MAGYD CHERFI Conte des noms...

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MAGYD CHERFI Conte des noms d’oiseaux extrait de Livret de famille

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MAGYD CHERFI

Conte des noms d’oiseaux

extrait de Livret de famille

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En ce temps-là, nous vivions groupés comme les zèbresau bord de l’eau. La mare, c’était notre cité. Nous ne laquittions que très peu, par peur des tigres blancs ou parpeur de mourir de soif. Tout près de nous, des éléphants,des gnous, et partout des moustiques. On se croisait partroupeaux.Enfin, tout ce qui a quatre pattes marchait en bandes oun’était que nuée dans le ciel. Donc j’habitais la cité… lacité, que dis-je, un zoo. En tout cas, à cette époque, çaen était un. Personne ne s’y trompait. Nous-mêmes, à lanaissance, on se donnait des noms d’oiseaux… mais pasde ces animaux domestiques qu’on met en cage et quisont jolis, non ! Des animaux comme on en veut paschez soi, autant dire une Arlésienne de reptiles. La lai-deur était nous, la honte aussi.

Conte des noms d’oiseauxextrait de Livret de famille

MAGYD CHERFI

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Car, pour y être bien dans la cité, fallait beugler, êtremoche, boiter, suer du cul très tôt, avoir les dents cas-sées… devant, derrière on s’en fout, encore que si tabouche était un cimetière t’étais bien noté.Faut avouer, dans nos petites têtes de mongols, fiers, onl’était pas tant que ça. Tellement peu que, pour nousapaiser, tous les plus jolis mots d’amour et tous les gestesauraient pas suffi pour nous consoler. Nous, c’était… àpeine nés, laids. On naissait laids.

On naissait bronzés. Quand t’es bronzé, ben le soleil, tul’aimes pas… t’as envie qu’il fasse nuit tout le temps.Nous, le soleil, encore aujourd’hui, on a envie d’y envo -yer des seaux d’eau dans la gueule et d’y dire “Bon !T’arrêtes !”

Le soleil ! Salaud ! Tu pouvais pas répartir ta cagne unpeu partout ! On pouvait pas, nous, être blonds, blancs,chrétiens… je veux dire debout ?

C’était une époque où on préférait s’appeler singe queMohamed. On se sentait moins que le meilleur ami del’homme.

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C’est simple, nous avions un surnom, et le même pourtous : “mange-merde”. Plutôt un gros mot que nos propresprénoms. Nés pour perdre, être moqués, s’en faire unearme et haïr le monde entier. La honte nous avait courbés,et ces maudits noms de famille qui le faisaient pas…– Comment tu t’appelles ?Et fallait un stylo pour déchiffrer l’immonde hiéro -glyphe.– D’où tu viens ?Et on montrait du doigt un vague horizon. Tout n’allait pas.

C’était une époque où la nationalité faisait le métier : sit’étais algérien, c’est que t’étais maçon ; portugais, c’étaitle plâtre ; marocain, t’étais aux fraises ; polonais, au char-bon… Dans tous les cas de figure, t’avais mal au dos.On est devenus fous.

Nos papas, c’est pas tant qu’ils étaient fondamentalistes !Non, ils étaient plutôt à fond dans menthe à l’eau, et lamenthe à l’eau c’était chez nous, heu… ça d’eau et… çade menthe.Mon père s’agenouillait cinq fois par jourMoi je rêvais qu’il se dise “Il est trop sourd !”

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Je rêvais qu’il envoie le tapis par la fenêtreMais c’est ma prière à moi qu’est pas rentrée dans son êtreLes dieux empêchaient la cicatriceOn leur a fait un caprice.Nos parents priaient un dieu qui les sortait pas de la mi -sère. Ils nous aboyaient pour qu’on apprenne un dialected’ailleurs, eux-mêmes baragouinaient des idiomes aux rroulés, qu’on se cachait sous l’eau. On entravait tchi.Carrtantiti carrtantiti, soucrriti soussial…

Pas bien, on était pauvres jusque dans les mots, on semordait tellement on se comprenait pas nous-mêmes.Nos mères s’étonnaient de rencontrer des Français pluspauvres qu’elles. Ça devait pas aller ensemble, être fran-çais et très pauvres en même temps.Maman tentait contre vents et marées de me désani -maliser. Et, comme un perroquet, après elle je répétais :“Je suis français, je suis français, je suis… ouf !”

