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Introduction à la question des Noms et Attributs divins en islam (Première partie) 0. Au commencement... 1. La religion du Nom 2. Le problème théologique fondamental 3. Un problème d'exégèse a) Les Noms dans le saint Coran et la tradition b) L'Un sans qualité c) Ism et Nismah ou Onoma et Pneuma 4. Aux sources de l'islam spéculatif : Falsafah néo-platonisante et kalâm mu'tazilite a) Entre Gnose et rationalisme : le milieu intellectuel baghdâdien sous les premiers abbassides b) Lumières de l'apophatisme 5. Le triomphe ambigu du kalâm sunnite : ach'arisme et mâturîdisme a) Ach'ari ou le défi de la dogmatique sunnite b) L'énigme mâturîdite 6. De quelques considérations sémantiques a) Le nom et l'essence b) Noms et attributs 7. Vers une herméneutique des Noms divins : le Tahbîr de Quchayri et le Maqsad de Ghazâli a) Aperçu sur la doctrine de Quchayri

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Introduction à la question des Noms et Attributs divins en

islam(Première partie)

0. Au commencement...1. La religion du Nom 2. Le problème théologique fondamental 3. Un problème d'exégèse

a) Les Noms dans le saint Coran et la traditionb) L'Un sans qualité c) Ism et Nismah ou Onoma et Pneuma

4. Aux sources de l'islam spéculatif : Falsafah néo-platonisante et kalâm mu'tazilite

a) Entre Gnose et rationalisme : le milieu intellectuel baghdâdien sous les premiers abbassidesb) Lumières de l'apophatisme

5. Le triomphe ambigu du kalâm sunnite : ach'arisme et mâturîdisme

a) Ach'ari ou le défi de la dogmatique sunniteb) L'énigme mâturîdite

6. De quelques considérations sémantiques

a) Le nom et l'essenceb) Noms et attributs

7. Vers une herméneutique des Noms divins : le Tahbîr de Quchayri et le Maqsad de Ghazâli

a) Aperçu sur la doctrine de Quchayri b) Aperçu sur la doctrine de Ghazâli c) Présences divines et présence adamique dans la perspective ghazâlienne

8. Le Commentaire des Noms excellents d'ibn Barrajân

a) Aperçu sur l'œuvre et son auteurb) Aspects de la doctrine

9. Synthèse : Rayons et Présences

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a) Le Nom comme Présence du Sans-Nom. Le rayon ontologique et la nuit de l'Essence b) Présence et Idée à la lumière des Futûhât al makkiyyah c) Illustration : l'exégèse de la Royauté divine par Ghazâli

10. Présence et re-présentation, ou le mystère de l'Opposition

a) L'émergence du rapportb) Considérations étymologiques en rapport avec ce qui précède

11. À propos d'une parole de Niffari : la consomption de la Lettre et les déserts de la Présence

12. Conclusion de la première partie

a) Tu honoreras mon Nom b) Amuli ou l'exigence du Tawhîdc) Ni même, ni autre ; Cela

النار ثوب الى النار عذاب اصرفنيعن اللهم !  بسمك

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0. Au commencement...

Au commencement, dans le Principe, il y avait Nom. Et le Nom était en Dieu, comme l'écho d'une pensée muette. Il L'emplissait totalement sans toucher son Essence. Il résonnait en Lui sans troubler le Silence. Car il tendait vers Dieu sans s'écarter encore ; il était près de Lui, sans faire nombre avec Lui. Ombre d'une ombre, le Nom était avant le Nombre. Lui et Non-Lui, il était le Non et le Oui. Uni intimement à la Présence divine, il n'était pas un Nom. Lumière obscure dans une immensité plus qu'obscure, sur quoi eût-il resplendi ? Poème d'absence dans une vacuité plus qu'absente, pour qui eût-il retenti ? Le Nom, immense et sans frontière, ni en lui, ni hors de lui pour l'enclore, n'avait rien pour se retenir ; Alors il s'est éloigné en lui-même, s'est retourné et a retenti en lui-même, et il est devenu Verbe. Et il a rencontré le Verbe, à sa périphérie, invariable Limite abîmée dans le Centre éternel, frontière qui n'enclot rien qu'elle-même. Le Verbe, principe de toute expression, cause de toute expansion, substance insaisissable de la Totalité, n'est là que pour dire le Nom. En l'énonçant, il le limite ; en le taisant, il le rend à l'Illimité. Le Nom est la condition du Verbe. Le Verbe est dans le Nom, comme le Pourtour est dans le Centre. Et le Verbe est le Nom, et il n'est pas le Nom.

 – Par « Nom », je me permets de traduire ici, selon l'usage courant, le terme arabe ism, dont la signification est complexe. Comme nous le verrons dans la suite, si Dieu y consent, le ism est à la fois l'essence (is) et le ciel (sm), le plérôme, la coupole surélevée qui domine l'acropole des possibles. Cependant, vu qu'il existe en arabe également une racine nm qui exprime l'idée de dévoilement, de manifestation, d'expansion, comme la racine sm dont on fait traditionnellement procéder ism, je garderai pour ce dernier la traduction par « nom », en essayant de rendre à ce terme toute la richesse sémantique impliquée par sa racine. En particulier, de cette même racine nm qui donne en français le nom, dérive manifestement (malgré l'avis contraire de Fabre-d'Olivet) le verbe namâ qui se rapporte, entre autres, à la croissance des végétaux, et à l'idée d'accroissement, d'élévation en général. Et de fait les asmâ'u-Llâh, les « Noms divins », sont bien les germes transcendants à partir desquels croît et se ramifie l'arbre de l'univers. Du moins, ils en sont l'aspect le plus principiel, comme nous le verrons bientôt, s'il plaît à Dieu. – 

Tant que le Verbe n'a pas retenti, ni en lui-même, ni ailleurs, le Nom est silencieux et le Maître est muet. Et tant que le Nom reste silencieux, le Verbe ne peut retentir. Le Verbe n'est pas. Dans la profondeur de son silence originaire, le Nom imprononçable et inscrutable échappe au Verbe qui, bien qu'il croisse et prolifère dans son sein, occupe en celui-ci une étendue rigoureusement nulle. Puis, quand le Verbe a accompli son œuvre de dévoilement du Nom, il s'enfonce à nouveau dans sa sainte profondeur, où il s'amuït lui-même, jusqu'à prendre la figure de son propre anéantissement. Ou plutôt, ces deux moments, à jamais, n'en font qu'un. Le Verbe dit son amuïssement dans les limbes du Nom qu'il tire de son mutisme altier en l'exhibant à la lumière du Soi, et à la Majesté sépulcrale de l'Essence.Le Nom est le Nom de l'Essence. L'Essence, dhât, « Cela », Eccéité indéterminée, recès ultime de toute chose où aboutit toute désignation, pour s'y abîmer indiciblement, laissant surnager le Soi, souffle vital de la Réalité sans commencement ni fin, c'est-à-dire Lui, hûa, la non-désignation qui est le plérôme de toute désignation. Elle germe et se développe à partir de la lettre-symbole hâ' ; hâ-dhâ, cette essence-là, cela ; ce que l'on ne peut embrasser qu'en renonçant à embrasser, ce que l'on ne peut étreindre qu'en consentant de s'éteindre à toute chose.L'Essence est l'Essence de Dieu. Mais qu'est-ce que « Dieu », hormis un Nom ? Avant le Nom, Dieu était-il « Dieu » ? Y a-t-il un nom avant le Nom ? Qui a dit « Dieu » ? Que vous disiez « Dieu », « Khoda », « Allah » ou « l'Essence », cela revient au même ; au même non-sens, tant que le Nom n'a pas été énoncé. Avant le Nom, il ne faudrait donc pas dire « Dieu », ni « Allah », ni « l'Essence », tout au plus « Lui » :

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Au commencement, dans le Principe, il y avait Nom. Et le Nom était en Lui, comme l'écho d'une pensée muette.

Quand on dit que la Réalité divine est sans commencement (ni fin), on dit très exactement ce qu'on dit : qu'en Elle il n'y a pas de place pour un commencement, quel qu'il soit, c'est-à-dire que rien ne peut commencer (ni finir) Là-bas. Ce qui commence ne commence qu'une fois que la Réalité (s')est nommée, il ne commence qu'avec ou plutôt après le Nom, qui lui-même est sans commencement, parce qu'il est en Lui et qu'il est Lui.Il est tout à la fois Lui, non-Lui, Lui et non-Lui, et ni Lui ni non-Lui ; il est toutes les combinaisons possibles de négation et d'affirmation, et il les absorbe tous dans son silence, qui est le silence infini de l'Essence, lorsqu'elle se recueille une ultime fois en Elle-même, avant d'y accueillir le retentissement du Verbe. Le Nom est ce recueillement suprême qui précède le premier frémissement de la Parole, qui se confond avec lui, à ceci près qu'il ne se répand jamais, ni au dehors, ni au dedans, mais enveloppe et déborde à jamais toute expansion possible.

Le Verbe est l'expression du Nom. Dire le Nom, c'est donc accomplir l'œuvre du Verbe. Par là j'entends l'œuvre originelle du Verbe, celle qui ne peut être accomplie que par le Verbe lui-même, qui ne fait qu'un avec son essence. Je m'apprête ici à parler du Nom. Théoriquement, dire le Nom impose d'être uni au Verbe. C'est dire l'ampleur et l'impossibilité de la tâche qui attend quiconque se propose de parler, non pas de tel ou tel Nom en particulier, mais du Nom en général, du Nom en tant que Nom.Le Nom précède la Parole dont il est l'essence. Il précède tout discours, qu'il soit poétique ou scientifique, celui du cœur comme celui de la raison dite discursive, comme il précède toute chose, comme l'Essence, lorsqu'Elle se recueille en Elle-même avant de recueillir toute chose. Il précède la distinction entre les types ou modes du discours, discours rationnel, dialectique, apophatique, symbolique ou poétique ; il les rassemble tous et les fusionne, à la fin des fins, dans le silence de la pure contemplation, du Soi par Soi, dont il est la trace, le signe et la clef.

C'est dire que pour parler du Nom, qui est avant le Verbe, aucun des modes connus du discours ne saurait convenir, parce qu'aucun ne saurait suffire, pas plus, pas moins non plus le discours prophatique que le discours apophatique, qui place devant chaque Nom le symbole logique de la négation, dans lequel il espère faire tenir la part inexprimée et à jamais inexprimable de l'Essence. Il faut donc dénoncer l'apophatisme superficiel de ceux qui croient avoir tout dit lorsqu'ils ont dépouillé l'Essence de ses Noms et de ses Qualités, pour la restituer à sa simplicité primordiale. Certes, l'Essence en tant que telle est sans Nom et sans Qualité, mais l'Essence sans Nom et sans Qualité est aussi désespérément stérile ; Elle est première sans être primordiale, car Elle est impropre à fonder aucun ordre : elle est un désert aussi torride que lugubre où toute forme et toute existence se contracte jusqu'à disparaître sans laisser même la moindre trace qui attesterait de cette disparition. C'est pourquoi Elle ne saurait inspirer d'autre sentiment qu'une sainte terreur, une terreur sans... nom ! L'Essence, tant qu'Elle est l'Essence sans Nom, n'est l'Essence de rien. Sa transcendance par rapport aux Noms, et en général par rapport à tout ce qui est, est telle qu'une simple négation ne saurait avoir la prétention d'en rendre compte. C'est pourquoi on ne saurait trop louer la sagesse du grand maître de l'ordre naqchbandi Châh Ahmad Sirhindi, qui disait dans ses Maqâlât : « l'apophatisme qui est pour nous, dans sa réalité intrinsèque est prophatisme ».

Il faudra donc, pour parler du Nom qui est avant le Verbe, tenter tant bien que mal de combiner les divers modes du discours, les faire s'anastomoser, converger vers l'unité qui était leur à l'origine, avant leur différenciation, remonter à la source du Verbe. J'appelle ainsi le point où toute chose est une Parole unique, et où toute parole est à la fois exposé scientifique, incantation liturgique et poème à la gloire de l'Un. Car toute parole est originairement Parole poétique, c'est-à-dire créatrice. C'est en se disant Lui-même que Dieu crée le monde, c'est-à-dire en énonçant son Nom. De même, la première parole, l'ancienne poésie sacrée, celle qui inaugure la parole humaine – rappelons qu'Adam, au Paradis, parlait en vers – et par là, tout le développement de la culture, de la civilisation, toute création de l'esprit humain, ne cherche pas à expliquer, à faire comprendre : elle se contente de proférer, de faire entendre les Noms, tels qu'ils sont, c'est-à-dire tels qu'ils

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contiennent en eux-mêmes, et enveloppent dans leur simple énonciation, l'infinie variété des explications possibles. D'où la place considérable qu'occupe dans le saint Coran cette énonciation des Noms, qui, tenant du leitmotiv autant que de la litanie, inspirant dans le tassawwuf une pratique que l'on peut vraiment appeler théurgique, récapitule à l'avance tout commentaire et tout développement doctrinal, aussi détaillé que l'on voudra.

Mais si je retrouve, pour parler du Nom, quelque chose de cette inspiration auguste des poètes sacrés, des théurges, des Prophètes dont la fonction était, comme le mot le suggère, de proférer, ce sera dans les formes où je peux la recevoir, pétri dans une argile linguistique que les vicissitudes du temps et le déclin de la Civilisation première ont veiné de couleurs multiples ; autant de couleurs, autant de modalités expressives que la parole originaire rassemblait dans son éclat indifférencié, tout à la fois invocation, poésie, prière, et exposé systématique des vérités sapientielles. C'est donc à l'intérieur de ces modes différenciés que je devrai m'efforcer de rallumer la présence de tous les autres, de retrouver l'indistinction première, et finalement, de faire du tout un seul et unique poème, une sculpture de mots qui dévoile la Parousie de l'Origine, c'est-à-dire du Nomen – que l'on pourra lire aussi bien en latin qu'en anglais : no men, le lieu où nulle présence humaine n'est admise, ou qu'en arabe – moyennant une adaptation de la vocalisation, ce qui nous donne nawmun, un sommeil, et nous ramène à ces vers d'Antonin Artaud : le verbe pousse du sommeil / comme une fleur ou comme un verre / plein de formes et de fumée (L'ombilic des limbes). Que je parle histoire ou ontologie, grammaire ou mathématiques, sur tous ces modes, c'est un chant unique que je composerai ; j'écrirai un hymne à la gloire du Nom, en qui tout fut conçu, que nul n'a jamais dit.

Et cet hymne, qu'il me soit permis de le mettre sous le signe des saints Califes Abu Bakr et 'Ali –qu'Allah sanctifie leur nom illustre. Car en effet, s'il en est parmi les grands hommes de l'Islam, et les éducateurs spirituels de l'humanité, qui aient un rapport particuler aux Noms divins, ce sont bien ces deux-là. Tout l'enseignement ésotérique de l'islam, dont une grande partie tourne autour de la doctrine des Noms, s'est transmis à la postérité du Prophète via abu Bakr et via 'Ali, qui récapitule en lui-même, dans son enseignement et sa sagesse personnels, l'enseignement et la sagesse du Prophète et des trois premiers califes, c'est-à-dire toute la sagesse de l'islam. Les Compagnons du Prophètes, dit un hadith célèbre, sont des étoiles dans le ciel. Ils sont aussi des Noms divins. Or 'Ali récapitule toute la sagesse des Compagnons et des Gens de la Maison (ahlu-l beyt). Il résume donc aussi la science des Noms, et l'on ne s'étonnera pas de lire dans la Reviviscence des sciences religieuses (Ihyâ' ulûm ad-dîn) de Ghazâli, ces paroles que l'on attribue à l'Imâm 'Ali, qui les tiendrait du Prophète – la Paix et le salut d'Allah soient sur lui :

« Chaque jour, Allah magnifie sa Personne et dit : C'est Moi Allah, le Seigneur des univers. C'est Moi, Allah, point de divinité à part Moi, le Vivant, le Subsistant par Soi-même. C'est Moi, Allah, point de divinité à part Moi, le Très-haut, le Très-grand. C'est moi, Allah, point de divinité à part Moi ; Je n'ai pas engendré et n'ai pas non plus été engendré ; c'est Moi, Allah, point de divinité à part Moi, l'Enclin à la Grâce et au Pardon. C'est Moi, Allah, point de divinité à part Moi ; Je suis le Principe de toute chose, et à Moi reviennent « le Puissant », « le sage », « le Tout-miséricordieux », « le Très-miséricordieux », « Souverain au Jour du Jugement », « Créateur du bien et du mal », « Créateur du Jardin et du Feu », « l'Un », « l'Unique », « l'Abstrait », « l'Autonome », « Celui qui ne prend ni compagne ni enfant » ; « l'Abstrait », « l'Impair », « Celui qui connaît l'Invisible et le Visible », « le Roi », « le saint », « la Paix », « le Digne de confiance », « le Dominateur », « le Tout-puissant », « le Fier », « l'Altier », « le Créateur », « l'Existenciateur », « le Formateur », « l'Immense », « l'Exalté », « l'Omnipotent », « le Triomphant », « le Magnanime », « le Généreux », « Digne de louange et de glorification », « Qui connaît le secret et ce qui est plus caché encore », « le Très-puissant », « le Donateur », au dessus des créatures et de la création. » En faisant précéder chaque parole de la mention « C'est Moi Allah, nulle divinité à part Moi », comme nous l'avons fait au début. Que celui qui L'invoque par ces Noms dise : « C'est Toi, Allah, nulle divinité à part Toi, etc. ». Celui qui L'invoque ainsi, est inscrit parmi les Prosternés, ceux qui s'en remettent humblement à Lui (al mukhbitûn), qui se tiendront en compagnie de Muhammad, Abraham, Moïse, Jésus et des prophètes – que la Paix soit sur eux – dans la demeure de Majesté. À

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lui la récompense des serviteurs dans les cieux et sur les multiples terres, et qu'Allah prie sur Muhammad et sur tout serviteur Élu. »

Dans le même chapitre de l'Ihyâ', Ghazâli attribue par ailleurs au Calife abu Bakr l'invocation suivante :

« Allahumma, notre Seigneur, je te demande par Muhammad ton Prophète, et par Abraham ton ami intime, et par Moïse ton confident, et par Jésus, ta Parole et ton Esprit ; et par la Torah de Moïse, et l'Evangile de Jésus, et les Psaumes de David, et le Discernement [autre nom du Coran] de Muhammad – la Prière et le salut d'Allah soit sur lui ainsi que sur eux tous –  et par toute Révélation que Tu as révélée, tout Décret que Tu as décrété, tout demandeur à qui Tu as accordé, tout riche que Tu as appauvri, tout pauvre que Tu as enrichi et tout égaré que Tu as guidé ; et je te demande par ton Nom que Tu as fait descendre sur Moïse – sur lui la Prière et le salut d'Allah –  et je te demande par ton Nom au moyen duquel Tu as réparti la subsistance des serviteurs ; et je te demande par ton Nom que Tu as disposé sur la terre, de sorte qu'elle est devenue fixe  ; et je te demande par ton Nom que Tu as disposé sur le ciel, de sorte qu'il s'est élevé ; et je te demande par ton Nom que Tu as disposé sur les montagnes, de sorte qu'elles se sont affermies ; et je te demande par ton Nom au moyen duquel a été élevé ton Trône ; et je te demande par ton Nom très pur, immaculé, unique, impénétrable, sans pareil, qui, dans ton livre, est descendu d'auprès de Toi, de ta Lumière éclatante ; et je te demande par ton Nom que Tu as disposé sur le jour, de sorte qu'il s'est illuminé, et sur la nuit, de sorte qu'elle s'est assombrie ; et par ta Grandeur et ta Magnificence, et par la Lumière de ta Face généreuse ; que Tu m'octroies la subsistance du Coran et de sa connaissance, que Tu le mêles à ma chair, à mon sang, à mon ouïe et à ma vue, et qu'à travers lui, tu uses de mon corps par ta Puissance et ta force, car il n'y a de Puissance ni de Force qu'en Toi, ô Toi le plus Miséricordieux des miséricordieux ! »

Le lien entre ces deux invocations, très différentes de forme, est ténu mais il n'en est pas moins réel, et ce n'est sûrement pas une coïncidence si les invocations que l'imâm abu Hâmid rapporte respectivement au Premier Calife et au premier des Gens de la Maison ont justement toutes deux à voir avec les Noms divins. Ceci est une indication claire qu'il y a une science propre à abu Bakr, et une propre à 'Ali, qui ont toutes deux trait à la doctrine des Noms . Abu Bakr, surnommé « le Véridique » (as-Siddîq), est le premier homme à avoir cru au message du Prophète. Il personnifie l'acceptation de la Vérité révélée dans son intégralité. Par rapport à Muhammad, il est dans un rapport comparable à l'Intellect agent vis-à-vis de Dieu. À lui, l'Islam doit son expansion première, de même que l'Intellect est la source de l'expansion ontologique universelle. Quant à 'Ali, on a vu que c'est en lui que le contenu proprement sapientiel de l'islam, réparti entre tous les Compagnons, se rassemble afin d'être transmis aux générations suivantes, jusqu'à la conclusion du cycle ; il est au Prophète ce que serait à Dieu le Verbe incréé lui-même.Et de fait, toute la science des Noms divins tient entre les deux invocations précédentes. Chacune, en effet, se rapporte symboliquement à l'un des deux aspects essentiels du Nom, ou à l'une de ses deux fonctions, processive et conversive. Mais comme, ainsi que nous le verrons dans la suite s'il plaît à Dieu, les Noms divins, dans leur infinie variété, précèdent toute pluralité effective ou potentielle, toute dualité, il est impossible de distinguer réellement entre ces deux fonctions. C'est dans le Nom que procession et conversion, déploiement et repliement, extension et intension, coïncident de la façon la plus étroite qu'il est possible de concevoir – ou plutôt, de façon si étroite qu'il est encore à peine possible d'y faire allusion. Toute réalité principielle, cependant, présente toujours, à des degrés divers, cette dualité d'aspects, et en tant qu'elle renvoie ultimement au Nom, c'est-à-dire à la Présence divine, nous distinguons en celle-ci comme une image inversée de cette dualité première, ce qui nous permet de parler, comme nous le ferions pour une réalité principielle moins radicalement étrangère au monde de la procession, d'un double aspect du Nom, parfaitement illustré par les invocations de 'Ali et d'abu Bakr.En ce qui concerne cette dernière, elle nous montre comment toute réalité, de quel qu'ordre que ce soit, procède du Nom ; comment c'est par son Nom que Dieu a ordonné toute la création, a séparé le ciel et la terre, placé l'un en haut et l'autre en bas, ou encore au centre de la manifestation physique  ;

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par son Nom encore qu'Il a « réparti la subsistance », c'est-à-dire accordé une existence durable à tous les êtres qui se répartissent aux différents étages de la manifestation totale, de sorte que la réalité de tous ces êtres apparaît comme subsumée par celle du Nom. Mais ce rappel rituel des étapes de la création au moyen des Noms n'est pas gratuit, comme l'indique la mention du «  Nom que Tu as fait descendre sur Moïse », qui a connu l'extinction dans la contemplation de l'Essence divine. Parce que toute la création n'est là que pour permettre la venue d'un être élu qui s'éteindra volontairement dans la contemplation de l'Absolu, pour se nier elle-même à travers cet être et s'offrir à l'Absolu dont elle procède, le rappel de ces étapes de la procession, et de sa possibilité première qui réside dans le Nom, ne fait que préparer la demande finale : « que Tu m'accordes la subsistance du Coran et de sa connaissance, et les mêles à ma chair, à mon sang » et caetera, jusqu'à la fin de la du'â. Par là, le saint demande à Dieu d'être uni à la Parole divine, c'est-à-dire à la totalité des Noms, reflet intégral de l'Essence, d'y être uni dans sa chair, son sang, son ouïe et sa vue, c'est-à-dire dans son être le plus intime, au point que Dieu Lui-même manipule directement son corps par sa Puissance et sa Volonté, sans aucune intervention de la volonté et de la puissance propres du saint, qui s'efface complètement devant la Réalité. On voit la profondeur métaphysique de cette invocation, qui lie dans un même nœud conversion et procession, l'accent étant cependant mis sur cette dernière – dans son aspect conversif, en quelque sorte – dans la mesure où le saint s'affirme encore lui-même, comme il affirme toute la création en la rapportant aux Noms, dans l'offrande qu'il fait de son moi illusoire et relatif au Soi de la Réalité absolue, à qui il demande, d'une certaine façon, de sortir d'Elle-même pour venir prendre pocession de lui, de sorte qu'il se convertisse en Elle en tant qu'Elle se convertit en lui, en devenant lui-même le lieu de la manifestation totale du Verbe.

*****Dans la première invocation, celle de l'Imâm 'Ali – que la Paix soit sur lui – au contraire, nous voyons ce point de vue s'inverser : ce n'est plus le saint qui demande à la Réalité de se substituer à lui dans sa chair, son sang, etc., mais c'est le saint lui-même qui, par un mystère absolument inouï qui défie toute tentative d'explication, se substitue à la Réalité, dans l'accomplissement de son propre rappel, de l'acte par lequel, dans l'Éternité, Elle ordonne la manifestation avant sa venue à l'être, en énonçant son Nom. Il faut, en effet, peser chaque mot du hadith afin d'en saisir toute la portée doctrinale. Alors on reste confondu et comme prêt à rendre l'âme, tellement les univers, malgré leur immensité, sont impuissants à contenir un tel secret. Car il ne s'agit pas, ici, du moins originairement, d'une invocation humaine, avec des mots humains ; il s'agit de la Formule par laquelle la Réalité rend Gloire à Elle-même de sa propre Majesté ineffable, s'exalte dans sa simplicité infinie au delà de toute exaltation, au delà de l'Être et du Néant, du Bien et du Mal et de tous les opposés : « C'est Moi, Allah, nulle divinité à part Moi, créateur du Bien et du Mal », et cela « chaque jour », c'est-à-dire en chaque période de ce qui admet périodicité, en chaque moment de chaque cycle, et comme constituant l'âme même de ce cycle, le Geste absolument simple qu'il déroule de façon plus ou moins successive. Tout le mystère de la sainteté, qui donne à la vie humaine son sens, réside dans le partage absolument inconcevable de cette Formule entre le Créateur de l'Être et l'être créé, dans la possibilité pour la créature de s'égaler – symboliquement bien entendu, mais c'est aussi symboliquement que l'Être est être, car en réalité il est néant – à la Présence divine, en reprenant pour son compte la Parole créatrice jaillie éternellement du sein de la Vie silencieuse pour s'y engouffrer aussitôt et tout aussi éternellement, charriant le Témoignage intégral de l'Absolu, source de toute béatitude, lui-même au delà de la Béatitude et des voluptés paradisiaques... ou infernales ! Aussi, quand cette invocation est prononcée en pleine conscience de ce qu'elle implique et de ce qu'elle signifie – mais qui, à part celui qui a dit, selon la tradition imâmite : « Je suis la Face d'Allah » et « je suis le point sous le bâ' », peut se prétendre pleinement conscient de tout ce qu'elle signifie ? – elle devient le moyen opératoire par lequel le serviteur, qui se révèle ainsi comme déjà, de toute éternité, absorbé dans la Réalité seigneuriale, accomplit lui-même, par la Puissance divine en lui – alors que dans l'invocation précédente, il se réfère encore à la Puissance divine comme à une réalité extérieure à laquelle il demande d'opérer cet accomplissement – sa substitution à l'Essence dans l'accomplissement de son dévoilement par les Noms au delà du Verbe. De telle façon que le

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changement du Moi en Toi dans le texte de l'invocation soit la trace tangible de la substitution, trace dans laquelle réside tout le mystère de la condition de serviteur, compréhensible seulement de celui qui peut dire Toi en sachant que c'est toujours Lui qui parle et Lui qui écoute, car il n'y a d'autre « je », ni d'autre « tu » ni d'autre « il » que Lui : tous les pronoms personnels sont avant tout ses Noms, si bien que de même que nul ne peut dire « Moi » si ce n'est Dieu, de même nul ne peut dire « Toi », si ce n'est Lui. Moi et Toi sont Lui, si on les considère dans leur réalité, dans la seule Réalité, c'est-à-dire en Lui ; et si on les considère dans un autre que Lui, ils ne sont pas, car « il n'y a rien dans l'Existence à part Lui ». Le seul lieu où puisse prendre place quelque chose comme une réalité intrinsèque à la manifestation comme telle, c'est dans le passage du Soi au Moi, et du Moi au Toi, ou plus généralement, dans le passage d'une désignation à l'autre, au sein de la mer de l'Ipséité qui les rassemble toutes. Mais le passage, n'étant qu'un point insaisissable entre deux gouffres abouchés, est lui-même quelque chose d'évanescent, à la limite d'illusoire, vide de réalité propre. L'invocation de 'Ali, modèle du dhikr, lorsqu'elle est dite par qui la comprend, débouche sur une conversion si radicale que sa trace s'estompe lorsque l'on tente de la cerner, apparaît comme la négation de la trace, comme sa disparition, apparaît comme une disparition : précisément, elle fait apparaître l'apparition du serviteur comme sa disparition, sa procession comme une conversion, son déploiement comme un repliement sur la Réalité du Seigneur. Ainsi, ce n'est plus le saint qui demande à la Présence divine de prendre possession de sa chair et de son esprit pour l'introduire dans le saint des saints, mais c'est lui qui, pour ainsi dire, se projette directement au cœur du Divin, s'introduit dans le sanctuaire inviolable, et se révèle ainsi comme déjà supprimé, comme ayant toujours déjà fait place à l'unique Réalité absolue – comme n'étant autre que cette Réalité ; et c'est pourquoi il est en compagnie des prophètes, dans la « Demeure de Majesté ». Tel est le second aspect du Nom, qui n'est pas seulement cause de l'ordonnancement de la manifestation dans l'enveloppement primordial qu'elle tend finalement à rejoindre, mais aussi celle de la Réalisation de l'être manifesté et de sa résolution dans l'Un qu'il manifeste, le principe de la Conversion universelle, antérieure à toute procession.Cette « Demeure de Majesté » qui a pour portes les Noms divins, à laquelle toute chose cherche à accéder et en dehors de laquelle il n'y a pas de vie, consiste donc dans le n'être autre que de la Réalité, comme un embrasement qui consume jusqu'à la conscience de ne pas être autre. Laquelle serait inévitablement un autre. Le rapport de ce n'être autre que à la Réalité dont il nie l'autre est complexe, car s'il s'identifie à Elle dans une certaine mesure, il est certain qu'au moment où l'on nie l'autre, il est trop tard pour l'empêcher de se manifester. La compréhension de ce n'être autre est l'objet de la doctrine des Noms et Attributs, telle qu'elle sera envisagée dans la suite de cette étude.

1. La Religion du Nom

La doctrine des Noms et Attributs divins (al asmâ' wa-s sifât) occupe dans l'islam une place éminente, au point qu'ignorer cette doctrine revienne à se condamner de facto à l'incompréhension la plus radicale de cette forme religieuse dans tous ses aspects. On sait que le principal fondement de l'islam, son « pilier central », tant sur le plan exotérique qu'ésotérique, est la doctrine de l'Unité divine, désignée par le terme Tawhîd, difficilement traduisible, car il signifie tout à la fois une doctrine, un acte rituel (la « proclamation de l'Unité », qui intervient dans de nombreux rites, dont la Prière), et une « station spirituelle », l'« Unification » qui constitue l'étape suprême du cheminement initiatique. De quelque façon qu'on l'envisage, la doctrine des Noms et Attributs n'est pas séparable du Tawhîd, elle n'en est même qu'un aspect absolument incontournable. Il y a un Tawhîd de l'Essence, qui concerne l'affirmation de l'Unité sous son aspect transcendant, voire même transcendantal, et inconditionné, à tel point qu'elle n'est plus rigoureusement « affirmable ». À côté de cela, il y a un Tawhîd des Noms et des Attributs, qui correspond à l'affirmation de l'Unité dans son aspect infini et participé, grâce auquel il est possible à tout être de la connaître et de l'affirmer selon sa mesure propre. Ces deux aspects sont inséparables et complémentaires. Un aspect de cette

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complémentarité est que le Tawhîd de l'Essence, en tant qu'il se rapporte proprement à ce qui est « au delà de tout rapport », et n'est donc plus « affirmable », fait nécessairement appel, par le minimum d'affirmation qu'il contient encore – sans quoi il ne pourrait faire l'objet d'aucun développement doctrinal, et ce que j'en dis présentement ne le concernerait même pas – à la doctrine des Noms. En un sens, on peut même dire que l'affirmation de l'Essence, dans la mesure où elle est possible, ne consiste en rien d'autre qu'en la négation des Noms ; négation qui, précisément, relève encore de la doctrine dont il est question ici. Il faut bien voir, en effet, que la négation en question n'est pas celle qui consiste à affirmer la détermination inverse de celle que désigne chaque Nom (négation discursive), mais à refuser toute détermination ; et pour cela, il importe de savoir ce qu'est, dans sa réalité la plus profonde, une détermination, c'est-à-dire comment un Nom est possible. Comprendre ce qui fait la possibilité ultime du Nom, c'est le seul moyen, pour nous dont la condition primordiale est dépendante du Logos, de dépasser les Noms. Tel est le lien de solidarité profonde qui unit ces deux aspects du Tawhîd. Pour des raisons qui m'échappent, certaines personnes s'imaginent que la perspective de l'islam est limitée au premier aspect, ce qui revient à l'enfermer dans une contradiction, puisqu'en toute rigueur, sous le rapport de son Essence absolue, tout ce que l'on peut dire de l'Unité se résume à des expressions négatives, qui en fait, si l'on va au fond des choses, sont encore de trop. En réalité, toute tradition complète réunit nécessairement ces deux points de vue sur la Réalité divine, et doit pouvoir L'envisager tour à tour et sans aucune contradiction comme Un et comme Infini. L'islam ne fait pas exception. S'il en était ainsi, d'ailleurs, son affirmation de l'Unité essentielle ne serait elle-même point métaphysiquement complète : elle ne serait rien de plus que l'affirmation d'une unité arithmétique, dans le sens le plus bassement quantitatif du terme ; et c'est bien ce que semblent supposer certaines personnes qui, ne reculant semble-t-il devant aucune inconvenance, parlent à propos de l'Unité divine en islam d'un « Dieu d'un seul bloc » ! Pour éviter ce genre d'erreur grossière, mais hélas trop répandue, il convient donc d'insister sur le fait que l'Unité divine, en islam, est celle, purement qualitative et non numérique, d'un Dieu Un quant à l'Essence, Infini quant aux Noms ou aux déterminations participables. De ce point de vue, il peut vraiment être décrit comme la « Religion du Nom », eu égard à l'importance théorique et « pratique » de cette notion, en tant qu'expression de l'aspect « infini » du Principe, indispensable corrélat métaphysique de son aspect « unaire ». Importance qui ne se laisse apprécier que par une vue d'ensemble tenant compte à la fois de la place de cette notion dans le Coran, les hadith et dans les grands ouvrages théologiques, de l'ampleur des débats qu'elle a suscités à travers les siècles, ainsi que de l'implication des Noms divins dans chaque aspect de la vie matérielle et spirituelle des musulmans, pour qui toute action, toute entreprise, depuis la Prière jusqu'aux rapports intimes, commence par l'invocation rituelle bismillâh, « au Nom d'Allah ». La centralité de cette doctrine des Noms et Attributs apparaît dans toute sa force à travers une pratique comme le dhikr, ou mention rituelle des Noms divins. Rite ésotérique, pratique théurgique par excellence, qui revêt des formes variées et codifiées, incantatoires, rythmées, sonores ou silencieuses, impliquant l'intellect, la respiration et le corps, tenant de la méditation mais pouvant confiner à la danse, le dhikr est un moyen privilégié d'intérioriser la Vérité révélée et de réaliser des « états spirituels » plus ou moins élevés, décrits minutieusement dans des ouvrages traditionnels comme les Demeures des itinérants (manâzil as-sâ`irîn) du cheikh al Ansâri. Etats qui peuvent, du moins chez l'Élite, culminer avec le « rassemblement vrai » (aïnu-l jam') ou l'« extinction » (fanâ') dans la contemplation de la Vérité. Un des objectifs de la doctrine des Noms est évidemment de justifier l'efficacité d'une pratique reposant sur leur utilisation rituelle, et qui est au cœur de l'expérience islamique du divin. Il y a donc un intérêt qui, d'emblée, dépasse le cadre d'une simple spéculation abstraite.Ainsi, pour des raisons diverses qui tiennent aux particularités du discours coranique, à la façon dont s'est constituée historiquement la tradition spéculative de l'Islam, enfin à tout un faisceau de facteurs que seul Dieu peut embrasser dans son Mystère, la doctrine des Noms et Attributs eut à rendre compte de certains aspects métaphysiques du réel qui, dans d'autres cultures, d'autres traditions, s'expriment par d'autres moyens (la hiérarchie des « dieux », participant le Principe divin unique, dans le paganisme hénologique de Proclus, par exemple). Il y eut donc en Islam ce que l'on

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pourrait appeler un phénomène de cristallisation autour de cette thématique universelle du Nom, qui en fit le « lieu » conceptuel par excellence pour tenter de penser ce qui se situe à la limite du pensable, aux confins entre les domaines du dicible et de l'Ineffable.

Cette centralité caractéristique de la question qui nous occupe est généralement reconnue de ceux qui s'occupent sérieusement de questions islamiques. Henry Corbin y a consacré des pages qui ne manquent pas de pertinence, faisant pour la première fois (autant que je sache) le rapprochement explicite avec la doctrine proclienne des Hénades principielles, qui est tout à fait juste. Malheureusement, vu les confusions métaphysiques qu'il comporte, le traitement corbinien ne me paraît plus utilisable aujourd'hui, alors que l'on a accès à tant de textes qui n'étaient pas édités du temps de Corbin. Quant à l'importance de la mémorisation et de la récitation des Noms divins, attestée par le Coran, elle est admise de l'ensemble des musulmans, et a été signalée comme un fait remarquable par maints auteurs. Toutefois il est rare, il est même sans exemple à ma connaissance, dans une langue occidentale comme le français, qu'un texte rende vraiment compte de la vasteté de la question, essaie d'en donner un aperçu complet, sans reculer devant les implications ontologiques subtiles qui rebutent le plus grand nombre.Il faut donc rendre hommage aux braves qui ont tenté de combler un peu ce vide, fût-ce avec des moyens limités, qui confinent parfois au pathétique ; je pense par exemple à D. Gimaret, qui a consacré à la question un ouvrage très érudit, plus volumineux que vraiment lumineux, « Les noms divins en Islam », dans lequel il écrit tout de même fort à propos :

« Un trait assurément caractéristique de la religion islamique est la place éminente qu'y tiennent les noms divins ; des noms qui sont, en fait, des qualificatifs (sifât), décrivant Dieu sous ses multiples aspects : « le Très-puissant », le « Bien-informé », « le Créateur », « le Juste », « le Bienfaisant », « le Donateur », « le Très indulgent », etc. Mémoriser, réciter la liste de ces noms, les méditer, invoquer Dieu par eux, conformément à la recommandation qui en est faite dans le Coran « 7, 180 », est une des expressions privilégiées de la piété musulmane. En témoignent matériellement l'usage du chapelet (subha, misbaha) à 99 grains, censés correspondre aux 99 noms de Dieu, conformément, cette fois, au célèbre hadit qui leur assigne ce nombre. »

Précisons qu'il n'est pas tout à fait exact de prétendre que le hadith en question restreigne la série des Noms d'Allah au chiffre de 99 – la tradition musulmane Lui en connaît bien plus, en fait une infinité – ni que tous ces « Noms » que la tradition Lui reconnaît soient des « qualificatifs décrivant Dieu sous ses multiples aspects » : car la tradition compte au nombre des « Noms divins » le pronom « Lui » (hû), qui n'est certainement pas un « qualificatif décrivant Dieu » sous quelque aspect que ce soit, ou encore, selon un hadith célèbre, « le gémissement du malade ». À part cela, je sais gré à cet excellent homme d'avoir décrit la place qu'y tiennent les Noms divins comme «  un trait assurément caractéristique de la religion islamique », en accord avec ce que j'affirmais plus haut ; caractéristique, il l'est en effet, à ce point que l'on pourrait caractériser l'islam comme la « religion du Nom », celle, en tout cas, où est dévolu à cette notion la plus grande portée métaphysique, au point de résorber en partie d'autres notions, qui dans les traditions les plus variées, remplissaient des rôles similaires. Ainsi, l'islam a porté à son paroxysme l'idée d'une fonction à la fois cosmogonique et mystagogique du Nom, en tant qu'il s'identifie au nommé et s'en distingue à la fois, qu'il en est le mode de présentification par excellence, synthétisant tout autre mode.Cependant, le livre de M. Gimaret, pour intéressant qu'il soit, a l'inconvénient de se limiter strictement à la perspective du kalâm, c'est-à-dire de la « théologie rationnelle » dans sa version islamique, qu'il convient de connaître avant de s'attaquer à ses expressions plus élevées, mais qui est, en elle-même, bien incapable de rendre compte dans toute sa profondeur du mystère du Nom. D'ailleurs M. Gimaret a la franchise de reconnaître cette insuffisance, lorsqu'il écrit un peu plus loin :

« Un autre grief qui pourra m'être adressé est d'avoir pratiquement évacué de mon étude, en dépit de références nombreuses à Qusayri et Gazâlî, tout l'aspect « spirituel », mystique et, partant, peut-être, plus authentiquement « religieux », du commentaire des noms divins. Non que je méprise la littérature soufie, bien au contraire ; mais c'est un domaine que je connais mal, où je me sentirais

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fort maladroit. Il est très souhaitable qu'un jour prochain quelque chercheur plus averti entreprenne l'analyse d'un commentaire de ce type, par exemple chez Ibn Barragan ou Ibn 'Arabî. »

Tant de modestie, de la part de l'auteur d'une œuvre aussi impressionnante par la somme de connaissances qu'elle met en œuvre (plus que par la puissance de son inspiration), est digne d'être saluée. Néanmoins, le « souhait » ci-dessus exprimé ne laisse pas de surprendre un peu, attendu qu'il a été émis en 1988 ; or, son auteur oublie de préciser que dès 1981, M. Gloton avait fait un pas dans la bonne direction, en publiant aux Editions des deux océans ses traduction et commentaire du Traité sur le nom suprême d'Allah d'ibn Atâ-Allah al Iskandâr. Cet ouvrage devrait être mis entre les mains de tous ceux qui s'intéressent de près ou de loin à l'islam, car il contient, dans ses linéaments, l'essentiel de la doctrine métaphysique des Noms divins, cette clef de voûte de tout l'édifice de la spiritualité islamique.Cependant, pour acquérir une vue approfondie du sujet, et pour embrasser dans sa généralité ce « trait assurément caractéristique de la religion islamique », on ne peut pas s'en tenir au traité d'ibn 'Atâ-Allah, aussi digne d'admiration soit-il, comme tout ce qu'a écrit le grand cheikh alexandrin : il est nécessaire de prendre également en considération beaucoup d'autres sources, notamment les deux fameux commentaires des Noms divins d'ibn 'Arabi et d'ibn Barrajân, évoqués par M. Gimaret, ou encore certains chapitres des Futûhât al Makkiyyah, où il est abondamment parlé des Noms et Attributs divins, et de même, certaines Maktûbât du cheikh Ahmed Sirhindi, le Commentaire des Noms excellents de Kachâni, le Commentaire des Noms – exégèse du du'â juchn kabîr du grand érudit et penseur iranien sabzawâri (ou sabzévari), etc. Idéalement, il conviendrait en outre de tenir compte d'un contexte spirituel plus vaste, auquel ressortissent des auteurs comme Proclus ou Denys l'Aréopagite, qui ont abordé la question des Noms divins avant les musulmans, et ont pu avoir une influence directe ou indirecte sur ces derniers. Tout cela exigerait des développements interminables ; on y consacrerait facilement une vie, et même plusieurs vies.

C'est pourquoi je ne me propose ici que de faire un tour d'horizon de la question des Noms et des Attributs divins dans la tradition islamique, sans entrer dans le détail des développements doctrinaux auxquels cette question se prête. Ce texte justifie donc bien son titre d'« introduction ».Dans un second temps, il conviendrait d'étudier un par un les auteurs les plus significatifs qui ont traité de la question, avant d'entreprendre une synthèse récapitulative, qui serait en même temps un véritable hymne à la gloire du Nom, réalisant aussi parfaitement que possible l'injonction de (Coran 56, ) : « Glorifie donc le Nom suprême de ton Seigneur » (ou : « le Nom de ton Seigneur le Suprême » ; les deux lectures sont possibles, ce qui indique l'ambivalence du Nom, ni identique ni non-identique au nommé). Les pages qui suivent s'efforcent d'anticiper les linéaments de cette synthèse à venir, tout en donnant le convenable sentiment du mystère qui entoure la nature du Nom, halo resplendissant autour de la Face incendiaire du Roi des mondes, voilé à jamais par les Ténèbres de sa Majesté sans nom à ces mêmes mondes que le flux de sa Grâce régénère en permanence.

2. Le problème théologique fondamental

Pourtant, loin s'en faut que l'attention accordée au Nom, à son essence, à sa nature, à sa fonction, soit une spécificité de l'islam. Pour des raisons évidentes, liées à l'inséparabilité de fait des aspects « unitaire » et « infini » au sein du Principe, il s'agit plutôt d'une thématique universelle que l'on retrouve sous des formes diverses au cœur de toutes les grandes traditions spirituelles. Elle occupe notamment une place de choix dans le christianisme des origines, saint Denys l'Aréopagite (ou « pseudo-Denys » pour ceux qui suivent les douteux progrès de la terminologie universitaire) ayant composé un Traité des Noms divins qui a inspiré les chrétientés d'Orient comme d'Occident pendant des siècles. Dans le taoïsme, on la rencontre dès le premier chapitre du Tao te king :

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« La voie qui peut être exprimée par la parole n'est pas la Voie éternelle  ; le nom qui peut être nommé n'est pas le Nom éternel.(L'être) sans nom est l'origine du ciel et de la terre  ; avec un nom, il est la mère de toutes choses.C'est pourquoi, lorsqu'on est constamment exempt de passions, on voit son essence spirituelle  ; lorsqu'on a constamment des passions, on le voit sous une forme bornée.Ces deux choses ont une même origine et reçoivent des noms différents. On les appelle toutes deux profondes. Elles sont profondes, doublement profondes. C'est la porte de toutes les choses spirituelles. »

En réalité, on peut voir aisément que ce passage contient déjà en abrégé toute la doctrine islamique des Noms divins. Aussi, des idées très similaires ont été exprimées par le cheikh 'Abd al Karîm al Jîli dans son ouvrage Des Perfections divines dans les Attributs muhammadiens (Al kamâlât al ilâhiyyah fi-s sifât al muhammadiyyah) :

« sache que l'Essence, en tant que telle, n'a pas chez nous de nom, ni d'attribut, ni de qualité, car Elle est Présence de concentration et d'unité ; Elle est le rassemblement de toutes les présences et leur distinction, et dès lors il n'y a pour Elle, dans ce qu'Allah nous a enseigné, ni nom déterminé, ni attribut déterminé.Car les Noms et les Attributs servent à désigner, à distinguer et à séparer ; or il n'y a ici nul aspect que l'on puisse distinguer d'un autre, nul attribut pour La caractériser selon une signification déterminée au détriment d'une autre. Et il n'y a rien là-bas si ce n'est une Existence pure et absolue, qui concentre en Elle les caractères de Nom, d'Attribut et d'Essence. (...)sache que les Noms et les Attributs dénotent seulement les caractères de la Vérité exaltée au travers de ses resplendissements. À tout resplendissement correspond un Attribut. À tout Attribut correspond un Nom. De sorte que les Noms se sont multipliés à raison des multiples Attributs. Les Attributs se sont multipliés à raison des resplendissements. Les resplendissements à raison des « descentes ». Les « descentes » à raison des caractères. Les caractères à raison de ce qu'exige la Perfection. Les exigences de la Perfection à raison des degrés. Les degrés à raison des lieux de manifestation. Et, enfin, les lieux de manifestation se sont multipliés à raison des Noms ; de sorte que le cercle se referme, et que ce qui était la fin devienne le commencement. »

La similitude de fond entre le passage du Tao te king et les deux passages de l'ouvrage d'al Jîli réunis ci-dessus n'a en fait rien de surprenant, car toutes les traditions spirituelles, dès lors qu'elles ont conçu le Principe de toute chose comme absolument Un, transcendant et par conséquent ineffable, ont été pour ainsi dire « contraintes » de s'interroger en second lieu sur la possibilité de Le nommer, ou de Le désigner de quelque manière que ce soit. C'est ainsi que le discours théologique – ou hénologique – à peine naissant doit, pour « survivre » à une possible annihilation dans son Objet inaccessible, se détourner de Celui-ci et devenir discours sur lui-même, sur sa propre possibilité, la possibilité d'un discours sur le Principe inaccessible et transcendant. Ce faisant, il devient lui-même image du Principe, qui est à Lui-même, en Lui-même sa propre désignation et sa propre Parole sur Lui-même. C'est ainsi qu'il Le désigne en se désignant lui-même, selon un processus circulaire au terme duquel « ce qui était la fin devient le commencement », comme dit le cheikh al Jîli. Par là même, il produit l'univers manifesté, identique en son essence à un discours théologique infiniment déployé. Nommer le Nom, c'est donc le seul moyen de nommer le Principe ; mais ce faisant, il n'est plus l'Un, l'absolument transcendant, le Sans-Nom ; Il n'est plus que le Principe de la manifestation, la « mère de toute chose » comme dit le Tao.

En vérité, c'est une des questions fondamentales qui se posent indistinctement à toute l'humanité, de savoir comment nommer le Principe, l'absolument réel, la Totalité, Dieu, ce que l'on peut dire de Lui, et quel est le domaine de validité des énoncés ainsi obtenus. Il est donc clair que cette question se retrouvera, sous une forme ou sous une autre, au cœur de toute tradition spirituelle. Réfractée différemment selon les différences de perspective, de contexte doctrinal, d'atmosphère spirituelle et intellectuelle, elle se posera de façons diverses et recevra selon les circonstances des réponses variées, qui n'épuiseront jamais la vasteté de cette unique question, toujours ouverte, béante, dont la destinée, en un sens, se confond avec celle de l'homme et de l'univers entier, car comme disait le

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plus grand poète français :

« Personne n'a l'alpha, personne l'oméga.

Ce Nom qu'en expirant le passé nous légua

Sera continué par ceux qui sont à naître

Et tout l'univers n'a qu'un objet : nommer l'Être »

Essayons de préciser cette pensée. La tradition islamique a adopté, à l'instar des Hellènes, la définition de l'homme comme « animal rationnel » (« ζοος λογιστικος », «  ناطق Mais le .(« حيوانmot « nâtiq », équivalent arabe du grec « logistikos » a, bien davantage conservé l'acception première de « parlant », « doué de parole ». De sorte que l'homme est d'abord le vivant capable de proférer une parole, capable de dire, de signifier l'univers, les êtres, et par conséquent l'Être. C'est là son essence même, comme l'indique la définition, c'est-à-dire que l'homme est l'être qui n'est que pour dire l'Être, « dire », ne signifiant rien d'autre ici que « présentifier », rendre présent, manifester la présence. Dans cet acte de dire l'Être se réalise son être propre, et par conséquent celui de l'univers, puisque cet univers est essentiellement l'univers de l'insân, Adam, n'existe qu'en fonction de l'être adamique, du vivant-parlant qui en est le cœur, l'âme, le miroir, qui est chargé à la fois de le récapituler, de le dire et de l'habiter, en tant que « vicaire de Dieu sur la terre ».

Mais les penseurs profonds, de quelque contrée qu'ils viennent, ont suffisamment montré que l'Être lui-même ne peut exister, c'est-à-dire se manifester – puisque l'Être est essentiellement le « principe de la manifestation », – que sur fond du Non-Être qui ne peut être saisi ni exprimé, appréhendé par aucun des modes ordinaires de la connaissance. Comme dit si bien Michel Henry dans L'essence de la manifestation : « L'être n'est être que sur le fondement du Néant en lui » (p. 15). C'est ce Néant qui « était Dieu » selon Maître Eckhart, écrivant dans son célèbre commentaire des Actes des Apôtres (9, 8) : « Und dieses Nichts war Gott », de sorte que pour « voir » Dieu, il faut renoncer à la vision. De même, pour le cheikh al Jîli, le premier des « resplendissements » de l'Essence absolue est le « resplendissement ténébreux » (tajallî 'amâ'i), encore appelé le Néant (al 'adm) car, en tant que « Présence des présences » (Hadrat al hadarât), il n'est aucune présence particulière, il n'est la présence de rien, identique par conséquent à la pure absence d'être. De même, pour Châh Ahmad Sirhindi, Allah doit être déclaré « Existant sans existence » car Il échappe « par le haut » à l'existence, comme cet éternel « au delà de l'au-delà » qui ne se laisse jamais porter dans la lumière de l'Être ou de la connaissance. L'Être lui-même est Parole sur cet au-delà de lui-même qui le constitue comme tel. Pour dire l'Être, il faudrait donc réussir à dire ce qui est antérieur à l'Être et présupposé par lui comme son Fond le plus intime, c'est-à-dire le Non-Être. En tant que celui-ci contient la possibilité de l'Être, il s'identifie en effet à la Déité ou à l'Essence absolue – bien que là où il n'y a pas d'être, on ne puisse réellement parler d'identité, mais plutôt de non-différence, non-distinction ou toute autre expression négative que l'on jugera appropriée (c'est pourquoi Ghazâli, dans le Tabernacle des Lumières, parle seulement d'une « apparence d'identification », et cela après avoir convenu qu'« il n'y a rien dans l'existence à part Dieu »). D'autre part, considéré en tant que tel, le Non-Être ne représente qu'une possibilité radicalement opposée à celle de l'Être, et ne constitue dès lors qu'un aspect limité de ce que René Guénon appelle la Possibilité universelle, qui, dans cette optique, peut également être assimilée à l'Essence absolue, à l'« Infini ». Le plus haut accomplissement imaginable pour l'homme serait de parvenir à « dire » ce Principe antérieur à la distinction de l'Être et du Non-Être, et qui, en tant qu'il s'identifie à la négation de cette distinction et par conséquent de toute distinction, peut être désigné comme pure non-dualité, c'est-à-dire comme Non-Être, dès lors que l'Être est le principe effectif de toute distinction. Cette Non-distinction qui est Dieu, et qui comprend en elle-même le principe de toute distinction, c'est à l'Homme et à lui seul qu'échoit la tâche de la re-présenter au cœur de sa propre Présence. C'est à l'Homme que Dieu a confié le soin d'« apparaître pour lui », ce qui fait littéralement de lui un pro-

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phète, au centre de sa propre épi-phanie. Mais cela – dire ou manifester le Non-Être ou le Non-distinction – est par définition impossible, l'ordre du logos étant coordonné à celui de l'ontos, l'Être étant la Parole absolue qui contient toute parole, et qui voile à jamais en elle-même la condition non exprimée de la Parole, le Non-Être, l'Essence. Il semble donc que l'homme doive, pour se réaliser, accomplir une tâche irréalisable : ce qui est au delà de l'Être, conçu comme le principe de toute expression, est nécessairement inexprimable ; par là même, l'Être n'est pas intégralement exprimable, il renferme toujours en lui une part de non exprimé et de non manifesté, du fait qu'il touche, par essence, à ce qui est au delà de lui, c'est-à-dire à ce qui n'est pas : il n'est être que sur le fondement du Néant en lui...

