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35 en correspondance les œuvres des artistes préhisto- riques avec celles d’artistes contemporains. Se confronter à la question du commencement de l’art peut amener à s’interroger sur les fondements de sa propre démarche et à s’exposer, en développant un discours originaire sur son art propre. Ainsi l’agence norvégienne Snøhetta accorde la primauté à l’élabo- ration d’un paysage. L’édifice semble s’extraire pro- gressivement d’une intervention plus vaste, d’un travail de réécriture du sol et de ses multiples champs colorés. Avec le Barcelonais Josep Lluis Mateo, l’ar- chitecture semble au contraire commencer lorsque le mur, le toit et le sol se dissocient et se substituent à la continuité de la cavité rocheuse. Tandis que les Allemands Auer et Weber semblent se concentrer sur le soubassement, le socle. L’élément le plus archaïque de la construction traditionnelle, qui porte en lui les réminiscences du rocher, de l’origine tellurique de toute architecture. Quant à Jean Nouvel, il cherche au contraire à éviter toute profanation et à revenir sur le miracle de l’apparition de la masse monumentale de la col- line boisée dans la calme plaine de la Vézère, comme si toute intervention architecturale était déjà anticipée par le génie géologique. PAYSAGE SNØHETTA (LAURÉAT) + DUNCAN LEWIS CASSON MANN (SCÉNOGRAPHIE) L’agence norvégienne Snøhetta, associée à Duncan Lewis, répond par un travail sur le paysage, sur la lisière de la colline et de la vallée. Le site, tatoué par les milles parcelles agricoles qui le recouvrent, est entaillé et légèrement soulevé en suivant les lignes de force qui le modèlent. À travers cette incision chi- 34 D’ARCHITECTURES 214 - DÉCEMBRE 12 Quel architecte n’aura jamais rêvé de concevoir un cheminement amenant le public à s’interroger sur la naissance de l’art, de construire un passage entre le monde moderne de la lumière et celui, archaïque, de l’ombre et de la proximité ? C’est la réflexion à laquelle ont été conviés les architectes Snøhetta, Auer & Weber, Mateo et Nouvel pour créer non loin du site de Lascaux un Centre international de l’art pariétal, accueillant notamment un fac-similé de la grotte mythique désormais interdite au public. La grotte de Lascaux, découverte en 1940, est l’une des plus importantes grottes ornées du paléolithique, ses fresques semblent remonter à plus de dix-sept mille ans. Elle se situe au cœur du Périgord noir, dans la vallée de la Vézère sur la commune de Montignac, à une quarantaine de kilomètres de Périgueux et à vingt-cinq de Sarlat. L’ensemble de ses galeries n’excède pas 250 mètres pour un dénivelé d’environ 30 mètres. Elle ressemble étrangement à un intestin dont les parties les plus dilatées se déploieraient comme autant de chapelle Sixtine : salle des taureaux, abside, nef, puits. Les artistes néolithiques ont pris appui sur les multiples conca- vités et protubérances des parois rupestres pour don- ner vie à des représentations qui ne pouvaient être appréhendées qu’à la lueur des torches et qui récla- maient un véritable engagement physique des corps visiteurs dans la montagne. Un accès est aménagé dès 1948 pour en permettre l’ex- ploitation touristique, qui va rapidement mettre en danger la conservation des figures pariétales. Le dioxyde de carbone dégagé par la respiration humaine altère irréversiblement les figures peintes. Après la fer- meture du site original en 1963, une réplique des prin- cipaux espaces de la grotte – Lascaux II – est ouverte au public en 1983. Elle est réalisée à partir des relevés de l’IGN. Malgré ses difficultés d’entretien, elle reste le lieu le plus fréquenté de Dordogne, accueillant plus de 275 000 visiteurs par an. À la limite des champs cultivés et de la colline monu- mentale abritant la grotte originale, le projet Lascaux IV propose de rendre accessible le fac-similé intégral de toutes les parties ornées. Il doit accueillir en outre un espace donnant des explications exhaustives sur les différentes figures peintes, ainsi que des salles mettant MAGAZINE > CONCOURS Discours originaires Concours Lascaux IV par Richard Scoffier ^ > Le projet lauréat de l’agence norvégienne Snøhetta, avec Duncan Lewis. La composition du jury et des équipes ayant concouru, ainsi que des documents complémentaires sont consultables sur darchitectures.com.

