d’origine de ces documents restera secret.

Eux, ils ont de l’expérience en la matière. Dans la guerre des Boers, ces derniers n’avaient jamais plus de 25.000 combattants, alors que les Anglais avaient besoin de dix fois plus de soldats pour remporter finalement un succès. En Palestine, pendant le mandat, il n’y eut jamais plus de 1.500 active insurgents , et en Irlande, en 1920-21, la disparité entre les rebels et les troupes régulières était semblable.

En 1871, après Sedan, les Allemands devaient employer 150.000 fantassins et 6.000 cavaliers pour protéger leurs communications contre les attaques des franc-tireurs, qui n’étaient jamais plus de 40.000 hommes. Si la guerre de guérilla est bien préparée d’avance, elle peut présenter des opportunités décisives à l’armée régulière.

Jusqu’à présent, on a étudié la Pologne, où la situation est propice au développement immédiat de préparations pour la guerre de guérilla. La Yougoslavie et la Tchécoslovaquie offrent elles aussi de bonnes possibilités.

Une bonne préparation exige des écoles pour l’entraînement à la guerre de guérilla, « qui est un art en soi » Les problèmes de logistique – armes, munitions, explosifs, transmissions (radio) – sont formidables. Mais les résultats d’une guerre de guérilla sont très prometteurs.

Or en Pologne, rien n’est préparé. En France non plus. Le conseil de Gamelin est un coup d’épée dans l’eau. Et les Français de 1940 ne sont pas les Français de 1871.

Par ailleurs, il est douteux que le télégramme de Gamelin soit jamais parvenu à l’intéressé, dont le G.Q.G. avait quitté Varsovie le soir du 10 septembre, suivi le lendemain matin par le Maréchal, pour Brest-Litovsk, où il n’est resté que 24 heures, avant de se replier plus loin encore (Jars, pp.157 et 169)

Le conseil conclut qu’il faut à l’est profiter ( !) de la résistance polonaise (Bédarida, p.79) (qui à ce moment-là, est en train de s’effondrer), et à l’ouest « Ne pas se hâter d’entamer de grandes opérations terrestres, d’attendre d’avoir accru nos moyens au maximum, de même, au point de vue aérien, s’abstenir de toute action importante pouvant attirer sur nous la riposte allemande » (idem, p.103) Aucune mention n’est faite d’un « secours puissant » à la Pologne. Gamelin profite de l’occasion pour constater qu’ « il est entendu que les forces aériennes travailleront au profit des opérations terrestres que nous aurons à mener » (idem, p.93), balayant ainsi toute action offensive stratégique de l’aviation, preuve de son incompréhension du rôle de cette arme. Daladier, lui, ne manque pas de glisser : « Si la Belgique n’avait pas adopté sa position de neutralité, nous aurions pu beaucoup plus vite porter aux Allemands des coups sérieux » (idem, p.92) Illusions, illusions.

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Le même 12 septembre, Gamelin émet son Instruction Personnelle et Secrète (IPS) n°4, dans laquelle il constate qu’une attaque de la ligne Siegfried n’est plus à l’ordre du jour, vu la situation en Pologne (SHAT 27 N3) Or, elle ne l’avait jamais été.

La solution la meilleure et la solution minima

Le 17 septembre a lieu un « échange de vues relatif à une attaque allemande par la Belgique » au P.C. Vauban. Sont présents Gamelin et son adjoint Georges, Vuillemin, chef de l’E.M. de l’armée de l’air et le général Lelong, l’attaché militaire à Londres. Du côté anglais, les chefs de l’E.M. sont absents. Seul Gort, commandant la BEF, et trois de ses subordonnés sont là. « On est d’accord pour estimer que, dans ce cas, la solution la meilleure pour nous est la tenue de la Meuse ; la solution minima, la tenue de la ligne Anvers-Escaut. En tout état de cause, il faut que les Belges nous appellent au secours le plus rapidement possible. On décide, en conclusion, de procéder à une étude détaillée, faite en commun, de ce que nous devrons faire dans les diverses hypothèses belges (y compris celle d’une agression allemande par la Hollande) »

Sans vouloir intervenir en rien

Le même 17 septembre, Gamelin écrit à Vuillemin : « Pour me permettre de remplir le rôle de coordination supérieure qui m’est assigné, et sans vouloir intervenir en rien dans le domaine dont vous êtes responsable (c’est moi qui souligne), je serais obligé de me tenir au courant du déploiement général des Forces Aériennes (SHAT, 27 N3)

Le 19 mai 1940 il écrit à Georges, à qui il a « délégué » la tâche ingrate de l’exécution de son plan catastrophique, au moment où celui-ci est en train de s’effondrer : « Sans vouloir intervenir dans la conduite de la bataille en cours, qui relève de l’autorité du Commandant en Chef sur le front Nord-Est… » Toujours cette lâche aversion de toute responsabilité. Toujours ce désir de faire endosser les responsabilités à d’autres.

Echange épistolaire Gamelin – Ironside

Le 18 septembre, Gamelin écrit à Ironside au sujet des Belges :

« Nous n’irions les renforcer sur leur ligne de résistance que s’ils nous appelaient en temps utile, c’est à dire avant d’être attaqués. Autrement nous les recueillerions sur nos frontières ou à proximité […] Dans l’hypothèse belge, le rôle des troupes britanniques serait d’agir à notre gauche, en essayant d’atteindre l’Escaut. En ce qui concerne le cas où nous pourrions nous porter au secours des Belges établis sur le canal Albert, nous en avons entrepris l’étude avec le général Gort » (SHAT, 5 N580)

L’Escaut supérieur étant en France, là où les Anglais se trouvent déjà, il est évident que Gamelin a « dans l’esprit » l’Escaut en Belgique. Or celui-ci n’a que peu d’attrait pour les chefs d’E.M. britanniques, ce que Ironside écrit dans sa lettre dont la traduction française est datée du 23 septembre (SHAT, 27 N3) Elle est ainsi conçue :

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« Mon cher Général, Je vous remercie pour l’étude sur les actions allemandes probables contenue dans votre

lettre du 18 septembre 1939. Les Chefs d’Etat-Major généraux britanniques sont, dans l’ensemble, d’accord avec vos

vues. Je désirerais néanmoins approfondir la question d’une avance jusque sur l’ESCAUT,

dont vous faites mention à propos de la mission du Corps Expéditionnaire Britannique. Je ne pense pas me tromper en croyant que vous n’avez jamais eu l’idée de tenir cette coupure avec des forces de quelque importance, françaises ou britanniques, à moins que :

a) une forte position défensive n’ait été préparée à l’avance sur toute la longueur de la frontière franco-belge ;

b) vous ne présumiez disposer du temps voulu pour installer sur l’ESCAUT une solide position défensive.

Dans les circonstances qui s’annoncent comme probables, il peut apparaître douteux qu’on dispose du temps nécessaire à la réalisation de cette dernière condition. De plus, vous estimerez certainement avec moi que le maintien de forces Alliées sur l’ESCAUT comporterait les risques les plus sérieux. Sous ce rapport, les difficultés seraient encore plus grandes dans le cas du Corps Expéditionnaire Britannique, dont le ravitaillement provient de ports qui sont des goulots, comparés aux larges bases à partir desquelles l’Armée française se ravitaille.

Il est évidemment impraticable, du point de vue tant des attaques aériennes que du temps dont on dispose, de baser le Corps Expéditionnaire britannique sur des ports en Belgique, ou même sur des ports aussi rapprochés que Boulogne et Calais.

C’est pourquoi je propose que notre proposition (sic !) principale soit sur la frontière, et que toutes troupes envoyées en avant sur l’ESCAUT ne soient que de l’ordre de détachements retardateurs.

Si vous êtes d’accord, je pense qu’il y aurait lieu d’informer le Général GEORGES et le Général GORT de notre manière de voir.

Votre sincèrement Signé : E. IRONSIDE »

Les généraux anglais ont beau être d’accord avec « la solution minima, la tenue de la ligne Anvers-Escaut », au cours de la réunion du 17 septembre, leurs supérieurs la rejettent sans plus. Elle « comporterait les risques les plus sérieux » Une position avec la mer dans le dos est une position mauvaise. Le cas échéant, sa profondeur n’est que de 60 kms au total, dont une grande partie doit être destinée aux fortifications de campagne, pourvu que la position soit solide. Il n’y a pas d’espace pour la manœuvre défensive. Toute la logistique, jusqu’à Anvers, doit y passer. Une percée allemande au nord de Lille peut couper toute la position de sa base. Et en prenant Anvers comme point d’appui, la position peut être tournée par la province néerlandaise, la Zélande. Or, ce plan est une aberration militaire.

Mais c’est mal connaître le commandant en chef français.

Certes, affirme-t-il dans sa réponse à Ironside (SHAT, 27 N3) « je suis d’accord avec vous sur le principe de la nécessité d’une position défensive à la frontière belge. » Elle est « en cours de perfectionnement. » Un stade qu’elle n’atteindra jamais. Ainsi sera-t-elle percée facilement, étant sans profondeur aucune, par la 32e et 62e divisions d’infanterie à Trélon en mai 1940. Il ne dit pas s’il veut se défendre dans cette position, et s’il la considère comme principale. L’ambiguïté est patente.

« L’occupation de la position de l’Escaut est éventuelle et ne serait décidée que si les circonstances sont favorables à une installation solide et ordonnée. » Mais plus loin on trouve

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ce propos étonnant : « On n’y disposerait pas d’organisations défensives mais l’ennemi non plus » !

Ensuite il énumère les avantages de son plan :

1- Il « ralentirait sérieusement l’avance allemande ». 2- Les Britanniques peuvent y installer une ligne de guet antiaérienne et interdire l’accès

aux ports belges de sous-marins allemands. 3- Une meilleure couverture de la région industrielle du Nord. 4- Une possibilité pour l’Armée belge de se rétablir derrière les organisations d’Anvers

et de Gand. 5- « L’Escaut a une valeur incontestable dans sa partie aval » 6- « Ce fleuve permet de donner vers l’avant de la profondeur à notre position défensive

frontière, profondeur qu’il nous est impossible d’assurer vers l’arrière en raison de la proximité de l’agglomération urbaine Lille-Roubaix-Tourcoing. »

Un simple regard sur la carte montre la faiblesse de ces arguments :

ad 1- Cela dépend de la direction de cette avance. ad 2 - Pourvu qu’on puisse s’installer sur cette position durablement. Et elle doit être

reliée au PC de la RAF en Angleterre par des câbles de connexion sous-marins. ad 3 - Roubaix-Tourcoing est à 10 kms de l’Escaut, et Lille à 18 kms. Trop proches du

front. ad 4 - Les Belges envisagent de se replier sur leur ligne KW. ad 5 - On cherche toujours tout son salut sur les fleuves. ad 6 - La position Escaut manque de profondeur elle-même.

Et il se contredit en admettant qu’un « perfectionnement » de la position frontalière dans la région Lille-Roubaix-Tourcoing est impossible.

Toutefois, il considère les agglomérations de Roubaix-Tourcoing comme un « môle », « facile à défendre avec des effectifs réduits », dès lors forcément par des combats de rue, sous les bombardements de l’artillerie et de l’aviation allemande : destruction totale garantie.

L’Escaut dans l’esprit de Gamelin

Au cours d’une conversation, le 20 septembre, entre Daladier, Gamelin et deux ministres anglais du War Cabinet, dont celui de la défense, Hore Belisha, « il a été particulièrement question du projet, précédemment proposé par le général Gamelin, d’occuper une ligne sur l’Escaut, suivant lequel le Corps Expéditionnaire britannique se verrait confier la secteur d’Audenaerde et plus au nord. M. Hore Belisha expose les inconvénients que les Anglais prévoient à l’emploi de ce Corps dans ce secteur » Gamelin considère « une avance (allemande) sur un large front à travers les Pays-Bas comme une éventualité qui mérite d’être traitée sérieusement »

Malheureusement, c’est la seule éventualité qu’il a traitée. Il « considère comme possible que le retard éventuellement imposé par les Belges à une avance allemande à travers la Belgique puisse donner aux Alliés le temps d’occuper la ligne d’Escaut, en vue de permettre aux forces belges qui subsisteraient de se retirer sur une position sûre et de couvrir les ports de la côte belge. Il a dans l’esprit un plan visant à une action de cette forme sur l’Escaut, et il l’exécutera s’il juge que la situation lui donne assez de temps pour le mettre en œuvre avec succès. » (SHAT, 27 N5)

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Churchill : Laissons les Belges en tête à tête avec le fauve

Le 22 septembre, au cours d’une réunion du Conseil Suprême interallié, Chamberlain annonce que le gouvernement britannique a adressé une note aux Belges signalant que « sans un plan, préparé ensemble » il n’y aura pas d’assistance, et que les Belges l’ont refusé (Bedarida, pp.132,133) Gamelin « indique que le secteur qu’il se propose de confier aux Anglais se trouve entre la Lys et l’Escaut » (idem, p.138) Ce point de vue du gouvernement britannique trouve sa confirmation par Churchill au cours d’un entretien avec l’ambassadeur français Corbin, lequel envoie un compte rendu à Daladier le 26 septembre (SHAT, 5N 580) Churchill n’attend pas une offensive allemande cette année, et il dit notamment : « Ce répit devra également être mis à profit pour organiser solidement la défense de la frontière franco-belge. Puisque la Belgique n’a pas voulu engager des conversations d’Etat Major qui nous auraient permis d’assurer sa protection sur le canal Albert et sur la Meuse, nous sommes obligés de la laisser en tête-à-tête avec le fauve. »

« Initialement » défensive sur la frontière […] Toutefois…

Le 29 septembre, I.P.S. (Instruction Personnelle et Secrète) n°6 de Gamelin : il faut « conserver initialement sur notre front du nord-est une attitude stratégique défensive »

En cas de violation de la Belgique par les Allemands, « nos armées recevront l’ennemi sur leurs positions organisées. » Mais il a son plan E toujours « dans l’esprit » : Toutefois, […] nous avons, en principe, intérêt… » (SHAT, 27 N3)

Avancer en Belgique à la rencontre des Allemands doit être exclu

Le 30 septembre, le comité d’études militaires interallié se réunit à Londres. Il a reçu un questionnaire dans lequel « trois éventualités d’attaque sont évoquées :

- entre Rhin et Moselle - entre Rhin et Moselle avec débordement par le Luxembourg et l’Ardenne belge - large débordement par la Belgique et même par une partie de la Hollande »

Notons qu’une attaque (et non un débordement) par le Luxembourg et l’Ardenne belge, avec une diversion en Hollande et en Belgique septentrionale (et non un débordement par ces pays) ne figure pas parmi les éventualités évoquées.

« Le questionnaire fait état d’un cas où les armées françaises et britanniques s’avanceraient en Belgique à la rencontre des Allemands. Ce cas doit être exclu (c’est moi qui souligne) Nos armées ne se porteraient au secours des Belges que si ceux-ci nous appelaient avant l’attaque allemande et assez à temps pour que nous puissions nous porter sans bataille à leur hauteur […] Si les Belges ne prennent pas cette précaution, nos Armées livreront une bataille défensive,

soit sur la position fortifiée à notre frontière, soit sur cette position prolongée à gauche du fort de Maulde par l’Escaut.

Dans ce cas, les armées de terre franco-britanniques ne seraient pas engagées dans la première phase de la bataille qui n’affecterait que les Belges » (SHAT, 27 N6)

Donc, on propose de laisser les Belges se débrouiller tout seuls sur le canal Albert et leur ligne KW, tandis qu’on s’installe tant bien que mal derrière l’Escaut.

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Le plan A : « En temps utile »

Ce même 30 septembre, Gamelin promulgue son I.P.S. (Instruction Personnelle et Secrète) n°7. Elle est trop curieuse pour ne pas la faire suivre dans son intégralité :

« I. L’entrée des troupes françaises et britanniques en Belgique en vue de soutenir les forces belges sur leur ligne de résistance MEUSE, CANAL ALBERT, ANVERS, ne pourra être réalisée que si le gouvernement belge fait appel en temps utile à notre concours.

Le terme « en temps utile » doit s’entendre des conditions voulues pour que nos troupes exécutent leur mouvement en avant en sécurité et puissent s’installer sur leurs emplacements avant que ne se produise le gros de l’effort allemand.

II. Le problème comporte donc deux phases : 1°) Une phase de mouvement en avant, qui doit, pour échapper à l’action de l’aviation

de bombardement allemande, s’exécuter en deux nuits au plus pour le gros des forces à transporter.

2°) Une installation des forces françaises, britanniques en concordance avec le dispositif des Belges.

Une entente est donc à réaliser à cet égard entre les Etats-Majors, en commençant par l’accord à rechercher avec le Haut-Commandement britannique. L’accord avec l’Etat-Major belge ne pouvant d’ailleurs se réaliser dans la situation politique actuelle.

Il est évident que le dispositif à réaliser en conséquence commande les conditions des mouvements à exécuter pour y aboutir.

III. L’opération ainsi envisagée serait d’ailleurs le prélude obligatoire d’un appui terrestre éventuel à donner aux forces hollandaises. »

Voilà soudainement le plan A !

Gamelin envisage maintenant de progresser jusqu’à la ligne avancée des Belges. On a vu le peu de valeur de cette ligne et l’inconvénient du saillant de Liège. On suppose que le déclenchement de la manœuvre aura lieu au moment où les Allemands entreront en Belgique, mais non pas avec leur gros ! On voit ici un exemple du raisonnement vermoulu du Haut-Commandement français : on s’attend à une offensive allemande à la française : méthodique ! D’abord les avant-gardes allemandes qui « prennent contact » afin de « tester » la position ennemie. Ensuite « le gros », l’infanterie accompagnée de quelques bataillons de chars, toujours méthodiquement. L’artillerie se met en batterie, prend ses repères, et alors, alors…

Et pendant ce temps, « nos troupes exécutent leur mouvement en avant en sécurité, en deux nuits, et « s’installent sur leurs emplacements »

Tout cela dépasse l’entendement.

Ce même 30 septembre, Gamelin envoie les IPS 6 et 7 à Gort. Il lui demande de régler avec Georges l’emplacement des Anglais, soit à l’extrême gauche de la ligne Anvers-Liège-Namur (donc le plan A), ou bien plus au sud-est (SHAT, 27 N12) Dans ce cas-là, il faudra réorganiser totalement la logistique de la B.E.F., qui sera alors considérablement allongée.

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CHAPITRE 26

Apparition du plan D

« Très peu de temps après l’arrivée de la B.E.F. sur ses positions à la frontière belge - écrit Lord Gort – le général Georges […] m’avait invité à étudier le rôle que devait jouer la B.E.F. dans le cas d’une pénétration en Hollande et en Belgique ou en Belgique seulement. […] Pendant les mois d’octobre et de novembre le Haut Commandement français avait adopté trois plans éventuels […] A deux reprises le général Georges étudia ce plan (il s’agit du plan D) avec moi ; le 13 octobre à mon P.C. de Le Gauray, et le 16 novembre à Folembray, le Q.G. du 1er G.d’A. français. Etaient également présents les généraux Billotte, Blanchard et Corap. Le front de la B.E.F. sera Wavre-Louvain (incluses) » (SHAT, 27 N5, pp.26-30)

Il s’agit donc de se porter sur la deuxième ligne belge où se trouve une rivière, la Dyle, qui a donné son nom au malheureux plan D.

Le 19 octobre, à Berlin, le plan d’attaque Fall Gelb I est arrêté.

Plan D : La VIIe Armée à Anvers ? Le 24 octobre : IPS de Georges, ayant comme objet « Hypothèse Escaut » L’instruction

a deux buts :

1- préciser la manœuvre E 2- prévoir « les conditions éventuelles » de la manœuvre D.

Or, le Groupe d’Armées (G.A.) n°1 (IIe, IXe et Ie Armée, le XVIe Corps d’Armée) « se tiendra prêt […] à se porter en force sur la ligne Louvain, Wavre, Gembloux, Namur, couvert solidement au sud par l’occupation de la Meuse de Givet, Namur (c’est moi qui souligne), en liaison au nord avec les Forces britanniques tenant la Dyle, les dernières se reliant par leur gauche aux forces de la défense d’Anvers. »

Il y a une nouveauté intéressante : le XVIe CA, employé au flanc gauche – donc à l’ouest d’Anvers – sera renforcé par deux divisions d’infanterie « dans le cas où une bataille défensive serait envisagée sur l’Escaut (1) » Cette note (1), en petites lettres en bas de page, est ainsi conçue : « En principe la VIIe Armée ne prendra le commandement (zone du XVIe CA) que dans cette dernière hypothèse » (Jacobsen, Dok. p.208-211)

Or, la VIIe Armée n’appartient pas au G.A. n°1, mais est en réserve du G.Q.G., sous les ordres de Gamelin et non de Georges. Elle apparaît subrepticement dans cette note (1) seulement. Mais on pense déjà à ce moment-là à le diriger sur l’extrême flanc gauche à Anvers.

Le 29 octobre, à Berlin : en vue de la nouvelle concentration des armées alliées, le plan d’attaque Fall Gelb. I est remplacé par Fall Gelb II.

On va en Hollande Le 31 octobre, au cours d’une réunion des chefs d’E.M. français, Gamelin annonce :

« Il conviendra de tenir une réunion, à laquelle prendront part le général Georges et le général Vuillemin, pour mettre au point l’étude de « l’hypothèse belge » Après quoi, on procèdera à une consultation du commandement britannique » (SHAT 27 N5)

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Le 5 novembre, cette réunion est tenue au G.Q.G. (SHAT 27 N5) Le sujet est l’ « Etude des dispositions à prendre en cas d’attaque allemande en Hollande dans l’éventualité où le gouvernement de Bruxelles autoriserait les Armées Françaises à pénétrer en Belgique. » Comme on l’a vu, cette éventualité a été mise à l’étude par Gamelin le 10 septembre. Georges dévoile le résultat :

On va débarquer « dans l’île de Walkenren (sic !) avec comme but d’assurer la possession du réduit national d’Anvers et du littoral hollandais […] Le général Gamelin approuve, après que l’Amiral Darlan ait souligné l’intérêt stratégique d’une main-mise sur Flessinge et l’île de Walkenren (sic !) »

Il s’agit donc d’une extension du plan E. On s’est rendu compte que le flanc gauche peut être tourné. La participation britannique sera limitée au transport des troupes à travers l’estuaire de l’Escaut.

« Le général Georges remarque, qu’une fois l’objectif atteint […] les Anglais pourraient relever nos forces en totalité ou en partie. » Vuillemin propose de protéger les colonnes, de nuit, par des ballons de protection. Il offre deux groupes de l’infanterie de l’air. Doumenc propose de préparer l’intervention de la DCA.

« Gamelin résume le débat : la VIIe Armée en direction de l’Escaut, dont une division sera dirigée sur Anvers et une autre sur l’embouchure de l’Escaut, motorisées toutes les deux. Les Belges tiendraient leur réduit d’Anvers. La relève ultérieure de nos éléments incomberait aux Britanniques. […] Un concours pourrait être demandé à la DCA et à l’aviation britanniques […] En attendant la mise au point de cet avant-projet les Anglais seront mis au courant de nos intentions. »

Mis au courant fut aussi, de source bien placée, l’attaché militaire néerlandais.

Ce même 5 novembre, Gamelin émet une Note (SHAT 27 N3) contenant les décisions prises au cours de cette réunion, c’est à dire occuper rapidement la rive sud de l’Escaut (la partie continentale de la Zélande). « Ultérieurement nos troupes pourraient gagner les îles Beveland et Valcheren (sic) soit à travers l’Escaut, soit par Anvers et la voie de terre. » C’est seulement en occupant ces deux presqu’îles, reliées par des digues au plancher des vaches, que l’on peut assurer la navigation sur l’Escaut jusqu’à la mer. En vue de l’exécution de ces missions la VIIe Armée serait mise aux ordres de Georges et perdrait par conséquent sa mission comme armée de réserve.

La couverture du flanc gauche du plan E semble ainsi réglée. Mais il y a aussi le manque de profondeur à résoudre : « Plus à l’est, notre front serait porté sur la Meuse de Givet à Namur, tandis que, conformément aux prévisions, les éléments de cavalerie français et britanniques s’avanceraient entre Sambre et Escaut en direction de Bruxelles. Dans un deuxième temps, si la situation le permet, les forces alliées pourraient être portées sur la ligne Anvers-Louvain-Wavre-Namur ».

Or, si la situation ne le permet pas, le front de Givet à Namur a son flanc gauche à découvert.

Par ailleurs Gamelin ne comprend pas que les troupes en Walcheren et Beveland se trouvent dans une situation pire que grave, dont elles ne sortiront en mai 1940 que grâce au sacrifice du général commandant ces deux divisions, Deslaurens, à la tête d’une escouade de braves couvrant leur retraite. Un monument à Flessingue témoigne de leur courage et de leur abnégation.

« On ne peut rien pour la Hollande. Elle ne tiendrait pas »

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7 novembre. Un rapport, établi sur ordre du cabinet de guerre britannique par les chefs d’E.M. Dudley Pound, Ironside et Pierce, conclut que la Hollande est indéfendable « On ne peut rien pour elle » (SHAT 27 N6)

8 novembre. Réunion des commandants en chef français. Gamelin, après une entrevue la veille avec Daladier, annonce pour le lendemain une réunion interalliée militaire. Sur une question de Vuillemin, il répond que « la Hollande ne tiendrait pas malgré les inondations et qu’elle a, d’autre part, tout à craindre de l’aviation » L’appel de la Belgique « est la seule chance que nous ayons de sauver les bouches de l’Escaut. En outre, nous portons ainsi la guerre hors de nos frontières. Enfin, ce serait de notre part un véritable aveu d’impuissance que de nous dérober.

Le général Gamelin a insisté auprès du Président du Conseil pour que notre décision soit présentée aux Britanniques comme conforme surtout à leurs intérêts (c’est moi qui souligne) » (SHAT, 27N5)

Présenter notre décision aux Britanniques. « Avec méthode, mais rapidement » 9 novembre. Réunion interalliée militaire au P.C. de Gamelin, dont le but consiste « à

préciser les modalités d’emploi des forces Alliées en cas d’invasion de la Hollande par l’Allemagne » (SHAT, 27N5)

Toujours le même problème, qui n’a pas lieu d’être. Les militaires français et anglais ont constaté qu’ils sont incapables de l’empêcher. La question est : peut-on alors aller en Belgique ?

Après avoir évoqué ce non-problème, Gamelin poursuit : « Une occupation allemande des Pays-Bas, entraînant la main-mise des Allemands sur les bouches de l’Escaut, aurait pour effet de bloquer Anvers. » Il importe, pour y parer, d’occuper nous-mêmes cette zone rapidement.

« Les défenses hollandaises sont impuissantes à couvrir la Hollande du nord (il entend par là de toute évidence les provinces du nord-est). Elles visent à couvrir les bouches du Rhin et de la Meuse (donc la forteresse Hollande) mais n’englobent pas celles de l’Escaut. »

Notons qu’il utilise, probablement inconsciemment, les noms de deux départements (les Bouches de la Meuse et de l’Escaut) imposés par Bonaparte après l’occupation et l’annexion des Pays-Bas par les Français, et supprimés aussitôt après la délivrance de ce pays du joug napoléonien.

« La partie du pays la plus importante au regard de la Grande-Bretagne (rivages de la Mer du Nord) se trouve ainsi partiellement défendue. » Mais il a déjà constaté que « la Hollande ne tiendrait pas. » Ce raisonnement est donc vide de sens. Les bouches du Rhin et les bouches de la Meuse tomberaient forcément aux mains des Allemands.

« Notre deuxième geste – poursuit Gamelin – sera de nous porter au secours des Belges, à travers la Belgique, en vue d’atteindre, si possible, la ligne Anvers, Namur (Dyle, Meuse) » Cette position présente en partie « des organisations assez sérieuses […] mais il y a un trou entre le nord de Wavre et Namur […] Néanmoins, l’occupation de cette position […] serait des plus avantageuses : raccourcissement de notre front, guerre portée hors de nos frontières, côtes belges sérieusement couvertes au bénéfice particulier des Iles Britanniques. » (c’est moi qui souligne)

Ensuite, Georges « revient sur l’intérêt essentiel de l’opération sur les Iles de Walcheren et de Beveland Sud » et « la pénétration le plus profondément possible en Belgique. » Mais « si les Belges ne font pas appel à nous, nous ne bougerons pas. » Et il expose le plan arrêté

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au cours de la réunion française du 5 novembre, puis énumère la mission des unités qui participent à la manœuvre : la VIIe Armée sur la flanc gauche notamment.

Alors suivent quelques questions et remarques d’Ironside :

- « Avons-nous avec les Belges des conversations efficaces ? » - Réponse : « Depuis 1936 toutes conversations ont cessé. » - « Etant donné l’importance qu’il y a à raccourcir les délais d’intervention, il faut tout

faire pour accélérer l’appel belge. Les Armées françaises sont-elles autorisées à intervenir dès cet appel ?

Le Général Gamelin répond affirmativement. Dans ces conditions, les Britanniques donnent leur accord au plan français. »

Après une interruption pour que les Britanniques puissent conférer entre eux, ceux-ci voudraient savoir si l’avance en Belgique se fera « à toute allure », ou se fera « méthodiquement » Gamelin répond que « la pénétration en Belgique s’effectuera avec méthode, mais rapidement » !

Y a-t-il un pilote dans l’avion ? 10 novembre. Au cours d’un échange de vue des commandants en chef français (SHAT,

27N5) Gamelin « croit devoir mettre en garde le G.Q.G. contre un dégarnissement exagéré de nos moyens sur le reste du front, dans le cas où jouerait l’hypothèse Hollande-Belgique. Il indique qu’à son avis, il est probable que les Allemands, en même temps qu’ils attaqueront par la Belgique, tenteront de forcer le front français et qu’il faut se préparer à cette éventualité. » Mais qui est aux commandes ? Le commandant en chef des forces terrestres ou un général Untel ?

11 novembre. Hitler décide de diriger le Panzerkorps Guderian à Sedan. L’attaché militaire français à Bruxelles signale qu’aucun travail n’a été fait sur Wavre-Gembloux-Namur.

Les Anglais contre l’occupation des îles hollandaises 12 novembre. Réunion des représentants militaires permanents interalliés à Londres

(Shat, 27N6). Le représentant anglais « déclare que les chefs d’E.M. britanniques ont étudié hier le plan français. » Ils ne sont pas favorables à l’occupation des Iles hollandaises. Peut-être ont-ils pensé à leur troisième invasion ratée en Hollande après celles de 1673 et 1799, à savoir l’échec de Lord Chatham, frère aîné du célèbre Pitt, en 1809.

Ayant l’ordre de prendre Anvers, il débarqua le 29 juillet avec 35.000 hommes à Walcheren, prit Flessingue et Sud-Beveland, mais, « après avoir hésité jusqu’au 26 août s’il jetterait ses forces sur la droite de l’Escaut pour marcher contre le corps de la place d’Anvers, voyant son coup manqué, reprit la route d’Angleterre, en laissant le tiers de son armée à Flessingue […] Le climat humide et marécageux de Walcheren engendra des fièvres […] Les Anglais eurent près de 10.000 malades. » (A. Hugo, T.4, pp.195-197) Par contre les Hollandais, grands fumeurs de pipes devant l’Eternel, étaient parfaitement résistants à cette maladie.

Quoi qu’il en soit, les Anglais gardent d’autres poires pour la soif :

- Cette occupation n’est pas indispensable, ni au plan E ni au plan D. - Elle n’interdirait pas l’utilisation des embouchures de la Meuse et du Waal. - L’occupation de la rive sud de l’Escaut interdit l’usage de ce fleuve aux Allemands. - Elle impose aux aviations alliées des obligations supplémentaires auxquelles elles ne

seraient pas en mesure de faire face.

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- Entre l’isthme qui relie les îles au continent et la zone fortifiée d’Anvers il y a une trouée de 8 kms.

- On pourrait accroître la profondeur de la position en raccordant la ligne d’Anvers avec l’armée hollandaise ou ce qui pourra rester de celle-ci, aux environs de Breda, mais ce serait l’occupation d’une ligne défensive non préparée.

Le représentant français tente de défendre le plan Gamelin :

- « Il interdit l’utilisation de l’Escaut à la marine allemande » Mais à cette fin, l’occupation de la rive sud suffit.

- « Les îles offrent des couverts avantageux » pour la défense aérienne. Une illusion. - On a estimé la trouée entre Beveland et Anvers « à sa juste valeur et il croit que le plan

français envisage d’y placer une Division entière » Sans une défensive préparée, sans profondeur et avec l’Escaut tout proche dans le dos !

- Etendre le flanc vers Breda serait cause que la ligne soit ainsi trop étendue, « et il serait surpris que le Général Gamelin l’approuvât » ! Il sera bien surpris par l’IPS n°11 du 12 mars 1940, contenant la variante Breda.

Il déclare que l’occupation des îles doit se faire par surprise. On y réussira au delà de toute espérance. Quand les troupes françaises arrivèrent à Flessingue, la surprise des Hollandais sur place fut totale. Les chefs d’E.M. britanniques ayant compris que « l’opération en question est proposée par les Français et doit être exécutée par des troupes françaises […] sont tout disposés à prêter leur concours à cette opération et à coopérer par l’air et par mer » Mais ils « ne tiennent aucunement à offrir des troupes britanniques pour l’opération d’occupation des deux îles »

En ce qui concerne le remplacement des troupes françaises par des troupes britanniques, ce que Gamelin « a eu dans l’esprit », le représentant britannique « ne croit pas que même une suggestion de cet ordre soit accueillie favorablement par les chefs d’E.M. britanniques »

Les Anglais remarquent que la question se pose à propos des destructions éventuelles à Flessingue et à Anvers par des détachements britanniques. Qui doit donner l’ordre et quand ? Cela doit être coordonné.

Il n’y a pas d’accord au sujet de la couverture aérienne. I.P.S. n°8. Le plan D 14 novembre : Réunion au G.Q.G. Les dispositions, arrêtées oralement au cours de

cette réunion, sont confirmées dans l’I.P.S. n°8 du 15 novembre, dont l’attaché militaire néerlandais a pu se procurer une copie.

« L’instruction personnelle et secrète n°7 du 30 septembre 1939 a défini les conditions générales dans lesquelles les forces françaises et britanniques entreraient en Belgique pour soutenir finalement, si les circonstances le permettaient, les forces belges sur leur ligne de résistance : Meuse – Canal Albert – Anvers.

La note n°158 – Cab.-F.T. du 5 novembre d’autre part, « après avoir envisagé le début de notre entrée en Belgique pour soutenir la Hollande », a précisé que, « dans un deuxième temps, si la situation le permet, les forces alliées pourraient être portées sur la ligne Anvers, Louvain, Wavre, Namur.

La présente instruction a pour objet de préciser les conditions dans lesquelles ce deuxième temps pourrait être réalisé.

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Le but à rechercher serait de relier par la ligne la plus courte possible le réduit national belge d’Anvers à notre front de la Meuse et d’être prêts à y recueillir éventuellement les forces belges.

L’évolution de la situation militaire en Belgique, se traduisant par de nouvelles mesures de défense prises par cette puissance vis-à-vis de l’Allemagne, permet maintenant d’espérer que nous disposerons, si nous sommes appelés par les Belges, d’un temps suffisant pour gagner aussi rapidement que possible (sans s’arrêter sur l’Escaut si la situation le permet) la position Anvers, Namur et nous y installer en force.

Le dispositif à réaliser comporterait :

Au nord les forces belges, prenant appui sur le réduit national d’Anvers-Gand et couvrant la Belgique du nord (région de Gand) en tenant la Dyle en aval de Louvain.

Au sud les forces françaises, Ière et IXème Armées. Tandis que le IXème Armée pivotant autour de sa droite viendrait border la Meuse de Givet à Namur, elle serait prolongée au nord par la Ière Armée venant barrer la trouée Namur, Wavre.

Précédant la Ière Armée, le C.C. (Corps de Cavalerie) et ses D.L.M. ainsi que l’ensemble des groupes de reconnaissance couvriraient son mouvement et son installation sur la position prévue.

Entre les forces belges et les forces françaises, les forces britanniques portées sur la Dyle et assurant la soudure, couvriraient Bruxelles.

Il appartiendra au commandant du théâtre d’opérations NE d’arrêter les zones des diverses Armées, notamment en ce qui concerne l’Armée belge lorsque l’entente aura pu être réalisée avec celle-ci.

La VIIème Armée, tout en remplissant la mission qui lui incombe, en ce qui concerne les bouches de l’Escaut, serait portée en arrière et à gauche des Belges d’Anvers, prête en particulier à assurer la couverture de leur flanc gauche en les liant si possible aux Hollandais.

Dans cette situation, il ne serait plus possible que la VIIème Armée continuât à relever du G.A.1. »

Ici, quelqu’un a écrit en marge : « Et alors, comment commander toute cette gamme d’Armées indépendantes ? »

Les Anglais ne vont pas aux îles zélandaises 16 novembre, à Londres. Réunion des représentants militaires permanents interalliés

(SHAT, 27 N 6) Les Anglais « ont pris acte de ce que les Français maintenaient leur intention d’occuper

les îles de Walcheren et de Beveland Sud », et ils s’engagent à fournir une coopération navale et aérienne. Ils ne jugent pas cette opération « désirable » Toutefois, on pourra éventuellement « fournir une certaine protection anti-aérienne aux divisions motorisées françaises chargées d’effectuer l’opération »

Devront être réglés : couverture aérienne, emploi de bombardiers britanniques en Belgique et collaboration navale.

On parle des destructions à effectuer dans les ports hollandais et de la destruction des stocks d’hydrocarburants (sic) à Rotterdam et à Amsterdam. La marine anglaise s’en occupera. Mais les destructions à Flessingue et Anvers doivent être étroitement coordonnées avec les Français. Les ports de Zeebrugge et Ostende seront obstrués par les Anglais.

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On évoque la coordination avec les troupes belges, qui doivent défendre Anvers, ainsi que l’évacuation des aviations civiles belge et hollandaise et de la marine marchande de ces pays. Notons que les marines militaires et marchandes belge et hollandaise se rendront dans les ports britanniques en mai 1940 afin de poursuivre la guerre contre l’Allemagne nazie, ce qu’ont fait aussi les Polonais et les Norvégiens.

CHAPITRE 27

Le 17 novembre : le conseil suprême interallié adopte la note de Gamelin comportant le plan D. Ses failles.

Le 16 novembre, à Folembray, Q.G. du 1er Groupe d’Armées français. Réunion de Georges, Billotte, Blanchard, Corap et Gort, afin de mettre au point le plan D. (SHAT, 27 N 5)

Le 16 novembre, à Vincennes, Gamelin écrit une « Note en vue de la réunion du Conseil Suprême du 17 novembre 1939 » (SHAT, 27 N 4), qui commence comme suit :

« Le problème général à traiter est l’aide à apporter à la HOLLANDE et à la BELGIQUE en conformité des engagements de la GRANDE-BRETAGNE et de la FRANCE, qui ont garanti leur intégrité. Au cas où la HOLLANDE nous appellerait, si les Belges ne nous autorisent pas à pénétrer sur leur territoire, la FRANCE serait impuissante.

Si les Belges, associés aux Hollandais, font appel à nous, nous nous portons au secours de la Belgique et le problème politique n’intervient plus sur le plan militaire.

Dans les deux hypothèses (invasion de la HOLLANDE seule ou invasion de la HOLLANDE et de la BELGIQUE), nous nous efforcerons d’abord d’apporter notre aide à la BELGIQUE, puis, si possible, de donner la main à la HOLLANDE.

Il est d’un intérêt capital pour la FRANCE de pénétrer en BELGIQUE. Nous portons ainsi la guerre hors de nos frontières et protégeons au mieux notre région industrielle du Nord. Mais il est encore plus intéressant pour la GRANDE-BRETAGNE qu’il en soit ainsi : l’ennemi se trouve dans l’impossibilité d’utiliser les bases aériennes et sous-marines qu’il trouverait en BELGIQUE et, de plus, l’occupation de la BELGIQUE par nos forces permet à l’ANGLETERRE de porter en avant ses lignes de guet aérien pour la protection de son territoire.

Dans ces conditions, et d’accord avec le Commandement britannique, le Haut Commandement français a décidé d’entrer immédiatement en BELGIQUE dès que les Belges feront appel à nous.

On se propose d’atteindre, comme premier objectif, la ligne de l’ESCAUT, en recherchant la liaison avec les troupes belges du réduit GAND-ANVERS.

On s’efforcera ensuite de gagner la ligne ANVERS-NAMUR-MEUSE, couvrant BRUXELLES.

Les opérations sur le plan terrestre, qui sont du domaine du Commandement, ont été établies d’accord avec le Général GORT. Le concours des forces terrestres britanniques paraît pleinement assuré.

Cependant, le Haut Commandement français (les trois Commandants en chef) estime dangereux de se porter sur l’ESCAUT, et encore plus sur la ligne ANVERS-NAMUR, si l’ennemi occupe les bouches de l’ESCAUT occidental. Car il prendrait alors à revers, non seulement le mouvement des forces alliées, mais encore le système de défense belge.

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Il a donc paru nécessaire de prévoir l’occupation non seulement de la rive sud de l’Escaut occidental, mais aussi les îles de WALCHEREN et de BEVELAND Nord et Sud, qui commandent les passes de l’ESCAUT.

Le Haut Commandement français s’est offert à y procéder avec un groupement de forces à la gauche des forces britanniques. Il a demandé pour cela le concours de la Marine et de l’Aviation britanniques.

En ce qui concerne la Marine anglaise, la question a été réglée d’accord avec l’Amirauté française.

En ce qui concerne l’Aviation, le Commandement de la Royal Air Force s’est déclaré ne pas être en état d’agir avec la chasse basée en GRANDE-BRETAGNE, pour protéger l’opération sur les îles hollandaises méridionales. Il envisage simplement, au cas où le maintien de l’aviation de chasse en ANGLETERRE ne s’avèrerait indispensable, de renforcer de 2 squadrons la chasse du Corps Expéditionnaire Britannique, dont la zone aérienne serait alors étendue. Mais l’aviation de chasse française devrait protéger les opérations d’occupation des îles.

Une divergence de vues existe néanmoins en ce qui concerne l’emploi de l’aviation de bombardement.

En cas d’invasion de la HOLLANDE ou de la BELGIQUE et de la HOLLANDE, l’Air Chief Marshall NEWALL propose le bombardement aérien de la RUHR comme étant l’opération la plus efficace à entreprendre.

A cette conception, le Haut Commandement français fait les objections suivantes :

1°) Une opération aérienne sur le (sic) RUHR n’aurait pas de réaction immédiate sur la pénétration allemande en BELGIQUE et en HOLLANDE.

En effet, la concentration ennemie étant effectuée, il ne s’agit plus pour les Allemands de transports de forces à travers la RUHR. D’autre part, si un bombardement aérien de la RUHR était effectué, il n’entraverait que dans une faible mesure le ravitaillement des parties engagées, qui nécessite des transports moins importants que ceux d’un Corps de bataille.

En outre, les Allemands disposent de toutes les voies nécessaires pour éviter la RUHR, et le lacis même des voies ferrées de cette région leur permet toutes les variantes possibles.

L’attaque des ponts du RHIN serait évidemment plus efficace. Mais c’est une destruction difficile. La guerre de POLOGNE l’a clairement démontré »

Comme on le voit, Gamelin veut utiliser l’aviation uniquement en coopération avec l’armée de terre, et il s’oppose au plan anglais, le bombardement de la Ruhr. Il consacre deux pages à ce sujet, ensuite deux pages aux Balkans, et une page à l’augmentation des effectifs britanniques en France.

On remarque, dans le premier paragraphe, que Gamelin se dédouane de toute responsabilité concernant son plan de guerre. Il la remet entre les mains des politiciens qui ont garanti l’intégrité de la Belgique et de la Hollande. On remarque également la différence de traitement faite à ces deux pays : on apporte son aide à la Belgique, on se contente de donner la main à la Hollande. Ce sera la poignée de main d’adieu.

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Le plan D adopté 17 novembre. Réunion du Conseil Suprême Interallié à Londres (Bédarida, pp. 160 e.s.) Il

s’agit d’abord de trancher la question du rôle de l’aviation de bombardement : elle ne le sera pas.

Ensuite le cas de la Belgique : il n’est pas nécessaire de « présenter notre décision aux Britanniques comme conforme surtout à leurs intérêts » Chamberlain, devant les conséquences de sa politique catastrophique, est pleinement d’accord avec Daladier : une occupation de ce pays par les Allemands « constituerait un danger redoutable » (Daladier), « une grave menace [mais] n’aurait pas de répercussions décisives sur l’issue de la guerre » (Chamberlain)

Daladier s’en prend à la Belgique : « Il faut essayer d’empêcher par tous les moyens » son occupation par les Allemands. Il parle de « la responsabilité morale et politique de son gouvernement » et il considère sa neutralité « égoïste » Or, est-ce par altruisme que la France désire que la Belgique – et non elle-même – soit le champ de bataille ? Etait-ce par altruisme que la France avait proposé aux Soviétiques : Messieurs les Russes, tirez les premiers… sur les Allemands ? Faire endosser la responsabilité aux Belges est vraiment le comble de l’irresponsabilité, de la lâcheté et l’hypocrisie.

Chamberlain « insiste pour que l’on s’efforce par tous les moyens de tenir la ligne Anvers-Namur » Daladier « est entièrement d’accord pour qu’un effort considérable, il serait presque tenté de dire un effort désespéré, soit accompli pour empêcher l’occupation de la Belgique. Celle-ci constituerait un désastre » Il est donc pleinement d’accord sur la nécessité de défendre la ligne Anvers-Namur.

Parmi les six résolutions prises, une seule est consacrée au plan D :

« Etant donné l’importance qu’il y a à maintenir les forces allemandes aussi loin à l’est que possible, il est essentiel de s’efforcer par tous les moyens de tenir la ligne Anvers-Namur dans l’éventualité d’une invasion de la Belgique par les Allemands »

Il est surprenant que personne n’ait consacré un seul mot à la note de Gamelin. Il y a cinq alinéas sur l’occupation des îles hollandaises. Elles ne figurent pas dans la résolution.

Instruction de Georges 17 novembre. Dans le cadre général arrêté à la conférence du 16 novembre au Q. G. à

Folembray, Georges promulgue une I.P.S « pour le Général Commandant le Groupe d’Armées N°1 (Billotte) et le Général Commandant en chef le B.E.F (Gort) » (Jacobsen, Dok.V., p.212-213)

« I.- Les modalités de notre établissement sur la position Anvers-Namur, telles qu’elles sont prévues par l’Instruction Personnelle et Secrète N°7 du 24 octobre 1939, répondaient à la préoccupation d’intervenir en Belgique sans faire état du concours, alors imprécis, que pourrait nous apporter l’armée belge au sud du camp retranché d’Anvers.

La connaissance que nous avons maintenant de son déploiement et de ses lignes de défense éventuelles nous permet d’envisager la possibilité de voir se rétablir en toutes hypothèses, un front belge d’Anvers à la Dyle de Louvain et, par suite, de resserrer plus au sud l’ensemble du dispositif Franco-Britannique.

Par ailleurs, la préparation de l’exécution éventuelle du repli des forces belges employées sur le canal Albert et la Meuse faciliterait l’établissement d’un front cohérent sur la position Anvers-Namur et l’organisation rationnelle du Commandement entre la mer du Nord et la Meuse.

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Enfin, la mise en chantier d’une position de résistance barrant la trouée de Gembloux, si elle est décidée par les Belges, serait évidemment de nature à améliorer dans une large mesure les conditions de notre installation dans cette zone particulièrement sensible.

II. - Le dispositif à réaliser comprendrait :

- l’Armée belge : dans la limite nord, de la position d’Anvers à Louvain exclu - la B.E.F. : de Louvain inclus à Wavre inclus, - la Ière Armée : de Wavre exclu à Namur, - la IXe Armée : sur la Meuse de Namur-Mézières.

La limite de la B.E.F. et la Ière Armée sera marquée par la ligne générale Maulde (Ière A.), Ath, Enghien (B.E.F.), Tubize, Waterloo (Ière A.), Wavre (B.E.F.)

La VIIe Armée placée en réserve de G.Q.G. à l’ouest d’Anvers, aurait mission de soutenir éventuellement l’Armée belge et de parer à un débordement par l’Escaut maritime (c’est moi qui souligne).

III. - Exécution du mouvement.

Le mouvement sera exécuté, si l’ordre en est donné, en partant de notre position frontière.

Il se déroulera dans le cadre général suivant :

J 1 – Mouvements des A.G. et des découvertes des D.L.M. 1° nuit – Mouvements des Gros des D.L.M. sur la ligne Wavre-Namur. 2° nuit - Mouvements des Gros des D.L.M. sur la même ligne A partir de J 3 installation et renforcement. Le mouvement correspondant des forces britanniques sera coordonné avec celui des

forces françaises.

IV. - Mission des D.L.M. Ayant atteint la région Tirlemont – Hannut – Eghezée, le C.C. et les D.L.M. y auront

pour mission :

- de couvrir l’arrivée et l’installation des Gros sur la position Dyle-Gembloux, - de renseigner sur la situation des forces belges du canal Albert et de la Meuse, - de s’opposer, si les circonstances le permettent, à toute tentative de franchissement de

la Meuse entre les places de Liège et de Namur. Dans les cas où le front belge serait forcé, les D.L.M. devraient éviter tout accrochage

avec l’ennemi et s’articuler derrière la position Louvain-Namur, en mesure d’intervenir en contre-attaque au cours de la bataille défensive.

V. - Le repli éventuel des forces belges s’effectuerait : - d’une part, sur la position Anvers-Louvain pour les forces initialement déployées au

nord du parallèle de Tongres. - d’autre part, sur le canal de Bruxelles-Charleroi, où elles se réorganiseraient, pour les

forces déployées au sud. Les mouvements correspondants seraient à canaliser sur des itinéraires bien définis,

pour ne pas gêner l’action de nos éléments avancés, ni l’installation de nos forces sur la position Wavre-Namur.

VI. - Des garnisons suffisantes seront laissées sur la position fortifiée en territoire national. Elles comprendront :

- Front de B.E.F. : la 51e Division, - Front de la Ière Armée : troupes des secteurs fortifiés de Maubeuge et de l’Escaut (la 1ère et la IXe Armée seront prochainement renforcées chacune d’une division de série B. qui recevra cette mission de garde)

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VII. - Forces aériennes La mission des forces aériennes reste celle prévue par l’Instruction Personnelle et

Secrète N°1. Le Général d’Armée

Commandant le Théâtre d’Opérations du N.E. (signé) Georges »

Remarquons que les îles Zélandaises ne sont pas mentionnées. Les failles du plan D Le général Doumenc, qui, le 18 avril 1940, estimera «que, de toutes façons, on doit

jouer l’hypothèse Anvers-Namur, en ménageant l’Escaut comme position de repli » (SHAT, 27 N 5) décrit ainsi les avantages qu’on espérait tirer de ce plan aux pages 32 à 34 de son livre :

« Il ne s’agissait nullement de se porter toutes forces réunies au devant de l’ennemi. C’eût été courir au combat de rencontre, alors qu’on voulait l’éviter. Nous nous proposions seulement de porter nos troupes, avant que l’ennemi n’y arrivât, sur un front situé en Belgique, et où elles attendraient son choc, convenablement rassemblées.

Les avantages d’un tel front étaient substantiels :

1. Il portait la bataille en avant de nos frontières et… 2. sur un terrain favorable. 3. Il couvrait de plus loin notre région industrielle du Nord et, tout aussi bien,

l’Angleterre 4. On pouvait ainsi recueillir […] une vingtaine de divisions belges 5. On pourrait assurer le recueil des forces hollandaises si l’aile marchante allemande les

rejetait vers nous 6. Le front choisi formait la ligne la plus courte, c’est à dire la plus économique à tenir,

entre la mer du Nord et la Meuse »

Daladier avancera devant la commission d’enquête les mêmes arguments que Doumenc (T. I, p.72) et il ajoutera que « tous les chefs, Gamelin, Georges, Billotte, Vuillemin, Têtu, Ironside, Gort étaient d’accord. »

Ce front choisi était « Anvers – Namur – Givet, se raccordant par la Meuse à la ligne Maginot » (Doumenc, p.34), et plus précisément entre Anvers et Namur via Louvain, Wavre et Gembloux.

Les points 1 et 3 révèlent le but de la manœuvre, tout comme dans l’instruction du général Georges du 24 octobre 1939. En bref, mener la guerre hors de France. Tant pis pour les Belges.

Examinons les failles de ce raisonnement : point 2 : Le terrain entre Wavre et Namur est extrêmement défavorable à la défense et

favorable aux chars. point 4 : Le premier choc devrait être subi par l’armée belge sur sa première ligne, le

canal Albert, et on espérait la « recueillir » intacte ou presque, sous condition qu’elle pût se replier en bon ordre.

point 5 : L’armée hollandaise était incapable de défendre quoi que ce soit avec succès et en particulier les provinces du Brabant du Nord et du Limbourg. Elle devrait se replier vers le nord dans le « réduit hollandais (de vesting Holland) » où on espérait tenir jusqu’à l’arrivée des Alliés. Elle ne serait pas « rejetée vers nous », ce que les Français savaient parfaitement (voir chapitre 28)

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point 6 : Ce front n’était pas « la ligne la plus courte entre la mer du Nord et la Meuse » L’Escaut se jette dans cette mer à 90 kms à l’ouest d’Anvers. Un front entre Dunkerque et Mézières, en évitant tous les saillants et rentrants de la frontière, aurait été plus court.

Notons que ce front ne se raccordait pas par la Meuse à la ligne Maginot mais, entre cette ligne et Sedan, par la petite rivière la Chiers, qui n’avait aucune valeur comme obstacle.

Par une reconnaissance du front qu’on voulait défendre, on apprend :

Entre Givet et Namur, l’unique obstacle est la Meuse. Il n’y a aucun ouvrage. Après avoir traversé ce fleuve, l’ennemi est en terrain libre.

Namur n’est pas un bon point d’appui, étant surplombé par des hauteurs sur la rive droite de la Meuse.

Un aller simple Namur – Anvers suffit pour voir le reste. Après cinq kilomètres commence une vaste plaine des deux côtés de la voie ferrée, très ouverte, un champ d’exercice parfait pour chars et avions d’assaut. Ici et là il y a des petits villages et des bossages. Seulement à quelques endroits la ligne est sur un talus. Gembloux et tous ces villages peuvent être tournés facilement. La nature y est extrêmement avare, le terrain n’offre pas la moindre protection jusqu’à Ottignies. C’était la « trouée de Gembloux », 30 kms au total. « Un terrain ouvert, légèrement ondulé, et couvert d’une façon changeante est favorable aux chars. Là il faut construire des obstacles, comme des rails enfouis dans le béton, des piquets, des murs et des coins en béton, installer des barbelés et poser des mines » (Guderian, A. P. ! p.150) La petite rivière, la Dyle, qui a donné son nom au malheureux plan D, suit paisiblement son cours d’Ottignies à travers Wavre et Louvain. Ensuite elle est canalisée jusqu’à Malines. Là aussi le terrain est loin d’être généreux. Les Belges avaient prévu une ligne antichars sans profondeur entre Louvain et Namur, faite d’obstacles Cointet, invention française pour arrêter les chars. « Ils sont constitués par des éléments métalliques dressés devant les chars pour les arrêter ; ils ont l’avantage d’être mobiles sur des rouleaux, donc faciles à placer vite et au dernier moment ; mais ils n’ont de valeur que si les éléments sont amarrés solidement les uns aux autres par de bonnes chaînes et en outre ancrés fortement au sol par un dispositif enterré, sans quoi le char les repousse devant lui et passe. Ils sont pratiques pour barrer une route, un défilé étroit à la dernière heure, mais sur des fronts étendus, l’artillerie a vite fait de les disloquer, et ils ne valent pas un sérieux fossé antichars, facile à camoufler, au moins aux vues terrestres. » (Prioux, p.32)

Le conseiller militaire du roi des Belges, le général van Overstraeten, s’était intéressé à cette ligne et en avait choisi le tracé. Mais « il est toujours en quête de perfection. A peine une résolution est-elle réalisée qu’il en imagine une meilleure. A ce train, les modifications ont succédé aux modifications » (Vanwelkenhuyzen, « Les avertissements », p.288)

Depuis la mi-avril, les Français savaient que les Belges transportaient plus avant le barrage Cointet, écrit Prioux (p.47), et quand il arrive le 11 mai tôt le matin à Gembloux, « un des points essentiels de la position », il constate qu’il n’y a « presque pas de travaux autour du bourg […] ni fil de fer… presque rien » Il trouve les éléments Cointet à 8 à 9 kms vers l’est, qui « ne forment pas encore une ligne et encore moins un obstacle, car ils sont semés un peu partout sur le terrain. » (p.62)

C’était donc le « théâtre vaste et plat », inapte à « tout recours à la fortification improvisée.» C’était « la position sur laquelle l’armée française, en marche vers l’ennemi, consentit à accepter la bataille. » C’était « le front où les Français attendraient le choc, convenablement rassemblés. »

Notons qu’un front d’une profondeur de 20 à 30 kms avait inclus Bruxelles, que les Belges avaient l’intention de déclarer ville ouverte (ce que les Alliés savaient) et ce qu’ils firent effectivement le 10 mai 1940. Les Anglais, en avançant vers leur position sur le front,

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devaient contourner la ville, dont le nœud ferroviaire important était alors inutilisable pour la logistique.

Faut-il encore rappeler toutes les fautes déjà exposées antérieurement :

- Faire reposer tout son salut sur des fleuves. - Le manque de réserve stratégique. - Une défense improvisée en face d’une offensive préparée. - La marche sous le canon ennemi. - L’incompréhension de la supériorité de la défensive - Ne pas concentrer toutes ses forces là où on attend le coup principal ?

« Les experts en défense se cachent comme sous la terre nonuple (sous neuf couches de terre) » écrit Sun Tzu. Ainsi ils sont capables à la fois de se protéger et de gagner une victoire totale » (IV,7) « Contre les experts en défense, l’ennemi ne sait pas où attaquer » (VI,8) « Or, un commandant compétent choisit une position dans laquelle il ne peut pas être battu, et ne perd pas une seule opportunité de subjuguer son ennemi » (IV,13)

« Dominer l’adversaire » (Clausewitz, 2.6.8)

On en était loin.

CHAPITRE 28

Intermède hollandais. La variante Breda

(La source du côté hollandais est la commission d’enquête parlementaire)

Mi-novembre 1939, l’attaché militaire hollandais à Paris (qui avait de bons contacts au G.Q.G., mais surtout avec l’attaché militaire belge, qui, lui, fut informé minutieusement – de Jong, T.II, p.191) eut vent que depuis le 5 de ce mois quelque chose se préparait au cas où il y aurait une invasion allemande aux Pays-Bas. Ainsi apprit-il que le 14 une réunion avait eu lieu au G.Q.G. à Vincennes, d’où résulta le lendemain, 15 novembre, « L’Instruction personnelle et Secrète n°8 » de Gamelin susmentionnée, document qu’il put envoyer à La Haye dix jours plus tard.

« Qui sait – note Villelume, qui avait pris connaissance de cette instruction le 16 novembre par Georges et le 17 par un délégué de la France à la S.D.N., lequel à son tour avait été mis dans le secret au ministère de la Marine – si d’autres que lui n’ont pas reçu les mêmes confidences ?… Je suis effrayé de la façon dont sont gardés nos plus importants secrets militaires » (p.99) L’attaché lut notamment : « après avoir envisagé le début de notre entrée en Belgique pour soutenir la Hollande […] dans un deuxième temps, si la situation le permet, les forces alliées pourraient être portées sur la ligne Anvers-Louvain-Wavre-Namur. […] La 7e Armée, tout en remplissant la mission qui lui incombe, en ce qui concerne les bouches de l’Escaut, serait portée en arrière et à gauche des Belges d’Anvers, prête en particulier à assurer la couverture de leur flanc gauche en les liant si possible aux Hollandais. »

Voulant en savoir plus, l’attaché alla enquêter et apprit que le seul but de cette « aide » éventuelle était : la liaison avec le front à établir Anvers-Louvain-Wavre-Namur-Givet et la protection des bouches de l’Escaut, en barrant les accès à la Zélande. A cette fin, de fortes unités motorisées devraient se ruer via Courtrai, Gand et Anvers vers le Brabant Nord néerlandais. On estima la tenue par les Hollandais d’une « tête de pont » à Breda, jusqu’à l’arrivée des Alliés, d’une grande importance, ainsi que pour le maintien de la Zélande.

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Les informations reçues par l’attaché furent confirmées par son homologue français à La Haye qui, sur instruction de Paris du 26 novembre, disait au cours d’une conversation à l’E.M. hollandais « ne pas se désintéresser de la région Breda-Rosendaal et rechercher la liaison avec les Belges. »

Le 3 décembre, Gamelin écrit une « suggestion » destinée aux Belges : « Le point qui nous préoccupe, si la résistance hollandaise ne peut être maintenue jusqu’à notre arrivée sur la position Zuid-Willemsvaart (appelée par les Hollandais position Peel-Raam), est la conservation d’une liaison avec la position « Hollande » non seulement par mer, mais par terre. Cette liaison ne peut être effectivement réalisée que si nous gardons la disposition de la route Anvers-Rossendaal (sic !)-Dordrecht et de la voie ferrée qui la suit. Pour obtenir ce résultat, il nous faudrait, au minimum, nous porter à la hauteur de Breda. Dans les conditions optima, les forces françaises de l’Armée agissant par le nord de l’Escaut ne pourraient atteindre la région Breda, avec les avant-gardes des divisions motorisées, que le troisième jour de leur entrée en Belgique. Le renforcement de ces avant-gardes ne pourrait être que progressif […] Il y aurait le plus grand intérêt à ce que le dispositif des forces belges et hollandaises puisse permettre l’arrivée des forces françaises. » Dans ce but, on demanderait aux Belges et aux Hollandais de prévoir l’aménagement d’un front défensif, s’étendant du nord de Breda jusqu’à Anvers (SHAT, 27 N, 3 et 27 N, 12) Mais selon une note du 2ème Bureau du 20 décembre les Belges et le Hollandais ne le voulaient pas (SHAT, 29 N, 377).

En lisant attentivement cette « suggestion », on peut conclure que Gamelin souhaite que les Belges et les Hollandais tiennent une ligne (non existante) au nord et au sud de Breda jusqu’à l’arrivée en force de la VIIe Armée.

La construction de la phrase « si la résistance hollandaise ne peut être maintenue jusqu’à notre arrivée sur la position Zuid-Willemsvaart » est d’une ambiguïté propre à Gamelin. On peut la comprendre comme ceci : « jusqu’à notre arrivée sur la position Zuid-Willemsvaart », mais aussi : « si la résistance hollandaise ne peut être maintenue sur la Zuid-Willemsvaart jusqu’à notre arrivée », tout en laissant de côté le lieu de cette arrivée, qui pourrait être n’importe où.

Par ailleurs, il « suggère » qu’ « il nous faudrait, au minimum, nous porter à la hauteur de Breda », ce qui fait supposer qu’il caresse aussi un maximum « dans l’esprit ». Mais où ? De toute façon, vu le temps nécessaire au gros de la VIIe Armée pour arriver à Breda, il est évident que la position Peel-Raam (Z.W.vaart), à seulement 20 kms de la frontière allemande, doit tenir au moins une semaine grâce aux seuls Hollandais.

Or, cette position, que les Hollandais étaient en train de construire dans l’est du Brabant du Nord, présentait les inconvénients suivants :

- Elle se trouvait à 20 kms de la frontière allemande et à 200 kms à vol d’oiseau de la française.

- Elle avait une longueur de 82 kms, ce qui était hors de proportion avec son effectif, soit les deux divisions du 3e Corps d’Armée et une partie de la division légère.

- Entre son flanc droit et les défenseurs belges situés derrière le canal Albert, il y avait une trouée de 32 kms. Ce flanc restait donc « en l’air » et était « exposé à être tourné par un franchissement de la Meuse de Maaseyk à Maastricht, et [à] une progression sans résistance en territoire belge au nord du canal Albert » (Note sur la situation militaire de la Hollande fin mars 1940, du 9 avril 1940, SHAT, 7 N, 2971)

Dans ses « Observations faites aux abords de la frontière hollando-allemande » du 2 août 1937, le général français Schweisguth, sous-chef d’état-major de l’armée, constatait que, contrairement à ce qu’indiquaient les cartes, la région n’était pas marécageuse, mais complètement asséchée. Il n’y avait vu que des champs de pommes de terre. C’est « une des seules régions de Hollande où des engins blindés pourraient évoluer hors des routes sans être

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à tout moment arrêtés par des canaux grands ou petits » (SHAT, 7 N, 2971) Liddell Hart, qui affirme que la région « was intersected by canals and broad rivers that should have been easy to defend » (2° World War, p.72) n’a probablement jamais vu le terrain. Et « The captain who teaches generals » avait omis d’apprendre aux généraux hollandais comment on défend une position dont un des flancs est à découvert.

Dans un rapport sur sa mission aux Pays-Bas en octobre 1939, le général Burin des Roziers conclut que, vu le dispositif de l’armée hollandaise, « tout porte à croire que la retraite de ce Corps d’Armée (le 3e), sauf circonstances imprévues, se fera en direction nord-ouest pour l’intégrer à la position Hollande.» (SHAT, 7 N, 2968) Mais le 1er décembre, arrive à Paris l’attaché militaire français à La Haye avec la nouvelle que « les Affaires Etrangères des Pays-Bas ont chargé dernièrement un fonctionnaire du Département d’élaborer un plan de défense dans lequel une collaboration des Alliés et des Belges est envisagée. »

On ne voulait pas de consultations préalables, neutralité oblige, mais on avait besoin d’informations complémentaires.

Dans sa lettre du 5 décembre l’attaché précise :

« Le plan à l’étude comporte trois points principaux : a) la liaison entre les premières lignes hollandaise et belge b) la défense par les Britanniques des îles Walcheren et Zuid-Beveland (dont il n’était

pas question comme on l’a vu) c) l’occupation par les troupes françaises de la région Breda-Tilbourg Prenant pour base le plan de défense établi par le haut Commandement néerlandais

(c’est moi qui souligne) les Affaires Etrangères se préoccupent d’abord d’établir une liaison très étroite entre leur première ligne et les Belges. »

Et on demande « l’étude des moyens susceptibles d’amener les Belges à créer une organisation défensive reliant leurs ouvrages du canal Albert à l’organisation hollandaise en voie d’achèvement » (SHAT, 7N, 2968)

Conclusion : Le Haut Commandement hollandais envisage de défendre la position Peel-Raam en liaison avec les Belges. Ce fut effectivement le plan du général Reynders, commandant en chef des forces armées néerlandaises, qui estimait que la position pouvait tenir « quelques jours seulement, trois, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. » (de Jong, T.II, p.189)

On peut s’imaginer que la missive de l’attaché militaire néerlandais en date du 25 novembre 1939, se terminant par l’affirmation : « il m’est connu avec certitude que le commandement allié n’envisage pas d’envoyer le moindre soldat dans la sus-nommée position (Peel-Raam), exposée à être tournée » éclata à La Haye comme une bombe.

Les relations n’étaient pas bonnes entre Reynders et le gouvernement, et en particulier avec le ministre de la guerre, le lieutenant-colonel Dijxhoorn, son cadet de dix ans, chevalier de la Légion d’honneur, « mon camarade de promotion de l’Ecole de guerre française » (de Villelume, p.186) « Cet officier a été mon élève à l’Ecole supérieure de guerre ; ses sentiments de sympathie à l’égard de la France, sa forte culture et sa personnalité accusée m’avaient, à l’époque, permis de le distinguer » écrivait de lui le général Hering le 16 janvier 1939. (SHAT, 7N, 2973)

Dès le début, Dijxhoorn était déjà défavorable au plan de Reynders. On savait que les Belges avaient l’intention d’occuper une position Anvers-Louvain-Namur pour protéger Bruxelles, comme en 1914, et qu’ils n’avaient nullement l’intention de se défendre au nord et à l’est du canal Albert, leur première ligne. Toute position en Brabant pouvait donc être tournée. Il n’y avait pas « de moyens susceptibles d’amener les Belges à créer une organisation défensive » entre ce canal et la position Peel-Raam. Pour le ministre, la missive

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de l’attaché militaire était donc l’occasion rêvée de se débarrasser de ce général qu’il ne portait pas dans son cœur. L’antipathie était d’ailleurs réciproque.

Il fut aidé par un mémorandum du 2 janvier 1940 du général commandant l’armée de campagne, qui lui aussi signalait le risque : la position Peel-Raam pourrait être tournée par des troupes mécanisées et motorisées, qui pourraient aussi prendre le 3e Corps d’armée à revers et le détruire – soit un quart de l’effectif dont il disposait – et ensuite, selon leur tactique en Pologne, occuper Eindhoven et Tilbourg, foncer loin à travers le Brabant vers Moerdijk et Bergen op Zoom, menacer Anvers par le nord et couper la liaison entre la Hollande et la Belgique. C’était exactement l’intention des Allemands.

Il observait aussi que la position manquait de profondeur, qu’elle avait des parties faibles et n’était pas terminée. Et, contrairement au général Reynders, il estimait la « Vesting Holland », protégée par la ligne d’eau, indéfendable, le terrain étant plat et ouvert sans aucune protection contre l’aviation ennemie. La ligne avancée de la Grebbe devrait donc être défendue sans esprit de recul.

Mais Reynders persista et fut par conséquent limogé le 6 février, et remplacé par le général Winkelman. De Villelume note : celui-ci « fut mis à la retraite il y a sept ans à cause de son mauvais caractère. Il serait très supérieur à Snydens, simple bureaucrate ». Il note l’événement le 7 février (p.186) de façon totalement erronée. Il écrit « van Snydens » au lieu de Reynders, qui n’était pas « chef de l’état-major » mais commandant en chef des forces armées (terre, air et mer) néerlandaises ; et « Winckelmann » au lieu de Winkelman. En outre, Dijxhoorn n’était pas « général » mais lieutenant-colonel. Villelume affirme par ailleurs que Reynders voulait se replier, ce qui est faux : celui-ci voulait justement défendre la position Peel-Raam, une des raisons pour lesquelles il fut limogé, ce qui signifiait que cette position ne serait pas défendue. Villelume pense le contraire. De telles erreurs entâchent la crédibilité de l’auteur.

Le poète et haut fonctionnaire Tu Mu dit : « Si le commandant est sage, il est capable de reconnaître des circonstances changeantes et de réagir efficacement » (Sun Tzu, I,7)

Selon Gamelin, devant la commission d’enquête, la manœuvre était « un geste pour secourir les Hollandais […] pour les encourager à la résistance » (p.543) Quel geste ! Mais quelle sottise ! Ce n’était pas du tout pour défendre la Hollande, qui « rendrait toujours le service d’absorber initialement des forces allemandes que nous n’aurions pas devant nous. Elle pouvait attirer une partie importante de l’action de l’aviation ennemie » (pp.445-446) Quel égoïsme cynique ! Rotterdam et Middelburg ont payé l’insuffisance de l’aviation française et l’égoïsme français.

CHAPITRE 29

Les événements de décembre 1939 à avril 1940

Pendant ce temps à Paris…

14 décembre. Au cours d’une réunion des commandants en chef français, Gamelin s’occupe des « évacuations hollandaise et belge. Le côté militaire est prépondérant dans cette affaire […] on se trouvera devant un flot de réfugiés, fuyant les unités mécaniques allemandes, et pris entre deux feux, sans compter les bombardements aériens […] le problème est à peu près insoluble pour les personnes […] Même en France […] tout n’est certes pas

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« pour le mieux dans le meilleur des mondes » […] les préfets ont été souvent inférieurs à leurs tâches. » (SHAT, 27,N5) On peut s’attendre à « 300.000 réfugiés provenant de la région entre Meuse, Grand Duché de Luxembourg et frontière germano-belge » (SHAT, 5N,580) On a l’impression qu’il n’a pas intégré ce problème à son plan de guerre, ni la possibilité que ses propres troupes puissent se trouver parmi ce flot de réfugiés.

La situation militaire en Belgique 7 janvier 1940. Note du deuxième bureau sur la situation militaire en Belgique. La

défense du Luxembourg belge a été renforcée. « Le réseau des destructions et des champs de mines est maintenant tellement important sur la rive droite de la Meuse que, d’une part il est nécessaire de disposer sur place de troupes relativement importantes pour en assurer le jeu complet et d’autre part il est désirable de maintenir les entonnoirs sous le feu de troupes mobiles aussi longtemps que possible.(c’est moi qui souligne) (voir chapitre 87)

L’impression tend à se confirmer que la progression d’une attaque allemande à travers les Ardennes se heurterait à de sérieuses difficultés naturelles et artificielles au cours desquelles l’ennemi prêterait le flanc en zone boisée, aux attaques de cavalerie française venant du sud, pendant que les Belges mèneraient de front le combat retardateur .(c’est moi qui souligne). L’hypothèse qui tendrait donc à se confirmer comme la plus probable, serait celle d’un effort secondaire en Ardennes (c’est moi qui souligne) tandis que l’attaque principale se produirait par Roermond (dans le Limbourg néerlandais) et le Limbourg belge en vue de forcer le canal Albert dans sa partie faible à l’est de Hasselt, et de prendre ensuite à revers la place de Liège et la défense de la Meuse par la rive gauche en progressant par les plateaux de Tongres et de St. Trond vers Gembloux. »

Notons que le plan « Fall Gelb III » sera arrêté le 30 janvier 1940, prévoyant au nord de Liège 14 divisions d’infanterie, 1 motorisée et 4 blindées en direction de Bruxelles et Anvers, et au sud de Liège 19 divisions d’infanterie, 3 2/3 motorisées et 6 blindées en direction ouest, brisant la défense de la Meuse et prenant Liège à revers par le sud. L’estimation du 2ème bureau était complètement erronée.

Notons aussi que les Français n’étaient pas bien informés de la situation dans les Ardennes belges ni de la défense prévue dans cette région. Les faibles forces belges sur place avaient comme mission de faire jouer les destructions et ensuite de se replier sur la tête de pont de Huy sans se battre. Les Belges ne disposaient pas d’assez de forces nécessaires pour les défendre.

La note fait aussi état des travaux sur la position Louvain-Namur, et de « l’évolution de l’attitude belge devant l’éventualité d’attaque allemande contre la Hollande […] Ni l’opinion belge, ni le gouvernement ne seraient plus disposés à tolérer en aucun cas une invasion de la Hollande, à l’abri d’une Belgique neutre » (SHAT, 29 N377)

L’incident de Maasmechelen 10 janvier 1940. Un petit avion allemand fait un atterrissage forcé en Belgique. Les

Belges y trouvent un plan d’attaque allemand contre leur pays et la Hollande. Ils pensent à tort que cette offensive est pour les jours qui viennent. Gamelin, mis au courant, espère que le moment est venu que « les Belges nous appellent » Il masse ses troupes près de la frontière. Elles y restent 24 heures. Les Belges n’appellent pas. Il n’y a pas d’offensive allemande. Les troupes rentrent dans leurs cantonnements. Gamelin a dévoilé son plan de guerre. Cet épisode est décrit d’une façon vivante par Vanwelkenhuyzen (Les avertissements, pp. 64-71) On trouve le jugement du Feldgericht du 29 janvier 1944 (le pilote fut relaxé) dans Jacobsen, Dok.V., pp.

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161-166, et le compte-rendu (en français) du gendarme belge qui a arrêté les deux officiers allemands, aux pages 166-168. Ce compte rendu ne concorde pas totalement avec le jugement.

Pendant « la drôle de guerre » des dizaines de milliers de Belges traversaient régulièrement la frontière. Seulement dans la zone britannique, plus de dix mille étaient employés (Gort, SHAT, 27 N5) Je me refuse à croire que, parmi eux, il n’y en ait eu aucun qui informe l’attaché militaire allemand à Bruxelles. Par ailleurs, la Luftwaffe effectuait régulièrement des reconnaissances sur la frontière franco-belge. Voir les conséquences de la manœuvre de Gamelin dans « Fall Gelb » chapitre 45, « Les Français se découvrent »

Georges ne veut plus aller en Belgique. Gamelin s’impose 18 janvier. Villelume a un entretien avec Georges, qui « estime comme moi qu’il ne

fallait pas aller en Belgique. Les Allemands, me dit-il, désiraient cette violation pour justifier celle qu’ils préméditaient. Or nous n’avons aucun intérêt à passer à une guerre active […] si nous étions entrés les premiers sur leur territoire, nous aurions été moralement forcés d’aller soutenir les Belges sur le canal Albert. Ils peuvent, en effet, y tenir douze heures » (bonne estimation) « ce qui est un délai suffisant pour leur envoyer des renforts. Or, il serait très dangereux d’aller si loin. Quant à la ligne de la Dyle, elle est plus proche, plus courte, et pourvue de quelques ouvrages bétonnés, mais elle est, malgré cela, peu solide. L’Escaut offre un meilleur obstacle, mais c’est sur sa rive droite, que domine l’autre, qu’il faudrait nous installer ; de plus il protège insuffisamment Lille, aussi constitue-t-il, à tout prendre, une ligne plus mauvaise que celle de la Dyle. Gamelin et Daladier voulaient à toute force pénétrer en Belgique, mais c’est à lui, Georges, qu’ils auraient naturellement laissé toute la responsabilité de l’opération. » (p.159) Il est à noter que Villelume est défavorable à une entrée en Belgique.

Or, au cours de la réunion du 9 novembre Georges avait défendu cette entrée en Belgique devant les Britanniques, et notamment la mission de la VIIème Armée sur le flanc gauche pour l’occupation des îles Zélandaises. Mais maintenant il dit à Villelume qu’il s’oppose à l’aventure belge dans sa totalité. En revanche, à Gamelin, il se contente de présenter par écrit ses objections contre la mission de la VIIème Armée. Mais celui-ci les balaiera.

29 janvier. « Note de Gamelin pour le général Commandant en Chef sur le front nord-est.

Comme Commandant des Forces Alliées en France, je confirme ma manière de voir au sujet du maintien, à la gauche de l’armée britannique, d’une armée française, seule capable, d’après les britanniques eux-mêmes, d’assurer d’ici un temps appréciable les missions actuellement prévues :

- occupation des bouches de l’Escaut - liaison avec les forces hollandaises au nord d’Anvers. » (SHAT, 27 N3)

Georges est devenu défavorable à la mission de la VIIème Armée, mais Gamelin est devenu si obsédé par l’occupation de ces îles indéfendables que, dans un accès de fermeté inhabituelle, il s’impose comme chef au dernier moment. C’est à Georges à exécuter son plan, et si celui-ci échoue, ce sera sa faute à lui, Georges. Par ailleurs, il n’existe qu’un seul petit inconvénient : il n’y a pas de « Forces hollandaises au nord d’Anvers » et il n’y en aura jamais.

30 janvier. A Berlin, le plan « Fall Gelb III » est arrêté.

31 janvier. Réunion des chefs d’E.M. interallié. Gamelin remarque : « Le danger principal de demain est une attaque allemande, d’une part sur le front français pour nous fixer, puis, sur la Belgique et la Hollande. » (SHAT, 27 N5)

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Or, c’est le contraire qui se produira : fixation en Belgique et attaque sur le front français, là où il ne l’attendait pas.

La stratégie supérieure de Gamelin 6 février. Gamelin n’est pas d’accord avec la proposition de Georges au sujet de

l’extension du front de la B.E.F., et il lui envoie une note « qui vise l’ensemble de la conduite militaire de la guerre »

« Etendre le front de la B.E.F. jusqu’à la Mer ne saurait être envisagé du point de vue stratégique supérieur. […] Ce n’est pas médire de nos Amis et Alliés, puisqu’ils le reconnaissent eux-mêmes, de constater que leurs grandes unités n’ont pas la constitution voulue pour pouvoir mener rapidement à bien l’occupation des Iles Zélandaises, encore moins les opérations à mener au nord d’Anvers pour donner la main aux Hollandais » (qui seront aux abonnés absents) « Aussi bien leur Commandant a-t-il déclaré ne pas vouloir les prendre en compte » (parce qu’il juge cette opération indésirable, comme on l’a vu) Par ailleurs, « il paraît précaire de se contenter d’avoir au nord d’Anvers un seul Corps d’Armée français »

Ensuite il évoque « le problème délicat de la défense du saillant compris entre la Meuse de Namur à Maëstricht et le canal Albert »

Et d’ajouter : « à partir du moment où les forces britanniques seront plus nombreuses, je compte bien constituer, pour la garder à ma disposition, comme le Maréchal Foch l’a fait en 1918, une réserve générale interalliée franco-britannique, articulée derrière l’ensemble du dispositif, en principe dans la région constituant la soudure entre les armées britanniques et françaises », donc dans la région de Bruxelles. Mais pour le moment il n’a pas besoin d’une telle réserve. Il en a bien d’autres : « l’Armée des Alpes et les forces de l’Afrique française du Nord » ! (SHAT, 27 N3)

Fall Gelb IV arrêté 24 février. A Berlin, le plan d’attaque allemand définitif, Fall Gelb IV, est arrêté. C’est

un plan simple, reposant sur des principes éprouvés au cours de l’histoire militaire depuis Sun Tzu, et qu’on trouve chez Clausewitz dans tous ses détails.

Surprise : Offensive principale entre Namur et Sedan contre le flanc droit du corps de bataille allié, qui fera front sur la ligne Anvers-Namur. Ce flanc est insuffisamment protégé (voir chapitre 33)

Diversion : Fixation du corps de bataille allié sur son front.

Débordement de ce corps de bataille, se trouvant en Belgique, en fonçant sur Abbeville.

Front défensif : Au nord du corps de bataille allemand le long de la frontière belge, et au sud entre la ligne Siegfried et Abbeville.

Naturellement, les Allemands ont préféré une attaque d’aile, qui a eu toujours plus de succès qu’une attaque de front.

Un concours gracieux par la stratégie supérieure de Gamelin est assuré. Pas de coopération hollando-belge 26 février. La note du deuxième bureau (SHAT, 29 N377), déjà en partie susmentionnée,

frustre l’espérance de Gamelin d’une coopération entre la Belgique et la Hollande. Les Belges refusent « tout contact avec le Commandement néerlandais, dont les moyens au sud de la

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Meuse sont notoirement insuffisants » ; et ils ne peuvent pas distraire des troupes de leur position sur le canal, « qui n’est que trop fragile, pour s’installer au nord du canal Albert dans une position encore bien fragile » Ils indiquent « des difficultés matérielles qui retarderaient la progression allemande à travers la zone de Peel » Or, comme on l’a vu, cette zone peut être tournée entre la frontière hollando-belge et le canal Albert, où il n’y a aucune difficulté matérielle.

Les Belges « seraient certes très heureux qu’une défense interalliée pût s’organiser pendant ce temps-là à hauteur de Breda », mais ils ne peuvent pas y consacrer d’effectifs. Or les Hollandais non plus, et l’avant-garde de la VIIème Armée y est attendue seulement le troisième jour. Une défense sur cette « ligne » imaginaire est chimérique.

Appréciation générale sur l’armée belge : elle représente « actuellement la valeur de 22 Divisions, de qualité inégale, mais sérieuse au total. Instruction en perfectionnement continue. […] Moral présentant quelques déficiences dans les troupes, mais excellent dans le corps des Officiers. Ceux-ci, dans leur grande majorité, seraient heureux – le cas échéant – de collaborer avec les Français. Ils se comporteraient certainement comme des Alliés et des camarades très loyaux »

Points faibles en matériel d’artillerie, canons antichars, D.C.A., aviation. Les Belges « se déclarent hors d’état de participer au plan de couverture antiaérienne du mouvement des armées alliées »

Canal Albert : « La défense propre n’a aucune profondeur » Sur le canal, longueur 130 kms, 9 divisions, soit une sur 15 kms, un tiers du minimum nécessaire contre une attaque brusquée. « On peut considérer que tous les ponts sur les avancées du canal Albert seront effectivement détruits. Quant aux ponts du canal lui-même, ils le seront d’autant plus que la solidité de beaucoup d’entre eux donne maintenant de sérieuses inquiétudes » L’un s’est déjà effondré tout seul, un second vient de fléchir.

Autour d’Anvers : 4 divisions. A Liège : 2 divisions et troupes de forteresse. Entre Liège et Huy la position principale est une large tête de pont sur la rive droite de la Meuse, défendue par 4 régiments et 2 divisions après leur repli des Ardennes. Entre Huy et Namur, 1 division. Et à Namur 1 division et troupes de forteresse. Les 60 kms entre Liège et Namur seront donc défendus par la valeur de 4 divisions, soit aussi une sur 15 kms.

Position Anvers-Dyle-Namur : « Des renseignements divers confirment le sérieux des organisations progressivement réalisées depuis le sud d’Anvers jusqu’à Wavre inclus […] Par contre, au moment où semblait s’achever la création de la barrière antichars Wavre-Namur […] l’annonce parvenait que le Commandement belge avait décidé de reporter l’obstacle sur un nouveau tracé plus à l’est […] Le tracé nouveau n’est pas connu »

Dans son IPS n°10 Gamelin envisage de faire progresser la VIIème Armée vers l’est encore plus loin que Breda, soit à Tilburg, où il n’y a pas de position organisée non plus. Quelques motards français y sont arrivés. Un de mes amis qui habitait là m’a raconté qu’ils lui ont demandé des renseignements et ont tout de suite rebroussé chemin.

Gamelin fera à nouveau la Grande Guerre 5 mars. Note de Gamelin adressée à Georges « sur les conditions d’une offensive

débouchant du front Anvers-Namur » Elle sera déclenchée « au moment où, la bataille s’étant stabilisée sur le front Anvers-Namur, nous nous trouverions avoir les moyens de prendre l’offensive pour en déboucher » Ce qu’il a « dans l’esprit » ne peut pas être plus clair : d’abord une bataille entre les deux armées en Belgique, qui se termine par une stabilisation des fronts, comme en 1914, mais cette fois en Belgique et non pas en France, les deux

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adversaires étant enfouis dans le sol, dans des « huttes de branchages », des « ruines à demi-achevées », une « fortification qui rappelle celle de César »

Or en 1914 la stabilisation des fronts avait été causée d’une part par l’épuisement des deux adversaires après de longues marches sous une chaleur étouffante et des batailles d’une grande violence, et par un manque de munitions d’autre part.

Mais maintenant on a affaire à un attaquant frais, qui veut éviter à tout prix une telle situation.

CHAPITRE 30

La variante Breda officielle

12 mars. IPS n°11 de Gamelin (SHAT, 27 N3)

« Il importe de préciser la mission de la VIIème Armée telle qu’elle résulte de l’Instruction Personnelle Secrète n°8 du 15 novembre 1939.

Ce n’est pas seulement dans l’hypothèse où nous nous porterions sur le canal Albert, mais dans l’hypothèse de la Dyle que nous aurions intérêt à voir la VIIème Armée déboucher du nord d’Anvers en vue d’assurer la sécurité de l’Escaut inférieur et la liaison entre les Belges et les Hollandais. Nous aurions avantage à recueillir les forces belges qui se replieraient par le nord du canal Albert et les forces hollandaises qui se replieraient par le sud de la Meuse, c’est à dire à couvrir nos communications avec la Hollande.

Il serait à cet égard intéressant d’atteindre soit le front de Breda – St-Léonard, soit mieux encore le front Tilbourg-Turnhout.

Plus la VIIème Armée et les Forces qu’elle aura recueillies se trouveront établies vers l’est, moins il nous sera dangereux de venir, s’il est possible, renforcer les Belges sur le canal Albert et la Meuse de Liège-Namur.

De même ce mouvement de la VIIème Armée peut libérer une partie des forces belges de la région d’Anvers qui viendraient l’appuyer à droite.

Une telle manœuvre ne peut évidemment être montée d’avance, faute de pouvoir jusqu’ici associer à sa préparation Belges et Hollandais, ce que je m’efforce progressivement d’obtenir. Il appartiendra au Général Commandant la VIIème Armée de la réaliser au mieux »

C’est maintenant officiel : la « variante Breda » est ajoutée au plan D. Il n’y a pas de forces belges au nord du canal Albert et les Hollandais vont se replier au nord de la Meuse. Les avant-gardes françaises qui arriveront le troisième jour ne trouveront ni de front Breda-St Léonard, ni de front Tilbourg-Turnhout, ni de forces belges et hollandaises à recueillir.

Les défenses belges 14 mars. Note du 2ème bureau :

- La Belgique « continue à consacrer toutes les forces militaires du pays à la préparation de sa défense contre l’Allemagne »

- L’idée du commandement reste de défendre la Meuse – Liège – le canal (Albert) jusqu’à l’arrivée des Alliés au moins sur la ligne Louvain – Namur et de se rétablir ensuite sur la position Louvain – Anvers.

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Cela implique « l’abandon de la rive droite de la Meuse après action retardatrice de très courte durée » et « la chute possible de Liège après une résistance d’une semaine peut-être », ce qui commence à inquiéter la population wallonne.

- On a effectué une étude photographique très détaillée des organisations défensives belges, dont résultent les suivantes « caractéristiques techniques d’ensemble :

Les positions belges comprennent, en général, outre les gros ouvrages des trois places fortifiées :

- un obstacle antichars continu

- des organisations le plus souvent discontinues, peu denses et peu profondes. L’obstacle, lorsqu’il est constitué par une barrière artificielle, n’a pas une valeur considérable. Les organisations derrière l’obstacle (rivière, canal, fossé ou barrière métallique) consistent en des points d’appui (fils de fer, tranchées et boyaux) renforcés parfois par des casemates de petites dimensions, paraissant ne pouvoir abriter qu’une arme et son personnel de service. La continuité des réseaux de fil de fer ne semble pas réalisée. »

Entretien Gamelin – attaché militaire hollandais 5 avril. L’attaché militaire hollandais, autorisé par La Haye à avoir des contacts discrets

avec le Haut Commandement français, a un entretien avec Gamelin au cours duquel il note : « Estime que les Belges ne veulent pas une liaison avec la position Peel-Raam. Elle est trop loin vers l’est pour que les Français puissent y arriver à temps : je n’en réponds pas (en français dans le texte) […] Tient à conserver une liaison avec la Hollande (Breda – Dordrecht) et espère que cette liaison sera protégée par des troupes hollandaises par exemple dans une ligne nord-sud à la hauteur de Tilbourg (vain espoir !) Les Belges auraient placé là une division » Or cette division devait se replier derrière le canal Albert au moment de l’attaque allemande. « Armée de gauche avant-garde (en français dans le texte) destinée à la Hollande, franchira l’Escaut à Anvers, ensuite on verra selon les circonstances. Arriver à la position Peel-Raam semble incertain. Préférence pour une défense plus à l’ouest.

Tout de suite : 1 DLM, 2 divisions motorisées, suivies par chemin de fer par 3 divisions, dont une pour la Flandre zélandaise, afin que les Belges n’y aillent pas » Immédiatement après l’entretien, l’attaché demande une audience au général Winkelman, qui le convoque pour le soir même à Eindhoven, et qui, après avoir appris la nouvelle décide : « Alors la position Peel-Raam sera évacuée par le gros des troupes et y resteront quelques 15 bataillons sans artillerie. Défense principale sera maintenant ligne de la Grebbe-Waal-Meuse-Merwede-Vesting Holland »

9 avril. Note de l’attaché militaire français à La Haye : « A l’ouest du Peel, on ne peut signaler pour le moment l’existence d’aucune deuxième position organisée » (SHAT, 2971 N)

La position Peel – Raam ne sera pas défendue 11 avril. L’attaché militaire néerlandais met Gamelin au courant de la décision du

Commandement en Chef néerlandais, et lui remet une note dont le contenu est le suivant (SHAT, 27 N3) :

« Ayant acquis l’impression que le Haut Commandement de l’Armée belge n’a pas l’intention de modifier son dispositif de défense de façon à établir la liaison avec l’aile droite de défense néerlandaise dite Ligne du « Peel », le Haut Commandement néerlandais estime que dans ces conditions – l’aile en question n’étant pas couverte – la position offrirait un tel

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danger, qu’il se voit obligé, à son très vif regret, de renoncer à son projet initial qui était de défendre opiniâtrement ladite ligne par une force armée d’environ 60 bataillons qui serait en mesure de tenir pendant 10 jours environ, en attendant l’arrivée de secours alliés.

Dans ces conditions le Haut Commandement néerlandais a décidé :

a) de retirer de la ligne du « Peel » les forces principales en les ramenant au nord des grandes rivières ;

b) de concentrer la défense du territoire dans la ligne dite « Grebbelinie », et, avec front orienté vers le sud, derrière le Waal et la Meuse ; et ensuite de défendre opiniâtrement la province de Zélande ;

c) de confier à environ 15 bataillons sans artillerie la garde de la ligne du « Peel », avec tâche retardatrice.

Le Haut Commandement néerlandais regrette très sincèrement que la disposition apparemment peu bienveillante du Haut Commandement belge vis à vis de la recherche d’une jonction avec l’aile droite de la ligne du « Peel » l’oblige à renoncer à la défense opiniâtre de cette ligne dont la résistance, en tenant compte également des grandes difficultés qu’offre le terrain, peut être considérée comme particulièrement puissante. D’autant plus que – en admettant la possibilité de réaliser la jonction avec les Belges – le Gouvernement avait décidé d’autoriser l’exécution de nouveaux travaux à la ligne du « Peel », à concurrence de 50 millions de florins. Il est à noter que le reste de la province du Brabant Septentrional – c.à.d. la partie à l’ouest de la ligne du « Peel » - n’offre au point de vue du terrain, aucun avantage pour une défense sérieuse.

Combien de temps il sera possible de tenir tête à l’ennemi dans la ligne du « Grebbe », dépendra de l’aide qui sera éventuellement offerte par les Alliés.

Le Haut Commandement néerlandais espère que, le cas échéant, les Alliés voudront bien, à cet effet, mettre à sa disposition un Corps d’Armée de 4 divisions qui serait transporté par voie de mer via Hoek van Holland.

D’autre part le Haut Commandement néerlandais serait disposé à envisager, en temps opportun, l’envoi d’autres troupes en Brabant Septentrional, dès que les Alliés y seraient arrivés avec des forces très importantes.

Division générale des troupes :

a) Au cœur du pays : 4 C.A. 1 D.L. 4 Brigades mixtes b) Sur la Meuse 7 Bataillons Limbourg Méridional 6 " Ligne du Peel 15 " Zélande 8 "

En temps voulu il serait demandé à l’Angleterre de vouloir bien envoyer une Division pour renforcer la défense de la Zélande. »

Une copie de cette note est remise le même jour à Georges. C’est le coup mortel à la « Variante Breda » Au « très vif regret » du Haut Commandement néerlandais, il n’y aura pas de défense sérieuse en Brabant. On défendra le cœur du pays sur la ligne de la Grebbe. Pour l’effectuer avec succès il faut le secours d’un Corps d’Armée allié de 4 divisions. On défendra aussi la Zélande, avec l’aide d’une division britannique. Et ce n’est pas tout ! Les Anglais ne le savent pas encore, mais ils apprendront le 10 mai au moment de leur early morning tea ce que les Hollandais attendent d’eux : une soixantaine de batteries de D.C.A. de calibres divers,

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« avec leurs effectifs et au moins 400 à 800 coups par pièce, pour commencer », 120 projecteurs, 65 ballons « avec leurs effectifs, tout au moins avec leurs instructeurs […] 8 squadrons de chasse et 2 de reconnaissance […] avec effectifs et services terrestres » ainsi qu’un nombre non spécifié de bombardiers.

L’optimisme ne manquait pas aux pauvres Bataves. Or, la « Variante Breda » devenue impossible, la défense des îles zélandaises l’était devenue elle aussi. Mais ce même 11 avril Gamelin, imperturbablement, télégraphie à l’attaché militaire français à Londres qu’il est « actuellement en relation avec l’Etat-Major hollandais par l’intermédiaire de l’Attaché militaire de Hollande à Paris. Celui-ci m’a fait part de l’intention qu’avait le gouvernement hollandais en cas d’invasion allemande de demander à l’Angleterre d’envoyer une division en Zélande. J’ai répondu que le cas est prévu. Une division de la VIIème Armée y sera poussée » (SHAT, 27 N3) Il passe sous silence l’abandon de la position Peel-Raam et du Brabant entier par les Hollandais. Et il ne renonce pas à la « Variante Breda », alors qu’il doit maintenant comprendre qu’elle est vouée à l’échec.

CHAPITRE 31

Les derniers soubresauts. On va envahir la Belgique !

Georges s’inquiète. Gamelin s’obstine. 14 avril. Georges, qui a approuvé les plans E, D et A, s’inquiète des nouvelles venues

de la Hollande. Il écrit une lettre à Gamelin dans laquelle il signale notamment : « Les forces normalement affectées au front du nord-est viennent de subir des diminutions sensibles […] à un moment où le renforcement et la mise en condition des forces ennemies nous obligent à envisager l’éventualité d’un jeu plus ou moins simultané de différentes hypothèses d’attaque contre le front du nord-est », en particulier contre la Suisse, et d’actions de diversion contre notre front de Lorraine et d’Alsace. « En l’état actuel de nos forces il apparaît que la situation pourrait être des plus difficile »

Il propose plusieurs mesures permettant de remédier à cet état de choses, notamment « en fonction des derniers renseignements connus sur l’attitude hollandaise, de modifier la mission donnée à l’aile gauche de notre dispositif, ce qui permettrait de remplacer la VIIème Armée par un Corps d’Armée à 2 Divisions » (SHAT, 27 N4)

15 avril. Mais Gamelin s’obstine. C’est non (SHAT, 27 N3). « Je maintiens la mission donnée à la VIIème Armée, car il me paraît impossible pour nous d’abandonner systématiquement la Hollande à l’Allemagne. » Il a bien l’intention d’abandonner ce pays, mais non systématiquement. « Pour le moment la défense hollandaise est toujours sur les marais du Peel » (qui pour le général Schweisguth avaient l’apparence de champs de pommes de terre) « avec trois divisions. La décision de se replier sur le cours inférieur de la Meuse n’est pas prise » (C’est un mensonge : cette décision lui a été notifiée dans la note du 11 avril sans aucune ambiguïté) « Ayant pu entrer en contact avec l’Etat-Major hollandais par l’intermédiaire de l’Attaché militaire en France, je m’efforce de les convaincre de la nécessité de ne pas abandonner le terrain au sud de la Meuse » Mais l’attaché néerlandais affirme que, entre le 5 avril et le 10 mai 1940, il « n’a rien appris de nouveau ni du côté français, ni du côté néerlandais » (SHAT, 7N 2973), et le 5 avril Gamelin aurait dit : « préférence pour une défense plus à l’ouest de la position Peel-Raam, par préférence à la hauteur de Tilbourg » Donc, aucune trace d’un effort quelconque « de les convaincre »

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Gamelin fait « confiance à Georges et à Giraud, commandant la VIIe Armée, pour réaliser au mieux des circonstances cette manœuvre. » Or, il leur confie une mission impossible, et l’échec prévisible leur incombera à eux seuls !

15 avril. Réunion des Commandants en chef. Toujours l’hypothèse de l’attaque de la Hollande seule, les Belges étant passifs, sinon hostiles. La VIIème Armée doit, à la gauche de notre dispositif, « tenir Anvers au minimum » mais, si possible, aller jusqu’aux positions Anvers-Louvain-Namur et occuper les îles hollandaises.

« Le général Doumenc estime également que, de toutes façons, on doit jouer l’hypothèse Anvers-Namur. » L’obsession a maintenant culminé jusqu’à la folie totale : on entre en Belgique même si les Belges s’y opposent !

Georges ouvre son coeur à Villelume 20 avril. Villelume mentionne un entretien personnel avec le général Georges, qui lui

a dit : « Les Hollandais ne sont pas soudés aux Belges, ceux-ci ne voulant pas occuper la partie du cours de la Meuse qui est au nord du canal Albert et qui rejoint la ligne du Peel, tenue par les Hollandais. Les Belges trouvent en effet que les fortifications de cette ligne ne sont pas sérieuses et qu’elles pourraient être tournées. Ils voudraient que l’armée Giraud tînt cette partie du front éventuel. Au minimum, Gamelin compte envoyer cette armée dans la région de Tilbourg, ce qui est très loin et ce qui, de plus, la mettrait en l’air ; les Hollandais, en cas de besoin, se retireraient en effet au nord des rivières en démasquant entre elles et le canal Albert un espace libre par où les Allemands pourraient s’infiltrer ; l’armée serait en outre adossée à la mer. Malgré sa témérité bien connue, le général Giraud estime lui-même qu’il se trouverait ainsi placé dans une situation pleine de risques » Le général Georges a écrit à ce sujet au général Gamelin qui n’en a pas moins maintenu ses ordres. C’est la lettre du 14 avril susmentionnée.

Villelume poursuit son compte-rendu de l’entretien avec Georges comme suit :

« Entrée éventuelle en Belgique. Ce plan nous oblige à maintenir sur la frontière belge beaucoup plus de forces que si nous devions y rester défensifs : trente-deux divisions françaises et dix anglaises (dont une division de cavalerie), soit près de la moitié de nos cinquante divisions disponibles. » ( ?) « La suppression de cette mission permettrait de récupérer une dizaine de divisions (peut-être même quinze m’a dit, je crois, le général) Le général Georges pense que cette entrée en Belgique serait immédiatement signalée par les espions et que nos colonnes seraient aussitôt bombardées. Il est convaincu que nous n’irions pas jusqu’au canal Albert. Le gouvernement belge ne l’ignore pas ; s’il veut nous faire promettre d’y aller, c’est pour se ménager d’avance une excuse vis-à-vis de l’opinion nationale, au cas où la Belgique serait battue. Entrer en Belgique avant les Allemands ne signifie rien, a ajouté le général Georges ; ils y seront aussitôt après nous » (pp. 284-285)

Or, au cours de la réunion militaire interalliée du 5 novembre Georges avait défendu l’entrée en Belgique, l’occupation des îles zélandaises incluses. Mais petit à petit il a mis en doute la pertinence de cette dernière manœuvre. Et il a énoncé par écrit ses objections, tout à fait justifiées, à Gamelin. Il s’est résigné au refus de Gamelin de l’écouter. Il n’a pas eu l’estomac d’avoir un face à face avec lui, de taper du poing sur la table et lui dire brutalement : Je refuse d’exécuter votre plan, qui est mauvais. Prenez vos responsabilités et faites-le vous-même ! Et, ayant enfin compris que l’idée même d’aller en Belgique était calamiteuse, ce général d ‘Armée se contente d’ouvrir son cœur à un colonel.

Il faut encore mentionner trois réunions du Conseil suprême interallié sur lesquelles plane toujours le prestigieux et inépuisable thème de l’entrée en Belgique et de l’attaque des

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«Low Countries » seules. Certes, tout au long de la « drôle de guerre » on avait envisagé des actions, bien éloignées de la France, mais qui n’ont abouti à rien.

Or, le 28 mars on décide d’envahir la Norvège afin de couper le transport de minerai suédois vers l’Allemagne au lieu d’offrir tout simplement aux Suédois un meilleur prix que les Allemands, qui manquaient de devises. On avait dû le faire bien avant le début de la guerre. Et dans la foulée, on coupe le nœud gordien belge : quoi qu’il arrive – une attaque de la Hollande seule, de la Belgique seule ou des toutes les deux – on se fout des Belges et on entre, mais on ne le dit pas d’avance.

Le 9 avril les Allemands envahissent le Danemark et la Norvège, en devançant les Alliés de justesse. Le Conseil suprême interallié se réunit en catastrophe. Un vent de panique souffle sur les participants. Des informations indiquant une offensive allemande imminente contre la Belgique, arrivent. Il est impératif qu’on soit là les premiers. Par conséquent on décide d’insister « avec fermeté » auprès des Belges « pour que les Alliés soient invités à pénétrer sans tarder sur le territoire belge avant qu’une attaque allemande sur la Belgique ne se produise. » Et on devient menaçant, en évoquant « la lourde responsabilité qui incomberait au gouvernement belge s’il manquait d’adresser une telle invitation aux Alliés. » En toute logique, les Belges refusent de céder aux menaces des Alliés car ce ne sont pas eux qui sont responsables de leur plan de guerre catastrophique.

Mais cette gaffe est révélatrice de l’énervement de ces messieurs, qui les empêche de raisonner logiquement. On s’attend à une offensive allemande imminente. Logiquement, cette offensive sera déclenchée incontinent au moment où les avant-gardes alliées franchiront la frontière belge. Par conséquent, les Alliés n’arriveront pas les premiers en Belgique, mais au même moment, ou presque, que l’ennemi. De toute évidence, on s’attend à ce que les Allemands mènent une offensive à la française, méthodique, qui laissera le temps aux Alliés d’avancer « avec méthode mais rapidement » et de s’installer « confortablement » sur des positions sans valeur. L’idée n’a effleuré personne que les Allemands ont une autre conception de la guerre, éprouvée pendant plus de vingt siècles, que l’on peut résumer ainsi : « la vitesse est l’essence même de la guerre » (Sun Tzu), « le caractère d’une décision rapide et irrésistible est essentiel à la guerre offensive » (Clausewitz), la « vitesse est le mot-clé de tous les temps » (Chauvineau), et « Bonaparte n’agissait jamais autrement »

On n’a pas non plus tenu compte d’une « surprise effective au début de l’action » (Clausewitz), ni de ce que « l’ennemi ne se conduit jamais comme il le faudrait » (Chauvineau) Or, les Allemands sont aux aguets « comme un faucon dans son nid », prêts à partir en trombe.

22 et 23 avril. Rien de nouveau. En cas d’une invasion allemande de la Hollande et/ou de la Belgique, la décision du 28 mars est confirmée. Par ailleurs, l’aviation anglaise est alors autorisée « à attaquer immédiatement les gares de triage et les raffineries de pétrole de la Ruhr. » Les Anglais n’ont toujours pas compris qu’il faut en premier lieu attaquer l’aviation adverse.

CHAPITRE 32

La Belgique complètement détruite

« L’ennemi ne se conduit jamais comme il le faudrait. Il est naturel qu’il cherche à fausser tous les renseignements, à faire échouer tous les projets, à rendre vaines toutes les impulsions de son adversaire, et l’on conviendra, eu égard au calcul des probabilités, qu’il doit y réussir une fois sur deux. » (Chauvineau, pp.211-212)

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Mais supposons qu’il ait fait « comme il le faudrait » Qu’il ait fait exactement ce à quoi les Alliés s’attendaient : une attaque frontale à travers le nord de la Belgique.

Que les généraux allemands n’aient pas pensé à ce vieux truc du débordement, déjà mille fois appliqué dans l’histoire depuis l’âge de Sun Tzu.

Qu’ils aient oublié qu’« une bataille sur fronts parallèles sans encerclement aboutira rarement à un résultat aussi important que celle où l’armée vaincue était contournée ou contrainte d’effectuer des changements de front (1.4.11, de leur livre de chevet)

Et que les Alliés aient réussi à « endiguer » l’ennemi en Belgique.

Quelle aurait alors été la situation ?

La Hollande et le Luxembourg totalement occupés par les Allemands, et la Belgique pour plus de la moitié. Deux barrières continues (des fronts parallèles), improvisées, édifiées l’une face à l’autre par les Alliés et les Allemands, entre la mer du Nord et la ligne Maginot, sont en place.

Seules des attaques de front sont possibles. La Luftwaffe en Hollande est à 300 kms de Londres, au lieu de 600 kms à Brême. Lille, Roubaix et Tourcoing sont à 150 kms. Pourront-elles rester indemnes ?

On a vu au chapitre 21 que les Alliés n’ont pas la moindre intention d’attaquer sur terre, et que les adversaires « ne peuvent avoir en même temps intérêt à attendre. La raison d’attendre pour l’un devient pour l’autre une raison pour agir. » Par conséquent, il est donc hautement improbable que les Allemands se contentent de rester endigués jusqu’à la Saint Glinglin, - quand les vaux dansent sur la glace, comme dit le proverbe hollandais. La ligne Maginot étant considérée par les Alliés comme inattaquable et les Ardennes « impénétrables », leur but est donc évident : refaire la Grande Guerre dans la pauvre Belgique, qui devait « servir de tête de Turc, en cas de guerre » comme Chauvineau le redoute (p.183), devenir le champ de bataille et subir le sort du nord de la France en 14-18 : être complètement détruite.

Situées en première ligne, Anvers, Malines, Louvain, Gembloux et Namur en particulier, seraient rayées de la carte. Alors que si on se défendait sur la frontière, « Lille, Roubaix, Tourcoing […] se trouvaient ainsi sacrifiées » déclarera Gamelin devant la commission d’enquête (T.II, p.409) Sacrifier les villes des autres lui semble préférable.

Le front s’étendrait forcément de plus en plus en profondeur, incluant Bruxelles, à vingt kilomètres en arrière, que les Belges ont l’intention de déclarer ville ouverte, ce que les Alliés savent et ce qui sera fait effectivement le 10 mai 40. Cette ville étant un nœud de communications, cela aurait considérablement gêné leur logistique.

Quand on estime que de chaque côté du front la zone militaire s’étendrait à une cinquantaine de kilomètres, alors presque toute la population belge s’y trouverait et devrait être évacuée pour la plupart.

On comprend mal que les Belges aient acceptés d’être « aidés » d’une telle façon. En ont-ils vraiment bien considéré toutes les conséquences ? Cela semble improbable (voir carte).

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CHAPITRE 33

La Meuse

On a vu qu’il y avait deux arguments de poids pour porter attention à la défense du secteur Namur-Rochonvillers. On a remarqué aussi que Gamelin s’en est très peu intéressé pendant la drôle de guerre. Il est mentionné quatre fois :

1.- Dans l’I.P.S. de Georges du 24 octobre. Pour mémoire : le groupe d’Armées n°1 se tiendra prêt, « tout en maintenant l’occupation de la position en territoire national, de Rochonvillers (à 7 kms au nord-ouest de Thionville) à Revin, à se porter en force sur la ligne Louvain-Wavre-Gembloux-Namur, couvert solidement au sud par l’occupation de la Meuse de Givet, Namur » (c’est moi qui souligne)

2.- Dans la note de Gamelin du 5 novembre : « Plus à l’est, notre front (c’est moi qui souligne) serait porté sur la Meuse de Givet à Namur. »

3.- Dans l’I.P.S. de Gamelin du 15 novembre : « Tandis que la IXe Armée pivotant autour de sa droite viendrait border la Meuse de Givet à Namur, elle serait prolongée au nord par la 1ère Armée venant barrer la trouée Namur, Wavre »

4.- Dans l’I.P.S. de Georges du 17 novembre : « Le dispositif à réaliser comprendrait […] la IXè Armée sur la Meuse de Namur-Mézières. » Elle sera « prochainement » renforcée d’une division de série B.