Pourtant, comme dit encore M. Henry dans l'ouvrage cité (p. 50) : « L'être doit pouvoir se montrer » à nous, pour que nous soyons vraiment Nous, c'est-à-dire cet être à qui et par qui la Vérité de l'Être se montre telle qu'en elle-même, c'est-à-dire comme Non-Être, et c'est pourquoi également « le néant doit pouvoir se montrer » (p. ?). Précisément, la possibilité de « montrer le néant » (ou plus exactement le Non-Être) au cœur de l'Être est le propre de l'Homme, mieux, elle est l'Homme même. Et que veut dire ici « montrer le néant », sinon le voir, en faire l'expérience ? Le « néant » ainsi compris n'est en effet rien d'autre que la pure non-dualité, en laquelle « montrer » et « voir » ne font évidemment qu'un, car aucune distinction ne saurait exister à ce niveau, entre ces deux actes pas plus qu'entre quoi que ce soit. L'Homme est l'être qui peut faire l'expérience de son propre néant, de « ce néant en lui » qui donne l'Être à lui-même. L'Homme est donc lui-même la réponse à la question essentielle que l'on peut formuler ainsi : « comment la condition de possibilité de toute manifestation peut-elle devenir elle-même quelque chose de manifeste... L'être peut-il jamais devenir véritablement et en lui-même un « phénomène » ? » (EDM, p. 50). Ou plus exactement, l'homme véritablement Homme, pleinement réalisé, est celui en qui la « condition de possibilité de toute manifestation », le « Nichts » de Maître Eckhart, devient « quelque chose de manifeste », autrement dit, quelque chose de perçu en lui-même, par lui-même. C'est une grande chose de savoir cela, car cela implique que « plus originaire que la vérité de l'être est la vérité de l'homme » (EDM, p. 53), cette vérité adamique en laquelle, selon le Coran et la tradition islamique, sont concentrés tous les Noms divins, et devant laquelle, pour cela, il a été ordonné aux Anges mêmes de se prosterner. Même si je suis loin de toujours partager son point de vue, M. Henry est un penseur estimable, et je le cite volontiers ici au risque de paraître m'éloigner du sujet. Car à l'aide de formulations fulgurantes (« l'être n'est être que sur fond du néant en lui »), il a parfaitement récapitulé la problématique de la manifestation, qui dans la perspective islamique, se réduit en définitive à celle du Nom. La théologie islamique, en effet, identifie dans la Présence divine, qui est la réalité totale, trois éléments, trois aspects distincts, mais non réellement séparés ni séparables : l'Essence, les Attributs, et les Actes, division que l'on trouve en partie reproduite, selon un schéma récursif, à tous les niveaux du réel, et dont finalement, la division en matière-âme-esprit de la manifestation universelle, qui ressortit au domaine des Actes, est un ultime reflet. Les Noms divins se répartissent en différentes catégories, qui se rapportent à l'un ou l'autre de ces trois aspects : soit à l'Essence, aux Attributs ou aux Actes. Mais ces derniers se réduisent en définitive à la manifestation des Attributs. Ceux-ci, à leur tour, se rapportent à l'Essence, dans laquelle ils trouvent leur réalité unique et véritable. Ils sont des « noms » de l'Essence, et les Actes sont les « noms » des Attributs. Tout se passe comme si, dans le Principe, Essence, Attributs et Actes étaient en quelque sorte ramassés les uns sur les autres, et qu'il appartenait aux Noms de « dilater » cette Réalité principielle en distinguant les différents niveaux qu'Elle englobe synthétiquement, sans toutefois introduire en Elle une multiplicité ou une extension contraire à sa nature essentiellement unitaire. C'est donc au moyen des Noms que s'actualise la distinction purement virtuelle entre Essence, Attribut et Actes, et donc qu'une manifestation peut avoir lieu : ils sont les aspects participables, les modalisations premières de l'Essence non modalisée-imparticipée. Toute la question de la manifestation, c'est-à-dire celle de l'existence d'une réalité relative, distincte de l'unique Réalité inconditionnée, se résume donc à la question du statut ontologique des Noms, du rapport entre les Noms et l'Essence. Et de même, la question du Nom se réduit à celle de la possibilité d'une révélation (c'est-à-dire avant tout d'une auto-révélation). Comme l'avaient parfaitement saisi les gnostiques musulmans, entre autres

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Ghazâli, toute la difficulté de la question tient à ce « phénomène » troublant, lié à la structure cyclique du réel, qui veut que toute manifestation, toute révélation, soit par essence un voilement. Il n'est donc pas étonnant qu'un penseur comme M. Henry, méditant l'œuvre de Maître Eckhart, rencontre les soufis jusque dans leurs formulations, lorsqu'il parle d'une pensée « concevant l'œuvre originelle du dévoilement comme une dissimulation de ce à partir de quoi cette œuvre peut chaque fois s'accomplir » (p.51). Lorsque l'on a compris que le Fondement de tout, le Principe, est insaisissable, comme disait Ghazâli, « en raison de l'intensité même de sa manifestation », que « le voile de sa Lumière, c'est sa Lumière même », il ne reste plus qu'à conclure : « Si l'essence [du fondement] se dissimule dans l'acte même par lequel il ouvre un horizon de lumière, c'est qu'à cette essence il appartient, par principe, de ne pas se montrer » (EDM, p.51). C'est dire la perplexité dans laquelle tombe l'homme qui entreprend de se réaliser en tant qu'homme, en tant que microcosme parlant au sein d'un macrocosme parlé, d'une Parole macrocosmique, c'est-à-dire de « nommer l'Être » intégralement, lui qui est partie intégrante de l'Être. Car on ne pourrait y arriver réellement qu'en nommant le Non-Être (le « Néant en lui » qui confère l'Être à lui-même), c'est-à-dire l'Innomable, le Sans-Nom, ce qui par principe est au delà des Noms et présupposé par eux.

Au fond, c'était déjà le problème débattu dans le Sophiste de Platon :

« L’Étranger  : Avouer que sont deux noms quand on vient de poser qu’est un, et rien de plus, c’est quelque peu ridicule.Théétète  : Comment ne le serait-ce  ?L’Étranger  : Et ce l’est certes complètement d’accorder qu’il y a un nom, quel qu’il soit, mais qu’il n’a pas de signification.Théétète  : En quoi  ?L’Étranger  : Qui pose le nom autre que la chose énonce, d’une certaine manière, deux choses.Théétète  : Oui.L’Étranger  : Et assurément, poser le nom identique à la chose, ou bien c’est être forcé de ne le dire nom de rien, ou bien, si on dit qu’il est nom de quelque chose, il arrivera que le nom soit seulement nom d’un nom, puisqu’il ne l’est de rien d’autre.Théétète  : Certainement.L’Étranger  : Et l’un, puisqu’il n’est certes que l’unité de l’un seul, ne sera, lui-même, que l’unité d’un nom.Théétète  : Nécessairement. » (244b).

En d'autres termes, toute doctrine qui pose le Principe comme Un se contredit elle-même : Le dire « Un », ou d'ailleurs Le désigner de quelque façon que ce soit, c'est le rendre multiple. Comment sortir de cette aporie, tel est le sujet central d'un autre dialoque platonicien, le Parménide. Mais c'est aussi le problème qui se pose à toute doctrine qui se propose de remonter jusqu'à la Racine de toute chose, jusqu'au Principe unique et transcendant, et d'accomplir ainsi la plus haute vocation de l'homme. On peut encore formuler le problème de bien d'autres manières, en partant des différentes définitions « négatives » de Dieu, qui plus ou moins équivalentes au « Non-Être », Le désignent sans Le désigner. Ainsi, Dieu est l'Immédiat, l'Inconditionné. Il est l'Immédiat, c'est-à-dire qu'Il se laisse négativement entrevoir comme plénitude infinie de Soi qui n'a besoin d'aucune médiation, d'aucun intermédiaire pour parvenir jusqu'à Soi et pour jouir de Soi, se délecter de sa propre perfection, alors tout ce qui vient après Dieu participe à l'existence et à la perfection de façon médiate, au mieux via soi-même, dans le cas de la Médiation première, de la Médiation en soi, qui fatalement est sa propre médiation. Mais comment penser le passage de l'Immédiat à la Médiation en soi ? Par notre pensée, nous insérons entre ces deux termes un intermédiaire, ce qui suppose déjà donnée la Médiation. On se trouve alors devant un cas de régression à l'infini. Quoi que nous fassions, il restera toujours entre l'Immédiat et ce qui est à soi-même sa propre médiation, un abîme infranchissable. En vain cherchera-t-on à le combler en posant que ce passage est immédiat, car à moins de se payer de mots, de l'Immédiat, ne peut jamais procéder que l'immédiat, à moins de disposer déjà d'une médiation, ce qui nous ramène au cas précédent. Si, par ailleurs, on définit Dieu – toujours négativement – comme l'Inconditionné, qui contient la condition de toute chose, il

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faudra se demander comment concevoir le passage de l'Inconditionné au premier être conditionné, qui ne peut être que la condition pure, la Condition en soi. Or, concevoir ou penser le passage, c'est le conditionner, donc le supposer déjà accompli. C'est se donner une condition avant la Condition première, ce qui est contradictoire. (On peut bien sûr répondre que le passage est la Condition première elle-même. On aura parfaitement raison, malheureusement, tant que l'on n'a pas dit ce qu'est en elle-même la Condition, autrement dit le Passage, cette réponse reste une tautologie vide. Pourquoi l'opium fait-il dormir ? Du reste, on peut encore formuler le problème à partir de Dieu « défini » comme Ce qui ne passe pas, l'Eternel, l'Immuable. Comment penser le passage de Ce qui ne passe pas au Passage, sans se donner déjà ce dernier ? Etc.). Tel est d'ailleurs le sens des fameuses « antinomies kantiennes », qui ne visent à rien d'autre qu'à démontrer l'impossibilité d'inférer la condition inconditionnée à partir du conditionné ; cela parce que tout acte d'inférence est conditionnel, et suppose donc déjà donné ce qu'il s'agit de trouver. Tout cela, en vérité, était déjà connu depuis la nuit des temps, aussi Kant n'a-t-il en rien inventé les fameuses « antinomies », qui se réduisent au fond à l'impossibilité de nommer de façon adéquate l'Inconditionné, l'Immédiat, l'Absolu, c'est-à-dire l'Essence, au moyen d'une chose par essence médiate, le langage. Mais à la différence de Kant, et de tant d'autres à sa suite, les anciens n'en inféraient pas que l'Essence est totalement inaccessible, et l'homme condamné en conséquence à traîner indéfiniment le boulet de sa finitude dans le bagne de sa condition existentielle. Plus subtils, ils avaient compris que la finitude de l'homme, étant l'image négative de l'Infinitude divine, devient, lorsqu'il la « réalise » véritablement, c'est-à-dire d'une manière qui ne se limite pas à la considération discursive mais implique au contraire le rejet de toute considération autre que l'Absolu, l'instrument qui le délivre de toute finitude. Le philosophe a évidemment raison de soutenir que l'inconditionné ne peut être déduit du conditionné ; mais il faut bien, à défaut, que le conditionné puisse se déduire de l'inconditionné – sans quoi il serait pure irréalité, im-possibilité – et par là même, la voie est ouverte à une induction libératrice. Dieu est le Réel, le Donné par excellence ; or, Dieu étant donné, l'Homme s'en déduit immédiatement ; il s'en déduit lui-même, sans l'aide de personne, pas même de l'Intellect. Et dans cette possibilité de l'autodéduction, doit résider également la possibilité pour lui de s'y reconduire, par un mouvement qui prolonge et inverse à la fois celui de la déduction, génératrice d'hypostases. Sans cela, l'existence conditionnée serait à la fois incompréhensible, totalement vide de sens, et par là même impossible, si l'on admet qu'être conditionné, c'est renvoyer à un inconditionné préalable qui s'exprime chaque fois au travers d'une condition déterminante, et qu'on ne peut donc laisser dans l'ombre ce qui constitue la possibilité de ce renvoi, sans y laisser également la signification et la nature même de ce que l'on entend par « être conditionné ».

Quelle que soit la formulation adoptée, et il en existe bien sûr une infinité, c'est toujours le même problème lancinant qui revient sous des masques divers, comme l'équation fondamentale qui définit l'humanité par l'obligation de la résoudre pour élucider le mystère de sa propre possibilité. Comment dire l'Indicible et parler de ce qui échappe par soi-même à l'emprise de toute parole, de ce qui précède la Parole même et lui succède à jamais ? Ou comme disait encore Hugo, comment « nommer Dieu de façon que l'abîme comprenne » ? En termes plotiniens : « Comment alors parler de lui  ? – Nous pouvons parler de lui, mais non pas l'exprimer en lui-même. Nous n'avons de lui ni connaissance ni pensée. – Comment parler de lui, si nous ne le saisissons pas lui-même ? » (Plotin, Ennéades V). Voilà la question, dont dépend tout le salut de l'homme et l'accomplissement de son essence, et sur laquelle toute tradition est amenée à statuer. On la retrouvera sous une forme ou sous une autre au cœur de tout édifice théologique, au point qu'elle mérite, tant par son universalité que par son essentialité, d'être considérée comme la « question fondamentale de la Théologie universelle », qui n'est rien d'autre que la question de sa possibilité. La conscience de ce qui se joue d'absolument fondamental pour l'humanité dans la possibilité de résoudre cette équation s'exprime en islam de multiples façons, dont la plus caractéristique, et celle qui résume en un sens toutes les autres, consiste dans les beaux vers, si souvent repris, cités et commentés, qui figurent à la fin des Demeures des itinérants de Khwadja 'Abdullah Ansâri :

« Nul « un » n'a affirmé l'Un,

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car quiconque l'affirme est dénégateur.

L'affirmation de celui qui parle de lui-même est nue, l'Un la réduit à néant.

son affirmation par Lui-même est sa véritable affirmation. Quant au qualificatif de celui qui Le qualifie, il est pure hérésie. »

Cette parole est radicale, puisqu'elle remet en question – par le biais d'un représentant éminent de l'autorité spirituelle – la possibilité même de ce qui constitue le principal fondement et le cœur même de l'islam, à savoir le Tawhîd, ou affirmation doctrinale de l'Unité. Mais elle laisse en même temps entrevoir la solution : puisque la seule affirmation de l'Un est son affirmation par Lui-même, c'est-à-dire celle qui à la fois est le fait de l'Un, et réside en Lui-même, de sorte qu'on ne sort pas au total de l'Unité, il ne reste plus à l'homme qu'à participer, en effaçant son propre moi, cette affirmation de l'Un par l'Un qui ne fait qu'un avec Lui. Là est précisément la spécificité de l'être adamique, en vertu de laquelle sa vérité peut être dite « plus originaire que celle de l'Être » : seul l'Homme peut éprouver positivement la vacuité de son être et faire ainsi réellement un avec la Présence divine, qui est éternellement « vide » de tout « autre ». Seul l'Homme, en tant qu'« animal parlant », a la possibilité de se taire et d'« observer le silence », condition primordiale de la parole. C'est en observant le Silence de l'Essence que l'être adamique s'accomplit véritablement, c'est-à-dire qu'il exprime à la perfection la Présence du Seigneur au cœur de sa création, de l'Un au cœur du multiple. Ceci a lieu dans l'état de contemplation qui est le propre des saints, comme 'Abdullâh Ansâri. Une telle contemplation, loin d'être un « état » purement passif, se révèle au contraire comme l'activité par excellence, puisqu'elle coïncide avec l'expression intégrale de l'Essence, au sein de l'Être qui ordinairement la voile. C'est que l'Essence, étant Unité absolue, transcende la distinction entre activité et passivité, entre contemplation et expression, de sorte que le saint, par tout ce qu'implique son existence parmi nous, révèle l'infini pouvoir expressif du silence, devient par lui-même la dénomination ultime de ce qui n'a pas de nom.Montrer qu'une telle participation à l'Unité absolue, non seulement est possible, mais encore, constitue bien un accomplissement, un surcroît de puissance et de vie, et non un suicide spirituel, tel est l'enjeu final de ce qui, en islam, a pris la forme particulière d'une doctrine des Noms divins. Cependant, puisque aucune forme de dualité ne subsiste dans cette participation à l'auto-affirmation de l'Un, en Lui-même et pour Lui-même, il est évident que la preuve de sa possibilité ne saurait résider ailleurs qu'en elle-même. La doctrine des Noms divins, comme aspect de la doctrine islamique qui traite spécialement de la possibilité d'une participation de l'Essence absolue, comprend donc nécessairement un aspect « opératif », qui est la science des Noms en tant qu'« opérateurs métaphysiques » par lesquels se réalise cette participation, c'est-à-dire comme moyens d'accéder à la contemplation de la Réalité ineffable et à la sainteté. Dans cette perspective, les Noms ne sont plus seulement ce par quoi « s'actualise la distinction purement virtuelle entre Essence, Attribut et Actes » de sorte « qu'une manifestation peut avoir lieu », ils sont également ce par quoi, au terme du processus de manifestation, s'accomplit l'abolition de cette distinction et le retour à l'Unité de l'Essence. Ou plus exactement, les Noms sont le lieu où les deux fonctions, où distinction et retour à l'Unité, coïncident exactement. Le Nom est le secret de cette coïncidence originaire qui permet le passage de la distinction à l'indistinction, et vice-versa ; et c'est pourquoi, en islam, le Mystère du Nom synthétise le problème théologique fondamental, qui est celui de la possibilité d'une « science de l'Ineffable par essence », et la solution de ce problème, qui consiste à rendre une telle science effectivement possible, ou du moins à en poser les bases.Il s'agit là, bien sûr, d'une vue générale et synthétique. Voyons maintenant dans quels termes « concrets » la question se posait et se pose du point de vue des données textuelles de la tradition.

3. Un problème d'exégèse

a) Les Noms dans le saint Coran et la tradition

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Ces données, ce sont, comme on le sait, d'abord le Coran, paroles divines incréées révélées par l'intermédiaire de l'Ange Gabriel au Prophète Muhammad pour « sceller » la prophétie au cœur de ce cycle humain, ensuite la tradition orale remontant à Muhammad, la Sunnah, constituée par la somme de ses dires et de ses faits et gestes, tels qu'ils ont été rapportés par ses Compagnons et consignés ensuite par les sages des premières générations.De cet ensemble de textes, plusieurs éléments émergent, qui offrent un point de départ à la fois « naturel » et « historique » pour aborder la question qui nous intéresse. Tout d'abord, les Noms divins sont évoqués dans un certain nombre de versets coraniques, en relation chaque fois avec quelques hadiths qui en explicitent le sens. Chacun de ces versets a donné lieu a une abondante littérature exégétique, dont l'interprète traditionnel se doit de tenir compte. Parmi les données les plus importantes, il y a d'abord les versets 31-33 de la deuxième sourate : « Et Il apprit à Adam la totalité des Noms, puis Il les présenta aux Anges et dit  : Informez-Moi de ces Noms, si vous êtes véridiques ! * Ils dirent  : Gloire à Toi ! Nous n'avons de savoir que ce que Tu nous a appris. Certes c'est Toi l'Omniscient, le sage. * Il dit  : ô Adam, informe-les de ces Noms. Puis quand celui-ci les eut informés de ces Noms, Allah dit  : Ne vous ai-Je pas dit que Je connais les mystères des cieux et de la terre, et que Je sais ce que vous divulguez et ce que vous cachez ? ». Ces versets et les suivants font partie de ceux qui relatent la création d'Adam, la chute d'Iblis (satan), qui refusa de se prosterner devant lui avec les Anges en raison de la spécificité adamique symbolisée ici par la connaissance des « Noms », et la sortie du Paradis. Ils sont donc d'une importance ontologique et cosmologique capitale, et ce n'est pas pour rien que la thématique du Nom intervient dans ce contexte. Rien, cependant, n'indique qu'il s'agisse ici des « Noms divins », et l'interprétation la plus générale de ces versets laisserait plutôt entendre que la «  totalité des Noms » signifie « les noms de toutes choses ». Mais finalement, comme il est reconnu que l'existence en sa totalité se ramène aux Noms d'Allah et à leurs manifestations successives, les deux interprétations ne diffèrent pas essentiellement, et l'on comprend que certains exégètes traditionnels aient sans hésiter identifié les « Noms » évoqués ici aux « Noms divins ». Il est alors usuel de rapprocher ces versets des hadiths bien connus disant qu'« Allah a créé Adam à son image (selon sa Forme) » ou « à l'image (selon la Forme) du Tout-miséricordieux ». Il s'élabore ainsi, en relation étroite avec la doctrine des Noms – si étroite, à vrai dire, que l'on ne saurait guère les séparer – une anthropologie de l'Image divine qui joue dans la spiritualité islamique un rôle essentiel, sur lequel nous aurons à revenir.On trouve ensuite, dans les dernières sections du Coran, une série de versets du type « Béni soit le Nom de ton Seigneur, détenteur de la Transcendance et de la Générosité » (Cor. 55, 78), « glorifie le Nom de ton Seigneur le Très-grand » (56, 74) et idem en (56, 96), qui composent la trame d'une thématique coranique de la glorification du Nom.Il y a enfin une autre série de versets qui développent le thème des « Noms excellents » et qui émaillent la totalité du Livre, tel le verset 8 de la sourate Tâ-hâ (sourate 20) : « Allah ! Point de divinité à part Lui ! À lui sont les Noms excellents » ou encore (59, 24) : « c'est Lui Allah, le Créateur, l'Existenciateur, l'Informant. À Lui les Noms excellents. Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre Le glorifie, et c'est Lui le Puissant, le sage ». Tous les versets de cette série renvoient au premier et au plus souvent commenté d'entre eux, comme à leur type et à leur modèle, le verset (7, 180), qui sert de point de départ « rituel » à la plupart des traités sur les Noms divins : « c'est à Allah qu'appartiennent les Noms excellents. Invoquez-Le par ceux-ci et laissez ceux qui profanent ses Noms : ils seront rétribués pour ce qu'ils faisaient ». Il est regrettable que ce verset soit rarement cité en entier, car il est assez remarquable : il contient à la fois l'affirmation première et fondamentale des Noms, qui est une pierre angulaire de la théologie islamique, l'ordre d'Invoquer Allah par eux, qui définit l'un des fondements pratiques de la spiritualité musulmane, et enfin, il pose le principe d'une sorte de « tolérance » religieuse basée non pas, comme l'insaisissable « tolérance » moderne, sur une confusion systématique de la vérité et de l'erreur, mais bien sur cette idée fondamentale que le Vrai se suffit à lui-même, qu'il renferme le germe de sa propre récompense, de même que le Faux renferme, pour ceux qui adhèrent à lui, le principe et le germe de leur propre destruction, sans qu'il soit nécessaire de faire appel au critère d'une juridiction

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extérieure. Mais le commentaire de ce verset nous entraînerait beaucoup trop loin, s'il fallait céder à la tentation de le mener jusqu'au bout selon les divers angles d'approche possibles.Pour en revenir à notre question centrale, celle des Noms, l'usage traditionnel a convenu de rapprocher du verset (7, 180) précédemment cité un hadith selon lequel « Allah possède quatre-vingt dix-neuf Noms : cent moins un. Celui qui les retient (ou les dénombre) entrera au Paradis ».Il existe en réalité – comme c'est presque toujours le cas pour les traditions importantes – plusieurs leçons de ce hadith, certaines comprenant une liste des Noms en question.

Autour de l'ensemble textuel formé par le verset (7, 180), le hadith sur les « 99 Noms » avec sa variante « longue », et divers autres textes qui précisent le sens des précédents, s'est développé au fil des siècles une abondante littérature axée sur le thème des « 99 plus beaux Noms », leur nature, leur lien avec l'univers créé, les effets et les mérites de leur étude et de leur mention, etc.L'objectif visé est d'abord l'identification précise des Noms en question. En effet, tandis que la version « courte » du hadith des 99 est universellement acceptée, l'authenticité de la version « longue » (avec liste des Noms) paraît moins assurée. De toute façon, un autre hadith précise que ces 99 Noms identifiés aux « Noms excellents » mentionnés dans le verset (7, 180) sont tous dans le Coran. Des collectes minutieuses, menées par d'innombrables chercheurs, ont donc abouti à la constitution de plusieurs listes, ne se recoupant pas complètement, qui n'ont cessé de circuler dans le monde musulman, à peu près des origines de la théologie islamique jusqu'à nos jours. Une des grandes questions débattues par les théologiens, docteurs de la religion, imâms, est d'estimer le degré d'authenticité de ces différentes listes. La question n'a jamais été et ne sera jamais tranchée définitivement, et l'opinion le plus sage à ce sujet est sans doute celle de l'imâm Ghazâli, qui considère que le nombre des Noms excellents nous est connu avec certitude, ainsi que l'identité de certains d'entre eux, comme « Allah », « le Tout-miséricorde », « l'Un », dont il est impensable qu'ils ne fassent pas partie du nombre, mais que la liste complète est un mystère d'Allah qui se réserve, du moins jusqu'au Jour dernier, la connaissance exacte de ses Noms. Ceci étant à la fois la marque d'une sorte de divine pudeur, qui accroît le respect du serviteur pour un Maître qui respecte vis-à-vis de lui la distance de son propre secret, et une incitation à collecter, mémoriser et mentionner le plus de Noms possible, au delà même des 99 « plus beaux », car les Noms divins, de façon générale, sont innombrables, ou leur « nombre » infini, comme celui des aspects multiples que nous pouvons avoir de l'Unité impénétrable, et les connaître ou les mentionner, pourvu que l'intention soit droite, est toujours un acte louable.

Mais il se développera également une thématique visant à élucider la nature et le statut ontologique du Nom, des Noms en général, et des « Noms excellents » en particulier. C'est sur ce terrain-là que surgissent, immédiatement, les questions les plus délicates qui se posent à l'intelligence islamique. C'est l'arène de combat où se sont empoignées toutes les grandes écoles traditionnelles de pensée, mais aussi le terrain fertile des plus puissantes élaborations conceptuelles qui aient vu le jour en islam.Car bien c'est là que se révèle, dans son inexorable acuité et sa perpétuelle urgence, ce que j'ai appelé à la section précédente la « question fondamentale de la Théologie » : comment concevoir que nous puissions nommer l'Absolu, cependant que Celui-ci nous y enjoint, et en fait même la condition absolument indispensable pour que notre vie ait un sens ?Que cette question surgisse rapidement quand on essaie de rendre compte des diverses données textuelles relatives aux Noms, résulte de leur caractère éminemment contradictoire, dont l'harmonisation requiert les lumières d'une herméneutique appropriée. D'une part, en effet, le Coran contient abondance de versets qui attribuent à Dieu des noms, généralement dérivés de certaines qualités : le Puissant, le savant, le sage, le Créateur, l'Eternel, et avant tout, bien sûr, le Bienfaiteur, le Bienfaisant (ou le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux, parmi les nombreuses et insatisfaisantes traductions proposées), « ar-Rahmân, ar-Rahîm », noms qui suivent immédiatement celui d'Allah dans la formule inaugurale, la basmallah, par laquelle commencent toutes les sourates à l'exception de la neuvième, dont le statut est particulier. Ou encore, Lui attribuent certaines actions d'où l'on dérive logiquement des dénominations correspondantes : tel le fameux verset (7,

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54) : « Votre Seigneur, est Allah, Celui qui a créé les cieux et la terre en six jours, puis s'est établi sur le Trône », d'où l'on peut déduire qu'Il se laisse désigner comme « Celui qui s'est établi sur le Trône » – le sens de cette expression étant une inoxydable pomme de discorde entre commentateurs.De l'autre, on sait que le Coran affirme avec force la transcendance de Dieu sur tout ce qu'Il a créé, sur tout ce qui est autre que Lui, notamment dans l'importante sourate al Ikhlâs :

« Dis : Lui, Allah, est Un ; Allah, celui qui se suffit totalement à lui-même ; Il n'a pas engendré et n'a pas été engendré ; Et rien n'est semblable à Lui ».

Une affirmation aussi radicale paraît confiner Dieu dans son inaccessible transcendance, ce qui suppose l'impossibilité absolue de Le nommer, puisque Le nommer, c'est le faire tomber sous un genre commun à Lui et à certaines de ses créatures : par exemple « le Doué de vision », qui le fait semblable à l'homme et à la plupart des animaux, alors que « rien n'est semblable à Lui », ce qui implique qu'Il est au delà des genres. Il ne suffit même pas tout à fait de déclarer que Dieu possède la vision, la sagesse, la science, etc. de manière éminente et intrinsèque, alors que les êtres créés ne possèdent ces mêmes qualités que de manière très imparfaite et par participation.Le fait même de nommer implique la connaissance, donc la possession. Tel est bien, d'ailleurs, l'objectif premier du rituel, qui ne vise à rien d'autre qu'à s'approprier le Divin, ou du moins sa puissance, à travers ses Noms : « Appelez-Moi, et Je vous répondrai... » (Coran, 40, 60). Comme dit Ghazâli : « le connu tombe d'une certaine façon sous l'emprise et la domination du connaissant ». Si l'homme pouvait nommer Dieu, le nommer réellement, « de façon que l'abîme comprenne », il pourrait le connaître, et par là, Dieu ne serait pas au dessus de la science humaine, qui est une de ses créatures. Il ne serait même plus absolument supérieur à l'homme, qui est le détenteur et donc en un sens le maître de cette science. Ajoutons à cela une contradiction encore plus flagrante, due au fait que le Coran affirme explicitement, en divers endroits, l'inaccessibilité de Dieu à la connaissance humaine ou même angélique. Par exemple (2, 255) : « de sa science, ils n'embrassent que ce qu'Il veut », ou encore (6, 103) « Les regards ne peuvent l'atteindre, cependant qu'Il saisit tous les regards ».D'où il résulte qu'il ne devrait pas être permis à l'homme de dire qu'il est savant, Puissant, etc. Or, c'est pourtant sa propre Parole qui l'affirme tel, et qui nous ordonne d'en faire autant !

Autre difficulté, étroitement liée à la précédente : La même sourate al Ikhlâs citée plus haut peut être regardée comme une affirmation de la pure Unité de Dieu, qui n'a rien à envier en radicalité métaphysique au Parménide de Platon ou à d'autres textes identifiant le Principe premier de l'existence à l'Un par excellence, à l'Un en tant qu'Un. D'ailleurs l'islam s'appuie tout entier sur la proclamation de l'Unité du Principe, Allah « Unique et sans associé ». Mais les Noms et les Attributs qui leurs correspondent sont plusieurs, ils sont même nombreux comme on l'a vu. Se rapportent-ils donc tous à un concept unique ? Supposition absurde, car il est manifeste que « le savant » ne signifie pas la même chose que « le Tout-puissant », même s'ils s'appliquent au même sujet. Ils doivent donc se rapporter chacun, au minimum, à un « aspect » différent de la Divinité unique. Mais c'est admettre en l'Un une multiplicité d'aspects, incompatible avec la simplicité de son essence. D'ailleurs, reconnaître à Dieu une Science, un Vouloir, une Puissance, etc. distincts de son Essence et coéternels à celle-ci, c'est au mieux trahir l'esprit de la sourate al Ikhlâs, et au pire, tomber dans une sorte de « polythéisme », ce que certains adversaires de l'islam ont de tout temps essayé d'exploiter à des fins polémiques.Enfin, Plotin et d'autres sages de la Grèce avaient déjà remarqué, bien avant cela, que certaines de ces qualités que les mythologies « solaires » attribuent généralement aux Immortels impliquent d'elles-mêmes une certaine multiplicité : ainsi la science, qui suppose une dualité au moins théorique entre le sujet et l'objet, même s'il arrive accidentellement que les deux coïncident. C'est pourquoi ces sages dépouillaient Dieu de la science même, ainsi que de la volonté, de la puissance, etc.Il semble donc qu'attribuer à Allah la connaissance et d'autres qualités similaires, comme le font certains versets du Coran, contredise d'autres versets ainsi que le premier pilier de l'islam, la

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profession de foi, qui affirment sans ambiguïté qu'Il est Un.

En résumé, une double difficulté surgit à la lecture du Coran (et de certains hadiths) :

- Comment définir le statut des Noms divins, c'est-à-dire comment sauvegarder la transcendance absolue de ce qui est ainsi nommé, et par là même, apparaît conditionné par notre parole ? Comment nommer – et, pour un croyant, comment invoquer – cette transcendance sans la nier, et commettre ainsi à son égard une forme de sacrilège impardonnable ?

- Comment définir, par rapport à l'Essence divine, le statut des Qualités ou Attributs essentiels, tels que la Science, la Puissance, la Volonté, l'Unité, etc. d'où sont dérivés certains de ces Noms ? Comment concilier la multiplicité de ces Qualités, attestées par la Révélation comme d'ailleurs par la raison (qui ne peut accepter facilement l'idée d'un Dieu impuissant, ignorant, etc.), avec l'absolue simplicité-singularité de l'Essence, dont on trouve également l'attestation dans le Coran ?

Ces difficultés n'ont bien sûr pas échappé à la perspicacité des plus anciens commentateurs. Comment d'ailleurs leur auraient-elles échappé ? Il suffit d'un minimum de rigueur intellectuelle pour s'apercevoir que si réellement, le Principe de tout n'est « semblable à rien » de ce qui vient après Lui, alors tout ce qui est énoncé sur Lui et par Lui après ou avant cela devient inintelligible, ou plutôt, la possibilité même d'une telle énonciation – qui est la possibilité d'un monde – devient une énigme, l'Enigme par excellence, celle qu'il devient vital de percer – celle que tous les théologiens dignes de ce nom devront s'efforcer de percer – ce qui justifie de qualifier la question des Noms (et Attributs) divins comme la « question fondamentale de la théologie » (islamique mais aussi, d'une certaine façon, de la Théologie en général).À l'importance de cette problématique font écho les vers d'Ansâri cités plus haut, « nul « un » n'a affirmé l'Un, car quiconque l'affirme nie, etc. ». Ou ces autres, cités par l'imâm Quchayri dans sa célèbre Épître :

« mon Existence est que Je me dérobe à l'existence, au moyen de ce qui procède de Moi en fait de témoignage sensible ».

b) L'Un sans qualités.

Lorsque l'on traite des « sources » de la tradition islamique, que ce soit en tant qu'observateur « neutre » et extérieur ou en tant que croyant engagé sur la voie du Prophète et des « Nobles Prédécesseurs », il ne faut pas craindre d'y inclure, aux côtés de la Révélation proprement dite – Coran et Sunnah, paroles des Imâms – le legs des doctrines pré-islamiques qui ont eu une influence notable sur le développement formel de cette tradition, au premiers rang desquelles il y a la philosophie hellénique, et plus particulièrement le néo-platonisme, dont la transmission au monde musulman via la Perse est une histoire connue. La résistance que cette vision, qui pourtant tombe sous le sens, rencontre encore souvent chez les musulmans, même si elle est due à des motifs en partie honorables – volonté de maintenir une nette distinction entre l'élément réellement divin de la tradition et l'élément humain et contingent – ne fait que nuire à une saine compréhension des phénomènes, et jeter un voile sur la fonction eschatologique de l'islam vis-à-vis de ces traditions antérieures. Cela au moment même où, dans une ultime ( ?) et récente tentative désespérée d'« éteindre la Lumière d'Allah avec leurs bouches » (Cor. 9, 32), les colonnes délabrées d'un Occident failli frauduleusement ont entrepris de dissocier les éléments constitutifs de la tradition islamique, espérant trouver dans les masses musulmanes aliénées par rapport à leurs propres racines, ainsi que dans leurs « élites » encore plus aliénées, des complices involontaires à leur œuvre de déconstruction et de sape. La certitude qu'Allah veille en personne sur le dépôt de la plus auguste des traditions nous dispense heureusement de nous pencher sur le détail pathétique de ces manigances comploïdes. Mais comme on n'ignore jamais totalement le contexte dans lequel on écrit, il est bon de souligner, en passant, que notre démarche va résolument à l'encontre d'un certain (mauvais) esprit du temps. Après avoir passé en revue les principales données coraniques et prophétiques sur lesquelles s'est

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érigé un savoir traditionnel relatif aux Noms, nous observerons donc que ces données n'ont pas été reçues, comme certains voudraient (se) le faire croire, sur une terre spirituellement et intellectuellement vierge, mais bien sur un terrain préparé essentiellement – et j'ajouterais : providentiellement – par la philosophie hellénique, qui avait déjà croisé sur son chemin le même type de questionnement. Il ne s'agit pas ici de faire une étude complète des Noms divins dans le néo-platonisme ou le christianisme, ce qui nous entraînerait fort loin et ne serait pas d'une grande pertinence pour notre propos ; juste de rappeler quelques paroles significatives parmi toutes celles qui ont pu frapper l'oreille des premiers musulmans, au moment d'opérer une mise en forme conceptuelle de leur tradition. Pour ne pas en citer mille autres, relisons ces passages des Ennéades, entendons-la, cette voix familière venue du fond des âges, la voix du sage Plotin, essayons de l'entendre telle que pouvait l'entendre un savant en Allah du deuxième siècle de l'Hégire, vivant au rythme de « Dis : Lui, Allah, est Un » et « À Lui les Noms excellents ».

« Car puisque la nature de l'Un est génératrice de tout, elle n'est rien de ce qu'elle engendre. Elle n'est pas une chose ; elle n'a ni qualité ni quantité ; elle n'est ni intelligence ni âme ; « elle n'est ni en mouvement ni en repos ; elle n'est pas dans le lieu ni dans le temps » ; elle est en soi, essence isolée des autres, ou plutôt elle est sans essence puisqu'elle est avant toute essence, avant le mouvement et avant le repos ; car ces propriétés se trouvent dans l'être et le rendent multiples. » (Ennéades VI, 9, 3)

« Chercher ses qualités, c'est demander ses accidents ; or, il n'a point d'accidents. La recherche de son essence montre encore mieux qu'il ne faut poser sur lui aucune question. Saisissons-la, s'il nous est possible, en notre intelligence, et apprenons qu'il est sacrilège de rien lui attribuer. » (Ennéades VI, 8, 10)

« Si donc le Bien existe, si, avec lui, existent sa volonté et son choix, dont il est inséparable, il faut qu'il n'y ait pas là plusieurs choses ; mais on doit ramener à l'unité sa volonté et son essence ; son vouloir et son être viennent nécessairement de lui. Nous découvrons donc, par le raisonnement, que le Bien s'est produit lui-même ; si la volonté vient de lui comme son œuvre, et si elle est identique à son existence, c'est donc lui qui se donne à lui-même l'existence ; et il est ce qu'il est non par hasard, mais parce qu'il l'a voulu. » (Ennéades VI, 8, 13)

« C'est que, sans le saisir par la connaissance, nous ne sommes pas tout à fait sans le saisir  ; nous le saisissons assez pour parler de lui, mais sans que nos paroles l'atteignent en lui-même. Nous disons ce qu'il n'est pas  ; nous ne disons pas ce qu'il est. Nous parlons de lui en parlant des choses qui lui sont inférieures. Pourtant rien n'empêche que nous le saisissions, sans l'exprimer par des paroles. » (Ennéades V, 3, 13)

Que de telles paroles de sagesse, combinées aux données propres de la Révélation muhammadienne, soient au fondement d'un édifice traditionnel et conceptuel qui ne se réduit pas à ces seules données et qui ne sera jamais non plus un « édifice » totalement achevé, une chose froidement monumentale assoupie dans sa pesenteur objective, voilà ce qu'il n'est pas raisonnable aujourd'hui de nier. Encore faut-il assigner à chaque composant la place qui lui est due : la tête à la place de la tête, le cœur à la place du cœur, etc. – C'est aussi la fonction de toute tradition spirituelle, de recueillir le reliquat d'influences spirituelles issues des traditions antérieures dont elle reprend le flambeau. Il ne s'agit pas de « récupération » (comme on lit de loin en loin sous la plume de gribouilles qui redécouvrent périodiquement que l'islam ou le christianisme ont « emprunté » aux paganismes antérieurs – lesquels auraient, eux, surgi de nulle part...), ni d'« influence » au sens humain, individuel et profane, seulement d'une manière de « recyclage » – s'il est permis de s'exprimer ainsi – qui échoit régulièrement à toute tradition « nouvelle », en tant qu'elle ne peut pas laisser se perdre des éléments encore valables, c'est-à-dire encore opérants du point de vue spirituel, appartenant au substrat antérieur. Cela résulte évidemment de ce que la tradition est, par essence, une force de conservation et de redressement. L'islam, de ce point de vue, ne fait pas exception. À la lumière de son Livre révélé et de l'enseignement prophétique, il a fait le départ, conformément à la Volonté divine, entre les éléments encore vivants et « opérationnels » et ce qui n'était plus que

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formalisme vide, c'est-à-dire idolâtrie ou « associationnisme », dans l'héritage des civilisations antérieures. Par son universalité, il a pu sans problème intégrer des éléments rituels ou doctrinaux issus de ces civilisations, mais néanmoins validés selon sa perspective propre. L'exemple de la métaphysique néo-platonicienne est particulièrement représentatif à cet égard. Dans les formulations parfaites du saint Coran, celle-ci était bien sûr présente intégralement en acte, et non pas en puissance, ce qui impliquerait le passage à l'acte sous l'influence d'une cause extérieure, ce qui est inacceptable pour une tradition véritablement complète, a fortiori pour la forme traditionnelle ultime et récapitulative que l'islam prétend être. Présente actuellement, donc, mais sur un mode non explicitement différencié des autres formulations de la métaphysique traditionnelle que le Coran enveloppe synthétiquement, la vérité du néo-platonisme s'est révélée aux musulmans à la lumière de la vérité coranique, dans laquelle se trouvait son type le plus achevé. C'est cela qui a permis l'intégration, en islam, d'un certain nombre d'éléments plotiniens, procliens et porphyriens, notamment. Cette intégration est en réalité une réintégration de la vérité néo-platonicienne dans la vérité coranique à laquelle elle a été reconnue comme équivalente. Rien n'a donc été « ajouté » par là à l'islam, rien non plus n'a été « détourné » du néo-platonisme ni d'aucune autre tradition, mais les aspects correspondants ont été identifiés, et les formulations équivalentes, légitimées (abstraction faite, bien entendu, de la variété des attitudes qui peuvent exister sur le plan individuel). Par la suite, ces formulations doctrinales, ces concepts d'origine pré-islamique mais « intégrés » régulièrement (en réalité, plutôt réintégrés), serviront de « matière » grâce à laquelle vont pouvoir se différencier certains aspects implicitement contenus dans l'unité de la Révélation. Cette fois, c'est donc la vérité néo-platonicienne (par exemple) qui sert de « révélateur » à un aspect « caché » de la vérité coranique, mais à la manière dont un objet coloré révèle la lumière dans laquelle il est plongé : parce que celle-ci le révèle. – Quant à l'aspect de la vérité islamique auquel le miroir du néo-platonisme a permis, en se laissant éclairer par elle, de se révéler selon sa spécificité, je pense qu'il tombe sous le sens. Il s'agit de tout ce qui se rattache à l'unité du Divin pensée comme signifiant essentiellement la divinité de l'Un, au thème de l'Un ineffable, transcendant, sans qualité, impossible à nommer, à décrire ou à connaître intuitivement, qui produit par son être même sans l'intervention d'une volonté conditionnée, etc. Il faut bien comprendre que ce n'est pas nier l'essence coranique de ces idées, que d'affirmer le rôle joué par les formulations d'origine néo-platonicienne, dans leur développement systématique à partir d'un donné profondément synthétique. Au contraire, c'est de négliger ce rôle, et plus généralement, de méconnaître la complémentarité providentielle qui existe entre la Révélation et le terrain culturel dans lequel elle prend racine , qui interdit de comprendre pourquoi le développement de la spiritualité islamique, au fil des siècles, a pris tel cours plutôt que tel autre. Avec le risque, finalement, de ne plus rien comprendre à cette spiritualité même, et d'en rejeter des aspects essentiels. On en voit malheureusement des exemples chaque jour.

c) Ism et Nismah ou Onoma et Pneuma

Si le ism, c'est-à-dire le Nom, trouve le moyen de s'exprimer, c'est grâce à la nismah, au souffle vital, qui lui permet de mettre en branle l'air au voisinage des cords vocales, et finalement, de se répandre jusqu'aux confins de l'espace, tout en demeurant en lui-même. À l'inverse, dès que le souffle vital s'éveille à sa propre existence, et se met à opérer dans les profondeurs de l'être, il se modalise suivant un Nom, que ce soit celui de l'Ipséité, le plus indéterminé de tous les Noms connus, ou quelque autre plus secret encore. Il y a une complémentarité évidente entre le ism et la nismah, entre onoma et pneuma, entre le Nom et la Respiration principielle. Celle-ci n'est elle-même rien d'autre, au fond, que le premier des Noms manifestés, celui par lequel s'accomplit la manifestation de tous les autres. Dans le dhikr, qui est le rite par excellence mettant en œuvre la vertu opérative des Noms, il ne s'agit de rien d'autre, finalement, que de régler son propre souffle sur le mouvement continu de l'Inspiration et de l'Expiration divines, jusqu'à ne plus respirer que par Lui, pour Lui et avec Lui. Mais l'homme n'est pas le seul être à respirer. Tout ce qui vit respire  ; en particulier, la tradition, qui est éminemment vivante, a sa propre respiration, comme tout être vivant. – Je suis évidemment de ceux qui pensent que, quand il s'agit de traditions au sens véritable,

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non seulement il n'y a pas de « progrès » concevable, mais il ne saurait même pas y avoir d'« histoire » au sens strict, au sens moderne et « scientifique » du terme. Il y a l'Histoire sainte, oui ; la seule et unique « histoire » que puisse reconnaître un croyant, mais elle est heureusement tout sauf une « histoire » au sens moderne. Pour reprendre une distinction chère à un philosophe controversé, elle serait plutôt historiale qu'historique, elle est proprement l'historial de l'Absolu, et c'est à ce titre qu'elle ne peut que remporter l'adhésion du vrai croyant et le rejet du moderne, pour qui il n'y a pas d'absolu et tout est historique (et non pas historial, donc). Comme disait Antonin Artaud : « On peut dire par conséquent que la question du progrès ne se pose pas en présence de toute tradition authentique. Les vraies traditions ne progressent pas puisqu'elles représentent le point le plus avancé de toute vérité. Et l'unique progrès réalisable consiste à conserver la force et la forme de ces traditions » (Les Tarahumaras, p.94). On retrouve ici ce que nous disions plus haut, sur le caractère essentiellement conservateur de toute tradition. Encore faut-il savoir de quel mode de conservation l'on parle. Il y a celui d'une momie dans ses bandelettes, qui maintient peut-être sa forme pendant un temps indéterminé, mais certainement pas sa force. Et puis il y a celle du vivant. C'est la vie qui est le principe de conservation véritable. La vie n'est pas seulement changement, adaptation, écoulement perpétuel, comme le pensait Bergson et comme le pensent encore tant de gens peu informés, elle est bien davantage continuité, permanence, unité. Comme l'a bien montré M. Henry, c'est d'ailleurs l'idée d'unité qui permet le mieux de saisir ce qu'est en elle-même la vie. La vie est l'unité d'un être organique. Certes cette unité se maintient dans l'adaptation constante de l'organisme aux conditions extérieures et intérieures, mais cette adaptation n'a lieu que parce qu'il y a en cet être un principe qui l'incite à garder son unité, son identité et son intégrité. En tant que vivante, la tradition s'adapte pour conserver sa forme et sa force, elle n'« évolue » et ne progresse pas. En tant que vivante, la tradition possède une unité organique qui lui est donnée dès l'origine, et qui subsistera tant qu'elle sera vivante, tant qu'elle conservera « sa force et sa forme ». Voilà ce que signifie « représenter le point le plus avancé de toute vérité ». La tradition islamique (comme la tradition tarahumara) « représente le point le plus avancé de toute vérité », et c'est pourquoi, il fallait nécessairement que tout fût donné au départ ; autrement dit, il est absurde d'imaginer, comme a l'air de le faire Corbin, quelque chose comme un processus historique au cours duquel elle se serait « constituée », un approfondissement graduel qui aurait débouché sur un « ésotérisme » non intégralement présent dès l'origine, et même de toute éternité. Elle n'a pas d'histoire, tout au plus un historial ; elle n'a pas d'histoire, mais, en tant que vivante, elle a une respiration, un mouvement propre, composé de phases alternées, au cours desquelles elle déploie les multiples aspects enveloppés dans l'unité de son essence, comme tout être vivant et en particulier pensant. Cette unité vivante de la tradition est aussi celle d'une pensée qui ne cesse de se saisir elle-même à travers les multiples « visages » qu'elle présente au monde à travers les âges. Tous ces « visages », tous ces aspects successifs présentés par la tradition islamique à travers le temps se ramènent ainsi à l'unité de son essence, par le biais de cette respiration subtile qui relie tous les aspects et les transcende, qui est la saisie de son unité par elle-même, en elle-même.

Parti d'une terre sans nom, brûlée par un astre implacable qui consume tout jusqu'à la racine comme s'il voulait tout anéantir pour forcer l'être à témoigner de son propre néant, d'une terre vouée depuis toujours au culte ardent de l'Unité, du lieu même où le Premier Homme a rencontré la Mère de l'humanité, l'islam a répandu sa nismah, son parfum ou souffle vital sur les vieilles civilisations fatiguées aux alentours, les revivifiant de son esprit, et s'assimilant au fur et à mesure les éléments encore vifs de ces civilisations afin de les faire participer à sa propre œuvre de glorification du Vivant Un. Mais on se doute bien que si parfaite soit la forme islamique originaire, ou plutôt en raison de cette perfection même, l'accomplissement de la vocation eschatologique inscrite dans la nature d'une telle perfection impliquait, et implique d'ailleurs toujours, une constante adaptation de cette forme aux conditions qu'elle contribue elle-même à créer du fait qu'elle transforme le paysage des civilisations où elle pénètre. Parmi les plus remarquables de ces adaptations, il faut mentionner l'élaboration, à partir du 2e siècle de l'ère islamique, d'une théologie rationnelle et spéculative en accord avec les principes fondamentaux de l'islam. On a souvent écrit, tant dans le monde musulman que dans le monde de la recherche universitaire occidentale à sa suite, que la fonction

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première de ce qui deviendra la discipline du kalâm était apologétique : il se serait agi essentiellement de répondre aux objections des non musulmans. Cette vision me paraît bien réductrice. En réalité, si l'on réfléchit un peu, on verra qu'il était simplement impensable que l'islam s'implantât durablement sur le sol de civilisations exprimant traditionnellement leurs plus hautes vues sur le Principe de toute chose selon les modalités de l'argumentation dialectique, sans développer à son tour une théologie basée sur ces mêmes modalités. Ce faisant, un écart est créé par rapport à la pureté originelle d'une sagesse à l'image du désert dont elle est issue, s'exprimant par un silence dont le pieux recueillement n'est interrompu que de loin en loin par la soudaine exubérance d'une oasis de locutions témoignant de la fugitive vision du transcendantal. Mais cet écart, loin de signifier l'éloignement et l'exil comme on le croit souvent à tort, a pour seul but de se ressaisir soi-même, dans une conscience de soi accrue et renouvelée, bien que fondamentalement inchangée. Au fond, c'est l'histoire même de la civilisation, de toute civilisation traditionnelle en tant qu'elle ne peut être envisagée comme rigoureusement fixe à travers le temps, qui peut se résumer ainsi : un procès par lequel le principe fondateur de cette civilisation s'écarte de lui-même, pour revenir à lui-même dans un accroissement et un renouvellement de soi qui est en même temps une perpétuation de son identité. C'est ainsi que M. Henry définit la « culture » comme « l'autotransformation de la vie, le mouvement par lequel elle ne cesse de se modifier soi-même afin de parvenir à des formes de réalisation et d'accomplissement plus hautes, afin de s'accroître ». Cette définition me paraît tout à fait exacte, à condition de préciser – ce que M. Henry ne fait malheureusement pas ici, mais qui n'en résulte pas moins des postulats mêmes de sa pensée – que ce « mouvement » est essentiellement cyclique, et le demeure tant qu'aucune cause extérieure, génératrice d'entropie ou de « barbarie », ne vient le perturber et le dénaturer, car comme le disait Artaud, « les vraies traditions ne progressent pas puisqu'elles représentent le point le plus avancé de toute vérité. Et l'unique progrès réalisable consiste à conserver la force et la forme de ces traditions ». Il n'est pas difficile par ailleurs de voir que le cycle d'une civilisation ainsi envisagé ne fait que reproduire, à un certain niveau, le cycle total de la manifestation telle que le décrivent justement les doctrines métaphysiques traditionnelles, et cela parce que le noyau fondateur d'une civilisation (traditionnelle) donnée est une certaine représentation du Principe, auquel il s'identifie symboliquement, et qu'il imite dans sa façon de se manifester. Ce noyau primitif qui contient en acte la totalité d'une civilisation telle qu'elle se manifeste à elle-même au cours des cycles de son « histoire », constitue le véritable nom de cette civilisation ; le mouvement par lequel elle s'écarte dans ses productions culturelles et revient à elle-même par le dépassement constant de celles-ci qui est le fait d'une élite intellectuelle, est sa respiration, sa nismah. Rien, peut-être, n'illustre mieux ce schéma que la façon dont l'islam, qui n'était précisément rien d'autre à l'origine qu'une élite intellectuelle absorbée dans la contemplation de l'Un, s'est progressivement constitué comme une civilisation complexe, avec ses institutions variées et ses savoirs multiples, notamment sa théologie. Le plus remarquable est que, pour jeter les bases de cette théologie discursive, c'est vers un fonds gnostique, ésotérique, « mystique » réellement au sens des Mystères antiques, depuis toujours présent en lui, que l'islam va se tourner. C'est de ce fonds, pour ainsi dire cœssentiel à la Révélation coranique – événement « mystique » par excellence – que sont issus directement le soufisme et le gnosticisme chi'ite, dont l'ismaélisme représente la forme la plus ancienne. Mais c'est d'une rupture interne à ces mouvements essentiellement initiatiques, ou du moins d'un « extériorisation » de leur enseignement que, d'après l'historiographie traditionnelle, seraient nés la théologie et la philosophie « exotériques ». On a donc là l'illustration parfaite de l'antériorité de l'« ésotérisme » sur l'« exotérisme » et de la complète dépendance de celui-ci par rapport à celui-là, la Révélation, elle, se situant encore à un plan supérieur, au delà de cette distinction. Par suite, on ne s'étonnera pas que, dans la grande mutation que les institutions de l'islam subissent à ce moment clef de leur histoire qui se situe aux alentours du 6e-7e siècle, la théologie rationnelle et la philosophie se voient « réabsorbées » dans la gnose, dans l'ésotérisme qui connaît à la même époque une véritable « crue » : ibn Barrajân et ibn 'Arabi dans le sunnisme occidental, Ghazâli puis Semnâni dans le sunnisme oriental, un peu plus tard Amuli dans le chi'isme vont contribuer de façon décisive à l'éclosion d'une forme radicalement nouvelle de discours théologique, qui constitue la synthèse de la gnose, de la philosophie et de la

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théologie rationnelle ; tant et si bien que, si l'on excepte quelques tentatives isolées dont ibn Rushd (Averroès) constitue le meilleur exemple, la théologie et la philosophie au sens strict ne produiront plus de grandes œuvres après ibn 'Arabi : la vitalité intellectuelle de l'islam ne se dément pas – contrairement à ce que prétendent certains – mais elle s'est définitivement déplacée vers le soufisme et la gnose ; une gnose d'un genre nouveau, il est vrai, qui a su intégrer le meilleur des disciplines « concurrentes ». En somme, tout cela était dans l'ordre des choses : pour qui sait voir, le kalâm des origines, tout pétri encore du fond gnostique dont il est issu, devait tôt ou tard finir par fusionner avec le tassawwuf, qui illustre la permanence de ce même fond. Ce qui veut dire aussi que la « nouveauté » radicale que constitue, en son temps, le soufisme « spéculatif » d'ibn Barrajân, ibn 'Arabi, etc. n'est, comme toute « bonne » nouveauté, qu'un retour aux sources sous une apparence différente ; il résulte en effet de la réunification d'éléments qui n'ont été que progressivement distingués, pour des raisons d'adaptation de l'islam aux conditions qu'il avait lui-même contribué à créer. Une telle réunification ne signifie pas que la distinction est rayée d'un trait de plume, supprimée purement et simplement, mais plutôt, qu'elle coexistera désormais avec l'unité de ces éléments, dans le cadre d'une synthèse qui reflète, sur un mode de complémentarité, l'indifférenciation primitive. Autrement dit (et de façon bien sûr très schématique) : chez un Ja'far Sâdiq, le gnostique ('ârif) n'est pas distingué du théologien (mutakallim) ; chez un Bistâmi, le premier exclut absolument le second ; chez un ibn 'Arabi, les deux coexistent, à la fois distincts et inséparables, transcendés par l'unité de l'ensemble qu'ils forment. – Il y a encore une autre chose qui mérite d'être notée ici. D'un point de vue conceptuel, le principal sinon le seul moteur de la théologie islamique, à ses débuts et dans la suite, n'est autre que la question du statut ontologique des multiples Noms et Attributs divins mentionnés dans le Coran, relativement à l'Essence dont celui-ci affirme l'Unité et l'Ineffabilité. Bien que d'autres problèmes, plus ou moins connectés à celui-là, viennent moduler ce processus, telle est la contradiction motrice, ou, pour utiliser un terme plus approprié, tel est le Mystère central autour duquel s'organise le développement des sciences islamiques – développement qu'il convient d'envisager plutôt comme « historial » qu'« historique », comme « respiration » plutôt que comme écoulement unidirectionnel. Que cette respiration, en islam, ait justement pour principe moteur l'idée de Nom dans la contradiction vertigineuse et vitale qu'elle implique me paraît, en soi, pourvu d'une forte charge symbolique. C'est ainsi que dans sa constitution « historiale » même, l'islam semble avoir pour fonction de révéler l'identité originelle, l'interpénétration réciproque, dans le principe, du Ism et de la Nismah, de l'Onoma et du Pneuma. Une conséquence de cela est qu'en islam, la question des Noms divins contient une référence implicite à l'histoire. Cette idée, dans laquelle il faut voir l'un des axes théoriques principaux du présent travail, a d'ailleurs été exprimée de la façon la plus explicite par le plus grand sage de l'islam, ibn 'Arabi, au chapitre quinzième des Futûhât al mekkiyyah, dans un passage extrait d'un long développement sur le Pôle, dont voici la traduction aussi fidèle que possible :

« Lorsque cet imâm [appelé Mudâwi-l kalûm] partit, il adouba pour le remplacer dans la fonction de Pôle [l'homme appelé] al Mustaslim. La plus grande partie de ses connaissances avait trait au Temps (zamân), et c'est là une science vénérable, au moyen de laquelle on connaît l'Éternité (azal), qui manifeste le sens de la parole divine: « Allah était, et il n'y avait nulle chose avec Lui ». Cette science [de l'Éternité], nulle ne la connaît si ce n'est les Isolés (afrâd) parmi les hommes, et c'est cela – l'Éternité – que l'on désigne par les expressions de « Temps primordial » (ad-dahr al awwal) et « Temps des temps » (dahr ad-duhûr). De cette Éternité a procédé le Temps, et c'est à cause d'elle qu'Allah s'est appelé « le Temps » (« ad-Dahr »), conformément à la parole du Prophète (PBSL): « n'instultez pas au Temps, car c'est Allah qui est le Temps ». Le hadith est sain et sûr, et celui qui parvient à la connaissance du Temps [véritable] (ad-dahr) ne s'arrête pas à une chose sans la rapporter à la Vérité (al Haqq), car c'est à Lui qu'appartient l'élargissement suprême.C'est par cette science également que se sont multipliés les discours relatifs à la Divinité, et que se sont différenciées les formulations doctrinales, et elle les accueille toutes, sans en rien rejeter. Elle est la Science générale et l'Auxiliaire divin, et ses secrets sont merveilleux; elle ne possède pas d'existence individuelle, mais elle est en toute chose comme un juge qui accueille le rapport à la Vérité, et qui accueille le rapport à la Manifestation. L'Éternité est le Sultan de tous les Noms, ceux

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qui sont connus comme ceux qui sont cachés de nous. »

Pour bien comprendre ce texte, il importe de remarquer qu'il existe en arabe deux termes que l'on peut traduire par « le Temps » : « az-zamân » et « ad-dahr ». Ibn 'Arabi établit néanmoins une différence sémantique entre les deux, le premier désignant le Temps qui passe, l'écoulement proprement dit, tandis que le second, qui est également un des Noms d'Allah selon la tradition islamique, se rapporte de façon beaucoup plus générale à l'idée de temporalité comme puissance qui mesure et unifie les phénomènes. Tellement générale qu'elle en vient à englober l'Éternité même, désignée comme le « Temps des temps », c'est-à-dire la mesure par excellence des phénomènes, et le principe du Temps proprement dit (soit dit en passant, tout ceci rejoint remarquablement les conceptions de Proclus sur les rapports entre l'Un, le Temps et l'Éternité, mais je n'ai malheureusement pas la place pour développer cette idée). C'est d'ailleurs cette assimilation de l'Éternité au « Temps primordial » et au « Temps des temps » – au sens de dahr, non de zamân –  qui permet à ibn 'Arabi d'expliquer, par une exégèse très subtile, l'attribution traditionnelle du Nom « ad-Dahr » à Allah. Cela étant posé, ce texte est remarquable en ceci qu'il fait apparaître clairement le lien fondamental entre la doctrine des Noms divins et la doctrine du Temps dans son acception la plus générale, englobant aussi bien l'écoulement temporel (zamân) que l'Éternité (azal), et touchant par là à la connaissance du Principe même. Ceci appelle encore une autre remarque, à savoir que, dans cette acception supérieure de « mesure générale des phénomènes », le Temps apparaît, loin devant l'Espace, comme la condition par excellence de la manifestation, sur laquelle toute autre condition – notamment spatiale – est plus ou moins calquée. De même, l'Éternité qui est le principe du Temps, et proprement sa négation, apparaît comme le modèle de toute modalisation inconditionnée du Principe, autrement dit de tout aspect non manifestable de l'Essence, par lequel Elle détermine une modalité manifestable correspondante. Or telle est bien la définition des Noms divins, pris dans leur signification transcendante. On comprend dès lors que l'Éternité – ou plus exactement le Temps, mais compris comme Temps primordial – soit désignée comme le Sultan des Noms ; en tant que Nom divin, c'est elle en effet qui assigne à chaque Nom sa fonction et son caractère propres ; et envisagée en tant que forme primordiale (et négative) de la temporalité, c'est elle également qui régit les différentes phases des multiples cycles temporels. Il y a un domaine où ces deux aspects fonctionnels de l'Éternité se rencontrent : c'est la question de la succession, à la fois logique et chronologique, des formes théologiques ou des doctrines relatives au Principe suprême, et de leurs rapports. Vu que ces doctrines peuvent être considérées comme les innombrables variantes des réponses possibles à la question « comment nommer le Principe de toute chose ? », le fait que leur multiplication, leur distinction et leur ordonnancement (chrono)logique relève du même principe métaphysique qui commande à la distinction et à l'ordonnancement des Noms, et que ce principe soit lui-même un Nom, revêt une signification éminente, en accord avec ce qui précède. Il signifie que le pouvoir de déterminer sa propre manifestation, d'en varier et d'en sérier les modalités, n'appartient qu'au Nom, car il est, en lui-même, ce pouvoir par lequel l'Unité conditionne, mesure et rapporte à Elle-même ses multiples procession, tel qu'il ne dépend d'aucun pouvoir plus élevé, hormis celui de l'Essence non participable. En d'autres mots, le ism est le fondement de la nismah, il est ce qui, dans l'Identité suprême de la Divinité, détermine sa propre expression, notamment à travers la succession des formes théo- ou hénologiques. On constate d'ailleurs qu'en islam, si les différentes écoles de pensée spéculative se sont distinguées principalement sur base de leur rapport à la question des Noms et Attributs divins, les autres grandes questions qui font entre elles l'objet d'un désaccord doctrinal – lorsqu'elles ne sont pas définitivement au dessus de tout désaccord doctrinal possible, comme c'est le cas dans la perspective purement métaphysique d'ibn 'Arabi – ont précisément trait au problème du Temps et de l'Éternité : éternité ou non-éternité du monde, rapport de la prédestination à la volonté humaine (et à la responsabilité qu'elle implique), etc. On a là un autre indice sûr du lien qui existe entre la science traditionnelle du Temps – et de la succession des doctrines et des formes traditionnelles – et celle des Noms divins. Enfin, il ne faut pas oublier que tout ceci prend place, chez ibn 'Arabi, au sein d'un développement plus vaste lié à la fonction du Pôle et à ses prérogatives en matière de science. Dans ce contexte, il est rappelé par le Hâtimite que « le véritable Pôle, c'est l'Esprit muhammadien », et

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que l'avènement de l'islam comme forme traditionnelle correspond à son passage dans le domaine « visible », qui caractérise la fermeture du cycle de la Prophétie légiférante.