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en correspondance les œuvres des artistes préhisto-riques avec celles d’artistes contemporains.Se confronter à la question du commencement del’art peut amener à s’interroger sur les fondements desa propre démarche et à s’exposer, en développant undiscours originaire sur son art propre. Ainsi l’agencenorvégienne Snøhetta accorde la primauté à l’élabo-ration d’un paysage. L’édifice semble s’extraire pro-gressivement d’une intervention plus vaste, d’untravail de réécriture du sol et de ses multiples champscolorés. Avec le Barcelonais Josep Lluis Mateo, l’ar-chitecture semble au contraire commencer lorsque lemur, le toit et le sol se dissocient et se substituent àla continuité de la cavité rocheuse. Tandis que lesAllemands Auer et Weber semblent se concentrer surle soubassement, le socle. L’élément le plus archaïquede la construction traditionnelle, qui porte en lui lesréminiscences du rocher, de l’origine tellurique detoute architecture.Quant à Jean Nouvel, il cherche au contraire à éviter toute profanation et à revenir sur le miraclede l’apparition de la masse monumentale de la col-line boisée dans la calme plaine de la Vézère,comme si toute intervention architecturale étaitdéjà anticipée par le génie géologique.

PAYSAGE

SNØHETTA (LAURÉAT) + DUNCAN LEWIS

CASSON MANN (SCÉNOGRAPHIE)

L’agence norvégienne Snøhetta, associée à DuncanLewis, répond par un travail sur le paysage, sur lalisière de la colline et de la vallée. Le site, tatoué parles milles parcelles agricoles qui le recouvrent, estentaillé et légèrement soulevé en suivant les lignes deforce qui le modèlent. À travers cette incision chi-

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Quel architecte n’aura jamais rêvé de concevoir uncheminement amenant le public à s’interroger sur la naissance de l’art, de construire un passage entrele monde moderne de la lumière et celui, archaïque,de l’ombre et de la proximité ? C’est la réflexion àlaquelle ont été conviés les architectes Snøhetta,Auer & Weber, Mateo et Nouvel pour créer non loindu site de Lascaux un Centre international de l’artpariétal, accueillant notamment un fac-similé de lagrotte mythique désormais interdite au public.

La grotte de Lascaux, découverte en 1940, est l’unedes plus importantes grottes ornées du paléolithique,ses fresques semblent remonter à plus de dix-septmille ans. Elle se situe au cœur du Périgord noir,dans la vallée de la Vézère sur la commune deMontignac, à une quarantaine de kilomètres dePérigueux et à vingt-cinq de Sarlat. L’ensemble de sesgaleries n’excède pas 250 mètres pour un déniveléd’environ 30 mètres. Elle ressemble étrangement àun intestin dont les parties les plus dilatées sedéploieraient comme autant de chapelle Sixtine :salle des taureaux, abside, nef, puits. Les artistes

néolithiques ont pris appui sur les multiples conca-vités et protubérances des parois rupestres pour don-ner vie à des représentations qui ne pouvaient êtreappréhendées qu’à la lueur des torches et qui récla-maient un véritable engagement physique des corpsvisiteurs dans la montagne.Un accès est aménagé dès 1948 pour en permettre l’ex-ploitation touristique, qui va rapidement mettre endanger la conservation des figures pariétales. Ledioxyde de carbone dégagé par la respiration humainealtère irréversiblement les figures peintes. Après la fer-meture du site original en 1963, une réplique des prin-cipaux espaces de la grotte – Lascaux II – est ouverteau public en 1983. Elle est réalisée à partir des relevésde l’IGN. Malgré ses difficultés d’entretien, elle reste lelieu le plus fréquenté de Dordogne, accueillant plus de275 000 visiteurs par an.À la limite des champs cultivés et de la colline monu-mentale abritant la grotte originale, le projet Lascaux IVpropose de rendre accessible le fac-similé intégral detoutes les parties ornées. Il doit accueillir en outre unespace donnant des explications exhaustives sur lesdifférentes figures peintes, ainsi que des salles mettant

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Discours originairesConcours Lascaux IVpar Richard Scoffier

^ > Le projet lauréat de l’agencenorvégienne Snøhetta,avec Duncan Lewis.