Or, Georges doit porter son corps de bataille, échelonné en direction nord-est, sur un front Anvers-Namur. Son aile droite est la 1ère Armée, dont la limite est le long de la Sambre Namur-Charleroi. Là se trouve son flanc sud. Il comprend que ce flanc doit être couvert. Gamelin, lui, parle du secteur Givet-Namur comme de « notre front ». A ses yeux, il y a un seul front de Breda à la Suisse. Donc il n’y a pas de flancs. Par conséquent il ne s’attend pas à une attaque de flanc. Et il laisse la IXèmeArmée se débrouiller toute seule dans le triangle « Entre Sambre et Meuse », qui a son sommet à Namur et son côté droit le long de la Meuse. Namur elle-même est défendue par les Belges au milieu d’un front français. Les 15 kms au sud de cette ville seront défendus par une division seulement, avec la Sambre dans le dos à une distance de 1 à 20 kms maximum. Cette division se trouve par conséquent dans une position délicate, là où il n’y a aucune organisation du terrain, qui reste encore à reconnaître. On se souvient de la « note commune » du 2 mai 1939 avec la carte sur laquelle sont tracées comme routes probables des Allemands en cas d’une attaque brusquée celles qui mènent à la Meuse entre Namur et Givet (voir chapitre 24).

Or, alors qu’à cette époque-là on comptait en France pour une défensive forte et prolongée, une division sur 6 à 7 kms de front, là où on ne s’attendait pas à un danger imminent, on se contentait d’une largeur disproportionnée d’une division sur 10 à 15 kms. Ainsi la IXèmeArmée, sous les ordres du général Corap, comportait, réserves incluses, 7 DI, dont seulement deux d’active, 2 DLC et une brigade de cavalerie (voir chapitre 71). C’était elle qui devait, « tout en maintenant l’occupation de sa position en territoire national » (c'est-à-dire le secteur courant le long de la Meuse de Pont à Bar – à 5 kms à l’ouest de Sedan– via Mézières à Givet) « couvrir la Ière Armée solidement au sud par l’occupation de la Meuse de Givet, Namur ». La moitié de son effectif appartenait par conséquent à l’aile marchante du groupe d’Armées n°1 et devait occuper et défendre un front de 60 kms, alors que l’autre moitié restait sur place sur un front de 55 kms. Cela revient à dire qu’il y avait en moyenne une division sur 13 kms, la cavalerie et les réserves incluses, soit en moyenne un soldat par mètre. On appelait cela « solidement » Alors qu’il y avait entre Anvers et Namur, au bas mot, une amorce d’organisation défensive quoique totalement insuffisante, sur le secteur Namur-Givet il n’y avait rien du tout. Il n’y avait que la Meuse, derrière laquelle Gamelin, comme c’était son mauvais usage, cherchait tout son salut. Elle « coule dans une vallée généralement

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encaissée et profonde, mais la valeur de son obstacle se trouve souvent diminuée, parce que ses rives boisées se prêtent aux infiltrations, ses sinuosités augmentent l’étendue du terrain à battre et que le défenseur manque de vues et de champs de tir vastes. En outre, par ses barrages, ses écluses, ses îles, elle offre des points de passage favorables. » C’est ainsi que Doumenc décrit la topographie correctement (p.75) S’installer ici « solidement » et en profondeur en quelques jours était naturellement aussi illusoire que ce fut le cas entre Breda et Namur. On a déjà vu les inconvénients d’une telle position.

On a vu aussi que la région à l’est et au nord de la Meuse ne se prête pas à livrer une grande bataille, mais qu’elle est parfaitement praticable. Comprenant les provinces de Liège, Namur et Luxembourg, sa surface est de 11.654 km2 et la longueur de sa frontière avec l’Allemagne et le Grand-Duché de Luxembourg est de 300 kms. On savait à Vincennes que dans cette région se trouvait seulement le groupement Keyaerts, composé d’une division de cavalerie et des chasseurs ardennais. Donc, il est évident qu’elle ne serait pas défendue. La note du 2e bureau du 14 mars, susmentionnée, signalait « l’abandon (par les Belges) de la rive droite de la Meuse après action retardatrice de très courte durée. » Or, que peut-on faire d’autre avec un à trois soldats par km2 que les faire jouer les destructions et ensuite les retirer aussi vite que possible derrière la Meuse, en l’occurrence entre Liège et Namur ? La véritable bataille serait sur la Meuse qui, comme on l’a vu, offre par sa configuration de bonnes possibilités de franchissement à une infanterie courageuse et aguerrie, commandée par des officiers et des sous-officiers entreprenants, appuyée par son artillerie et par l’aviation. Alors le mince cordon de troupes peu aguerries de la IXe Armée, même placé derrière l’obstacle naturel de la Meuse, ne couvre pas très « solidement » le flanc droit de la Ière Armée et le 13 mai 1940 il serait facilement brisé par les Allemands, ouvrant ainsi largement « la redoutable voie de la Sambre », et menaçant le flanc droit de la Ière Armée qui aurait alors l’inconvénient d’avoir à se battre de deux côtés à la fois » (Clausewitz, 1.4.5)

A la droite de la IXe Armée se trouvait la IIe Armée, sous les ordres du général Huntziger, qui occupait les 100 kms de Pont à Bar le long de la Meuse et de la Chiers, une petite rivière sans valeur défensive, jusqu’à Rochonvillers, où son front se raccordait à la ligne Maginot. Elle comportait 6 DI, dont 2 d’active, 2 DLC et une brigade de cavalerie, soit une division sur 12 kms, la cavalerie et les réserves incluses. La Meuse y coule entre des pentes douces.

Les IIe, IXe, Ière et VIIe Armées, ainsi que la B.E.F., étaient réunies dans le Groupe d’Armées n°1, alors que l’Armée belge devait être incorporée dans son dispositif prévu. Or, on considère que dans la hiérarchie militaire le nombre de trois unités est le maximum qu’un commandant puisse embrasser d’un coup d’œil : Groupe d’Armées à deux ou trois Armées, chacune à deux ou trois Corps d’Armée, chacun à deux ou trois divisions. Par conséquent on avait dû former un groupe d’Armées séparé des IIe et IXe Armées. Billotte, en portant toute son attention sur le secteur Breda-Namur, ne pouvait pas les embrasser également.

Depuis la déclaration de sa neutralité par la Belgique en 1936, on avait eu le temps d’organiser le front entre Givet et la ligne Maginot, mais les travaux ne commencèrent qu’au début 1939. Le secteur n’était pas considéré comme prioritaire. La Meuse était destinée à être employée comme « ligne principale de résistance » Selon le règlement en vigueur en France, il y avait à 1km5, 2 ou 3 kms en arrière de cette ligne une deuxième ligne, la « ligne d’arrêt », destinée à résister à l’ennemi à l’intérieur de la position. Les éléments de la troupe étaient installés entre les deux lignes. On pouvait installer à 15-20 kms et davantage une deuxième position semblable.

Il est à noter que la profondeur d’une telle position est notoirement insuffisante à l’époque des blindés. Par ailleurs, elle exige des aménagements pour la défense antichars. Quant à la deuxième position, Chauvineau soulignait déjà dans son Cours de Fortification (p.315) : « l’expérience vient de montrer […] que les Armées ont rarement assez de temps et de

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réserves disponibles, après un échec grave, pour occuper solidement une deuxième ou une troisième position […] dans un repli imposé par un échec sérieux. »

Or, le Haut Commandement français n’avait toujours pas compris que la notion de plusieurs lignes était largement dépassée à l’époque du char et de l’avion, et que le terrain devait être organisé dans sa totalité et sur des dizaines de kilomètres de profondeur. Ainsi s’était-on contenté de poser un réseau de fils de fer et un certain nombre de casemates le long de la Meuse, linéaires, sauf à Mézières et à Sedan où il y avait une position d’une profondeur de 2 à 5 kms seulement. Un certain nombre de ces casemates n’était pas achevé le 10 mai 1940 et une ligne d’arrêt était en grande partie inexistante. C’était justement cette ligne qui avait pour mission d’être défendue soit « par la manœuvre », soit « sans esprit de recul », ce qui signifie « mourir sur place ». Aucune destruction sérieuse n’avait été préparée. L’artillerie n’était pas sous béton. La ligne principale de résistance étant sur la Meuse, la région entre ce fleuve et la frontière belge était destinée aux avant-postes. Elle avait une profondeur de 4 kms à Givet, de 16 kms à Revin, de 10 à 12 kms à l’est de Sedan.

« Aujourd’hui – écrit Chauvineau (C. de F., pp.71-72) – des effectifs mobiles, même faibles, interposés entre la fortification et la frontière, ont des facultés de résistance et de ralentissement importantes. Redoutable effet des armes défensives modernes, disposées en profondeur sur un terrain neuf […] La zone frontalière sert comme champ de bataille de couverture […] La couverture et la fortification permanente doivent s’entraider. Ce sont des organes qui se complètent […] Il est clair que toute position de résistance doit être précédée d’une zone de prise de contact où l’on manœuvre et où l’on ralentit l’ennemi. C’est l’inévitable notion d’avant-postes adaptée à un cadre stratégique. » Notons que Chauvineau ne parle pas d’une « ligne d’avant-postes », mais d’avant-postes qui manoeuvrent.

Le rôle d’avant-postes était attribué à la cavalerie des IIe et IXe Armées. Il n’y avait pas un commandement unique des 4 DLC et des deux brigades à cheval. Elles devaient pénétrer au plus vite en Belgique jusqu’au contact de l’ennemi, retarder l’avance allemande et aider les troupes de couverture belges. Mais au vu de la mission de celles-ci de se replier au plus vite, on avait dû comprendre que les aider n’avait pas de sens. Or, il n’était pas question de manœuvrer ; il faudrait toutefois, tout en retardant l’ennemi, se replier sur une ligne défensive au nord et au sud de l’axe Libramont-Neufchâteau. Ensuite, le repli serait sur la Semois (selon l’I.G.N. belge. L’I.G.N. français indique « la Semoy » et sur la même carte Michelin on trouve « Semois » et « Semoy »), une rivière qui coule en Belgique au nord de la frontière. Par le caractère escarpé de ses rives boisées et son cours très sinueux, elle est difficile à défendre, et même à surveiller, en absence d’une rocade immédiatement voisine. La rocade existante se trouve à 5 kms plus au sud.

En ce qui concerne les troupes de la IIe Armée, après la Semois, le repli se ferait sur ce qu’on appelait « la ligne des Maisons Fortes », des casemates camouflées en maisons, au milieu de la forêt de Sedan, à côté des routes et finalement derrière la Meuse. Les troupes de la IXe Armée , après l’arrêt sur la Semois, devaient se replier directement derrière la Meuse entre Namur et Givet.

Naturellement la première ligne, entre Libramont et Neufchâteau, improvisée et linéaire, située juste en face d’un terrain où des chars pouvaient se déployer, et défendue par des unités à faible puissance de feu appartenant à deux armées différentes et n’ayant pas un commandement unique, ne pouvait résister que très peu de temps à une attaque brusquée. « Un repli imposé par un échec sérieux » sur la Semois serait alors bien hasardeux.

Au sujet de la région comprise entre la frontière et la Meuse, Pétain avait déclaré le 7 mars 1934 devant la commission de défense du Sénat : « A partir de Montmédy, il y a les forêts des Ardennes. Elles sont impénétrables si on y fait des aménagements spéciaux. Par conséquent, nous considérons cela comme une zone de destructions. Si l’ennemi s’y engage

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on le repincera à la sortie des forêts. » Cette phrase a été citée par plusieurs auteurs qui n’ont pas la moindre notion de ce qu’est une zone de destructions et qui ont supprimé la phrase, soulignée par moi, défigurant ainsi le propos de Pétain. D’ailleurs, en général, on publie une citation tronquée, comme par exemple : « Les forêts des Ardennes sont impénétrables. » Il semble donc utile de définir ce qu’est réellement une zone de destructions.

Un architecte doit être capable de construire des maisons, des immeubles en tout genre, voire des niches de chiens écologiques. Mais un ingénieur du génie fait plus. Il construit aussi des casemates et d’autres fortifications, permanentes ou de campagne. Et il détruit ! Préparer des destructions est un travail difficile. Il faut être au courant de toutes les tactiques d’une attaque, de toutes les armes et de leur effet. Et il faut avoir une connaissance approfondie du terrain à préparer.

Chauvineau, lui, distingue « deux procédés de barrage du terrain : les destructions et les fortifications. […] Dans les régions difficiles, des destructions soigneusement préparées en temps de paix suffiront largement à « embouteiller » les effectifs de quelque importance qui tenteront de s’y engager » (C. de F., pp.320-322)

Selon l’instruction du 28 septembre 1938 sur l’organisation du terrain et le bulletin de renseignement du génie n°4 de mars 1939 (SHAT 9, N321) « Les terrains de parcours difficile (pays de montagne ou de forêt par exemple) se prêtent particulièrement bien à l’établissement de barrages à rendement très élevé », un barrage étant défini comme des « zones larges et profondes, offrant à la progression de l’ennemi une succession d’entraves. […] Ils n’ont une efficacité notable sur la manœuvre de l’adversaire que si leur ampleur est suffisante […] Les facteurs principaux de l’efficacité d’un barrage sont : le terrain d’application, la largeur, la profondeur, le feu sur lequel il peut être maintenu (l’artillerie, l’aviation, parfois par l’infanterie), la surprise. » Les moyens sont les inondations, les obstructions, les champs de mines, les abattis profonds, l’infection du terrain, les fossés antichars. « L’incendie réalise souvent une destruction complète » (voir Sun Tzu, ch.12) Les routes, les chemins, les sentiers doivent être rendus impraticables de bout en bout. Chauvineau désire « à l’est et au sud-est de Maubeuge, c'est-à-dire dans la partie de l’Ardenne la plus boisée et la plus coupée […] un quadrilatère de destructions profond de 50 kms, large d’autant et à cheval sur la Meuse » (C.d.F., p.341 ; voir aussi chapitre 72)

De Givet à Mézières il y a une forêt entre la Meuse et la frontière. Plus à l’est il y a une plaine en pentes douces de quelques kilomètres entre le fleuve et la forêt. Ce terrain se prête à « la préparation complète » qui consiste en des destructions soigneusement préparées selon un plan établi en temps de paix. Pour le terrain entre la frontière et la Semois, il fallait avoir prêts les moyens pour « la préparation d’urgence », à exécuter en cas d’invasion allemande en Belgique, par exemple la préparation de la destruction des ponts, le minage du terrain, l’aménagement des positions pour l’artillerie antichars, etc. Or, les champs de mines antichars et antipersonnel vont de soi. Les abattis des arbres qui bordent les routes et les sentiers, effectués de bout en bout, sont très efficaces à condition qu’ils soient soigneusement préparés afin que les arbres puissent instantanément tomber sur la route à l’approche de l’ennemi. Leurs branchages doivent être liés les uns aux autres par beaucoup de fils de fer et remplis de mines pièges et bombes à retardement. Le déblaiement d’un tel obstacle, écrit Rougeron (L’illustration du 14 octobre 1939) « sous le feu d’une mitrailleuse ou d’un canon d’infanterie à deux kilomètres, au milieu des éclatements de mines à retard, quand il faut démêler les fils de fer qui ligaturent branches et troncs, ceux qui commandent des mines et ceux qui ne sont là que pour induire en erreur » peut prendre pas mal de temps.

Préparer un incendie n’est pas très difficile. On cache dans la forêt des bidons d’essence à des endroits bien choisis dans les sous-bois. Au moment où l’avant-garde allemande a enfin réussi à le traverser et a franchi la lisière, alors que la forêt est pleine d’ennemis, l’artillerie tire des obus incendiaires et tous brûlent vifs avec leur matériel. « Une forêt en flammes est

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une belle défense contre des engins blindés chargés de vapeurs d’essence » (Revue d’Artillerie, juillet 1938) Destruction totale garantie ! La fumée pourrait aussi considérablement gêner l’aviation adverse. Tout le terrain de la rive droite de la Meuse, Sedan inclus, devait être évacué par la population, et tout ce qui pouvait profiter à l’ennemi devait être préparé à la destruction. Des mines pièges et à retardement devaient être posées dans les maisons. La rive droite de la Meuse devait être bordée de champs de mines et de fils de fer en profondeur. Il ne fallait pas oublier d’empoisonner les puits. Ce ne sont là que quelques exemples.

Naturellement, la frontière devait être totalement imperméable. Là aussi il fallait des mines et des fils de fer en profondeur, et les routes coupées par des fossés antichars, surveillées par de petites casemates bien camouflées. Pour une manœuvre éventuelle en Belgique, on pouvait avoir des ponts prêts. Mais pendant l’hiver 39-40 il était encore possible que « des militaires français continuent à franchir la frontière pour effectuer des achats en territoire belge » (Sedan, p.122) Des unités de soldats choisis devaient être formées pour manœuvrer dans ce secteur, et des exercices devaient y être organisés afin qu’ils le connaissent comme leur poche. Ils devaient être instruits au combat du fantassin contre le char, qui, en file indienne sur les quelques routes est extrêmement vulnérable. Seule l’infanterie peut le protéger contre des attaques de fantassins adverses. Huntziger, lui, avait « la ferme conviction que les mesures visant à ralentir la progression de l’ennemi qui ont été prévues et préparées retarderaient sérieusement le moment de la prise de contact de la position de résistance et gênerait considérablement la mise en place d’un dispositif d’attaque de cette position. » (Note du 8 avril 1940, SHAT 29, N27) Or, une inspection du terrain met en évidence qu’Huntziger aurait dû se défendre par la manœuvre en avant de la Meuse. Mais, tout en cherchant son salut derrière ce fleuve, aucune défense sérieuse n’y était envisagée. Le terrain était si mal préparé et les forces étaient si faibles que les Français durent l’abandonner dans sa totalité au cours de la seule journée du 12 mai, dans un laps de temps de dix heures seulement après le franchissement de la frontière par les Allemands à 8 heures (heure de Paris) Déjà à 14 heures l’ordre de passer la Meuse fut donné et à 18 heures les derniers éléments purent se replier au sud du fleuve. Les ponts furent détruits juste avant l’arrivée de l’ennemi. Ce fut la seule destruction bien préparée. Par ailleurs, une défense sérieuse aurait été impossible à cause du manque d’un des moyens les plus redoutables pour la défense antichars : la mine. C’est une arme bon marché et très facile à produire en grandes quantités. Devant la commission parlementaire d’enquête, Gamelin déclara : « Je n’ai jamais compris pourquoi il n’y eut pas de mines » ! Et pour démontrer son ignorance totale du combat antichars, il ajouta à cette déclaration stupéfiante : « Mais je ne pense pas que, là non plus, il y ait eu un élément de nature décisive. » (T2, p.374) Fait-il encore souligner qu’une défense antichar effective est impensable sans l’emploi de moyens de combat du génie considérables ?

CHAPITRE 34

Une tombe en forêt On a vu que les D.L.C. de la IIe Armée devaient se replier sur la « ligne des Maisons

fortes » Or, cette « ligne » n’était qu’une ligne sur la carte d’Huntziger. Leur construction, écrit celui-ci dans sa note du 8 avril 1940 (SHAT 29 N27) « sur les principaux itinéraires menant de la vallée de la Semois dans celle de la Meuse, avait été entreprise dès le temps de paix pour faciliter, en cas d’attaque brusquée, la mise en œuvre des destructions et la mise en état d’alerte des troupes de couverture au sud de la rivière […] J’ai prescrit l’établissement d’un réseau continu de fils de fer les reliant entre elles, pour qu’elles puissent, en l’absence de toute

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ligne naturelle du terrain, jalonner un front devant lequel l’ennemi pourrait être momentanément arrêté (c’est moi qui souligne) dans le cas où, progressant en force au sud de la Semoy,il contraindrait nos éléments avancés à la retraite. »

Or, ces petits fortins se trouvaient au bord de quelques routes, au milieu de la forêt, invisibles les uns des autres. Un fil de fer, non battu par le feu, ne résiste pas à quelques grenades à main. Huntziger aurait pu aussi bien y planter des concombres. Naturellement un arrêt à un front jalonné n’était qu’une simple création de l’esprit et ne reposait sur aucune possibilité matérielle sérieuse. Donner l’alerte, c’était à l‘aviation de le faire. Quant aux destructions, elles devaient être effectuées par le génie, en se repliant le long des routes, protégé par l’infanterie de l’arrière-garde équipée de mitrailleuses et de canons d’infanterie. Un seul blockhaus fixe à un endroit quelconque ne sert naturellement à rien. Par son isolement total et en barrant la route seulement, il sera vite encerclé par les motards et l’unité de génie motorisé de l’avant-garde ennemie, et mis hors de combat en très peu de temps au prix de la vie de ses occupants. Cela doit être évident à quiconque a vu une telle « Maison forte » « Un simple barrage linéaire ne suffit pas ; il peut être tourné. Les troupes ne sont pas liées à leurs convois, elles peuvent s’éloigner de leurs camions et chars et peuvent isoler leurs défenseurs » (Chauvineau, C. de F., p.9). C’est ce qui est arrivé le 12 mai 1940.

Début mars 1940, la région qui va de Montmédy au nord de Valenciennes fut inspectée par Gamelin et par Georges. Au printemps il y eut aussi une inspection par Billotte, probablement au même moment. Je n’ai trouvé aucune preuve de leur désaccord avec les mesures prises par Huntziger.

Quelques jours plus tard, le 8 mars 1940 et jours suivants, une visite fut effectuée dans la IIe, IXe et Ière Armée par des représentants de la commission d’Armée de la Chambre des députés sous la présidence de M. P. Taittinger, qui dressa un rapport accablant de ses constatations. En particulier sur la visite du secteur de Sedan, qui « faisait revivre un triste souvenir », notamment en ce qui concerne les organisations défensives – « rudimentaires, pour ne pas dire embryonnaires » - et les « maisons fortes, dont la résistance ne serait que de courte durée. » Les déficiences de la ligne de résistance y sont amplement signalées. On mentionne aussi « que la D.C.A. est à peu près inexistante (et) que l’aviation pour l’ensemble de l’Armée est réduite à un appareil d’observation et à quelques appareils de chasse.» (SHAT 29 N27)

Dans « Un balcon en forêt », Julien Gracq a romancé sur 137 pages l’histoire d’une maison forte et ses occupants imaginaires, de façon peu convaincante. Jusqu’à la page 81 il ne se passe rien, ce qui n’est pas étonnant parce qu’en réalité il ne se passait rien non plus pendant la « drôle de guerre » On arrive enfin au 10 mai 1940 seulement à la page 89, quand le silence, qu’on a entendu tout ce temps, est rompu par la cavalerie montante. Puis toujours le silence en forêt, qui le 12 est rompu par la cavalerie, cette fois descendante. On crie : « les boches sont à dix minutes ! » Ensuite encore le silence. Aucun boche n’apparaît. Le lieutenant hésite : rester ou se replier ? Il n’a pas d’ordre, la ligne téléphonique étant coupée. On reste. Le 13, une voiture allemande approche toute seule, qu’on détruit à coups de canon. Quelque temps plus tard il y a soudain une explosion qui tue deux des occupants de la maison forte. Le personnage principal de l’histoire, le lieutenant, blessé, s’échappe avec un soldat. Ils se séparent, et après un périple fatigant, le lieutenant se trouve, miraculeusement, devant la maison de sa petite amie, désertée. Il entre, et seul dans le lit de sa bien-aimée, il ferme les yeux. Fin.

On voit mal ce qu’on a pu apprendre « sur le courage, le civisme et l’amour de la patrie » en lisant ce mélo, comme on l’a affirmé ici et là.

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En partant de Sedan à St-Menges, et ensuite en suivant la D6, on voit à la bifurcation avec la D29 ce qui reste de la Maison forte dite de St-Menges. Ce ne fut pas un balcon. Ce fut une tombe. Une plaquette a été apposée sur cette triste ruine :

« PASSANT RECUEILLE-TOI Le 12 Mai 1940 sont tombés glorieusement Au combat pour la défense de la liberté Le Lieutenant Boulenger Le Brigadier Collette Le Pointeur Guilbert Les Canonniers Bellenou et Gleut La 10ème batterie antichars du 78ème Rg d’artillerie »

Maintenant tout y est calme. Personne ne passe. Il faut essayer de s’imaginer l’activité fébrile qui régnait ce malheureux 12 mai 1940 à cet endroit. Et il faut lire le compte-rendu émouvant de ce qui s’est passé vraiment: « Réponse à la lettre du 22 Août 1941 de Monsieur le Délégué du Ministre Secrétaire d’Etat à la Guerre, N° 13782 D/CG Réf. 10571/CG

Le Lieutenant VINCENT (Commandant pendant la campagne la

10e Batterie du 78e R.A. 5e D.L.C.)

A Monsieur le Délégué du Ministre Secrétaire d’Etat à la Guerre,

16, rue Saint Dominique – PARIS (7°)

Une opération subie à la suite de mon retour d’Allemagne ne m’a pas permis de répondre plus rapidement à votre demande de renseignements sur les circonstances dans lesquelles l’Aspirant Boulenger, le Brigadier Colette et le M.P. Guilbert sont morts au Champ d’Honneur.

Lors de la formation de la 10° Batterie anti-char du 78° Régiment d’Artillerie (5° Division Légère de Cavalerie), l’Aspirant Boulenger a été volontaire pour servir dans mon unité. Il commandait la 2° Section.

Parti en permission au début Mai, l’alerte du 10 Mai le trouva à Paris. Sautant immédiatement dans le train, il parvint à nous rejoindre le 11 Mai, vers 4 heures du matin, en Belgique, sur la route de Bouillon à Libramont. Il reprit aussitôt le commandement de sa section qui était affectée en protection du P.C. de la 5° D.L.C. (Général Chanoine) Dans la nuit du 11 au 12 Mai il se trouvait avec le P.C. à la sortie du bois sud d’Illy.

Le 12 Mai vers 4 heures le Général Chanoine me donnait l’ordre de prendre la section Boulenger et de la mettre à la disposition du Colonel (Mallet, je crois) qui défendait l’axe St-Meuge – Alle. Pendant que la section sortait de batterie, je me rendis près du Colonel Mallet ( ?) sur la route de Alle qui me donna les renseignements et ordres suivants :

Des infiltrations se sont produites à travers la Semoy et on craint l’arrivée de chars ennemis, surtout à gauche.

Il existe au carrefour nord de l’IC26 et de l’IC9 (actuellement la D6 et la D29) une maison forte dont la pièce bat la route de droite (route de Alle) mais ne peut battre la route de gauche (route de Sugny). Cette route de gauche devait être battue par un 25 ; mais il n’a plus de 25 disponible et il faut le remplacer par un 47 « en bouchon ».

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J’objecte les inconvénients du « bouchon », l’impossibilité de défendre une pièce anti-char contre des infiltrations de char dans les bois, et je propose de faire un barrage anti-char au débouché sud des bois où les pièces trouveraient de champs de tir appréciables.

Le Colonel me répond que l’ordre est de défendre la ligne des maisons fortes : qu’il faut placer une pièce en bouchon sur la route de Sugny, mais que la deuxième pièce peut être utilisée en seconde ligne à battre la sortie sud de la forêt. Bien entendu, lors du repli, des éléments de cavalerie devaient s’organiser autour de la maison forte.

Je transmis ces renseignements et ordres à l’Aspirant Boulenger et effectuai avec lui la reconnaissance.

La Maison Forte (dite de St-Menges) était occupée par quelques hommes. Devant elle le génie mettait la dernière main à un fourneau de mine. A l’est de la Maison Forte, avait été construite une position pour 25 comportant un bouclier de rondin.

Nous décidâmes de mettre une pièce à l’est de la Maison Forte, camouflée aussi bien que possible en lisière du bois pour assurer une couverture immédiate de la route de Sugny et accessoirement de la route de Alle. Plus tard, si on en trouvait le temps, on tâcherait de couvrir une tranchée et de modifier l’emplacement du 25 pour y placer le 47 et bénéficier du bouclier de rondins.

J’allai installer la 2° pièce à la sortie sud de la forêt ; puis retournai voir l’aspirant Boulenger. Il ne me dissimula point qu’il se rendait compte de tous les risques de sa position, noyé comme il l’était dans une forêt perméable aux chars. En conséquence il avait décidé de rester près de sa pièce la plus exposée, de n’y amener que son tracteur de pièce et sa tous-terrains de reconnaissance chargée de munitions, et – la batterie étant de toute récente formation et n’ayant pas encore pu faire de tir – de se charger lui-même du F.M.

Je le quittai vers 7 heures, après lui avoir recommandé de soigner sa liaison avec la cavalerie et souhaité bonne chance, emportant la vision d’un grand garçon enthousiaste et énergique, brandissant joyeusement son F.M. décidé à faire son devoir et à vendre chèrement sa vie.

L’Aspirant Boulenger avait avec lui le Brigadier Colette, faisant fonction de chef de pièce, le M.P. Guilbert, les 2° CL. Bellenou, Le Gleut, Roussez, Le Berre.

Seuls Roussez et Le Berre rejoignirent la pièce placée au débouché sud de la forêt.

Plus tard, l’Aspirant Boulenger, le Brigadier Colette, le M.P. (maître pointeur) Guilbert furent trouvés enterrés ensemble à toucher la Maison Forte, seule tombe et seuls cadavres découverts aux environs de cette Maison Forte. Puis j’appris que Le Gleut était prisonnier. Personne n’a jamais eu de nouvelles de Bellenou qui doit être considéré comme disparu.

Les renseignements recueillis auprès de Roussez, Le Berre, Le Gleut et sur place permettent de reconstituer comme suit ce qui s’est passé.

Dans la matinée le Génie fit sauter la destruction préparée en avant de la Maison Forte sans aviser la pièce de 47. L’Aspirant Boulenger fut fortement commotionné et à moitié enterré. Ses hommes le dégagèrent et le ranimèrent. Mais les lèvres de l’entonnoir produit par la mine gênaient le champ de tir.

Une demi heure après se présentait un char que la pièce de 47 détruisit à quelques cents mètres. Puis un char parvint, dissimulé par les lèvres de l’entonnoir, jusqu’à cet entonnoir, et la pièce de 47 le détruisit à quelques mètres pendant qu’il tirait. De fait le blindage de la maison forte porte une perforation, et il est probable que ce char a réduit au silence la 37 de la Maison Forte. D’après un témoignage, la pièce aurait détruit un 3° char.

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Après une accalmie, des infiltrations se produisirent sur les côtés et par derrière et la pièce reçut des coups de tous côtés. L’Aspirant Boulenger envoya Roussey à l’arrière vers le Ct. de la cavalerie avec un compte rendu décrivant sa situation et pour demander des ordres. Roussez réussit à se glisser, passer et repartit avec ordre de tenir. Mais il ne put rejoindre sa pièce et fut arrêté en cours de route par des éléments amis qui combattaient au sud de la Maison Forte.

Cependant l’Aspirant Boulenger et ses hommes étaient mitraillés de tous côtés et surtout par derrière. La situation étant intenable et la pièce dirigée vers le Nord inutilisable, l’Aspirant Boulenger cria à ses hommes de s’égayer dans le bois pendant qu’il se levait près de sa pièce. Il est probable qu’il a tenté de déculasser ; et il s’est fait tuer sur la pièce avec le Brigadier Colette et le M.P. Guilbert.

Je suppose que votre demande de renseignement a pour but de vous éclairer sur une proposition de récompense. Aussi je me permets les réflexions suivantes :

L’ascendant de l’Aspirant Boulenger, la cohésion de sa pièce, les résultats obtenus, sont d’autant plus remarquables que la batterie était de toute nouvelle formation, que personne dans son équipe n’avait encore pu faire de tir réel au 47 et que c’était pour tous le baptême du feu.

Des décorations à titre posthume ont deux intérêts : L’exemple ; ceux-ci l’ont donné

Une pieuse satisfaction pour leurs familles. A cet égard je vous signale :

1° - que le père de l’Aspirant Boulenger est un ancien officier d’artillerie de réserve de la guerre de 1914, cité. Il y sera particulièrement sensible. J’en veux pour preuve la lettre qu’il m’écrivait fin Mai 1940 en réponse à la mienne l’avisant de la disparition de son fils, dont les premières phrases m’expriment la consolation qu’il éprouve à savoir que son fils a fait son devoir et l’espoir qu’avant de disparaître il ait pu rendre la pièce inutilisable.

2° - le Brigadier Colette était marié depuis peu. Sa femme était employée à la poste de Seclin (Nord). Elle a été, sur les indications d’un E.M., l’objet d’une lettre de félicitation du Ministre des P.T.T. pour être restée seule à son poste lors des combats qui se sont déroulés à Seclin, et avoir assuré les communications sous le bombardement.

29 septembre 1941 Signé : A. Vincent »

(c’est moi qui ai souligné)

Conclusion Telle fut la niaiserie de la manœuvre en Belgique voulue par Gamelin. Elle fut

complétée par la jobarderie de la défense de la Meuse dont le général d’Armée Huntziger fut le premier responsable. Son chef, le général d’Armée Billotte, l’a vue et approuvée, le chef de celui-ci, le général d’Armée Georges, l’a vue et approuvée. Le « généralissime » en personne l’a vue et approuvée. Tous ces plus haut gradés de l’Armée française ont approuvé l’entrée en Belgique, la défense impossible entre Namur et Givet, l’insuffisance de la ligne de résistance derrière la Meuse, cette « toile d’araignée tactique » (Clausewitz, 3.8.8), l’absence d’un plan de destructions efficace et l’hérésie militaire des « Maisons fortes » C’est la preuve vivante de l’impéritie totale du Haut Commandement français.

Naturellement la faute principale était stratégique. Alors que toute l’histoire militaire a prouvé qu’une attaque de flanc est beaucoup plus prometteuse qu’une attaque de front, on s’attend paradoxalement à cette dernière, qui est la plus défavorable aux Allemands. On fait

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donc front sur une ligne Breda-Anvers-Namur, sur une position improvisée en cinq jours, avec la moitié des effectifs, et l’on concentre l’autre moitié derrière la ligne Maginot, position construite en cinq années, où l’attaque n’est pas attendue. Résultat : les flancs restent sans protection, à l’exception d’un mince cordon de troupes.

Où est la logique ? D’un seul regard sur la carte, le premier Obergefreiter (caporal) venu aurait compris où il fallait attaquer.

Par ignorance totale du rôle de l’aviation, on entre en guerre avec une armée de l’air inoffensive. Le « front continu » tel que le préconisait Chauvineau n’est pas en place ; la France ne dispose en fait que d’une « barrière en carton » (p.213)

Le verdict de Sun Tzu, Clausewitz et Chauvineau est unanime et sans appel : le plan D n’avait aucune justification militaire. Le Haut Commandement français a ignoré tout ce qu’ils ont enseigné. Qui suis-je pour les contredire ?

Les Alliés n’avaient nullement l’intention d’aider les trois petits pays. Ils voulaient uniquement mener une guerre semblable à celle de 14-18, hors de leurs frontières, en l’occurrence en Belgique, et sans effusion de sang ; épargner à leur propre peuple toutes les souffrances qu’elle entraîne et les faire subir aux Belges.

Les causes profondes du plan D étaient égoïsme, lâcheté et stupidité.

Comme on l’a vu, l’idée de faire de la Belgique le champ de bataille datait des années vingt. Chauvineau était certainement au courant. Son livre était un avertissement, amplement motivé, principalement fondé sur les thèses de Clausewitz :

Ne le faites pas !

Tout le plan D était basé sur l’improvisation, le « système D » Chauvineau avait prévu le résultat « Mettre en face d’une offensive préparée une défense improvisée, c’est aller au devant de catastrophes. »

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LIVRE VI

Le plan de guerre allemand

Fall Gelb Le plan Clausewitz

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CHAPITRE 35

La « Gleichschaltung » de l’armée

Le General-Feldmarschall et la putain Avant février 1938 il existait un ministère de la défense nationale. Le General-

Feldmarschall Werner von Blomberg était à la fois ministre et commandant en chef des forces armées. Le colonel general Werner Thomas Ludwig Freiherr von Fritsch était commandant en chef de l’armée de terre. Le général Ludwig Beck était son chef d’Etat Major. Le général Erich von Manstein était Oberquartiermeister.

Hitler avait déjà effectué la « Gleichschaltung », la mise au pas, de tous les rouages du pays, à l’exception d’un seul : l’Armée. La raison en était qu’il souhaitait une armée forte, nécessaire à sa politique étrangère. Or ses relations avec la Reichswehr étaient bonnes et il avait besoin de ses officiers, qui seuls étaient capables et prêts à la créer. L’organisation existante pouvait donc rester en place.

Pour sa protection personnelle, fut créée la S.S. (Schutz Staffel, échelon de protection), appelée « Leibstandarte Adolf Hitler » avec comme chef Himmler, qui avait aussi la Reichspolizei sous ses ordres.

Mais la S.A. (Sturmabteilung, groupe d’assaut) posait problème. Elle devenait trop puissante et était mal vue par l’armée et la S.S. Hitler décida donc de la mettre au pas elle aussi. Ce fut fait le 30 juin 1934 par l’assassinat de son chef et d’un certain nombre de ses dirigeants pendant « la nuit des longs couteaux ». La S.S. s’en occupa. La Reichswehr laissa faire.

Himmler, lui, détestait la Reichswehr. Son ambition était de la remplacer par la S.S. Cette dernière fut d’abord chargée de la surveillance des camps de concentration. Mais il commença aussi à former des divisions pour lesquelles il recrutait dans l’armée en promettant une promotion rapide. Il faisait tout pour nuire à la réputation des forces armées régulières.

Göring, lui aussi était à la manœuvre. Il voulait succéder à Blomberg comme chef des forces armées. Les valets du chef intriguent toujours les uns contre les autres pour être un peu plus à l’écoute de leur maître.

Or, début 1938 la foudre tomba sur le troisième Reich. Déjà, le 15 décembre 1937 Jodl avait constaté : « Le General-Feldmarschall dans un état d’excitation inexplicable. On ne peut pas en connaître la cause. Selon toute apparence une affaire personnelle. Il se retire pour 8 jours dans un lieu inconnu (Oberhof) » (Nuremberg, XXVIII, doc.ps 1780, pp.356 e.s.) Personnelle en effet ! Un mois plus tard on apprit avec stupeur que le General-Feldmarschall Werner von Blomberg, âgé de 60 ans, « Reichsminister » de la guerre et commandant en chef des forces armées, avait, de façon complètement inattendue, épousé en seconde noces (Hitler et Göring étant ses témoins) une de ses dactylos, mademoiselle Erna Gruhn, qui avait 28 ans, ce que – vu le passé quelque peu douteux de la demoiselle – pouvait être considéré comme une mésalliance. Ses anciennes collègues l’appelaient régulièrement de leur lieu de travail au ministère de la guerre, ce qui ne pouvait pas échapper à la Gestapo. Par ailleurs, la police avait un dossier contenant plusieurs condamnations pour prostitution.

Pire encore ! On apprit aussi que le Général Werner Thomas Ludwig Freiherr von Fritsch, commandant en chef de l’armée, était accusé d’homosexualité.

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L’armée le ressentit comme un vrai psychodrame, une Götterdämmerung – un crépuscule des dieux. Les plus hautes autorités des forces armées étaient, l’un marié avec une pute, l’autre un pédé.

Jodl note : « Keitel, ébranlé et les larmes aux yeux, parle du coup asséné à notre travail en commun. Je lui dis : l’homme peut tomber, ce qu’il a accompli reste.

Le General-Feldmarschall s’est présenté devant le Führer avant de partir. Le Führer a réussi, par sa bonté surhumaine, à remonter le moral du General-Feldmarschall. Il lui a dit : quand l’heure de l’Allemagne sonnera, alors je veux vous voir à mes côtés, et le passé sera oublié. La charge était trop lourde pour moi et pour vous.

On a le sentiment de se trouver au cœur de la fatalité du peuple allemand. Le parallèle avec le roi d’Angleterre s’impose.

Quelle influence peut exercer une femme, sans qu’elle le devine, sur le destin d’un peuple et sur celui du monde !

Le général Keitel se montre, dans cette situation, comme un homme de la plus grande qualité. Il est convoqué chez Hitler, qui épanche son cœur sur le malheur qui s’est abattu sur lui. Il se sent de plus en plus abandonné de tous.

Il dit à Keitel : vous êtes mon homme de confiance, mon seul conseiller en ce qui concerne les forces armées. Le commandement homogène et unitaire des forces armées est pour moi sacré et intangible. Je le prends moi-même avec votre aide » (idem, pp.357-358)

Depuis le limogeage de Bismarck l’armée était devenue plus puissante que le pouvoir civil, avec comme point culminant la mainmise presque totale de Ludendorff sur le pouvoir pendant la Grande Guerre. Et à ce moment-là c’était toujours un organe de l’Etat dont il fallait tenir compte. Blomberg, Fritsch et le chef d’Etat major de celui-ci, Beck, s’opposaient à Hitler dans sa volonté de créer très vite une armée de masse. Ils jugeaient que c’était au détriment de la qualité.

Himmler est suspecté d’avoir « planté » mademoiselle Gruhn auprès de Blomberg. Une jeune femme jolie, avenante et disponible et un homme d’un certain âge mais encore vif, divorcé de surcroît, ça ne peut pas rater. Si c’était vraiment un truc du chef de la Gestapo, ce qui est vraisemblable parce qu’il disposait du dossier de la jeune femme, il réussit au-delà de toute espérance.

Par ailleurs, il est sûr qu’il a contraint un homosexuel sous des menaces à dénoncer Fritsch, qui fut limogé sur le champ. Devant une cour militaire le témoin craquera et sera par la suite assassiné sur ordre de Himmler. Fritsch sera blanchi, mais à ce moment-là son poste est déjà occupé par un autre.

Hitler saisit l’occasion de s’emparer du pouvoir sur l’armée, dont les dirigeants s’étaient opposés plusieurs fois à sa volonté. Outre leurs objections contre le réarmement forcé, ils avaient déconseillé la réoccupation de la Rhénanie, un risque trop grand selon eux. Le 5 novembre 1937, quand Hitler avait dévoilé son plan de s’emparer l’année suivante de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, Blomberg et Fritsch avaient fait des objections d’ordre politique et militaire. On ne saurait faire boire un âne qui n’a pas soif. Hitler voulait de l’obéissance et non des discussions inutiles. C’est pourquoi les abonnés de l’hebdomadaire Militär-Wochenblatt du 11 février 1938 purent lire à la une que le Führer et Chancelier du Reich avait émis un décret le 4 février 1938 concernant la direction des forces armées, qui commençait ainsi : « Dès aujourd’hui je commande directement et personnellement toutes les forces armées. »

Le ministère de la guerre est supprimé et remplacé par l’ « Oberkommando der Wehrmacht » (OKW, commandement suprême des forces armées), « étant mon Etat Major

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militaire, directement sous mes ordres. » Son chef aura les pouvoirs du ministre de la guerre, sous les ordres de Hitler. A ce poste est nommé Keitel.

La fonction de ministre de la guerre étant supprimée, Blomberg est mis à la retraite avec tous les remerciements selon ses mérites. Hitler ayant maintenant les trois armes sous ses ordres, il est dès l’instant généralissime. Au même moment, une dizaine de généraux fut mis à la retraite.

Ce fut donc le 4 février 1938 que l’armée perdit définitivement son pouvoir. La Gleichschaltung était totale. Plus de palabres ni d’objections de Blomberg et de Fritsch ! Hitler pouvait maintenant exécuter sans encombre le plan qu’il avait communiqué le 5 novembre : s’emparer de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie. Une semaine plus tard, il convoqua le Chancelier d’Autriche et le 12 février lui présenta un ultimatum. Le 11 mars la Wehrmacht entrait en Autriche sous les acclamations de sa population.

Les candidats à la succession de Fritsch étaient Rundstedt (62 ans), jugé trop âgé et usé, v. Stülpnagel, non loyal, Reichenau, favori de Hitler mais trop volatile, pas assez sérieux, et Brauchitsch, 56 ans, commandant la Heeresgruppe 4 à Leipzig.

« Dans ce groupe d’armées étaient concentrées toutes les unités motorisées de l’armée » (sous les ordres du general der Panzertruppen Lutz, qui avait Guderian comme chef d’E.M.) « auxquelles devait revenir le rôle déterminant en cas de la conduite d’un Blitzkrieg » écrit le mensuel Wissen und Wehr de mars 1940, à l’occasion du quarantième anniversaire du jour de l’engagement de Brauchitsch dans l’armée, le 22 mars 1900. « Selon la volonté du Führer, qui désirait un achèvement rapide de la campagne, le général d’armée von Brauchitsch dirigea les blitzartigen Operationen de l’armée allemande en Pologne. » Sa connaissance des troupes rapides fut probablement l’une des raisons de sa nomination à la tête de l’armée comme successeur de Fritsch.

Lieutenant-colonel en 1922, il avait intégré au ministère de la défense le Truppenamt, qui était en vérité le grand quartier général, interdit à l’Allemagne par le traité de Versailles. Là, il s’occupait déjà de la motorisation de l’armée, et pendant l’hiver 1923-24, il avait organisé un kriegsspiel en vue de l’emploi de troupes motorisées en coopération avec l’aviation, dont il chargea le capitaine Guderian de la direction (Guderian, Erinnerungen, p.15) Celui-ci publia les conclusions tirées de cet exercice dans le Militär-Wochenblatt n°12 du 26 septembre 1924 (pp.305-306) Il s’agissait en fait de déterminer la défense d’une colonne motorisée contre une attaque par l’aviation ennemie, une aviation militaire étant interdite à l’Allemagne. Il estima la possibilité de pertes graves moindre en cas de poursuite de la marche, que si on s’arrêtait, descendait des camions et se dispersait.

Avec Fritsch, et un peu plus tard aussi Beck, disparaît un certain nombre d’officiers d’Etat Major, ce qui est normal. Un chef s’entoure de collaborateurs qu’il connaît et qui ont sa confiance. Pour le poste de chef d’Etat Major furent en lice Halder, 51 ans, et Manstein, 48 ans. C’est Halder qui fut nommé. Manstein, proche de Fritsch et de Beck, dut quitter son poste prestigieux à Berlin et fut renvoyé dans la troupe comme commandant de la 18e division à Liegnitz en Silésie - actuellement Legnica en Pologne. La perspective d’une belle carrière s’était évanouie. Il est compréhensible qu’il ne portât pas Brauchitsch et Halder dans son cœur.

Par ailleurs on voit qu’opposer une « jeune génération » (Manstein et Guderian, son cadet d’un an) au « vieux » du OKH est un non sens. Pour se venger, il écrira après la guerre un livre plein de mensonges intitulé « Verlorene Siege » (Victoires perdues). Voir chapitre 42 pour ma critique des chapitres 4, « Die Entmachtung des OKH » (la privation du pouvoir du Haut Commandement de l’Armée), et 5, « Der Kampf um den Operationsplan » (le combat à propos du plan d’opérations). Le but de ces chapitres est, d’une part, de dénigrer Brauchitsch et son chef d’Etat Major Halder en affirmant que cette privation eut lieu à l’automne 1939

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(p.77), ce qui est un mensonge manifeste : comme on vient de le voir, cela eut lieu le 4 février 1938. D’autre part, de se vanter d’être l’auteur du plan de campagne exécuté en mai 1940, ce qui est un autre mensonge. On verra que son plan restera lettre morte.

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CHAPITRE 36

L’organisation allemande en 1939 Commandant suprême des Armées (généralissime)

A d o l f H i t l e r Oberkommando der Wehrmacht

(OKW) Chef d’Etat Major : Wilhelm Keitel Chef Bureau operations : Alfred Jodl Chef adjoint : Walter Warlimont

Oberkommando des Heeres

(OKH) Commandant en chef de

l’Armée de terre : Walther v. Brauchitsch

Chef d’Etat Major : Franz Halder

Luftwaffe

Herman Göring

(également ministre de l’économie)

Marine

Erich Raeder

Heeresgruppe « Nord » (H.Gr. B) (groupe

d’armées) Commandant en chef : v.

Bock Chef d’Etat Major : v.

Salmuth

H.Gr. « Sud » (H.Gr. A)

C.dt en chef : v.

Rundstedt Chef d’E M : v.

Manstein après février :

v.Sodenstern

H.Gr. C C.dt. en chef : v.

Leeb Chef d’EM : v.

Sodenstern après février : Felber

Armée

Armeekorps (AK)

Division Infanterie (ID) Infanterie motorisée (Mot.)} Schnelle Truppen Blindée (Pz) } (Forces rapides)

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Keitel est en fait un chef de bureau, chargé de l’organisation interne de l’OKW. En dehors de cela il n’a aucun pouvoir de commandement. Il est un outil docile aux mains de Hitler. D’où son surnom de « Lakaitel » (Lakai = laquais). Jodl est conseiller principal de Hitler pour les questions militaires et l’unique personne qui a sa confiance, tout au moins au début de la guerre.

L’OKW a trois bureaux :

1. Wehrmachtführungs-Amt (W.F.A.) (direction des forces armées) Chef : le Général Major (général de brigade) Alfred Jodl.

2. Amtsgruppe Auslandsnachrichten und Abwehr (2e bureau : renseignements, espionnage, contre-espionnage) Chef : l’Amiral Wilhelm Canaris. Chef d’Etat Major : le colonel Oster (c’est lui qui passera les 17 ordres d’attaque à l’attaché militaire hollandais)

3. Amtsgruppe Wehrwirtschafts-Stab (économie et production de guerre) Chef : Général Major Georg Thomas. Il est en contact étroit avec le ministre de l’économie, Göring.

Ad 1 : Le W.F.A. comprend trois sections, dont la première, Abteilung Landesverteidigung (défense du territoire) est en fait le bureau Opérations. Son chef est le colonel Walter Warlimont, en même temps chef-adjoint de Jodl. Le chef de la sous-section Armée est le lieutenant colonel v. Loszberg. On trouve en outre les sous-sections Luftwaffe et Marine.

Ad 3 : L’OKW surveille directement l’économie et la production de guerre, qui lui sont complètement subordonnées. Ainsi est-on toujours au courant de l’état des stocks de munitions, hydrocarbures, caoutchouc, armes de toutes sortes et autres matériels et moyens de transport. On est au courant de la capacité de l’industrie et on peut directement placer des commandes selon la nécessité du moment. Naturellement, il est impossible de préparer une offensive sans disposer de ces données. Göring, dans sa veste de ministre de l’économie, a la haute main sur sur l’économie entière du Reich. La Luftwaffe sera toujours servie en priorité.

En outre, il existe un petit groupe d’études, un « think tank », attaché à l’OKW, composé de représentants des trois armes. Peuvent y participer selon le cas les trois commandants en chef et/ou leurs chefs d’E.M. respectifs. Ce groupe doit fournir les éléments de décision de Hitler dans sa veste de généralissime, préparer ses directives pour la conduite de la guerre et les élaborer.

L’OKH est composé d’un certain nombre de bureaux, dont les plus importants sont : 1° direction de l’armée, 2° formation, 3° organisation, 4° armées étrangères et 5° science de la guerre. Chaque bureau est dirigé par un Oberkwartiermeister. Le général v. Stülpnagel est Oberkwartiermeister 1, sous le ressort duquel se trouve notamment le bureau opérations dirigé par le colonel v. Greiffenberg.

Il y a donc des contacts et des échanges d’idées permanents entre Brauchitsch, Halder, Jodl et d’autres officiers de l’OKH, de la Luftwaffe, de la Marine et de l’OKW. Tous sont des militaires de haut rang, brevetés d’Etat Major, qui se connaissent bien et qui tous ont étudié Clausewitz à fond. Leurs idées font leur chemin vers Hitler par l’intermédiaire de Jodl.

Il est normal que les décideurs, militaires, politiques, industriels ou autres s’entourent de conseillers et qu’ils prennent les idées qui leur semblent les meilleures pour les présenter ensuite comme étant les leurs. Il est donc impossible de savoir exactement à qui pourrait être attribuée la paternité des décisions de Hitler.

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CHAPITRE 37

La réalisation d’un plan de campagne

« Quand l’idée d’une offensive surgissait, l’E. M. cherchait d’abord systématiquement s’il y avait d’autres possibilités, et si celles-ci étaient moins bonnes ou meilleures. Ensuite on se faisait une idée nette des pensées de l’adversaire, on imaginait ce que celui-ci ferait et on évaluait d’après cela ses propres perspectives. S’il s’était établi que la pensée initiale était effectivement la meilleure, on commençait à essayer sur la carte les déplacements des forces concevables, on faisait une analyse la plus réaliste possible des rapports sur l’état des forces présentes et de celles qu’on pouvait attendre, un calcul le plus objectif en kilomètres, altitudes du terrain, profondeur et largeur des fleuves, en tonnes et en mètres cubes, en capacités de voies ferrées et de routes. On calculait l’effet attendu de l’artillerie et de l’aviation et la réaction de l’ennemi à laquelle on pouvait s’attendre, et les forces dont on aurait besoin à cause de cela. Finalement on faisait une pondération de tous les facteurs favorables et défavorables auxquels on pouvait s’attendre. On devait s’occuper d’innombrables données, parfois incalculables et imprévisibles, mais que, grâce à une expérience de longue date, on pouvait quand même évaluer plus ou moins exactement. Dans cette opération la fantaisie et l’inspiration étaient exclues, et le moral et la volonté du commandement et de la troupe n’étaient que deux facteurs dans cette froide réalité. A la fin il fallait réduire tous ces facteurs au même dénominateur et en tirer la conclusion : avec un tel nombre de troupes, une telle quantité de provisions, avec un tel support d’artillerie et d’aviation, selon toute probabilité, on peut atteindre tel ou tel résultat du but poursuivi. » (Schramm, p.141)

D’un grand intérêt est ce que Jodl dit sur ce sujet dans le mémorandum qu’il dicta dans la prison de Nuremberg en attendant d’être pendu :

« Parmi les nombreuses notions, qui sont plus fréquemment utilisées que réfléchies, figure le mot stratégie. Presque tout le monde le connaît, presque tout le monde le prononce, mais beaucoup de monde serait incapable de répondre à la question : qu’est-ce que la stratégie ? On en parle parce qu’on sait ou devine que le succès ou l’insuccès de la stratégie dans la guerre décide aussi de son destin. Ainsi elle concerne tout le monde directement, elle est plus accessible que les problèmes tactiques des batailles. On aime la juger ou la critiquer, même les officiers le font, pour autant qu’ils n’appartiennent pas au Grand Quartier Général. C’est étonnant. [c’est moi qui souligne : Jodl pense-t-il à Manstein qui critique le plan de campagne de l’OKH?]

Faut-il attaquer tôt avec des forces faibles ou plus tard avec des forces plus puissantes. Faut-il placer le centre de gravité sur l’aile droite ou sur l’aile gauche. Faut-il attaquer de front et ne pas encercler, ou bien ne pas attaquer du tout. Faut-il dégarnir encore plus des fronts secondaires. Faut-il se contenter de les défendre seulement, ou bien attaquer pour fixer l’ennemi, ou bien les faire se replier complètement derrière un secteur du champ de bataille.

Tout cela ce sont en effet des problèmes de commandement militaire et opérationnel, que celui qui aime critiquer préfère passer sous silence. Parce que, même pour parler de ces choses-là, on a besoin de cartes qui montrent la situation, et de données sur ses propres forces et celles de l’ennemi, sur l’état de ses troupes, leur équipement et leur armement, sur leur stock de munitions. Mais ce sont des secrets qui restent cachés dans les notes et les cartes d’Etat Major. Et même quand ils sont rendus publics dans des exposés de l’histoire de guerre, ils n’allument jamais la même passion du grand public que les plans stratégiques ou les problèmes de la guerre. […] Clausewitz pouvait définir la notion de stratégie très

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simplement : Strategie ist die Lehre vom Gebrauch der Schlachten zu dem Zwecke des Krieges » Nonobstant la perspective prochaine de la corde, il cite presque textuellement ce que Clausewitz a écrit : Stategie « ist der Gebrauch des Gefechts zum Zweck des Krieges » - l’usage de l’engagement aux fins de la guerre (1.3.1) Mais la guerre totale englobe la gestion de l’Etat dans son ensemble (Schramm, pp.147-148), voir chapitre 1.

Il doit maintenant être clair qu’un plan de campagne ne peut être décidé qu’au niveau le plus élevé, l’OKW.

C’est là uniquement que sont représentées toutes les forces armées par des officiers qui ont appris la théorie du travail d’Etat Major et dont la plupart l’a pratiquée pendant la Grande Guerre. Les perdants sont plus enclins à apprendre par leurs fautes que les vainqueurs.

C’est là uniquement que sont disponibles toutes les données sur l’état de ses propres forces dans tous les détails.

C’est là uniquement qu’est concentré le renseignement sur les forces adverses : on y dispose de cartes d’Etat Major très détaillées, de données sur les capacités des routes, chemins et sentiers, de données sur les ponts et les fleuves, etc., indispensables quand on prépare une offensive.

C’est là uniquement que se trouvent les données sur la production militaire, les munitions, l’essence, les armes, les moyens de transport, etc.

C’est là uniquement qu’on dispose d’une vue d’ensemble.

De L’OKW émanent les directives générales (Weisungen), qui sont les bases de l’offensive à préparer par l’OKH en étroite coopération avec l’OKW. L’Etat Major de celui-ci étant trop restreint pour élaborer les détails de l’exécution, ce travail incombe à l’OKH où se trouve un grand Etat Major sous la direction de Halder, composé d’officiers formés à ce travail et disposant de toutes les données nécessaires. On trouve ces détails dans les Aufmarschanweisungen de l’OKH, ordres de concentration, et comportant les objectifs de l’offensive qui sera exécutée sous les ordres du Commandant en Chef de l’Armée, Brauchitsch. Elles sont donc purement tactiques, et destinées aux commandants des Groupes d’Armées et des Armées.

Il est évident que les Etats Majors de ces unités n’ont aucune mission stratégique, pour laquelle ils ne sont pas équipés. Il faut bien tenir compte de ce qui précède en lisant la suite, et notamment les mensonges de Manstein, qui était chef d’Etat Major d’un Groupe d’Armées.

Ces mensonges sautent aux yeux du lecteur muni d’une certaine connaissance de Clausewitz – où l’ on trouve le plan définitif, Fall Gelb IV, qui sera exécuté le 10 mai 1940, dans tous ses détails -, qui lit attentivement l’œuvre de Manstein et les memoranda qu’il a envoyés à l’OKH, et qui a bien étudié les quatre plans Fall Geb I-IV, cartes à l’appui. Mais ces mensonges sont quand même généralement crus. Pourquoi ?

Qu’a fait Manstein ? De tout le travail réalisé au Grand Quartier Général, comme l’expose Schramm, et de tous les problèmes de commandement mentionnés par Jodl, qu’il connaît naturellement très bien ayant occupé la fonction de 1° Quartiermeister à l’OKH, il ne souffle mot. Cela n’intéresse personne. Il écrit pour le grand public, qui ne sait rien de ce travail de bénédictin, un public qui veut un livre sur la stratégie, dont par ailleurs il ne sait rien non plus. Et il raconte le genre d’histoire qu’aime le grand public : l’histoire d’un jeune général pourvu de fantaisie et l’inspiration, mais relégué au second rang, qui trouve tout seul le plan génial, dont ses supérieurs, de la vieille génération, inaccessibles aux idées nouvelles, ne veulent pas. Et cocorico ! Il a l’occasion d’exposer son plan au chef suprême qui comprend tout de suite son génie et, plus perspicace que ses généraux, leur donne l’ordre d’exécuter son plan, ce qui est fait avec un résultat foudroyant.

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Belle histoire, non ? Un certain nombre d’auteurs se délecte à la raconter, l’un la reprenant de l’autre. On a déjà constaté un phénomène semblable au sujet du livre de Chauvineau. Ainsi cette histoire est devenue une légende. La légende n’est-elle pas plus belle que la réalité, en général assez banale ? Effectivement, le plan qui fut exécuté avec succès n’était qu’une très banale action sur le flanc et les arrières de l’adversaire, ce qu’on a vu mille fois dans l’histoire militaire.

CHAPITRE 38

Les directives n°1, 2 et 6 de l’OKW et celle du 17 septembre de l’OKH

Les documents cités dans ce chapitre sont, sauf indication contraire, de Jacobsen, « Dokumente zur Vorgeschichte des Westfeldzuges 1939-1940 » (Dok). L’exemplaire en ma possession a été annoté par le General der Panzertruppen Walther Nehring, auteur de « Panzervernichtung », « Heere von Morgen » et de nombreux articles ; en 1939 colonel, chef d’Etat Major de Guderian, par la suite commandant de l’Afrika-Korps allemand.

Les citations de Halder sont celles de son « Kriegstagebuch » (journal de marche)

Directive n°1, le 31 août 1939 : La Pologne sera attaquée le 1er septembre à l’aube, 4.45 heures. Hitler est convaincu que « la France et l’Angleterre ne marcheront pas » (Halder, p.48) A l’ouest on ne fait absolument rien. On reste l’arme au pied.

Directive n°2, le 3 septembre : Ils ont marché quand même. Tout d’abord terminer vite et victorieusement la campagne de Pologne. A l’ouest on ne fait toujours rien. Ce « tout d’abord » est de mauvais augure. Cela annonce une suite. Mais laquelle ? Pendant ce temps à l’OKH on est serein. En France, la mobilisation générale vient de commencer et on peut s’attendre à la même concentration qu’en 1938 face à l’Allemagne. Par ailleurs les Alliés ont garanti la neutralité de la Hollande, de la Belgique et du Luxembourg, et il est invraisemblable qu’ils entreront dans ces pays. A l’ouest on peut dormir sur ses deux oreilles. Les craintes de quelques uns d’une offensive française étaient basées sur l’ignorance de la réalité. « Le gouvernement français n’a rien d’héroïque » note Halder le 7 septembre (p.65)

Directive du 17 septembre de l’OKH (« ce jour-ci Brest-Litowsk est tombé entre nos mains » note Nehring) Brauchitsch donne l’ordre « pour la transmutation de l’armée en vue de la guerre défensive à l’ouest.» Elle se fera « selon les règlements pour la guerre de position. » L’affaire polonaise est réglée. Les pertes ont été considérables en hommes et en matériel. Les véhicules ont beaucoup souffert des mauvaises routes polonaises, et ils ont besoin d’un grand entretien, il faut transporter les troupes à l’ouest et les regrouper. On est incapable de lancer une offensive en ce moment. Mais le 25 septembre Halder apprend « l’intention du Führer d’attaquer à l’ouest » (p.84) et le 27 septembre Hitler convoque les commandants en chef des trois armes et leurs chefs d’E. M. à 17 heures, pour écouter un long discours dont le point culminant est sa décision d’attaquer à l’ouest sans beaucoup attendre. La raison de cette hâte est qu’il craint une pénétration des Alliés en Belgique et en Hollande. Ils peuvent se contenter de marcher jusqu’à la frontière allemande, où ils seront dans 10-12 heures. Alors ils peuvent détruire la Ruhr par leur artillerie lourde. Donc il faut y être les premiers. « Même si notre victoire est limitée (c’est moi qui souligne) à la mainmise sur ces deux pays, elle est dans notre intérêt [pour mener une guerre offensive contre l’Angleterre] par la Luftwaffe et la Marine. » Après son discours, Hitler claque la porte et les généraux rentrent bredouilles.

Halder met son E.M. au travail, mais il apparaît qu’une offensive à ce moment-là est impossible. L’infanterie n’est pas au point, les munitions ne suffisent que pour 14 jours de

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combat et pour un tiers des divisions seulement ; la réserve elle aussi n’est que de 14 jours. Les chars non plus ne sont pas prêts à être engagés. L’artillerie française est 5 à 6 fois supérieure à celle de l’Allemagne et « hervorragend », excellente. La Luftwaffe ne peut attaquer à cause du mauvais temps. Göring veut attendre le printemps 1940. Le nombre de sous-marins ne sera suffisant qu’à la fin de l’été 1941 (Halder, 3/10-8/10, pp.96-99)

Le 7 octobre Hitler dit à Halder : « Il faut devancer (les Français) par une opération qui cherche la décision ; mais il faut aussi attaquer si celle-ci n’est pas atteinte et si l’on a dû se contenter seulement d’établir une ligne protégeant la Ruhr » (p.99) (c’est moi qui souligne)

Le 9 octobre apparaît la directive n°6 de l’OKW

a) « A l’aile Nord du front de l’Ouest il convient de préparer une opération d’attaque à travers les territoires luxembourgeois, belge et hollandais. Cette attaque doit être effectuée avec le maximum de puissance et le plus tôt possible.

b) Le but de l’opération d’attaque est de battre une fraction aussi importante que possible de l’armée française et de ses alliés, et en même temps de gagner une région aussi grande que possible de la Hollande, de la Belgique et du nord de la France comme base pour une guerre aérienne et navale prometteuse contre l’Angleterre, et comme glacis avancé du bassin de la Ruhr, qui est d’un intérêt vital.

c) Le moment de l’attaque dépend de la disponibilité des unités blindées et motorisées, qui doit être accélérée avec un effort de toutes les forces, et il dépend aussi du temps qu’il fera à ce moment-là. »

Donc, le but de l’opération n’est pas une victoire totale. Il s’agit d’un but limité.

Le même jour, Halder note : Offensive à l’Ouest le 25.11, sauf en cas de mauvais temps. (p.100)

CHAPITRE 39

Le mémorandum de Leeb. 11 octobre 1939

Quand Wilhelm Joseph Franz, Ritter von Leeb, General-Feldmarschall à partir du 19 juillet 1940, commandant le groupe d’armées C, apprend les intentions de Hitler, il adresse le 11 octobre une lettre à Brauchitsch dans laquelle il exprime ses graves inquiétudes pour l’avenir ; il y ajoute un mémorandum dans lequel « beaucoup de ce qui a déjà été dit est redit en résumé. » Nehring y note en marge : « Sehr offen und anzuerkennen. Aber manche Fehler ! » (Très ouvert et appréciable. Mais plusieurs erreurs !)

L’erreur principale de Leeb est qu’il surestime largement la qualité de l’armée française et de son commandement, ainsi que celle des fortifications le long de la frontière franco-belge et du canal Albert.

Son mémorandum, présenté ici sous forme abrégée, se divise en quatre chapitres :

1. Les perspectives militaires. a) Le but de détruire la force militaire de l’Angleterre et de la France de telle façon

qu’elles soient prêtes à conclure la paix ne peut pas être atteint. (Clausewitz : « détruire les forces militaires et conquérir le territoire ne signifient pas la cessation de la guerre, c'est-à-dire de la tension hostile et des opérations hostiles, tant que la volonté de l’ennemi n’est pas également jugulée, c'est-à-dire tant que son gouvernement et ses alliés ne sont pas décidés à signer la paix, ou son peuple à se soumettre. » 1.1.2)

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Or, prévoit Leeb, la ténacité, surtout des Anglais, et aussi des Français, à la remorque des Anglais, garantit qu’ils iront jusqu’au bout quand ils seront agressés. Leur comportement pendant la Grande Guerre l’a prouvé. « Wie sich erwisen hat ! » (Comme on l’a vu !) note Nehring ici.

b) Les Belges ont déjà concentré plus de la moitié de leurs forces dans la zone Liège-Anvers. Ils n’abandonneront pas la forteresse Liège et la zone bien fortifiée du canal Albert sans combat. On ne peut donc pas surprendre les Français, qui auront le temps d’avancer en Belgique pendant que les Belges résisteront.

c) Les Français sont bien protégés par leurs fortifications à l’est de Montmédy. Leurs fortifications à l’ouest de cette ville, bien que probablement encore inachevées, peuvent considérablement retarder les troupes qui les attaqueront. Nous nous retrouverons là en face de troupes de l’infanterie et de l’artillerie probablement supérieures.

d) Il est impossible de fixer des forces ennemies considérables sur leur très forte ligne Maginot par des attaques de notre 1e Armée. Elles peuvent tenir avec des forces faibles.

e) On ne sait pas encore si les Alliés rentreront en Belgique, et s’ils le font, à quel endroit exactement. Il est alors peut-être possible de les faire reculer jusqu’à la frontière, mais en aucun cas le commandement français – qu’on ne doit pas comparer à son homologue polonais – ne se fera battre en avant de ses fortifications. (« Doch ! das hat sie getan » Pourtant, il l’a fait ! note ici Nehring)

De toute façon, à un certain moment, on atteint le stade d’épuisement.

On ne peut pas s’attendre à ce que nos blindés aient contre les Français le même élan que contre les Polonais, vu la bonne qualité de l’armée française et de son commandement, qui ne doit pas être sous-estimée. Ici, Nehring note, non sans raison, « Unsinn » (un non sens) ; mais c’est à posteriori.

Ensuite Leeb signale le problème des deux centres de gravité qui ne peuvent pas être unis, dont Clausewitz juge qu’alors « l’écrasement de l’ennemi sera en général tout à fait hors de question » (3.8.4). Outre la France, il y a l’Angleterre, qui devra être vaincue par la Luftwaffe et la Marine. Il est douteux qu’une guerre aérienne puisse être décisive : on n’a pas d’expérience en la matière. Quelques brèves batailles aériennes puissantes ne suffiront certainement pas. Quant à la Marine, elle est trop faible pour intervenir de façon décisive dans le déroulement des événements.

Ici, Nehring est d’accord : Richtig », (exact) a-t-il noté.

2. Les conséquences politiques

Nous n’aurons pas de nouveaux alliés. L’Italie est déjà neutre. Par nos armes, la Russie a obtenu ce qu’elle voulait et a ainsi gagné une influence directe en Europe centrale. Son attitude envers les puissances occidentales est incertaine. Plus nous nous engagerons à l’ouest, plus la Russie sera libre de ses décisions. (Il ne croit pas la fable d’une conspiration entre Hitler et Staline pour se partager l’Europe)

Du côté de nos ennemis, on trouve la Belgique et plus tard aussi les Etats-Unis. Les dominions feront tout pour soutenir leur mère patrie. Nous n’avons pas de réserves. Les divisions du 3e et 4e Welle sont incapables d’attaquer.

Il est évident que les Alliés souhaitent notre attaque. Il s’agit alors pour eux de défendre la patrie, ce qui leur donnera le moral qui leur manque aujourd’hui.

La grande dépense des forces pour une attaque sera de notre côté, la dépense moindre sera pour les défenseurs. (Clausewitz et Chauvineau disent la même chose) Ce sera d’une importance considérable pour la politique intérieure de la France.

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Notre peuple sera très déçu par une attaque. La solution de la question polonaise par la force n’a pas trouvé un écho dans la masse du peuple allemand, et les sacrifices humains qui ont été consentis là-bas sont très mal supportés. (Un de ses fils a été tué) Les événements militaires à l’Est ont été suivis avec peu d’intérêt. Quelle différence avec l’ambiance de 1914 !

A cause de la discipline du peuple allemand et de son inébranlable confiance en l’amour de la paix par le Führer, on a supporté la guerre polonaise docilement. Mais après la fin de cette campagne, le peuple entier a un profond désir de paix. (Nehring est d’accord avec cette analyse : « Ja » a-t-il noté. On voit que par une propagande efficace il est possible de faire croire aux gens n’importe quoi).

3. Les conséquences économiques Une guerre de position entraînera pour nous un effort économique considérable. On se

souvient de la Material-schlacht (bataille du matériel) de la Grande Guerre. Dans une attitude d’attente on peut renvoyer une grande partie de l’armée dans les usines.

La violation de la neutralité hollandaise et belge peut influencer défavorablement l’attitude d’autres Etats neutres, et en particulier de la Russie. L’Angleterre ne renoncera en aucun cas à une guerre économique.

4. La situation dans une attitude d’attente Si l’armée reste, en nombre suffisant, l’arme au pied, elle est inattaquable. Une victoire

militaire anglo-française est impossible. Les Anglais et les Français le savent. Eux aussi attendront que nous leur rendions le service d’une attaque sans issue.

L’attente nous permettra de produire l’armement nécessaire pour une guerre longue. Le peuple allemand comprendra que nous sommes contraints de rester en guerre uniquement à cause de l’attitude intransigeante de l’Angleterre et il supportera les privations qui en résulteront. En cas d’attaque alliée, on saura qu’il s’agit de la défense de la patrie.

Finalement, et c’est le plus important, le gouvernement du Reich conserve l’armée complètement intacte dans toutes les négociations à venir. Il ne peut pas être contraint d’accepter des conditions de paix défavorables.

Ce que Leeb conseille, c’est « la suspension de l’acte de guerre » qui, selon Clausewitz, « est en contradiction avec sa propre nature » (1.3.16). Il le fait à cause de « la supériorité de force de la défense », qui « amène de temps en temps une suspension complète.» « A peut se sentir trop faible pour attaquer B, ce qui ne veut pas dire que B soit assez fort pour attaquer A. Le supplément de force dont dispose la défense non seulement se perd lorsqu’on passe à l’attaque, mais de plus profite à l’ennemi […] C’est pourquoi il peut arriver qu’au même moment les deux camps non seulement se sentent, mais sont réellement trop faibles pour attaquer. » (1.3.16)

Leeb et tous ses collègues ont ce sentiment. Et Leeb ne veut pas attaquer du tout.

Mais il y a Hitler…

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CHAPITRE 40

FALL GELB I - 19 octobre 1939 – 29 octobre 1939

Le 13 octobre, le plan est prêt. Bien sûr, tout dépend du dispositif de l’ennemi.

Celui des Belges est bien connu. Le pays fourmille de « faux Turenge », de « touristes » allemands. Or, le gros de l’armée est concentré au nord-est d’une ligne Gand-Bruxelles-Liège : le VIe corps à Gand, le Ve corps à Anvers, le Ier corps à Tongres, les IIe et IVe corps derrière le canal Albert, le IIIe corps à Liège.

Au sud de cette ligne, il n’y a que le VIIe corps à Namur et les chasseurs ardennais dispersés dans les Ardennes.

L’estimation de la situation des Français le 09 septembre 39 est la suivante : entre Montmédy et le Rhin les 3e, 4e et 5e Armées. Entre Montmédy et Landrecies, deux ou trois divisions motorisées, deux divisions de cavalerie et une nord-africaine seulement. A l’ouest de Landrecies : rien. Les 80 kilomètres entre Liège et Givet sont donc défendus par quatre divisions belges au plus. Sauf à Namur, aucune fortification. Il existe un grand trou entre les Belges et les Français.

Donc la solution est simple : le débordement s’impose.

On cherche la bible des militaires allemands dans la bibliothèque, et on l’ouvre au chapitre XXIV du livre VI :

« Action contre un flanc »

Là, Clausewitz écrit notamment : « Il nous reste à commenter l’action dirigée contre la ligne de retraite de l’ennemi […] Or, quand l’action dirigée contre la ligne de retraite ennemie n’est pas une pure démonstration mais répond à des intentions sérieuses, elle ne peut aboutir qu’à une bataille décisive, ou du moins à des conditions qui permettent une bataille décisive, et c’est précisément dans cette solution que se retrouvent les deux éléments de réussite et de danger accrus. »

Voici comment la réaliser : « Le général divise ses forces, une partie servant à menacer les arrières ennemis par une position d’enveloppement, l’autre à menacer son front. » Au cas où « la retraite est réellement coupée, il s’en suit la capture ou dispersion d’une grande partie de l’armée ennemie. » Cette action correspond au meilleur emploi des forces : « elle accroît le succès mais aussi les risques », qui sont justifiés quand on possède « une supériorité physique et morale qui permet de recourir aux grands moyens » et quand l’adversaire « manque de dynamisme »

C’est un vieux truc, déjà utilisé à l’époque de Sun Tzu, comme on le verra : on fixe l’armée ennemie par une attaque de front et on le déborde pour couper sa retraite. « Une chose aussi naturelle que le contournement de l’ennemi, qui s’est vue mille fois, ainsi que des dizaines d’affaires semblables, n’apparaissent plus comme des exploits nécessitant un grand effort intellectuel » (1.1.3) « Considérer comme un trait de génie le contournement d’une position à cause de sa nouveauté, comme on l’a fait si souvent, nous paraît parfaitement ridicule ; n’empêche que cette initiative créatrice est un acte nécessaire qui contribue essentiellement à déterminer la valeur de l’examen critique » (Clausewitz, 1.2.5)

Le plan qui sera exécuté en mai 1940, Fall Gelb IV, est basé sur le même principe, simple et éprouvé, avec comme résultat l’enveloppement de toutes les forces alliées en Belgique et « leur capture ou dispersion » Ce sera « le coup principal »

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Donc, le 19.10.39 émane de l’OKH la directive « Aufmarschanweisung Gelb (« Umschwung der bischerigen Auffassung ! » revirement de l’opinion qui prévalait jusqu’ici note Nehring (Jacobson, Dok p.41))

1. « Intention générale : l’attitude des puissances occidentales peut nécessiter une offensive allemande dans l’ouest (Nehring, sarcastique : « Ganz neue Erkenntnis des OKH !! » découverte toute récente de l’OKH) Alors l’attaque sera exécutée avec toutes les forces disponibles. » (C’est moi qui souligne) « Agir aussi concentré que possible » (Clausewitz, 3.8.9)

Le but de cette attaque sur l’aile nord du front de l’ouest à travers les territoires hollandais-belge-luxembourgeois sera de battre une fraction aussi importante que possible de l’armée française et de ses alliés, et en même temps de gagner une région aussi grande que possible de la Hollande, de la Belgique et du nord de la France comme base pour une guerre aérienne et navale prometteuse contre l’Angleterre, et comme un glacis avancé du bassin de la Ruhr (C’est moi qui souligne) Il s’agit là d’une copie de la directive n°6 de l’OKW. du 9 octobre.

2a. L’attaque sera exécutée sous mes ordres ( Brauchitsch) par le détachement d’armée N et les H.Gr B et A, avec comme premier but, tout en éliminant les forces hollandaises, de battre le maximum de forces de l’armée belge dans la zone des fortifications frontalières, et en concentrant rapidement des unités puissantes – en particulier rapides – en Belgique septentrionale et centrale, de créer les conditions permettant de poursuivre l’attaque sans répit avec une aile nord puissante, afin de s’emparer rapidement de la côte belge (C’est moi qui souligne).

Le détachement d’armée N et les H.Gr B et A se rassemblent entre Rheine et Mettlach, au sud de Trèves, à 300 kms au sud de Rheine.

2b. Le détachement d’armée N est concentré contre la Hollande. La H.Gr B comprend du nord au sud la 2e, la 6e et la 4e armée. Au sud de ce groupe se

trouve la H.Gr A, qui comprend du nord au sud la 12e et la 16e armée La H.Gr C occupe avec un minimum de forces un front défensif en face de la ligne

Maginot avec la 1ère et la 7e armée. 3. Les ordres pour le front d’attaque :

3a. Le détachement d’armée N attaquera en direction générale d’Utrecht et gagnera la ligne de la Grebbe. Toute possibilité de foncer en direction d’Amsterdam et de Rotterdam est à exploiter.

3b. La H. Gr B percera les fortifications belges au nord et au sud de Liège ; elle portera ses forces au-delà du canal Albert et de la Meuse de Liège-Namur, et les concentrera dans la zone nord et sud de Bruxelles de façon à pouvoir attaquer plus à l’ouest et pouvoir pousser des forces rapides et puissantes de la région d’Anvers vers la zone Bruges-Gand et la côte belge.

Il faut empêcher que l’ennemi ne s’échappe d’Anvers et de Liège. Les régions fortifiées, tenues par l’ennemi sont à investir.

La 2e armée (4 ID), traversant la Meuse entre Nimègue et Arcen (à 45 kms au sud), attaquera en direction générale d’Aerschot (à 30 kms au sud-est d’Anvers) avec mission de couvrir l’attaque de la 6e armée contre une action venant de la zone d’Anvers.

La 6e armée (7 ID et 3 Pz.) avancera de la ligne Venlo-Aix-la-Chapelle de telle sorte qu’elle puisse franchir la Meuse rapidement, et percer les fortifications frontalières belges aussi vite que possible. Direction générale de l’attaque : Tirlemont (30 kms à l’est de Bruxelles) Elle investit Liège du côté nord.

La 4e armée (9 ID et 3 Pz) attaquera la ligne de la Meuse entre Liège et Namur avec le gros de ses forces, et la percera. Il est essentiel de prendre pied aussi vite que possible sur la rive nord de la Meuse et d’assurer un afflux rapide des forces aussi puissantes que possible sur la rive nord du fleuve.

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Poursuite de l’attaque en direction nord-ouest suivant les instructions du groupe d’armées. L’armée investit la position de Liège à l’est et au sud, et se prépare à le faire aussi à l’ouest. Déployer de faibles forces contre Namur. Les réserves de la H.Gr B sont 7 ID, 2 Mot. et 2 Pz.

3.c La H.Gr A couvrira l’attaque de la H.Gr B contre une attaque ennemie provenant du sud et du sud-ouest. Il poussera son aile droite aussi vite que possible au-delà de la Meuse au sud de Namur, pour couvrir ou élargir au sud de la Sambre, suivant instructions de l’OKH, la suite de l’offensive de la H.Gr B vers l’ouest.

La 12e armée (8 ID, 1 Mot. et 1 Pz) percera les fortifications frontalières de part et d’autre de Bastogne, et forcera le passage de la Meuse avec une forte aile droite entre Namur et Fumay (inclus). Son aile gauche gagnera et tiendra la coupure Meuse-Semois en aval de Bouillon (inclus). Namur est à investir en coopération avec la 4e armée.

La 16e armée (10 ID), en poussant son aile droite rapidement en avant, gagnera la ligne générale : Semois (en amont de Bouillon), région sud d’Arlon et de Luxembourg, pour couvrir sur cette ligne le flanc sud de l’ensemble de l’offensive. Elle se mettra en liaison par sa gauche avec la ligne fortifiée de la Sarre, en accord avec la 1ère armée.

Les réserves de la H.Gr A sont 6 ID.

4. Directives générales Les armées d’attaque auront à compter initialement non pas tant sur des forces ennemies

puissantes et d’une grande valeur que sur un grand nombre d’obstacles techniques (rivières, canaux, toutes sortes de barrages, lignes de fortifications) et sur des forces aériennes de combat. Des préparations doivent être prises avec le plus grand soin et dans les moindres détails pour triompher rapidement de ces obstacles. Foncer implacablement avec toutes les unités qui ont percé le front dans la direction du but à attaquer, et un appui rapide de forces amenées en renfort, voilà la seule façon de faire tomber rapidement la totalité du premier front défensif. Ultérieurement, il s’agira de disloquer des renforts qui accourent, par des attaques implacables en coopération avec l’aviation, et d’empêcher ainsi la constitution de groupements de contre-offensive puissants. Des frappes brusques par des unités rapides offrent alors de bonnes chances de succès. Rétablir en toute hâte les passages à travers des rivières et des canaux, et une organisation rigoureuse de la circulation est d’une importance particulière. »

Voilà l’essentiel de la directive. Elle répond parfaitement aux intentions de Hitler.

Le terrain est bien connu. On l’avait occupé de 1914 à 1918. Et la région située au nord-ouest de Liège avait laissé quelques souvenirs désagréables, notamment dans la cavalerie, comme on le verra au chapitre 71.

Guderian, toujours fasciné par les opérations des grandes formations de cavalerie, a décrit la bataille de Haelen avec tous ses détails dans « Achtung – Panzer ! » En considérant, dans le sillage de Clausewitz, le terrain comme facteur décisif, il en donne une description minutieuse.

La région est parsemée de petites villes et de cours d’eau, tels la Gette, un obstacle en soi, la Diemer, dix mètres de large et deux mètres de profondeur, la Nethe, d’autres rivières et des pâturages marécageux. La visibilité est restreinte à cause des rangées d’arbres et de haies. En 1939, le canal Albert, désigné comme un fossé anti-chars et qui vient d’être terminé, augmente encore les difficultés.

Dans son grand mémorandum (Denkschrift) du 9 octobre, Hitler avait dit notamment : « en aucun cas les blindés ne devraient se perdre dans le labyrinthe des interminables rangées de maisons des villes belges. »

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Bien sûr, imprégnés des doctrines de Clausewitz, les généraux auraient préféré « la défaite de l’ennemi » qui « devrait toujours être le but de la guerre » (3.8.4) et cela de préférence « en un seul coup principal » (3.8.4) Mais alors « nos forces militaires doivent être suffisantes : 1° pour remporter une victoire décisive sur celles de l’ennemi ; 2° pour fournir la dépense de force nécessaire si l’on poursuit la victoire jusqu’au point où l’établissement d’un équilibre n’est plus concevable » (3.8.4)

Or, les forces allemandes ne le sont pas. De toute évidence, en donnant l’ordre d’une offensive à but limité, Hitler s’est rendu compte que pour le moment ses forces sont insuffisantes pour le « coup principal » Il faudra donc se contenter d’un petit coup : éliminer uniquement les forces hollandaises et belges, et empêcher ce que souhaitent les Français : « recueillir une vingtaine de divisions belges […] et des forces hollandaises, si l’aile marchante allemande les rejetait vers nous » (Doumenc, pp.32-34) ; et en passant, battre les forces alliées qui viendraient au secours des Belges.

Donc, la 2e armée protège le flanc droit de la 6e armée, la 6e armée sert à menacer le front belge et à le percer, et la 4e armée sert à menacer les arrières de l’ennemi et à couper sa retraite. Cette manoeuvre sera effectuée par une action enveloppante, qui « doit toujours être considérée comme la plus efficace » (Clausewitz 2.6.9) D’un seul coup, elle arrive dans le dos de cinq corps belges, « d’où capture ou dispersion d’une grande partie de l’armée ennemie […] et la perte des territoires s’ensuit d’elle-même » (idem 3.6.27)

Dans une bataille offensive, l’armée ennemie est encerclée, et l’action est orientée vers son centre » (idem 2.6.9) Les Belges auraient eu « l’inconvénient d’avoir à se battre de deux côtés à la fois [..] La menace sur les arrières rend donc la défaite à la fois plus probable et plus décisive » (idem, 1.4.4) Mais on pouvait s’attendre à « un renfort intervenant par surprise pour rétablir un engagement » (idem, 1.4.7) Les Français sont concentrés derrière la ligne Maginot dans le nord-est, et un des moyens qui reste « au défenseur quand l’assaillant passe à côté de sa position » est : « attaquer l’ennemi de flanc avec toute sa force. Si le défenseur peut trouver un moment favorable pour livrer une bataille offensive, c’est presque sûrement à un moment comme celui-là » (idem, 2.6.28)

C’est donc la mission de la H.Gr A, en liaison avec la H.Gr C, de couvrir le flanc gauche de la H.Gr B et de battre les Français venant au secours des Belges dans un engagement défensif. « L’attaque n’est pas un tout homogène, mais est constamment mêlée à la défense » (Clausewitz 3.7.2) Il est à noter qu’une mission offensive pour la 12e armée n’est pas exclue. A noter aussi que dans les « Intentions générales » on parle d’une région au nord de la France, mais que celle-ci par la suite n’est pas mentionnée. « Il est rare, en tout cas il n’arrive pas toujours, que le général précise positivement pour lui-même ce qu’il veut conquérir ; il laisse cela dépendre du cours des événements. » (Clausewitz 3.7.3) On s’engage, et on voit.

L’attaque contre la Hollande est secondaire. Une fois la Belgique conquise, elle tombera d’elle-même.

Au sujet des forteresses Liège, Anvers et Namur, on suit aussi les conseils de Clausewitz (3.7.17 et 3.8.4) : on ne les attaque pas, elles seront seulement investies. On attend plus de difficultés des obstacles que des armées belge et hollandaise. Au nord de Liège, il y a, outre la Meuse, le canal Albert et le canal Juliana qui forment des coupures profondes. Ainsi en mai 1940, le chevaux tirant l’artilleie de la 35e ID devront-ils être dételés, et les canons descendus des talus puis ensuite remontés par la force physique (Baumann, p.103)

La région située au sud de Liège, à l’est de la Meuse (les Ardennes), n’est pas défendue. Il y a principalement des barrages et des destructions. On peut compter sur une marche d’approche jusqu’à la Meuse avec 3 Pz et 9 ID, et une fois ce fleuve passé, on est en terrain libre. Pendant les combats pour le passage de la Meuse, pour la Luftwaffe « l’appui direct » (unmittelbare unterstützung) de l’armée est primordial sur toutes les autres missions. (Jacobsen,

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Dok., p.192) Ces missions seront d’abord de combattre les renforts arrivant de France, en coopération avec l’Armée. C’est le but principal : empêcher que les Alliés s’emparent de la Belgique et de la Hollande. Les Allemands doivent être les premiers. Le but est clair : s’emparer de la côte belge, donc au nord du Pas de Calais.

La directive est puisée presque textuellement dans Clausewitz, dont les citations figurent ici en italiques :

- L’attaque sera exécutée « avec toutes les forces disponibles » OKH : Unter Einsatz aller zu Gebote stehenden Kräfte Clausewitz : Alle Kräfte welche […] vorhanden sind sollen gleichzeitig verwendet

werden (zu gebote stehen = vorhanden sein. Gleichzeitig – en même temps)

- Rapidement pousser en avant et suivre à toute allure OKH : « scharfem Vorwärtstreiben und rasches Nachführen Clausewitz : schnelles, rastloses Vordringen und Nachdringen OKH : “Rücksichtsloses Vorwärtsdrängen” (implacablement)

- “aucune pause, aucun point de repos, aucune étape intermédiaire” Clausewitz : Kein Abschnitt, Kein Ruhepunkt, Kein Zwischenstation OKH : « Unverzügliche Fortführung des Angriffs » (poursuite de l’attaque sans répit)

On remarque douze fois le mot « rasch » - rapidement - et encore « ohne Zeitverlust » - sans perte de temps – et « möglichst geringen Zeitaufwand » - le moins de perte de temps possible. Tous les éléments de la soi disant Blitzkrieg sont là. On les trouvera aussi dans les trois plans suivants. Voir également le chapitre 3, ainsi que les citations suivantes de Clausewitz : 1.4.7; 1.4.14; 3.8.5; 3.7.21; 3.8.6B; 3.8.9.

CHAPITRE 41

Fall Gelb II 29 octobre 1939 – 30 janvier 1940 Le centre de gravité plus au sud. Boulogne ou Abbeville ?

Pendant ce temps, le stratège français de Vincennes, après le simulacre d’attaque en

forêt de Warndt, abandonne même la moindre apparence d’attitude offensive. Des excursions sont organisées pour les journalistes vers des lieux d’où quelques ouvrages de la ligne Siegfried sont visibles. Les journaux publient docilement des photos, comme l’Illustration du 28 octobre. L’impossibilité d’attaquer ces positions avec succès est évidente pour tous les lecteurs. Et le dispositif pour l’exécution de la manœuvre éventuelle en Belgique est mis en place, ce qui n’échappe pas aux Allemands.

Fin octobre, ils ont identifié : De la Manche jusqu’à Cambrai, l’armée anglaise. De Cambrai à Hirson, la 1ère armée. De Hirson à Montmédy, la 2ème armée et le détachement d’armée A (Armee-Abt.A), la

future 9ème Armée. Les 3e, 4e et 5e armées n’ont pas bougé. La région St-Gobain – Reims – Chalons – Bar le Duc – Bar sur Seine est destinée à une

réserve générale de 35 à 50 divisions. En vérité, peu de troupes s’y trouvent ; la concentration

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se situe plus à l’est. (Atlas de Hitler, carte du 12/11/39). Sur cette carte, on voit aussi la concentration belge incomplète, et celle de la Hollande dans le sud du pays.

Le 25 octobre ont lieu deux conférences, d’abord entre Hitler, Jodl, Brauchitsch et Halder, puis en présence aussi de Bock, Reichenau et Kluge, commandant la H.Gr B et les 6e et 4e Armées. Les commandants des H.Gr A et H.Gr C, Rundstedt et Leeb, ne sont pas présents. On peut imaginer ces personnages penchés sur cette carte, regardant le nouveau dispositif ennemi. Il ne leur est pas difficile d’en tirer les conclusions suivantes :

1. Les armées franco-britanniques au nord de la Somme sont maintenant l’adversaire principal.

L’armée belge est devenue secondaire. L’attaque de la Hollande a perdu tout son sens. Par conséquent, le centre de gravité de

l’ennemi s’est déplacé vers le nord-ouest. C’est là qu’il faut concentrer toutes ses forces.

2. Les Anglais, complètement motorisés, peuvent arriver en force à Gand et à Anvers dans la journée, avant le Allemands.

En coopération avec les Français, qui disposent eux aussi d’unités motorisées, ils peuvent s’aligner sur les Belges et ainsi empêcher leur encerclement. Au mieux peut-on prendre une partie seulement de leurs troupes dans le dos.

Ainsi disparaîtra le trou entre les Belges et les Alliés. Ils pourront former ensemble un front incontournable, un champ de bataille continu. Alors il y aura une bataille frontale. Il faut tout mettre en oeuvre pour les en empêcher.

Par conséquent, la belle manœuvre enveloppante, si chère à tous les généraux depuis l’Antiquité, est devenue inopérante. Il faut un plan d’attaque tout nouveau, qui ne peut ressembler en rien à celui du 19 octobre. Les généraux tentent encore une fois de convaincre Hitler de reporter l’offensive au printemps, mais en vain. Le 12 novembre sera « A-Tag », Aufmarschtag.

Et le 29 octobre apparaît une nouvelle « Aufmarschanweisung Gelb ». Voir la même carte où figure la concentration allemande envisagée et annulée le 12 novembre. Les flêches en pointillé indiquent les premières attaques prévues.

On n’y trouve plus : - L’élimination des forces hollandaises. - La conquête d’une région aussi grande que possible de la Hollande, de la Belgique et

du nord de la France. - La protection de la Ruhr. - S’emparer rapidement de la côte belge. Mais y figurent les dispositions suivantes : - Le groupement d’armée N est dissous. - Les H.Gr B et H.Gr A se rassemblent entre Geldern, à 100 kms au sud-ouest de

Rheine, et Mettlach, sur un front de 200kms au lieu de 300, donc en plus grande profondeur et plus au sud.

- On laisse les Hollandais cuire dans leur jus. Ils sont de toute façon inoffensifs. On traverse ce pays uniquement par le sud du Limbourg et une petite partie du Brabant néerlandais, impossible à défendre, pour arriver au plus vite en Belgique sur un front plus large qu’en 1914, quand on avait épargné les Pays-Bas.

- Une « base pour une guerre aérienne et navale prometteuse contre l’Angleterre » est devenue : « créer des conditions favorables pour la continuation de la guerre terrestre et aérienne contre l’Angleterre et la France. » (c’est moi qui souligne)

- « Battre une fraction aussi importante que possible de l’armée française et de ses alliés » devient maintenant : « Amener à la bataille et battre (« zur Schlacht bringen und

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schlagen ») une fraction aussi importante que possible de l’armée française et de ses alliés dans le nord de la France et de la Belgique » et

- « détruire les forces alliées au nord de la Somme » (c’est moi qui souligne) et - « foncer jusqu’à la côte de la Manche » (bis zur Kanal-Küste durchzustoszen »), une

côte qui s’étend de Boulogne à Brest (c’est moi qui souligne)

Au lieu de se contenter de battre les Français qui vont au secours des Belges, de façon plutôt défensive donc, on va maintenant chercher l’ennemi dans le but de détruire toutes ses forces au nord de la Somme. Une percée éventuelle jusqu’à Abbeville ou Boulogne est donc prévue !

La H.Gr B comporte maintenant quatre armées au lieu de trois, et toutes les divisions blindées.

La 6e Armée attaquera au nord de Liège, serrée de près par la 18e Armée ; la 4e Armée attaquera au sud de Liège, serrée de près par la 2e Armée.

Après avoir percé les fortifications frontalières belges, la H. Gr. attaquera d’abord en direction ouest. Un groupe d’attaque doit être poussé en avant au nord de Liège, dans la région de Bruxelles, l’autre groupe au sud de Liège dans la région située à l’ouest et au sud-ouest de Namur, de façon à ce que l’attaque de la H. Gr. puisse être poursuivie sans perte de temps en direction ouest (Boulogne), nord-ouest (Ostende) ou sud-ouest (Abbeville), selon les circonstances (c’est moi qui souligne) Des forces rapides doivent être engagées aussi vite et en nombre aussi important que possible après la percée de la zone fortifiée frontalière par l’infanterie. Le mot « après », « nach », a été marqué en rouge par Nehring. Les forces rapides restent intactes pour l’exploitation : dans le secteur nord elles seront poussées en direction de Gand, dans le secteur sud en direction de Thuin (donc le long de la Sambre) avec pour but d’empêcher par des attaques acharnées la constitution d’un front de bataille ennemi, et de créer des conditions favorables pour l’attaque des forces qui suivent (donc, d’empêcher la formation d’un front incontournable) Les forces rapides du nord et celles du sud peuvent, en cas de besoin, être unies là où il y a des possibilités favorables pour leur emploi (c’est moi qui souligne) Il faut éviter qu’elles restent oisives dans l’un des groupes, tandis qu’elles peuvent être utilisées avec succès dans l’autre. Quand elles devront être disponibles en avant, leur commandement sera séparé de celui des divisions d’infanterie qui suivent.

Les forteresses de Liège et d’Anvers sont à investir.

La 6e Armée, 8 ID, 2 Mot. et 5 Pz, avance à partir de la ligne Venlo-Aix-la-Chapelle/Aachen (inclus) de façon à ce qu’elle puisse rapidement traverser la Meuse et, en couvrant son flanc droit contre des forces hollandaises, avec le moins de perte de temps possible, percer les fortifications frontalières belges. Direction de l’attaque, Bruxelles. Investir aussitôt les fronts nord et est d’Anvers. Investir Liège par le nord.

La 4e Armée, 12 ID, 2 Mot. et 4 Pz, perce sur un large front la zone fortifiée frontalière entre Liège et Houffalize (inclus), marche par les Ardennes et attaque en direction ouest à travers la Meuse des deux côtés de Namur, donc entre Liège et Fumay, contre la ligne Nivelles-Chimay (au sud de Bruxelles), donc vers l’ouest et le sud-ouest. Elle investit Liège en coordination avec la 6e Armée.

Namur sera investie par des forces faibles. Réserves de la H.gruppe : 10 ID.

La H.Gr A couvre l’attaque de la H.Gr B contre des attaques ennemies venant du sud et du sud-ouest. Elle traverse le Luxembourg et les Ardennes belges et pousse ensuite son aile droite aussi vite que possible à travers la Meuse sur et en amont de Fumay, et ensuite à travers la zone fortifiée frontalière française (à l’endroit où se trouve la ligne de séparation entre la 1e et la 9e Armée françaises) en direction générale de Laon.

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La 12e Armée, 8 ID, perce les fortifications frontalières belges des deux côtés de Bastogne. Avec une aile droite forte elle force la Meuse sur et en amont de Fumay et prend la direction de Laon. A Carignan, son aile gauche s’aligne au front défensif de la 16e Armée vers Sedan et Mézières.

La 16e Armée, 10 ID, en poussant fortement son aile droite, atteint la ligne générale Carignan-Longwy-Sierck, s’aligne avec son aile gauche sur la ligne fortifiée de la Sarre, en accord avec la 1e Armée, et couvre sur cette ligne l’attaque générale.

Réserves de la H.Gr. : 4 ID.

Le centre de gravité de l’attaque, d’abord au nord de Namur, est maintenant une ligne Anvers-Bruxelles-Nivelles-Thuin-Chimay. Les unités au sud de Liège ont été renforcées considérablement. La traversée du Luxembourg, sans défense, et des Ardennes belges, qu’on estime parfaitement praticable pour 4 Pz, 2 Mot. et 30 ID, sera une marche d’approche. Le terrain est connu. La 4e Armée avait suivi le même itinéraire en 1914. L’aile droite de la 12e Armée participe maintenant à l’offensive.

La H. Gr C tiendra avec un minimum de forces les fortifications dans son secteur.

Jacobsen a publié la 7e copie de cette directive. Dans la 18e copie (Nuremberg, T.30, pp.202 e.s.) ont été ajoutés deux alinéas :

1. « La H.Gr B se tient prête, dès le début de l’attaque, sur ordre, à s’emparer tout d’abord de la région hollandaise en avant de la forteresse Hollande avec un minimum de forces, selon une directive spéciale. »

2. « L’Armée (la 6e) se tient prête, selon une directive de la H.Gr B , à s’emparer, sur ordre, dans la poursuite de son attaque, de la région hollandaise entre la Meuse – si possible la Waal – et la frontière belge, et à sécuriser contre le front sud de la forteresse Hollande. »

On envisage donc, si les circonstances le permettent, de s’emparer en passant et à bon marché de la plus grande partie de la Hollande.

Coopération avec la Luftwaffe : H.Gr B avec Luftflotte 2 et Flak-Korps II (DCA) H.Gr A avec Luftflotte 3 et Flak-Korps I (DCA) H.Gr C avec Luftflotte 3

Résumé Nul besoin d’être expert en géographie pour savoir que la côte belge se situe sur la mer

du Nord, au nord du Pas de Calais, et que la Manche, au sud de ce détroit, borde la côte française. Pas besoin non plus d’être un expert en stratégie pour en conclure que les deux plans sont totalement différents.

Fall Gelb I est un plan à but limité : a) Protéger la Ruhr, donc un plan en premier lieu défensif b) Créer la possibilité d’une guerre aérienne et navale prometteuse contre l’Angleterre

seulement. Une fois la côte belge et hollandaise conquise, le but est atteint. c) Pour cela on exécute la manœuvre classique : fixer l’ennemi (l’armée belge) par une

attaque frontale avec une partie de ses forces, tout en le débordant pour couper sa retraite avec l’autre partie de ses forces.

d) Battre des forces alliées est secondaire. Il faut les empêcher d’entrer en Belgique. On n’envisage pas de détruire toutes les forces ennemies dans une bataille principale. La décision n’est pas recherchée, faute de moyens.

Fall Gelb II est une attaque à but décisif et uniquement offensif : il s’agit de créer des conditions favorables pour la continuation de la guerre aérienne contre l’Angleterre, qui a

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commencé depuis les premiers jours de septembre, mais cette fois aussi pour la continuation de la guerre terrestre contre la France et l’Angleterre par la destruction de toutes les forces ennemies au nord de la Somme dans une bataille principale. Il n’est plus question de les empêcher d’entrer en Belgique. Alors la conquête de la côte s’ensuit d’elle-même. Cela sera fait par des attaques fulgurantes, rapides et en profondeur, afin d’empêcher l’ennemi de constituer un front cohérent. Dans une telle bataille, on s’estime supérieur aux Alliés. Une retraite en bon ordre des ennemis au sud de la Somme sera ainsi impossible. Le but est de les détruire, non de les refouler. La poursuite des opérations dépendra du cours des événements.

Ce plan a été provoqué par le nouveau dispositif des Alliés et y répond parfaitement. Antérieurement, toutes leurs forces étaient concentrées à l’est. Les Allemands savent qu’ils ont maintenant scindé leurs forces en deux : une partie à l’est de la Moselle, derrière la ligne Maginot ; l’autre partie à l’ouest de la Meuse, en face de la Belgique. Vont-ils entrer en Belgique ? Cela semble probable, mais avec quelles forces ? Entre ces deux armées se trouve un mince cordon de forces faibles.

Le but à atteindre est donc clair : d’abord détruire avec toutes ses forces une partie des forces ennemies. Si cela réussit, on détruit avec toutes ses forces l’autre partie. Il y aura donc deux batailles principales, où on a chaque fois la supériorité des forces, et qui doivent se succéder sans répit. Ce sera la base de Fall Gelb III et de Fall Gelb IV aussi.

Entracte : le « Ludendorff Offensif » de 1918

Les Allemands l’avaient déjà tenté en mars 1918. Alors la partie du front entre Nieuport et la Somme était tenue par les Anglais et les Belges, l’autre partie, jusqu’à la Suisse, par les Français et les Américains. Une offensive puissante fut lancée contre les Anglais entre Arras et La Fère en direction d’Amiens et d’Abbeville, et les Alliés avaient « dû envisager, avec toutes ses conséquences, la rupture de notre front, la constitution d’une tête de pont britannique autour de Dunkerque et de Calais, et un repli de notre aile gauche derrière la Somme, en attendant de la reporter derrière la Seine. Quelles eussent été les conséquences ? Deux batailles séparées, permettant aux Allemands d’accabler d’abord la tête de pont, puis de regrouper toutes leurs forces contre l’armée française, singulièrement réduite en nombre. » (Doumenc, p.27)

En 1918, le plan allemand n’avait pas réussi.

Vingt-deux ans plus tard « leur décision stratégique a eu le même mérite de simplicité : ils ont repris ce qu’ils avaient tenté en mars 1918, mais en corrigeant tout ce qui avait, alors, fait échouer leur attaque de rupture. »

Et « ce sont les mêmes conséquences auxquelles devait aboutir leur manœuvre de mai 1940 » (idem)

L’analyse de Doumenc elle aussi a le mérite de la simplicité et de l’exactitude.

Le but, Abbeville, n’était que trop évident.

Chauvineau l’avait déjà prévu dans son cours de fortification en 1924 (p.337)

Or, naturellement, les Allemands aussi bien que les Français, ont analysé les batailles de la Grande Guerre. Guderian y consacre la moitié de son œuvre « Achtung, Panzer ! » Beaucoup d’articles dans la presse militaire allemande d’entre deux guerres traitent ce sujet. Il est naturel qu’on étudie très soigneusement les batailles qu’on a perdues afin de savoir quelles étaient les causes de l’insuccès, quelles fautes on avait commises. Cette offensive de 1918 était la der des ders, destinée à rétablir la guerre de mouvement, à battre définitivement les

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Alliés et à remporter la victoire par un seul grand coup. Or ce fut l’échec! Tous les officiers allemands la connaissaient par cœur !

Mais on peut toujours avancer de nouveaux détails, des points de vue originaux. Ainsi paraît en mars 1939, dans le n°2 du bimestriel « Militärwissenschaftliche Rundschau » le premier d’une série de longs articles sur le « Durchbruchsangriff 1918 » (l’attaque de rupture) dont le dernier sera publié début 1940. Donc une étude très fouillée, avec l’usuelle « Gründlichkeit » allemande, cartes à l’appui. Le front qu’on a attaqué s’étendait de Nieuport en direction sud à La Fère, avec l’effort principal entre cette ville-là et Arras contre une position anglaise organisée sur une certaine profondeur, avec comme buts St. Pol, Doullens, Amiens … et Abbeville. Et pendant tout l’hiver 39-40, alors qu’on se casse la tête à l’OKW et à l’OKH sur les possibilités d’une offensive, on a bimensuellement sous le nez un fascicule de « Die grosze Schlacht in Frankreich 1918 » et le but que le Kronprinz Rupprecht jamais ne put atteindre : ABBEVILLE. Si cela ne suffit pas à se faire une idée… (voir la carte).

La situation en 1940 n’est pas identique à celle de 1918. Il n’y a pas un front et une position nord-sud qui protègent la côte, mais une position alliée ouest-est le long de la frontière belge, au nord de laquelle le corps principal allié sera concentré. Entre cette position et la Somme se trouve alors un couloir libre, sans aucune position défensive, par lequel on pourrait se diriger sur Abbeville.

Quand au cours de l’hiver 1939-1940 il devient de plus en plus probable que les Alliés pénètreront en Belgique au moment où les Allemands l’envahiront, les chances de réussite de cette manœuvre montent en flèche, parce qu’alors le couloir libre sera vide de troupes. C’est trop évident : afin de séparer les forces alliées au nord de la Somme de celles du sud de ce fleuve, une attaque de flanc et sur les arrières du corps principal ennemi en Belgique s’impose. Et le lieu de l’attaque est évident pour tout un chacun : c’est entre Namur et le flanc gauche de la ligne Maginot. En effet on ne trouve pas de troupes ennemies entre Namur et Givet et au-delà de cette ville il n’y a qu’un mince cordon de forces ennemies (voir la carte).

Ainsi est publiée en fait, ouvertement, à partir de mars 1939, l’esquisse de l’offensive que les Allemands vont déclencher un an plus tard.

Manstein était-il vraiment l’unique officier dans toute l’armée allemande qui, en lisant ces articles, eut l’idée de répéter la manœuvre de 1918 ; le seul qui se soit souvenu qu’en 1914 on avait pu traverser les Ardennes sans encombre avec deux armées ; et qui savait qu’une attaque de flanc a plus de chance qu’une attaque de front ? On verra bientôt que ses dires sont tellement invraisemblables et ses mensonges si évidents qu’on comprend mal ceux qui y croient toujours.

La traversée de la Meuse était déterminante pour la réussite de l’opération. Or, on a déjà vu au chapitre 23 ce que Clausewitz écrivait sur la défense des fleuves (« troisième erreur »). Une traversée n’importe où avait de fortes chances de réussir. La Meuse ne comporte pas « de grandes masses d’eau », elle n’est pas assez large pour être « un grand embarras pour l’assaillant ». Certes, « les avantages qu’elle présente pour la défense sont incontestables », mais « les exemples d’un fleuve efficacement défendu sont assez rares. » Il est improbable qu’elle résiste partout « à n’importe quel choc sans fléchir » « Sa défense doit être forcée en un point quelconque », et alors « elle s’effondre » et « il ne peut y avoir de défense ultérieure durable » Ceci vaut également pour le canal Albert.

On va donc trouver un ou plusieurs « points quelconques » sur un front large de 200 kms entre Venlo et Fumay. Une fois la défense forcée quelque part, on est en terrain libre et toutes les options sont possibles. On voit dans le renforcement de la 4e Armée, qui sera suivie de près par la 2e, « l’idée favorite de Hitler d’avoir le poids principal au sud de Liège, mais il

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ne veut pas mettre tous ses œufs dans le même panier […] Important changement : tenter de percer n’importe où » note Halder le 22 octobre (p.113)

Après avoir franchi la Meuse, la 6e Armée pousse au nord de Liège en direction de Bruxelles. La 4e Armée avance entre Liège et Fumay, son flanc gauche couvert par la H.Gr.A, sur les deux rives de la Sambre, en direction d’une ligne Nivelles (20 kms au sud de Bruxelles) – Chimay (60 kms au sud de Nivelles), avec comme centre Thuin, à l’ouest de Charleroi, sur la Sambre.

Et là apparaît la grande nouveauté : si cette opération se développe favorablement, la directive prévoit l’hypothèse que les forces rapides des 6e et 4e Armées, au total 9 Pz et 2 Mot., soient réunies sous un commandement unique, formant ainsi une « Panzergruppe ». On forme donc un centre de gravité pendant les opérations, manœuvre difficile qui explique pourquoi Clausewitz conseille de le faire avant. C’est ce que préfère Halder, mais Hitler le refuse.

L’ensemble de la H.Gr.B - avec en tête les forces rapides, l’infanterie de la 6e Armée et celle de la 18e Armée couvrant vers le nord-est et la H.Gr.A vers le sud-est - peut alors, selon les circonstances, toujours imprévisibles, être dirigé vers le nord-ouest, direction générale Ostende, vers l’ouest, direction générale Boulogne ou bien vers le sud-ouest, direction générale Abbeville. En fait, Ostende est le moins probable, le but principal étant de foncer sur la côte de la Manche dont le point nord est Boulogne, et cette dernière hypothèse sera supprimée dans Fall Gelb III.

On envisage donc de suivre « la voie d’invasion historique, celle de la Sambre […] Les colonnes allemandes ne marcheront jamais sur Boulogne pour envahir la France, les plus au nord prendront comme direction Abbeville » (Chauvineau, C.de F. p.337) L’autre but est de détruire les forces alliées dans la région au nord de la Somme. Or, en atteignant ces deux objectifs, on arrive inéluctablement à Abbeville. Dans la directive de la Luftflotte 2 du 11 décembre 1939 il est prévu que le Flakkorps II aura « une contribution décisive au succès de la percée jusqu’aux côtes belges et françaises septentrionales. » Fall Gelb II contient donc en germe le plan définitif, Fall Gelb IV.