Cette circonstance suffit certainement à expliquer le statut particulier de la doctrine des Noms au sein de la tradition islamique. Étant liée, comme nous le verrons plus en détail par la suite s'il plaît à Dieu, à l'émergence et à la constitution progressive de toute une « culture spéculative », jusqu'à la réintégration de cette dernière dans la gnose dont elle est issue, elle ne peut s'étudier qu'au travers des formes successives par lesquelles cette culture est amenée à révéler intégralement, en le voilant, le Mystère impénétrable qui lui a donné naissance. Aussi, il ne faut pas s'étonner si la suite de ce travail prend une tournure en partie « historique » (en réalité plutôt « historiale »). Ce qui est recherché ici, dans l'énumération des formulations théoriques successives, ce n'est pas cette énumération pour elle-même, mais comme étapes d'un processus qui dévoile sa propre origine en la voilant, et devient ainsi le symbole même du procès au cours duquel le Principe se voile dans sa manifestation.

4. Aux sources de l'islam spéculatif : Falsafah néo-platonisante et kalâm mu'tazilite

Le mystère qui, aux yeux de la « science » profane, entoure l'islam des origines, et notamment l'émergence de « phénomènes » comme le tassawwuf et le kalâm, peut se comparer au mystère dont le Principe s'entoure Lui-même aux yeux de la multiplicité profane. D'ailleurs, il est bien évident, en raison de l'analogie signalée plus haut, qu'il en va peu ou prou de même du commencement de toute civilisation traditionnelle : celui-ci se doit d'être plus ou moins obscur, par imitation de l'obscurité qui entoure initialement l'Origine de toute chose, dont il est l'image. Ce dont on peut être sûr d'un point de vue traditionnel, en revanche, c'est qu'à l'origine, se trouve la connaissance sacrée, la Gnose dans sa forme la plus pure. L'activité intellectuelle des premières communautés musulmanes apparaît comme un bouillonnement intense où tout ce qui sera élaboré par la suite, au cours des siècles, est déjà présent sous une forme éminente, mais indifférenciée, l'ésotérisme, en l'espèce du tassawwuf (ou du 'urfân, versant chi'ite) dominant le tout.

a) Entre Gnose et rationalisme : le milieu intellectuel baghdâdien sous les premiers abbassides

Si nous ouvrons par exemple le Mémorial des saints d'al 'Attar, chronique traditionnelle de la sainteté en islam depuis les origines jusqu'au tournant symbolique représenté par la mort d'al Hallaj (avec laquelle s'achève une première grande période de la spiritualité islamique), deux figures retiennent l'attention, parmi les personnages qui donnent leurs noms aux premiers chapitres du livre : ceux de Hassan al Basri et de Ja'far as-Sâdiq. Il s'agit de deux des plus grandes personnalités spirituelles de la générations des « Successeurs » (tâbi'ûn), qui fait suite à celle des Compagnons. Le premier est revendiqué à la fois par le sunnisme exotérique et par le soufisme, dont il est sans aucun doute l'une des premières personnalités marquantes ; le second est aussi reconnu comme une autorité légitime par les sunnites et les soufis, mais il est de plus revendiqué par les chi'ites septimains et duodécimains (imâmites). Pour tous, il est le sixième Imâm : pour les septimains (ismaéliens), il est le dernier Imâm visible, celui qui précède la « Grande Occultation » ; pour les duodécimains, il joue un rôle non moins important, occupant le milieu de la série des Imâms ; c'est en son honneur que l'école de droit canon (fiqh) adoptée aujourd'hui par la majorité des duodécimains s'est nommée l'école « ja'farite ». Dans la notice qu'il lui consacre, al 'Attar écrit : « Pour attirer sur nous la bénédiction céleste, nous avons tout d'abord parlé de Ja'far Sâdiq, parce qu'il était comme un des membres de l'Entourage intime, parce qu'il est le modèle de tous les docteurs et qu'il a mieux parlé qu'eux tous de la voie qui mène à Dieu. En évoquant le souvenir de Ja'far Sâdiq, il nous semble que c'est comme si nous évoquions celui de tous les membres de la

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Famille. En outre, ceux qui suivent la doctrine de Ja'far Sâdiq considèrent les douze imams comme ne faisant qu'un tout, chacun d'eux représentant les douze et les douze ne faisant qu'un. D'ailleurs le degré atteint par Ja'far Sâdiq dépasse celui de tous les autres docteurs. La foi qu'ils avaient à eux tous se trouvait tout entière en lui seul, et il était versé dans toutes les sciences  ». Il faut noter qu'al 'Attar lui-même était sunnite ; dans son Mémorial, il consacre d'ailleurs un chapitre aux imâms Ch'âfi'i, Ahmad et abu Hânifah. Ce passage est donc intéressant, notamment pour la mention des « douze imâms » et de « ceux qui suivent la doctrine de Ja'far Sâdiq » ; il s'agit d'un exemple très ancien de légitimation de la voie du chi'isme imâmite par une autorité sunnite (et soufie), mais aussi d'une indication sur le fait que la position de Ja'far se situe au delà de la distinction entre ces diverses voies. Par sa science universelle, il dépasse tous les autres docteurs, et les résume en quelque sorte à l'avance, transcendant les oppositions entre leurs doctrines particulières. Dans une certaine mesure, il en va de même de Hassan al Basri, que l'auteur du Mémorial appelle «  ce nourrisson de la prophétie, ce sanctuaire de la science, ce président des hommes d'élite, cheikh Hassan Basri, que la miséricorde de Dieu soit sur lui ! », et à qui il prête symboliquement le fait d'avoir reçu enfant le lait d'Oum salamah, la femme du Prophète, et d'avoir bu dans la cruche de ce dernier, qui aurait dit « autant il a bu d'eau de la cruche, autant de ma science il lui écherra en partage ». Cela bien qu'il soit établi qu'il est né une dizaine d'années après la mort du Prophète, ce qui prouve bien que ces événements sont de nature essentiellement symbolique. Ils ont leur réalité hors du temps, hors de l'histoire au sens « historique » (mais non au sens « historial ») : c'est « hors du temps » qu'al Basri a bu à la cruche du Prophète et qu'il est devenu le « nourrisson de la prophétie », c'est-à-dire le détenteur d'un savoir essentiellement initiatique, supra-humain par conséquent, ne devant rien à un mode de transmission purement humain. Et voilà où je voulais en venir. L'importance de toutes ces données pour la question qui nous occupe apparaîtra clairement quand on aura dit que, d'après l'historiographie traditionnelle, c'est dans l'entourage d'al Basri que se serait formé le premier noyau de ce qui allait devenir le mouvement mu'tazilite, première école musulmane de théologie rationnelle, d'où procèdent toutes les autres ; et de façon similaire, c'est autour de Ja'far, et plus précisément au sein de la nébuleuse ismaélienne, du nom de son fils Ismaël ben Ja'far, l'Imâm caché des septimains, que s'est constitué l'embryon de ce qui allait devenir la « philosophie islamique », la falsafah pour les siècles à venir. Il est tout de même remarquable que, à ma connaissance du moins, aucun spécialiste universitaire occidental n'ait jamais tiré, de ces faits bien connus et tellement parlants, la moindre conclusion un tant soit peu substantielle. C'est tout au plus s'ils sont mentionnés dans les histoires, avec toutes les réserves possibles quant à leur « historicité » ; mais pas une seule référence à une possible signification symbolique, qui pourtant, me paraît crever les yeux. Ils montrent à l'évidence que les modalités « exotériques » de la pensée spéculative, la théologie rationnelle, la philosophie « profane », en islam, ont pour point de départ l'extériorisation d'un savoir originellement initiatique, gnostique. Mais le plus remarquable, c'est bien le parallélisme de cette double origine : d'un côté, soufisme et théologie (kalâm), de l'autre, gnosticisme chi'ite et philosophie, apparaissent comme les aspects « intérieur » et « extérieur », initialement indifférenciés, puis progressivement distingués par la suite, d'un même savoir d'origine transcendante, qui en soi, n'est ni sunnite, ni chi'ite, ni soufi, au sens restreints qu'ont ces termes aujourd'hui, mais est tout cela à la fois, avec prédominance de l'aspect « intérieur », initiatique. – Encore faut-il voir qu'au moment où elles commencent à se détacher de concert du fond initiatique où baignait l'intellectualité islamique primitive, dans cet incroyable, poignant et mystérieux chaudron en ébullition, où toutes les tendances spirituelles se mêlaient pour produire la civilisation la plus raffinée de l'univers, qu'était la métropole de Baghdâd au temps des premiers califes abbassides, la théologie spéculative et la philosophie ne se différencient guère l'une de l'autre. Le kalâm (mu'tazilite) est vraiment la première démarche purement spéculative de l'esprit qui ait vu le jour en islam ; le faylasûf, à l'origine, n'est qu'un mutakallim qui pousse un peu plus loin que ses collègues le souci de l'abstraction formelle (et pas tellement plus loin, au début). En fait, pendant des siècles, il sera bien difficile d'établir une ligne de démarcation précise. Ainsi, les Épîtres des Frères de la Pureté, célèbres gnostiques ismaéliens se revendiquant du pythagorisme et présentant une théorie de l'émanation par phases successives d'inspiration typiquement néo-

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platonicienne, contiennent de nombreux passages dans l'esprit du kalâm : je pense notamment à certains chapitres relatifs à la contingence du monde ou au caractère volontaire de l'activité divine, qui pourraient figurer tels quels dans un traité de théologie ach'arite ! De même, lorsqu'on lit al Kindi, grand penseur ismaélien considéré comme « le père de la philosophie arabe », on s'aperçoit que sa pensée présente bien des similitudes avec celle du grand mu'tazilite abu-l Hudhayl al Allaf, son contemporain plus âgé. Même volonté d'affirmer la transcendance de l'Un ; même croyance en la contingence du multiple, qui se traduit par le refus inconditionnel de l'éternité du monde ; même type d'argumentation dialectique, emprunté au néo-platonisme tardif, et qui résultait d'une synthèse entre la dialectique platonicienne proprement dite, la logique d'Aristote, et l'usage plotinien de la métaphore pour appuyer l'intuition de l'Un. C'est ainsi que L. Gardet a pu écrire : « On discutera longtemps sans doute pour savoir si Abû Yûsuf al-Kindi (m. vers 870) fut faylasûf ou mutakallim (mu'tazilite). Nous dirions volontiers qu'il fut d'abord faylasûf, mais en accord avec mainte thèse mu'tazilite, et selon des modes de procédés rationnels qui laissent s'établir une certaine indifférenciation entre les deux disciplines » (Dieu et la destinée de l'homme, p. 16). À l'inverse, l'école mu'tazilite khâbitiyyah affiche une doctrine totalement similaire à celle des philosophes néo-platonisants : ses représentants croient à la métempsycose, et considèrent que la création est à l'origine purement spirituelle, peuplée d'âmes intelligentes, capables intrinsèquement de contempler et de connaître Dieu ; certaines de ces âmes ont agi conformément à sa volonté et ont été fixées dans sa contemplation pour l'éternité ; d'autres ont désobéi et ont de ce fait été condamnées à séjourner dans des corps matériels afin de se purifier. Avec de pareilles idées, les khâbatiyyah sont de fait des falâsifah parmi d'autres, voire des gnostiques, bien qu'il soit d'usage de les considérer comme des mutakallimûn. Rien n'est donc plus faux, absurde même au fond que d'établir une opposition inconciliable entre kalâm, soufisme et philosophie, comme le font encore de nos jours certains spécialistes renommés qui n'ont, semble-t-il, pas dû lire al Kindi ni les Ikhwân as-safâ', si ce n'est de façon toute superficielle (je pense notamment à M. Rémi Brague, pour ne pas le nommer ; j'ai eu l'occasion de le réfuter sur ce point dans un texte précédent). Le kalâm et la falsafah ne sont, au départ, que deux aspects d'une même démarche intellectuelle, qui ne se sont différenciés que peu à peu, sous l'influence des conditions extérieures, qu'ils contribuaient dans le même temps à modifier, comme il arrive toujours dans ce genre de processus. Cette différence est d'abord fonctionnelle. La théologie garde longtemps un lien plus étroit avec les questions d'éthique religieuse et d'exégèse du Texte sacré ; la philosophie apparaîtra comme davantage tournée vers l'héritage hellénique, et son intégration à l'islam. Mais il n'y a, au fond, pas de réelle solution de continuité, et les deux disciplines sont – tout au moins à l'origine – comme les deux faces d'un même dispositif chargé précisément d'établir la jonction entre les données issues de la Révélation muhammadienne, et celles issue du legs de la civilisation hellénique (et perse, devrait-on ajouter) ; car, ainsi que je l'ai signalé plus haut, réintégrer le reliquat spirituel des civilisations antérieures au sein d'une tradition vivante et intégrale disposant d'une Révélation non altérée est le rôle de toute forme traditionnelle nouvellement établie, à plus forte raison quand il s'agit d'une forme qui se veut ultime et récapitulative de tout le cycle. Or une telle réintégration implique des adaptations dans la forme en question, qu'elle réalisera d'autant mieux qu'elle est plus universelle et plus parfaite dans son principe (ce que je veux dire, c'est qu'une certaine adaptabilité, la faculté d'intégrer des éléments en apparence étrangers, ne sont pas contradictoires avec la perfection effective).

b) Lumières de l'apophatisme

Le trait commun du kalâm primitif et de son double, la falsafah originaire, est sans aucun doute le caractère fondamentalement apophatique de leur démarche. Leur plus constante préoccupation est d'assigner des bornes strictes à ce qu'il est permis d'énoncer discursivement du Principe, afin d'en préserver l'absolue transcendance, telle que l'affirment à la fois la métaphysique néo-platonicienne et le Coran. De ce point de vue, l'ensemble de la Oummah islamique doit sans doute un tribut aux mu'tazilites, bien qu'elle n'en convienne pas toujours comme il faudrait. Ils eurent sans doute bien des défauts, mais ils furent les premiers à ressentir, très profondément, la tension que porte en lui le Texte coranique, entre ces deux aspects, Ineffable et qualifié, du Divin ; tension qui, sous l'éclairage

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cru de la raison discursive, se mue automatiquement en contradiction qu'il faut résoudre si l'on veut préserver la cohérence du Texte. Opérer cette transmutation, sous l'influence de l'implacable raison, d'une contradiction plus ou moins larvée, en une véritable antinomie avec tout le scandale qu'elle comporte, puis tenter de résoudre cette antinomie de la façon la plus acceptable pour la raison, telle fut en quelque sorte la mission historique des mu'tazilites, ceux par qui le scandale – qui devait arriver – arriva. L'ingratitude de ce rôle laissait présager l'échec du mu'tazilisme ; du moins, il est tentant de l'affirmer a posteriori. Reconnaissons que leur tâche ne fut pas facile, et qu'ils ont tout de même accompli un effort qui fut loin d'être vain, puisqu'il a conditionné, de façon positive et négative (à travers, notamment, les oppositions qu'ils ont suscitées), tout le développement ultérieur de la théologie islamique, dans le sens le plus large.

On parle constamment « du » mu'tazilisme, comme s'il s'agissait d'une chose unique et parfaitement définie. En fait, plus qu'une seule grande école, le mu'tazilisme est une constellation d'écoles de taille variable, chacune groupée autour d'un maître plus ou moins illustre ayant sa doctrine particulière. Il y a certes un certain nombre d'idées, de principes communs à tous ces mu'tazilismes, mais beaucoup de ces principes sont également communs à nombre de leurs adversaires de l'époque (par exemple, le postulat que l'être, en général, se répartit entre substances et accidents). En outre, les différences doctrinales entre certaines branches du mu'tazilisme peuvent être beaucoup plus importantes qu'entre telle d'entre elles et certaines écoles non mu'tazilites. Par exemple, certaines écoles mu'tazilite présentent une doctrine d'inspiration clairement néo-platonicienne, alors que d'autres se rapprocheraient plutôt des philosophes « naturalistes » et du stoïcisme. Entre les deux, le fossé n'est pas moins grand qu'entre le mu'tazilisme « modéré » d'al Jubbâ'i, et la doctrine de son disciple et néanmoins adversaire al Ach'ari. En revanche, le courant mu'tazilite présente une indéniable unité du point de vue des questions abordées et des méthodes utilisées ; il vaut donc mieux considérer le mu'tazilisme, non comme une mouvance structurée, mais comme une certaine attitude intellectuelle, diffuse, reflétant l'état d'esprit d'un milieu et d'une époque, caractérisé par la volonté d'explorer rationnellement, au moyen des méthodes héritées de la culture hellénique, le mystère de la transcendance divine tel qu'il se manifeste dans le Coran. – Au niveau des thèses, nous avons vu que le principal souci du mu'tazilisme, comme d'ailleurs de la philosophie à ses origines, était d'affirmer la transcendance absolue de l'Essence divine, de La préserver de toute « ressemblance » avec les « créatures » ; Dieu n'est ni une substance, ni un accident, ni un corps, ni quelque chose qui a ressemblance avec le corps : Il n'a ni forme, ni dimension, ni localisation dans l'espace, Il est parfait, sans défauts, sans commencement ni fin ; Un, mais d'une unité qui n'est pas celle du nombre ; car l'Unité véritable est au delà du nombre, comme le « démontre » d'ailleurs al Kindi dans sa Philosophie première. Selon cette conception radicale, qui entend tirer les ultimes conséquences des affirmations coraniques relatives à l'Unité de l'Essence, les multiples Qualités que la Révélation Lui attribue par ailleurs, et les Noms qui en découlent, apparaissent donc sous un jour plutôt négatif, comme une menace potentielle pour la transcendance de l'Essence Une, menace que le travail spéculatif aura pour but essentiel de conjurer. Pourtant, les mu'tazilites sont aussi les premiers à affirmer que Dieu, s'Il est cause de l'univers, doit posséder Science, Puissance et Volonté : Science, car l'activité sans connaissance ne produit que désordre, or l'univers apparaît parfaitement ordonné ; Puissance, car sans puissance il n'y a pas d'activité possible ; et Volonté, car l'action volontaire, c'est-à-dire libre, est meilleure que l'action « naturelle », qui apparaît comme contrainte, et ne convient pas au Principe, qui doit demeurer libre dans toutes ses productions. Ces arguments passeront comme un lieu commun dans la tradition ultérieure ; on les retrouve tels quels chez les Frères de la Pureté, puis avec divers ajouts ou modifications chez Ach'ari, Avicenne, Ghazâli, etc.  – Selon D. Gimaret, les mu'tazilites sont aussi les premiers à avoir formulé un principe fondamental, reconnu à leur suite par tous les théologiens musulmans, « à savoir que toute qualification reconnue à un existant implique dans cet existant, ou produit par lui, quelque chose qui lui vaut cette qualification » (La doctrine d'al-Ash'arî). Désormais, la question des Noms divins reviendra donc à la détermination du « quelque chose » qui, dans chaque cas, vaut à Dieu la « qualification » envisagée. Ce « quelque chose » sera soit l'Essence même, soit un Acte accompli par Dieu, soit enfin un « ma'nâ », c'est-à-dire un « sens » ou une « entité » à déterminer ; une telle

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entité était généralement appelée « wasf » par les mu'tazilites, mais les théologiens, à partir d'al Ach'ari, prendront l'habitude de la désigner par le terme « sifah », que l'on traduit par « Attribut ». La signification profonde, cachée de ce principe apparaîtra plus tard, dans la suite du texte, s'il plaît à Dieu ; en attendant, considérons que l'Attribut désigne tout ce qui est source de qualification, et donc de nomination ; de ce fait, il est à remarquer qu'à l'origine, les deux notions de Nom et d'Attribut sont mal distinguées, et continuent souvent, même dans la suite, à se comporter comme des termes interchangeables ; cette situation s'explique en partie par certaines particularités de la langue arabe sur lesquelles nous aurons à revenir. D'un point de vue métaphysique, la question est de savoir quel statut assigner à ces Attributs par rapport à l'Essence transcendante. Pour la majorité des mu'tazilites, ils possèdent une réalité incontestable, car sans eux, pas de création possible ; cependant, il n'y a nul doute que cette réalité se réduit en dernière instance à celle de l'Essence, car il ne saurait y avoir place pour aucune forme de multiplicité en Dieu. C'est donc pour la création qu'Essence et Attributs sont différenciés ; pour Dieu, ils ne font qu'un. Cette distinction entre « pour la création » et « pour Dieu » semble être la clef de voûte de la doctrine mu'tazilite des Attributs, et finalement, on peut dire qu'elle n'a jamais été vraiment remise en question par les écoles ultérieures, de sorte que tout musulman qui professe une doctrine reconnue traditionnellement, aujourd'hui comme hier et, espérons-le, encore demain, est un peu mu'tazilite, de ce point de vue. Cependant, de quelle façon précisément passe-t-on du « pour Dieu », où prévaut l'Unité pure, au « pour la création », ou « pour l'homme », qui est le règne de la différenciation ? La difficulté de penser ce passage conduit naturellement à imaginer pour les Attributs considérés en eux-mêmes et pour eux-mêmes, un statut ontologique intermédiaire entre la pure unité du « pour l'Essence » et la multiplicité pleinement développée du « pour la création ». C'est à ce niveau que les écoles vont commencer à diverger, dans et hors de la mouvance. La variété et la subtilité des réponses proposées témoigne de la pénétration métaphysique des tenants du mu'tazilisme, quand le mouvement était à son apogée. La plus abouties de toutes ces solutions est sans doute celle d'abu Hâchim al Jubbâ'i, fils du grand maître abu 'Ali al Jubbâ'i et représentant illustre du mu'tazilisme « tardif » ; contemporain d'ailleurs d'al Ach'ari, dont la doctrine devait pour longtemps détrôner le mu'tazilisme en tant que théologie « officielle ». Pour abu Hâchim, les Attributs divins tels que la Science, la Puissance et la Volonté sont des « modes » ou « états » de l'Essence. Un mode ou état (« hâl », pluriel « ahwâl ») est quelque chose qui n'a, par soi-même, aucune réalité ontologique. Il ne peut être dit ni existant, ni inexistant, ni déterminé, ni indéterminé ; il est inséparable de l'Essence dans Laquelle il subsiste, et ne peut être envisagé isolément, bien qu'il soit différent de l'Essence considérée en Elle-même et pour Elle-même. Autre chose est de connaître l'Essence en Elle-même, autre chose est de connaître la Science : la distinction est donc liée à la connaissance qu'on a de Lui ; cette distinction n'est pas irréelle : c'est elle qui permet à la connaissance de L'appréhender sous ces multiples aspects, elle est la condition de ces connaissances multiples, et non leur résultat illusoirement projeté en Dieu. Pour autant, la Science n'est pas une « chose » qui se surajoute à l'Essence ; elle en est une manière d'être, une manière pour Elle de se présenter au regard de la connaissance, de se manifester. La notion de mode, ainsi entendue, permet d'envisager une sorte de multiplication intérieure de l'Essence qui préfigure la multiplicité du manifesté, sans impliquer encore de multiplicité « réelle », puisque les modes ne sont rien, considérés séparément de l'Essence. Les conceptions d'abu Hâchim n'ont pas rencontré tout le succès qu'elles méritaient peut-être, essentiellement semble-t-il à cause d'une terminologie spéciale qui différait trop de l'usage de ses prédécesseurs. Je ne vois cependant pas d'incompatibilité formelle entre sa doctrine et celle d'abu-l Hudhayl, le plus grand des mu'tazilites « anciens », qui enseignait, quant à lui, que la Science de Dieu est son Essence même, mais qu'envisagée en tant que Science, Elle n'est pas la même chose qu'envisagée en tant qu'Essence, et ainsi de même pour tous les Attributs. C'est donc une seule et même chose qui peut être envisagée soit en tant qu'Essence, soit en tant qu'Attribut ; ces deux points de vue diffèrent cependant de façon irréductible, ce qui suppose à l'intérieur de l'Essence Une, quelque chose comme des « visages » (wujûh) multiples, qui au fond, annoncent déjà les « modes » d'abu Hâchim. Cette convergence de fond a bien été vue par le célèbre doxographe et théologien ach'arite Chahrastâni, qui, dans son grand livre sur les opinions et

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doctrines, écrit : « dès lors que pour abu-l Hudhayl, les Attributs constituent autant de « visages » de l'Essence, il s'agit là ipso facto des Personnes du christianisme ou des modes d'abu Hâchim ». Cette remarque de Chahrastâni est de plus intéressante, car elle montre comment un théologien sunnite pouvait comprendre la doctrine chrétienne des trois Personnes. De fait, malgré les différences importantes entre les doctrines, les Personnes jouent bien dans le christianisme un rôle analogue aux Attributs dans l'islam : celui de préfigurer la multiplicité au sein de l'Unité, sans pour autant s'écarter de cette dernière. Seulement, dans sa formulation mu'tazilite, la doctrine des Attributs serait plutôt à rapprocher du modalisme de sabellius, rejeté comme une « hérésie » par les Églises dominantes. S'il est une version de la doctrine islamique des Attributs qui, toute mesure gardée, s'approcherait davantage de la conception trinitaire « orthodoxe », ce serait bien plutôt la doctrine ach'arite, préconisée par Chahrastâni lui-même, et qui enseigne que les Attributs sont non pas des modes ou des états de l'Essence, mais bien des entités à part entière, subsistant « dans » et « par » l'Essence, ni distinctes d'Elle, ni confondues à Elle. Que Chahrastâni ne semble même pas s'en apercevoir est une belle illustration de l'apologue de la paille et de la poutre ; ce pourrait aussi être une indication du fait qu'à son époque, dans la chrétienté arabo-persane, le dogme trinitaire « orthodoxe » (nicéen) ne s'était pas encore imposé comme dans le monde latin.

La doctrine d'abu Hâchim représente l'ultime effort conceptuel du mu'tazilisme, et l'aboutissement, ou du moins un aboutissement possible de tous les efforts de l'école. Pourtant, elle apparaît déjà, par certains côtés, comme une rupture, contemporaine de la grande rupture ach'arite : signe que le mu'tazilisme avait épuisé sa vitalité intellectuelle et ses possibilités de renouvellement. Il était temps de céder la place à autre chose. On peut expliquer cela de la manière suivante  : l'exigence apophatique avait été le principal moteur conceptuel du mu'tazilisme ; parvenir à un concept totalement pur et dépouillé de l'Essence divine, conforme au double impératif coranique : « dis : Lui, Allah, est Un » et néo-platonicien : « nous disons ce qu'il n'est pas, nous ne disons pas ce qu'il est », telle avait été sa tâche historique (« historiale »). Mais il y a un moment où l'apophatisme ne suffit plus, ou il s'auto-détruit, ou bien doit être remplacé par des formulations plus fines, qui permettent d'expliquer comment cet Un totalement dépouillé peut néanmoins être le Principe d'une multiplicité qui découle de Lui. L'apophatisme est la négation de tout, sauf d'Un ; il ne s'accomplit vraiment qu'en se niant lui-même pour laisser cet Un se poser, dans sa lumineuse Présence. Bien que tout au long de sa trajectoire, le mu'tazilisme ait essayé de lutter contre sa propre tendance réductionniste en affirmant la réalité de l'activité créatrice et régulatrice du Principe, on voit trop quel est le risque inhérent à leur démarche : celui de réduire finalement l'Un à une abstraction vide de sens, et l'univers à un fantôme sans consistance ontologique. Cela tient certainement, en partie, à la place importante tenue par la logique aristotélicienne dans leur méthodologie ; et encore plus à la mise en retrait du fond initiatique primordial d'où est issu le mu'tazilisme, comme nous l'avons vu plus haut – ces deux problèmes étant d'ailleurs liés. En somme, le mu'tazilisme est constamment menacé d'une sorte de carence sémantique, de ce que J. Borella nomme la « fermeture épistémologique du concept » : chaque objet de connaissance, chaque ordre du réel est envisagé pour lui-même, non en tant que symbole d'un ordre supérieur ; il n'ouvre plus sur une autre dimension d'être. Et le concept devient cette chose fermée sur elle-même, morte, coupée de l'expérience et de la vie. Dieu est Dieu, et l'univers est l'univers ; entre les deux, l'abîme ontologique, que l'intelligence ne saurait enjamber, rend impossible la réalisation, qui est le terme de toute herméneutique véritable : le retour du Nom à l'Essence dont il procède, le repli de la Nismah après son déploiement à partir du Centre universel. En d'autres termes, l'univers mu'tazilite manque, tendanciellement, de l'épaisseur ontologique indispensable pour qu'une véritable herméneutique du Nom puisse s'y développer. Rien de surprenant donc à ce que cette tendance ait déterminé l'abandon de la voie mu'tazilite : l'échec du mu'tazilisme était inscrit dans son projet originel, ou plutôt, il était ce projet même. Toutefois, la réussite ultérieure de l'islam spéculatif est en quelque sorte celle du mu'tazilisme même, puisque le projet de l'un ne fait que continuer celui de l'autre, par d'autres moyens. En effet, le mu'tazilisme n'a pas seulement déterminé le parcours de la théologie rationnelle (kalâm) après lui : il a aussi imprimé une marque durable dans la philosophie. On a vu que les deux partageaient une origine commune, et que certains mutakallimûn mu'tazilites

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étaient déjà des falâsifah (des « philosophes ») à part entière ; de même, on pourrait dire que les grands falâsifah de l'ère abbasside sont des mu'tazilites qui ont su mieux que d'autres éviter l'écueil inhérent à leur projet (encore que ce « mieux » soit assez relatif ; les seuls qui l'aient vraiment évité, en réalité, sont ceux qui ont conservé un lien réel avec le fond gnostique originel : tels sont par exemple les Frères de la Pureté, ou les théoriciens soufis anciens comme Hâkim Tirmidhi). Cette marque du mu'tazilisme est en particulier bien visible dans la doctrine du plus grand des falâsifah « anciens », à savoir le Cheikh ar-Râ'is abu 'Ali ibn Sina. C'est chez lui, en effet, que l'apophatisme triomphe et atteint son expression la plus classique, la plus épurée ; chez lui que la conception mu'tazilite des Attributs divins acquiert toute la signification spirituelle qu'elle est susceptible de recevoir. Citons donc ces passages essentiels de la Métaphysique :

« Il est à présent clair que le Premier, exalté et glorifié soit-Il, n'a ni genre, ni quiddité, ni qualité, ni quantité, ni « où », ni « quand », ni semblable, ni associé, ni contraire, ni définition, qu'Il ne se démontre pas, mais que c'est plutôt Lui qui fournit la démonstration de toute chose, ou mieux, que toute chose constitue un signe limpide de son existence. Une fois que tu as réalisé cela, sache que ses seuls attributs après l'existence sont l'absence d'analogue et le fait que tout ait relation avec Lui, car tout procède de Lui, mais Il n'est participé par rien de ce qui vient de Lui ; Il est le Principe de tout, et il n'est rien de tout ce qui vient après Lui. »

« La Volonté de l'Existant nécessaire ne se distingue pas essentiellement ni conceptuellement de sa Science, et nous avons montré que la Science qui est sienne s'identifie à la Volonté qui est sienne. De même, il apparaît clairement que la Puissance qui est sienne est son Essence même, pensant le tout à la manière d'un Intellect qui est Principe du tout, et non pas exerçant son activité intellectuelle à partir du tout, et qui est Principe par lui-même, sans dépendre de l'existence d'autre chose. Et la forme de cette Volonté est telle que nous l'avons établie, à savoir qu'elle ne s'embarrasse pas d'un but pour répandre l'existence, et n'est pas autre chose que cette émanation même, qui est pure Générosité. Or pour ce qui est de la Générosité divine, nous t'avons précédemment montré à son sujet ce qui, si tu te le remémores, t'enseignera que cette Volonté [dont il est question ici] est en elle-même Générosité. Et si tu comprends cela, [tu sauras de même que] l'attribut le plus élevé de l'Existant nécessaire est son être et son existence, et qu'ensuite viennent tous les autres, dont certains expriment cette existence même avec une relation, d'autres avec une négation, et qu'enfin, aucun, pas même un seul d'entre eux, n'implique qu'il y ait dans son Essence multiplicité quelconque ou altérité. »

En conclusion, les mu'tazilites ont eu, dans l'histoire de la pensée islamique, le mérite de soulever une question essentielle, mais que la réponse qu'ils ont imaginée laisse comme un sentiment d'insatisfaction, en raison du caractère « prosaïque » de leur pensée, enfermée dans des catégories aristotéliciennes qui ne permettent pas vraiment l'élaboration d'une herméneutique du Verbe, dans laquelle le Nom apparaît comme lieu primordial des théophanies divines et ultime échelon intermédiaire entre l'Un et le non un. Prolongeant le même effort de décantation du donné révélé, mais dans une perspective nettement plus métaphysique, ibn Sina portera à son extrême limite ce qu'il y a d'authentiquement valable et de spirituellement vivant dans la démarche apophatique, atteignant une sorte de « maximum local » qui rendra d'autant plus impossible le dépassement de l'apophatisme et du prophatisme stricts vers une herméneutique intégrale qui relie ces deux moments en rendant compte de leur genèse réciproque. Ce caractère insuffisamment abouti de la solution mu'tazilite et de celles qui lui succèderont immédiatement : les solutions ach'arites, mâturîdites, etc. au problème théologique des Noms (et à plusieurs autres), conduira finalement, à une heureuse refonte des savoirs spéculatifs en islam, ainsi qu'à un retour aux véritables sources gnostiques, et plus précisément soufies, de la « théologie ». Ainsi le lent mouvement qui, prenant son élan dans l'ésotérisme pur des origines, s'épanouira dans l'hénologie intégrale d'ibn 'Arabi et de ses successeurs. Une telle hénologie, reposant sur les idées de circularité totale, de coïncidence des opposés, d'identification de l'infiniment simple et de l'infiniment complexe, était radicalement hors de portée d'un abu-l Hudhayl comme d'un ibn Sina, plus ou moins confinés dans leur apophatisme aristotélisant. Elle est beaucoup mieux préfigurée par les sentences lapidaires des anciens soufis,

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qui, rejetant les trompeuses lumières de la « raison » comme un poison, s'efforçaient de tendre vers l'Un de toute leur âme, en se dépouillant d'eux-mêmes ; ce qui les amenait à rencontrer face à face l'aspect le plus « ténébreux » de la Vérité. Mais pour arriver à développer ces intuitions infiniment simple en une métaphysique infiniment complexe comme celle du Cheikh al Akbar, il fallait ce détour « illusoire » du kalâm et de la philosophie. Tel est une des interprétations que l'on peut donner à la véritable « crue ésotérique » qui s'abat sur l'Islam à partir du 6e-7e siècle de l'Hégire, comme image inverse de la « crue aristotélicienne » qui s'abat sur le monde chrétien (occidental) à la même période. Des remous de ces deux crues, d'ailleurs, le monde n'est pas encore sorti, et seul l'avenir nous dira laquelle l'emportera, c'est-à-dire lequel l'emportera de ce que M. Henry nomme les deux Logos, le « Logos de vie », qui est bien sûr celui de l'Esprit, celui de la gnose et de l'ésotérisme, donc d'ibn Barrajân bien plus que d'abu-l Hudhayl ou même d'ibn Sina, et le « Logos de mort », qui est typiquement celui du savoir spéculatif quand il est visé comme une fin en soi, de la Raison aristotélicienne quand elle prétend enfermer toute chose dans son cercle.

5. Le triomphe ambigu du kalâm sunnite : ach'arisme et mâturîdisme

Après avoir été promu « doctrine d'Etat » pendant une trentaine d'années sous le règne du calife abbasside al Mu'tassim, le mu'tazilisme s'éclipse progressivement, dans des conditions aussi obscures que celles qui ont déterminé son apparition et son triomphe passager, en cédant la place à des formes concurrentes du kalâm, c'est-à-dire essentiellement l'ach'arisme et le mâturîdisme, qui bien qu'issus du mu'tazilisme, s'en démarquent sur des points cruciaux. Ce sont ces nouvelles écoles qui représenteront désormais la « théologie officielle » du monde sunnite, pour les siècles à venir. L'ach'arisme et le mâturîdisme, le premier surtout, se présentent explicitement comme une réaction au mu'tazilisme et à ses excès « rationalistes » (réels ou supposés) ; en particulier, la question des Noms et Attributs divins offre le moyen, on serait presque tenté de dire le prétexte, à des esprits religieux qui sentent les dangers d'une autonomisation excessive de la raison, de « réinjecter » au sein de l'école un peu du mystère et de l'« irrationnel » qui sont la part la plus propre du divin. Ach'ari, ex-mu'tazilite ayant rompu brutalement avec la mouvance pour fonder sa propre école, est le type même de tels esprits. L'avènement de l'ach'arisme est un événement considérable. Il bouleverse bien des choses et ouvre bien des perspectives, tout en restant, paradoxalement, assez limité dans ses ambitions et dans les moyens qu'il se donne pour accomplir sa tâche. C'est qu'il est encore largement tributaire de ce à quoi il s'oppose. On peut même dire que, du mu'tazilisme, al Ach'ari conserve justement ce qu'il y a de plus problématique, à savoir la rigide armature aristotélicienne qui arrime l'esprit au socle de la rationalité logique, et l'empêche de décoller vers les hauteurs mystiques de sa patrie d'origine – ou du moins ralentit nettement ce décollage. Ainsi, le triomphe de l'ach'arisme a une signification profondément ambiguë. En fait, il ne correspond pas à un aboutissement, ni à un réel commencement, mais plutôt à une phase de transition, entre une période d'expériences intellectuelles et de tâtonnements divers, où gnose et raison tendent à suivre des voies divergentes, et une période d'intégration, où elles tendent au contraire à converger et à s'unir dans une synthèse plus haute. Entre les deux, la tension atteint son paroxysme ; on assiste alors à une sorte de durcissement dogmatique, accompagné paradoxalement du retour d'un certain sens du Mystère refoulé au profit des méthodes rationnelles.

a) Ach'ari ou le défi de la dogmatique sunnite

La doctrine ach'arite des Noms divins présente des particularités remarquables, à la lumière de ce qui précède. L'imâm Ach'ari est d'accord avec les mu'tazilites pour rapporter certains Noms affirmés par la tradition aux Actes de Dieu, d'autres à son Essence. Ainsi, pour lui, un Nom comme « le Créateur » se rapporte à l'acte de la création, et ne suppose donc pas l'existence d'un « quelque chose » surajouté à l'Essence qui lui vaudrait cette qualification, selon le principe énoncé plus haut.

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En revanche, des Noms comme « Allah », « le Premier », « l'Unique », etc. Se rapportent clairement et exclusivement à l'Essence, qui joue donc Elle-même le rôle du « quelque chose qui lui vaut cette qualification », postulé par le même principe. Jusque là, on ne s'éloigne pas de la ligne mu'tazilite.Mais à côté de cela, Ach'ari affirme l'existence d'entités coéternelles « subsistant dans (ou par) l'Essence », et qui sont à l'origine d'une série d'autres Noms, tels que « le savant », « le Pourvoyeur », etc. Le statut ontologique très particulier de ces « Attributs subsistants », que je propose même d'appeler « Attributs subsistents » (en empruntant le terme à la théologie chrétienne – D. Gimaret, lui, parle d'Attributs « entitatifs »), sera précisé plus bas. Contrairement aux Noms dont la multiplicité est indénombrable, ces Attributs subsistents sont en nombre strictement déterminé ; ce sont : la Vie, la Science, la Volonté, la Puissance, la Vue, l'Ouïe et la Parole. Sept en tout. Voilà pourquoi je parlerai encore du « Septénaire » formé par ces Attributs qui ne sont réductibles ni à l'Essence, ni aux Actes. Leur introduction aux côtés de l'Essence a pour premier effet et sans doute pour fonction principale d'introduire un facteur d'ordre dans la multiplicité des Noms. Ils définissent en quelque sorte les grands axes selon lesquels cette multiplicité peut se déployer à partir de l'Essence une, sans sortir encore de la sphère de la Déité, au sein de laquelle elle représente un premier germe du déploiement de la manifestation, qui a justement lieu à partir des sept Attributs. Comme les « modes » d'abu Hâchim ou les « visages » d'abu-l Hudhayl, mais de façon quelque peu différente, ils répondent à l'intuition que le déploiement ne peut se faire à partir de l'Essence seule, sans L'exposer indûment au contact de cette multiplicité qu'Elle exclut absolument et de l'ordre de laquelle Elle est radicalment exclue. Le Septénaire constitue le monde propre de la Divinité, mon de intermédiaire entre la pure unité de l'Essence et la multiplicité pleinement développée de la manifestation, dans lequel les caractères fondamentaux de l'Unité à la base du déploiement hénophanique peuvent se distinguer et se pré-déployer sans encore sortir de la sphère de l'Unique. Dans l'analogie macrocosme/microcosme qui joue un rôle fondamental dans la spiritualité islamique comme dans toute la pensée traditionnelle, les sept Attributs correspondent au monde intérieur de l'homme, intermédiaire entre son essence transcendante et les actes au moyen desquels il se projette dans le monde extérieur. Nous reviendrons plus loin sur cette correspondance, s'il plaît à Dieu.Certes, D. Gimaret, dans son impressionnant ouvrage sur la doctrine d'al Ach'ari, montre que ce dernier a également attribué la « subsistence » à un huitième Attribut, la « Durée » (al baqâ'), que je traduirais plutôt quant à moi par « la Permanence ». Cependant cet Attribut est assez spécial, en lui-même et dans la relation qu'il entretient avec les autres, de sorte qu'il semble jouir d'un statut à part. En effet, alors que les Sept ne communiquent ni ne participent pas du tout entre eux, le baqâ' en revanche est participé par chacun d'entre eux, ainsi que par l'Essence Elle-même. Il joue donc lui-même, d'une certaine façon, le rôle d'intermédiaire entre l'Essence et le Septénaire, de lien, de « matière » commune ou encore de « monade » qui rassemble et unifie ce premier bourgeonnement de « multiplicité », qu'on serait tenté de dire purement virtuelle, car immanente à la sphère du Dieu Un, mais dont le statut véritable est assez peu précisé à ce stade de la Doctrine – disons, pour présenter les choses sous leur meilleur jour, qu'il reste entouré d'un nimbe de confidentialité solennelle qui n'a pas que des inconvénients. Néanmoins, le tableau qui précède montre que la conception de la structure du Divin, dans la perspective d'al Ach'ari, n'a rien de trivial et encore moins d'arbitraire : c'est un objet complexe et élaboré, qui ne manque ni de logique, ni de subtilité – ni de Mystère.Encore faut-il noter que la tradition ultérieure n'a pas retenu ce huitième « Attribut entitatif » mis en lumière par D. Gimaret ; elle parle toujours des sept « Attributs de l'Essence » (avec parfois des variantes dans l'identité de ces sept, ce qui montre l'importance du nombre !). Même quand elles se réfèrent à Ach'ari en personne et à sa doctrine, les doxographies musulmanes (par exemple celle de Chahrastâni, qui est le plus connue), évoquent les « sept Attributs » (as-sifât as-sab'), et ce sept se retrouve, par delà l'ach'arisme, chez Ghazâli comme chez ibn 'Arabi, où il acquiert toute sa force. On peut donc avancer l'hypothèse qu'il y a bien lieu de parler de sept Attributs, et que ce nombre, fortement chargé symboliquement, revêt une importance qu'Ach'ari lui-même ne lui soupçonnait peut-être pas, car il serait fort naïf de croire qu'il ait été « l'inventeur » d'une théorie aussi étrange, et

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qu'elle ne lui vienne pas d'une tradition beaucoup plus ancienne, dont il n'a pas forcément connu tous les aspects. Car enfin, pourquoi sept après tout ? Et pourquoi ces sept-là ? Que de mystère dans ce choix, sept étant le nombre du Mystère par excellence. Il faut savoir que Sept étant précisément, selon les Épîtres des Frères de la Pureté, le nombre qui a le plus d'affinité avec l'Unité, son image presque parfaite. Ainsi, l'Unité de l'Essence se reflète d'abord dans le Septénaire, qui à son tour se reflète dans les 99 « Noms excellents » affirmés par la tradition, et ainsi de suite, jusqu'à l'achèvement complet de la procession. Toutefois, il n'est pas impossible que l'idée du baqâ' divin participé à la fois par l'Essence et par le Septénaire ait fait son chemin dans la postérité d'Ach'ari, car certains auteurs (tel ibn 'Atâ-Allah, cf. infra) placent encore entre l'Essence et les sept Attributs un échelon supplémentaire (voire même plusieurs), constitué par un « super-Attribut », qui résume et englobe les sept autres – cela afin de maintenir aussi intacte que possible la transcendance de l'Essence. On assistera là à un phénomène de « prolifération » plus ou moins contrôlée des médiations entre l'absolument Un et l'irréductiblement multiple, phénomène qui s'était déjà produit dans d'autres traditions à leur stade de plein développement, notamment dans le néo-platonisme tardif (Proclus). Ainsi, dans la doctrine immémoriale dont Ach'ari s'est fait l'écho plus ou moins conscient, le baqâ', la « Subsistence » ou « Permanence » divine (plutôt que la « Durée » qui décidément, me semble un terme mal choisi), participée comme leur « matière » par chacun des Attributs subsistents dans la sphère de la Réalité divine qui a l'Essence pour centre, devait originellement occuper un pareil rang de « super-Attribut », qui autorise de le compter à part des autres.

Mais il s'agit là d'un point de détail. Venons-en plutôt au statut ontologique des Sept par rapport à l'Essence en laquelle ils résident, car c'est là un autre point fort de la doctrine ach'arienne des Noms divins. Il est clair qu'Ach'ari pouvait difficilement les déclarer distincts de l'Essence, en raison des mêmes difficultés qui poussèrent les mu'tazilites et les falâsifah, comme avant eux Plotin, à ne reconnaître à Dieu aucun Attribut positif, séparé, coéternel à l'Essence. C'est-à-dire que si l'Essence divine contenait de toute éternité une pluralité d'entité « subsistentes » distincte d'Elle, elle ne serait plus Une, et ne serait donc plus non plus première (et, de ce fait, ne serait plus l'Essence absolue). Ach'ari voyait cela aussi bien que les mu'tazilites, ce qui le poussa très logiquement à nier que les « Attributs subsistents » pussent être « autres que l'Essence » – en parfait accord avec ibn Sina, abu-l Hudhayl, Plotin, etc. Mais par ailleurs, comme ces Attributs sont bel et bien, pour lui, des entités subsistant dans l'Essence, il nie également qu'ils s'identifient à Elle. D'ailleurs, estime Ach'ari, cela entraînerait des conséquences inacceptables : « Si donc Dieu savait « par son essence », comme il est établi que la science est, très spécifiquement, « ce par quoi on sait », il en résulterait logiquement que son essence soit science (...). Et pourquoi est-il impossible que Dieu soit science ? « Parce que, répond A., il est impossible qu'une science soit savante ou qu'un savant soit science ou encore que Dieu s'identifie à ses attributs (an yakûna-llâhu bi-ma'nâ s-sifât) » (...). Ou encore (...), parce que, si Dieu était science (ou vie, ou puissance), nul acte ne pourrait être produit par Lui  : ce n'est pas la science qui peut produire un acte, mais le savant » (D. Gimaret, op. cit.).Remarquons que la traduction de l'expression entre parenthèse ne saurait être admise sans réserve, et le fait même que l'auteur ait éprouvé le besoinde citer l'expression en arabe, montre qu'elle devait l'embarrasser quelque peu. Pourtant, « an yakûna llâhu bi-ma'nâ s-sifât », ce n'est pas vraiment « que Dieu s'identifie à ses attributs » ; d'ailleurs, c'est justement ce qu'il faut démontrer ! Je doute qu'un théologien du rang d'Ach'ari puisse commettre des fautes de raisonnement aussi grossières. Le sens de cette proposition, si je ne me trompe, serait plutôt qu'Allah « vaille pour » ses « sifât » ; autrement dit, que l'Essence divine soit prise comme un chiffre et non comme la Réalité par excellence, comme un voilement symbolique renvoyant aux Attributs, en contradiction avec l'ordre véritable. Même si les réalités dont il est question ici se tiennent dans un voisinage tellement serré qu'on ne peut plus vraiment parler de différenciation, il reste que ce sont les Attributs qui peuvent encore, ultimement, renvoyer symboliquement à l'Essence, Référent absolu au delà duquel ne peut plus se tenir aucune signification autre qu'Elle-même. Non l'inverse. L'argument est d'ordre sémantique, il concerne la question de savoir ce qui renvoie à quoi, ce qui reçoit un sens et ce qui en donne. C'est peut-être pourquoi il échappe à un universitaire ingénu, certes, mais néanmoins post-

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moderne, donc par principe étranger à la question du sens. Par ailleurs, à condition de préciser ce qui distingue les Attributs de symboles ordinaires, lesquels ont pour caractéristique de se tenir au devant de ce qu'ils symbolisent, non de résider en lui-même, l'argument possède une certaine puissance. On aurait tort de le mépriser au nom de quelques notions gnostiques sommairement assimilées. Ce n'est pas le propre de la Gnose véritable de s'opposer à la théologie dogmatique, mais de lui donner un sens qu'elle ne possède pas par elle-même. Or, l'argument développé ici par Ach'ari et ses continuateurs prend sa source dans une analogie qui est au cœur de sa doctrine, et qui elle-même repose sur l'ontologie du kalâm. Celui-ci, tout comme le néo-platonisme arabe, postule la polarisation de l'existence en substance (« jawhar ») et accident (« 'arad »). Tout existant, quel qu'il soit, est soit substance, soit accident, soit un composé des deux. La substance est ce qui subsiste par soi-même, et fait subsister les accidents, qui résident en elle. Cependant, en pratique, la substance ne se présente jamais à l'état pur, exempte d'accident, du moins dans notre monde. Substance et accident représentent les degrés extrêmes d'un même ordre, ils correspondent grosso modo à l'aspect actif et à l'aspect passif présents en toute réalité. Aussi, bien que distincts en droit, ils n'apparaissent en fait jamais l'un sans l'autre. Comme exemple de substance, on peut citer le corps, comme exemple d'accident, la couleur, qui ne peut subsister que dans un corps. Le corps, lui, peut – du moins en droit – subsister sans couleur, car la condition « couleur » n'entre pas dans sa définition générale ; cependant, on ne verra jamais de corps sans couleur. De même, on ne verra pas d'animal qui n'est pas ou homme, ou chèvre, etc. (l'« animal » étant ici la substance dont l'humanité, la caprinité, etc. est l'accident). Malgré des différences de perspective, qui affectent surtout la façon dont elles sont présentées, on peut considérer que ces notions de substance et d'accident font partie d'un fonds commun à des « philosophes » comme ibn Sina, des « gnostiques » comme les Frères de la Pureté, et les mutakallimûn, chez qui elles tendent souvent à prendre un sens plus « matériel ». Nonobstant cette nuance, l'existence même de telles notions communes, empruntées à l'héritage grec, montre assez combien celui-ci a pénétré toutes les sphères de la culture islamique, et qu'il est vain de vouloir distinguer, à cet égard, entre « philosophes » et « gnostiques » d'une part, « théologiens » de l'autre, comme si cette influence hellénique était le propre des uns ou des autres – que l'on en pense par ailleurs du bien ou du mal.Fort de cette division générale de l'existence en principe substantiel-actif et accidentel-passif, Ach'ari peut donc avancer l'analogie selon laquelle les « Attributs subsistents », en Dieu, jouent un rôle comparable aux accidents chez l'homme et dans les substances créées en général. Cette image est moins superficielle qu'elle peut paraître de prime abord. Contre une tentation qui consisterait à la rejeter au nom du verset (112, 4) : « Rien n'est semblable à Lui », on peut invoquer, a contrario, des versets comme « À Lui l'exemple le plus haut » (30, 27), « Allah est la Lumière des Cieux et de la Terre » (24, 35) ou encore le hadith célèbre selon lequel « le Tout-Miséricordieux a créé Adam à son image » ; et toute la tradition exégétique soufie et néo-platonisante, qui voit dans l'univers tout entier un symbole de Dieu, un analogon. L'analogie ach'arite entre les couples « Essence-Attributs subsistents » et « substance-accidents » se prête donc naturellement à une exégèse cosmologico-métaphysique qui en ferait le fondement de l'analogie Dieu-Cosmos sur laquelle repose la possibilité de ce dernier. Cependant, il est clair que, dans un cas comme dans l'autre, cette analogie ne saurait être totale, car Dieu doit demeurer transcendant à sa manifestation, et surtout, Il doit demeurer Un, alors que toute manifestation est par essence multiple. C'est la raison pour laquelle Ach'ari se garde bien d'assimiler effectivement l'Essence divine à une substance (puisqu'Il est le Créateur de la substance, Il doit exister avant elle), et les Attributs à des accidents, ou de les déclarer « autre qu'Elle », ce qui induirait une multiplicité indue. Il faudrait plutôt dire qu'en Dieu la distinction substance-accidents s'abolit pour laisser place à l'Unité – une Unité dans laquelle on peut voir, cependant, une trace négative de cette dualité première, l'Essence et les Attributs, comme les deux points non réellement distincts de la Réalité divine où viennent aboutir, partant de la circonférence du réel, les deux rayons opposés de la substance et de l'accident. Il y a une réelle subtilité dans cette doctrine qui, pour révéler toute sa pertinence, nécessite peut-être le recours à des méthodes herméneutiques dont son auteur n'avait pas clairement l'idée – en toute honnêteté, il nous est difficile d'en juger. La distinction Essence-Attributs, qui n'en est pas une, en Dieu, fonde la

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distinction réelle substance-accidents dans les créatures, distinction qui est à la base de la multiplicité intrinsèque au créé, image renversée de l'Unité divine, avec pour « axe d'inversion », si l'on peut dire, le cercle des Attributs essentiels, « ni identiques à l'Essence, ni autres qu'Elle ».