La composition du jury et deséquipes ayant concouru, ainsi quedes documents complémentairessont consultables sur darchitectures.com.

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rurgicale, le programme du Centre pariétal sembleavoir été inséminé dans le ventre de la terre. Seule l’ou-verture qui résulte de cette opération, intensémentéclairée la nuit, dessine une forme étrange et pré-gnante, semblable à un logo visible de Montignac.Toute la réflexion de l’équipe semble ensuite s’êtrepolarisée sur la détermination d’un véritable proto-cole d’accès aux œuvres. Les visiteurs sont ainsi misen situation pour retrouver la fébrilité des troisjeunes hommes qui, à l’aube des années quarante,sont parvenus les premiers jusqu’aux peinturesrupestres. Ils doivent d’abord gravir le sommet del’éminence artificielle. Munis d’une cape et d’unetorche high-tech, ils attendront leur guide avant des’engouffrer dans le fac-similé (le projet permet, sanstoucher à la forme générale, d’intégrer un Lascaux Và côté du Lascaux IV). <

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À la question du passage du monde diurne de la dis-tanciation et de la rationalité vers un monde nocturnede la proximité et de la magie, Josep Lluis Mateorépond par un bâtiment. Son projet, s’il dialogue effi-cacement avec le site naturel, n’en reste pas moins tota-lement urbain, comme si l’on pouvait imaginer autourde lui le développement d’un urbanisme d’hôtels etd’autres constructions liées au tourisme de masse.De l’extérieur, le Centre international s’affirmecomme un long monolithe de pierre flottant lourde-ment en porte-à-faux au-dessus du paysage. Un vasteparvis descend en pente douce pour rejoindre un rez-de-chaussée ouvert qui s’excave de manière à per-mettre à la masse amiboïde de la réplique intégrale dela grotte de venir s’y glisser. Tandis qu’à l’étage se suc-cèdent les différents espaces pédagogiques.À peine le seuil franchi, le public est confronté à une

véritable leçon d’architecture. Il retrouve les trois élé-ments fondamentaux théorisés par Gottfried Semper.Les murs aveugles arborant un béton brut de décof-frage rehaussé de graffitis, les sols lisses et réfléchis-sants, les plafonds creusés de profonds caissons pourmieux piéger un halo d’ombres archaïques. Ces troiséléments sont attentifs à montrer leur parenté avec lescavités protectrices des grottes préhistoriques pourmieux se mettre au service d’un quatrième élément,qui serait la lumière. Pas celle des torches ou du foyer,mais la lumière naturelle qui entaille la base desparois, perce de mille trous le haut des murs afind’accompagner le parcours dynamique des visiteurs àtravers l’espace. Une lumière qui sait aussi bien aveu-gler qu’éclairer : plongeant brutalement le publicdans l’obscurité ou dans la clarté avant de lui révélerun fragment de sol ou de paysage… <

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La séquence lumière-ombre et l’organisation du programmeA - De la lumière à l’ombre : le parvisB - La coulée vers la colline : le hallC - La montée des ombres : la sortie de la grotteD - Les abris : l’espace des chefs-d’œuvreE - Le canyon de lumière : mouvement vertical d’ascensionF - Entre deux paysages : comprendre LascauxG - La topographie : les théâtres de lapréhistoire et le tour du monde de l’art pariétalH - La galerie : l’espace de la convivialitéI - La fissure : mouvement vertical de descente

ÉDIFICEJOSEP LLUIS MATEO - PROJECTILES (SCÉNOGRAPHIE) - D’ICI-LÀ (PAYSAGISTE)

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De gauche à droite. La coulée vers la colline : le hall. La montée des ombres : la sortie de la grotte. Le canyon de lumière : mouvement vertical d’ascension.

De la lumière à l’aube : le parvis.