Par ailleurs, il est à noter qu’on n’hésite pas à faire marcher les 4 Pz et 2 Mot. de la 4e Armée à travers les Ardennes entre Liège et Houffalise. Il est à noter aussi l’importance de la phrase « empêcher par des attaques acharnées la constitution d’un front de bataille ennemi » Or, il ne s’agit pas d’une attaque de front, parce qu’il n’y a pas encore de front. On attaque le flanc droit des colonnes d’une armée en ordre de marche, une situation dans laquelle elle est extrêmement vulnérable. Par une telle manœuvre, c'est-à-dire en attaquant son flanc gauche, Hannibal a détruit l’armée du consul Flaminius, en ordre de marche le long du lac Trasimenno.

Or, contrairement à Fall Gelb I, dans Fall Gelb II la décision est recherchée. On projette de détruire d’abord les forces alliées au nord de la Somme. Ensuite on peut marcher sans tarder sur Paris en détruisant le reste. On s’engage et on voit.

Contre toute évidence, Rundstedt et Manstein vont affirmer que Fall Gelb II est une extension peu importante de Fall Gelb I, que la décision n’y est pas recherchée et que le but de l’opération est seulement de refouler les forces alliées vers la Somme avec le flanc droit de la H.Gr.B. On a vu que ce ne fut pas Manstein qui eut « l’idée géniale » de traverser les Ardennes avec des divisions blindées et de foncer sur Abbeville, comme il le prétend. Et on verra encore d’autres mensonges.

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Réaction de Leeb, 31 octobre 1939

Le 30 octobre, le nouveau plan est porté aux commandants des groupes d’armées et le lendemain Leeb écrit une deuxième lettre qui commence ainsi : « Lieber Herr v. Brauchitsch ! » Les deux hommes sont manifestement proches. Il comprend très bien la responsabilité qui pèse sur son supérieur direct, parce que c’est à lui qu’incombe en premier lieu d’exprimer son opinion, partagée par la totalité de l’Etat Major et par tous ceux qui dans l’armée pensent vraiment. Et c’est à Hitler que Brauchitsch doit exposer cette opinion, ce qu’il a fait déjà, sans le convaincre. Et Leeb résume ce qu’il a déjà écrit dans son mémorandum :

1. L’épée n’est pas aussi tranchante que le Führer le croit. 2. On peut, sans que cela puisse être considéré comme un signe de faiblesse, mettre fin à

l’état actuel des choses en donnant une autonomie aux Tchèques et en laissant intact un débris de la Pologne. (A l’instar de Bonaparte)

3. Le peuple entier a un profond désir de paix, et le Führer sera célébré par le peuple allemand et certainement aussi par une grande partie du monde comme un souverain de paix. (L’idée peu reluisante qu’il pourrait alors en toute tranquillité continuer à opprimer sauvagement la partie de ce peuple qu’il n’aime pas ne semble pas avoir effleuré Leeb)

Nehring approuve. Trois fois il a écrit « Ja » en marge. Le peu d’enthousiasme des Allemands pour la guerre est signalé par d’autres aussi, e. a. les ambassadeurs français et anglais. Et Leeb se dit prêt à soutenir Brauchitsch de sa personne et d’en tirer les conséquences ; il signe « stets Ihr ergebener Lb » (toujours votre dévoué) Quand Brauchitsch donne sa démission en décembre 1941, Leeb le suit peu après.

CHAPITRE 42

Liddell Hart et la légende Manstein. Leurs mensonges

Le moment est arrivé de prendre la mesure de la personne du chef d’Etat Major de Rundstedt. Selon sa biographie, parue dans son livre « Verlorene Siege », qui manque en traduction française, « Erich von Lewinski, general von Manstein, naquit le 24 novembre 1887 à Berlin. Son père était le futur général d’artillerie, commandant le 6e Corps d’Armée, Eduard von Lewinski. Son père et sa mère étaient issus de vieilles familles de soldats prussiens. Il fut adopté par le général Georg von Manstein. »

Selon Berben et Iselin (p.434) « Le nom d’origine de la famille Lewinski était Royk. Elle possédait une propriété en Prusse nommée Lewyn (Lewino en polonais) Alors que cette contrée appartenait à la Pologne, la famille Royk décida au XVIe siècle de porter le nom de von Royk-Lewinski. Mais depuis le début du XVIIIe siècle, elle prit l’habitude de se faire appeler seulement von Lewinski. »

Paget, l’avocat anglais de Manstein pendant son procès, parle de « Fritz Erich », et il affirme que son client était le 10e enfant. Comme la sœur de sa mère, madame v. Manstein, était sans enfant, madame v. Lewinski consentit à ce que son dernier né fût adopté par la famille v. Manstein (p.3).

Or, la substance de ce que Manstein affirme dans son livre Verlorene Siege (Victoires perdues) est qu’il y avait un seul plan de campagne de l’OKH, qui était mauvais, et qu’il avait lui-même un bon plan, approuvé par son chef Rundstedt. Celui-ci avait signé quelques uns des

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mémoires qu’il avait adressé à l’OKH, mais le plan était bien de lui-même. Selon lui, l’OKH n’en voulait pas. Il suppose que sa promotion au grade de général de corps d’armée fut un prétexte pour l’éloigner de Rundstedt. Il aurait eu ensuite un entretien avec Hitler, qui aurait approuvé son plan et aurait donné l’ordre à Brauchitsch de l’exécuter, ce qui fut fait. Or, s’il a bien envoyé plusieurs mémoires, tout le reste est mensonges et suppositions sans preuves.

A l’origine de cette légende se trouve l’auteur anglais Liddell Hart. Mentionner les raisons de toutes les inexactitudes qu’il a écrites après la guerre est ici hors sujet. Mais un bref aperçu est bien utile. Dans les années 20, il était partisan d’une petite armée blindée de métier, tout en rejetant les armées de masse ; il voulait en fait revenir aux guerres « de mouvement » du XVIIIe siècle. Mais juste au moment où de Gaulle publia « Vers l’armée de métier », basé sur le même argument fallacieux, Liddell Hart changea de cap à 180° et découvrit la force de la défensive, considérablement augmentée par des mitrailleuses et des armes antichars modernes, et par l’avantage de la vitesse pour le défenseur. Mais il restait fermement opposé à la formation d’une armée de terre, destinée à se battre sur le continent. Il avait une bonne opinion de l’armée française et de son chef, et il était convaincu que la France pouvait se défendre avec succès contre une invasion, sans l’aide anglaise. Il aurait mieux fait de lire l’œuvre de Chauvineau.

Par ailleurs on se demande s’il avait jamais jugé les Français capables d’empêcher la Luftwaffe de s’installer en Belgique et en Hollande. Or, ses idées ont persisté jusqu’au moment où les Allemands franchirent la Meuse partout ; alors il fit volte-face de nouveau et publia en novembre 1940 « Dynamic defence ». Naturellement, il avait tout prévu depuis longtemps.

Certes, il persiste : « one reaches an ever deepening impression of the limitations, rather than the potency, of modern offensive weapons as a means of crushing the resistance of a well-armed adversary » (p.13) « The advance of the attacker’s armoured units through the defences, if these are in depth, is likely to be slower than the bringing up of the defender’s armoured units along unobtrusive roads, or across country that they know. On arrival these can strike the attacker’s armoured force at a moment when it is likely to be somewhat disorganised by its fighting advance” (p.50) Très bien. C’est exactement ce qu’écrivent Guderian et Chauvineau. “Only the new-style combination of dive-bombers with fast-moving tanks has succeeded in penetrating modern defence – and then only when and where the opponents were short of up-to-date counterweapons and relied on an out-of-date technique” (p.13) Or, dans ce cas-là il n’y a pas de défense moderne, et le fameux “binôme char-avion” peut selon lui faire l’affaire tout seul, ce qui naturellement est un non sens (voir livre IX)

Sa description de la campagne de 40 est aussi caricaturale que celle de de Gaulle dans ses Mémoires (T.1,pp.28-29). Voir chapitre 75. Il parle de « the small force which the Germans employed » (p.19), « some five motor-borne divisions, later eight, held the sides of the corridor […] this small supporting force sufficed » (p.21), « 3 armoured divisions, some 1200 tanks, […] 300 Stuka’s made the breach » (p.28) Tout ceci est archifaux, ainsi que « their (allemandes) superior masses hardly came into play » (p.44), alors qu’on a lu à la page 19 : « Allied infantry divisions (étaient) far more numerous.”! Ce qui est faux aussi.

Cette oeuvre est destinée à convaincre le lecteur que son auteur a toujours eu raison. D’abord sur la théorie, qui n’était pas de lui mais de Fuller, selon laquelle on pouvait se contenter d’une petite armée blindée, et ensuite sur l’autre théorie, celle de la force de la défense. On voit clairement ces deux éléments dans les citations supra : la limitation d’armes offensives (le char et l’avion d’assaut) contre une défense moderne (chars aussi, qui ne sont pas uniquement offensifs), alors que, contre une défense faible, seul le « binôme char-avion » peut réussir à la pénétrer, sans avoir besoin de « masses ». Or, si les faits présentés sont faux, les conclusions sont forcément fausses aussi. Dans son « History of the 2nd World War » il les résume ainsi : « The Battle of France is one of history’s most striking examples of the

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decisive effect of a new idea, carried out by a dynamic executant, […] of deep strategic penetration by independent armoured forces – a long-range tank drive to cut the main arteries of the opposing army far back behind its front […] this idea, arising from that new current of military thought in Britain after the First World War.” (p.71) Qui fut l’exécutant? “One man” : Guderian. Et qui fut à l’origine de ce “ new current of military thought » ? On l’a déjà deviné : Sir Basil Liddell Hart !

Or, comme on l’a vu, les erreurs des Français furent tellement « capitales, rares et décisives » qu’on ne peut tirer aucune conclusion de cette campagne.

La meilleure preuve que les généraux allemands ont suivi ses conseils est, naturellement, qu’ils le disent eux-mêmes.

Afin d’obtenir leurs témoignages, il demanda et obtint après la guerre l’autorisation de rendre visite à quelques généraux allemands, alors prisonniers de guerre. En poursuivant la politique de l’appeasement de Chamberlain avec Hitler, mais cette fois avec ses généraux , il se lia d’amitié avec quelques uns, notamment Guderian, spécialiste de chars reconnu, qui devait déclarer qu’en fait il avait appris la guerre des blindés de lui, Liddell Hart. Il favorisa la traduction en anglais de ses Mémoires (Erinnerungen), aussi bien que celles de Rommel et de Manstein, et il écrivit des préfaces pour les traductions en anglais.

La préface de la traduction de l’œuvre de Guderian est laudative à l’excès. Ainsi décrit-il ce général comme l’un des meilleurs stratèges, sinon le meilleur, de toute l’histoire. En échange, Guderian consentit, à la demande de Liddell Hart, d’ajouter dans la traduction anglaise – page 15 - un alinéa qu’on ne trouve pas dans l’original, après le deuxième alinéa où il parle de Fuller, Liddell Hart et Martel. Naturellement, on ne le trouve pas non plus à la page 3 de la traduction française, avant le dernier alinéa. Le voici :

“I learned from them the concentration of armour, as employed in the battle of Cambrai. Further, it was Liddell Hart who emphasised the use of armoured forces for long-range strokes, operations against the opposing army’s communications (ce que Guderian rejette dans son ouvrage Achtung Panzer!), and also proposed a type of armoured division combining panzer and panzer-infantry units. Deeply impressed by these ideas I tried to develop them in a sense practicable for our own army. So I owe many suggestions of our further development to Captain Liddell Hart.”

Ce fut donnant donnant.

En outre, Liddell Hart présente Guderian, ainsi que ces autres généraux, comme de simples soldats de métier, capables, apolitiques, totalement ignorants de tous les méfaits de la Wehrmacht, « ayant presque tous étudié mes ouvrages militaires […] Les officiers de chars allemands étudiaient de près les doctrines britanniques, surtout les vôtres et celles du général Fuller, sur la guerre des blindés » fait-il dire par le général Thomas, « le plus célèbre après Guderian, parmi les premiers promoteurs des chars » (ce qui est faux), dans « The other side of the hill » livre édité aux Etats-Unis sous le titre de « The german generals talk », et en France : « Les généraux allemands parlent » (p.105) Et dans sa préface de la traduction de Sun Tzu par Griffith, il écrit : « the Chinese Military Attaché […] told me that my books and General Fuller’s where principal textebooks in the Chinese military academies » !

Un officier américain, qui avait interrogé lui-même un certain nombre d’officiers allemands, écrivit dans un compte-rendu : « The real trouble whith The german generals talk is : they don’t talk that way »

Dans l’ouvrage susmentionné, Liddell Hart écrit au sujet de « l’histoire du changement de plan » : « Je ne la découvris que petit à petit […] Il me fallut de nombreux entretiens avant de découvrir la vérité sur l’inspiration de dernière heure, dont l’application abattit la France » (pp.127-128, traduction française) Il ne mentionne pas avec qui il eut ces entretiens, ni leur contenu.

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Selon Manstein, il s’agit de son ancien chef Rundstedt et de Blumentritt, à l’époque chef du bureau opérations de son état-major (pp.91 et 115). Des témoins peu fiables. Le premier, dont on parlera plus loin, écarté au profit de Brauchitsch, était en accord avec les missives envoyées par Manstein à l’OKH et en avait signé quelques unes lui-même (ce que l’on verra plus bas). Quant à Blumentritt, il était tout dévoué à Manstein. Mais ce fut probablement Guderian qui mit le sujet sur le tapis.

Or, on trouve une bel exemple de la fiabilité des dires de ce personnage dans la Revue Historique de l’Armée, n°1, janvier-mars 1947, p.114. Interrogé en 1946 par le commandant Rogé, il déclare : « Le plan primitif d’invasion de la France consistait dans l’exécution intégrale du plan Schlieffen […] Mais au mois de novembre 1939, un courrier allemand, porteur d’ordres strictement confidentiels atterrit malencontreusement à Bruxelles au lieu de Cologne. Hitler décida de changer le plan d’invasion de la France […] Au mois de novembre 1939, j’étais à Coblence. Je fus convoqué par Hitler pour donner mon avis sur le nouveau plan. En cas d’approbation, je devais en assurer la préparation et la direction en ce qui concerne l’arme blindée. Mais je l’avais déjà étudié et je l’avais même déjà proposé au général von Manstein, chef d’état-major du maréchal von Rundstedt, avant d’être appelé par Hitler »

Ce fut à cette période qu’il s’entretint avec Liddell Hart.

Or, l’OKH n’a jamais envisagé le plan Schlieffen. Le courrier allemand atterrit le 10 janvier 1940 à Maasmechelen (sur la Meuse). Hitler ne décida pas de changer le plan (Fall Gelb II) à ce moment-là (voir chapitre 45). Guderian ne fut pas convoqué en novembre pour donner son avis sur un « nouveau plan » non existant, mais au sujet d’un corps d’Armée blindé sur Sedan (Warlimont, p.77). Voir chapitre 44. Il ne fut pas chargé de la préparation et de la direction de l’armée blindée ; en 1940, il commandait un seul corps d’armée, composé de trois des dix divisions blindées dont disposait la Wehrmacht. Etudier un plan non existant est bien difficile, et on remarque qu’il déclare être celui qui a proposé « le plan » à Manstein, lequel dit le contraire (pp.106-107). On remarque également qu’il évoque « le plan primitif » et le nouveau plan.

Quoi qu’il en soit, Liddell Hart écrit dans l’œuvre susmentionnée que Manstein « fut à l’origine du trait de génie qui eut pour résultat la défaite de la France » (p.79). Ce qui montre une connaissance défaillante de l’art de la guerre : le plan finalement exécuté, le quatrième – et qui n’était pas de Manstein - n’étant qu’une action classique contre le flanc et les arrières de l’adversaire. On se souvient de ce que Clausewitz écrit à ce sujet : « Considérer comme un trait de génie le contournement d’une position à cause de sa nouveauté, comme on le fait si souvent, nous paraît parfaitement ridicule » (1.2.5)

Mais Liddell Hart avait trouvé un « scoop » sensationnel et il va maintenant poser comme celui qui n’a pas seulement appris aux Allemands la tactique de la guerre des blindés, mais aussi la stratégie de leur offensive victorieuse. Dans ce but, il utilise deux mensonges :

1. ce plan victorieux a été conçu par Manstein 2. c’est à cause de lui, Liddell Hart, que Manstein a eu le trait de génie de foncer par les

Ardennes

Conclusion : le génie, c’est lui-même.

Mearsheimer, qui a étudié les archives de Liddell Hart, mentionne qu’il a trouvé deux documents : l’un est du 5 novembre 1948 pour Time : « The german Panzers broke through in the very sector I had pointed out as likely » (p.182) ; l’autre date aussi de la même année : « Guderian, who made the decisive breakthrough, called himself my « disciple » and « pupil » - while Manstein, who conceived the plan of the tank stroke through the Ardennes, has stated that the idea came to him from an article of mine in which I had pointed out the

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possibilities of an armoured move in the Ardennes” (idem, p.188). En réalité, un tel article est introuvable. Manstein n’en souffle mot dans son livre. Et on a vu l’alinéa ajouté par Liddell Hart à l’oeuvre de Guderian. Dans sa très mauvaise « History of the 2nd World War”, Liddell Hart écrit que “the general staff (allemand) regarded the Ardennes as far too difficult country for a tank drice”, ce qui est un mensonge, comme on l’a vu dans « Fall Gelb II » : « The French general staff took exactly the same view. So had the British general staff.” Mais lui, il était plus au courant!

Déjà en novembre 1933 “I had suggested that, in the event of a german invasion of France, we should deliver a tank counterstroke through the Ardennes. I was thereupon told that “the Ardennes were impossible to tanks” to which I replied that from personal study of the terrain, I regarded such a view as a delusion – as I had emphasized in several books between the wars” (note, p.42). Bien qu’il mentionne partout dans cette oeuvre les titres de ses livres et les pages auxquelles il renvoie, on reste dans l’incertitude complète au sujet de ces “several books”. L’ouvrage le plus approprié serait naturellement son “History of the 1st World War” publié en 1934, 2ème édition en 1970 et 1972, dans lequel il mentionne la bataille de 1914 dans les Ardennes. Mais il y consacre très brièvement un seul alinéa (p.54), et il ne dit rien sur le terrain. Il ne dit pas explicitement non plus qu’il a soufflé à Manstein l’idée du « tank drive » à travers les Ardennes, mais de toute façon, il était déjà le seul depuis longtemps à estimer un tel exploit possible.

Par ailleurs, il est à remarquer qu’il omet d’expliquer contre quelle offensive allemande sa contre-offensive devrait être effectuée. Peut-être a-t-il vu le terrain en Belgique et en France. Mais moi, je l’ai vu aussi en Allemagne. Or une offensive est-ouest débouche après le franchissement de la Meuse sur un terrain très favorable aux chars, alors que, par contre, une offensive ouest-est débouche en Allemagne dans l’Eiffel et le massif schisteux rhénan, ce que l’on voit déjà d’un seul coup d’œil sur la carte. Là, il est impossible aux chars de manœuvrer et ils ne peuvent traverser le terrain qu’en file indienne, par la vallée de la Moselle. Ce que Liddell Hart affirme ici est un non sens complet. Et ce n’est pas le seul :

p. 19 : quand il n’y avait pas d’offensive alliée en septembre 1939 « the german generals were astonished and relieved » Faux. Halder n’était ni l’un ni l’autre.

p. 19 : « the new technique of warfare ». Faux. Sun Tzu le faisait déjà : voir chapitre 3.

p. 22 : « the german High Command had, rather hesitatingly, recognized the new theory of high-speed warfare” Faux. Il n’y avait ni hesitation, ni nouvelle théorie.

p. 35 : l’armée polonaise “was quickly disintegrated by a small tank force in combination with superior air force, which put in practice a novel technique.” Faux. Il y avait aussi une cinquantaine de divisions d’infanterie, mais pas de “novel technique”

p. 36 : Il n’y avait pas un « old plan » Il y en avait trois.

p. 40 e.s. : Tout ce que Liddel Hart écrit sur l’incident de Maasmechelen du 10 janvier 1940 est complètement faux. La destination de l’officier allemand n’était pas Bonn mais Cologne. Il ne portait pas « the complete operational plan for the attack in the west », mais un détail. Hitler ne décida pas “to drop the original operational plan entire”, et celui-ci ne fut pas “replaced by the Manstein plan” A ce moment-là, Fall Gelb II était en vigueur et il fut amélioré le 30 janvier par Fall Gelb III. Ce dernier fut remplacé le 24 février par le plan définitif, qui ne n’était pas le « Manstein plan »

Tous les détails de ce « fateful accident of january 10th » étaient connus depuis la fin de la guerre, et il n’est pas « bound to remain an open question » Ce fut tout simplement un accident, rien de plus.

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p. 42 : « The old plan, worked out by the General Staff under Halder” ne fut pas une attaque “as in 1914”. Par ailleurs, Manstein lui-même ne le considère pas comme tel.

p. 43 : Warlimont ne mentionne nulle part qu’il “brought Manstein’s idea to the notice of Hitlers headquarters”

p. 43 : Au sujet de sa nomination à la tête d’un corps d’armée, ce qui était une promotion, Manstein suppose que l’OKH voulait « se débarrasser d’un gêneur importun » (p.118) Liddell Hart présente cette supposition comme un fait avéré.

p. 43 : Manstein suppose que son « entretien avec Hitler », dont l’unique témoin est lui-même, fut arrangé par l’aide de camp du Führer, Schmundt. Liddell Hart présente cette supposition aussi comme un fait avéré, alors que pour Warlimont c’est une légende (note p.77)

p. 43 : Après cet entretien, « Hitler pressed the idea on Brauchitsch and Halder so hard that they gave way, and remodelled the plan on Manstein’s lines. » Faux. Le plan définitif était déjà prêt, et il n’était pas “on Manstein’s lines” Halder ne fut pas “a reluctant convert”, mais l’auteur de ce plan.

p. 44 : Liddell Hart fait dire à Hitler : « Among all the generals I talked to about the new plan in the west, Manstein was the only one who understood me” entre guillemets, sans préciser la source de cette étonnante “citation”. Selon Warlimont, Manstein n’était pas en grande faveur auprès de Hitler (note p.77)

p. 70 : « The heads of the german Army had little faith in the prospects of the offensive». Faux. Voir la lettre de Halder à Sodenstern, chapitre 53.

p. 71 : “The issue was virtually decided by a small fraction of his (Hitlers) forces before the bulk came into action.” Faux. Il y avait “armes combinées”. Il n’y avait pas d’opération indépendante de blindés, comme les promoteurs de chars veulent le faire croire.

p. 71 : « The Allied blunders were largely due to the prevalence of out-of-date ideas. » Faux. Les Alliés ont méconnu toutes les leçons de l’histoire militaire.

p. 71 : Le succès de l’opération revint à « one man, Guderian ». Non sens !

p. 72 : La capitale de la Hollande est Amsterdam. Le gouvernement se trouve à La Haye.

p. 72 : « On the fifth day […] the Dutch main front was still unbroken.” Faux.

p. 72 : “The German forces here were much smaller than those opposing them.” Faux

p. 72 : “The decisive thrust was delivered by merely one panzer division.” Faux. “Its path of advance was intersected by canals and broad rivers that should have been easy to defend.” Faux.

p. 76-77 : On verra que tout ce qui est dit sur le rôle de Guderian dans le franchissement de la Meuse et ce qui en suivit est faux, et basé sur les mensonges de celui-ci.

p.79 : Guderian n’a pas adopté « the theory of deep penetration by armoured forces operating independently”. Il considère cela comme un fantasme (voir chapitre 77).

On remarque dans les dires de Liddell Hart quatre points essentiels :

1. son insistance sur la soi-disant « nouvelle technique » dont naturellement il est l’auteur, et qu’on appelle ici et là « la stratégie du Blitzkrieg ». Au sujet de cette idée fallacieuse voir chapitre 3.

2. ses louanges excessives de Guderian, « son élève » Or les Anglais Fuller, Martel et Swinton sont plusieurs fois évoqués dans « Achtung, Panzer ! » de celui-ci, et leurs ouvrages

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sont cités dans la bibliographie, alors qu’aucun livre de Liddell Hart n’y figure et qu’il n’est mentionné qu’une seule fois, en passant, à la page 136.

3. le mensonge selon lequel il n’existait qu’un seul plan de l’OKH 4. le dénigrement de l’OKH : Manstein conçut « son audacieuse idée », mais « l’audace

de cette conception effaroucha les supérieurs de von Manstein, compétents, certes, mais trop routiniers » proclame-t-il du haut de sa grandeur dans « Les généraux allemands parlent » (pp.128-129), livre publié en 1948. C’est cet hurluberlu arrogant qui est à l’origine de la légende Manstein.

Brauchitsch est mort en 1948, Rundstedt en 1953. Aucun de ces deux hommes n’a publié quoi que ce soit. Manstein, condamné en 1949 par une cour britannique pour crimes de guerre à 18 ans de prison, a été libéré par anticipation pour « raisons de santé » en 1953. Son livre a été publié deux ans plus tard, c'est-à-dire sept ans après les « révélations » de Liddell Hart. Il est mort en 1973.

« And, sure, he is an honourable man » Manstein a consacré le chapitre 4 de son oeuvre au dénigrement de l’OKH, tout en

prenant le leitmotiv « compétent, certes, mais trop routinier » de Liddell Hart. Le chapitre est prolixe et on y trouve de nombreuses répétitions. Il saute aux yeux qu’il y a beaucoup de « suppositions », de « soupçons » et de « sentiments », mais qu’il ne fournit aucune preuve. L’intention est de prouver que Brauchitsch fut le responsable de la privation du pouvoir de l’OKH.

Le chapitre commence tout de suite par un double mensonge : « Il est généralement convenu que l’élimination de l’OKH ou de l’Etat-Major de l’armée comme facteur déterminant dans la conduite de la guerre terrestre (c’est moi qui souligne) date du moment où Hitler, après la démission du Generalfeldmarschall v. Brauchitsch, a lui-même pris, outre la direction des forces armées, celle de l’armée de terre. Mais c’est un fait que cette privation du pouvoir […] fut effectuée dans les semaines qui suivirent la campagne de Pologne. » (p.67) Or, ce fait n’est généralement pas convenu. On a vu au chapitre 35 que cette privation eut lieu le 4 février 1938, et que Brauchitsch n’y joua aucun rôle. Il fut nommé commandant en chef de l’Armée après cet événement. Manstein se trouvait à ce moment-là encore à son poste à l’OKH, et il doit très bien savoir ce qui s’est passé. C’est donc un mensonge délibéré.

Ensuite, il développe un raisonnement bien bizarre et totalement erroné : « Hitler était déjà non seulement confirmé par le peuple comme chef d’Etat, mais aussi comme chef suprême militaire » (p.71), donc généralissime. « En tant que tel, c’était à lui de décider si et comment la guerre devait être poursuivie après la défaite de la Pologne. Mais quant à l’offensive terrestre (c’est moi qui souligne) à l’ouest, c’était à l’OKH de décider si, quand et comment (« Ob, wann und wie ») l’armée pouvait accomplir cette tâche » (p.69). Il pense alors probablement à ce que Clausewitz écrit : « quand, où et au moyen de quelle force (« wann, wo und mit welcher streitkraft ») un combat doit être livré » (1.2.1.) Mais il oublie que Clausewitz parle ici de « l’exécution du plan stratégique » (die Ausfürhung der strategischen Bestimmung). Or, un plan stratégique n’inclut pas seulement l’offensive terrestre mais toutes les forces armées, et le cas échéant notamment la Luftwaffe. Alors, c’est le commandant suprême qui décide. Donc Hitler. Voilà une faute grave de Manstein. Un général allemand doit connaître Clausewitz par cœur ! Or, « face à cet homme à la volonté indomptable de pouvoir se trouvaient Brauchitsch et Halder […] La lutte aurait été de toute façon aussi inégale, même si les généraux qui s’opposaient à Hitler avaient été d’autres hommes » (Manstein, p.71). Lisez : des personnalités plus fortes. Mais que reste-t-il de la responsabilité de Brauchitsch ? La contradiction est évidente, mais tout est bon pour dénigrer l’OKH.

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Et à cette fin, Manstein s’en prend naturellement aux personnalités du commandant en chef et de son chef d’Etat Major. Pour ce faire, il a besoin de sept pages. D’abord, c’est le tour de Brauchitsch, qu’il déteste le plus. On se souvient que ce dernier fut responsable de son éloignement de l’Etat Major et de son renvoi dans la troupe comme simple commandant de division.

Certes, « Brauchitsch était un soldat très capable », mais « il n’était pas dans le peloton de tête comme v. Fritsch, Beck, v. Bock, v. Leeb, et (bien sûr) Rundstedt, (mais, certes,) il venait juste après ».

Certes, il avait de l’énergie, mais « j’avais l’impression (oui, l’impression !) qu’elle s’exprimait négativement sous la forme d’un certain entêtement plutôt que dans une volonté créative » Sous-entendu : Brauchitsch, entêté, va refuser la créativité de Manstein.

Certes, en de nombreux cas il s’est battu bravement dans l’intérêt de l’armée, mais au fond il n’était pas combatif. Et cetera, et cetera (pp.71-76)

Après avoir ainsi démonté Brauchitsch de façon professionnelle, c’est au tour de Halder, qui a droit à seulement deux pages.

Certes ce dernier maîtrisait la technique d’Etat-major à la perfection. Certes, c’était un travailleur infatigable. Certes, le mot de Moltke « Le génie, c’est du zèle » était pour lui le fil conducteur. Mais il lui manquait le feu sacré du vrai capitaine, comme à Brauchitsch. En outre, Manstein explique que Halder souffrait d’un dédoublement de la personnalité : d’une part il détestait Hitler, d’autre part il le supportait et lui obéissait.

Tout cela est sans intérêt, mais Manstein a besoin de décrire Brauchitsch, notamment, comme une personne de faible caractère pour prouver que c’est à cause de lui que l’Armée a perdu son pouvoir. A cette fin, il développe le raisonnement suivant :

Au moment où la défaite de la Pologne était une certitude (le 18 septembre), Brauchitsch aurait dû avoir un échange d’idées sur le problème : que faire maintenant à l’ouest ? Il ne l’a pas fait, laissant ainsi les mains libres à Hitler de décider. On n’avait vraiment pas besoin de Brauchitsch, ni de qui que ce soit, pour laisser les mains libres à Hitler ! Lui, il est le chef d’Etat et décide de tout ! Mais Manstein sait très bien qu’à ce moment là Brauchitsch se trouvait au quartier général de l’armée à Zossen, près de Berlin, où il dirigeait les opérations, grâce à de bonnes transmissions, tandis que Hitler, lui, se trouvait en Pologne dans son train spécial, et ne se mêlait pas des opérations. Brauchitsch avait eu deux entretiens avec lui, les 9 et 12 septembre, en tête à tête, dont il n’existe pas de compte rendu. Warlimont, lui, affirme avoir appris le 20 septembre la décision de Hitler d’attaquer dans les plus brefs délais à l’ouest. Halder l’apprit le 25 septembre par Warlimont (p.84). De toute façon, quand le Führer rentra le 26 septembre à Berlin, sa décision était déjà prise. Il convoqua le lendemain les chefs des trois armes et leur donna l’ordre de préparer l’offensive à l’ouest tout de suite ! Il n’y eut pas d’échange d’idées. Manstein ignorait-il vraiment cet événement ? C’est difficile à croire. Les reproches qu’il fait à Brauchitsch sont un non sens.

Tout le chapitre 4 est donc destiné à rabaisser Brauchitsch, et Manstein y répète sans cesse ses contradictions. On peut résumer les 24 pages ainsi : Brauchitsch aurait dû préparer, alors qu’il dirigeait les opérations en Pologne, un plan pour une offensive à l’ouest au printemps 1940, et le présenter à Hitler. Il ne l’a pas fait, provoquant ainsi la destitution de l’OKH. Hitler voulait un plan pour une offensive à déclencher tout de suite, il ne tolérait pas de contradiction, et la destitution de l’OKH était de toute façon inéluctable. Il est difficilede trouver là la moindre logique.

Quant au caractère de Brauchitsch, « sa noble conception de la vie est hors de doute » (« Seine vornehme Lebensauffassung steht auszer Zweifel » (p.71) )

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Certes, he was an honourable man.

En 1939, nombre d’officiers du cadre de réserve furent rappelés, parmi lesquels Rundstedt, qui fut nommé commandant de la H. Gr. Sud pour la campagne de Pologne, avec Manstein comme chef d’Etat Major. Après cette campagne, il fut nommé à la tête de la H. Gr. A sur le front de l’ouest, toujours avec Manstein. Alors qu’il était convaincu que le poste de commandant en chef de l’armée lui appartenait, il avait été mis à la retraite en 1938 au profit d’un général de six ans son cadet, et qui devenait maintenant son supérieur. Manstein, lui, qui avait été premier chef adjoint du chef d’Etat Major Beck, avait espéré lui succéder à ce poste. Mais Brauchitsch avait choisi Halder. Cela causa probablement chez ces deux hommes une rancune profonde.

Ainsi comprendra-t-on mieux la tonalité des missives de Rundstedt / Manstein à Brauchitsch. C’est celle d’un supérieur qui s’adresse à un subordonné considéré comme incapable. Elles ont été signées en partie par Rundstedt et en partie par Manstein, lequel affirme dans son livre en être le seul et unique auteur (p.92). Mais toutes furent envoyées avec l’agrément de son chef.

Il est très important de se rendre compte que toutes leurs critiques ont pour objet Fall Gelb II, Fall Gelb I étant supprimé. Mais ils prétendent que ces deux plans étaient presque identiques.

Nous allons maintenant voir comment Manstein reprend au chapitre 5 le mensonge de Liddell Hart, c'est-à-dire l’affirmation selon laquelle il n’y avait qu’un seul plan de l’OKH, lequel ne pouvait mener à la destruction totale de l’ennemi. Manstein ne pouvait pas nier qu’il avait vu les directives de Fall Gelb I, II et finalement III (le 30 janvier 1940, p.117). Etant chef d’Etat Major d’un des groupes d’Armées qui devait les exécuter, il avait dû les étudier à fond. Il aurait fallu être bien stupide pour ne pas voir la différence.

Or, on vient de voir que Fall Gelb I et II étaient totalement différents. Manstein a vu juste que Fall Gelb I était une offensive à but limité, ce qui est par ailleurs évident. Mais, tout en admettant que le but de Fall Gelb II était plus étendu, il fait semblant de croire qu’en principe rien n’a changé. Et il parle de « la (c’est moi qui souligne) directive Gelb originelle du 19/29 octobre 1939, émise par l’OKH » (p.91) ce qui est donc un mensonge. Il en dira autant de Fall Gelb III, où il y avait quand même un changement important.

A la page 92, il publie une carte qui, selon lui, représente « Les intentions allemandes pour les opérations selon les directives de l’OKH. » On voit d’un seul coup d’œil qu’elle ne ressemble à aucune des directives I, II et III. De toute évidence il s’agit d’un faux. Il est frappant qu’elle ne montre pas le déplacement du centre de gravité vers le sud de Fall Gelb II.

Dans tous leurs memoranda, Rundstedt et Manstein persistent à affirmer de façon mensongère que « le plan de l’OKH » ne pouvait pas mener à une victoire définitive, et ils attribuent à l’OKH des intentions qui ne figurent dans aucun de ses plans. Leur mauvaise foi est évidente. Ils vont même jusqu’à accuser l’OKH de ne pas vouloir la victoire.

CHAPITRE 43

Une série de leçons envoyées par Rundstedt/Manstein à l’OKH

Le 31 octobre, deux jours après avoir reçu la directive du 29/10 (Fall Gelb II), Rundstedt/Manstein écrivent à leur supérieur, « den Herrn Oberbefehlshaber des Heeres.

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Persönlich », signé par Rundstedt. La tonalité est tout autre que celle de Leeb. On remarque la brutalité. « Etant commandant en chef d’un groupe d’armées, je me sens dans l’obligation de faire au sujet de l’offensive envisagée à travers la Belgique – la Hollande les observations suivantes » commence-t-il, comme un maître qui sermonne un élève. « L »opération envisagée ne peut pas avoir comme effet la décision de la guerre. Le rapport numérique des forces exclut la destruction des armées alliées. » C’est justement la raison pour laquelle Brauchitsch ne veut pas d’une offensive maintenant.

« Le commandement est privé d’avance des possibilités de surprise et d’un engagement contre le flanc et les arrières de l’ennemi. Même un grand succès initial ne peut empêcher qu’une opération, commencée frontalement à partir d’un espace très limité, finisse par une bataille frontale, peut-être sur la Somme. »

Or, la surprise est toujours garantie par un camouflage poussé. L’opération commence à partir d’un espace de 160 kms de largeur, ce qui n’est pas très limité. S’il y a une bataille frontale sur la Somme, ce sera après la destruction des forces au nord de ce fleuve, contre celles qui se trouvent au sud.

Ensuite la note évoque les faiblesses actuelles de l’armée : le manque d’officiers et de sous-officiers d’active, et de réserves instruites. Les nouvelles divisions sont inaptes à l’offensive. Il y a eu de piètres performances d’une partie de l’armée en Pologne, dont on donne des détails. Nehring les a marqués en rouge et il renvoie en marge à la page 15 du livre de Jacobsen, là où Hitler dans son « Denkschrift» du 9 octobre 39 se vante de ce que le soldat allemand est actuellement « Der Erste in der Welt », le premier au monde.

Les moyens d’attaque, la Luftwaffe et les blindés, qui peuvent donner une supériorité, pourraient être plus ou moins paralysés ou gênés dans leur vitesse à cause du mauvais temps, alors que le succès de l’opération dépend de la rapidité de l’action. Comme tous leurs collègues, Brauchitsch inclus, Rundstedt/Manstein sont contre une offensive menée pendant l’hiver. On a vu la directive de l’OKH du 17/09/39 : « Transmutation de l'armée en vue de la guerre défensive à l’ouest » Or, ce ne sont que des lapalissades.

Tout comme Leeb, ils signalent l’affaiblissement des forces au cours de l’offensive, et eux aussi jugent indispensable une armée forte à cause du danger russe. Ce pays considèrera toujours l’Allemagne comme un adversaire potentiel et dangereux. Eux non plus ne croient pas au mythe de la conspiration Hitler-Staline. (« Ja !! » écrit Nehring ici en marge) Mais, contrairement à Leeb, ils ne parlent pas d’une paix négociée. Ils n’ont cure du peuple allemand qui désire la paix. Ils veulent bien la guerre.

Et ils recommandent :

- d’abord de rester devant la Belgique, prêt à l’attaque, tout en renforçant l’armée par tous les moyens et en produisant des munitions pour des opérations de longue durée. « Nous n’avons, selon moi, pas d’autre choix que de nous préparer à une guerre plus longue. » Un « sehr gut ! », très bien, de Nehring.

- de menacer le gouvernement belge en lui disant « qu’une entrée franco-anglaise à laquelle il ne s’opposerait pas aurait comme conséquence non seulement l’entrée immédiate allemande mais aussi « die Vernichtung der belg. Städte durch die deutsche Luftwaffe » (c’est moi qui souligne) (L’extermination des villes belges par l’aviation allemande.) Donc un bombardement de terreur à la Douhet. Mais ce dernier, tout comme v. Seeckt, voulait commencer par la destruction de l’aviation adverse.

Les idées de Rundstedt/Manstein sont en parfaite harmonie avec celles de Hitler qui, le 4 septembre dans le palais des sports à Berlin, avait crié au sujet des villes anglaises : « Wir werden ihre Städte ausradieren » (Nous effacerons leurs villes)

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- « Il faut, pour l’instant, faire passer l’attaque à l’adversaire » Vu le peu d’enthousiasme du peuple français pour la guerre, il faut donc contraindre l’Angleterre à passer à l’offensive terrestre, même contre la volonté des Français. » (Les Anglais vont-ils déclencher leur offensive avec une division ou avec les deux qu’ils ont envoyées en France ?)

« Ce sont la Luftwaffe et la flotte qui doivent inciter les Anglais à déclencher une offensive terrestre, tandis que la puissance de l’armée doit être gardée intacte, afin qu’elle puisse alors battre les Anglais sur terre » Nehring écrit deux fois « Ja ! » à côté de cette idée chimérique.

Rundstedt/Manstein ont peu compris la guerre aérienne. Après avoir écrit d’abord au sujet de l’aviation que l’occupation d’une partie de la Belgique et de la Hollande aurait en quelque sorte pour résultat un effet offensif, mais à peine décisif, ils veulent par une offensive aérienne (et maritime) contraindre l’Angleterre à une contre-offensive terrestre. Mais ils n’ont pas du tout compris que c’était justement la possession de ces deux petits pays qui était la condition du succès d’une offensive aérienne contre l’Angleterre. C’est l’un des buts mêmes de la directive qu’ils critiquent !

Et, comme tout cela ne suffit pas, ils croient agir correctement en sermonnant leur supérieur d’un ton brusque : « La responsabilité du commandant militaire suprême l’oblige selon moi à mettre sur le tapis des objections d’une telle importance. »

En l’occurrence, ce commandant militaire suprême est Hitler et non Brauchitsch.

Le même jour, ils adressent à Brauchitsch une seconde lettre, jugée par Nehring comme « Grundlegend ! » (fondamentale), dans laquelle ils lui expliquent que son plan n’est pas bon, et ils lui en proposent un autre.

L’opération suppose, écrivent-ils, que l’ennemi entre d’abord en Belgique avec la partie de ses forces stationnées le long de la frontière, et qui doivent être culbutées. Ce succès initial semble possible. Mais le succès de l’opération « dépend du fait que l’on réussisse à battre et à détruire l’ensemble des forces ennemies combattant en Belgique, éventuellement au nord de la Somme (ce qui est justement le but de Fall Gelb II), et non de leur refoulement frontal. » Or, Brauchitsch ne parle nulle part d’un tel refoulement, tout au contraire.

Rundstedt/Manstein proposent que « le centre de gravité de la totalité de l’opération soit concentré sur le flanc sud. Il sera au sud de Liège, en passant à travers la Meuse en amont de Namur, en direction d’Arras / Boulogne, afin de couper tout ce que l’ennemi jettera en Belgique, au lieu de le refouler frontalement sur la Somme. En même temps, l’aile sud doit être assez forte pour repousser la contre-offensive française (qu’ils estiment certaine), afin que l’opération puisse être poursuivie jusqu’à la côte. » !! Sehr gut, « Sichelschnitt » (coupe de faucille), note Nehring.

Par conséquent ils recommandent d’ « engager des forces motorisées puissantes au sud de Liège dans la partie sud de la 4e Armée ». Ils ne disent pas combien. « Cette direction de l’attaque se mène dans le dos de la masse de l’armée belge sur le front nord-est ». (C’est la même manœuvre débordante prévue dans Fall Gelb I : couper les Belges des Alliés. Mais comme on l’a vu, avec leur nouveau dispositif (inconnu de Rundstedt/Manstein ?) les Alliés peuvent l’empêcher. « Elle rend aussi possible une progression plus rapide qu’au nord de Liège, à cause de la faiblesse des fortifications belges dans cette région.» (C’est la raison du renforcement de la 4e Armée, prévu dans Fall Gelb II : 12 ID, 2 Mot, 4Pz, au lieu de 9 ID et 3 Pz)

« L’engagement de forces motorisées fortes dans la 12e Armée n’exclut pas la concentration dans les environs de Namur de toutes les forces motorisées » (prévue dans Fall Gelb II) « qui ont percé au nord et au sud de Liège (c’est moi qui souligne), dans une seule Armée sous le commandement de la H.Gr B. » (Ils maintiennent donc des forces motorisées au nord

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de Liège dans la 6e Armée, mais ne disent pas combien. Cela ne concorde pas avec leur proposition de concentrer « le centre de gravité de la totalité de l’opération » au sud de Liège) « La poursuite rapide vers la côte, le cas échéant vers la basse Somme, est sans aucun doute la mission de la H.Gr B (c’est moi qui souligne), tandis que la couverture vers le sud-ouest et le sud est celle de la H.Gr A » écrivent Rundstedt/Manstein. Or, Manstein publiera après la guerre dans son livre (p.102) une carte du plan qu’il prétend avoir proposé : on y voit la 12e Armée (H.Gr A) foncer sur Abbeville, ce qui est en contradiction avec la proposition précédente, qui à son tour est en contradiction avec la proposition ultérieure de transférer le centre de gravité à la H.Gr A. Ils veulent donc également faire traverser la Meuse à des forces motorisées dans le secteur de la 12e Armée, lesquelles seront par la suite rattachées à la H.Gr B, et prendront la direction de la côte ou de la basse Somme, ce qui est prévu dans Fall Gelb II. Ils ne disent pas exactement où cette traversée sera effectuée, mais il est évident que ce sera en liaison avec les forces motorisées de la 4e Armée, donc quelque part au nord de Givet, et de toute façon en Belgique, parce qu’ils parlent de la faiblesse des fortifications belges. Ni Sedan, ni Mézières ne sont mentionnées. Ils n’ont pas vu l’importance particulière du secteur qui s’étend entre ces deux villes. Sedan sera mentionnée pour la première fois dans une directive de l’OKH.

Reste donc 22 ID, réserves incluses, pour couvrir un front s’étendant de Merzig à Abbeville, 360 kms à vol d’oiseau. Ce n’est pas assez, parce qu’ils s’attendent « avec certitude à une contre-offensive française puissante le long de la Moselle, sur Bonn (!) et probablement aussi par l’ouest de la Meuse en direction de Bruxelles » (Rien que d’y penser, cela aurait fait froid dans le dos à Gamelin) La première doit être arrêtée par la 16e Armée, la seconde, « offensivement », par une nouvelle Armée intercalée entre la 12e et la 16e. Finalement, Rundstedt/Manstein affirment qu’on « a peine à croire que l’adversaire commettra l’erreur de jeter en Belgique des forces trop puissantes. » « Hat er aber getan ! » (mais il l’a fait) note Nehring.

A noter :

1. L’idée du débordement n’est pas nouvelle, ni géniale, mais déjà mille fois appliquée, entre autre par Brauchitsch lui-même dans Fall Gelb I, et pas exclue dans Fall Gelb II.

2. Rundstedt n’a pas assisté à la conférence du 25 octobre chez Hitler, au cours de laquelle on a étudié la carte avec le nouveau dispositif ennemi, et constaté que le débordement de l’armée belge n’était plus possible. Ignorait-il cet événement ?

3. Quelles sont les intentions des Alliés ? Vont-ils entrer en Belgique, et s’ils le font, quand, où et avec quelles forces? On ne le sait pas.

4. Si l’ennemi reste avec toutes ses forces, ou la plus grande partie comme le supposent Rundstedt/Manstein, en France au nord de la Somme, leur plan est inexécutable.

5. Se défendre offensivement au cours d’une offensive principale est fortement déconseillé par Clausewitz, comme on le verra. Brauchitsch ne fera pas cette faute dans Fall Gelb IV.

6. Rundstedt/Manstein ne veulent pas d’offensive maintenant. Leur plan est de toute évidence destiné à plus tard. Mais Hitler est d’un avis contraire. Il a donné l’ordre de le déclencher le 12 novembre, nonobstant les protestations de Brauchitsch, ce que Rundstedt/Manstein semblent ignorer.

7. Dans Fall Gelb IV, exécuté le 10 mai, ce sera la H.Gr A qui devra foncer sur Abbeville, et non la H.Gr B, comme Rundstedt/Manstein le proposent ici.

Le plan n’a donc aucun sens ni intérêt. C’est en quelque sorte expliquer la table de multiplication par deux à Einstein. Ces Rundstedt/Manstein sont des donneurs de leçons dont Brauchitsch n’a nullement besoin. Il a, lui aussi, étudié Clausewitz.

Le plan est à jeter.

Et l’on ne s’adresse pas à son supérieur de cette façon-là.

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CHAPITRE 44

Le centre de gravité encore plus au sud. Un « Hauptstosz » sur Sedan? Autres leçons de Rundstedt / Manstein

1er novembre : Halder reçoit le message de la H.Gr A. « Aspect positif manque. Surprendre au printemps » note-t-il

2 et 3 novembre : Halder rend visite à la H. Gr B (6e, 4e et 2e Armées) et à la H.Gr A (12e et 16e Armées).

« Sujets qui méritent l’attention :

1. Une attaque avec un but lointain est maintenant impossible. Les troupes ont besoin d’entraînement, le matériel n’est pas au point.

2. L’attaque, voulue par l’OKW n’est considérée prometteuse par aucun des quartiers généraux. Un résultat décisif pour une guerre terrestre ne peut être attendu […]

3. Je ne partage pas la supposition de la H.Gr A, qui s’attend à l’imminence d’une forte contre-attaque poursuivant un but lointain (aile droite à la Moselle) à partir de la ligne Maginot ».

5 novembre : Warlimont fait part d’une idée du Führer, sur une proposition du colonel v. Schell (inspecteur général des services motorisés et auteur de « Kampf gegen Panzerwagen » et d’articles dans plusieurs magazines militaires, sous-secrétaire au Reichsverkehrsministerium et General major depuis mars 1940). « Unités rapides dans la 12e Armée ».

Le même jour a lieu un entretien en tête à tête entre Brauchitsch et Hitler. Brauchitsch expose ses objections contre une offensive imminente, mais Hitler ne se laisse pas convaincre. L’entretien est désagréable. Les rapports entre les deux hommes sont devenus mauvais. Brauchitsch ne prend plus d’initiatives. Il se contente d’exécuter les ordres de Hitler de son mieux. Pas plus. Toute discussion avec ce dernier est impossible. Essayer de le convaincre n’a pas de sens. Il déteste ce parvenu vulgaire.

7 novembre : « Pas d’offensive avant le 15/11 (plus tard 19/11) » note Halder .

Le 9 novembre, il note : « Führer insiste sur le fait que dans toutes les circonstances des blindés seront employés en direction de Arlon – Tintigny […] poursuite sur et après Sedan ? »

Or pendant ce temps, on a continué à réfléchir à l’OKW. Une traversée rapide de la Meuse s’avère essentielle. Une fois de l’autre côté, on se trouve en terrain libre, mais comme on l’a déjà vu (voir chapitre 40) le terrain au nord de Liège est difficile pour les chars. En Belgique, on ne trouve aucune fortification au sud de Namur, mais la Meuse y est en partie escarpée. Plus au sud, en France, ce fleuve coule dans une plaine entre des collines en pente douce. Il y a des fortifications mais pas en profondeur, et la région est faiblement défendue. Les ouvrages y ont été régulièrement photographiés en stéréoscopie (voir chapitre 67). On va donc essayer de traverser la Meuse là aussi, et renforcer l’aile gauche de la 12e Armée avec des troupes rapides.

C’est la première fois que le nom de Sedan apparaît. On y fait d’une pierre deux coups. C’est l’unique lieu où l’on peut franchir la Meuse, et en y réussissant, briser les fortifications frontalières françaises d’un seul coup ; ensuite, il est possible d’opérer jusqu’à la Manche

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derrière cette ligne, sur un terrain favorable aux chars et traversé de nombreuses routes où l’infanterie et les chars peuvent avancer rapidement.

Il n’y a aucune preuve que l’idée était de Hitler ni de Manstein. Ce fut peut-être une proposition de v. Schell.

Le 11 novembre, l’ordre suivant est envoyé par l’OKH aux Heeresgruppen A et B :

« Sur l’aile sud de la 12e, ou dans le secteur de la 16e Armée, sera formé un troisième groupement de troupes rapides qui doit marcher le long du couloir libre entre des forêts au nord et au sud, par Arlon-Tintigny-Florenville, et doit être employé sur Sedan et vers l’est de cette ville.»

Le parcours est bien choisi. A travers le Luxembourg, où il n’y a pas de résistance, on peut utiliser le chemin de fer de Trêves via Luxembourg-ville jusqu’à la frontière belge, à quelques kilomètres d’Arlon, notamment pour la logistique.

(« XIX PanzerKorps : Guderian, chef des Generalstabes : Oberst Nehring » a noté ce dernier en gros caractères)

Ces troupes doivent donc tourner à gauche après Florenville, au sud de la forêt de Muno, pour déboucher en terrain libre à mi-chemin entre Sedan et Carignan.

« La mission de ce groupement sera :

a) battre les forces mobiles ennemies, jetées dans le sud de la Belgique, facilitant ainsi la mission des 12e et 16e Armées

b) gagner par surprise à Sedan ou au sud-est de cette ville la rive ouest de la Meuse, créant ainsi des conditions favorables à la continuation des opérations, en particulier au cas où les forces blindées des 6e et 4e Armées ne parviendraient pas à un résultat opérationnel. […]Sa composition :

Etat-major du XIXe Armeekorps 2e et 10e Pz 1 Mot. Leibstandarte SS Adolf Hitler (motorisé) Régiment Groszdeutschland (motorisé) […] Les unités suivantes seront transférées de la H.Gr B à la H.Gr A : a) l’état-major du XIXe AK avec les troupes de l’AK b) une unité de l’artillerie lourde motorisée, des unités de reconnaissance, du génie, de

la DCA, toutes motorisées. c) la 2e Mot. (de la 4e Armée) d) la 10e Pz (de la 6e Armée) La H.Gr A recevra de la réserve générale une unité de l’artillerie motorisée. La H.Gr B recevra la 29e Mot., remplaçant la 2e. »

Ce ne furent donc pas Rundstedt/Manstein qui proposèrent les premiers un franchissement de la Meuse à Sedan, ni une traversée des Ardennes par des divisions blindées.

Petit à petit, le centre de gravité de l’offensive se déplace vers le sud. La 6e Armée, la plus au nord, perd un Pz au profit de la 12e Armée, qui est renforcée par d’autres unités.

Le centre de gravité de la 4e Armée sera probablement situé à Dinant, entre Namur et Fumay, où est prévu l’appui principal par le Fliegerkorps I renforcé. Si le nouveau groupement, avec l’appui du Fliegerkorps II, réussit à franchir la Meuse à Sedan, il tombe dans le dos de la 9e Armée française, étirée entre un point situé à 5 kms à l’ouest de cette ville et Namur, ce qui facilitera le franchissement de la Meuse des 12e et 4e Armées.

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Le 14 novembre, Rundstedt/Manstein envoient une nouvelle lettre, avec comme seule adresse : « OKH – Op. Abt. » Ils croient bon, tout en ignorant leur supérieur, de s’adresser directement au bureau des opérations de celui-ci.

D’abord, ils jugent que l’avancée du XIXe AK n’aura de réelle valeur que lorsque ce corps, une fois percée la ligne Bastogne-Arlon, « sera prêt au combat à l’ouest de cette ligne, quand les Français avanceront sur Etalle, Neufchâteau, Libramont, St. Hubert. » Or, le XIXe AK n’a rien à faire à Neufchâteau et encore moins à Libramont et St. Hubert, à respectivement 20, 30 et 40 kms au nord d’Etalle, située sur la route d’Arlon à Tintigny. Sa mission est claire ; marcher par Arlon, Tintigny, Florenville, sur Sedan, balayer tout ce qui s’oppose à lui et forcer la Meuse. Point final. Etalle est sur la route d’Arlon à Tintigny, et Neufchâteau, Libramont et St. Hubert n’y sont pas. Les Français qui marchent de Sedan via Bouillon en direction de ces villes devront être arrêtés et rejetés par des divisions d’infanterie, et risquent de voir leur retraite coupée si le XIXe corps réussit à traverser la Meuse et à passer au sud de Sedan.

Que Runstedt et Manstein relisent bien les ordres et ferment enfin leurs gueules.

Mais il y a pire encore !

Pour atteindre la position qu’ils estiment indispensable, l’offensive doit commencer « à minuit ». Et ils terminent par la phrase stupéfiante : « Mit einer Mitwirkung der Luftwaffe ist in der jetzigen Jahreszeit in den frühen Morgenstuden ohnehin kaum zu rechnen. » (De toute façon, on peut à peine compter sur une coopération de la Luftwaffe en cette saison tôt le matin.) Or, selon le général von Seeckt (« Pensée d’un soldat ») « La guerre commencera par une mutuelle attaque des forces aériennes. » (cité avec approbation par Chauvineau, qui lui aussi prévient : « l’attaque aérienne apparaîtra la première » (p.110) )

Voilà qui est bien impossible pendant la nuit.

Or, ce même 14 novembre, le lever du soleil est à 7.59 (heure de Berlin), donc plus tard encore en Belgique. L’aviation ennemie a alors huit heures pour préparer ses propres attaques et prendre des mesures défensives. On ne peut plus surprendre ses avions au sol. L’effet de surprise est perdu. Et l’armée doit se débrouiller pendant huit heures sans l’appui de l’aviation, et dans le noir absolu, la nouvelle lune étant le 11 novembre. Sans compter les brumes matinales qui doivent d’abord se dissiper. Ce sera justement à causes d’elles que Goering pourra persuader Hitler de reporter l’offensive du 9 au 10 mai 40.

On peut bien imaginer la tête du gros maréchal à la lecture de cette stupidité signée Rundstedt/Manstein.

Ce même 14 novembre, Jodl vient au quartier général de Brauchitsch afin de discuter l’affaire. « Quelles sont les possibilités pour renforcer Guderian rapidement en cas de succès ? Pendant la Grande Guerre, beaucoup de ces occasions n’ont pas été exploitées par manque de réserves » (Halder) observe-t-il. Et le 17 il revient et dit à Halder : « Il y a plus de chance sur l’aile sud. L’ennemi attend notre attaque en Hollande. Il faut exploiter les possibilités de succès du XIXe Armeekorps. » (idem) (voir l’entretien Hitler - Jodl du 23 février 1940, chapitre 48)

Or, ce qui était l’intention originale de la manœuvre sur Sedan, c'est-à-dire tomber dans le dos de la 9e Armée française pour ainsi faciliter le franchissement de la Meuse par les 12e et 4e Armées, sur un terrain plus difficile, devient petit à petit l’idée d’un « Hauptstosz », une attaque principale, dont le succès doit être exploité, ce que Clausewitz conseille impérativement. Mais pour cela, le XIXe AK ne suffit pas. Dans ce cas, toujours selon Clausewitz, il faut agir aussi concentré – et aussi vite – que possible. Ce qui veut dire concentrer toutes ses forces. Avant le début de l’offensive. Mais Hitler ne le veut pas.

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Le 15 novembre, l’OKH signale à la H.Gr B qu’elle doit être prête à occuper la Hollande jusqu’à la ligne de la Grebbe, avant-poste du réduit Hollande, ainsi que tout le territoire au sud de la Meuse, ou si possible la Waal, jusqu’à la côte.

Le 17 novembre, le plan de campagne allié, le plan D, est adopté.

Le 20 novembre paraît la directive n°8 de l’OKW.

Il y est notamment précisé : « Les opérations terrestres seront exécutées sur la base de la directive du 29 octobre (Fall Gelb II). En complément s’applique ce qui suit : Toutes les mesures préparatoires seront prises pour transférer rapidement le centre de gravité des opérations de la H.Gr B à la H.Gr A, au cas où dans ce secteur des succès plus rapides et plus grands pourraient être obtenus, comme l’actuel dispositif de l’adversaire pourrait le faire supposer. »

On voit encore une fois comment les Allemands adaptent leurs plans à la situation et au dispositif de l’adversaire. Celui-ci a massé ses forces entre Maubeuge et Dunkerque, les Anglais, les plus redoutés, sur l’aile gauche. Leur entrée en Belgique devient de plus en plus probable. Par contre leur faiblesse à l’est, de Maubeuge jusqu’à Longwy, persiste. Et il faut traverser la Meuse le plus vite possible. C’est déterminant. N’importe où. On s’engage et on voit. La première mission de la Luftwaffe, notamment les Stuka, sera donc d’aider l’armée dans cette épreuve.

Le fleuve en Belgique et en France est constamment survolé par l’aviation de reconnaissance. Ainsi a-t-on appris :

- l’inexistence de toute fortification entre Namur et Givet - la faiblesse de la défense en France - l’absence de troupes ennemies dans la région située entre la frontière française et la

Meuse.

On sait que les Belges n’ont pas l’intention de se défendre à l’est de la Meuse. Il y aura uniquement des destructions. De faux touristes ont passé leurs « vacances » dans les Ardennes. On connaît bien la région, qu’on a occupée de 1914 à 1918. On peut donc s’attendre à une marche d’approche jusqu’à la Meuse, et le terrain entre Mézières et Sedan est le plus favorable pour la traversée. Cette directive n’a rien à faire avec les idées de Rundstedt/Manstein. C’est, comme toujours, le terrain qui est le facteur décisif ; « pour une position défensive, c’est le concept de lieu qui domine. La décision doit être obtenue en tel lieu, ou plutôt grâce à ce lieu » (Clausewitz, 3.5.12). Cela vaut pour l’attaque aussi.

Le 21 novembre, Manstein adresse un mémorandum à l’OKH, dans lequel il rend compte de la façon selon laquelle la H. Gr A exécutera l’attaque. Il y ajoute une deuxième partie, « La continuation de l’opération au-delà de la Meuse », où il expose encore une fois ses idées sur la suite de l’offensive, notamment sur la contre-offensive française contre le flanc gauche de la 12e Armée par pas moins de 30 divisions ( ! ) débouchant de la région La Fère – Laon – Rethel. Contre cette offensive, il faut se défendre offensivement, répète-t-il, et il le répètera toujours. Pour effectuer cette manœuvre, il lui faut une Armée en plus, ce qui entraînera un centre de gravité supplémentaire. Donc, deux centres de gravité, un chez la H. Gr B, déjà existant, et un autre pour la H. Gr A, pour la « défense – offensive » en direction de Rethel.

Halder note le lendemain : « Angriff Rethel ( ?), um Feind am Angriff von Süden abzuhalten. Völlig andere Operation!” (c’est moi qui souligne) (Attaque Rethel (?), afin d’empêcher l’ennemi d’attaquer à partir du sud. Une tout autre opération !) Effectivement ! Contrairement à Manstein, Halder, lui, a bien étudié Clausewitz, qui condamne avec force une action comme celle que propose Manstein.

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Le 30 novembre, encore une lettre de Rundstedt/Manstein. Ils y répètent que l’intention de Fall Gelb II est de refouler l’ennemi frontalement sur la Somme, ce qui est faux. Ils ne proposent pas qu’il y ait un seul centre de gravité et qu’il soit chez eux .

Halder répond le 5 décembre comme suit :

« Cher Manstein ! Je vous prie de me permettre de vous répondre pour l’instant par cette voie à la

présentation de la Heeregruppe A du 30.11.39. M. le commandant en chef de l’armée a étudié minutieusement la présentation. La

plupart de vos pensées correspondent aux siennes, à cette différence près que, en raison des dispositions prises jusqu’à présent par l’OKH, il n’a pas formé de nouveau centre de gravité, mais il a seulement créé la possibilité de former un tel centre de gravité.

La formation effective d’un centre de gravité, étant donné l’influence des forces (Nehring : « Hitler ! ») qui échappent à notre influence (souligné par Nehring), est devenue une question qui incombe au commandement pendant l’opération, au lieu d’une question de concentration (c’est moi qui souligne).

L’OKH doit s’accommoder de cette difficulté (souligné par Nehring) ainsi surgie, afin de trouver le bon moment pour se décider (« Verärgerte Resignation », résignation irritée, note Nehring). De toutes façons, les possibilités de formation d’un centre de gravité dans le sens exposé par M. le Generaloberst von Rundstedt sont garanties.

M. le commandant en chef de l’armée veut se concerter en personne avec votre commandant en chef à la première occasion. Cependant, je vous prie de le mettre au courant de ces lignes.

Cordialement vôtre. Halder »

Cette lettre de Halder est une tentative émanant d’un chef d’Etat Major désireux de persuader son homologue - d’un niveau inférieur - de mettre fin à une mésentente existant entre leurs chefs. La tonalité est amicale, apaisante. En substance, dit-il, nous sommes d’accord. Mais c’est Hitler qui décide de tout, c’est lui qui a voulu ce plan, il ne veut pas former le centre de gravité avant le début de l’opération, il ne nous écoute pas. On va bientôt se parler, vos conseils ne servent à rien. Arrêtez !

Mais rien n’y fait. Rundstedt/Manstein ont déjà préparé une nouvelle lettre, envoyée le 6 décembre à Halder, suivie le 18 d’une « proposition pour la conduite de l’offensive à l’ouest ». Il est à noter qu’ils ont enfin abandonné la fâcheuse idée de commencer l’offensive à minuit. Ils proposent maintenant d’ouvrir les hostilités par l’offensive aérienne, pendant ou même avant l’offensive terrestre. Manstein a parlé au chef d’Etat Major de la Luftflotte 3 ! Pour le reste, ils insistent sur la percée jusqu’à la basse Somme, prévue dans Fall Gelb II, et préconisent toujours une couverture offensive entre Meuse et Oise, qui doit prendre la direction sud et encercler par l’ouest les forces françaises contre-attaquant dans cette région.

La H.Gr B conserve dans ce plan ses 7 divisions blindées et 11/3 division motorisée (donc le coup concentré de l’offensive en reste là), mais elle perd 4 divisions d’infanterie.

La H.Gr A est renforcée de 13 ID, 1/3 div. Motorisée et une division légère. Elle conserve ses deux divisions blindées.

En principe cela ne change rien à leurs propositions antérieures. Il est à noter que Rundstedt/Manstein ne demandent pas de renforcement en divisions blindées. Ils ne proposent pas que le centre de gravité se trouve uniquement chez eux . Tout au contraire ! Avec 8 11/3 de troupes rapides dans la H.Gr B contre 4 dans la H.Gr A, il reste chez la première. Quant à la Luftwaffe, alors que dans Fall Gelb II ont été prévus deux centres de gravité, l’un à Dinant et

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l’autre à Sedan, Manstein en veut deux de plus, un sur le canal Albert et un autre entre Liège et Namur. Le centre de gravité reste donc décidément dans la H.Gr B.

Former le centre de gravité pendant les opérations Le 16 décembre, Halder apprend de Jodl que Hitler « s’occupe du déplacement des

réserves générales (question du centre de gravité) ». Et pour confirmer une fois de plus le contenu de la lettre du 5 décembre de Halder à Manstein, l’OKW signale le 28 décembre, par l’entremise de l’OKH, aux trois Heeresgruppen :

« Le Führer et commandant suprême a décidé ces derniers jours :

- A son début, l’ensemble de l’opération n’a pas de centre de gravité prononcé. Il sera transféré selon les succès initiaux à l’une des deux Heeresgruppen ou à l’aile intérieure des deux Heeresgruppen . De fortes réserves générales permettent de renforcer les armées engagées au début, aussi bien que de créer de nouvelles armées. Le commandant en chef de l’armée a pris les dispositions pour une réalisation rapide de ces possibilités [..]

- Pour le choix du centre de gravité définitif, il est nécessaire d’avoir une vue générale et précise de la situation sur l’ensemble du front des Heeresgruppen B et A, telle qu’elle aura évolué, en vue des premiers combats et des contre-mesures de l’ennemi.

- Afin de coordonner les opérations de l’armée de terre et de la Luftwaffe, le Führer et commandant suprême s’est réservé pour lui-même l’engagement de la 7e division parachutiste, ainsi que la définition du centre de gravité de l’ensemble de l’opération. »

La directive mentionne aussi qu’une période de beau temps est attendue vers la mi-janvier, et qu’alors aura lieu l’offensive (déjà dix fois reportée à cause du mauvais temps)

Est évoquée finalement la possibilité « d’exécuter aussi pendant la nuit les coups de main préparés par la Luftwaffe et ainsi de changer l’heure de l’attaque (« die X-Zeit ») dans la nuit »

« Cet arrangement obtempèrerait à la demande de l’armée » (donc à celle de Rundstedt dans sa missive du 14 novembre : Hitler a-t-il eu connaissance de ce document ?) « il facilite la décision au sujet de la 7e division parachutiste à l’aube, mais rendrait difficile l’attaque par surprise de l’aviation ennemie sur ses bases. »

Le 20 décembre Halder note : « Pendant entretien Führer – Rundstedt : tenir prêtes des forces pour la formation d’un centre de gravité chez A. La H.Gr A a-t-elle une double mission ? »

Le 27 décembre a lieu en présence de Halder un exercice sur la carte (Kriegsspiel) où l’on joue les trois possibilités françaises : Plan E (Escaut), Plan D (Dyle) et Plan A (canal Albert)

Il en ressort qu’il y aura de bonnes chances d’arriver en terrain libre après une percée.

CHAPITRE 45

L’incident de Maasmechelen. Les Français se découvrent

Le 10 janvier a lieu un incident assez bizarre. Un petit avion allemand, dont le pilote a confondu le Rhin et la Meuse, fait un atterrissage forcé à Maasmechelen en Belgique, à 10 kms au nord de Maastricht. A son bord se trouve une partie du plan Fall Gelb II. Les Belges

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s’emparent de la plupart des documents et en tirent la conclusion – à tort – qu’une invasion allemande est imminente. Liddell Hart affirme qu’ « à cause de cet incident Hitler changea sur le champ le plan de campagne existant pour le plan Manstein » (History of the 2nd World War, p.42), ce qui est faux. Voici la vérité :

Le même 10 janvier, la météo annonce une période de beau temps pour la mi-janvier (Halder, p.154). Le 11 janvier, Hitler donne l’ordre du début de l’offensive (donc Fall Gelb II) pour le 17 janvier, à 8h16 (Nuremberg, T.4, pp.294-295). La concentration doit commencer le 12 janvier. Mais le 16 janvier, alors que celle-ci est déjà terminée et que les troupes sont sur leur position de départ (voir Atlas de Hitler, la concentration du 17/01/40) l’ordre est annulé au dernier moment à cause du mauvais temps, et l’offensive est ajournée « probablement pour le 20.1.40 » (id., p.296). Mais ce jour-là il n’y a pas d’offensive. Il y a une réunion chez Hitler. Pourquoi ?

Le 10 janvier, les Belges ont averti les Anglais et les Français. Gamelin, dans le vain espoir de pouvoir enfin entrer en Belgique avant les Allemands, masse ses troupes serrées contre la frontière belge. On n’a plus qu’à se transporter en Belgique pour être en Belgique. Mais après le refus des Belges, il les fait rentrer le lendemain dans leurs cantonnements. Naturellement, cette manœuvre n’échappe pas aux Allemands. L’entrée en force des Alliés en Belgique au moment du déclenchement de leur offensive est devenue une quasi certitude.

Donc, ce n’est pas l’accident d’avion contenant les documents secrets qui a motivé le changement de Fall Gelb II – non en faveur du plan définitif, ni du « plan Manstein » - mais en faveur de Fall Geb III ; c’est la manœuvre de Gamelin qui en est seule la cause.

On a maintenant la quasi certitude que les armées alliées entreront en force en Belgique. Les Français se sont découverts. Alors il y aura peu de troupes entre la Somme et la frontière belge, ouvrant ainsi un boulevard en direction d’Abbeville. Et par un heureux hasard, un nouveau numéro de la « Militärwissenschaftliche Rundschau » tomba dans les boîtes aux lettres de l’OKW et de l’OKH, avec un nouveau fascicule du Ludendorff-Offensif de 1918. Direction Abbeville ! La guerre « fut toujours l’exploitation des trouées libres dans lesquelles la progression peut être rapide puisqu’on n’y rencontre pas d’ennemis.» (Chauvineau, p.8). C’est en d’autres mots ce que Clausewitz écrit au chapitre « Action contre un flanc » (voir chapitres 40 et 41)

Ce n’est que trop évident. Rien de nouveau, rien d’un « trait de génie » (Liddell Hart), rien de « si peu conformiste » (Azéma, p.72). Mais il faut toujours prévoir le pire, en l’occurrence une contre-offensive contre ses flancs. Pour la parer, on a besoin de beaucoup d’infanterie.

Brauchitsch dispose à ce moment-là pour Fall Gelb II de 68 ID (Heeresgruppen A et B), mais de nouvelles divisions reçoivent une instruction très intensive. Le 28 mars, Halder note : « Pour l’offensive : 72 divisions maintenant en plus : 16 divisions jusqu’à mai : 14 divisions environ 100 pour l’attaque » (p.237)

Ça suffit pour former « un flanc défensif face au sud de 250 kms » et un flanc au nord aussi.

Les conditions requises pour changer le petit coup de Fall Gelb I en un coup principal (« Hauptstosz ») seront alors réunies, soit :

- fixer les Belges et les Alliés en Belgique avec une partie de ses forces - exploiter la trouée libre entre la ligne Maginot et les forces ennemies qui se sont

installées en Belgique et « passer à côté de celles-ci avec l’autre partie de ses forces, leur faire

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un mauvais coup par derrière et ainsi mettre rapidement hors de cause d’importants effectifs presque sans combat. » (Chauvineau, p.8)

Pour arriver dans cette trouée libre, il faut d’abord passer par les Ardennes, jamais considérées par les Allemands comme impénétrables, et ensuite franchir la Meuse.

Mais Hitler veut que la formation d’un centre de gravité s’effectue pendant l’opération, ceci contre l’avis de Brauchitsch (voir lettre de Halder à Manstein du 5 décembre et la directive de Hitler du 28 décembre). Il ne tolère pas d’être contrarié. Brauchitsch en a assez d’être engueulé. Hitler veut tout décider tout seul ? Eh bien, qu’il décide.

Pendant ce temps, les préparatifs pour un nouveau plan, Fall Gelb III, continuent. On va occuper la Hollande complètement. (Halder, 17/1, p.60)

Le centre de gravité avant le début des opérations ? Le 20 janvier, a lieu une réunion chez Hitler avec les commandants de l’Armée, de la

Luftwaffe et de la Marine, et leurs chefs d’état-major. Hitler annonce une série de mesures pour abréger les préparations de l’offensive afin de la garder secrète. Toutes les dates antérieures étaient connues des Hollandais et des Belges dès le lendemain. On ignore qu’un officier supérieur les communique à l’attaché militaire néerlandais à Berlin. Halder note : « En cas d’alerte agir vite. Offensive über Sedan […] Les ordres l’après-midi, marche pendant la nuit, attaque le matin. Ainsi la surprise sera garantie.

[…] On peut attendre plus de succès de forces moindres attaquant par surprise que de forces plus puissantes luttant contre un ennemi préparé […] Emploi très important de la Luftwaffe afin de détruire les forces aériennes ennemies. La Luftwaffe frappe la première. Mesures d’anticipation souhaitables : l’affaire hollandaise complètement. Entreprise Maastricht. Traversée des Ardennes. Empêcher que les ponts ne sautent […] Pas probable avant mars. Prêt à chaque instant. »

Le lendemain, réunion Hitler, Brauchitsch, Halder, Keitel, d’abord à midi.

« Pensées du Führer » (notées par Keitel) :

1.- Fondamentalement d’accord avec les buts fixés par Fall Gelb, et aussi avec la dissimulation obtenue de la formation du centre de gravité, en particulier de l’aile sud. (« Der erstrebte Verschleierung der Schwerpunktbildung, insbesondere des Südflügels »). Hitler parle ici donc de la formation d’un centre de gravité avant le déclenchement de l’offensive, notamment sur l’aile sud.

2.- Parce que l’ennemi connaît, après l’incident de Maasmechelen du 10 janvier, nos plans pour l’opération aéroportée Namur, celle-ci doit être annulée. Par conséquent les perspectives en faveur d’une occupation rapide des passages sur la Meuse entre Namur et Givet empirent.

3.- Cela indique l’importance primordiale qu’il y a à gagner la Meuse par surprise en direction de Sedan, et à garantir le mieux possible cette chance par un camouflage très poussé. […]

8.- Selon l’urgence, la séquence suivante serait à envisager :

a) Hollande : 1 unité motorisée b) Sedan : des forces blindées fortes, en dissimulant la direction de l’emploi c) Maastricht : 1 – 2 unités blindées d) Ardennes :

Ici, de fortes unités blindées ont des chances moindres pour un succès opérationnel à cause des obstacles, qui d’abord doivent être enlevés. Peu importe, ici employer de petites unités blindées. »

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Après une pause, la réunion se poursuit à 18h.

Supprimés : Gand et Dinant Hollande dans sa totalité Blindés pour Maastricht et Hasselt. Il y a encore des chances ici.

La 4e Armée (qui progresse dans les Ardennes). La Luftwaffe doit aider les troupes au sol pour surmonter les éventuels obstacles. Pas de chars en tête (mines). Tout d’abord l’infanterie et le génie avec des chars III et IV. Les chars seront arrêtés sur la Meuse (Givet), donc ici pas primordial mais secondaire. » (Halder, pp.166-168)

Il est à noter que maintenant :

- Hitler parle de la formation d’un centre de gravité avant le début de l’offensive - Il parle d’une offensive au-dessus (über) de Sedan

-Il souligne l’importance de la surprise, donc : dissimulation de ce centre de gravité, notamment sur l’aile sud

- Dans ce cas-là, des forces moindres peuvent avoir du succès - Il souligne encore l’importance primordiale de Sedan

- Après la Hollande – ce n’est qu’une entreprise parallèle à régler au plus vite – Sedan est à la tête des priorités : « des forces blindées fortes » doivent y être employées

- Gand, c’est à dire la direction Ostende, a été supprimée. Le centre de gravité est plus au sud.

Mais Hitler ne dit pas explicitement : « J’annule ma décision du 28 décembre, selon laquelle l’ensemble de l’opération n’a pas, à son début, de centre de gravité prononcé.

J’annule aussi ma décision selon laquelle l’attaque se fera au nord et au sud de Liège. L’attaque principale se fera exclusivement au sud de cette ville. »

Il ne l’a pas dit, mais son discours y ressemble fortement.

Le 22 janvier Halder réunit ses officiers du 1er bureau (opérations) avec ceux des trois Heeresgruppen et des 6e, 4e, 12e et 16e Armées pour les mettre au courant des nouvelles dispositions. Blumentritt, chef du 1er bureau de la Heeresgruppe A en fait un résumé daté du 23 janvier :

- Le Füher veut passer à l’offensive aussitôt que le temps le permettra. Mars et avril seront défavorables, février semble favorable.

- Pour des raisons de surprise, les troupes devront occuper leurs positions de départ en moins de 24 heures. Les divisions (d’infanterie) du premier échelon doivent être cantonnées en vue de cet objectif, de même que le XIX AK (2e et 10e Pz, 2e Mot.), qui doit être transféré à l’ouest du Rhin dans la région des 12e et 16e Armées.

- Les missions et les buts restent en général les mêmes : La Heeresgruppe B doit occuper la Hollande du premier coup

La 6e Armée : 1er but : au nord de Liège à travers les canaux 2e but : Anvers - Namur (c’est moi qui souligne)

La 4e Armée : 1er but : percer la première ligne de défense, ici les blindés et l’infanterie ensemble,

ensuite les blindés en avant (souligné par Nehring) 2e but : la Meuse, comme jusqu’à présent. Des opérations seront possibles seulement au

nord de la Meuse.

La Heeresgruppe A :

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Les meilleures chances d’arriver rapidement à la Meuse sont à travers le Luxembourg et la Belgique méridionale.

Demander l’assistance de la Luftwaffe dans le détail (par exemple à Bastogne ou à Arlon) ou seulement plus tard pendant la bataille sur la Meuse.

La 2e Armée reste provisoirement à la disposition de l’OKH, mais la Heeresgruppe peut l’incorporer dans ses plans. L’intercaler n’est pas encore possible maintenant, la zone étant trop étroite.

Les buts de la Heeresgruppe restent les mêmes.

Echelonnement :

- Les divisions d’infanterie du premier échelon et le XIX AK doivent se rassembler dans les 24 heures au plus tard. Chars et unités motorisées doivent cantonner de sorte que la formation du centre de gravité ne puisse encore être reconnue (c’est moi qui souligne).

L’infanterie du deuxième échelon et XIVe AK (9e Pz, 29e et 13e Mot, SS) doit se rassembler de bonne heure le jour de l’attaque.

Ces forces peuvent suivre le XIX AK : à cette fin, libérer les routes (fixer ces routes dès maintenant).

- Trois divisions de la 2e Welle et une de la 1ère Welle, appartenant à la Heeresgruppe C, sont placées sous les ordres de la Heeresgruppe A, mais restent cantonnées dans la Heeresgruppe C. Deux divisions de la 2e Welle sont remplacées par deux divisions de la 1ère Welle.

- A cause de la pénurie des moyens de transport motorisés et de l’essence, les divisions d’infanterie obtiennent trois colonnes hippomobiles et seulement trois colonnes automobiles (pour leur logistique).

On a maintenant décidé définitivement que c’est la région de Sedan qui offre les meilleures chances pour la traversée de la Meuse et son exploitation consécutive. Si on réussit là, on facilite la tâche de la 4e Armée.

La Heeresgruppe A est donc renforcée. La 2e Armée, à l’origine destinée à serrer de près la 4e Armée de la Heeresgruppe B, sera maintenant à la disposition de la Heeresgruppe A, qui dispose de 3 div. blindées, 3 2/3 motorisées et 3 ID en plus. Tout cela n’a toujours aucun rapport avec les idées de Rundstedt/Manstein. Il s’agit de traverser la Meuse au plus vite, là où les chances sont les meilleures. La décision doit être obtenue « grâce à ce lieu ». Alors, « il ne peut y avoir de défense ultérieure durable ; la question est résolue une fois pour toutes par un seul acte ». C’est le terrain qui est décisif.

Le 24 janvier, Manstein demande que le XIV AK soit placé à côté du XIX AK, au lieu de se trouver en deuxième échelon. Il ne demande pas de renforts.

CHAPITRE 46

FALL GELB III 30 janvier – 24 février 1940

Le 30 janvier, une nouvelle directive, «remplaçant celle du 19 octobre 1939 et compléments ultérieurs» est envoyée aux trois Heeresgruppen. Ces «compléments» sont Fall Gelb II du 29 octobre 1939, qui est en fait un nouveau plan complètement différent de celui du 19 octobre, et les directives des 11, 15 et 20 novembre et du 28 décembre, qui sont des

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additifs à Fall Gelb II. Parce que Fall Gelb III ressemble en grande partie à Fall Gelb II, on en effectuera la comparaison. On verra qu’il y a quelques différences importantes.

L’objectif général est toujours : «Amener à la bataille et battre une fraction aussi importante que possible de l’armée française et ses alliés dans le nord de la France et en Belgique», mais il a été ajouté : «Occuper la Hollande et la Belgique», alors que «créer les conditions favorables pour la continuation de la guerre terrestre et aérienne contre l’Angleterre et la France» a été remplacé par «créer la condition pour une victoire rapide et décisive sur l’armée franco-anglaise». (Ce nonobstant, Rundstedt/Manstein continuent leur campagne de diffamation contre Brauchitsch, en affirmant, contre toute évidence, que la décision n’est pas recherchée).

La H.Gr. B comporte maintenant trois Armées. La 18e monte en première ligne et doit «d’une seule traite, en employant des forces rapides et en coopération avec des unités aéroportées occuper rapidement la Hollande […] La H.Gr. perce en même temps les fortifications frontalières belges et attaque en direction ouest. À cet effet un groupe d’attaque sera dirigé, en passant au nord de Liège, dans la région de Bruxelles (c’est moi qui souligne), l’autre (groupe d’attaque), en passant au sud de Liège, dans la région à l’ouest et au sud-ouest de Namur, d’une façon telle, que l’attaque de la H.Gr., selon la situation, puisse être continuée sans perte de temps en direction ouest ou sud-ouest » (c’est moi qui souligne). Donc, direction générale Boulogne ou Abbeville. La direction nord-ouest dans la directive du 29 octobre (Fall Gelb II) a donc été supprimée, ainsi que la direction Gand et la couverture contre les forces hollandaises.

Ensuite l’idée que «les forces rapides doivent être engagées aussi rapidement et en nombre aussi important que possible après la percée de la zone fortifiée frontalière» reste inchangée, tout comme celle selon laquelle il faut «empêcher qu’elles restent oisives dans l’un des groupes d’attaque (6e ou 4e Armées), tandis qu’elles peuvent être utilisées avec succès dans l’autre». Mais l’idée de Halder de les unir dans une seule Panzergruppe sous un commandement unique a été supprimée.

La mission de la 4e Armée est inchangée. Elle comporte maintenant 10 ID et 3 Pz, au lieu dez 12 ID, 2 mot. et 4 Pz dans Fall Gelb II.

La H.Gr. A comporte toujours les 12e et 16e Armées. Sa mission n’est plus seulement la couverture de l’attaque de la H.Gr. B : «Elle attaque, en élargissant le front d’attaque de la H.Gr. B, avec son aile droite (la 12e Armée) en direction générale ouest. Elle doit être poussée aussi vite que possible à travers la Meuse entre Fumay et Mouzon» (au lieu de «sur et en amont de Fumay»), et ensuite en direction de Laon, comme dans Fall Gelb II. «Elle couvre avec son aile gauche (la 16e Armée) la totalité de l’offensive de l’armée contre une action ennemie venant du sud et du sud-ouest.» La 12e armée comporte maintenant 9 ID, 3 2/3 mot. et 3 Pz, au lieu de 8 ID seulement en Fall Gelb II.

La directive du 11 novembre 1939, concernant le XIX AK de Guderian, a été incorporée. «Il sera placé en tête de la H.Gr., qui prend toutes les dispositions pour que les unités rapides de l’OKH (XIV AK, 13e, 29e, SST (div. mot.) et 9e Pz), prévues pour un prompt renforcement du front, puissent suivre dès le début de l’attaque, ou bien, le cas échéant, puissent être transférées à la H.Gr. B.»

La 16e Armée (9 ID) a gardé le rôle défensif sur une ligne générale Mouzon (au lieu de Carignon, donc plus à l’ouest) Longwy-Sirck.

La directive surprend par sa concision. En effet elle est plus importante par ce qu’elle ne dit pas, que par ce qu’elle dit. On ne parle plus de la côte de la Manche, ni de la formation

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d’une Panzergruppe. Le mot «centre de gravité» n’y figure pas. L’unique opération qui est réglée en détail, est celle concernant l’occupation de la Hollande, qui sera grosso modo reprise dans Fall Gelb IV. Au reste, toute opération, ultérieure au franchissement de la Meuse, a été laissée ouverte.

Or, on peut s’en faire une idée par ce que Hitler a exprimé le 20 janvier, et par les dispositions, arrêtées le 22 janvier, mais qui ne figurent pas dans la directive. Toutefois, elle renvoie aux «directives, par moi (Brauchitsch) oralement données aux commandants en chef des Heeresgruppen A, B et C, et des 2e (c’est moi qui souligne), 4e, 6e, 12e, 16e et 18e Armées, concernant l’échelonnement de l’Armée, la base de départ et le rassemblement pour passer à l’attaque. On remarque que c’est la seule fois que la 2e Armée est mentionnée dans la directive. Or, elle a été transférée de la H.Gr. B à la H.Gr. A, ce qui fut communiqué au cours de la réunion du 22 janvier.

Ayant désormais la quasi-certitude que l’entrée allemande en Belgique déclenchera celle des Alliés, il s’agit de décider où les arrêter. A l’occasion du Kriegsspiel du 27 décembre on avait envisagé trois hypothèses évidentes : Escaut, Dyle et Canal Albert. On pense arriver les premiers à ce canal et le franchir. Alors on laisse les Alliés avancer jusqu’à la ligne Anvers-Namur, là où les Belges s’occupent de la construction de leur deuxième ligne. Dans la directive en revanche le second but de la 6e Armée est : «Direction ultérieure Bruxelles», et il a été précisé le 22 janvier : «Second but Anvers-Namur.» On ne va pas tout de suite à Bruxelles et l’aile gauche de la 6e Armée marche sur Namur, avec comme conséquence que la 4e Armée doit opérer au sud de Namur, et ne peut plus investir Liège, comme indiqué dans la directive.

La ligne Anvers-Namur figure aussi dans la directive «Sofort Fall» (cas aussitôt), également du 30 janvier, destinée à une entrée alliée en Belgique avant celle des Allemands. Il y est prévu d’occuper la Hollande dans sa totalité et de «gagner la ligne côté est Anvers-Namur-Meuse, côté nord des fortifications frontalières entre Sedan et Sierck».

De cette façon, la 6e Armée rencontre toute seule le gros des troupes alliées, stationnées le long de la frontière belge, probablement une force supérieure. Sa mission sera donc plutôt défensive, et par conséquent elle est considérablement renforcée en infanterie, 14 divisions au lieu de 8! L’offensive principale sera effectuée entre Namur et Sedan par les 4e, 12e et 2e Armées.

La 4e Armée dispose maintenant d’une Pz en moins, mais les trois qui restent seront équipées de modèles III et IV, les plus puissants. Elle ressort encore sous la H.Gr. B, mais étant l’aile droite du groupe d’attaque, il est logique qu’elle passe à la H.Gr. A pendant les opérations.

La 12e Armée est considérablement renforcée en troupes rapides. Elle dispose aussi d’un plus grand nombre d’ID d’active, 1er Welle. La 2e Armée suit de près la 12e Armée et entrera en première ligne à l’ouest de la Meuse.

C’est maintenant à l’évidence la H.Gr. A qui en est le centre de gravité.

Si le franchissement de la Meuse réussit, la 6e Armée engage frontalement le corps de bataille allié, la 4e Armée engage son flanc, et la 12e Armée passe derrière. Tout dépend de la réaction de l’adversaire. Une répétition du Ludendorff-Offensif de 1918 semble prometteuse. On s’engage et on voit.

Mais en février la météo est défavorable, et les prévisions pour mars et avril ne sont pas bonnes. En mai l’Armée et la Luftwaffe seront prêtes. Le 24 février apparaît Fall Gelb IV, le

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plan définitif, avec les buts, implicites mais non mentionnés dans Fall Gelb III, clairement définis. Ainsi Fall Gelb III assure la transition entre Fall Gelb II et Fall Gelb IV.

CHAPITRE 47

Kriegsspiele. Guderian, Chauvineau et Clausewitz unanimes. Même si pendant ce temps-là Sedan n’était pas déjà devenue le centre de gravité à

proprement parler, elle était maintenant, de toute façon, au centre de l’attention de l’OKH Des Kriegsspiele furent organisés.

Le 31 janvier : Kriegsspiel à la H.Gr. A : «Göring: centre de gravité Sedan», note Halder (p. 177).

Le 7 février : Halder assiste de nouveau à un Kriegsspiel au quartier général de la H.Gr. A (id., pp. 185, 186).

«Le parti rouge (allié) avance jusqu’à la ligne Anvers-Namur avec son aile nord, tandis que l’aile sud, comprenant les 1ère, 2e et 9e Armées françaises (la dernière toujours connue par les Allemands comme détachement d’Armée A) entre en Belgique avec des troupes de reconnaissance motorisées, tout en préparant une offensive après 7 ou 8 jours avec environ 40 divisions à partir de la région Thionville-Sedan en direction de Malmédy-Liège.» Il faut toujours s’attendre au pire.

Du côté bleu (allemand), la 9e Pz Div n’est pas sous le commandement de la Heeresgruppe. Le XIV AK (inf. mot.) est prévu, mais pas encore activé.

Guderian exige pour la «bataille en avant de la Meuse» la 9e Pz. Div. sur l’aile droite. C’est impossible. On étudiera la possibilité de l’employer sur l’aile gauche. La direction de l’exercice (très bonne) laisse le XIX AK (2e et 10e Pz, 2e div. mot, régiment Grosz Deutschland) suivi par le XIV AK (2 div. mot.) arriver sur la Meuse entre Mézières et Sedan le troisième jour.

Guderian veut attaquer à travers la Meuse au cinquième jour, «uniquement avec les XIX et XIV AK».

Il suit ainsi le conseil de Chauvineau : «Pour aller vite, l’attaque brusquée laisse son artillerie aux bagages» (p. 152). «C’est l’arme la moins mobile et par conséquent elle alourdit l’armée […] Le manque d’artillerie nous permettra de faire prédominer le principe offensif, actif, mobile» (Clausewitz, 2.5.4.) «La direction de l’exercice (Blumentritt), refuse. (XIV AK peut-être engagée vers le nord). Il veut attaquer systématiquement le neuvième jour. Demande 7 groupes d’artillerie lourde avec leurs états-majors.»

C’est exactement ce à quoi le commandement français s’attend : «Prêtant à nos ennemis nos propres procédés, nous avions imaginé qu’ils ne tenteraient le passage de la Meuse, qu’après avoir amené une artillerie nombreuse : les cinq ou six jours supposés nécessaires auraient donné aisément le temps de renforcer notre propre dispositif» (Doumenc, p. 25).

Chauvineau, lui, prêtant à l’ennemi les procédés de Guderian, prévoit qu’«il cherchera à progresser à vive allure avec un fort appui de chars, sans s’encombrer de l’appareil classique, mais lourd et lent, de l’attaque d’artillerie» (p. 151). L’attaque s’est déroulée comme Chauvineau l’a prévu, non pas le cinquième jour, voulu par Guderian, mais le quatrième jour.

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Ce que Guderian affirme sur cet incident dans ses Souvenirs (trad. française, p. 76) est un mensonge.

- Halder conclut «qu’il faut renforcer le combat des blindés (XIX AK) avec la 9e Pz., talonnée par le 2e Mot. et les régiments motorisés, serrés de près par le XIV AK, qui doit être engagé au combat dès le premier jour ». On verra au chapitre 87 que l’intention était effectivement d’arriver à la Meuse le premier jour et de la traverser dans la nuit. Les Belges l’ont empêché.

- « L’infanterie souffre de la profondeur. Elle risque de ne pas arriver à la Meuse au même moment que les unités rapides. Il faut les délester de leur train et les faire marcher par des voies secondaires.

- Une attaque du corps blindé tout seul à travers la Meuse le cinquième jour semble vide de sens. L’OKH doit décider, le troisième jour (c’est moi qui souligne) s’il veut monter une attaque méthodique à travers la Meuse ou bien laisser la H.Gr. A se débrouiller toute seule.

- Les Français peuvent au même moment lancer une contre-offensive puissante sur notre flanc gauche, qui butera de toute façon contre un front défensif d’une robustesse à peu près suffisante.

- Les réserves de l’OKH doivent suivre de près en formations denses.»

Donc Halder estime que, selon la situation, Guderian doit essayer de franchir la Meuse le jour où il y arrive, tout de suite, sans attendre, mais que si cela est impossible il doit alors monter une attaque méthodique (voir au chapitre 53 la fin de sa lettre du 12 mars 1940 à Sodenstern).

Le 11 février : Kriegsspiele à la H.Gr. A (Halder, p. 190). Le 13 février au soir Halder part à Mayen, 30 km à l’ouest de Coblence, pour assister le 14 à un autre Kriegsspiel à la 12e Armée, où on conclut que pour les Français «les points vulnérables sont Carignan et des deux côtés de Sedan (surtout à l’ouest)», mais qu’ils «tiennent la tête de pont de Mézières» (Halder, p. 194).

Après une visite à la 1ère Armée à Bad Kreuznach Halder part à 21h45 pour Berlin, où il arrive à la gare de Grunewald le 25 février à 9h30 (p. 195).

Pendant ce temps Hitler avait réfléchi.

CHAPITRE 48

Hitler décide enfin — Le 13 février. On se souvient que le 9 novembre, déjà, Hitler avait tourné son regard sur Sedan et

donné l’ordre d’employer des chars dans cette direction pour franchir la Meuse à cet endroit.

Le 20 novembre il avait donné l’ordre d’envisager un transfert du centre de gravité de la H.Gr. B à la H.Gr. A. Les 20 et 21 janvier il avait parlé d’un centre de gravité sur le flanc sud avant le début de l’offensive, tout en soulignant l’importance de Sedan. Mais il n’avait pas donné d’ordre formel en ce sens.

Il commanda d’abord un tableau détaillé des effectifs des armées et des réserves, et après l’avoir étudié, il prit enfin sa décision.

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Le 13 février, il a un entretien avec Jodl, qui en donne dans son journal le compte rendu suivant : Hitler lui dit : «La masse des chars équipés d’un canon est placée à des endroits qui ne sont pas décisifs. Des divisions blindées dans la 4e Armée peuvent avoir peu d’effet dans une zone fortifiée et barrée. Elles seront bloquées au plus tard sur la Meuse et devront être ramenées en arrière. Alors elles manqueront dans la 16e ou la 12e Armée. On doit les diriger ensemble vers Sedan. Là l’ennemi n’attend pas notre attaque principale. Les documents des aviateurs qui ont atterri (voir chapitre 45) l’ont conforté (l’ennemi) encore plus dans sa conviction qu’il ne s’agit pour nous que de la possession des côtes hollandaise et belge. Un grand nombre de chars dans la 8e Pz n’est pas nécessaire. Une division motorisée à 3 ou 4 échelons avec un complément de chars doit être suffisante. »

Jodl remet au Führer un projet qu’il avait déjà préparé, montrant combien serait justifiée la formation d’un centre de gravité au sud de la ligne Liège-Namur (au moins cinq fois plus fort que les forces employées au nord de cette ligne). «Je remarque (écrit-il) que la poussée sur Sedan est opérationnellement une voie détournée, sur laquelle on peut être attrapé par le dieu de la guerre. Si le Français approche sur le flanc sud, alors il faut se tourner face au sud. Le Führer estime toujours possible que l’ennemi ne se porte pas du tout en avant. Il ne le fera pas automatiquement. Après une demi-journée déjà, les nouvelles des Pays-Bas et de Belgique peuvent être si menaçantes qu’il décide de rester sur place. Moi, je ne le crois pas» (pp. 402, 403, Nuremberg, XXVIII, Document PS 1809).

Le même jour (13 février), Jodl convoque le colonel v. Greiffenberg et le lieutenant-colonel Heusinger, le chef et le sous-chef du bureau opérations de l’OKH, pour 17h30, et, en présence de son second, le colonel Warlimont, il leur transmet les pensées du Führer, et demande une proposition indiquant comment on doit procéder ultérieurement (id., p. 403).

Il faut mentionner ici ce que Jodl a déclaré devant le tribunal militaire de Nuremberg au sujet de ce qu’on appelle généralement le Journal de Jodl :

«Il n’y a qu’un seul journal, le document PS 1780 des années 1937 et 1938 ; je l’écrivais chaque soir […] Pendant la guerre, je n’ai pas rédigé de journal, mais, bien entendu, j’ai rempli des douzaines de petits carnets, et quand l’un d’eux était terminé, je soulignais en rouge les points importants ou je les signalais en marge. C’est ma secrétaire plus tard qui les a recopiés, car ils pouvaient être importants pour écrire l’histoire de la guerre et pour le journal officiel de l’état-major d’opérations des forces armées. C’est, par exemple, le document PS-1809 […] Je ne l’ai plus vu et n’ai pas pu le contrôler. […] Je ne savais même pas où ces extraits de mes carnets étaient restés. Je ne sais pas où le Ministère public les a trouvés» (Nuremberg, t. XV, pp. 399, 400).

On comprend ainsi mieux (s’il a dit la vérité), l’ampleur et la passion avec lesquelles il a décrit la destitution de Blomberg et Fritsch — dont je n’ai cité qu’une partie, juste pour donner une idée (voir chapitre 35), ainsi que la concision de ses notes, écrites en 1940, dont l’exactitude est sujette à caution, parce qu’il n’a pas contrôlé ce que sa secrétaire avait écrit. Exemple : elle a orthographié « Glumne » le nom du général Stumme.

Le 16 février, Halder, de retour à Berlin, note : «v. Greiffenberg : Opération, carte de la situation» et «Note pour commandant en chef : rapport écrit concernant le changement du dispositif, changement dans la répartition des forces. Questions du Führer. Proposition écrite demandée» (p. 196).

Manifestement, la rédaction de la note ne pose pas de problème parce que le 17 février Halder écrit : 12 h pour la note chez le Führer. (Sera) discutée le 18.2. Dispositif changé» (p. 198).

La note de l’OKH a été effectivement discutée chez Hitler ce dimanche 18 février.

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Jodl note : « Suite à mon entretien avec Greiffenberg du 13.2 (c’est moi qui souligne), le commandant en chef de l’armée (Brauchitsch) et le général Halder font la proposition suivante au Führer :

1) transférer la ligne de séparation entre H.Gr. A et H.GR. B sur la ligne Liège-Namur ; 2) concentration plus forte des forces blindées en avant des 12e et 16e Armées, au

détriment de la H.Gr. B (1ère et 5e Pz) et de la réserve générale de l’armée (9e Pz) ; 3) intention d’aller avec un état-major le plus restreint possible au front dans la nuit

précédant l’attaque.

Le Führer est d’accord avec ces trois intentions, mais insiste sur le fait que dans la répartition des chars lourds III, III tchèques et IV, il soit aussi tenu compte des missions qu’on attend d’eux. Donc pas un grand nombre de ces chars dans les 8e et 6e Pz» (XLI AK, Reinhardt) (Jodl, Nuremberg XXVIII, pp. 405, 406).

Le compte rendu de Halder du 18 février est plus détaillé:

«Discussion chez le Führer 12 h. Introduction : Exposé de Hitler: Première pensée pour l’opération dans l’ouest : percer le front ennemi entre Liège et la

ligne Maginot. Inconvénient: étroitesse entre «Forteresse belge» et la ligne Maginot. À cause de cela, il était envisagé d’étendre l’attaque au nord de Liège, afin d’obtenir une plus grande largeur.

L’idée fondamentale était de constituer le centre de gravité au sud et de chercher le pivot pour le grand virage non pas à Liège mais à Anvers.» (Il ment. On ne trouve pas cette intention dans F.G. II et F.G. III, comme on l’a vu).

« Désormais revenu à la pensée originale. Discussion (on ne sait pas qui a dit quoi).

1) La surprise peut dorénavant être considérée comme garantie. Notre regroupement à l’ouest a été connu par l’adversaire en partie seulement 10 à 14 jours plus tard. C’est la preuve que la fuite provenait jusqu’à présent de Berlin. L’ennemi trouvera des moyens pour mieux surveiller la zone frontalière.

2) Avancée ennemie. Il n’est pas évident de savoir : a) si l’ennemi avance automatiquement sur la base du renseignement de notre

passage de la frontière, b) ou si le déclenchement de l’avancée, qui a certainement été préparée avec

soin, résulte d’une décision du GQG français, c) ou s’il résulte d’une décision du gouvernement français.

On peut supposer que l’avancée a été préparée et répertoriée en détail dans les directives, mais que la troupe n’a pas les mains libres; il est plus probable que la décision soit prise par le GQG ou le gouvernement. Cela signifie pour le Français qu’il perde au moins une demi-journée. D’aucuns estiment possible que le Français veuille user la force des Allemands en Belgique et faire en sorte qu’ils se cognent ensuite au front nord français.

3) Notre but doit être, par conséquent, d’arriver dès le début derrière les fortifications françaises frontalières dans le Nord.

Pour obtenir ce résultat : 4) la 16

e Armée doit occuper aussi vite que possible la frontière sud du Luxembourg et

organiser rapidement le terrain pour une défense durable. Des mines doivent être parachutées par l’aviation. L’ennemi peut sur ce front, protégé par le système de fortifications (camp de Chalons-sur-Marne), lancer une contre-offensive forte dans trois ou quatre jours. La 16e Armée aura besoin de cinq ou six jours avant de pouvoir surmonter la crise céée par cette

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attaque. Alors elle sera placée à la H.Gr. C, avec laquelle elle doit se concerter. Il y a des questions à résoudre sur une deuxième position, sur le renforcement de l’artillerie, sur la logistique (également les voies ferrées de campagne) et sur les communications.

5) La 12e Armée constituera un prolongement offensif du front défensif (c’est moi qui

souligne).

6) La 4e Armée sera l’unique protagoniste de l’attaque en direction de l’ouest. Cela ne

suffit pas, surtout parce qu’il est douteux que la 4e Armée puisse percer frontalement à travers

la Meuse.

7) Une nouvelle armée est nécessaire. Le point faible de l’opération entière est le moment où List (12

e Armée) s’est acharné et Kluge (4

e Armée) bute sur la Meuse. Cette

faiblesse ne peut être surmontée que :

a) par le renforcement du bélier ; b) par la formation à temps d’une nouvelle Armée.»

On évoque ensuite la répartition des chars et de l’artillerie, et d’autres détails d’ordre tactique.

CHAPITRE 49

Mensonges et suppositions de Manstein. Une notice malintentionnée. Le 19 janvier Manstein rédigea une notice (Vortragsnotiz) dans laquelle s’épanchent

tout le fiel, les ressentiments du commandement de la Heeresgruppe A contre Brauchitsch.

Après avoir cité le but de la directive du 29 octobre 1939 (Fall Gelb II, en vigueur), il poursuit :

« 1) on ne peut conclure de cet ordre qu’on a l’intention de lutter pour une décision terrestre totale, dans le sens de la proposition de la Heeresgruppe ; mais en revanche on peut en conclure qu’on envisage des combats au début, avec intention de les poursuivre ultérieurement selon les succès éventuels.

Cette impression que manque la volonté pour atteindre la décision totale est fondée en outre sur les faits suivants :

a) l’attitude désapprobatrice bien connue de l’OKH envers l’offensive à l’ouest de toute façon ;

b) l’impression, suscitée pendant la visite du commandant en chef aux armées en novembre, pendant laquelle eut lieu uniquement une enquête sur les insuffisances des unités. On n’y exerçait aucune influence positive sur les commandants dans le sens d’une offensive cherchant la solution définitive ;

c) l’impression de la réunion avec la Heeresgruppe début décembre, au cours de laquelle on ne parla que des détails du début des opérations. Mais de la part de l’OKH, pas un seul mot sur l’intention de chercher une solution définitive terrestre, ni sur les moyens d’y parvenir.

2) Selon Moltke on ne peut pas réparer les fautes du début des opérations.

Indubitablement, la composition de la Heeresgruppe ne répond pas, selon l’ opinion de la Heeresgruppe, à la recherche d’une solution totale. Le fait que l’OKH croie être hors d’état de

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satisfaire actuellement aux demandes de la Heeresgruppe est la preuve, soit qu’il n’est pas fondamentalement d’accord avec la Heeresgruppe, soit qu’il n’a pas les mains libres pour préparer l’engagement des troupes de façon appropriée. (Il connaît très bien l’ordre de Hitler du 28 décembre 1939 selon lequel il n’y aura pas de centre de gravité au début de l’offensive et il sait que Brauchitsch n’approuve pas.)

3) La Luftwaffe peut changer son centre de gravité à chaque instant, mais l’Armée ne le peut plus pendant les opérations, du moins pas immédiatement. Décider des centres de gravité afin de s’adapter aux directives de la Luftwaffe est totalement impossible. »

Il a mal lu l’ordre de Hitler du 28 décembre qui parle de «coordonner les opérations de l’armée de terre et de la Luftwaffe», et la lettre de Brauchitsch du 16 janvier adressée à Rundstedt et qui indique notamment : «concordance complète des opérations terrestres et aériennes» et pas adaptation des opérations terrestres aux opérations aériennes (c’est moi qui souligne). Il ne peut (ou ne veut) toujours pas comprendre qu’on puisse — après la traversée de la Meuse — former un centre de gravité en toutes directions.

«Que la décision du centre de gravité sera prise sur proposition du commandant de l’Armée est au moins douteux vu le fait que monsieur le commandant de l’Armée a rencontré le Führer pour la dernière fois le 4 décembre.»

Mais les contacts entre Jodl et Halder continuèrent, et également ceux entre Halder et Hitler. Et Manstein conclut amèrement : «Le commandement de la Heeresgruppe n’a plus d’autres moyens d’exprimer son opinion à cause du refus qu’on lui fait de transmettre ses propos au Führer.»

C’est une diatribe d’une perfidie inouïe!

Elle dit en toutes lettres :

Brauchitsch ne veut pas la guerre mais une paix négociée. Donc il a délibérément conçu un plan qui ne mène pas à une décision terrestre totale, et il a refusé de communiquer au Führer notre plan, qui garantit une telle décision. En fait, il accuse Brauchitsch de haute trahison!

En cas d’insuccès de l’opération elle peut être utilisée contre lui. Alors Rundstedt prendra la place qu’il mérite. Et Manstein lui-même aussi.

CHAPITRE 50

Que s’est-il passé ce samedi 17 février chez Hitler? Comme on l’a vu, Halder était présent à midi pour une conférence avec Hitler, et il lui

remit la note de l’OKH contenant le nouveau plan, afin d’en discuter le lendemain.

Mais il n’était pas le seul visiteur. Manstein, lui, était là aussi, avec d’autres généraux, après le départ de Halder. Pourquoi?

Le 27 janvier il avait été (selon lui-même de manière inattendue) promu général de corps d’armée, et placé à la tête de l’un des nouveaux corps d’Armée formés par de nouvelles divisions qui étaient à l’entraînement.

La formation de ces corps était prévue de longue date. Le 13 octobre 1939 (donc avant Fall Gelb I), Halder avait dressé une liste de généraux, proposés pour les commander (pp. 104, 105). Manstein, qui se trouvait alors encore en Pologne, était du nombre.

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Le 21 décembre, la formation de cinq nouveaux corps d’Armée fut décidée. Manstein, qui était sur la liste de Halder, fut donc proposé pour en commander un (Halder, p. 145).

Le 27 décembre, sa nomination fut confirmée (id., p. 147), mais le 14 janvier, Halder note : «Wenn kein Angriff» (s’il n’y a pas d’attaque) (id., p. 157). Or, cette attaque était prévue pour le 17. Et dans ce cas Manstein resterait à son poste à la Heeresgruppe A. Mais à cause du mauvais temps l’attaque fut ajournée le 16 jusqu’à une date indéterminée, et le 19 janvier Halder note : «Manstein zu neuen G.K. dos» (Manstein au nouveau corps d’Armée) (p. 162).

La réaction de Manstein à cette promotion était à prévoir. Il la considéra comme «mon éloignement du poste de chef d’état-major de la Heeresgruppe A» (p. 92 de son livre), qui lui semble «bizarre au moment d’une offensive imminente» (p. 118) (laquelle venait justement d’être ajournée sine die, ce qu’il savait très bien).

Et, sans fournir la moindre preuve, il supposa que la raison avancée par Brauchitsch — selon laquelle on ne pouvait le laisser passer parce que le général Reinhardt, ayant moins d’ancienneté que lui, avait été également promu — n’était qu’un «prétexte». «L’OKH veut se débarrasser d’un gêneur importun (ein lästigen Dränger)» (p. 118).

Si Brauchitsch avait laissé passer sa promotion, il aurait pu dire que c’était parce qu’il était «ein lästigen Dränger». Mais ce qui n’est qu’une simple supposition de Manstein, inspirée par son antipathie pour Brauchitsch, est devenue une certitude pour bon nombre d’auteurs, qui n’ont pas besoin de preuves.

Justement ce 17 février Manstein devait se présenter, avec les autres nouveaux promus, à Hitler, ce qui était d’usage.

Il décrit l’événement ainsi dans son livre (pp. 118, 119). «Je fus convoqué à Berlin pour le 17 février, afin de me présenter à Hitler avec les autres généraux, qui venaient d’être nommés généraux de corps d’armée […]

Après notre présentation, un déjeuner (Frühstück) fut servi.» Au cours de ce repas, Hitler évoque les développements militaires chez l’ennemi «avec une connaissance stupéfiante», et «au moment de prendre congé, après le déjeuner, Hitler me pria de le suivre dans son bureau. Là il me demanda de lui expliquer mes idées et la conduite de l’offensive dans l’Ouest.