Ce « ni identique, ni autre », qui est la clef de voûte de la doctrine ach'arite des Noms et Attributs divins, a connu après lui une fortune immense, reprise en chœur par tous les théologiens sunnites, sauf rares exceptions. Elle n'est pourtant pas d'Ach'ari ; il l'a emprunté au sunnite ibn Kullab, qui très probablement, la tenait de plus loin encore, peut-être du chi'ite ibn Jarîr, qui passe pour avoir soutenu la même chose. C'est dire que ses origines sont énigmatiques, et nous ramènent une fois de plus à la gnose, à l'ésotérisme, à des doctrines connues depuis la nuit des temps, qu'un théologien comme Ach'ari n'a pu que transposer à son propre niveau, mais n'a pas inventé.Il faut pourtant être moins métaphysicien encore qu'Ach'ari pour ne pas voir, si l'on se donne la peine de regarder, que cette formule du « ni identique, ni autre », ouvre des horizons métaphysiques bien plus vastes que le pur apophatisme mu'tazilite, ou même avicennien. Tout le problème de l'« interface » entre hénologie et ontologie consiste en la difficulté, sinon l'impossibilité, de trouver le « chaînon manquant » (si j'ose dire) entre l'absolument Un et le premier être qui comporte en lui à la fois unité et multiplicité, à l'état aussi larvé et embryonnaire que l'on voudra. Car l'entité correspondante devrait ou bien être l'Un même, et dans ce cas une autre médiation sera nécessaire pour expliquer l'apparition du multiple, ou bien comporter déjà un certain embryon de multiplicité, et dans ce cas il y aura avant « le premier être à comporter à la fois unité et multiplicité » un autre être qui comporte déjà ces deux éléments... c'est la régression à l'infini déjà signalée plus haut. Bref, revoici ce que nous avions nommé le « problème fondamental de la Théologie ». S'il existe une solution à cette aporie, elle doit impliquer une double apophase, l'affirmation de quelque chose qui n'est « ni Un, ni non un », qui se place donc, ainsi, entre les deux. Mais « entre les deux », ici, a un sens très spécial, vu qu'un des deux est précisément l'Un qui n'admet pas de « deux »... Voilà pourquoi, dire que les Attributs subsistents ne sont « ni l'Essence, ni autre qu'Elle » n'a que la forme de la négation, et constitue une affirmation du point de vue métaphysique, mais une affirmation de ce qui, étant avant l'affirmation et la rendant précisément possible, ne peut s'exprimer que sous la forme de la négation – plus exactement, de la double négation.Il est vraiment étonnant qu'un esprit comme celui de D. Gimaret – esprit académique, il est vrai, pour le meilleur et pour le pire – n'ait rien aperçu de tout cela, et n'ai vu dans cette doctrine ach'arite qu'un tour de passe-passe sophistique, un « paradoxe » comme il dit (« on trouverait difficilement plus beau paradoxe »...). Comme si, à ce compte-là, il n'était pas infiniment « paradoxal » que l'Un sous tous rapports puisse donner naissance à du multiple... De façon encore plus caractéristique (du marasme métaphysique qui sévit dans l'Université moderne), D. Gimaret écrit :

« comble du paradoxe, ces mêmes attributs qu'il prétend n'être ni autres ni semblables ni différents, A. ne voit pas d'inconvénients à ce qu'on en parle au pluriel, comme de « choses », d'« existants », d'« éternels », susceptibles d'être comptés (ma'dûda), comme peuvent l'être, selon le célèbre hadîth, les 99 noms divins ! ! (...). Position d'autant plus paradoxale [encore !] que, pour certains théologiens, deux « choses » sont nécessairement, en tant que telles « autres » (...).

Il y a dans tout cela un illogisme flagrant. Comment peut-on dire que deux attributs ne sont pas « autres », bien que l'un ait en propre des caractères que n'a pas l'autre ? »

Autant demander, je suppose, à un théologien chrétien comment on peut dire que le Père n'est pas « autre » que le Fils, « bien que l'un ait en propre des caractères que n'a pas l'autre »... En effet, ce n'est pas logique, mais il faut dire que l'ordre du logos auquel réfère le mot « logique » est coordonné à celui de l'Être, alors que, de l'avis des plus grands métaphysiciens, le Premier Principe est au delà de l'Être. Le « discours » Le concernant doit donc s'affranchir des règles de la logique, rien de plus... logique. La façon embarrassée dont D. Gimaret pose sa question illustre bien la difficulté, tant qu'on reste prisonnier de l'onto-théologie, de comprendre des formulations doctrinales qui se situent déjà, en droit sinon en fait, sur un plan supérieur.Je dis « en droit sinon en fait », car on peut douter, et je l'ai assez rappelé, si Ach'ari lui-même, avec la forme aristotélisante de sa pensée, était équipé pour apercevoir les plus profondes implications de

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sa doctrine. Cela donne à D. Gimaret une sorte d'excuse : en effet, la vérité du kalâm se trouve en quelque sorte hors des limites de cette discipline. Or puisqu'il avoue lui-même que la « littérature soufie » est un domaine qu'il connaît mal, où il se sentirait « maladroit » (on le conçoit en lisant ce qui précède), on lui pardonnera aisément quelques « maladresses » mettant en lumière les limites de son approche, qui ne sont autres que celles du kalâm lui-même.En conclusion, la doctrine d'al Ach'ari se présente à nous de façon singulière. On peut y voir, au choix, le vestige d'anciennes doctrines ésotériques tombées dans l'exotérisme, ou bien un ensemble de formulations strictement bornées au plan théologique, mais contenant des allusions potentielles à des significations d'ordre plus élevé, métaphysique, hénologique. On peut aussi, évidemment, « choisir de ne pas choisir » entre les deux...Quoiqu'il en soit, les formulations ach'ariennes sont intéressantes pour le champ qu'elles ouvrent à la spéculation, mais leur sens véritable est à chercher bien au delà de l'horizon du kalâm, dans des contrées dont leur auteur n'avait pas ou ne voulait pas dévoiler la connaissance. C'est que, comme on dit, il ne suffit pas d'avoir les bonnes clefs, encore faut-il savoir quelles portes elles ouvrent...

b) L'énigme mâturîdite

Abu Mansûr al Mâturîdi a laissé son nom à ce qui est réputé comme l'autre grande école du kalâm sunnite, avec celle d'al Ach'ari. En vérité, la notion d'« école » doit être prise ici dans un sens très large, car on se trouve plutôt en présence de « constellations » de personnes pratiquant un même « art » de la controverse théologique, avec certaines affinités qui les rattache « en moyenne » à un courant déterminé, tout en présentant de fortes particularités individuelles, au point que, sur une question donnée, on verra souvent un mutakallim répertorié comme « ach'arite » rejeter la position de son maître pour se rapprocher de celle d'al Mâturîdi, et vice-versa. En réalité, sur le plan doctrinal, les deux ensembles diffèrent peu, d'un point de vue formel. En particulier, ach'arites et mâturîdites s'accordent sur la question fondamentale du « ni autre, ni identique », qui marque la rupture avec le mu'tazilisme. La différence concerne surtout les aires d'influence géographiques : tandis que l'ach'arisme a dominé au Maghreb, le maturîdisme est connu historiquement comme la théologie des pays sunnites du Moyen-Orient, de madhhâb hânafite, tels que l'Inde, la Turquie, l'Afghanistan, surtout à partir de la période ottomane. Mais il est difficile de déterminer ce que ce « mâturîdisme »-là doit effectivement au fondateur de l'école, le cheikh abu Mansûr. De fait, la personnalité de ce dernier reste bien mystérieuse. Du fait qu'il vivait loin des centres administratifs et intellectuels de son temps, l'histoire n'a pas retenu grand-chose de lui, et certaines chroniques oublient même de le mentionner parmi les docteurs célèbres de l'Orient musulman. La principale œuvre qui nous est parvenue de lui, le Kitâb at-Tawhîd (Livre de la Doctrine de l'Unité), révèle pourtant un esprit d'une rare pénétration sapientielle, beaucoup plus conscient, semble-t-il, des implications métaphysiques de sa doctrine que ne l'étaient le commun des mutakallimûn. Ce constat n'a pas échappé à un savant contemporain qui a étudié attentivement l'œuvre du cheikh abu Mansûr. En effet, à la page 308 de son vaste ouvrage Al-Maturidi und die sunnitische Theologie in samarkand, M. Ulrich Rudolph écrit : « Sicher ist aber, daß Mâturîdi die neuplatonische Metaphysik kannte und benutzte. Sie diente ihm dazu, seinen Begriff von der Einsheit Gottes zu vertiefen. Und das ist für einen Theologen seiner Generation ungewöhnlich, denn es hebt ihn sowohl von der transoxianischen Hanafiya als auch von anderen zeitgenössischen mutakallimûn, seien es die Mu'taziliten, sei es Ach'ari, ab. ». (approximativement : « Ce qui est bien certain, c'est qu'al Mâturîdi connaissait et fréquentait la métaphysique néoplatonicienne. Il s'en servait pour approfondir sa compréhension de l'Unité divine. Ce qui est exceptionnel pour un théologien de sa génération, tant parmi les hanafites de Transoxiane que parmi les autres mutakallimûn contemporains, tels que les mu'tazilites, les ach'arites, etc. »).Nous verrons bientôt, s'il plaît à Dieu, que ces affirmations sont d'un certain point de vue fondées : sans aller jusqu'à prétendre qu'al Mâturîdi connaissait et « fréquentait » (« benutzte ») la métaphysique néo-platonicienne en tant que telle, il donne en tout cas l'impression d'avoir eu accès à des connaissances doctrinales concernant l'Un transcendant et sa manifestation conditionnée qui

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relèvent d'une perspective très proche de celle du néo-platonisme, et attestent au moins une origine commune. Pourtant il y a lieu d'observer, ainsi que le faisait remarquer un doxographe traditionnel, qu'al Mâturîdi est en quelque sorte « plus proche » du sunnisme, plus intrinsèquement sunnite qu'al Ach'ari : contrairement à ce dernier, qui a trempé pendant quarante ans dans le mu'tazilisme avant de prendre ses distances avec cette forme de théologie, il est resté fidèle toute sa vie à ce qui est considéré comme les fondamentaux de la profession de foi sunnite, notamment l'affirmation des Attributs subsistents, « ni identiques à l'Essence, ni autres qu'Elle ». Faut-il s'étonner de ce qu'un même auteur rassemble la qualité de « plus sunnite des théologiens sunnites » et celle de « plus métaphysicien des mutakallimûn » ? Ou bien, tout cela s'expliquerait-il très simplement dans l'hypothèse où la théologie rationnelle et dialectique du kalâm procèderait d'une « théologie » de nature plus gnostique, dotée d'une réelle mystagogie, dont le tassawwuf a préservé le caractère d'origine ? Dès lors, le plus solidement enraciné dans la tradition des « Nobles Prédécesseurs » (as-salaf as-sâlih) parmi les théologiens serait aussi, assez naturellement, le plus fidèle à l'atmosphère ésotérico-métaphysique des débuts. Ce qui est certain, en tout état de cause, c'est que le Kitâb at-Tawhîd n'est pas un ouvrage théologique « ordinaire » ; c'est une œuvre profonde, vivante, traversée d'un intense souffle métaphysique, spirituel, poétique même par endroits. Le mystère qui entoure les conditions exactes de sa composition, le cadre spirituel et intellectuel dans lequel opérait son auteur, ne permet cependant pas de déterminer avec précision l'origine des influences spirituelles qui se sont exercées sur lui, s'il nous permet d'en apprécier l'élévation. À jamais sans doute, al Mâturîdi reste de ce point de vue une énigme. Mais la lecture de son œuvre permet de comprendre la force du lien qui unit la figure de l'imâm abu Mansûr au monde sunnite oriental, resté beaucoup plus hiératique dans sa forme et contemplatif d'esprit que son homologue occidental, et en particulier aux soufis orientaux tels que Semnâni, Sirhindi, Brûsawi, etc.

Le Kitâb at-Tawhîd s'inscrit dans une perspective qui se veut résolument hénologique, axée sur le Mystère et la transcendance de l'Un-Dieu, inexprimable et incommunicable. On y trouve des passages que n'auraient pas désavoué un Denys ou un Ansâri (on sait pourtant combien ce dernier détestait les mutakallimûn !), tel le suivant :

« On interrogea quelqu'un sur le sens du mot « l'un ». Il répondit : il s'applique à quatre choses : un tout qui n'admet pas la multiplication, une partie qui n'admet pas la division, et celui qui est entre les deux et qui admet l'une et l'autre, comme son élévation au-dessus de la partie qui ne se divise pas et son abaissement au-dessous du tout qui ne se démultiplie pas ; car il n'y a rien au delà du tout. Enfin, le quatrième « un » est celui par qui, en qui, les trois autres se maintiennent. Lui et non Lui, Il est plus caché que le Soi, Il est celui à cause de qui s'amuit la langue, en-dessous de qui s'interrompent les signes, face à qui la faculté estimative ploie et l'entendement reste interdit ; tel est Allah, Seigneur des mondes. » (p. 43) (1)

Autrement dit, toute chose participe dans une certaine mesure à l'Un, qui transcende la totalité. Il est au delà de l'Être et du Non-Être, de l'identité et de l'altérité, strictement ineffable et irréductible à quelque manifestation que ce soit. Et c'est cet Un mainteneur du tout, présent à chacune de ses parties et séparé en même temps, qui est la Divinité véritable. C'est la conception néo-platonicienne dans toute sa pureté.Aussi, il n'est pas étonnant qu'en partant de telles prémisses concernant la Réalité divine, Mâturîdi ait été amené à postuler, au fondement de la multiplicité, l'existence d'entités occupant un rang intermédiaire entre « l'un » infiniment participé qui est contemporain du tout, et l'Un infiniment transcendant et imparticipé. Tels sont les Attributs divins, les « sifât » :

« Celui qui dit : Allah était, et il n'y avait pas de création ; puis, il y eut la création, sans faire intervenir un Takwîn, principe générateur distinct de la création même, ressemble à celui qui parle d'Allah simplement comme Celui à qui se rapporte le monde. Ou plutôt, celui qui invoque une action naturelle ou une émanation substantielle est plus proche de la vérité, en tant qu'il postule au moins l'existence d'une chose de laquelle puisse procéder autre chose, que celui qui réfère à Allah une création auparavant inexistante, sans [la médiation d']une entité dépendante d'Allah distincte de l'être de la création. Car, d'après ceux-là, la relation de la création à Allah possède quelque

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fondement, tandis que d'après ceux-ci, elle n'en a pas. » (p. 46)

L'idée de création naturelle, qui implique la non-liberté de Dieu par rapport au résultat de son activité, ou celle d'« émanation naturelle » (en fait littéralement « ardhiyyah », « nourriture »), qui implique que l'être de Dieu passe réellement dans la création comme la nourriture dans le corps, sont plus proches de la vérité que celle d'un Dieu transcendant et inconditionné produisant le monde sans puissance intermédiaire, car les deux premières sont cohérentes, bien que leur cohérence soit au dépend de l'idée de transcendance divine ; tandis que la troisième, sous couleur de préserver la transcendance divine, pose quelque chose de contradictoire et d'ontologiquement inconsistant. Cette préférence de Mâturîdi pour la « création naturelle » comme une « moindre erreur » doit être notée comme extrêmement révélatrice de son tempérament métaphysique. D'autre part, Mâturîdi diverge légèrement d'Ach'ari à propos de formulations telles que « Allah est savant par une Science, puissant par une Puissance », etc. Le second les admet, le premier les rejette, leur substituant la tournure « Allah est savant et possède une Science, puissant et possède une Puissance » ; du moins au témoignage de certains auteurs mâturîdites comme le théologien et doxographe Nasafi, car en fait, je n'ai pas trouvé le passage de l'œuvre d'al Mâturîdi où se trouve la formule en question (« 'âlimun wa lahu 'ilm », etc.). Il est cependant possible qu'elle m'ait échappé, et il est certain en tout cas que Mâturîdi insiste sur le fait qu'Allah est savant, puissant, voulant, etc. « par Lui-même » ou « par sa Personne » (bi nafsihi), non par quelque chose d'autre, ce qui va dans le sens du propos de Nasafi. Le fait que de telles nuances sémantiques, apparemment insignifiantes ou peu significatives, aient pu faire l'objet de discussions passionnées au sein de l'école, montre quel degré de subtilité et de raffinement intellectuel avait atteint le kalâm. On est libre de trouver un tel raffinement totalement vain et d'assimiler les discussions en question à des querelles byzantines, mais je tenais à rappeler ce fait, à l'heure où les mutakallimûn sont si souvent caricaturés en théologiens « dogmatiques » à la limite de l'anthropomorphisme, qui « prétendaient monnayer la Révélation en un savoir souverain et exclusif de toute autre forme de réflexion », comme l'écrit P. Vallat dans un article sur la philosophie arabe qui fait la part beaucoup trop belle, à mon sens, au différend philosophie-kalâm.D'autant que, dans la perspective de Mâturîdi et de son école, la nuance entre les deux formulations n'a rien de superflu : elle a une signification ontologique essentielle, qui se révèle notamment à la lecture des passages suivants :

« Le fondement est que celui dont l'effectivité de l'acte est inséparable dans le temps de sa qualification comme auteur de cet acte, est qualifié par un attribut d'impuissance, tandis que celui dont l'acte peut survenir ou non alors qu'existe cette qualification, est qualifié par un attribut de puissance. De même, celui qui peut accomplir une chose et son contraire est considéré comme plus parfait que celui qui ne peut accomplir qu'un seul des deux. (...) Ainsi, l'acte du serviteur ne devient effectif qu'en son temps, car c'est par son application à l'acte qu'il agit ainsi qu'au moyen d'instruments, alors qu'Allah – glorifié soit-Il – agit par Lui-même (par sa personne, bi nafsihi, NdT), de même qu'Il connaît par Lui-même et peut (décrète, mesure, prédétermine, qadara, NdT) par Lui-même » (p. 48).

Et encore :

« Une fois établi que la notion de Parole englobe ce dont la mesure dépasse l'étendue de la création et ce qui n'est accessible à aucun entendement, celui qui aime à mesurer la Parole divine à l'aune de la parole créée est a fortiori un inconscient. De même, son Acte échappe aux attributs de l'acte du créé. Cette distinction à tous points de vue implique notamment la négation de la nouveauté, car celle-ci impliquerait similitude. De même, sont à exclure les notions d'accident, de séparation, de réunion, de définition, de terme, d'augmentation ou de diminution, car tout cela relève des attributs de la parole du créé ; et l'agrément est à Allah.Ensuite, la Parole d'Allah ne laisse pas ou bien d'être autre que Lui, auquel cas l'immunité contre tous les défauts que nous avons mentionnés plus haut Lui viendrait d'un autre que Lui, ce qui impliquerait le besoin et donc la nouveauté ; ou bien de n'être autre que Lui, ce qui implique que c'est par Lui-même qu'Il est parlant, puissant, savant ; et à Allah est l'agrément. (...)

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Ensuite, Il ne s'oppose pas à ce que l'on sache si c'est par Lui-même qu'Il est parlant, au sens que j'ai évoqué, ou non par Lui-même, de sorte que sa Parole soit autre que Lui. Or, tout ce qui est autre que Lui est créé, qu'on prenne appui en cela sur les textes ou non ; et il est établi que l'être-autre-que-Dieu implique nécessairement la nouveauté. Et selon que l'on admette ou non en Dieu la nouveauté et l'être-créé, on saura si c'est par Lui-même ou non qu'Il est parlant. » (p. 58)

Conformément à sa conception de l'Essence divine comme Unité ineffable et imparticipée, Mâturîdi a donc soin de montrer qu'Allah, même s'Il possède Science, Puissance et Volonté, agit seul et par Lui-même, pour qu'on n'aille pas supposer que ces divers Attributs sont autant d'instruments dont Il aurait besoin pour agir, ni des intermédiaires obligés de son action, ni que leur existence implique une quelconque trace de multiplicité. Elle répond seulement à une instance du créé, dont la diversité changeante requiert, de la part de la Source unique de toute existence, quelque chose qui corresponde à ce qu'est une volonté libre dans le cas d'un agent humain, au moyen de laquelle il puisse entrer avec cette Source dans la relation qui fonde son être. En tant qu'aspect participé de la Réalité divine, cette Volonté se distingue de l'aspect suivant lequel elle est dite « Une » ; toutefois, en tant que transcendante au créé, cette Volonté, et de même pour la Science, la Puissance, la Parole, etc., n'est en rien distincte de la Personne divine, c'est-à-dire en fin de compte, de l'Essence Une. Il y a une logique parfaite dans cette conception, la même logique que nous avons vu opérer dans la prescription de Plotin :

« si, avec lui, existent sa volonté et son choix, dont il est inséparable, il faut qu'il n'y ait pas là plusieurs choses ; mais on doit ramener à l'unité sa volonté et son essence ; son vouloir et son être viennent nécessairement de lui ». (Enn. VI, 8, 14)

Cependant, c'est plutôt à la doctrine proclienne des Hénades divines que l'on penserait spontanément face à la conception mâturîdienne des Attributs occupant un mystérieux domaine intermédiaire entre le « Soi » et le « non-Soi », ni totalement assimilables à l'Essence, ni rigoureusement distincts d'Elle, comme le précise bien le passage suivant : « si [l'adversaire mu'tazilite] n'entend pas signifier par les Attributs Dieu Lui-même, ni autre chose que Lui, ne sait-il pas que c'est là le propos même des « gens de l'affirmation » [c'est-à-dire les sunnites, parce qu'ils « affirment l'existence des Attributs »] ? Nous disons en effet qu'ils ne sont pas autres que Lui, de sorte qu'il n'y a rien après [l'Essence]. Et avec cela, les Attributs de l'Essence sont tels que nous les avons décrits, et Il ne cesse jamais d'être qualifié par eux, de telle sorte qu'ils sont pour Lui des autres – exalté soit notre Seigneur au-dessus de ce que Lui attribuent les négateurs » (p. 55). Quant on médite attentivement sur cette œuvre profonde et dense qu'est le kitâb at-tawhîd, il ne fait aucun doute qu'al Mâturîdi devait être parfaitement conscient de la signification hénologique de sa doctrine des Attributs, et qu'elle avait bien pour fonction, dans son esprit, d'établir l'indispensable mais difficile raccord entre une conception de Dieu comme l'Unifiant suprême, dont dépendent les unités particulières qui « ont besoin de Lui, tandis qu'Il transcende les unités, en tant qu'elles sont, de par leur caractère propre, la cause des attributs des nombres [qui procèdent d'elles], et qu'en elles s'enracinent leurs déterminations d'alternance et d'extinction, de limitation et de finitude » (p. 121) ; et une conception de l'univers comme essentiellement déterminé par la révélation de Dieu à l'intelligence à travers lui. Cette conscience aiguë des implications de sa doctrine se reflète en particulier dans le passage sur le Takwîn déjà cité, ou encore dans l'important paragraphe suivant :

« Le point fondamental est qu'il n'y a de voie menant à la connaissance d'Allah – exalté soit-Il – hormis celle qui prend appui sur sa révélation dans le monde ; cependant que toute démarche visant à atteindre sa connaissance par le moyen des sens ou le témoignage de l'oreille est vouée à l'échec. De plus, le sensible ne Le révèle qu'à travers le témoignage des Attributs, non de l'Essence ; en effet, l'existence après le néant est un signe de l'activité existentiatrice et créatrice, au moyen de laquelle on connaît l'Existentiateur et le Créateur. Les différences d'état de la manifestation sensible, la réunion des contraires en elle, constituent par ailleurs un signe de la Puissance divine, une marque éclatante de l'ordonnancement qui ne peut qu'être le fait que d'un Organisateur doué de Force. Ensuite, le rassemblement de tout cet ordre [par l'intellect], et l'absence de discordance, en dépit de sa grande multiplicité, dans ce qui tombe sous l'intellect,

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manifeste la science de l'intellect, au moyen duquel est connu le monde. Il n'est rien dans le domaine sensible qui manifeste une essence, abstraction faite de ses qualités, car il n'y a pas d'autre moyen pour parler affirmativement d'une essence, que la connaissance de ses attributs. Ce ne serait pas une voie légitime vers la contemplation de la chose. Ainsi, celui qui se fonde sur leur manifestation pour contempler la réalité des choses connaîtra le savant, l'audient, le voyant, etc. en fonction de la science, de la puissance et autres qualités semblables, en ayant en vue que ces noms renvoient aux attributs correspondants. (...) Maintenant, dès lors que nous avons établi l'adventicité du monde, et qu'il est impensable qu'après n'avoir été point, il soit advenu [spontanément] tel qu'il est, les derniers êtres prenant appui harmonieusement sur les premiers, il en résulte nécessairement qu'il doit procéder d'une certaine Science. Ensuite, de même qu'on ne saurait concevoir une perception sensible à laquelle ne correspondrait aucun objet sensible, ni un syllogisme dépourvu de conclusion, il est clair qu'Il doit être savant par Lui-même, et connaître le monde tel qu'il est pour lui-même, indépendamment du fait que l'objet de cette connaissance soit actuellement présent ou absent – et il n'y a de Force qu'en Allah. Le fondement de cela réside dans ce que nous avons mentionné plus haut, à savoir qu'Il n'est pas connu au moyen des sens, et que dans ce par quoi Il est connu, réside la manifestation de la Science qu'Il en détient ; car Il l'a disposé d'une façon qui constitue pour lui-même un témoignage de Lui (ou de cette Science). Enfin, la Science qu'Il a du monde ne saurait être autre que Lui ; car il n'y avait rien à part Lui, jusqu'à ce qu'Il produisît une autre chose, et se manifestât à travers elle. Ce qui prouve qu'avant de produire cette chose, Il en avait la Science, sans qu'il y eût avec Lui une chose qui soit autre et que Lui, et que la première chose autre que Lui, au moyen de laquelle Il connût cette dernière. De sorte qu'Il est savant par son Essence et non par un autre. » (pp. 129-130).

Ces phrases témoignent au passage de l'importance de l'intellect ('aql) dans la conception d'al Mâturîdi. Il faut d'ailleurs noter que le second chapitre du kitâb était consacré à la justification de l'intellect comme moyen de connaissance de la vérité religieuse au même titre que « l'écoute » (sam'), terme qui englobe aussi bien la Révélation que l'ensemble des données traditionnelles héritées des « anciens ». L'intellect a pour fonction première de contempler dans le monde les traces de l'action ordonnatrice et unifiante de la Divinité. Cependant, faisant ensuite retour sur lui-même, c'est essentiellement par la contemplation de sa propre activité noétique qu'il prend conscience de la Réalité de « l'Un au delà des unités » ; non pas de cette Réalité en tant que telle, vu qu'en Elle-même, Elle est infinie et déborde infiniment toute connaissance, mais en tant que Science principielle, de laquelle découlent tous les êtres, et qui rend possible la conversion noétique de l'intellect vers l'Un. En relation avec cette fonction de l'intellect comme suprême miroir du Divin, les Attributs de Science, Puissance, Volonté, etc., apparaissent donc comme ce qui fonde le pouvoir réflecteur du miroir, ce qui rend possible la conversion de l'intelligence vers son Modèle divin, en permettant au Modèle non manifesté de se manifester à la « copie ». Dans l'esprit d'al Mâturîdi, les Attributs essentiels constituent donc bien l'ultime condition de possibilité de l'Apparition de l'Essence divine, conçue comme Unité ineffable, insondable, illimitée, antérieure à la distinction entre « Soi » et « non-Soi » qui fonde toute manifestation. L'œuvre de l'éminent théologien comprend encore une théorie du rapport entre le visible et l'invisible, entre le manifesté et le non manifesté, en parfait accord avec cette conception des Attributs divins, et que l'on pourrait résumer synthétiquement par l'idée d'une « correspondance asymétrique », ou encore d'une « révélation dans (ou par) la différence », pour utiliser une expression proche du texte. Cette question fait l'objet du quatrième chapitre du kitâb at-tawhîd (qui en compte quelque soixante) ; elle fait donc partie des premières questions traitées, ce qui est un indice de son importance aux yeux de l'auteur. En effet, la notion de ghayb, le Mystère, l'Invisible, le non-manifesté, en lui-même et dans sa relation au manifesté, tient une place centrale dans la doctrine mâturîdite, qui apparaît tout entière, d'une certaine façon, comme une méditation sur les rapports entre ces deux domaines, considérés d'emblée comme absolument hétérogènes, dissymétriques, et pourtant reliés par de mystérieux liens de similitude. C'est cette similitude dans l'hétérogénéité complète qu'al Mâturîdi s'efforce de penser dans ce chapitre quatrième du kitâb, dont voici la fin :

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« Les modalités de révélation du monde se diversifient en fonction de la diversité des aspects du monde : sa tendance au changement et à la dissolution, à la réunion des contraires au même instant dans un même être, manifeste son caractère non éternel ; ensuite, son ignorance de ses propres constituants, son impuissance à restaurer ce qui de lui a été corrompu, font apparaître le fait qu'il n'existe pas par lui-même ; ensuite, la réunion en lui des états opposés et l'assemblage cohérent des substances naturées en un équilibre parfait montrent que Celui qui a ordonné et produit la totalité est Un ; de même, sa cohérence, son équilibre et la façon dont il maintient ensemble les contraires, font voir la Puissance de son Auteur, sa sagesse et sa Science. Ainsi, les modes de révélation se différencient en fonction de ce qui se révèle immédiatement : la manifestation de l'existence de l'Adventeur a consisté dans l'impuissance de l'être adventé ; celle de sa Science, dans l'ignorance de ce dernier, dès lors qu'il fut constitué, à l'égard de soi-même. De sorte que l'existence de la révélation s'est constituée dans la différence, non dans la concordance. Par ailleurs, fondamentalement, c'est par ce qu'il y a en lui de nécessité et de manque qu'un être révèle l'existence d'un autre. Et il n'y a pas lieu d'attribuer à ce dernier ce qui revient au premier en fait de manque impliquant l'existence d'un autre, de sorte que celui-ci aurait à son tour besoin d'un autre, et ainsi de suite à l'infini ; ce qui ne se peut. Et Allah est plus savant » (p. 29).

Ainsi, bien qu'il soit clairement établi que le monde a pour objet de révéler Dieu à l'intelligence, il révèle essentiellement ce que Dieu n'est pas ; et c'est ainsi, ainsi seulement que nous pouvons, dans une certaine mesure, savoir ce qu'Il est. Cette doctrine de la « révélation dans la différence », que Mâturîdi rappellera a plusieurs reprises au cours du livre, évoque de façon évidente la notion de « similitude dissemblable » que l'on rencontre chez certains néo-platoniciens tardifs (Proclus) et chez Denys l'Aréopagite, figure emblématique de la « théologie mystique » et de l'ésotérisme chrétien des premiers siècles. Voici par exemple comment Proclus, dans sa Théologie platonicienne, explique la « procession de la Matière » et son rapport avec l'Un suressentiel en faisant appel à cette notion de « similitude dissemblable » (ou « similitude de dissimilitude ») :

« En dernier lieu, vient la procession de la Matière, qu’elle soit unique ou qu’elle soit diversifiée, que la cinquième hypothèse [du Parménide] montre par des négations qui portent sur la similitude de dissimilitude qu’elle entretient avec le premier Principe » (Théol. Plat. I, 12, p. 57.18-20 saffrey-Westerink).

De même, nous pouvons lire chez Denys :

« La matière aussi, ayant reçu l'existence de Celui qui est réellement beau, conserve, dans toute sa disposition matérielle, certains échos de la splendeur intelligente et on peut s'élever, grâce à eux, vers les archétypes immatériels, à condition, comme on l'a dit, de prendre les similitudes sur le mode de la dissemblance et de ne point les définir univoquement » (La Hiérarchie céleste).

C'est bien cette même idée, ce même principe d'une similitude qui n'est pas définie univoquement, qu'exprime Mâturîdi avec sa « révélation dans la différence » : il s'agit en effet que le Divin puisse se manifester en chaque chose et quelle que soit le rang qu'elle occupe dans l'échelle des êtres, sans pour autant que l'infinité de son Essence se laisse circonscrire dans les limites de cette manifestation. Dès lors, la relation de similitude que celle-ci présente avec son divin Modèle devra impliquer une rupture de symétrie, elle devra « fonctionner » dans le sens descendant, mais pas dans le sens ascendant : c'est bien l'Absolu qui se manifeste dans le monde, mais rien de ce qui est propre au monde ne se « manifeste » en Lui. Le monde est définitivement impuissant à Le révéler tel qu'Il est en Lui-même ; et cependant, c'est cette impuissance même qui, étant à l'exact opposé de la Toute-puissance divine, la révèle au mieux. La parfaite concordance entre ces doctrines montre qu'al Mâturîdi s'inscrit dans la continuité d'une même influence spirituelle qui a revêtu successivement les habits du néo-platonisme, de la gnose dionysienne et du tassawwuf (comme nous le verrons par la suite). Aussi, on ne s'étonnera pas de voir l'éminent théologien sunnite justifier une doctrine apparemment aussi éloignée de (ce qu'il est convenu d'appeler) l'« orthodoxie sunnite » que celle des qarmates, secte chi'ite « extrême » dont les idées étaient un mélange de néo-platonisme, de stoïcisme et de gnosticisme oriental, sur fond d'agitation « révolutionnaire » (ils

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prônaient, semble-t-il, la redistribution des biens, voire une forme de « communisme » sacré). Non sans toutefois la complèter au sommet par un Principe immuable et séparé qui faisait défaut à leur doctrine, du moins selon l'idée qu'en avait Mâturîdi. Celui-ci, en effet, n'hésitait pas à écrire, critiquant la notion qarmate de l'œuf primordial, plus comme insuffisante que comme radicalement erronnée :

« Dès lors qu'Allah – glorifié soit-Il – est capable de produire un fondement qui contient toute chose en mode replié, Il peut aussi bien commencer toute chose comme Il le souhaite, sans passer par un stade de repliement sous forme de puissance, suivi d'un passage à l'acte, mais uniquement par le Taqdîr et le Takwîn ».

La formulation de ce passage peut sembler paradoxale de prime abord. D'une part, en effet, il n'échappe pas au lecteur averti que dans une perspective strictement gnostique, néo-platonicienne, etc., il n'y a aucun sens à admettre la thèse de « l'œuf primordial » comme une « possibilité » dont Dieu peut aussi bien se passer. Cette théorie ne prend justement son sens que dans une doctrine du déploiement de la manifestation par phases successives qui s'enchaînent rigoureusement, depuis le rassemblement dans le germe initial infiniment concentré jusqu'à la complète actualisation des possibilités, selon une nécessité qui ne s'impose pas du dehors à la Volonté divine pour la contraindre et la subjuguer, mais qui s'identifie à cette Volonté même. C'est donc vider la thèse de son sens que de la présenter comme une contingence de la Volonté. D'autre part, reconnaître que Dieu peut, s'Il le veut, créer l'œuf primordial, peut être interprété comme une manière habile de ne pas trop prendre position (à une époque où, rappelons-le, l'activisme de certains mouvements « gnostiques » menaçait la stabilité de la société islamique), tout en laissant entendre que la Loi révélée ne s'oppose pas absolument à cette conception. Cependant, en raison de sa nature même qui implique une nécessité eidétiquement ancrée dans la structure du Vouloir divin, la reconnaître comme possible au regard de la Loi, c'est ultimement la reconnaître comme vraie, donc sensée, ou vraie car sensée, car la Loi ne permet rien d'absurde. Et par la suite, Mâturîdi s'emploie justement à lui redonner un sens acceptable selon les critères de la théologie sunnite, en remplaçant l'œuf et le déploiement par le Taqdîr et le Takwîn divins. Nous avons déjà rencontré le second de ces deux Attributs, si important dans l'économie de la doctrine mâturîdite, puisqu'il désigne l'opération éternelle, intemporelle, immanente à l'Essence divine, par laquelle Dieu fait venir les créatures à l'existence. Cela implique auparavant une autre opération, tout aussi immanente et intemporelle, par laquelle chaque être est « mesuré », revêtu de ses caractères propres et distingué virtuellement des autres au sein de la Puissance divine. Telle est la fonction du Taqdîr, terme qui dérive du verbe qaddara, action de mesurer, de peser, d'englober en mode potentiel, étymologiquement lié à la qudrah, l'Attribut divin de la Puissance universelle. Le Taqdîr, c'est l'acte ou plutôt le procès éternel, par lequel Dieu mesure toute chose, l'enveloppe dans sa Puissance, laquelle ne se distingue pas, fondamentalement, de son Essence. C'est donc l'équivalent de l'œuf, mais spiritualisé (par rapport à la conception stoïcisante que Mâturîdi prête aux qarmates), et porté directement dans la sphère d'un Divin immuable, transcendant et Un (non-multiple) sous tous rapports, qui n'est en rien affecté par la multiplicité des possibles que sa Puissance mesure. De même, le Takwîn est le nom du procès par lequel Dieu fait passer les choses de l'état de simples virtualités que sa Puissance enveloppe sans distinction, à l'être effectif et manifeste, selon ce qui est prédéterminé dans sa Science éternelle. C'est donc le développement de l'œuf, mais placé lui aussi en Dieu même, comme ni distint de son Essence ni identique à Elle, distinct en revanche, en tant qu'il conserve lui aussi son unité – il est un développement – et son caractère éternel, de son fruit temporel, multiple et changeant – car le point fondamental de la doctrine mâturîdite que le Takwîn, Attribut éternel et transcendant, est distinct du khalq, de la création elle-même, bien qu'il soit le procès un par lequel tout le créé vient à l'être.

En conclusion, un examen attentif des thèses mâturîdites, avec la place éminente qu'elles accordent à l'intellect, la surprenante liberté qu'elles prennent dans la discussion des doctrines réputées le plus « hétérodoxes », et leur rectification qui prend parfois des airs de récupération subtile, fait voler en éclat l'idée d'une théologie monolithique, tournée exclusivement vers la défense du dogme et les

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joutes verbales, et vide de substance métaphysique. On rejoint le constat dressé par M. Ulrich Rudolph dans le passage cité plus haut. Ce qui manque peut-être à cette théologie aux accents gnostiques et plotiniens pour être tout à fait en phase avec l'esprit du néo-platonisme ou du tassawwuf, c'est une dimension d'expérience vécue et de contact sanctifiant avec le Divin, sans laquelle toute théologie, aussi subtile soit-elle, risque fort de tomber dans l'intellectualisme.

6. De quelques considérations sémantiques

Avant de pousser plus loin l'investigation sur la question qui nous occupe, il serait souhaitable de préciser le sens de certains termes, dont nous avons usé jusqu'à présent sans trop nous poser de question.

a) Nom et essence

Nous parlons en effet du « nom », comme si cette notion allait de soi. Mais qu'entend-on en français par ce mot, et quelle est le terme arabe correspondant, et cette correspondance est-elle assurée ? On sait que « nom » vient du latin « nomen », apparenté au grec « onoma », « le nom », mais aussi « nomos », « la loi ». Toutes les langues indo-européennes comprennent des mots apparentés à ceux-ci et provenant de la même racine, ainsi en persan et en hindoustani, nous avons « nâm », « le nom » ; mais aussi « namâz », une « prière », etc. Il est intéressant de remarquer que les langues sémitiques possèdent la même racine NM, comme dans l'arabe « namma », qui veut dire entre autres choses « révéler, démontrer », et aussi « exhaler, répandre son parfum ». Ou encore « namâ », « pousser, se développer, se hisser » ou « attribuer un propos », etc.On rappellera à ce propos que René Guénon, dans Les mystères de la lettre Nûn, décrit cette lettre comme « la figure de toute individualité, en tant que celle-ci porte le « germe d'immortalité » en son centre, qui est représenté symboliquement comme le cœur », tandis que la lettre Mîm « représente l'être complètement replié sur lui-même, réduit en quelque sorte à une pure virtualité, à quoi correspond rituellement l'attitude de la prosternation ; mais cette virtualité, qui peut sembler un anéantissement transitoire, devient aussitôt, par la concentration de toutes les possibilités essentielles de l'être en un point unique et indestructible, le germe même d'où sortiront tous ses développements dans les états supérieurs. »La racine NM traduit donc universellement l'idée de l'annihilation de l'être « individuel » (le Nûn) dans l'être général, d'où aussi l'idée de « sommeil » (arabe nawm), que Fabre-d'Olivet présente, selon la conception supposée des « anciens Egyptiens », comme « une sorte d'universalisation de l'être particulier ». Mais cette même racine rerpésente aussi le développement des « possibilités essentielles » de l'être individuel devenu, par cet anéantissement dans le général qui le « réduit en quelque sorte à une pure virtualité », « le germe même d'où sortiront tous ses développements dans les états supérieurs ».D'où les idées de nomos, entendue comme la « loi » d'un être donné, terme qui désigne originellement le modèle de cet être (« loi » est d'ailleurs apparenté à « logos »), son archétype, son Idée, le principe qui régit le développement de ses « possibilités essentielles » ; et aussi de nomen, le nom, l'entité qui manifeste ces possibilités, en ramenant l'être particulier à l'essence générale dont il dérive comme de son exemplaire transcendant.Etymologiquement, le « nom » apparaît donc en français, et dans les langues indo-européennes en général, comme dénotant la fonction du logos qui ramène l'être particulier à son essence, à son type générique, et qui, inversement mais simultanément, manifeste cette essence, la particularise, par exemple dans une entité symbolique constituée de lettres qui tient, dans le discours articulé, la place même de l'être en question.

Maintenant, il faut avoir en vue que le mot arabe « ism », que nous traduisons faute de mieux par

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« le nom », ne dérive pas de la racine NM, et peut a priori dénoter originellement tout autre chose. Mais savoir ce qu'il dénote réellement est une question délicate, qui a divisé pendant longtemps les grammairiens, les théologiens et les philosophes arabes. Aussi, bien que toutes ces questions de philologie aient quelque chose de passablement fastidieux, on ne peut pas en faire l'aconomie dans la question qui nous occupe. Sans quoi, nous ne savons même pas de quoi nous parlons.La première chose à faire est de se demander de quelles lettres est réellement composé le mot « ism ». À première vue, pour ceux qui connaissent quelque peu les langues sémitiques, l'alif initial n'est qu'une simple « consonne d'appui », destinée à l'euphonie, et qui n'entre pas dans la composition de la racine. D'ailleurs, les grammairiens traditionnels ont l'habitude de dériver « ism » des verbes « wasama » ou « samâ », dont les racines ne contiennent pas cet alif initial. Mais il me semble que ce serait mépriser injustement le ou les auteurs de la langue que de les soupçonner d'avoir sacrifié à de pures règles d'euphonie, et d'avoir inclus dans les morphèmes des lettres qui ne participeraient pas pleinement à la signification, surtout s'agissant d'une notion aussi fondamentale que le « ism ». Si je me remémore de plus les réserves de Fabre-d'Olivet à propos de l'habitude des grammairiens sémitiques d'accorder la prédominance au verbe sur le substantif, je me trouve assez fondé à n'exclure aucune lettre, et à considérer « ism » comme effectivement formé des trois lettres alif, sîn, mîm (ISM).On sait que le mîm final, qui représente d'après René Guénon « l'être complètement replié sur lui-même, réduit en quelque sorte à une pure virtualité », symbolise aussi la vibration universelle du Logos, qui apparaît dans le « monosyllabe sacré » AUM. C'est également le signe matriciel et le signe de l'eau, qui est étroitement liée à la symbolique du Verbe (dans le Coran, l'eau ou la pluie sont le symbole de la Parole), et représente justement la Substance première, la Possibilité, la « mer » de l'existence universelle, indistincte et indéterminée, grosse de toutes les possibilités ontologiques. On rappellera en outre que le mîm final, en ancien sémitique – et encore en hébreu – est la marque du collectif, rôle qu'il a perdu en arabe au profit du nûn. Tel qu'il figure ici, le mîm modifie manifestement une racine plus simple, « IS », et représente quelque chose comme la multiplication intérieure et le déferlement immanent des possibilités contenues dans ce « IS », comme la puissance secrète qui lui permet de se projeter, en restant uni à soi-même, dans une condition donnée, dans toute condition, que ce soit celle de l'existence manifestée en général, ou celle plus particulière du discours articulé.

Il faut donc voir ce que représente « IS ». Or on sait que dans toutes les langues indo-européennes, on trouve des mots comme « is », « esti », « esse », « asi », etc. qui désignent l'être ou l'essence. C'est également le « sat » brahmanique, qui dérive de la même racine (sauf qu'ici, la voyelle initiale a disparu), et représente l'Essence absolue, c'est-à-dire le Principe de tout, le Brahmane, envisagé en tant qu'essence (tandis que « Chit » représente exactement le même Principe envisagé en tant que « conscience » ou « pensée », etc.).Or il est remarquable de constater que là encore, on trouve dans les langues sémitiques – en tout cas en arabe – une racine qui a exactement les mêmes significations que le « IS – sat – esse – asi... » des langues indo-européennes. En effet, l'arabe comprend toute une série de mots composés du morphème « IS » (ou de ses diverses variantes) et se rapportant de façon générale à l'idée de fondement, de base, de principe... ce qui correspond bien à l'idée d'être ou d'essence, du moins à l'idée que l'on peut en avoir dans une culture et dans une langue qui ne comprend pas l'équivalent du verbe « être » (ni d'ailleurs du verbe « avoir ») des langues indo-européennes.On a ainsi, entre autres, « as », « une base, un fondement, une fondation, tout ce qui maintient, qui préserve, etc. » ; « ist », « fondement », et dans un sens tout à fait restreint, limité à l'ordre corporel, « le derrière » ; « asl », « racine, fondement, source, principe » (dont on peut également rapprocher « wasl », ce qui unit, unifie, achève, etc.) ; « aïssa », particule pseudo-verbale qui indique l'existence assurée d'une chose : « aïssa-llâh », « Dieu est ». Et bien sûr, enfin, « ism », que l'on traduit par « le nom ».Mais par tout ce que l'on vient de dire, il est clair qu'à l'origine, « ism » devait avoir une signification beaucoup plus profonde que « le nom » tel que nous l'entendons – comme d'ailleurs « nomen ». Le ism, originellement, c'est bien la racine, le fondement, l'essence d'une chose ; mais

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non pas l'essence considérée purement et en elle-même, dans sa plus grande généralité, qui correspondrait à « sat », ou « IS ». À cause du mîm final, « ism » représente plutôt l'essence envisagée comme principe du déploiement de la manifestation de la chose, plérôme de puissances et de possibilités, qui appellent une réalisation dans l'existence conditionnelle, c'est-à-dire dans le Logos, qu'il soit divin, cosmique ou humain. C'est donc également la possibilité d'une présentification de l'être qui possède cet essence ; ce qui le rend présent, ce qui le manifeste ; et par là, on rejoint effectivement l'idée exprimée par « nomen » ou « le nom ».On rejoint en somme l'idée traditionnelle des grammairiens arabes, qui font dériver « ism » de « wasama », « marquer, stigmatiser, décrire », d'où dérive également « wasm », « un signe » ; ou de « samâ », « s'élever, monter à l'horizon, apparaître, appeler », verbe également apparenté au mot « samâ' », « ciel », qui est à rapprocher de l'idée de « loi ». Sauf qu'il faudrait plutôt inverser le rapport, à mon sens, et faire dériver les verbes en question du substantif « ism ». Moyennant ce changement de perspective, la présente analyse recoupe la conception traditionnelle, qui rattache « ism » à l'idée d'apparition, de manifestation.Le « ism », à l'origine, c'est donc bien l'essence, en tant que fondement de la révélation de la chose, possibilité de son apparition. En un sens plus étroit, c'est le « concept », la forme intellectuelle qui est derrière le « nom »-entité sensible, en tant qu'il est le principe, le fondement de cette entité, qui n'est que la projection du concept dans une condition encore plus restreinte, celle du langage. Voire même la chose nommée, dans la mesure où elle s'identifie à son concept.Pour en finir avec ces observations étymologiques, on notera encore qu'à cette série des racines contenant le morphème IS, se rattache le terme « ins », « l'homme », forme récapitulative de la manifestation intégrale des Noms. Ici, la racine de base est modifiée par la lettre nûn, signe de l'intellect actif et rayonnant. Cette modification est cependant absente de la racine hébraïque correspondante, « ish », ce qui confirme « ins » n'est originairement pas autre chose que « is », l'essence ontologique universelle. Ceci nous amène à évoquer la proximité des lettres N et S, qui appartiennent toutes deux à la touche dentale, l'une étant nasale et l'autre sifflante. Proches, elles le sont également par la signification symbolique, et c'est pourquoi il arrive fréquemment qu'elles alternent dans la formation du lexique. Ainsi, à côté de la série IS, on trouve une série IN qui a exactement la même signification : à cette série appartiennent le grec « to on », le latin « ens » qui est, remarquons-le, l'équivalent exact de l'arabe « ins » (et se rattache de fait aussi bien à la série IS), enfin l'arabe « ana », « je », le sujet qui s'exprime, et « inna », particule désignant l'existence certaine d'une chose, sur laquelle les philosophes ont formé le mot abstrait et savant « inniyyah », qui désigne l'être de la chose, ce qui fait qu'elle se manifeste. À ces deux séries, l'on peut également rattacher les pronoms hindoustani « in » (« ce, cet », démonstratif proche) « un » (« eux, ces ») et « is » (« ce, cet », démonstratif lointain), « us » (« cela, ce »), qui illustrent parfaitement cette alternance N/S. Aussi, il est manifeste que la même alternance est à l'œuvre dans les deux racines NM et SM, qui expriment chacune l'idée de la manifestation à son stade embryonnaire et replié, de la puissance secrète et invisible qui rend l'expansion ontologique possible, et cela aussi bien dans les langues indo-européennes que sémitiques. En effet, la présence de la racine NM en arabe pour désigner une notion apparentée a déjà été mise en évidence. Reste à montrer que la racine SM, qui exprime en arabe tout ce qui a trait au fait de nommer, de montrer, de faire apparaître, existe également en indo-européen ; on la rencontre notamment dans le latin « semen », d'où « semence », mais aussi « simius », un « signe », et dans le grec « sèmeios », qui a la même signification. J'y rattacherais également, comme ayant un rapport plus ou moins étroit avec l'idée d'essence ontologique, le latin « sum », « je suis », « summa », la « totalité », la « somme », ainsi que le grec « sum », particule préfixative qui exprime l'idée de rassembler, d'unir (cf. latin « summa »), d'où « sym-bole », et enfin « soma », qui a fini par désigner le « corps », mais qui devait plutôt signifier à l'origine quelque chose comme le sujet dans sa réalité immanente et concrète, l'ipséité. Que tous ces mots renvoient à des notions abstraites similaires (du latin SiMilis, que l'on peut rapprocher de l'arabe mithl) ou du moins étroitement liées est suffisamment évident par soi-même. On peut donc parler d'une seule racine abstraite, avec deux variantes suivant le schéma de l'alternance N/S, qui a donné dans les

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principales langues eurasiatiques deux séries parallèles de termes apparentés sémantiquement (du grec SéMantikos), auxquelles appartiennent respectivement le français « nom » et l'arabe « ism » ; ce dernier ayant toutefois conservé plus longtemps un rapport direct avec l'idée ontologique d'essence, qui était le sens premier de la racine.

Si je fais toutes ces remarques, – en m'excusant de ce que ces développements ont de lourd pour ceux que la linguistique n'exalte pas spécialement – c'est parce qu'à l'époque où écrivent les premiers théologiens musulmans, et donc où prend forme la problématique des Noms divins en islam, il semble que la signification du mot « ism » ne soit pas encore définitivement fixée dans la langue arabe, et que l'on soit encore en train de passer du sens, déjà plus tout à fait premier, de « concept », ou d'« essence » en tant que fondement de la manifestation, au « nom » proprement dit, c'est-à-dire à « l'entité sensible, appartenant à l'ordre du logos articulé qui a pour fonction d'exprimer symboliquement la chose ».C'est ce qui expliquerait une discussion qui a passionné les philosophes, grammairiens et théologiens des premiers siècles de l'islam. Il s'agissait, précisément, de savoir si « le nom s'identifie au nommé, ou s'il est autre chose que lui ». La discussion porte également sur la « tasmiyyah », c'est-à-dire « l'acte de nommer, l'énonciation du nom », pour savoir si elle s'identife au nom lui-même, et donc éventuellement au nommé, ou si elle en diffère.Ce qui est remarquable, c'est qu'il s'agit d'une discussion qui n'a absolument rien de métaphysique, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas de sonder le « statut ontologique du nom » en termes abstraits et spéculatifs ; il s'agit au contraire d'une discussion très « concrète », portant sur la signification la plus immédiate des termes. Ceci peut sembler étrange à première vue. Comment, en effet, le nom s'identifierait-il concrètement au nommé, si par « nom » on entend bien « ce par quoi on désigne » la chose dans le langage ? Le problème vient de ce que justement, la langue arabe, à cette époque, n'a pas encore réellement isolé cette entité en elle-même. Le ism, dans la langue arabe primitive, c'est tout à la fois le nom et le sens, ou concept, ce qui en fait un quasi synonyme de ma'nâ ou de mafhûm ; on comprend alors que la discussion évoquée ici, porte en fait sur le fait de savoir si le concept s'identifie à la chose, ce qui a effectivement un sens. Malheureusement, tout est compliqué par le fait que concept et « nom » (désignation de ce concept) ne sont pas réellement différenciés dans la langue.

On reconnaît là un trait général des peuples anciens, qui, plus proches de l'Origine, ont gardé une mentalité plus métaphysique et portée à l'abstraction que les peuples plus récents (ne parlons même pas des modernes). Pour ces peuples, en effet, toute existence est un Logos, et comme on vit à proximité de l'Essentiel, c'est-à-dire du Logos de vie, qui est divin, on n'éprouve pas le besoin de distinguer les différents niveaux du Discours, ni a fortiori de nommer celui qui tient le rang le plus bas, le langage articulé, ultime image inversée du Verbe transcendant. C'est pourquoi le « nom » n'a pas de nom, et la seule chose que l'on éprouve réellement le besoin de nommer, c'est le concept, qui est la trace de l'essence dans le miroir de la Pensée.Puis, on se « civilise », on s'urbanise, on sort du désert, et l'on perd l'habitude de l'abstraction poussée, d'où la nécessité d'inventer des termes pour désigner des choses « concrètes » pour lesquelles on n'avait, jusque là, qu'une médiocre considération – ou qui, à l'inverse, pouvaient sans inconvénient être identifiées aux notions plus élevées dont elles n'étaient que l'image. C'est ainsi que l'on en vient à discuter, pendant des siècles, sur le sens à donner aux termes « ism », « musammâ » et « tasmiyyah » (« nom », « nommé » et « acte de nommer »).

b) Noms et Attributs

L'inspiration suit parfois des voies inattendues. Il y a quelque temps, je feuilletais la traduction par le docteur Mardrus des Mille et une nuits, ou plutôt, comme il l'a intitulé lui-même, du Livre des Mille nuits et une nuit. C'est un ouvrage curieux, où l'auteur s'est efforcé, ainsi qu'il l'explique en introduction, de rester aussi près que possible de la structure littérale du texte arabe. Il en résulte une prose d'une allure totalement inédite, qui pourtant, grâce au génie de l'écrivain, ne viole pas la

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syntaxe française, et ne blesse pas l'oreille.Cependant, l'inspiration dont je parle m'est venue d'un passage du prologue, où il est question de deux rois, l'un grand, l'autre petit. À un moment donné, Mardrus traduit « le roi le grand » ce que tout autre traducteur aurait rendu par « le grand roi », et c'est cela qui m'a frappé et m'a amené à réfléchir. Ici comme ailleurs, comme dans le titre par exemple, Mardrus n'a fait qu'appliquer sa méthode, en traduisant littéralement l'expression arable « al malik al kabîr », c'est-à-dire mot à mot « le roi le grand », et non « le grand roi » comme nous dirions en français et dans la plupart des langues européennes. L'usage de l'épithète en arabe diffère en effet de son usage dans les langues dites indo-européennes. Si elle s'accorde en genre et en nombre avec le sujet qu'elle qualifie, elle prend également toujours l'article si le sujet est défini, et la marque de l'indétermination, qui équivaut à un article indéfini, sinon. Des expressions comme « le roi le grand », ou « une maison une blanche » (pour « une maison blanche »), sont formellement des appositions. Le second substantif, par exemple « le grand », explicite le premier, par exemple « le roi », auquel il est apposé, exactement comme quand nous disons « Napoléon le grand, empereur » ou « Bonaparte, écuyer du crique Beauharnais » ou « mon père, ce héros ». C'est en méditant à cela que je me suis rappelé un fait bien connu de ceux qui ont étudié la grammaire arabe ; fait qui aurait dû, me semble-t-il, retenir mon attention plus tôt, mais ne l'a pas fait sans doute en raison de son évidence même. Je fais allusion au fait que la grammaire arabe considère traditionnellement l'adjectif non comme une catégorie grammaticale en soi, mais comme un genre du nom. Cela se justifie notamment sur le plan de la morphologie, par le fait qu'aucune marque grammaticale spécifique ne permet de distinguer « noms » et « adjectifs » : ils se déclinent de la même façon ; outre le sens, ils ne se différencient vraiment que par la formation du pluriel, mais celui-ci est lui-même très variable en arabe (il est normal qu'un même nom ait plusieurs formes de pluriel). Sur le plan de la syntaxe, on a vu que l'adjectif prenait l'article comme le nom, et que l'épithète était, formellement, une apposition. Noms et adjectifs forment bien, à l'origine, une seule et même catégorie grammaticale. Si l'on adopte une conception évolutionniste de la langue, on supposera qu'il a dû en aller ainsi, à l'origine, dans toutes les langues du monde : noms et adjectifs y formaient une seule catégorie, et ce n'est que peu à peu qu'ils se sont différenciés, et encore, jusqu'à nos jours, certaines langues ignorent cette différenciation. L'arabe se serait arrêté au stade ou elle est à peine ébauchée (se marquant tout au plus par la formation du pluriel, détail assez discret). En grec, au contraire, il s'agit réellement de deux catégories distinctes.