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Le projet de l’agence de Munich se présente commeun mouvement tellurique. Une falaise, semblable àcelles qui hantent les environs, émerge à peine deschamps pour accueillir des activités troglodytes. Elledessine une longue terrasse permettant de contem-pler la vallée de la Vézère.Mais ce travail peut également être appréhendé commeune réflexion sur une architecture qui refuserait d’allerau-delà de son socle, de son soubassement, pour mieuxs’apparenter à un simple support. Comme si, pour nepas interférer avec un contexte fragile – une campagneoù le moindre événement peut irrémédiablement fairebasculer le paysage –, l’édifice se complaisait dans l’affirmation d’une semi-présence.Ce socle est uniquement composé de lits de pierre etse réfère subtilement aux appareils rustiques de l’ar-chitecture maniériste. Un dispositif qui permet trèspertinemment d’absorber des percements, lesquelssoulignent en retour la profondeur, l’inertie et lemystère de cette masse discrète.La forme esquisse un ruban de Möbius par lequelon passerait presque insensiblement d’un paysageouvert de toutes parts à une grotte matricielle.Après avoir traversé une arche, les visiteurs montenten cercle autour d’un patio où est reconstitué unfragment de paysage préhistorique. Ils accèdent au premier étage pour mieux s’enfoncer ensuitedans l’ombre du fac-similé. <

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SOCLEAUER ET WEBER - ATELIER BRÜCKNER (SCÉNOGRAPHIE) - AGENCE TER (PAYSAGISTE)

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L’architecte de Sarlat a préféré d’abord intervenir surle paysage afin qu’il retrouve, selon ses mots, sadignité, son aura. La base de la colline est ample-ment reboisée pour que le projet puisse s’y glissercomme une gigantesque entaille horizontale venantscarifier les frondaisons. Une coupure qui rappellela faille de Saint-Christophe, un véritable monu-ment naturel qui se dresse plus loin dans la valléede la Vézère. Pas de construction, ni d’érection, maisune simple marque, une simple trace qui intrigueparce que l’on ne sait si elle est naturelle ou prémé-ditée. Elle se poursuit à l’intérieur du sol par unearchitecture cryptique qui semble venir creuser laroche sans jamais céder au pittoresque.

Dans cette proposition, architecture et scénographie,contenant et contenu, ne sont pas dissociés. Ainsi leprogramme est réinterprété et le télescopage dumonde d’il y a dix-sept mille ans et de celui d’au-jourd’hui est poussé à son paroxysme, comme s’ils’agissait de rendre ces deux périodes aussi inson-dables et vertigineuses l’une que l’autre.Refusant le discours du savant qui apporte une réponseavant même que le public ait eu le temps de réfléchir surla question, comme celui du saltimbanque qui chercheà amuser par tous les moyens, l’intervention archi-tecturale, étrangement proche des peintures d’ArnoldBöcklin, semble d’abord chercher à réenchanter lelieu et à susciter une méditation sur le temps. <

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SCARIFICATIONJEAN NOUVEL - DUCKS SCENO (SCÉNOGRAPHIE) - MICHEL DESVIGNE (PAYSAGISTE)

Voir entretien page suivante

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À la suite du jugement du concours, le maître d’ou-vrage refuse de verser à Jean Nouvel l’intégralité deses indemnités en l’accusant de ne pas avoir remis latotalité des pièces demandées, notamment concer-nant certains espaces destinés au commentaire desœuvres exposées dans le fac-similé. Le Pritzker Prizea répondu par une lettre ouverte publiée par le jour-nal Sud-Ouest en expliquant qu’il s’agit d’un choixarchitectural qui entre dans les prérogatives d’unarchitecte quand il est appelé au chevet d’un site decette importance. Jean Nouvel revient sur les raisonsde cette polémique dans cet entretien.

DA : DANS VOTRE PROPOSITION,VOUS SEMBLEZ REVENIR SURTOUT

SUR LE SITE ?