Je ne sais pas (c’est moi qui souligne) si, et dans quelle mesure, il avait déjà eu connaissance de notre plan par l’intermédiaire de son aide de camp principal. De toute façon j’ai bien dû constater qu’il saisissait avec une promptitude étonnante les points de vue que la Heeresgruppe avait avancés depuis plusieurs mois. Quoi qu’il en soit, il approuvait complètement mon exposé.»

Ce même 17 février, Jodl a noté ceci :

«Dans l’après-midi (Mittags) cinq généraux nouvellement nommés généraux de corps d’armée et le général Rommel sont à table chez le Führer (Geyr, Manstein, Schmidt, Reinhardt, Glumne)» — pour ce dernier,il s’agit d’une erreur de transcription ; il s’agissait de Stumme qui figurait sur la même liste que les autres (Halder, 18/01/40, p.161).

«Après le repas, Manstein expose à nouveau ses idées sur les opérations de la H.Gr. A. Il indique que la décision n’est pas à l’ouest de la Meuse, qu’elle doit être obtenue entre Sedan-Mézières. Si l’ennemi avance en franchissant la Meuse, on peut le battre et traverser le fleuve en même temps que lui. Donc, dans le sud, des chars forts ou pas du tout, ce qui est à l’arrière n’avancera pas en temps voulu.» (Nuremberg, XXVIII, p. 405).

Il est à remarquer que Manstein parle d’un Frühstück et Jodl de l’après-midi, mais à l’époque on disait Frühstück quand il s’agissait d’un déjeuner ou d’un petit déjeuner.

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Manstein dit que l’exposé eut lieu dans le bureau de Hitler. Il ne dit pas si d’autres personnes étaient présentes.

Jodl n’indique pas où cet exposé a eu lieu. Il ne dit pas qui était présent. Donc, la présence de Hitler n’est même pas certaine. Il est possible qu’il se soit agi simplement d’une conversation entre convives après le repas.

Je n’ai pas trouvé d’autres témoignages.

De toute façon, cet exposé ne pouvait avoir aucune influence sur la décision de Hitler qui fut prise le 13 février, comme on l’a vu. Mais Manstein avance une supposition (encore une!). «Je suppose (Ich nehme an) que ce fut Tresckow qui suggéra à son ami Schmundt, l’aide de camp principal de Hitler, de provoquer une occasion afin que je puisse expliquer moi-même nos idées sur la façon de mener l’offensive à l’ouest» (p. 118). Cette supposition a donné lieu à l’histoire selon laquelle Schmundt aurait reçu, au cours de sa visite à la H.Gr. A au début février «le plan Manstein» ; il l’aurait transmis à Hitler, et lui aurait suggéré d’inviter Manstein pour lui expliquer ses idées, ce qui implique que Hitler aurait pris sa décision le 13 février, après avoir eu connaissance de ce plan.

Ceux qui auraient pu confirmer — ou infirmer — cette histoire imaginaire, étaient, outre Hitler, uniquement les colonels Schmundt et Tresckow.

Hélas, hélas, hélas…

Schmundt, après avoir atteint le grade de général, eut la délicatesse de succomber opportunément, le 1er octobre 1944, des suites des blessures reçues lors de l’attentat manqué contre Hitler, le 20 juillet 1944. S’il a tenu un journal, encore faut-il le retrouver.

Par un bien curieux concours de circonstances cet attentat a aussi causé, indirectement, la mort de Tresckow. Ainsi Manstein a-t-il choisi trois témoins de sa supposition qui ne pouvaient plus s’exprimer. Très malin, semble-t-il. Effectivement, son astuce a réussi au-delà de toute espérance. De nombreux auteurs ont tout bonnement pris la supposition de Manstein pour un fait avéré, sans avoir besoin de preuves.

Mais choisir Tresckow, «mein getreuen Mitarbeiter» (mon fidèle collaborateur), «l’ami de Schmundt», comme celui qui aurait voulu aider Hitler, par Manstein interposé, avec ses plans de guerre, fut une faute bien stupide. Car, au moment où Manstein publia son œuvre, on savait bien, par de nombreuses publications et divers témoignages de ses co-comploteurs, qui était vraiment Henning von Tresckow.

Fidèle, oui. Fidèle à sa conscience de chrétien protestant, fidèle à sa patrie, mais nullement fidèle à Hitler qui — il en était convaincu — menait l’Allemagne tout droit vers l’abîme par son esprit belliqueux. Les événements de 1938 et 1939 l’avaient écœuré, et dès les années 1941-1943 son rôle parmi les officiers qui voulaient se débarrasser de Hitler et terminer la guerre, devenait de plus en plus prépondérant. Après un profond examen de conscience, il décida qu’il fallait tuer le Führer. Ainsi fut-il à l’origine de plusieurs attentats, qui, malheureusement échouèrent tous. Pour se renseigner sur les mouvements de Hitler il profitait de «son ami Schmundt», qui ne se doutait pas du tout des intentions de «son ami Tresckow», et lui racontait ingénument le programme des déplacements de son chef. Mais Hitler les modifiait parfois au dernier moment, sans en informer son aide de camp. Ce fut la cause de plusieurs échecs. On sait aussi qu’il réussit une fois à introduire une bombe dans l’avion où se trouvait le Führer, mais elle n’explosa pas.

Tresckow, qui, à cette date, avait atteint le grade de général, était lui aussi impliqué dans l’attentat du 20 juillet 1944. Lorsqu’il apprit l’échec de celui-ci, il se donna la mort le lendemain. Naturellement, se trouvant dans l’illégalité, il n’a pas tenu de journal.

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Pour ce qui précède, au sujet de Tresckow, j’ai puisé dans l’œuvre de Zeller, notamment les pages 129, 130, 136 (récit de sa mort), 138, 139, 369).

Warlimont écrit que Manstein n’avait pas les faveurs de Hitler. «Il n’a pas été présenté à Hitler à la suite de manœuvres spéciales de l’aide de camp, comme le prétend la légende. […] C’était un ordre permanent pour les officiers nouvellement promus généraux, de se présenter à Hitler quand ils passaient par Berlin» (p. 77).

Toute cette histoire repose donc uniquement sur les dires de Manstein lui-même, qui, de toute évidence, n’est pas digne de confiance. On a noté ses mensonges avérés.

Manstein écrit un document pour la postérité. Dans son ouvrage, Manstein écrit (p. 119) : «J’ai rédigé le compte rendu de cet entretien

sur-le-champ (sogleich) et de mémoire sous forme de notice pour le commandement de la Heeresgruppe, dont je veux reproduire le texte : “Le 17 février 1940, celui qui était jusqu’ici le chef d’état-major de la Heeresgruppe A, eut l’occasion, au cours de sa présentation comme général commandant le XXXVIII AK (corps d’armée) de communiquer au Führer les opinions de la Heeresgruppe A au sujet de la conduite des opérations à l’ouest. Le contenu de son exposé était:

1) Le but de l’offensive à l’ouest doit être d’entraîner la décision sur terre. Pour des buts partiels, tels que les indique l’actuelle directive (voir note en bas de ce document), c’est à dire battre la plus grande partie des forces ennemies en Belgique et l’occupation d’une partie des côtes de la Manche, l’engagement des forces est, politiquement et militairement, trop élevé. Le but doit être la victoire définitive sur terre. »

On se souvient qu’à ce moment-là était en vigueur Fall Gelb III, dont le but était de «créer la condition pour une victoire rapide et décisive sur l’armée anglo-française».

« La conduite des opérations doit donc, dès le début, envisager la décision totale en France et la destruction de la capacité de résistance française.

2) Cela exige que — contrairement à la directive — le centre de gravité soit placé, dès le début, nettement sur l’aile sud, donc dans la Heeresgruppe A, et ne reste pas en B, ou bien soit laissé ouvert. » On se souvient que le centre de gravité dans Fall Gelb III était nettement plus au sud. « Dans la disposition présente, on peut au mieux battre frontalement en Belgique les forces franco-britanniques qui y avancent et les jeter sur la Somme, où, éventuellement, l’opération s’arrête. » Comme on l’a constaté, c’est faux.

« Du fait du déplacement du centre de gravité sur l’aile sud dans la H. Gr A, c’est elle qui doit couper et ensuite détruire les puissantes forces ennemies attendues en Belgique septentrionale, lorsqu’elles seront refoulées par la H.Gr B. Par conséquent, la H. Gr A doit traverser la Belgique méridionale vers la Meuse, la franchir et poursuivre rapidement en direction de la Basse-Somme.

C’est uniquement possible si la Heeresgruppe A fonce rapidement sur la Basse-Somme. Cela doit être la première partie de la campagne. Elle doit être suivie par la deuxième, l’encerclement de l’armée française avec une forte aile droite.

3) Une telle mission pour la Heeresgruppe A exige son articulation en trois armées. Il faut donc intercaler encore une nouvelle armée sur son aile nord (voir note en bas de ce document). L’armée située le plus au nord de la Heeresgruppe A (la 2

e), a pour mission de

foncer à travers la Meuse en direction de la Basse-Somme, afin de couper les forces ennemies qui se replient devant la Heeresgruppe B.

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Une deuxième armée (la 12e) doit progresser à travers la Meuse des deux côtés de Sedan

et ensuite opérer une conversion vers le sud-ouest, afin de battre en attaquant toute tentative française de se déployer en contre-attaque avec des forces fortes à l’ouest de la Meuse.

A la troisième armée (la 16e) incombe la couverture, tout d’abord défensive, de

l’opération, sur le flanc sud, entre la Meuse et la Moselle.

Il est essentiel que la Luftwaffe batte en brèche dès le début l’avance française, parce que le Français, s’il ose entreprendre quelque chose, tentera une contre-attaque de grand style à l’ouest ou de part et d’autre de la Meuse, peut-être en se déployant jusqu’à la Moselle.

4) Jeter en avant uniquement la 19e Pz Korps (voir note en bas de ce document) sur la

Meuse à Sedan, est une demi-mesure. Quand l’ennemi vient à notre rencontre vers la Belgique méridionale avec des forces motorisées puissantes, ce corps est alors trop faible pour les détruire rapidement et pour franchir la Meuse en même temps que leurs débris.

Dans le cas de figure où l’adversaire se limite à tenir la Meuse avec des forces fortes — selon l’actuel rapport des forces —le corps ne peut traverser la Meuse tout seul. Si l’on jette en avant des forces motorisées, il faut alors dans le secteur actuel de la Heeresgruppe au moins deux corps, qui franchissent la Meuse en même temps, à Charleville et à Sedan, indépendamment de l’engagement des forces blindées contre la Meuse à Givet par la 4

e

Armée. Le 14e Korps doit donc dès le début être placé à côté du Corps de Guderian, et son

emploi dans les Heeresgruppe A ou B ne doit pas être décidé ultérieurement.

Le Führer fit connaître son approbation de cet exposé. Peu de temps après, la nouvelle directive définitive fut promulguée. »

Dans son livre, Manstein affirme que cette directive «reposa sur nos raisonnements et propositions»! (p. 93), ce qui est faux.

Par ailleurs, il prétend qu’elle «ne m’est plus jamais rendue accessible» (p. 120).

Note. Ce document a été publié par Jacobsen sans date (Dokumente, p. 155), et il y a de légères différences entre son texte et celui de Manstein. À deux reprises, il s’agit d’un mot : sub. 1 «angegeben» (indiqués), est, chez Jacobsen «angestrebt» (ambitionnés), et sub. 3, «sur son aile nord» est, chez Jacobsen «sur son aile droite», ce qui ne modifie pas le sens.

Ensuite les chiffres : ceux des Armées et divisions allemandes étaient en chiffres arabes, ceux des Corps d’armée en chiffres romains. Jacobsen désigne correctement Armee Korps en romain, alors que Manstein le fait en arabe. Dans un document destiné à la Heeresgruppe A, il l’avait fait en romain. Il y a également des abréviations chez Jacobsen qu’on ne retrouve pas chez Manstein. Exemples : Jacobsen: «Kom. Gen. XXXVIII AK»; Manstein: «Kommandierender General des 38 AK», «franz», pour «französisch», «H.Gr.» pour «Heeresgruppe», «Westl.» pour «Westlich».

On a vu que sur l’ordre du 11 novembre 1939, le «XIX AK» a été formé dans la Heeresgruppe A. Manstein écrit : «19. Pz-Korps», et Jacobsen : «XIX (mot) Korps».

Toutes ces anomalies rendent ce document suspect. Il y a aussi l’énigme de la date exacte à laquelle ce document a été écrit. Manstein affirme qu’il l’a fait tout de suite (sogleich) après le prétendu entretien avec Hitler, donc le 17 février. Il ne dit pas s’il l’a envoyé, ni quand ni à qui.

Mais comment pouvait-il savoir, le 17 février, que «peu de temps après (kurze Zeit später) la nouvelle directive définitive serait émise», laquelle porte la date du 24 février? Selon toute apparence, ce document a été rédigé plus tard. Quant au contenu, il est à noter que c’est une répétition de ce que lui et Rundstedt avaient déjà affirmé :

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— l’offensive doit avoir un but décisif alors que l’actuelle directive envisage un but partiel (ce qui est faux) ;

— la Heeresgruppe B peut, au mieux, refouler l’ennemi frontalement vers la Somme, mais ne peut pas le déborder (faux aussi) ;

— le XIV Corps motorisé doit être placé à côté du XIX; — on peut s’attendre à une contre-offensive puissante de l’armée française, contre

laquelle on doit se défendre offensivement. (On constatera bientôt les deux erreurs). - La Heeresgruppe A doit foncer sur la Somme et pour cela elle a besoin d’une armée supplémentaire, la 2

e (8 divisions d’infanterie) »

Mais sur la carte qu’il publie dans son livre (p. 102) comme étant son plan, il attribue ce rôle à la 12

e Armée et il intercale la 2

e Armée entre la 12e et la 16e Armée. Dans ce document

il place la 2e Armée le plus au nord de la Heeresgruppe A, donc entre la 12e et la 4

e Armée. Il

y a trop de contradictions.

On a déjà remarqué que cette carte ne concorde pas avec le plan de Rundstedt du 31 octobre, dont Manstein affirme être l’auteur, et dans lequel la Heeresgruppe A a un rôle défensif, tandis que la Heeresgruppe B doit foncer sur la côte. En outre, dans leur proposition du 18 novembre, ces deux officiers attribuent à la Heeresgruppe B 7 Pz, 1 1/3 mot. et 30 ID, et à la Heeresgruppe A 2 Pz, 1 div. légère, 2 mot. et 35 ID. Cela n’indique pas la formation d’un centre de gravité unique dans la Heeresgruppe A.

Sur la carte de Manstein, on ne voit pas non plus de centre de gravité unique. Si on laisse de côté l’attaque, pas bien définie, de la 18

e Armée sur les Pays-Bas, il y a deux

attaques concentriques et une excentrique.

Les concentriques sont :

1) l’attaque frontale de la Heeresgruppe B avec les 6e et 4e Armées contre la Belgique en

direction ouest, vers une ligne Anvers-Bruxelles et au-delà de la Sambre. La ligne de séparation entre les Heeresgruppe A et B manque sur la carte (alors qu’elle est marquée sur la carte, page 92 — la ligne en dessous de Coblence), et la 4

e Armée semble subordonnée à la

Heeresgruppe A, mais Manstein et Rundstedt ne l’ont jamais proposé. 2) L’attaque de la Heeresgruppe A par la 12

e Armée, renforcée par des unités blindées

«fortes» (p. 103) mais pas spécifiées, à travers la France en direction de l’ouest, qui bifurque après Cambrai vers Abbeville et Dunkerque.

L’excentrique est la «défense offensivement» de la 2e Armée qui semble, en vérité, une offensive sur un front très large (100 km) au sud de l’Oise jusqu’au-delà de l’Aisne.

— La 16e Armée conserve sa mission uniquement défensive.

Selon cette carte, le but de l’opération, l’encerclement des forces alliées, doit donc être atteint par deux armées de la Heeresgruppe B et une de la Heeresgruppe A, la 12e, dont les 9 divisions d’infanterie ne suffisent pas à couvrir ses flancs à l’ouest de Saint-Quentin.

Où est le centre de gravité?

On remarque aussi que l’idée de Clausewitz, à savoir : fixer l’ennemi avec une partie de ses forces et le déborder avec l’autre partie, appliquée par Brauchitsch en Fall Gelb I, puis en Fall Gelb IV, manque totalement sur la carte, ainsi que dans toutes les propositions de Manstein/Rundstedt. Les 6

e et 4

e Armées vont trop loin. Elles ne s’arrêtent pas sur la ligne

Anvers-Namur pour y attirer «des parties les plus fortes possible de l’armée anglo-française», comme ce sera le cas dans Fall Gelb IV. Pour ce faire, il était justement essentiel de laisser les Alliés s’engouffrer dans le piège sans encombres, et ne pas «battre en brèche dès le début leur avance par la Luftwaffe», comme proposé par Manstein.

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La carte publiée par Duroselle (t. II, p. 170) comme étant le plan Manstein, ne concorde pas avec celle publiée par Manstein lui-même. Et celle de la page 168 présentée comme étant le plan de l’OKH n’est pas correcte non plus. On sait qu’il y avait quatre plans et cette carte ne ressemble à aucun d’entre eux. De plus, ce qu’il écrit sur la genèse du plan (p. 169) est inexact. Il n’est pas le seul à avoir commis cette erreur. Mearsheimer, dans Conventional Deterrence, p. 126, publie lui aussi une carte du «Manstein Plan», qui ne ressemble en rien au plan que Manstein a publié comme étant son propre plan.

Deux erreurs de Manstein. On revient maintenant sur les deux erreurs, signalées plus haut.

Première erreur : l’attente d’une contre-offensive française forte. Effectivement, dans Fall Gelb I, II et III, et ce sera aussi le cas dans Fall Gelb IV, le flanc sud de l’assaillant passe à côté de la position française. Il est protégé jusqu’à la frontière luxembourgeoise par le Westwall. Ensuite il est à découvert.

Comme on l’a vu dans Fall Gelb I, le meilleur moyen pour le défenseur est alors d’ «attaquer l’ennemi de flanc avec toute sa force» (Clausewitz, 2.6.28), ce qui «promet de grands avantages […]. Si le défenseur peut donc trouver un moment favorable pour livrer une bataille offensive, c’est presque sûrement à un moment comme celui-là» (id.)

Déjà, dans son mémorandum du 31 octobre 1939 Rundstedt craint «avec certitude une contre-offensive française puissante le long de la Moselle sur Bonn et probablement par l’ouest de la Meuse en direction de Bruxelles. Manstein et Rundstedt n’étaient pas les seuls à y croire. Bock écrit dans sa missive du 8 mars 1940 que, dans ce cas, la totalité de l’opération allemande pouvait succomber.

En théorie, leur attente était parfaitement justifiée. On devait déborder la position française le long des frontières belge et luxembourgeoise, qui était donc une position de flanc, avec une «action sur le flanc stratégique de l’ennemi» (Clausewitz, 2.6.14). C’était la théorie.

C’était aussi une surestimation grossière de l’armée française et de son commandant.

La pratique, cependant, était autre. L’attaché militaire néerlandais à Paris, qui rapporta le 26 septembre 1938 à La Haye : «L’armée française est inapte à l’offensive stratégique» (Arch. nat. néerl., dos. 1576), n’était certainement pas l’unique personne à le constater. Les Allemands avaient eux aussi un attaché militaire à Paris. Le maréchal Pétain lui-même l’avait encore admis dans sa préface du livre de Chauvineau (voir chapitre 7).

L’OKH, mieux au courant de l’état de l’armée française que Manstein, ne partageait pas cette crainte. On connaissait le «système lent et soi-disant méthodique, considéré comme plus prudent et plus sûr» (Clausewitz, 3.8.4.), de «l’ennemi, travaillant méthodiquement et peu entraîné au combat des chars» (voir chapitre 53).

La deuxième erreur est beaucoup plus grave : «se défendre offensivement». Elle avait provoqué les foudres de Clausewitz qui écrit : «Tout assaillant qui tente de dépasser son adversaire est pris entre deux tendances complètement opposées. Son premier désir est d’avancer pour saisir l’objet de son attaque ; mais la possibilité d’être attaqué de flanc à tout moment suscite le désir de porter à tout moment un coup dans cette direction […]. Ces deux tendances se contredisent et engendrent une telle confusion dans sa propre situation, une telle difficulté de prendre des mesures pour faire face à toute éventualité, qu’il est difficile de trouver une position stratégiquement plus désastreuse» (2.6.28). Sur cet objet de l’attaque il faut «se concentrer autant qu’on le peut […] (et) unir en une seule grande action les forces qu’on emploiera» (3.8.9.). «La décision sur le point principal entraînera avec elle, à quelques exceptions près, la décision sur tous les points secondaires» (id.) «Toute dépense inutile de

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temps, tout détour inutile est un gaspillage de force, et, par conséquent, une perversion de la stratégie» (der Strategie ein Greuel».

«Nous devons donc affirmer notre opposition radicale de principe à toute subordination de l’attaque principale aux points secondaires» (id.). «Il est en général plus avantageux de continuer à porter ses coups dans une seule direction» (id., 1.2.5.). Il faut éviter «de mener deux guerres presque entièrement distinctes en même temps» et «il est recommandé de n’avancer offensivement que contre ce point principal et de rester sur la défensive sur tous les autres […] avec le moins de troupes possible» (id., 3.8.9.), ce que Brauchitsch fera en Fall Gelb IV, au grand regret de Manstein (pp. 122, 124).

On se souvient de la réaction de Halder (p. 145) à propos de cette balourdise de Manstein dans son Mémorandum du 21 novembre 1939 : «Une tout autre opération!»

Clausewitz aurait pu utiliser la carte de Manstein pour illustrer ses propos. Il n’est pas difficile de voir quels malheurs pouvaient arriver à la 2e Armée. Soit elle était stoppée devant l’Aisne et la manœuvre n’aurait servi à rien. Soit elle réussissait à la franchir et, si tout marchait bien, elle risquait d’aller trop loin. Alors ses flancs seraient menacés, sa retraite pourrait être coupée, et elle se verrait dans une situation pire que grave.

Tandis que l’OKH doit concentrer toute son attention sur l’attaque principale vers l’ouest, on y reçoit soudain des cris d’alarme venant du sud et on risque de «mener deux guerres presque entièrement distinctes en même temps». La totalité de l’opération peut alors échouer.

Ici et là on affirme que Manstein était considéré (en omettant de mentionner par qui) comme le meilleur stratège allemand. Or, ce qu’il propose ici, c’est une bêtise grossière.

Brauchitsch, lui, ne commet pas cette faute. Il met à profit la bévue de son adversaire, qui a divisé ses forces en deux parties, éloignées l’une de l’autre. Son offensive sera donc effectuée par deux batailles qui doivent se succéder sans perte de temps, sans aucun répit!

Il va attaquer et détruire d’abord la partie la plus forte de l’ennemi, située en Belgique, avec toutes ses forces, en se couvrant contre l’autre partie, qu’il va ensuite attaquer avec toutes ses forces. Ainsi il dispose dans chacune des batailles d’une supériorité de forces.

Manstein, lui, veut attaquer et détruire toutes les forces ennemies au même moment dans deux batailles séparées. A cette fin il est obligé de diviser lui aussi ses forces en deux parties, et l’avantage de la supériorité des forces est perdu.

Par ailleurs, la 2e Armée, attaquant vers le sud, doit comporter de nombreuses ID d’active, aptes à attaquer, ce qui entraîne une logistique importante en munitions, aux dépens de l’attaque principale. Mais Manstein ne dit rien de la composition de cette Armée, et il ne sait rien du dispositif ennemi au printemps.

Il n’a pas su profiter de la faute de l’ennemi.

On a certainement remarqué deux nouveautés qu’on ne retrouve nulle part dans toutes les propositions de Manstein et Rundstedt antérieures au document précité.

L’une se trouve dans le document même : l’unique centre de gravité dans la Heeresgruppe A.

L’autre se trouve sur la carte, à la page 102 du livre publié par Manstein en 1955 : l’apparent transfert de la 4e Armée vers ladite Heeresgruppe. (Dans sa missive du 30 novembre 1939, Rundstedt avait demandé le transfert d’un de ses quatre Corps d’armée seulement.)

Ce sont deux parties de Fall Gelb IV.

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Tout en admettant que Manstein a rédigé son document après l’apparition de Fall Gelb IV, la supposition qu’il les a présentées après coup comme étant les siennes ne semble pas complètement invraisemblable.

Mais dans son livre Manstein se met par avance à couvert de cette accusation: «Malheureusement la directive définitive ne m’est plus jamais devenue accessible. Je sais seulement qu’elle est le résultat d’une décision de Hitler du 20 février» (p. 120).

Quoi? Veut-il vraiment nous faire croire que personne ne lui a communiqué la grande nouvelle? Pas même ses fidèles collaborateurs Blumentritt et Tresckow? Qu’il n’a jamais demandé à consulter cette directive? Ou, s’il l’a fait, qu’on le lui a refusé? Même quand il était Feldmarschall? Qu’il a commandé un corps d’armée pendant la campagne sans la connaître? Et qu’il n’a jamais, jusqu’en 1955, eu l’occasion d’en prendre connaissance? Alors qu’elle a été évoquée au procès de Nuremberg ainsi que les trois autres directives?

À d’autres!

CHAPITRE 51

Fall Gelb IV selon Clausewitz Enfin Brauchitsch était libéré de la stupide contrainte de Hitler, qui ne voulait pas

former de centre de gravité avant l’opération. Dans Fall Gelb II il avait prévu de le faire après la traversée de la Meuse, entre Bruxelles et Chimay : former une Panzergruppe de la plupart de ses unités rapides sous un seul commandement et l’envoyer en direction d’Ostende, Boulogne ou Abbeville. Dans Fall Gelb III la possibilité était laissée ouverte. Une opération difficile.

Pendant les combats, un nouveau groupe d’Armées devait être formé avec un état-major et tout ce qui va avec. La quasi-totalité des divisions devait changer de front, ce qui est plus compliqué que le colonel Alexandre ne le pensait, lui qui, le 27 août 1914, posa sa main sur la carte, ses doigts représentant les divisions du général Lanrezac, la tourna lentement du nord à l’ouest, en disant : «Rien n’est plus simple, vous faites face au nord, on vous invite à faire face à l’ouest pour attaquer sur Saint-Quentin» (Cuypers, p. 124). Ce qui mit Lanrezac dans une grande colère.

Le cas échéant il fallait le faire avec les huit divisions rapides des 6e et 4e Armées et tenter de les réunir avec les six divisions rapides de la 12e Armée (comportant 18.000 véhicules), qui sont dans la région Sedan-Mézières.

Inutile de dire que manœuvrer de telles divisions, qui, en file indienne, peuvent atteindre une longueur de 100 km, exige un effort considérable, sans oublier l’organisation de la logistique. Tout doit être fait plus ou moins à l’improviste en pleine bataille principale, ce qui est fortement déconseillé par Clausewitz :

«De tout temps et par définition, les batailles principales ne furent jamais l’accomplissement d’une charge improvisée, inattendue, à l’aveugle, mais un acte grandiose» (1.4.10).

Maintenant, il n’y avait plus de problème. Tout pouvait «se ramener à quelques combinaisons pratiquement possibles, très simples et très peu nombreuses» (Clausewitz, 1.2.5.), qu’on trouve déjà chez Sun Tzu (voir son plan plus loin).

1) L’action contre un flanc (2.6.24).

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2) La diversion (3.7.20). 3) La surprise et La ruse (1.3.9 et 10).

«L’importance de ces choses ne signifie pas qu’elles soient de nature très compliquée et obscure ; tout cela est au contraire très simple, et il faut très peu d’art pour élaborer les plans» (id., 1.4.11.)

Donc, le 14 février, l’OKH se mit au travail et dès le 17, Brauchitsch et Halder pouvaient présenter à Hitler les esquisses du nouveau plan. Et le 24 la directive définitive fut envoyée aux trois Heeresgruppen.

1) L’action contre un flanc. Il s’agit de «l’action dirigée contre la ligne de retraite ennemie (qui) a pour but de

couper cette retraite à l’armée ennemie» (2.6.24.), bien entendu.

L’armée est divisée en deux parties.

«De la durée des engagements et du moment de leur décision dépendent les distances auxquelles doivent être disposées les masses appelées à combattre en commun […]. En guerre il arrive souvent que l’on soit obligé d’établir, même entre les forces destinées à se battre en commun, une répartition telle que leur jonction en vue d’une action commune, tout en demeurant l’intention principale, n’exclue pas la possibilité d’engagements séparés. Un tel dispositif est donc de nature stratégique» (2.4.7.)

Une partie doit «menacer les arrières ennemis par une position d’enveloppement» et l’autre doit «menacer son front» (2.6.24.). Il n’y a pas de vide entre les deux, elles combattent en commun, leurs engagements sont séparés.

Certes, le risque d’une telle action est que le défenseur coupe la ligne de retraite de l’assaillant, mais «il n’y a que trois raisons qui puissent justifier cet inconvénient et nous faire accepter ce risque inévitable :

1) La division initiale des forces, qui rend ce mode d’action nécessaire si l’on ne veut pas perdre trop de temps ;

2) une supériorité physique et morale, qui permet de recourir aux grands moyens ; 3) le manque de dynamisme de l’adversaire» (2.6.24.)

Clausewitz traite de ce sujet à plusieurs reprises. «La caractéristique principale de la bataille offensive est la manœuvre pour envelopper ou contourner, par conséquent livrer bataille en même temps» (3.7.7.).

«Pour imposer l’engagement à un adversaire qui veut et qui peut s’y dérober», il y a les moyens suivants : «l’encerclement» et «l’effet de surprise» (1.4.8.).

«Une bataille sur fronts parallèles sans encerclement aboutira rarement à un résultat aussi important que celle où l’armée vaincue serait déjà contournée ou contrainte d’effectuer des changements de front» (1.4.11.).

«Sur le champ de bataille lui-même […] la forme enveloppante doit toujours être considérée comme la plus efficace» (2.6.9.).

Au livre 6, ch. 12, Clausewitz distingue le «contournement» (Ungehen), et le «débordement» (Vorbeigehen, passer à côté de). Si ce dernier réussit, on oblige l’ennemi «à quitter instantanément la position, devenue inutile».

Au chapitre 24, «Action contre un flanc», il décrit cette manœuvre dans tous les détails. Les citations les plus importantes de ce livre se trouvent au chapitre 40 du présent ouvrage.

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Lorsque la retraite de l’ennemi a été coupée, on attaque les troupes encerclées sur leurs arrières. Les deux engagements sont alors devenus un seul :

«L’attaque concentrique, (qui) tend, en stratégie comme en tactique, à des succès plus grands, car si elle réussit, la conséquence n’est pas une vraie défaite mais la dispersion plus ou moins totale des armées ennemies.» Cependant «elle implique aussi un plus grand risque» (3.8.9.). Il faut que «la précision de ses propres mouvements, l’énergie de ses généraux, la supériorité morale de ses troupes d’un côté, et l’indolence des adversaires de l’autre, suffisent à assurer le succès du plan» (3.8.9.).

Chauvineau traite le sujet aux chapitres «La guerre des attaques de l’aile» et «La guerre des attaques de front», dans lesquelles il arrive à des conclusions identiques.

2) La diversion

«Pousser l’adversaire à une fausse manœuvre par une attaque en territoire ennemi qui attire des forces loin du point principal […] La condition principale est qu’elle retire du théâtre de guerre plus de troupes ennemies que nous n’en emploierons à la diversion» (1.4.5.).

«Naturellement, la diversion doit toujours avoir en même temps un objectif d’attaque, car c’est seulement la valeur de cet objet qui incitera l’ennemi à envoyer des troupes» (3.7.20.).

Les circonstances favorables peuvent être :

« a) les forces dont l’assaillant peut disposer en vue d’une diversion sans affaiblir son attaque principale ;

b) des points tenus par le défenseur, qui sont de grande importance et qu’une diversion peut menacer » (id.)

3) La surprise «Il est extrêmement important de ne jamais perdre de vue que l’attaque trouve presque

son seul avantage dans la surprise effective au début de l’action» (3.8.9.).

«Elle est plus ou moins à la base de toutes les entreprises, car, sans elle, la supériorité sur un point décisif est en réalité inconcevable.» Elle a «son effet moral […]. Lorsqu’elle réussit, elle sème la confusion et brise le courage de l’ennemi». Il s’agit «de la volonté de surprendre l’ennemi par des mesures générales que l’on prend et surtout par la manière de distribuer les forces» (ce que Brauschitch jusqu’à présent ne pouvait pas faire à cause de Hitler). «Le secret et la rapidité (c’est moi qui souligne) sont les deux facteurs» qui «tous les deux supposent une grande énergie dans le gouvernement et chez le commandant en chef, et un sens profond du devoir militaire de la part de l’armée» (1.3.9.).

La surprise évoque «une grande activité, des décisions rapides, des marches forcées» (id. c’est moi qui souligne). «Les effets moraux qu’entraîne la surprise transforment souvent, pour celui qui y fait appel, la pire des choses en avantage, et ne laissent pas à l’autre le temps de prendre une décision convenable […]

Ce qui importe ici c’est le rapport général dans lequel se trouvent les deux parties en présence. Si la prépondérance morale générale permet de décourager et de surclasser l’autre, elle pourra se servir de la surprise avec plus de succès et récolter des fruits dans des circonstances qui en fait auraient dû tourner à sa confusion» (id.).

«Au sujet de la surprise, il faut observer qu’elle est un moyen beaucoup plus effectif et important en stratégie qu’en tactique […]. En stratégie, elle a souvent mis fin à toute la guerre d’un seul coup. Mais il faut de nouveau remarquer que l’usage favorable de ce moyen présuppose des erreurs capitales, décisives et rares chez l’adversaire» (7.6.3.). «On a souvent

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vu une grande bataille décider de toute une campagne; les cas où elle a décidé de toute une guerre sont très rares» (1.4.11.).

Chauvineau prévoit que la bataille «si elle a jamais lieu, se déclenchera par surprise» (p. 211) et que l’assaillant sautera «par surprise et en force sur les avant-postes […] à vive allure avec un fort appui de chars» (p. 151) et il mentionne une difficulté «fort ancienne, qui tient à ce que l’ennemi ne se conduit jamais comme il le faudrait. Il est naturel qu’il cherche à fausser tous les renseignements, à faire échouer tous les grands projets, à rendre vaines toutes les impulsions de son adversaire, et l’on conviendra, eu égard au calcul des probabilités, qu’il doit y réussir une fois sur deux», surtout «à cause de la rapidité (c’est moi qui souligne) que le moteur donne maintenant à ses déplacements» (pp. 211, 212).

Guderian dit la même chose : «La surprise est une des conditions indispensables pour le succès de chaque attaque blindée […] On peut surprendre par la vitesse (c’est moi qui souligne) et par le camouflage dans la préparation et l’exécution de l’attaque» (A.P!, p. 205), et page 177 : une des exigences «pour une attaque blindée cherchant la décision, c’est la surprise».

La surprise est très importante chez Sun Tzu :

«Toute façon de combattre est basée sur la duperie» (I. 17). «Faire croire qu’on est loin quand on est proche» (I. 19). (De Gaulle : «Faire croire que l’on est où l’on n’est pas» (AdM, p. 172) «Apparaissez aux endroits, vers où il doit se ruer ; mouvez-vous rapidement (c’est moi

qui souligne) où il ne vous attend pas » (VI. 5). (Voir aussi ch. 54)

Bien sûr, «toute surprise implique un certain degré de ruse, si faible soit-il» (Claus., 1.3.10.). La nécessité d’agir vite pour que la surprise réussisse est une doctrine de tous les temps.

La base de l’action est ainsi résumée par Clausewitz :

«a) La logistique que l’on cherche à couper à l’ennemi ou à restreindre ; b) la jonction avec d’autres détachements ; c) la menace sur d’autres communications avec l’intérieur du pays ou avec

d’autres armées ou détachements; d) la menace sur la retraite ; e) l’attaque de points spéciaux avec des forces supérieures» (3.7.13.).

On «concentre ses forces» (1.3.11.), on masse «le plus grand nombre possible de troupes au point décisif de l’engagement» (1.3.8. Voir ch. 23, cinquième erreur). On «multiplie ses forces par des mouvements rapides […] Tout ce qu’on peut dire de choses aussi simples, c’est qu’elles sont simples» (1.3.1.).

«C’est contre le centre de gravité de l’ennemi qu’il faut diriger le coup concentré de toutes les forces» (3.8.4.). «Une attaque ennemie en pays inaccessible devient de plus en plus exécutable» et «celui qui veut vraiment obtenir une décision par l’engagement ne rencontre aucun obstacle» (1.4.8.).

«On n’hésite pas à faire traverser à ses troupes les chemins de traverse les plus impraticables» (2.5.10.). «Dans la conduite actuelle de la guerre, l’organisation des marches ne présente plus guère de difficultés» (id.).

Tout comme Bonaparte, on «se jette brutalement à travers le dispositif stratégique de son adversaire» (3.6.8.).

C’est sur la faiblesse de l’adversaire «que l’assaillant fait porter ses coups. L’assaut d’un point du front livré avec une force concentrée, donc très supérieure, engendre une résistance

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très violente par rapport à ce point précis, mais insignifiante par rapport à l’ensemble. Une fois cette résistance brisée, la ligne est percée, et l’objet de l’attaque est atteint» (3.6.15.).

Mais «jamais une victoire ne peut avoir de grandes répercussions si elle n’est pas exploitée […] La poursuite d’un adversaire battu commence dès l’instant où celui-ci, abandonnant la lutte, quitte la place» (1.4.12.) Elle sera exécutée sans «aucune pause, aucun répit, aucune étape intermédiaire.»

Les plus favorables à la poursuite sont «les terrains découverts», recherchés par «une cavalerie très nombreuse» (3.6.12.). «La poursuite est devenue la préoccupation capitale du vainqueur» (1.4.12.).

Mais «si une armée assaillante pénètre avec succès par un point et poursuit son avance assez loin en pays ennemi, il est évident que l’espace qu’elle commande n’est pas exactement réduit à la ligne de route où elle marche, mais s’étend un peu de chaque côté […]. Pour parer à ce danger, l’assaillant s’efforce de disposer son avance sur un front plus ou moins large» (3.8.9.).

Néanmoins, il faut que «l’armée qui avance en pays ennemi organise les lignes de communication qui lui sont vitales à mesure qu’elle avance et tout en les protégeant» (2.5.16.). Elles doivent être défendues.

C’est logique, parce que «l’attaque n’est pas un tout homogène, mais est constamment mêlée à la défense […] l’espace et le temps auxquels l’attaque est liée y introduisant la défense comme un mal nécessaire […] l’espace qu’une force militaire laisse derrière elle au cours de son avance, et qui est essentielle à son existence, ne peut pas toujours être couvert par l’attaque elle-même, mais doit être spécialement protégé» (3.7.2.) (c’est moi qui souligne).

«Dans toute attaque il ne faut pas perdre de vue la défense qui en est une composante nécessaire.»

Mais cette défense doit être plus ou moins improvisée. Elle est «du type le plus faible» (id.)

C’est Fall Gelb IV dans tous ses moindres détails, comme on va le voir.

CHAPITRE 52

FALL GELB IV Selon Brauchitsch et Halder : FALL GELB I A Plus Grande Echelle

Le 24 février 1940 la directive du 30 janvier est annulée et remplacée par une nouvelle,

qui sera la dernière.

La phrase : «l’attitude des puissances occidentales peut nécessiter une offensive allemande à l’ouest. Alors l’attaque sera exécutée avec toutes les forces disponibles», est supprimée. Cette attitude en question n’est que trop évidente : lesdites puissances ne bougent pas.

1) «Le but de l’attaque «Jaune» » est de soustraire les Pays-Bas à une mainmise de la Grande Bretagne par une occupation rapide de la Hollande, et de battre une partie aussi importante que possible de l’armée franco-anglaise par une attaque à travers les territoires belge et luxembourgeois, préparant ainsi la voie pour la destruction du potentiel militaire ennemi. (Le 30 janvier, c’était : «une victoire rapide et décisive»). Le centre de gravité de

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l’attaque, qui sera exécutée à travers le territoire belgo-luxembourgeois, se trouve au sud de la ligne Liège-Charleroi.

Les forces engagées au nord de cette ligne percent la défense frontalière belge. En poursuivant l’attaque en direction ouest, elles éliminent une menace directe sur la Ruhr à partir de la région nord-est de la Belgique et attirent vers elles des parties aussi fortes que possible de l’armée anglo-française.» (C’est moi qui souligne. Nehring l’a fait lui aussi.) Bock écrit le 8 mars à Brauchitsch : «Pour trouver la solution de cette dernière mission, la Heeresgruppe ne se fait pas de soucis», et Nehring note en marge avec un gros !: «Typisch für v. Bock und v. Salmuth» (le chef d’état-major).

Les forces engagées au sud de la ligne Liège-Charleroi forcent le franchissement de la ligne entre Dinant et Sedan (tous les deux inclus) et s’ouvrent la voie à travers la défense frontalière du nord de la France en direction de la Basse-Somme.»

Dans Fall Gelb III, il était encore prévu de marcher soit sur Boulogne, soit sur Abbeville. Maintenant c’est définitif : ce sera Abbeville. «Les colonnes allemandes ne marcheront jamais sur Boulogne pour envahir la France, les plus au nord prendront comme direction Abbeville» (Chauvineau, Cours de fortification, p. 337).

2) «L’attaque au nord de la ligne Liège-Charleroi sera exécutée par la H.Gr. B avec les 18e et 6e Armées, l’attaque au sud de cette ligne par la H.Gr. A avec les 4e, 12e et 16e Armées.

«La H.Gr. C immobilise l’ennemi en face et reste préparée à parer des attaques ennemies de diversion […]

5) Missions des H.Gr. et premières tâches des Armées. La mission de la H.Gr. B est, en employant des forces rapides, d’occuper la Hollande rapidement, et d’empêcher une liaison entre l’armée néerlandaise et des forces belgo-anglaises. Elle bat en brèche la défense frontalière belge par une attaque rapide et puissante, et jette l’ennemi derrière la ligne Anvers-Namur. Les forteresses Liège et Namur sont à investir.

La 18e Armée empêche l’établissement des forces ennemies dans la région côtière par une occupation rapide de la Hollande entière (y compris la forteresse Hollande). En même temps que l’on fait avancer des forces au nord du fleuve Waal contre le front est de la forteresse Hollande, on doit gagner aussi au sud du Waal la côte située entre Hollands Diep et Westerschelde (les bouches de l’Escaut)» (donc s’emparer de toutes les îles de la Zéelande) «en poussant en avant des forces rapides, empêcher l’union des forces anglo-belges avec des forces hollandaises et ainsi créer la condition pour une percée par surprise, en coopération avec des troupes aéroportées, dans le front sud de la forteresse Hollande.

L’embouchure de l’Escaut est à barrer, en se couvrant contre Anvers. La province de Groningen est à occuper en même temps par des forces plus faibles, en utilisant des trains blindés. Il faut essayer de s’emparer par surprise de la digue clôturant le lac IJssel. Une occupation prompte des îles de Frise occidentale est importante pour l’utilisation par la Luftwaffe. »

La mission de la 18e Armée est textuellement la même que dans la directive du 30 janvier. Seule la phrase soulignée par moi a été rajoutée.

« La 6e Armée avance à partir de la ligne Venlo-Aix-la-Chapelle, de telle façon qu’elle puisse franchir la Meuse rapidement et percer les fortifications frontalières belges avec la moindre perte de temps. Elle investit Anvers et Liège.»

Ceci est conforme à la directive du 30 janvier ; mais « ultérieure direction de l’attaque : Bruxelles » est devenu : « elle attaque ensuite au nord de la ligne Liège-Namur, en direction générale ouest. »

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« La mission de la H.Gr. A est, tout en protégeant l’aile gauche de l’attaque d’ensemble contre une action ennemie à partir de la région fortifiée autour de Metz et Verdun, de forcer le plus rapidement possible le franchissement de la Meuse entre Dinant et Sedan (les deux inclus) afin d’arriver aussi vite et aussi forte que possible, en couvrant les flancs, dans le dos des fortifications frontalières du nord de la France en direction de l’embouchure de la Somme. Pour cela elle disposera d’une armée supplémentaire, la 2e.

Des forces rapides puissantes sont à pousser en échelonnement profond en avant du front de la H.Gr. contre le secteur Dinant-Sedan de la Meuse. Leur mission est de mettre en déroute l’ennemi, qui a été jeté en avant dans le sud de la Belgique et du Luxembourg, de gagner la rive ouest de la Meuse dans un assaut surprise, et ainsi fournir les conditions favorables pour la poursuite de l’attaque en direction ouest.

La 4e Armée (appartenant maintenant à la H.Gr. A) perce la zone frontalière entre Liège et Houffalize (selon la directive du 30 janvier, mais au lieu de franchir la Meuse au nord et au sud de Namur et d’attaquer contre la ligne Nivelus-Chimay), elle force la traversée de la Meuse entre Yvoir et Fumay (exclus), en poussant des forces rapides sur Dinant et Givet (au centre) et poursuit par Beaumont et Chimay en direction ouest. On investit Liège au sud et sud-est et on se couvre contre Namur.

La 12e Armée perce les fortifications frontalières belges des deux côtés de Bastogne (selon la directive du 30 janvier). Elle force, en suivant à toute allure («unter scharfem Nachdrängen» — Clausewitz : «schnelles rastloses Vordringen und Nachdringen»), les forces rapides qui précèdent son front, la traversée de la Meuse entre Fumay et Sedan (les deux inclus) » (au lieu de Mouzon, donc sur un front plus étroit).

En direction de Laon devient : «d’une telle façon que des forces puissantes doivent aussi rapidement que possible, en liaison avec la 4e Armée, poursuivre l’attaque au-delà de la ligne Signy-le-Petit-Signy-l’Abbaye en direction ouest».

La mission de la 16e Armée est la même que celle de la directive du 30 janvier. Elle «gagne, en poussant vivement en avant» (unter scharfem Vorwärtstreiben), son aile droite tout d’abord, la ligne générale de Mouzon-Longwy-Sierck, couvre dans cette ligne le flanc sud de l’attaque d’ensemble en liaison avec la ligne fortifiée de la Sarre au sud de Mettlach en accord avec la 1ère Armée». Est ajouté : «Après avoir gagné la ligne désignée sa subordination à la H.Gr. C est prévue.» (Mais elle ne sera pas effectuée).

La H.Gr. C «fixe par des feintes et la menace d’une attaque puissante les forces qui lui sont opposées — le centre de gravité dans la région à l’ouest de la forêt du Palatinat — et se prépare à appuyer la formation rapide d’un front défensif fort dans le secteur de la 16e Armée».

Le but de l’opération «Le centre de gravité de la puissance française réside dans ses forces armées et dans

Paris. Défaire celles-ci dans une ou plusieurs grandes batailles, prendre Paris et rejeter le reste des Français derrière la Loire, tel doit être l’objectif» (Claus., 3.8.9.).

Les Alliés ont divisé leurs forces en deux parties ; il y aura donc deux grandes batailles : on détruit d’abord la partie au nord. «Dès la grande victoire acquise, il ne peut être question de parler de repos, de reprendre son souffle, d’examiner, de consolider, etc., mais seulement de poursuite, de nouveaux coups là où c’est nécessaire et la capture de la capitale ennemie»… (id.) : donc on détruit par la suite l’autre partie, sans repos.

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La stratégie de l’opération Elle est simple : Brauchitsch divise son armée en trois parties, les H.Gr. A, B et C. La

dernière ne participe pas à l’action proprement dite, mais est destinée à fixer la partie de l’ennemi se trouvant derrière la ligne Maginot, éloignée de la partie qui devait entrer en Belgique. Les deux autres ne sont pas éloignées l’une de l’autre, comme chez les Alliés, elles sont «appelées à combattre en commun», mais d’abord dans «des engagements séparés».

La H.Gr. A doit «menacer les arrières de l’ennemi qui se trouve en Belgique par une position d’enveloppement».

La H.Gr. B doit «menacer son front» (et en passant occuper toute la Hollande).

Une fois l’ennemi enveloppé, on lui fait subir une «attaque concentrique» par les deux H.Gr. Mais à partir du moment où la H.Gr. B a accompli sa mission, les deux engagements ne devienne plus qu’un seul.

Pour protéger leur flanc gauche et leurs arrières pendant ces deux manœuvres, une position défensive doit être occupée le long de la Somme et de l’Aisne par l’infanterie. Le flanc droit doit être défendu contre des tentatives des forces alliées au nord de se dégager de l’encerclement qui les menace. A cet effet les blindés doivent être appuyés par une infanterie forte.

Une fois l’ennemi en Belgique défait, la première «grande bataille» est terminée. On se regroupe aussi vite que possible, protégés par la ligne défensive au sud, et on commence la deuxième «grande bataille» pour «prendre Paris et rejeter le reste des Français derrière la Loire». Ou plus loin, s’il le faut.

C’est tout.

Le but principal était de séparer les forces alliées au nord de la Somme de celles au sud de ce fleuve, et de les détruire l’une après l’autre. Bonaparte ne faisait pas autrement.

L’exécution de l’opération. La H.Gr. B, au nord de la ligne Liège-Namur-Charleroi, est destinée «à pousser

l’adversaire à une fausse manœuvre loin du point principal» : la diversion. On estime très probable qu’une invasion allemande de la Belgique déclencherait l’entrée en force des Alliés dans ce pays. Alors la diversion serait réussie.

Les Belges ont conçu comme première ligne le canal Albert et la Meuse, et comme deuxième, une position Anvers-Dyle-Gembloux-Namur, toutes deux linéaires et sans profondeur.

Il s’agit donc de percer la première ligne au plus vite, avant que les Alliés ne soient là, de les rejeter derrière la deuxième et là, «d’attirer vers eux des parties aussi fortes que possible de l’armée anglo-française», «menacer leur front» et les fixer là.

C’est le reflet du plan D, qui envisage justement de fixer les Allemands au même endroit. Les Alliés se trouvent alors «loin du point principal», et tout en n’engageant contre eux que des forces relativement faibles, on s’attend à des forces ennemies puissantes.

La H.Gr. B est composée de deux Armées. La 18e Armée, destinée à occuper les Pays-Bas, but secondaire, opération à terminer au plus vite, dispose seulement de 5 ID (incl. 1 div. de cavalerie), 1 1/3 SS (mot.) et une Pz (la 9e) assez faible, et le corps aéroporté.

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Après la conquête de la Hollande, la 18e Armée doit rapidement rejoindre la 6e Armée, forte de 13 ID et 2 Pz, les 3e et 4e, qui ont ordre de ne pas avancer toutes seules, mais qui doivent progresser en liaison avec l’infanterie, la 4e Pz étant intégrée au IV AK avec 4 ID, la 3e Pz au XVI AK avec 3 ID. On devait faire des exercices ensemble dans la période précédant l’offensive (Halder, 25 février, p. 208).

Une réserve de 5 ID et 1 Mot incluse, la H.Gr. B est forte au total de 3 Pz, 2 1/3 Mot, 22 ID, 1 division aéroportée et 1 division de cavalerie. Elle a en face les 7e et 1ère Armées françaises, les Belges et les Anglais, au total 1 div. blindée, 3 div. légères mécaniques (DLM) et 39 div. d’infanterie, soit 29 1/3 contre 43 alliées.

Donc, on retire «plus de troupes ennemies qu’on emploie à la diversion», sans affaiblir l’attaque principale».

La H.Gr. A, elle, est destinée à «l’action contre un flanc et les arrières», «l’acte principal», déclenché par surprise entre Namur et Sedan, «sur un front plus ou moins large», soit 100 km à vol d’oiseau. Le but est de «couper la retraite à l’armée ennemie». C’est là que Brauchitsch «concentre ses forces» ; il «masse le plus grand nombre possible de troupes au point décisif de l’engagement» pour «agir aussi concentré et aussi vite que possible» ; il forme «un groupement compact», apte à «multiplier ses forces par des mouvements rapides» ; il «dirige le coup concentré de toutes les forces contre le centre de gravité de l’ennemi».

Les Ardennes ne sont pas une région idéale pour une marche d’approche, mais il «n’hésite pas à faire traverser à ses troupes les chemins les plus impraticables» ; il «veut vraiment obtenir une décision par l’engagement» et il s’attend à ne «rencontrer aucun obstacle» infranchissable.

Il «fait porter ses coups là où l’adversaire est faible », il se jette «brutalement à travers le dispositif de l’adversaire», et, «une fois la résistance brisée, l’objet de l’attaque est atteint […] la défense s’effondre et disparaît complètement». Le succès «doit être exploité […] sans aucune pause, aucun répit, aucune étape intermédiaire», à travers un «terrain découvert», favorable à des formations rapides «nombreuses».

Pour arriver à son but il faut poursuivre «son avance assez loin en pays ennemi», et bien qu’elle se situe «sur un front plus ou moins large», il faut protéger ses flancs, un «mal nécessaire», donc improviser une ligne défensive, «du type le plus faible» sur son flanc gauche et une infanterie forte sur son flanc droit.

Le front «où il faut porter ses coups» est défendu par la 9e Armée et une partie de la 2e Armée française, avec au total 10 divisions d’infanterie et 4 1/2 divisions légères de cavalerie. Contre ces unités, Brauchitsch «concentre ses forces». La surprise est garantie par un camouflage poussé.

Il met en première ligne 7 Pz, 3 1/3 mot. et 35 ID, (dont 23 1er Welle et 8 2e Welle) avec en réserve 3 ID et la 2e Armée (8 ID).

Donc 56 1/3 contre 14 1/2, quatre contre un. En outre il dispose d’une réserve générale de 42 1/2 divisions (ces chiffres sont ceux de la concentration du 10 mai).

Brauchitsch forme un groupement spécial, apte «à multiplier ses forces par des mouvements rapides, à savoir «la Panzergruppe Kleist», composée ainsi :

XXXXI AK, 6e et 8e Pz, XIX AK, 2e, 1ère et 10e Pz, et 1/3 mot, XIV AK, 2e, 13e et 29e mot., au total : 8 1/3 divisions rapides.

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Au début, elle dépend directement de la H.Gr. A.

Elle agit contre le secteur Mézières-Sedan, serrée de près par la 12e Armée, 11 ID, sur les arrières du corps de bataille allié. Elle se soude à droite à la 4e Armée, composée des II AK, 7e Pz et 2 ID, VIII AK, 3 ID, V AK, 1 ID et XV AK, 5e Pz et 1 ID, agissant contre le secteur Namur-Givet, sur le flanc du corps de bataille allié. Sur sa gauche, se trouve la 16e Armée, 12 ID, plus 3 ID de la H.Gr. C.

Brauchitsch «dirige le coup concentré», qui sera porté par la Panzergruppe Kleist «comportant la masse des Pz IV, III, et quelques II», [seuls les III et IV sont propres au combat contre Panzer (Halder, 18/2, p. 200)] talonnée par la 12e Armée «au point décisif de l’engagement», soit le secteur Sedan-Fumay, qu’on juge le plus facile pour percer la défense française.

A sa droite, la 4e Armée force le franchissement de la Meuse entre Fumay et Yvoir.

Pour y arriver il faut traverser les Ardennes, terrain difficile, mais pas «impraticable». La Panzergruppe Kleist comporte 18.000 véhicules et dans le secteur des 12e et 16e Armées il y aura 45.000 véhicules et motos au total (Halder, 23/02, p. 205).

Mais Brauchitsch «n’hésite pas à faire traverser à ses troupes» cette région. Il ne surestime pas les obstacles, mais là il se trompe. Il pense qu’on ne peut barrer une région large de 100 km contre une troupe aguerrie et déterminée. L’organisation des marches est, selon lui, un simple travail d’état-major. Pour régler la circulation il dispose de gaillards massifs, portant sur la poitrine une grande plaquette métallique avec le mot «Feldgendarmerie».

Une fois arrivée sur la Meuse, la Panzergruppe Kleist, suivie à toute allure par l’infanterie de la 12e Armée, «force le plus rapidement possible son franchissement» en se jetant «brutalement à travers le dispositif de l’adversaire».

«Une fois la résistance brisée», le succès «doit être exploité» : des forces puissantes doivent aussi rapidement que possible poursuivre l’attaque au-delà de la ligne Signy-le-Petit/ Signy-l’Abbaye, en direction ouest, en liaison avec la 4e Armée qui, elle, poursuit par Beaumont et Chimay en direction ouest. Et ensuite, tout le monde doit foncer «aussi vite et aussi fort que possible […] en direction de l’embouchure de la Somme» (280 km par la route), par un terrain «découvert».

Donc «aucune pause, aucun répit, aucune étape intermédiaire».

En prenant la direction ouest, Kleist et la 12e Armée menacent le flanc droit de la 9e Armée française, qui alors sera obligée de se replier, en découvrant le flanc droit du corps de bataille allié. Ainsi le franchissement de la Meuse par la 4e Armée sera facilité, «la défense s’effondre et disparaît complètement».

On avance «en couvrant ses flancs». On doit donc constituer un front défensif, «un mal nécessaire». Pour le flanc gauche ce sera logiquement derrière la Somme et l’Aisne. La longueur de ce front entre Sedan et Abbeville est de 280 km. Il sera improvisé, linéaire et sans profondeur, formé de fortifications de campagne, «du type le plus faible», mais en arrière il y aura un grand nombre de divisions d’infanterie en réserve pour le renforcer, éventuellement. En outre, Brauchitsch juge l’armée française incapable de monter une contre-offensive puissante. La Luftwaffe doit gêner toute concentration de troupes ennemies. Une action défensive. Pour garnir ce front, il dispose maintenant de suffisamment de fantassins, qui n’avancent pas «aux pas pesants, aux pieds boueux», mais qui marchent 30 à 40 km par jour. Ainsi, en partant de Remagen tôt le matin du 14 mai, la 57e ID arrivera le 20 en France à Monthermé, le même jour où les motards de l’avant-garde de la 2e Pz, partis 7 jours plus tôt

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de Sedan, entrent à Abbeville. En effectuant ce parcours dans ce temps record mais — il faut l’admettre — sans combat, elle relèvera le 27 au soir la 2e Mot., qui, elle avait relevé la 2e Pz. Cette ligne servira aussi à protéger les arrières des troupes qui attaquent l’ennemi encerclé en Belgique, ainsi que leur regroupement pour l’assaut final.

La protection du flanc droit reste plus difficile. On peut s’attendre là à de fortes attaques de troupes alliées, essayant d’empêcher leur encerclement. Il y faut de bonnes divisions d’infanterie, agissant en coopération étroite avec les blindés, l’artillerie et l’aviation.

Certes, Brauchitsch prend un risque. Mais ce risque est justifié par «une supériorité physique et morale» de ses troupes, et «le manque de dynamisme de l’adversaire».

Résumé Fall Gelb IV a été emprunté à Clausewitz jusque dans ses moindres détails, et il est basé

sur quatre idées très anciennes :

1) la diversion : attirer des forces fortes avec des forces faibles; 2) la concentration de toutes les forces. «Les gros bataillons» ; 3) la surprise ; 4) le contournement.

Les trois premières ne figurent nulle part dans les propositions de Manstein/Rundstedt. Mais elles sont essentielles. Hitler lui-même avait compris l’importance de la surprise.

La quatrième, dont Manstein réclame la paternité, «a été vue mille fois» et «la considérer comme un trait de génie à cause de sa nouveauté» est, selon Clausewitz, «parfaitement ridicule». On a même inventé un nom spécial : Sichelschnitt, coup de faucille.

Percer jusqu’à la Basse-Somme n’est que trop évident : il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte. Les Allemands l’avaient déjà essayé en 1918. Rien de nouveau.

L’éventualité d’un contournement est prévue dans Fall Gelb I, II et III, mais «il est rare que le général précise positivement pour lui-même ce qu’il veut conquérir». L’affirmation de Manstein selon laquelle ces trois plans, qu’il réduit faussement à un seul, avaient un but limité est un mensonge. Seul Fall Gelb I avait ce but. Que les Allemands aient eu l’intention de refouler l’ennemi avec une forte aile droite vers la Somme est un autre mensonge. Jamais ils n’ont envisagé une attaque de front. Dans son livre Manstein passe sous silence la formation d’une Panzergruppe, envisagée dans Fall Gelb II et pas exclue en Fall Gelb III. Son offensive excentrique simultanée en direction sud est une bêtise grossière.

Le déplacement du centre de gravité vers le sud n’est pas le résultat de ses conseils. Il avait été décidé plus tôt, dans Fall Gelb II, du 29 octobre, et avait été provoqué par le nouveau dispositif ennemi.

L’idée d’un franchissement de la Meuse à Sedan apparaît pour la première fois dans la directive de Hitler du 9 novembre.

L’unique motif était le terrain.

Brauchitsch n’a pu concevoir Fall Gelb IV qu’au moment

— où a été annulée l’interdiction de Hitler de former le centre de gravité avant l’offensive afin d’agir aussi concentré que possible ;

— où il pouvait compter sur une nombreuse infanterie. Sans elle, le plan était irréalisable.

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Le 10 mai 1940, il avait à sa disposition 135 divisions, dont seulement 10 blindées et 6 motorisées, qui sont de l’infanterie normale, transportée par camions.

Il y avait, en plus des blindés, l’aviation, l’artillerie, le génie, l’intendance, la DCA, les transmissions, bref, tout ce qui appartient aux forces armées.

«Il ne faut pas méconnaître ni l’utilité de la liaison des armes, ni le proverbe : l’union fait la force» (Chauvineau, p. 100).

Brauchitsch «a-t-il entièrement tenu compte des points de vue avancés par le commandement de la Heeresgruppe (A) dans la nouvelle directive de l’OKH», comme l’affirme Manstein (p. 121), tout en niant l’avoir lue (p. 120)?

NON.

CHAPITRE 53

Les soucis de Sodenstern et l’assurance de Brauchitsch et Halder Le 5 mars, le général Sodenstern, successeur de Manstein comme chef d’état-major de

Rundstedt, envoie un mémorandum à Halder. La tonalité de sa lettre d’accompagnement est tout autre que celle de son prédécesseur.

«Après que M. le commandant en chef de la Heeresgruppe A ait accordé son approbation à la présentation, je vous prie de permettre de la porter à la connaissance de M. le général.»

Voilà! C’est ainsi que l’on s’adresse, dans l’armée allemande, à son supérieur.

Il s’agit, dans ce mémorandum, uniquement de la question : faut-il mettre en avant, au début de l’offensive, l’infanterie, ou les blindés? Comme on l’a constaté au chapitre 47 (le 7 février), Guderian, qui, à ce moment-là dispose de 2 Pz et 1 Mot, veut être à la tête des colonnes et s’estime capable de forcer tout seul la Meuse avec son AK.

Lorsque Brauchitsch a eu le feu vert de Hitler pour former son centre de gravité avant le début de l’offensive, afin d’«agir aussi concentré que possible», il a décidé de jeter en avant toute la Panzergruppe Kleist, ainsi que les deux Pz de la 4e Armée, pour agir aussi vite que possible.

Contre cette décision, Sodenstern exprime «des doutes graves» (une phrase annotée par Nehring d’un point d’exclamation). Lui, il veut employer les forces rapides «après une percée réussie du front ennemi», pour l’exploitation de celle-ci, et les tenir en réserve jusqu’à ce moment-là. Il n’a pas compris qu’il ne s’agissait pas d’un véritable front, mais d’un mince cordon, censé protéger le flanc du corps principal ennemi en Belgique et le flanc de la ligne Maginot.

Il craint qu’elles ne puissent arriver en temps voulu à la Meuse, en raison des barrages, destructions et mines dont les Belges, qu’il ne sous-estime pas, auraient parsemé les Ardennes, et de l’étroitesse des routes. Ainsi a-t-on perdu l’élément de surprise, avec, comme résultat, qu’on rencontrera déjà à la frontière belge des forces mobiles françaises, parce qu’il craint que le Luxembourg aussi soit rempli d’obstacles, et qu’il faille entre quatre et six heures pour y pénétrer.

« Nos forces seront capables de surmonter tous les obstacles, mais il y aura des pertes, et elles arriveront à la Meuse affaiblies et plus tard que prévu. Certes, notre Luftwaffe est

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supérieure, mais elle ne peut pas éliminer les barrages ennemis. Mais dans les combats terrestres elle aura certainement de grands succès […]

Pendant que nos troupes s’occupent de la destruction des barrages, elles forment un objectif extrêmement sensible pour l’aviation ennemie. Quelques bombes bien placées peuvent stopper nos longues colonnes pendant des heures, voire des journées entières [...]

L’ennemi se trouve déjà depuis quatre mois et demi derrière la Meuse. Nous avons affaire au commandement français, pas au polonais […] Il faut s’attendre, vu la conduite méthodique, scrupuleuse et prudente du commandement français, à ce qu’il ait préparé la Meuse en amont de Fumay avec des fortifications de campagne, construites avec tous les moyens modernes, s’appuyant sur une ligne de fortifications permanentes […] Contre une telle défense les blindés auront peu ou aucune chance de succès.»

Le franchissement de la Meuse sur un front large doit être la mission de l’infanterie. Les chars ne peuvent pas former une tête de pont solide. Faire avancer l’infanterie par des routes encombrées par les blindés est un problème de circulation des plus difficiles. Cela prendra plusieurs jours et accordera à l’ennemi encore plus de temps pour se renforcer.

Il faut donc forcer la Meuse entre Mézières et Sedan comme le fera la 4e Armée entre Mézières et Givet, donc, avec de l’infanterie avec une ou deux Pz, et les faire suivre par la Panzergruppe. Jusque-là les divisions blindées doivent être subordonnées aux 4e et 12e Armées. Ainsi peut-on mieux coordonner le progrès des chars et de l’infanterie.

Nehring juge cela «ein besonders groszer Irrtum!» (une faute extrêmement grossière) et son jugement sur ce document est : «unglaubhafte Auffassung des Gen. v. So.! War mir bisher nicht bekannt!» (invraisemblable façon de voir. Elle ne m’était pas connue jusqu’à présent.) Je le répète : ce document a reçu l’approbation de Rundstedt.

La réponse de Halder à Sodenstern du 12 mars est jugée par Nehring comme une «sehr gute Belehrung für Sodenstern!» (très bonne leçon pour S.), et il note : «Sehr gut! Klotzen, nicht Kleckern!» (Très bien!, suivi d’une expression utilisée par Guderian quand il voulait dire : «agir, non bavarder»).

Ce document est trop peu connu — comme on l’a vu, même un acteur important de cet événement, sous les ordres du général commandant le groupe d’armée, qui en est le destinataire, apprend les réticences de son ancien chef pour la première fois onze ans après la fin de la guerre.

Il est quand même d’un grand intérêt, parce qu’il témoigne de l’état d’âme dans lequel Brauchitsch et Halder ont entamé l’opération. Il suit donc dans son intégralité.

On verra que ceux-ci ont toute confiance en la réussite de leur plan, contrairement à ce qu’on affirme ici et là, Liddell Hart et Guderian entre autres. Halder balaie tous le soucis de Sodenstern : on peut lui reprocher un excès d’optimisme au sujet des défenses belges. Là Sodenstern a vu juste. (voir chapitre 87).

«Merci bien pour l’exposé de votre opinion sur le début de l’opération imminente. J’accepte tout à fait les motifs de cette exposition. Si, en accord avec M. le Commandant en chef de l’Armée, je ne me range pas aux arguments et aux conséquences que vous en avez tirés, c’est pour les raisons suivantes :

1) La tâche donnée à l’armée allemande est très difficile. Vu le terrain (Meuse) et le rapport mutuel des forces — en particulier aussi de l’artillerie — elle ne peut être accomplie avec les moyens qui nous sont familiers, ceux de la dernière guerre. Nous devons employer des moyens extraordinaires, et courir les risques qui y sont inhérents.

Nous nous estimons supérieurs (souligné par Nehring) dans les airs, dans l’échelonnement et la force de nos unités rapides et dans notre expérience en leur maniement

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(souligné par Nehring en rouge, et en marge «ja!»), dans la capacité de conduite et l’activité personnelle de nos commandants supérieurs — dans le talent pour les mettre en œuvre et l’assurance de notre appareil de commandement. Nous devons mettre en valeur cette supériorité. Dans cette optique, une offensive normale contre la Meuse et une attaque frontale dans ce secteur n’offre pas de perspective fondée.

2) Il ne faut pas surestimer les barrages en Belgique et au Luxembourg. Toujours est-il qu’une région qui s’étend sur la ligne de départ sur une largeur de 100 km ne peut être barrée de façon telle qu’une troupe aguerrie et inspirée par un élan féroce («von wildem Vorwärtsdrang beseelte Truppe» souligné par Nehring), ne trouve moyen de percer les lignes de barrage rapidement et, à partir des trouées éventrées, d’élargir son front.

Maintenant déjà la troupe signale que, dans une demi-heure, elle pourra rendre franchissables les ponts frontaliers luxembourgeois pour tous les véhicules des troupes rapides dans leur formation de marche normale et avec une allure absolument suffisante. (Nehring met ici un «!»)

On aurait même pu s’accommoder d’un multiple de cette perte de temps. Quelques barrages pourraient être préparés à l’intérieur du pays. Mais on ne doit pas

compter sur une efficacité méthodique et uniforme dans une région si vaste. Le peu de forces et organisations défensives de l’ennemi, employées dans une région très large, n’y suffisent tout simplement pas. Une construction sans lacunes d’un système dense et étendu sous la pression d’une attaque rapide et brutale ne peut pas être attendue, même quand on a fait de bonnes préparations à l’avance. Le minage n’a pas été confirmé. Il peut en être question seulement en des endroits épars.

Je ne vois aucune raison de perdre l’espoir que nous puissions ouvrir, dès le premier jour de l’attaque, un chemin à travers les fortifications belges à l’ouest du Luxembourg (c’est moi qui souligne).

3) Cela nous avantagerait si l’ennemi jettait des forces mobiles à notre rencontre. Nos blindés (souligné par Nehring en rouge) pourraient alors leur causer des pertes lourdes, et, en poursuivant ce qui reste, franchir la Semois. Les expériences en Pologne justifient l’espoir que nos blindés ne permettent pas, même pendant la nuit, à l’ennemi battu de se replier en bon ordre.

(Cet alinéa a été marqué par Nehring en noir et en rouge) J’estime moins important que les chars apparaissent sur la Meuse avec toute leur force

intacte, plutôt que de prendre le risque, en poursuivant l’ennemi qui se replie, de faire rapidement, avec des unités suffisantes et grande énergie, le premier saut sur la rive ouest de la Meuse, ce qui est déterminant pour la suite de l’opération.

Ils trouvent rapidement du soutien grâce au deuxième échelon de chars et lors du troisième combat, et ensuite grâce aux divisions d’infanterie qui suivent avec la plus grande rapidité et en plus grand nombre. (Alinéa marqué en rouge et noir par Nehring, qui a écrit: «Traf zu!», (ce fut exact)).

Je ne nie pas le moins du monde que cette avant-garde connaîtra des heures critiques sur la rive ouest de la Meuse (Nehring : «Traf zu!» et il parle en connaissance de cause car il y était ; voir ch.87). La Luftwaffe les soutiendra avec la totalité de ses forces, qui sont supérieures. Sans ce risque nous n’atteindrons peut-être jamais la rive gauche de la Meuse. Là aussi je suis convaincu que l’énergie et la débrouillardise de nos chefs de blindés, jointes à l’effet de leur exemple personnel face à un ennemi agissant méthodiquement et moins entraîné dans le commandement des chars, seront capables d’exploiter l’effet moral fort de l’apparition des chars allemands sur une troupe non aguerrie» (souligné par Nehring. En marge: «Gut» (Bien)). (Autant Guderian —AP! p. 181 — que Chauvineau (pp. 95, 105, 106 — soulignent cet effet moral.)

Je ne peux accepter comme un fait acquis que nos forces rapides, selon leur échelonnement et leur armement, ne fournissent pas les conditions nécessaires au succès

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d’une telle mission — pourvu que toutes les possibilités d’une attribution efficace et d’une répartition des troupes bien réfléchie soient exploitées.

Je ne nie nullement que notre espoir dans l’engagement des chars puisse être déçu. Mais si, par crainte de cette déception, nous laissons échapper les quelques heures de possibilité de succès qui nous sont offertes dans la confusion initiale de l’ennemi, alors notre commandement aura plus de difficultés qu’en cas d’échec d’une entreprise hasardeuse (souligné par Nehring). Des occasions manquées ne peuvent être compensées plus tard que par des sacrifices de sang considérables d’un franchissement de la Meuse en force, et cela sans même une assurance de succès.

4) On n’attend pas un résultat opératif direct des forces blindées qui font le premier saut sur la rive ouest de la Meuse. Elles nettoieront le terrain gagné et l’élargiront dans un mode de combat qui tire profit de la puissance offensive de l’arme blindée, par des attaques en toutes directions et avec des buts tactiques changeants, jusqu’au moment où elles seront relevées par les divisions d’infanterie. Ce n’est que lorsque les unités d’infanterie auront pris à leur charge en forces suffisantes l’espace de mouvement nécessaire à l’ouest de la Meuse et qu’elles le tiendront solidement, qu’il pourra être question d’unir les forces blindées encore utilisables avec un objectif opérationnel. (Alinéa souligné en rouge par Nehring. A côté de la dernière phrase, il a écrit: «??!».)

5) Je ne vois pas de problème insurmontable dans le démêlage des unités rapides, leur repli et leur regroupement, au cas où l’attaque à travers la Meuse échoue et si les unités rapides doivent laisser l’attaque méthodique à travers la Meuse aux divisions d’infanterie. Le cas échéant, les préparations pour une attaque méthodique à travers la Meuse prendront tellement de temps, qu’un peu de temps supplémentaire pour le repli des unités rapides n’est plus décisif. Il va sans dire qu’il incombe au travail normal de l’État Major de tout préparer pour leur rafraîchissement (souligné par Nehring en rouge).

J’estime que la possibilité de préparer le résultat que nous cherchons depuis le début sur la Meuse peut être appréciée assez vite. S’il semble que cette possibilité n’existe pas, par exemple si l’ennemi n’envoie pas de forces à notre rencontre à travers la Meuse et nous attend de pied ferme, alors il doit être possible d’arrêter les troupes d’arrière-garde par un système de communications et un règlement de la circulation minutieusement préparé. Cela également peut être assuré à un degré très élaboré par un travail préparatoire de l’État Major (souligné par Nehring). J’admets que dans un tel cas le danger que présente l’aviation ennemie est particulièrement élevé. Mais l’armée peut être assurée que sa protection, dans des circonstances aussi pénibles, ne sera pas laissée à ses propres moyens de défense, mais qu’elle sera renforcée par l’intervention totale des forces volantes de la Luftwaffe. Sa supériorité en nombre et en performances garantit l’efficacité de cette protection.

On peut s’attendre à ce que cette protection soit adaptée aux situations en temps et en lieu voulus, en raison du commandement synchronisé de l’armée et de la Luftwaffe, et de la coopération étroite et personnelle des commandants supérieurs.

6) Il est évident qu’en cas d’échec de l’élan des chars sur les passages de la Meuse, (souligné en rouge par Nehring), les divisions d’infanterie arriveront plus tard qu’au cas où on aurait, dès le début, renoncé aux unités rapides et où on aurait libéré les routes pour les mouvements d’infanterie.

En revanche, j’estime que la préparation d’une attaque méthodique à travers la Meuse prend tellement de temps, déjà rien qu’en vue de l’approvisionnement en munitions, qu’un jour ou deux de plus ne joue pas un rôle déterminant pour la force défensive de l’ennemi. L’attaque de notre infanterie ne sera pas retardée de plus de deux jours environ par l’intercalation des forces rapides.

Au sujet de la proposition d’exploiter les possibilités de succès qui se présenteront peut-être grâce à l’emploi d’une ou deux divisions blindées dans chacune des 4e et 12e Armées et

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de retenir provisoirement la masse (des chars) pour des missions ultérieures, je me permets de remarquer que :

le dispositif qui durait jusqu’ici, et qui correspond à votre proposition, a été rejeté comme insuffisant par les représentants de l’arme blindée, et aussi par le commandement même de la Heeresgruppe (dont Sodenstern est le chef d’État Major!) (souligné en rouge par Nehring, qui note : «Wäre halbe Maszname gewesen» - aurait été une demi-mesure -) par le motif que ces forces sont trop faibles pour la mission qui leur est attribuée, et qu’on doit se décider à utiliser soit des forces fortes, soit à réserver l’arme blindée dans sa totalité pour un emploi opérationnel après le forcement de la traversée de la Meuse. Les motifs susmentionnés ont fait choisir la première décision» (souligné par Nehring en rouge).

Le chapitre 87 nous montrera que l’esprit destructeur belge se révèlera plus fort que «l’élan féroce allemand ».

CHAPITRE 54

Fall Gelb IV selon Sun Tzu, le véritable auteur Son plan, son exécution, son Halt- Befehl

L’art militaire est surtout empirique. Sun Tzu se réfère à plusieurs reprises, tout comme

Clausewitz et Chauvineau, à des exemples du passé. Son Traité sur la guerre, écrit quatre siècles avant notre ère, est en fait un condensé de l’œuvre du général allemand, parue en 1832, qui est beaucoup plus détaillée. Il y a des doctrines dans l’art de la guerre qui sont éternelles.

On a vu que Fall Gelb IV était complètement basé sur les doctrines de celui qui était le maître à penser de ceux qui l’ont conçu. Donc, il n’est pas étonnant qu’on trouve les mêmes doctrines dans l’œuvre du général chinois. On en a déjà vu plusieurs exemples chez les Français, qui ont négligé ses conseils, aussi bien que chez les Allemands, qui les ont suivis.

On verra maintenant que Sun Tzu n’a pas seulement conçu Fall Gelb IV, mais qu’il a aussi prévu son exécution et son résultat.

Il disposait, outre l’infanterie normale - les divisions Cheng - de divisions Ch’i, des forces extraordinaires, forces de choc, équipées de chars blindés en peaux de bœuf. «Aucun général ne peut gagner une bataille sans des forces extraordinaires» (V, 3).

Son armée était organisée en sections, compagnies, bataillons, régiments, divisions. Le rapport entre les troupes de combat et la logistique était de 3 à 1 (V, 1). Il y avait de bonnes transmissions, drapeaux, pavillons de signal, tambours, cymbales, cloches, fanions (V, 2; V, 17; VII, 17 et 18), ces derniers utilisés aussi en 1940 par les chars français.

Il fallait faire croire à l’ennemi que les Cheng étaient les Ch’i, et l’inverse. Par ailleurs, les Cheng pouvaient être utilisés comme Ch’i, et les Ch’i comme Cheng (V, 3). Leurs combinaisons étaient infinies (V, 11), elles se renforçaient mutuellement, leur interaction était sans fin (V, 12). (La doctrine de Sun Tzu était donc qu’il fallait opérer en armes combinées). En général il fallait mettre les Ch’i en avant des Cheng (X, 15). Une opération Ch’i était toujours inattendue, tandis qu’une opération Cheng était plutôt évidente.

La déception était d’une grande importance (I, 17). Il fallait faire semblant d’être absent alors qu’on était présent en réalité (I, 19; VII, 12).

Sun Tzu a résumé son plan en XI, 29 :

1) la vitesse est l’essence de la guerre ;

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2) profitez de l’impréparation de l’ennemi ; 3) empruntez des routes inattendues, et 4) frappez l’ennemi là où il n’a pas pris de précautions.

Ainsi, tout pouvait «se ramener à quelques combinaisons pratiquement possibles, très simples et très peu nombreuses». Ce sont les mêmes qu’on a vu en Fall Gelb IV, selon Clausewitz :

1) l’action contre le flanc (V, 3) 2) la diversion (III, 13 ; XI, 26) 3) la surprise (XI, 26) 4) aussi vite que possible (passim)

1) On a vu le principe de cette action en Fall Gelb I. «Les Cheng engagent l’ennemi de front, les Ch’i agissent sur les flancs et/ou sur les arrières» (V, 3). «La guerre des attaques d’ailes […] fut celle de tous les temps» (Chauvineau, p. 17).

2) Se montrer à l’ouest et marcher à l’est. Leurrer l’ennemi vers le nord et attaquer dans le sud.

3) et 4) Attaquer par surprise là où l’ennemi n’est pas préparé. «L’assaillant pourra toujours assener un coup aussi violent pour avoir raison du défenseur surpris» (Chauvineau, p. 155) et « vitesse est le mot clé » (id.).

Donc, voilà Fall Gelb IV! Sun Tzu suit la concentration ennemie afin de décider son plan de campagne (XI, 60) et il détermine les plans et les dispositions de l’adversaire (VI, 20, 22). Il constate que diviser les forces ennemies n’est pas nécessaire (XI, 52) ; l’adversaire l’a déjà fait de son plein gré. Le chef de son deuxième bureau lui a fourni toutes les données dont il a besoin (XIII, 3), et il est évident que le corps de bataille ennemi entrera en Belgique et prendra une position entre Anvers et Namur, où l’on est en train de construire des obstacles. Ce n’est que la moitié de ses forces, l’autre moitié se trouve derrière la ligne Maginot et à une distance de 200 km. Entre elles, le terrain est faiblement occupé, et il n’y a pas de précautions prises par l’ennemi (XI, 29). Le flanc droit de son corps de bataille est vulnérable. C’est là que l’ennemi lui fournit une opportunité, et c’est là qu’il faut être rapide comme un lièvre (XI, 61) et utiliser les Ch’i en combinaison avec les meilleurs Cheng pour attaquer le point le plus faible (V, 4), et agir sur son flanc et ses arrières (V, 3). Il est préparé sur son front, donc il sera faible sur ses arrières (VI, 15).

Le terrain est le facteur fondamental pour être victorieux (X, 8). Au nord de Sedan, et à l’est de la Meuse, se trouve une forêt d’où on sort facilement, et c’est précisément là que l’ennemi n’a pas pris de précautions, donc on peut le battre à cet endroit (X, 3). On y arrive en marchant par des routes inattendues, et la vitesse est essentielle (XI, 29). Ainsi, l’ennemi sera surpris (XI, 26), et il faut, sans attendre, dès notre arrivée devant sa position, frapper rapidement, comme le faucon frappe sa proie (V, 14). Celui dont l’avance est irrésistible, tombe à torrents dans la position faible de l’ennemi (VI, 10). «L’attaque brusquée est la seule qui offre quelque chance de succès» (Chauvineau, p. 156).

Or, Sun Tzu dispose de 119 divisions Cheng et de 16 divisions rapides, de choc, Ch’i, et il partage ses troupes en trois groupes d’armées, étroitement soudés les uns aux autres.

Le groupe C est placé en face de la ligne Maginot, qui ne sera pas attaquée (VIII, 7, 11), donc 19 Cheng suffisent comme corps d’observation. Ce sont des troupes prudentes (V, 22).

Le groupe B est formé de 24 divisions Cheng et 5 Ch’i. Il est destiné à être vu à l’ouest et à leurrer l’ennemi vers le nord (XI, 26), à faire semblant qu’il est la force extraordinaire alors qu’il constitue la force normale, et à menacer le front ennemi sur la ligne Anvers-Namur

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(V, 3). Les Ch’i sont ici employés comme Cheng aux côtés desquels ils se battent (V, 11 et 12). C’est une opération orthodoxe.

Le groupe A est la force extraordinaire. Il comprend les 35 meilleurs Cheng et 10 Ch’i. Les Cheng sont utilisés comme Ch’i. Le groupe doit venir de l’est et attaquer dans le sud (XI, 26). Ici, les Ch’i sont placés en tête (X, 15).

C’est la stratégie du direct et de l’indirect (VII, 3). Celui qui maîtrise cette stratégie sera victorieux. C’est l’art de la manœuvre (VII, 16).

«Lorsque je concentre mes troupes, alors que l’ennemi divise les siennes, je peux employer ma force entière et attaquer une partie de la sienne» (VI, 13).

Le groupe A a pour mission :

— de marcher par des routes inattendues ; — à grande vitesse ; — de profiter de l’impréparation de l’ennemi (sur la Meuse) ; — de frapper là où celui-ci n’a pas pris de précautions (XI, 29).

Sun Tzu a pris soin de bien camoufler ses troupes (VI, 24). Le champ de bataille a été reconnu, ainsi que les routes (VI, 17). Il a étudié les cartes afin de connaître les endroits qui sont dangereux pour ses Ch’i, où l’eau est trop profonde, les fleuves principaux, les forêts, etc. (VII, 11). La nature du terrain est le facteur fondamental pour s’assurer de la victoire (X, 8; X, 26).

Les troupes se déplacent en colonnes séparées. Ceux qui sont le plus loin partent les premiers, ceux qui sont le plus près suivent. Ainsi, tous seront au même moment sur la Meuse (VI, 17). Ensuite, le point stratégique critique est Abbeville. Les troupes les plus robustes avancent en tête en marches forcées. Elles suffisent pour défendre cette ville jusqu’à l’arrivée des autres (VII, 7). Une période de beau temps sera déterminante pour le déclenchement de l’offensive (X, 26).

Or, il y a une doctrine de guerre selon laquelle il faut rejeter l’idée que l’ennemi ne viendra pas. Tout au contraire, il faut se fier à ses préparations pour lui tenir tête. Il ne faut pas supposer qu’il n’attaquera pas. Il faut se rendre invincible (VIII, 16).

L’exécution (voir chapitre 87) Malheureusement le général Huntziger, chargé de la défense de ce secteur, était

convaincu que l’ennemi n’y viendrait pas. Il était en parfaite harmonie avec Gamelin, son supérieur. En outre, il n’était pas «le tigre, qui, quand il garde le gué, empêche dix mille cerfs de le traverser» (VI, 3).

Ho Yen-hsi raconte : «Sun Tzu décida d’attaquer Huntziger, et il nomma Guderian commandant en chef du corps d’armée. Huntziger était certain que Guderian ne songerait jamais à attaquer dans la région, parce que les chemins étaient dangereux. Par conséquent, il ne faisait pas de préparations.

Guderian s’adressa ainsi à ses troupes : «Dans la guerre, une rapidité extraordinaire est de la plus grande importance. On ne peut pas se permettre de négliger une opportunité. Actuellement, nous sommes concentrés et Huntziger ne le sait pas encore. Nous apparaîtrons de façon inattendue devant sa position. Le proverbe dit : Quand on entend le coup de tonnerre, il est trop tard pour se boucher les oreilles. Même s’il nous découvre, il ne peut pas, au pied levé, inventer un plan pour nous résister, et, à coup sûr, nous pourrons prendre sa position.» Il avança jusqu’à Sedan. Huntziger commença à avoir peur, et demanda des renforts au sud du

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fleuve, mais ceux-ci furent incapables d’arriver à temps. Guderian attaqua la ville et Huntziger l’abandonna» (I, 26).

Le lecteur attentif a certainement déjà remarqué qu’en l’occurrence Li Ching (et non Guderian) fut l’attaquant, et que ce fut Hsiao Hsieh qui fut le malheureux défenseur d’I Ling.

L’historien Chang Yü dit : «L’eau évite par sa nature même les hauteurs et se rue vers les terres basses. Lorsqu’un barrage est rompu l’eau se précipite avec une force irrésistible. Or, l’aspect d’une armée ressemble à l’eau. Profitez de l’impréparation de l’ennemi ; attaquez-le quand il ne l’attend pas ; évitez sa force et foncez dans son vide, et, comme l’eau, personne ne peut vous résister» (IV, 20).

«Avancez dans le vide, foncez dans les trouées libres, passez à côté de ses défenses, frappez-le là où il ne vous attend pas.

«Vous pouvez marcher mille li (500 km) sans vous fatiguer parce que vous vous promenez là où il n’y a pas d’ennemi» (VI, 6).

«La guerre offensive d’août à novembre 1914 s’est montrée ce qu’elle fut toujours : l’exploitation de trouées libres dans lesquelles la progression peut être rapide puisqu’on n’y rencontre pas d’ennemis» (Chauvineau, p. 8). «Du moment qu’on ne tombe pas dans le vide, on n’avance plus» (id., p. 21).

Comme prévu, la Heeresgruppe B ne tomba pas dans le vide, mais leurra 39 divisions Cheng et 4 divisions Ch’i alliées.

Pendant ce temps, la Heeresgruppe A rompit le barrage, elle passa à côté de la ligne Maginot, et se précipita avec une force irrésistible dans le vide, là où il n’y avait pas d’ennemi, pour effectuer l’exploitation.

Elle n’eut pas besoin de marcher mille li, la distance par la route entre Sedan et Abbeville étant de 280 km seulement.

Les motards de l’avant-garde de la 2e division Ch’i parcoururent cette distance en un peu plus de 5 jours, soit quelque 140 heures, ce qui fait une moyenne de 50 km par jour, ou 2 km par heure.

Les divisions Cheng suivirent de près, en marchant 40 km par jour, quelque 8 heures de marche. Sur le flanc droit, les Ch’i et les Cheng marchaient ensemble, parce que là ils devaient se défendre contre des attaques ennemies dans leur flanc.

Sun Tzu donne son Halt Befehl (voir chapitre 88) Ainsi, l’ennemi fut encerclé et il se trouva dans une situation désespérée. Et ce fut à ce

moment-là que Sun Tzu appliqua la doctrine militaire suivante :

«Il faut laisser à l’ennemi encerclé une sortie de secours» (VII, 31). Chia Lin l’approfondit ainsi : «Il ne faut pas attaquer une armée quand elle se trouve dans une situation désespérée, ni s’il existe la possibilité que l’ennemi se batte jusqu’à la mort» (VIII, 11), alors que Tu Mu la formule de la façon la plus admirable:

« La doctrine militaire enseigne que la force encerclante doit laisser une échappatoire pour montrer aux troupes encerclées qu’il y a un moyen de s’en tirer, afin qu’elles ne se déterminent pas à se battre jusqu’à la mort» (XI, 22).

Or, les troupes de Sun Tzu étaient fatiguées, les chars avaient besoin d’un grand entretien et de réparations. On devait poursuivre l’action sans répit avec toutes les forces, afin de battre les troupes ennemies encore intactes. Par conséquent, Sun Tzu donna le Halt Befehl

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pour laisser une échappatoire aux ennemis encerclés, qui en profitèrent avec gratitude, au lieu de se battre jusqu’à la mort. Tous les généraux disaient : «Merveilleux!» (VII, 32).

De nombreux auteurs ont émis les hypothèses les plus farfelues sur ce fameux Halt Befehl! Ils connaissent mal les doctrines militaires chinoises.

Fall Gelb IV fut donc imaginé il y a 23 siècles par un général chinois, il ne s’agit donc pas du tout d’une opération nouvelle ou originale. Jusque-là, les Allemands ont suivi les conseils de Sun Tzu à la lettre. Mais pour leur offensive contre l’URSS, ils ont négligé ce qu’il écrivait au chapitre VI, 26, et ce fut leur perte : «Lorsque j’ai remporté une victoire je ne répète pas ma tactique.»

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QUATRIEME PARTIE

LES ARMES

LIVRE VII

LES AIRS

«L’avion est l’aboutissement logique et unique des véhicules rapides.»

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CHAPITRE 55

Introduction. La Grande Guerre

Nous avons vu que les thèses de Clausewitz sont en général toujours valables. Ainsi la

défense est-elle toujours la forme la plus forte de la conduite de la guerre, mais Chauvineau, en affirmant que l’armée de l’air ne peut songer à la défensive, a mis le doigt sur le point essentiel : l’avion n’est pas une arme comme les autres. Il se soustrait aux règles auxquelles les forces terrestres et maritimes sont asservies depuis des dizaines de siècles. Véritable enfant de la technique, il s’est développé en très peu de temps, incomparablement rapide et puissant.

Certes, vapeur et moteur ont apporté à la marine et à l’armée de terre un mouvement accéléré et une force de combat plus considérable. Mais la motorisation et les armes modernes changent seulement le caractère de l’exécution. Elles ne changent pas les principes de la stratégie.

Armée de terre et marine restent toujours confinées à la terre et à la mer, alors que l’avion vole en liberté souveraine à grande hauteur au-dessus de leurs éléments à une vitesse qu’elles ne peuvent jamais atteindre. Il peut choisir d’un jour à l’autre où il va attaquer et qui, soit l’armée de l’air, soit l’armée de terre, son front ou ses arrières, soit la flotte ou ses ports. Et en plus, il peut faire ce que ne peuvent ni l’armée ni la marine : attaquer le pays ennemi dans sa totalité, loin derrière le front: ses villes, ses usines, son infrastructure et sa population, et il peut y poser des soldats à son gré. Dans les airs il n’y a pas de fronts. L’avion passe toujours. Il est la seule arme capable d’effectuer des raids étendus autonomes sans se soucier de sa logistique ni de ses arrières. «Qu’est-ce que le concept de défense?» se demande Clausewitz. «Parer un coup […] Mais dans la mesure où une défense absolue contredit entièrement le concept de guerre, car la guerre ne serait alors menée que d’un seul côté, il en découle qu’en guerre, la défense ne peut être que relative. […] Il nous faudra rendre son coup à l’ennemi» (2.6.1). Chauvineau formule ce principe ainsi: «Il y a des cas où cette parade se traduira par une offensive tactique. Ce sera notamment toujours le cas de l’armée de l’air, qui ne peut songer à la défensive» (p. 118), «negata all’azione difensiva» (Douhet, p. 23). Or, seul l’avion peut rendre son coup à son homologue. Ni l’armée, ni la marine n’en sont capables. Contre l’avion il n’existe pour elles que la défense absolue. Cela fut ressenti très profondément par les terriens et les marins.

La Grande Guerre Au moment où éclata la Grande Guerre, l’avion était encore dans les limbes. Voler

dans ces machines primitives était considéré comme un sport. Les accidents étaient nombreux, et souvent mortels. Mais les militaires avaient déjà compris l’intérêt de cet appareil en cas de guerre. D’en haut on voit bien. L’avion pouvait mieux servir que la cavalerie pour la reconnaissance et il pouvait être utile à l’observation de l’artillerie. Ainsi, tout de suite après la traversée de la Manche par Blériot, le 25 juillet 1909, le ministère de la Guerre français envisagea-t-il l’emploi de l’«aéroplane» aux armées.

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Sans la guerre, le développement de l’aviation aurait été plus lent. Les ateliers existants à l’époque ne recevaient pas de grosses commandes. Mais le 1

er août 1914, cela

changea d’un jour à l’autre. On s’attendait à une guerre de quelques mois au maximum, et les militaires se bousculèrent devant les portes des avionneurs, leurs stocks furent réquisitionnés et de grosses commandes furent passées.

Ni les avions, ni leurs occupants, armés seulement de leurs revolvers d’ordonnance, n’étaient destinés au combat. Les pilotes, dans leur monoplace et biplace de sport, observaient le sol, où les hommes se battaient. Mais «l’aeronautica, aprendo all’uomo un nuovo campo d’azione, il campo dell’aria, doveva, necessariamente, portare l’uomo a battersi anche nell’aria» (Douhet, p. 7).

Ainsi emmena-t-on une carabine, et ensuite une mitrailleuse, mais tirer en avant était impossible à cause de l’hélice. Aussi un vrai combat ne pouvait avoir lieu. Cependant, un événement totalement inattendu surprit un jour les Allemands qui ne se souciaient de rien : un avion français descendit un certain nombre de leurs avions, en tirant à travers son hélice. Mais une avarie du moteur l’obligea à atterrir en catastrophe derrière les lignes allemandes, où on réussit à s’emparer de l’appareil, avant que le pilote, qui n’était autre que Roland Garros, ne puisse l’incendier. Il avait recouvert les hélices d’un blindage métallique, pour faire ricocher les balles de son arme. La solution n’était pas idéale.

L’avionneur hollandais Fokker, établi bien avant la guerre en Allemagne, seul pays où l’on voulait acheter ses avions — la Hollande elle-même achetait français — raconte l’événement: il fut convoqué à Berlin, où on lui demanda de trouver la bonne solution. Il se vante d’avoir inventé en deux jours une mitrailleuse, synchronisée au moteur (pp. 143-145). Il y eut d’abord une démonstration réussie à Berlin, et ensuite devant le Kronprinz à Stenay, où il effectua une descente en piqué d’une altitude de 450 mètres sous un angle de 45° en tirant dans une rivière, et à 20 mètres au-dessus du sol il fit une ressource abrupte. On pratiquait le piqué bien avant qu’il ne fût «inventé» dans les années 30.

Se produisit alors le développement suivant :

1) Avions de reconnaissance et d’observation sans armes, monoplaces et biplaces.

2) Le même type d’avion, armé d’une mitrailleuse: c’est le chasseur, destiné à abattre les avions (voir n° 1) et aussi ses homologues. «Dare la caccia alla caccia» (Douhet, p. 50). L’homme se bat aussi dans les airs.

3) Les avions sont également équipés de bombes, et vont mitrailler et bombarder les troupes au sol. L’avion d’assaut est né.

4) Des avions plus puissants, destinés uniquement au bombardement, sont construits, avec un rayon d’action de plus en plus étendu. Ils attaquent derrière le front les quartiers généraux, les colonnes, la logistique, les magasins.

Or, pendant la Grande Guerre il n’y eut pas de véritable guerre aérienne, mais des combats aériens en relation avec des opérations terrestres, ou dépendant d’elles. C’est seulement vers la fin de la guerre qu’eurent lieu des opérations indépendantes sur des villes situées loin derrière le front.

Une DCA efficace (canons et mitrailleuses) ne fut pas développée. Le chasseur demeura l’unique arme capable d’attaquer avec succès le bombardier. Il était populaire auprès des pilotes, car le plus rapide et le plus manœuvrier, donc le plus brillant et capable en outre d’abattre tous les autres types d’avions. Il était donc moins dangereux pour le pilote. Il devint également populaire auprès du Haut Commandement, à partir du moment où ses bureaux, hors d’atteinte de l’artillerie ennemie, furent bombardés. Il protégeait les troupes au

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sol et les avions de reconnaissance et d’observation, qui sont les yeux du terrien. Nonobstant son attitude offensive, le chasseur est employé défensivement. Il était considéré par les terriens comme le policier du ciel. Des appareils de plus en plus rapides furent développés, au détriment du bombardier. On verra au chapitre 69 que les idées du Haut Commandement n’évoluèrent pas lors des décennies suivantes.

CHAPITRE 56

Douhet. Il dominio dell’aria Bien qu’il se soit développé très rapidement, pendant la Grande Guerre l’avion

dépendait de l’armée de Terre, où on le considérait comme une arme parmi les autres. Ses potentialités échappaient complètement aux terriens. Concevoir une véritable stratégie aérienne n’entrait pas dans leurs esprits. Ce n’est qu’en 1921 que le général Douhet, chef des forces aériennes italiennes depuis 1918, publia Il Dominio dell’aria, œuvre dans laquelle il exposait sa vision du rôle de l’aviation militaire dans une guerre à venir. Elle était tellement révolutionnaire qu’elle produisit une sensation énorme, et que ce livre fut traduit dans un grand nombre de langues.

Ses idées furent très mal accueillies en Italie «fino alla marcia su Roma» (p. 112), en 1922, quand Mussolini parvint au pouvoir. Alors Douhet saisit l’occasion «di compire un mio preciso dovere di cittadino e di fascista», en se battant avec force pour répandre ses idées (p. 167).

La deuxième édition, augmentée d’un chapitre encore plus radical, fut dûment éditée en 1927 par l’Instituto Nazionale Fascista di Cultura.

«Per il merito essenziale di S.E. l’on. Mussolini che, col suo geniale intuito di tutte le necessità nazionali», tous les obstacles, érigés par des conservateurs incompétents, furent levés, et beaucoup de ses propositions de 1921 furent alors réalisées, écrit-il dans la préface, notamment la coordination des forces terrestres, maritimes et aériennes, l’instauration d’un ministère de l’Air et la distinction entre l’aviation stratégique et l’aviation auxiliaire. Il faut savoir qu’un des fils de Mussolini était aviateur.

Le Chapitre 1 de l’œuvre de Douhet commence à la page 7 avec la phrase citée incomplètement supra. Le moment est venu de la compléter. Là il explique aussi pourquoi l’homme doit forcément se battre dans les airs : «perché dovunque due uomini possono incontrarsi, là una lotta è inevitabile».

Or, selon Douhet, c’est dans la nature de l’homme de se battre, de faire la guerre. Le fascisme lui va bien. Effectivement, cette pseudo-idéologie est basée sur la violence et la répression autoritaire. Dans la préface du livre de Pietro Gorgolini, Mussolini se vante de la «storia sanguinosa e brillante» du fascisme. On verra dans les idées de Douhet des choses qu’aucune démocratie ne pourrait ou ne voudrait accepter.

Venons-en maintenant au livre lui-même. Il traîne en longueur et comporte de nombreuses répétitions. La deuxième partie, ajoutée en 1927, comprend quelques nouveautés, mais elle reprend principalement les idées de l’original. Parmi beaucoup d’ivraie on y trouve quand même quelques bons grains.

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Douhet part d’un petitio principii, qu’on trouve aussi chez quelques propagandistes des divisions blindées : «La forma delle eventuali guerre a venire sarà completamente diversa da quelle del passato. Dico : la Grande Guerra rappresenta un punto singolare della curva raffigurante l’evoluzione della forma della guerra» (p. 31). “Une guerre livrée demain n’aurait qu’un rapport lointain avec le choc hâtif des masses mobilisées » (de Gaulle, AdM p.85). Douhet avance un deuxième petitio principii : celui qui possède il Dominio dell’Aria (Dd’A) a gagné la guerre ; puis un troisième : contre son Armata Aerea (AA) nulle défense sera possible. Donc, dans la guerre à venir il n’existera pas de défensive, uniquement de l’offensive. La guerre aérienne est «tutta offese, senza diffesa» (p. 130). «Quello stato di fatto per il quale ci si trova in condizione di volare di fronte ad un nemico incapace di fare altrettanto, […] il Dd’A fornisce a chi lo possiede il vantaggio di sottrare tutto il proprio territorio e tutto il proprio mare alle offese aeree nemiche e di assogettare tutto il territorio e tutto il mare nemico alle proprie offese aeree[…] Se si posseggono forze aeree adeguate […] vale a dire a vincere, indipendentemente da qualsiasi altra circostanza. […] L’Armata Aerea è il mezzo idoneo ad assicurare la Vittoria» (p. 114). Certes, on ne peut détruire tous les avions ennemis, mais il suffit de les réduire à un nombre insignifiant.

On peut résumer tout cela en cinq mots : «impedire al nemico di volare» (p. 23).

C’est aussi simple que ça, pour ne pas dire simpliste.

Conquérir il Dd’A se fait par «azioni offensive di un tale ordine di grandezza, superiore a tutte quelle che mente umana poté immaginare» (p. 27). C’est une action positive, donc offensive, la mission par excellence de l’aviation, «negata all’azione difensiva» (p. 23). Seule l’AA, c’est à dire une aviation stratégique indépendante, est capable d’exécuter de telles offensives, et demeure l’unique moyen d’assurer la défense nationale (pp. 34,35). Naturellement ces actions offensives doivent être exécutées par surprise, de préférence avant la déclaration de guerre (p. 60).

«Impedire al nemico di volare» désigne comme premiers objectifs les avions, les bases aériennes et l’industrie aéronautique ennemie: les oiseaux, leurs nids et leurs œufs. Quand cela a été accompli on possède il Dd’A et on peut, sans rencontrer la moindre résistance, détruire les grands nœuds ferroviaires et les gares de triage, les centres habités, nœuds de communications routières, les magasins, les bases navales et les navires de guerre, les arsenaux, les dépôts de carburant, les ports de commerce, et aussi le gouvernement et le Haut Commandement. En agissant sur les centres les plus sensibles, on pourra semer la confusion et la terreur, et ainsi briser rapidement toute résistance matérielle et morale.

Les bombardements seront effectués à l’horizontale, à une altitude de 3000 mètres. Ils ne peuvent pas avoir la même précision que le tir d’artillerie, mais c’est sans aucune importance, les cibles choisies n’étant pas prévues pour subir de tels bombardements. Elles doivent être détruites dans leur totalité. Si on annonce d’avance que telle ou telle ville sera complètement détruite, sans laisser à la population la moindre chance de survie, l’effet matériel et moral sera forcément énorme. Et Douhet ne se contente pas de demi-mesures: on commence par transformer les décors en champ de ruines au moyen de bombes explosives. Ensuite on crée une mer de flammes grâce aux bombes incendiaires. Et finalement on tue tout ce qui est encore en vie en utilisant des bombes à gaz. Le résultat de l’action doit s’étendre sur plusieurs jours. A cette fin, on ajoute à ce cocktail des bombes à retardement. Ainsi empêche-t-on le transit de la région bombardée pour une durée considérable, ce qui gêne la logistique ennemie (pp. 23, 24). Aucune défense n’est possible.

Comme on l’a vu, seule l’AA est apte à exécuter ce travail. Son épine dorsale, ce sont des avions de bombardement lourds et à long rayon d’action. Fortement armés de canons à tir rapide et de mitrailleuses, tirant tous azimuts, ils peuvent se défendre contre toutes les

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attaques, même celles des chasseurs rapides. Une vitesse moyenne suffit. Ils sont en outre protégés par une aviation «di combattimento», elle aussi très fortement armée et un peu plus rapide, qui peut faire échouer toute attaque de chasseurs ennemis. On voit la contradiction: l’AA a besoin quand même d’être défendue et Douhet n’échappe pas à la thèse de Clausewitz: chaque offensive comprend des éléments défensifs. L’AA comprend aussi des avions de reconnaissance rapides. Elle doit «venire impiegata in massa» (p. 57). Il faut résister au sol et faire masse dans les airs.

L’AA doit être capable de mobiliser et de concentrer très vite, et également de vivre et d’agir de façon autonome. La logistique doit être régulière et en flux continu. Il faut disposer de pièces de rechange, d’appareils et de moteurs de réserve, d’ateliers, de bâtiments pour le matériel et de personnel, d’armes, munitions, carburant, cartes, camions, etc. Tout cela doit être constamment au complet, et en réserve en temps de paix. La dispersion et le camouflage des bases aériennes sont indispensables.

On sait que Douhet estime qu’il n’y aura pas de défensive dans la guerre à venir. Or, quand à la page 60 il pose la question : «Come difenderci?», la réponse est simple : «attacando». Après avoir évoqué plusieurs cas de figure où l’un des adversaires dispose d’une AA alors que l’autre ne l’a pas, et où l’heureux propriétaire d’une AA est toujours victorieux, il arrive finalement au cas «AA contro AA» (page 68). Alors «il concetto fondamentale che regge la guerra aerea è il seguente: rassegnarci a subire le offese che il nemico puó infliggerci, per utilizzare tutte le risorse allo scopo di infliggere al nemico offese maggiore» (p. 64).

Alors le parti X, attaqué par une AA Y, ne doit pas attaquer la AA ennemie. Ça ne sert à rien, et par ailleurs il ne sait pas où se trouve cette AA. (Le radar n’existait pas à l’époque.) Non, il faut au même moment envoyer sa propre AA sur le territoire d’Y, et le traiter de la même façon. Alors les deux adversaires pourront s’entre-détruire simultanément. Mais Douhet suppose que son AA fera des dégâts plus importants que ceux de son adversaire.

La défense passive ne pose pas de problèmes dans une dictature. Il faut tout simplement préparer la population à la possibilité d’être tuée et lui recommander d’«affrontare con animo virile le offese aeree» (p. 267). Cela sera plus difficile dans une démocratie. Imaginez un gouvernement qui s’adresse à ses gouverné(e)s ainsi: «Habitantes et habitants de Paris, dans une guerre à venir il faut vous résigner à être exterminé(e)s toutes et tous con animo virile. Mais sachez qu’au même moment nous exterminons, pour votre réconfort, les Berlinois jusqu’au dernier Boche. Merci de votre compréhension.» Douhet a-t-il vu le film dans lequel Laurel et Hardy, tous deux propriétaires d’un magasin de porcelaine, cassent à tour de rôle les assiettes de leur concurrent, alors que celui-ci se résigne à regarder ce spectacle sans broncher?

Ni les habitantes, ni les habitants de Paris ne montreront la moindre compréhension face à de tels propos. «N’en doutons pas, la population, émue par la perspective de bombardements aériens, pèsera sur ses gouvernants pour qu’on la protège contre le ciel» (Chauvineau, p.112).

Mais Douhet avance l’argument qui selon lui permet d’accepter un si grand nombre de morts en si peu de temps : menée de la sorte, la guerre sera très brève, alors que dans une guerre prolongée, comme la Grande Guerre, les victimes sont beaucoup plus nombreuses.

Douhet exige une industrie aéronautique puissante et moderne. Les dépenses engagées pour l’Aviation doivent avoir la priorité absolue sur celles de l’Armée et la Marine. La production militaire doit être consacrée exclusivement aux avions destinés à l’AA. Les avions commerciaux peuvent aussi bien transporter des bombes que du fret ou des passagers. Ils

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doivent être construits de telle façon qu’ils puissent très facilement être transformés en bombardiers. Les pilotes doivent être entraînés à leur mission militaire en temps de paix. Il faut organiser une aviation civile puissante. C’est un organe d’instruction pour la guerre, qui forme les pilotes au commandement.

Ni l’Armée, ni la Marine n’ont besoin d’avions, c’est-à-dire de chasse, d’observation, de reconnaissance, d’assaut (ce qu’il appelle «l’aviazione da bombardamento»). Tout cela n’est que de «l’aviazione ausiliaria», laquelle dans son optique n’est pas aviation mais Armée et Marine. Elle ne pèse pas dans la lutte aérienne (p. 118). Elle peut être détruite facilement par une AA ennemie (pp. 38, 39).

Du moment que notre AA a conquis il Dd’A elle peut mettre à la disposition de l’Armée et de la Marine une partie de l’AA, notamment il combattimento, pour attaquer des objectifs au sol, principalement les troupes sur le front, les colonnes, la logistique, in volo basso, en vol rasant. C’est plus sûr qu’en volo alto, parce qu’un tir contre un avion volant à 100 mètres est plus difficile pour la DCA (qu’il juge par ailleurs «di una efficacia pratica limitatissima» (p. 63)) que contre un avion, volant à 2000 mètres. C’est son expérience.

L’aviazione ausiliaria est donc superflue. Elle est aussi «dannosa », parce que sa construction peut faire échouer celle d’une AA suffisamment puissante, et inutile parce qu’elle ne peut pas agir sans il Dd’A.

Comme on l’a vu, nonobstant son attitude offensive, le chasseur est employé défensivement. Par conséquent Douhet considère cet appareil comme auxiliaire, donc inutile. Par ailleurs, un chasseur doit être un appareil exceptionnel, toujours à la limite des possibilités techniques du moment, et par conséquent il se démode vite. Il exige des pilotes exceptionnels. La guerre se fait avec des machines et des hommes moyens. Les appareils lents de son AA, capables d’effectuer autour d’eux un barrage de feux, sont également capables d’abattre un chasseur plus rapide (p. 52). Douhet s’attend à ce que toutes les grandes puissances aient une AA. Sa stratégie est en premier lieu destinée à l’Italie. Elle ne serait probablement pas la même en cas de conflit entre les États-Unis et le Japon, estime-t-il.