Mais, plus que le signe d'une évolution incomplète dont il paraît malaisé d'établir la réalité, et dont les causes resteraient à déterminer, je propose de voir dans cette particularité de la langue arabe la marque d'un certain esprit, d'une certaine attitude vis-à-vis de l'être, qui a déterminé la formation des concepts propres à la théologie et à la philosophie islamiques. S'il y a eu évolution, et si elle s'est arrêtée à ce stade-ci plutôt qu'à un autre, il faut y voir le résultat de l'action de cet esprit, façonnant la langue à son image, ou la transformant pour l'adapter à l'expression de sa nature, plutôt que de causes accidentelles et extrinsèques. En quoi consiste exactement cette particularité spirituelle de l'être arabo-islamique, telle qu'elle a conditionné la formation de la langue, qui a à son tour conditionné celle du vocabulaire savant ? Pour s'en faire une idée, il est intéressant de comparer avec la langue et la philosophie helléniques, dont l'influence a également joué un rôle important dana la formation du vocabulaire théologico-philosophique de l'islam. Important, certes ; mais fortement balancé, d'autre part, par cette influence propre de la structure linguistique de l'arabe, ou plutôt, de l'esprit qui a conditionné originellement celle-ci. Pour faire cette comparaison, je me servirai du cours de M. Delcomminette sur la formation du lexique philosophique gréco-latin ; il a le mérite d'être d'une grande clarté et d'aller à l'essentiel, même si on peut lui reprocher, ici et là, de se limiter à l'aspect le plus extérieur des choses, en bon universitaire. M. Delcomminette montre que l'être, dans la philosophie grecque, fut pensé à partir de la prédication, non à partir de l'existence ; être, c'est d'abord être quelque chose. Être, c'est être déterminé, ou du moins déterminable : « à la différence des autres Idées, l’Idée du bien n’est pas telle ou telle détermination particulière, mais bien plutôt la déterminité en tant que telle  ; et c’est précisément pour cette raison qu’elle est la source de l’être et de la connaissance, parce que être, c’est être déterminé, et qu’il ne peut y avoir

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de connaissance que relativement à un tel être » (p. 77). L'être est donc le sujet dont on peut énoncer quelque chose ; dire qu'il est, c'est dire justement qu'on peut en énoncer quelque chose. Ce quelque chose de déterminé qui s'énonce de l'être-sujet, tel est l'objet des dix catégories d'Aristote, qui sont essentiellement des catégories de prédicats (sauf la première, l'ousia ou « substance »), non des catégories d'étants. C'est la transposition, sur le plan ontologique, de la dualité substantif-adjectif qui structure la langue hellénique. Il y a d'un côté les sujets, qui correspondent aux substantifs, de l'autre les prédicats qui correspondent grosso modo aux adjectifs et expriment les « qualités des sujets » ; qualités qui ne sont pas assimilables à de l'être dans un premier temps. S'il y a bien un être du prédicat, de la catégorie, c'est que, dans un second temps, il a «  intégré la copule » qui marque la fonction prédicative : « l’extraction de la copule hors du rhèma [c'est-à-dire la partie « prédicative » du verbe], qui en fait un simple prédicat plutôt qu’un verbe, permet dans un second temps d’étendre l’appellation de rhèma à tout ce qui peut être dit d’autre chose, y compris à des termes qui n’ont plus rien à voir avec les verbes tels qu’ils ont été définis, mais qui sont bien plutôt des adjectifs (« blanc ») ou des noms (« homme »)  : de fait, ceux-ci peuvent également être dits d’autre chose, à condition d’y être reliés par la copule « est ». Or, cette extension permet en retour de considérer tout ce qui peut être prédiqué de quelque chose comme étant également un rhèma au premier sens, à condition de l’envisager non comme un simple prédicat isolé (« blanc »), mais comme le complexe formé par la copule et le prédicat (« … est blanc »). Ici, ce n’est plus la copule qui absorbe la fonction de liaison originellement contenue dans le verbe, mais au contraire le prédicat qui absorbe la copule dont la séparation préalable a permis l’extension de la portée du terme rhèma. Dès lors, tout ce qui peut être prédiqué d’un sujet peut être considéré comme un être, puisqu’il contient implicitement la copule qui lui permet d’être dit d’un sujet » (p. 91). La qualité n'est donc pas originellement pensée comme un être, mais plutôt comme une détermination d'un sujet, par elle-même privée de réalité ontologique ; elle est comme un mode du sujet : on pense ici à la doctrine des modes d'abu Hâchim, malgré une différence essentielle que je signalerai plus loin, s'il plaît à Dieu. C'est en tant qu'elle contient implicitement la copule qu'elle peut malgré tout être rattachée à l'être ; tout de qu'il y a d'être dans l'être de la qualité, elle le doit à cette copule implicite qui seule exprime l'idée de prédication, c'est-à-dire la relation de détermination constitutive de l'être. Cette analyse de M. Delcomminette est remarquable, car elle révèle, par contraste, le fait que, bien qu'apparemment calqué sur celui de la philosophie grecque, le lexique arabo-islamique relatif à l'être semble s'être constitué selon un processus exactement inverse de celui décrit ici . Rappelons en effet qu'en arabe, la prédication se fait généralement sur un mode implicite, où la copule n'apparaît pas ; du reste, il n'existe pas de verbe arabe correspondant réellement à l'« être-copule » des langues européennes. Pour dire « le roi est grand », on dira donc « le roi un grand » (« al maliku kabîrun »), tournure qui est encore formellement une apposition. Pour traduire l'« être » tel qu'il fait l'objet de la Métaphysique d'Aristote, les Arabes utiliseront donc le terme « al wujûd », qui renvoie à l'idée d'« être trouvé », d'apparaître, de se manifester. À l'origine de l'ontologie islamique, l'être est donc d'emblée pensé en rapport avec l'existence, non avec la prédication. Être, ce n'est pas être quelque chose, c'est fondamentalement se manifester, exister. Ici, la subsomption de la catégorie de l'adjectif sous celle du nom, caractéristique de la grammaire arabe, révèle toute sa portée ontologique ; elle signifie que la qualité est d'emblée pensée comme un mode de l'être. Elle n'est pas rattachée à ce dernier par intégration de la copule, mais plutôt dégagée progressivement par expulsion de cette dernière, ce qui donnera naissance aux notions de huwiyyah (ipséité) et d'inniyyah (essence, être d'une chose), dont les noms sont forgés à partir des particules huwa et inna, utilisées en arabe lorsque l'on souhaite rendre la copule explicite (ce qui correspond souvent à une tournure présentative : « al malik huwa-l kabîr » = « le roi est le grand » ou « c'est le roi qui est grand », ou emphatique : « inna-l malik kabîr » = « certes, le roi est grand »). Dans la formule analysée plus haut, « le roi le grand » = « le grand roi », les deux termes « roi » et « grand » jouent un rôle quasi symétrique ; dans la formule « le roi un grand » = « le roi est grand », il en va encore presque de même. « Grand » est un terme homogène à « roi », bien que sémantiquement subordonné à ce dernier. Le sens littéral de cette formule est que « roi » et « grand » sont deux dénominations se rapportant à un même sujet, qui est dit à la fois roi et grand ; la première se

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rapportant toutefois à un aspect plus fondamental, plus « essentiel » du sujet en question. « Grand » comme épithète, ou comme prédicat, ne précède pas « le grand » comme substantif, mais le suit ; ou plutôt, il n'y a pas de différence notable entre les deux. Prédiquer, en arabe, ce n'est pas tant associer une « qualité » à un « sujet », qu'identifier un sujet à un autre. À quel point cette particularité grammaticale modèle la pensée, ou se modèle sur elle, se voit à la lecture d'un texte classique, extrait du Livre du salut d'ibn Sina, où le cheikh donne une définition des termes « substance », « accident », « forme », « matière », etc. que l'on peut considérer comme standard dans la pensée arabo-islamique :

« lorsque deux essences s'associent, il arrive qu'aucune des deux ne se trouve mêlée à l'autre en sa totalité, comme dans le cas du pieu qui pénètre dans un mur. Même si les deux se trouvent de la sorte associés, néanmoins on ne saurait dire que le pieu, en lui-même, se trouve mêlé à quoi que ce soit du mur, c'est tout au plus s'il se trouve en contact avec lui par sa surface. S'il n'en va pas ainsi, qu'elles ne sont pas comme le pieu dans le mur, mais que, plutôt, chacune des deux se trouve mêlée à l'autre dans son intégralité, plusieurs cas sont possibles. Soit l'une des deux est capable de subsister seule après sa séparation d'avec l'autre, et l'une des deux est porteuse d'un sens grâce auquel l'ensemble devient qualifié par un certain attribut, et l'autre en est le récepteur. Celle qui subsiste par elle-même et qui reçoit la qualification est appelée substrat, suppôt, l'autre est appelée état, inhérence de ce substrat. Si la permanence du substrat ne nécessite pas la présence de l'inhérence, nous le nommerons sujet de cette inhérence, si au contraire elle ne peut s'en passer, nous ne le nommerons point sujet, mais éventuellement matière. Toute essence qui ne se trouve pas dans un sujet d'inhérence est une substance. Et toute essence qui subsiste dans un sujet d'inhérence est un accident ».

Ainsi, le sujet n'est pas défini en fonction de l'idée de prédication, mais en fonction de l'existence ; est sujet, et donc en quelque sorte « être véritablement » ce qui existe par soi-même, et non par le fait d'un support différent de lui. Être, ce n'est pas être déterminé, ni déterminable, c'est exister par soi-même. Par soi même ne veut pas dire : sans l'intervention d'une cause extérieure, mais « en soi-même », ce qui est le propre de la « substance » (« jawhar »), par opposition à l'« accident » (« 'arad »), qui n'est pas en soi-même, mais dans un sujet, hors duquel il n'est rien. On peut voir dans cette conception de la substance une influence du stoïcisme, d'autant plus que la doctrine du mélange des essences exposée par ibn Sina au début de ce passage, et par laquelle il explique la qualité et toute forme d'être composé en général, est tout à fait similaire à la doctrine stoïcienne du « mélange total ». Cependant, contrairement à la substance stoïcienne, la jawhar avicennienne n'est a priori rien de corporel ; la substance corporelle n'en est même qu'un cas très particulier. De plus, la définition avicennienne des concepts de substance et d'accident – qui est aussi, peu ou prou, celle de tous les mutakallimûn – était inconnues des Hellènes : pour ceux-ci, la substance était ce qui se tient « sous » les qualités, ce qui demeure inchangé et égal à soi-même au cours du changement  ; pour ibn Sina, ceci ne définit pas la substance, mais n'en représente qu'une propriété secondaire. Sa vraie définition est : ce qui existe en soi, qui n'a pas besoin d'être dans autre chose pour être. La différence peut paraître assez subtile ; en fait elle est abyssale. Elle signifie que si la « substance », l'ousia des Grecs avait pour fondement la prédication, celle d'ibn Sina et des musulmans en général a pour fondement l'existence, al wujûd. Alors que l'interrogation des premiers portait initialement sur le discours et la connaissance, celle des seconds porte d'emblée sur ce qui est réellement. Dans la métaphysique d'ibn Sina, l'existence pure, identifiée à Dieu ou à l'Un en tant qu'Un, trouve en face d'elle la multiplicité des « essences » (dhawât), qui comprennent aussi bien les substances que les accidents ou qualités. Ces essences peuvent se combiner entre elles de différentes manières, s'associer, se mélanger, ce qui produit des êtres composés de forme et de matière, ou de substance et d'accident ; mais à la base, il n'y a que des essences. Ces essences, considérées en elles-mêmes, ne peuvent être dites ni distinctes, ni confondues, ni unes ni multiples, ni existantes ni non existantes. Tout cela leur vient non d'elles-mêmes, mais de l'extérieur, c'est-à-dire de l'existence, qui « rayonne » sur eux à partir du Principe comme la lumière du soleil. La seule exception est le Principe même, c'est-à-dire Dieu, en qui Existence et Essence ne font qu'un. Puisque exister veut

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essentiellement dire se manifester, cela revient à dire que Dieu est l'être dont l'essence même est de se manifester, l'être qui se manifeste en Lui-même, par Lui-même, et en tire le pouvoir de manifester les autres. Étant donné que l'existence pure s'identifie à l'Essence divine (Dhât Allah), la venue à l'existence d'une essence particulière est encore un cas particulier d'association d'essences ; elle est l'association qui rend possible toutes les autres, en tirant l'essence de son état d'indétermination, entre l'être et le néant. L'essence, qu'elle soit substance ou accident, n'est là que pour servir de réceptacle à l'influx divin de l'existence, c'est-à-dire pour manifester l'Essence divine ; celle-ci est donc le véritable fondement de tout ce qui existe, et telle est la raison fondamentale qui explique que, dans l'univers avicennien, il n'y ait place que pour des essences et des relations entre essences, non pour des « qualités » ou des « modes » indépendants. S'il n'y a dans le réel que des essences, c'est parce qu'il n'y a de réel que l'Essence. Telle est l'intuition centrale de l'avicennisme qui est aussi, en un sens, celle de l'éthos arabo-islamique, et qui se manifeste dans l'ordre linguistique par la domination du nom sur les autres catégories, en particulier sur celle de l'adjectif, qu'il subsume. Sur le plan théologico-philosophique, cette même disposition conduira à une tendance générale, parfaitement claire dans le cas d'ibn Sina, à réduire toute réalité à l'essence, et à des relations d'essences. Ainsi, les qualités d'un sujet seront envisagées spontanément, non par exemple comme des manières d'être de ce sujet, mais comme d'autres sujets, d'autres essences résidant dans celle du premier, formant avec elle un « mélange total ». Tel est le sens du fameux principe mu'tazilite énoncé plus haut : « toute qualification reconnue à un existant implique dans cet existant, ou produit par lui, quelque chose qui lui vaut cette qualification ». La problématique des Attributs divins revêtira alors naturellement la forme qu'on lui a vu prendre depuis l'époque mu'tazilite : celle d'une enquête sur la nature de ce « quelque chose » qui réside dans l'être qualifié, et est à l'origine de la qualification.

On pourrait éventuellement penser que la doctrine des « modes » d'abu Hâchim représente une exception, une tentative pour reconstituer la qualification au sens hellénique d'une modalité de l'être complètement hétérogène à celle de la substance. Raison qui expliquerait d'ailleurs son relatif insuccès auprès de la postérité... Deux observation viennent toutefois tempérer le caractère exceptionnel de cette « exception » :

- d'abord, le terme « hâl », utilisé par abu Hâchim et que l'on traduit par « mode » ou « état », est emprunté à la grammaire arabe, où il servait à l'origine à désigner les différents «  états » d'un verbe au cours de la conjugaison. Ainsi, il est intéressant de noter qu'abu Hâchim, afin de construire une théorie du mode qui ne renvoie plus à l'idée d'inhérence d'une essence dans une autre, s'est tourné vers la seule catégorie grammaticale distincte de celle du nom, à savoir le verbe (en laissant de côté les prépositions, qui par elles-mêmes ne signifient rien) ; ainsi, même dans ce cas, l'ontologie reste tributaire de la grammaire, et de l'esprit qui la façonne ;

- ensuite, ce mot « hâl » lui-même renvoie étymologiquement à l'idée de mouvement, de modification, mais aussi à celle d'une chose qui pénètre dans une autre, qui l'habite ou qui l'entoure. Ainsi, le terme « hulûl » désigne notamment « l'incarnation ». Ainsi, dans le passage précédent d'ibn Sina, je traduis par « suppôt » ce que le Cheikh ar-Râ'is exprime par le terme « mahal », qui a la même origine que « hâl », qui lui est même étroitement associé, en ce sens que tout « hâl » suppose en principe un « mahal », tout « état » suppose un « réceptacle » qui le reçoit... on est ainsi ramené, malgré tout, à l'idée de deux essences qui s'interpénètrent pour former un composé, que l'on pourrait qualifier d'« être-en-état » ou d'être modalisé.

En somme, l'idée d'assimiler les aspects multiples de l'Essence aux « états » du verbe revenait à assimiler symboliquement l'Essence à un acte et les Attributs à ses modalités d'accomplissement. Mais dans un monde d'essences pures, qui se réalisent et entrent en relation via l'existence, c'est-à-dire via l'acte d'apparaître considéré comme le fondement de l'Essence absolue, le terme d'« acte » ne désigne plus rien d'autre que la manifestation d'un caractère inhérent au sujet, donc d'une certaine essence. Tout se réduit encore et toujours à l'essence et à sa manifestation, et au delà, à l'Essence absolue, qui ne fait qu'un avec cette manifestation. D'une certaine façon, l'idée d'abu Hâchim reviendra dans le soufisme spéculatif postérieur à la « crue ésotérique » du 6e-7e siècle ; D. Urvoy

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l'a bien senti qui, dans son Histoire... rapproche les doctrines d'abu Hâchim et d'ibn 'Arabi. C'est ce dernier qui, à la suite d'ibn Barrajân, systématisera l'usage de l'expression d'« œuvres immanentes » (« chu'ûn dhâtiyyah ») pour désigner les Attributs divins. Mais le terme « cha'n » (pluriel chu'ûn), qui dans ce cas se traduit assez exactement par « œuvre », peut aussi vouloir dire « caractère, disposition », voire « rang, dignité ». Ainsi, les « œuvres extérieures » d'Allah consisteront dans le dévoilement, la révélation de ses « caractères », assimilés à des « œuvres intérieures » ; œuvres qui consistent elles-mêmes dans la révélation immanente de leur propre « caractère », dans l'auto-révélation que l'Essence accomplit en elles et à travers elles. C'est par le moyen de ces « caractères » que l'Essence se produit Elle-même, s'apparaît comme une « autre » essence résidant en Elle-même, devient son propre hâl et son propre mahal, tout cela sans sortir de l'Unité... – En conclusion, loin de constituer une rupture par rapport à la mentalité arabo-islamique traditionnelle qui tend à destituer au profit de l'essence toute autre mode de la réalité, la perspective d'ibn 'Arabi en constitue bien plutôt la radicalisation extrême et l'accomplissement le plus parfait, dans lequel l'essence finit par absorber même les actes, après avoir absorbé les qualités, de sorte qu'il ne subsiste plus rien en dehors d'elle. Et finalement, comme toute essence n'est là que pour manifester l'Essence, tout part de l'Essence et aboutit à Elle ; ce que l'étude de la grammaire arabe ne laisse pas de révéler.

7. Vers une herméneutique des Noms divins : le Tahbîr de Quchayri et le Maqsad de Ghazâli

L'imâm Ghazâli est une personnalité éminente du 5e siècle de l'Hégire, qui a joué un rôle considérable dans la codification des doctrines de l'islam. On peut affirmer qu'il a été le premier en beaucoup de choses, même s'il n'a pas toujours été le plus grand. Ainsi, il est le premier à avoir su regrouper en une synthèse parfaitement harmonieuse la théologie du kalâm (en particulier ach'arite), l'ésotérisme soufi (en particulier, celui de Junayd et de Hallaj), et la philosophie gréco-arabe (c'est-à-dire essentiellement le néo-platonisme revisité par Avicenne, Farâbi et al Kindi), en tout cas ce que la tradition sunnite pouvait en recueillir. Il semble également le premier – en tout cas l'un des premiers, certainement – à avoir placé au centre de sa perspective doctrinale la notion d'immanence radicale du divin (bien sûr corrélative d'une transcendance non moins radicale), en faisant siennes des formulations soufies comme « Il est le Tout, il n'y a rien dans l'existence à part Lui », que l'on ne rencontre jamais chez des « néo-platoniciens » comme Avicenne, pas même chez les célèbres « gnostiques » ismaéliens auteurs des Épîtres des Frères de la Pureté, qui ne désignent jamais Dieu comme « le Tout ». Certes, Ghazâli n'a fait qu'emprunter de telles formulations a certains « sages » soufis avant lui : lui-même invoque en particulier le nom célèbre d'abu sa'îd ibn abi-l Khayr al Mayhâni, et bien sûr celui de Hallaj. Pourtant, avant Ghazâli, ces expressions restent du domaine des fulgurances extatiques, et ne sont jamais intégrées dans un discours spéculatif incorporant des éléments philosophiques de type avicennisant ou kalâmisant (si l'on excepte la tentative d'abu Tâlib al Makki, auteur de la Nourriture des cœurs, dont Ghazâli s'inspire beaucoup ; toutefois, l'entreprise d'al Makki reste plus limitée dans ses moyens et dans ses ambitions). Cette intégration constitue une véritable « innovation », dans le sens le plus positif du terme, par rapport à ce qui existait auparavant, à savoir : soit une pensée dialectique, rationnelle, d'une valeur intellectuelle incontestable, mais axée exclusivement sur la transcendance du divin ; soit une pure « mystique » de l'immanence d'inspiration en un sens plus élevée, mais dédaigneuse de tout discours théologique rationnellement élaboré, et donc incapable de se « justifier » auprès de la « masse » de ceux qui n'ont pas encore dépassé le point de vue dialectico-rationnel. L'importance de l'entreprise ghazâlienne dans la construction d'un édifice des sciences islamiques intégrant ces deux aspects qui évoluaient séparément depuis l'époque mu'tazilite à peu près, théologies rationnelle et mystique, exotérisme et ésotérisme, transcendance et immanence, est donc grande et généralement reconnue comme telle par les doctes, lorsqu'ils disposent du minimum vital d'objectivité. On ne peut donc

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qu'être frappé de la mauvaise foi dont font preuve certains orientalistes modernes, lorsqu'ils prétendent réduire l'influence de Ghazâli à celle d'un « critique de la philosophie », dont il serait plus juste de dire qu'il fut un défenseur de premier plan contre ses propres excès rationalistes. – Abu-l Qâsim al Quchayri, quant à lui, est un des maîtres soufis les plus illustres, qui vécut un demi-siècle avant Ghazâli. Il est l'auteur, entre autres, de la célèbre Risâlah Quchayriyyah, l'un des plus anciens traités de tassawwuf, et d'un commentaire ésotérique du Coran du plus haut intérêt.

Quchayri et Ghazâli sont, chacun, l'auteur d'un commentaire des Noms divins. Celui du premier a pour titre « at-tahbîr fi-t tadhkîr » (approximativement : « l'enluminure dans la mention rituelle [des Noms] »), celui du second, « al maqsad al asnâ' fî charh asmâ' Allâh al husnâ » (« Le but sublime du commentaire des Noms excellents »). Ces deux ouvrages ont beaucoup de points en communs, bien que celui de Ghazâli soit plus développé. Ils sont, à ma connaissance, les deux ouvrages les plus anciens (du moins venant d'auteurs aussi illustres) qui entreprennent l'explication systématique des « Noms excellents » de la tradition, dans une perspective purement spirituelle et non simplement théologique. C'est dire leur importance. Le traité de Ghazâli, surtout, a de fait servi de modèle à bien des commentaires ultérieurs – dont celui de Râzi, que je n'aborderai pas ici pour ne pas allonger excessivement l'exposé, et celui, incontournable, d'ibn Barrajân, qui a à son tour inspiré ibn 'Arabi, Kâchâni, al Jîli, et à travers eux toute la tradition soufie ultérieure.

a) Aperçu sur la doctrine de Quchayri

Le traité de Quchayri est écrit dans un style concis, allusif, extatique, typique des soufis anciens. Comme beaucoup de livres d'alors, il est composé en bonne partie de sentences de sages, pures fulgurances de l'esprit, rapportées avec leur chaîne de transmission complète. – Parmi les choses à noter dans le Tahbîr, comme d'ailleurs dans le commentaire du Coran du même auteur, il y a un usage occasionnel de la « science des lettres » qui montrerait, s'il en était besoin, que celle-ci n'est pas une « innovation » du soufisme tardif, comme le croient certains. Ainsi, Quchayri procède à une exégèse hiéroglyphique très subtile du Nom « Allah » : d'après lui, l'alif initial fait allusion à la Puissance divine ; le premier lâm (initiale de lâ, la négation arabe), représente la négation des « allusions », c'est-à-dire de toute chose à part Lui, le second lâm, la « négation de la négation », qui rend possible la manifestation du hâ final, symbole de l'Esprit de Dieu, de l'Ipséité divine, présente en toute chose. Cette exégèse sera à comparer à celles d'ibn Barrajân puis d'ibn 'Arabi, qui suivent scrupuleusement le même schème, mais avec un développement beaucoup plus sophistiqué. Cette façon de promouvoir symboliquement l'aspect le plus matériel du Nom, sa forme sensible composée de lettres séparées ou de sons articulés, représente une transfiguration de cette dernière, une transmutation métaphysique et quasi une sublimation au sens alchimique – on se rappelle d'ailleurs que la science des lettres appartient à l'origine au domaine de l'alchimie. Ainsi, par la vertu transfigurante de l'exégèse, c'est cette entité matérielle, créée, constituée de caractères écrits ou de sons prononcés, qui acquiert sa véritable dimension signifiante – une dimension qui, en fait, lui appartient à l'origine, mais qui tend à s'estomper sous la prédominance du sens le plus immédiat, du « référent objectif ».

Quchayri attribue également à l'imâm Abu Bakr (Dieu soit satisfait de lui) une exégèse hiéroglyphique du pronom Hûa (« Lui »), qu'il est assez étonnant de voir figurer ici parmi les « Noms excellents ». C'est peut-être la première fois (si l'on excepte le Commentaire coranique du même auteur) que ce pronom apparaît ainsi mentionné explicitement parmi les Noms divins, voire peut-être comme le Noms suprême, et il est remarquable également que ce soit justement dans la bouche d'Abu Bakr, dont nous avons déjà vu dans l'introduction que sa figure apparaissait dans un passage de Ghazâli comme liée à la science des Noms. Il n'y a pas de hasard. Ghazâli, plus tard, reprendra d'ailleurs cette exgèse du (pro)nom « Lui », mais il sera le premier à lui donner tout son développement métaphysique (alors que Quchayri reste très allusif, selon son habitude). L'exégèse bakrienne est très belle : le hâ de Hûa, du fait qu'il possède, en tant que phonème, le dernier et le

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plus profond des « lieux d'articulation », le fond de la poitrine, proche du cœur de l'homme, représente Dieu en tant que Fin dernière des créatures, et correspond pour cela au Nom « al Âkhir » (« l'Ultime »). Tandis que le wâw de Hûa, en tant qu'il a pour lieu d'articulation les lèvres, qui sont le premier et le plus extérieur de tous, et le point de jonction symbolique entre les mondes intérieurs et extérieurs de l'homme, représente Dieu en tant qu'Il fait sortir les créatures du Néant vers l'Être, et correspond au Nom « al Awwal » (« le Premier »). Tout ensemble, le Nom « Hûa » signifie donc que Dieu est à la fois « le Premier » et « le Dernier », le commencement et la fin de tout, comme l'indique le verset coranique « Hûa-l Awwalu wa-l Âkhir », « Il est le Premier et l'Ultime » (Cor. 57, 3).

Mais l'ouvrage du cheikh abu-l Qâsim est surtout construit autour d'une idée directrice qui est celle de l'ittisâf, terme difficilement traduisible en français, qui signifie le fait de « se revêtir », d'un nom ou d'une qualité. Pour le cheikh abu-l Qâsim, en effet, le dhikr, la mémoration des Noms divins – qui est, comme on le sait, une activité recommandée par la tradition, et même l'activité méritoire, l'acte d'adoration par excellence – est sans aucun profit si l'on ne « se revêt » pas, en même temps, des Qualités divines correspondant aux Noms mentionnés ; ce qui veut dire que l'essentiel du dhikr n'est pas la mention proprement dite, c'est la participation que le soufi acquiert, par là, aux Noms divins excellents, par le moyen de cette mention – et de l'ascèse qui l'accompagne comme une mention par l'être, un dhikr intégral. C'est l'ittisâf qui donne véritablement son sens spirituel au dhikr. Par elle, il devient activité transformante, qui fait passer l'homme à un état, à une condition supérieure ; activité libératrice aussi, puisqu'en l'absorbant dans les Noms divins, il le libère de son propre nom, c'est-à-dire de sa condition actuelle, imparfaite, limitée, et fait de lui, par le rappel et le « revêtement » des Qualités divines, un être quasi-divin, et c'est pourquoi « celui qui connaît le Nom de son Seigneur oublie son propre nom ; il est comblé de l'Esprit de Familiarité divine avant l'arrivée dans la Demeure de sainteté. Il monte en degré et son rang s'élève dans les deux Séjours [l'ici-bas et l'au-delà] ; car celui qui exalte la valeur d'Allah, Allah exalte sa valeur ». L'intérêt du Tahbîr réside dans la thématisation, par une autorité spirituelle reconnue, de cette propriété transformante du dhikr, qui est ainsi arraché « officiellement » au cadre de la pure et simple « dévotion » pour intégrer une logique qui est celle de la Réalisation.

Ainsi se révèle en même temps quelque chose de la signification métaphysique des Noms divins, et des Qualités ou Attributs qui les sous-tendent ; ils représentent la participation potentielle des créatures à Dieu, ce que les êtres contingents peuvent « revêtir », assumer pour eux-mêmes de l'Être nécessaire – même s'ils n'en participent jamais qu'une infime partie. – Les Noms s'opposent ainsi à l'Essence, qui est absolument imparticipable, sans pour autant sortir d'Elle et constituer une réalité indépendante, puisqu'ils ne sont rien d'autre que la forme de la participation à sa Réalité. Aussi, il est à noter absolument que Quchayri reprend pour son compte la formulation ach'arite-mâturîdite des Attributs « ni mêmes ni autres » que l'Essence, en lui donnant toutefois une signification nouvelle, qui n'est plus seulement du ressort de la métaphysique spéculative comme dans le traité d'al Mâturîdi, mais implique quelque chose sur le plan pratique pour le serviteur lui-même, à savoir la possibilité d'entrer dans la Réalité imparticipée du Seigneur, sans que cela signifie pour Celui-ci une chute au niveau du manifesté. Contrairement à une opinion répandue qui ne veut voir dans l'œuvre de Quchayri qu'une somme à vocation d'édification morale (Corbin), tout cela implique une conception élaborée de la réalité humaine comme lieu de manifestation des théophanies divines, symbolisées dans le principe par les « Noms ». Ainsi, selon certain maître soufi, « Allah dévoile les secrets par sa Parole « Lui » (Hûa), et les cœurs au moyen de tous les autres Noms ». Le « secret » désigne ici une partie de l'homme intérieur, ce qu'il y a de plus intime en lui, ce qui, selon la Risâlat al Quchayriyyah, demeure « caché et préservé entre le serviteur et son Seigneur à travers tous les états ». C'est donc la part de l'homme qui demeure en permanence du côté de l'Unité, ne connaissant pas la « chute » dans l'alternance des états multiples. Tandis que le « cœur » représente ce même homme intérieur, toujours un, mais saisi dans son devenir multiple, en tant que siège des « états » en question. Selon cette parole, l'Essence divine se révèle au « secret » intime de l'homme, préservé du changement et de la multiplicité, en tant que « Lui », c'est-à-dire en tant que « Premier et Dernier »,

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qu'Ipséité suprême, Sujet véritable et absolu. C'est l'aspect suprême de sa révélation, celui qui transcende tout aspect, le Nom « Lui » étant, comme l'expliquera Ghazâli, le terme le plus général qui conserve encore la caractérisation formelle (grammaticale) du nom, sans comporter aucune détermination de la réalité du nommé, ou alors une détermination minimale, évanescente – ou émergente, selon le sens du regard. Toute autre révélation se fait par le biais des Noms, qui correspondent à autant d'aspects déterminés de l'Ipséité, de prédicats du « Lui » divin. L'Essence Elle-même, en tant que cause de la révélation, est au dessus de toute révélation, mais en tant qu'Ipséité, Elle se révèle à la part la plus cachée et la plus immanente de l'homme, au sujet comme tel, qui transcende en lui-même toute détermination.

b) Aperçu sur la doctrine de Ghazâli

Donner une vue complète de la doctrine des Noms et Attributs chez Ghazâli nous entraînerait trop loin, car outre le Maqsad al asnâ', il faudrait tenir compte des données disséminées dans l'Ihyâ', le Michkât al anwâr, La Rislâlat ladûniyyah et peut-être d'autres ouvrages encore. L'œuvre très vaste de Ghazâli contient en germe l'herméneutique des Noms divins telle qu'elle apparaîtra dans tout son développement chez ibn Barrajân, ibn 'Arabi et leurs successeurs. En particulier, Ghazâli semble être le premier à avoir, dans son Michkât, introduit la notion de hiérarchie des Présences divines comme racine de la multiplicité du réel et, de ce fait, comme principe explicatif ultime de la manifestation, avec ses pléiades de degrés et d'existants qui tous procèdent de l'Un non manifesté et font retour vers Lui.Néanmoins, j'essaierai de me limiter ici au Maqsad et à sa spécificité. J'en donnerai dans cette section (s'il plaît à Dieu) une vue d'ensemble, complétée dans la section suivante par l'examen plus détaillé de certains points délicats de la doctrine ghazâlienne. Dans l'ensemble, le livre de l'imâm abu Hâmid s'inscrit dans la lignée de celui de Quchayri. Comme ce dernier, il est conçu dans une optique métaphysique et spirituelle, et non purement théologique (au sens d'une théologie de type rationnel-spéculatif). Il reprend essentiellement les mêmes idées, mais développées de façon plus systématique et plus détaillée (encore que Ghazâli reste un auteur très allusif), avec un souci de méthodologie typique de celui que l'on surnommait «  la Preuve de l'islam », qui s'efforce en permanence de concilier rationalité dialectique et Mystère.Le But sublime du commentaire des Noms divins s'ouvre sur une longue dissertation grammaticale et sémantique sur la notion de « nom », et se conclut par une digression célèbre sur l'interprétation de certains propos soufis comme le vers de Hallaj « je suis Celui que j'aime, Celui que j'aime est moi ». Ghazâli réfute les doctrines de l'« inhabitation » (hulûl, que l'on traduit souvent par « incarnationnisme ») et de l'union-identification (ittihâd), sauf à les prendre en un sens métaphorique (ce qui est du reste une manière habile de donner droit de cité à ces propos qui rebutent les esprits trop rationnels de certains théologiens). Car pour lui, il ne saurait y avoir au sens propre ni « incarnation », ni fusion, ni union de réalités distinctes, ce qui en soi est un pur non-sens. En cela d'ailleurs, Ghazâli se montre fidèle à la lettre de la métaphysique d'ibn Sina (Avicenne), qui démontre dans un chapitre du Kitâb an-najât que l'isolement de la quiddité, trouvant sa raison d'être dans son concept même, est un absolu qu'aucune forme d'« union » ne permet de surmonter. Ce qu'il s'agit donc pour Ghazâli de dépasser vers une doctrine de la Réalisation prenant en compte la valeur paradoxale des énoncés hallajiens, ce n'est donc pas tellement l'enfermement dogmatique des théologiens littéralistes, que les irréfutables conséquences de l'ontologie dominante de son temps, l'ontologie avicennienne de la quiddité, que Ghazâli assume pleinement. Dans ces conditions, il est d'une stupidité sans borne d'opposer Ghazâli à ibn Sina ou de prétendre, comme on le fait parfois (Corbin), que le premier n'avait rien compris au second. C'est au contraire parce qu'il comprend et admet les conséquences de son ontologie qu'il se voit contraint de rejeter dans son interprétation le plus immédiate la prédication de ceux qui en appellent à l'union essentielle. Une bonne partie de l'entreprise ghazâlienne ne consiste pas, comme on l'écrit souvent (et bien sottement), à réconcilier soufis et théologiens sur le dos des philosophes, mais à harmoniser certains présupposés communs à l'ontologie du kalâm et de la falsafah avec les exigences d'un courant dont la soif d'Absolu ne peut

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se limiter à l'Être. C'est pourquoi Ghazâli reprend presque mot pour mot l'argumentation d'ibn Sina contre l'union essentielle, en l'interprétant dans un sens qui équivaut à pointer du doigt les limitations mêmes de l'ontologie avicenniste, non pour l'abolir, mais pour la transcender vers une métaphysique absolue du Sujet dont Quchayri et d'autres avaient jeté avant lui l'esquisse d'une thématisation : il ne saurait y avoir, en réalité, qu'« immersion » (istighrâq) du sujet relatif, ravi à la conscience de soi, dans la « conscience » non-dualiste d'une Réalité unique qui préexiste, dans sa Présence à Soi non médiatisée, à toutes les distinctions et médiations constitutives de l'Être.

La première partie du Maqsad (qui en compte trois, divisées en sections et sous-sections) s'ouvre sur un chapitre substantiel portant sur la distinction sémantique entre le « nom », le « nommé » et la « nomination » (« ism », « musammâ » et « tasmiyyah »). Il s'agit d'une réponse à la longue controverse grammaticale et théologique évoquée supra. Ghazâli tranche en montrant que le rapport entre ces trois termes est le même que celui qui existe entre « mouvement », « mobile » et « motion » (ou « mise en mouvement »). Cependant, pour dissiper les confusions qui résultaient d'un mauvais usage de la langue par les théologiens, il pose encore une double distinction : d'une part entre « ism » et « ma'nâ » ou « mafhûm », ces derniers termes désignant le « sens » ou « concept », ce qui est compris par l'intellect, ce qui est entendu effectivement par celui qui « entend » pronocer le « nom » ; d'autre part entre le nommé lui-même, c'est-à-dire pris dans son « être-là » ou eccéité (dhâtuhu), et la « réalité » (« hâqîqah ») ou « quiddité » (« mâhiyyah ») du nommé. Le « ism » désignera donc exclusivement désormais le signe sensible, entité composée de sons ou de lettres, ce qu'on nommerait aujourd'hui le signifiant. Le « mafhûm », la signification, possède un statut compliqué du fait qu'elle est en principe de l'ordre de la connaissance et de l'intellect, et cependant, Ghazâli affirme qu'il n'est rien d'autre que le nommé lui-même : il serait absurde en effet (argumente-t-il) que ce qui est « entendu » par l'intellect à travers le nom soit autre chose que le nommé. Il faut se rappeler ici que le terme arabe « ma'nâ » est depuis toujours équivoque, pouvant être pris dans l'acception « abstraite » de « sens » ou de « concept » comme dans celle plus concrète d'« entité ». Cela relève encore de la même tendance fondamentale de la langue arabe de ramener tout l'être à la substance, de sorte que le « sens » lui-même n'est rien d'autre qu'une certaine substance, éventuellement susceptible d'apparaître à la manière concrète d'une entité. Et comment cette substance serait-elle autre que celle du sujet effectivement désigné par le nom ? Pourtant, à l'occasion d'une question portant justement sur les Noms divins et sur leur existence dans l'éternité, Ghazâli résout la difficulté posée par l'ambivalence du « mafhûm » grâce à la plurivocité du concept d'existence : une chose, c'est-à-dire une entité – un « ma'nâ » – unique possède trois sortes d'« existence » : une existence dans le milieu des essences concrètes (al a'yân, c'est-à-dire tout ce qui est en soi-même ce qu'il est), une autre existence dans l'intellect et dans la science, une troisième enfin dans le discours articulé, qui ne fait que manifester ce qui est dans la science. Mais la science elle-même est multiple, pouvant se dire de Dieu ou des créatures. C'est par cette existence qu'elles ont dans la Science divine que les choses participent à l'éternité, et nous verrons d'ailleurs l'importance accordée par Ghazâli à l'idée que la Science divine est la cause de l'existence des choses dans le milieu ontologique de la réalité « extérieure ». Dès lors que l'existence se conçoit ainsi en un sens plurivoque, il n'y a pas d'obstacle à ce qu'un même « mafhûm », un même « ma'nâ » existe à la fois dans le monde extérieur et dans l'intellect, ces deux existences tirant d'ailleurs leur possibilité commune dans la Science prééternelle que Dieu a de la chose. On pourrait ajouter que le nom étant l'existence de la chose dans le langage, il n'y a pas de contre-indication à dire qu'il est identique au nommé, à condition justement que par « nom » on entende en fait le sens, le « mafhûm ». Ainsi, le « mafhûm », le « concept » ghazâlien, est-il véritablement le lieu d'unification de la chose, du verbe et de la pensée, distincts par ailleurs. Il reprend donc une partie de ce qui constituait la signification, ou plutôt la fonction originelle du « ism ». Cependant, l'absence de distinction entre ces deux notions mène a des confusions sans nombre et à des débats stériles, dont la manière ghazâlienne de distinguer permet de sortir, mais au prix d'un certain appauvrissement de la notion de « ism », qui ne représente plus que le « nomen » dans son acception extérieure et matérielle, sans rapport avec le « nomos », loi de constitution et modèle intelligible. Cette évolution, qui était en gestation depuis longtemps, permet cependant de penser l'être du

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langage comme tel, et non plus comme subordonné à la réalité du monde intellectuel qu'il manifeste. À ce dédoublement du nom qui consacre l'indépendance du signifiant, répond le dédoublement du nommé entre sa quiddité ou réalité intrinsèque, et les divers aspects qui permettent de la désigner, de la nommer. C'est pourquoi au « mafhûm », « ce qui est compris » par l'intellect au moyen du nom, Ghazâli oppose le « madlûl », « ce qui est désigné » effectivement par le nom, la réalité intrinsèque du nommé, éventuellement distincte de l'aspect par lequel, ou sous lequel, il se présente à nous. Là est le point central de toute son analyse : la réalité d'une chose n'est pas forcément l'aspect sous lequel elle se présente à travers son nom, cependant c'est toujours à cette réalité que renvoie l'aspect : le « mafhûm » est le « madlûl », c'est-à-dire le « musammâ' », le « nommé », mais considéré sous un certain rapport, sous un certain angle, éventuellement distinct de sa réalité essentielle. Même s'il en est distinct, il y renvoie toujours, car l'aspect n'a pas de réalité par lui-même, il n'est pas pour lui-même, il n'est que pour l'entité dont il est un aspect. La libération du signifiant par rapport au sens, qui permet de penser le langage pour lui-même, se réfléchit donc en une libération de la chose par rapport au sens, de l'objet réel par rapport à son être-désigné, tel que le hyatus ainsi introduit entre les deux soit justement ce qui rend possible la désignation, car c'est la non-coïncidence de toute manifestation avec son principe qui nous permet de connaître la manifestation en tant que telle. Aussi est-il à noter que Ghazâli serait, semble-t-il, le premier auteur arabo-musulman à avoir élaboré – dans le Tabernacle des Lumières et d'autres traités consécutifs au Maqsad – une théorie du symbole fondée à la fois sur l'analogie de l'être et sur la participation comprise essentiellement comme voilement. De ce point de vue, Ghazâli apparaît comme plus « platonicien » que tous ses prédécesseurs, puisque le moment de sa doctrine correspond au passage théorique d'une intelligence de type éléato-aristotélicien, où l'Être coïncide sans plus avec le Logos, à une conception authentiquement dialectique (au sens platonicien et néo-platonicien du terme), qui permet un « jeu » entre les deux, par où s'immisce la possibilité du voilement et donc du monde comme lieu ultime où s'accomplit le Mystère de la manifestation ontologique conçue comme occultation révélatrice du Divin (bien sûr cette vision idéale du rôle de Ghazâli doit être nuancée en précisant que 1° on ne peut parler avant lui d'un pur éléato-aristotélisme puisque de nombreux éléments platoniciens colorent dès l'origine toute la pensée arabe ; 2° le changement de perspective qui s'opère franchement chez l'imâm abu Hâmid était alors « dans l'air du temps », et devenu nécessaire comme celui opéré par Platon dans le sien, de sorte qu'il est raisonnable de penser qu'il se serait de toute façon accompli, avec ou sans « la Preuve de l'islam ». Comme beaucoup de grands hommes, ce dernier s'est donc simplement trouvé être « la bonne personne au bon moment »).On ne s'étonnera pas non plus de voir Ghazâli, dans ce même chapitre du Maqsad, réfléchir sur les niveaux du langage, d'une façon entièrement neuve par rapport aux grammairiens et linguistes arabes avant lui, lesquels ne disposaient pas d'un concept aussi élaboré du symbole linguistique, avec la triple distinction ism/ mafhûm/ madlûl/ musammâ' ou signifiant/ sens/ réalité du signifié/ signifié. Ainsi, il y aurait, dans le langage, un niveau fondamental auquel appartiennent les substantifs se rapportant à des êtres « concrets » comme « chaise », « table », etc., ou des verbes comme « courir », « frapper », qui véhiculent de plus une information temporelle. Mais noms et verbes, ainsi fixés en « première attribution », constituent à leur tour des existants concrets, des entités que l'on désigne en « seconde attribution ». Et cela continue de même : certains termes désignant des catégories grammaticales, des types de noms, peuvent à leur tour être donnés en « troisième attribution », en quatrième, etc. Donc, bien que « table » et « nom » soient tous deux des noms, ils relèvent de niveaux différents, en raison du degré de leur attribution. Il y a donc une activité productrice du langage qui, en désignant les réalités données à l'intuition, créé de nouvelles entités n'existant que par lui, et de la sorte se dédouble, s'auto-multiplie. Cette conception dynamique du langage – la comparaison avec le schème du mouvement n'est sûrement pas fortuite – est donnée en prélude à une doctrine de la manifestation basée sur le symbolisme du Verbe, sur le paradigme d'une Parole divine dont le destinataire n'est autre qu'elle-même et dont la visée ultime est l'Ineffable, sur une vision de l'univers comme lieu de resplendissement des « traces » des Noms et Attributs divins, dont la réalité nous reste pourtant voilée comme celle de l'Essence. Grâce à cette lumière des Noms et Attributs répandue sur toute chose, l'esprit qui habite

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cet univers peut remonter jusqu'à la Présence silencieuse qui se tient derrière les « traces » : « De même, dit-il, ce que nous savons de la Puissance divine est qu'elle est un Attribut dont le « fruit » et la « trace » est l'existence des choses. Nous lui appliquons le nom de Puissance car elle correspond analogiquement à notre puissance comme la douceur du congrès amoureux à la douceur du sucre. Mais tout cela est sans rapport avec la réalité [vraie] de cette Puissance. Au vrai, chaque fois que le serviteur accroît sa connaissance détailée des choses sur lesquelles s'exerce la Puissance divine et des merveilles de son opération dans l'Empire des Cieux [intelligibles], sa part de la connaissance de l'Attribut de Puissance en devient plus ample, car le fruit manifeste son principe fructifiant. De même que lorsque l'élève accroît sa connaissance détaillée des sciences de son maître et de leurs divisions, la connaissance qu'il a du maître devient plus complète et la vénération qu'il a pour lui gagne en perfection. »

C'est dans cette optique que Ghazâli développe, dans la seconde partie de son livre, des conceptions analogues à celles de Quchayri sur la fonction transformante de la mention des Noms divins, sauf qu'au lieu d'ittisâf (action de « revêtir » un attribut, une qualité) il utilise le terme « takhalluq », qui veut littéralement dire « imprégnation », comme on s'imprègne d'un parfum et, par analogie, d'une qualité morale ou autre. Ce terme important du vocabulaire soufi dérive de la même racine que « khalaqa », verbe qui apparaît fréquemment dans le Coran et que l'on traduit en général par « créer », ce qui n'est pas vraiment la traduction idéale. En effet, « créer » évoque l'idée d'une fabrication artisanale, alors que « khalaqa » ne se dit jamais en ce sens, mais peut en revanche signifier « mettre au monde », « enfanter », en parlant d'une femme. La meilleure traduction à mon sens serait « naturer », dans le sens de « donner à une chose son caractère essentiel, son identité ». Comme l'a également noté M. Vâlsan dans L'Islam et la fonction de René Guénon, « khalaqa » est apparenté étymologiquement à un autre verbe, « 'alaqa », qui signifie attacher, lier fortement deux choses entre elles, d'où le mot « ta'alluq », pour désigner le lien utérin d'une chose avec la Réalité divine envisagée en tant que Matrice de à la totalité. Dans la littérature soufie, notamment chez ibn 'Arabi, le lien d'opposition-complémentarité entre ces deux notions, « takhalluq » et « ta'alluq », joue parfois un rôle important, mais ce n'est pas le cas chez Ghazâli, du moins dans le Maqsad, où il est principalement question de « takhalluq », d'« imprégnation ». Par le biais des Noms divins, le serviteur qui aspire à la perfection doit chercher à « s'imprégner » des Qualités divines auxquels ces Noms se rapportent, car

« sache que celui qui n'a d'autre part à la signification des Noms divins que le fait de les entendre prononcer, de comprendre leur explication et leur usage dans la langue, et d'être persuadé en son cœur de l'existence de ces significations en Dieu – telle est la plus faible des parts – s'abaisse en degré, et il vaut mieux pour lui qu'il ne se rengorge pas de ce qui lui a été accordé ».

Quant à la part des « rapprochés » (c'est-à-dire de ceux qui ont atteint, par le biais de l'initiation, un certain degré de Réalisation spirituelle) à la connaissance des Noms, elle est de trois sortes, qui correspondent à trois étapes de leur cheminement : tout d'abord, ils obtiennent la connaissance de leur signification véritable par une voie directe et immaculée, le Dévoilement, grâce auquel l'existence en Dieu de ces qualités devient pour eux « une certitude de même ordre que celle que l'homme possède de ses propres attributs, qu'il connaît par un témoignage intérieur, non par une perception extérieure ». Il connaît donc les Attributs divins « de l'intérieur », comme il connaît ses propres attributs immatériels, mais sans en être encore lui-même « imprégné ». Ensuite, l'émerveillement qu'il éprouve pour ce qui lui a été ainsi dévoilé des qualités divines fait naître en lui un « désir ardent ('ichq) pour cette Majesté et cette Beauté, et l'avidité d'être paré de ces mêmes qualités ». Mais pour cela, précise Ghazâli, « il faut que celui qui cherche à contempler les Attributs divins soit pur en son cœur de toute aspiration à autre qu'Allah ». Enfin, quand le désir de Dieu grandit dans ce cœur pur de toute autre aspiration, vient le stade suprême où l'homme, comme on l'a dit, « s'imprègne » des qualités divines et y participe dans la mesure qui lui est dévolue, de sorte que de « serviteur », il devient « rabbaniy », c'est-à-dire « seigneurial ». En vérité, sur base de l'étymologie du verbe « khalaqa » qui évoque les idées d'enfantement ou de « naturation », on peut dire que le « takhalluq » est plus encore qu'une simple « imprégnation » : c'est véritablement le fait

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de renaître doté d'un caractère nouveau, d'une nouvelle nature, un accouchement du serviteur hors de lui-même, qui le fait entrer comme un nouveau-né, ignorant de lui-même comme de toute chose, dans la Réalité du Seigneur, ou plus exactement dans un « aspect » de cette Réalité, un « ma'nâ » qui subsiste en Elle.Les Noms divins représentent donc bien ce que les créatures – notamment l'homme – peuvent participer de Dieu, les modes participables de la Divinité. Les voies qui mènent à la connaissance de Dieu, la plus haute des connaissances et le but de toute existence humaine, sont en effet au nombre de deux : la première est fermée aux créatures, c'est celle qui consiste à connaître Dieu en Lui-même, tel qu'Il se connaît Lui-même ; la seconde est ouverte, mais néanmoins étroite et difficile, sauf pour l'Élite : c'est la voie des Noms et des Attributs, qui permet à l'homme de remonter jusqu'à Dieu grâce à leurs traces et à leurs effets épars dans la création et notamment en lui-même. À ce stade, Ghazâli use d'une comparaison étrange afin d'illustrer la différence essentielle entre les deux « voies » : il imagine un jeune garçon questionnant son maître ou en toute autre personne adulte sur les délices de l'acte sexuel ; deux possibilités s'offrent au maître : soit attendre que le garçon ait atteint la maturité et soit en mesure d'expérimenter par lui-même les délices en question ; soit lui décrire la choses en usant de comparaisons avec ce qui fait partie de l'expérience actuelle de l'élève, par exemple la douceur du sucre, en insistant en même temps sur la différence essentielle de ces deux formes de « douceur », afin qu'il ne se méprenne pas sur la portée de la comparaison. Si l'on revient maintenant à la question qui nous occupe véritablement, celle des voies menant à la connaissance de Dieu, on voit que la première, celle qui cherche à connaître Dieu tel qu'Il se connaît Lui-même, correspond au fait d'attendre que le garçon soit devenu un homme pour expérimenter par lui-même l'union sexuelle ; sauf qu'il est impossible à l'homme ou à qui que ce soit de « devenir Dieu », Celui qui est par essence et par définition au delà de tout devenir, celui qui transcende, par son Existence nécessaire, toute existence particulière. On comprend dès lors pourquoi cette voie est « barrée », et qu'il ne reste plus que celle des expressions symboliques et indirectes, équivalant à « expliquer » le plaisir sexuel par un plaisir d'une nature différente et bien inférieur en intensité. Cependant, une ambiguïté profonde et probablement révélatrice pour qui sait y voir subsiste dans ce passage. Le but de Ghazâli est d'illustrer l'impossibilité absolue et insurmontable de cheminer vers Dieu selon la première voie, celle de l'expérience directe qui suppose l'identification complète à l'Être divin. Mais pour cela, il use longuement et complaisamment d'une imagerie érotico-mystique, qui suggère des délices bien réelles et appartenant au domaine, le plus vertigineux de tous pour la raison dans son immédiateté vitale et instinctive, celui de la sensualité physique. Si le chemin vers la connaissance immanente de la Réalité divine est « barrée » aux éphèbes impubères que nous sommes condamnés à rester parce qu'il leur est à jamais impossible de devenir des « hommes » dans le sens suggéré ici, à savoir de « devenir Dieu » réellement et littéralement, en revanche tout le contexte semble impliquer une certaine congruence entre cette connaissance intégrale de Dieu par Dieu et une certaine expérience supposée connue de tout lecteur adulte. Il y a donc une subtile distorsion entre l'exemple choisi, celui d'un jeune garçon dont on suppose (dont on espère du moins pour lui) qu'il deviendra un jour un homme accompli capable de goûter le plaisir sexuel dans toute sa réalité, et ce qu'il est censé illustrer, qui est de l'ordre de la connaissance de Dieu où l'analogue de cette transformation est strictement impossible. L'ambiguïté vient de ce que précisément, l'exemple ne montre pas du tout l'impossibilité de la transformation, mais au contraire, du fait qu'il s'adresse à des lecteurs adultes qui savent parfaitement de quoi il retourne, il tendrait plutôt à leur faire miroiter la possibilité d'une métamorphose similaire dans le domaine spirituel, de sorte que Ghazâli a besoin de « corriger » son exemple en rappelant cette évidence que seul Dieu est Dieu, qu'Il n'est pas seulement imparticipé par accident mais l'Imparticipable par essence, idée au fond identique à celle de l'Absolu. Qu'a donc réellement voulu nous dire l'imâm abu Hâmid à travers cet apologue du garçon qui interroge sans vergogne son maître sur la nature du plaisir charnel ? Une telle situation reflète-t-elle fidèlement la vie des madrassât mésopotamiennes ou iraniennes du XIe/6e siècle ? Ou bien sur quoi, en définitive, l'élève réel dont cette histoire s'inspire questionnait-il le maître réel ? Peut-être sur une chose tellement indicible, tellement mystérieuse et voilée à l'intelligence qu'on est obligé de la transposer dans un domaine qui déborde également l'intelligence mais par le bas, cette

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fois, celui de la sexualité et de la corporéité avec leurs arcanes impénétrables à la lumière de la raison... Toute la difficulté de Ghazâli est qu'il joue perpétuellement de cet écart entre le dit et le sous-entendu. Il y a sans doute un autre écart immense, insoupçonnable, entre ce qu'un lecteur moderne, fût-il arabisant parfait, peut comprendre aux métaphores ghazâliennes, et ce qu'un lecteur persan et cultivé de l'époque y voyait sans difficulté. Mais, pour répondre à la question posée, à savoir quel était l'objectif réel de l'imâm dans le passage si équivoque sur la distinction des « deux voies », la suite du livre montre bien, sans parler de tout le reste de l'œuvre ghazalienne et notamment de la Reviviscence, que la « fermeture » de la première voie n'a pas un sens aussi définitif qu'il y paraîtrait à première vue, et qu'il se pourrait que cette « fermeture », éprouvée comme telle dans son insondable mystère, constitue en réalité notre seule « ouverture » possible sur la plénitude du Divin... Tant que ce point n'a pas été élucidé, il reste aux hommes à cheminer sur la voie «  ouverte » mais néanmoins escarpée de la connaissance des Noms, qui est le lieu de la différence entre les créatures et de leur répartition en « degrés » hiérarchiques bien distincts. La plume de Ghazâli devient alors féconde en expressions puissantes pour décrire les degrés supérieurs de la hiérarchie, occupés par des êtres quasi divins en raison de leur connaissance des réalités idéales : « Car celui qui sait de manière globale qu'Il est savant et Puissant n'est pas comme celui qui contemple les merveilles de ses Signes dans l'empire des Cieux et de la terre, dans le naturel des esprits et des corps, qui s'élève jusqu'à la connaissance des prémisses de la Domination, et des singularités de la Création, concevant tout cela dans le détail, pénétrant les replis de la sagesse divine (hikmah) et embrassant intégralement les subtilités du Gouvernement divin (tadbîr) ; celui qui se revêt ainsi de tous les attributs des Anges rapprochés d'Allah – exalté soit-Il – , recevant de ces attributs la faveur d'en être paré. Non, il y a entre ces deux-là une distance impossible à mesurer, et dans le détail et la mesure de tout cela se distinguent les uns des autres les prophètes et les saints. »À lire une pareille envolée, on pourrait croire oubliées, balayées les restrictions précédemment formulées à la connaissance humaine de Dieu. On constate en effet que non seulement les prophètes – que la Paix soit sur eux – mais les saints mêmes – et sur eux aussi – peuvent selon l'imâm abu Hâmid accéder à la connaissance intégrale du « Gouvernement » divin, c'est-à-dire des réalités cosmiques et de leurs modèles intelligibles qui sont la manifestation des Noms excellents. Une telle connaissance n'est assurément pas rien, et il serait faux d'accuser Ghazâli de pessimisme quant aux possibilités de la connaissance humaine. Cependant, les Noms divins, dans leur réalité, demeurent transcendants à leur manifestation intégrale, telle que l'embrasse une Intelligence pure ou un Ange rapproché. À la question « peuvent-ils dès lors connaître les Noms et les Attributs d'une connaissance parfaite et réelle ? », l'imâm répond en effet : « Tant s'en faut, là encore ! Nul ne les connaît parfaitement et réellement, sauf Allah. (...) Nul ne connaît la réalité de la Science divine hormis celui qui possède une science identique ; or cela ne se trouve pas en un autre que Lui, de sorte que nul à part Lui ne connaît [la nature véritable de sa Science]. Tout autre que Lui ne la connaît que par analogie avec la science qu'il a en soi, selon le principe que nous avons illustré précédemment par l'exemple [du plaisir charnel et] du sucre. Mais la Science d'Allah ne ressemble absolument pas à celle de la création, de sorte que la connaissance qu'en a la création n'est pas parfaite ni réelle, mais analogique et inspirée. » C'est le principe de la « similitude dissemblable », théorisé déjà par Proclus, Denys et al Mâturîdi, que nous retrouvons sous une nouvelle forme : la copie (la science créée) ressemble au modèle (la Science divine) à qui il doit d'être tout ce qu'il est, dont il procède par surabondance d'être et de perfection, mais le modèle ne ressemble pas à la copie : il la transcende en raison même de cette surabondance, de cet excès ontologique dans lequel s'origine la copie, sans lequel elle ne pourrait tout simplement pas être. De sorte que l'on va du modèle à la copie par une procession finie d'allure descendante, mais le procès inverse, la remontée vers le modèle, est infini : comme nous l'avons vu à propos de la Puissance divine, « chaque fois que le serviteur accroît sa connaissance détailée des choses sur lesquelles s'exerce la Puissance divine et des merveilles de son opération dans l'Empire des Cieux [intelligibles], sa part de la connaissance de l'Attribut de Puissance en devient plus ample, car le fruit manifeste son principe fructifiant », et l'âme n'a jamais fini de s'élever dans la

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connaissance de la Puissance, de la Science ou des autres Attributs : elle gagne indéfiniment en ressemblance avec elle-même et avec ses principes transcendants, sans jamais atteindre ceux-ci dans leur réalité plénière, aussi longtemps qu'elle chemine sur la voie « ouverte » des analogies. Quant à l'Essence divine, elle demeure au delà de toute participation, au delà de toute modalisation ; Ghazâli rapporte à ce propos une parole de Junayd, le maître de Hallaj : « Nul ne connaît Dieu sinon Dieu – exalté soit-Il. Et c'est pourquoi la plus noble de ses créatures n'a reçu en partage qu'un Nom qui Le voile, de sorte qu'Il a dit : « glorifie le Nom de ton Seigneur le Très-haut » (Coran 87, 1) ». Aspects participables du Divin, les Noms sont aussi, en quelque façon, des voiles de l'Essence. On retrouve là une thématique chère à Ghazâli, qu'il semble bien, d'après mes recherches effectuées sur un grand nombre de penseurs aussi anciens qu'éminents, avoir été le premier auteur islamique à développer systématiquement, qui revient rituellement dans tous ses ouvrages de la maturité : la thématique du voilement-dévoilement, gravitant autour du postulat central selon lequel « Dieu est voilé à ses serviteurs par sa manifestation même ». Ainsi, dans la notice qu'il consacre aux deux Noms « l'Apparent » et « le Caché », l'imâm écrit : « sache qu'Il n'est dissimulé, en dépit de sa manifestation, que par la force de sa manifestation même. Sa manifestation est la raison de son occultation. Sa Lumière est le voile de sa Lumière. Car toute chose qui dépasse son propre terme s'inverse dans son contraire ». C'est pourquoi l'Essence divine reste inconnaissable autant qu'elle est imparticipable, et à la question de savoir quel est le sommet de la connaissance des réalités divines à laquelle l'homme peut prétendre arriver, Ghazâli répond que ce sommet n'est autre que l'ignorance même de la Réalité divine : « le terme de la connaissance des gnostiques est leur impuissance à connaître ». Non pas l'ignorance négative qui est celle du commun des mortels, bien sûr ! Mais une « docte ignorance » (pour emprunter une expression propre à l'ésotérisme occidental), une in-connaissance supérieure à toute science qui est le propre résultat d'un « Dévoilement » total. Tellement éminente, en réalité, est cette « inconnaissance » déjà bien connue des auteurs soufis avant lui, que Ghazâli en fait la marque caractéristique de la station de ceux qui forment l'Élite du genre humain et même l'Élite de cette Élite, à savoir les envoyés divins. Il s'appuie en cela sur un hadith bien connu du Prophète, qui dit, s'adressant à Allah : « Je ne puis te louer comme Tu te loues Toi-même ». Toutefois, reprenant ce thème de l'inconnaissance dans le Livre des merveilles du cœur de l'Ihyâ' ainsi que dans d'autres ouvrages, il arrive que Ghazâli cite une autre parole attribuée, elle, au Calife abu Bakr (encore lui !) : « l'impuissance à atteindre la connaissance est une connaissance » (« al 'ajzu 'an daraki-drâkin idrâk »), que l'on pourrait encore traduire par « l'impuissance à percevoir une connaissance est une connaissance » : à la percevoir, c'est-à-dire à l'atteindre en elle-même, par un acte intentionnel ; la connaissance est ce par quoi nous saisissons la réalité des choses, mais en elle-même elle nous échappe au moment où nous prétendons la saisir : elle se voile par sa propre manifestation ! L'enseignement du Prophète et de l'imâm abu Bakr signifie donc que dans cette expérience de la dérobade de la science au regard intentionnel de la conscience, qui est l'expérience de la Nuit dans laquelle celui qui « sait » réalise qu'il ne sait pas ce qu'il sait car sa science même ne lui appartient pas, est hors de son atteinte, dans cette expérience donc se trouve la clef de la véritable connaissance, divinisante et transformante, identique à l'« extinction » dans la « contemplation de l'Un ». Toutefois, nous avons vu qu'il ne s'agit en aucun cas (pour Ghazâli) d'une « union » et encore moins d'une « identification » (ittihâd), car ces deux termes, dans la mesure où ils supposent encore le sujet et l'objet, sont dépendants de la structure de l'intentionnalité, dont il s'agit précisément d'opérer le dépassement radical. Tel est peut-être le sens caché du paradigme de l'union sexuelle, auquel l'imâm revient sans cesse : la jouissance physique est également une sorte d'« extinction », une mort à soi-même, dans laquelle l'âme, s'immergeant complètement dans l'abîme de la sensualité et de la vie corporelle, fait l'expérience non intentionnelle de cette coïncidence avec soi dans une dimension de soi, le corps, qui lui apparaît ordinairement comme obscure parce qu'elle tente de la saisir intentionnellement. L'analogie entre la jouissance sexuelle et la Réalisation spirituelle associée à l'état d'Inconnaissance résulte donc de ce que ce sont dans l'un et l'autre cas des expériences qui impliquent le dépassement de l'intentionnalité. Mais dans un cas, ce dépassement se fait par le bas, vers le corps, projection de l'âme sur le plan le plus inférieur de la manifestation, tandis que dans l'autre il se fait vers le haut,

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vers l'Esprit et les principes transcendants.