Jean Nouvel : L’emplacement choisi pour Lascaux IVse trouve en limite de Montignac. Il est traversé parune route départementale et hérissé çà et là de petitesmaisons. Ce que l’on retrouve habituellement à lapériphérie des villes de province en développement.C’est un paysage très dévalorisant par rapport à ce quepouvait être il y a dix-sept mille ans le site de Lascauxet ce que devaient vivre les hommes de cette époque.Il faut parvenir à retrouver une ambiance presquemétaphysique, qui permette au public de compren-dre l’importance de ces inscriptions pariétales. Il fautredonner au site sa dignité ; on ne peut pas créer unespace de ce type dans un tel lieu.Le projet doit venir s’inscrire à la base de la collinequi intègre la grotte originelle de Lascaux. J’ai faitcomme si la colline était entaillée par une grande

faille. Pour créer cet effet, j’ai établi la continuité despentes boisées en replantant la base avec les mêmesessences afin de donner l’impression d’une massemonumentale, impénétrable, seulement habitable àl’intérieur de son sol…Pour ne pas donner de signes contradictoires, je n’aipas souhaité mettre en avant une architecturecontemporaine triomphaliste…

DA :VOUS PRÉCONISEZ UNE ARCHITECTURE NÉGATIVE, CREUSÉE PLUS

QU’ÉRIGÉE ?

JN : Mais, ce n’est pas du faux rocher ; ce n’est pas lerocher du zoo de Vincennes. Ce sont des géométriessuffisamment étudiées et calculées pour que l’on soitimmergé dans un espace autre, intemporel.Ce n’est pas un espace qui vient comme une provo-cation ; pour moi, ce qui était intéressant, c’est queles gens entrent à travers une faille formant unauvent et se retrouvent dans un gouffre à l’architec-ture intérieure ambiguë. Une architecture qui saitjouer avec l’intégration naturelle, la patine natu-relle : que ce soit avec la terre battue qui constituerale revêtement du sol ou avec les lichens qui recou-vriront les murs, avec des filets d’eau qui coulerontpar endroits ou encore avec les variations del’ombre qui permettront d’évoquer sans aller plusloin le mythe de la caverne de Platon.

DA : QUEL EST LE MALENTENDU À PROPOS DU PROGRAMME ?

JN : Je pense qu’il y a un problème. Il est légitime de garder une mise en perspective historique.

« Au commencement était l’émotion »(Louis-Ferdinand Céline)

ENTRETIEN AVEC JEAN NOUVEL

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Il faut garder le côté le plus essentielet fuir tout ce qui est de l’ordre du parcd’attractions…

Mais après, on devrait tout de même avoirquelque chose qui nous rappelle autrement ce qu’estce jalon de l’histoire de l’humanité.Je n’ai pas cherché la polémique. Dans mon rendu,j’ai respecté les prérogatives du comité scientifique etj’ai mis en place des volumes pouvant correspondreau programme donné, en affirmant en même tempsque ce n’est pas ce qu’il faut faire.Je persiste à penser que si l’on veut mettre en placeun dispositif efficace, il faut des approches scienti-fiques beaucoup plus strictes et beaucoup plusdignes que des histoires de vulgarisation.Pour moi, dans un cas comme celui-là, la scénogra-phie est indissociable de l’esprit du lieu. Elle porte enelle la responsabilité de mettre le visiteur en conditionpsychologique et intellectuelle pour réaliser où il setrouve et l’aider à plonger dix-sept mille ans en arrière.C’est en fait un questionnement sur l’ombre, lalumière, l’entrée, la profondeur, l’inscription dans lesol, sur tout ce qui peut entourer la question de l’ori-gine. La scénographie, c’est ça ! Ensuite, on peutavoir des données précises, comparatives… Mais danstous les cas, vous ne pouvez pas créer à partir d’unprogramme basé sur une entreprise de vulgarisation.Je pense que c’était à partir d’une idée architecturalequ’il fallait travailler et revenir ensuite sur le pro-gramme en fonction de cette idée.Il faut garder le côté le plus essentiel et fuir tout ce quiest de l’ordre du parc d’attractions, fuir aussi les scien-tifiques qui se disputent entre eux en présentant dif-férentes thèses, fuir les comparaisons très primairesentre la grotte de Lascaux et les œuvres phares duXXe siècle. En revanche, ce qui me paraît important,c’est de se servir de certaines techniques à la pointe denotre contemporanéité pour produire un choc destemps, un choc des époques. D’un côté, Lascaux et sesparois peintes ; de l’autre, des techniques encore expé-rimentales qui semblent presque magiques, commeces hologrammes qui semblent sortir des murs sansbesoin de lunettes polarisantes. Des techniques qui netrouvent pas beaucoup de débouchés actuellementparce qu’elles restent très expérimentales et incertaines,elles témoignent d’une pensée en train de s’élaborer.