Dominer son propre ciel ne suffit pas: «Non si domina il proprio cielo se non si domina l’altrui» (p. 266). Or, le ciel autour de l’Italie est infini: «Se noi ci mettiamo nelle condizioni di dominare il nostro cielo, automaticamente ci mettiamo nelle condizioni di dominare il cielo mediterraneo, ossia di controllare realmente questo mare che, se desideriamo crearci un destino imperiale, deve diventare veramente nostro» (p. 167).

Cela correspond parfaitement aux ambitions du Duce. Hélas, hélas, hélas. Si Douhet avait pu voir le document du 31 mars 1940, dans lequel Mussolini révèle son plan de guerre, il se serait retourné dans sa tombe. Au sujet de l’aviation, la directive dit notamment: «Aria : Adeguare l’attività dell’Aeronautica a quelle dell’ Esercito et della Marina» (Boschesi, p. 14).

Le raisonnement de Douhet présente plusieurs failles :

1) La Deuxième Guerre mondiale en Europe n’était pas «complètement différente» de la Grande Guerre. Elle aussi était une guerre d’usure, avec des fronts incontournables, exigeant des attaques frontales (voir chapitre 2).

2) Aucune arme ne peut gagner une guerre toute seule. L’aviation ne fait pas exception. «Rendre l’ennemi sans défense est le but de l’acte de guerre […]. Il s’ensuit que le désarmement ou la défaite de l’ennemi, quel que soit le nom que nous choisissons, doit toujours être le but de l’action militaire.» Cette «situation ne doit naturellement pas être transitoire» (Clausewitz, 1.1.1). Cela implique : conquérir et occuper le territoire ennemi dans

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sa totalité, désarmer l’adversaire complètement et exclure toute possibilité d’une reprise des hostilités, notamment par une guérilla. Seule une infanterie nombreuse est capable de le faire (voir ch.83)

3) Le mépris de Douhet envers l’Armée et la Marine, qu’il réduit au rang de forces auxiliaires dont la seule mission est de résister, est une faute.

4) Les buts dans des opérations terrestres et maritimes sont plus importants que les civils sans armes que Douhet veut exterminer.

5) La construction d’une aviation auxiliaire ne cause pas forcément l’affaiblissement de l’aviation stratégique, et elle est indispensable. Sans la reconnaissance et l’observation, l’armée et la marine sont aveugles. L’intervention de l’avion d’assaut dans le combat terrestre pourrait être décisive. Lorsque Pétain, dans la préface du livre de Chauvineau, affirme qu’elle est aléatoire, il enfonce une porte ouverte. Tout est aléatoire dans la guerre. «Aucune activité humaine ne dépend si complètement et si universellement du hasard que la guerre» (Clausewitz, 1.1.1). Quant au chasseur, que Douhet considère aussi comme un avion auxiliaire, donc inutile, il a largement prouvé son utilité pendant la Battle of Britain. Et il n’exige, pas plus que le char, un personnel exceptionnel.

6) Douhet ne connaissait pas le radar, qui dirige les avions directement vers leur objectif. Ainsi les chasseurs de la RAF n’étaient-ils pas des «cavalieri erranti dell’aria». Ils formaient une véritable «cavaleria aerea» (p. 52). Mais bien employée défensivement.

7) Le type de bombardiers lourds que Douhet propose est trop lent. La vitesse et l’altitude sont les meilleures défenses de l’avion. La Flying Fortress ressemble au bombardier-Douhet. Mais elle n’était pas invulnérable.

8) Douhet n’a pas prévu le développement de l’artillerie antiaérienne, qui en 1939 pouvait tirer jusqu’à 10 km. L’armement contre des avions volant bas était, lui aussi, devenu très puissant. Ainsi une attaque en vol rasant entraînait-elle presque à coup sûr la destruction de l’avion, alors que le piqué a fait ses preuves ; mais Douhet ne parle pas de cette méthode d’attaque.

9) Douhet nie à tort la possibilité de la défense passive. On sait qu’elle a pu sauver des vies et réduire les dégâts.

10) Il ne tient pas compte du cas où deux AA luttent contre une seule, ni de l’éventualité qu’il y ait deux fronts distincts. Ce sera le cas quand l’Italie voudra transformer la Méditerranée en mare nostrum : alors son AA sera aux prises avec les AA britannique et française sur le front alpin aussi bien que sur toute l’étendue de cette mer.

11) Il néglige la guerre aéronavale.

12) Il néglige la météo.

13) Il veut adapter la réalité à une idée préconçue. Son AA doit détruire d’un seul coup, avec «forze adequate allo scopo», l’aviation ennemie, ses bases et son industrie. «Impedire al nemico di volare.» Et il a calculé le nombre de bombardiers suffisant pour détruire une certaine superficie.

Pour posséder des «forces adéquates» dès le début des hostilités, il faut donc connaître d’avance exactement le nombre de buts à détruire et leur surface — qui pourraient être nombreux et étendus. Cela est possible en théorie, à condition que le deuxième bureau ait atteint le stade de la perfection, ce qui est extrêmement rare. Pourtant son AA pourrait déjà être détruite en partie par une action ennemie, avec comme résultat qu’elle ne soit plus en adéquation avec les buts envisagés.

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Toutefois, parmi l’ivraie il y a aussi du bon grain :

a) La guerre a démontré la nécessité d’une armée de l’air stratégique, composée de bombardiers lourds à long rayon d’action, aussi rapides que possible, protégés par des chasseurs, eux aussi à long rayon d’action. Cette armée doit être capable d’exécuter des offensives indépendantes sur le territoire ennemi dans sa totalité. Ni la marine, ni l’armée ne sont capables d’une telle action. Le char n’a pas changé cette donnée. Il fait partie de l’armée de terre.

Une telle armée stratégique est l’épine dorsale de l’aviation, la partie uniquement offensive. En temps de paix elle peut peser dans des négociations diplomatiques, ce que Douhet, qui ne pense qu’à la guerre, ne mentionne pas. Elle est l’unique véritable moyen de dissuasion.

b) Il est logique qu’une offensive aérienne doive être exécutée par surprise. Par ailleurs, cela vaut également pour des offensives terrestres et maritimes.

c) L’utilisation de l’avion en masse est pertinente. d) Les objectifs à détruire en premier lieu, c’est-à-dire les avions, les bases aériennes

et l’industrie aéronautique de l’adversaire, ont été bien choisis. e) La possession d’une industrie aéronautique moderne et puissante, pour avions et

moteurs, est impérative. La recherche en la matière doit être imposée et stimulée. L’avion se démode vite.

f) Les dépenses de la défense nationale doivent être consacrées en priorité à l’aviation. C’est aussi l’opinion de Rougeron et de Chauvineau.

g) La construction d’avions commerciaux aptes à être convertis rapidement à la guerre, ainsi que l’instruction des pilotes dans ce but, doit être imposée.

h) Les recommandations pour les installations terrestres sont correctes (voir chapitre 66).

Reste la question cruciale et épineuse : l’aviation peut-elle gagner une guerre toute seule en très peu de temps, tout en brisant toute résistance morale et matérielle par des bombardements de terreur?

En 1939, aucun pays ne disposait d’une véritable armée aérienne stratégique comme Douhet l’avait souhaité. Seuls les Britanniques et les Américains avaient compris sa nécessité, et ce n’est qu’en 1942 que leur production de bombardiers lourds fut suffisante pour constituer des flottes de centaines, parfois d’un millier de ces appareils, et pour combler leurs pertes. Les objectifs de leurs bombardements furent ceux de Douhet et de Chauvineau. On les attaqua avec des bombes explosives et incendiaires, mais on n’utilisa pas le gaz comme arme. Seuls les Allemands l’employèrent pour assassiner des gens sans armes, cruellement et lâchement.

Ainsi commença en 1942 une offensive aérienne indépendante de grande ampleur sur l’Allemagne. Elle produisit indéniablement un effet de terreur. Mais d’un point de vue militaire, elle fut d’une grande importance.

Certes, la production allemande augmenta jusqu’en 1944, mais elle était partie d’un niveau assez bas. C’est seulement après «Stalingrad», qu’elle se reconvertit en véritable économie de guerre. A cause des bombardements, elle fut alors obligée de se disperser en de petites unités, ce qui naturellement gêna la production. Les pièces produites à des endroits divers devaient être transportées sur le lieu d’assemblage pendant la nuit, ce qui entraînait une utilisation intensive de camions, de péniches, de carburant et de caoutchouc. Parmi les victimes civiles se trouvaient des ouvriers travaillant dans l’industrie de guerre. Les voies de

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communication étaient donc une cible importante pour les bombardiers. Les villes, nœuds de communications routières et ferroviaires, furent donc bombardées, ce qui, d’un point de vue militaire, se justifiait parfaitement.

Mais le plus grand effet se faisait sentir sur le front. Or, pour défendre le Troisième Reich contre cette offensive aérienne, les Allemands se voyaient contraints de mettre en place une organisation énorme de DAT: artillerie, radar, projecteurs, écouteurs, centres d’opérations, transmissions, servis par des milliers de camions pour la logistique. Quant aux pilotes de chasse, à la fin de leur entraînement, ils furent tout de suite envoyés sur le front pour s’«aguerrir». Ceux qui survivaient à cette épreuve étaient renvoyés pour défendre le Vaterland. Les aviateurs soviétiques restaient au front pour défendre leur patrie. Ainsi les Allemands furent-ils «aguerris» par des adversaires déjà «aguerris». Leurs bases, qui exigent, elles aussi, une logistique lourde (voir ch.66) devaient se défendre elles-mêmes.

A la fin de 1943, il fallut retirer du front deux tiers de la chasse et un tiers de l’artillerie avec son personnel, et utiliser 20% de toutes les munitions pour la défense de GroszDeutschland (Overy, Russia’s War, p. 236). Je n’ai pu vérifier l’exactitude de ces chiffres, mais il est certain que les quantités étaient considérables.

Ainsi tout ce matériel et le personnel qui le servait, au total 900.000 hommes environ, soit une valeur de 50 à 60 divisions, manqua-t-il sur le front.

Or, ces bombardements furent une opération indépendante de l’aviation stratégique, et leur but n’était pas de jouer un rôle déterminant sur la guerre comme Douhet l’avait voulu. Mais l’Armée rouge y trouva alors un profit en rapport avec l’ampleur des moyens employés.

Dès le début de 1942, les Allemands se trouvèrent confrontés au si redouté Zweifrontenkrieg. C’est à ce moment-là que les Anglo-Américains ouvrirent le deuxième front. D’abord dans les airs, et deux ans plus tard également sur terre par l’invasion de la France.

Mais ces bombardements ratèrent l’objectif numéro 1, dont la destruction totale en aurait terminé avec la guerre, le gouvernement et le Haut Commandement des forces armées allemandes : Hitler. Pour atteindre ce but, on aurait dû lancer des bombardements massifs et répétés, de jour et de nuit, sur son quartier général à Rastenburg en Prusse orientale, tout en l’inondant de bombes à gaz et en rendant impossible toute évasion. On aurait dû rendre inaccessible toute la région environnante, dans un large rayon, et les transmissions auraient dû être coupées. Oui, un bombardement à la Douhet! La destruction totale! Ainsi le Führer aurait-il probablement été tué, et de toute façon totalement isolé du monde extérieur. Toute poursuite de la guerre par l’Allemagne aurait alors été impossible. Des millions de morts auraient été évitées.

Pourquoi ne l’a-t-on pas fait?

Une supposition, extrêmement méchante et terrible, m’est venue à l’esprit. Nonobstant, je ne peux m’empêcher de l’avancer. Ce n’est, je le répète, qu’une supposition.

Il me semble que la raison n’est pas militaire. Elle est politique. Si la guerre s’était achevée avant que les Anglo-Américains ne se trouvent en force sur le continent européen, l’Armée rouge y aurait eu le pouvoir absolu. Staline aurait pu dicter les conditions de paix. Toute l’Europe pouvait alors tomber sous l’emprise communiste. Cela devait être évité. A tout prix.

Et que dire du moral des Allemands? Rougeron avait constaté qu’en Espagne les bombardements des villes n’affectaient pas le moral de la population. «Au contraire», écrit Chauvineau au sujet des destructions causées par l’artillerie allemande pendant la Grande

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Guerre, «elles ont permis d’entretenir par l’image la haine de l’ennemi […] (et) préparent au contraire à ce dernier des résistances de plus en plus tenaces» (pp. 115, 116). Jünger constate ce phénomène le 17 juin 1943 au cours d’un voyage entre Hanovre et Paris. Le train traverse les villes allemandes incendiées et il note «les propos naïvement grossiers de ses compagnons de voyage, en qui le spectacle de ce monde de décombres ne faisait monter qu’un désir: le voir accroître, ils espéraient voir bientôt Londres dans le même état» (T2, p. 84). Et le 19 février 1943, sur le même trajet : «Lorsqu’on rapporte à ces gens-là des méfaits de l’adversaire, leur physionomie, au lieu d’exprimer l’indignation, rayonne d’une joie démoniaque» (T2, pp. 5, 6).

Une telle attitude n’était naturellement pas généralisée. Certes, le moral de la population était considérablement affecté. Mais tout défaitisme était interdit et sévèrement puni. La Gestapo s’en occupait. Les gens devaient se faire tuer «con animo virile».

Mais pour nous, qui étions à l’époque sous l’occupation nazie, il ne s’agissait pas de méfaits. Tout au contraire! Quand on entendait le soir le vrombissement de centaines de bombardiers qui survolaient La Haye, on se frottait les mains en disant «Bravo ! Il y aura un beau feu d’artifice à Hambourg», tout en sachant que cette nuit des milliers d’ennemis non armés seraient tués. C’était très bon pour notre moral.

Ceux qui ont subi une occupation ennemie le comprendront.

On peut convenir qu’à la fin de 1944 les Alliés avaient conquis il Dominio dell’Aria. La Luftwaffe pouvait à peine voler à cause de l’incapacité de son industrie aéronautique à combler les pertes, et en raison de la pénurie de carburant : sur tous les fronts, elle se trouvait totalement surclassée par les trois aviations alliées. Ses reliquats ne pesaient plus dans la guerre. Mais il y avait une exception, due à une arme nouvelle : les missiles V1 et V2. Les Britanniques, qui avec leurs alliés dominaient tous les airs, ne maîtrisaient pas ceux qui s’étendaient au-dessus de leur propre territoire. Douhet ne pouvait prévoir ce cas de figure.

Cependant, il faut aussi convenir que il Dominio dell’Aria n’a pas suffi à gagner la guerre en Europe. L’aviation à elle seule ne pouvait détruire l’armée allemande. Cet honneur revient à l’Armée rouge, dont l’infanterie, appuyée par l’aviation, l’artillerie et les chars, avait dû se frayer un chemin par des combats acharnés jusqu’au centre de Berlin pour mettre un terme définitif au «Règne millénaire» : «Aus dem Führerhauptquartier, 1 Mai. Unser Führer Adolf Hitler ist heute nachmittags in seinem Befehlsstand in der Reichskanzlei, bis zum letzten Atemzuge gegen den Bolschewismus kämpfend, für Deutschland gefallen» (Innsbrucker Nachrichten, 2 mai 1945). (Quartier général du Führer, 1er mai. Notre Führer Adolf Hitler est tombé pour l’Allemagne cet après-midi dans son poste de commandement, dans la Chancellerie du Reich, en luttant jusqu’à son dernier soupir contre le Bolchevisme).

Mais la Deuxième Guerre mondiale n’était pas encore terminée. On se battait encore contre le Japon qui subissait quotidiennement des bombardements massifs à la Douhet. Fin juillet 1945, le pays se trouvait au dernier stade de l’agonie, et l’aviation américaine était tout à fait capable, à elle seule, de lui donner le coup de grâce en très peu de temps. En outre, conformément à son engagement à Yalta, l’URSS avait préparé une offensive contre le Japon pour le 8 août, trois mois après avoir gagné la guerre en Europe.

Pendant ce temps-là, le génie humain avait inventé une arme de destruction massive que Douhet, même dans ses rêves les plus fous, n’avait pas imaginée. Une de ces armes qui permet de mettre «moins de temps pour détruire davantage. C’est le progrès!» (Chauvineau, p. 57). Le 6 et le 9 août 1945, deux bombes seulement suffirent à convaincre les Japonais que tout était fini. Les bombardements américains, tout comme l’offensive soviétique, pouvaient

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s’arrêter. Ainsi les Américains purent-ils, à juste titre, se déclarer vainqueurs de la guerre du Pacifique.

Ces deux bombes n’avaient pas été larguées pour des raisons militaires. Leur utilisation était politique. En fait, elles étaient un avertissement à l’URSS et marquaient le début de la soi-disant « Guerre froide ».

Douhet, lui, les aurait jetées au début de la guerre.

Depuis cet événement majeur dans l’histoire militaire, la science ne s’est pas arrêtée. Un nouveau Douhet pourrait écrire: «L’astronautica, aprendo all’uomo un nuovo campo d’azione, il campo dello spazio, doveva, necessariamente, portare l’uomo a battersi anche nello spazio, perché dovunque due uomini possono incontrarsi, là una lotta è inevitable.»

Un nouveau champ d’action a été ouvert. Les satellites militaires sont en place. Pour l’instant, ils aident les hommes à se battre sur la terre. Mais les moyens de se battre dans l’espace existent déjà.

Chapitre 57

Rougeron. Das Bombenflugwesen En 1936, un des meilleurs spécialistes de l’aviation de l’époque était français. Il publia

un ouvrage au sujet duquel le Militär Wochenblatt du 11 septembre de cette même année écrivait : «Ce livre est unique en son genre et indispensable à toute personne intéressée par la guerre du futur.» Il s’intitulait L’Avion de bombardement, sa traduction allemande par Erich Margis, Das Bombenflugwesen (1938, Rowohlt-Verlag, Berlin). L’auteur était Camille Rougeron, ingénieur en chef du génie maritime.

Le général v. Eimannsberger, qui, comme on le verra, était sceptique sur les thèses de Douhet, publia dans le magazine viennois Militärwissenschaftliche Mitteilungen, 1940, pp. 246, 247, un compte rendu très laudatif, commençant ainsi : «Ce livre célèbre mérite la forte impression qu’il a produite dans le monde», et de poursuivre ailleurs : «On peut sûrement compter M. Rougeron parmi les prophètes de la guerre aérienne.»

Le magazine Deutsche Wehr du 5 janvier 1939 n’était pas moins laudatif: «Vu l’importance, largement reconnue, du haut fonctionnaire français et de ses connaissances professionnelles uniques, on peut admettre que ses exposés correspondent à l’état actuel des choses en France, et aux projets de développement des autorités compétentes.»

C’était mal connaître ces autorités! Nul n’est prophète en son pays.

En août 1938, le général Vuillemain, chef d’état-major général de l’armée de l’air, crut bon d’accepter l’invitation de son homologue allemand Göring, à rendre visite à la Luftwaffe, juste au moment où Hitler préparait au vu et au su de tous une invasion en Tchécoslovaquie. Accompagné de quelques officiers de son état-major et de l’attaché de l’air Stehlin, il se rendit au cours de cette visite au Centre d’expériences tactiques. Le commandant du centre montra à ses visiteurs «sur une table une sélection de livres et d’articles français qui ont pour auteurs Camille Rougeron et Charles de Gaulle. Présumant que les officiers français connaissent ces textes, il nous demande notre avis sur la valeur de ces études. Si, à la rigueur,

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l’un ou l’autre des visiteurs français sait qui est Camille Rougeron, aucun d’eux n’a jamais lu ce qu’il a écrit» (Stehlin, pp. 90, 91).

«On ouvre toujours un nouveau livre de Rougeron interessé d’avance.» Ainsi commence le compte rendu du Militär Wochenblatt du 1

er juillet 1939 au sujet de l’œuvre de

Rougeron Enseignements aériens de la guerre d’Espagne qui venait de paraître. Et cette fois-ci il existait en France un officier, n’appartenant pourtant pas à l’armée de l’air, intéressé lui aussi: «Le colonel de Gaulle avait été très fortement impressionné par les pénétrantes observations faites par le colonel Rougeron et parues chez Berger-Levrault sous le titre Enseignements aériens de la guerre d’Espagne, 1939 (Nachin, p. 105). Il y avait lu, entre autres, comment une colonne motorisée italienne avait été détruite par l’aviation gouvernementale, et l’impuissance du char contre l’avion d’assaut (voir chapitre 63).

Naturellement il est impossible de résumer les quelque 700 pages des deux tomes de L’Aviation de bombardement et les 248 pages sur la guerre d’Espagne, dans lesquelles Rougeron reprend et approfondit les thèses de son premier ouvrage. Le premier tome est consacré à des sujets techniques, comme les méthodes de combat, les types de bombes et d’armement, etc. Le deuxième traite du bombardement en vol horizontal, en vol rasant ou en piqué, des méthodes de bombardement de divers objectifs, comme la zone des armées, réseaux ferrés, villes, colonnes, la guerre aéronavale (voir chapitre 70), avec entre autres le bombardement d’une flotte au mouillage (Pearl Harbour!). Dans La Guerre d’Espagne, il confronte ses thèses à la réalité.

Il se distingue de Douhet par le rejet de son bombardier qu’il juge trop lent et trop vulnérable, notamment aux projectiles explosifs de la DCA et des chasseurs. Il constate que les bombardements des villes n’affectent pas le moral de la population. L’aviation ne peut gagner une guerre à elle seule, mais la victoire ne peut s’obtenir sans elle. Une offensive sans appui aérien est devenue impossible. Il recommande une DCA lourde. Par ailleurs, il ne rejette pas l’offensive stratégique, mais pour détruire des objectifs importants il faut des bombardements massifs et répétés. Contre une DCA puissante, il considère suicidaire l’attaque en vol rasant à basse altitude ; c’est pourquoi il préconise l’attaque en piqué.

Et de conclure : «Si les hommes préfèrent se battre dans des avions plutôt qu’avec des baïonnettes ou des cuirassés […] la seule limite à la production aéronautique est la valeur du revenu national» (AdB, p. 246). «Sur les faibles crédits dont les armées et les marines pourront disposer après que les aviations auront été servies, il est à craindre qu’il leur faille encore en consacrer une bonne part à se défendre contre l’avion» (id., p. 140). Chauvineau, lui, écrit à ce sujet qu’au début d’une guerre une des trois grandes préoccupations est: organiser la lutte aérienne «qui vient immédiatement après la couverture». «Il en résultera une absorption considérable de l’effort national […] Elle se fera nécessairement au détriment des autres moyens de combat» (pp. 111, 112). Il faut sacrifier «presque tout, au début, à la lutte aérienne» (p. 114).

Remarquons que Rougeron, contrairement à Douhet, ne rejette nullement l’Armée de terre ni la Marine. Nous retrouverons ses thèses au cours des chapitres suivants.

CHAPITRE 58

Emploi stratégique ou tactique? Les deux!

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Les services armés d’une nation sont les éléments les plus conservateurs de toute son organisation. «Le conservatisme est particulièrement grand dans toutes les armées — mais seulement en partie avec une certaine raison » écrit le général Lutz dans la préface à Achtung Panzer! de Guderian. «L’armée, par nature, est réfractaire aux changements» (de Gaulle, AdM, p. 224). L’art militaire est principalement une science empirique. On tire des leçons du passé. Or, pour l’avion on ne le pouvait pas. «Le rôle de l’aviation dans la guerre future fait actuellement l’objet de discussions passionnées et d’autant plus obscures que la puissance aérienne est un progrès d’après-guerre n’autorisant que des hypothèses, tandis que nous connaissons par expérience les effets d’une offensive terrestre contre un front. […] L’expérience des conflits futurs est seule capable de nous renseigner […] Ce qui se passe actuellement en Chine et en Espagne donne déjà quelques indications» (Chauvineau, pp. 113, 114).

Ne pouvant chercher dans le passé, il faudrait regarder vers l’avenir, ce dont les hauts commandements des armées et des marines étaient psychologiquement incapables, et ainsi inaptes à développer cette arme nouvelle au mieux de son rendement. A leurs yeux, l’avion était une arme parmi d’autres, sur laquelle ils voulaient garder la haute main, et qu’ils souhaitaient insérer dans l’ensemble des armes dont ils disposaient déjà. Ainsi n’était-il pas question de stratégie aérienne : au cas où la stratégie terrestre serait défensive, l’avion devait servir de soutien à la défense des terriens ; dans le cas contraire, il devait appuyer l’offensive de l’armée. Une offensive aérienne stratégique indépendante n’entrait pas dans l’imagination des Hauts Commandements français et allemand.

Un article au sujet de l’emploi stratégique ou tactique de l’aviation, intitulé «Der Flieger im Gefüge der Wehrmacht» (L’aviateur dans le cadre des forces armées) fut publié dans le Militär Wochenblatt n° 10 du 3 septembre 1937 par le général v. Eimannsberger, spécialiste de chars et auteur de Der Kampfwagenkrieg (La guerre des blindés).

On y remarque un certain scepticisme à l’égard de la doctrine de Douhet. Pourtant, il ne la rejette pas totalement, mais il la juge justifiée uniquement dans un cas particulier : lorsqu’une réussite totale semble probable. Cependant, ouvrir les hostilités avec une telle offensive ne doit surtout pas devenir une obsession. Le généralissime doit arrêter son plan de guerre, qui conditionnera le rôle de l’aviation.

L’armée ne peut plus se dispenser de l’aviation, ni dans l’offensive, ni dans la défensive. « C’est seulement si le combat dans les airs au-dessus du champ de bataille est couronné de succès qu’il peut l’être aussi sur le sol» (c’est moi qui souligne). C’est une tâche difficile pour les deux aviations ennemies que de combattre leurs homologues dans les airs et au même moment de constamment intervenir dans le combat au sol. Durant la bataille de Kursk, à un certain moment, les nuages de poussière créés par les chars rendirent impossible ce dernier combat.

Aucune des deux parties ne peut renoncer à la reconnaissance aérienne tactique. La connaissance du centre de gravité de l’attaquant est une question de vie ou de mort pour le défenseur. (On l’a vu en mai 40!). Seul l’avion peut la fournir. L’attaquant, lui, doit connaître les points faibles du défenseur. Ni l’attaque, ni la défense ne sont possibles sans l’artillerie, qui a besoin d’avions d’observation, avec des observateurs compétents pour régler le tir. Ces avions doivent être protégés par la chasse.

Au cas où l’on commence les hostilités par une offensive aérienne stratégique, il faut de toute façon réserver une partie des forces aériennes à la coopération avec l’armée. Autrement, sans éclaireurs, elle serait aveugle. Il faut considérer séparément chaque cas pour décider combien d’unités seront attribuées à l’armée, lesquelles et pour combien de temps.

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Mais au vu du développement des flottes aériennes, une offensive à la Douhet aura de moins en moins de chance d’aboutir, notamment si ces flottes doivent exécuter seules une opération indépendante dans sa totalité. Ce sera surtout le cas si cette offensive n’a pas comme résultat la fin de la guerre, et si l’armée de terre et la marine n’en tirent pas un profit en rapport avec l’ampleur des moyens employés.

Les États qui ne peuvent prévoir s’ils devront livrer leurs batailles sur l’eau ou sur terre, auront dans ce but une armée de l’air propre. Les nations qui doivent livrer leurs batailles sans aucun doute avec leurs armées de terre comme arme déterminante, devront employer leur aviation en coopération étroite avec les forces terrestres.

Pour plusieurs raisons cet article est d’un grand intérêt. Il invite à la réflexion, et il éclaircit les erreurs commises par les Allemands et les Français. Selon lui, la France et l’Allemagne devaient, par leur configuration géographique, disposer d’une aviation tactique, alors que l’Angleterre, pour la même raison, pouvait se contenter d’une aviation stratégique. Mais l’auteur s’occupe seulement du début d’une guerre, qui selon Clausewitz n’est qu’«une poursuite des relations politiques» (1.1.1). Avant qu’une guerre n’éclate il y a forcément des négociations, au cours desquelles une armée de l’air stratégique peut être un argument convaincant quand l’une des parties la possède alors que l’autre ne l’a pas. Si chacune dispose de la sienne, ces forces se neutralisent et c’est la Mutual Assured Destruction (MAD). Par conséquent, la France et l’Allemagne auraient dû se doter aussi, en plus de leurs forces tactiques, d’une armée de l’air stratégique. Elles ne l’ont pas fait.

Les Britanniques, eux, avaient toujours dû livrer leurs batailles sur l’eau. Sur terre, ils avaient toujours eu besoin des soldats des autres. Mais l’avion avait changé leur configuration géographique. Leur frontière se trouvait maintenant sur le Rhin, comme l’avait déclaré leur Premier ministre Baldwin. Dans leurs batailles, leur armée de terre serait une arme aussi déterminante que l’armée de l’air. Au début de la guerre, ils possédaient une chasse très moderne. Mais leur aviation stratégique était trop faible pour des bombardements massifs et répétés. Et la négligence de leur armée de terre avait pour conséquence qu’ils ne disposaient pas d’une aviation d’assaut.

La conclusion est évidente: les trois belligérants étaient obligés de disposer déjà en temps de paix, pour des raisons diplomatiques, d’une aviation stratégique. Pour le prix de deux cuirassés, on pouvait équiper cinq divisions ou construire quatre cents bombardiers lourds. Ni ces cuirassés, ni ces divisions ne pouvaient changer l’équilibre politique en Europe. Seuls ces quatre cents bombardiers en étaient capables. Une puissante flotte aérienne stratégique anglo-française aurait eu un effet salutaire sur l’auteur de Mein Kampf.

CHAPITRE 59

Clausewitz et l’avion

Faut-il encore le rappeler? La motorisation et les armes modernes changent l’exécution, mais elles ne changent pas le concept de la stratégie tel que le définit Clausewitz. Or, au chapitre 12 on a vu ce conseil de Clausewitz : «c’est contre le centre de gravité de l’ennemi qu’il faut diriger le coup concentré de toutes les forces, contre le tout et non contre une partie de son adversaire. Quand on peut considérer les différents ennemis comme un seul

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[…] on peut simplifier l’entreprise principale en un coup principal ». Mais quand cela n’est pas le cas et qu’il y a plusieurs centres de gravité qu’on ne peut réduire à un seul, «il ne nous reste à vrai dire rien d’autre que de considérer la guerre comme deux ou plusieurs, dont chacune a son propre but». Dans un tel cas, «l’écrasement de l’ennemi ne sera pas du tout possible» (3.8.4).

Les événements de 1940 ont prouvé la justesse de ce propos. En face de l’Allemagne, il y avait deux centres de gravité, la France et la Grande-Bretagne, qu’on ne pouvait réduire à un seul. Hitler devait donc mener deux guerres, et préparer non pas un seul coup concentré mais deux contre deux buts différents. Mais «le principe de l’économie des forces, qui s’applique au matériel comme aux hommes, a toujours refusé à la stratégie le droit de poursuivre offensivement deux buts différents», écrit Chauvineau à Gamelin dans sa lettre du 8 juillet 1939 (voir chapitre 8).

Hitler a préparé le coup concentré contre la France, pour lequel l’armée de Terre, combinée à une Luftwaffe conçue comme aviation de coopération, était la force déterminante. Pour le coup concentré contre la Grande-Bretagne, où la force déterminante était l’aviation, il avait besoin d’une armée aérienne stratégique, capable de survoler ce pays dans sa totalité, de détruire les bases aériennes, le système de guet, l’industrie, notamment l’aéronautique, les ports, les communications, les centres de commandement civils et militaires, les grandes villes, Londres en priorité. Or, «le principe de l’économie des forces» s’appliquait le cas échéant au matériel. L’industrie allemande était incapable de produire tout à la fois des avions stratégiques et tactiques en nombre suffisant, et limitait ses efforts à ces derniers. Ainsi la Luftwaffe n’avait pas la capacité offensive suffisante pour remplir le rôle de force déterminante. Elle n’était même pas capable de battre la chasse britannique.

Quant aux Anglais, pour eux, l’idée d’une aviation stratégique n’était pas nouvelle. Vers la fin de la Grande Guerre, ils envisageaient déjà de bombarder l’Allemagne de façon continue et systématique. Ainsi avaient-ils en 1939 un nombre de bombardiers bimoteurs à long rayon d’action. Mais c’était insuffisant. Le premier des quadrimoteurs lourds fut développé en 1939, le Short Stirling, suivi d’autres modèles. Une véritable offensive stratégique contre l’Allemagne ne put commencer qu’en 1942.

J’évoque quelques propos de Clausewitz qui sont applicables à la stratégie aéro-terrestre :

1) Si, de deux camps, «l’un a intérêt à agir, l’autre doit avoir intérêt à attendre (1.1.1) […] La supériorité de la défense (bien comprise) est considérable […] elle est la forme la plus forte de la conduite de la guerre (3.6.1) […] il peut nous être avantageux d’attendre la charge contre nos baïonnettes ou l’attaque de notre position et de notre théâtre de guerre […] une position choisie, bien connue et préparée, […] au contact de sa forteresse et de sa logistique», alors que l’assaillant «occupe un bivouac retrouvé à tâtons comme un aveugle» (3.7.2).

2) Une défense bien comprise inclut «dès le début dans son concept de défense […] un passage rapide et vigoureux à l’attaque» (2.6.5). Il n’y a «aucune différence essentielle entre bataille offensive et défensive, dans la mesure où il s’agit de combinaisons stratégiques» (2.6.9). Le défenseur «peut en fait attendre l’attaque ennemie sur sa position, puis lui résister par une défense locale et par une action offensive menée avec une partie de ses forces» (id.).

3) Le territoire avec son espace et sa population est non seulement la source de toute force militaire proprement dite, mais fait aussi partie intégrante des facteurs agissant sur la guerre» (1.1.1). Clausewitz ne parle nulle part de la destruction de la population. Mais il aurait bien pu donner à Douhet l’idée de le faire.

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4) «L’attaque n’est pas un tout homogène, mais est constamment mêlée à la défense. […] L’espace qu’une force militaire laisse derrière elle au cours de son avance, et qui est essentiel à son existence […] doit être spécialement protégé […] Ces éléments de défense peuvent même avoir positivement une influence affaiblissante sur l’attaque» (3.7.2).

CHAPITRE 60

La stratégie aéro-terrestre de Chauvineau

On verra maintenant comment Chauvineau a basé sa stratégie sur les propos susmentionnés, comment il les a appliqués aux thèses de Douhet, tout en séparant l’ivraie de celui-ci du bon grain, et en y ajoutant du bon grain de Rougeron.

ad 1: En 1936, alors que l’ouvrage de Chauvineau était terminé, il était probable qu’une nouvelle guerre franco-allemande commencerait à l’ouest plutôt qu’à l’est, et que l’Allemagne serait l’agresseur à cause de son «militarisme batailleur» (Chauvineau, p. 192). Or, la France, elle, n’avait aucun intérêt à attaquer sa voisine. Par conséquent, elle avait intérêt à attendre «la charge contre nos baïonnettes ou l’attaque de notre position». «L’attaque brusquée pouvant surgir par surprise […] à vive allure avec un fort appui de chars», prévoit Chauvineau (pp. 154, 155). «Il s’agit pour nous […] de préparer […] une bataille rigoureusement déterminée, dont le tracé est impérieusement fixé le long de notre seule frontière ouverte […] là où nous avons tout préparé» (p. 211), cette frontière étant celle avec la Belgique où, contrairement à ses conseils, rien de sérieux n’avait été préparé (voir chapitre 72).

ad 2: Comme on l’a vu, Chauvineau considère, tout comme Clausewitz, qu’il n’y a pas de défensive absolue, mais que défensive et contre-offensive sont une seule action, et cela non seulement sur terre, mais aussi dans les airs.

«Les notions d’offensive et de défensive […] se pénètrent maintenant au point qu’il est parfois difficile de dire qui attaque et qui défend» (pp. 81, 82). «L’offensive et la défensive ne sont pas deux méthodes de guerre entre lesquelles on peut choisir. Ce sont deux modes d’action que l’on est obligé d’employer en même temps» (Revue militaire française, janvier-mars 1930, p. 272). «La contre-offensive est l’expression active […] de la parade. Il y a des cas où cette parade se traduira par une offensive tactique. Ce sera notamment toujours le cas de l’armée de l’air qui ne peut songer à la défensive» (p. 118) — «negata all’azione difensiva». Or, la France ayant intérêt à «attendre l’attaque ennemie sur sa position, puis à lui résister par une défense locale», une action offensive simultanée de ses forces aériennes s’impose. «La défense des frontières ne nécessite pas absolument son emploi. On peut occuper toutes les forces de l’adversaire par une offensive violente sur son territoire, et l’écarter de nos propres frontières» (C. de F., p. 1). Donc il n’exclut pas une offensive stratégique aérienne. «Tout en restant sur une simple position d’attente de l’assaut ennemi, on envoie des boulets offensifs dans ses rangs» (Clausewitz, 3.6.1). En l’occurrence des bombes sur son territoire.

ad 3 : Au début du chapitre «L’avion», Chauvineau constate que «le rayon d’action des avions et leur faculté de transport (10 bombes de 1 tonne) a progressé, si bien que désormais (1936) les bombardements aériens des villes et des usines, des grandes gares, des voies de communication, des rassemblements de troupes, etc. constituent pour l’avenir un facteur de plus en plus important. […] Le remède à ces maux possibles réside surtout dans les

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représailles et dans la destruction des avions de l’adversaire.» Par conséquent, «l’organisation d’une aviation puissante, susceptible de réaliser ces deux buts (sans parler de l’aide réglementée que l’aviation apporte aux armées de terre et de mer dans leurs opérations) [est] l’un des objets les plus urgents pour tous les belligérants» (pp. 109, 110) (c’est moi qui souligne). Il insiste notamment sur «les renseignements qu’[…]une aviation active [est] aujourd’hui capable de fournir» (p. 141). Comme on l’a vu, Eimannsberger considère cela comme «une question de vie ou de mort». Chauvineau ne définit pas le rôle de l’aviation dans le combat au sol. Il juge qu’une aviation stratégique et une aviation tactique sont toutes deux indispensables.

Par conséquent, il envisage «une offensive violente» sur le pays ennemi, ce qui, selon Clausewitz, est «la source de toute force militaire». Chauvineau écrit que «la France doit […] permettre à son aviation d’agir dès le début contre les sources de vie des offensives ennemies, ce qui n’est possible qu’en attaquant » (p. 131). L’avion est une arme offensive, «l’armée de l’air ne peut songer à la défensive» (p. 118). Les avions trouvent «justement leur “climat” le plus favorable au début d’un conflit, la possibilité de jeter sans délai leur maximum de venin et de nous fournir sur ses effets toxiques l’expérience qui nous manque» (p. 114). On peut en outre «inonder de bombes à gaz» les éventuels «raids» de blindés (p. 100).

Tout comme le lieutenant-colonel Mayer, un proche de De Gaulle, il ne recule pas devant une guerre aérochimique. A l’époque, on s’émouvait énormément de ce cas de figure, et au début de la guerre nous fûmes tous pourvus de masques à gaz.

Naturellement, pendant que les Alliés s’occupent d’inonder l’Allemagne de bombes à gaz, l’aviation ennemie «doit trouver [notre] défense entièrement organisée et préparée à la recevoir» (p. 110) ; il faut donc «une judicieuse dispersion, un camouflage soigné des emplacements de fabrication, […] une meilleure protection de nos bases d’aviation (problème difficile entre tous), une DCA dotée de matériels très puissants, etc.» (pp. 114, 115).

ad 4 : Cette offensive aérienne violente peut «avoir une influence affaiblissante» sur l’attaque terrestre de l’ennemi, dont l’aviation doit simultanément appuyer l’offensive au sol de ses propres troupes et défendre « l’espace que sa force militaire laisse derrière elle […] qui est essentiel à son existence [et] doit être spécialement protégé».

Or, cela profite au défenseur sur terre. Chauvineau s’imagine le début des hostilités ainsi:

— Les deux parties sont chacune dans une position forte et incontournable (le soi-disant «front continu») tout au long de leurs frontières. Elles disposent toutes les deux d’une aviation stratégique et tactique. L’attaque allemande sur terre est inéluctablement frontale. En même temps, les deux parties commencent leurs offensives aériennes stratégiques.

— Les Allemands doivent donc mener deux offensives à la fois. Ont-ils la capacité de les préparer en même temps — hommes et matériel? Forcément l’une affaiblit l’autre.

— Quant à l’offensive stratégique, «la surface vulnérable en Allemagne, pays de grandes villes et de grande industrie, est au moins deux fois plus étendue qu’en France, où la population est surtout rurale. […] Un duel aérien franco-germanique serait normalement à l’avantage des Français» (p. 116).

— Sur terre, les forces alliées sont protégées par le béton et l’acier, «sur la position choisie, bien connue et préparée, […] au contact de leur forteresse et de leur logistique» alors que les Allemands occupent «un bivouac retrouvé à tâtons […] comme l’oiseau sur la branche», «en terrain libre sans protection contre nos coups» (Chauvineau, p. 52), terrestres et aériens.

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— La logistique allemande sera plus lourde et plus vulnérable que celle des Alliés: «L’usage que les armées de terre font des communications est maximum dans l’offensive, minimum dans la défensive. De ces deux modes d’action, le plus gêné sera donc l’offensive […]. Notre front continu pouvant vivre pendant plusieurs mois sur les stocks de précaution du temps de paix» (pp. 113, 114). Or, l’aviation allemande doit en même temps appuyer et protéger les troupes au front, mener une offensive stratégique et employer des éléments de défense (chasse et DCA), nécessaires à protéger son territoire, ce qui a par conséquent une influence affaiblissante sur l’attaque terrestre. C’est demander à l’aviation plus qu’elle ne peut faire.

C’est ainsi que Chauvineau, tout en séparant soigneusement l’ivraie du bon grain, a inclus dans sa stratégie clausewitzienne un certain nombre des thèses de Douhet, dont il a eu certainement connaissance. Dans la première édition de son œuvre il mentionne cet auteur dans une note (2) page 119, supprimée dans la deuxième édition. Ce qui me semble judicieux, parce qu’il parle là du coût de l’armement, dont Douhet ne se préoccupe pas.

Il approuve:

a) «l’influence considérable de l’avion sur les futurs conflits» (p. 109).

b) La nécessité de posséder une armée de l’air stratégique, capable d’exécuter dès le début des hostilités une offensive puissante et indépendante. «L’attaque aérienne apparaîtra la première» (p. 110).

c) Les objectifs à détruire, dont font partie en premier lieu les forces aériennes opposées. C’est aussi l’opinion de v. Seeckt. Quand on a conquis le Dd’A, d’autres objectifs doivent être attaqués. «Les villes, les usines, les grandes gares, les voies de communication, les rassemblements de troupes, etc.» (p. 109), y compris avec des bombes à gaz. Mais il ne garantit pas le succès total que Douhet prévoit, parce que c’est nouveau, mais «on s’engage et on voit» (p. 119).

d) L’offensive par surprise.

e) L’emploi de l’avion en masse: «jeter sans délai leur maximum de venin» (p. 114).

f) La priorité de l’avion dans la préparation de la guerre. Comme on l’a vu, «l’organisation d’une aviation puissante» est «l’un des objets les plus urgents pour tous les belligérants […] Son effort militaire est surtout l’œuvre du temps de paix» (pp. 109, 110). «Il en résultera une absorption considérable de l’effort national puisqu’il faudra non seulement disposer dès le début d’une aéronautique capable de protéger le pays, mais l’entretenir et la renforcer malgré une usure rapide. […] Cette absorption […] se fera nécessairement au détriment des autres moyens de combat» (p. 112). Là, Chauvineau, Douhet et Rougeron sont parfaitement d’accord.

g) Or, on ne peut pas préparer en même temps une offensive aérienne et une offensive terrestre, ce qui est «courir deux lièvres à la fois». Il faut préparer le début de la guerre, qui se déroulera forcément dans les airs. C’est «conforme au principe de l’économie des forces» (p. 114). La production de tout autre moyen de combat, nécessaire pour une offensive terrestre, affaiblit forcément l’armée de l’air. Donc, on résiste sur terre et on fait masse dans les airs.

h) L’utilisation d’avions commerciaux pour la guerre. «L’avion a d’ailleurs sur le canon et le char l’avantage d’être au service de l’activité civile. La réquisition du matériel, l’utilisation des pilotes et des installations privées, demain celle des appareils appartenant aux particuliers donneront à l’aviation militaire, pour soutenir son effet initial, des possibilités grandissantes.» Et il cite en l’approuvant M. Massigli, un partisan d’une attitude ferme envers l’Allemagne: «Le danger que représente l’aviation civile susceptible d’être transformée en

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aviation de bombardement est devenu si grand, que les aviations militaires s’orientent vers la construction d’appareils de chasse, qui sont des avions défensifs» (p. 110). Défensifs, en effet! Massigli sait de quoi il parle.

i) La dispersion des bases aériennes. Chauvineau y ajoute «une judicieuse dispersion des usines, un camouflage soigné des emplacements de fabrication» (p. 114). Rougeron lui aussi insiste sur cette mesure.

Chauvineau rejette:

1) La thèse de Douhet selon laquelle il n’y a aucune défense possible contre une attaque aérienne stratégique. Tout au contraire: «Bien entendu, il faut tout prévoir, et notamment la perte de la maîtrise de l’air. Nous aurons à prendre des garanties vis-à-vis de cette éventualité» (p. 114). Une telle attaque doit trouver «la défense entièrement organisée et préparée à la recevoir» (p. 110). C’est à juste titre que Chauvineau insiste sur une organisation poussée (voir chapitre 65). Il ne partage pas l’opinion de Douhet selon laquelle la DCA est «di una efficacia pratica limitatissima», et il exige «une DCA dotée de matériels très puissants» (p. 115), conformément à Rougeron.

2) Il ne considère pas l’armée comme une quantité négligeable. «Si notre frontière était complètement ouverte, sans fortification et sans soldats pour la défendre et barrer la route à l’ennemi, ce dernier entrerait en France sans coup férir. […] La progression des armées de terre allemandes dans notre pays menacerait notre industrie de guerre ainsi que les installations fixes de l’aéronautique et toutes les usines travaillant pour elle, c’est-à-dire les sources mêmes de l’activité de notre armée de l’air. N’oublions pas que notre bassin de Briey touche la frontière allemande. Que l’ennemi puisse pénétrer dans l’antre où nous forgeons nos armes et d’où nous lançons nos moyens de destruction, il tuera dans l’œuf le danger qui le menace» (p. 111) (c’est moi qui souligne).

3) Par conséquent, il rejette la thèse de Douhet selon laquelle une aviation auxiliaire est superflue. Dans «les objets les plus urgents pour tous les belligérants» il inclut «l’aide réglementée que l’avion apporte aux armées de terre et de mer dans leurs opérations» (pp. 109-110).

4) Il tient compte de la «situation géographique» d’un pays, et il conclut que «l’Angleterre […] sera, dans les airs, une puissance redoutable» (p. 114).

5) Il envisage l’emploi de troupes aéroportées (p. 109), dont Douhet ne parle pas.

6) Finalement Chauvineau prévoit un cas de figure auquel Douhet n’a pas pensé. Pendant la soi-disant «guerre froide», on l’appelait la «balance de la terreur». «Aucune supériorité dans les airs ne paraît capable de protéger les habitants d’un pays contre les surprises surgissant du ciel de leurs voisins. L’imprudent chef de guerre qui persisterait à cracher en l’air, après avoir constaté que ça retombe sur le nez de ses concitoyens, ne garderait pas longtemps leur confiance» (p. 116). D’où son insistance pour une organisation de DAT puissante. Chauvineau se hasarde aussi à un pronostic: «Dans un siècle une machine volante dernier cri coûtant à son pays le même effort que vingt-cinq ou trente avions de l’époque actuelle (les années 1930), le nombre des engins de combat deviendra, toutes choses égales, vingt-cinq ou trente fois moins grand» (p. 117). Dans un siècle, donc dans les années 2030. «Les technologies militaires ont des coûts qui deviennent excessifs et sont quasiment insupportables par un seul pays ». Il y a quelques années à peine, le PDG du groupe américain Martin Marietta (absorbé, depuis, par Lockheed) avait avancé un pronostic: au train où va la sophistication des matériels, les États-Unis ne pourront plus s’acheter qu’un seul bombardier en l’an de grâce 2054, et le Pentagone ne pourra, faute de crédits, le faire voler que neuf mois sur douze» (Jacques Isnard, dans Le Monde du 8 novembre 1995).

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Or, on ne construit plus de bombardiers stratégiques. Le missile stratégique les a remplacés. Les flottes de dizaines de milliers d’avions n’existaient pas quand Chauvineau a écrit son œuvre et elles n’existent plus. Récemment, on a publié le coût de l’équipement d’un fantassin: 24.000 $. Si le fantassin devient trop cher lui aussi, y aura-t-il encore des guerres ou seulement des guerres virtuelles?

CHAPITRE 61

J’ai vu la première et unique offensive aéroportée stratégique de l’histoire militaire.

Le 10 mai 1940, à La Haye, j’ouvris un cahier encore vierge, et j’écrivis (en

néerlandais naturellement ; c’est ma traduction qui suit) : «10 mai 40, 5 heures du matin» (ce jour-là, la Hollande était encore à l’heure légale d’Amsterdam, 5h40, heure d’été à Paris et 6h40 à Berlin). «Ce matin, je suis réveillé par des tirs violents. Je regarde par la fenêtre et je vois des avions. Alors, je vais dans la pièce du fond et je m’aperçois qu’il y a énormément d’avions, sur lesquels on tire. Je vois des boulets rouges. C’est une bataille passionnante» (n’oubliez pas que j’avais onze ans). «Ma sœur et moi pensons qu’il s’agit d’un survol d’avions ennemis (!). Au bout d’un quart d’heure, le combat s’arrête. Quand je descends, on vient d’allumer la TSF, et j’entends: « Allô, allô! Ici le service de guet de l’air. Ici suit un message du service du guet de l’air. Delft (à mi-distance de La Haye et Rotterdam) signale que des avions allemands lâchent des parachutes». Et ensuite on répète le message. Nous nous habillons tous et nous prenons notre petit déjeuner dès six heures déjà. Les tirs ont recommencé. Tout à coup un avion, dont la queue est en flammes, s’écrase tout près de chez nous. A 8 heures, nous allumons la TSF pour écouter le journal. On y entend : «Le Grand Quartier Général nous communique à 5h15 comme suit : Depuis trois heures du matin (3h40 à Paris), des troupes allemandes ont commencé à franchir la frontière. Des attaques aériennes ont été essayées sur quelques bases aériennes. Les forces armées et la défense étaient prêtes. Des inondations s’effectuent selon les plans. Autant qu’on le sache, au moins six avions allemands ont été abattus.»

Ma sœur et moi n’étions pas les seuls à penser qu’il s’agissait d’un survol. Plusieurs autorités militaires et civiles le pensaient elles aussi, et non seulement aux Pays-Bas. Les deux émetteurs néerlandais, à Huizen et à Hilversum, qui normalement clôturaient leurs programmes à minuit avec l’hymne national, reprirent leurs émissions peu après pour transmettre les avis de survol de la Hollande du service de guet de l’air, que j’écoutais plus tard. On les écoutait aussi en Belgique, et là aussi on se demandait s’il s’agissait d’une attaque sur l’Angleterre (Vanwelkenhuyzen, Les Avertissements, p. 330). C’était justement l’intention des Allemands. Leurs avions, après avoir survolé les Pays-Bas, devaient rebrousser chemin au-dessus de la mer du Nord, pour une attaque surprise sur les bases aériennes hollandaises.

L’opération dont je fus le témoin fut exécutée par un bataillon et une compagnie de la 7e division aérienne de parachutistes et la 22e division d’infanterie aéroportée, moins d’un régiment. Leur mission était d’occuper les trois champs d’aviation situés autour de La Haye, et de s’emparer de cette ville, où se trouvaient le chef de l’État, le gouvernement, le Parlement et le Grand Quartier Général. Les ponts à Moerdijk, Dordrecht et Rotterdam devaient être occupés, afin d’établir la liaison avec les troupes qui devaient avancer par le Brabant néerlandais.

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C’est seulement en relisant ce cahier et en écrivant ces phrases aujourd’hui que je me rends compte que, me trouvant à La Haye, j’étais le témoin oculaire d’une première dans l’histoire militaire: une offensive aéroportée stratégique, loin derrière le front, ayant comme but l’élimination d’un seul coup des plus hautes autorités civiles et militaires de l’État, dès le début des hostilités, rendant ainsi toute résistance impossible. Ce fut aussi la dernière.

L’idée était du pur Douhet. L’échec fut total. Pourquoi? Parce que l’exécution de l’opération fut désastreuse. Le général italien aurait complètement détruit La Haye par un bombardement effectué par 500 bombardiers lourds, tout en l’inondant de bombes à gaz. C’est ça, Douhet! Pas de demi-mesures. Mais Göring ne s’intéressait pas aux bombardiers lourds, et je suis toujours là pour signaler sa gaffe.

L’attaque elle-même était mal préparée. Les troupes allemandes étaient trop peu nombreuses pour tenir tête aux deux divisions de réserve hollandaises qui se trouvaient sur place, et elles n’avaient pas d’artillerie. Il semble que la présence d’un parc d’artillerie à La Haye, où je m’attardais souvent longuement, fortement impressionné par ces gros canons, ait échappé à leur attention. Autre inconvénient pour ces soldats d’élite : une assez forte concentration de DCA à et autour de La Haye. Quelle en était la cause?

Le jeudi 28 septembre 1939, le Haagsche Courant avait publié à la une l’annonce suivante :

Collecte pour l’achat de canons antiaériens

Vendredi et Samedi La Haye apportera son offrande pour l’achat de canons antiaériens. Vous savez tous de quoi il s’agit:

Protégez votre ville, votre maison, votre famille contre le danger venant des airs.

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Votre don est au profit du Comité de défense antiaérienne, La Haye, Compte bancaire 10428

Mon groupe de scouts participa à la quête. Je fus l’un des quêteurs. Le succès fut énorme. Le compte bancaire se remplit pas mal non plus. Les canons furent achetés. Je les ai vus à l’œuvre. Grâce à eux, bon nombre d’avions de transport furent abattus. Leurs passagers armés furent tués. A l’âge de dix ans, j’y ai contribué très discrètement. Cela me donne toujours une certaine satisfaction.

Or, les Allemands furent chassés des bases aériennes. Aucun d’entre eux n’entra ce jour-là à La Haye à l’exception des prisonniers de guerre. Les survivants se replièrent en catastrophe dans la direction de Rotterdam. La reine et le gouvernement purent se rendre à Londres afin de continuer la guerre avec les colonies, la marine, la flotte marchande et une escadrille hollandaise dans la RAF. Les hydravions Fokker furent incorporés dans Coastal Command. L’or de la Banque centrale et les prisonniers de guerre furent acheminés en Angleterre. Cinq jours plus tard, ce fut le bombardement de Rotterdam et la capitulation de l’armée.

«La Hollande ne tiendra pas» avait prévu Gamelin le 8 novembre 1939 (SHAT 27 N 5). «La Hollande est indéfendable» avaient conclu les Britanniques. «On ne peut rien pour elle» (SHAT, 27 N 6).

CHAPITRE 62

Parachutistes, suite. Crète L’idée d’employer des parachutistes derrière les lignes ennemies n’était pas nouvelle.

En octobre 1918, le général William Mitchell, commandant les forces aériennes américaines en France, envisagea de faire parachuter par 2000 avions, en février 1919, une division entière sur les arrières du front allemand à Ypres, et en même temps d’effectuer un bombardement sur ce front et une offensive frontale terrestre. La division était déjà à l’entraînement lorsque l’armistice intervint (Belzig, p. 63).

Les Soviétiques étaient les plus avancés en la matière. Parachuter devenait un sport national pour filles et garçons. Les parachutages derrière le front avaient pour but le sabotage des communications et l’aide aux partisans, la guérilla étant aussi préparée. L’ambassadeur américain Davies remarqua dans une parade militaire quelque six mille civils, très modestement vêtus et armés d’un fusil. Ils appartenaient à la «division d’infanterie prolétaire», destinée à rester derrière le front en cas de repli de l’armée (p. 419).

En France, un centre d’entraînement fut fondé en 1933 à Avignon. Le 5 novembre 1939, s’y trouvait un groupe de l’infanterie de l’Air, alors qu’un autre groupe était stationné en Algérie (SHAT, 27 N 5). Mais au cours de la campagne ils ne furent jamais parachutés en masse.

Chauvineau tient compte de ces parachutages:

«Certains avions peuvent actuellement transporter 100 personnes […] Si les facultés d’atterrissage se perfectionnent (hélicoptères), ces mêmes avions pourraient déposer un

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détachement de 100 hommes en pays ennemi. Quelles menaces constantes pour les arrières d’une armée!» (p. 109).

Crète En dehors de l’attaque stratégique sur La Haye et l’emploi de petits détachements en

Belgique, notamment pour neutraliser la position de Liège et pour s’emparer de quelques ponts juste derrière le front, les Allemands n’effectuèrent qu’une seule fois une attaque aéroportée massive. Ce fut en 1941 sur la Crète.

En octobre 1940, la Grèce était entrée en guerre en raison d’une attaque surprise italienne, qui fut repoussée par les Grecs. Les envahisseurs furent rejetés en Albanie, d’où ils étaient partis. Les Britanniques envoyaient des troupes en Grèce dans l’espoir d’ouvrir un front balkanique réunissant la Grèce, la Yougoslavie et la Turquie. La Crète fut aussi occupée par quelques faibles unités, renforcées à partir du 25 avril 1941 par les troupes anglaises, qui devaient évacuer la Grèce en catastrophe en raison d’une offensive éclair allemande.

Après quelques hésitations, les Allemands décidèrent de s’emparer aussi de cette île par une opération aéroportée, qui devait être exécutée par ce qui restait de la division de parachutistes déjà employée aux Pays-Bas, renforcée par la 5e division de montagne (la Crète est très montagneuse) et par d’autres unités, le tout appuyé par le Fliegerkorps XI, qui depuis le début gagnait la domination des airs.

Ainsi la flotte britannique ne pouvait-elle opérer que pendant la nuit, et subissait de lourdes pertes. Preuve qu’une flotte sans couverture aérienne demeure impuissante (voir chap.70). La RAF, trop peu nombreuse, manquait de munitions et de pièces détachées, la logistique de l’Égypte étant devenue presque impossible. Par manque de transmissions la défense sur l’île était mal coordonnée. Les parachutistes pouvaient s’emparer d’une base aérienne, sur laquelle les troupes aéroportées pouvaient atterrir. D’autres troupes furent acheminées par mer, protégées par la Luftwaffe. Après des combats acharnés, les défenseurs durent évacuer l’île. Sans l’avion la défense est impossible. Mais les pertes parmi les parachutistes furent tellement élevées, que ce fut la dernière fois qu’on les employa comme tels. Désormais ils combattraient comme de l’infanterie normale.

CHAPITRE 63

L’avion dans le combat au sol «La Luftwaffe assiste toutes sortes de forces au sol» (Guderian, AP, p. 174).

Le bombardier «devrait pouvoir, comme toute artillerie, apporter son appui direct à l’infanterie (c’est moi qui souligne). Il présente au maximum deux qualités qui manquent entièrement à l’artillerie, l’aptitude à la surprise, l’aptitude à la percée. […] Sur un front déterminé, toutes les forces de bombardement seront prêtes à intervenir instantanément, en tout point; elles passeront d’un front à un autre en quelques heures» (Rougeron, l’A de B, T2, p. 177).

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Aussi, dans La Guerre d’Espagne, consacre-t-il un chapitre à ce sujet (pp. 39 et ss.). Dans le combat au sol il préfère l’attaque en piqué exécutée par des avions d’assaut et il rejette le vol rasant.

La plus efficace est l’attaque des troupes et du matériel en déplacement, ainsi que celle des colonnes de ravitaillement et des renforts. Il donne comme exemple la destruction d’une division italienne motorisée, accompagnée de chars, par des avions d’assaut russes à Guadalajara. Les chars n’ont pas arrêté les avions.

Contre des troupes en ligne, l’avion peut suppléer l’artillerie d’accompagnement, pourvu que l’adversaire ne dispose pas d’une DCA puissante. L’infanterie est la moins vulnérable par ses capacités de dispersion, de camouflage et de protection (défense active). Les objectifs camouflés sont difficiles à trouver. Mais «dans les secteurs d’attaque de quelques dizaines de kilomètres, des centaines d’avions précéderont les vagues d’infanterie et de chars».

«La dispersion doit être poussée à l’extrême. La notion de lignes de défense successives doit faire place à celle de l’organisation intégrale en profondeur.» La défense linéaire est insuffisante. Chauvineau, lui aussi, ne cesse de le répéter.

Le plus efficace contre le char est le canon, à condition de lui faire tirer un projectile perforant. On attaque le char sur ses points faibles : les flancs et les toits.

«Cette menace de l’avion suffit à interdire l’un des modes d’action du char, où certains ont voulu voir le véritable rôle des engins mécaniques. La doctrine anglaise d’emploi des chars la plus en faveur depuis 1918 voyait dans cette arme un moyen d’action puissant, en formations indépendantes lancées sur les ailes ou dans une brèche du front. Elle a inspiré la création par l’Allemagne des divisions cuirassées indépendantes auxquelles on assignait même mission. Dans l’un et l’autre de ces pays, le choix portait sur des chars rapides, à grand rayon d’action, mais à protection faible. La doctrine française au contraire n’a guère vu dans le char qu’un moyen puissant à employer en liaison étroite avec les autres armes, infanterie et artillerie notamment; l’arme de cette doctrine est le char à forte protection, où l’on a consenti les sacrifices nécessaires sur la vitesse et le rayon d’action. Il semble bien que la guerre espagnole ait justifié notre doctrine et notre matériel.

En tout cas, la menace d’actions indépendantes de chars, tournant une aile ou franchissant un front pour agir à grande profondeur dans le territoire envahi, serait éliminée par ce mode d’emploi de l’aviation d’assaut. Isolé ou en groupes, le char qui n’est pas appuyé par la progression lente d’une infanterie à pied est à peu près impuissant contre l’avion (c’est moi qui souligne). Les escadrons de chars légers Ansaldo qui accompagnaient les divisions italiennes sur la route de Guadalajara n’ont pas arrêté les avions.

Contre les chars agissant en liaison étroite avec les autres armes et condamnés à progresser à la vitesse du fantassin sous le feu, l’action de l’avion n’est pas aussi simple. Les chars sont soutenus par l’infanterie et l’artillerie. Ils restent cependant l’un des objectifs les plus visibles et les plus vulnérables, spécialement lorsqu’ils sont obligés de décoller de leur soutien, au franchissement des crêtes par exemple.»

On se souvient que de Gaulle «avait été très fortement impressionné par les pénétrantes observations faites par le colonel Rougeron», mentionné par Nachin (chapitre 57).

«En position, l’artillerie, à l’inverse de l’infanterie, est l’un des objectifs les plus vulnérables de l’avion d’assaut.» Elle refuse de se disperser et son camouflage «est d’une telle difficulté, qu’on y renonce le plus généralement […]. La plus difficile à camoufler et à protéger est précisément l’artillerie antiaérienne».

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Il est à remarquer que sont très rares les cas de bataille terrestre sans combat dans les airs, où seul le défenseur dispose d’une aviation, et où l’attaquant, dépourvu d’une telle arme, remporte la victoire. C’est le cas du général Giap, qui en 1954 mit son artillerie en batterie bien camouflée et protégée contre des attaques aériennes, et put dire: «A Dien Bien Phu je n’ai perdu aucun avion.» En effet, le malheureux général français avait négligé le conseil de Sun Tzu: «Ne campez pas dans une cuvette» (VIII, 2).

Rougeron termine ce chapitre en évoquant le rôle du général italien Mecozzi dans le développement de l’avion d’assaut. C’est lui qui créa les premières formations spécialisées dans cette mission, mais on mit à sa disposition des avions périmés ; il fut rapidement suivi par les Soviétiques et les Allemands. On remarque que ni la France, ni l’Angletuerre n’ont été mentionnées par Rougeron. Et on est en 1939!

Quand même, «la guerre d’Espagne a permis à chacune de ces aviations d’y faire la preuve de ses méthodes. […] L’intervention de l’aviation dans la lutte au sol est une conquête définitive de l’art militaire […] Dorénavant le char de combat a un concurrent, l’avion d’assaut. Le char, en effet, sera contraint de s’arrêter devant un obstacle ou un canon antichar (ou «par un simple ruisseau de 7 à 8 mètres de large», Chauvineau, p. 100), alors que l’avion «ne craint ni les tranchées ni les arbres, ni les rails, et [qui] redoute beaucoup moins que le char le tir du canon de 37 devant lequel il défile à une vitesse cinquante fois supérieure. […] L’avion est l’aboutissement logique et unique des véhicules rapides.» conclut Rougeron.

CHAPITRE 64

Le bombardement en piqué

Comme on l’a vu, le piqué, déjà pratiqué pendant la Grande Guerre, est une façon d’attaquer un objet au sol. Et le bombardier en piqué n’est pas une invention française, comme l’a affirmé Daladier dans un excès de chauvinisme et faisant preuve d’une ignorance totale en la matière, devant la Cour de Riom en 1941, puis en 1945 devant la Commission d’enquête parlementaire (TI, p. 25) : «Le véritable Stuka a été imaginé par des Français. C’est Lioré-Nieuport qui a fabriqué, en 1935, un avion exécutant des bombardements en piqué.» La vérité est tout autre. «En 1936, Rougeron écrit (l’A de B, t. II, p. 116): «Le bombardement en piqué est en usage depuis quelques années dans l’aviation maritime américaine. Il apparut en 1934 aux grandes manœuvres aéronavales de la marine britannique. De nombreux pays l’ont admis depuis. Il a été longtemps considéré comme une forme exceptionnelle de l’attaque d’un objectif manœuvrant, de faible étendue, dont les chances d’atteinte sont très réduites, sauf à très faible altitude. Nous ne croyons pas que ce soit un procédé exceptionnel réservé à certains objectifs de l’aviation maritime. Il apparaît comme le procédé normal d’emploi de l’aviation rapide, du moins par temps clair. […] Le bombardement en piqué est infiniment supérieur en justesse au bombardement horizontal» (id. p. 123).

Rougeron démontre que le lancement à 1500 ou 25OO mètres garantit un bon résultat. Opérant à ces altitudes, «le lancement en piqué s’adapte à tout appareil de bombardement». Ainsi on peut éviter la création d’une nouvelle classe d’appareils militaires. Mais «si on considère le piqué comme un procédé de lancement à 500 ou 600 mètres, l’appareil qui voudra se redresser avant le sol sera soumis à des efforts voisins de sa limite de résistance» (p. 113).

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Il milite en faveur d’un avion qui réunit les qualités d’un chasseur et d’un bombardier en piqué, un avion qui peut intervenir activement dans le combat au sol, appelé par les Français avion d’assaut, et par les Anglo-Saxons de façon plus appropriée Ground Attack.

«Si l’on admet le programme de bombardier […] qui n’est autre que le chasseur en surcharge, aucune des objections présentées quant à la solidité, la maniabilité et le poids unitaire des bombes transportées ne porte plus. Le chasseur de 1200 kg à vide, 1600 kg en mission de chasse, 2200 kg en mission de bombardement, répond pratiquement à toutes les conditions désirables du bombardier en piqué» (id., p. 135). Un avion, correspondant à ces idées, mais plus performant, fut présenté en 1936 par l’avionneur néerlandais Fokker au Salon du Bourget, où il fit fureur. La revue militaire Deutsche Wehr du 4 février 1937, n° 6, publia un commentaire très laudatif sur un appareil «complètement original, un bombardier qui possède toutes les qualités d’un chasseur et en plus des propriétés qu’un monomoteur ne peut atteindre». Il s’agissait du G.1, «le faucheur», un biplace bimoteur, de 3000 kg à vide, en mission de bombardement 4400 kg, 400 kg de bombes, apte au bombardement horizontal et en piqué. Très bon comme chasseur, vitesse de 470 km, très maniable, bonne vitesse ascensionnelle, fortement armé avec 2 canons et 3 mitrailleuses, dont une à l’arrière servie par l’observateur, ce qui est un avantage sur un monoplace, où le pilote doit toujours avoir l’œil dans son rétroviseur. De plus, il peut servir pour la reconnaissance, une caméra étant servie par l’observateur-radio. Ainsi était-il plus performant que les avions de reconnaissance normaux par sa plus grande vitesse et maniabilité, et sa capacité à se défendre. Mais les partisans d’un type spécial conçu pour opérer en piqué à basse altitude faisaient des émules. Les Soviétiques pratiquaient le piqué depuis 1933. Après qu’en 1934 fut montré aux Etats-Unis le Curtiss Helldiver, Junkers reçut en 1936 une commande pour la construction d’un tel avion, le Ju 87 ou Stuka. Ni l’un ni l’autre ne satisfaisaient aux exigeances de Rougeron et Fokker.

Le Stuka était lent, 380 km/heure, incapable de survivre au combat aérien et impuissant contre une DCA forte. C’est ainsi qu’en mai 1940 les Stukas du VIIIe Fliegerkorps de la 2e Luftflotte furent pour la première fois attaqués par surprise près de la Manche par de nombreux chasseurs britanniques opérant à partir de leurs bases au sud-ouest de l’Angleterre et guidés par radar. Les pertes furent si considérables que les Stukas survivants furent retirés du combat, et la situation de la Luftwaffe devint soudain critique.

Le Stuka ne pouvait attaquer que des objectifs fixes et non camouflés, et opérer pendant la maîtrise des airs et par beau temps, avec des nuages au-dessus de 800 mètres. Il devait voir le sol pour connaître le moment où effectuer la ressource, et il demeurait inopérant en cas de brumes matinales. Si le 13 mai 1940 général Huntziger avait eu l’idée de camoufler sa position de Sedan d’une couche épaisse de fumée artificielle, une attaque en piqué eût été impossible. Mais que connaissaient ces terriens de l’aviation! Ce jour-là, les Stukas pouvaient opérer sans encombres dans un ciel sans nuages et sans chasse ennemie, contre une position sans DCA commandée par un général sans compétence. Or, les Français savaient très bien à quoi ils pouvaient s’attendre. En septembre 1939, le général Armengaud avait été témoin oculaire d’une attaque de 27 Stukas sur une base aérienne dans les environs de Varsovie, dont il envoya le compte rendu suivant à Paris (SHAA, Z 12959):

« Effectif : un groupe de Ju 87 à 3 escadrilles de 9 appareils. Altitude d’approche estimée à 3000 mètres environ, par ciel clair.

Exécution : la première escadrille attaque les hangars et les casernes du 1er régiment; piqués individuels successifs vers 75 à 85°, à vitesse relativement faible, avec changement de direction et glissades jusque vers 1000 mètres (probablement pour échapper au tir de la DCA

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ou se mettre en position de bombardement), fin du piqué rectiligne et lâcher de la bombe vers 500 mètres. Dégagement soit en rase-mottes, soit en reprenant de l’altitude avec brusques changements de direction. Résultats (non observés de près): installations en partie détruites, incendies. Les pertes de l’escadrille attaquante paraissent nulles.

La deuxième et la troisième escadrille attaquent quelques secondes plus tard et à une demi-minute d’intervalle, dans des conditions identiques, l’usine Skoda située en bordure du même terrain. Résultats: usine en grande partie détruite, incendies; 3 ou 4 bombes sur 18 sont tombées en dehors du périmètre de l’usine à une distance de 50 à 200 mètres. Les pertes de ces deux escadrilles paraissent nulles. Les bombes employées étaient de 250 ou 500 kg, elles contenaient, semble-t-il une certaine quantité de thermite; toutes paraissent avoir éclaté, formant des entonnoirs de 15 à 20 mètres de diamètre.

La défense a été faible, l’artillerie de DCA paraît avoir été alertée trop tard, et n’avoir pas tiré pendant le piqué. Par contre des mitrailleuses installées sur l’usine ont continué à tirer pendant l’attaque. L’effet moral, piqué des appareils, arrivée successive des bombes sur une surface restreinte, est considérable.

Aussitôt après le bombardement, 2 appareils de reconnaissance effectuaient un passage sur l’objectif à haute altitude. »

CHAPITRE 65 La défense antiaérienne

Comme on l’a vu au chapitre 55, la défense des terriens et des marins contre l’avion ne

peut être qu’absolue. Seul l’avion est capable d’effectuer le contrecoup à son homologue par le bombardement de ses bases aériennes et de son industrie aéronautique.

La défense passive.

La dispersion est le meilleur moyen défensif. Ainsi l’infanterie est la moins vulnérable aux attaques aériennes, étant capable de se disperser rapidement, contrairement aux colonnes motorisées. Cela vaut aussi pour les fortifications. Chauvineau recommande un grand nombre de petits fortins bien camouflés dans une position en grande profondeur, dont la vulnérabilité est très faible. L’industrie elle aussi doit être camouflée et dispersée. Rougeron recommande «la dispersion des objectifs par déconcentration des établissements de production » (G d’E, p. 153), et le transfert d’une grande partie au Maroc ; mais l’Angleterre et la France empêchent l’industrialisation de leurs colonies, en négligeant l’aspect militaire (id. p. 150). Chauvineau, lui, conseille «une judicieuse dispersion, un camouflage soigné des emplacements de fabrication» (p. 114). Les Allemands étaient obligés de le faire sur une très grande échelle à cause de l’offensive aérienne anglo-américaine, avec comme effet une logistique lourde et coûteuse (hydrocarbures!) Il ne faut pas seulement disperser les avions sur une base aérienne, mais aussi disperser ces bases elles-mêmes, ce qui est de règle. Ainsi en mai 1940, la Luftwaffe dut attaquer pas moins de 21 bases, seulement dans le nord de la France (Jacobsen, Dok pp. 196, 197).

Il faut également disperser la population civile, notamment celle des grandes villes, par l’évacuation des femmes et des enfants en priorité. Il faut à tout prix empêcher que des

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fuyards, venant d’ailleurs, entrent dans des villes et s’y entassent, et prévoir des routes de délestage, un bison futé avant la lettre. La défaillance d’une telle organisation a causé un grand nombre de morts, notamment à Dresde, mais aussi en France pendant l’«Exode». Ceux qui restent doivent être informés et instruits à l’autodéfense, et du matériel doit être distribué. Une organisation décentralisée de volontaires doit être mise en place, commandée par des militaires et des policiers retraités. Les femmes peuvent fournir des services importants. Des exercices doivent être organisés, des abris construits.

Ce fut le cas à La Haye. Sous le commandement d’un colonel à la retraite, fut mise en place une organisation de volontaires, divisée en arrondissements, quartiers et rues, chacun sous les ordres d’un chef et de son adjoint, équipés de petites pompes à incendie. Mon père consentit à être adjoint du chef de rue, sous condition de ne pas être obligé de combattre des incendies aux étages, sous prétexte de vertiges. Dans le jardin fut construit un petit abri en béton, devant lequel je me fis photographier en uniforme de scout, le visage couvert par mon masque à gaz. Dans le grenier fut placée une pelle avec laquelle nous devrions enterrer les bombes incendiaires qui avaient percé le toit, dans un bac à sable dont le chat s’empara sans tarder. Ce fut l’unique destination de cet objet.

La défense active Elle est effectuée par la chasse, l’artillerie, le radar, les écouteurs, les projecteurs et les

ballons de barrage. Tout ce matériel devient de plus en plus complexe et exige des spécialistes expérimentés. Les artilleurs doivent servir des canons à guidage radar. Les pilotes doivent être entraînés constamment, et connaître les tactiques de leurs adversaires. Une organisation centralisée et un système de guet avec transmissions perfectionnées, sous un commandement unique, est impérative. Elle exige une logistique importante.

L’artillerie.

La défense doit évoluer avec la modernisation des bombardiers. L’altitude et la vitesse sont les uniques moyens de défense de l’avion contre l’artillerie. Le bombardier le plus lourd, construit en 1918, avait un plafond de 2000 mètres. Vers la fin des années 30, le plafond était de 8000 mètres. «A mesure que croît le plafond des avions, le calibre minimum pour les atteindre croît lui aussi» constate Rougeron, (AdB, t.1, pp. 42 et ss.) et il préconise des canons de 210 à 220 mm à chargement mécanique.

Les canons allemands les plus lourds étaient de 105 mm - utilisés sur le front de Bilbao - et de 88 mm, — déjà en service pendant la Grande Guerre —, avec un plafond de 12.100 et de 10.600 mètres. Les 75 français étaient inaptes pour la DCA. Dans La Guerre d’Espagne, Rougeron souligne la performance des 88 allemand, à grande vitesse initiale : «Avec leur arrivée chez les insurgés, les attaques aériennes gouvernementales s’arrêtèrent» (p. 106). L’infanterie doit être dotée de mitrailleuses de 37 à 40 à grande vitesse contre des avions volant à basse altitude. Les 20 et 25 sont insuffisantes. Aussi, dans la défense antiaérienne, le mot clé est : profondeur. Une simple ligne le long de la frontière ne suffit pas. Tous les objectifs sensibles dans l’intérieur du pays doivent être protégés, les bases aériennes en particulier.

La chasse

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Le meilleur chasseur britannique était le Supermarine Spitfire modèle 1939 : vitesse 600 km/heure, plafond 11.300 mètres, rayon d’action 1700 km, armement 2 canons et 4 mitrailleuses. Chez les Allemands c’était le Messerschmitt Me 109 E, modèle 1939 : vitesse 570-690 km/heure, plafond 10.500 mètres, armement 2 canons et 2 mitrailleuses, mais son rayon d’action, qui indique le temps où l’avion peut voler, n’était que de 700 km, ce qui s’avérait insuffisant pour protéger longtemps les bombardiers au-dessus de l’Angleterre. Les Français disposaient du Dewoitine D 520, mis en service seulement en 1940 : vitesse 535 km/heure, plafond 10.250 mètres, rayon d’action 1500 km, armement 1 canon et 4 mitrailleuses.

Ces chiffres ne disent pas tout. La vitesse dépend de l’altitude de l’avion. Sa vitesse ascensionnelle est très importante, ainsi que sa maniabilité ; sans compter naturellement le talent, le moral et l’esprit offensif du pilote, sa maîtrise des six principales tactiques d’attaque et l’habileté à s’y dérober.

Je ne vais pas fatiguer le lecteur avec le nombre d’avions chez les belligérants. Ils ne donnent pas une idée nette. L’important c’est la durée de l’entretien entre deux missions, quand l’avion n’est pas disponible. Très schématiquement : un avion nécessitant une heure d’entretien en vaut deux qui exigent deux heures. La chasse constitue donc un des moyens de défense.

Le radar était l’épine dorsale de la défense britannique. C’est une invention anglaise. À partir de 1936 commença l’édification de la Chain Home, achevée en avril 1939. La portée de ses appareils était de l’ordre de 150 km. Elle s’étendait du Firth of Forth tout au long des côtes est et sud jusqu’au Pays de Galles. Il s’agissait d’une installation très lourde. Outre les salles d’opérations des stations elles-mêmes, l’exploitation des informations nécessitait un réseau de transmissions hiérarchisé, aboutissant au poste de commandement du Fighter Command. On comptait aussi un certain nombre d’observateurs visuels.

Ce PC était installé dans une grande salle, au milieu de laquelle se trouve une très grande carte plane représentant la Belgique, le sud des Pays-Bas, le nord de la France et le sud de l’Angleterre. La situation tactique y était présentée et constamment tenue à jour par de nombreuses femmes militaires se trouvant autour de cette carte. Elles étaient directement reliées à une station de secteur, laquelle était reliée à son tour aux stations de radar et aux postes d’observation d’un secteur via le réseau de transmissions hiérarchisé. Elles indiquaient sur de petits supports placés sur la carte, position, nombre, altitude et direction des formations ennemies, qui leur étaient communiqués.

Le commandant qui dirigeait les opérations, se trouvait dans une cabine élevée et pouvait ainsi superviser la situation d’un coup d’œil. Il était en liaison directe avec les bases aériennes. A côté de lui se trouvait le commandant de l’artillerie et des projecteurs, appartenant à l’armée mais opérationnellement sous les ordres du Fighter Command. En face, un grand tableau indiquait, pour chaque base, le nombre de chasseurs qui s’y trouvaient et leur degré de disponibilité. On en comptait cinq :

Stand-by readiness : le pilote est dans l’avion, le moteur tourne, sur l’ordre scramble il pouvait démarrer à la minute.

Immediate readiness: le pilote est à côté de son avion. 15 minutes available 30 minutes available released

Ceux qui étaient en charge de ce tableau restaient en liaison directe avec les bases. La situation était constamment tenue à jour.

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Ce système permettait une grande économie de forces. Les intercepteurs étaient envoyés directement à l’encontre de l’ennemi, là où il se trouvait. Par la radio, les pilotes étaient en contact direct avec leurs bases et savaient exactement le nombre, l’altitude, la vitesse et la direction de l’adversaire. Nul besoin de le chercher. Les pilotes n’étaient pas des cavalieri erranti dell’aria. Fighter Command était une cavalerie aérienne. Le centre de gravité pouvait être changé à la minute. Les pilotes restaient aussi en contact-radio entre eux et pouvaient ainsi avertir un camarade quand celui-ci avait un ennemi à sa queue. On disposait d’un rétroviseur mais demeuraient des angles morts.

C’est un bon exemple des thèses de Clausewitz et de Chauvineau, pour lesquels la défense c’est du mouvement et de la manœuvre. Il faut encore mentionner l’artillerie, appartenant à l’armée, et sous les ordres du Fighter Command. Mais la plupart des ennemis abattus le furent par la chasse.

C’est ainsi que fut gagnée la Battle of Britain. Le coup fut paré. Le contrecoup était en préparation.

La défense allemande était basée sur une très forte DCA, la Flak (Flugzeugabwehrkanone), placée sous le commandement de la Luftwaffe, ainsi que sur le radar, les écouteurs, etc. Elle était organisée en Flakkorpsen à deux ou trois régiments et disposait de canons de 20, de 88 et de 105. En 1939, commença la production de 150.

On a vu que l’aviation était presque entièrement destinée au combat au sol, en étroite coopération avec l’armée de terre. Ce fut aussi le cas d’une partie de la Flak.

Ainsi sa mission était-elle double :

1) la défense du territoire 2) la défense des troupes au sol et la participation directe et active à la bataille

terrestre.

ad 1. Le territoire se divisait en régions, appelées Luftgau. La «ligne Siegfried» était protégée par une ligne de Flak, ainsi que la Ruhr, les bases aériennes et d’autres objectifs sensibles. Une partie de la Flak était mobile et pouvait vite être dirigée sur un objectif menacé ; son système de guet reposait principalement sur le radar, mais au début il était moins performant que celui des Anglais.

ad 2. Naturellement cette partie de la Flak était motorisée et très mobile. Les divisions blindées disposaient d’une unité de Flak légère. Les canons de 88 étaient aussi efficaces contre des chars et des casemates, en tir direct dans les créneaux, que contre des avions. A partir de septembre 1939, l’armée commença à équiper ses unités anti-char avec cette arme et avec leur motorisation complète, en partie chenillée.

On trouve un exemple de l’emploi d’un Flakkorps dans la directive de la Luftflotte 2 du 11 décembre 1939, alors que Fall Gelb II était encore en vigueur.

«Le Flakkorps II (2 régiments) protège d’abord la concentration de la 6e armée. Il l’accompagne dans l’attaque et la soutient en forçant le franchissement de la Meuse et du canal Juliana, et aussi pendant le combat contre les blockhaus.

Dans la poursuite de l’attaque, il doit être employé, en même temps et en liaison étroite, avec les divisions motorisées et blindées dans le combat antiaérien et terrestre, et il doit coopérer conjointement avec les commandants de l’armée sur place.

Un emploi fougueux, en utilisant sa grande mobilité et sa forte puissance de feu, accorde au Flakkorps une contribution décisive au succès de la percée jusqu’aux côtes belges et françaises septentrionales.»

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Dans Fall Gelb IV, le Flakkorps aura cette mission dans la Panzergruppe de la Heeres Gruppe A. Après la campagne de 40, des stations de radar et des batteries de DCA, furent installées en France, en Belgique et en Hollande. Quand les attaques anglo-américaines sur l’Allemagne augmentaient de plus en plus, la DCA autour des grandes villes et des bases aériennes fut fortement renforcée au détriment du front.

La défense antiaérienne française proprement dite n’existait pas. «L’efficacité de la défense antiaérienne est actuellement illusoire», écrit le ministre de l’Air à Daladier le 11 août 1939, trois semaines avant le début de la guerre (SHAA, Z 12949). Déjà, le 23 décembre 1938, le général d’armée aérienne Aubé avait exposé dans un rapport de treize pages (SHAA, Z 12959) «les défauts de l’organisation actuelle et les insuffisances d’ordre technique des différents moyens de défense, afin de définir de façon précise les problèmes dont la solution s’avère urgente et indispensable pour réaliser une défense efficace de jour et de nuit». Actuellement elle est «insuffisante de jour, nettement déficiente de nuit».

Ce qu’il signale, à huit mois du début de la guerre, est consternant :

— «Il n’y a jamais eu de conception générale nettement définie de la Défense aérienne du territoire (DAT), donc de plan général correspondant.

— L’aviation de bombardement ennemie est capable de franchir la frontière et de pénétrer dans toute la profondeur du territoire sans rencontrer une résistance suffisante pour briser ses actions.

— Nos moyens de défense ne sont pas adaptés aux actions offensives d’une aviation moderne, caractérisées par sa vitesse, son déroulement aux altitudes très hautes et très basses et à de grandes distances.

— Notre service de renseignements, «élément de base de la DAT», est inadapté pour une diffusion rapide, et manque d’un personnel spécialisé et instruit, immédiatement utilisable, ainsi que de moyens modernes de détection. (Il n’y avait pas de radar.) C’est le défaut capital de l’organisation en vigueur […], c’est donc une réforme complète des errements actuels qu’il faut envisager.

— L’aviation de chasse manque de modèles les plus modernes (le D 520 n’est pas encore en service).

— Pour les moyens de feu liés au sol (artillerie, mitrailleuses, etc.), c’est une refonte complète du matériel et des méthodes qu’il faut envisager.

— Le matériel du 75 est inefficace. Il faut maintenant un calibre 20/25 et 37/40 jusqu’à 1500 mètres, et 88/90 ou même 120 ou 150 jusqu’à 10.000 mètres. (Rougeron l’avait déjà prévu en 1936.)

— Le matériel actuellement en service en France est presque totalement insuffisant […] en qualité et en quantité. Il n’y a plus d’unités mobiles.

— La chasse de nuit serait à peu près inopérante […] contre une attaque de Paris.

— Une organisation systématique en profondeur manque.

— L’industrie doit produire le matériel en urgence. En est-elle capable?

— Les effectifs doivent être instruits et augmentés considérablement.

— La DAT n’est pas centralisée au département de l’Air. Les trois départements de Défense nationale demeurent respectivement chargés de la constitution, de la gestion, de l’instruction et de la mobilisation des forces qui ressortissent directement à leur autorité et concourent à la défense aérienne active. »

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Ce ne sont que les points les plus saillants. Comme cela est dit, le rapport compte treize pages. Tout commentaire est superflu.

Au sujet du radar, la France restait à la traîne. Au début de la guerre elle possédait quelques appareils, encore à l’état de prototypes, installés au voisinage des ports de guerre. Le long de la frontière, il y avait le «barrage David» qui détectait un avion seulement au moment du survol! Dès le mois de mai 1939 on fut mis dans le secret par les Britanniques, qui accueillaient une mission française, et ce furent les éléments d’information recueillis par cette mission qui permirent l’installation du Centre d’instruction spécial à Montpellier. Du personnel français fut aussi instruit en Angleterre, puis dès le début de la guerre en France également, où il fut affecté dans des stations anglaises placées dans le secteur où stationnaient les troupes britanniques.

Contrairement à la Grande-Bretagne et à l’Allemagne, le radar ne dépendait pas de l’armée de l’Air mais du Génie. C’est de la technique, non? Et «naturellement» la DCA appartenait à l’armée de Terre. Un canon, c’est bien de l’artillerie!

Ce n’est qu’en février 1940 que fut décidée la création du Commandement des transmissions des organes terrestres de la DAT. Le 10 mai, il n’était pas encore à pied d’œuvre. Les premiers chasseurs modernes furent livrés au début de 1940. Du reste, aucune des défaillances relevées dans le rapport Aubé n’avait été corrigée.

CHAPITRE 66

La base aérienne

«L’infrastructure est l’élément de puissance d’une aviation militaire, qui demande à

être traité avec le même sérieux que le moteur et la cellule» (Rougeron, GdE, p. 97).

«Les installations fixes de l’aéronautique et toutes les usines travaillant pour elles (sont) les sources mêmes de l’activité de notre armée de l’Air» (Chauvineau, p. 111).

Il semble donc utile que le lecteur se fasse une idée de ce qui se passait sur une base aérienne pendant la guerre. On verra qu’on n’envoie pas un avion dans les airs juste comme ça. Il y a derrière ces machines une logistique lourde, qui exige beaucoup de personnel. Outre le personnel du ministère, la RAF avait derrière chaque pilote environ 70 personnes au sol. Presque toutes étaient hébergées sur la base elle-même, contrairement à ce qui se passe dans un aéroport civil.

Voici un bref aperçu d’une de ces bases.

Naturellement, on y trouvait d’abord l’équipement d’un aéroport civil : tour de contrôle, ateliers, hangars, bureaux, météo, caserne de pompiers, hôpital d’urgences, transmissions, cuves d’hydrocarbures, magasins ; sans compter les services de surveillance, de circulation sur la base, de construction, de gestion, d’utilisation et d’entretien des infrastructures, ainsi que ceux qui concernent la logistique de la base.

Mais la surveillance contre des voleurs, des saboteurs et autres indésirables ne suffit pas. Elle est déjà très difficile à cause de l’étendue d’un aéroport, elle l’est encore plus pour une base aérienne, dont les structures sont dispersées, ainsi que les avions. En outre, elle doit être défendue contre les attaques terroristes, aériennes, aéroportées et parachutées. A cet effet

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l’aviation dispose de ses propres troupes terrestres (infanterie, artillerie, génie, autoblindés), familières de la vie sur une base, et, comme tout autre personnel, sous les ordres du commandant de la base. Une forte DCA lourde et légère, projecteurs et radar sont naturellement indispensables. Les hangars, les ateliers et les magasins doivent de préférence être sous béton. Munitions, bombes, hydrocarbures aussi. Rougeron conseille des hangars souterrains (GdE, p. 85). Mais ce n’était pas le cas partout pendant la guerre.

Dispersion et camouflage sont de rigueur, aussi bien pour les avions que pour le personnel. Les casernes sont proscrites. Les militaires, très nombreux, doivent être hébergés sur la base dans de petites unités, dispersées et camouflées, chez les Allemands souvent sous béton.

Le commandant de la base dispose d’un état-major (personnel, renseignement, opérations, transport, technique). Le bureau personnel doit s’occuper entre autres de la discipline militaire, du socioculturel (films, bibliothèques, sport, cours d’éducation), de la poste, des mess, cantines, cuisines, des ateliers de confection, de la cordonnerie et de l’entraînement.

Le service technique doit disposer de techniciens spécialisés, les magasins doivent contenir un grand nombre de pièces détachées et de rechange. Les avions s’usent vite au combat et ils ont besoin d’entretien et souvent de réparations entre deux missions, ce qu’il faut faire aussi vite que possible. C’est pourquoi un avion doit être robuste et d’un design simple; la perfection est à éviter.

La logistique entre la base, les usines et les magasins centraux, ainsi que la logistique sur la base elle-même sont lourdes et exigent un grand nombre de camions, de camions-citernes, de voitures et de vélos qui doivent être entretenus eux aussi. Des vivres pour des milliers de personnes doivent être livrés quotidiennement, ainsi que des munitions et des hydrocarbures.

Une base aérienne étant une installation sensible, tous ceux qui y travaillent sont soumis à un check de sécurité. Il va de soi que la sécurisation de la base est un casse-tête pour le deuxième bureau.

Tout comme un aéroport civil, une base aérienne est une entreprise, et doit être gérée comme telle. La discipline n’y est pas celle d’une caserne. Avant la guerre, les terriens considèrent ainsi les aviateurs comme des individus indisciplinés, voire des voyous.

La raison d’être de toute cette organisation, de ces milliers d’hommes et de femmes qui travaillent et habitent sur la base, ce sont les quelques escadrilles, les quelques dizaines d’avions et leurs pilotes, qui y sont stationnés.

Ils possèdent leur propre organisation : des bureaux administratifs, renseignement, météo, navigation, entraînement, armement, technique, accidents. L’officier de renseignement tient un briefing avant le départ des équipages en mission, et leur donne les dernières instructions. A cet effet il dispose des «dossiers d’objectifs» que lui fournit le deuxième bureau de l’état-major général, contenant cartes, plans, photos, données sur la DCA ennemie, etc. Les tactiques de l’adversaire sont évoquées elles aussi.

Cet officier est le premier à accueillir les équipages à leur retour pour le debriefing, afin de les interroger sur les objectifs détruits, le nombre d’ennemis abattus, leurs pertes, les nouvelles tactiques de l’adversaire, les photos de l’objectif, etc. Toutes ces données sont ensuite transmises à l’état-major via le service de renseignement de la base.

Quand une escadrille change de base, tout son personnel au sol doit suivre, avec l’administration, les dossiers etc., soit en avion de transport, soit par la route. Un tel

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changement dans son propre pays ne cause pas de grands problèmes. Mais en 1939 la RAF dut placer des escadrilles en France sur des bases mises à sa disposition.

On comprend qu’une telle opération est beaucoup plus compliquée. Le langage courant étant l’anglais, presque tout le personnel présent sur une base britannique devait être transféré en France, avec tout son matériel, pièces détachées, machines-outils, bombes, munitions, les Anglais utilisant d’autres mesures que les Français. Radar et DCA, dont les Français ne disposaient pas, devaient être également transférés, avec leurs serveurs.

On se trouvait loin des usines et magasins. Bombes, munitions, pièces détachées devaient être acheminées en flux continu, ce qui exigeait une logistique considérable. Mais le général d’armée aérienne Armengaud n’en avait cure. Dans une note du 3 octobre 1939 (SHAA, Z 12959) il recommandait tout bonnement de faire passer «au plus vite» en France 190 avions de chasse anglais, soit 12 escadrilles, et «dans le moindre délai un important groupement d’avions de bombardement Blenheim derrière le front franco-britannique du Nord-Est».

Ses arguments sont peu convaincants. Au sujet des Blenheim il affirme: «Si l’attaque allemande se faisait assez loin des côtes, le rendement de cette aviation de bombardement contre l’instrument de choc allemand serait nul s’il partait d’Angleterre.» Or cet avion, avec un rayon d’action de 1800 km, largement suffisant pour bombarder Berlin, une vitesse de 450 à 470 km/heure selon l’altitude du vol, et un plafond de 10.000 mètres, pouvait par exemple arriver à Sedan en moins d’une heure, en partant d’Angleterre.

Au sujet de la chasse, il frôle le ridicule : «La chasse anglaise en Angleterre, toujours prévenue par la détection ne sera pas surprise par l’attaque et ne s’élèvera qu’à la demande de l’attaque, tandis qu’en France l’aviation franco-anglaise sur 100 km de profondeur sera toujours surprise par l’attaque et qu’elle aura de ce fait à se dépenser bien davantage.»

Cependant il admet que «la chasse anglaise n’est pas mobile. Elle est hors d’état, même le voulant bien, de faire le déplacement». Mais il faut trouver une solution. Il ne sait pas laquelle, mais on la trouvera!

On a de la peine à croire qu’un général d’aviation puisse écrire de tels non-sens. Car ce qu’il recommande c’est que les chasseurs anglais et les Blenheim quittent «au plus vite» et «sans le moindre délai» leurs bases, où ils ne peuvent être surpris grâce à un système de guet performant, et qu’ils s’installent sur d’autres bases dépourvues d’un tel système et de DCA, où l’on peut les surprendre au sol à tout moment. Sans compter les problèmes qu’un tel déplacement engendre.

Encore plus ridicules étaient les demandes insistantes faites aux Anglais par Reynaud et Weygand début juin 1940, d’envoyer à l’improviste leurs avions sur des bases françaises, alors qu’on se préparait à un baroud d’honneur derrière la soi-disant «ligne Weygand». Pour ce qui concerne Reynaud, on peut attribuer cela à sa méconnaissance totale en la matière et à sa perte de sang-froid. Mais chez Weygand, on est en droit de soupçonner de la mauvaise foi car, une fois arrivés en France avec bombes et munitions pour une seule mission - celles-ci étant incompatibles avec les françaises - et sans possibilité d’entretien ni de réparations, les appareils anglais étaient perdus à jamais.

Par ailleurs, la mission de l’aviation ne consiste pas à redresser les défaillances des terriens.

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CHAPITRE 67

La Luftwaffe Le chef Comme on l’a vu, l’avionneur néerlandais Fokker avait, avant la Grande Guerre, fondé

son usine en Allemagne. Quand la guerre éclata, les militaires allemands se bousculèrent devant sa porte et il dut livrer rapidement parce que les hostilités devaient être de courte durée. Au cours des années de conflit, il rencontra de nombreux aviateurs, qu’il connaissait bien. Parmi eux, se trouvait le lieutenant Hermann Göring, qui, en avril 1918, à l’âge de vingt-cinq ans, avait été promu capitaine et avait succédé à Manfred von Richthofen, abattu par un aviateur britannique, à la tête du fameux Jagdgeschwader. Il ne s’agissait pas de l’un des as de l’aviation, comme Richthofen, Udet ou Lörzer, mais avec ses 26 victoires, c’était l’un des meilleurs et un très bon tacticien (Fokker, p. 234).),) En mai 1940, Lörzer était general-major (général de brigade), commandant le Fliegerkorps III qui exécuta l’attaque des positions françaises à Sedan. Udet, lui, assistait en 1934 à un vol de démonstration du bombardier en piqué Curtiss Helldiver, dont l’Allemagne acheta, sur son insistance, deux exemplaires. En octobre 1941, promu generaloberst (général d’armée) il était chargé du développement et de la production d’avions pour la Luftwaffe. Les pertes d’avions sur le front de l’Est étaient si importantes que la production était incapable de les remplacer. Désespéré, il se tira une balle dans la tête.

En 1939, Göring n’était plus le jeune capitaine svelte au sourire badin qu’on voit sur la photo (id., p. 224), mais le gros GeneralFeldmarschall, commandant en chef de la Luftwaffe, ministre de l’Industrie, désigné par Hitler comme son successeur, toujours et encore badin. Mais un bon pilote de chasse ne fait pas forcément un bon chef d’Armée de l’Air.

Organisation et missions (source Deichmann)

— Le Staffel constituait l’unité de base: 9 avions. — La Gruppe, l’unité opérationnelle et administrative de base : 3 Staffeln plus une

unité de commandement de 3 avions : 30 avions au total. — Le Geschwade r: 3 Gruppen, avec 4 avions de commandement: 94 avions au total.

La mission d’un Geschwader, ou d’une Gruppe indépendante, pouvait être : Jagd (chasse), Nachtjagd (chasse de nuit), Zerstörer (chasse bimoteur), Kampf (bombardier), Sturtzkampf ou Stuka (bombardier en piqué), Schlacht (assaut), Aufklärer (reconnaissance et Transport.

— Le Fliegerkorps comportait un nombre indéfini de Geschwader, selon le caractère et l’importance de la mission.

— Les 4 Luftflotten étaient l’organisme de coordination des Fliegerkorpsen.

Grâce à de bonnes transmissions, un Fliegerkorps pouvait être assigné temporairement à une autre Luftflotte, et Geschwader et Gruppen pouvaient changer de Korps.

De part et d’autre, il y avait des officiers de liaison dans les grandes unités de l’Armée et de la Luftwaffe, assurant ainsi par de bonnes communications une étroite coopération entre

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les deux armes. L’Armée pouvait disposer d’avions de reconnaissance rapprochée et d’observation pour l’artillerie, l’observateur étant artilleur. Ces avions appartenaient à la Luftwaffe, mais ils se trouvaient temporairement sous les ordres de l’Armée, ainsi que la DCA dans la zone d’opérations.

La Luftwaffe dépendait, tout comme les deux autres armes, du commandement de l’OKW, qui décidait et coordonnait leurs actions. Dans la zone d’un Groupe d’armées, se trouvait un quartier général d’une Luftflotte afin que les deux armes puissent s’entendre sur l’exécution d’un ordre.

La combinaison des armes nécessite une bonne entente et une connaissance approfondie entre le personnel des unes et des autres. Les officiers généraux et supérieurs de la Luftwaffe étaient en partie des brevetés d’état-major de l’Armée. Les plus jeunes avaient été instruits aux tactiques terrestres à l’académie de guerre aérienne. Un certain nombre d’officiers de l’Air et de Terre suivait des cours pour des états-majors combinés. Des officiers furent échangés entre les deux armes pour participer à des exercices. Il existait aussi des exercices combinés pour les deux armes.

En 1935 fut édité le Manuel pour la conduite de la guerre aérienne n° 16. Les missions de la Luftwaffe y étaient ainsi définies :

a) établir et maintenir la supériorité dans l’air; b) appuyer les forces terrestres; c) appuyer la Marine, ou bien entreprendre des actions indépendantes au-dessus de la

mer; d) bombarder les lignes de communication (routes, voies ferrées et fluviales) entre le

front et l’arrière-pays; e) bombardements stratégiques contre l’industrie de guerre ennemie; f) bombardements d’objectifs dans les grandes villes, comme les centres de

gouvernement, les quartiers généraux, et éventuellement des bombardements de représailles.

ad a) On attaque d’abord l’aviation ennemie, si possible sur ses bases avant qu’elle puisse décoller. Ici l’effet de surprise est déterminant. Le premier objectif doit être la chasse.

ad b) Les missions étaient : 1) reconnaissance, oculaire et photographique; 2) protection de la troupe et des installations contre la reconnaissance et les attaques de

l’aviation ennemie; 3) appui de l’armée pendant ses attaques; 4) transport aérien et liaisons. ad c) La Marine ne peut pas opérer sans couverture aérienne, ce que

Rougeron avait déjà démontré en 1936. ad d) Il s’agit d’interdire l’accès de forces ennemies au champ de

bataille. ad b-1) La reconnaissance photographique s’effectua à la verticale et en

oblique. Les photos verticales furent prises par un appareil entièrement automatique. On pouvait le régler de telle façon que les courants momentanés se produisaient à intervalles, dépendant de l’altitude de l’avion par rapport au sol et de sa vitesse absolue. Les photos imbriquées pouvaient alors être visionnées en stéréoscopie. On y découvre des détails insoupçonnés. Les Anglais disposaient de spécialistes, cheminots et dockers entre autres, capables d’indiquer les emplacements exacts des ports et des lieux où les bombes pouvaient causer les dommages les plus importants.

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Or, pendant l’hiver 1939-1940, les Allemands photographiaient constamment la Meuse entre Namur et Sedan avec de tels appareils, violant ainsi la neutralité belge. Ils volaient à une altitude qui les mettait hors de portée de la DCA française et belge. Ces pays ne disposant pas de radars, leur chasse arrivait toujours trop tard pour les intercepter, ce qui fut signalé par la commission Taitenger (voir chapitre 33).

ad b-4) Les avions de transport étaient utilisés pour des troupes aéroportées, pour la logistique («quatrième Panzer manquant de carburant, 20.000 litres en avion à Saint-Rémy» — Journal de Halder, p. 15) pour le déplacement en avant d’états-majors, celui d’ateliers pour la réparation de véhicules, et pour rendre utilisables les bases aériennes conquises.

Les missions a) et b) étaient permanentes (Ständig) ; les deux autres, si nécessaire.

Il est à noter que l’appui est destiné aux forces terrestres en général, et non seulement aux chars. Il existait pas de «couple» ou de «binôme» char/avion, comme on l’affirme ici ou là. Il y avait combinaison de toutes les armes.

La stratégie.

En fait, les Allemands n’avaient pas de stratégie aérienne proprement dite. Ils avaient tiré comme leçon de la Grande Guerre qu’on ne pouvait se permettre une guerre prolongée. Et ils avaient toujours la hantise d’un Zweifrontenkrieg. Car en 1914, ils avaient voulu livrer leur bataille principale sous forme de «lutte engagée avec le maximum d’efforts pour une victoire réelle» (Clausewitz, 1.4.9), devant «décider de toute la campagne [et] vaincre l’adversaire dès la première bataille» (id., 1.4.11) ; et cela, le plus vite possible afin de se tourner ensuite contre la Russie. Mais le plan du vieux Schliffen pour mener un Blitzkrieg fut un échec. Cette fois-ci, il faudrait faire mieux.

Par conséquent, toute l’attention des militaires était concentrée sur une offensive terrestre, afin de trouver une méthode pour mener la guerre de mouvement qu’ils avaient voulu faire en 1914. L’armée de terre était considérée comme l’arme déterminante.

Logiquement, on avait intérêt à agir et à ouvrir les hostilités par une offensive terrestre brusquée et foudroyante, afin de briser les défenses ennemies et empêcher qu’un front incontournable ne soit constitué. Cette stratégie est clairement indiquée dans les directives Fall Weiss (Pologne) et Fall Gelb II, III et IV (France).

Dans ce «maximum d’efforts» était comprise la Luftwaffe, qui, par conséquent, fut conçue en sa totalité comme arme tactique destinée à coopérer avec l’Armée de Terre. Göring ne pouvait concevoir une offensive stratégique à la Douhet. L’état-major estimait (tout comme Chauvineau) que «le fait qu’il n’y a que peu de grandes villes en France, limite à ce point de vue l’effet d’une terreur aérienne éventuelle» (DDR, t. 2., p. 56).

Or, la stratégie décide de la planification militaire, qui à son tour détermine le type d’armes que l’industrie doit produire. Par conséquent, les Allemands ne construisaient pas de bombardiers lourds à long rayon d’action. Leur meilleur chasseur, le Messerschmitt Me 109 (modèle 1939) n’avait qu’un rayon d’action de 700 km et ne pouvait protéger les bombardiers au-dessus de la Grande-Bretagne que durant un court laps de temps.

«Au début de la guerre, la Luftwaffe n’avait en quantité que des avions au rayon d’action et en capacité de bombes moyens. Elle était par manque d’équipement et d’entraînement incapable de mener une guerre stratégique décisive, en particulier contre l’Angleterre» (DDR, t. 2, p. 68).

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Le 30 juin 1940 Jodl rédigea une note pour Hitler au sujet de la poursuite de la guerre contre l’Angleterre. Il y remarque notamment : «Il faut débuter par la lutte contre les forces aériennes anglaises. […] Sur [leurs] bases au centre de l’Angleterre il sera à peine possible de les détruire.»

Effectivement, en 1940 cette offensive fut un échec (voir chapitre 65). Mais en 1941, quand le Blitzkrieg contre l’URSS échoua et que l’on revint à la guerre des fronts incontournables, la Luftwaffe redevint l’arme déterminante. Elle seule aurait pu empêcher l’usure des forces terrestres par des bombardements massifs et répétés sur les communications et l’industrie de l’armement loin derrière le front. Mais elle n’en était pas capable.

L’absence d’aviation stratégique se faisait donc ressentir encore une fois, mais il était trop tard pour y remédier. L’industrie allemande était incapable de s’adapter à cette nouvelle exigence. Elle ne produisait que des chasseurs. Sur le front, l’aviation rouge pouvait gagner la supériorité aérienne à cause d’une production largement supérieure à celle de l’Allemagne et en raison de l’affaiblissement de la Luftwaffe par l’offensive stratégique aérienne anglo-américaine, qu’elle ne pouvait empêcher, et à laquelle elle ne pouvait riposter. L’industrie ne pouvait remplacer les pertes d’avions.

En fait, la Luftwaffe était la plus forte en 1940. Mais à partir de 1941 le front de l’Est était trop étendu pour le couvrir en sa totalité. En 1943 il faudrait s’engager aussi en Italie. La Luftwaffe était incapable d’un tel effort. Ses bases en France, en Belgique et aux Pays-Bas furent attaquées quotidiennement; elle fut dans l’incapacité de riposter. Le moral des pilotes baissait, ainsi que leurs capacités tactiques.

Les missions dans Fall Gelb On voit l’application du Manuel n°16 dans les deux directives des Luftflotten des 2 et

3 décembre 1939 (Jacobsen, Dok.). La Luftflotte 2 était assignée à la Heeresgruppe B. Elle comportait les Fliegerkorps IV et VIII, le Luftlandekorps (aéroporté) et un Flakkorps.

La Luftflotte 3 était assignée aux Heeresgruppen A et C. Elle comportait les Fliegerkorps I, II et V et un Flakkorps.

Le Fliegerkorps X était sous les ordres directs du commandant en chef de la Luftwaffe. En coopération étroite avec la Marine, il avait la mer du Nord comme zone de combat et de reconnaissance.

Pendant la Grande Guerre, à partir de 1917, les offensives commençaient par un Feuerschlag, un bombardement court et puissant de l’artillerie. Cette fois-ci également, «la lutte commence par un Angriffsschlag (un coup d’attaque) contre l’aviation ennemie», et ensuite on «empêche son intervention dans le combat terrestre […] La possibilité d’un coup fort par surprise contre l’aviation ennemie doit être exploitée complètement.»

«Etant donné que, pendant les premiers jours de l’offensive, les forces de la Luftflotte coopèreront massivement avec l’Armée, ce premier coup d’attaque contre l’aviation ennemie aura une importance particulière. Plus les pertes de l’adversaire dues à ce premier coup seront grandes, moins nous aurons besoin de forces par la suite pour neutraliser les forces aériennes ennemies.»

«Les bases aériennes dont on observe qu’elles sont occupées doivent être attaquées comme objectif principal ; ceci a priorité sur la mission originale reçue […] La Luftwaffe, en employant toutes les forces disponibles, attaque par surprise la masse des bases aériennes ennemies dans le nord-est et le nord de la France qui sont occupées, dans le but principal de

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détruire les avions de chasse et de reconnaissance qui s’y trouvent.» Telle était la mission de la Luftflotte 3. Le 20 janvier 1940 Halder note : «Engagement de notre aviation avec comme but la destruction de l’aviation ennemie particulièrement importante» (Kriegstagebuch, p. 166). Et le 26 février 1940, quand Fall Gelb IV est en vigueur, il écrit (id., p. 209): «Vingt minutes avant l’heure X (le début de l’offensive terrestre), la Luftwaffe doit se trouver au-dessus des bases aériennes ennemies. […] Trois heures après l’heure X, une deuxième attaque aérienne puissante est possible; prête pour la bataille terrestre. […] Pendant la période entre l’heure X et l’heure X + 60 plusieurs chasseurs au-dessus du Luxembourg pour accueillir la première vague de bombardiers et pour repousser une attaque sur Guderian.» Au même moment, des reconnaissances étendues seront exécutées au-dessus du nord et du nord-est de la France.

La mission de la chasse pendant l’offensive était d’assurer la supériorité dans les airs au-dessus de la zone d’attaque. On estimait possible d’employer toutes les forces disponibles pour l’Angriffsschlag, parce qu’on s’attendait à une manœuvre de retardement ennemie dans les Ardennes belges, débutant seulement quatre à six heures après le déclenchement de l’offensive. La première forte résistance serait donc «la zone fortifiée de Neufchâteau et sur l’Ourthe».