Le point le plus troublant de la pensée de Ghazâli est que, tout en reprenant bien des aspects de la théologie ach'arite, notamment la doctrine des sept Attributs, il semble refuser absolument la célèbre formulation « ils ne sont ni Lui, ni autre que Lui ». C'est que, malgré des ressemblances de surface, l'hostilité de Ghazâli au kalâm est profonde, plus profonde me semble-t-il que sa prétendue hostilité aux « philosophes » – hostilité très relative puisqu'il conseille quand même leur lecture à ses disciples et reprend à peu près toute l'ontologie avicennienne, comme nous l'avons vu. Les raisons de cette attitude sont difficiles à saisir. En tout cas, L. Gardet a montré, dans son « essai de théologie comparée » Dieu et la destinée des hommes, que Ghazâli est le premier des « philosophes » musulmans a avoir critiqué les mutakallimûn. Certains passages de l'Ihyâ', entre autres, montrent que Ghazâli considérait le kalâm comme une simple « apologétique défensive » (ainsi que le définit Gardet), quasiment dépourvue de valeur noétique. Or, notre brève étude du kitâb at-tawhîd d'al Mâturîdi montre bien que l'on était là dans un tout autre registre. Moins d'un siècle avant Ghazâli, un soufi aussi éminent que Quchayri pouvait encore se servir des formulations ach'arites en leur donnant une signification spirituelle en accord avec sa visée hénologique non-dualiste. Je ne sais rien des causes exactes pour lesquelles Ghazâli n'a pas cru possible d'en faire autant. Il est certain en tout cas que contre toute la tradition du kalâm sunnite avant lui, il affirme sans ambage ici que les Attributs sont « autres » que l'Essence. Et je ne connais aucun passage certifié authentique de son œuvre où il revienne sur ce jugement. Toutefois, je ne connais non plus aucun passage du Maqsad ou d'une autre œuvre authentique où Ghazâli nie explicitement que les Attributs puissent être identiques à l'Essence sous un certain rapport, même s'il ne l'affirme pas explicitement non plus, en tout cas sous cette forme. Afin de bien situer le problème, il faut cependant voir que pour Ghazâli, la Réalité divine est Une et imparticipée et que de ce fait, la multiplicité des Noms et des Attributs n'implique aucune multiplication de l'Essence, puisque, comme il le dit dans sa notice du Nom « l'Unique » : « Il est Celui qui ne se fragmente pas, ne se dédouble pas. Quant à « Celui qui ne se fragmente pas », c'est comme une substance unique qui n'admet aucune division, c'est pourquoi nous disons : elle est une. En ce sens qu'elle n'a pas de parties, comme le point qui n'a pas de parties ». Et l'on aura également présent en mémoire le passage du Livre de l'Unité divine de l'Ihyâ' où Ghazâli formule ce principe fondamental que « tout ce qui est dans l'Existence, du Créateur et du créé, peut être envisagé selon de nombreux aspects ou modes de contemplation différents ; sous l'un de ces aspects, ce tout est un, sous d'autres aspects, différents de celui-là, il est multiple. Et certains aspects comportent davantage de multiplicité que d'autres. » Ainsi, toute multiplicité est relative, et « soluble » dans une « contemplation » plus unitaire de l'Existence totale. C'est dire que la multiplicité des sept Attributs, après avoir subsumé sous elle toute la diversité du manifesté, doit pouvoir se ramener à son tour à l'Unité de l'Essence. Cependant, si elle s'y ramène, pour Ghazâli, ce ne peut être que d'une manière qui échappe à l'intelligence et n'est aucunement susceptible d'être exprimée, puisque de ce qui est au delà des Noms et des Attributs, par définition, on ne peut pas parler. Cette première partie du Maqsad s'achève toutefois sur un passage de la plus pure inspiration néo-platonicienne sur la façon dont Dieu répand la lumière de l'existence sur tout ce qui est autre que Lui au moyen de ses Noms et Attributs glorieux ; Ghazâli utilise l'image du soleil qui est tel que « la lumière qui s'exhale de lui, au total, ne sort pas de lui ». À comparer avec Proclus, pour lequel également « rien ne sort de l'Un ». Cette image classique revêt ici un sens ontologique qui n'est pas anodin. Pour mystérieux que soit le rapport de l'Essence divine à ses modes participés, nous savons que tout se réduit en définitive à l'absolue simplicité de la Réalité unique, dont rien ne saurait franchir les inconcevables limites. Et c'est pourquoi Ghazâli s'écrie : « Quelle merveille que quelqu'un puisse dire : « je ne connais que Dieu », et être véridique ; et dire « je ne connais pas Dieu », et être encore véridique ! Cependant, cela se dit sous un certain rapport, et ceci sous un autre rapport [littéralement : « face »]. Et si les contraires s'excluaient lorsqu'ils sont dits sous différents rapports, Il n'aurait pas été véridique – exalté soit-Il – en disant : « Tu n'as pas lancé lorsque tu as lancé, mais c'est Allah qui a lancé » (Coran 8, 17). »Il semble donc, pour résumer, que les Attributs subsistents aient, dans la perspective de Ghazâli, le

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statut d'hypostases réellement distinctes du Principe, de l'Essence comme telle, mais qui, à la différence des hypostases ultérieures comme l'Intellect ou l'Âme, résident dans l'Essence même, sans La participer ni La multiplier. Ils ont pour fonction de ramener la multiplicité de l'être intelligible à l'Unité surontologique et surintelligible du Principe ; ils représentent le déploiement intégral de cette multiplicité, mais tel qu'il demeure encore immanent à la sphère de la Déité, et ne se manifeste pas au-dehors. Néanmoins, il ne fait pas de doute que cette première génération d'hypostases domiciliées au sein de l'Unité qu'elles reflètent impassiblement est suspendue à une Unité plus ancienne dans laquelle l'Essence s'offre seule, dans toute l'Existence, dépouillée même de ses Attributs essentiels. Par le biais de l'Inconnaissance, la contemplation peut remonter jusqu'à l'Inconnaissable, jusqu'à cette Unité tout à fait première. On ne peut cependant décrire cette contemplation de l'Unité en Elle-même, car aussitôt que l'on forme le projet d'en parler, avant même qu'on ait ouvert la bouche, il est déjà trop tard pour empêcher les sept Attributs d'être là, avec en eux tout l'intelligible et dans celui-ci tout le manifesté, incrustés dans l'Unité même.C'est vers la fin de cette seconde partie que Ghazâli nous livre ses vues ultimes sur cet état au delà des états où toute trace de dualité et donc d'intentionnalité – ou peut-être faudrait-il dire : « d'intentionnalité donc de dualité » – a disparu. À la distinction des « deux voies » répond alors comme par symétrie une nouvelle distinction, celle qui existe entre le « sulûk » et le « wussûl », c'est-à-dire respectivement le cheminement de celui qui chemine – sur la voie des Noms et Attributs, puisque c'est la seule ouverte aux hommes – et l'« arrivée » ou la « jonction » (« wussûl »), terme du chemin :

« sache que le cheminement consiste dans la rectification du caractère, des œuvres et de la connaissance, et tout cela équivaut à se préoccuper des cohortes extérieures et intérieures. Or le serviteur, dans tout cela, est occupé de soi-même et donc distrait de son Seigneur à mesure, si ce n'est qu'il poursuit un objectif de purification intérieure en vue de l'arrivée. Quant à l'arrivée, elle consiste uniquement en ceci, que lui soit dévoilée la Parure de la Vérité, de sorte qu'il devienne complètement immergé en Elle ; si l'on regarde alors sa connaissance, [on constatera qu']il ne connaît plus rien d'autre qu'Allah, et si l'on regarde vers son souci, [on verra qu']il n'a plus d'autre souci que Lui. Il est tout entier occupé de Lui tout entier, par sa contemplation comme par son souci, il ne prête plus aucune attention dans cet état à lui-même, sinon pour maintenir son extérieur dans l'obéissance et son intérieur dans la rectitude morale. Mais tout cela relève de la purification et appartient au début de la voie ; quant à son aboutissement, il consiste à tomber entièrement la défroque de l'âme individuelle, et à s'isoler complètement en Lui, de sorte que c'est comme s'il était Lui. Et c'est en cela que consiste la jonction. »

Tout s'éclaire dans cette perspective finale : l'impossibilité du cheminement selon la Réalité essentielle trouve son dépassement définitif dans le « wussûl », l'« arrivée », qui n'est pas un mode de cheminement succédant à d'autres modes, mais le terme absolu, qui équivaut à l'abandon de tout cheminement. L'impossibilité de connaître l'Essence « comme Elle se connaît Elle-même » signifie alors que l'Essence se connaît sans comment, sans détours, sans projet – ou encore, sans intention. Par conséquent, La connaître telle qu'en Elle-même, c'est renoncer pareillement à tout projet, et même à ce projet ultime qu'est mon être en tant que j'ai encore conscience d'être moi ; c'est La laisser se connaître Elle-même à travers soi, car si je n'ai plus « conscience d'être moi », ce n'est donc plus moi qui ai conscience de Lui, c'est Lui qui se connaît, ou plutôt, qui est présent à Lui-même, sans faille ni discontinuité, dans cette contemplation qui n'est plus la mienne, dans ce souci qui n'est plus le mien, puisqu'Il était déjà indéfectiblement présent à Soi avant l'inauguration de tout projet. La voie « réaliste » de la connaissance est barrée, non parce que l'homme serait condamné à errer sans fin sur les voies d'une connaissance jamais achevée, mais parce que l'achèvement de la connaissance est une Réalité qui exclut radicalement l'idée de « voie », si bien que pour celui qui est « arrivé », il n'y a en réalité jamais eu de voyage, jamais eu de cheminement, il n'y a que Lui et sa Présence à jamais : « Il est Allah dans le Ciel et Allah sur laTerre » (Cor. 6, 3). Que la voie soit coupée, fermée, signifie en définitive qu'il faut, pour Le connaître réellement, se couper soi-même de tout ce qui a la forme d'une voie, d'un chemin, fermer la porte à ce qui est susceptible d'être

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atteint par le biais d'une démarche intentionnelle. En d'autres termes, il faut séparer l'arrivée du reste de la voie, comme un état permanent susceptible de se donner dans un « dévoilement » subit et intemporel, qui n'a aucun rapport avec la voie ni avec quoi que ce soit, car il fait voir que toute voie égare, que tous les rapports sont illusion et que l'illusion n'a pas de réalité par elle-même, n'ayant de réel que son rapport illusoire, c'est-à-dire pour elle constitutif, à la Réalité. La « fermeture », ainsi comprise, est bien une ouverture, et la seule possible, sur le monde de la « jonction » ou de l'« arrivée » qui se définit par son hétérogénéité radicale au monde de la recherche, si radicale que la recherche est ici le principal obstacle à la découverte, qui est précisément celle de la vanité de la recherche et de l'omniprésence de son terme. Celui qui est « arrivé » est en fait seul à savoir qu'il n'est jamais « arrivé », pas plus qu'il n'était « parti », mais qu'il était toujours déjà là, anéanti dans la « Parure de la Vérité ». Khwâja Ansâri y fera écho dans ses Munâjât : « mon Dieu  ! le fait pour Toi d'être trouvé précède la recherche et celui qui te cherche. Si donc le serviteur s'acharne à te chercher, c'est qu'il est dominé par l'instabilité. Le chercheur s'acharne à chercher, alors que ce qu'il cherche est déjà là, avant qu'il ne le cherche. Voilà chose fort étonnante  ! Plus étonnant encore est que la découverte est donnée sur-le-champ, sans être suscitée par la recherche  : c'est Dieu qui se fait voir, le voile de la Puissance demeurant à sa place  ! ».

Si l'on met à part la dissertation initiale sur la signification du « nom », on voit que l'ouvrage de Ghazâli est construit sur une progression dialectique rigoureuse qui va de l'impossibilité de connaître l'Essence de l'Unité en Elle-même à la non-connaissance comme immersion intégrale dans l'Unité de l'Essence. Entre les deux prend place l'exégèse détaillée des 99 Noms de la liste canonique, qui occupe la partie centrale du livre – la plus longue, – et se déploie selon un principe simple : chaque Nom est envisagé sous trois aspects : d'abord, sa signification dans le discours en général. Ensuite, ce qu'il signifie « dans l'absolu » (« fi-l mutlaq »), c'est-à-dire en Dieu. Enfin, ce que le serviteur – en particulier le serviteur initié – peut participer de ce Nom, selon le principe du takhalluq tel qu'il a été défini plus haut. Il est à noter que cette division sera reprise telle quelle par l'imâm Râzi ainsi que par ibn Barrajân, et probablement par nombre de plumes moins prestigieuses. C'est dire l'influence de Ghazâli, et du Maqsad en particulier, sur la métaphysique musulmane après lui. C'est cependant à ibn Barrajân que revient le mérite d'avoir développé le premier un certain nombre d'idées que la « Preuve de l'islam » n'a fait qu'esquisser dans le texte qui nous occupe. Car il faut dire que même si cette partie centrale du But sublime du commentaire des Noms contient quelques-unes des pages les plus merveilleuse de la littérature spirituelle, – par exemple les notices sur les Noms « al Mâlik » (« le Roi »), « al Quddûs » (« le saint »), « adh-Dhâhir wa-l Bâtin » (« l'Apparent et le Caché »), – d'autres notices en revanche restent très sommaires, un peu comme si l'auteur avait été pressé par d'autres soucis – il est vrai que Ghazâli touchait à la fin de sa vie, et qu'il écrivait dans une période assez troublée politiquement – ou s'il avait jugé que le moment n'était pas encore venu de tout dévoiler, l'un n'excluant pas l'autre mais se renforçant plutôt.

En conclusion de cette partie du Maqsad, l'imâm établit enfin une classification générale et synthétique des Noms excellents, qui se répartissent en dix catégories : il y a « ceux qui expriment l'Essence [seule] [comme les Noms « Allah » ou « la Réalité »] ; ceux qui expriment l'Essence assortie d'une négation [comme « le saint », qui exprime l'Essence divine en tant qu'elle échappe complètement aux sens et à l'imagination] ; l'Essence assortie d'une relation [comme « le Très-haut », qui se dit de l'Essence en relation avec ce qui est « en dessous » d'Elle] ; l'Essence avec une négation et une relation [comme « le Roi », qui se rapporte à l'Essence en tant qu'Elle n'a besoin de rien mais que tout a besoin d'Elle pour exister] ; ceux qui expriment un des sept Attributs subsistents [« le savant », « le Vivant », etc.] ; un Attribut subsistent avec négation ; un Attribut subsistent avec relation ; un Attribut de l'Acte [« le Créateur », etc.] ; et enfin, un Attribut de l'Acte avec négation ou relation ».On retiendra cette intéressante progression, qui appellerait à elle seule un long commentaire. Elle concerne au premier chef le discours sur Dieu, dans sa modalité purement humaine. Mais à partir du moment où c'est par l'intermédiaire des Noms et des Attributs, envisagés comme hypostases subsistentes, que l'existence de Dieu se communique à tous les êtres, il est manifeste que cette

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progression purement discursive ne fait qu'en exprimer une plus fondamentale, une progression dans l'être, envisagé comme discours total de et sur l'Un. Ce discours hénophanique total, qui a sa forme originaire et repliée dans l'Intellect, comme lieu du resplendissement intégral des Noms, se déroule à travers les multiples degrés du réel que cet Intellect embrasse et résume en répétant lui-même une progression encore plus ancienne, non pas dans l'être cette fois, mais plutôt dans les aspects manifestables (dans l'odre ontologique) de la Réalité divine non manifestée. On « part » ainsi de l'Essence envisagée toute seule, dans sa singularité absolue ; puis, immédiatement, cet aspect de l'Essence se double de la négation, sous ses formes diverses, de tous les « autres » que l'on pourrait éventuellement Lui ajouter. Cette négation, n'étant rien par elle-même, ne se distingue pas véritablement encore de l'Essence, et de ce fait peut prendre place « à côté » d'Elle. Mais, désireuse d'achever son œuvre et de nier tous les « autres » sans exception, elle finit naturellement par se nier elle-même en tant que posée « à côté » de l'Essence, et par affirmer les multiples modes de la relation qui maintient ces « autres », qu'elle pose malgré elle, dans la dépendance stricte à l'égard de l'Essence. Arrivé à ce stade, nous avons la procession complète des négations et relations, mais pas encore celle de leurs objets, qui demeure une pure virtualité. Viennent alors les Attributs subsistents et les Noms correspondants, grâce auxquels ces possibilités vont pouvoir se manifester en elles-mêmes, non sans que le processus virtuel de multiplication de l'Essence grâce aux négations et relations se répète au niveau des Attributs eux-mêmes. Enfin viennent les Noms de l'Acte, qui correspondent à cette manifestation elle-même, envisagée dans sa possibilité éternelle et son rapport avec Dieu comme Agent. On a là un enchaînement dialectique implacable, et les dix catégories ainsi constituées – dix étant par ailleurs le nombre pythagoricien de la réalité totale – ramènent la multiplicité précédemment développée des Noms à une certaine unité rationnelle, en même temps qu'elles révèlent la logique cachée de ce développement.

La dernière partie du livre contient les vues de l'auteur sur un certain nombre de questions théologique traditionnelles en rapport avec les Noms divins, comme le fait de savoir si leur nombre se résume aux « quatre-vingt dix-neuf Noms excellents, cent moins un » du hadith (Ghazâli conclut évidemment par la négative) ; la question du « Nom suprême » inconnu ; et enfin, les effets spirituels du dénombrement et de la mention des Noms (dhikr). Je ne m'étendrai pas sur ces derniers développements, non qu'ils soient dépourvus d'intérêt, au contraire ; mais je crains de trop allonger l'exposé et ce n'est pas là, de toute façon, que se situe l'essentiel du propos de l'imâm ni le mien.

c) Présences divines et présence adamique dans la perspective ghazâlienne

Nous venons de voir que les Noms divins en général représentent, pour Ghazâli (comme pour d'autres gnostiques musulmans avant lui), les modes ou aspects selon lesquels la Divinité, séparée de la totalité des existants par son absolue transcendance et isolée en son Essence ineffable, peut être dans une certaine mesure connue et participée des créatures, en particulier de l'homme.De plus, la totalité de ces aspects se ramène finalement à trois choses : l'Essence, les sept Attributs subsistents et les Actes. Les Actes eux-mêmes émanent de l'Essence via les Attributs subsistents ; car ainsi que nous l'avons vu, l'Essence en Elle-même demeure telle qu'en Elle-même, reposant dans son inamissible unité, et ne se répand pas au dehors, n'en éprouvant pas le besoin ni l'inclination. C'est donc au moyen des Attributs que Dieu « répand l'existence sur toute chose » ; aussi, dans la notice du Nom « le savant », dans le Maqsad, Ghazâli écrit que « la Science que Dieu a des essences formelles est la cause de leur venue à l'existence concrète ». Étant bien entendu qu'au total, rien ne sort de l'Essence divine, de même que la lumière qui rayonne du soleil ne sort pas de l'être du soleil. La causalité est ainsi rapportée directement à la Science divine, non à l'Essence, car l'Essence n'admet à ses côtés rien d'autre qu'Elle dont elle puisse être la cause.Les Actes, qui procèdent directement des Attributs subsistents, sont donc à la fois les Actes des Attributs et de l'Essence, qui englobe tout. Quant aux Attributs, bien qu'ils subsistent « dans » l'Essence et par Elle, ils ne sauraient en aucun cas être dits les Actes de l'Essence, car ils sont aussi éternels et incréés qu'Elle. C'est le mystère totalement impénétrable d'une « procession » non causale, qui subsiste dans et par l'Essence, qui Lui est ontologiquement subordonnée tout en

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partageant son caractère à la fois nécessaire et non produit, qui ne constitue ni un Acte, ni une multiplication, ni une division, mais prélude au premier des Actes ; on dirait d'une sorte de réflexion éternelle de l'Essence sur Elle-même sous la forme symbolique d'une Unité à sept faces, d'une Heptade sans multiplicité. En résumé, s'il est relativement facile de remonter des « traces » aux Actes divins, et des Actes aux Attributs subsistents, en revanche la remontée de ceux-ci à l'Essence paraît beaucoup plus difficile, en toute rigueur elle est même impossible. C'est là, je l'ai dit, le point le plus délicat de la doctrine ghazâlienne, parce que c'est là, au niveau de cette articulation cruciale entre l'Essence et les sept Attributs que s'est fixée, chez Ghazâli, toute la difficulté et toute l'étrangeté inhérentes à ce que j'ai appelé le « problème théologique fondamental », qui dans chaque élaboration doctrinale conséquente se manifeste d'une façon ou d'une autre. Chez Plotin, par exemple, cette difficulté était localisée au niveau du passage de l'Un à l'Intelligence ; en effet « [l'Un] est trop haut et trop grand pour être appelé l'être : supérieur au verbe, à l'intelligence et à la sensation, puisqu'il nous les a donnés, il n'est aucun d'eux » (Ennéades V, 3, 14). L'Intelligence est le verbe de l'Un, inférieur à ce dernier. « Voilà donc démontré que ce qui vient de l'Un est non un ; mais on peut demander pourquoi il y a une multiplicité, et une multiplicité telle qu'on la voit dans l'être qui vient après l'Un. Il faut chercher encore pourquoi il est nécessaire qu'il y ait une chose postérieure à l'Un. » (Ennéades V, 3, 15), autrement dit, l'Intelligence suppose nécessairement l'Un comme le verbe suppose son auteur, mais l'Un ne suppose pas l'Intelligence, de sorte que la raison de sa procession reste foncièrement obscure, inexplicable. Pour rappel, Plotin se tirait partiellement de cette difficulté en recourant à la notion de « puissance » : « On a montré ailleurs qu'il doit y avoir quelque chose après l'Un ; d'une manière générale, l'Un est une puissance, et une immense puissance » (Ennéades V, 3, 16), tellement immense qu'elle déborde d'Elle-même et ne peut pas ne pas se manifester. En comparaison, la démarche de Ghazâli revient à scinder le problème et à le faire remonter partiellement en Dieu même. Cette discontinuité essentielle entre l'Un et son Verbe-Intellect, cette « barrière de potentiel » que la raison peut franchir dans le sens descendant mais pas dans le sens ascendant, nous avons vu que l'imâm abu Hâmid la place au sein même de la Réalité divine, entre l'Essence Une et sa Puissance surintelligible (ainsi que sa Volonté, sa Vie, etc.). Ce que l'on gagne au change, c'est que les Attributs n'étant pas des Actes, mais plutôt des sortes de « puissances », il est plus facile d'imaginer entre eux une distinction qui n'implique aucune multiplicité « réelle ». Le paradigme utilisé est celui des puissances, ou des qualités (des « accidents ») qui coexistent dans un même sujet, réellement distinctes, mais ne nuisant en rien à l'unité du sujet (bien sûr, Ghazâli a toujours soin de mentionner les limites de telles comparaisons, car Dieu transcende infiniment tout ce que nous pouvons dire de Lui). Quant à l'Intelligence, elle reste le verbe et l'acte de l'Un, mais sa procession pose beaucoup moins de problème, du fait qu'elle est suspendue à l'Essence via les Attributs, « puissances » non manifestées de l'Un. Les avantages de la doctrine du Verbe-Intellect sont conservés, tandis que ses « inconvénients », les difficultés majeures qu'elle soulevait, sont repoussées à un niveau supérieur. Mais elles ne sont pas résolues pour autant, et cela d'autant moins que Ghazâli refuse de recourir à la solution « commode » ach'arite-mâturîdite consistant à poser un niveau intermédiaire entre l'identité et l'altérité, où loger les Attributs « ni distincts de l'Essence, ni identiques à Elle ». De toute façon, comme l'explique l'imâm dans le Maqsad, lorsque l'on dit de plusieurs choses qu'elles sont à la fois mêmes et autres, ce que l'on a en vue, c'est toujours leur identité sous quelque aspect et leur altérité sous un autre. Prétendre que plusieurs choses peuvent être à la fois unes et non unes sous le même aspect, c'est simplement une absurdité. L'idée qu'il existe une différence essentielle entre dire « à la fois même et autre » et dire « ni même ni autre » (comme les théologiens sunnites traditionnels, y compris des soufis comme Quchayri) ne semble pas vraiment entrer en ligne de compte pour lui ; on dirait qu'il y voit un moyen commode de se « débarrasser » du problème, ce qu'elle est sûrement dans bien des cas (mais évidemment pas dans celui de Quchayri). En revanche, quand on parcourt l'œuvre de Ghazâli, on voit qu'il admet très bien la possibilité que, sous des aspects différents, les choses soient à la fois unes et multiples, ou identiques à l'Essence et distincte d'Elle ; tout le problème revenant à la détermination de ces aspects. Or, ce qui fait le côté extrêmement complexe et par moments « insaisissable » de la doctrine ghazâlienne sur ce point, est que cette détermination est, au fond,

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strictement impossible dans le domaine purement rationnel ; car la raison, faculté discursive par excellence, suppose déjà un minimum de distinction, et est donc impropre à concevoir l'inhérence du tout à la pure Unité. Aucune autre doctrine ne pose plus radicalement la nécessité rationnelle d'un dépassement de la raison ; il n'y a pas de doute que c'est de là que procèdent toutes les incompréhensions dont Ghazâli est et fut « victime » en Occident et dans le monde moderne en général. Cependant, cette inhérence de toute chose à l'Un constitue, dans l'Ihyâ', l'un des fondements de sa conception du Tawhîd (témoignage de l'Unité divine), l'autre étant le postulat de la transcendance de l'Un ; pour rappel, l'imâm écrivait explicitement à ce sujet : « Tout ce qui est dans l'Existence, du Créateur et du créé, peut être envisagé selon de nombreux aspects ou modes de contemplation différents ; sous l'un de ces aspects, ce tout est un, sous d'autres aspects, différents de celui-là, il est multiple. Et certains aspects comportent davantage de multiplicité que d'autres. » Replacée dans cette perspective, la fameuse question du statut des Attributs entitatifs par rapport à l'Essence se résorbe dans celle, plus vaste, de l'origine des « aspects » ou « modes de contemplation » (muchâhadât). Puisque toute multiplicité quelle qu'elle soit se ramène finalement à l'Unité pourvu que l'on utilise le « mode de contemplation » adéquat, la question devient : d'où provient la multiplicité des modes de contemplation ? C'est sous cette forme ultime que l'œuvre ghazâlienne apporte à la question certains éléments de réponse. Au vrai, il s'agit d'éléments plutôt fragmentaires, mais assez féconds (me semble-t-il) pour contenir en germe les grands développements que l'on trouvera chez des métaphysiciens soufis postérieurs comme ibn Barrajân, ibn 'Arabi, Sirhindi, qui de ce point de vue-là, sont bien les héritiers spirituels de la « Preuve de l'islam ».Tout d'abord, il faut noter que pour Ghazâli, la question de l'origine de la différenciation des modes de contemplation est intimement liée à une autre que l'on pourrait formuler ainsi : comment faire pour passer d'un mode de contemplation ordinaire à un mode plus élevé, c'est-à-dire caractérisé par plus d'unité ? Cette question étant par excellence du ressort de la voie initiatique, il est possible de livrer par écrit certains éléments de la méthode soufie, mais non de remplacer le cheminement selon cette méthode initiatique par un enseignement théorétique donné sous forme scripturaire ou autre : « abu Yazîd disait : le savant [véritable] n'est pas celui qui apprend dans les livres de sorte que s'il oublie ce qu'il a appris il redevient ignorant, le savant [véritable] est uniquement celui qui prend la science de son Seigneur au moment qu'il veut » (Ihyâ', Merveilles du cœur, Différence entre la voie soufie et la voie spéculative). Cependant, il est au moins clair que la réponse complète à la première question découle de la réponse à la seconde, qui prendra la forme d'une expérience vécue de « l'extinction dans la contemplation de l'Un ». L'auteur de l'Ihyâ' écrit en effet, dans le Livre des merveilles du cœur, à la section relative à la spécificité de la voie soufie : « la voie consiste dans le renversement de l'effort, l'effacement des attributs blâmables, la rupture de toutes les attaches et l'orientation de l'intégralité du souci vers Allah – exalté soit-Il. Dès lors que ces conditions sont réalisées, c'est Allah même qui s'établit sur le cœur du serviteur, qui le prend en charge en l'illuminant des Lumières de la Science. Et dès lors qu'Il s'est ainsi établi sur son cœur, il répand sur lui sa Rahmah. La Lumière resplendit alors dans le cœur, la poitrine se dilate et les secrets du monde intelligible se dévoilent au serviteur, tandis que le voile de la cécité disparaît de la face du cœur par la grâce de la Rahmah, et que les réalités des choses divines étincellent en lui ». C'est par la concentration en l'Un que tous les ordres du réel se dévoilent à l'initié, de même que c'est en restant dans son Unité qu'Allah manifeste ces ordres et « produit » cette totalité. Le regard « montant » ne peut parvenir jusqu'à la raison mystérieuse qui provoque la différenciation de la Réalité unique en une multitude de « plans » séparés ; seul le regard « descendant », qui s'établit au cœur même de cette Réalité pour, à partir de là, contempler en lui-même le déploiement des multiples « aspects », peut en comprendre la raison. La distinction des deux regards est explicitement formulée par Ghazâli dans le passage du Tabernacle des Lumières auquel j'ai déjà fait allusion dans mon commentaire sur le hadith « ma Miséricorde l'emporte sur ma Colère » : « Au-delà du Suprême il n'y a plus de sommet, avec l'Unité il n'y a plus de multiplicité, et avec la cessation de la multiplicité il n'y a plus d'ascension. S'il y a changement d'état, il ne peut s'agir alors que de la « descente«  vers le ciel de ce bas monde, c'est-à-dire par une vision qui domine

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d'en haut ce qui se trouve en bas, car s'il n'y a pas de réalité plus élevée que la réalité suprême, la réalité inférieure lui appartient cependant. » Il n'est pas exagéré d'y voir un point essentiel de la doctrine ghazâlienne, qui explique pourquoi l'on ne trouvera pas chez lui une explication systématique du déferlement des « modes de contemplation » : seul celui qui a accompli le voyage jusqu'à la cime de l'Existence peut réellement saisir la façon dont les régions inférieures émergent de l'enveloppement initial, car fondamentalement, c'est la « réalité inférieure » qui appartient à la « réalité suprême » et non l'inverse. Mais d'autre part, nous voyons que l'expression « la rupture de toutes les attaches et l'orientation de l'intégralité du souci vers Allah » désigne un état dans lequel l'homme a effectivement accès à la connaissance intégrale des hiérarchies intelligibles et des « affaires divines », c'est-à-dire que le dépouillement de l'ego par immersion totale du regard en Dieu, qui signifie le refus de l'intentionnalité et l'abandon de tout point de vue, constitue lui-même un point de vue synthétique qui rassemble tous les autres, les préassume sur le mode unitif, ou mieux, sur le mode abrogatif. Cela signifie encore que l'expérience vécue de la « jonction » et de la « cessation de la multiplicité », comme contemplation unitive de l'Un, ce que Ghazâli nomme également le « rassemblement vrai » (aïnu-l jam'), constitue le lien qui unifie toute la chaîne des « aspects » ou « modes de contemplation », qui la maintient dans la cohésion de ses multiples moments et finalement, la rend possible. Il y a un terme qui, dans l'œuvre de Ghazâli, exprime parfaitement cette idée de Réalité suprême comme principe rassembleur et en même temps générateur, par son rassemblement même, de distinction dans l'unité, d'où résulte toute multiplicité effective : c'est le terme de Présence (hadrah). Il dérive du verbe « hadara », qui signifie « comparaître », « se présenter », mais qui est étroitement apparenté, sur le plan étymologique, au verbe « haçara », lequel signifie précisément « enserrer étroitement », « concentrer », « centraliser » (et aussi « dénombrer »). On retrouve donc bien cette idée de rassemblement qu'expriment de façons diverses des termes comme « jam' » et « wussûl ». Mais le terme « hadrah » renvoie à des significations diverses. D'abord, Ghazâli rappelle dans la première partie du Maqsad que l'on s'en sert comme d'un titre honorifique (cela reste très vrai chez les musulmans d'Asie, Iraniens, Turcs, et surtout Indo-Pakistanais, chez qui l'on dit couramment – avec la prononciation locale : « hazrat untel » dans le sens de « monsieur untel » ou « son éminence untel ») ; il désigne alors symboliquement la personne en tant que telle. Ce qui est intéressant, c'est que dans cette acception, la présence peut faire double emploi avec le nom, qui – mentionne Ghazâli – sert aussi quelquefois, symboliquement, à désigner la personne, le sujet dans ce qui le définit comme sujet, dans son ipséité. Ce serait une des interprétations possibles du verset « glorifie le Nom de ton Seigneur le Suprême ». Mais la hadrah, chez l'imâm abu Hâmid, joue aussi le rôle d'un principe métaphysique dont la fonction est de réintégrer toute chose au sein de l'Unité, de l'absolument réel. On le voit très clairement, dans le Maqsad, dans le passage déjà évoqué où l'auteur compare l'Essence divine au soleil et la manifestation à ses rayons. Il écrit alors en effet :

« Tu sais [à présent] que celui qui dit : « nul ne connaît Allah, fors Allah » est véridique, et que celui qui dit : « je ne connais qu'Allah » est véridique [également]. Car il n'y a rien dans l'existence hormis Allah et ses Oeuvres. Aussi, celui qui contemple ses Oeuvres en tant qu'elles sont ses Oeuvres, et concentre le regard sur elles, ou plutôt, ne les voit plus en tant que ciel, terre ou arbre, mais uniquement en tant qu'elles sont sa production, sa connaissance dès lors ne sort pas de la Présence de Seigneurie. Il lui est alors permis de dire : je ne connais qu'Allah, et je ne vois qu'Allah, de même que si nous pouvions concevoir un homme qui ne verrait que le soleil et sa lumière qui se répand sur les horizons, il lui serait permis de dire : je ne vois que le soleil. Car la lumière qui émane du soleil, au total, ne sort pas de lui. »

Dans un autre livre, intitulé « iljâm al 'awâm 'an 'ilmi-l kalâm » (« Exhortation pour l'homme du commun à laisser la science du kalâm »), écrit vraisemblablement peu de temps après le Maqsad, Ghazâli revient de façon encore plus explicite sur cette notion, en se référant précisément à ce dernier ouvrage. Voici ce qu'il écrit :

« Si l'on dit : dans ce cas, les gnostiques embrassent la connaissance d'Allah en sa totalité de sorte

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que rien ne se dérobe à eux, nous dirons : Attention ! Nous avons montré par des preuves irréfragables dans notre livre Le but sublime de l'explication des Noms excellents d'Allah que nul ne connaît Allah tel qu'Il se connaît sinon Lui, et que les êtres créés, si vaste que soit leur connaissance et si profonde que soit leur science, dès lors que l'on compare cela à la Science d'Allah – Gloire à Lui, – n'ont reçu en vérité que peu de science. Cependant, il faut savoir que la Présence divine englobe tout ce qui est dans l'Existence. En effet, il n'y a rien dans l'Existence à part Allah et ses Actes (ou ses Oeuvres), et le tout ressortit à la Présence divine, de même que dans un corps d'Etat, l'ensemble des gouverneurs régionaux qui en font partie, et jusqu'aux simples gardiens qui appartiennent eux aussi au corps de l'Etat, tout cela pris ensemble compose la Présence du sultan (ou la Présence de l'autorité). Or, tu ne comprendras la Présence divine que par analogie avec la Présence du sultan : sache donc que tout ce qui est dans l'Existence entre dans la Présence divine ; mais de même que le sultan possède dans son Etat un palais réservé, et autour de ce palais, un vaste terrain cerné par un enclos derrière lequel se presse l'ensemble des simples sujets, à qui il n'est pas possible de franchir l'enclos et de fouler le terrain [du sultan] ; ensuite, l'élite de l'Etat est admise à franchir l'enclos et à pénétrer sur le terrain, et à y siéger selon différents degrés de proximité ou d'éloignement en fonction de leur importance, et il se peut que seul le vizir soit admis dans le séjour privé du sultan, et que ce souverain lui confie certains des secrets de son Etat, selon son bon vouloir, et garde pour lui certaines choses qu'il ne souhaite pas lui révéler ; de même, tâche de concevoir d'après cet exemple les différences entre les créatures dans la proximité et l'éloignement de la Présence divine. Mais quant au saint des saints qui se trouve au centre du terrain, il est trop sublime pour être foulé par les pieds des gnostiques et trop noble pour être atteint par les regards des spéculatifs ; mais quiconque, petit ou grand, jette un regard furtif de ce côté, le baisse aussitôt sous l'effet de la stupéfaction et de l'ébahissement, et le regard lui revient affaibli alors qu'il se trouve dans un dépouillement total. »

La hadrah est donc bien le terme qui, chez Ghazâli, désigne la Réalité unique et ultime en tant qu'Elle se communique ineffablement à tout ce qui existe, et finalement le rassemble en Elle-même, le subsume sous Elle tout en restant essentiellement Une et Imparticipée. C'est une fonction plus qu'un principe indépendant, ou plutôt, c'est une fonction qui est à la fois un principe, dont la fonctionnalité est justement de faire comprendre comment le Principe, tout en restant absolument unique, se ramifie en une multitude d'aspects relatifs. Au sein de la Présence unique, Ghazâli distingue en effet plusieurs Présences, qui embrassent chacune la totalité de l'Existence, mais sur un mode spécifique, induisant au sein de la Réalité universelle des distinctions au moins virtuelles. Certes, la nature même de cette fonction-principe demeure assez mystérieuse, ce qui n'a rien d'étonnant pour l'expression ultime du Mystère de la préexistence de toute réalité en l'Un. Cependant, les indications que nous livre l'imâm à travers son œuvre permettent dans une certaine mesure de retrouver l'intuition unitive fondamentale qui préside à la formulation de sa doctrine. N'est-ce pas lui-même, d'ailleurs, qui nous engage à faire ce travail, à travers des exhortations comme celle-ci : « surtout ne va pas croire que ces expressions sont de vaines paroles, inintelligibles à ceux qui sont dotés de vision supérieure  ! Citer et commenter chaque mot de cette terminologie me détournerait présentement de mon propos. À toi de faire l'effort de comprendre ce que signifient ces expressions » (Tabernacle). Dotons-nous donc de « vision supérieure », par la grâce de Dieu, et tentons de comprendre ce que signifient les expressions du passage précédent de l'Iljâm, ou les suivantes, tirées de la Reviviscence (Ihyâ' – Livre de l'explication des merveilles du cœur) : « la somme intégrale des mondes sensible (mulk) et intelligible (malakût), lorsqu'elle est prise dans son unité, est appelée « Présence seigneuriale », car la Présence seigneuriale englobe la totalité des existants, en tant qu'il n'y a rien dans l'existence à part Dieu [c'est-à-dire : l'Essence et les sept Attributs] et ses Actes ».Nous avons donc deux expressions : « Présence divine » ou « Présence de Divinité », et « Présence de Seigneurie », chacune liée à un Nom excellent : Allah ou al Ilâh (la Divinité), et ar-Rab (le Maître, le Seigneur), respectivement. La première expression désigne, nous l'avons vu, la Présence dans son aspect totalisateur et transcendant, qui « englobe tout ce qui est dans l'Existence », mais à la manière d'un « saint des saints » totalement inviolable, d'un Centre mystérieux auquel même les

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initiés n'ont d'autre part que la « stupéfaction et l'ébahissement », et à condition d'être entièrement « dépouillés d'eux-mêmes ». La seconde en revanche désigne cette même puissance totalisante, mais vue en tant qu'elle résulte de l'intégration de tous les niveaux de la réalité, manifestés ou non manifestés. Bien que la « Présence de Seigneurie » se rapporte en définitive tout entière à l'Un seul, elle implique néanmoins la division ontologique du réel en trois grands niveaux : sensible (mulk), intelligible (malakût) et principiel ou divin (Allah, domaine de la Réalité divine proprement dite, Essence et Attributs subsistents). On dira qu'elle constitue la matrice indivisible de cette division générale, qu'elle la préassume en l'ancrant dans l'unité de la Présence divine.

Une autre image dont Ghazâli use abondamment pour tenter de faire comprendre à ses lecteurs et disciples la possibilité de rapporter l'origine de la distinction à l'Unité seule est celle de l'homme, un dans son essence et son ipséité, multiple dans ses attributs, ses états et ses actes. On en voit un exemple dans ce passage du Livre de l'Unité divine de l'Ihyâ' déjà cité en partie, sur lequel je reviens plus complètement : « la chose est multiple selon certains modes de contemplation ou de considération, et une selon d'autres modes. C'est comme l'homme, qui est multiple eu égard à son esprit, à son corps, ses membres, ses canaux, ses os, ses viscères, mais qui, sous un autre aspect et un autre mode de contemplation, est un. En effet, nous disons bien qu'il est un homme. Relativement à son humanité, il est un, et combien d'individus regardent un homme et ne prêtent pas attention à la multiplicité de ses viscères, de ses canaux, de ses membres, ni à la distinction en lui de l'esprit, du corps et de ses diverses parties. La différence entre [ceux-là et celui qui « réalise » l'Unité divine] est que ce dernier se trouve dans un état d'immersion en Lui et d'indifférence à tout le reste, absorbé profondément par une Unité sans aucune séparation, comme s'il était réellement réuni à Lui, tandis que celui qui prête attention à la multiplicité est dans la séparation. Ainsi, tout ce qui est dans l'Existence, du Créateur et du créé, peut être envisagé sous de multiples aspects et modes de contemplation. Relativement à l'un de ces aspects, il est un, et relativement à d'autres en dehors de celui-là, il est multiple. Et certains de ces aspects contiennent davantage de multiplicité que d'autres. L'exemple de cela est l'homme, même si cet exemple ne s'accorde pas tout à fait au but visé ; néanmoins, il aide globalement à comprendre comment la multiplicité peut être ramenée à l'Unité sur le plan de la contemplation. » Ceci est bien sûr à mettre en rapport avec le thème de l'analogie macrocosme-microcosme et de l'homme créé « à l'image de Dieu », idées qui sont au centre de la doctrine soufie, et de sa formulation ghazâlienne en particulier. Le passage-clef, pour comprendre cet aspect de la doctrine ghazâlienne, se trouve dans le Tabernacle des Lumières, où sont formulées, pour la première fois peut-être dans la littérature soufie, des idées aussi explicites concernant la Présence divine :

« Mais élevons-nous encore une fois jusqu'à la « Présence Seigneuriale » ! Nous dirons donc : s'il y a dans cette Présence une chose au moyen de laquelle les sciences détaillées de la création se gravent dans les substances aptes à les recevoir, son symbole est « le Calame ». Si, parmi ces substances, il y en a une qui précède les autres dans l'acte de réception et celui de transmission, elles sont respectivement représentées par « la Table gardée », « le Livre tracé » et « le Parchemin déployé ». S'il y a au-dessus de ce qui grave les sciences une chose qui dispose de lui, son symbole est « la Main ». Cette Présence, en tant qu'Elle englobe « la Main », « la Table », « le Calame » et « le Livre » selon un ordre harmonieux, est alors dite symboliquement posséder une « Forme ». Et si l'on trouve à la forme humaine un certain ordre analogue, elle est « selon la Forme » – ou « à l'Image » – du Tout-Miséricordieux. Et il y a une différence importante entre dire  : « selon la Forme – ou à l'Image – du Tout-Miséricordieux » et dire : « selon la Forme – ou à l'Image – de Dieu », parce que c'est la Miséricorde divine qui a configuré la Présence divine selon cette Forme. Ensuite, Allah a manifesté ses bienfaits envers Adam en lui donnant une forme qui résume et synthétise toutes les sortes d'êtres existant dans le monde, faisant de lui comme une somme ou une copie résumée de ce qu'il y a dans le monde. Et la forme d'Adam, j'entends cette forme totalisante, est tracée par l'« écriture » d'Allah. Mais cette « écriture » divine ne consiste pas en dessins de lettres, ceci en raison de sa transcendance. La même transcendance fait que sa parole ne consiste pas en sons et en mots, que son Calame n'est pas en bois ni en roseau, et que sa Main n'est ni de

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chair ni d'os ! sans cette Miséricorde, l'être adamique serait impuissant à connaître son Seigneur, car ne connaît son Seigneur que celui qui se connaît. Ceci étant un effet de la Miséricorde, l'homme est donc « selon la Forme du Tout-Miséricordieux » et non pas « selon la Forme de Dieu ». En effet la Présence de la Divinité est autre que la Présence de la Miséricorde, autre que la Présence de la Souveraineté, et autre que la Présence de la Seigneurie. C'est pourquoi Il a ordonné de chercher refuge auprès de toutes ces Présences réunies dans sa parole  : « Dis  : Je me réfugie auprès du Seigneur des hommes, du Souverain des hommes, du Dieu des hommes... » s'il n'y avait pas cette notion de distinction, il serait convenable de dire « Allah a créé Adam selon sa Forme », mais la formulation correcte de cette tradition est donc : « selon la Forme du Tout-Miséricordieux ». »

Alla a créé Adam « selon la Forme du Tout-Miséricordieux », et chaque homme « à l'image ou selon la Forme » d'Adam ; de sorte que, conformément à cet autre hadith qui est aussi un adage gnostique bien connu, « celui qui se connaît lui-même connaît son Seigneur ». La voie spirituelle telle que l'envisage Ghazâli repose tout entier sur ce principe, d'après lequel le sens de la remontée vers Dieu est indiqué à l'homme par la quête de son propre centre. Pour s'élever, l'initié ne doit pas sortir de lui-même, mais y rentrer. Cela implique une certaine similitude formelle entre l'« homme intérieur » et l'Être divin – similitude qui n'implique aucune ressemblance, car Allah n'est « semblable à rien » ; il s'agit donc d'une simple « participation aux Noms », d' une « similitude dissemblable » pourrait-on dire à la manière de Proclus, à moins que l'on ne préfère la formule mâturîdite de « révélation dans la différence ».Cependant, Ghazâli tient comme à un principe intangible que rien ne nous est connu dont nous ne possédions une « image », un « modèle » en nous-mêmes. C'est parce que l'homme possède dans sa propre substance un modèle des réalités sensibles et intelligibles qu'il connaît en puissance tout ce qui existe dans les mondes correspondants, de sorte que l'actualisation de cette connaissance constitue le propre de l'homme totalement accompli spirituellement. Aussi, « la part de l'homme [au Nom « le Créateur »] consiste en ce qu'il possède en lui-même la forme de l'existence totale dans ses structures et son ordonnancement, au point qu'il embrasse la structure de l'univers tout entier comme s'il le contemplait effectivement » (Maqsad al asnâ).De même, la connaissance de Dieu, qui est « la plus haute des connaissances », évidemment supérieure à celle du monde intelligible lui-même, suppose en nous l'existence d'entités congrues aux réalités principielle, par le truchement desquelles s'effectue la remontée noétique vers ces réalités dont nous procédons en dernière analyse. C'est ici qu'interviennent les sept Attributs subsistents, la question de leur statut ontologique et de leur signification herméneutique propre. Le Septénaire Vie-Puissance-Volonté-Science-Vision-Ouïe-Parole apparaît alors comme le « sceau » de l'analogie Homme-Dieu qui structure le réel tel que l'envisagent Ghazâli et les gnostiques musulmans en général ; il est le lieu où se noue le lien essentiel entre Nature divine et nature humaine, qui donne son sens à toute la création : « Ainsi, écrit l'imâm dans son Maqsad, lorsque [nous disons que] nous savons que Dieu est Vivant, savant, Voulant. En premier lieu, nous ne connaissons [de ces Noms] que leur signification en nous-mêmes, et nous la connaissons par nous-mêmes. On ne conçoit pas que le sourd puisse comprendre le sens de l'expression « Dieu est Oyant », ni que l'aveugle-né comprenne celui de l'expression « Dieu est Voyant ». (...) Il est donc impossible [à l'homme] de comprendre une chose à moins qu'il y ait dans son essence quelque chose d'analogue, de sorte qu'il connaît d'abord ses propres attributs, puis connaît ce qui est autre que lui par comparaison avec lui-même. Et du moment qu'il y a en Dieu une qualité ou une spécificité qui n'a pas en nous-mêmes d'analogue, ou d'entité qui en participe le nom, fût-ce comme la douceur du sucre participe au plaisir de l'union amoureuse, sa compréhension est totalement inconcevable pour nous ».