Donc, je suis devenu sage comme une imageJe lisais MaupassantMes potes eux faisaient les poches aux passants

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Ils étaient à la quête évidemment du flouzeEt m’avaient prénommé TarlouzeCar c’est avec des poèmes que je remplissais mon caddie…Ils m’ont gardé auprès d’eux ceci dit

J’étais conneau mais romantiqueA la place des chatsJe disséquais des margueritesDes roses blanches des coquelicotsJ’étais pourtant né sans la cerise et sans gâteauMais voilà j’étais prêt et sur le quai comme un bateauJ’attendais qu’une fille vienne me dire “On y go ?”

J’étais de la rue mais surtout à la ruePas à ma placeComme le tatouage qu’un bout de coton effaceOh putain ! j’étais que du fond de teintJe me regardais dans des glaces sans tainEt j’oubliais qu’à trop avoir la dalleOn mange tout, on a l’appétit pour que dalle

Je dénonçais l’arnaque au deuxième degréJ’étais le bâtard qui se prenait pour un pedigree

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Oui avec un hameçon à mouche je pêchais le requinJ’étais tout noir je me prenais pour un rouquin

J’écrivais ma colère comme on donne des ballesAu chasseur. J’oubliais que j’étais l’animal

Quand j’étais poisson je voulais des ailesQuand je volais je rêvais d’eau…

Juste le temps de me rendre compteQue le cauchemar était pour notre compteMême avec un ticketC’est devant les mêmes portes qu’on était tous triquésC’est quand t’es pas richeQue t’entends “A la niche !”

Moi au lieu de regarder mon pifJe me gaussais des imparfaits du subjonctifTous ces prénoms j’oubliaisQu’ils étaient pas dans le calendrier

Les copains pas masosNe quittaient pas le zoo

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Oui, dans le zoo, si t’étais moche on t’appelait “tête decul”. Si t’étais boiteux, on t’appelait “boiteux”, si t’étaisvilain on t’appelait “vilain”. Si t’étais beau on t’appelait“pédale”.Allons plus loin, si tu lisais des livres sans images, si t’é-tais fan des films de Claude Sautet ou que t’aies durespect par exemple pour les animaux domestiques…pire, si t’aimais pas les films de Bruce Lee… là c’étaitSodomie. Moi, dans le zoo, j’ai longtemps marché lesdeux mains dans le dos.

On avait pourtant pas d’ailes dans le dosT’es né ton nom sera pas un cadeauOn avait honte jusqu’à la lieC’est qu’on s’appelait pas Zidane ou Boli

Pour étrennes t’auras un surnomGrosses lèvres on t’appellera le GibbonÇa chambrait comme chez CyranoII était peut-être manouche minot ?

Ça tirait jusque sous la doucheDes tirs de bazooka dans la bouche

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La solution ? Ou tu tapes ou tu t’échappesOu tu pousses ou tu tombes dans la trappeOu c’est toi qu’as le mot qui tueOu tu vas vivre avec les tortues

A la place du nez, Kader avait une espèce de cucurbi -tacéeQu’il eût fallu une brouette pour le déplacerII était pauvre et, par-dessus le marché, des boutonsVenaient fleurir en bout il était comme un thonQui se promène en ayant gardé l’hameçonJ’sais pas si vous voyez l’engin…Si t’es timide il faut que tu t’enterresSi t’attaques ton nez devient un caractère.

On était tellement pas bien dans nos chaussuresQu’on aurait mis à l’intérieur nos vilaines figuresMoches à déplaire même à la fée Carabosse…Nous c’est à l’intérieur qu’on avait des bosses

On était moches surtout on avait hontePour se consoler on soulevait de la fonteA la salle de gym… des sentiments

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Tu fais des muscles… complimentEtre moins cons mais commentSi tu me fais des compliments c’est que tu mens

Oui tellement cassés dedans comme dehorsQu’on entendait “Rentre !” quand on nous disait “Sors !”Tellement malQu’on enviait le monde animal