Pendant ce temps, «seul un certain nombre de Stukas, strictement nécessaire, doit être employé pour l’appui direct de l’armée pendant la percée des fortifications frontalières […] Après l’exécution du premier coup d’attaque contre l’aviation (ennemie), l’appui direct de l’attaque par l’Armée et le combat contre les renforts ennemis qui avancent vers le front, précèdent toutes les autres missions […] Pendant les combats sur la Meuse, l’appui direct de l’Armée précède toutes les autres missions. »

Le déroulement des opérations terrestres fut déterminant pour l’action d’appui de la Luftwaffe.

Un tel Angriffsschlag sur les bases aériennes belges et néerlandaises incombait à la Luftflotte 2. Ensuite elle devait empêcher d’éventuelles tentatives de débarquement des Alliés aux Pays-Bas et l’établissement de leurs forces aériennes en territoire belgo-hollandais.

Partout, il fallait rendre utilisables les bases aériennes ennemies conquises par l’armée, et on devait y installer ses propres avions, de préférence un seul type par base.

Au cours de la première phase de la campagne, la Luftwaffe a été employée presque uniquement pour les missions du Manuel de 1935, mentionné plus haut, sous a), b) et d). D’abord a) : établir et maintenir la supériorité dans les airs. Ensuite b) : appuyer les forces terrestres (voir chapitre 63), et d) : bombarder les lignes de communication.

CHAPITRE 68

La Royal Air Force Organisation et missions — Le Flight était l’unité de base. — Le Squadron, l’unité opérationnelle et administrative. — Le Flying Wing comportait un nombre de squadrons, variable selon la mission. — Le Group, unité administrative, comportait un nombre variable de wings.

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— Le Command s’occupait d’une des missions principales des forces aériennes. - L’Air Ministry : responsable de la direction centrale et administrative de la RAF. Il

avait en charge la formulation de la stratégie opérationnelle décidée par le Haut Commandement (Imperial Chiefs of Staff). Il ne contrôlait pas les opérations courantes. La coopération entre les commands devait être intensive et souple. Le nombre de groups dans un command dépendait des circonstances. L’avion devait être employé en masse.

Les missions des commands étaient les suivantes : — Bomber Command : le bombardement stratégique — Fighter Command : la défense du territoire en coopération étroite avec les forces

terrestres (artillerie, radar, etc.) — Coastal Command: appui à la Marine par la reconnaissance, l’attaque de navires de

surface et de sous-marins ennemis, la protection de la navigation amie. — Transport Command: la logistique (personnel et matériel). — Tactical Air Force: appui aux forces terrestres (observation et reconnaissance,

bombardement tactique, chasse pour obtenir la suprématie au-dessus du champ de bataille, mise à disposition par Fighter Command selon les besoins.

La stratégie « L’Angleterre crée un ministère de l’Aviation et son gouvernement cherche à former

une aéronautique indépendante des armées pour bombarder l’Allemagne de façon continue et systématique» écrit Chauvineau. Ce fut vers la fin de la Grande Guerre. «L’armistice arrête cet élan du matériel et des idées» (p. 109). Mais ce projet n’avait pas quitté l’esprit des Britanniques. Ainsi envisagaient-ils d’ouvrir les hostilités par un bombardement stratégique sur l’industrie ennemie, notamment la Ruhr. Les appareils de Bomber Command pouvaient, à partir de leurs bases en Angleterre, survoler le Troisième Reich presque dans sa totalité. En 1939, on utilisait des bimoteurs, vitesse 415 km/heure, rayon d’action 3600 km, 4200 kg de bombes. A partir de 1941, des quadrimoteurs seront mis en service, transportant 8000 kg de bombes. Curieusement, l’attaque de la Luftwaffe sur ses bases n’était pas prévue. Les Français empêchèrent en effet cette stratégie par peur de représailles sur leur pays, dont la défense antiaérienne était illusoire. Par conséquent on dut se contenter d’attaquer le nord de l’Allemagne. Les Allemands ripostèrent sur la côte est de l’Angleterre et sur la navigation britannique en mer du Nord, qui était déjà considérablement gênée (Bédarida, p. 162).

La défense du territoire s’organisa de façon très efficace (voir chapitre 65). Ce fut, en combinaison avec la Manche, «la ligne Maginot» britannique, qui sauvera le pays d’une défaite inéluctable.

Globalement la RAF était une arme bien équilibrée et adaptée à la configuration géographique de l’île. Mais son emploi ne fut pas toujours des plus heureux. Par son obsession du bombardement stratégique sur l’Allemagne, utile d’un point de vue militaire, certes, mais qui frôlait parfois la manie, la RAF négligea la guerre aéronavale. Elle mit au compte-gouttes à disposition du Coastal Command les bombardiers et les avions de reconnaissance à long rayon d’action, ainsi que les chasseurs et avions d’assaut basés sur terre, nécessaires comme appui tactique contre les sous-marins allemands pendant la «bataille de l’Atlantique».

L’attaque sur Taranto, en 1940, aurait encore mieux réussi avec l’appui du Bomber Command à partir de l’Égypte. En 1941, on aurait mieux fait d’envoyer une forte escadre à Singapour au lieu de deux cuirassés sans protection aérienne.

En septembre 1939 furent constituées les British Air Forces in France (BAFF), composées de l’Advanced Air Striking Force qui devait coopérer avec l’armée de l’Air

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française, et de l’Air Component, sous commandement direct du commandant de la British Expeditionary Force (BEF). Mais il n’existait pas de commandement unique des forces aériennes alliées et la coordination Air-Terre était défaillante.

Chapitre 69

L’armée de l’Air française

«Notre aviation est probablement, au milieu de 1936, la plus puissante des aviations

militaires» écrit Rougeron (AdB, t. II, p. 333). Vivier (p. 267), Facon (p. 19) et la Luftwaffe (DDR, t. II, pp. 50, 51) concordent. À la fin de cette année-là, tout était déjà périmé. Une nouvelle génération d’avions et de moteurs faisait une entrée fracassante en Espagne. Elle était allemande. Et quatre ans plus tard, l’armée de l’Air française se voyait largement surclassée par la Luftwaffe. Quand on en cherche les causes, on trouve une triste histoire d’incompétences à tous les étages, politiques et militaires. L’idée d’une nouvelle invasion de la France et d’offensives qui avaient causé tant de victimes hantait les esprits. Une attitude purement défensive s’emparait des Français.

Les crédits qu’on avait dû utiliser pour mener une politique aéronautique active et pour stimuler la recherche en la matière, furent gaspillés au profit de la construction de la ligne Maginot, d’une conception purement défensive. Cela signifiait la sentence de mort de l’armée de l’Air, une arme offensive qui ne s’intégrait pas dans la stratégie de défense absolue du Haut Commandement.

Ainsi, quand en 1936 le Front populaire arriva aux affaires, il hérita d’une industrie aéronautique vieillotte, comprenant un grand nombre d’ateliers, mais sans une production à la chaîne, dans lesquels on fabriquait des avions déjà périmés à leur mise en service. Il n’y avait eu aucun crédit pour commander un seul type d’avion en grand nombre, aussi n’avait-on fait aucun investissement en machines-outils modernes. Les motoristes, eux non plus, n’avaient pas investi dans la recherche ; ils livraient donc des moteurs démodés. Or, le traité de Versailles avait laissé à l’Allemagne une industrie aéronautique civile, qui se modernisait et pouvait facilement être reconvertie pour la guerre : il fallait par conséquent se hâter de construire en France de fond en comble, une industrie aéronautique moderne.

Mais l’incompréhension des terriens au sujet du rôle de l’aviation dans la guerre était totale. Chasse, reconnaissance et observation avaient suffi pendant la Grande Guerre et ils seraient encore suffisants pour aider l’armée à se défendre dans une guerre à venir, à condition qu’ils soient placés sous les ordres des terriens. La relation de ces derniers avec une Arme qu’ils ne voulaient pas et qui caressait des projets pour le bombardement indépendant sans être intéressée par une aviation auxiliaire, ne pouvait qu’être délétère. Naturellement, une stratégie aéroterrestre était ainsi impossible, et quand les usines nouvelles devinrent opérationnelles on produisit des chasseurs, un avion défensif, et cela au détriment du bombardement. Par ailleurs, jusqu’au début de la guerre, il n’y eut pas la moindre esquisse d’un bombardier moderne.

Ajoutez à cela un manque de personnel de toutes sortes, des transmissions défaillantes, une organisation confuse et une tactique de bombardement en vol rasant calamiteuse, au lieu du piqué dont on ne voulait pas. La Défense antiaérienne du territoire était donc illusoire.

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Ainsi la France entra-t-elle en guerre avec une armée de l’Air dépourvue de bombardiers modernes et par conséquent avec un outil inoffensif, contraire à la vocation de l’avion. Seule la chasse possédait une certaine valeur, mais elle était dispersée dans les armées tout comme les chars, contrairement au principe de concentration des forces. Certes, « le ciel n’était pas vide ». Les pilotes se sont bien battus. Dans une tentative de redressement des insuffisances des terriens, ils se sont sacrifiés. Mais en l’absence d’un commandement unique et d’une organisation efficace de guet performant et de bonnes transmissions, l’armée de l’Air n’était pas une véritable cavalerie aérienne, prête à intervenir en masse là où il le fallait. Les pilotes étaient des «cavalieri erranti dell’aria». Ils pouvaient tuer les oiseaux, mais ni leurs nids, ni leurs œufs. Le chef de cette armée s’appelait Joseph Vuillemin. Comme son homologue allemand, il avait été pendant la Grande Guerre un bon pilote de chasse. Mais lui non plus n’était pas un bon chef de l’Armée de l’Air.

CHAPITRE 70

La guerre aéronavale

Dans la controverse, d’une violence inouïe, qui a sévi tout au long de l’entre-deux-guerres entre les partisans du cuirassé et ceux qui estimaient obsolète ce type de navire, Chauvineau s’est rangé du côté de ces derniers. Il écrit notamment au chapitre «L’avion» : «Le sous-marin et l’hydravion […] immobilisent les augustes et vieilles flottes de haut bord» (p. 118), et au chapitre «Diplomatie» : «La puissance de flottes offensives étant aujourd’hui fortement menacée par les moyens de défense moderne…» (p. 193).

En fait, ces moyens étaient aussi bien offensifs que défensifs. L’arme la plus redoutable était la torpille, pas très moderne en soi. Pendant la Grande Guerre, lancée par des sous-marins, elle avait déjà fait des ravages. Moderne, par contre, était son emploi par l’avion. En outre, l’obus avait dorénavant un concurrent : la bombe.

Très peu de temps après le début de la guerre, l’avion a pu sérieusement gêner la Marine. Ce fut le cas pendant la campagne de Norvège, où les Allemands possédaient la maîtrise des airs alors que les Alliés ne disposaient ni de couverture aérienne, ni de DCA. Mais en novembre 1940, pour la première fois, sera lancée avec succès une attaque aérienne sur une flotte au mouillage à Taranto, suivie d’une autre en décembre 1941 sur Pearl Harbour. En mai 1941 le plus puissant cuirassé au monde, le Bismarck, fut coulé au large grâce à l’avion. Quelques jours après «Pearl Harbour», les cuirassés Repulse et Prince of Wales, sans couverture aérienne au large dans le golfe de Siam, furent envoyés par le fond par l’avion. En avril-mai 1941 la flotte britannique au large de la Crête, sans couverture aérienne, subit de lourdes pertes et se montra incapable d’empêcher la perte de cette île attaquée par des troupes aéroportées allemandes. Et en mai 1942, dans la Coral Sea, fut livrée la première bataille navale, au cours de laquelle les flottes ennemies ne se sont pas vues. Le combat fut livré uniquement par l’aviation des porte-avions adverses. Un mois plus tard, une bataille semblable eut lieu à Midway, à laquelle participèrent aussi des bombardiers américains stationnés sur cette île.

La controverse entre aviateurs et marins fut tranchée par les faits : sans la maîtrise des airs, il n’existe pas de maîtrise possible sur mer. L’avion est devenu une partie indispensable des forces maritimes. Sans lui, elles n’ont plus de moyen d’existence.

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Rougeron avait tout prévu dès 1936. Les cuirassés détruits au large étaient pourvus d’une DCA puissante mais ne bénéficiaient pas de couverture aérienne. Le Bismarck était tout seul et se trouvait hors du rayon d’action de la Luftwaffe, basée sur terre. Il fut repéré d’abord par un avion de reconnaissance du Coastal Command et ensuite par un appareil du porte-avions Ark Royal, qui envoya quinze torpilleurs Swordfish à son encontre. Ces avions étaient des biplans, cuvée 1933, vitesse maximale 240 km/heure, mais robustes, faciles d’entretien et avec des qualités de vol sans faille. Nonobstant un feu dévastateur du cuirassé, un des avions obsolètes réussit à lancer une torpille sur son gouvernail, le point faible d’un navire, le rendant ainsi désemparé. Une escadre de cuirassés et de torpilleurs britannique se chargea de l’abattre. Mais les Anglais n’apprirent rien de cet événement et dirigèrent six mois plus tard les cuirassés Repulse et Prince of Wales vers Singapour sans l’accompagnement d’un porte-avions. Après un combat de deux heures au large dans le golfe de Siam, ils furent envoyés par le fond par 85 bombardiers et torpilleurs japonais pour la perte de 3 avions seulement.

En avril 1941 la flotte britannique avait battu les Italiens à Matapan et elle aurait eu la maîtrise de la Méditerranée si seulement elle avait eu aussi celle des airs. Mais les Allemands, qui avaient probablement noté dans l’ouvrage de Rougeron (GdE, pp. 185 e. sv.) l’importance stratégique des îles, avaient positionné une Luftwaffe sur des îles grecques, ce que les Britanniques avaient omis de faire en Crète. Par conséquent les Allemands, sans disposer d’un seul navire, avaient la maîtrise de la mer.

En étudiant L’Avion de bombardement de Rougeron, notamment le Livre VII du tome 2, on pouvait déjà, en 1936, se faire une idée précise des possibilités de la guerre aéronavale. Ainsi écrit-il sur l’attaque d’une flotte au mouillage :

«En l’état actuel les flottes et arsenaux de la Méditerranée occidentale sont à la merci d’une attaque à la bombe de l’aviation, et la première opération d’une guerre navale devra être l’évacuation immédiate des bases par les flottes.» La condition sine qua non de la réussite est la surprise. Le nombre de bombardiers d’attaque dépend de la surface du plan d’eau de la base attaquée. 72 tonnes de bombes par km2 par bombardement à haute altitude suffisent pour détruire tout ce qui se trouve sur la base. En supposant 1500 kg de bombes par avion, on peut, pour donner un exemple, détruire la base de Toulon, d’une surface de 10 km2 avec tout ce qui est au mouillage, au moyen de 720 tonnes de bombes portées par 480 avions, ou bien Gibraltar, surface 2,3 km2, avec 110 avions. C’est aussi simple que ça. Par ailleurs, remarque Rougeron, «la torpille est l’arme idéale de l’avion dans tous les cas où l’on voudra nettoyer un mouillage de grande superficie.»

Or l’attaque sur Taranto, où se trouvait la flotte italienne au grand complet, comprenant 6 cuirassés, 8 croiseurs et un certain nombre de torpilleurs (déjà une faute grave!) fut exécutée seulement à la torpille, par 21 Swordfish lancés par le porte-avions Illustrious. Nonobstant des filets anti-torpilles, un barrage de ballons et une forte DCA, 3 cuirassés furent touchés (dont un mis hors de combat définitivement et les deux autres de nouveau opérationnels en 1941), pour une perte de 2 avions seulement. Le résultat aurait été encore meilleur si une forte escadre de bombardiers partant d’Égypte avait été envoyée.

L’attaché naval japonais à Berlin envoya incontinent son assistant par avion à Taranto pour s’informer de l’événement et pour avoir une estimation des dégâts. Quand celui-ci rentra quelques mois plus tard à Tokyo, il fut longtemps interrogé par l’un des officiers qui préparaient dans le plus grand secret l’attaque sur Pearl Harbour.

L’événement ne resta pas inaperçu à Washington non plus. Tout au long de l’année 1941, il y eut des discussions, des notes. Une proposition de ramener en Californie la flotte de Pearl Harbour, cette base étant éloignée de 5.000 kms du continent d’où venait toute sa

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logistique, fut rejetée. Mais rien n’indique que l’on se soit rendu compte de l’hérésie militaire que constituait la configuration de la base.

Nous savons que pour se protéger contre une attaque aérienne, la dispersion est le mot clé. Or, ce qu’on avait bricolé là-bas en était l’antonyme parfait. La concentration y était poussée à l’absurde. L’archipel se compose de huit îles : Hawaï, la plus grande, quatre petites, et trois autres de taille moyenne. L’une de ces dernières est Oahu, où se trouve la capitale Honolulu, ainsi que Pearl Harbour, un étang avec au milieu un îlot accessible par un chenal. Alors que rien n’existait sur les autres îles, tout était concentré ici, sur une surface de quelque 5 km2. Le quai pour les cuirassés (battleship row), long de 1500 mètres, ainsi que les installations et les hangars de la base aérienne de la Marine se trouvaient sur l’îlot, à 300 mètres l’un de l’autre! Sur le continent d’Oahu, juste en face, à quelques centaines de mètres, était installé tout le reste sur une longueur de moins de 4 km : la base des sous-marins, juste à côté d’un parc d’hydrocarbures, et le quartier général, casernes et mess des officiers, toutes les installations portuaires, cales sèches, ateliers de réparation, un autre parc d’hydrocarbures jouxtant la base aérienne Hickam. L’autre base se situait à quelques kilomètres seulement. Pour comble de malheur, on avait serré partout les avions les uns à côté des autres, par peur d’une invasion combinée à des actes de sabotage de la part des Japonais habitant sur l’île. Selon les calculs de Rougeron, 360 tonnes de bombes auraient tout détruit.

La première condition qu’il édicte pour la réussite, la surprise, fut remplie parfaitement. A Pearl Harbour, le dimanche matin du 7 décembre 1941 était un dimanche matin tranquille comme tous les autres, jusqu’à 8 heures, alors que tous ceux qui lisaient les journaux devaient savoir qu’une guerre contre le Japon ne pouvait nullement être exclue. Washington avait envoyé un War warning. Mais aucun des messages télégraphiques japonais n’indiquait une attaque aérienne à cette date, à cette heure et à cet endroit. Ce fut une surprise aussi pour le président et le gouvernement. Les républicains lancèrent une campagne calomnieuse, accusant Roosevelt d’avoir connu d’avance la date de l’attaque, voire de l’avoir provoquée. Ce mensonge surgit de temps en temps tel un monstre du Loch Ness, comme dans Historia de novembre 1999, où l’on peut lire une compilation de ragots et de mensonges sous le titre «Roosevelt savait», présentée par Alexandre Adler. Le Monde du 30 juin 1989 publia également un article farfelu au sujet d’un général américain « qui avait prédit l’attaque contre Pearl Harbour ».

Or, l’exécution de l’attaque fut très mauvaise. L’amiral japonais disposait de 6 porte-avions transportant 179 bombardiers chargés ensemble de 125 tonnes de bombes, de 40 bombardiers-torpilleurs portant chacun soit une torpille, soit 500 kg de bombes. Dans ce cas-là, et en ajoutant les 225 kg de bombes de chacun des 91 chasseurs, le tonnage total représentait environ 145 tonnes de bombes. C’était, selon les calculs de Rougeron, moins de la moitié nécessaires pour tout détruire. Mais les Japonais avaient des bombes plus puissantes qu’en 1936, perçant le blindage des cuirassés.

L’attaque fut exécutée en deux vagues, ce qui était une erreur, parce que la deuxième vague effaça l’effet de surprise. Le but principal, les porte-avions, fut manqué. Deux d’entre eux se trouvaient en mission, et le troisième en Californie pour un grand entretien. Le second but, la destruction totale de l’aviation et de ses bases, «impedire al nemico di volare», ne fut pas atteint non plus. Le troisième but, les installations portuaires, les ateliers, les cales sèches et surtout les deux parcs d’hydrocarbures, ne furent pas attaqués et sortirent indemnes de l’épreuve. S’il en avait été autrement, la flotte américaine aurait été immobilisée dans sa totalité pour une période de six à douze mois, ce qui était justement le but de l’opération. Mais peu de temps après, trois escadres, avec un porte-avions chacune, étaient opérationnelles et en action. On peut donc conclure que cette attaque fut un échec.

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Par ailleurs, seuls l’Okhlahoma et l’Arizona furent définitivement mis hors de combat. Après réparations, tous les autres cuirassés participèrent aux opérations, mais il n’y eut plus de grandes batailles navales où le gros canon était l’arme décisive. Cependant, ce dernier fut bien utile pendant les opérations amphibies. Elles furent exécutées, comme pour une offensive terrestre classique, en engageant la bataille par un bombardement utilisant l’avion et l’artillerie, en l’occurrence celle des cuirassés. Et en juin 1944, les 10 canons de 350 du Nevada, l’un des survivants de Pearl Harbour, tonnèrent sur la côte de Normandie en appui à l’invasion alliée en France. Cette année-là, on lança les derniers cuirassés. L’avion, sur sa base aérienne flottante, les avait remplacés définitivement. Mais pour combien de temps encore?

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LIVRE VIII

LE PLANCHER DES VACHES

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CHAPITRE 71

Le cheval

Le cheval était le symbole du courage chez les Romains : « audet et ignoto sese committere ponto ». Et l’auteur de cette phrase d’affirmer qu’un âne n’osait pas se hasarder sur un pont inconnu. D’où l’expression : « le pont aux ânes » !

A l’origine, les armées se composaient uniquement de fantassins. On a vu au chapitre 3 que la rapidité est une doctrine très ancienne de l’art militaire. Le cheval, fournissant une vitesse accélérée, ne tarda pas à apparaître sur le champ de bataille, et bientôt des unités de ces quadrupèdes furent formées et incorporées dans les armées.

En Allemagne, les unités qui progressent plus vite que l’infanterie s’appellent des Schnelle Truppen, des troupes rapides. S’intéressant à l’histoire de la cavalerie, le General der Panzertruppe Guderian publie en mars 1939 dans le « Militär-wissenschaftliche Rundschau » n°2 l’article intitulé « Schenelle Truppen einst und jetzt » (jadis et maintenant) Naturellement il mentionne la bataille de Cannae, où l’armée de Hannibal l’emporta sur les Romains, avec ses 42.000 fantassins et ses 10.000 cavaliers face aux 64.000 fantassins et 6.000 cavaliers ennemis. « La vitesse des Puniens triompha sur la doctrine méthodique des Romains. » Guderian parcourt ensuite l’histoire des « troupes rapides » jusqu’en 1918, et en tire des leçons pour l’emploi de troupes rapides motorisées. Voici l’une de ces leçons : « commencer une campagne à l’improviste avec des troupes rapides est une erreur grossière. » Autre leçon : seuls quelques grands capitaines ont utilisé leurs troupes rapides avec succès.

Dans « Achtung Panzer ! » il décrit la dernière des « opérations des grandes cavaleries de jadis », auxquelles de Gaulle pense avec une certaine nostalgie (AM, p.155), et qui eut lieu au tout début de la Grande Guerre, à une seule exception près que l’on verra plus loin.

C’est en Belgique, aux environs de la petite ville de Haelen, 40 kms à l’ouest de Maastricht, que le 12 août 1914 les Cuirassiers, les Ulans, et les Dragons du général von der Marwitz chargèrent, le sabre au clair, contre les Carabiniers et les Lanciers belges qui, sagement, se battaient à pied contre les cavaliers allemands, lesquels

"Flash’d all theire sabres bare Flash’d as they turn’d in air”

et furent accueillis par

"Cannon to the right of them Cannon to the left of them Cannon in front of them”

partageant ainsi le sort de la Light Brigade.

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Jadis, les chevaux n’étaient pas uniquement des chevaux de selle. Il y avait aussi des chevaux de trait qui tiraient les canons et les fourgons. Et ils le faisaient toujours pendant la deuxième guerre mondiale. L’armée anglaise, avec une perspicacité inhabituelle dans ce milieu, l’avait déjà prévu dès avant la Grande Guerre. Elle organisait ainsi en 1912 des conférences sur « The Place of the Horse in the Twentieth Century » et « How the Horse will Replace Mechanical Means of Transport», auxquelles assistait Osbert Sitwell, jeune officier dans un régiment de Hussards (p 124).

Effectivement, trente ans plus tard, à la mi-août 1941, la 18e division blindée allemande fut obligée, par manque de Mechanical Means of Transport, de se ravitailler avec des moyens de transport hippomobiles (Bartov, p.21). Quelle prévoyance !

Mais dans l’historiographie de la 2e guerre mondiale on parle peu du rôle indispensable que les quadrupèdes ont joué dans ce conflit. Leur nombre de morts est inconnu et n’est jamais évoqué, bien qu’il ait été considérable. Les images de la Wehrmacht pendant l’hiver en URSS font penser à la fuite de la Grande Armée de Bonaparte en 1812.

C’est le char qui a retenu toute l’attention, particulièrement à cause de quelques généraux pour lesquels la guerre est une simple continuation de leurs relations publiques par d’autres moyens, et qui ont publié leurs mémoires après la guerre, comme Guderian, Rommel, Montgomery et Patton. Et on a un peu perdu de vue que pendant cette guerre les armées française, allemande, soviétique étaient peu motorisées, notamment au début du conflit. A cet égard, il n’y avait pas un écart significatif entre les armées française et allemande en 1940.

On manquait non seulement de véhicules motorisés pour les armées, mais aussi de chauffeurs, alors que les chevaux étaient nombreux, ainsi que les agriculteurs mobilisés sachant les monter ou les conduire. Clausewitz pouvait écrire : « Dans une armée le nombre de chevaux […] est actuellement encore d’un quart ou d’un tiers de celui des hommes » (2.5.4). Mais en 1940 encore une division d’infanterie allemande comportait 15.000 à 17.000 hommes et quelque 4.800 chevaux. Plus ça change, plus c’est la même chose. Une bonne partie de ces chevaux était anglaise, achetée par les Allemands dans les années trente, quand la petite armée anglaise fut entièrement motorisée, et qu’elle vendit ses chevaux (Barker, p.67).

Chaque division d’infanterie allemande possédait dans son groupe de reconnaissance un escadron à cheval, un cycliste ou motocycliste et un lourd motorisé, les unités à cheval passant sans bruit partout, tout comme le vélo qui est lui aussi un moyen de transport silencieux, et écologique de surcroît.

Les divisions d’infanterie françaises avaient dans leurs groupes de reconnaissance un escadron à cheval à côté de motocyclistes. Il en était de même dans les groupes de reconnaissance des Corps d’Armée, où l’on trouvait deux escadrons à cheval et deux à moto. Il n’y en avait aucun à cheval dans les unités d’éclaireurs des régiments d’infanterie français (André Bikar, Memo n°1, 1980) Et n’oublions surtout pas les maréchaleries et les maréchaux-ferrants.

Le cheval fut pour la première fois sérieusement menacé par l’invention de la machine à vapeur. Girard (von Gerstner, pp.cxxv e.s.) écrit en 1827 : « L’emploi des machines à vapeur comme locomotives sur les chemins de fer, est encore aujourd’hui, en Angleterre, l’objet d’une grande question. » Sont-elles moins chères que les chevaux ? « Les forces motrices qu’ils (les chevaux) sont propres à développer ont pour aliment des productions du sol que la nature renouvelle chaque année, et qu’elle continuera de reproduire avec d’autant plus d’abondance que l’agriculture fera plus de progrès. » Donc en quelque sorte un perpetuum mobile. En revanche , poursuit-il, le charbon qui alimente les machines n’est pas

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inépuisable, son prix peut monter « à mesure qu’il deviendra plus rare, ou plutôt à mesure qu’on craindra davantage qu’il ne le devienne […] Les machines locomotives ne pourront être mises en action qu’au prix toujours croissant d’un combustible qui s’épuise. »

La similitude des craintes concernant le prix du pétrole, qui peut monter à cause de la spéculation, est frappante. Verra-t-on de nouveau apparaître le transport de marchandises hippomobile dans nos villes, si l’économie et l’écologie ont le même intérêt ? Une société à Lagny-sur-Marne emploie déjà sur le chemin de halage deux chevaux de trait dont le rôle est de tirer une péniche remplie de ses produits, remplaçant ainsi seize allers-retours de camions. (Le Parisien, 12 novembre 2004)

La motorisation de l’armée elle aussi a ravivé ce genre de débat, mais cette fois concernant le cheval contre le moteur. Dans les années 1917 et 1918 on frôla la pénurie de carburant (Pédroncini dans Corvisier, p.177), et bon nombre de militaires ne voulaient pas se séparer d’un moyen de locomotion dont l’alimentation était abondante. Et il y avait de si beaux chevaux en France !

Ainsi le général Brécard publia-t-il un article dans L’officier de réserve d’octobre 1933 (pp.253-255), signalé par de la Gorce (La République et son armée, pp.348-349) Ce dernier écrit notamment : « L’Etat-Major ayant prévu, à partir de 1931, la transformation de deux divisions de cavalerie en divisions légères mécaniques, le général Brécart (sic !) […] fit connaître son opposition dans un article de L’officier de réserve, paru en octobre 1933. »

Ensuite il cite un quart de la dernière page de cet article, où Brécard conseille comme suit :

1 - de maintenir les divisions de cavalerie « dans l’état actuel » 2 - « qu’une nation qui ne possède pas d’essence commet une erreur – pour ne

pas dire une faute – en faisant reposer sa tactique sur des formations uniquement automobiles […] Il paraît donc logique de maintenir nos divisions de cavalerie ET nos divisions à cheval » (c’est moi qui souligne)

3 - une louange des « races de chevaux merveilleuses dont dispose la France », qu’il ne faut pas abandonner.

En lisant cette citation de de la Gorce, on a l’impression que les divisions de cavalerie de l’époque étaient entièrement à cheval et que Brécard veut les maintenir « dans l’état actuel » La phrase soulignée ci-dessus est un peu étonnante : « nos divisions de cavalerie et nos divisions à cheval » Ne sont-elles pas identiques ? Or Brécard n’a pas écrit cette phrase. Quand on lit cet article dans son intégralité on apprend que « l’état actuel » de ces cinq divisions de cavalerie était « deux brigades à cheval, une brigade mécanisée – plus ou moins renforcée, une artillerie tractée ou non » (Brécard, p.255) Le commandement a décidé de motoriser entièrement deux de ces cinq divisions, et c’est à cette décision que Brécard s’oppose, concluant ainsi : « Il paraît donc logique de maintenir DANS nos divisions de cavalerie DES UNITES à cheval » (c’est moi qui souligne)

Shirer et Griffith ont très probablement lu le livre de de la Gorce, mais non l’original. Le premier écrit : « General Brécart (sic !) […] was for instance dead against replacing horses by mechanized monsters in his branche of the service” (p.176), et le second : “Il (Brécart – sic!) affirmait qu’il fallait conserver la cavalerie telle qu’elle était, à cheval” (pp.177-178).

Le numéro de L’officier de réserve dont il s’agit manque dans les collections de la Bibliothèque du SHAT et de la BNF. Mais un exemplaire au moins existe bel et bien encore !

On a vu ces messieurs à l’œuvre au chapitre 8, « Les ignorants ».

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Weygand n’a pas « largement reprises […] les idées du général Brécart (sic !) », comme de la Gorce l’affirme (p.349) Les deux Divisions Légères Mécaniques (DLM), complètement mécanisées, furent constituées en 1932, et réunies dans un corps d’Armée (le 6 septembre 1939) commandé par le général Prioux, inspecteur général de la cavalerie. Il fut renforcé au cours de l’hiver 39-40 par la transformation d’une autre division de cavalerie en DLM. Ce corps, doté de chars Somua -un des meilleurs de l’époque-, Hotchkiss, Panhards de découverte, voitures tous terrains de Dragons Portés, modèle moderne, side-cars neufs, ateliers de maintenance, renforcé par des éléments non endivisionnés, dont le 329e régiment d’artillerie (Prioux, pp.23-24), était bien rodé et l’un des fleurons de l’armée française.

Il livra pendant la campagne de 40 l’une des rares véritables batailles blindées de la campagne aux environs de Gembloux, dont on parle trop peu.

Les deux divisions de cavalerie restantes furent scindées en 5 Divisions Légères de Cavalerie (DLC), selon le général Petiet, commandant en campagne de la 3e DLC, issues « du cerveau d’un bureaucrate sans contact avec les réalités du champ de bataille (et qui n’avaient) ni homogénéité, ni puissance, ni capacité d’ordre stratégique » (d’Ornano, SHAT, 32N489) Elles étaient en partie motorisées et en partie à cheval. Le 10 mai 1940, 4 brigades seulement – 3 de Spahis et une légère autonome – étaient entièrement à cheval.

On ne connaîtra donc jamais l’efficacité au combat de ces grandes unités, que le général Brécard voulait conserver « en l’état ».

Guderian, lui aussi, mentionne les divisions mixtes françaises (Achtung Panzer!, pp.140 e.s.) Selon lui, la composition des divisions de Brécard du « type 32 » était la suivante :

- 2 brigades à cheval - 1 brigade motorisée à 1 régiment blindé (24 chars de combat et 32 de

reconnaissance) et 1 régiment dragons portés à 3 bataillons. - 1 régiment d’artillerie à 2 groupes légers et 1 groupe lourd - Génie, troupes anti-chars, services

La division comportait 13.000 hommes, 4.000 chevaux (comme à l’époque de Clausewitz !), 1.550 véhicules motorisés, 800 motards. Pendant plusieurs années, les divisions furent mises à l’épreuve au cours d’exercices dont on tira la conclusion que la combinaison cheval-moteur présentait plus d’inconvénients que d’avantages.

Guderian donne aussi la composition des nouvelles DLM, sous réserve : - Etat-major avec services, unité d’aviation - Régiment blindé de reconnaissance, 160 chars - Brigade blindée de combat, 90 chars - Brigade de dragons sur camions - Régiment d’artillerie à 2 groupes légers et 1 groupe lourd - Génie, troupes anti-chars, services

La division comportait 13.000 hommes, 2.500 véhicules motorisés, 1.000 motards.

Guderian estime le nombre de chars insuffisant. La division lui semble inadaptée à des missions de combat sérieuses, et il estime qu’une division entière n’est pas nécessaire pour effectuer seulement un travail de reconnaissance.

L’utilité du cheval dépend naturellement du terrain, notamment de l’état des routes, qui étaient nombreuses et en bon état en Europe de l’ouest, contrairement à la situation à l’est, où parfois le cheval pouvait progresser là où le moteur ne le pouvait pas. Il est donc logique que les unités montées aient été nombreuses en Pologne et en U.R.S.S. Mais une forte

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puissance de feu était indispensable afin qu’elles fussent efficaces. Or, les DLC françaises ne l’avaient pas.

Et le carburant ? Pendant la campagne de 40 ce fut l’abondance. Aussi bien pour les Allemands que pour les Alliés.

Ces derniers furent alimentés par le Moyen-Orient. Quant à la France, on avait trouvé du pétrole au Maroc, mais on considérait les coûts d’exploitation trop élevés ! (France Militaire, 14/04/1936) Fort heureusement ! La défaite de Rommel à El Alamein en 1942 fut causée en partie par son manque d’essence, alors que, pour ainsi dire, le sol sous ses chenilles fourmillait de cette précieuse denrée. S’ils avaient connu son existence au Maroc, les Allemands s’en seraient certainement emparé.

L’industrie allemande ne pouvait produire qu’un nombre de camions suffisant pour motoriser cinq divisions d’infanterie. Un grand nombre de camions fut réquisitionné pour la logistique. On manquait notamment de caoutchouc, à cause de la pénurie de devises. D’où la production d’une substance appelée Buna, composée de charbon et de chaux, qui commença en 1933 et qui démarra lentement. Sa consommation, en 1938, était de 5,7 mille tonnes, celle du caoutchouc de 98,8 mille tonnes, soit un total de 104,5 mille tonnes. Pour 1940, ces chiffres étaient respectivement de 39 ,8 mille et 26 mille tonnes, soit un total de 65,8 mille tonnes. La production de pneus était alors tombée de 3.900.000 unités à 930.000. Ainsi l’utilisation de camions de plus de 4,5 tonnes fut-elle supprimée fin 1939 (Wehr-Wissenschaftliche Rundschau, Avril 1955).

La situation du carburant n’était pas rose non plus. Le 10 mai 1940, on ne disposait pour la conduite d’une guerre sans limites que de quatre mois seulement. (d.D.R, T2, p.267)

Mais pendant la campagne, la situation s’améliora considérablement. L’essence française était utilisable (mais seulement sur la route et sans combat) dans les chars allemands, qui faisaient le plein aux stations service françaises comme les voitures et les motos. Aucun plan n’était prévu par les Français pour les détruire en cas de repli. A Calais, on trouva le premier dépôt de carburant et d’huile. Ce ne fut pas le dernier. Ainsi la Panzergruppe Kleist, qui le 16 juin était presque à l’arrêt à cause d’une confusion dans la logistique, fut-elle sauvée par la découverte d’un grand stock d’essence à St. Florentin (Journal de marche, p.83, SHAT bobine 21) Le 1/09/40 le stock d’essence allemand était de 540.000 tonnes contre 110.000 tonnes le 1/04/40 (d.D.R., T2, p.267).

Donc les Allemands firent leur campagne principalement aux frais des contribuables français et anglais ; de même mangeaient-ils et buvaient-ils français, eux et leurs chevaux. Selon le bureau logistique allemand, c’était à 90%. Par contre, ils payèrent eux-mêmes leurs munitions, dont ils consommèrent beaucoup moins que prévu.

Mais pendant l’hiver 39-40, on ne pouvait pas compter sur cette aubaine et la logistique était un casse-tête permanent pour le chef d’Etat-Major allemand Halder. Hors du cheval, point de salut !

« Economiser par démotorisation » notait-il le 22 janvier 1940 (p.169).

le 3 février : « difficulté de caoutchouc ».

le 4 février : « essence pour 6 mois – sans opération. Démotorisation à grande échelle, chevaux, fourgons et harnachements. Acier, bois, cuir, nourriture pour les animaux. 33.000 fourgons, 67.000 chevaux . […] Une opération à longue portée est –au vu de l’état actuel de la motorisation – uniquement à justifier, si un minimum de camions est prêt en réserve, ou si la possibilité existe d’engager rapidement des véhicules hippomobiles » (pp.181-182).

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le 8 février : « Economiser du caoutchouc par la limitation de la vitesse ».

le 15 février : « remplacer les camions dans le train par 2.000 véhicules et 4.500 chevaux entraînera en 1941 une pénurie de chevaux. Il faut donc économiser les chevaux dans la troupe » (p.195) Mais grâce aux chevaux de réquisition français, on s’imaginait pouvoir attaquer l’URSS cette année-là avec succès.

le 16 février : « 1°, 2°, 4° Wellen ont échangé les colonnes de camions contre des colonnes hippomobiles » (p.197) Göring, qui était ministre de l’économie et chef de la Luftwaffe, se servait en priorité, et Halder lui avait demandé de prêter un certain nombre de camions à l’armée, mais

le 17 février : « Göring a refusé de mettre à notre disposition 16.000 camions » (p.198), lesquels donc manquaient à l’armée ! On en a vu la raison au chapitre 66.

le 28 mars : « crise de harnachements » (p.230)

le 15 avril : « 225.000 chevaux disponibles » (p.261)

(Il faut distinguer les chevaux se trouvant dans la division, qui tiraient les canons et les fourgons, de leurs homologues dans le train qui ravitaillait la division)

le 10 mai, on disposait de suffisamment de chevaux pour attaquer la France avec succès.

Au début, les chevaux « donnaient à la division la plus grande part de sa mobilité », mais pendant la deuxième phase de la campagne (après le 5 juin) ils « se montraient de plus en plus incapables de suivre », les fantassins faisant « des étapes de 50 à 60 kms/jour » (Teske, pp.80-81) « On ne progresse que là où il n’y a personne, ou presque personne » (Chauvineau, p.42)

Une seule division allemande était entièrement à cheval en mai 1940. Elle devait traverser les provinces du nord-est des Pays-Bas, et ensuite, par la digue qui les reliait aux provinces de l’ouest, atteindre le cœur de la Hollande. Elle fut arrêtée par la position hollandaise située à l’est de cette digue, qui disposait seulement d’une batterie anti-chars, justement là où il n’y avait pas de chars en face. Elle était incapable de donner contre-batterie aux canons de 105 allemands. Une canonnière lui venait en aide et faisait taire l’artillerie allemande avec ses trois pièces de 150. Ce fut l’unique position batave qui tint jusqu’à la capitulation.

La cavalerie polonaise, elle, n’a jamais attaqué au sabre des blindés allemands. Une unité fut surprise par des chars alors qu’elle chargeait contre l’infanterie ennemie « et c’est le massacre » (Piekalkiewicz, pp.14-15)

« La dernière bataille de cavalerie de l’histoire de la guerre, où les Uhlans polonais et la cavalerie allemande se combattent à la lance et au sabre » eut lieu le 23 septembre 1939 à Krasnobrod, dans le sud-est de la Pologne (idem, p.25) Ce fut probablement le groupement de cavalerie du général Anders, comprenant deux brigades et les restes d’une troisième (Jars, pp.177-178)

Selon Piekalkiewicz, Hitler attaqua l’URSS avec 750.000 chevaux (p.63) « Ils aimaient particulièrement le fourrage militaire en conserve, un mélange pressé pesant environ 5kg, une nourriture énergétique. » Le service vétérinaire comptait 13.000 hommes, dont la moitié était des vétérinaires ; il y avait de nombreux hôpitaux mobiles, et aussi des hôpitaux fixes en Allemagne (idem, p.276)

Pendant toute la campagne, la Wehrmacht et la SS disposaient de plusieurs régiments, brigades et divisions de cavalerie (idem, p.275)

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Les divisions russes étaient mixtes, et en juin 1941 il y en avait 26 à 30, composées de 5.040 hommes, 5.128 chevaux, 130 blindés, 3 motos et 300 voitures environ. Leur puissance de feu était considérable et devait varier selon les besoins. « Elles étaient conçues pour compléter, non pour remplacer les troupes blindées ou motorisées » (idem, p.287) selon l’état du terrain.

Bonaparte tomba de son cheval, le Friedland, à la veille de son offensive contre la Russie. Mauvais présage ! C’était arrivé aussi à Caïus Flaminius avant d’être annihilé avec toute son armée au lac Trasimeno. Autant qu’on le sache, le Führer ne se hasarda jamais sur un tel animal. Mais ce nonobstant, son armée subit une Bérézina semblable. On trouve des images d’Epinal de Gamelin sur un cheval : c’est tout dire !

Chauvineau, lui, était cavalier, et il lui arriva, alors qu’il était directeur de l’école de génie à Versailles, de se rendre à cheval au ministère de la guerre à Paris. Mais dans son livre, il n’a pas consacré un seul mot à cet animal.

CHAPITRE 72

La fortification On a déjà évoqué la «fortification de campagne», construite pendant une campagne,

notamment au chapitre 2. On a vu qu’elle fut construite pendant toute la durée de la campagne de l’Est par les deux adversaires, lors d’une accalmie dans les opérations. Il s’agissait de positions sans intervalles, donc continues, le front étant incontournable dans sa totalité.

La «fortification permanente», elle, est construite en temps de paix. Elle est en premier lieu destinée à la défense du territoire national. Clausewitz y consacre les chapitres 2.6.10 et 2.6.11. Il y souligne l’importance d’une telle fortification.

«Les forteresses sont les premiers et principaux (2e édition : grands et excellents) soutiens de la défense» :

1) comme magasins sécurisés 2) pour sécuriser de grandes et riches villes 3) comme de véritables verrous 4) comme points d’appui tactiques 5) comme relais sur la ligne de communication du défenseur 6) comme refuge d’unités faibles ou malheureuses (2e édition : battues) 7) comme véritable bouclier contre l’attaque ennemie 8) comme protection de quartiers étendus 9) comme protection d’une province non-occupée 10) comme centre pour la formation d’une armée populaire et comme base de départ

pour contre-attaquer l’assaillant 11) comme défense de cours d’eau et de montagnes.

Il est évident que les armées de l’époque n’étaient pas assez importantes pour occuper le théâtre des opérations dans leur totalité. Mais on voit, dans ces onze points, que Clausewitz considère la défensive et l’offensive comme deux actions entremêlées. Le rôle d’une forteresse est également offensif : elle constitue un point d’appui tactique et peut servir de base à une offensive. Elle est aussi un point stratégique. Sa garnison peut exécuter des offensives, en coopération avec une armée de campagne. Ainsi la sphère d’action d’une

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forteresse peut-elle s’élargir considérablement. Elle peut unir les onze fonctions, ou une partie de celles-ci. De grands magasins sont indispensables pour la logistique d’une offensive.

Les forteresses brisent comme des blocs de glace le déluge d’une attaque ennemie. L’assaillant doit les encercler, ce qui exige deux fois plus d’hommes que ceux dont a besoin le défenseur. Souvent la garnison se compose de troupes de forteresse, inaptes à l’offensive, alors que l’ennemi use ses meilleures unités. Et dès l’instant où il a percé la ligne de défense, il est restreint dans ses mouvements, et ses lignes de retraite sont limitées et doivent être protégées. C’est alors que les forteresses interviennent dans l’acte défensif de façon grandiose et très décisive. C’est, pour elles, la plus importante de toutes les fonctions.

Si l’assaillant passe la forteresse sans la prendre, elle menace ses arrières et sa logistique.

Après avoir traité de la fonction d’une forteresse au chapitre 2.6.10, Clausewitz s’occupe au chapitre 2.6.11 de l’endroit où il faut les construire.

Les questions essentielles sont :

1) Le choix des routes principales qui relient les deux pays, quand il y en a plusieurs. 2) Les forteresses doivent-elles se trouver seulement le long de la frontière ou être

réparties dans tout le pays? 3) Doivent-elles être construites régulièrement ou en groupes? 4) Il faut considérer les conditions géographiques de la contrée.

1, Nous organisons notre défense là où se trouve le point d’attaque le plus naturel. On choisit de préférence les routes qui mènent au cœur de notre pays. On place les forteresses de telle façon qu’elles nous offrent une occasion naturelle et profitable pour une action sur le flanc.

2, La réponse la plus naturelle est qu’elles soient situées sur la frontière. Elles doivent défendre l’État et celui-ci est défendu si la frontière est défendue. Mais des forteresses en profondeur qui se couvrent mutuellement, retardent l’ennemi, ses lignes de logistique s’allongent et rendent son existence difficile. La capitale notamment doit être bien protégée, mais aussi d’autres villes de grande importance. Ce serait une grande erreur que de laisser l’intérieur de l’État totalement dénué de forteresses. Clausewitz pense que la France fait cette erreur. Ce fut encore le cas en 1940.

3, Des groupes de 2, 3 ou 4 forteresses à quelques jours de marche d’un centre commun confèrent à ce centre et à l’armée qui s’y trouve une telle force qu’il doit être très séduisant de se doter d’un tel bastion.

4, Les forteresses sont doublement efficaces au bord de la mer (l’Atlantik-Wall), le long de cours d’eau et de grands fleuves. Il ne faut pas les construire près d’une forêt inaccessible, mais à une distance de 75 à 90 km. (Notons que les Ardennes sont loin d’être inaccessibles.)

En 1924, dans son cours de fortification ronéotypé, Chauvineau a développé un plan destiné à protéger la France contre une attaque par surprise au début d’un conflit. Dans son œuvre, il y ajoute un plan pour le compléter par une fortification de campagne en béton, à préparer en temps de paix et à construire en grande vitesse là où une offensive ennemie est imminente. On verra d’abord ses considérations générales.

«La fortification n’exclut nullement les opérations offensives et ne limite en rien la recherche d’une décision en terrain ennemi» écrit Chauvineau dans son cours de fortification

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(p. 42). Ainsi partage-t-il l’opinion de Clausexwitz, qui écrit que «le terme position défensive ne dérive à proprement parler que de la fonction tactique, car la fonction stratégique, d’après laquelle la force armée, stationnée sur ce point, constitue par sa présence même la défense du pays, convient tout aussi bien à une position, établie en vue d’une offensive» (2.6.12). «L’offensive, poursuit Chauvineau, est aussi un puissant moyen de protection du territoire national» (p. 42). «La propriété des fortifications est l’impression qu’elles produisent en temps de paix. Elle ralentit les opérations ennemies, tandis que la vitesse est le mot clé» (p. 61).

«La protection des frontières ne peut être assurée que par les Armées. La fortification n’est qu’une auxiliaire. Seule elle ne peut rien» (p. 341), et «elle n’est qu’un moyen» (p. 1). Il le répète page 315 : «La fortification est un moyen, non un but. Les armées françaises n’ont pas comme but de s’installer sur une position préparée d’avance. Elles en auront un autre qui sera de gagner la guerre par les moyens que le général en chef prescrira. Le mouvement a toujours été et sera toujours l’un de ces moyens.» Donc : «Il faut régler notre concentration de manière à nous assurer la faculté de manœuvrer nos masses principales en avant de notre fortification permanente, et, si possible, en territoire ennemi» (p. 81).

«La couverture et la fortification sont complémentaires. Au début la couverture protège la fortification, elle recule en ralentissant l’ennemi. La fortification recueille la couverture et reçoit en même temps les renforcements de l’arrière» (p. 72). Dans ce but la fortification doit être en profondeur. Ainsi elle «donne du temps, qui permet l’intervention du commandement sous la forme d’une manœuvre ou d’un afflux de moyens supplémentaires vers les points dangereux» (p. 308).

«La fortification permanente est surtout nécessaire au début d’une guerre où tout incite les belligérants à des actions rapides, susceptibles de paralyser la mise en œuvre naissante des moyens de l’adversaire. […] La fortification permanente n’aura nul besoin de durer des mois pour être gênante pour l’adversaire» (p. 312).

Les grandes lignes de son plan pour la défense des frontières sont les suivantes :

La fortification permanente doit être placée là où le danger est le plus grand ; donc, dans les régions plates : la Flandre, et, en particulier la trouée de la Sambre. Il préconise des groupes fortifiés sur une profondeur de 30 à 40 km, «la position permanente continue nous ayant paru trop fragile» (p. 338). Les forteresses devront être de dimensions restreintes. Il faut éviter «une organisation colossale d’un prix pas proportionné aux services que l’on pourrait en attendre» (p. 221). (Tournoux, lui aussi, insiste sur la «relation inévitable entre sa capacité de résistance et son prix» (p. 175).

«Une position permanente continue de 400 km de long est financièrement irréalisable» (p. 314). «Nous allons donc avoir des régions fortifiées, séparées par d’autres qui ne le seront pas» (p. 317). «Les contre-offensives pourront partir des régions fortifiées» (pp. 317, 318).

Dans les régions difficiles on peut se contenter de «destructions soigneusement préparées en temps de paix» (p. 322). Le Rhin a une largeur de 300 à 500 mètres en Alsace. Il y a peu de points où l’on peut le traverser (p. 324). «La mise en place d’une excellente artillerie d’interdiction à longue portée, avec des observatoires, des transmissions et une organisation du tir très perfectionnée, paraît ainsi être l’essence même de la défense du Rhin» (p. 326), avec en plus, le long du fleuve, des travaux de campagne, construits en partie en temps de paix (p. 327).

Une telle défense «n’indique pas des intentions forcément défensives et se prête fort bien de notre part à une tentative de passage de grand style». Elle obligera l’ennemi à maintenir le long du fleuve des forces assez importantes, et elle découragera des attaques.

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Cette impression que produit la fortification n’est pas un de ses moindres avantages (pp. 327, 328).

Entre le Rhin et Longwy on peut construire des fronts dont les flancs sont protégés par le terrain. «L’Ardenne ne verra que des forces et des combats secondaires» (p. 336). Entre Longwy et Maubeuge on peut donc se contenter de destructions profondes de 50 km. Là il ne juge pas nécessaire une fortification permanente. «Les destructions ne s’improvisent pas. Il faut donc les préparer en temps de paix en tous détails et organiser, problème difficile, une mise en œuvre instantanée et sûre. Il ne faut surtout ne pas craindre de prévoir le pire» (p. 343). Ces destructions ne concernent pas uniquement les ponts, mais tout : voies ferrées, routes, chemins. Ces destructions doivent être totales, de sorte que tout le terrain soit impraticable. Mais les destructions ne se défendent pas d’elles-mêmes. Elles servent uniquement à retarder l’ennemi.

Chauvineau distingue donc trois fronts, selon le terrain.

1) De la mer à Maubeuge. 2) De Maubeuge à Longwy. 3) De Longwy à la Suisse.

Le front n° 3 couvre le terrain où l’on a construit la ligne Maginot, dont la conception est rejetée par Chauvineau. Il y installe, sur les quelques points où le passage est possible, de l’artillerie lourde qui peut tirer en Allemagne, nécessaire pour préparer une offensive française et pour empêcher la concentration allemande en vue d’une offensive. Dans cette région-là le terrain se prête à l’organisation de positions dont les flancs sont appuyés par le terrain ; de grosses œuvres, «le colossal», ne sont pas nécessaires. C’est ce que conseille Clausewitz.

Quand on projette ses idées pour les fronts 1 et 2 sur la carte, on voit qu’ils couvrent par leur profondeur presque toute la région située au nord de la ligne Somme-Oise et jusqu’à Verdun. Le champ de bataille sera là, sur un terrain bien préparé d’avance, et non en Belgique sur une ligne défensive improvisée et sans profondeur, comme Gamelin l’avait envisagé.

L’exécution de ce plan rend impossible le plan de campagne allemand de 1940, Fall Gelb IV. C’est à l’état-major allemand d’en concevoir un autre, et grand bien lui fasse.

Mais, mais, mais…

Imaginez qu’un gouvernement français présente au Parlement, qui a son mot à dire, un Livre blanc, contenant le plan de Chauvineau. Ce document doit forcément contenir aussi un plan prévoyant l’évacuation de toute la région située au nord de la ligne Somme-Oise-Verdun ansi que la délocalisation de son industrie vers le sud de la France, où, encore mieux, vers l’Afrique du Nord, comme Rougeron le propose. Les réactions seraient trop évidentes pour les évoquer. Certes, on veut bien être défendu. Mais pas chez soi, plutôt en Belgique. Merci de votre compréhension.

Or, en 1940, presque toute la région s’est vidée de sa population, en grande partie dans le désordre. Un certain nombre de villes sont partiellement détruites, ainsi qu’une partie de l’industrie. Ce qui était encore intact est tombé aux mains de l’ennemi.

Regardons maintenant le front n° 1. Là aussi Chauvineau suit les conseils de Clausewitz. «Là où le danger est le plus grand est sans contredit la trouée de la Sambre, qu’il faut barrer parce que c’est la voie qui conduit directement sur Paris et qui possède la meilleure liaison avec l’intérieur de l’Allemagne. […] Dans cette région centrale, nous ne pouvons employer que les groupes fortifiés, la position permanente continue nous ayant paru trop fragile» (p. 338).

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Il s’agit de la région Maubeuge-Valenciennes-Cambrai-Avesnes où il veut construire des forteresses de dimensions restreintes. Il donne un exemple d’une pareille organisation :

« Commencée sous la forme d’un simple quadrilatère, elle s’étendrait avec le temps. Elle fournirait au commandement :

1) des interdictions étendues des voies de communication dans et aux abords de la région fortifiée. Conséquence : l’ennemi ne pourra pas traverser la zone de 70 à 80 km de large battue par les feux des groupes fortifiés. Il devra soit passer à côté, soit l’attaquer. Passer à côté, c’est justement ce que désire le défenseur, puisque cette hypothèse est la base de sa manœuvre. Attaquer, c’est renoncer à la vitesse, c’est accorder au défenseur le délai qui va le sauver. Il ne reste à l’assaillant qu’une ressource, c’est d’attaquer et de déborder en même temps. Mais qu’on se représente les moyens qu’il faudra engager (et engager vite) dans pareille opération, où celui qui attaque est handicapé fortement. Le bénéfice que tirera le défenseur de son organisation permanente va jouer à plein et peut-être faire pencher la balance de son côté.

2) des débouchés, grâce à un choix judicieux des emplacements fortifiés.

Des destructions complétant l’action du canon d’interdiction feront obstacle à l’attaque des groupes fortifiés par les très gros calibres, les seuls qu’ils puissent redouter.

[…] Des forces actives opérant dans cette zone organisée créeront avec de faibles effectifs de grandes difficultés pour l’assaillant» (pp. 339, 340), où, comme Clausewitz l’écrit: «Avec peu de ses combattants détruire beaucoup d’ennemis à l’intérieur de la position (2.6.9). »

Reste le front n° 2. Au chapitre 33, on a déjà vu des exemples d’une zone de destructions. Chauvineau y ajoute la destruction des voies ferrées, qui sont surtout utiles à l’envahisseur. Il faut souligner que Chauvineau veut préparer la destruction totale.

Cela inclut : écluses, localités, inondations, incendies, déboisements, lignes télégraphiques et téléphoniques et leurs centrales, installations hygiéniques et sanitaires, puits, fontaines, conduites d’eau, stations-service. Les Allemands le firent en 1917, quand ils se

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replièrent sur la ligne Siegfried (ou Hindenburg). On trouve tout cela dans les règlements français sur les destructions et l’organisation du terrain. Mais en 1940, rien ne fut fait.

Chauvineau a développé dans son livre une idée nouvelle: la construction d’une fortification de campagne en béton, préfabriquée. Déjà à la fin du XIX

e siècle, des immeubles

préfabriqués furent construits aux États-Unis, notamment à New York ; quelques-uns existent encore. L’acheteur décidait de la superficie et de la hauteur. Leur construction fut faite sur place par des éléments métalliques préfabriqués, comme le Meccano. Et pourquoi pas de petits fortins préfabriqués aussi?

Or, son plan pour la défense des frontières est rejeté. On commence la construction de la ligne Maginot, ce «colossal», justement là où la France est le mieux protégée par un grand fleuve, des ouvrages qu’il juge inefficaces et qui finalement ne serviront à rien.

Sur la frontière belge on place quelques casemates, sans continuité ni profondeur. Aucune destruction sérieuse n’est préparée. Mais Chauvineau ne se décourage pas : il est convaincu qu’il est encore possible d’éviter une nouvelle invasion et une guerre de positions dans de minables fortifications de campagne, improvisées sous le feu ennemi, dénuées de réelle protection, même contre la pluie, sans parler d’obus ennemis comme ce fut le cas pendant la Grande Guerre.

Il faut protéger le combattant. Seul le béton en est capable. Et on peut exploiter les progrès énormes, réalisés par la construction civile dans le domaine de ce matériau. On peut construire plus rapidement.

Il ne veut pas de grands ouvrages de 250 m3 à l’épreuve du canon de 220, qui exigent

une grande masse de béton, mais de petits abris actifs à l’épreuve du 75 ou du 105, équipés d’une mitrailleuse ou d’un canon anti-char, d’un volume de 30 à 50 m

3, aisément

camouflables aussi bien contre les troupes au sol que contre l’aviation, le créneau se trouvant presque au ras du sol. Les abris seront construits en série et standardisés. Leurs éléments nécessaires, coffrages métalliques, créneaux de tir en acier spécial à boulonner sur les coffrages, seront approvisionnés à l’avance.

Leurs emplacements seront déterminés en temps de paix. Là sera stocké le matériau pour leur construction et aussi des bétonneuses mobiles.

Ainsi peut-on très vite construire, là où un danger menace, une position dont la profondeur augmente rapidement. On y ajoute des barbelés et des mines et ainsi on obtient justement la position, estimée par Guderian comme très difficile à percer (AP!, p. 200).

Chauvineau a chiffré le coût d’une position linéaire de Dunkerque à Bâle. Vu ses idées sur la défense (profondeur! terrain!) il doit être évident pour tous qu’il ne veut nullement construire une telle ligne. C’est son goût du paradoxe, destiné à démontrer qu’une position linéaire le long de toute la frontière de la France selon son système est beaucoup moins chère que la ligne Maginot, sans profondeur, qui ne couvre qu’une partie.

Clausewitz, qui définit le but de la guerre comme la destruction des forces ennemies (1.1.2), condamne la ligne Maginot en ces termes : «Une forteresse, qui par ses ouvrages interdit même l’idée de la conquérir ne sera pas attaquée, et par conséquent ne détruit pas de forces ennemies» (2.6.6). On a vu que Chauvineau condamne ces «rocs imposants et solides, inutilement grandiloquents, d’un rendement défectueux des crédits engagés».

Bouley résume les défauts de cette ligne ainsi :

«1) Disproportion entre le volume du béton et le nombre des armes : elles sont rares.

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«2) La portée des armes est réduite. Aucune ne peut agir au loin. Ce n’est jamais une artillerie à grande portée, capable de retarder l’approche de l’assaillant, de prendre à partie l’artillerie ennemie (contre-batterie), de harceler ou d’interdire les communications sur les arrières de l’adversaire.

«3) Aucun tube de DCA n’arme les ouvrages. «4) L’armement des ouvrages fortifiés, remarquable contre l’infanterie, est à peine

passable contre les chars. «5) L’organisation des ouvrages n’a pas de profondeur. «6) Confiante dans son béton et dans son barrage général, elle laisse approcher sans

réagir ; elle ne tue qu’à terre et de près» (p. 109).

Il faut y ajouter que les troupes qui occupent les ouvrages en permanence, sont complètement immobiles. Alors que les combats font rage partout en France, elles ne peuvent qu’attendre qu’un ennemi veuille bien venir les attaquer. Et pendant des périodes prolongées les soldats ne voient ni lumière du jour, ni femmes, ce qui n’est pas bon pour le moral. Celles-ci rendent par leur présence même la guerre un peu moins inhumaine. Mais le haut commandement français ne voulait pas de femmes en uniforme.

Au sujet des «nouveaux fronts» dont la construction face à la Belgique commença en 1933 à Montmédy, Maubeuge et Valenciennes, Bouley remarque : «Ce sont des simulacres d’organisations fortifiées, presque toujours dépourvus d’artillerie […] Les soi-disant “fronts du Nord” manquent de continuité, de densité, de puissance et de toute clarté dans la conception» (pp. 155, 156). Le reste, en 1936, fut livré aux improvisations, aux fantaisies, aux “petits blocs”, en un mot» (p. 122). Ils sont «une véritable perversion de l’idée de fortification» (Truttman, p. 518), «incapables de tenir sous les coups d’attaques modernes» (Tournoux, p. 145).

Quant à la ligne Maginot, étant indestructible, elle se prépare à être classée Monument historique.

De Gaulle a écrit en 1925 une belle étude sur Le rôle historique des places françaises. On y trouve de nombreux éléments inspirés de ce qu’il a appris de son professeur Chauvineau, quand, élève à l’École de guerre, en 1922, il assistait à ses conférences. «La fortification de son territoire est, pour la France, une nécessité permanente» (p. 7). Il le répète dans sa note, remise à Paul Reynaud en juillet 1939 : «Opposer à l’assaillant sur la frontière du Nord-Est des troupes bien préparées, étayer de forteresses solides la résistance et la manœuvre de cette couverture, tel fut de tous les temps, tel doit être aujourd’hui, l’article premier de la politique française» (Lettres, notes et carnets juin 1940-juillet 1941, p. 437).

«Au Nord, écrit-il dans son étude, le terrain provoque l’invasion» (p. 4) par «la redoutable voie de la Sambre et de l’Oise» (p. 10), et tout au long de l’étude il souligne l’importance de fortifications justement à cet endroit-là. «La Grande Guerre surprit donc une France dépourvue de fortifications permanentes sur sa frontière la plus vulnérable, celle du Nord, et privée de places de seconde ligne. Il n’est pas exagéré de dire que cette situation fut une des causes principales de l’invasion.» Ainsi commence-t-il le chapitre VII, où il expose le rôle des fortifications et l’importance de leur absence pendant la Grande Guerre. Toul-Verdun et Épinal-Belfort d’une part, et «sur 250 km de Dunkerque à Montmédy seulement Maubeuge, peu moderne et mal armée».

Chauvineau écrit que la fortification est un moyen dont la propriété est l’impression qu’elle produit. De Gaulle : un des moyens, qui agissent «par l’impression qu’ils produisent» (p. 47).

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Par la suite de Gaulle souligne l’importance de Paris et Verdun pour la bataille de la Marne, et de Verdun en 1916 : «Une fois de plus la France allait successivement y souffrir du dogmatisme absolu d’une théorie qui condamne les fortifications permanentes et s’y féliciter du pratique bon sens qui conduit à les employer» (p. 52).

Après la lecture de cette étude on ne peut que conclure que le capitaine de Gaulle était un bon élève du lieutenant-colonel Chauvineau.

CHAPITRE 73

Le chemin de fer

Sur le continent européen, les Belges étaient les précurseurs. Le 1er

mai 1839 fut adoptée une loi préconisant la construction d’un réseau ferroviaire cohérent, étatique, uniquement destiné à une utilisation pacifique. Un an plus tard, le premier train, transportant passagers et fret, roulait entre Bruxelles et Malines. Le reste de l’Europe suivit en tâtonnant. Mais cela changea rapidement, et, en 1845, Théophile Gautier, après un voyage en train de Bruxelles à Anvers, soupira : «Le chemin de fer est maintenant à la mode ; c’est une manie, un engouement, une fureur! Mal parler du chemin de fer, c’est vouloir s’exposer de gaieté de cœur aux invectives agréables de messieurs de l’utilité et du progrès ; c’est vouloir se faire appeler rétrograde, fossile, partisan de l’Ancien Régime et de la barbarie, et passer pour un homme dévoué aux tyrans et à l’obscurantisme. Mais dût-on m’appliquer le fameux vers de M. Andrieux :

“Au char de raison attelé par-derrière, je dirai hardiment que le chemin de fer est une assez sotte invention” Zigzags, pp. 95-96).

Certes, le confort des trains de cette époque était encore assez rudimentaire, et peut-être aurait-il changé d’opinion s’il avait connu les trains de luxe d’avant la Deuxième Guerre mondiale, ou les Trans-Europ-Express de l’après-guerre, dont ceux qui les ont connus se souviennent avec nostalgie. Des fauteuils confortables, où on était assis les uns en face des autres, favorisant des conversations et parfois des rencontres très agréables, de l’espace pour les jambes, des voitures-restaurant entre Bruxelles et Paris où on déjeunait au lieu de taper farouchement sur une machine, de bons vins ou du champagne, salons fumeurs et non-fumeurs. Ah, l’Étoile du Nord, ah, l’Oiseau bleu, ah le bon vieux temps! Les trains aujourd’hui à la mode sont tout juste bons pour des messieurs de l’utilité et du progrès.

Or, la vitesse était, depuis Sun Tzu, l’essence même de la guerre, et la rapidité de mouvement passant de 5 à 30 km/heure, le nouveau moyen de transport était d’un grand intérêt pour la défense nationale.

Ce fut un économiste allemand, Friedrich List, qui publia en 1834 un article «Deutschlands Eisenbahnsystem in militärischer Beziehung» (le réseau ferroviaire allemand d’un point de vue militaire). Pendant un séjour aux États-Unis, il avait constaté le développement rapide du train dans ce pays et les dividendes confortables perçus par les actionnaires. Étant adhérent de la stupide et antidémocratique idéologie libérale, qu’on nomme aujourd’hui «mondialisation», il favorisait le privé, et, bien conscient de l’importance du train pour l’armée, il jugeait que l’intérêt de l’État et celui des actionnaires pourraient s’unir facilement.

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La situation politique allemande de l’époque étant défavorable à une guerre d’agression, le réseau devrait être construit en vue d’une guerre défensive. Par ailleurs son opinion était que la vitesse favorisait surtout la défense. On pouvait vite acheminer des troupes au point menacé. Ainsi proposa-t-il un réseau pour l’Allemagne, qui n’existait pas encore en tant que pays unifié, tout un réseau de l’est à l’ouest et du nord au sud, intéressant aussi bien le commerce qu’une politique de guerre.

Etant économiste, les intérêts des actionnaires ne lui ont pas échappé. Ayant pris en compte le poids d’un fantassin avec son arme, il chiffre le prix du transport de 100.000 hommes sur une distance de 100 miles allemands. Le transport de la cavalerie avec chevaux, artillerie, munitions, vivres, est moins cher par le train que par la route, chiffres à l’appui, et plus rapide. Une aubaine pour les actionnaires!

Le plus beau dans tout cela est qu’un tel réseau de transport rapide «favorise uniquement la défense. Agir défensif sera dix fois plus facile, agir offensif sera dix fois plus difficile». Il n’y aura plus de guerres d’invasion, même plus de guerres du tout! Et il termine en rassurant les capitalistes : même en cas de guerre, les destructions de leurs propriétés ne seront pas significatives. En investissant dans les chemins de fer, ils peuvent non seulement mettre leurs propriétés et leurs revenus en sécurité, mais aussi contribuer à éliminer la guerre elle-même à jamais («den Krieg selbst tot zu machen»).

List s’occupait aussi des chemins de fer français. A ce sujet, il publia un certain nombre d’articles en allemand et en français, et il fut plusieurs fois reçu par le roi Louis-Philippe.

En France ce furent les militaires qui s’intéressèrent au sujet, notamment le général Pellet. En 1842, fut adoptée «une loi qui définit la trame du réseau français», suivant l’avis du général. (Puig, dans Armées et chemins de fer en France, pp. 37-49). List et lui avaient ceci en commun que leur réseau était prévu comme purement défensif. Pellet se souvenait de l’invasion des Alliés en 1814, List des invasions françaises napoléoniennes. Mais «la ligne parallèle à la frontière de Francfort à Kehl et à Bâle fut jugée par Pellet comme offensive» (Puig, id.), et par List comme défensive! Naturellement elle était les deux à la fois. Ils étaient unanimes à considérer la vitesse favorable à la défense (comme Clausewitz et Chauvineau).

Contrairement à de Gaulle et Guderian, Chauvineau, lui, s’est intéressé au train. «Entre 1870 et 1914, un événement capital s’est produit dont la répercussion sur la stratégie est restée incomprise : l’apparition des moyens de transport rapides, chemins de fer et plus tard automobiles. En 1870, les transports ferroviaires avaient encore peu de rendement […] (et) devaient plutôt masquer aux militaires l’immense intérêt du nouveau moyen de manœuvre (c’est moi qui souligne) mis à leur disposition» (p. 23).

Naturellement il évoque la bataille de la Marne, exemple phare d’une manœuvre stratégique défensive ferroviaire, exécutée par Joffre.

Les Allemands marchent à pied, et «en face, nous voyons, au contraire, une armée qui est chez elle, dotée de voies ferrées et de routes intactes, et par suite capable de déplacer ses effectifs dix fois plus vite que son adversaire. […] Aussitôt que ceux-ci mettent en jeu leur rapidité plus grande de déplacement, caractéristique de la défensive moderne, le plan (Schlieffen) est par terre et l’initiative passe automatiquement dans le camp du défenseur sans que l’assaillant y puisse rien! (p. 26). Or, le flanc droit allemand est à découvert, et Joffre, dont le «grand calme ne sera pas l’une des moindres causes de la victoire» décide «de retirer des troupes à droite et de les transporter en chemin de fer à gauche» (p. 18). Après la bataille Joffre aurait dit : «On ne gagne plus les batailles avec les pieds, on les gagne avec des locomotives…» Les «taxis de la Marne» sont plutôt anecdotiques. Chauvineau n’en parle pas.

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Mais il confirme par cet exemple la justesse de l’opinion de Pellet et de List : la vitesse favorise la défense. Le train ne pouvant arriver partout et la puissance du moteur ayant fortement augmenté depuis 1914, ce dernier fournissait la possibilité au défenseur d’amener «à toute vitesse ses renforts […] infanterie, artillerie mobile, unités d’engins anti-chars, enfin tous ses chars disponibles. Ces derniers vont lui permettre de “déclencher” une contre-offensive […] avec une facilité qui contraste avec les difficultés de l’assaillant» (p. 97).

Pour la mobilisation et la concentration, le transport par chemins de fer était indispensable. En 1870 seuls les Allemands en faisaient un bon usage, et pouvaient ainsi porter la guerre tout de suite en France. List n’était plus là pour constater que la situation politique allemande avait bien changé et que le chemin de fer pouvait être utilisé aussi bien de façon offensive que défensive.

En 1868 déjà, le plan d’attaque allemand était prêt. En vue de son exécution, un indicateur pour les trains militaires fut préparé, des gares régulatrices aménagées, les réservistes pourvus d’un billet de train pour leur destination. Les compagnies de chemin de fer devaient disposer d’un nombre suffisant de locomotives, voitures et wagons. Une telle préparation est compliquée et prend beaucoup de temps. On ne peut modifier un tel plan à l’improviste. Le début de la Grande Guerre fut préparé quelques années plus tôt par toutes les grandes puissances, et le jour fatidique, partout en Europe, roulaient les trains militaires selon un plan déterminé. Cette fois, c’était également le cas en France où l’on avait tiré la leçon de l’échec de 1870.

Au cours de l’été 1939, en Allemagne les trains roulaient seulement en direction de l’est. La mobilisation ne fut pas officiellement annoncée. Les réservistes reçurent l’ordre personnellement par la poste avec leur billet de train. En France, les trains roulaient normalement selon l’horaire d’été. On partait en vacances. L’indicateur militaire entra en vigueur seulement en septembre.

En vue de la concentration pour l’offensive Schlieffen en 1914, les Allemands avaient construit une dizaine de gares régulatrices le long des frontières belge et luxembourgeoise, où elles existaient encore en 1940 (voir carte). L’indicateur de la Reichsbahn était prêt, ainsi ont-elles servi pour les concentrations allemandes du 17 janvier et du 9 mai de cette année. L’intégration du réseau luxembourgeois à l’allemand fut effectuée avant le soir du 10 mai.

Dans la cinquième partie, on verra le rôle décisif du train pour l’acheminement des quantités considérables de tout ce dont l’armée avait besoin, de l’Allemagne jusqu’aux gares françaises les plus proches du front.

Pour le transport sur de moyennes et de longues distances le train est incontestablement le plus performant, le plus rapide, le plus sûr et le moins coûteux. Les militaires en étaient bien conscients, même si, après la guerre, la SNCF l’a un peu oublié. Le premier souci des militaires fut toujours de rétablir le réseau ferroviaire en pays conquis. Ainsi aux Pays-Bas, en Belgique et dans le nord de la France, avant la deuxième phase de leur offensive, début juin, le réseau était capable d’assurer le ravitaillement en munitions, et notamment en carburant en wagons-citernes, mais on transportait peu de vivres. Les soldats allemands et leurs chevaux mangeaient français.

En Union soviétique il fallut adapter les voies ferrées à l’écart allemand pendant la première phase de la campagne, une tâche assez facile. Mais le réseau n’était pas dense, ce qui gêna considérablement la logistique. Quand l’offensive passait du côté soviétique, le travail était beaucoup plus compliqué parce que les Allemands disposaient d’un système capable de détruire rapidement les traverses. Derrière le front, hors de portée de l’artillerie adverse, furent construites des gares régulatrices avec des magasins pour stocker les

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approvisionnements afin d’éviter que les wagons ne restent là au lieu d’être déchargés immédiatement. Ensuite le transport fut effectué par camions.

Après la Grande Guerre, apparut un ennemi du train : l’avion. Il pouvait causer des destructions aux points névralgiques, ponts, viaducs, emplacements, plus difficilement réparables que des dégâts sur les routes. La mobilisation pourrait être considérablement gênée, ainsi que la concentration. Mais en 1939, ce ne fut pas le cas. Les mobilisations allemande et française purent se dérouler sans encombre. La concentration allemande en 1940 aussi.

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LIVRE IX

ARMES COMBINEES

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CHAPITRE 74

Introduction Le cheval a eu droit à un chapitre spécial à cause du peu d’attention que

l’historiographie lui a consacré. On a vu son rôle à travers toute l’histoire militaire. Dans les troupes rapides qui faisaient partie de nombreuses armées, soit comme cheval de selle, soit comme cheval de trait, traînant d’une part des chars de combat, d’autre part comme moyen de locomotion pour canons et fourgons. On a vu qu’il a perdu son rôle de selle au début de la Grande Guerre mais qu’il a gardé son rôle de trait pendant la Deuxième Guerre mondiale, la grande industrie étant bien capable d’armer des millions de personnes, mais non de les motoriser toutes. Cependant, tout comme durant la Première Guerre mondiale, des millions de soldats se sont battus pendant la Seconde. Le cheval était donc indispensable, surtout au début de cette dernière, pour la logistique de tous ces millions d’hommes.

Une autre arme à laquelle un chapitre spécial est consacré, c’est l’avion, et on a vu qu’il en existe deux catégories : d’une part le bombardier stratégique, qui, contrairement à toutes les autres armes, est uniquement offensif, et d’autre part tous les autres avions. On a vu aussi que seul le bombardier stratégique peut effectuer des raids autonomes étendus, sans se soucier de ses arrières. Il est même capable d’ouvrir tout seul un front de bataille dans les airs. Les autres avions en revanche –excepté les chasseurs dans certains cas - agissent toujours en coopération avec les troupes au sol. Avec toutes les troupes au sol, qui, elles aussi, agissent ensemble.

L’avion fit son entrée dans la Grande Guerre dès le début, quand sa vitesse n’excédait pas 140 km/heure et son plafond 3000 mètres. Le Nieuport de 1918 atteignait un plafond de 8200 mètres et 236 km/heure, une vitesse impossible au sol. Le progrès technique se poursuivit rapidement. En 1939, il y avait des vitesses de plus de 700 km, et des plafonds de 12.000 mètres.

Une autre arme nouvelle était née au cours de la guerre, et fut pour la première fois employée en 1916, le char. C’était un canon, monté sur un tracteur. Le fabricant de ces engins, Caterpillar, l’avait proposé au début du siècle à tous les états-majors du monde. Personne n’en voulait. Ainsi fut-il de nouveau inventé en France et en Grande-Bretagne pendant la guerre, et, cette fois, on était favorable à son développement en France. L’état-major britannique, lui, ne le voulait toujours pas, mais Churchill était impressionné. Étant ministre de la Marine il disposait de fusiliers-marins et il donna l’ordre de construire de tels engins, d’abord sous le nom de code Water-Carrier, mais les lettres W.C. causant pas mal d’hilarité on changea le nom de code en Water-Tank. Et « tank » devint son nom.

Le char, le nom français, était d’abord destiné à un transport plus facile pour l’artillerie, mais on se rendit vite compte qu’il pouvait traverser des tranchées et se frayer un passage à travers les fils de fer barbelés. Protéger le combattant n’était pas nouveau, et l’engin

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fut pourvu d’un blindage. Il roulait à 5 km/heure et devait percer la ligne ennemie. L’infanterie devait suivre de près, et exploiter la percée. À la fin de la guerre, le char roulait toujours à 5 km/heure. Les chars allemands de 1940 avaient une vitesse de 40 km/heure sur la route et sans combat, quelques types français aussi. C’était beaucoup moins qu’une voiture. Et de très loin inférieure à l’avion.

Or, je le répète, la motorisation et les armes modernes changent seulement le caractère de l’exécution, mais elles ne changent pas les principes de la stratégie. Un bon vieil exemple de ces principes est la concentration des forces.

Selon ce principe, il faut concentrer les chars en divisions, et en cas de besoin en un ou plusieurs corps d’armée ou en une armée. Au chapitre 3 on a vu que les deux principes fondamentaux d’un plan de guerre, selon Clausewitz, ne sont pas seulement «agir aussi vite que possible», mais également «agir aussi concentré que possible». Donc concentration de toutes les forces, qui doivent agir ensemble. Les Soviétiques et les Allemands l’ont compris dès le début. Les Français, qui avaient employé leurs chars en masse dans la Grande Guerre, les ont ensuite dispersés dans l’infanterie.

CHAPITRE 75

Incompréhension du char et contrevérités de De Gaulle Le plus connu de ceux qui propageaient en France la formation de divisions blindées

fut Charles de Gaulle. Malheureusement il a fortement surestimé les capacités du char. Au début des années 30, il avait écrit un livre, publié en mai 1934, intitulé Vers l’Armée de métier (AdM). C’est un exemple de la façon dont on peut défendre une bonne cause (la formation de divisions blindées) d’une manière très malencontreuse. En étudiant ce livre et en le comparant avec Achtung, Panzer! de Guderian, on a l’impression qu’il n’a jamais vu de char de sa vie quand il écrit cet ouvrage. Il rejette notamment le principe de concentration de forces. Ses divisions blindées ne sont pas intégrées dans l’armée déjà existante, qu’il appelle avec dédain «la masse», mais elles forment une armée à côté d’elle, composée de soldats de métier, qui sont des soldats «d’élite», et cette armée peut agir de façon autonome. Par conséquent de Gaulle ne s’occupe pas de la logistique. Ainsi rejette-t-il aussi le principe des armes combinées.

Une critique détaillée de ce livre étant hors contexte dans une étude sur la défaite de la France en 1940, il sera seulement évoqué en relation avec la campagne, qui fut justement exécutée avec «Armes combinées».

«Livrer bataille toutes forces réunies, c’était un axiome rigoureux […] Le corps de manœuvre de l’avenir échappera à ces servitudes», écrit de Gaulle. «La continuité des fronts, les délais nécessaires aux préparatifs […] charnières, bretelles, soudures, colmatage, recul élastique», tout cela est terminé, et «des raids étendus seront possibles», veut-il croire (AdM, pp. 155-157). La campagne de l’Est, le front principal en Europe, où l’Armée rouge a écrasé la Werhmacht, lui a donné complètement tort (voir chapitre 2).

Dans ses Mémoires, lorsqu’il évoque la campagne de 40 il persiste dans son erreur, et prétend que ce fut une offensive «de bout en bout menée par les forces mécaniques et par l’aviation, la masse suivant le mouvement sans qu’il fût jamais besoin de l’engager à fond» (p. 28). En d’autres termes : ce fut un raid étendu autonome comme je l’ai prévu, et

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l’infanterie n’a servi à rien. Cela implique : les Alliés ne se sont pas défendus. Ceci est une insulte scandaleuse pour tous ceux qui se sont défendus courageusement. Et on verra dans la cinquième partie que l’infanterie allemande a dû livrer de durs combats, parfois jusqu’à l’épuisement, contre l’infanterie alliée.

Mais aux pages 35-38 de ses mémoires, il se contredit par le compte rendu qu’il fait de sa tentative avortée pour reprendre la tête de pont à Abbeville. Là en effet, après le passage d’éléments de la 2e division blindée allemande, sans le moindre combat, la 2e division motorisée s’était installée sans coup férir et avait organisé le terrain en creusant des tranchées, des charnières et des bretelles, en posant des fils de fer barbelé et des mines, et en aménageant des positions pour l’artillerie et les mitrailleuses. Elle fut relevée par la 57e division d’infanterie, qui fut, au cours des derniers 40kms, en partie acheminée par les camions de la 2e. Cette division était de la 2e Welle, mobilisée en août 1939, donc pas une division d’active, mais entraînée au cours de l’hiver, quand elle fut incorporée au XXXVIII AK, formé pendant l’opération. Un de ses régiments occupa la tête de pont de Sainte-Valérie, à 13 km à l’ouest d’Abbeville. Selon ses Mémoires, De Gaulle attaqua «un front continu», incontournable, avec 140 chars, 6 bataillons d’infanterie et 6 groupes d’artillerie, donc : «Armes combinées»! Il ne parle pas de génie.

Ce fut exactement comme lors de la Grande Guerre. A cause du mauvais temps, aucun des adversaires ne disposait de l’aviation.

Il cite, extraite de l’œuvre du Major Gehring, appartenant à la 57e division, une partie des pages 87 et 88, correctement traduite mais tronquée. L’infanterie allemande fut bien engagée à fond. Voici ce que dit Gehring ; les phrases soulignées par moi ont été supprimées par de Gaulle :

«Une profonde terreur des chars a pénétré les membres des soldats. Mais ça passe. L’exemple déterminé (du général qui était en première ligne) et le fait, que les Panzer, qui ont percé la ligne, ont été détruits quand même par des mines, par l’artillerie de campagne et par des grenades à main, redonne à tous le moral. Certes, les pertes étaient lourdes, certes presque chacun a perdu un camarade bien cher, mais le sentiment d’affliction et de fatigue se change graduellement en un sentiment de vengeance, un sentiment d’une rage acharnée et tenace.» Ainsi peut-on faire dire à l’auteur le contraire de ce qu’il a écrit.

«Le 20 novembre 1917, écrit Chauvineau (pp. 92, 93), premier jour de l’attaque anglaise sur Cambrai, deux pièces allemandes de 77 furent sorties de leur position de batterie dans le village de Flesquières et amenées rapidement à la lisière de ce même village d’où elles mirent en quelques instants hors combat 15 chars anglais qui opéraient de ce côté.»

Guderian a évoqué ce combat aux pages 73 et 74 de son livre, ainsi que Nehring (p. 38).

Chauvineau conclut qu’un obus, qui ne coûte presque rien, peut détruire un char qui coûte cher. Nehring estime indispensable que l’artilleur dispose de nerfs solides. Guderian, lui, conclut: «L’infanterie est parfaitement capable de tenir un grand nombre de positions contre des blindés, pourvu que ces positions soient bien évaluées et exploitées alors que des chars tout seuls ne peuvent pas toujours annihiler complètement une défense de l’infanterie» (p. 74).

Abbeville a confirmé Flesquières. Chauvineau affirme que «l’une des forces du char réside dans la “peur” qu’il inspire», mais aux pages 105-106, il souligne que l’apparition de chars amis donne le moral à l’infanterie. L’effet moral est aussi évoqué par Guderian (AP! p. 181) : «L’effet des Panzer est naturellement le plus grand contre des positions qui sont

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incapables de se défendre», constate celui-ci (idem). Chauvineau est d’accord : «Assurément, contre celui qui n’a pas les moyens de se défendre, le char fera merveille» (p. 94).

On ne peut nier que la 57e division fut engagée à fond. Elle n’était pas la seule. On peut sourire de la tentative enfantine de De Gaulle de cacher les faiblesses du char contre une position de campagne, construite en une semaine et défendue par deux régiments d’infanterie. Mais beaucoup plus grave est ce qu’il écrit sur les événements de Belgique. Trois divisions blindées, «accompagnées de deux motorisées et opérant dans les Pays-Bas et le Brabant, où les Alliés disposaient de l’armée hollandaise, de l’armée belge, de l’armée britannique et de deux armées françaises, jetaient dans cet ensemble de 800.000 combattants un trouble qui ne serait pas réparé» (p. 29). Ce nombre est exagéré. Il n’y avait pas de troupes hollandaises en Belgique. Et c’est complètement faux. En fait, la Heeresgruppe B disposait en Belgique de 25 1/3 de divisions d’infanterie, dont 2 1/3 motorisées. On a l’impression que ces dernières parcourent dans leurs camions (non chenillés) le champ de bataille, tirant dans toutes directions. En réalité, elles se battent comme l’infanterie normale. Les trois divisions blindées agissaient ensemble avec l’infanterie. Au total 400.000 combattants, en coopération avec la Luftflotte 2, qui devaient être engagés à fond contre une défense alliée opiniâtre.

Je donne un seul exemple d’un tel combat, vu par un officier allemand de la 35e ID,IVe AK, 6e Armee H.Gr.B : «La voie ferrée Ottignies-Saint-Armand s’avéra un obstacle inexpugnable pour nos chars. Les faibles brigades de dragons portées seules ne furent pas capables de briser la résistance ennemie et de dégager le chemin pour les brigades de blindés […]. L’attaque fut suspendue. Elle ne devait pas être poursuivie avant le 17 mai, après avoir méthodiquement aligné la 35e ID à droite, la 3e division blindée au milieu et la 2

e ID

motorisée à gauche». Ce fait est confirmé par un message de l’OKH à la H.Gr.A. (Jacobsen, Dok., p. 33).

Cet événement nous apprend ceci :

1) Les Alliés (probablement des Français, vu l’endroit) ont monté une défense sur une position non préparée, contre laquelle une division blindée s’est avérée impuissante.

2) Cette division a attaqué avec toutes ses armes, ses chars et son infanterie avançant ensemble.

3) Sa dotation en infanterie était trop faible. 4) Elle a eu besoin de deux divisions d’infanterie pour briser la résistance de

l’adversaire. 5) L’infanterie motorisée, acheminée par la route en camions, est descendue de ses

véhicules à quelque distance en arrière du front, s’est mise en ordre de bataille et a mis son artillerie (36 pièces de 105 et 18 de 150) en batterie en même temps que son homologue à pied, (avec la même dotation en artillerie) ; elle s’est battue comme une division normale dans une attaque méthodique.

6) De Gaulle a écrit un non-sens.

Page 29 de ses Mémoires, il écrit encore : «Le 18 mai, ces sept Panzers étaient réunies autour de Saint-Quentin, prêtes à foncer, soit sur Paris, soit sur Dunkerque.» Mais diable ! Pourquoi, ne l’ont-elles pas fait ? Ce jour-là, seules les 1ère et 2e Pz se trouvaient à Saint-Quentin, la 10

e était 25 km au sud, et les 6e et 8e Pz, 38 km au nord-est, toutes attaquant en

direction ouest. Pas question de foncer sur Paris ou sur Dunkerque. On était encore en train de foncer sur la côte.

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Inutile de dire que même les 10 Pz réunies n’étaient pas capables de «foncer sur Paris» et de mener la deuxième phase de l’offensive, la conquête de toute la France, jusqu’au bout toutes seules. Aucun char n’est entré dans Dunkerque. La ville fut prise par l’infanterie.

L’affirmation de De Gaulle, dans ses Mémoires (p. 28), selon laquelle l’offensive allemande fut «de bout en bout menée par les forces mécaniques et par l’aviation» est une contrevérité. Au fond, de Gaulle était un romantique. Il regrettait «les opérations des grandes cavaleries de jadis», et il croyait qu’on pourrait les faire revivre par le moteur. Peut-être a-t-il voulu faire croire à ses lecteurs qu’il avait raison, que l’offensive allemande avait été un «raid autonome de blindés et d’avions» et que «les masses» n’ont servi à rien. Peut-être l’a-t-il cru vraiment. Alors, il n’a rien compris à la stratégie de l’adversaire, qui était solidement basée sur des doctrines éprouvées dans l’histoire militaire depuis Sun Tzu. Mais la légende était née.

Quoi qu’il en soit, avec ce bouquin il a ouvert un boulevard aux militaires hostiles à l’emploi de chars en masse, voire au char lui-même, qui ont rejeté ses idées en bloc, les bonnes avec les fausses, et qui ont ainsi dépassé le but en jetant le bébé avec l’eau du bain.

La perspective de l’apparition d’«un maître, indépendant en ses jugements, irrécusable dans ses ordres, crédité par l’opinion», mettant fin à «la sclérose du pouvoir» et instaurant «l’ordre nouveau, l’autorité» (AdM, 227-229), disposant en outre de 100.000 soldats de métier, n’était probablement pas très attrayante pour les politiciens. Et une telle personnalité existait-elle en France en mai 1934, quand le livre de De Gaulle fut publié?

Par ailleurs, proposer des soldats de métier n’était pas seulement une faute politique, c’était aussi une faute militaire. Les équipages des dizaines de milliers de chars qui étaient en action pendant la guerre, se composaient essentiellement de réservistes, engagés pour la durée de la guerre.

Chauvineau, lui, veut pour son «armée spéciale, prête à agir sans délai, c’est-à-dire maintenue en permanence sur pied de guerre […] des troupes d’une grande compétence professionnelle, capables de résoudre, sans “aguerrissement” préalable, les problèmes redoutables, que pose une action offensive». Il ne veut pas de soldats de métier vieillissants.

«L’enthousiasme de la jeunesse, basé sur le sentiment national, exalté par des ordres expérimentés, est, avec notre mentalité actuelle, seul capable de donner à une troupe la force d’affronter d’emblée la grave épreuve du feu moderne. Cet enthousiasme est facile à entretenir pendant quatre ou cinq ans de service. […] Une armée de métier éclose en France aujourd’hui serait demain une armée de fonctionnaires, bien plus préoccupée du taux de ses retraites, et en général de ses avantages matériels que des moyens de battre l’ennemi» (pp. 148-149).

CHAPITRE 76

Accueil glacial en Allemagne de Frankreichs Stoszarmee

En 1935, Voggenreiter Verlag publia une petite série de livres de poche (format 12 x 19 cm) sur les guerres de demain.

Le premier paru s’intitulait « Heere von Morgen » (Armées de demain) du colonel Nehring (qu’on connaît déjà). De Gaulle affirme dans ses mémoires que Nehring « spécifiait qu’elles [les trois premières Panzerdivisions allemandes] auraient une composition pour ainsi dire identique à ce que je proposais pour nos futures divisions cuirassées » (p.12). C’est faux.

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Nehring n’a pas mentionné la composition des divisions blindées allemandes. Par ailleurs, de Gaulle voulait des divisions à 500 chars. De telles divisions n’ont jamais existé, ni en Allemagne ni dans d’autres pays. Le nombre maximum de chars était de 150 à 250 unités. Nehring a seulement publié des schémas de la composition d’une division blindée selon quelques auteurs britanniques, italiens et autres, et aussi celui de la «composition éventuelle d’une “division de choc” française selon de Gaulle», lequel a omis de publier un tel schéma lui-même.

Nehring, lui non plus, n’a pas publié de schéma personnel d’une division blindée. Il écrit notamment qu’il est impossible pour une petite armée motorisée de protéger les frontières d’un pays toute seule (p. 14). Il préconise un emploi enveloppant dans le dos et les flancs, en coopération avec la masse de l’armée. Dans la défense les blindés seront renforcés par de l’artillerie et de l’infanterie motorisée. Pas de raids! Ils usent les troupes et l’équipement, ils ont de faibles succès, et au moment de la décision principale, les formations sont désorganisées (p. 31). Au cours de la même année parut une deuxième édition.

Après Nehring furent publiés Généraux de demain de Fuller, Infanterie de demain de Liddell Hart et une traduction abrégée de Frankreichs Stoszarmee: L’armée de métier — la solution de demain, par de Gaulle, traduit par Gallicus, 89 pages.

Parurent aussi dans cette série des œuvres de Camon, Allehaud, Moretta et Guadagnini.

L’accueil en Allemagne de l’ouvrage de De Gaulle fut loin d’être enthousiaste. La critique se focalisait principalement sur le côté politique, alors que les idées militaires furent plutôt rejetées en passant. Le Militär Wochenblatt du 25 octdobre 1934 (n° 16, colonnes 615-618) publia, à propos d’un article paru dans France militaire, une critique acerbe et farfelue. Non une critique des idées militaires de De Gaulle, mais de ses idées politiques. Le but était ostensiblement de faire peur à l’idée d’une France belliqueuse et hégémonique (elle avait cette réputation depuis Napoléon) disposant de l’armée la plus forte d’Europe, et ainsi de justifier le réarmement allemand — qui se poursuivait sur un rythme accéléré depuis la prise de pouvoir de Hitler en 1933 —, et de préparer l’opinion publique à la restauration du service militaire obligatoire prévue pour le début de 1935 et à la refondation de la Luftwaffe.

Ainsi présenta-t-on les fantasmes de De Gaulle comme un danger sérieux. Il voulait ajouter aux 4000 chars que la France possédait déjà (en réalité pour la plupart des Renault FT 1916) et aux plusieurs centaines de canons lourds et très lourds, une armée professionnelle d’une force inouïe, capable de percer facilement toutes les défenses et de pénétrer en Allemagne par des sauts de 100 km. On conclut que «dès la première semaine de la mobilisation, une armée dépassant de beaucoup le demi-million d’hommes pourrait s’enfoncer en Allemagne sur une grande profondeur […] suivie par 3 à 4 millions d’hommes, marchant à travers l’Allemagne». Et il ne faudrait surtout pas oublier «une armée de l’air constituée de nombreux milliers d’avions», prête, entre autres, à bombarder Berlin.

Tout cela pouvait bien devenir réalité, parce que de Gaulle était «l’homme de confiance spécial de l’actuel ministre de la Guerre, le maréchal Pétain. Il était son chef de cabinet et, en outre, il lui était proche […]

Alors la France deviendrait une menace pour tous ses voisins, la Suisse, l’Italie, l’Angleterre, et un danger international.»

Ainsi de Gaulle fut-il, à son insu, abusé par la propagande nazie.

Dans la revue de livres de Wissen und Wehr (1935, n° 7, p. 499), parut un bref compte rendu d’une demi-page à propos de la traduction abrégée par Gallicus. On constate que les

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idées de De Gaulle (une petite armée de choc motorisée) sont très similaires à celles de v. Seeckt, déjà connues.

«L’auteur exige comme instrument destiné à Strafunternehmungen et à la guerre préventive une armée de choc […] qui doit porter la guerre rapidement en pays ennemi […] (De Gaulle écrit : « un instrument de manœuvre répressif et préventif » (AdM, p.117). Répressif en allemand se dit Straf, ce qui signifie punition).

La façon d’opérer de telles unités est amplement traitée […] Ici l’auteur se perd en suppositions, qu’on a actuellement déjà lues ailleurs, mais qui, à cause de cela, ne sont plus convaincantes. En particulier, les contre-mesures de l’attaque sont très peu élaborées. Mais l’auteur croit-il vraiment qu’il a affaire à un adversaire complètement surpris, passif, sans armement et équipement moderne?»

Deutsche Wehr du 9 mai 1935, n° 19, pp. 278-279, consacre un assez long compte rendu à la traduction abrégée de l’œuvre de De Gaulle. L’auteur commence par constater que : « la Grande Guerre a prouvé la vieille sagesse militaire: la coopération de toutes les armes […]

Actuellement, se dessine une évolution selon laquelle l’avenir serait indéniablement de briser toute défense fixe. Des unités blindées, éventuellement en coopération avec l’avion seraient le moyen d’y réussir et de nous ramener la guerre de mouvement. A 30, 50, 70 km/heure, les armées de choc foncent sur des centaines de kilomètres en pays ennemi. C’est de nouveau une joie d’être soldat!» De toute évidence, l’auteur ne croit pas aux «raids étendus» de chars isolément. Il ajoute : «A partir de ce complexe d’espoir est né un livre du colonel français de Gaulle […] qui prend ses désirs pour des réalités.»

La guerre préventive et les Strafunternehmungen sont mentionnées. L’auteur approuve le fait qu’il y aura une armée de métier et il prévoit pour le futur un «instrument de manœuvre» et une «armée de couverture» (en français dans le texte) dans la plupart des armées. «La similarité de des idées de De Gaulle et du Generaloberst von Seeckt est indéniable.»

Mais quand de Gaulle veut éviter la guerre de position avec six divisions de choc, et quand il croit que «cet organisme sera capable d’entreprises indépendantes, en protégeant ses flancs et «s’entretenant lui-même», alors il faut conclure qu’il s’agit d’un train de pensées inconsistant, surtout quand il affirme qu’on n’a plus besoin de masses […]

En résumé : peu d’étendue politique et militaire […] Il a pris ses désirs pour des réalités» (Der Wunsch war der Vater des Gedankens). Or, il n’y a rien de romantique dans une guerre. La réalité, la dure réalité, est qu’il s’agit de détruire l’ennemi, ou d’être détruit soi-même.

CHAPITRE 77

Réalisme de Chauvineau et de Guderian.

Contrairement à de Gaulle, rien de romantique chez le polytechnicien qu’était Chauvineau. Rien de romantique non plus chez le soldat prussien Guderian. Quand celui-ci parle du cheval, c’est pour faire le récit de l’échec de la dernière charge de l’histoire militaire, le sabre au clair, de la grande cavalerie de von der Marwitz contre les Belges à Haelen. Il s’y

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intéresse aussi quand il conseille de faire stationner les attelages de l’artillerie de l’infanterie le plus près possible derrière le champ de bataille pendant une offensive, armes combinées (p. 194). Chauvineau, lui, ne parle pas du cheval. Son infanterie et son artillerie sont motorisées.

Or, pas de grandes chevauchées de chars isolés chez ces deux hommes. Ils ne parlent pas de De Gaulle. Mais ils sont unanimes à considérer un tel exploit comme un «rêve».

Heinz Guderian fut l’auteur de l’étude la plus importante sur le char en Allemagne, publiée en 1937, et intitulée « Achtung-Panzer! — Le développement de l’arme blindée, sa tactique de combat et ses possibilités opérationnelles». Il remania dans ce livre plusieurs de ses articles et une étude, Die Panzertruppen und ihr Zusammenwirken mit den anderen Waffen — Umwälzenden Einflusz der Panzertruppen auf die Fechtweise und Gliederung der anderen Waffen (Les troupes blindées et leur coopération avec les autres armes — L’influence révolutionnaire des troupes blindées sur la façon de combattre et l’échelonnement des autres armes). En mars 1939 parut encore un article dans le Militärwissenschaftliche Rundschau, «Schnelle Truppen einst und jetzt» (Troupes rapides jadis et maintenant), que l’on a vu au chapitre 71.

Or, contrairement à de Gaulle, Guderian, lui, a depuis le début des années 20 étudié la guerre des blindés. Plus de la moitié de son œuvre est consacrée à la Grande Guerre, notamment aux batailles où le char fut employé en même temps que les autres armes. Il les décrit minutieusement, en puisant dans les ouvrages officiels allemands, français (L’Armée française dans la Grande Guerre), belges et britanniques, ainsi que dans les livres des généraux anglais Fuller et Martel. Il en tire des leçons pour l’avenir. Son œuvre est d’une part un livre d’histoire, et d’autre part un bon manuel tactique pour l’emploi du char en coopération avec les autres armes. Son but était la propagande en faveur de la formation de divisions blindées. Afin de convaincre ses supérieurs il exagéra la force des armées susceptibles d’être les adversaires de l’Allemagne dans une guerre à venir. La France était considérée comme l’ennemi numéro un (ce qui était réciproque), donc il attribua à ce pays des forces aériennes et terrestres inouïes.

Il se plaignait aussi du peu de compréhension de ses supérieurs vis-à-vis de ses idées, ce qu’il déplore aussi dans ses Mémoires. À tort. Fritsch, le commandant en chef de l’armée, n’était pas hostile aux chars, mais il devait créer une grande armée à partir de presque rien et il ne pouvait se consacrer uniquement au bébé de Guderian. Brauchitsch, qui lui succéda en février 1938, s’était occupé de troupes motorisées déjà en 1923, et avant d’être nommé commandant en chef de l’armée il avait commandé la Heeresgruppe 4, où toutes les unités motorisées étaient concentrées, y compris les divisions blindées déjà existantes.

A partir de 1933 Guderian fut un admirateur de Hitler (Mémoires, pp. 13, 14) qu’il servit fidèlement jusqu’en 1944. Après la guerre il publia ses Mémoires, livre pas toujours fiable.

CHAPITRE 78

Toujours continuité des fronts. Actions autonomes de chars : «un rêve».

Contrairement à de Gaulle, qui pense erronément «qu’une guerre livrée demain n’aura,

pour commencer, qu’un rapport lointain avec le choc hâtif des masses mobilisées» (AdM, p.

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85), Chauvineau et Guderian ont vu juste, et s’attendent à une guerre de masse, à l’instar de la Grande Guerre.

Sur le théâtre principal de guerre, il existait bel et bien «la continuité des fronts et des délais nécessaires aux préparatifs». Pendant ces délais de plusieurs mois, chacune des deux parties organisait, par précaution, un front défensif sur une profondeur plus ou moins grande. Les offensives furent lancées contre une partie du front, sur la largeur la plus grande possible. On pouvait lancer deux offensives au même moment avec comme but d’encercler une partie des forces ennemies, comme dans le cas de l’opération allemande à Kursk, qui échoua.

Ce sont de telles attaques, la défense et la contre-offensive, que décrivent Chauvineau, au chapitre «Le char d’assaut et ses ennemis», et Guderian, à plusieurs endroits d’ « AP! » Elles sont toujours armes combinées. Chaque arme remplit son rôle indispensable.

En France il n’y eut que deux attaques d’un front incontournable : le 10 mai 1940 sur le front allié initial entre Namur et Sedan, et le 5 juin suivant sur le front de la Somme. Ces fronts étaient tellement faibles et improvisés, qu’ils furent culbutés facilement. On ne peut en tirer aucune leçon.

De Gaulle, lui, décrit une attaque de ses divisions (AdM, chapitre «Emploi») sans donner le moindre détail de ce qu’il attaque. Vu la facilité de sa victoire, il s’agit de toute évidence de quelque chose comme la position de Sedan en 1940, qui fut percée en huit heures par l’infanterie sans chars.

Aux pages 186 e.s., Guderian s’occupe de la coopération des chars avec les autres armes. Les chars tout seuls ne peuvent accomplir toutes les missions de combat ; la coopération interarmes est par conséquent d’importance fondamentale. Il distingue trois conceptions qui étaient alors en vogue :

1. Celle qui considère toujours l’infanterie comme la reine du champ de bataille à laquelle les autres armes sont subordonnées, une conception qu’il rejette.

2. Celle qui étend trop les limites des possibilités du char. Un commandement moderne doit formuler pour cette arme des exigences tellement élevées qu’elles doivent aller jusqu’aux limites de la capacité des chars.

«Il est d’une importance décisive de bien peser ces limites de leurs possibilités. Tandis que le premier courant susmentionné les prend trop étroites, le deuxième les étend trop. Ses partisans rêvent (c’est moi qui souligne) de grandes opérations, de raids dans le dos de l’ennemi, de coups de main, d’enlèvement facile des forteresses et des zones fortifiées. Il est plus que douteux que la guerre à venir puisse commencer par une liberté de mouvement comparable à ce qui se passa dans une certaine mesure, en 1914, après la conquête de Liège. Un combat contre des forteresses ou des zones fortifiées sera probablement indispensable ; l’attaquant doit réussir la percée afin de gagner le mouvement. La liberté de mouvement, une fois remportée, doit alors effectivement très vite être exploitée, afin que le front ne se fige pas rapidement de nouveau, parce que, dans la contre-attaque, le défenseur, lui aussi, a la perspective d’employer ses forces de mouvement rapide avec le plus grand profit» (p. 187). Guderian rejette donc aussi cette deuxième conception.

3. La troisième est celle qu’il favorise : « Toutes les armes doivent agir ensemble » (A P ! p.205). Il insiste sur ce point à plusieurs reprises.

Chauvineau, lui, ne mentionne que deux conceptions. Certes, en France, existaient aussi ceux qui considéraient toujours l’infanterie comme la reine du champ de bataille. Mais il les ignore. D’abord il examine «l’action normale du char agissant au combat en liaison avec les autres armes» (p.99). Il s’agit donc de la troisième conception de Guderian, qu’il

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approuve. Mais, poursuit-il, «il existe dans l’emploi de chars une autre tendance, qui ne peut être passée sous silence : elle vise à la formation de grandes unités mécanisées, à base de chars, susceptibles de briser les fronts et de s’enfoncer rapidement et profondément à l’intérieur du pays ennemi pour y jeter le trouble, y détruire les communications et les centres vitaux, susceptibles en un mot d’agir isolément». Il s’agit ici de la deuxième conception de Guderian, rejetée par celui-ci. Et après avoir décrit les nombreux malheurs qui peuvent arriver à une armée blindée isolée en pays ennemi, Chauvineau conclut : «C’est pourquoi la conception que nous venons d’étudier paraît être du domaine du rêve (c’est moi qui souligne) plutôt que des réalités de demain» (pp. 99-101). Au chapitre 8, « Les ignorants », on a vu la falsification publiée par deux lauréats d’un prix d’histoire et par un membre de l’Académie française.

Les opinions de Chauvineau et de Guderian n’avaient rien d’original.

Sun Tzu, quant à lui, avertit : «Lorsque l’armée a pénétré profondément en territoire ennemi, laissant loin derrière elle de nombreuses villes et cités ennemies, elle se trouve en terrain sérieux» (XI, 7), et il faut s’assurer «un afflux constant d’approvisionnement» (XI, 20). Clausewitz, lui, écrit : «L’armée qui avance en pays ennemi, organise les lignes de communication qui lui sont vitales à mesure qu’elle avance, tout en les protégeant» (2.5.16)

CHAPITRE 79

Forces et faiblesses du char. Attaque d’une position défensive Pour bien employer une arme, il faut connaître ses forces et ses faiblesses. Le char ne

fait pas exception. Contrairement à de Gaulle, qui a des idées exagérées sur la force du char mais qui ne mentionne aucune de ses faiblesses, Chauvineau, lui, les a bien discernées toutes les deux. Aux pages 99-101 il décrit ses faiblesses, ce qui explique probablement pourquoi certains l’ont faussement considéré comme un ennemi du char. Ses faiblesses sont quand même bien réelles, mais ses forces le sont également, et aussi bien dans la défense que dans la (contre)-attaque, traitées par Chauvineau dans le même chapitre. Parce que offensive et défensive sont étroitement mêlées, il faut donc s’occuper du rôle du char dans les deux cas de figure. Par ailleurs il est à noter que ni Guderian, ni Chauvineau, ni de Gaulle n’ont consacré un seul mot au char dans la ville. Là, la liaison étroite entre toutes les armes est une nécessité absolue. L’infanterie doit protéger le char qui voit mal, sinon il est perdu. La conquête de Berlin par l’Armée rouge l’a amplement prouvé, aussi bien que la victoire de Stalingrad.

Pendant la Grande Guerre, le char a opéré dans des conditions très favorables. Son apparition sur le champ de bataille fut une surprise totale pour les Allemands, qui n’avaient ni défense anti-char adéquate ni même de chars, et par la suite ils en eurent trop peu, alors que vers la fin du conflit les Alliés les utilisèrent en masse.

Il est donc logique qu’après cette guerre, contrairement aux Français, qui n’avaient pas subi d’attaques blindées sérieuses, ce furent notamment les Allemands qui s’efforcèrent de développer des armes et des méthodes de défense anti-char, lesquelles par ailleurs étaient moins coûteuses et plus faciles à utiliser que ces engins eux-mêmes. Ce dernier aspect n’a pas échappé à Chauvineau, qui écrit son ouvrage dans une période de politique d’économies. «L’argent est la source de toutes les forces […] Un obus de 77 ou de 75, coûtant 150 francs, détruit un char qui vaut un million […]le grand nombre (de ces engins) est une inéluctable condition de succès» (p. 93).

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Car dans les années 30 notamment, les armes et les méthodes de défense se sont considérablement améliorées, et il était certain que jamais l’emploi du char ne s’effectuerait sous des conditions aussi favorables que pendant la Grande Guerre.

Or, le char voit mal. Au combat la plupart de ses visées sont fermées. A cause du bruit il ne sait pas si on tire sur lui, ni d’où viennent les projectiles. Il y a des angles morts, et un fantassin peut l’approcher sans être vu. Afin de bien pointer il faut s’arrêter, et c’est alors qu’il est le plus vulnérable. Le résultat de son feu n’est pas égal à sa puissance de feu : il faut bien discerner entre la probabilité du tir et la justesse du tir. Ses chenilles et son arrière sont vulnérables, ainsi que ses côtés, dont le blindage est moins épais que son front.

Ces faiblesses se font sentir notamment au combat à l’intérieur d’une position, où ses formations sont vite désorganisées. La conclusion de Chauvineau selon laquelle il faut employer le char en masse est donc juste. Mais concentrée avant le combat ou en marche en colonne, une division blindée est vulnérable contre une attaque aérienne. Sans une supériorité dans les airs elle ne peut opérer.