La spécificité en question, précise Ghazâli, c'est « l'existence nécessaire », totalement incompréhensible pour l'homme, car aussi loin qu'il s'élève dans la connaissance des réalités divines, son existence demeure, selon la fameuse formule avicennienne, « contingente en vertu d'elle-même, nécessaire en vertu d'un autre ». La seule part que l'homme puisse avoir à cette « spécificité divine » qu'est l'existence « nécessaire par soi-même » est « l'ébahissement et la

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stupéfaction ». En effet, pour l'être contingent, il est impossible d'éprouver en elle-même la « nécessité de l'Existence » qui est le propre de Dieu ; nécessité et contingence s'excluent absolument, comme des contraires entre lesquels il n'y a pas de moyen terme ni de synthèse possible. La seule chose que peut éprouver réellement l'être contingent, c'est sa propre contingence, comme image renversée de la Nécessité divine, qui implique en elle-même, dans sa définition « eidétique » et sa spécification la plus essentielle, une dépendance radicale à l'égard de ce modèle dont elle est l'image inverse. Telle est l'origine des états spirituels définis par les termes d'« ébahissement et stupéfaction ». Il y a donc bien une certaine concordance entre les spécificités divine et humaine, en vertu de laquelle l'homme peut dépasser la connaissance purement intellective, qui ne nous livre que des renseignements partiels et indirects sur la Divinité. Les sept Attributs ne sont rien d'autre que le symbole de cette concordance. Pour tenter enfin de percer le mystère par le mystère même, remarquons que dans le symbolisme traditionnel des nombres, sept a des significations qu'il convient de brièvement évoquer ici. D'après les Frères de la Pureté, que Ghazâli connaissait bien, c'est le nombre de la perfection totale, l'image la plus fidèle de l'Unité, et telle est la part de l'heptade qui revient exclusivement à Dieu, en l'espèce du Septénaire. C'est d'autre part le nombre de la manifestation, du déploiement intégral, selon les six directions de l'espace, qui symbolise la condition ontologique en général, des possibilités contenues dans le point central – lequel peut être ici assimilé à la Vie divine, condition commune des six autres Attributs. C'est plus spécifiquement encore le nombre de la manifestation cosmique, avec les sept sphères ou « cieux psychiques ». Mais sept est aussi le nombre de l'homme : dans sa forme extérieure et corporelle, il se compose de sept parties, et ses échanges avec le monde environnant se font par le biais de sept orifices. Enfin, l'anthropologie traditionnelle à laquelle se réfère Ghazâli attribue à l'homme une « forme intérieure » composée de sept attributs subtils, immatériels, qui résident dans son essence indivise. Dans un passage essentiel son livre Solution des difficultés de la Reviviscence (Imlâ' fî ichkâlati-l ihyâ'), Ghazâli nous livre peut-être la solution de toute l'énigme : « car Allah – glorifié soit-Il – nous a informés qu'Il était vivant, puissant, oyant, voyant, savant, voulant, parlant, agissant, et qu'Il avait créé Adam – sur lui la Paix – vivant, puissant, savant, oyant, voyant, voulant, parlant, agissant, et qu'il y avait pour Adam une forme sensible dissimulée, créée, prédisposée à l'action ». Ainsi, lors de la création d'Adam, la « forme sensible », matérielle, c'est-à-dire le corps, était située « à l'intérieur » et non à l'« extérieur ». Elle était « dissimulée » (maknûnah), c'est-à-dire enveloppée par la forme « subtile » représentée par les sept attributs, et inconnue d'Adam lui-même. Cette doctrine du corps initialement « caché » par l'esprit concorde avec de nombreuses indications présentes dans toutes les traditions, et qui s'accordent avec l'idée que le procès de la manifestation correspond à un passage de l'intérieur à l'extérieur. Du reste, cette dissimulation originaire du corps, qui caractérise proprement Adam, le prototype de toute l'humanité, dans son état primordial, s'observe d'une certaine façon même sur le plan individuel : notre forme corporelle, élément du monde extérieur et de ce fait, perçue par chacun d'entre nous comme « autre », est solidaire de notre prise de conscience du monde extérieur comme tel ; elle n'existe pas pour l'homme individuel tant que celui-ci n'a pas éprouvé en lui-même le phénomène de l'extériorité, qui n'est rien d'autre que le déploiement du milieu où peut avoir lieu la prise de conscience de soi comme « autre ». C'est à partir du moment où il tourne le regard vers le monde extérieur que celui-ci se met à exister pour l'homme, et qu'il peut par conséquent se percevoir lui-même comme faisant partie de ce monde, comme élément dans ce paysage que son propre regard a fait surgir en face de lui de l'obscurité initiale. Qu'il tourne le regard vers le monde extérieur, cela veut dire que ce qu'il regardait jusque là en lui-même, comme constituant de sa propre substance, il le projette hors de lui comme une dimension d'extériorité à travers laquelle il peut lui-même se regarder comme autre. C'est ce que l'on peut appeler une « chute », si l'on a en vue la dégradation d'une connaissance unitive, immédiate, en une connaissance séparative, médiate. C'est pourquoi Ghazâli écrit, dans le Livre des merveilles du cœur : « chaque fois qu'il [c'est-à-dire l'homme] tourne le regard vers les imaginations tirées des choses sensibles, cela constitue un voile entre lui et la Table gardée, de même que l'onde, lorsqu'elle s'amasse dans les fleuves, ne peut plus jaillir de la terre, et que celui qui regarde dans l'eau l'image du soleil ne peut pas en même temps regarder le

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soleil lui-même. » Chute ou « voilement » nécessaire cependant, car toute possibilité tend à devenir actualité, et la possibilité de la connaissance médiate est déjà comprise dans l'immédiate, en vertu du principe évoqué plus haut : « s'il n'y a pas de réalité plus élevée que la réalité suprême, la réalité inférieure lui appartient cependant », autrement dit : seul le plus peut le moins. En effet, c'est en éclairant les choses de son divin Regard, pour se mirer et s'admirer en elles, que Dieu leur fait don de l'existence, qui signifie donc pour elles : être présentes sous le Regard de Dieu. Mais pour Adam, être créé « à l'image de Dieu », qui synthétise en lui tous les degrés de l'Existence, ce terme acquiert une signification différente : il signifie, entre autres, posséder son propre regard capable, à l'instar du Regard divin, de se poser sur les choses, de se contempler en elles en leur faisant le don d'être pour lui. À la différence que pour Dieu, cette opération a lieu dans l'Unité, car « les rayons au total ne sortent pas de l'être du soleil » ; de sorte qu'on ne saurait évidemment parler de « chute » dans son cas. En revanche, pour l'homme, dont l'essence n'est qu'un reflet conditionné de l'Unité absolue, il y a véritablement « sortie hors de soi » : dès lors qu'il s'attache aux « imaginations » (khayâlât) nées des sens – plutôt qu'aux choses sensibles elles-mêmes : notez bien que Ghazâli place ainsi l'origine de la « chute » dans l'homme lui-même, et non dans les réalités extérieures – elles lui voilent les pures Idées qu'il porte en lui et dont elles ne sont qu'une pâle réplique, et le voilà réellement précipité dans l'abîme de l'extériorité. Cependant, c'est la bonté et la tendresse divines à son égard qui veulent cela, qui l'exigent, afin précisément de parfaire cette « Forme divine » qui est en lui. L'homme accomplit pour Dieu la « chute » qu'Il est incapable de faire ; et en retour, Celui-ci accomplit pour l'homme la remontée qu'il est impuissant à effectuer. C'est pourquoi dans le chapitre précédemment cité, Ghazâli s'exclame : « Gloire à Celui qui a disposé ces merveilles dans les cœurs et dans les regards, puis qui a rendu les cœurs et les regards aveugles à leur présence, au point que les cœurs de la plupart des créatures sont devenus ignorants d'eux-mêmes et des merveilles qu'ils renferment ! ». Ces considérations permettent d'entrevoir le lien qui relie, via l'« homme intérieur » et ses attributs subtils, la doctrine du Septénaire et la Présence dans l'acception métaphysique que lui donne l'imâm. Les attributs de l'homme intérieur, c'est-à-dire la vie, la puissance, la science, la volonté, la vue, l'ouïe, la parole, sont les canaux par lesquels il fait l'expérience de lui-même, de sa propre présence. Dans l'état qui correspond à la condition de l'homme « ordinaire », cependant, c'est par le biais du monde extérieur qu'il fait ainsi l'expérience de soi au moyen des attributs « intérieurs ». L'état de l'homme « ordinaire » est donc paradoxal ; voilé à son propre « contenu » essentiel, c'est en échangeant et en communiquant avec le monde, en le percevant via les sens et en agissant en lui via la volonté, la puissance, la science, qui sont les principes de son action, enfin via la parole qui est une « action-limite », étant « action dans le monde » sans être action sur le monde, qu'il prend conscience de soi, de sa vie, d'abord comme vie immanente à ce monde. C'est donc une expérience de soi séparée, comme « forme sensible » initialement « dissimulée » dans la nature subtile et transcendante d'Adam, et qui s'explicite précisément au moyen des sept attributs. Il doit être bien clair que ceux-ci ne forment pas, initialement, une multiplicité quantitative ; le nombre sept doit ici être compris comme purement symbolique, sa justification reposant sur ses affinités avec l'unité. Les « attributs intérieurs » de l'homme sont au nombre de sept parce qu'ils participent la forme qualitative de l'Heptade, forme de toute réalité qui atteint son complet développement à partir d'un centre unique. Ils ne se différencient effectivement qu'au contact de la réalité extérieure qu'ils « révèlent » à l'homme, chacun révélant du même coup sa propre spécificité qui était jusque là « dissimulée », comme la « forme sensible d'Adam » dans l'état primordial. Mais, révélateurs de l'extériorité et de l'altérité, les attributs subtils sont aussi capables de ramener ces dernières à l'unité de la substance adamique, ou en tout cas d'y contribuer. Dans le Tabernacle, Ghazâli décrit ainsi le commencement de l'ascension du monde des réalités contingentes et terrestre à celui des réalités célestes et principielles : « Le monde du Royaume céleste est un monde invisible, caché à la plupart des hommes, et le monde sensible est un monde immédiatement perceptible, puisque tous le connaissent. Mais le monde sensible est un point d'appui pour s'élever vers le monde intelligible. S'il n'y avait pas entre les deux liaisons et correspondance, la voie pour y monter serait fermée. Et si cela n'était pas possible, il serait donc impossible de partir vers la Présence du Seigneur et de se rapprocher de Dieu. Et personne ne s'approche de Dieu tant que son pied n'a pas touché le centre

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de l'Enceinte sacrée. Et le monde qui échappe à la perception sensible et à l'imagination est précisément ce que nous entendons par le monde sacré. D'une façon simplifiée, c'est quand nous l'envisageons comme le domaine d'où rien ne sort ni dans lequel rien d'étranger ne pénètre, que nous lui donnons le nom d'Enceinte sacrée. Et il arrive que l'esprit humain, quand il est le lieu des manifestations du sacré, soit appelé « la Vallée sanctifiée » » (Tabernacle). Le point essentiel dans ce passage, est que le centre de l'être humain, le point à partir duquel il peut s'élever vers des états supérieurs, est défini comme « le domaine d'où rien ne sort ni dans lequel rien d'étranger n'entre ». C'est-à-dire que toute « sortie », en définitive, est pure illusion, car ce domaine est, ou du moins représente dans l'ordre adamique, celui de la pure Unité, de la pure Immanence qui, par principe, ne se « dédouble » pas, n'apparaît jamais dans le milieu de l'extériorité. Pour toucher du pied le centre de cette « enceinte sacrée », l'homme doit faire usage de ses attributs subtils « à rebours », selon des techniques spirituelles très bien décrites dans la Reviviscence, et qui reviennent à se « couper » progressivement, d'abord du monde extérieur proprement dit, ensuite des « imaginations des sens » qui en sont la trace – ou le germe – à l'intérieur de l'âme. Ghazâli cite à ce propos un hadith prophétique faisant l'éloge de « ceux qui s'isolent » du monde par le rappel de Dieu ; et le contexte indique ici que cet isolement revêt un sens initiatique radical : c'est l'expérience de l'« isolement », obtenu par la suspension de l'activité des sens, intérieurs comme extérieurs, qui révèle véritablement à l'homme, à la fois sa réalité propre, et celle de l'Essence comme Isolement absolu et Solitude surontologique. M. Henry écrit dans cet ordre d'idée que « la solitude est l'essence de la vie » (EDM, p.354), comprise comme Vie divine et absolue. C'est pourquoi, de ces « isolés », il est dit dans le hadith dont fait mention Ghazâli qu'« Allah se charge de leur fardeau », puis qu'Il déclare : « La première chose que je leur accorderai est le rayonnement de ma lumière dans leur cœur, de sorte qu’ils soient informés de moi comme je suis informé d’eux ». Un passage du Tabernacle précise encore que « la multiplicité est alors, pour ces derniers, entièrement supprimée et ils sont abîmés dans la pure Unicité, l'esprit comme frappé de stupeur, incapables de se souvenir d'un autre que d'Allah et incapables de se souvenir d'eux-mêmes. Il n'y a en eux qu'Allah, et ils sont dans un état d'ivresse qui réduit leur raison à l'impuissance. C'est ainsi que l'un d'eux a pu dire : « je suis la Vérité », un autre : « Los à moi  ! que ma gloire est grande  ! », et un troisième : « il n'y a rien sous ce manteau qu'Allah » ». Autrement dit, cet « isolement dans le rappel d'Allah », qui est le processus symétriquement inverse de l'« extériorisation » par laquelle, grâce aux sens, Adam fait l'expérience conjointe du monde extérieur et de sa propre réalité corporelle, est véritablement la clef qui ouvre à l'homme la porte de l'« enceinte sacrée », dans laquelle s'opère un singulier « échange » entre lui et Allah : tandis que l'homme accède à la connaissance totale des réalités divines (« de sorte qu'ils soient informés de moi comme je suis informé d'eux »), Allah, quant à lui se « charge de son fardeau », c'est-à-dire qu'il résorbe d'une certaine façon en lui ce qui faisait la « spécificité humaine », à savoir justement l'extériorité, symbolisée par la forme corporelle, qui est initialement « enveloppée » dans la forme subtile d'Adam. Laquelle consiste précisément dans le septénaire, vu comme unité heptadique et multiplicité qualitative. Cela veut dire que, de même que la « forme sensible » d'Adam était primitivement intérieure et « dissimulée » en lui, il fallait que sa propre forme intérieure et subtile fût éternellement « dissimulée en Dieu », pour que l'homme, en perdant le souvenir de soi, se retrouvât en Lui. Adam, l'Homme universel, est le miroir qui révèle la lumière du Principe, en la limitant. Mais comme le Principe est essentiellement Un et « sans associé », rien ne peut limiter sa Lumière, sinon Lui-même ; donc il fallait que la « forme » du miroir soit présente, sous une forme ineffable et « illimitée », au cœur du Principe même. Tel est le Septénaire divin, modèle transcendant du septénaire humain. La doctrine ghazâlienne de la Forme divine correspond à la même intuition fondamentale en vertu de laquelle M. Henry pouvait écrire : « Dieu porte en lui un corps éternel parce qu'il est l'essence originaire et pure de la manifestation dans son accomplissement effectif » (EDM, p.139). À la différence près que le point de vue du phénoménologue reste purement spéculatif, tandis que la perspective ghazâlienne (comme celle d'Eckhart) vise la réalisation « effective » de la Présence divine en nous.

En résumé, le Septénaire, subsistence de l'Homme universel au cœur même de la Présence divine, représente l'Unité totalisatrice des « dimensions » ontologiques selon lesquelles Il déploie la

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manifestation de son Essence. Ce procès trouve son terme dans la manifestation de l'être adamique, qui le récapitule intégralement, et qui, au moyen des attributs subtils constitutifs de sa Forme essentielle, fait l'expérience de ces « dimensions » en elles-mêmes, ainsi que de leur « repliement » sur l'Unité intrinsèquement présente en lui-même, dans ce « lieu » subtil désigné comme « l'enceinte sacrée ». Il saisit ainsi, d'abord par l'intermédiaire du monde extérieur dans laquelle il se « projette » au moyen de ses attributs, puis en elle-même, sa présence à soi, et à travers elle, la Présence divine qui est le cœur et la matrice de son être et dont il synthétise en lui-même tous les modes de manifestation, lorsque, par un effet conjugué de la discipline méditative et de la Miséricorde divine (Rahmah), il réussit à accomplir pour lui-même le renversement du mouvement de la procession, et le repliement de l'intentionnalité de ses puissances sur l'Unité cachée au plus profond de sa propre substance. Il opère ainsi de façon réelle le double mouvement de sortie de soi et de rentrée en soi dont la possibilité purement virtuelle, au sein de l'Unité, est attestée par l'existence des Attributs entitatifs. La correspondance analogique entre la « forme adamique » et ce qui tient lieu de « Forme » à la Présence divine s'enracine donc dans une véritable complémentarité fonctionnelle, et dans le mystère d'une nature adamique à la fois identique sur le plan « suressentiel » à la Nature divine, et radicalement subordonnée à elle sur le plan essentiel. De sorte que les Attributs divins sont comme la trace laissée par la forme de la présence adamique – ou la forme adamique de la Présence – en se dissipant dans les déserts de la Présence pure. Mais c'est parce que la Miséricorde divine, « mère » de toutes les Présences, avait disposé en Adam, dès le principe, cette puissance heptadique grâce à laquelle il puisse s'éteindre à lui-même et faire retour à l'Absolu, au sans-forme, après avoir pris conscience de lui-même comme image de l'Absolu jetée dans le monde des formes. Considérés dans leur unité essentielle, les Attributs divins ne sont donc rien d'autre que la préexistence en Dieu, de toute éternité, de l'annihilation de ce qui, par soi-même, n'est pas, dans la Présence de Celui qui donne l'Être ; ils sont le modèle en Lui du retour de toute chose à Lui, comme constituant le fondement prééternel de la possibilité de toute chose ; « toute chose » signifiant ici, essentiellement, la même chose qu'« Adam ».

À ce propos, il faut noter qu'immédiatement après avoir formulé le fameux passage sur la distinction des Présences dans l'unité de l'Essence – qui devrait finir par faire réfléchir tous ceux qui pensent encore que l'islam ne connaît de Dieu que l'aspect de la pure Unité – , Ghazâli écrit de façon énigmatique : « Laissons de côté cette question de la distinction entre la Présence de la Souveraineté et celle de la Divinité et de la Seigneurie, qui exigerait un long commentaire ! ». Chose fort étrange : pourquoi spécialement la distinction entre ces deux Présences-là constitue-t-elle une « question » qui « exigerait un long commentaire » ? La solution devient évidente, me semble-t-il, si l'on se réfère à René Guénon et à son ouvrage Le Roi du Monde. C'est une chose bien établie que les trois Attributs de Seigneurie, de Souveraineté (ou Royauté) et de Divinité, correspondent, dans la tradition islamique, aux trois fonctions liées au Centre suprême : fonctions sacerdotale, royale et « divine », qui réunit les deux premières. Comme on le sait, ces trois fonctions désignent autant d'aspects de l'Homme universel, que la tradition islamique assimile également à l'Intellect suprême et adamique, dans son activité régulatrice de l'univers manifesté. La remarque de Ghazâli sur la réunion de ces trois Attributs, chaque fois mis en relation avec le terme « an-Nâs » (« les hommes »), dans une sourate du Coran qui sert traditionnellement à demander protection à Dieu contre les désordres et les maux divers qui peuvent menacer la vie et l'ordre cosmiques, renforcent cette interprétation qu'il s'agit bien là de trois fonctions régulatrices spécialement attachées à la condition adamique. On a donc là, bien avant ibn 'Arabi, l'exemple d'une allusion transparente à la doctrine du Roi du Monde dans la tradition islamique, ce qui prouverait qu'ibn 'Arabi – ni a fortiori ses commentateurs contemporains – n'a rien « inventé ». Cependant, le passage en question va plus loin. Le contexte indique en effet que les trois « Présences » correspondantes, ici, ne désignent pas seulement les trois fonctions régulatrices suprêmes, mais aussi et bien davantage leur préfiguration au sein du Principe. Dans cette perspective, une attention particulière doit être accordée à la Présence de Royauté, et la remarque de Ghazâli prendra alors tout son sens. En effet, ce n'est pas pour rien que Guénon a intitulé son ouvrage Le Roi du Monde, bien que les trois fonctions dont il traite appartiennent également et au même titre au principe désigné par ce titre. C'est que, d'une

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certaine manière, le terme « Roi » s'applique plus spécifiquement au principe en question lorsqu'il est envisagé en relation avec l'univers manifesté qu'il ordonne et administre ; le terme « Seigneur » s'applique plutôt à lui en tant qu'il résorbe en lui-même cette totalité, la synthétise et l'unifie. Enfin, le terme « divinité » (ilâh), dans la mesure où il s'applique à Adam, signifie qu'il est totalement éteint à lui-même et « anéanti » en Dieu, ce qui correspond à l'état du Serviteur parfait ; ce qui expliquerait l'anomalie selon laquelle le nom « al ilâh », dans la sourate « an-Nâs », est cité en dernier lieu, alors qu'il désigne en principe un aspect hiérarchiquement supérieur par rapport aux deux autres noms. Quoi qu'il en soit, il est clair que l'idée de Royauté cesse de décrire une simple fonction, et devient une désignation de la spécificité adamique elle-même, lorsqu'on l'envisage dans la perspective du Khalîfah, qui fait d'Adam le représentant d'Allah ou encore son « vicaire » au sein du « Royaume » manifesté.

Ceci nous renvoie directement au passage cité plus haut du iljâm al 'awâm 'an 'ilmi-l kalâm, où Ghazâli expliquait le principe de distinction dans l'unité des Présences en utilisant le paradigme de l'autorité royale, qui se distribue à travers l'Etat tout en restant une. Ce même exemple revient chez Ghazâli à peu près à chaque fois qu'il mentionne l'idée de Présence divine et sa fonction totalisante-unitive. Mais c'est également à un Etat, avec au sommet le souverain, puis les sujets qui en dépendent par ordre décroissant d'importance et d'autorité, que Ghazâli (à la suite d'autres gnostiques musulmans, tels les Frères de la Pureté auxquels il « emprunte » beaucoup d'idées) compare la personne humaine, avec ses facultés hiérarchisées placées sous la dépendance de l'intellect, d'essence divine, qui « se meut librement dans le domaine du Trône et du Piédestal divins et de ce qui se situe derrière les voiles des cieux, ou dans le Plérôme suprême et le Royaume céleste, tout aussi librement qu'il se meut dans son univers propre et dans son royaume immédiat, à savoir le corps qui lui est affecté en propre. De toutes les réalités, aucune n'est cachée à l'intellect. S'il y a un voile de l'intellect, dans la mesure où il serait voilé, c'est de son propre fait  » (Ibidem). Le schème de la Royauté serait donc, dans l'optique ghazâlienne, le « plus grand commun dénominateur » de la Présence divine, dans ce qu'elle a encore d'intellectuellement compréhensible, et de la présence humaine dans ce qu'elle a de déjà divin, c'est-à-dire voilé à l'intentionnalité de l'intellect. C'est sur ce « terrain » de la Souveraineté que s'opère donc véritablement la « jonction » des deux natures, qui s'explicitent réciproquement. D'où mon hypothèse, puisque d'autre part, dans certains textes, Ghazâli entend par « Forme d'Adam », de façon plus précise, les sept attributs subtils qui correspondent aux sept Attributs divins, que la notion de Souveraineté ou de Royauté est liée spécifiquement à ces sept Attributs, « sceau » de l'alliance mystérieuse et ineffable entre Adam et Allah. En effet, sept est par excellence l'emblème numérique de la royauté : dans la lecture coranique « hafs » (la plus répandue), le Nom « al Malik » prend un alif supplémentaire et devient « al Mâlik », ce qui en fait un homonyme de « mâlik » (« Possesseur, Détenteur »), comme dans le Nom « Mâlik al Mulk » (« le Détenteur de la Souveraineté »), qui n'est qu'un renforcement d'« al Malik » (« le Souverain »). Or (et Ghazâli n'ignorait pas la science des nombres et ses applications ésotériques) la somme numérique des lettres de « Mâlik » est 91, qui est un multiple de sept. Plus précisément, c'est sept fois treize, treize étant notamment le nombre du retour de l'an après que le soleil a parcouru le cycle annuel. Cela peut symboliser le fait qu'Il est Souverain de la totalité des cycles ; mais aussi, que ce sont les sept Attributs du Souverain des mondes – plutôt que son Essence même, qui demeure fixe au centre de toute chose – qui se projettent aux différents niveaux et à travers toutes les phases du cycle de la manifestation, par eux aussi que s'opère la conversion finale, après que ce cycle est révolu. Notons encore que, parmi les dix classes de Noms excellents détaillées dans le Maqsad, les classes liées aux sept Attributs arrivent juste avant celles liées aux Actes... et après celle liée à « l'Essence accompagnée des négations et des relations », qui est justement la classe du Nom « al Malik » (« le Souverain » ou « le Roi ») ; de sorte que celle-ci correspond à un stade de déploiement (ou à un degré de spécification) de la Présence où les Actes sont synthétiquement enveloppés dans les sept Attributs dont ils procèdent. Ainsi, la symbolique du Septénaire pousserait ses racines dans la doctrine de la fonction royale, ou plus exactement khalifale, comme équateur, ligne de suture entre deux hémisphères de la Réalité totale, celui du Divin proprement dit, et celui de l'humain, qui l'imite en mode renversé.

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Il y a encore un dernier point à considérer ici. À celui qui médite la signification profonde de ces variations doctrinales de Ghazâli autour du thème de l'Homme théomorphe, ne peut qu'apparaître en plein jour l'abyssale incompréhension de ceux qui prétendent que l'imâm abu Hâmid, contrairement à son frère Muhammad, ne fut pas un maître de l'Amour. Bien au contraire, toute la conception ghazâlienne de la complémentarité Allah-Adam est inintelligible si l'on ne prend pas en considération la dimension ontologique de l'Amour, dans la signification la plus fondamentale du terme. En effet, c'est l'existence d'un modèle de notre « propre » Forme au sein même de la Présence divine, comme un don de cette Présence à elle-même dans la prééternité, qui rend possible l'ascension jusqu'à la Présence qui transcende toute Forme. Nous avons vu que les trois Présences liées aux Noms divins figurant dans la sourate « an-Nâs » correspondaient fondamentalement à la préfiguration en Dieu des trois aspects fonctionnels liés à l'Homme universel dans la doctrine du Centre suprême. Mais la distinction de ces trois aspects, ou plutôt de deux d'entre eux au sein du troisième qui les réunit, est l'œuvre d'un quatrième Attribut, la Miséricorde-Rahmah, à laquelle ne correspond aucun des Noms invoqués dans la sourate en question, mais bien les deux Noms « ar-Rahmân » et « ar-Rahîm » figurant dans la basmallah, la formule inaugurale par laquelle, comme on le sait, commencent la plupart des sourates du Coran. C'est dire que cette préfiguration éternelle de l'Homme en Dieu, modèle de l'inhérence du multiple à l'Un, trouve son explication ultime dans l'œuvre de la Rahmah, « mère des Attributs », c'est-à-dire dans l'œuvre de la Dilection principielle. La Miséricorde divine, sans laquelle « l'homme serait impuissant à connaître son Seigneur », a « configuré » la Présence divine, en lui donnant symboliquement une « Forme » d'où procède analogiquement la Forme intérieure d'Adam, pour que ce dernier puisse s'éteindre à lui-même en faisant pour ainsi dire « don en retour » de cette Forme à Dieu. On touche ici au Mystère essentiel de l'Amour d'Allah pour ses créatures, en particulier pour l'Homme, tel que l'exprime le hadith « saint » (dont la « chaîne de transmission » remonte jusqu'à Allah) suivant : « Les justes languissent du désir de ma rencontre, et Moi Je suis encore plus nostalgique envers eux. D’ailleurs l’ardent désir des nostalgiques pour Moi n’est possible que grâce à la nostalgie que J’éprouve pour eux. Sachez que celui qui me cherche M’a déjà trouvé, et que celui qui cherche quelqu’un en dehors de Moi ne M’a pas trouvé. Qui est celui qui s’en est remis à Moi et à qui Je n’ai pas suffi   ? Qui est celui qui M’a invoqué et que Je n’ai pas exaucé  ? Qui est celui qui M’a adressé une demande et que Je n’ai pas comblé  ? » (Cité en partie par Ghazâli dans le Livre des merveilles du cœur). C'est par une effusion de cet Amour inexprimable, irrépressible, telle que la liberté de l'Essence ne fasse qu'un avec l'irrépressibilité de cet Amour, dans lequel Il embrasse et étreint toute chose de l'étreinte unitive la plus intense, que Dieu a « configuré » sa Présence « selon la Forme ou à l'Image » de son Image ardemment désirée et aimée, pour qu'elle puisse se consumer et s'abîmer dans l'Unité d'Amour, en Le laissant s'aimer en elle de sorte qu'Il l'aime en Soi, d'une Dilection qui ne connaît et ne laisse inaltéré que Soi. Aussi, il est extrêmement significatif que dans son Livre de l'Amour, qui tient une place si éminente dans l'Ihyâ', commentant le verset coranique « Il les aimera et ils L'aimeront », Ghazâli cite cette parole du cheikh al Mayhâni : « en vérité, Il les aimera, bien qu'Il n'aime réellement rien d'autre que Lui-même ; cela parce qu'Il est le Tout, et qu'il n'y a rien dans l'Existence à part Lui ». Cet amour infini du Tout pour le Tout apparaît ainsi comme l'explication ultime de sa modalisation en une infinité de touts qui reflètent inégalement la lumière de l'unique Soi ; explication à laquelle n'ont cependant accès que ceux qui, tel Hallaj, modèle ghazâlien du Réalisé parfait, ont fait l'expérience de ce pur Amour consubstantiel à l'Un. Tel serait, selon l'auteur de ces lignes et au terme de recherches patientes, le fin mot de celui que l'on a surnommé « la Preuve de l'islam ».

Cette analyse serrée, sans équivalent à ma connaissance concernant l'œuvre d'abu Hâmid, permet de conclure que celui-ci, pour la première fois dans l'histoire spéculative du tassawwuf, a su rendre sa vraie dimension gnostique et spirituelle – celle qu'il devait forcément avoir à l'origine – au Septénaire de la tradition sunnite, en le reliant à des notions de cosmologie et d'anthropologie sacrées qui donnent leur sens à l'existence de l'homme et de l'univers en l'ancrant dans l'Essence même du Principe. De plus, la doctrine des Présences divines, sources des Noms, qui eux-mêmes constituent les « lieux » de participation du créé à l'Incréé, de l'humain au Divin, ouvrent à la pensée

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islamique des perspectives sans précédent. Bien que l'imâm n'ait – Dieu l'en préserve – rien « inventé » qui ne se trouvât inscrit dans la sagesse des Prédécesseurs, il a certainement contribué à réveiller des possibilités interprétatives qui dormaient depuis des siècles, depuis que le Kalâm, oubliant la fonction première de l'herméneutique – qui est de conduire vers la Présence pour s'y éteindre – s'était acheminé sur la voie d'une « scolastique » aristotélisante.Historiquement, la conjugaison de ces deux thèmes doctrinaux : celui de « l'Homme complet » et celui de la Présence comme ultime modalité de transition entre l'Un et la multiplicité de ses manifestations, connaîtra, après Ghazâli, une fortune considérable en Islam. On la retrouvera à la base de nombreux développements chez ibn 'Arabi et ses successeurs : al Qunâwi, al Kâchâni, Amuli, Sirhindi, etc.La liste n'en finirait pas s'il fallait rendre justice à chacun de ceux qui ont apporté à la connaissance de la doctrine des Noms et Attributs une contribution précieuse. Dans la suite de nos recherches, nous allons essayer, s'il plaît à Dieu, de passer en revue les plus incontournables, en espérant que les autres ne nous en tiennent pas rigueur. 

8. Le Commentaires des Noms excellents d'ibn Barrajân

a) Aperçu sur l'auteur et son œuvre

Avec l'ouvrage du cheikh ibn Barrajân intitulé « Le commentaire des Noms excellents d'Allah » (« Charh asmâ' Allâh al husnâ »), on passe pour ainsi dire à la vitesse supérieure par rapport à tout ce qui a été vu et étudié jusqu'à présent. Certes, le Maqsad de Ghazâli était déjà une œuvre spirituelle profonde, qui posait l'essentiel de la doctrine dont il est question ici ; et il est manifeste, dès le premier abord, qu'ibn Barrajân, postérieur d'environ un siècle à Ghazâli, s'est largement inspiré de ce dernier, dont il reprend et approfondit les diverses classifications. On sait en effet qu'ibn Barrajân est de ceux qui ont le plus contribué à faire connaître et apprécier l'œuvre de Ghazâli au Maghreb, qu'il l'a défendue contre l'incompréhension de certains uléma, avant de finir lui-même victime d'une incompréhension plus grande encore – en faisant l'hypothèse charitable qu'il ne s'agit que d'incompréhension...Cependant, le Charh asmâ' Allah est d'une toute autre ampleur que le Maqsad. En fait, il dépasse même le cadre de la question des Noms divins – dans la mesure où il existe quelque chose qui n'entre pas d'une façon ou d'une autre dans ce cadre – pour embrasser toute la métaphysique traditionnelle. Le cas de ce livre est très intéressant, car il permet de mesurer l'importance de la symbolique du Nom en islam. En effet, partant de cette question bien précise, dans les termes où elle se pose traditionnellement aux théologiens musulmans (voir sections 2, 3 et suivantes de cette Introduction), ibn Barrajân, personnalité mystérieuse et exceptionnellement inspirée, a bâti un véritable traité de métaphysique intégrale, comparable en étendue à des ouvrages tels que les Ennéades de Plotin, la Théologie platonicienne de Proclus, le Periphyseon d'Érigène, etc., et au moins équivalent en profondeur à tous ces ouvrages.En même temps, le traité d'ibn Barrajân est enraciné au plus profond dans la tradition islamique, et cela se marque tant dans l'esprit que dans la forme, notamment par la présence appuyée du religieux au cœur même du métaphysique, l'absence de séparation abrupte entre ces deux ordres (pourtant non confondus), la référence constante à toute la tradition soufie antérieure, et par le fait que l'auteur n'avance aucune idée qui ne soit pas étayée par des citations coraniques ou prophétiques jamais sollicitées, au contraire, car ibn Barrajân a l'art de mettre en lumière, par un contexte approprié, le sens le plus spirituel d'un Texte sacré. Il ne faut pas oublier qu'il est également l'auteur d'un commentaire du Coran, qui compte certainement parmi les plus profonds. L'exégèse de la Parole révélée est donc une chose qu'il maîtrise parfaitement ; et chez lui, tout part toujours du texte pour aboutir à la véritable Parole, celle qui, selon les théologiens, « ne comprend ni lettres, ni sons », celle qui demeure auprès de Dieu et en Dieu, vivant de la Vie même de Celui qui ne meurt jamais.

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Bien sûr, il est hors de question ici de faire une présentation un tant soit peu exhaustive de la doctrine du Commentaire des Noms excellents. Un pareil monument métaphysique et religieux (et accessoirement, littéraire) mériterait certes une et même plusieurs études spéciales. Je me bornerai ici, en demandant l'indulgence divine, à en présenter quelques aspects remarquables – parmi tant d'autres.Mais d'abord, disons quelques mots sur la personnalité de l'auteur, car ibn Barrajân est sans doute une des figures les plus tragiquement fascinantes et attachantes du tassawwuf. Ardent défenseur de l'œuvre ghazâlienne contre les ouléma marocains qui lui reprochaient son prétendu manque d'égard pour les savants exotériques, authentique revivificateur du tassawwuf dans l'occident islamique, il eut l'honneur de connaître la persécution et finalement le martyre pour ses idées. Il faut dire que celles-ci avaient tout pour déplaire au pouvoir en place, car, conscient de la corruption de ce dernier et de son éloignement des principes du droit et de la justice sacrés, il semble qu'ibn Barrajân ne se soit pas contenté de les dénoncer verbalement – ce qui, comparé à certains « soufis » d'aujourd'hui, eût été déjà beaucoup, – mais qu'il ait entrepris des actions plus « concrètes », comme de réunir autour de lui de nombreux « fidèles » prêts à lui prêter allégeance comme calife. Ibn Barrajân ne fut donc pas seulement un pur « contemplatif », bien qu'il dépasse dans la contemplation une grande partie des soufis de son temps et de tous les temps ; il fut également un Musulman intégral, soucieux de mettre en application la totalité des préceptes de la Loi divine, tant ceux qui ont trait à la métaphysique pure que ceux qui concernent l'ordre politique et social. Et cette préoccupation se reflète dans le Commentaire des Noms excellents, dont certains passages, en particulier dans le chapitre relatif au Nom « l'Un », mettent l'accent sur les applications « politiques » qui découlent directement des significations métaphysiques attachées aux Noms divins. Il est bon de souligner ces aspects, car la transcendance métaphysique de son œuvre pourrait éveiller en certains la tentation de ne voir en lui que l'infortunée victime des « méchants exotéristes », oubliant qu'il fut aussi un authentique mudjâhid dans tous les sens du termes. En conséquence de quoi, il fut promptement « liquidé » par de prétendues autorités temporelles ou « spirituelles » (!) merveilleusement équipées pour reconnaître la vraie sainteté et la pourchasser en conséquence (ce qui contredit un peu l'hypothèse de l'« incompréhension » charitablement avancée plus haut, mais Dieu sait mieux ce qu'il en est), et peu s'en fallut que sa dépouille ne finît dans les ordures, comme celle d'un chien  – ce qui est peut-être la plus belle des sépultures pour celui qui a atteint le degré de l'humilité parfaite. Mais Dieu n'a pas voulu que celui qui avait célébré comme personne avant lui la Gloire de son Nom, et le paya de sa vie, finît comme la carcasse oubliée d'un gueux totalement anonyme, et a dépéché là un autre de ses saints, l'éminent Sidi Harazem, pour empêcher la profanation abominable. Voici comment ibn al Mu'aqqat, grand historiographe soufi du XIXe siècle, raconte l'histoire dans son livre sur les saints de Marrakech :

« Alors, abu-l Hakam (ibn Barrajân) mourut, et l'Émir des musulmans ordonna qu'il fût jeté aux ordures et qu'on ne fît pas la prière sur lui, et de même pour quiconque prendrait sa défense parmi les fuqahâ'. Or, ce jour-là, abu-l Hassan 'Ali ben Harazem passait à Marrakech ; un homme noir qui le servait et assistait à ses séances vint vers lui et lui rapporta l'ordre du sultan concernant abu-l Hakam. Abu-l Hassan lui dit alors : si tu souhaites vendre ton âme pour Allah, fais ce que je te dis, et l'homme répondit : ordonne-moi ce que tu veux, je le ferai. Et ibn Harazem dit : va par les rues et les souks de Marrakech et dis aux gens : ibn Harazem vous convie aux funérailles du cheikh, grand érudit, saint et ascète abu-l Hakam ben Barrajân ; celui qui a la possibilité de venir et qui ne vient pas, qu'Allah le maudisse. L'homme fit ce qui lui avait été ordonné, et l'affaire parvint jusqu'à l'Émir des musulmans, qui dit : que celui qui connaît sa valeur et n'assiste pas à ses funérailles, que la malédiction d'Allah soit sur lui ».

Ce revirement de l'Émir – en fait, un semi-revirement, puisqu'il ne concerne que « ceux qui connaissent » la valeur d'ibn Barrajân – est très significatif du pouvoir et de l'influence que pouvait avoir un saint soufi comme ibn Harazem, capable, en raison de sa sainteté et de la notoriété qu'elle lui valait, de défier avec succès l'autorité temporelle. Elle montre bien que la sainteté est une puissance, une source d'autorité réelle ; les musulmans qui, partout dans le monde, sont opprimés et

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humiliés, devraient y réfléchir et chercher à se sanctifier, avant que de tenter d'influer sur ceux qui président en apparence aux destinées de ce monde. Certains ont peut-être déjà commencé. Pour en revenir à ibn Barrajân, c'est grâce à l'intervention providentielle d'ibn Harazem que le voyageur qui passe dans le vieux marché aux grains de Marrakech, où prospèrent actuellement les échoppes d'ingrédients pour la médecine et la magie traditionnelles, peut aujourd'hui encore apercevoir, l'entrée d'une minuscule mosquée abritant dans une de ses chambres un mausolée comme il y en a des centaines dans la vieille ville et dans tout le Maroc. Au dessus de la porte, une plaque de marbre défraîchie porte une inscription au nom d'un saint presque oublié, que seules quelques vieilles dévotes viennent visiter de temps à autre : ibn Barrajân, surnommé le « Ghazâli du Maghreb ». Rien ne me touche davantage que le contraste entre cette sépulture insignifiante, qui pourrait être celle d'un quelconque marabout de quartier, dont les Marrakchis eux-mêmes ignorent généralement l'histoire, et les fastueux mausolées, vénérés des quatre coins du monde, de maîtres comme ibn 'Arabi, Rûmi, etc. Et cela, alors même qu'ibn Barrajân ne leur cède en rien en profondeur métaphysique, en sainteté, en grâce du martyre.Il en va de même pour la destinée de leur œuvre respective ; il est certain que celle d'ibn Barrajân a exercé sur la spiritualité islamique, à travers les siècles, une influence à la fois profonde et indirecte – via ibn 'Arabi principalement. Bien que son auteur ne soit pas un inconnu dans le monde musulman, elle ne semble pas avoir jamais connu une large audience ; à l'heure de l'imprimerie, on est loin des popularités un peu suspectes dont « jouissent » les Corpus d'ibn 'Arabi, Rûmi ou d'autres. D'ailleurs, à ma connaissance, il n'existe actuellement aucune édition des œuvres d'ibn Barrajân dans le monde musulman. Seul le Commentaire des Noms a fait l'objet d'une édition critique, par une institution ibérique, le Consejo Superior de la Investigaciones Cientificas (CSIC) (précisons que cette édition critique et l'étude qui l'accompagnent ont été réalisées par un savant Espagnol au nom mirobolant : Purificacion de la Torre ! Cela ne s'invente pas). Autant dire que ce n'est pas demain que l'on risque de le trouver sur les présentoirs de la FNAC, ou dans la librairie soi-disant islamique du coin, à côté des brochures édifiantes et des corans à couverture de cuir. Des traduction, je n'en connais aucune jusqu'à présent ; et la seule étude un peu consistante que j'aie pu consulter est l'article qui lui est consacré dans l'Encyclopédie de l'Islam. C'est une pensée vertigineuse de se dire que l'un des plus grands métaphysiciens de tous les temps dort là, au milieu d'un marché vétuste où le peuple marrakchi, mêlé aux flots de touristes qui chaque année visitent ce pays sans le voir, passe tous les jours devant lui sans y prêter la moindre attention, et dont l'œuvre, à l'heure où les plus insignifiantes platitudes s'impriment à des millions d'exemplaires, reste ignorée même de ceux qui s'intéressent sincèrement à la métaphysique traditionnelle. En vérité, tout se passe comme si l'auteur du Commentaire des Noms excellents connaissait parmi les hommes exactement le sort du Nom de Dieu : il est celui que depuis toujours, le monde cherche par tous les moyens à ignorer, à faire disparaître, à reléguer si possible dans l'ordure la plus basse ; mais qu'il ne peut cependant réussir à oublier tout à fait ; il est celui devant lequel les constellations s'inclinent humblement, mais devant lequel on passe sans le reconnaître !

b) Aspects de la doctrine

Nombreuses sont les ressemblances entre celui qu'on a surnommé le « Ghazâli occidental » et son homologue oriental. Sur le fond comme sur la forme, les similitudes abondent entre le Charh' et le Maqsad, la principale différence tenant au volume des développements. Tout comme Ghazâli, ibn Barrajân envisage la doctrine des Noms selon une double perspective : cosmologique et métaphysique, humaine (adamique) et divine, descendante et ascendante. Les Noms divins sont les aspects fondamentaux de la Perfection divins, initialement enveloppés dans l'Unité de l'Essence. C'est grâce à eux que la Réalité divine se révèle, déployant la manifestation qui correspond à un processus de différenciation progressive de ce qui était dans le Principe à l'état indifférencié : « c'est dans le créé que les Noms se sont différenciés, non dans le Créateur ». Ce procès s'achève avec la création d'Adam, le « Serviteur total », qui récapitule en lui tous les degrés du manifesté, et correspond ainsi, de manière symétriquement inversée, à ce qu'il y a de plus secret au cœur de la

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Réalité universelle. À chaque Perfection divine correspond donc une perfection analogue dans l'ordre humain, et à chaque Nom divin un mode d'adoration (ta'abbud) spécifique qui réalise en l'homme la perfection correspondante, et lui permet ainsi, grâce au lien qui relie Attributs divins et attributs adamiques, de participer à la Divinité. Contrairement à Ghazâli, ibn Barrajân ne parle donc pas d'« imprégnation », mais utilise un terme qui évoque plutôt l'idée de rapporter à Allah tout ce qu'Il a manifesté en nous de perfection formelle liée aux Noms, pour qu'en retour Il nous octroie la perfection intérieure qui équivaut à la soumission parfaite et au dépouillement de toute qualité propre. Telles sont les idées directrice du livre.Ceci étant posé, ibn Barrajân explique, dans son introduction, que l'exégèse de chaque Nom devra s'organiser suivant trois axes directeurs ou trois aspects principaux, comme chez Ghazâli :  – l'aspect étymologico-linguistique, qui s'attache à dégager la signfication première et générale du Nom ; – l'aspect sapientiel qui s'attache à la Perfection divine dénotée par le Nom considéré et à son influence dans l'ordre cosmologique ; – l'aspect cultuel, qui correspond au point de vue du ta'abbud et vise à réaliser dans l'ordre adamique la Perfection liée au Nom.D'autre part, on se souvient qu'ibn Barrajân, comme Ghazâli et d'autres à sa suite, prend pour point de départ à son ouvrage le hadith « Allah a quatre-vingt dix-neux Noms tels que celui qui les dénombre – ou les rassemble – entrera au Paradis ». Il va dès lors se pencher sur la signification de ce « dénombrement », et relever pas moins de sept manières de « dénombrer » ou de « rassembler » les Noms, qui s'échelonnent de la plus extérieure à la plus intérieure ou « ésotérique ». Ce sont, dans l'ordre : 1. La manière purement lexicale. C'est l'énumération des Noms suivant leur signification étymologique le plus immédiate. 2. La manière qui consiste à distinguer les Noms et à les ordonner en fonction de leur dignité plus ou moins grande. 3. Celle qui consiste à rapporter la multiplicité des Noms aux sept Qualités fondamentales, à savoir : la Divinité, l'Unité, la Vie, la Science, la Volonté, la Puissance, la Royauté. La « Divinité » (ilâhiyyah) représente ici, de toute évidence, l'Essence envisagée en tant que fondement et somme intégrale de toutes les Perfections symbolisées par les Noms. La « Royauté » (mulk), terme que l'on peut également traduire par « Règne » ou « Royaume » synthétise, comme on l'a vu plus haut, la totalité de ses relations avec le manifesté, de sorte qu'elle représente ici le domaine des Actes. Ainsi, l'on voit que les différentes classes de Noms précédemment distinguées par Ghazâli et ses successeurs, à savoir : Noms de l'Essence, Noms de relation et de négation, Noms liés aux Attributs subsistents, Noms de l'Acte, peuvent toutes trouver place ici. 4. La manière cosmologique, consistant à classer et étudier les Noms en fonction de leurs « traces » dans l'univers manifesté et des influences spirituelles qu'ils gouvernent. 5. Celle qui correspond au « ta'abbud », à la fonction dévotionnelle des Noms. Elle consiste à rapporter à chacun d'entre eux ce qui lui revient en termes de prescriptions légales, rituelles, éthiques, etc. 6. Le sixième mode de « dénombrement » n'est autre que le précédent encore, mais spiritualisé et intériorisé. C'est la face intérieure du ta'abbud, qui consiste à accomplir chaque prescription légale à la lumière de l'intuition intellectuelle (basîrah), qui en dévoile le véritable sens. Tel est le « degré des Rapprochés » (al muqarrabûn), correspondant à une forme de réalisation spirituelle élevée, dans laquelle subsiste néanmoins une trace de la dualité sujet-objet, comme l'indique l'usage même du terme de « Rapprochés », qui implique une ultime et infranchissable distance. Les deux points précédents sont intéressants en ce qui concerne la pensée religieuse d'ibn Barrajân. Ils montrent en effet que celui-ci place l'aspect légal et rituel des Noms au-dessus de l'aspect cosmologique, ceci parce que la Loi révélée est quelque chose de plus éminent que l'univers manifesté. Ceci montre bien les racines profondément religieuses, islamiques, coraniques de sa doctrine. En outre, on notera encore le soin que le cheikh met à insister sur le fait que l'intériorisation des rites et l'intuition intellectuelle n'impliquent aucune déviation par rapport aux prescriptions extérieures. C'est la condamnation de l'antinomisme. 7. Enfin, au delà même du degré des « Rapprochés » qui œuvrent à la lumière de l'intuition intellectuelle, il y a encore une manière de dénombrer les Noms qui englobe et transcende toutes les précédentes, et constitue vraiment l'aboutissement de la voie. C'est un mode de « dénombrement » tout à fait spécial, puisque il ne s'attache plus aux Noms ou à leurs

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significations en tant que tels, mais vise à travers eux le « Nom voilé » dont ils procèdent tous, qui est le Mystère enfoui au plus profond de l'Essence, le « secret procédant d'un secret vers un secret » dont il sera question plus loin, s'il plaît à Dieu. Une telle manière de rassembler les Noms s'identifie à la station suprême du Tawhîd, dans laquelle celui qui s'y trouve « ne voit plus rien en dehors de l'Unique Un dans la transcendance de son Unité ; il ne se voit plus lui-même et ne voit plus autrui, et c'est là ce que l'on nomme l'extinction dans le Tawhîd ». Mais d'un autre côté, cette station correspond aussi à la connaissance première et essentielle qu'Allah avait inscrite dans la disposition première de ses serviteurs, à laquelle il est convenu de se référer comme à la « Tradition primordiale », dont toute tradition ultérieure n'est qu'une adaptation à des conditions particulières, et à laquelle la doctrine islamique du Tawhîd, prise dans son acception la plus élevée, équivaut à faire retour, comme l'indique explicitement ibn Barrajân.  – La mention de cette « station élevée » montre bien que, malgré le titre de l'ouvrage, ibn Barrajân vise en réalité beaucoup plus haut que le domaine des Perfections manifestables. Ce qu'il vise réellement, à travers le « rassemblement » des aspects épars du Divin dans une synthèse de plus en plus concentrée équivalant finalement à la négation de tout aspect particulier, c'est la connaissance de l'Unité en Elle-même, telle qu'en Elle-même, débarrassée de toute trace de dualité. La description qu'il donne de cette science ineffable est sans ambiguïté : « Parmi les stations de la connaissance, celle-ci occupe un rang éminemment élevé. Les conditions pour y accéder sont de n'être voilé ni par une part de l'intellect, ni par une inclinaison vers ce qui nous a été dévoilé des jouissances du Royaume, ni par une halte due à l'amour que l'on ressent dans le secret du cœur pour ce que l'on a aperçu, au cours du cheminement spirituel, des merveilles du monde intelligible, ni par un attachement aux stations élevées que l'on a pu atteindre et contempler. C'est par ce moyen que l'on s'élève au-dessus de toutes les stations et que l'on atteint le degré le plus excellent, où nous sont dévoilées les Grâces divines. Alors la recherche s'anéantit, le chercheur s'éteint(2) et seul demeure le cherché, le Très-haut, Celui qui demeure à jamais, l'Immuable. Une porte s'ouvre alors à lui, qui donne sur une connaissance sublime à laquelle ne se mêle plus la moindre trace d'imagination ou d'activité mentale. Et selon la mesure de sa sincérité dans le cheminement et de sa pureté intérieure comme extérieure, il accède à la science de la Guidée (al hidâyah) et fait l'expérience du rattachement au Nom voilé (al ismu-l mahjûb). Il se peut même qu'il soit favorisé des grâces de la Demeure unitive ; il entre alors dans une occultation qui lui tient lieu de la Demeure unitive, de sorte que la Promesse s'accomplisse pour lui dans la demeure de ce monde ; il réalise alors la Parole divine « comment pouvez-vous vous montrer infidèles envers Allah, alors que vous étiez morts et qu'Il vous a fait vivre ; ensuite Il vous fera mourir puis revivre à nouveau ; enfin, vers Lui vous serez ramenés » (2, 28)(3). En effet, ceux qui ont atteint cette station reviennent à l'Immuable, au Vivant, à Celui qui demeure à jamais, et en raison de cela, ce retour accompli, ils se trouvent dans un état de subsistence continue et perpétuelle ». – Ce passage décrit bien une « connaissance suprême » qui rassemble tous les Noms selon tous les modes de rassemblement possible, dans une Unité sans Nom. L'intellect et le mental n'y ont aucune part. Il ne s'agit plus d'un savoir individuel, mais d'une gnose vivifiante, qui permet d'échapper à « l'alternance des vies et des morts » pour rejoindre dès cette vie le Principe de toute chose. C'est cet état d'immersion totale et permanente dans le Principe qu'ibn Barrajân appelle « l'Occultation continue » (al kinna al muttasilah), expression difficile à traduire car elle renferme plusieurs sens, dont celui de « calme » ou d'« apaisement » ininterrompu ; c'est donc l'Occultation infinie dans laquelle repose la Divinité ineffable qui, étant partagée par le serviteur arrivé au terme de la Réalisation, lui procure le Calme divin, l'Impassibilité absolue à laquelle tout être aspire, comme au lieu où se résolvent toutes les tensions et les oppositions qui l'animent.

Noms explicites et Noms implicites

Pour ibn Barrajân, tout ce qui existe est une désignation directe ou indirecte de l'unique Réalité. Toute chose est un Nom, et les Noms sont toutes choses. Ceci est particulièrement vrai des éléments du discours articulé, mots, syllabes, lettres, qui sont tous en un sens des « Noms divins ». Seulement, tous ces Noms se répartissent en deux grandes catégories, selon qu'ils se rapportent

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immédiatement et « explicitement » à Dieu, comme les mots « Allah », « le Vivant », « le sage », etc., ou qu'ils se rapportent apparemment à autre chose. Dans le premier cas, on a affaire à des Noms « explicites » (dhâhirah), dans le second, à des Noms « implicites » (bâtinah). On comprend que la plupart des êtres qui composent l'univers, comme la plupart des termes du discours, possèdent le statut de « Noms implicites ». Cependant, les Noms explicites eux-mêmes ne nous sont pas connus directement, dans leur réalité, tels qu'ils résident dans le Verbe éternel, unis à l'Essence. Nous ne les saisissons qu'au travers d'expressions verbales qui ne sont, en réalité, que des « dénominations » (tasmiyyât). Composées de lettres qui sont, comme on l'a vu, des Noms implicites, les « dénominations » sont elles-mêmes, à la base, des Noms implicites. Ils enferment certes un pouvoir de révéler les Noms explicites (qui eux-mêmes révèlent l'Essence), mais ce pouvoir ne s'exerce effectivement que dans la mesure où nous sommes prêts à recevoir cette révélation. Ainsi les Noms explicites nous sont révélés au moyen des Noms implicites, lesquels à leur tour sont révélés par les Noms explicites dont ils réfractent la « lumière ». On a là une parfaite image de la Réalisation, descendante et ascendante. Selon le point de vue descendant, les Noms explicites sont les principes de tout ce qui existe ; ce sont d'eux que procèdent les Noms implicites, qui sont comme les rayons permettant de « visualiser » les explicites, en lesquels réside leur réalité véritable. C'est pourquoi ibn Barrajân peut écrire que « le Nom ne dérive de rien, mais tout dérive de lui ». Selon le point de vue ascendant, au contraire, les Noms implicites jouent le rôle de principes vis-à-vis des explicites, comme les lettres vis-à-vis des mots. D'où l'importance extrême qu'ibn Barrajân accorde au procédé hiéroglyphique d'exégèse, qui consiste à interpréter le Nom à partir de ses « composants » qui sont les lettres (ou les syllabes) isolées. En résumé, toute la dialectique de la manifestation apparaît dans la double relation qui unit les deux types de « Noms » : dans un premier temps, les Noms explicites se réalisent en mode descendant dans les Noms implicites qui les révèlent ; dans un second temps, les Noms implicites se réalisent à leur tour, mais en mode ascendant, dans les Noms explicites auxquels ils renvoient, et desquels ils tirent entièrement leur qualité de Noms. À la traditionnelle question des grammairiens et autres théologiens : les Noms sont-ils identiques au Nommé ou autre que Lui ? la réponse d'ibn Barrajân est, en substance, que le Nom (implicite) est le Nommé en puissance, tant qu'il ne s'est pas assimilé à Lui en acte, en réalisant la signification du Nom (explicite) dont il est la trace. Tout cela est exposé dans l'important passage suivant :

« Parmi les Noms, il en est d'implicites, telles [les lettres] alif, hâ', tâ', wâw, nûn, bâ', kâf, thâ'... par lesquels l'Objet du discours est désigné au milieu de celui-ci, depuis un lieu secret, profondément voilé et occulté. Allah est tel, en effet, que nul ne peut L'ignorer, et qu'en même temps, nul n'est en mesure de Le connaître. Il est Celui qui est connu spontanément dans la Nature première, révélé par l'intuition primordiale, et avec cela, on a pu dire qu'il y a entre l'alif et le lâm [initiaux du Nom « Allah »] un secret qui procède d'un secret vers un secret, une Réalité qui procède d'une Réalité vers une Réalité. De Lui les êtres s'entretiennent, les intelligences confèrent entre elles, et les diverses variétés de bétail et d'animaux devisent dans leur langage respectif. Il est Celui dont tout témoigne par Lui auprès de Lui, qui recueille et confirme chacun de ces témoignages. Il est la Vérité réunie dans les profondeurs du Mystère à la Vérité manifestée universellement. Les lumières de la connaissance, à son approche, s'affolent et rebroussent chemin... pour aboutir finalement à Lui ! C'est à partir de Lui et par Lui que l'on accède à la Lumière des lumières ; la totalité des Noms explicites et implicites Le révèlent, tous les Attributs se rapportent à Lui, c'est Lui que l'on glorifie par eux et que l'on nomme. Lorsque la mention rituelle (dhikr) atteint par la lumière de la Foi à cette Lumière universelle, elle prend tous les Noms, et s'identifie au Nommé. À ce niveau de compréhension, on n'a plus besoin des Noms exprimés ni des locutions composées de lettres, qui étaient là uniquement pour aider à la compréhension. À cet état se rapporte sa Parole de Vérité : « Glorifie le Nom de ton Seigneur le Très-élevé. * Celui qui a naturé puis harmonisé. * Celui qui a pesé puis qui a guidé. * Celui qui a fait pousser le pâturage... » (Cor. 87, 1 et suiv.), etc. jusqu'à la fin de la sourate, avec tout ce qu'Il a énuméré. Et de même sa Parole : « Béni soit le Nom de ton Seigneur, détenteur de la Transcendance et de la Générosité » (Cor. 55, 78). Ensuite, Il répand de sa Lumière sur les dénominations composées de lettres ; et lorsque la Foi s'allie à la science et à la

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compréhension, dans la mention rituelle des Noms qui renvoient aux Attributs et aux Actes, les Noms sont alors considérés tels qu'en eux-mêmes ils révèlent l'Essence. Ils s'identifient donc également au Nommé dans la mesure où les lettres assemblées constituent le lieu où s'opère la compréhension de ce qu'elles ont pour fonction de révéler ; et où le principe de leur manifestation, la visée intentionnelle de ceux qui usent de ces dénominations pour s'exprimer, résident dans leur pouvoir d'évoquer la proximité [du Nommé]. Et pour parler le langage de la Réalisation, Il demeure à jamais ainsi – exalté soit-Il – dans l'Éternité des éternités, sans premier ni dernier. Et c'est cette sorte de Noms – j'entends par là les Attributs de l'Essence et les Actes – qui est visée par sa Parole véridique : « glorifie le Nom de ton Seigneur, le Très-grand » (69, 52). À cette gradation correspond l'ordre des formules de glorification dans la Prière rituelle (salâh) : dans l'inclinaison, l'on dit en effet « Gloire à mon Seigneur le Très-grand », et dans la prosternation, « Gloire à mon Seigneur le Très-haut » ; or le Prophète (PBSL), a dit : « le moment où le serviteur est le plus proche du Seigneur est la prosternation »».