On était bas les pattesOn croyait être debout quand on marchait à quatrepattes…

Ali mangeait des madeleines à même le plastiqueOn l’appelait GroquikJ’insiste la colère un peu la haineMoi j’étais un peu gros on m’appelait Baleine

C’était tout qui n’allait pas dans nos cervelles de moineauxLe nom, la famille, les yeux, la couleur de la peauLa vilenie nous allait comme un gantOn a fini brigandsBon avec des noms de toutes sortes

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Qui te suivaient jusqu’à la porteJe t’appelle pas je te tue ! Voilà le vocabulaireEt t’étais mort avant d’être tombé par terre

Continuons l’introspection…Proéminence nasale on t’appelait Gros NezMauvaise haleine et ton surnom c’est CabinetApproche un peu ta bouche j’ai des besoins à faireSi tu ripostes je prends ta mère et t’as un petit frère

Pas de nom de code et déjà gaminOn était sûrs qu’on était rienEt nom d’un chien c’est dans le genre animalierQu’on appelait son voisin de palier

Ouoh ! Ouoh ! C’est le cri de TarzanSi t’es français on t’appelle paysanC’est les manouches qui ont décrété çaEt les Jean-Claude se faisaient appeler Moussa

Ah ! Les manouches c’étaient les plus fortsA l’insulte y raflaient la médaille d’orNous on se contentait de l’argent ou du bronze

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Fallait pas les contrarier les gonzesSinon un monticule vert et baveuxAtterrissait dans tes yeux

En secret dans nos petites têtes à claquesOn rêvait sans le dire de s’appeler Pierre ou JacquesOn était pas dans le mouleEt sous la pomme d’Adam on avait pas deux mais quatreboules

C’était le zoo et dans cet étrange jardinOn disait pas bonjour en se serrant la mainEt gare à celui qu’a les oreilles décolléesOn a dû déchirer ta mère quand t’es néLes spécialistes étaient souvent de mèche…T’es moche et tu joues au foot on t’appelle Rubesh

Mais la race animale qui avait le pomponVous l’avez deviné c’était le mouton

A cette époque dans le zoo y avait des filles… Déjà, pourles approcher, fallait être un peu fou, un peu en étatd’urgence, tout ça à cause de leur frangin, de leur cousin,

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de leur voisin, de leur copain et de tous ceux qui semêlaient de c’qui les regardait pas, c’est-à-dire tous.

Donc on était qu’entre nous et on se payait le luxe depas vouloir être pédé. Moi, je dis fallait le faire. Enfinbref, dans le zoo qu’on habitait, quand tu disais “j’suisamoureux” ça voulait dire que t’étais seul. Quand t’ai-mais une fille ça voulait surtout dire qu’une fille tedétestait. Oui, oui !

Ah, les filles de ma cité, elles nous regardaient, elles fai-saient “bêêê !” (écœurées). On était juste bons à tondre.C’est que, des cheveux, on en a jamais eu, nous. Desbarbelés, du grillage, de la paille peut-être, mais des che-veux, non. Tellement sous pression, on pleurait du lait.Elles, dix ans, et déjà beaucoup trop grandes.

Elles avaient beau avoir le cœur comme l’acierPour nous c’était un gâteau pâtissierQu’on aurait croqué mais à l’âge idiotOn se soucie pas des noyaux

On avait mal elles auraient pu être un vaccinPour nos petites têtes d’assassins

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Mais on serait morts plutôt que de lâcherLes copains avec qui on était attachés

Oui mourir plutôt que de lâcher des larmesPour moi vint la sonnette d’alarmeJ’suis parti…J’suis parti j’ai défait mes chaînes, j’ai perdu mes amis.Aujourd’huiPour pas qu’on appelle mon fils par un nom d’oiseauJe vais moi-même le chercher sous le préau.

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En couverture :© Polo Garat / collectif Odessa

© Actes Sud 2004, pour le texte Conte des noms d’oiseaux, extrait de Livret de famille

Magyd Cherfi s’est fait appréciercomme inter prète et parolier du groupe

Zebda, avant de fairepa raître simul tané mentce pre mier dis que soloet, aux édi tions ActesSud, son premier livre(dont le texte que voiciest ex trait) intitulé :Livret de famille.

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