DA : DES HOLOGRAMMES POUR POUVOIR PRÉSENTER D’AUTRES

EXEMPLES DE PEINTURE PARIÉTALE EN 3D ?

JN : Peu importe le contenu. Ce qui m’intéresse,c’est l’esprit de la technique, le choc de deux cultures techniques séparées par plusieurs milliersd’années, peu importe ensuite ce que ces holo-grammes pourront présenter…C’est de mettre en place des images qui restent ellip-tiques, des images à la fois très précises et incomplètes

comme pour garder intacte leur puissance d’évoca-tion… Une présence un peu miraculeuse, une sorted’échappée de l’histoire, une présence qui ne seraitjamais démonstrative, ni lourdement didactique. Pourun tel lieu, la vraie matière sur laquelle l’architecte etle scénographe ont à travailler, c’est l’émotion…

DA : FAUT-IL RÉPONDRE À LA GÉNÉRALISATION DES NON-LIEUX

PAR LA CRÉATION DE LIEUX ?

JN : Oui, il faut pouvoir être quelque part ! On estaujourd’hui dans un monde de l’ersatz total, on estdans un monde où l’on duplique tout, dans unmonde où tout est cloné… Le type de programmeque l’on nous a donné peut être construit demainmatin dans le Parc de la Villette ou dans n’importequel musée américain.Il n’y a plus de charge émotionnelle… Là pour-tant, ce qui est formidable, c’est de pouvoir tra-vailler sur l’épaisseur d’un bois, sur la réalitéd’une faille géologique comme celles que l’ontrouve dans le Périgord, sur la texture d’unelumière, sur l’échelle d’une chose, pour permettreau public de prendre conscience qu’à 100 mètresde lui est enfoui l’un des plus importants témoi-gnages de la naissance de l’art.Le projet architectural est capable d’agir directementsur le plan de l’imaginaire que représente un lieucomme celui-là. Ce qui échappera toujours à n’im-porte quel dispositif didactique, même le plussophistiqué.

DA : MAIS EN VOUS ÉCOUTANT, ON A L’IMPRESSION QUE LA TÂCHE

DE L’ARCHITECTE D’AUJOURD’HUI DAVANTAGE QUE DE CONCEVOIR

DES OBJETS ARCHITECTURAUX EST DE RÉENCHANTER LE MONDE,

COMME S’IL S’AGISSAIT DE RÉPONDRE À MARCEL GAUCHET

ET À SON LIVRE SUR LE DÉSENCHANTEMENT DU MONDE.

JN : Oui, c’est exactement ça ! Il y a un côté à la foisbarbare et je dirais même blasphématoire dans notremonde contemporain. Le monde est souillé par unecertaine forme de tourisme et de prostitution : il fautfaire très attention. À la fois, c’est formidable de pou-voir se promener partout aujourd’hui et voir deschoses qui nous étaient interdites avant ; mais il fautles voir en cultivant l’âme des choses, en cultivant laprofondeur et la conscience d’être là, à ce moment-là…Il faut éviter qu’au nom d’une explication, qu’au nomdes enfants, tous les protocoles d’approches soientinfantilisés. Pour que le maximum de personnes sedéplacent – et c’est le paradoxe –, il faut que le lieu,pour attiser le désir, reste le plus mystérieux, le pluspoétique possible… Seule une énigme pétrifiée peutprétendre parler aux artistes de Lascaux. <Propos recueillis par Richard Scoffier

Septembre 1940 : Léon Laval,Marcel Ravidat, Jacques Marsal et l’abbé Henri Breuil devantl’entrée de la grotte au momentde la découverte.

Plus d’infos sur :<www.darchitectures.com>.

Sur Lascaux, voir laréponse du maire à JeanNouvel sur :<http://www.sudouest.fr/2012/11/19/bernard-cazeau-repond-a-l-archi-tecte-jean-nouvel-882574-4662.php>.