Les forces principales du char sont son blindage, sa puissance de feu et sa vitesse. C’est celle-ci qu’il perd au combat, ce qui est inévitable, mais non nuisible si le combat se déroule uniquement entre chars, ce qui s’est produit rarement. Le défenseur doit tenter de priver le char de cet avantage. Dans ce but, il organise la position défensive en grande profondeur. L’attaquant doit d’abord tenter de pénétrer dans la position (Einbruch) et ensuite la percer totalement (Durchbruch).

Guderian donne le scénario suivant d’une attaque d’une zone de défense (pp. 193 e.s.): «D’abord le génie doit détecter les obstacles, notamment les mines, avec lesquelles l’ennemi protège ses positions, un travail très difficile mais aussi très important. Il faut donc incorporer des unités de génie dans les divisions blindées, des Panzerpionnieren.

Supposons que les chars ont pu enfoncer cette zone avec le soutien du feu de l’artillerie et grâce à l’habileté du génie. L’effet des armes du défenseur dans la zone de combat avancée sera donc réduit. Mais plus en profondeur de la zone les réserves ennemies, en l’air et sur terre, blindées ou pas, vont apparaître. Arrêter leurs colonnes, telle est la mission de l’aviation avant toute autre.

Mais la réduction de l’effet des armes ennemies dans la zone de combat avancée doit être exploitée pour progresser, en utilisant tous les moyens de toutes les armes, et en premier lieu, cela va de soi, l’infanterie.

Avant le déclenchement de l’attaque blindée, l’infanterie a fait ses préparatifs, pour le soutien et l’exploitation de l’effet de l’attaque. Ses armes lourdes ont d’une part pris le terrain d’attaque en enfilade afin de combattre les armes anti-char qui apparaissent sur le champ de bataille, d’autre part elles se sont associées dans le cadre du plan de feu général, afin de maîtriser le terrain que les chars vont dépasser.

Les attelages des armes d’accompagnement (hippomobiles dans l’infanterie!) ont été positionnés aussi près que la sécurité le leur permet. Les réserves attendent en rangs serrés le saut en avant. L’effet des chars sur l’ennemi doit être exploité aussitôt qu’il devient tangible. Cet effet n’est — tout au moins ici et là — que temporaire, quelques mitrailleuses ennemies vont bientôt de nouveau ouvrir le feu.

Plus la première surprise de l’adversaire est exploitée rapidement pour avancer, plus sûr et moins sanglant sera le résultat. Parce qu’il faut que l’infanterie soit bien consciente de ce point. Les chars peuvent paralyser l’adversaire, ils peuvent faire un trou dans leur système de défense, ils ne peuvent pas dispenser complètement leur infanterie du combat. Ceci est valable aussi pour l’infanterie elle-même, et cela prouve la nécessité du combat commun.

Les nids de résistance qui ne sont pas détruits par les chars, seront encerclés par l’infanterie et éliminés avec l’aide d’une partie des troupes blindées, restées dans la zone de combat de l’infanterie pour la coopération étroite avec elle. Mais il faut souligner encore une

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fois que cela n’est possible qu’à condition que les chars aient battu leurs principaux ennemis : les chars, les unités anti-char et l’artillerie de l’adversaire. »

Guderian distingue trois cas de figure:

1) Les chars se portent en avant de l’infanterie quand l’attaquant doit traverser un large espace à découvert avant d’atteindre la position ennemie.

2) Les chars attaquent avec l’infanterie quand les adversaires sont proches l’un de l’autre et en terrain favorable.

3) L’infanterie attaque, sous le couvert de l’artillerie, en avant des chars quand sont à surmonter des obstacles — par exemple fleuves, barricades, champs de mines — qui empêchent l’emploi direct des chars.

« L’accompagnement par l’infanterie à pied d’une attaque blindée exige beaucoup de capacités physiques de la part de la troupe : des exercices, de l’équipement léger et des uniformes adaptés sont nécessaires. On obtient de meilleurs résultats avec des voitures blindées tous-terrains. » Les chars soviétiques T34 étaient pourvus de chaque côté d’une main courante à laquelle pouvaient se tenir une dizaine de fantassins. On peut voir cette caractéristique sur l’exemplaire exposé au beau musée des blindés de Saumur. En hiver, ces chars tiraient des traîneaux blindés pour transporter les troupes.

Pages 174 e.s. Guderian développe sa doctrine sur une percée d’une position de campagne dans une guerre future, et il suppose que « l’ennemi dispose d’armes qui peuvent percer ses chars à une distance de 600 mètres sur un angle de plus de 60° et de chars d’une valeur sensiblement identique. La présence de champs de mines est inconnue. La mine est un adversaire très désagréable («ein sehr unangenehmer Gegner») qui peut causer de lourdes pertes aux chars. [De Gaulle, lui, ne mentionne pas une seule fois le mot «mine» dans l’AdM] Les champs de mines doivent être neutralisés par le génie sous la couverture de l’artillerie et des mitrailleuses. Ensuite l’artillerie ennemie doit être détruite. Maintenant il faut tenir compte de l’arrivée d’unités d’armes anti-char de réserve et de chars ennemis en contre-attaque. [«Le défenseur amènera à toute vitesse ses renforts autour de la poche : infanterie, artillerie mobile, unités d’engins anti-char, enfin tous ses chars disponibles», écrit Chauvineau (p. 97), qui veut pour cela des chars légers et rapides] Beaucoup d’avantages, en particulier la connaissance du terrain, favorisent maintenant le défenseur, qui peut avancer en bon ordre contre un attaquant, déjà désorganisé («bereits durcheinandergeratenen Angreifer») Le char ennemi est l’adversaire le plus dangereux du char. [«Un adversaire du char est le char lui-même (Chauvineau p. 97)] Il faut donc retarder l’arrivée de renforts, [«empêcher l’ennemi d’amener ses réserves vers la région menacée» (Chauvineau p. 36)] Ce sera la mission principale de l’aviation dans la bataille terrestre. Il faut pénétrer la défense ennemie en profondeur. Car si on ne réussit pas à détruire la défense ennemie anti-char et les chars ennemis, la percée échoue, l’infanterie étant alors incapable d’exploiter le succès des chars. »

Concernant la guerre d’aujourd’hui (pp. 199-212) Guderian souligne d’abord la puissance de la défense, en très forte augmentation depuis la Grande Guerre. Des fortifications, jamais vues dans l’Histoire, ont été construites. On peut supposer que derrière elles, d’autres lignes ont pour certaines déjà été construites, et pour d’autres le seront dès le début des hostilités [précisément à ce sujet Chauvineau a développé un système qui ne sera pas appliqué (voir chapitre 72)] «Des réserves motorisées et rapides peuvent arrêter l’attaquant. […] Les moyens de transport modernes, notamment l’automobile, ont de 1916 à 1918 apporté tellement de preuves de leurs capacités au bénéfice du défenseur, qu’aucun doute n’est encore permis» (AP ! p. 200).

Chauvineau dit la même chose : «Ainsi la défensive, mise en péril brusquement, ne peut parer la surprise que par la vitesse» et «Aujourd’hui, dans ce siècle de progrès

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mécaniques qui devait mettre en tête de ses réalisations la rapidité des transports (chemin de fer, automobile, avion), comment ne pas voir que la défensive bénéficie d’avantages grandissants du seul fait de cette rapidité? (pp.49-50)

«Derrière de tels remparts, la défense possède une force extraordinaire, et cela aussi contre les armes d’attaque modernes des avions et des blindés» (AP!, p.200).

CHAPITRE 80

Le génie.

On a vu le rôle essentiel de l’arme du génie, appelé en Allemagne Pionniere. Les soldats de cette arme n’étaient pas seulement pionnier au sens de «soldats employés aux travaux de terrassement», ils l’étaient aussi au sens figuré : «homme qui est le premier à se lancer dans une entreprise, qui fraye le chemin».

Leur mission était donc, d’une part, l’organisation du terrain, l’aménagement d’une position défensive. Ainsi trouve-t-on évoqué dans un article de Vierteljahreshefte für Pionniere, n° 3, 1934, ce que Chauvineau avait écrit dans la Revue militaire française de mai 1927 au sujet d’une position défensive, notamment que le terrain doit être organisé intégralement et non en lignes successives. En 1939, mêmes propos chez Rougeron dans « La guerre d’Espagne » (voir chapitre 63).

Mais d’autre part, le rôle des Pionniere était de frayer un chemin, notamment aux chars et à l’infanterie. Pendant la marche et l’attaque ils sont en première ligne. Ce sont des troupes combattantes qui attaquent des casemates aux lance-flammes. Ils sont pourvus d’un matériel sophistiqué pour nettoyer le terrain de mines, de tronçonneuses pour déblayer une route barrée d’arbres. Quand, en 1935, un ouragan abattit un grand nombre d’arbres dans les environs de Regensburg, on profita de l’occasion pour organiser un exercice grandeur nature. On nota le temps utilisé pour déblayer une route de 125 mètres, barrée par 102 arbres, on mesura leur diamètre, et on compara ce travail avec les travaux effectués sur une autre route de 186 mètres, puis on tira des leçons pour améliorer les procédés.

D’autres missions consistaient à poser des câbles téléphoniques pour assurer le contact entre le quartier général et les troupes (des milliers de kilomètres furent posées pendant la campagne de 40), à traverser un fleuve en bateaux motorisés et aider l’infanterie pour la formation d’une tête de pont, ensuite à jeter des ponts.

Dans l’attaque, leur mission était offensive. Mais cela changea au cours de la campagne de l’est, quand les Pionniere devinrent seulement des «soldats employés aux travaux de terrassement» de lignes défensives, toujours plus près du Vaterland et ensuite à la Heimat elle-même. Pendant la retraite, ils furent toujours au plus près de l’ennemi, mais cette fois à l’arrière-garde, effectuant des destructions.

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CHAPITRE 81

Le combat à l’intérieur d’une position Le corps à corps char-fantassin

Il est à noter que lorsqu’on parle ici de profondeur, cela signifie : profondeur de la position, ce qu’il faut bien distinguer d’une action en profondeur en territoire ennemi, après la percée réussie d’une position, dont l’étendue dépend du but qu’on veut atteindre.

Or, pour le combat à l’intérieur d’une position, on se réfère d’abord à Sun Tzu : à l’intérieur de sa position se trouvent plusieurs petits fortins, dont les intervalles sont battus par le feu, et qui sont liés l’un à l’autre par des tunnels. Quand l’ennemi fait une percée dans la position, il y a partout de ces fortins, chacun défendu avec acharnement, vers l’est, l’ouest, le nord ou le sud, et il ne sait pas lequel il doit attaquer. Les défenseurs sont dans les fortins, et leurs canons et mitrailleuses tirent en toutes directions (VII, 19). Clausewitz confirme : «Le défenseur doit se jeter rapidement sur l’adversaire à l’intérieur de la position» (2.6.12). «Dès l’instant où l’assaillant a pénétré notre ligne de fortifications, il est beaucoup plus gêné dans ses mouvements» (2.6.10).

Il n’y a donc rien de nouveau dans tout ce qui suit.

Ecoutons Guderian : « Si les troupes de l’attaquant, après un bombardement préparatoire de l’artillerie et de l’aviation, ont pu pénétrer dans une bonne position défensive, en grande profondeur, leurs formations, notamment celles des divisions blindées, sont vite désorganisées. Ils se trouvent maintenant au milieu de l’ennemi. Celui-ci a bien organisé sa défense.»

Et maintenant Chauvineau : «Notre fantassin doit comprendre […] que son duel avec le char est un corps à corps dont il se tirera souvent à son honneur» (p. 96). Avant de recommander d’équiper l’infanterie d’armes anti-char, «dont l’étude n’a pas encore été entreprise». En France. Mais les Britanniques avaient développé le PIAT, les Américains le Bazooka, les Allemands le Panzerfaust et les Soviétiques le Cheristikye.

Ce «corps à corps» eut en général lieu à l’intérieur de la position, c’est-à-dire sur le front où on mena vraiment la guerre. Il faut donc se référer aux règlements soviétiques. Ils furent envoyés par l’attaché militaire à Moscou, le colonel Palasse, promu général le 31 mars 1939 (SHAT, 7 N 3123). Ses dépêches sont d’un grand intérêt. Malheureusement, la grande activité qu’il déploya ne produisit aucun effet à Vincennes.

On y apprend d’abord que l’opposition qu’on fait souvent entre chars organisés en divisions, et chars disséminés dans l’infanterie, qu’on appelle «chars d’accompagnement», est une fausse opposition et aussi une fausse dénomination. Concentrer les chars en divisions n’exclut pas qu’ils accompagnent l’infanterie, ou plus précisément, que les deux s’accompagnent mutuellement. «Dans l’attaque avec des blindés, le fantassin doit aider les chars en détruisant par le feu les moyens de défense adversaire, en premier lieu les servants des canons, les grenadiers ou les lanceurs de projectiles divers ; montrer les objectifs aux chars, les accompagner pour le franchissement des obstacles, les prévenir des zones minées et

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autres obstacles anti-char […] Aider l’équipage d’un char endommagé.» «Père, gardez-vous à gauche, père gardez-vous à droite!», comme le fils de Jean le Bon cria à Poitiers.

Parce que «le char voit mal. Dans la défense, le combattant ne doit pas craindre les chars de l’adversaire; on peut les détruire facilement», lit-on au règlement de l’infanterie de 1939, confirmant l’opinion de Chauvineau. «Dans l’emploi des chars il y a nécessité d’une collaboration étroite de ceux-ci avec l’infanterie. Les chars et les fantassins doivent combattre à rangs confondus […] Exploitant le succès des chars, l’infanterie doit, sur leurs traces, se lancer hardiment à l’attaque, faire irruption dans la position ennemie et, avec la grenade, le tir à bout portant, la baïonnette, la crosse et la pelle anéantir l’ennemi. […] Ne se détachant pas de l’infanterie, les chars doivent sans interruption, participer à sa progression dans la profondeur de la défense ennemie. […] Si les chars attaquent sans infanterie, diriger le feu sur les fentes de visée, et jeter des grenades liées ensemble sous les chenilles […]. Si les chars attaquent avec l’infanterie, le tir contre eux doit être conduit uniquement par quelques hommes désignés spécialement, le reste des combattants devant détruire l’infanterie par le tir, le lancement de grenades, tout en s’efforçant de la séparer des chars.»

Il va de soi que la puissance de feu de l’infanterie était considérable : lance-grenades, lance-mines, armes anti-char, fusils automatiques à grande capacité de feu et vitesse de tir, mitrailleuses lourdes, trois à cinq grenades à main par combattant, et le canon anti-char de 45 léger et mobile qui était une arme puissante. Le régiment dispose de six canons de 76,2 mm. La liaison avec l’artillerie lourde est aussi réglée.

Palasse conclut: «Le règlement est déjà tout imprégné des idées de liaison, d’appuis réciproques, de section en liaison des différentes armes. Cela résulte peut-être, en partie, du fait de l’armement de l’infanterie, proprement dotée d’artillerie et fréquemment en contact avec les chars, nombreux dans l’armée soviétique […]. La lutte contre les chars adverses et le combat de l’infanterie avec ses chars fait l’objet de prescriptions précises à tous les échelons» (c’est moi qui ai souligné partout).

Résumons: Les Soviétiques ont compris que le char ne peut pas se battre tout seul, mais qu’il doit

le faire en combinaison avec les autres armes. Ils n’ont pas dispersé les chars dans des unités d’infanterie, où ils peuvent rester oisifs alors qu’ils doivent se battre ailleurs, mais ils les ont organisés en grandes unités.

Ils avaient une infanterie puissamment armée, capable d’attaquer. Chauvineau, lui, voulait une vingtaine de divisions d’infanterie de choc, qui ne redoutait pas les chars, et il préconisait les armes combinées. En gagnant la guerre en Europe grâce à cette tactique, l’Armée Rouge a prouvé que Chauvineau avait vu juste, et que de Gaulle s’était trompé, en raison de son mépris des «masses».

Il est à noter que les fantassins soviétiques furent instruits dans le combat anti-char. Ce ne fut pas le cas en France. Interrogé sur l’instruction des troupes par la commission d’enquête parlementaire, Gamelin déclara: «Je ne pouvais pas m’occuper du détail» (t. II, p. 543). Un détail! Alors qu’il disposait de ces rapports!

Les Allemands avaient pratiqué le corps à corps char-fantassin déjà pendant la Grande Guerre, à en croire la citation de Ludendorff publiée par Chauvineau (p. 95). Selon une information orale, que je n’ai pu vérifier, on avait même tourné à l’époque un film d’instruction sur ce sujet, qui se trouverait actuellement aux Etats-Unisdr. Un tel film a été réellement tourné par les Allemands à la fin de 1941, quand ils furent confrontés au redoutable char soviétique T-34. Ce film montre comment un fantassin attaque un char. Il fut

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projeté au cours d’un colloque à Paris auquel j’ai assisté (20 novembre 2001). Chez Guderian, on a déjà vu le rôle essentiel que joue l’artillerie, lourde et anti-char.

CHAPITRE 82

Le corps à corps char-fantassin à l’extérieur d’une position. Le 30 novembre 1939, la Finlande fut envahie par l’Armée rouge. La guerre, qui dura

jusqu’en mars 1940 fut très médiatisée. Les correspondants de guerre se trouvant en France où il n’y avait pas de guerre à voir, se ruèrent à Helsinki. Le monde entier fut informé des succès de la petite armée finlandaise, et de ses méthodes de combat.

Ces succès furent principalement causés par les insuffisances soviétiques, notamment leurs lourdes erreurs dans l’engagement des moyens mis en œuvre. «Lancer des colonnes blindées et motorisées sur des routes forestières qui leur interdisaient toute manœuvre, constitue, à notre avis, la plus lourde d’entre elles. Témoin, ces nombreuses photos de 1939, nous représentant, sous les sapins enneigés, des épaves de chars par dizaines» (Ed. Bauer, Histoire controversée de la Deuxième Guerre mondiale, t. 1, p. 333).

En mai 40, les Allemands, eux aussi, lancèrent leurs colonnes blindées et motorisées sur des routes similaires. Mais il n’y eut pas d’épaves de leurs chars sous les arbres de la forêt des Ardennes.

En Finlande, l’offensive fut lancée sans être soigneusement préparée. Par une mauvaise organisation du renseignement, le commandant soviétique, le général Meretskov, ne disposait d’aucune donnée sur les forces armées finlandaises ni sur leurs méthodes de combat. Ainsi vit-on en décembre le résultat d’une offensive lancée à l’improviste. Dans ce cas-là, l’imprévu peut venir de l’adversaire.

«En terrain difficile, la supériorité décisive de l’infanterie sur toutes les autres armes est incontestable […]. Le fait même de défendre sa patrie prête à une armée, même permanente, un caractère national qui la rend plus apte à agir par petits groupes […] Les troupes qui trouvent leur avantage à lutter par masses compactes (comme les divisions blindées), et dont c’est la nature, feront tout ce qui est en leur pouvoir pour imposer ce système de lutte malgré la nature du terrain. Cela entraîne d’autres inconvénients, par exemple […] l’obligation de faire face au cours de l’engagement à de nombreux assauts, lancés de tous côtés» (Clausewitz, 2.5.17) En écrivant cela, il pensait à la guerrilla espagnole et aux partisans russes attaquant la Grande Armée de Napoléon. Ceci est toujours d’actualité. En le lisant aujourd’hui, on pense forcément à l’Afghanistan. Que valent les chars contre des « terroristes » ?

Le conseil de Clausewitz fut suivi à la lettre par les Finlandais, qui défendaient vraiment leur patrie, le terrain étant composé de forêts, de lacs et de rivières. «Les colonnes russes avançaient en formations compactes sous la protection des chars le long de routes, détruites par les Finlandais et évitaient les forêts minées. Ainsi elles s’exposaient à des attaques de flanc» Afin d’obtenir de meilleurs résultats dans la lutte contre les chars, on créa «des sections spéciales équipées de charges d’explosifs et de mines […] dans chaque compagnie, bataillon, régiment et division. En peu de temps elles furent munies d’une arme simple, mais efficace : la bouteille incendiaire, baptisée «cocktail Molotov» par les soldats. Le

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combat rapproché avec les chars donna rapidement lieu à de remarquables exploits, car il fallait de l’habileté et de l’audace pour affronter ces engins simplement avec une bouteille ou une charge à la main (Mannerheim, p. 224-226). Au cours de la guerre, l’entreprise d’État qui produit normalement des boissons alcooliques, livra un demi-million de ces cocktails à l’armée. Vu les guerres actuellement en cours, j’ai décidé que leur composition, consistant en quelques produits chimiques, reste classée SECRET DÉFENSE.

Après avoir ainsi franchi la zone de couverture péniblement en douze jours, les Soviétiques arrivèrent devant la position principale, appelée par les journalistes «la ligne Mannerheim», ce qui produit chez le grand public l’illusion qu’il s’agissait d’une sorte de ligne Maginot. Or c’était loin d’être le cas. En se défendant dans cette position, les Finlandais appliquaient le manuel soviétique de l’infanterie! Après une tentative pour la percer, qui échoua, Meretskov arrêta les opérations, réorganisa ses troupes et demanda des renforts. Au cours du mois de janvier on put reprendre l’offensive. Après de durs combats les Finlandais, qui n’avaient plus de réserves, durent se rendre.

Au Grand Quartier Général à Vincennes, non seulement on lisait tout cela dans la presse, mais on était aussi informé sur tous les détails par l’attaché militaire à Helsinki et par d’autres militaires français, qui se trouvaient sur place. Ainsi émana du 2e Bureau une Note sur la campagne de Finlande. Les enseignements de six semaines de guerre (SHAT 27N 64).

«Des soldats d’élite se sont spécialisés dans l’attaque des engins blindés. Ils s’approchent des appareils ennemis en utilisant le terrain, les aveuglent avec des grenades fumigènes et les font sauter avec des chapelets de grenades explosives lancées sous le char.

D’autres profitent des angles morts formés par les superstructures pour grimper sur le char. Ils ouvrent les capots et lancent des grenades à l’intérieur. En de nombreux cas, les Russes ont paré à cette menace en enfermant les équipages, ce qui équivaut à les sacrifier en cas de panne ou d’avarie.

Des combattants finlandais ont réussi à immobiliser des chars en plaçant des billes de bois entre les chenilles et les galets.

Sur les 400 chars qui ont été détruits, la plupart l’ont été par des attaques individuelles.

En outre, l’infanterie finlandaise s’est accoutumée au fait que les engins blindés traversent parfois sa ligne de combat. Elle concentre alors ses efforts sur les fantassins qui suivent la progression des chars.

La réussite de ces différents procédés a rapidement fait disparaître chez les Finlandais la crainte excessive des chars. Elle prouve que dans certaines circonstances particulières de terrain et de climat, une infanterie brave et entreprenante peut, par ses seuls moyens, mettre en échec les engins blindés en leur infligeant de lourdes pertes.»

Tous ces renseignements ne semblent pas émouvoir le stratège à Vincennes. Donner l’ordre de former de petits groupes très agressifs d’hommes déterminés, munis d’armes automatiques et de grenades à main, entraînés à l’attaque de chars, et sans peur de ces engins, n’est pas venu à l’esprit de Gamelin. Pourtant il ne manquait pas, dans l’armée française, d’hommes d’une telle trempe, aux nerfs solides, disciplinés et intrépides. Cinq noms sur une tombe en forêt de Sedan en sont un témoignage.

Mais finalement on se réveilla ; ce n’était pas trop tôt. Le 4 juin 1940, le jour où se terminait l’évacuation de Dunkerque, et à la veille du début de la deuxième phase de l’offensive allemande, le commandement en chef de l’ensemble des théâtres d’opérations,

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G.Q.G., État-Major, 2e Bureau, distribua une Note sur la lutte contre les engins blindés (SECRET). On y exposait les procédés polonais, allemand et finlandais (SHAT, 27 N 64).

«Étant donné les résultats satisfaisants obtenus dans de nombreuses circonstances par les Polonais, il semble que la connaissance de ces procédés présente un intérêt d’actualité, pour les petites unités surtout».

D’actualité effectivement! La bataille est déjà perdue et on se souvient des événements survenus dix et sept mois auparavant, sans parler de la tactique soviétique mentionnée ci-dessus, envoyée par le général Palasse il y a plus d’un an, le 19 mai 1939, mais passée apparemment inaperçue.

Quant aux Finlandais, on répète la note du 15 janvier 1940, mentionnée ci-dessus. Pour la Pologne, on se réfère à «un document publié tout récemment par le Commandement des forces polonaises en France». «Les Polonais ont été amenés à constater rapidement certains points faibles chez l’adversaire:

— la vulnérabilité des formations blindées ou motorisées en stationnement ou en mouvement, pendant la nuit;

— l’inaptitude au combat du personnel des formations blindées, dès qu’il est hors de ses voitures.»

«Il faut manger, dormir, donc s’arrêter. Et comment s’arrêter sans avant-postes, sans un cordon de sécurité circulaire?» (Chauvineau, p. 102). Tout comme les Finlandais, les Polonais attaquaient toujours pendant la nuit en petits groupes «les chars en stationnement généralement mal gardés par un personnel réduit et fatigué — sorti des voitures». Eux aussi jetaient des bouteilles d’essence sur les chars et séparaient les chars de l’infanterie d’appui.

Le défenseur, caché dans des trous, laisse passer les chars et attaque ensuite l’infanterie adverse. C’était la tactique polonaise, finlandaise, soviétique, et allemande aussi, comme on peut lire dans la même note. On avait pu illustrer tout cela par un dessin, paru dans l’hebdomadaire néerlandais Panorama du 25 janvier 1940.

CHAPITRE 83 Un exemple en 2003 : l’échec d’un Blitzkrieg réalisé au moyen d’un raid étendu autonome motorisé avec des forces d’infanterie insuffisantes.

Guderian ne s’occupe pas de «raids étendus autonomes» qu’il qualifie, tout comme Chauvineau, de rêve. Or, depuis 2003, en lisant les journaux, en écoutant la radio, et probablement en regardant la télévision, tout le monde a pu constater quotidiennement que Guderian et Chauvineau ont vu juste et que de Gaulle a eu tort. En cette année-là, les Américains ont rassemblé 200.000 militaires à la frontière de l’Irak, puis ont effectué un «raid étendu autonome» sur Bagdad avec des troupes motorisées et de l’aviation, avec le résultat que l’on sait. Ces forces n’ont pas mené l’offensive «de bout en bout» puisqu’en 2008 la guerre n’est toujours pas terminée et le bout n’est pas encore en vue.

En 1991, en revanche, les Américains avaient concentré en Arabie Saoudite 500.000 soldats, avec comme but la libération du Koweit. Ce but fut atteint par une campagne éclair, armes combinées, au cours de laquelle quelques divisions «d’élite» et l’aviation irakienne

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furent détruites. Et on en est resté là. L’offensive fut menée de bout en bout toutes forces réunies.

Ici et là on s’est étonné que les Américains ne soient pas allés aussi à Bagdad pour mettre un terme au régime de ce dictateur cruel. C’est qu’ils ont compris que pour faire cela, il faudrait occuper le pays en sa totalité, et qu’un demi-million de troupes ne suffisent pas à occuper un pays de 435.000 km2.

Pour parvenir à cette fin, il faut faire en sorte que l’ennemi n’ait plus de défense, donc battre toutes ses forces armées, les désarmer et les faire prisonnières. Il faut conquérir le pays immédiatement et l’avoir totalement sous contrôle, empêcher toute tentative de résistance ou de guérilla. Une administration militaire doit être installée pour assurer que l’économie et la population reprennent aussi normalement que possible leurs activités. Les troupes d’occupation doivent être ravitaillées par des réquisitions régulières (Clausewitz, 2.5.12) avec l’aide des administrations locales. Des commandements doivent être installés dans toutes les villes de quelque importance. La logistique vers les bases de départ et à l’intérieur du pays conquis doit être assurée. Des ordonnances dans la langue locale doivent être prêtes et placardées. Les frontières doivent être occupées, si elles sont ouvertes, comme celles de l’Irak. Bref, il faut «préparer la victoire» (Clausewitz, 1.4.12) afin qu’elle soit totale.

En 1940, les Allemands avaient préparé la victoire en employant 2 millions d’hommes et 500.000 chevaux pour mener de bout en bout leur offensive contre un pays de 544.000 km2. Le «bout» fut atteint en six semaines sans qu’il soit nécessaire d’occuper la France dans sa totalité. Un certain nombre de divisions ne prit pas part aux combats. Pourtant elles ne furent pas inutiles, bien au contraire. Pendant la première phase de l’offensive, elles ont protégé ses flancs, et pendant toute la campagne elles ont occupé le terrain et empêché toute résistance. Naturellement les Allemands ne pouvaient s’attendre à une défense, tellement nulle que la durée de cette première phase de la campagne fut la même que celle de Pologne : 18 jours.

CHAPITRE 84

L’action après la percée d’une position L’infanterie avec son artillerie

«La grande faiblesse du char, c’est qu’il ne peut pas tenir le terrain» écrit Chauvineau

(p. 100). Effectivement! Pour le tenir il faut le conquérir et l’occuper d’abord. Le char en est incapable tout seul, tout comme l’avion. Ce n’est pas une faiblesse, parce que ce n’est pas le but pour lequel il a été construit. Sa vocation est le mouvement rapide. C’est sa force.

On a vu l’attaque de Guderian. Les chars pénètrent la position, aidés par le génie, l’artillerie et l’aviation. L’infanterie doit suivre de près, c’est elle qui doit exploiter le succès des chars, en conquérant et en tenant le terrain. Les chars poursuivent leur pénétration, l’infanterie conquiert et occupe, jusqu’au moment où les chars pénètrent la position complètement et où l’infanterie conquiert toute la zone de combat et est capable de la tenir. C’est seulement alors que l’attaque a réussi. Le succès doit être exploité sans répit. Or, si la position est bien organisée et en grande profondeur, les chars et l’infanterie sont désorganisés et doivent être regroupés. Voilà le génie et l’arme du train à l’œuvre. La zone de combat doit être nettoyée des mines et autres obstacles, et les voies ferrées et les routes réparées, et alors

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que l’infanterie et l’artillerie élargissent la poche en attaquant, un flux ininterrompu de camions traverse le terrain conquis, transportant carburant, munitions, mécanos avec des pièces détachées, renforts en chars, artillerie, infanterie. Lorsqu’ils retournent, ils ramènent morts, blessés, prisonniers, chars et autres matériels trop endommagés pour être réparés sur place. Tout est ramené derrière la ligne de départ, où l’attaquant a pris soin d’installer des hôpitaux de campagne, des ateliers, des magasins remplis de carburant et de munitions, et des camps pour les prisonniers.

Les chars sont prêts à démarrer. L’infanterie motorisée a été acheminée et les suit de près pour protéger leurs arrières, à son tour suivie de près par l’infanterie qui marche. Toujours davantage d’infanterie arrive en flux continu. Hôpitaux, ateliers et magasins suivent eux aussi. Les troupes en marche protègent elles-mêmes leurs flancs.

L’œuvre du lieutenant-colonel Herman Teske fournit un bon aperçu d’une division d’infanterie allemande dans une guerre de mouvement. Comme son homologue soviétique, elle avait une grande puissance de feu. Forte de 15.000 hommes et de 4 à 5000 chevaux («le nombre de chevaux est actuellement d’un quart ou d’un tiers de celui des hommes» — Clausewitz, 1.2.14), elle comportait 3 régiments d’infanterie et 1 régiment d’artillerie, doté de 36 pièces de 105 et 12 de 150. Le corps d’armée disposait en plus de 60 pièces de 105 et de 60 pièces de 150. Dans les régiments se trouvaient des canons d’infanterie et anti-char, mortiers légers et lourds, mitrailleuses légères et lourdes. Le groupe de reconnaissance comportait 1 escadron à cheval et 2 motorisés. Le bataillon anti-char était motorisé, ainsi qu’une compagnie de génie, les transmissions et quelques services (cordonniers !). Pendant la campagne la mobilité fut augmentée par la «réquisition» de voitures, camions et vélos, qu’on trouvait en route. Ainsi la division devenait de plus en plus mobile.

Teske signale la bonne collaboration des armes, notamment avec les Stukas, «à maintes reprises la clé du succès».

Or, c’est à cette infanterie, qui vient de se battre dans la position, qu’incombe une autre mission.

Les chars avancent. Leurs dragons portés doivent protéger leurs flancs. Ils sont maintenant dans le dos de l’ennemi, mais ils ont eux aussi l’ennemi dans le dos. Leur logistique en carburant, munitions et vivres doit être assurée. S’ils avancent isolément, ils laissent derrière eux un vide, qui risque d’être rempli par l’ennemi. Dans ce cas-là les chars sont isolés, encerclés et, sans carburant ni munitions, doivent se rendre.

Par conséquent c’est l’infanterie amie qui doit remplir le vide. Dans ce but, elle doit beaucoup marcher. Donc, ses missions ne sont pas uniquement d’attaquer et de défendre. Il y en a une troisième : marcher.

«A la guerre, une grande partie de l’activité des troupes consiste à marcher […] Dès le début de la guerre, on saisira toute occasion pour l’entraînement à la marche», dit le règlement de l’infanterie. Mais, sous le Troisième Reich, cet entraînement commençait déjà dans la Hitlerjugend. A 15 ans, on marchait 10 km en 2 heures/2 heures et demie, avec un paquetage de 5 kg. A 16 ans, 15 km en 3 heures/3 heures trois quarts, paquetage 5 kg. A 17 ans, 20 km en 4-5 heures, paquetage 7,5 kg (H.J. im Dienst, p. 329). Par ailleurs, marcher était populaire en Allemagne. Déjà, dans les années 20, il existait une organisation apolitique, Wandervögel, une sorte de scoutisme. Ce n’est donc pas étonnant qu’on ait marché de 40 à 50 km par jour pendant la campagne. Un tel exploit n’est pas aussi exceptionnel qu’on le pense. Aux Pays-Bas a lieu chaque année une randonnée internationale, «Les quatre jours de Nimègue». Y participent environ 40.000 marcheurs qui marchent chaque jour 40 km (30 km pour les plus

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de 80 ans). Un contingent de 5000 soldats hollandais (volontaires) marche en formation avec un paquetage de 10 kg, réalisant le trajet en 8 heures, après un entraînement de 4 à 6 mois.

Ainsi les 280 km par la route, de Sedan à Abbeville, furent-ils parcourus par la 57e ID en 7 jours, en marchant 40 km par jour, une moyenne de 1,66 km/heure. Quelques motards de l’avant-garde de la 2e Pz, partis de Sedan tôt le matin du 14 mai, arrivèrent à Abbeville le 20 mai à 20 heures, soit 1,75 km/heure. Le gros de la division arriva le lendemain. Mais il faut admettre que cette ID ne rencontra pas d’ennemis.

Les affirmations qu’on lit ici et là, selon lesquelles les chars devançaient l’infanterie de plusieurs dizaines de kilomètres sont fausses. Une division blindée en file indienne était longue de 120 km, une division d’infanterie un peu plus de la moitié. 15.000 hommes et leurs véhicules en marche couvraient un grand espace. Leurs arrière-gardes furent suivies de près par les avant-gardes de la division suivante. Toutes les routes au nord de la Somme étaient pleines de longues files en mouvement ou en repos à cause des embouteillages. Il arrivait qu’une division d’infanterie était contrainte de prendre un itinéraire Bison futé, sa progression étant bloquée par une division motorisée, ou l’inverse ! 2.000.000 d’hommes, 500.000 chevaux, camions, fourgons, chars, canons! Il faut s’imaginer un 1er août, quand la France part en vacances.

L’infanterie marchait parfois à travers champs et prés. Les chars empruntaient toujours les routes. Il y avait des couloirs réservés aux camions de l’intendance, apportant du carburant, de l’huile et des munitions, et d’autres destinés à leur retour. Toute la région était calme et en majeure partie abandonnée par la population. Gamelin avait bien conseillé aux Polonais de faire la guérilla (voir chapitre 25), mais il ne l’avait pas préparée pour la France. Aucun acte de sabotage ne fut signalé et les soldats français se rendirent docilement, à quelques exceptions près, favorisant ainsi la vitesse de l’opération.

CHAPITRE 85

La logistique. «Le préalable de l’emploi de grandes unités blindées est d’abord le ravitaillement en

essence et pièces de rechange», écrit Guderian. «Le réseau routier est déterminant pour leur mouvement. De grandes quantités de camions réquisitionnés, circulant uniquement sur des routes, doivent être incorporés dans les unités de campagne au début d’une guerre» (p. 209). Lui, il ne se fait pas d’illusions : la marche et la logistique s’effectuent par la route, non, comme chez de Gaulle (AdM, p. 118) «par monts et par vaux» («nicht über Berg und Tal», p. 65). Heureusement, «la perspicacité de Hitler («der Weitblick des Führers») a discerné l’importance immense d’un grand réseau autoroutier» (p. 209). Mais pendant la campagne de 40, la logistique fut en grande partie effectuée par le rail.

Les Français, dépourvus du Weitblick du Führer, n’avaient pas une seule autoroute, mais le réseau routier était dense. Pourtant on y trouvait «très peu d’itinéraires admettant de bout en bout les véhicules dits de 3e classe, d’une charge totale de 44 tonnes» (note du général Belhague du 12 décembre 1934, SHAT, 9 N 321). Les Pz III et IV, d’un poids de 23 tonnes, pouvaient donc passer. Mais l’absence de ce Weitblick chez Staline a causé de graves problèmes à la logistique allemande. Aucune autoroute et très peu de routes n’étaient disponibles en URSS.

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Or, les divisions blindées allemandes n’étant pas un «organisme auquel […] ses moyens […] de se ravitailler permettaient d’opérer par lui-même» (AdM, pp. 118, 119) (de telles divisions n’ont jamais existé), elles devaient être ravitaillées par les arrières. Un Pz III consommait 180 litres pour 100 km, et il disposait de 110 obus. Un Pz IV consommait 200 litres et disposait de 88 obus. Il y en avait 725. Les 2389 Pz I et II consommaient moitié moins.

Dans un article du commandant Albord, paru dans la Revue de l’armée de l’Air, de septembre 1937, n° 2, p. 983 e.s., intitulé «L’extension de la zone de manœuvre et ses conséquences», dont de Gaulle a pris connaissance, - son nom y est évoqué (l.n.et c. p.464) –l’auteur écrit notamment : «Les soldats armés d’un fusil ont pu doubler les étapes et se battre l’estomac vide ou sans souliers. Toutes nos exigences ne feront pas tourner les moteurs plus vite que ne le permet leur régime ; elles n’empêcheront pas qu’ils ne s’arrêtent lorsque l’essence ou l’huile font défaut et qu’ils demeurent stupidement sourds aux appels désespérés de leurs conducteurs. […]

La capacité de manœuvre d’un appareil stratégique ne se mesure plus seulement à la valeur propre et à la mobilité des forces le composant, mais bien encore aux ressources de toute nature dont il peut disposer, ainsi qu’à la souplesse et à la sûreté du système de ses communications et ravitaillements […], des cartouches, des obus, de l’essence, de l’huile, des rechanges, etc.» Les grandes unités destinées à participer à l’action doivent être «dotées des organes de transport suffisants […] Il faudra que le chef […] introduise dès le début dans son plan de manœuvre un facteur nouveau : l’estimation, aussi exacte que possible du potentiel que confèrent à ses forces une mise en œuvre rationnelle et souple des ressources matérielles et des moyens de transport dont il aura la libre disposition.»

Comme illustration de ses propos, Abord décrit, par un curieux hasard, l’offensive du général Micheler début 1917 en direction de la Serre et ensuite jusqu’à l’Oise. De Gaulle a donc lu que deux armées avaient dû se diriger d’abord vers la Serre sur le front La Fère-Tavaux, et le corps de cavalerie vers Montcornet (!), ce qu’il devra faire lui-même en 1940.

Et Abord de démontrer, chiffres à l’appui, que les moyens de transport dont disposait le groupe d’armées lui permettaient, après la rupture du front allemand, d’assurer les ravitaillements seulement jusqu’à la Serre, et qu’on ne pourrait pas atteindre l’Oise. Le raisonnement est très convaincant, mais, malheureusement, la preuve manque, parce que «la bataille ne dépassa pas la phase de rupture…» C’est dans la deuxième partie de l’article, là où il s’agit de la connaissance des matériels, que de Gaulle est cité deux fois.

De toute façon de Gaulle a appris que les choses ne sont pas aussi simples qu’elles n’y paraissent, comme il l’a écrit (AdM, p. 118) : «Chaque élément des troupes et des services évoluera par monts et par vaux sur véhicules appropriés. Pas un homme, pas un canon, pas un obus, pas un pain qui doivent être ainsi portés à pied d’œuvre. Une grande unité, levant le camp au point du jour sera le soir à cinquante lieues de là.» Il a omis l’essence et les pièces de rechange. Et Chauvineau va inonder ses colonnes de bombes à gaz (p. 100). Or, une division blindée allemande de moins de 300 chars, en file indienne, avait une longueur de 120 km. Et dans chacune de ses six divisions, de Gaulle avait prévu 500 chars lourds, moyens et légers, avoisinant une longueur de 200 km. Un char moyen consomme 200 litres aux 100 km, 500 chars en moyenne 100.000 litres, 50 «lieues» égalent 200 km. Pour, à mi-chemin, faire le plein des chars seulement quand la moitié de la division n’est pas encore partie, il faut assez de camions-citernes «appropriés» pour transporter 100.000 litres d’essence ; mais il y a également un grand nombre d’autres véhicules qui doivent faire le plein et les camions-citernes doivent rentrer à leur base pour le faire eux aussi.

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Quand une division a parcouru les 50 «lieues» dans leur totalité ses réservoirs sont vides. Où trouve-t-on le carburant pour entamer le «raid»? Et si on le trouve, il faut bien savoir quelle distance on peut parcourir, parce qu’il faut aussi rentrer. En outre, le stock de munitions dépend de la résistance qu’on peut rencontrer, et qui est en général imprévisible. Naturellement tout cela est très banal, mais indispensable quand même : c’est le travail de l’état-major avant que la division puisse « lever le camp »

Au chapitre 37 on a vu comment celui de la Wehrmacht prépare une offensive. C’est justement le sujet, traité si bien par Abord, auquel son chef, Halder, consacre beaucoup de temps. Camions. Fourgons. Il en faut beaucoup. Le plan de campagne du 29 octobre 1939 (Fall Gelb II) a pour but une percée jusqu’à la Manche, entre Boulogne et Abbeville. C’est une opération avec but lointain.

Le colonel A. v. Schell, inspecteur général des services motorisés (et auteur de l’œuvre Kampf gegen Panzerwagen, dans laquelle l’infanterie joue un rôle prépondérant) est un de ses interlocuteurs les plus importants. Pendant leurs réunions, on parle de la situation de tous les moyens de transport : le nombre de camions présents et en production, le pourcentage en réparation et la capacité des ateliers, les stocks de carburant et de caoutchouc et leur consommation, le nombre à remplacer par des fourgons hippomobiles, le nombre de chevaux et la production de leurs repas, harnachements (foin, cuir, bois, fer), la réquisition de camions et de chevaux. Il apparaît que les pertes sont de 2% par mois sans combat, qu’on est incapable de les remplacer, et on ne peut pas prévoir les pertes avec combat. Parmi les réquisitions, on trouve toutes sortes de camions et de voitures qui nécessitent leurs propres pièces de rechange. Toutes les données sont sur la table, et on chiffre le moyen de remédier aux nombreuses défaillances.

Après une réunion qui dure tout le dimanche 4 février 1940, Halder et v. Schell concluent que l’offensive à but lointain se justifie seulement au vu de l’état actuel de la motorisation, si un minimum de réserves en camions est disponible ou si la possibilité d’un emploi rapide de fourgons hippomobiles est assurée (Halder, pp. 180-182)

Naturellement le transport par voie ferrée est le plus performant, mais il n’est possible que jusqu’à la frontière, où l’on dispose de gares régulatrices, construites au début du siècle, en vue de l’offensive Schlieffen (voir carte). Le Reichsbahn doit avoir prévu un nombre suffisant de locomotives, de voitures, de wagons et d’ouvriers pour rétablir au plus vite le réseau en territoire conquis. On sait qu’on ne manque pas de charbon.

Après une certaine durée de la campagne, qui dépend de l’état des routes, de la logistique et des pertes en combat, une pause dans l’opération est nécessaire, notamment pour l’entretien et les réparations des véhicules motorisés, dont ceux d’avant-guerre avaient beaucoup plus besoin que ceux d’aujourd’hui. Ils tombaient assez fréquemment en panne, et prenaient feu spontanément, comme les nouveaux chars Tigre en route pour le front de Kursk, et la Dodge de mon grand-père.

CHAPITRE 86

Comment la France a été battue : armes combinées

Le 20 octobre 1940, un Avant-projet d’une directive pour le commandement de Groupements Rapides, préparé par le Haut Commandement allemand, a vu le jour. Ce

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document contient les règles à suivre par un groupement rapide pendant une campagne à venir.

Dans ce but, la campagne de France est examinée afin de porter sur elle une appréciation. En raison du but fixé par la directive, le groupement rapide Kleist (3 AK, comportant 5 Pz et 3 Mot.) devient le héros de la pièce. Ce groupement, au début de la campagne, était directement sous les ordres de la H.Gr.A, ainsi que la 4e Armée (4 AK comportant 9 ID, 2 Pz), la 12e Armée (3 AK comportant 11 ID, et la 16e Armée (4 AK comportant 12 ID). Le 15 mai, il sera placé sous les ordres de la 12e Armée, dont il est l’avant-garde, afin d’assurer ainsi une liaison étroite avec l’infanterie de cette armée qui le suit de près.

La campagne fut un succès, et nous sommes donc en présence d’une opinion qui se forme à la faveur du succès. La directive contient un jugement en fonction de ce succès. C’est son défaut. Sun Tzu avait quand même averti : «Lorsque j’ai remporté une victoire, je ne répète pas ma tactique» (VI, 26). La campagne contre l’URSS a prouvé qu’il avait raison.

Pourtant, ce document est d’un grand intérêt. Il l’est pour l’historien. En fait il contient une rétrospective de la campagne de mai-juin. On y lit comment elle fut soigneusement préparée et organisée d’avance, quel fut le rôle du groupement Kleist parmi les autres armes, et sa coopération étroite avec celles-ci.

Ce document nous apprend comment la France a été battue. Ce fut grâce aux Armes combinées. Malheureusement, il est trop long (48 pages) pour le publier dans sa totalité. On a déjà vu que les Allemands désignent leurs troupes motorisées, chars inclus, comme Schnelle Truppen, troupes rapides. Ici, on parle de Schnellen Gruppen (S.Gr.).

Beaucoup d’éléments manquent dans ce document. D’abord les combats menés par la Heeresgruppe B aux Pays-Bas et en Belgique, parce que c’est là que fut exécutée la manœuvre de diversion et qu’un groupement rapide n’y fut pas employé. De même sont complètement négligées toutes les insuffisances de l’adversaire. Il n’y a pas un seul mot sur tout ce que Guderian et Chauvineau ont écrit sur l’aspect d’une forte position défensive, sur son attaque et sa défense, parce que les Allemands n’ont rencontré aucune position digne de ce nom. Il n’y a rien sur le combat du fantassin contre le char. Manque également la défense contre l’attaque d’une colonne en marche ou en arrêt, qui n’a pas eu lieu, alors que la défense contre une contre-attaque n’est mentionnée qu’une seule fois, brièvement. Cette dernière ne peut se produire que temporairement, par exemple lorsqu’il s’agit de tenir une tête de pont créée par la S.Gr. elle-même, comme ce fut le cas à Sedan le 13 mai. Alors les unités motorisées et la masse de la défense antichars doivent être employées défensivement, et les chars offensivement, soit qu’ils progressent au-delà de la position défensive pour effectuer des coups agressifs, soit qu’on les retienne en arrière pour des coups contre offensifs, selon la situation.

Au contraire, beaucoup d’attention a été consacrée aux cas où des fautes ont été commises. Ce sont notamment la traversée des Ardennes belges, et la séparation de Kleist de la 12e Armée. Pour le premier cas, on trouve des règles plus strictes et une meilleure organisation. Et on verra comment on insiste sur la nécessité d’une coopération étroite entre un groupement rapide et l’armée d’infanterie qui doit le talonner.

Ni les divisions blindées, ni les unités motorisées n’ont, pendant la campagne, opéré toutes ensemble, groupées dans une armée indépendante, séparée des « masses ». Elles ont été incorporées dans les Armées d’infanterie, notamment la 12e et la 4e, après la percée de Sedan.

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Composition. «La composition de la S.Gr. est adaptée à sa mission. Il faut éviter d’emmener trop

d’équipement (par exemple du matériel de pontage quand aucun cours d’eau ne devra être traversé) afin de ne pas encombrer les routes inutilement, et en emmener trop peu est naturellement exclu. […] La S.Gr. se compose de 2 ou 3 corps d’armée, 4 ou 9-12 divisions, et d’unités d’autres armes, comme la DCA, l’artillerie, les chasseurs de blindés et le génie. La composition peut changer pendant le combat. […] Les services dans l’arrière-garde de la S.Gr. sont la logistique, les réparations, le santé, l’administration et l’ordre public, la construction et l’entretien de routes, la poste aux armées. Leur bon emploi peut être déterminant pour le succès de la S.Gr. […] Celle-ci peut être renforcée par d’autres unités motorisées ou par des corps d’armée ou des divisions d’infanterie » (tous les soulignages sont de moi).

Commandement. «La S.Gr. dépend directement de l’OKH pour des missions indépendantes, mais d’un

Groupe d’Armées en cas de missions avec l’infanterie. Un changement pendant l’opération est possible. […] Elle peut être mise sous les ordres d’une Armée (d’infanterie). L’État-Major de la S.Gr. doit se déplacer rapidement […]. Son commandement doit être très strict et centralisé. Il comporte un bureau de reconnaissance aérienne, un bureau de liaison avec la Luftwaffe, un bureau de règlement de la circulation, tous équipés de bonnes transmissions, et aussi de Fieseler Störchen » (un petit avion très léger qui peut atterrir aussi bien sur un petit terrain que sur la place de la Concorde)

La S.Gr. pendant la marche. « De grandes marches d’une S.Gr. exigent plusieurs routes en bon état. Elles

nécessitent des préparatifs très étendus, parfois pendant plusieurs jours, en particulier quand il s’agit du début d’une opération […] On détermine des Panzerstrassen, des routes exclusivement pour la S.Gr. […] Toute unité n’appartenant pas à la S.Gr. doit être rejetée de côté sans ménagement. […] Il faut connaître ces routes dans tous leurs détails, et préparer des panneaux indicateurs. Des unités de dépannage doivent être présentes, et des itinéraires de délestage pour le trafic civil prévus. […] Une stricte discipline dans la circulation est impérative. […] L’échelonnement est très important et doit être effectué en vue de l’opération, pour le succès de laquelle il peut être déterminant » Clausewitz ne dit pas autre chose : voir chapitre « La répartition dans l’art de la guerre » (1.2.1).

« Le génie et l’artillerie lourde ne doivent pas être trop en arrière. […] Pour les marches des S.Gr., une organisation de la circulation minutieusement montée est nécessaire.» (Un nombre d’exemples est mentionné, comme «surveillance par les airs, cabines téléphoniques le long des routes, conseils de guerre pour juger des contraventions). «Des cantonniers motorisés doivent suivre les avant-gardes »

La S.Gr. au combat. «Les S.Gr. sont aptes aux opérations autonomes dans un cadre large.

Elles peuvent être employées pour cela soit indépendamment, soit en coopération avec les opérations des armées de l’infanterie, selon le champ de bataille ou la situation ennemie. Une coopération avec la Luftwaffe est dans les deux cas nécessaire.

«Un emploi autonome a lieu principalement contre de petits États, disposant de forces armées faibles, en cas d’attaque par surprise au début des hostilités, ou bien lors de guerres

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coloniales. L’emploi conjoint avec les armées d’infanterie sera la règle. […] Alors il faut décider nettement, quelle opération aura la priorité. Dans ce cas-là, la coopération de la S.Gr. avec l’infanterie qui suit est particulièrement importante.[…] La condition à l’emploi de S.Gr. est là où on peut s’attendre à une surprise, là où l’ennemi est déjà faible, là où l’infanterie ennemie a déjà été percée, mais non pas là où l’ennemi dispose de blindés et là où il a posé des mines, ou là où il occupe une très forte position défensive. Quand les conditions tactiques favorables manquent, elles doivent d’abord être créées par une attaque méthodique selon un plan (Planmäszig) par les armées d’infanterie ou par la Luftwaffe ».

Le commandant de la S.Gr. doit connaître l’objectif et le but de sa mission à long terme, lesquels doivent figurer dans la directive du Haut Commandement (décision stratégique). La façon de l’exécution incombe au commandant de la S.Gr. (exécution tactique).

«L’emploi sur les flancs sera la règle, l’attaque de front l’exception. […] La façon et l’exécution de l’attaque dépendent du terrain et de la disposition défensive de l’ennemi. […] Dans l’attaque il faut essayer de se frayer un chemin par une pénétration (Einbruch), une percée (Durchbruch) et exploiter celle-ci sans répit. La percée doit être élargie des deux côtés. Des réserves doivent être amenées, afin de protéger les flancs de la S.Gr., qui s’allongent de plus en plus pendant son progrès. La S.Gr. doit foncer en avant sans se soucier de ses flancs, dont la protection est d’abord assurée par sa profondeur, ensuite par les divisions motorisées, qui seront finalement libérées par l’infanterie. […]

Le but de la percée est la poursuite jusqu’à la destruction de l’ennemi. Rapidité, mouvement et débrouillardise du commandement sont exigés […]. Les missions défensives ne sont que momentanées, par exemple tenir une tête de pont qu’on a formée. »

La coopération des S.Gr. avec l’infanterie qui suit. «Au cas où la S.Gr. est utilisée en connexion avec des armées d’infanterie, la

coopération entre S.Gr. et l’infanterie est d’une importance déterminante. […] Elles doivent coopérer dans tous les détails […]. Elles doivent s’aider et se soutenir entre elles. Il est dans l’intérêt de l’infanterie que la S.Gr. avance rapidement et sans accroc. Il est dans l’intérêt de la S.Gr. que l’infanterie ne décroche pas trop.[…]

Il y a quatre possibilités pour l’emploi de la S.Gr. conjointement avec les Armées d’infanterie :

1) Emploi de la S.Gr. en avant des Armées de l’infanterie. 2) Emploi de la S.Gr. entre deux Armées de l’infanterie dans un secteur séparé. 3) Emploi de la S.Gr. simultanément et dans le même secteur qu’une ou plusieurs

Armées de l’infanterie. 4) La S.Gr. provisoirement derrière l’infanterie et son emploi seulement après que

l’infanterie a atteint l’objectif qui lui a été désigné.

ad 1. Seulement au début d’une guerre. […] Inconvénient : l’infanterie est très en retrait en cas de besoin.

ad 2. L’inconvénient est fortement réduit. L’infanterie est vite sur place. ad 3. La concentration est difficile […]. La S.Gr. doit avoir à sa disposition au moins

quatre Panzerstrassen […] ad 4. Quand la situation n’est pas encore prête à l’emploi de la S.Gr, par exemple

quand l’infanterie doit prendre d’abord une position défensive forte, ou forcer le franchissement d’un cours d’eau […]

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La coopération de la S.Gr. avec l’infanterie ne s’arrête pas quand la S.Gr. l’a dépassée et progresse en avant. Dans ce cas-là aussi, l’infanterie doit aider la S.Gr. avec abnégation totale. Elle peut mettre à sa disposition de l’artillerie motorisée et du génie. Elle doit faciliter la logistique de la S.Gr., et prendre en charge ses prisonniers et ses blessés »

La coopération des S.Gr. avec la Luftwaffe. «La coopération étroite des S.Gr. avec la Luftwaffe est en de nombreux cas, de toute

façon, la condition du succès. La Luftwaffe doit préparer et soutenir l’attaque blindée de la S.Gr. sans ménagement. Elle doit empêcher l’aviation ennemie d’attaquer la S.Gr.

Normalement, un Fliegerkorps et un Flakkorps seront chargés de la coopération avec une S.Gr. en exclusivité. Leur subordination à la S.Gr. n’est pas nécessaire. Ils doivent travailler ensemble. Le contact personnel est déterminant. […] Ce contact doit être intensif. De très bonnes transmissions sont nécessaires […]. L’effet moral est important […]. Le bombardement peut être roulant ou d’un seul coup. […]

Le Flakkorps doit protéger la S.Gr. contre des attaques aériennes ennemies et l’aider dans le combat au sol. Des contacts intensifs entre le commandant du Flakkorps et de la S.Gr. et leurs états-majors sont indispensables. […]

En général chaque Panzerkorps de la S.Gr. aura une Flakbrigade en coopération. Les services terrestres des Flieger et les Flakkorps sont, pendant la marche, sous les ordres de la S.Gr. » (Pendant la campagne, un ordre spécial de Hitler en personne fut nécessaire à cet effet car ces services n’obéissant qu’à leur propre autorité se moquaient des ordres de leurs supérieurs de l’Armée de Terre).

La logistique des S.Gr. «Le succès des opérations de la S.Gr. dépend considérablement de sa logistique […]

Elle n’est pas facile organiser. Par conséquent elle a besoin d’une organisation bien réfléchie, beaucoup de travail de prévision et une activité infatigable de tous les organismes. Une autonomie et une indépendance étendue au sujet de la logistique sont nécessaires. […] Il est impossible que la logistique complète soit effectuée par une armée d’infanterie.

L’état-major d’une S.Gr. doit disposer d’un bureau transports (Quartiermeister-abteilung) très bien équipé. Son chef doit prévoir les besoins de la S.Gr. […] La chaîne de commandement vers les arrières nécessite une organisation méticuleuse. Un réseau dense de postes consacrés au commandement et à la transmission de renseignements doit être aménagé le long des routes, destinées aux colonnes et aux compagnies de transport pour la logistique de la S.Gr. […]

Le Rafraîchissement unique (einmalige Auffrischung) a pour but de rendre la S.Gr. prête à l’emploi avant ou après l’action. Après l’action il sert à aplanir les pertes en matériel et à la réparation des dégâts. Dans ce but sont aménagées des “aires de rafraîchissement” (Auffrischungsräume). Elles sont en général approvisionnées par l’OKH. […] La logistique courante est effectuée pendant l’action. Elle se compose de la Panzerselbstversorgung et de la Normalversorgung.

La première est effectuée par la S.Gr. seule. Elle s’occupe de l’essence, des munitions, de l’évacuation de blessés, de l’entretien et de la réparation des chars, camions et voitures, et des vivres. La seconde est effectuée par les armées d’infanterie qui suivent la S.Gr. Elle

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comporte le remplacement d’armes, de matériel et de revêtement, la réception des blessés et des prisonniers de guerre, la poste aux armées. Elles doivent tenir prêtes les installations nécessaires à ce but. […]

Avant le début de chaque opération, la S.Gr. est complètement pourvue pour les premiers jours de combat. Elle reçoit en plus une “valise”, c’est-à-dire une unité de camions transportant essence et munitions. C’est la première réserve mobile.

Une base est aménagée pour la logistique de la S.Gr. pendant les 200-300 kms suivants. Elle sert aussi de point de départ pour une nouvelle base, plus en avant. Cette dernière sera en général aménagée près d’une tête de ligne ferroviaire. […] La logistique de la S.Gr. se déroule sur une route spécialement destinée à cet effet, le Rollbahn. […] Dans les cas très urgents, elle peut être effectuée par les airs (Ju 52 — transport), ou en puisant dans les stocks de l’infanterie qui suit. Le principe est que les Armées et les Corps d’infanterie aident la S.Gr. généreusement.

Pendant la marche, la logistique d’hydrocarbures a la priorité absolue. Pendant le combat, c’est celle des munitions. Les ateliers d’entretien et de réparation doivent se trouver le plus en avant possible.

Au début de l’opération la troupe doit disposer de vivres pour dix jours, mais elle doit en premier lieu vivre sur les ressources du pays, en principe complètement. Services de santé et hôpitaux de campagne seront aménagés en profondeur. L’évacuation des blessés vers les arrières est très importante pour la S.Gr. Les prisonniers de guerre sont à la charge des Armées d’infanterie qui suivent. Leur transport vers les arrières doit être organisé d’avance.»

Quelques remarques.

Les points saillants de la directive sont les suivants :

1) Coopération intensive et étroite avec les Armées d’infanterie. On a vu la composition d’une ID et sa puissance de feu. L’insistance à ce sujet est récurrente. L’emploi conjoint de la S.Gr. et de l’infanterie sera la règle, l’emploi autonome l’exception.

2) Importance de la logistique, dont le succès de la S.Gr. dépend considérablement 3) Importance donc d’une liaison constante et sécurisée avec les arrières (blessés,

prisonniers de guerre, logistique!). 4) Nécessité de plusieurs routes en bon état. 5) Préparatifs très étendus avant que la S.Gr. ne se mette en marche ou «lève le camp». 6) Coopération étroite avec la Luftwaffe (mais ce « binôme » n’est pas exclusif !) De

très bonnes transmissions sont nécessaires. 7) Insistance sur le comportement de la S.Gr. pendant la marche, traité dans les

moindres détails.

On remarque dans cette directive que deux sujets ont été plus amplement traités. Il s’agit de ceux mentionnés en 1, 2 et 3 d’une part, et en 7 d’autre part.

Cela se comprend. Alors que la campagne s’est déroulée globalement selon le plan, et que par conséquent la directive confirme tout ce qui a été fait, en deux occasions s’est produit un couac sérieux. La traversée des Ardennes belges fut une déception, d’une part à cause des Belges qui se sont avérés tenaces défenseurs à Martelange et Bodange, mais aussi maîtres en destructions, lesquelles ont considérablement gêné la marche allemande, tout comme l’enlèvement de la plupart des panneaux indicateurs et leur retournement à 90° aux carrefours. Une déception d’autre part en raison du manque de discipline et des infractions à la réglementation de la circulation, dont l’organisation et la surveillance furent insuffisantes.

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Le responsable de l’autre couac fut le commandant suprême en personne, qui donna l’ordre de séparer la Panzergruppe Kleist de la 12e Armée dont elle était l’avant-garde, avec comme résultat que Kleist arriva devant Dunkerque sans l’appui d’une armée d’infanterie. On verra au chapitre 88 comment cela a sauvé un grand nombre de forces alliées.

On a reconnu dans cette directive quelques affirmations de Guderian, notamment au sujet de la logistique, de la coopération des blindés avec les autres armes, l’utilisation de routes, et le cas de figure qu’il évoque quand : «l’infanterie attaque sous le couvert de l’artillerie, en avant des chars, quand des obstacles, par exemple fleuves, barricades, champs de mines, qui empêchent l’emploi direct du char, sont à surmonter».

Comme on le verra dans la cinquième partie, tel fut le cas en 1940. Le 10 mai ce furent l’infanterie et le génie qui ouvrirent la route aux chars. Le 13 mai ce furent l’artillerie, l’aviation, l’infanterie et le génie qui l’exécutèrent par une attaque méthodique, selon un plan établi d’avance dans tous ses détails, ce que les Allemands appellent planmäsziq.

Mais on ne retrouve dans cette directive aucune des idées de De Gaulle.

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CINQUIÈME PARTIE

LA CAMPAGNE VUE DU CÔTÉ ALLEMAND DRAME EN DEUX ACTES ET QUATRE SCÈNES

Livret de Carl von Clausewitz

Production : Adolf Hitler

LIVRE X

FALL GELB IV

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CHAPITRE 87

Prologue. Acte premier, scène première. Sedan. Prologue Ce chapitre est en fait superflu. Après avoir lu Fall Gelb IV selon Sun Tzu, Clausewitz

et Brauchitsch/Halder, et la directive du 20 octobre 1940 au chapitre précédent, vous savez déjà tout. Insister encore sur les insuffisances des Alliés n’a pas de sens. Elles sont exposées aux livres V et VII. Mais une analyse de la défaite sans un seul mot sur son déroulement ne serait pas complète.

La présente partie va s’efforcer de réaliser une synthèse des chapitres précédents et des événements qui sont survenus pendant la campagne, en puisant dans les journaux de marche de l’OKW (Jodl), l’OKH (Halder), des H.Gr A et B (dans Jacobsen, Dokumente zum Westfeldzug-Dok), du groupement Kleist, de la 12e Armée et du XIX AK (SHAT, bobines 20, 21).

Au chapitre 52, on a vu l’organisation et la composition des H.Gr, des Armées et des AK et la concentration du 10 mai 1940 à 5h35 (les heures sont toujours indiquées en heure d’été de Berlin, sauf mention spéciale. L’heure de Berlin est en avance d’une heure sur celle de Bruxelles et de Paris). Au cours de la campagne il y aura des changements dans l’organisation des unités. L’accent sera mis d’abord sur la H.Gr A, qui doit effectuer le coup principal, la H.GR B servant seulement de diversion au début de la campagne. Après la réussite de celle-ci, son centre de gravité sera transféré vers le sud, où la 6e Armée va coopérer étroitement avec la 4e Armée de la H.Gr A.

Il faut d’abord signaler une erreur de casting, lourde de conséquences. Au cours de la scène première de l’acte premier, le producteur de la pièce, suivant les conseils d’un des premiers rôles, a donné l’ordre au régisseur de changer le script, avec pour résultat une scène II s’achevant dans la plus grande confusion.

Remarquons que la distribution de quelques premiers rôles dans ce drame n’était pas heureuse. Il s’agit de ceux de Bock, Rundstedt et Sodenstern. Au chapitre 35, on a vu les raisons de la mésentente existant entre Brauchitsch et Rundstedt, lequel jugeait l’autre comme un régisseur incapable. Au chapitre 53, on a vu quelle couleuvre Halder a fait avaler au prudent Sodenstern. Au chapitre 40 (Fall Gelb I), on a vu que le centre de gravité de l’attaque se trouvait dans la H.Gr B. Pour la commander, il fallait un baroudeur. Fedor v. Bock, 58 ans, était l’homme de choix. Rundstedt, 64 ans, commandait la H.Gr A, dont le rôle était secondaire.

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Lorsque le scénario fut changé, que le centre de gravité de l’offensive fut placé dans la H.Gr A, on aurait dû changer aussi les acteurs. Bock, lui, aurait foncé tout droit sur la Manche avec la 12e Armée, le groupement rapide Kleist en tête, sans trop se soucier de son flanc gauche où aucune offensive alliée n’était à craindre. Mais placer à la tête du groupe d’Armée le plus important de la pièce un acteur qui détestait le régisseur et qui aurait voulu occuper cette fonction lui-même était une faute. Nommer comme son chef d’E.M. le trop circonspect Sodenstern en était une autre.

On verra comment il vont gagner la confiance du producteur de la pièce avec comme résultat « le miracle de Dunkerque »

Au début de la campagne, l’effectif en chars des Allemands était le suivant :

A B C D E F Pz I 1276 6 - 2 2 13 Pz II 1113 10 20 mm 1 3 30 mm

2389 Pz III 429 23 50 mm 2 5 30 mmPz IV 296 23 75 mm 2 5 30 mm

Tchèque 391 10 37 mm 2 4A — nombre. B — tonnes. C — canon court. D — nombre de mitrailleuses. E —

équipage. F — blindage maximal, généralement frontal. La vitesse sur route était de 40 km pour tous les modèles, mais beaucoup moins quand on roulait en colonne ou en combat.

L’évaluation globale des chars en général par Halder (p. 200) était la suivante :

Pz I : seulement bon contre un ennemi faible et démoralisé. Pz II : un petit peu meilleur, pas bon contre les chars. Pz III : bon contre les chars ennemis. L’effet de ses armes est faible, même remarque

contre l’infanterie ennemie. Pz IV: bon contre les chars ennemis. Bon effet de ses armes aussi contre l’infanterie

ennemie.

On remarque que deux tiers des chars allemands étaient inaptes à un combat sérieux.

Après la campagne, les chars I, II et III furent mis hors usage. Le IV fut équipé d’un 75 long, mais n’était pas de taille contre le char 34 soviétique muni d’un 76 long.

Tous les soirs l’OKH dressait pour Hitler une carte de la situation des unités allemandes et alliées. Elles seront indiquées sous l’appelation : «carte de Hitler». Il faut se rendre compte qu’une Pz en file indienne est longue d’environ 100 à 120 km et une ID d’un peu plus que la moitié.

Or, on peut marquer la position d’une division et d’un corps d’armée avec son stylo à un seul endroit sur la carte, mais on ne peut le faire sur le terrain. Ce sont des masses de 15.000 hommes avec 5000 chevaux, artillerie, fourgons, ou bien quelque 250 chars, artillerie tractée, camions et camions-citernes et de nombreux services du corps d’armée.

En général on indique le lieu où se trouve le poste de commandement (PC) d’une division ou d’un corps d’armée (AK, chiffres romains). Mais ce n’est pas toujours le cas. Par exemple on voit sur la carte du 20 mai la 2e Pz à Abbeville, mais elle ne se trouve pas là. Ce ne sont que les motards d’un groupe de reconnaissance qui n’ont pas rencontré d’ennemis et ont pu rouler vite, loin devant le gros de la division qui, en colonne, avance beaucoup plus lentement que la vitesse maximum des chars, 40 km/heure. En outre, les hommes doivent

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manger et dormir. Les véhicules ont besoin de ravitaillement et d’entretien. Il y en a qui tombent en panne. La division se rassemble près d’Abbeville, et ne peut partir que le 22 mai.

Qu’est-ce que cela signifie? Que la logistique marche bien. Des camions, remplis de munitions, pièces de rechange et de bidons d’essence, de jerrycans (jerry: German, Boche), ou des camions-citernes ont pu arriver à temps. Certes, les chars peuvent rouler à l’essence française, mais seulement sur la route et sans combat. Autrement le moteur chauffe trop et c’est la panne (SHAT). Barbelés et mines doivent être acheminés pour l’aménagement d’une tête de pont.

Cela veut dire que ceux qui affirment que les chars roulaient loin devant l’infanterie, et qu’il y avait des trous de dizaines de kilomètres, vides de soldats allemands, se trompent.

Jusqu’au 18 mai, il y avait une masse compacte. Sur la carte de Hitler, le XIX AK (Guderian) se trouve à une vingtaine de kilomètres devant le PC de la 4e Armée et une masse d’infanterie. Le lendemain il a avancé encore de 20 km, suivi sur son flanc sud par le XIV AK (3 divisions Mot.) et l’infanterie du XVIII AK. Et le 20 mai, le 2e Pz est en contact avec ces deux AK via Amiens. Le PC de la 4e Armée avec l’infanterie a suivi. Il n’y a aucun «trou» entre leurs colonnes jusqu’à ce jour-là. Le flanc sud est amplement sécurisé, de bout en bout. Au sud de la Somme on ne trouve pas de forces ennemies à l’ouest.

Par ailleurs la carte Taride de l’époque montre un bon réseau de routes nationales et de nombreuses routes départementales parallèles et transversales. Des couloirs sont réservés aux camions de la logistique, qui rentrent à vide, et pour les ambulances et les prisonniers de guerre. Il arrive qu’une division d’infanterie doive être détournée, la route qu’elle devait emprunter étant occupée par des troupes motorisées. L’inverse est aussi possible. Et il faut bien se rendre compte que la distance de Sedan à Abbeville n’est que de 240 km à vol d’oiseau. Toutes les routes sont pleines de Feldgrau mais on ne le voit pas sur les cartes. D’ailleurs, on publie souvent des cartes où ne figurent que les chars ; ce sont donc des falsifications de l’histoire. Exemple : celle qui se trouve page 307 du manuel d’histoire franco-allemand (2008), totalement farfelue.

L’Allemagne, le 9 mai 1940. Le général, commandant une division d’infanterie stationnée à Bonn, a l’idée d’offrir à

l’un de ses régiments une balade en bateau sur le Rhin. Il fait très beau et l’ambiance est joyeuse. Mais soudain le bateau doit accoster. Le génie a commencé à jeter un grand nombre de ponts sur le fleuve. Toute navigation est devenue impossible, et on doit regagner ses cantonnements par camion. Peu après midi, les téléphones commencent à sonner aux PC des armées, des Armeekorps, des divisions. C’est l’ordre de concentration.

Un grand nombre de ID et la 4e Pz sont déjà près de la frontière, la plupart des ID et huit autres Pz se trouvent à l’ouest du Rhin, la 6e Pz est encore à l’est du fleuve (voir carte de Hitler du 10 mai, 5h35). Plusieurs ID avec leurs chevaux sont transportées par chemin de fer et débarquées dans l’une des dix gares régulatrices, construites près de la frontière avant la Grande Guerre en vue de l’offensive Schlieffen en 1914. Les prestations de marche de l’infanterie seront essentielles pour la réussite de l’offensive. Près de la frontière sont construits des entrepôts où les unités motorisées et les camions-citernes, incorporés aux unités motorisées, peuvent faire le plein. Les XIX et XXXXI AK (blindés) obtiennent chacun un supplément de 1600 tonnes de carburant et de munitions («la valise»)

Vers minuit, 2 Lutftflotten, 2 Flakkorps, 135 divisions, dont 10 Pz, 7 Mot., 1 aéroportée et 1 de cavalerie, sont prêtes à se jeter sur les Pays-Bas, la Belgique et le

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Luxembourg : 94 2/3 en première ligne et 41 ID et 1 1/3 Mot en réserve de l’OKH. Ces troupes, tassées, suffisent amplement à occuper la Belgique et le nord de la France.

La France, 9 mai 1940. C’est le jeudi avant la Pentecôte. A Vincennes arrivent des messages inquiétants de

Suisse. Les Allemands construisent de très nombreux ponts sur le Rhin, ce qui est inhabituel, et ne peut être un exercice. Déjà le 7 mai la radio néerlandaise annonçait que toutes les permissions étaient supprimées et il régnait «un climat de veillée d’armes» (v. Welkenhuyzen, L’Agonie de la paix, p. 284). Pour les prochains jours la météo annonce un grand beau temps «Herrliches Kriegswetter», splendide temps pour la guerre, disait-on alors en Allemagne. Ce sera essentiel pour l’aviation.

Tous ces événements, pour la plupart exceptionnels, et se déroulant au même moment, ne peuvent être le fruit du hasard. Ils sont un signal d’alarme. Mais le Lundi de Pentecôte est une fête à laquelle les Français sont très attachés et qui est chômée. Par conséquent le stratège à Vincennes accorde une permission à 10-15% de son effectif. La rédaction du journal L’Œuvre prépare pour son édition du 10 mai un dessin, montrant deux soldats, avec bagage mais sans armes, se dirigeant vers un panneau «Départ». «Les permissions sont supprimées en Hollande», dit l’un d’eux, et l’autre rétorque: «On en a une veine de ne pas être hollandais!»

La permission ne durera qu’une seule nuit. Elle sera la dernière dans la vie du lieutenant Boulenger et de dizaines de milliers de ses camarades.

Acte premier, scène première — Sedan 10 mai 1940. La Hollande et la Belgique

OKH 4h30 : Halder arrive avec son état-major au PC du Führer aménagé d’avance et opérationnel à Munstereifel, proche du front. L’offensive commence à 5h35. A 6h40, je suis réveillé par l’attaque aéroportée sur La Haye.

Sur Vincennes plane toujours le spectre du comte de Schlieffen, et son plan qui fut un échec en 1914, va connaître, sans être exécuté, un succès au-delà de toute espérance. A 7h30 (heure de Berlin, je répète), Gamelin (qui reste au château) donne l’ordre à l’armée française d’entrer en Belgique. Ordre un peu tardif, car la légation à Luxembourg a déjà donné l’alarme à 2 heures. Mais peu importe à quelle heure on part pour Waterloo. Il eut été nettement préférable de ne pas donner d’ordre du tout et de se renseigner d’abord sur les intentions allemandes. Mais tout commence selon les plans : les mouvements allemands autant que les français. La diversion prévue dans le plan allemand réussit. Il n’y aura que deux couacs, les seuls infligés aux Allemands par leurs adversaires pendant toute la campagne. Ils sont l’œuvre des Hollandais et des Belges. «Hollandais selon toute apparence surpris» note Halder, mais il note également que les ponts à Nimègue, Roermond, Maaseyk et Maastricht ont sauté. Une contradiction, selon toute apparence. «Atterrissage en Hollande de toute apparence selon plan.» Encore une fausse apparence : elle se termine par un désastre complet. L’intention d’éliminer la Hollande d’un seul coup dès le début de la campagne a fait long feu (voir «J’ai vu» au chapitre 61). L’excès d’optimisme de Halder ne s’achève pas là! «Gruppe Kleist avance de toute apparence selon plan.»

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Cet optimisme est basé sur les rapports suivants: (SHAT) :

1) Rapport de la journée du XIX AK au groupement Kleist, le 10 mai : «Franchi la frontière luxembourgeoise à 5h35 […] et en marche rapide arrivé à la frontière belge entre 10 et 11 heures.» La distance étant de 50 km, c’est donc en moyenne 10 km/heure! «Le corps a atteint Fauvillers à 19 heures après des combats de longue durée et à travers des obstacles considérables. La 10e Pz a atteint Etalle […] La résistance ennemie, au début faible, devenait de plus en plus forte.»

2) Rapport par Kleist à la H.Gr A, le 10 mai : «2e Pz à Strainchamps, 1e Pz à Fauvillers, 10e Pz près d’Etalle, 6e Pz Neuwied, 2e, 13e et 19e ID sont acheminées.»

3) Rapport H.Gr A. «Combats à Martelange, Rulle et Etalle […] Ennemi de toute évidence complètement surpris […] Faible résistance […] Intention pour aujourd’hui : avancer jusqu’à la voie ferrée Libramont-Neufchâteau-Virton. Intention pour le 11 mai 1940 : arriver à la Meuse et la franchir » (c’est moi qui souligne). Or, les Allemands ont pu franchir la Meuse seulement le 13 mai. Les Belges ont donné aux Français un répit de deux jours, dont ces derniers n’ont pas profité. Et ils ne sont pas du tout surpris. Ils sont sur le qui-vive!

La Belgique, 10 mai 1940.

«Les chars sont arrêtés par un simple ruisseau de 7 à 8 mètres de large dont les passages sont détruits et, pour le franchir, ils devront se faire accompagner de gens capables de construire des ponts et des moyens de passage. Si le ruisseau est défendu par des mitrailleuses, la construction des ponts ou des portières pour chars sera impossible tant que ces armes n’auront pas été chassées de leurs emplacements. Pour y parvenir, il faudra généralement monter une attaque d’infanterie, appuyée par de l’artillerie, seule manière d’ouvrir la route aux chars. Les grandes unités mécanisées seront ainsi, à la première rivière, immédiatement rappelées aux réalités de la guerre.»

Par une bien curieuse coïncidence, Chauvineau a prévu page 100 de son ouvrage exactement ce qui va se passer le 10 mai 1940 à Martelange, à la frontière belgo-luxembourgeoise. Le «simple ruisseau» est la Sûre (Sauer). La «grande unité mécanisée» est la 1ère division blindée, appartenant au XIX AK sous les ordres du général Guderian. Après avoir traversé le Luxembourg sans encombre, elle est « à la première rivière rappelée aux réalités de la guerre » par les combattants de la 4e compagnie du premier régiment de Chasseurs ardennais. Ce matin-là, à 8h30, tombent les premiers soldats de cette division sous le feu d’une mitrailleuse belge.

Or, l’avant-garde allemande est arrivée à minuit à la frontière germano-luxembourgeoise. A 2h15, l’alerte générale est donnée aux chasseurs. Ils quittent leurs cantonnements et occupent leur position de combat. Les barricades sont fermées, les champs de mines activés, les destructions et abattis sont effectués, les deux ponts sur la Sûre sautent à 5h. A 5h45, l’aviation ennemie commence à survoler la position qu’elle ne semble pas avoir repérée. A 8h30 les premiers éléments motocyclistes allemands, partis à 5h35, débouchent face à la position belge et sont soumis au feu. Des renforts allemands arrivent, et les combats se poursuivent jusqu’à 11h40, quand l’ordre de repli est donné aux Belges et exécuté en bon ordre. La compagnie de 100 hommes a subi les pertes suivantes : 4 tués, 9 blessés, 6 prisonniers dont 2 blessés (Dossier du Service historique de l’Armée belge).

Seulement alors le génie allemand peut nettoyer les champs de mines, détruire les barricades et commencer la construction de deux nouveaux ponts, qui seront prêts cinq et six heures plus tard. A ce moment-là les chars sont encore à l’est d’Ettelbrück, à 40 km.

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L’infanterie et le génie ont ouvert la route aux blindés. Ni l’avion, ni le char n’ont participé à ce combat. Cela mérite d’être mentionné, car cela fournit la preuve qu’un petit groupe d’hommes déterminés dans une bonne position est capable d’arrêter une division blindée toute une journée. Dans ses Mémoires, Guderian passe l’événement pudiquement sous silence. Ce fut un revers pour lui, parce qu’il n’avait pu atteindre le but fixé pour ce jour-là.

La France , 10 mai 1940.

Pendant ce temps, la 3e DLC de la 3e Armée, qui doit pénétrer au Luxembourg, est stoppée à la frontière par une position défensive, aménagée par la 76e ID allemande qui est déjà sur place. Dans la 2e Armée, l’alerte est donnée à 6h20, quand les Allemands sont déjà au Luxembourg. La 5e DLC (voir chapitre 71), qui va affronter la 1ère Pz, entre en Belgique à 8h30, sans son général, qui est en permission, avec, à sa droite, la 2e DLC, et à sa gauche la brigade de spahis (à cheval) ainsi que la 4e et la 1ère DLC de la 9e Armée. L’incertitude au sujet des forces adverses est totale. On ne sait pas non plus que la mission des forces belges est de faire jouer les destructions, qui, par ailleurs, sont inconnues des Français, et également des Allemands!, puis de se replier sans se battre derrière la Meuse. Elles sont trop peu nombreuses pour défendre une région d’une telle étendue. Des reconnaissances sont faites vers Bastogne — à gauche – et vers Arlon — à droite – mais pas vers Martelange, la route étant coupée par une unitée aéroportée allemande. Le gros de la division arrive à Neufchâteau et aménage un front nord-sud où on s’installe. La nuit du 10 au 11 est calme.

Les Allemands, 10 mai 1940.

Au moment où les ponts à Martelange sont prêts, des combats sont en cours à Bodange à l’ouest de Martelange, où les Belges se défendent avec acharnement contre l’infanterie allemande, qui a déjà franchi la Sûre à Martelange. Là aussi le pont sur la Sûre a sauté. Après le repli des Belges, les Allemands doivent construire un nouveau pont et nettoyer les champs de mines, qui sont d’un type qu’ils ne connaissent pas, ce qui prend beaucoup de temps.

La position était très bien aménagée, les positions de tir bien camouflées, et adroitement retranchées. Partout il y avait des réseaux denses et profonds de fils de fer barbelé, les routes et les chemins barrés, innombrables abattis, barrages minés incontournables, note le journal de marche de la 1ère division blindée.

La nuit du 10 au 11 mai.

A 22 heures, les travaux sont prêts, mais les chars, l’artillerie et les dragons portés ne sont pas encore arrivés. La composition de la colonne n’est pas optimale. C’est pendant la nuit que tout peut avancer, et que tout peut être placé en tête de la colonne, en file indienne. L’attaque de Neufchâteau est reportée au 11 mai. Les chars ont déjà parcouru 100 km et font le plein grâce aux camions-citernes.

Comme on l’a vu au chapitre 82, les Polonais et les Finlandais profitèrent d’une telle occasion pour attaquer par petits groupes, armés de grenades à main et de pistolets-

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mitrailleurs afin de semer la zizanie dans la colonne. Un camion-citerne en flammes peut causer beaucoup de dégâts. Mais les Français, eux, s’occupent de l’aménagement d’une position improvisée et linéaire. Pour eux, la nuit du 10 au 11 mai est calme.

Le 10 mai à 20 heures est émis l’ordre du groupement Kleist n°1 pour le 11 mai (SHAT). On mentionne brièvement les progrès de la journée. «Les 4e, 12e et 16e Armées avancent bien par l’est de la Belgique et par le Luxembourg. Ordre et intentions pour le 11 : […] Le but pour le 11 mai 1940 est la mainmise rapide de la rive nord de la Meuse (c’est moi qui souligne). Toutes les possibilités sont à exploiter — par une action rapide et par surprise, déjà pendant la nuit — afin d’obtenir des avant-gardes de l’autre côté du fleuve. En outre, seront effectués tous les préparatifs pour un franchissement selon plan (Planmäszig) du gros du groupement au 12 mai (c’est moi qui souligne).

Le XIX AK a l’ordre de franchir rapidement la Meuse. Le XXXXI AK sera employé au nord du XIX AK, selon la situation. Le XIV AK (Mot.) est prêt à être acheminé avec les 29e et 13e Mot. au flanc sud du XIX AK [ordres pour la reconnaissance aérienne, les avions d’assaut et la DCA]. Des unités de l’artillerie et du génie de la 12e Armée sont placées sous les ordres du XIX AK. Les autres unités (combattantes) seront prêtes à l’aube à la disposition du XIX AK. L’infanterie soutient les chars.

Or, on l’a déjà compris, la marche vers la Meuse ne s’est pas déroulée Planmäszig. Et Kleist est furieux. L’intention de son chef Rundstedt, arriver à la Meuse et la franchir le 11 mai, n’a pas été réalisée. Et ce n’est pas seulement à cause des Belges, c’est aussi à cause de ses propres troupes. Le 11 mai, il émet un oukaze au sujet des «nombreux embouteillages et des arrêts dans la marche pendant le premier jour de l’offensive qui ont causé de graves préjudices. Les causes proviennent de certains officiers subalternes qui ont agi de leur propre autorité, du manque d’intérêt et d’énergie de quelques officiers et de l’indiscipline ou d’instructions fautives de la Feldgendarmerie […]. Je les punirai. […] Ils seront condamnés par des tribunaux militaires […] Les fautes les plus graves par la peine de mort» (SHAT).

Standgericht. Ça signifie comparution immédiate, condamnation instantanée, et sans appel. Point d’avocats !

11 mai. L’attaque de Neufchâteau commence le matin. La ligne française est percée. Les

Français se replient derrière la Semois. Il y a des combats à Bouillon où les ponts sautent. Pendant la nuit les Allemands trouvent en aval un pont intact.

Dans le rapport du matin (6 heures) de Kleist :

1ère Pz considérablement retardée par des destructions (SHAT). 11h05, l’OKH donne l’ordre à Kleist : «Franchissement de la Meuse par le groupement au complet aussi rapidement et aussi vigoureusement que possible, sans se soucier d’une menace éventuelle sur le flanc, venant du sud-ouest» (Dok.)

«21 heures. Ordre du groupement Kleist n° 2 pour le 12 mai 1940 : de faibles forces ennemies ont aujourd’hui, par une résistance couronnée de succès et aidées par de fâcheux obstacles dans la ligne Libramont-Neufchâteau-Rulle, retardé l’avance du groupement jusqu’à l’après-midi. Une nouvelle résistance à la Semois ne doit pas être tolérée! […] Le but n’est pas atteint. Cela doit être effectué le 12 mai en employant sans ménagement tous les moyens.

Ordre pour l’AK XIX : exploiter toutes les possibilités — en fonçant avec force et sans arrêt inutile à la Semois — pour franchir la Meuse par surprise avec quelques unités […].

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De plus tous les préparatifs sont à effectuer pour un franchissement de la Meuse selon plan le 13 mai.

Ordre pour le XXXXI AK : franchir la Meuse au nord de Mézières.

XIV AK. Prêt à marcher avec 29e et 13e Mot à Arlon [suivent ordres pour Luftwaffe et Flak]. Câble téléphonique de Neufchâteau au XXXXI AK» (SHAT).

12 mai. Le matin, les Allemands pénètrent en France. Le soir ils sont au bord de la Meuse de

Namur à Sedan. Ils n’ont pas pu la franchir ce jour-là, mais pendant la nuit les Schützen des 7e et 5e Pz y réussissent à Houx, près de Dinant.

L’état-major de la «Gruppe Kleist» note à propos de l’état des routes au Luxembourg, en Belgique et en France (SHAT) :

«Routes au Luxembourg et en Belgique excellentes, pour la plupart goudronnées. Presque toutes sans poussière et d’une largeur satisfaisante. Les routes secondaires elles aussi. Le réseau routier est dense, avec de nombreuses liaisons tranversales […].

«Le bon état du réseau routier a sans aucun doute favorisé nos opérations et il était parfaitement adapté à l’avancée d’unités d’une telle force et de sa logistique» (c’est moi qui souligne).

«Les Belges ont enlevé tous les panneaux indicateurs et les plaques portant les noms des communes sur plusieurs routes, et, en utilisant de façon habile les endroits étroits, ils ont aménagé des obstacles de toutes sortes. Ceux-ci étaient tellement nombreux et durables, que le génie et le service de la construction de routes était incapable de les enlever totalement et durablement, mais seulement provisoirement. A proximité de la frontière plusieurs ponts étaient détruits et les obstacles étaient aménagés en grande profondeur, l’un après l’autre. Les mines étaient enfouies en grande profondeur et avaient causé des entonnoirs d’une profondeur de 6 à 8 mètres et d’un diamètre de 15 à 20 mètres. Le contraste entre les obstacles exemplaires des Belges et ceux des Français, peu sérieux et défectueux, était notoire. Les panneaux indicateurs en France étaient en place.»

Ainsi les Allemands ont-ils pu rattraper en France une partie du temps perdu en Belgique.

Comme on l’a vu, le groupement Kleist est placé par Brauchitsch à la tête de la 12e Armée, qui doit le suivre de près. Une coopération étroite entre les deux est indispensable. Certes, Kleist doit forcer le franchissement de la Meuse tout seul avec l’aide de la Luftwaffe, mais «les blindés et les autres unités rapides et la Luftwaffe n’ont pas décidé la campagne tout seuls. Leurs performances n’auraient pas eu d’effet durable si les divisions d’infanterie n’avaient pas conquis et occupé le terrain que les troupes rapides avaient parcouru», écrit Wissen und Wehr, n°6 de juin 1940, dans un compte rendu de la campagne.

Ainsi émane le 12 mai, l’ordre n°5 de la 12e Armée. Le document mentionne d’abord que les forces françaises sont rejetées derrière la Meuse de Dinan à Sedan, et il indique la position du groupement Kleist. Suivent les divisions qui se trouvent déjà en Belgique, soit la 29e Mot, les 3e et 23e ID du III AK et les 24e et 16e ID du VI AK.

La 4e Armée (à droite) est avec 5e et 7e Pz et 32e ID à l’ouest de Marche. La 16e Armée (à gauche) marche avec son VII AK (26e et 68e ID) à Florenville. «Ordre pour la 12e Armée, de suivre aussi vite que possible le groupement Kleist à travers la Semois afin d’atteindre la Meuse dans le secteur Laifour-Nouvion (10 km à l’ouest de Sedan). Il est important que les préparatifs pour le franchissement de la Meuse commencent dès

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aujourd’hui. Après le franchissement, foncer en force plein ouest, avec le flanc droit à Signy-Le-Petit, avec le flanc gauche à Signy-L’Abbaye (la même direction que celle de Kleist. […] 1 Geb. Div. (division alpine) traverse la Meuse près de Monthermé […] III et VI AK (4 ID) traversent la Semois […]. L’artillerie de l’armée à Bastogne» (SHAT).

Le soir du 12 mai, la H.Gr A se trouve en Belgique avec 8 AK, composés de 6 Pz, talonnées de 16 ID et 1 Mot, et 6 ID et 1 Mot au Luxembourg (carte de Hitler).

Le même 12 mai v. Sodenstern est envoyé par Rundstedt au PC de Kleist à Bellevaux, accompagné par Sperrle (Luftwaffe). On décide : «essayer de prendre pied pendant la nuit sur la rive ouest de la Meuse. Pendant ce temps l’artillerie de Kleist sera acheminée. En cas d’échec on attaquera selon plan» (Planmäszig) (Dok). Mais on ne parvient pas, pendant la nuit, de l’autre côté de la Meuse.

On décide donc d’attaquer selon le plan établi d’avance pour l’utiliser le cas échéant, et que l’on avait joué sur la carte. Il s’agit du suivant :

8-12 heures. Préparatifs pour le franchissement de la Meuse aussi complets que possible. Bombardement de harcèlement par l’artillerie selon un plan de tir, établi en utilisant les photos aériennes prises par la Luftwaffe.

12-16 heures. Bombardement de destruction concentré par la Luftwaffe. Continuation et fin des préparatifs sur terre. L’artillerie continue son bombardement.

16 heures. Franchissement par surprise.

16 heures. La Luftwaffe allonge son bombardement de harcèlement jusqu’au crépuscule. L’infanterie établit une tête de pont. La construction d’un pont commence.

Nuit. La Luftwaffe attaque les mouvements ennemis sur les routes à Hirson, Rethel, Vouziers, Stenay. Terminer la construction du pont. Franchissement des chars et de l’artillerie.

La 1e Pz, qui mènera l’attaque, sera appuyée par l’artillerie de 4 groupes de pièces de 150 et 4 groupes de 105 (un groupe comporte 12 pièces), les pièces de 88 du régiment de Flak (DCA), l’artillerie du régiment Grosz-Deutschland (de l’infanterie motorisée) et les pièces du bataillon de Pak (anti-char). Le plan de tir est le suivant : 8h-15h50 : tir sur les cibles désignées, 15h50-16h : feu concentré sur les points de passage. A partir de 16 heures: soutien de l’infanterie. 8h-15h50 : tirs sur les créneaux de casemates, une spécialité des 88. L’artillerie moyenne et lourde : tirs sur les casemates et contre-batterie (sur l’artillerie adverse). 15h-15h50 : régler le tir sur les points de passage et contre-batterie. 15h50-16h : feu concentré sur les points de passage. A partir de 16 heures : soutien de l’infanterie. L’attaque se déroulera exactement comme pendant la Grande Guerre, à deux exceptions près :

1) l’infanterie ne fonce pas à pied sur la position ennemie mais en radeaux pneumatiques.

2) Les chars ne participent pas à l’attaque. 13 mai. OKH : «La 16e Armée se trouve sur la ligne désignée Mouzon-Longwy, Sierck, en

profondeur suffisante.»

8 heures. L’artillerie de Guderian commence à pilonner la rive sud de la Meuse. L’artillerie française pilonne la rive nord. La Luftwaffe s’en mêle. 12 heures : bombardement concentré. 16 heures : l’infanterie monte avec le génie à l’assaut de la position française.

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L’artillerie allonge son feu, ses observateurs sont avec l’infanterie en première ligne et règlent le feu par radio. Les combats sont durs, les Français se défendent obstinément. Mais le soir, la résistance faiblit, et l’infanterie allemande, 5 bataillons au total, appuyée par le génie et l’artillerie, parvient à établir une tête de pont. Pendant ce temps le génie construit un pont où la DCA se met en batterie. A minuit la position est percée, et à ce moment-là, le pont est prêt et le premier char le traverse à pas d’homme. «Le 13 mai fut la journée de l’infanterie» note le journal de marche de la 1ère Pz. La 6e Pz de l’AK Reinhardt (XXXXI) a franchi la Meuse à Monthermé et doit former une tête de pont.

«12e Armée, ordre n° 6, 13 mai 1940. Situation le soir : […] XIX AK a franchi la Meuse à Sedan avec 5 bataillons. XXXXI : 2 compagnies sur la rive ouest de la Meuse. […] 4e Armée a franchi la Meuse entre Yvoir et Givet à plusieurs endroits. Ennemi se replie vers l’ouest […]. Ordre pour le 14 mai : «Traverser la Meuse en force aussi rapidement que possible et poursuivre l’attaque en direction ouest […] III AK, 3e et 23e ID, force le franchissement de la Meuse à Nouzonville et fonce en direction ouest. […].

Les corps d’armée doivent être en liaison étroite et permanente avec les unités du groupement Kleist qui se battent dans leurs secteurs, afin de coordonner leurs mouvements avec ceux du groupement Kleist» (c’est moi qui souligne) […]

Le XIX AK établit le 14 mai une tête de pont à quelques kilomètres à l’ouest du canal des Ardennes» (perpendiculaire à la Meuse).

Pendant ce temps, la H.Gr B avance aux Pays-Bas et en Belgique selon plan. Les armées franco-britanniques s’installent sur la ligne Anvers-Namur. «Nous sommes suffisamment forts pour nous défendre contre une attaque. Acheminer des réserves n’est pas nécessaire» (Halder).

Au début de l’après-midi du 13 mai, Rundstedt se rend au poste de commandement de Kleist à Bellevaux, à 9 km au nord-est de Bouillon. Alors que les combats dans la position française sont encore en cours, la décision est prise pour «les opérations au 14 mai. Etablir une tête de pont, l’agrandir et la sécuriser rapidement. Tout en protégeant le flanc sud entre le canal des Ardennes et la Meuse (près de Mouzon), établir rapidement une grande tête de pont en direction de Hirson, incluant Monthermé et Nouzonville et s’emparer de Montcornet et Rethel » (c’est moi qui souligne).

Rundstedt reste au PC de Kleist, et pendant la nuit du 13 au 14 mai, il se rend d’abord au PC de Guderian, et ensuite auprès de celui-ci en personne, qui se trouve au sud de la Meuse. « Il y a une discussion qui se termine par une communion d’idées totale en ce qui concerne la situation tactique. En protégeant fortement son flanc sud et en élargissant la tête de pont, XIX AK créera les conditions afin de pouvoir foncer sans répit à travers le canal des Ardennes en direction ouest. Rundstedt insiste avant son départ sur l’importance d’une conquête rapide d’espace en direction ouest d’un point de vue opérationnel. A son retour à Bastonge, il passe par Kleist, qui, lui aussi, a déjà insisté plusieurs fois pour une conquête rapide d’espace en direction ouest» (Dok.) (c’est moi qui souligne).

Or, pourquoi Rundstedt, qui commande un groupe d’armées (4e, 12e, 16e et 2e et le groupement Kleist) et qui doit diriger le coup principal de l’offensive dans sa totalité, ne se contente-t-il pas d’assister au PC de Kleist à l’opération déterminante? Pourquoi se rend-il ensuite, une fois la traversée de la Meuse réussie, au commandant d’un corps d’armée pendant la nuit du 13 au 14 mai? Certainement pas pour se promener sur un pont sous l’attaque ennemie en parlant de bisbilles, comme Guderian le prétend (Mémoires, p. 94, trad. française). C’est à cause d’un problème imprévu.

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Il faut se rappeler la directive Fall Gelb IV. «La mission de la H.Gr A est, tout en protégeant l’aile gauche de l’attaque d’ensemble contre une action ennemie […] de forcer le plus rapidement possible le franchissement de la Meuse entre Dinan et Sedan (en incluant ces deux villes) afin de foncer, en couvrant les flancs, aussi vite et aussi fort que possible […] en direction de l’embouchure de la Somme […]»

«Les forces rapides doivent gagner la rive ouest de la Meuse dans un assaut surprise et ainsi fournir les conditions favorables pour la poursuite de l’attaque en direction ouest.»

«La 12e Armée fonce, en suivant à toute allure les forces rapides qui précèdent son front, la traversée de la Meuse entre Fumay et Sedan (en incluant ces deux villes) d’une telle façon, que des forces puissantes doivent aussi rapidement que possible […] poursuivre l’attaque au-delà de la ligne Signy-Le-Petit-Signy-L’Abbaye en direction ouest» (c’est moi qui souligne).

Ce qui est clair dans la directive, c’est que la H.Gr A doit traverser la Meuse entre Dinan et Sedan aussi vite que possible et foncer sur Abbeville aussi vite et aussi fort que possible, en couvrant ses flancs. Ce qui est clair aussi, c’est que les forces rapides (Kleist) sont en tête, un AK à Sedan, un autre à Charleville-Mézières, alors que la 12e Armée les suit de près. Logiquement Kleist a franchi la Meuse le premier. Il a l’ordre de «fournir les conditions favorables à la poursuite de l’attaque en direction ouest». En d’autres termes : faire en sorte que la 12e Armée puisse le suivre et attaquer au-delà de Signy-L’Abbaye à 30 km à l’ouest de Sedan et Signy-Le-Petit à 54 km au nord-ouest de Sedan, en direction ouest.

Voilà la situation stratégique au moment de la rencontre Guderian-Rundstedt, qui se termine «par une communion d’idées totale en ce qui concerne la situation tactique». Ce mot est souligné dans le journal de marche de la H.Gr A. Or, la situation stratégique est la suivante: poursuivre l’attaque au plus vite, afin de profiter de la surprise, et avant que les Français ne puissent monter une contre-attaque puissante. La situation tactique est dans la tête de pont, et n’est pas encore claire. Les Français attaquent avec chars et infanterie à Bulson, à l’est de la tête de pont, et à Chéhéry, à l’ouest où l’attaque est repoussée, mais à Bulson des combats acharnés sont en cours, là où la 10e Pz et le régiment Grosz-Deutschland sont sur la défensive. Et le 13 mai Guderian a reçu à 19h40 l’ordre n°4 de Kleist pour le 14 mai : «Traversée de la Meuse à continuer pendant la nuit! Tête de pont à occuper sur la ligne déjà commandée. Il s’agit à présent que le XIX AK achemine des forces fortes sur la rive ouest du canal des Ardennes, comme déjà commandé» (SHAT), et une heure plus tard : «Intention pour le 14 mai 1940 : agrandir tête de pont, forces fortes par le canal des Ardennes vers l’ouest» (SHAT).

Dans le Tätigkeitsbericht (compte rendu des activités) du groupement Kleist du 10 au 15 mai 1940, édité le 13 avril 1941, on découvre quelques détails sur la rencontre Rundstedt-Guderian, le matin du 14 mai à 9h30. Nehring (le chef d’état-major de Guderian) estime que la profondeur de la tête de pont jusqu’à la ligne Chéhéry-Thélonne, selon l’ordre reçu, ne suffit pas. Guderian demande qu’elle soit élargie vers le sud, et que les hauteurs de Stonne, 10 km au sud, soient prises d’abord, avant de foncer vers l’ouest. L’OKH s’est trompé : Stonne est un point stratégique qui domine le terrain sur plus de dix kilomètres à la ronde. L’artillerie française, stationnée là, a les ponts de Sedan à sa portée. Et voilà « les heures critiques sur la rive ouest de la Meuse » prévues par Halder dans sa lettre du 12 mars à Sodenstern, annotée par Nehring, qui se trouve maintenant sur place par « Traf zu ! »(correct !) (voir chapitre 53)

Rundstedt est d’accord pour que la 10e Pz et le régiment Grosz-Deutschland puissent se maintenir sur la tête de pont, alors que Guderian doit traverser le canal des Ardennes avec seulement les 1ère et 2e Pz.

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«Par cette action de sa propre autorité par le commandant du XIX AK, le general der Panzertruppen Guderian, obtint un grand succès pour le groupement Kleist et par conséquent pour le déroulement de l’ensemble des opérations, et ainsi fut évité un grand danger» (SHAT).

On peut résumer la situation ainsi :

Ordre de l’OKH : «Foncer aussi vite et aussitôt que possible en direction d’Abbeville.» Rundstedt donne cet ordre à Kleist, Kleist le fait suivre à Guderian. Mais celui-ci est sur place. Il subit une forte contre-attaque française et il est sur la défensive. Conseillé par Nehring, son chef d’état-major, il se rend compte que la tête de pont qu’il doit tenir, n’a pas de profondeur suffisante. La présence de la 10e Pz, renforcée par le régiment Grosz-Deutschland, est indispensable. Il faut tenir la tête de pont à tout prix. Mais d’autre part il faut poursuivre la percée vers l’ouest tout de suite, également à tout prix. Rundstedt doit trancher, et il se rend sur place en personne pour évaluer la situation. Il est convaincu par les arguments de Nehring et décide d’envoyer Guderian à l’ouest avec les 1ère et 2e Pz, alors que la 10e Pz et Grosz-Deutschland seront placés sous les ordres du XIV AK Mot, dont l’arrivée de deux divisions est imminente. Pendant plusieurs jours, des combats d’une virulence inouïe auront lieu, infanterie et chars des deux côtés. Il y aura des milliers de victimes. On en parle trop peu. Finalement, Stonne est restée aux mains des Allemands.

Il ne fut jamais question que Guderian dût attendre l’arrivée de l’infanterie. Il n’y a aucun ordre à cet effet. Ce que celui-ci écrit dans ses Mémoires est un mensonge.

Le 13 mai au soir se trouvent en Belgique et en France, de la H.Gr A :

- appartenant aux 4e et 12e Armées : les 5e, 6e, 7e, 1ère, 2e et 10e Pz en train de franchir la Meuse, talonnées par 5 ID, talonnées à leur tour par 9 ID et la 2e Mot.

- appartenant à la 16e Armée, 5 ID sur la frontière entre Mouzon et le Luxembourg, et 3 ID sur la frontière luxembourgeoise (carte de Hitler 13 mai 1940).

14 mai Par conséquent, est émis l’Ordre du groupement Kleist n° 5 pour les opérations du 15

mai : XIV AK (Wietersheim) reçoit la 10e Pz, avec le régiment Grosz-Deutschland en plus de ses 29e et 13e Mot. Mission : établir un front défensif entre la Meuse (Mouzon) et le canal des Ardennes via les hauteurs de Stonne comme couverture de la tête de pont. La 2e Mot est transférée au XIX AK (Guderian), qui progresse avec elle et ses 1ère et 2e Pz en direction ouest, après la mainmise sur deux ponts intacts sur le canal des Ardennes. Le XXXXI AK (Reinhardt), composé des 6e et 8e Pz et renforcé par la 3e ID qui le talonne, élargit la tête de pont au sud de Monthermé, avec comme but de l’unir à celle de Sedan (SHAT).

H.Gr A signale des mouvements de troupes françaises à partir de la Région parisienne en direction nord-est. La 4e Armée a franchi la Meuse avec le IV AK (4 ID, 4e Pz). «Brauchitsch décide que Kleist, jusqu’à présent directement sous les ordres de Rundstedt, sera placé sous les ordres de la 12e Armée (List), afin de réaliser une certaine harmonie dans leurs actions de combat (c’est moi qui souligne), de toute façon jusqu’au moment où la grande tête de pont envisagée sera sécurisée. La mission de la 12e Armée est d’établir rapidement une tête de pont aussi étendue que possible par des divisions d’infanterie, à partir de laquelle les forces rapides doivent foncer aussi vite que possible vers l’ouest contre la ligne générale Hirson-Montcornet» (Dok.)

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Or, ce jour-là, la situation est la suivante : 1ère et 2e Pz traversent le canal des Ardennes en direction ouest, suivies par la 2e Mot, qui, se trouvant déjà à Sedan, franchit la Meuse. La 29e Mot se trouve au sud de Bouillon et peut atteindre la tête de pont instantanément. La 13e Mot, retardée, est acheminée en toute hâte. A l’est de Mouzon, les 36e et 68e ID de la 16e Armée sont déjà sur la Chiers.

Le 14 mai au soir la situation de la H.Gr A est la suivante : les 1ère, 2e, 10e, 5e, 6e, 7e et 8e Pz ont traversé la Meuse. 3 AK (6 ID) sont en train de le réaliser. 3 autres AK sont sur la Meuse (11 ID) ainsi que 2 Mot. Les 12 ID de la 16e Armée sont toutes en Belgique et au Luxembourg en profondeur sur la frontière (carte de Hitler).

15 mai. Une journée importante OKH : le matin. «Halder constate : la position ennemie sur la Meuse peut être

considérée comme étant percée […] H.Gr A veut intercaler la 2e Armée entre les 12e et 16e Armées, contrairement à nos ordres. Refuser! […] Rundstedt “ne peut pas accepter la responsabilité” si la 12e Armée est dirigée vers le sud, alors qu’elle est employée en direction ouest (c’est moi qui souligne) […] 15h50 : Brauchitsch est d’accord avec la demande de Rundstedt (en ce qui concerne la 2e Armée) […] Selon H.Gr C l’ennemi réduit ses troupes sur la ligne Maginot. Nous en ferons autant avec les forces de cette H.Gr» Ce sera fait trop tardivement.

H.Gr A. «Après avoir atteint la ligne Beaumont-Rethel, la 4e Armée doit se diriger vers Douai, la 12e à Bapaume (un front de 70 km) […]. Le flanc droit de la 16e Armée doit s’allonger jusqu’à La Chesne, sur le canal des Ardennes, la 2e Armée, intercalée entre la 16e et la 12e Armée, doit dorénavant couvrir le flanc sud Rethel-Laon-La Fère (le long de l’Aisne). […] La 12e Armée doit foncer en direction ouest. Peu après 9 heures Rundstedt arrive au PC de la 12e Armée. Il insiste sur les sujets suivants :

1) La subordination du groupement Kleist à la 12e Armée doit garantir l’harmonisation des mouvements des forces motorisées et des divisions d’infanterie.

Mais elle ne doit pas causer un «attachement» des forces motorisées. Le groupement Kleist doit être dirigé «à toute bride» et doit exploiter toutes les

possibilités pour gagner du terrain vers l’ouest […]. 2) La 12e Armée doit avancer derrière les forces motorisées en direction ouest et

atteindre la ligne Hirson-Montcornet avec la 4e Armée à sa droite, sans se soucier de son flanc gauche (c’est moi qui souligne).

[…] La H.Gr attire son attention le 14 mai ainsi que les jours suivants sur un danger éventuel sur le flanc sud qui s’allonge de plus en plus. Toutes les mesures sont continuellement vérifiées et améliorées, qui peuvent garantir un acheminement ininterrompu de divisions, tant derrière le front de la 16e Armée par Sedan en direction générale Laon, que dans le secteur de la 12e Armée par Charleville et plus au nord en direction de Hirson et Vervins-Marle […]

Les divisions d’infanterie en première ligne réussissent à suivre les unités motorisées de près, par des prestations de marche considérables, et parfois après d’âpres combats (c’est moi qui souligne). […]

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L’état-major de la H.Gr A estime que la 4e Armée est capable de couvrir son flanc nord. En revanche, la couverture à temps du flanc gauche de la 12e Armée est déterminante pour la poursuite de l’opération. On se demande pour la première fois, s’il pourrait devenir nécessaire, de faire arrêter les forces motorisées provisoirement sur l’Oise. C’est en particulier l’O.B. (Oberbefehlshaber, donc Hitler) qui insiste sur le fait que l’adversaire sous aucune condition n’ait un succès, même local, sur l’Aisne ou — plus tard — dans la région de Laon. Ce serait plus nocif pour l’ensemble de l’opération, qu’un arrêt temporaire de nos forces motorisées» (Dok., pp.32-34) (c’est moi qui souligne)

On remarque ici une étrange contradiction. D’une part, Rundstedt souhaite que Kleist, talonné par la 12e Armée, poursuive sa marche vers la côte, «sans se soucier de son flanc gauche». D’autre part, son état-major ne cache pas ses soucis d’un danger éventuel sur ce flanc. D’où sa demande de la 2e Armée, qui comporte initialement 3 ID et 5 en réserve. Mais sur la carte de Hitler du 15 mai au soir on constate que dans ce secteur ne se trouvent comme adversaires que la 53e DI et ce qu’il reste de la 55e DI et de la 5e DLC, ce qui est insuffisant pour lancer une offensive au-delà de l’Aisne dont les ponts ont sauté. Des renforts éventuels seront à temps signalés et combattus par la Luftwaffe. En outre, les 1ère, 2e Pz et la 2e Mot sont en route vers Rethel, alors que la 6e Pz, talonnée par les 58e, 3e et 23e ID, qui sont, elles, talonnées par la 8e Pz, attaquent en direction de Montcornet. Là, il n’y a aucun danger.

Mais il y a autre chose qui attire l’attention. Le 15 mai, l’auteur du journal de marche de la H.Gr A évoque ici l’opinion de Hitler au sujet d’un éventuel arrêt des forces motorisées et sa peur du flanc gauche. Mais au cours d’un entretien avec Halder le 16 mai à 20 heures, le Führer n’en parle pas, et ce n’est que le 17 mai à midi qu’il évoque le sujet devant le chef d’état-major de l’armée.

Il y a donc eu contact entre H.Gr A et OKW, en évitant l’OKH. Rundstedt et/ou Sodenstern d’une part, Hitler et/ou Keitel ou Jodl d’autre part. On a parlé du flanc gauche, et très probablement de la 2e Armée, que la H.Gr A souhaitait placer entre les 12e et 16e Armées, souhait d’abord refusé par Halder puis accordé par Brauchitsch.

Dans le Livre VI, chapitres 42 e.s., on a vu la raison de la haine de Rundstedt contre Brauchitsch et sa façon de le sermonner. Il ne supporte pas que celui-ci soit son supérieur. Il sait que Hitler n’a pas confiance en son commandant en chef de l’armée. La supposition ne semble pas injustifiée selon laquelle c’est Rundstedt lui-même, qui, après le refus brutal de Halder de placer la 2e Armée sur son flanc gauche, s’est adressé directement à Hitler en évitant la voie hiérarchique, et lui a expliqué l’importance du flanc gauche.

Par ailleurs, on constate ici le début d’un mouvement qui se poursuivra jusqu’au moment où la première scène de l’acte premier s’achèvera par l’encerclement des forces alliées dans le Nord. Alors la deuxième scène commence : la destruction de ces forces. On ne peut pas risquer une contre-offensive alliée sur ses arrières. Celles-ci doivent être sécurisées par un front défensif, un mal, selon Clausewitz, mais un mal nécessaire. Mais on va y sacrifier trop de forces.

La 16e Armée a constitué ce front pendant les premiers jours de l’offensive jusqu’à la Meuse à Mouzon, se raccordant à l’est au Westwall, la «ligne Siegfried». Ce front sera prolongé jusqu’à la mer. La tête de pont de Sedan est au début protégée par la 10e Pz et le régiment Grosz-Deutschland de Mouzon au canal des Ardennes, tandis que les 1ère et 2e Pz marchent sur Rethel, en protégeant leur flanc gauche. La 10e Pz est relevée par deux divisions Mot et marche derrière les 1ère et 2e Pz, en protégeant leurs arrières et son propre flanc gauche. Les deux divisions Mot sont relevées par deux ID, qui suivent les divisions rapides de près, et cætera… Le 24 mai il y aura 27 divisions entre le flanc droit du Westwall et la mer, ce qui est trop, avec 25 divisions en réserve.

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La Luftflotte 3 protège l’infanterie. Sa mission est principalement défensive. Elle attaque les renforts français qui affluent vers le nord, en bombardant les gares, les voies ferrées et les trains, et les colonnes en route vers la Somme, afin d’empêcher l’adversaire de monter une contre-offensive contre le flanc gauche de l’opération allemande.

Pendant ce temps, les 12e et 4e Armées, acheminées par plusieurs ponts construits sur la Meuse, marchent vers l’ouest et réunissent la tête de pont de Sedan à celle de Mézières. Ainsi est formée et occupée une tête de pont large, au sud le long de l’Aisne jusqu’à Rethel, où se trouvent les 2 Pz et 1 Mot de Guderian, et de là un front offensif nord-sud jusqu’à Beaumont en Belgique, 50 km à l’ouest de Dinant. Ce front, large de 70 km comprend du sud au nord : Guderian, puis l’infanterie de la 12e Armée constamment renforcée, les 2 blindés et l’infanterie de Reinhardt, et les 2 blindés et l’infanterie de la 4e Armée. Il est évident que 6 ou 7 Pz seuls ne suffisent pas à attaquer sur une telle largeur.

Par ailleurs, on a vu les prémices d’un petit psychodrame, qui aura, plus tard, de lourdes conséquences.

15 mai H.Gr B. Pendant ce temps, l’armée néerlandaise a dû capituler le 15 mai à 11h45

(heure de Berlin), après le bombardement de Rotterdam et sous la menace que d’autres villes puissent partager le même sort. Bock se rend à Rotterdam, «tout un amas de ruines fumantes — un spectacle atroce ! » ensuite à Utrecht, où il rencontre « quelques unités de la SS-Standarte Der-Führer et de la 208e ID. Elles ont livré de rudes combats pendant l’attaque de la ligne Grebbe, ce qui m’est confirmé sur place » (Dok.)

La Meuse au nord de Namur et le canal Albert ont été franchis, et l’armée belge a pu se replier en bon ordre sur sa ligne défensive principale. Un front nord-sud s’est constitué à l’est d’une ligne Anvers-Bruxelles-Namur (voir carte OKW). Belges, Britanniques et Français se défendent avec acharnement et les 29 divisions allemandes ne progressent que lentement. «Une attaque des divisions blindées seules a échoué à 17 heures (le 15 mai) et elle doit être entamée de nouveau le 16 ou le 17 selon un plan établi et en même temps que l’infanterie» (Planmäszig und einheitlich) (Dok.) (c’est moi qui souligne).

H.Gr A. Ordre de Kleist pour le 16 mai. Le VI AK (24e et 16e ID de la 12e Armée) relève le XIV AK (Wietersheim) (29e Mot et 10e Pz) qui est dirigé à Wassigny-Rethel. VI AK tient la tête de pont entre le canal des Ardennes via les hauteurs de Stonne, et Mouzon (SHAT). Cet AK a talonné la 29e Mot et est en train de franchir la Meuse.

16 mai. OKH : «La 4e Armée est, en repoussant une attaque blindée, sur la rive ouest de la

Meuse avec 5 ID et 2 Pz, la 12e Armée avec 5 ID sur la rive sud. Les divisions suivantes avancent bien […]. L’avant-garde de la H.Gr B a atteint la frontière franco-belge à Beaumont-Hirson. […] Les unités motorisées de la H.Gr B seront transférées à la H.Gr A […] La logistique des 4e et 12e Armées et de Kleist est satisfaisante, ainsi que la circulation et les réparations des routes […]. Dépôt de carburant et atelier de réparations en construction sur la Meuse» (Halder).

H.Gr A «Avant-garde 6e Pz (Reinhardt) à Montcornet. Ordre pour 4e et 12e Armées : passer la ligne Beaumont-Hirson-Montcornet-Guignicourt seulement avec les avant-gardes. Les unités se sont distendues largement vers l’arrière. S’emparer des ponts sur l’Oise entre Guise et La Fère (c’est moi qui souligne). Au sud, couvrir l’Aisne. Unités motorisées plus loin

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vers l’ouest, l’infanterie doit suivre. Jusqu’à 13 heures : la situation est la suivante : sur le flanc sud de la position Dyle mouvements de repli ennemis à Gembloux en direction Bruxelles, Nivelles et Charleroi devant la 6e Armée [de la H.Gr B]. 4e Armée : 5e Pz flanc gauche à Beaumont, 7e Pz approche frontière française au sud-ouest de Beaumont. 32e ID à l’ouest de Chimay [au sud de Beaumont]. Tous les AK suivent de près [on voit que la 4e Armée menace le flanc droit de la 1ère Armée française le long de la Sambre].

«12e Armée. Avant-garde de 6e Pz à Guise. Avant-gardes 2e et 1ère Pz à Liart-Wassigny. 10e Pz dans la tête de pont de Sedan remplacée par VI AK (2 ID) […] ID suivantes serrent de près.»

OKH. Au cours de la journée, « la 4e Armée atteint avec le gros de ses unités motorisées (7e et 5e Pz) et — par des prestations de marche les plus grandes! — avec le II AK (32e et 12e ID) (c’est moi qui souligne) les fortifications françaises au sud-est de Maubeuge » Chimay-Maubeuge 30 km. On se souvient que le lieutenant-colonel Teske, l’auteur du livre que j’ai cité plus haut (chapitre 84), appartenait à la 12e ID, qui a franchi la Meuse le 14 mai, et qui marche à droite de la 32e, en même temps que la 7e Pz (Rommel) et la 5e Pz, du XV AK.

H.Gr A «L’ennemi se replia — localement en grand désordre, voire en dissolution — vers l’ouest et le sud-ouest. L’état-major de la H.Gr n’a pas le moindre doute que les unités motorisées puissent franchir l’Oise entre Guise et La Fère, probablement sans problème, grâce à un effort de la 12e Armée. C’est aussi la conviction et le désir des commandants des grandes unités, notamment des généraux Guderian et von Kleist» (c’est moi qui souligne) (Dok.).

Mais, mais, mais! Déjà hier l’état-major de la H.Gr A craignait une attaque française sur son flanc gauche, et a demandé la 2e Armée pour le couvrir. Il estime que «la couverture à temps du flanc gauche de la 12e Armée est déterminante pour la poursuite de l’opération», et il évoque Hitler lui-même comme témoin! Or, qui est toujours le chef d’état-major de la H.Gr. A? Sodenstern! On se rappelle la lettre à Halder, rédigée par ce même Sodenstern, avec le consentement de son chef Rundstedt, lettre dans laquelle il exprime ses doutes sur le succès de l’opération, en évoquant tous les malheurs qui pourraient advenir, notamment quand les chars sont placés en tête de la 12e Armée. Et on se souvient de la réponse de Halder, pleine d’assurance : certes, il y a un risque, mais il faut le courir. C’est un risque calculé.

Pourtant il semble que Sodenstern, ou Rundstedt, ou tous les deux, n’apprécient pas toujours les risques. Le journal de marche de la H.Gr. A, étouffant incontinent ces propos optimistes de Kleist et Guderian, poursuit :

«Mais un tel risque n’est pas justifié du point de vue de l’opération dans sa totalité. Le flanc sud, étendu en longueur entre La Fère et Rethel est trop sensible — en particulier aux environs de Laon. C’est une invitation à l’adversaire d’attaquer là! Même un succès local de l’ennemi pourrait mettre en danger l’opération pendant au moins quelques jours, voire la mettre en doute.

En revanche, un arrêt temporaire des unités d’attaque en tête (Angriffstêten) laisse la décision de la continuation de l’opération aux mains du commandement allemand et il mène déjà en moins de vingt-quatre heures à un certain renforcement du flanc dangereux» (Dok.)

On reconnaît bien la plume de Sodenstern. La tonalité est celle de sa lettre à Halder. Il évoque un danger éventuel, et conseille la prudence.

Le journal de marche du 16 mai de la H.Gr. A s’achève ainsi : «En vue de cette appréciation de la situation, le commandant de la H.Gr décide que le franchissement de la ligne Sambre-Oise dépendra de son accord préalable. L’ordre est donné à toutes les unités de

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serrer les rangs et de pousser vers l’ouest. Cette décision est totalement approuvée par le commandant en chef, en visite au PC de la H.Gr A […]. La Luftwaffe attaque systématiquement les colonnes et les trains, qui acheminent des renforts français vers le nord-ouest» (Dok.). La mission de la Luftwaffe est ici toujours défensive!

«16 mai 1940, 16h30. Ordre de Kleist pour le 17 mai.

L’ennemi devant le groupement Kleist est battu et recule vers l’ouest et le sud-ouest. Une attaque contre le flanc sud n’est pas encore exclue. […] Le groupement Kleist fonce sans répit en direction de Saint-Quentin. Prochain objectif : la Capelle-Vervins-Montcornet. Là, provisoirement, serrer les rangs. Avancer plus loin sera commandé séparément. Avant-gardes combattantes s’emparent des ponts sur l’Oise […] à Origny et Ribemont (à 45 km à l’ouest de Montcornet!) […]. Reconnaissance sur terre par les XXXXI et XIX AK (Reinhardt et Guderian) au-delà de l’Oise jusqu’à la ligne Le Cateau-Bohain-Saint-Quentin-Chauny (une trentaine de kilomètres à l’ouest de l’Oise) et par le XIV AK (Wietersheim) au-delà de l’Aisne aussi loin que possible vers le sud, afin d’apercevoir à temps une menace éventuelle du flanc sud» (SHAT).

Les passages soulignés l’ont été à la main dans le manuscrit, mais on ne sait pas vraiment par qui.

Or, quel est l’ordre de Rundstedt? Ne pas franchir l’Oise sans son consentement. Il n’est pas irraisonnable de l’interpréter ainsi : pas avec le gros de l’AK. Mais chaque grande unité possède une avant-garde, qui marche en avant du gros, comme son nom l’indique, avec en tête un groupe de reconnaissance composé de motards et d’autoblindés. Eux, ils peuvent avancer jusqu’à l’Oise. Naturellement ils le font, et, une fois parvenus, ils trouvent des ponts intacts et non défendus. On s’arrête, le groupe de reconnaissance reconnaît, il n’y a pas d’ennemis en vue, et on démarre. Et alors que l’avant-garde établit une tête de pont, la reconnaissance avance afin de détecter une menace éventuelle. Aucun officier ne laisse passer une telle aubaine. Rundstedt le sait. Il sait également que Kleist veut s’emparer de ces ponts. Et ce dernier le dit clairement dans son ordre.

Au cours de la nuit, il reçoit un message de Guderian, qui lui signale que «son PC est à 4 km à l’est de Montcornet. La masse de ses divisions se trouve à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de cette ville. Avant-garde en route vers l’Oise. Chars aptes à la marche, seulement 25 à 30%, 20 autres % qui nécessitent de petites réparations, peuvent bientôt serrer les rangs» (SHAT).

17 mai A Paris c’est l’incertitude sur les intentions allemandes. Iront-ils sur la côte ou à Paris?

Naturellement on se souvient de l’offensive de Ludendorff en mars 1918, dont le but était d’atteindre la côte afin de séparer les Britanniques, situés au nord de la Somme, des Français situés au sud de ce fleuve, et de les battre séparément en deux temps. Après la Marne, ce fut le pire moment de la guerre pour les Alliés. Mais lorsque les 2e et 1ère Armées britanniques sur le flanc nord repoussèrent l’offensive Georg, en direction ouest, Ludendorff modifia la direction de l’offensive vers le sud-ouest, et déclencha les offensives Michael et Erzengel (Archange) vers Compiègne et Paris. Ainsi le plan original fut abandonné. Mais là aussi ses offensives furent repoussées. Ni la côte, ni Compiègne ne furent atteintes et l’échec fut total.

Or, aujourd’hui, la situation est tout à fait différente. Dans la nuit du 15 au 16 mai « Gamelin a publiquement confié à ses collaboratuers qu’il songeait à quitter Vincennes pour un endroit où “il pourrait travailler plus tranquillement” en cas d’invasion de Paris. A 10h30,

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il téléphonait (le fonctionnaire qui se couvre) qu’il ne pouvait garantir que les Allemands ne seraient pas à Paris ce soir » (de Sainte-Suzanne, p.329). Et il n’y a pas d’armées britanniques pour repousser l’offensive allemande vers la côte.

OKH, le matin. Halder a-t-il pensé lui aussi à Ludendorff? Force est de constater que son estimation de la situation est identique à celle de Gamelin. Il peut marcher avec la 12e Armée sur Compiègne en moins de deux jours. Et la H.Gr. B, renforcée par la 4e Armée peut se diriger via Lille vers la côte, envelopper les Alliés en Belgique et les anéantir. L’offensive, prévue en deux temps, peut être réalisée par un seul coup grandiose. Il va surpasser Ludendorff! «Il y a une importante décision à prendre!» (Halder). Mais Hitler a peur…

Kleist. «10h04. Reconnaissance par le XIX AK jusqu’à une ligne La Fère-Laon-Berry-au-Bac (sur l’Aisne, à mi-chemin de la route Laon-Reims). Couper les voies ferrées Laon-Hirson et Nouyon-Saint-Quentin, si possible à La Fère» (SHAT). (La distance La Fère-Compiègne est de 47 km.)

OKH. «11h30. Halder appelle H.Gr A (Sodenstern) : ne pas arrêter sur l’Oise. Avancer en direction Valenciennes-Cambrai-Saint-Quentin. Prendre les ponts du canal! Flanc sud couvrir seulement par échelons!» Ce qui signifie : les divisions en marche couvrent leurs propres flancs.

«11h50. Transférer 3e Pz (Hoepner) à 4e Armée […]»

Début de l’après-midi. Brauchitsch se trouve chez le Führer. «Peu d’harmonie d’idées. Le Führer voit danger principal au sud (moi [Halder], je ne vois aucun danger!]) Il faut au plus vite y envoyer des divisions d’infanterie pour couvrir le flanc sud. Les unités rapides suffisent seules à foncer plus loin vers le nord-ouest.»

H.Gr A «13h30. Brauchitsch appelle Rundstedt : La situation du flanc est considérée comme très dangereuse. Employer au plus vite toutes les ID disponibles pour aménager un front défensif, entre La Fère et Le Chesne» (sur le canal des Ardennes).

«15 heures. Le Führer arrive à la H.Gr A. […] Rundstedt lui explique la situation et souligne la sensibilité du flanc sud (c’est moi qui souligne). Il fait part des mesures déjà prises pour la sécurisation et de celles envisagées.

«Le Führer est d’accord sur l’appréciation de la situation et des mesures prises et prévues. Il souligne néanmoins en particulier l’importance du flanc sud, non seulement pour l’opération de l’Armée dans sa totalité, mais aussi d’un point de vue politique et psychologique. […] Pour l’instant la décision ne dépend pas en premier lieu d’une percée rapide vers la Manche, mais plutôt — tout en libérant les forces motorisées pour cette percée — de la constitution au plus vite d’une ligne défensive, d’une solidité sans faille le long de l’Aisne à Laon, et plus tard le long de la Somme. Toutes les mesures doivent être prises dans ce but, le cas échéant au risque d’une perte de temps temporaire de la percée vers l’ouest.»

Cette décision du Führer, en relation avec l’appel de Brauchitsch, donne lieu à l’ordre n°2 de la H.Gr A : «Tout en maintenant l’intention de s’emparer du secteur Valenciennes-Cambrai-Saint-Quentin, l’ordre est donné que la masse des troupes rapides serre les rangs dans la région Maubeuge-Guise-Crécy-Marle-Vervins-Hirson, que l’infanterie de la 4e Armée soit acheminée dans cette région, alors que la 12e Armée doit envoyer vers le sud les XVIII et III AK [soit au total 6 ID] afin de former un front défensif entre La Fère et Le Chesne.»

La H.Gr A mentionne également «des attaques acharnées françaises avec des chars lourds au sud de Sedan […]. Cette position, extrêmement importante pour l’opération allemande (ponts sur la Meuse à Sedan et Charleville) doit être tenue» (Dok.) Il s’agit des combats à Stonne.

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«H.Gr A. Message à Kleist, 18h08 : Avance jusqu’à l’Oise est autorisée sous condition que son flanc gauche et celui de la 12e Armée soient sécurisés. L’ennemi ne doit nulle part avoir de succès, même insignifiant, par une attaque. Envoyer des avant-gardes combattantes jusqu’au secteur Cambrai (exclu)-Saint-Quentin. Tenir les ponts là-bas. Reconnaissance selon l’ordre donné» (SHAT).

«Kleist à Guderian, 18h45, Urgent! par radio. Situation modifiée. Ordre du groupe ce soir. […] L’ordre suit à 23h30 par radio : ordre préliminaire : préparer avance direction Bapaume. Établir têtes de pont sur le canal et sur la Somme de Cambrai à Saint-Simon (exclu). Serrer la masse jusqu’à l’Oise. Reconnaissance Arras, Bapaume, Péronne. Avance jusqu’à celles-ci autorisée» (SHAT).

Dans sa communication du soir, Guderian mentionne entre autres : «Sur le flanc gauche pas de forces ennemies dignes d’être mentionnées. Seulement le matin et l’après-midi attaques blindées ennemies contre Montcornet, par environ une compagnie blindée.» (SHAT)

OKH. Le soir Halder note : «Journée très désagréable. Le Führer est terriblement nerveux. Il craint son propre succès, il ne veut prendre aucun risque, et par conséquent il préfère arrêter. Prétexte : soucis du flanc gauche.»

18 mai. OKW (Jodl). «Journée de forte tension. OKH a négligé de constituer le plus

rapidement possible un flanc sud. Les divisions d’infanterie ont poursuivi leur marche vers l’ouest au lieu de tourner vers le sud-ouest. Par conséquent, les 10e PZ et 2e et 29e Mot sont en arrêt en couvrant le flanc [entre Le Chesne et Rethel]. Brauchitsch et Halder sont instamment convoqués. L’ordre leur est donné d’une façon rude d’exécuter. Keitel s’envole tout de suite vers Rundstedt à Bastogne.»

Observons la carte qui a fait peur à Hitler. Elle date du 17 mai au soir. En bas à gauche, on découvre à Compiègne : Ausladungen, débarquements de renforts français. Plus à droite, en grand le chiffre 2, la 2e Armée française. Au sud du Chesne et de l’Aisne se trouvent la 3e Mot, de la réserve de cette Armée, les 4e et 5 DLC des 9e et 2e Armées, et la 3e Pz française. Ces troupes sont face à la 10e Pz et aux 29e et 2e Mot allemandes (XIV AK de Wietersheim). Dans la région où se trouvent les débris de la 9e Armée, on voit les 1ère et 2e Pz, XIX AK de Guderian, talonnées par le III AK (3e et 23e ID) attaquant en direction La Fère et trois petites flèches, indiquant des Français se repliant à Saint-Quentin.

A l’est du canal des Ardennes, le VI AK (24e et 16e ID, 12e Armée) et le VII AK (36e et 68e ID, 16e Armée) défendent la tête de pont de Sedan entre Le Chesne et Mouzon, contre les attaques du XVIII AK, 2e Armée française. Les 12e et 4e Armées allemandes marchent en direction ouest, Pz et ID conjointement. On découvre que la 57e ID (XXXVIII AK) qui défendra le 28 mai la tête de pont d’Abbeville, pénètre dans le nord du Luxembourg.

OKH. Halder estime, en se basant sur les rapports de la matinée, «que l’opération doit être poursuivie en direction sud-ouest (Compiègne, centre de gravité au sud de la Somme) […]. Mais, au quartier général du Führer, on est d’un avis différent. Le Führer éprouve une peur inexplicable pour le flanc sud. Il tempête et hurle (tobt und brüllt). On est en train de gâcher l’opération tout entière, on risque la défaite. De toute façon, il ne veut pas continuer l’opération à l’ouest, et encore moins au sud-ouest (Compiègne). Il favorise toujours le nord-ouest. C’est l’objet d’une très désagréable discussion entre le Führer d’une part, et Brauchitsch et moi [Halder] d’autre part au quartier général du Führer (10 heures). Peu après une «directive» suit.

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H.Gr A. «Le matin Keitel arrive. Il dit que le Führer se fait de gros soucis au sujet du flanc sud, à découvert, cela étant basé sur la carte que lui a fournie l’OKH. On lui signale que cette carte montre — comme c’est toujours le cas — la situation de la veille au soir. On remet à Keitel une carte de la situation du 18 mai tôt le matin et une copie de l’ordre pour l’établissement d’un front défensif entre La Fère et Le Chesne. On lui signale aussi que l’ennemi a fait sauter la plupart des ponts sur l’Aisne ; donc il semble qu’il n’ait pas l’intention d’attaquer ici» (Dok.).

14 heures. «Ordre de l’OKH est reçu. Le front défensif est placé sous les ordres de la 12e Armée (c’est moi qui souligne). En plus des deux AK mentionnés dans l’ordre n°2 de la H.Gr A de la veille (XVIII et III), y seront stationnés les XVII et XXXX AK avec les 6e, 9e et 33e ID» (Dok.).

Il est à noter qu’à ce moment-là la H.Gr A dans sa totalité (35 ID, 3 1/3 Mot et 7 Pz) se trouve déjà en France. Dans son sillage suivent en flux tendu par de nombreux ponts sur la Meuse, les 41 ID de la réserve de l’OKH. Ces nouvelles divisions sont formées de nouveaux AK. Les XVII et XXXX AK appartiennent à cette dernière catégorie. La logistique ne pose pas de problèmes.

H.Gr A, au cours de la journée. «Keitel, de retour à l’OKW, appelle Sodenstern et lui communique l’entière satisfaction du Führer sur les mesures prises par la H.Gr. Il est désormais rassuré au sujet du flanc sud. Il faut maintenant libérer aussi vite que possible les unités motorisées de ce front» (Dok.).

OKH «16h45. Ordre de l’OKH : la masse des unités rapides doit avancer sur la ligne Cambrai-Saint-Quentin» (Halder). On peut franchir l’Oise sur un front de 40 km!

18 heures. Halder présente un rapport de la situation au Führer et demande la liberté de mouvement. Hitler est d’accord. Ainsi on fait finalement ce qu’il faut bien faire, mais avec une irritation générale» (Halder).

Ainsi le petit psychodrame au sujet des blindés, qui finalement ne fut rien qu’une tempête dans un verre d’eau, s’écroule comme un château de sable en moins d’une journée. Un arrêt de l’opération n’a pas eu lieu, et Guderian n’y est pour rien, contrairement à ce qu’il affirme dans ses Mémoires. Mais l’événement, qui était vraiment d’importance, a ainsi échappé à l’attention. Certes, Kleist pouvait poursuivre son périple. Mais il devait le faire tout seul. On lui a arraché la 12e Armée avec laquelle il devait marcher vers la côte. Cette Armée est inutilement déployée défensivement sur le flanc sud de l’opération, alors que sa mission originale était offensive : foncer vers la côte. C’est là que se trouve le centre de gravité. La décision prise est contraire à ce que conseille Clausewitz. Ce fut une faute grave de Hitler et de Rundstedt, dont les conséquences apparaîtront le 24 mai, le jour du fameux Halt-Befehl, devant Dunkerque.

OKH. Le soir. «La 2e Pz a parcouru Saint-Quentin […]. La Luftwaffe continue ses attaques des forces ennemies, qui avancent vers l’Aisne. (Soutien de l’infanterie de la 12e Armée, destinée à sécuriser le flanc sud) » (Dok.) (c’est moi qui souligne).

Pendant ce temps la H.Gr B a accompli sa mission ; la diversion est une réussite. Elle a progressé, contre une forte défense, assez lentement. C’était l’intention de l’OKH. Anvers et Bruxelles ont été prises et le front de la H.Gr est une ligne nord-sud, à l’ouest d’Anvers (Antwerpen), le long de l’Escaut (Schelde), à l’ouest de Bruxelles (Brussel) jusqu’à la Sambre à Charleroi. La H.Gr A (4e Armée) est déjà à l’ouest de Maubeuge et marche sur Valenciennes (voir carte OKW). L’aile droite de la 1ère Armée française se replie en direction sud-ouest, la 9e Armée a été anéantie. C’est le moment où les deux attaques séparées convergent en une attaque d’ensemble. Le centre de gravité de la H.Gr B se déplace vers le

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sud. Il s’agit maintenant d’agir ensemble avec la 4e Armée de la H.Gr A à l’ouest de la Sambre dans les arrières de la 1ère Armée française, qui se replie en direction générale d’Arras, où les Alliés tentent de former une ligne d’arrêt nord-sud.

Ce jour-là est effectuée une livraison de carburant par les airs. «Incessamment les Ju 52 atterrissent, sont aussitôt déchargés et reprennent leur vol, protégés par des chasseurs. Ainsi, dans une seule journée, sont acheminées 400 tonnes. C’est un spectacle extrêmement impressionnant. Toujours est-il que la logistique par les airs d’unités motorisées rapides est dorénavant indispensable. Elle doit être plus rapide que les troupes qu’elle approvisionne» (SHAT) (c’est moi qui souligne). On a besoin de 200 tonnes de vivres.

19 mai. OKH. «La formation du couloir continue de façon satisfaisante. La progression des

nouvelles forces (de la réserve de l’OKH) se déroule selon le plan. La masse des forces ennemies, employées en Belgique, se trouve sur la frontière belge. A 7 heures commence notre grande attaque blindée en direction d’Arras, où on butera sur cette masse. Il y aura une grande bataille […] Mais nous la gagnerons. […]

Les renseignements de l’après-midi confirment qu’il y a encore des forces ennemies considérables devant nous, qui veulent échapper en direction sud à travers la Somme derrière un front défensif, aménagé en toute hâte. En même temps des forces ennemies attaquent avec assez d’acharnement sur la ligne Mons-Valenciennes, alors qu’on a concentré en Belgique et en France des forces qui tentent d’établir une ligne Valenciennes-Cambrai-Péronne-Noyon, derrière laquelle le repli des forces en Belgique pourrait être effectué. […]

Les attaques sur la ligne Mons-Valenciennes sont la cause d’une grande inquiétude à l’OKW. Moi (Halder), j’en suis heureux, parce qu’au nord de l’ennemi l’aile gauche de la 6e Armée (H.Gr B) se trouve déjà dans son dos.»

On constate cela sur la carte de Hitler du 19 mai. Les attaques françaises (trois flèches nord-sud à Valenciennes) et dans leur dos le XXVII AK (253e et 269e ID, renforcées par la 16e ID) et le IV AK (18e, 7e 31e et 61e ID). Contre ces attaques sont sur la défensive le VIII AK (8e et 28e ID) et le XV AK (5e Pz et 62e ID ; on les voit sur la carte avec un point d’interrogation derrière les 12e et 32e ID, qui talonnent la 8e Pz, laquelle suit de près la 6e Pz).

A 50 km au nord-ouest de Saint-Quentin le XIX AK (1ière et 2e Pz) attaque en direction Combles-Amiens, suivi par le XIV AK (10e Pz, 29e et 2e Mot), mais le XVIII AK de la 12e Armée (1er Geb., 25e et 5e ID), qui devait suivre Kleist, est dérouté vers le sud, où aucune offensive sérieuse française n’est à craindre, sauf en direction de Laon, où elle sera repoussée.

H.Gr A «Ennemi prépare probablement une attaque blindée à Bulson (Stonne, toujours). VI AK demande assistance de Stuka et le renfort par l’unité de chasseurs de chars (Panzerjägerabteilung), des canons automoteurs, de la 10e ID (réserve de la 12e Armée […]

Le soir : les unités de tête des troupes rapides ont pris Le Quesnoy, Solesmes, Cambrai, le secteur nord-est de Péronne, après des combats acharnés, chars contre chars. Le flanc sud entre La Fère et Le Chesne est fermé […]. La Luftwaffe attaque des unités blindées au sud de Sedan et de transports de troupes au sud de l’Aisne. Le groupement Kleist obtient la masse du Flakkorps I pour l’emploi terrestre contre des chars lourds ennemis.»

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Mais il est dépourvu de la 12e Armée, qui doit rester oisive sur l’Aisne. On a vu dans la directive du 20 octobre 1940 (chapitre 86) la nécessité d’une armée d’infanterie qui marche juste derrière un groupement rapide. Son absence derrière Kleist ne tardera pas à être vengée.

20 mai. OKW (Jodl): «Führer hors de lui de réjouissement (par la prise d’Abbeville) […]. Il

s’occupe du traité de paix. Seulement restitution de tout le territoire, volé au peuple allemand depuis 400 ans, ce qui signifie : la frontière franco-allemande Metz-Nancy-Lyon-Avignon. Premières négociations en forêt de Compiègne, comme en 1918. La Grande-Bretagne peut avoir une paix séparée après la restitution des colonies» (Dok.).

OKH (Halder) : «Avancée rapide de la forte aile gauche de la H.Gr B (XI AK, 3 ID;

IV AK, 4 ID; XXVII AK, 2 ID) au nord du groupement blindé. Entre cette forte aile gauche de Bock et l’aile droite de la 4e se trouvent en toute apparence des unités françaises, qui attaquent désespérément en direction sud.» (Voir carte de Hitler du 20 mai. On y découvre pour la première fois une distance de 90 km entre les groupements rapides et l’infanterie, 12e, 62e et 32e ID, à Wassigny.) Mais cette distance est trompeuse, comme on l’a déjà vu dans l’introduction. «Kleist se trouve maintenant à une distance de 300 km de la tête de ligne ferroviaire à Libramont. En dépit de cela, sa logistique s’effectue sans problèmes et on prévoit d’atteindre la côte sans avoir besoin de plus de moyens de transport» (SHAT). Il y a donc bel et bien des unités allemandes entre les chars et l’infanterie. N’oubliez pas la longueur des colonnes.

H.Gr A «Au cours de la matinée la 5e Pz, en tête de la 4e Armée, atteint Bouchain [12

km au nord de Cambrai], la 7e Pz la région d’Arras. Le flanc droit de la 12e Armée (XVIII AK) [5e, 25e et 3e ID) conquiert le secteur des deux côtés de Laon, défendu avec acharnement par l’adversaire (c’est moi qui souligne). A Rethel fut prise une tête de pont ennemie par le III AK [23e et 21e ID]»

Un regroupement important a lieu : dans la 4e Armée seront désormais concentrés deux groupements rapides, avec, au total, 9 Pz, en plus de ses 9 ID originales et ses réserves.

1) Kleist, transféré par la 12e Armée. Il aura de nouveau à sa disposition les trois Mot. du XIV AK (Wietersheim), qui ont protégé le flanc sud et qui seront relevées par des ID.

2) Hoth, un groupement rapide, nouvellement créé, composé des 5e et 7e Pz déjà sous ses ordres, renforcé par les 3e et 4e Pz et la 20e Mot, transférées par la H.Gr B à la H.Gr A.

«La 4e Armée dispose ainsi de deux groupements de forces rapides puissantes pour la poursuite des combats» (c’est moi qui souligne). Kleist : 1ère, 2e, 10e Pz, (XIX AK, Guderian) ; 6e, 8e Pz, (XLI AK, Reinhardt) ; 2e, 13e, 29e Mot, (XIV AK, Wietersheim). Et Hoth : 3e, 4e, 5e, 7e Pz et 2 divisions SS Mot (Standarte Adolf-Hitler et Der-Führer).

La cause de ce regroupement est la peur de Hitler, totalement injustifiée, concernant le flanc sud. Il n’y a eu aucune indication d’offensive française sérieuse de ce côté. L’ennemi n’a attaqué et ne continue d’attaquer en force et avec acharnement qu’à Stonne, mais les Allemands ont pu résister, au prix de lourdes pertes. Hitler a imposé à l’OKH de faire converger les divisions de la 12e Armée vers le sud, afin d’établir un front défensif le long de l’Aisne.

Or, on a vu que Kleist était d’abord directement sous les ordres de Rundstedt.

Après l’établissement d’une grande tête de pont réunissant celles de Charleville et de Sedan, et élargie jusqu’à une ligne nord-sud de Beaumont à Rethel, on a l’intention d’attaquer

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sur ce front, large de 70 km. Une coopération étroite entre Kleist et l’infanterie de la 12e Armée est nécessaire, et Kleist est placé sous les ordres de List, commandant cette Armée, qui doit attaquer en direction ouest, avec Guderian à gauche et Reinhardt à droite. Mais à cause de l’intervention de Hitler, ce plan est désormais caduc. La mission de la 12e Armée est dorénavant la défense du flanc sud. La présence de Kleist dans la 12e Armée n’a plus de sens. Mais Kleist a besoin d’infanterie, sans laquelle il ne peut opérer. On en a vu les raisons au chapitre précédent. Il est donc placé sous les ordres de Kluge, commandant la 4e Armée.

Cette Armée a traversé la Meuse et détruit la 9e Armée française, elle a franchi la Sambre et a atteint Valenciennes. Elle est maintenant dans le dos de la 1ère Armée française, qui commence à se replier vers le sud-ouest, en direction d’Arras, où la 7e Pz vient d’arriver. Pour en conquérir les hauteurs, on a besoin de l’infanterie. Le centre de gravité se situe sur le flanc droit de la H.Gr A, dans la 4e Armée. Les troupes rapides ne sont plus utiles dans la H.Gr B, qui doit déplacer son centre de gravité vers le sud. La 6e Armée doit maintenant suivre la 4e. Le flanc droit de la H.Gr B peut se contenter de fixer l’ennemi au nord-ouest de la Belgique où des combats acharnés sont en cours.

H.Gr A. «La situation à la fin de la journée est la suivante : a) flanc droit Gruppe Hoth est à Bavay [14 km à l’ouest de Maubeuge] et sur le côté

ouest de la forêt de Mormal, où il y a encore des ennemis. Le Quesnoy est pris, 7e Pz est devant Arras.

Flanc gauche : Gruppe Kleist a passé la route Avesnes-Le-Compte-Doullens, avance avec la 2e Pz, au sud de Doullens et est entrée à Abbeville à 21 heures (avec l’avant-garde de la 2e Pz).

b) [concerne les 3 Mot de Wietersheim, déjà mentionnées]. c) La défense du flanc sud entre La Fère et Le Chesne est toujours plus renforcée.»

Or, Kleist se trouve déjà à 70 km à l’ouest d’Arras, sans avoir rencontré d’ennemis. «C’est la cause de l’allure exceptionnelle de la poursuite» (SHAT). Mais il n’a pas d’infanterie, qui est employée ailleurs. Si l’attaque alliée à Arras réussit, il risque d’être encerclé. Sa situation est moins confortable qu’il n’y paraît.

«Le commandement de la H.Gr A donne l’ordre à la 4e Armée de continuer l’attaque en direction de la côte, tout en couvrant la ligne de la Somme entre Abbeville et La Fère (exclue). Aux passages les plus importants de la Somme, établir des têtes de pont […].

Colonnes fortes ennemies en repli en direction Abbeville. Embarquements massifs à Dunkerque, Calais et Boulogne. […] A l’est de Paris, au sud de la Marne l’ennemi concentre de toute apparence des forces nouvelles, probablement pour une attaque contre notre flanc sud. Il n’y a pas de danger direct. Une tentative immédiate d’une attaque à partir du secteur de Lille en direction sud ou sud-ouest n’a pas été observée» (Dok.).

«La liaison par radio avec le PC de Kleist est devenue impossible à cause de l’avancée extrêmement rapide des divisions. Les ordres doivent être portés par des officiers, transportés à moto afin d’aller vite, les routes étant encombrées de troupes et de colonnes. On utilisait aussi le Storch» (SHAT)

«Par la prise d’Abbeville, le premier but, l’encerclement de l’ennemi au nord, est atteint» (Dok.), conclut la H.Gr A.

Les préparatifs pour le deuxième acte sont déjà en cours.

Fin de la scène premère de l’acte premier.

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CHAPITRE 88

Acte premier, scène II Dunkerque 21 mai. Regardons d’abord la carte de Hitler. Une faute grave, commise par les Allemands,

saute aux yeux. Il n’y a pas d’armée d’infanterie qui talonne Kleist. Les 1ère, 2e et 10e Pz se trouvent sur la Somme et protègent suffisamment le flanc gauche de l’opération. La logistique est assurée par les 13e, 29e et 2e Mot. Mais les 6e et 8e Pz se trouvent déjà à l’ouest d’Arras. Hoth se bat au sud d’Arras avec les 5e et 7e Pz et une brigade d’infanterie (Sch.), les 4e et 3e Pz sont encore au sud de Valenciennes, talonnées par le VIII AK de la 4e Armée. Plus à l’ouest et au sud se trouvent les 12e, 32e et 62e ID, qui appartiennent aussi à la 4e Armée. Encore plus au sud les XXXX AK, 9e, 33e et 6e ID, réserves de la 12e Armée, qui marchent vers la Somme, et derrière celles-ci la 57e qui sera le 27 mai à Abbeville, à 200 km!

Mais, comme on vient de le voir, il n’y a pas de «trou» entre ces unités. Les routes sont encombrées de troupes et de colonnes. Kleist doit faire parvenir ses ordres par moto, alors que la règle est qu’un officier, porteur de documents secrets, doit utiliser un véhicule avec chauffeur. Malgré tout cela, ce dont Kleist manque c’est d’une armée tout près de lui, avec l’organisation apte à l’aider. On a dû l’admettre dans la directive du 20 octobre 1940, qu’on a vue au chapitre 86.

Toutefois on ne manque pas d’infanterie. Mais elle est mal répartie. D’abord il y a trop de divisions en face de la ligne Maginot, où une offensive française n’est pas à craindre. Dès le 14 mai, quand les troupes anglo-françaises sont arrivées en Belgique, il faut tout de suite commencer à déplacer les divisions se trouvant dans la Westwall, vers la droite et amincir ainsi la ligne. Les divisions qu’on a épargnées peuvent remplacer celles de la 16e Armée au Luxembourg, qui, à leur tour, peuvent se déplacer vers l’ouest, etc. Ses réserves, celles de la H.Gr C et la 2e Armée suffisent ainsi à protéger le flanc sud de l’opération jusqu’à Laon. Alors Hitler n’a pas peur le 17 mai et la 12e Armée peut continuer à s’accrocher à Kleist. Mais rien de tout cela n’est fait et le 21 mai la H.Gr C, toujours oisive, se trouve dans sa totalité à l’est du Luxembourg. C’est une faute grave. Clausewitz est formel : « La concentration de toutes les forces » est un leitmotif dans son œuvre : « Il faut être toujours et toujours très attentif à ce qu’aucune partie des forces reste oisive […] c’est gaspiller ses forces » (1. 3.14)

Par ailleurs, il existe un autre secteur où il y a trop de troupes. C’est en Belgique, où se trouve la H.Gr B avec une bonne vingtaine de divisions. Selon la directive du 24 février 1940, le plan définitif, Fall Gelb IV, sa mission est la suivante :

«Ses forces attirent vers elle des parties aussi fortes que possible de l’armée anglo-française […] Elle jette l’ennemi derrière la ligne Anvers-Namur […]. La 6e Armée attaque au nord de la ligne Liège-Namur en direction générale ouest […]. La ligne de séparation avec la H.Gr A est Namur-Sambre jusqu’à Charleroi.»

Or, comme on l’a vu, pour une action contre le flanc et les arrières, Clausewitz divise son armée en deux parties, ce que Brauchitsch a fait : les H.Gr A et B. Ces forces sont appelées à combattre en commun. Mais cela n’exclut pas des engagements séparés pendant une certaine période, après laquelle une jonction doit être réalisée pour se battre en commun

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(2.4.7). Le moment choisi pour effectuer cette jonction est le 14 mai, quand les Alliés se trouvent sur la ligne Anvers-Namur. L’engagement original de la H.Gr B est accompli et elle a maintenant une autre mission : fixer l’ennemi en l’attaquant, en épargnant ses propres troupes. Après la capitulation des Pays-Bas, elle dispose de son effectif au complet, les 18e et 6e Armées, ce qui est trop pour effectuer cette nouvelle tâche. L’OKH doit donc ce jour même transférer les 3 Pz et les 2 2/3 Mot à la 4e Armée, qui attaque au sud de la Sambre en direction ouest, ainsi que les deux AK de la 6e Armée qui se trouvent sur son aile gauche. Ce sont elles qui doivent maintenant combattre en commun avec la H.Gr A et sous ses ordres. Mais, de toute évidence, l’OKH n’a pas prévu cette situation. Les troupes motorisées ne sont transférées que le 16 mai, et l’infanterie encore plus tard. Les attaques frontales de Bock contre un ennemi se défendant avec acharnement n’ont aucun effet opérationnel. On le voit clairement sur la carte : il y a trop de troupes en Belgique.

Voir aussi les cartes de l’OKW. Le 15 mai, la H.Gr B se trouve sur la ligne Anvers (Antwerpen)-Louvain (Löwen)-Namur. La H.Gr A a franchi la Meuse de toutes parts et le 18 mai on voit se développer le coup principal. Le peu de progrès de la H.Gr B avec son aile nord ne sert à rien, alors que son aile gauche n’a pas assez progressé.

Sur la carte du 21 mai on voit celle-ci enfin à Valenciennes, mais les faibles progrès au nord, obtenus par de durs combats, sont sans effet opérationnel.

On voit aussi clairement l’étroitesse de la voie destinée à la logistique de Kleist entre Arras et Amiens.

OKH. Halder s’occupe de la deuxième phase de l’opération et de la logistique. «En

trois jours 12.000 unités (route et chemin de fer). Provisoirement envisagé : 60.000 tonnes de munitions, 90 trains de carburant […]

17 heures. Un officier de la 6e Armée arrive. On se trouve devant un front ennemi solide» Halder lui dit qu’il s’agit maintenant d’avancer avec l’aile gauche, afin d’aider la 4e Armée à progresser. Trop tard! « La décision est sur les hauteurs d’Arras. La 4e Armée doit y parvenir aussi vite que possible avec l’infanterie (c’est moi qui souligne). La 6e Armée doit relever l’infanterie de la 4e Armée qui se trouve à Valenciennes » (Halder) Brauchitsch a rendu visite à Rundstedt et parlé avec Kleist et List. « On conclut que la grande bataille bat son plein. Il faut forcer l’infanterie à suivre les unités blindées de près (c’est moi qui souligne). C’est seulement quand nous nous trouverons sur les hauteurs d’Arras que la bataille sera gagnée» (Halder).

H.Gr A «On a l’impression que la retraite de l’ennemi (20-30 divisions?) est coupée au nord de la ligne Valenciennes-Montreuil et qu’il tentera, attaqué par la H.Gr B, de percer en direction sud-ouest. De durs combats attendent la 4e Armée. Il faut lui envoyer aussi vite que possible des renforts. On est d’accord sur son intention (signalée par Hitler en personne au téléphone) d’attaquer par Arras et plus à l’ouet en direction nord et nord-est en concentrant toutes les forces rapides disponibles. On insiste sur l’importance d’une solide défense de la Somme dans le dos de cette attaque […]

15 heures. Brauchitsch arrive et s’informe de la situation. Selon lui il se trouve 30-40 divisions britanniques-belges-françaises dans la région, encerclées par la H.Gr B, la 4e Armée et la côte de la Manche. L’assainissement de cette situation prendra plusieurs jours […] Il insiste sur l’importance de l’agrandissement des têtes de pont à Abbeville, Amiens, Péronne et en direction de Noyon […]

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17h30. Kluge est mis au courant par Sodenstern par téléphone. On est d’accord sur le fait que les dispositions, prises et envisagées par la 4e Armée, en particulier l’envoi de chars à Boulogne et Calais, tiennent parfaitement compte de la situation […]

Dès 15h30 l’ordre est envoyé par télex à la 12e Armée d’élargir son front le long de la Somme jusqu’à Saint-Simon (14 km au sud-ouest de Saint-Quentin) pour soulager la 4e Armée […]

Le soir, la 4e Armée poursuit le nettoyage dans le secteur Maubeuge et forêt de Mormal contre un ennemi qui se bat avec acharnement. II AK (12e et 32e ID) a réglé la situation au Cateau, et peut continuer le lendemain en direction générale ouest-nord-ouest. A Arras fut repoussée une forte tentative de l’ennemi de percer vers le sud. Les combats se poursuivent toujours […]

Le rassemblement de la 2e Armée (Heeresgruppe-réserve : 8 ID) se déroule selon plan. Il peut marcher le 22 mai à Hirson et en direction sud.»

H.Gr B «Bock s’est rendu à Anvers. Il observe la traversée de l’Escaut par la 18e Armée, par des ponts et des bacs ; c’est “ein wunderschönes Kriegerisches Bild” (un spectacle guerrier d’une merveilleuse beauté). […] Rentré à Bruxelles il reçoit de l’OKH le télégramme suivant : “H.Gr B doit fixer l’ennemi par l’attaque. H.Gr A barre le repli de l’ennemi vers la Basse-Somme par une attaque à travers Arras en direction Calais. Une attaque de la H.Gr A (Kleist) en direction nord n’est à l’ordre du jour qu’après la conquête des hauteurs au nord-ouest d’Arras par des divisions d’infanterie” (c’est moi qui souligne) […]

Au cours de la nuit arrive un second ordre de l’OKH : Flanc gauche de la 6e Armée doit avancer rapidement afin de faciliter l’avancée de la 4e Armée [l’infanterie] qui est d’une importance décisive» (Dok.).

C’est un moment critique pour les Allemands. Kleist, qui avance sur le flanc sud de l’opération sans rencontrer d’ennemis, a atteint Abbeville et la côte de la Manche jusqu’à Montreuil (Voraus Abteilung VA, Avant-garde) avec les 6e et 8e Pz. Il a changé de front et se trouve désormais sur une ligne Montreuil-Saint-Pol-Arras. Il doit maintenant attaquer en direction nord-est et s’emparer d’abord de Boulogne et de Calais, mais les Alliés se trouvent alors sur son flanc droit. Et la masse de l’infanterie des 2e et 4e Armées est à 40 km à l’est d’Arras, alors que la 12e Armée se trouve sur la Somme, où des renforts français sont arrivés (voir la carte).

Il est évident qu’Arras est une épine dans son pied. Le couloir par lequel sa logistique doit passer, entre cette ville et la Somme, est d’une largeur de 40 km seulement. Sa consommation de munitions est extrêmement faible, son périple étant plutôt une poursuite qu’un combat, mais il a besoin de carburant, et Kleist se rend compte qu’il « risque d’être encerclé à son tour » (SHAT). Il faut impérativement que le verrou d’Arras saute! Les chars ne peuvent le faire tout seuls. C’est une opération où chars et infanterie doivent agir ensemble. Mais l’infanterie de la 4e Armée se trouve toujours au sud de Valenciennes et la 6e Armée au nord de cette ville.

22 mai. OKW. «Directive du Führer: arrêter attaques inutiles de la 1ère Armée (flanc droit de

la H.Gr C). Faire suivre toutes les divisions et unités mobiles derrière la 4e Armée» (cet ordre est donné beaucoup trop tard). […] «La Luftwaffe signale à 19 heures que des blindés français se sont approchés à 3 km d’Arras, où ils ont été arrêtés par Stuka, chasseurs et artillerie anti-chars (Dok.).

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OKH. «La situation de la matinée montre qu’un arrêt, probablement inutile, des VIII

et XVI AK dans le secteur de Maubeuge, et le détour vers le sud-ouest des AK qui les suivent, ont provoqué un danger : l’infanterie ne progresse pas assez rapidement à Arras, où les unités blindées qui se battent au sud d’Arras sont en face d’un ennemi fort, qui pousse vers le sud. La H.Gr A a arrêté hier le mouvement des blindés en direction de Calais sur la ligne Saint-Pol-Etaples jusqu’à ce que la situation à Arras soit résolue. […] Le IIe AK (32e et 12e ID) doit marcher sur Baurain (faubourg au sud d’Arras), Bapaume, le Ve AK à Albert. […] Il est indispensable d’avancer rapidement avec l’infanterie à Arras et plus vers l’ouest (c’est moi qui souligne). […]

La H.Gr B doit s’arrêter au nord, ne pas attaquer la ligne d’eau. Le flanc gauche de la

6e Armée doit avancer (mieux vaut tard que jamais!) […]. 13 heures. Entretien avec Rundstedt. Ve AK doit être dérouté à Péronne, toutes les

routes au nord étant occupées par des unités rapides (c’est moi qui souligne) (Halder). […] Luftwaffe : Luftflotte 2 soutient les forces blindées à Arras et l’infanterie de la 6e

Armée (c’est moi qui souligne). […] Au cours de l’après-midi se produit un relâchement à Arras, où l’ennemi recule. […] H.Gr A fait avancer l’infanterie en direction ouest avec insistance. […] IIe AK avec 12e et 32e divisions a déjà approché Arras à l’est. Hoth attaque avec 5e et 7e Pz Arras par l’ouest et l’est, et par le sud frontal avec l’infanterie (division SS). Kleist attaque en direction nord entre Saint-Pol et la mer.[…]

En Basse-Somme couvrent 2e et 13e Mot qui tiennent les têtes de pont qui ne sont pas

sérieusement menacées. A l’est de la 13e Mot arrive la 29e Mot. Pour leur relève des divisions d’infanterie sont acheminées» (Halder).

H.Gr. A 1h30. Le téléphone sonne. C’est Schmundt, l’aide de camp du Führer. Il est

informé de la situation à Arras. « Il exige que toutes les troupes rapides disponibles, n’importe comment, soient utilisées des deux côtés d’Arras, et à l’ouest de cette ville jusqu’à la mer, mais que les divisions d’infanterie soient employées à l’est d’Arras pour régler la situation entre Maubeuge et Valenciennes. Toutes les autres ID des 12e, 2e et 16e Armées doivent être acheminées vivement vers l’ouest» (C’est moi qui souligne). Cela signifie que Kleist arrive devant Dunkerque sans infanterie.

«Kluge appelle à 8 heures : à 15 heures Arras sera attaquée sur trois côtés. 8e et 6e PZ

sont à Saint-Pol, 1ère Pz à Montreuil, à Hesdin (entre les deux) la 2e Pz. […] D’abord sera réglée la situation à Arras, et seulement après foncer avec Kleist à Calais-Boulogne.[…]

A 9 heures Keitel arrive. Il confirme une fois de plus la directive de la nuit à 1h30. On l’informe des ordres donnés par la H.Gr. […]

Après son retour à l’OKW Keitel appelle (tout comme le 18 mai) pour signaler l’accord complet du Führer sur les dispositions prises par le Generaloberst von Rundstedt. Il ajoute que le Führer a une très grande confiance en la personne du Generaloberst von Rundstedt et qu’il a toujours exprimé sa satisfaction sur la conduite de la Heeresgruppe A […]

Excellente conduite de la 4e Armée […] Elle a repoussé de sérieuses tentatives de l’ennemi, exécutées avec des blindés, de percer à Cambrai et à Arras. Elle a amélioré la situation entre Maubeuge et Arras. A l’ouest d’Arras Hoth et Kleist foncent sur Calais et Boulogne […].

La Somme est sécurisée par des divisions motorisées, ID avancent pour les relever. […]

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Emploi de Stuka contre chars ennemis à Cambrai et pour soutien au VIII AK [3 ID] au combat contre les blockhaus à Maubeuge, nous causant des pertes considérables (c’est moi qui souligne). […]

Deux Fliegerkorps pour soutien direct à Kleist et Hoth, deux autres Fliegerkorps pour sécuriser le flanc gauche (bombarder mouvements ennemis sur voies ferrées et routes. Le temps : couvert, pluie » (Dok)

23 mai OKH : « La H.Gr A éprouve des difficultés considérables avec la direction de la

grosse masse de ses 71 divisions. Je (Halder) me demande si son état major (Sodenstern !) est assez subtil et calme (au début de l’offensive elle disposait de 45 1/3 divisions !) […] Une nouvelle armée, la 9e, formée le 15 mai à Trèves et jusqu’à présent en réserve, est placée sous les ordres de la H.Gr A. Elle ne doit pas avancer au-delà de Péronne, afin de laisser les routes à la disposition des unités rapides. […]

17h30 : préoccupations de Kleist. Il ne se sent pas à la hauteur de sa mission, avant que la situation à Arras ne soit résolue. Pertes de chars jusqu’à 50%» (Halder). Par ailleurs, «Le nombre de prisonniers augmente constamment. Le service d’ordre ne suffit plus à les évacuer, il doit également utiliser des troupes combattantes. Tous les moyens sont employés pour les évacuer à Doullens, où se trouve un centre de ravitaillement britannique et où on aménage un grand camp pour les accueillir» (SHAT).

OKH. «Le soir : Brauchitsch décide que le commandement tactique de la 4e Armée sera transféré à la H.Gr B à partir du 25 mai à 20 heures […] Brauchitsch a décidé que Bock dirigerait la dernière phase de la bataille d’encerclement. Halder n’est pas d’accord» (Halder). L’ordre sera reporté le lendemain par Hitler et plus tard annulé.

Ordre aux H.Gr A et B : «1) L’ennemi au nord de notre percée est encerclé dans le secteur Gand-Tournai-

Douai [à 26 km à l’est et à 30 km au sud de Lille]—Côte. Au sud de la ligne Somme-Aisne l’ennemi s’est installé sur la défensive. Amiens et Abbeville sont des têtes de pont en nos mains.

2) Le cercle autour de l’ennemi doit être resserré et les têtes de pont en Basse-Somme tenues.

3) H.Gr B pousse son flanc gauche à Seclin [10 km au sud de Lille], tourne en direction nord et jette l’ennemi, se trouvant au sud et à l’est de Lille, vers le nord. Sur le reste du front, fixer l’ennemi en attaquant. Faire attention à l’économie de forces. […]

4) H.Gr A. Après avoir atteint la ligne Béthune-Saint-Omer-Calais [un front de 70 km nord-ouest-sud-est], avec des forces rapides, poursuit contre une ligne Armentières-Ypres-Ostende [un front de 80 km nord-sud. Ostende est à 50 km au nord de Dunkerque ! ]

L’infanterie s’empare au plus vite des hauteurs Lens-Saint-Omer et suit les forces rapidement en direction nord-est (c’est moi qui souligne).

Au sud, tenir les têtes de pont et les agrandir après l’arrivée de renforts» (Dok.) (Voir la carte).

L’intention est claire : les Alliés seront attaqués à partir du sud par l’infanterie du flanc gauche de la H.Gr B et par les chars et l’infanterie de la H.Gr A. Le flanc droit de la H.Gr B fixe l’ennemi seulement. Mais cet ordre sera annulé le lendemain par Hitler.

24 mai. Le Halt-Befehl!

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OKW (Jodl), OKH (Halder), H.Gr A. (Dok.)

«Hitler s’envole avec Jodl et Schmundt pour Charleville, où se trouve Rundstedt avec son état-major. Il y arrive à 11h30 et s’informe de la situation. Il est surpris que l’OKH, sans avoir mis au courant l’OKW, ait donné l’ordre de placer sous les ordres de la H.Gr B la 4e Armée et un nombre de divisions qui suivent. Il n’est pas du tout d’accord. Brauchitsch est convoqué et l’ordre est reporté.

Il est satisfait des dispositions prises par la H.Gr, qui sont totalement conformes à ses idées. Il est complètement d’accord avec l’opinion (c’est moi qui souligne) selon laquelle l’infanterie doit attaquer à l’est d’Arras, mais il veut, en revanche, que les troupes rapides puissent rester sur la ligne qu’elles ont atteinte, c’est à dire Lens-Béthune-Aire-Saint-Omer-Gravelines, afin de «recevoir» l’ennemi, poussé par la H.Gr B. Il souligne cette opinion en mettant l’accent sur le fait qu’il est de toute façon nécessaire de ménager les forces blindées en vue des prochaines opérations. Par ailleurs, une réduction supplémentaire de la région encerclée aurait comme effet une action réduite de la Luftwaffe, ce qui n’est pas souhaitable.»

Et ainsi, après un entretien Hitler-Rundstedt d’une durée de seulement une heure, alea jacta est! Les chars ne traversent pas le Rubicon. «A 12h31, le téléphone sonne au QG de la 4e Armée, et l’ordre «historique», connu comme le Halt-Befehl! est donné. Il est bref : «Sur ordre du Führer l’attaque à l’est d’Arras par les VIII et II AK [5 divisions] en coopération avec l’aile gauche de la H.Gr B en direction nord-ouest doit être poursuivie. Par contre, au nord-ouest d’Arras, la ligne générale Lens-Béthune-Aire-Saint-Omer-Gravelines (Kanallinie) ne doit pas être dépassée. Sur l’aile ouest il s’agit plutôt de serrer toutes les forces mobiles et de laisse buter l’ennemi contre cette ligne défensive favorable.»

Cela ne peut être plus clair : la mission de Kleist et Hoth est défensive.

Les ordres de l’OKH du 23 mai sont donc annulés et Hitler signe l’ordre n°13 du 24 mai, où il est notamment stipulé : «Le prochain but de l’opération est la destruction des forces franco-anglo-belges se trouvant en Artois et en Flandre par une attaque concentrique de notre flanc nord et une mainmise rapide de la côte de la Manche à cet endroit. Conjointement, la Luftwaffe a pour mission de briser toute résistance ennemie des troupes encerclées, d’empêcher que les forces britanniques s’échappent à travers la Manche (c’est moi qui souligne) et de sécuriser le flanc sud de la H.Gr A» (Dok.). L’existence de cet ordre est de toute évidence inconnu de ceux qui affirment que Hitler a délibérément laissé échapper les Anglais.

Il est encore à noter que ce matin-là, Kleist a informé Halder : «Pour la première fois supériorité ennemie dans les airs»!

H.Gr B. Bock regrette la décision de Hitler. Il aurait préféré une attaque concentrique de tous côtés (Dok.). La carte du 24 mai n’exige pas d’explications. Il y a toujours trop d’infanterie en Belgique, qui attaque un front allié solide. Toutes les Pz, sauf la 9e, sont à l’ouest d’Arras, ainsi que la 20e Mot (réserve H.Gr B) et une SS-Mot. La 29e Mot se trouve avec la 9e Pz sur la Somme. On remarque qu’on a oublié la 2e Mot, qui se trouve toujours à Abbeville. La 57e ID qui va la relever est déjà à Saint-Quentin. On voit se former un front français au sud de la Somme. Il y a des attaques contre les têtes de pont à Péronne et Amiens par des Britanniques et des Français.

Quelle est la situation de la Gruppe Kleist à ce moment-là? Le journal de marche du Quartiermeister-Abteilung (SHAT) (bureau logistique) fournit des informations intéressantes. Il faut se rendre compte que le groupement est déjà depuis deux semaines en action. Il a parcouru des centaines de kilomètres. Chars, camions et voitures ont besoin d’un grand entretien. Un atelier est en voie de construction dans la région Saint-Pol-Arras. Un autre à

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Doullens. Des pièces de rechange doivent être acheminées, non seulement pour les chars mais aussi pour les camions et les voitures, parmi lesquels se trouvent des véhicules réquisitionnés de toutes sortes, tous avec leurs pièces spécifiques. La situation est «tendue» notamment en chenilles et rembourrages en caoutchouc, qui doivent être livrés par deux avions de transport Ju 52.

On a naturellement besoin de carburant et de munitions. Tout doit être acheminé depuis l’Allemagne. Les voies ferrées aux Pays-Bas, en Belgique et dans le nord de la France ont été réparées en priorité. Jusque-là, 22 trains de munitions, 24 trains de carburant et 2 trains de nourriture ont roulé pour la seule logistique de Kleist. Pour les faire circuler, un horaire doit être établi. Les gares doivent être pourvues de charbon. Les locomotives à vapeur font rouler les chars. On pourrait dire que les chars ont roulé au charbon!

A partir de Cambrai tout doit être transporté par route en camions et camions-citernes. Les camions de la poste aux armées font leurs allers et retours. Un contact avec la Heimat est très bon pour le moral des soldats. Les emballages vides des provisions qu’on a reçues, doivent être renvoyés.

L’organisation de la logistique, essentielle pour un bon déroulement de l’opération, exige un effort énorme. On y parvient plus ou moins bien, de même que pour le butin qu’on fait. A Calais, à Boulogne et à Berck-sur-Mer, on trouve des stocks d’essence français et des dizaines de camions anglais. Les munitions ne manquent pas. Les derniers jours on n’a pas rencontré de résistance, ce qui est la raison «d’une avance, incroyablement rapide». Par exemple : la 2e Pz a quitté Abbeville pour Boulogne le 22 mai par plusieurs routes nationales macadamisées, en bon état et sans obstacles. Elle a réussi à parcourir les 80 km en deux jours seulement! Une division d’infanterie n’aurait pas fait mieux.

Or, les problèmes les plus difficiles à résoudre sont causés par l’absence, immédiatement derrière Kleist, de la 12e Armée. Ils sont causés par les blessés des deux adversaires, les prisonniers de guerre et les fuyards. On a vu dans les chapitres precedents que l’une des missions d’une armée d’infanterie placée derrière un groupement rapide est de débarrasser celui-ci aussi vite que possible de ses blessés et prisonniers, qui gênent considérablement la mobilité du groupement.

Désormais Kleist les a sur les bras. Bien que les Français se rendent en général docilement, il faut les transporter aussitôt dans des endroits où l’on peut les surveiller. Il faut les nourrir. La Feldgendarmerie, qui doit aussi réguler la circulation des colonnes, et le régiment de sécurité ne suffisent pas. Des troupes combattantes sont recyclées en geôliers, comme ces deux batteries du Nebelregiment (fumée artificielle) et de la Entgiftungsabteilung (désintoxication). On reçoit aussi quelques unités de la 4e Armée.

Mais le nombre de prisonniers augmente de plus en plus. Le 25 mai, 20.000 à Calais et on en a déjà plus de 100.000. Kleist informe la 4e Armée qu’il est incapable d’en évacuer davantage. Par manque de camions, 5000 prisonniers marchent vers Doullens. On aménage des camps de transition à Févent, Hesdin, Montreuil et Étaples, et le 28, lorsqu’il y a de nouveau un grand nombre de prisonniers, on en fait trois à Saint-Pol. Kleist doit servir les repas.

Un problème encore pire, c’est celui des blessés. Les Allemands doivent être évacués en ambulances et avions à l’arrière. A Paris-Plage et au Touquet se trouvent hôpitaux, stations de cure thermale et hôtels, où l’on peut héberger 7 000 blessés français. A Étaples il y a un grand hôpital de campagne britannique, très moderne, avec appareils radiologiques et salles d’opérations. Y exercent de 150 à 200 médecins français qui sont envoyés à Paris-Plage et au

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Touquet pour soigner les blessés français. Le médecin-chef du groupement Kleist y est nommé Ortskommandant.

Enfin, il y a des colonnes de fuyards qu’il faut éloigner des routes nationales. Dans ce but, un camion de la Propagandakompanie, équipé d’un haut-parleur, est utilisé. Mais ils ont faim!

Or, inutile de dire que tout cela ne relève pas de la mission d’une Schnelle Gruppe. Et notamment pendant une offensive, où une logistique puissante est indispensable.

Autre facteur important digne d’attention : le terrain. On a vu que Sun Tzu et Clausewitz le considèrent d’un très grand intérêt, et que Guderian estime un terrain favorable aux chars (panzergünstig) comme condition sine qua non pour une attaque blindée. Or, celui qui doit être le champ de bataille de Kleist n’est pas favorable. Jadis marécageux, il a été asséché et transformé en polders, avec comme résultat un grand nombre de cours d’eau, ce qui est déjà visible sur la carte Taride 1:250.000 de l’époque. Les chars ne peuvent pas franchir un cours d’eau tout seuls. Ils ont besoin des autres armes, infanterie, génie, artillerie, voire de l’aviation. On l’a vu sur la Sûre, on l’a également vu sur la Meuse, Chauvineau l’a écrit et de Gaulle en a fait l’expérience à Montcornet : «Pour pouvoir franchir le cours d’eau et pousser nos chars plus en avant, il nous faudrait de l’infanterie que nous n’avons pas, et une artillerie plus puissante» (Mémoires, p. 33). En outre, le terrain est parsemé de villages et de hameaux, le champ de bataille est exigu, la vitesse des chars et leurs possibilités de manœuvre, qui sont justement leurs principaux atouts (avec leur blindage) sont réduites. Attaquer une position dans un tel endroit, c’est le travail de l’infanterie, de l’artillerie et du génie, en coopération avec l’aviation d’assaut.

D’autre part, un groupement rapide ne peut avoir mission de défendre une position statique. C’est le travail de l’infanterie et de l’artillerie, en coopération avec l’aviation.

Actuellement, la H.Gr B, infanterie et artillerie, constitue le marteau. Mais la H.Gr A est tout simplement dans la merde… Pour être le marteau elle a besoin d’infanterie. Pour être l’enclume elle a besoin d’infanterie. Mais il n’y a pas d’infanterie. Elle est mal utilisée ailleurs.

Le Halt-Befehl de Hitler du 17 mai pour l’infanterie de la 12e Armée a provoqué

son Halt-Befehl du 24 mai pour les blindés du groupement Kleist. 25 mai. Comparons la carte avec celle du 24 mai.

Arras est prise, et la 11e Sch(ützen) Br(igade) — dragons portés — a parcouru 110 km en une seule journée et se trouve entre Calais et Boulogne, qui sont aux mains des Allemands, la dernière étant conquise par la 2e Pz.

Il y a un front solide entre Gravelines et Douai, occupé par la 1ère Pz, la div.Mot SS A(dolf)-H(itler), 6e Pz, 8e Pz, SS V(erfügung-reserve), 3e, 4e, 7e, 5e Pz, 12e, 32e et 267e ID (4e Armée). La 20e Mot est à Arras. L’Ak de Wietersheim (2e, 13e, 29e Mot) et la 9e Pz sont sur la Somme entre Saint-Valéry et Amiens. La 2e Mot défend la tête de pont d’Abbeville, 9e et 33e ID (réserve H.Gr A) se ruent à Amiens, où la tête de pont est attaquée. Au sud-ouest et au sud-est de Cambrai se trouvent maintenant de nombreuses ID. Au sud de la Somme les Français constituent un front, de toute apparence défensif. De sérieux combats sont en cours uniquement sur la tête de pont de Sedan. Stonne, toujours.

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Le couloir étroit entre Arras et Amiens n’existe plus. La logistique du groupement Kleist est assurée. Les Alliés encerclés ne peuvent plus s’échapper.

OKW. «Brauchitsch arrive et demande que les unités blindées et motorisées puissent avancer, en partant de la ligne Vimy-Saint-Omer-Gravelines, vers l’ouest. Le Führer est contre cette manœuvre, mais il laisse la décision à Rundstedt (!) (c’est moi qui souligne) qui refuse la demande de Brauchitsch (!) Les chars ont besoin d’entretien» (Dok.).

OKH. «Halder note : Le jour commence encore une fois par de désagréables discussions entre Brauchitsch et le Führer concernant la poursuite de la bataille d’encerclement. Mon idée était que la H.Gr B, qui attaque frontalement avec toutes ses forces un ennemi qui décroche selon plan, fixe seulement l’adversaire, tandis que la H.Gr A, qui se trouve face à un ennemi battu, et qui fonce sur le dos de cet ennemi, réalise la décision. Les troupes rapides ont été l’outil qui a permis cette réussite. Dorénavant la direction politique imagine que la dernière bataille définitive n’aura pas lieu en Flandre, mais dans le nord de la France […] (c’est moi qui souligne).

Il y a donc une inversion totale. Moi (Halder), je voulais faire de la H.Gr A le marteau, et de la H.Gr B l’enclume. Maintenant on fait de la H.Gr B le marteau et de la H.Gr A l’enclume. Parce que B se trouve devant un front solide on va verser beaucoup de sang et cela va durer longtemps. Or, la Luftwaffe, sur laquelle on porte tous les espoirs, dépend de la météo. […] Résistance devant H.Gr A dans la poche de Douai toujours forte» (c’est moi qui souligne).

H.Gr A. «La 9e Armée jusque-là en réserve, sera utilisée sur la Somme et remplacera les unités de la 4e Armée qui se trouvent là […]. Cette Armée est toujours arrêtée devant Valenciennes en raison d’une défense française acharnée (c’est moi qui souligne). L’adversaire devant la 12e Armée se prépare à la défense. […] La fin de la bataille dans le nord de la France approche […]. La mission de la H.Gr A peut en général être considérée comme remplie» (Dok.). Mais le lendemain on apprendra qu’un effort est encore nécessaire.

Pendant ce temps-là, Lord Gort est arrivé à la même conclusion que Halder le 23 : «Sur la Somme pas de danger» (pour les Allemands). Il estime, lui, que les Français sont incapables de monter une offensive puissante contre le flanc gauche allemand. Et le 25 mai à 18h30 (heure anglaise, 20h30 heure de Berlin), il décide que l’unique échappatoire réside dans la mer, et il commence à préparer l’embarquement de l’armée britannique.

26 mai OKW, OKH, H.Gr A, H.Gr B. Le matin. «Bock appelle Brauchitsch. Signes de

fatigue apparaissent dans ses troupes. Deux divisions sont au bout de leurs forces (c’est moi qui souligne). […] Afin de poursuivre les attaques, purement frontales, de la H.Gr B, il est urgent que le II AK (4e Armée) et les unités blindées continuent leurs attaques. […] La conquête de Dunkerque est urgente. Il ne faut pas se faire d’illusions sur la gravité de l’attaque de ses troupes, les pertes sont en partie sérieuses» (c’est moi qui souligne).

Halder note : «Au cours de la matinée Hitler visiblement nerveux. De toute évidence Rundstedt ne le supporte pas lui non plus. Il est allé voir Hoth et Kleist pour s’informer des troupes rapides.» Apparemment il est satisfait, et à la H.Gr A on arrive à la conclusion qu’il faut attaquer sur la ligne Béthune-Saint-Omer-Gravelines, ce qui entraîne l’accord du Führer sur l’avance vers l’est du groupement Kleist (c’est moi qui souligne). Mais on n’attaquera pas Dunkerque avec la troupe, mais seulement avec l’artillerie.» La rédaction du journal de

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marche de la H.Gr A est claire : c’est Rundstedt qui a dit à Hitler de révoquer le Halt-Befehl.

Et voilà! Hitler convoque Brauchitsch qui, arrivé là à 13h30, apprend que les troupes rapides et l’infanterie peuvent avancer.

Le Halt-Befehl a donc duré du 24 mai 12h30 au 26 mai 13h30. Après la décision de Gort, les Britanniques ont eu dix-sept heures pour préparer leur évacuation. Leurs premières troupes seront évacuées le 27 mai.

«L’OKH communique l’ordre suivant : A gauche. 1) H.Gr A. a) H.Gr A fonce rapidement, en employant des chars, en direction de Dunkerque

jusqu’au lieu où les rues et les voies ferrées sont à la portée de leur artillerie, afin que l’évacuation de l’ennemi puisse être empêchée durant la nuit aussi.

On peut profiter de toute occasion, favorable à une percée plus lointaine vers l’est, pour encercler Dunkerque.

b) L’infanterie doit avancer au sud de Dunkerque jusqu’à l’endroit où la route Bailleul-Cassel-Bergues (la route de Lille à Dunkerque) se trouve à portée de son artillerie.

c) Entre Bailleul et Armentières (à l’ouest de Lille), attaquer avec 2 à 3 Pz div. et, en cas de besoin, Mot div. en direction d’Ypres (direction nord) pour prendre contact avec la H.Gr B, qui avance par l’est.

Les forces rapides, utilisées ici, seront placées sous les ordres de la H.Gr B, dès que le contact avec la 6e Armée (flanc gauche de la H.Gr B) sera établi. Elles doivent alors être dirigées en direction d’Ostende afin d’empêcher des embarquements dans ce port, et afin d’encercler l’armée belge.

d) 2 Pz Div. doivent attaquer à partir de La Bassée (au sud-ouest de Lille) via Séclin (au sud de Lille) en direction générale de Tournai (au sud-est de Lille). Elles doivent couper l’ennemi qui tient encore au sud de Lille et établir le contact avec la H.Gr B.

2) H.Gr B Elle poursuit ses attaques selon plan. 3) […] H.Gr A constate une fois de plus l’extraordinaire ténacité de l’ennemi. Parfois on ne

gagne pas de terrain du tout, parfois très peu. Mais malgré tout Kleist est parvenu à s’emparer de Calais.

Le temps est clair, nuageux, en soirée. »

Sur la carte du 26 mai, on remarque que la 29e Mot a parcouru les 85 km de la Somme à Saint-Omer en une seule journée. La 10e Pz a réalisé ce même exploit, effectuant une marche de 70 km de Montreuil à Calais. La 11e ID, au nord-ouest de Cambrai vient renforcer le front. La 57e ID se trouve au nord d’Amiens. La carte de l’OKW montre la situation générale.

Le Halt-Befehl du 24 mai est un événement majeur de la campagne, et il est considéré généralement comme la cause de l’évacuation réussie d’un grand nombre de troupes alliées. Mais ce n’est qu’une hypothèse! Kleist n’a pas attaqué ce jour-là, donc on ne saura jamais si cette attaque aurait été un succès et si elle aurait empêché cette évacuation. Toutefois on constate que l’hypothèse est devenue une certitude pour tous, puisque tous se sont posé la question : pourquoi Hitler a-t-il donné cet ordre?

Eh bien, le lecteur va maintenant découvrir la réponse. C’est parce qu’il a suivi les conseils de Rundstedt. On a vu que le 15 mai, déjà, la Heeresgruppe A partageait les soucis de Hitler au sujet du flanc sud.

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On remarque le mot Heeresgruppe. Or, les journaux de Halder et de Bock sont rédigés d’une façon personnelle par eux-mêmes, racontant ce qu’ils font et ce qu’ils pensent. C’est notamment le cas du journal de Bock, qui est en partie un journal intime, parfois fort amusant. Il y a des éclats de fureur contre l’OKW et l’OKH. Il se déplace partout pour constater la situation sur le terrain et raconte ce qu’il voit. Mais ce n’est pas le cas des journaux de la H.Gr A. Le nom de Rundstedt n’y figure pas. On ne sait pas ce qu’il pense. Lorsqu’il donne un ordre, on note que l’OB, l’Oberbefehlshaber de la Heeresgruppe, donne l’ordre. Halder et Bock écrivent : «Je donne l’ordre.» Rundstedt, lui n’écrit pas. De toute évidence, Sodenstern fait ce travail et il n’écrit jamais «je». Quand il écrit : «L’état-major de la Heeresgruppe pense», c’est ce que Rundstedt ou lui-même pensent.

On a vu que le 17 mai Halder voulait marcher avec la 12e Armée sur Compiège et qu’il a donné l’ordre à Sodenstern d’avancer en direction Valenciennes-Cambrai-Saint-Quentin et de couvrir le flanc sud seulement par échelons. Il n’y voit aucun danger. Mais Hitler a peur et veut que l’infanterie arrête sa marche vers l’ouest et tourne vers le sud pour couvrir le flanc gauche. Il va voir Rundstedt, qui le conforte dans sa crainte et lui dit que l’infanterie marche déjà vers l’Aisne. Et voilà que le lendemain, 18 mai, Keitel appelle et exprime l’entière satisfaction du Führer sur les mesures prises par Rundstedt. Celui-ci peut être satisfait. Il a gagné la confiance de Hitler. Le Führer suit ses conseils, qui sont contraires à ceux de l’OKH. Eh oui, le 22 mai, nouvel appel de Keitel : le Führer a une très grande confiance en Rundstedt et il a toujours exprimé sa satisfaction de la conduite de la H.Gr A. Mais le lendemain Halder n’est pas content et se demande si son état-major est suffisamment subtil et calme.

Arrive le 24 mai. Hitler rend visite à Rundstedt. Il est satisfait des dispositions prises par celui-ci, totalement conformes à ses idées. Il est entièrement d’accord avec l’opinion selon laquelle il ne faut pas que Kleist attaque. L’opinion de qui? De toute evidence, de Rundstedt. Et il annule l’ordre d’attaque de Brauchitsch et approuve le conseil de Rundstedt. Le 25 mai, c’est le comble : Brauchitsch demande à Hitler l’autorisation pour les troupes rapides de déclencher l’attaque. Le Führer refuse et lui dit que la décision sera prise par Rundstedt. Celui-ci refuse à son tour. Rundstedt est devenu de facto le commandant en chef de l’armée! Or, le 26 mai, «on arrive à la H.Gr A (lire Rundstedt) à la conclusion qu’il faut attaquer, ce qui entraîne finalement l’adhésion du Führer.» Lire : Rundstedt a dit à Hitler qu’on pouvait attaquer. A remarquer aussi ce que Rundstedt dira a Bock le 29 mai.

Par ailleurs, on a certainement remarqué ce que Halder a écrit le 25 mai : Hitler veut, pour des raisons politiques, épargner la Flandre et mener la bataille finale en France. Stupidement il confond germanophone et germanophile. Il commet la même stupidité en confondant francophone avec francophile. Par conséquent, les Belges néerlandophones et les Néerlandais ne seront initialement pas fait prisonniers de guerre. Mais les Belges francophones doivent partager le sort de l’armée française.

27 mai. L’attaque finale a commencé. Halder note : «Sur le flanc gauche de Kleist l’ennemi est

de toute évidence plus fort que nous ne le pensions. Il se rend au PC de la H.Gr A pour préparer la suite de l’opération avec les trois H.Gren et les Armées (2, 4, 9, 12, 16) […] Des petits groupes de prachutistes français ont atterri dans les environs de Charleville.»

H.Gr A. «L’ennemi attaque les têtes de pont à Abbeville, Amiens et au sud de Péronne. Les attaques ont été repoussées. A Dunkerque et dans les ports de Flandre, embarquement de l’ennemi. […] Dunkerque est attaquée par 300 avions et bombardée par les 150 de Kleist. Aviation : attaques roulantes de l’ennemi encerclé sous forte protection de la

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chasse. Attaques de navires et d’installations portuaires de Dunkerque et Ostende. Le temps : partiellement nuageux à basse altitude et pluvieux.

H.Gr B. Bock : «On avance sur tout le front d’attaque! Qui peut imiter une telle performance de nos troupes! Depuis 16 jours de marches et de combats, sans interruption, sur des fronts tenus et larges — contre un ennemi qui lutte pour sa vie? (c’est moi qui souligne). […] Un général belge (le général-major Derousseaux) est arrivé au PC du XI AK (General-Lt. v. Kortzfleisch) pour réclamer les conditions d’une capitulation. Après consultation de l’OKH, il est exigé qu’elle soit inconditionnelle.

Sur la carte du 27 mai on voit l’étendue du front, défendu par les Belges, qui, eux aussi, ont marché et se sont battus sans interruption pendant 16 jours! et on voit le grand nombre de divisions allemandes contre lesquelles ils ne pouvaient tout simplement plus tenir.

Les 1ère, 2e et 10e Pz ne sont qu’en partie (Tle = teile) devant Dunkerque et se rassemblent à l’ouest de Saint-Omer.

28 mai La 57e ID est arrivée à Abbeville, où la tête de pont est attaquée. La 9e ID défend celle

d’Amiens, la 32e ID celle de Péronne. La tête de pont de Dunkerque se rétrécit, mais Kleist ne participe plus aux combats. Les 1ère et 2e Pz sont encore en partie devant Dunkerque et se rassemblent avec la 10e Pz à l’ouest de Saint-Omer.

29 mai Halder. «Lille, Roubaix et Tourcoing conquises.»

H.Gr A. «Forte résistance de l’ennemi. Gains de terrain par la 4e Armée insignifiants. Sur la Somme, de nouvelles attaques de têtes de pont d’Amiens et notamment d’Abbeville, appuyées par des chars lourds. On parvient à les repousser. L’ennemi veut constituer un front défensif avec la Somme comme obstacle pour les chars. En face des 12e et 16e Armées : comportement purement défensif. […]

On se prépare à l’opération qui va suivre. La nouvelle concentration est en cours. Pas de repos pour l’ennemi. Attaques de l’aviation également pendant la nuit, d’embarquements, de Dunkerque et de navires de transport. Le temps partiellement nuageux, 5-10/10.»

H.Gr B. Bock s’est rendu au QG de Rundstedt à Charleville pour y assister à une conférence sur la poursuite de l’opération. Il note : «A Charleville, j’ai compris par une remarque de Rundstedt pourquoi les unités blindées ne furent plus actives à Dunkerque. Rundstedt dit : “Je me faisais du souci en pensant que les troupes de Kleist pouvaient être culbutées par les Britanniques qui se repliaient.” (C’est moi qui souligne) Moi, je n’avais nullement ces soucis.”

Naturellement, Rundstedt qui servit fidèlement Hitler jusqu’à la fin, affirma après la guerre qu’il n’était pour rien dans le « Halt-Befehl », lequel, selon lui, relevait uniquement de la volonté de Hitler.

Sur la carte, dans un cercle, on voit l’armée belge qui s’est rendue. Il y a énormément d’infanterie à l’est de la petite tête de pont qui reste. Les 1ère, 2e et 10e Pz sont remplacées par les régiments Grosz-Deutschland et SS Adolf-Hitler. A leur droite la 20e Mot. Les chars ne participent pas à l’attaque de Dunkerque. L’infanterie est là. Enfin!

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«Entre Dunkerque et Ostende embarquements.» 30 mai. Halder : «La dissolution de la poche encerclée continue. Une partie des Britanniques

se défend avec acharnement, une autre partie se replie vers la côte et tente d’échapper par la mer sur toutes sortes d’embarcations. La Débâcle (en français dans le texte). Sur la Somme intentions purement défensives de l’ennemi. […]

Le matin, entretien avec ObdH (Brauchitsch). Il est fâché parce qu’on constate maintenant le résultat des erreurs que l’OKW (Hitler) nous a imposées (détour en direction de Laon et arrêt des unités rapides à Saint-Omer).» Par «détour en direction de Laon», Brauchitsch parle de toute évidence du détournement de la 12e Armée vers l’Aisne, ce qui eut pour résultat l’arrivée de Kleist devant Dunkerque sans armée d’infanterie, erreur que j’ai déjà signalée le 18 mai. Le commandant en chef de la Wehrmacht partage donc mon analyse, que moi je pouvais faire plus tôt que lui, sachant déjà ce que Brauchitsch ne pouvait encore savoir à ce moment-là.

«Nous devons désormais observer en spectateurs comment l’ennemi expédie à notre barbe et sous notre nez d’innombrables milliers d’hommes en Grande-Bretagne.»

H.Gr A. «ObdH (Brauchitsch) veut savoir combien d’artillerie est employée à Dunkerque, parce que, quotidiennement, des milliers d’ennemis sont embarqués au port. La 4e Armée nous signale que, conformément à l’ordre du 26 mai, on n’a progressé à Dunkerque qu’à portée de l’artillerie. Actuellement tirent 4 batteries de 150 et des unités plus légères, pour autant qu’on ait des munitions. […]

14h55 : OKW donne l’ordre : attaquer Dunkerque […] Luftwaffe : Attaque du port de Dunkerque et navires. Peu de reconnaissances

possibles en raison du mauvais temps. Le temps : nuages compacts à basse altitude, au-dessous de 300-600 mètres.

Brouillards. Pluie.» Dans ces conditions, les Stuka ne peuvent opérer. H.Gr B. Bock. «Nous poursuivons nos attaques. Le combat est dur. L’Anglais est

ferme comme du cuir, et nos divisions sont épuisées (c’est moi qui souligne). Notre aile droite ne progresse pas, elle reçoit des tirs de la flotte anglaise. […] Lorsque je désire me rendre au front, je croise des milliers de soldats belges, qui se rendent à Bruxelles sans aucune surveillance, à pied, à cheval, en fourgons, en voitures, à vélo.»

Kleist. «Le carburant est abondant, on a trouvé un grand dépôt à Calais. Les munitions sont juste suffisantes, celles pour la Flak manquent. Il n’y a pas assez de rembourrages en caoutchouc, ce qui provoque l’usure des chenilles. La logistique s’effectue par train jusqu’à Cambrai, ensuite par camion sur une distance de 60-80 km. Encore 7000 prisonniers. Nouveaux camps à Hazebrouck, Lillers et Houdin.

L’effectif de la Gruppe Kleist est aujourd’hui le plus important : 229.570 hommes et 5.000 chevaux» (SHAT). Cela revient à 1 cheval pour 46 hommes.

Mais pour elle, la première phase de l’opération est achevée le 29 mai. Elle ne sert à rien dans la conquête de Dunkerque. C’est le travail de l’infanterie. Les préparatifs pour la nouvelle concentration sont en plein essor. Sa place est à Amiens, où elle arrive le 2 juin. L’offensive débute le 5.

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31 mai. OKH. Halder. «Nos attaques, qui se heurtent à un ennemi qui se tient fermement

derrière ses canaux, n’ont eu que localement de petits succès. […] L’effet de l’artillerie est faible, dans les dunes de sable il n’y a ni ricochets ni rebonds de projectiles. […] (c’est moi qui souligne) […]

L’état des unités blindées est satisfaisant. On peut en engager 50% immédiatement. Après quelques jours (5), en remédiant à de petits manquements, 70% au total seront prêtes. Les remplaçants des pertes sont prêts. Il faut se rendre compte que la durée de leur utilisation n’est pas indéfinie. Après 300 km de plus, il y aura plus de pertes (c’est moi qui souligne). Ce sera suffisant pour notre objectif. On pourrait également utiliser une partie des nombreux chars ennemis que nous avons capturés.»

H.Gr A. «Lille est prise. […] Attaques des têtes de pont à Amiens et Abbeville repoussées. […] Dans la tête de pont d’Abbeville se trouve la 57e division maintenant employée dans sa totalité. […] Il apparaît que la tête de pont entre Amiens et Abbeville (que l’on a vue sur la carte du 26 mai) n’a jamais existé.»

Analyse par la H.Gr A de la première phase de la campagne. La H.Gr A fut le centre de gravité de la première phase de la campagne, destinée à

encercler et détruire les forces alliées en Belgique et au nord de la France. Le but est atteint en trois semaines, en même temps que la campagne de Pologne, l’infanterie de la H.Gr B s’occupe de l’élimination des derniers restes de l’ennemi, et pour l’instant, la tâche de la H.Gr A est terminée. «Le résultat rapide et inhabituellement important justifie une brève vérification de ses causes. Il y a d’abord le fait que la surprise a totalement réussi, malgré une attente de plusieurs mois. Elle a, en combinaison avec la rapidité de l’action, déclenché chez l’adversaire des mesures qui semblent uniquement compréhensibles, quand on suppose que le centre de gravité — la H.Gr A – fut reconnu trop tard.

A côté de cela, doit être mentionnée en premier lieu l’action de la Luftwaffe. Sa première attaque sur l’organisation terrestre de l’ennemi, le 10 mai tôt dans la matinée, a sans doute complètement paralysé les forces aériennes franco-britanniques, avec des conséquences jusqu’aux derniers jours de l’opération terrestre. Celle-ci fut appuyée par la Luftwaffe jour et nuit sans ménagement. La coopération avec la Luftflotte 3 (le général Sperrle) se déroulait dans une confiance réciproque. Elle était toujours prête à nous aider. […]

Il faut ajouter que toutes les troupes terrestres ont dépassé toute attente par leurs prestations.

Ni le commandement français, ni l’entraînement de la troupe ne furent à la hauteur du tempo grâce auquel nos troupes ont pu culbuter l’adversaire. Cela s’explique d’une part par la témérité sans ménagement des chars et des divisions motorisées. D’autre part, par les impressionnantes prestations de marche de l’infanterie, qui lui ont permis d’intervenir fréquemment dans le combat quelques heures seulement après les unités rapides» (Dok.).

En réalité, la première attaque n’a pas complètement paralysé les forces aériennes franco-britanniques, mais la Luftwaffe a certainement très vite été supérieure dans les airs. Toutefois l’analyse est correcte, quoique incomplète. On n’a pas mentionné le génie, dont l’action fut irremplaçable, notamment pour le franchissement de la Meuse pour les chars. Et il n’y a pas un seul mot sur la logistique.

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Toujours indispensable, elle l’est devenue davantage, et également beaucoup plus compliquée en raison de l’apparition du moteur sur le champ de bataille. Ce dernier exige des ateliers d’entretien et de réparations complets, pourvus de techniciens expérimentés et de tous les outils capables d’effectuer des réparations sophistiquées, ainsi que de très nombreuses sortes de pièces détachées. Dans les chars il y a des pièces optiques et de radio, il faut pouvoir remplacer des chenilles usées. Ces ateliers doivent suivre le front de près, tout comme les hôpitaux de campagne, les bureaux de poste des armées et les magasins pour stocker les munitions et le carburant. Pour leur transport on a besoin d’un grand nombre de camions et de wagons, de camions et wagons-citernes. Leur circulation doit être organisée. On a besoin aussi de chauffeurs, de locomotives, de charbon. Les armes sont de plus en plus compliquées et diverses, ainsi que leur entretien et leurs pièces détachées, ce qui alourdit davantage la logistique.

L’organisation est gigantesque et doit être d’une grande efficacité. Il y a une liaison directe entre les bureaux logistiques des divisions, corps d’armée, armées et groupes d’armées jusqu’au sommet, qui se trouve forcément en Allemagne. Les commandes des divisions arrivent jusqu’au niveau où l’on maintient en réserve le matériel sollicité, et ainsi peut-on le livrer rapidement. Les codes-barres et les ordinateurs dont mon épicier du coin se sert, n’existaient pas à l’époque… Tout devait être reporté manuellement dans des registres, par des administrateurs compétents. C’est un travail de Bénédictin, peu connu et en general négligé par les historiens, même par les officiers qui écrivent sur la guerre. On en a vu quelques exemples. Ce n’est pas excitant. Mais sans carburant, chars et avions restent cloués au sol, et leur témérité ne sert à rien.

Or, cette témérité, cet esprit de rapidité, avaient comme origine la Grande Guerre. La plupart des officiers généraux et supérieurs, et un grand nombre d’officiers et de sous-officiers, y avaient participé. Hantés par cette longue et meurtrière guerre de position, ils étaient dominés par un seul désir : plus jamais ça! Ils devront cependant la subir contre l’Armée Rouge.

Parmi eux, se trouvaient de bons tacticiens, qui avaient le coup d’œil pour exploiter rapidement une situation tactique favorable. Mais la stratégie n’était pas de leur ressort. Tous les ordres venaient d’en haut, là où on avait une vue générale de la situation. Chaque division, chaque corps d’armée, avançait, attaquait ou s’arrêtait sur ordre.

CHAPITRE 89

Épilogue

4 juin. Sur les cartes des 1er et 2 juin, on constate l’agonie de Dunkerque. Les derniers embarquements ont lieu dans la matinée du 2 juin. La concentration pour la deuxième phase se déroule rapidement. Une nouvelle organisation de la logistique est en place. Le 4 juin, Halder note : Dunkerque prise, «Franzosen sind weg» (les Français sont partis).

Le même jour, Bock note : «Der Engländer ist weg!», et son journal s’achève ainsi : «L’après-midi, je fais un bref détour sur la côte près d’Étaples. Au Touquet, station

balnéaire, les cafés sont fermés, mais sur la plage l’ambiance est animée ; il y a un pêle-mêle de baigneurs français, qui ne peuvent pas partir à cause de notre avance rapide, et de nos soldats. On y voit aussi quelques officiers et soldats français, qui rendent les honneurs très courtoisement» (Dok.).

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Rideau. Fin de l’Acte premier.

Entracte Au sujet de la première phase de l’opération, on a énoncé et écrit de nombreux non-

sens : opération indépendante de chars, divisions blindées autonomes, sans indiquer pour quel nombre de kilomètres, «binôme char-avion», une infanterie qui seulement «a suivi le mouvement», parfois en laissant un vide de dizaines de kilomètres entre elle et les troupes rapides, et sans un mot sur la logistique.

J’ai donc voulu permettre au lecteur de jeter un coup d’œil sur la cuisine dans laquelle tout fut préparé : les états-majors de l’OKW, OKH, H.Gr A et B et le groupement rapide de Kleist. On a vu comment se déroula réellement la première phase de la campagne, et comment les cuisiniers utilisèrent tous les ingrédients nécessaires, avec, finalement, un résultat assez satisfaisant malgré quelques couacs du producteur, l’un de ces personnages qui se croient capables de décider de tout et tout seuls et d’être aussi un chef trois étoiles. Ainsi le 17 mai, enleva-t-il dans la cuisine les fonds d’artichauts de la garniture d’une rouelle de veau en cocotte à la bordelaise, ce qui produisit une mauvaise impression au moment de servir le plat.

Le dénouement de l’intrigue étant au premier acte au lieu de se trouver à la fin du deuxième et dernier, il s’agit donc d’une mauvaise pièce, mauvaise dans tous les sens du terme.

L’Acte II, dont l’issue est prévisible avant même que le gendarme ait frappé les trois coups, et étant sans grand intérêt d’un point de vue militaire, sera par conséquent traité brièvement, en puisant seulement dans le journal de Halder.

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LIVRE XI

FALL ROT

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CHAPITRE 90

Deuxième Acte, scène première. Le baroud d’honneur.

«Par la bataille perdue la force de l’armée est brisée : encore plus moralement que physiquement. Sans de nouvelles circonstances favorables, une seconde bataille mènera à une défaite totale, et peut-être à la chute» (Clausewitz, 1.4.13), ce que cet auteur considère comme un «axiome militaire», et les événements de 1940 l’ont confirmé. «Celui qui ne s’est jamais trouvé au milieu d’une grande bataille perdue, aura du mal à s’en faire une idée vivante, et par conséquent tout à fait véritable», écrit-il au chapitre 1.4.10, «l’effet de la victoire». «Arrêtons-nous un moment sur la nature de l’effet d’une grande victoire.» Lui, il sait de quoi il parle.

Les survivants ont vu les masses se fondre, la perte du terrain, l’ordre de bataille initial rompu, des unités entremêlées, les dangers d’une retraite, la mort de leurs camarades, les blessés, la perte de leur matériel. Ceux qui se sont battus au nord de la Somme l’ont vu, et — à l’exception des hommes qui ont pu se réfugier en Grande-Bretagne — ils ont subi l’humiliation d’être faits prisonniers.

Or, la plupart des troupes alliées qui seront engagées dans la deuxième bataille de la campagne sont des troupes fraîches. Une assez petite partie s’est battue contre les têtes de pont allemandes. Ces combats furent âpres, et, notamment à Stonne, très sanglants.

Les hommes n’ont pas subi la bataille perdue personnellement, mais ils le savent. Ils savent qu’ils ont perdu plus de la moitié de leur effectif et beaucoup de matériel, tandis que les forces ennemies, en dépit de leurs pertes, sont intactes, et leur moral élevé par une victoire aussi rapide.

Déjà ils sont harcelés par la Luftwaffe, et ceux qui n’ont pas vu leurs propres avions, qui se battaient ailleurs, et donc ne pouvaient se trouver partout, sont enclins à perdre le moral. On a le sentiment d’être déjà battus, on ne connaît pas le sort de parents et amis qui sont derrière les lignes ennemies. Sont-ils décédés, prisonniers, blessés? Une méfiance vis-à-vis du commandement naît parmi les soldats. Il est évident que l’adversaire est supérieur, c’est devenu la vérité, la vérité vraie. Mais ce n’est pas encore la panique. Pas encore.

Mais comment peut-on s’attendre à ce qu’une armée, dans un tel état d’esprit, puisse se relever? Avant la bataille il existait un certain équilibre de forces, réel ou imaginaire. Il est perdu. Seul un renfort venu de l’extérieur peut le rétablir. Sans celui-ci, tout nouvel effort mènera seulement à de nouvelles pertes.

Voyons maintenant l’effet sur le peuple et le gouvernement : c’est l’effondrement soudain des plus hautes espérances, l’écrasement de l’amour-propre. Le vide, créé par la destruction de ces forces, est comblé par la peur, avec sa force d’expansion pernicieuse qui achève la paralysie. C’est un véritable traumatisme, qui se produit presque toujours. Découragé, on est enclin à baisser les bras, et à s’abandonner à la fatalité.

Par ces extraits du chapitre 1.4.10 de Clausewitz, adaptés à la situation du moment, j’ai tenté de décrire l’état d’âme dans lequel les Alliés ont commencé la deuxième bataille. Il n’y avait pas de nouvelles circonstances favorables, et elle a mené non seulement à la défaite totale, mais aussi à la chute.

Sur la carte de Hitler du 5 juin, on découvre la concentration des forces adverses. Du côté allemand, ne sont pas indiquées les divisions qui occupent la Hollande, la Belgique, le Luxembourg et le nord de la France. L’attaque, portant le nom de code « Fall Rot » (cas

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rouge) commence à 5 heures (heure de Berlin). Halder note : «La ligne Maginot est identique à la notion de sécurité du peuple français. On ne peut pas l’abandonner sans risquer l’effondrement intérieur de la France.»

6 juin : «La 4e Armée est relativement bien avancée, et a percé la ligne de défense ennemie. La 6e Armée a percé au sud d’Amiens et de Péronne (où se trouvent des têtes de pont). Au sud de l’Oise un secteur impréparé, où nous avons repoussé des contre-attaques. 9e Armée progresse lentement mais sûrement […] Speidel sera le commandant militaire de Paris. »

7 juin : « La H.Gr B a percé la défense ennemie sur la Somme et à l’ouest de l’Oise. A Paris, les écoles sont fermées. »

8 juin : « L’ennemi se renforce à l’ouest de l’Oise et accepte de toute évidence le combat.» Et Halder note la tactique qu’on va suivre : «On se trouve dans une “bataille de percée”. Cela prend quelque temps. Des attaques frontales contre un ennemi fort n’ont d’autre résultat que gaspiller des forces blindées et n’obtiennent pas de résultat. Le char n’a de valeur opérationnelle que là où la voie est libre. Il s’use au combat. Il faut faire livrer de tels combats par l’infanterie. (C’est moi qui souligne) […]

Or, la situation est désormais tout autre que pendant la première phase. Le danger d’une offensive contre les flancs n’existe plus. Les Français ne peuvent que se défendre. Mais ils ne le peuvent pas partout. Former un front défensif après la percée sur la Somme et sur l’Aisne est devenu problématique et on doit les en empêcher. Il faut donc profiter des endroits où il n’y a pas ou peu d’ennemis, et y progresser (avec les chars). Ils peuvent protéger leurs flancs. C’est à l’infanterie de nettoyer les positions dans leur dos. Les divisions motorisées peuvent les suivre de près et ensuite l’infanterie. Mais il n’est pas question de “raids” indépendants. C’est l’OKH qui est aux commandes.

9 juin : « Aujourd’hui l’attaque par la H.Gr A commence. Elle a franchi l’Aisne sur la totalité du front. A l’ouest, Rouen est prise par la 9e Armée, en partie au cours de durs combats ». Ceux-ci eurent lieu contre la 28e division alpine et la 7e division d’infanterie.

10 juin : «Le flanc gauche de la 6e Armée se trouve à l’est de Villers-Cotterêts, la 9e Armée est sur la Marne à l’est de Château-Thierry. Les 2e et 12e Armées progressent. Ce matin, Guderian a rejoint le front. Il a déjà atteint Junéville. Le front ennemi recule. En Basse-Oise, l’ennemi s’enfuit en désordre vers Paris. Situation générale : l’ennemi se bat désespérément sur toute la ligne. L’infanterie ennemie résiste, même lorsque elle est percée par les chars. Contre-attaques ennemies toujours accompagnées par des chars”

11 juin. “L’Italie entre en guerre. […] L’ennemi, qui a résisté farouchement devant l’aile ouest de la 16e Armée, se replie. Face à la 12e Armée seulement résistance de caractère local. Nos divisions avancent des deux côtés de Reims dans la direction commandée.[…] Guderian peut partir dans l’après-midi en direction de Vitry-le-François. Peut-être faut-il lui commander de poursuivre l’opération vers Troyes. […]

Des réserves doivent être envoyées par la Somme derrière la 4e Armée. La 12e Armée a franchi la Marne à l’est de Château-Thierry. En face des 12e et 2e Armées, dure résistance ennemie localement. Contre-attaque ennemie avec 50 chars, dont la moitié a été détruite. […] L’ennemi se bat partout avec acharnement, mais sa force s’affaiblit. L’artillerie ennemie, qui a perdu beaucoup de pièces, n’est en action que partiellement. Bonne coopération avec la Luftwaffe, contre laquelle l’ennemi ne peut utiliser que peu de forces. […] Le terrain est parfois extrêmement difficile. Dans les grandes forêts, action gênante de tirailleurs

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(notamment de couleur). » (Le racisme considère en effet que toute personne qui n’est pas de couleur blanche, est “de couleur”) […]

L’état du XIV AK est pire que celui de Hoepner. Il ne dispose que de 35% de chars de son effectif le 10 mai. La 9e Pz se trouve dans un état pire encore. Elle a subi de grandes pertes par des mines. La 10e Pz dispose encore de 100 chars. La troupe semble à la limite de ses forces, et seulement utilisable pour des combats de poursuite, incapable d’une attaque en force. La force combative des deux divisions est de 50%. […] Contre-attaques contre l’aile gauche du corps Reinhardt par la 3e division mécanique et la 3e division blindée françaises.»

Halder consacre seulement quelques lignes à la logistique des blindés. «Elle fonctionne bien pour les outils et les pièces détachées. Les ateliers travaillent de façon irréprochable. Le Korps Hoepner est au moins à 60% de chars, prêts à l’emploi.»

De toute évidence, la logistique en général ne pose pas de gros problèmes. Le 5 juin sa nouvelle organisation était prête. Au lieu d’est-ouest, elle est désormais nord-sud. Tout peut être acheminé, par les Pays-Bas et la Belgique, par chemin de fer jusqu’à la Somme et l’Aisne, et ensuite en camions et camions-citernes. La distance devient de plus en plus longue, mais parfois on découvre un butin considérable.

12 juin. «Nos têtes de pont en Basse-Seine peuvent être agrandies. L’ennemi recule à Reims. La défense frontale en Champagne n’est pas encore brisée. La 4e Armée agrandit sa tête de pont sur la Seine entre Rouen et Mantes. Guderian a atteint Châlons-sur-Marne.» (voir carte OKW)

13 juin. «Guderian ne peut avancer à cause de l’infanterie qui marche devant lui. Il veut qu’elle s’arrête et le laisse passer. La situation est réglée, les 6e et 8e Pz ont atteint la route Châlons-Sainte-Menehould. Les armées françaises se sont repliées vers le sud, la 2e plus loin, vers Chaumont. Par conséquent, la membrure du commandement de l’armée française se replie frontalement devant nous. Paris, ville ouverte, les troupes françaises quittent les environs de la capitale. Seul le général commandant la ville reste sur place avec la police et les pompiers.»

14 juin. «Une grande journée dans l’histoire de l’armée allemande. Depuis 9 heures du matin (heure de Berlin) les troupes allemandes font leur entrée dans Paris. […] Sur l’ensemble du front, l’ennemi se décroche, probablement afin de constituer une défense sur la Loire. Pour l’instant, il existe le danger que nous perdions le contact. Au sud de Paris l’ennemi décroche. Kleist marche en avant des 9e et 2e Armées dans le vide, franchit la Seine en direction de Troyes.»

CHAPITRE 91

Deuxième acte, Scène deux. Poursuite et débandade.

«La débandade d’une grande nation serait la preuve que ses citoyens n’aiment plus assez leur sort pour le défendre» (Chauvineau, p. 213).

15 juin. «Nous voyons maintenant une offensive de poursuite sur toute l’étendue du front. Sur l’aile ouest l’ennemi se défend encore ici et là, alors qu’au sud et à l’est de Paris des symptômes de débandade sont clairement visibles. […] Le front français du nord-est

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s’effondre par une attaque de la 12e Armée avec le corps Guderian par l’ouest, et de la 1ère Armée (H.Gr C) par l’est. La 7e Armée (aile sud de la H.Gr C) a dans une première vague traversé le Rhin avec trois divisions. Elle a surpris ici et là l’ennemi endormi dans ses casemates. […]

Les préparatifs pour l’organisation de paix de l’armée débutent. La guerre contre la Grande-Bretagne sera poursuivie seulement par la Marine et la Luftwaffe.»

16 juin. On s’occupe des conditions d’un armistice.

«Bock signale une activité croissante de l’aviation ennemie. Démission du gouvernement français. Nouveau gouvernement Pétain, Colson ministre de la Guerre.»

17 juin. «L’ennemi se replie sur la totalité du front en débandade totale. Guderian à la frontière suisse. 200.000 prisonniers vers la Sarre et Baden. […]

Le nouveau gouvernement français a demandé les conditions pour un armistice. Führer à Munich pour se concerter avec Mussolini d’abord. Il répondra après. L’attitude de la Grande-Bretagne inconnue.» (voir carte OKW)

18 juin. Discussions sur la nouvelle organisation de la Wehrmacht. «On a découvert 180 chars français en état de marche. On trouve le carburant partout sur place. […]

Le remplaçant du Führer (Hess) est un personnage aussi insignifiant que le chef OKW (Keitel).»

19 juin. «Strasbourg, Toul, Belfort, Cherbourg prises. Loire presque partout atteinte, en partie franchie. Quelques Français dans le secteur nord-est se défendent encore. Les limites de la zone occupée décidées.»

20 juin. «Le Führer veut transférer 4 divisions de la 12e Armée (H.Gr A, Rundstedt) à la H.Gr C (Leeb). Mesure inutile. Nantes avec ponts intacts et Lyon prises. […]

La délégation française pour l’armistice arrivera à 17 heures à Tours. Demain (21 juin), on transmettra, lors d’une cérémonie festive, les conditions de l’armistice. Puis il y aura une commission à Wiesbaden. […]

On estime de 7 à 8 millions le nombre de fuyards sur les routes. L’état-major du commandant militaire en France doit être renforcé, on a besoin de transports, de personnels pour régler la circulation et d’unités techniques. […]

Les opérations militaires ne sont pas encore terminées. Il faut s’occuper des Italiens. Ils veulent attaquer le front français des Alpes seulement si les Allemands l’attaquent par-derrière. […]

Le soir, Rundstedt appelle. L’ordre de transférer 4 divisions à Leeb l’a mis dans une grosse colère. Il considère cela comme une façon d’empiéter sur ses intérêts. La conversation est très désagréable. Il s’exprime au téléphone d’une façon qui devrait être exclue entre généraux allemands», note Halder indigné.

21 juin. «La délégation française pour l’armistice n’a pu passer nos lignes que tard dans la nuit. Elle peut, sans repos, arriver à Compiègne à 11h30. La transmission des conditions a été reportée à 15 heures. Nos troupes s’arrêtent sur la ligne de démarcation. Au secteur de la H.Gr C l’ennemi, quoique étroitement encerclé, se défend courageusement en grands groupements. Il se trouve ici de toute évidence des chefs énergiques. Les unités de forteresse dans la ligne Maginot tiennent encore. L’armée française, dans sa totalité, ne dispose que d’un seul secteur solide, le front des Alpes, dans le dos duquel nous nous trouvons. […]

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A 20 heures, Brauchitsch rentre de Compiègne, très impressionné. Les Français, dont le commandant militaire (Huntziger) semblait le plus sympathique, n’avaient aucune idée du lieu où les négociations se dérouleraient. Ils étaient très impressionnés et au début assez entêtés. Après la communication du Préambule, le Führer et Brauchitsch sont partis. Il semble que les pourparlers avec Keitel furent assez longs. Brauchitsch se demande si les Français les accepteront.» Halder le croit. «Les Français doivent accepter et accepteront aussi longtemps que Pétain sera au pouvoir. Par ailleurs les conditions sont tellement modérées, que la plus simple sagesse oblige les Français à accepter. De toute façon nous exigeons qu’ils le fassent demain après-midi. Des attaques aériennes sur Bordeaux sont autorisées. Les Italiens nous demandent d’attaquer demain. Nous ne nous exécuterons pas.»

CHAPITRE 92

Épilogue. La chute.

22 juin. «A 18h50 l’armistice est signé à Compiègne. Les attaques aériennes britanniques sur notre patrie deviennent gênantes. On attaque même Berlin.» (voir carte OKW)

24 juin. L’armistice entre la France et l’Italie est signé.

25 juin. «A 01h35, les canons se taisent.» Heure de Berlin.

RIDEAU