Ibn Barrajân tisse ici un réseau de correspondances symboliques entre les mouvements de la Prière, les formules de glorification, les étapes de la Réalisation spirituelle et les Noms divins. Les mouvements d'inclinaison et de prosternation représentent respectivement la station du commun des « réalisés », dans laquelle la contemplation de l'Un s'accompagne encore d'une certaine forme de dualité, et la station de « l'Élite de l'Élite », où le sujet, « éteint à sa propre extinction », ne voit plus que Lui. En somme, on aura reconnu les sixième et septième « modes de dénombrement » des Noms dont il a été question plus haut. À ces deux mouvements correspondent aussi les deux Noms divins qui apparaissent dans les formules de glorification associées : « le Très-grand » (al 'adhîm) pour l'inclinaison, « le Très-haut » (al 'alâ) pour la prosternation. Par leur signification première, ces deux Noms évoquent bien les deux directions géométriques qui déterminent le déploiement de la manifestation : le premier est associé à la direction horizontale, ce qui convient d'ailleurs également au caractère de la position correspondante, dans laquelle le dos doit être parfaitement plan ; le second, à la direction verticale, selon laquelle s'effectue le repliement intégral de l'individualité qui constitue l'essence de la prosternation. Ainsi, on voit clairement que le Nom « le Très-grand » correspond à une Réalisation qui s'étend aux confins de l'état présent, tout en restant limitée à l'horizon de cet état, tandis que le Nom « le Très-haut » correspond à une Réalisation qui transcende les limites de tous les états particuliers de manifestation via la verticale qui relie ces états entre eux. D'autre part, à ceci correspondent également les deux manières, pour les Noms implicites, de réaliser les Noms explicites : selon la perspective ascendante représentée par le Nom « le Très-haut » les premiers se réalisent dans les seconds, la Lumière universelle dont ces derniers procèdent étant connue en elle-même, de sorte que les dénominations créées deviennent superflues et proprement inexistantes. Au contraire, selon la perspective descendante symbolisée par le Nom « le Très-grand », il appartient aux Noms explicites de se réaliser dans les implicites, c'est-à-dire dans les dénominations créées et dans l'être manifesté en général. Celui-ci devenant alors le réceptacle où l'Absolu manifeste sa Présence en rayonnant dans toutes les directions (horizontales) comprises dans un « plan de manifestation » déterminé. Ce passage nous enseigne en outre quelque chose d'important concernant le rapport de la Prière, pratique « exotérique » par excellence (bien qu'elle soit susceptible d'une interprétation « ésotérique ») au dhikr, pratique « ésotérique » par excellence (bien qu'elle comprenne aussi des aspects « exotériques »). Dans la Prière, en effet, l'inclinaison précède la prosternation, ce qui signifie que la Réalisation descendante précède la Réalisation ascendante : c'est là un point de vue proprement cosmologique, expansion puis contraction et retour au Principe. Au contraire, dans sa description des formes du dhikr, le cheikh cite d'abord le dhikr associé au Nom « le Très-haut », donc à la Réalisation ascendante. Tel est le point de vue proprement métaphysique : il faut d'abord s'élever jusqu'au Principe de toute chose pour ensuite « voir » toute chose telle qu'elle est réellement, en elle-même, à la lumière du Principe qui se particularise en elle. Ou encore, il faut d'abord avoir contemplé en Elle-même la Lumière universelle qui concentre tous les Noms, pour pouvoir ensuite la reconnaître et la contempler dans les dénominations qui correspondent à ses multiples Attributs. Du reste, on sait que la Réalisation ascendante à partir du créé est, stricto sensu, impossible, comme l'atteste le fait que la position qui,

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dans la Prière, correspond à cette forme de Réalisation, est en réalité la position la plus basse, indiquant par là que celui qui veut être élevé doit chercher à s'abaisser au maximum. Tout ce qu'on peut faire, c'est s'arracher d'un coup au créé (c'est le « retranche tout » de Plotin) pour se fixer dans l'Absolu, et de là, redescendre vers les choses contingentes ; puis, à partir de ces dernières, remonter vers l'Absolu pour s'y fixer définitivement, mais accomplir cela en tant qu'Absolu, non en tant que contingent et créé : car seul l'Absolu peut remonter vers Lui-même à partir d'autrui, bien que – ou étant donné que – pour Lui, autrui n'existe pas en tant que tel. (Et c'est d'ailleurs encore pourquoi les rak'ât, ou cycles de Prière, vont généralement par deux, de sorte qu'après une première prosternation, vient une nouvelle inclinaison, suivie à son tour d'une nouvelle prosternation, montrant que seul celui qui a déjà réalisé le degré suprême peut réaliser parfaitement tous les degrés intermédiaires). Et encore, peut-être est-il trop prétentieux de vouloir « s'arracher d'un coup » à la multiplicité du créé ; la vérité est qu'un tel « arrachement » constitue une Grâce qu'Il accorde à qui Il veut. On ne peut que la souhaiter, y aspirer ardemment, et s'y préparer par une discipline intérieure qui nous rende apte, au moment qui a été décrété pour nous dans l'Éternité, à recevoir cette Illumination merveilleuse.

Essence et Ipséité

Du point de vue cosmologique, il n'est pas exagéré de dire que toute la conception d'ibn Barrajân repose sur la dualité fondamentale Livre-Monde, ou Coran-Existence universelle. Tout ce qui est dans le Coran a son équivalent dans le Monde, et de même, tout ce qui est dans le Monde a son modèle dans le Livre qui contient la Parole incréée d'Allah. Le Coran n'est donc pas simplement l'ultime Révélation, il est aussi, en réalité, le protype, le modèle transcendant de toute Révélation, en particulier de l'Existence universelle conçue comme Révélation de l'Essence absolue. Dès lors, tel les Noms divins se manifestent dans le Livre, tel ils se manifestent dans l'Existence universelle, et vice-versa. L'étude de la procession coranique des Noms livrera donc la clef de la Procession universelle. Deux Noms, dans cette perspective, revêtent une importance particulière : « Allah », qui se rapporte à la Divinité (ilâhiyyah), aspect suprême de l'Essence en tant qu'Elle contient toute chose dans son état indifférencié, non manifesté, et « Hû(a) », « Lui », qui se rapporte à la Réalité divine envisagée en tant que Sujet absolu, Ipséité (huwiyyah) universelle. Le rapport entre ces deux Noms est complexe. Ils apparaissent dans une certaine mesure comme équivalents : en effet, le Nom « Allah » contient le Nom « Lui », et peut remplir dans la procession une fonction analogue ; par ailleurs, le Nom « Lui » semble parfois désigner un aspect plus universel et plus intérieur qu'« Allah », et avoir à ce titre préséance et antériorité sur lui comme sur tous les autres Noms ; en même temps, ibn Barrajân affirme explicitement que le Nom « Lui » a pour fonction essentielle de révéler les Noms, et comme tel, il apparaît comme le dernier d'entre eux et le plus extérieur. En réalité, ces deux Noms, ou plutôt ces deux aspects de la Réalité universelle, l'Essence et l'Ipséité, ne sauraient être séparés, comme l'indique symboliquement l'inclusion de l'un des Noms dans l'autre. Selon le point de vue adopté, la Divinité précède l'Ipséité ou au contraire en procède, apparaît comme plus universelle ou au contraire comme reflétant un aspect plus spécifique de la Réalité. La vérité est que le couple qu'elles forment peut seul être envisagé comme le double fondement de tout processus de manifestation ; dans leur identité transcendante, elles déterminent ensemble, en quelque sorte, l'« axe » suivant lequel s'explicite le « Nom voilé », l'insondable « Vérité enfouie dans les profondeurs du Mystère », aspect ultime de l'Essence qui transcende tout aspect manifestable, « Secret procédant d'un secret vers un secret », à l'abord duquel « les Lumières rebroussent chemin... pour aboutir à Lui ». Ainsi, Divinité et Ipséité se reflètent l'une dans l'autre, renvoient perpétuellement l'une à l'autre, et dans cet incessant jeu de miroirs se joue tout le Mystère de l'Existence, dont la Réalité véritable, cependant, réside en ce lieu obscur de l'Irrévélé, du Sans-Nom auquel tous les Noms renvoient ultimement. – Or, précisément, de tous les Noms ou aspects manifestables de la Réalité non manifestée, le plus originaire, le plus immédiat, celui qui adhère au plus près au Sans-Nom, est l'Ipséité, représentée par le pronom « Lui » (« Hû(a) »). D'après le cheikh ibn Barrajân, « Lui » est en effet « l'implicite d'entre les Noms explicites et l'explicite d'entre

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les Noms implicites » (p. 12). Si l'on se remémore la distinction établie précédemment entre les deux types de Noms, on comprend immédiatement l'importance que revêt le Nom qui, participant de l'un et de l'autre, occupe une position et joue un rôle d'intermédiaire entre les aspects « explicites » et « implicites » de sa Révélation. Comme nous l'avons vu, les Noms « implicites » sont toute expression qui Révèle le Principe suprême sans Le révéler, qui Le voilent par conséquent plus qu'ils ne Le révèlent. Or toute désignation est, en quelque sorte, un voilement, puisqu'en Lui-même, Il est cette « Vérité enfouie dans les profondeurs du Mystère » qu'aucune expression ne saurait atteindre. Dès lors, dans l'ordre contingent tout au moins, les Noms implicites servent de fondement aux Noms explicites, indiquant par là que le voilement est le fondement de la Révélation. Mais alors, les Noms implicites, du fait qu'ils manifestent d'abord et de façon prépondérante le voilement, sont en quelque sorte plus explicites que les Noms dits « explicites » ; ce sont eux les « vrais » Noms explicites. Cette ambivalence constitutive du caractère « explicite » ou « implicite » des Noms, qui reflète celle de la Révélation même, se cristallise précisément dans ce Nom « Lui », qui participe « explicitement » du double caractère. Totalement déterminé, du fait qu'il se rapporte à un objet supposé connu sans équivoque possible, il est à la fois, en effet, totalement indéterminé, du fait que tout ce qui est susceptible d'être désigné peut se cacher derrière « Lui ». D'un autre côté, il est à la fois une désignation et une non-désignation, puisque, s'il pointe assurément vers un objet déterminé, qu'il désigne et qu'il révèle explicitement, il ne révèle rien « de » cet objet : ni sa nature, ni ses qualités, ni aucun aspect déterminé. Il le désigne donc sans le désigner, ou plus exactement, s'agissant du Principe, de l'Objet transcendant par excellence qui échappe à toute désignation, il révèle l'inadéquation foncière de toute désignation, il révèle le caractère essentiel de toute Révélation, qui est un voilement. Comme dit le cheikh : « [le Nom « Lui »] est le secret contenu dans le [premier] lâm [de « Allah »], et le fondement du hâ' [final de ce même Nom] ; il se réfère à la totalité de ce qui est susceptible d'être mentionné ; il dirige avec exactitude les intelligences vers Lui, L'expose clairement à elles, les rendent présentes à Lui en les détournant de toute autre réalité, extérieure ou intérieure. Aussi, le hâ' final désigne-t-il, ou plutôt manifeste-t-il clairement le Nom voilé, auquel toute expression renvoie exclusivement, sans que jamais l'intelligence ne l'atteigne, ni que la faculté estimative ne se le représente ; et Allah est savant et sage » (idem). Ainsi l'Ipséité s'identifie-t-elle à la Révélation primordiale, celle qui consiste dans le Voilement même, dans le Mystère de l'Essence en tant qu'Intériorité pure. Dans les profondeurs du Mystère où réside son Essence, Allah est totalement Un avec Lui-même, ou plutôt, ni « avec » ni même « en », mais simplement Un, c'est-à-dire non multiple. Rien ne Le sépare de Lui-même, aucune distance ne s'interpose entre Lui et sa Connaissance, et son Être même réside dans cette non-séparation, de sorte qu'il échappe par essence à toute modalité intentionnelle de la connaissance, puisqu'une telle modalité prend justement sa source dans la distance (si minime soit-elle) qui la sépare de son objet. C'est dans cet état d'occultation infinie qu'Il se révèle d'abord, d'une Révélation identique à son Unité très parfaite et dont le premier moment n'est autre que l'occultation même. Tel est un sens possible de l'expression « la Vérité réunie dans les profondeurs du Mystère à la Vérité manifestée universellement ». La « Vérité manifestée universellement » ou « Lumière universelle » désigne l'Ipséité comme fondement de la manifestation, qui plonge cependant ses racines au plus profond du Mystère, dans cette Vérité purement intérieure qui se dérobe essentiellement à toute manifestation. Ainsi, le « contenu » de cette « première Révélation » qu'est l'Ipséité consiste dans la non-révélation : elle est la Révélation de l'occultation comme telle, ou plus exactement, de l'occultation comme Fondement universel. C'est pourquoi le Nom « Lui » est bien « l'implicite d'entre les Noms explicites et l'explicite d'entre les Noms implicites ». Par lui, Il se voile en toute chose et se révèle en toute chose : « Hû(a) », c'est le point nodal, suprême, où tout voilement se convertit en apparition, et toute apparition en voilement. C'est donc par « Lui », grâce à « Lui », que se révèlent tous les Noms, à commencer par le Nom suprême « Allah », qui les contient tous, comme l'explique le cheikh : « Les Noms explicites constituent l'explication du Nom « Allah » – que sa mention soit exaltée. Et le Nom « Allah » nous est connu au moyen du Nom « Lui » » (idem). L'Ipséité est l'Apparition dans son jaillissement tout à fait premier et encore enveloppé dans les ténèbres du Non-apparaître, elle est la Révélation dans sa force et sa forme

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originelle, la forme originelle de la Révélation, telle que toute Révélation passe nécessairement par cette forme, emprunte son moule, son canal. Elle en est à la fois la forme et, en un autre sens, la substance même, que toute manifestation ultérieure vient modaliser. C'est ici que l'analogie Livre-Monde joue à plein son rôle de révélateur du « mécanisme » de la Révélation. Toute Révélation commence par le Nom « Lui », le Nom de l'Ipséité, c'est-à-dire par l'auto-révélation de l'Essence dans son indétermination complète, dans sa généralité nocturne où ne luit pas encore l'éclat d'un aspect déterminé. Tout aspect manifesté – tout Nom – devient ainsi comme une spécification, une limitation de cette Révélation première, un prédicat du Sujet absolu et totalement indéterminé : « Lui ». Ce caractère absolument primordial de l'Ipséité par rapport à toute Révélation se manifeste dans la forme même du Nom « Lui », composé, rappelons-le, des deux lettres hâ' et wâw, qui correspondent aux deux points d'articulation extrêmes, l'un situé près du cœur, dans le fond de la poitrine, l'autre au niveau des lèvres. Ainsi formé de la réunion des extrêmes, il atteste concrètement que sa Réalité embrasse tous les degrés du réel, qu'Il est l'Intérieur et l'Extérieur, la «  Vérité enfouie dans les profondeurs du Mystère » et la « Vérité manifeste ». Le cheikh, ici, reprend en la développant l'exégèse hiéroglyphique bien connue de ce Nom, ainsi que celle du Nom « Allah », que nous avions déjà rencontrées chez Quchayri :

« Dès lors, [le Nom « Allah »] signifie l'Apparent (ou l'Extérieur) et le Caché (ou l'Intérieur), conformément à la parole de l'Envoyé d'Allah (PBSL) : « Il est l'Apparent, tel qu'il n'y a personne au-dessus de Lui, et Il est le Caché, tel qu'il n'y a personne en dessous de Lui  ». Autrement dit, Il est l'Apparent dans ce qu'Il a manifesté et le Caché dans ce qu'Il a occulté. Le premier lâm, avec l'alif, [formant l'article défini al, NdT], sert à marquer qu'il s'agit d'un être connu et défini. Le second lâm est pour le Royaume, qui consiste dans tout ce qu'Il a manifesté. Quant au hâ', il renvoie à la réalité essentielle de l'être désigné ; la forme de cette réalité est « Hû(a) » (« Lui »), comme le montre sa Parole : « Il est Allah, l'Unique » (« Hûa-llâhu ahad »), et : « Il est Allah, nulle divinité à part Lui » (« Hûa-llâhu al-ladhî lâ ilâha illâ hû »). Il y a là deux lettres : l'une, le hâ', est une spirante produite par l'air qui jaillit du tréfonds [de la poitrine]. L'autre, le wâw, jaillit des lèvres. Pour cela, [cette parole « Hû(a) », « Lui »] témoigne de son Antériorité et de sa Postériorité. Allah – exalté soit-Il a dit : « Il est le Premier et le Dernier, l'Apparent et le Caché ». Par conséquent, tout adventé se manifeste en procédant de Lui et revient finalement à Lui : Il est le Premier à qui tout aboutit [conformément à sa Parole] « certes, vers ton Seigneur est l'aboutissement ultime » » (p. 15).

C'est donc ce mouvement déjà accompli par lequel toute existence procède de Lui et fait retour à Lui au terme de sa procession, qui définit le « Soi » de la Divinité, l'Essence absolue en tant qu'Ipséité (huwiyyah). C'est à travers sa propre Ipséité, son propre Soi, fondement obscur et terme de toute Révélation, qu'Allah saisit toute chose avant même qu'elle ait eu le « temps » de se manifester, qu'Il embrasse tout simultanément dans un unique Instant hors du temps : « de même qu'Il est maintenant, Il était dans son Éternité suprême, avant qu'Il créée ce qu'Il a créé ». On peut appliquer à la « huwiyyah » ainsi conçue ce que J. Trouillard disait de la Manence (monè) divine dans la perspective de Proclus, à savoir qu'en elle, la Procession de l'Un se précède éternellement elle-même. L'Essence n'est pas « avant » l'Ipséité ; Elle lui est ontologiquement contemporaine, et apparaît aussi bien comme son fondement que comme, en quelque sorte, « produite » par elle dans le mouvement intérieur de retrait par lequel elle échappe à toute tentative de détermination ontologique qui prétendrait lui assigner un « contenu » objectif défini à la manière des êtres manifestés. L'Ipséité est l'Essence en tant qu'Elle se produit Elle-même ; l'Essence est l'Ipséité en tant qu'elle précède infiniment sa propre production par elle-même, en tant qu'au moment où elle apparaît, elle fait voir qu'elle était déjà là depuis toujours. C'est parce que tout, dans l'Éternité, a déjà procédé et fait retour à ce Soi ineffable qui enveloppe toute Révélation, que la Révélation du Tout est possible. Elle commence par cette Parole toute simple mais symboliquement chargée d'une signification infinie : « Hûa-llâh », « Lui, Allah ». La première et la plus haute de toutes les modalisations manifestées par le moyen de l'opérateur « Hû(a) » est celle qui est représentée par le Nom « Allah », qui rassemble synthétiquement tous les autres, comme il a été vu plus haut : « Les Noms apparents constituent l'explication du Nom

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« Allah » – que sa mention soit exaltée. Et le Nom « Allah » nous est connu au moyen du Nom « Lui ». Le Nom « Lui » est le caché d'entre les Noms apparents et l'apparent d'entre les Noms cachés ». Il rassemble tous les Noms, c'est-à-dire toutes les modalités selon lesquelles l'Essence se manifeste, parce qu'il est le Nom de l'Essence, celui qui se rapporte à Elle en propre, et qu'il appartient à l'Essence absolue de se manifester par Elle-même, d'être à Elle-même le fondement de sa manifestation, et de réunir ainsi en Elle-même toutes les modalités possibles de cette manifestation. Cependant, on voit que le Nom « Allah », ainsi envisagé, ne désigne pas tant l'Essence considérée dans son absolue transcendance, – où Elle échappe d'ailleurs, et par là-même, à toute désignation – mais « seulement », pour ainsi dire, la Divinité conçue comme le fondement des Noms, comme le Principe de sa propre Révélation. Cela correspond grosso modo, dans le néo-platonisme, au Bien, « Hénade des hénades », sommet absolu de la hiérarchie des existants, que J. Trouillard, dans sa Mystagogie de Proclos (MP dans la suite), définit comme « l'Ineffable non en lui-même, mais en tant que les êtres se réfèrent radicalement à lui » (p. 83). Ainsi conçue, la Divinité apparaît encore comme le « reflet » de l'Essence ineffable dans le « miroir » de l'Ipséité, qui est la Révélation à l'état pur, dans son universalité indéterminée. Elle exprime l'aspect transcendant, singulier du Sujet divin, et « cristallise » ainsi autour d'Elle, devenue Centre universel, toutes les « possibilités de manifestation » contenues obscurément dans la huwiyyah. L'ordre des Révélations est donc le suivant : d'abord l'Ipséité, par laquelle se révèlent tous les aspects particuliers du Divin, et qui n'est elle-même révélée par rien d'autre que par elle-même, comme l'indique la formule « Hûa Hû », « Il est Lui », formée du redoublement et de la concaténation du pronom « Lui », jouant successivement le rôle de sujet et celui de prédicat ; formule incantatoire qui joue un rôle important dans le dhikr : c'est elle qui, bien souvent, termine les séances ; simple amplification du son naturel de la respiration, halètement syncopé, dhikr du souffle vital, dans lequel la langue – symbole de la parole extérieure – n'intervient plus, elle manifeste la réalité de sa Parole : « Il est le Premier et le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur... ». Ensuite, la Divinité, dans laquelle l'indétermination foncière de l'Ipséité s'inverse en un « trop-plein » de détermination, qui s'épanchera dans la série des Noms : c'est la formule « Hûa-llâh », « Il est Allah », sur laquelle viennent se greffer toutes les dénominations qui expriment des aspects plus particuliers de ce Principe universel, en commençant par celles qui, comme « l'Un » ou « l'Impénétrable », ne se rapportent encore qu'à son Essence, pour terminer par celles qui renvoient à ses Actes. Toute cette conception de la Procession universelle, et de la conversion finale dans laquelle elle s'achève par la médiation de l'Homme, est résumé par le passage suivant, extrait du commentaire du Nom « Allah » :

« Lorsqu'Il souhaite produire quelque chose à partir de la grandeur de son Existence élevée et faire connaître le Nom d'Allah – exalté et glorifié soit-Il – , sa noblesse et sa nature, Il désigne par lui un Être omniprésent, contemplant [toute chose], apparent dans ce qu'Il a manifesté, dissimulé dans ce qu'Il a celé, et Il dit : « Lui, Allah, l'Unique ; Allah, Celui qui détient l'Aséité ». C'est-à-dire que votre venue à l'existence, votre maintien dans l'être, votre perfection et l'état de création dans lequel vous êtes Lui incombent ; et le Verbe qui vous régit, vous gouverne et préside à vos changements d'état, et [votre] subsistance, les grâces [qu'Il vous octroie] ou les épreuves [qu'Il vous fait subir], et l'existence dans sa totalité, tout cela, c'est Lui qui le produit, qui l'administre, qui le créé et qui le gouverne, et qui le tient fermement, du premier au dernier être, extérieurement et intérieurement. Ensuite, Il fait connaître de la façon la plus parfaite [litt. dans la perfection de la forme] ce qui Le distingue extérieurement des créatures, et dit : « Allah, le détenteur de l'Aséité. Il n'a pas engendré et n'a pas été engendré. Et rien n'est semblable à Lui ». Il a donc dit « Lui », se manifestant par le témoignage de son Ipséité et de la Réalité de son Existence. Après quoi, Il s'est manifesté par sa parole de Vérité « Allah », ce qui signifie : « C'est Moi, Allah, nulle divinité à part Moi », « Celui qui connaît l'Invisible et le Visible ». Par sa parole « l'Invisible », il faut entendre ici ce dont il était inscrit dans sa Science éternelle qu'Il ne l'existencierait pas à partir de quelque chose ; et par sa parole « le Visible », il faut entendre ce qu'Il a existencié à partir de Quelque chose qui est « le Tout-miséricordieux, le Très-miséricordieux ». Puis, sur le modèle de ce qui précède, Il s'est à nouveau manifesté en se faisant connaître par ses Attributs et ses Noms. Or, dès lors que les

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Attributs et les Noms se rapportent soit à l'Essence, soit à l'Acte, et que tout ce qui précède relève de la mention de l'Unité, de la Miséricorde (Rahmah) et de la « qualité de Miséricordieux » (Rahmâniyyah) qui sont parmi les Attributs essentiels, il a ordonnancé tout processus de manifestation de la sorte, en commençant par la mention de l'Ipséité – exalté soit-Il et magnifiés soient sa noblesse et son rang – . Par la voie de cette allusion à l'Ipséité, il manifeste alors le Nom « Allah », et l'explicite par l'attestation de l'Unité (Tawhîd). Ensuite Il enchaîne avec la mention des Noms de l'Essence, aussi loin qu'Il lui plaît d'aller dans cette mention, et glorifie sa Personne comme il convient à sa Majesté sublime et aux caractères de son Exaltation au dessus de tout ce qu'ils Lui associent. Puis, répétant tout ce processus, Il se manifeste de nouveau en commençant par la mention de l'Ipséité, puis en explicitant l'être à laquelle elle se rapporte dans le Nom « Allah » – exalté et magnifié soit-Il –, mais lui enchaîne cette fois les Noms de l'Acte, aussi loin qu'Il lui plaît d'aller dans la mention de ceux-ci, afin qu'Il nous fasse connaître les chemins de sa connaissance et qu'Il nous indique clairement les routes menant à sa guidance. Or le chemin de celui qui cherche à connaître son Seigneur, qui s'enquiert de sa science s'il plaît à Dieu, consiste à considérer tout ce qui tombe sous son regard, tout ce qu'il entend ou qu'il sait, et à chercher son Seigneur Allah dans, par et avec tout cela, sans s'imaginer une quelconque forme de participation ou de coexistence avec Celui que sa Gloire très-élevée et sa Grandeur sublime préservent de toute compagnie. Parvenu à ce stade, tu Le trouveras, Lui, avant tout ce que tu peux rechercher auprès de Lui, et après cela, et à l'extérieur comme à l'intérieur. Les Attributs de l'Essence s'établiront alors fermement [en celui qui a atteint ce degré], aussi loin que sa science embrasse d'eux, puis les Attributs de l'Acte, aussi loin que porte sur eux sa science ; et il recevra en abondance la connaissance des existants, selon la mesure de sa capacité, pour autant que cela ne le détourne pas du But le plus élevé. Il passera en revue ses actes, ses sagesses, ses Oeuvres, ses Faveurs, ses Courroux, la façon dont Il guide [les Élus] et égare [les réprouvés], son Amour, sa Haine, ses Commandements et ses Réprobations, etc. Il concentrera tout cela ainsi que la Parole en un tout unique et passera en revue les deux modalités de l'existence, le Monde et la Révélation, à laquelle revient tout ce qui précède, parmi les affaires d'ici-bas et de l'Au-delà. De la sorte, certains aspects de la grandeur de ce Nom suprême [« Allah »] se révèleront à lui, et il saura que de lui [c.-à-d. de ce Nom] procède toute connaissance et toute existence. Les hommes de la quintessence voient une allusion à cela dans sa Parole, lorsqu'Il a dit : « Certes, votre Dieu est Allah. Nulle divinité à part Lui ; Il embrasse toute chose par sa Science ». Il a [ainsi] disposé la mention du Nom suprême, et lui a joint l'attestation de l'Unité (Tawhîd) par le biais de la particule de négation (lâ) [qui exprime la négation] de la divinité pour tout ce qui est autre que Lui et son affirmation [pour Lui], qui ramène la totalité à Lui, Unique et sans associé. De sorte qu'au moyen de cette parole, il a développé tout ce qui se trouvait dans le Nom ; et ce qui se trouvait dans la parole, Il l'a développé dans tout le Coran, et dans l'Existence intégrale ; et comprends » (pp. 19-20).

Ce passage merveilleux contient le schéma intégral d'une onto-cosmologie reposant sur la métaphysique de l'Ipséité comme procession immanente. Nous voyons en effet que c'est elle qui, se révélant d'abord elle-même, opère ensuite la révélation de l'Essence, puis des multiples aspects enveloppés en mode unitaire dans la mention de l'Essence, et symbolisés par les Noms. Mais il y a ici quelque chose de plus : nous voyons que ce processus n'est pas linéaire ; il est foncièrement cyclique, récursif. Dans l'horizon déployé par l'Ipséité universelle, ayant, contraction infinie de cette dernière, la Divinité pour centre, il se déploie autour d'elle en cercles concentriques, manifestant d'abord les Attributs les plus proche de l'Essence, puis faisant retour à son point de départ avant de manifester ceux qui en sont le plus loin, en terminant par les Attributs de l'Acte. Toute la procession suit ainsi le modèle parfait représenté par un type de formule que l'on rencontre en abondance dans le Coran, et que l'on peut schématiquement résumer ainsi : Lui + Allah + attestation de l'Unité (facultatif) + mention des Noms et Attributs. Sous sa forme la plus condensée, c'est par exemple la formule de la sourate al Ikhlâs : « Hûa-llâhu ahad », « Lui – Allah – Unique », c'est-à-dire, « Il est Allah, l'Unique ». Sous une forme plus développée, c'est le fameux verset 70 de la sourate al Qasas : « Hûa-llâhu lâ ilâha illâ hûa lahu-l hamd... », « C'est Lui Allah, nulle divinité à part Lui ; à Lui la louange, ici-bas et dans l'Au-delà ». Ou encore, les trois versets qui ferment la sourate al

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Hachr : « C'est Lui Allah. Nulle divinité à part Lui, le Connaisseur de l'Invisible tout comme du visible. Lui, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux. * C'est Lui, Allah. Nulle divinité que Lui ; le Souverain, le saint, l'Apaisant, le Secourable, l'Eminent, le Tout-Puissant, le Dominant, le Fier. Gloire à Allah  ! Il transcende ce qu'ils Lui associent. * C'est Lui Allah, le Créateur, Celui qui donne un commencement à toute chose, le Formateur. À Lui les Noms excellents. Tout ce qui est dans les cieux et la terre Le glorifie. Et c'est Lui le Puissant, le sage. » On peut voir ici une application du schéma d'ibn Barrajân dans toute sa splendeur : le premier verset commence en effet par la mention de l'Ipséité, puis, après avoir énoncé le Nom suprême « Allah » et proclamé l'Unité divine sous la forme de l'Unité du « Soi », et s'achève avec les deux Noms dérivés de la Miséricorde (Rahmah), qui sont à la fois les derniers Noms de l'Essence pure (rappelons que la Rahmah est traditionnellement considérée par les soufis comme la « Mère des Noms », identique à l'Essence même saisie dans le moment où elle commence à rayonner à travers les Noms), et les premiers Noms par lesquels Elle se manifeste au dehors, puisque, d'après le passage ci-dessus, toute la distinction entre le « Visible » et l'« Invisible » réside dans le fait que le premier a été existencié à partir des Noms « ar-Rahmâni-r-Rahîm » (« le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux »). Le deuxième repart de l'Ipséité et de la manifestation du Nom de Divinité, puis de la proclamation de l'Unité, et de là, énumère une série de Noms exprimant les idées de domination, de transcendance et de bienfaisance, c'est-à-dire l'ensemble des relations de l'Essence à l'univers manifesté, considérées indépendamment de l'existence et de la production de ce dernier. Enfin, le dernier verset, omettant la mention de l'Unité, se présente comme une reprise partielle du second, dans laquelle on va cette fois jusqu'aux Noms de l'Acte, qui, comme « le Créateur » ou « le Formateur », expriment la production même de l'existence manifestée. La formule « à Lui les Noms excellents » exprime symboliquement le fait que la procession ne se limite pas aux Noms mentionnés dans ces versets, mais s'étend à tous les autres ; enfin, les derniers mots mentionnent la « glorification » d'Allah par « ce qui est dans les cieux et la terre ». C'est la phase finale de conversion, par laquelle la manifestation, en « glorifiant » son Principe au moyen des Noms disséminés en elle, fait retour à Lui. Dans le passage cité d'ibn Barrajân, également, on constate que la manifestation des Noms de l'Acte n'est pas le terme ultime du procès : au delà de cela, il faut encore que le serviteur élu, qui s'est suffisamment purifié de l'illusion de la multiplicité, rassemble par la puissance de son dhikr tous les aspects du Divin épars dans la création, et sans se laisser distraire du But par ce qu'il en reçoit comme surcroît de science, « ramène la totalité à Lui, Unique et sans associé ». Alors la boucle est vraiment bouclée, le terme final de l'épanchement coïncidant avec la Source, l'Un se voyant comme Un par l'œil anéanti de sa créature. Il est à noter dès maintenant, car nous aurons à en reparler par la suite, que la parole « Hûa-llâhu lâ ilâha illâ hû », « C'est Lui Allah, nulle divinité à part Lui » représente la perfection des formules de ce genre, et la synthèse de toutes celles qui peuvent être construites selon le paradigme ci-dessus ; en d'autres termes, elle exprime à elle seule la marche de la procession dans la plénitude de son développement, jusqu'à la conversion finale. Ajouter après cela des Noms comme « le Souverain » ou « le Tout-Miséricordieux », c'est en réalité restreindre sa généralité, la limiter à une procession particulière au sein de la procession totale. Celle-ci a pour image exacte la formule « nue », qui commence avec la mention du Soi et se termine avec elle. Entre les deux, le Nom « Allah » marque le point autour duquel, dans l'étendue de l'unique Réalité dont rien ne sort, se déroulent les étapes successives du procès. Quant à l'attestation de l'Unité, elle équivaut en elle-même, comme nous le verrons un peu plus loin s'il plaît à Dieu, au déploiement intégral des possibilités contenues dans le Nom suprême ; elle se termine d'ailleurs très significativement par les mots « illâ hû », « excepté Lui », qui représentent bien l'enroulement final de cette multiplicité et sa réintégration dans le Soi, après l'anéantissement de tout ce qui était « autre » que Lui.

Le Nom « Allah » : origine et signification

Puisque ce Nom jouit d'un statut tellement particulier parmi les Noms, puisqu'il contient tous les autres, que c'est autour de lui que gravite l'univers visile et invisible, et que toute procession déploie

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et rétracte ses cercles, il faut maintenant examiner plus en détail ce que le cheikh dit de lui. Ceci nous tiendra lieu d'un examen complet de l'ouvrage, qui ne saurait trouver place ici, puisque tout le Commentaire consiste dans l'explication des Noms qui consistent dans l'explication du Nom « Allah » ; de sorte que tout le Commentaire, en somme, peut être vu comme l'explication de ce Nom particulier. On peut s'attendre dès lors à ce que la notice qui lui est consacrée soit comme un résumé de l'œuvre.

Un point délicat, mais en même temps très révélateur, concernant l'exégèse barrajânienne du Nom « Allah », est qu'il lui applique d'emblée ce qu'il avait tout d'abord dit du Nom « Lui », à savoir qu'il est « le dernier des Noms explicites et le premier des Noms implicites », ce qui revient au fond au même que de dire qu'il est « l'explicite d'entre les implicites et l'implicite d'entre les explicites ». Voilà qui est assez étrange à première vue, car il semble que le Nom « Allah », tel en tout cas que le cheikh l'envisage, désigne on ne peut plus explicitement l'Essence. Cependant, cela se conçoit aisément dès lors qu'« Allah » est considéré comme la somme intégrale de tous les Noms, ou comme l'expression de la Divinité conçue comme la somme et la synthèse de tous les aspects particuliers du Divin représentés par les Noms. Par rapport à chacun de ces aspects ou de ces Noms considéré isolément, le Nom « Allah », qui les représente tous sans représenter aucun d'entre eux, paraît complètement indéterminé, au même titre que le Nom « Lui ». On fera bien comprendre cela en disant que le Rien et le Tout, s'opposant également à la Partie, ont par rapport à elle une signification négative. Avec une différence cependant : c'est que le Tout comprend effectivement la Partie, tandis que le Rien ne contient rien : il est totalement vide. Dès lors, le Tout pourra être regardé comme strictement identique au Rien aussi longtemps qu'il est envisagé dans son état d'indivision, abstraction faite de l'existence des parties. Par rapport à la multiplicité des aspects manifestables du Divin représentés par les Noms, la Divinité fait figure de Tout, et l'Ipséité de Rien ; en effet, dire « Il est Allah », c'est dire que tous les aspects, pris chacun d'eux en particulier et tous dans leur totalité, se rapportent à son Essence unique. Au contraire, dire « Il est Lui », c'est bien marquer le fait qu'aucun de ces aspects, ni même leur totalité, ne convient exactement à L'exprimer en Lui-même ; c'est Le caractériser par la transcendance de son Essence vis-à-vis de tous les caractères exprimables. C'est ainsi que, tant que l'on ne porte aucune attention à la manifestation de ces caractères particuliers, Ipséité et Divinité peuvent être tenues pour identiques, comme le Rien et le Tout. En notant toutefois que l'Ipséité ne doit pas être prise pour le Rien pur (qu'elle est par rapport à la Divinité considérée comme un Tout), car rapportée à l'Essence pure et inconditionnée, elle est déjà « quelque chose » : elle est un Rien qui, se révélant à lui-même comme « Rien », s'avère capable de se dédoubler en un Tout. Enfin, il faut encore garder présent à l'esprit le fait que le « Tout » dont il est question ici n'est pas celui de la manifestation même, mais « seulement » celui des aspects manifestables du Divin ; lesquels, ainsi qu'il a été vu plus haut, ne se différencient effectivement que dans l'être manifesté, tandis que pris en eux-mêmes, ils sont rigoureusement indifférenciés, immanents les uns aux autres. C'est donc dans l'Unité que toutes les opérations de dédoublement, division, rassemblement, synthèse auxquelles il est fait allusion ici ont d'abord lieu ; ce n'est que dans le « Serviteur total », image analogiquement inverse du Principe, que ces mêmes opérations se répéteront, mais en impliquant cette fois des distinctions réelles, effectives.

Le commentaire du Nom « Allah » commence par une discussion serrée sur l'étymologie de ce mot. Ibn Barrajân se range bien sûr derrière ceux qui considèrent qu'il n'a pas d'étymologie au sens strict, car « les Noms ne dérivent de rien mais tout dérivent d'eux ». Ce sont les Noms qui sont à l'origine de tout ce qui existe, et le Nom suprême est la source de tous les Noms : il est donc absurde de vouloir le faire procéder d'autre chose. Cependant, on se rappelle la distinction entre Noms « explicites » et Noms « implicites », ou entre les Noms en eux-mêmes et les dénominations composées de lettres qui ont seulement pour fonction de les exprimer. De ces dénominations, il est permis de dire qu'elles sont dérivées, puisqu'elles sont en réalité tirées de qualités propres au manifesté, en vertu d'une certaine correspondance entre les caractères du manifesté et les caractères divins exprimés par les Noms. Ibn Barrajân entend ainsi dépasser l'antagonisme entre ceux qui considèrent le Nom comme dérivé et ceux qui le considèrent comme non dérivé : « Certaines gens

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nient que ce Nom soit dérivé, en raison d'une certaine part de la Réalité qui s'est dévoilée à eux ; d'autres au contraire affirment qu'il est dérivé, en raison de ce qui leur est apparu de la Vérité, à savoir que les Noms d'Allah ne dérivent d'aucune chose, mais que tout ce qui existe procède plutôt de leur existence. Or, si ceci est vrai des existants en général, il faut a fortiori qu'à tout Nom correspondent des lettres assemblées sous forme de dénominations afin de l'exprimer. Mais ces lettres elles-mêmes se trouvent réunies dans une multitudes d'existants afin de faire connaître, au moyen de dénominations, des objets qui procèdent par nécessité des Noms élevés. Dès lors, il n'y a aucun mal pour celui qui est en quête des Noms de son Seigneur – exaltée soit sa mention – à emprunter ces lettres aux objets nommés dans l'existence afin de parvenir à la connaissance effective des Noms de son Seigneur – exalté et magnifié soit-Il – en séparant et en rassemblant ces lettres jusqu'au moment où l'habit de la connaissance est intégralement tissé pour lui » (p. 21). Il ne faut pas perdre de vue, en effet, qu'« Il remplit toute chose d'existence », qu'« il n'est un lieu, parmi les lieux de présence ou de contemplation, qui ne soit plein de Lui, à raison de ce qu'exige ce Nom. Dès lors, s'ils Le cherchaient en tel lieu, ils Le trouveraient là, Présent et Contemplé ». Du reste, « il est possible qu'ils L'aient trouvé, mais Lui aient témoigné de l'inattention, jusqu'à ce que leur négligence leur fît oublier la Réalité de sa contemplation et la sainteté de sa Présence. Que celui qui Le cherche, Le cherche donc dans son Existence universellement répandue ainsi que dans sa Révélation qui enveloppe et subsume tout, qui est à l'œuvre dans ta propre nature, ô serviteur ! ainsi que dans tout ce qu'Il a créé » (pp. 21-22). Car « Allah est le Tout du Tout, et à Lui retourne le Tout ; et le Tout montre la voie vers Lui, et parle de Lui, et Le récapitule de façon limitée, car l'Existence est en réalité plus vaste et le But plus sublime » (idem). Dans ces passages, nous voyons qu'ibn Barrajân prend fermement position contre ceux qui veulent séparer transcendance et immanence ; c'est précisément parce que son Existence déborde infiniment le Tout qu'elle emplit tout, et que le chemin vers la Transcendance passe par l'immanence la plus radicale qui en est la véritable source, la racine. C'est dans et avec l'existence même de tout ce qui existe qu'il faut chercher le Principe, l'Existence pure qui en elle-même transcende les conditions propre à chaque état particulier d'existence. Il est infiniment plus que le Tout, certes, mais il n'y a rien dans le Tout à part Lui, et c'est ainsi que nous pouvons L'appréhender en dépit de sa transcendance : Il est « le Tout du Tout ». Formule qui n'est pas sans rappeler celle de Proclus à propos de l'Un ineffable : « il est tout en tous ». On comprend dès lors que ceux qui, ayant en vue la transcendance du Nom, rejettent radicalement toute recherche d'une « étymologie » ne sont qu'à moitié dans le vrai. La recherche étymologique est en réalité justifiée, à condition d'en renverser le principe : il ne s'agit pas de chercher d'où le Nom provient parmi les autres mots de la langue, mais ce qui en provient le plus directement et s'y rattache le plus manifestement parmi eux, étant donné que la langue n'est que le lieu de rayonnement de ce Nom, de même que l'Être n'est que le lieu de rayonnement du Principe suprême. – Ces principes étant posés, ibn Barrajân considère trois étymologies possibles, qui peuvent se réduire à deux dans la mesure ou deux sont elles-mêmes liées entre elles.

- Il y a d'abord le terme al walah, qui signifie en générale un état de confusion, de trouble, de crainte ou de ravissement. Selon le cheikh, ce mot possède une double signification : amour et crainte, qui se ramènent toutes deux, en fait, à l'idée de troubler, de ravir hors de soi. On reconnaît là les deux modalités fondamentales de relation au Principe conçu comme « Être suprême », Dieu personnel et Créateur. Elles se ramènent en réalité à une plus fondamentale encore, qui est celle de l'ébahissement, de la stupeur, de l'être-hors-de-soi : cela car lorsque Dieu est ainsi considéré exclusivement en relation avec l'univers manifesté dont Il apparaît comme la Cime et le principe démiurgique, le retour à Lui prend pour l'homme la forme d'une sortie hors de soi, d'une aliénation, bien qu'il s'agisse du contraire en réalité. Ibn Barrajân cite à ce propos une parole d'un initié disant  : « le début de la connaissance est l'ébahissement ; puis vient l'union, puis enfin le dénuement ».

- En second lieu, ibn Barrajân fait procéder le mot walah lui-même d'un verbe alâha, qui possède la double signification de cacher et de révéler. On sait que ces racines à double signification antinomique sont assez répandues en arabe, en particulier quand il s'agit des idées de révélation-occultation ; nous avons vu plus haut que le terme al ism, « le nom », se rattache lui-même à une

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origine semblable. Selon ce point de vue, les idées précédentes de crainte, d'amour, de ravissement, etc., bref, en somme, toutes les modalités de relation « personnelle » entre l'homme et Dieu, sont ramenées aux notions de voilement et de dévoilement. En effet, si la relation entre l'homme et son Dieu « personnel » a déjà pour modalité fondamentale un « ébahissement », un trouble indicible, c'est que la Personne suprême, le Sujet absolu est ce avec quoi, précisément, on ne saurait avoir une relation sujet-objet. La prise de conscience de cette impossibilité, comme premier moment de la « connaissance » qui fonde la « relation » véritable, voilà ce qui est la cause fondamentale du « trouble ». L'essence du Sujet réside dans la faculté qu'Il a de se voiler tout en se révélant, de se voiler par sa révélation même ou de se révéler par son voilement. Plus ancien, plus vénérable que ce Seigneur des univers qui se laisse encore « aimer » et « craindre » d'une certaine façon, est le Dieu de la Divinité pure, qui ne se révèle qu'à travers son occultation. « Allah » est le Nom de cette Divinité pure, il ne signifie rien d'autre que l'Apparent et le Caché, « l'Apparent dans ce qu'Il a manifesté, le Caché dans ce qu'Il a occulté ». Il apparaît donc essentiellement identique au Nom « Lui », à ceci près que ce que le mot « Hûa » manifeste seulement par sa forme, « Allah » le signifie également au travers d'une racine verbale renvoyant de façon explicite à l'idée de cacher et de révéler, de révéler en cachant, qui est le fondement de l'Ipséité. Il y a donc dans la Divinité le germe d'une première explicitation de cette dernière ; l'étymologie confirme ici ce que nous avons dit plus haut sur base de considérations purement métaphysiques.

- La troisième étymologie est encore plus curieuse. Elle fait « dériver » le Nom « Allah » du verbe lahâ ou lahiya, qui signifient tous les deux « distraire, détourner ». Cette étymologie mérite la plus grande attention. Le cheikh écrit : « parmi les origines supposées de [ce Nom], il y a le verbe lahîtu, « je me suis détourné » d'une chose, dans le sens de : je l'ai négligée, je me suis soustrait à son rappel, je l'ai oubliée complètement, etc. Un tel état, relativement à la chose, est appelé « divin », ilâhiy. Et celui qui est ainsi à tous points de vue, reçoit la qualification et le nom de « divin ». C'est pourquoi l'Envoyé d'Allah (PBSL) a dit : « j'ai demandé à mon Seigneur qu'Il me fasse don des « Détournés » (lâhîn) d'entre ma communauté (oummah), et Il me les a accordés » » (p. 16). Selon cette interprétation, le Nom « Allah » revêt une signification essentiellement apophatique, qui exprime directement la transcendance absolue de l'Essence par rapport au manifesté ; ou encore, il se rapporte à l'Essence envisagée selon cette transcendance, envisagée comme ce qui ne se rapporte à rien et à quoi rien d'autre ne se rapporte, comme ce qui échappe absolument et définitivement aux conditions de l'existence manifestée, ce qui est par soi-même dans un état de « détournement » et de « distraction » vis-à-vis de la multiplicité des êtres ; « par soi-même », par son essence et rien d'autre, c'est-à-dire qu'il trouve son caractère le plus essentiel dans cet « être-détourné », dans le fait même qu'il échappe à la condition phénoménale, qu'il n'est rien de manifesté et n'a d'autre rapport avec le manifesté que cet « être-détourné », que ce non-rapport, finalement, qui est son essence même. Comme l'écrit M. Henry : « Ici se fait jour pour la pensée qui veut parvenir à l'essentiel la nature étrange du chemin qu'il lui faut suivre si du moins elle veut atteindre son but. Suivre un tel chemin pour elle, en effet, ce n'est pas « se diriger vers » mais au contraire « se détourner de » (...). Ce qui reste quand, avec l'altérité et l'extériorité, le milieu de l'être et toutes ses déterminations, ses configurations et le mouvement vers elles de la pensée, ont été rejetés ou supprimés, c'est l'essence elle-même. Car rien n'est retiré à l'essence qui se trouve au contraire libérée et reconnue dans son intégrité quand s'opère dans la pensée le retrait de l'être transcendant et de la transcendance elle-même : rien n'est retiré parce que l'essence ne renferme rien d'autre et que la suppression de l'altérité est seulement la suppression de l'élément étranger par rapport à l'essence, de ce qui la recouvre et la dissimule à nos yeux. » (EM, pp. 350-351 ; souligné par l'auteur). Comme on le voit, quoi que l'on puisse reprocher à cet auteur, M. Henry a parfaitement saisi l'idée métaphysique au centre du passage précédent d'ibn Barrajân ; jusqu'à l'expression « se détourner de » pour qualifier la voie à suivre si l'on veut parvenir au Principe suprême : c'est bien en effet ce que le cheikh a en vue lorsqu'il décrit l'état de celui qui « se détourne » de quelque chose comme « divin relativement à la chose », de sorte que réaliser totalement la divinité consiste exactement à se détourner de toutes les choses. Non seulement de toutes les choses, mais plus précisément, selon les termes du cheikh, de la chose, en général et en tant que telle, c'est-à-dire de la « choséité » comme telle, ce que M. Henry

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désigne comme « le milieu de l'être et toutes ses déterminations, ses configurations et le mouvement vers elles de la pensée ». – La suite du précédent passage d'ibn Barrajân contient des développements d'une subtilité infinie, qui permettent de relier, d'une certaine façon, ce caractère de transcendance absolue exprimé par le Nom suprême en tant qu'il se rattache à l'idée de « se détourner », à la fonction de ce même Nom comme source des caractères manifestables du Principe. À ceux que cela surprendrait, il convient en effet de rappeler l'axiome proclien selon lequel « l'activité causale des hypostases supérieures porte plus bas dans la hiérarchie des êtres que celle des hypostases inférieures, de sorte que plus la cause est transcendante, plus son activité porte loin et plus son effet se manifeste profondément au sein des réalités inférieures ». Dans le même ordre d'idées (bien qu'à un niveau un peu différent), c'est l'aspect le plus transcendant et inconditionné de l'Essence divine qui La qualifie le mieux pour servir de Principe et de pilier à la totalité de l'existence, manifestée et non-manifestée ; il faut prendre le contrepied de l'intuition « naïve » qui consisterait à voir dans cet aspect suprêmement transcendant et inconditionné une perte de réalité et d'effectivité créatrice, car c'est bien dans son aspect le plus « détaché » et le moins « agissant » que l'Absolu est le plus effectivement Présent, que son action comme Principe porte le plus loin dans la hiérarchie de l'être. En d'autre termes, son « être détaché » ne fait qu'un avec son « être là », constitue le mode même de sa manifestation. Aussi, dans ce qui suit, le cheikh montre de façon éclairante comment cet « être détourné » qui constitue la qualification la plus propre de l'Essence, est aussi le fondement même de la totalité manifestée, son fondement réversé par rapport au sens où il apparaît comme caractère fondamental de l'Essence absolue. Commentant les mystérieux versets 2-3 de la sourate les Prophètes, ibn Barrajân écrit :

« Par ailleurs, l'on dit de celui qui se détourne (yalhî) de la Vérité (al Haqq) qu'il est lahwan : « dissipé », « détourné ». C'est à ce propos qu'Allah a dit : « Si Nous avions voulu prendre une distraction, Nous l'aurions prise auprès de Nous, si vraiment Nous avions voulu le faire ! » (21, 17). S'Il l'avait prise auprès de nous, Il aurait donc été, Lui, la Vérité, – Gloire à Lui – Créateur de la Vérité et de ce qui détourne de la Vérité. Or, Il a certes institué avec toute forme de rappel un désordre (fitnah) qui détourne de Lui, de sorte que la plupart des hommes ont été distraits (lâhîn) de la Vérité. C'est pourquoi Allah, – exalté soit-Il – a dit : « il ne leur arrive pas un rappel nouveau de la part de leur Seigneur sans qu'ils ne lui prêtent l'oreille tout en jouant, leurs cœurs étant distraits, insouciants (lâhiyah) » (21, 2). Par cet attribut, les serviteurs s'identifient dès lors à la « Vérité par laquelle ont été créés le Ciel et la Terre » ; Il a inscrit cela [cette tendance à l'oubli et à la distraction, NdT.] dans leur nature essentielle, de même qu'Il y a inscrit le Rappel (dhikr). Puis, Il a fait précéder dans l'existence effective le blâmable (al madhmûm) qui consiste dans le fait de se détourner et d'oublier ce qu'Il attend d'eux, afin de manifester son Election, au moyen de sa Miséricorde-Rahmah et de son Eveil, envers ceux qu'Il agrée d'entre ses serviteurs. Il a ainsi élevé certains et en a abaissé d'autres, afin de parachever les premiers pour le Paradis et les seconds pour l'Enfer, [qui constituent] les deux Paroles [de promesse et de menace, NdT.]. Mais pour parler conformément à la réalité des choses, parmi ceux qui sont soumis aux conditions de l'état humain (al bachar), il n'en est pas un, eût-il atteint le plus haut degré d'accomplissement spirituel, qui ne soit lâhin, « détourné, distrait » [d'un certain point de vue]. Car il n'est pas dans les capacités de l'état humain de pouvoir supporter la plénitude de sa contemplation et de sa Présence. C'est pourquoi l'on a pu dire que nul ne se souvient de Lui sans être quelque part pris de négligence, et que nul ne Le sert sans être auparavant dans un état de torpeur coupable. S'il savait, celui qui prétend pratiquer la mention rituelle (dhikr) ! sa langue se dessècherait dans sa gorge. En conclusion, le terme lâhin, « détourné », du verbe lahîtu, « je me détourne », s'applique à celui qui oublie la Vérité, comme à celui qui se souvient. Quant à celui qui recherche expressément ce qui distrait et détourne de la Vérité, on le qualifie encore de lâhin, « détourné », mais cette fois-ci, du verbe lahawtu [qui, étant construit sur la même racine, possède une signification proche, mais plus spécifique, NdT.]. De tout cela vivent les êtres soumis à l'épreuve de la loi révélée (al mukallafûn) ; par sa mise en œuvre, ils ont oublié cela même dont ils prétendaient se souvenir ; et dans l'immersion en tout ceci se trouve la destruction, la destruction ! » (idem).

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Pour bien comprendre ce passage, il importe de replacer le verset commenté ici dans son contexte. Il fait suite à un autre verset qui dit « Ce n'est pas par vain amusement (lâ'ib) que Nous avons créé le Ciel et la Terre, et ce qui est entre eux » (21, 16). Le verset 17, « Et si Nous avions voulu prendre une distraction, etc. » constitue donc une réponse à ceux qui pensent que Dieu a créé l'univers manifesté en vain, sans un but précis et une sagesse cachée ; par extension, c'est aussi une réponse à tous ceux qui pensent que l'ordre du cosmos est dû au « hasard » ou à une cause d'ordre accidentel. La signification de cette réponse apparaît de façon plus explicite dans le verset 85 de la sourate al Hijr : « Et Nous n'avons créé le Ciel et la Terre et ce qu'il y a entre eux que par la Vérité  ». « La Vérité », « al Haqq », est à la fois un Nom divin et un terme abstrait qui renvoie à l'idée de réalité, de rationalité, de justice. Cette formulation indique clairement qu'Allah a institué l'ordre cosmique comme une manifestation de sa suprême sagesse et de sa Réalité inconditionnée. Tel est aussi le sens des versets 16-17 de la sourate les prophètes, ici étudiés, voire de l'ensemble de cette sourate. Celle-ci, en effet, se rapporte directement au thème de « l'Homme Universel » tel qu'il a été développé par René Guénon dans la Grande Triade, et dont le prophète, homme totalement réalisé qui s'est élevé au dessus de la condition humaine commune, est l'expression par excellence dans la tradition sémitique. Cet Homme Universel, qui unit en lui les influences du Ciel et de la Terre, et récapitule par conséquent l'intégralité de la manifestation, c'est ce qu'ibn Barrajân nomme le « Serviteur total », et désigne ici par le terme collectif « les serviteurs » (al 'ibâd). Dans le commentaire précédent, les termes de « rappel » (dhikr) et d'« oubli » ou de « distraction » (lahw, ghaflah) se rattachent manifestement et respectivement aux influences « célestes » et « terrestres ». C'est pourquoi « les serviteurs », c'est-à-dire l'Homme Universel, possède une nature essentielle composée de rappel et d'oubli de la Vérité, et pourquoi, dès lors, tout rappel comprend nécessairement une part d'oubli, fût-il le fait d'un homme qui a « atteint le plus haut degré d'accomplissement spirituel ». Pourquoi, cependant, le cheikh affirme-t-il que c'est par cet attribut (« lâhin »), c'est-à-dire par ce qu'il y a en lui de distraction et d'oubli – non de rappel – que l'Homme Universel s'identifie à « la Vérité par laquelle ont été créés le Ciel et la Terre », à laquelle il est fait allusion dans le verset 85 de la sourate al Hijr ? D'un autre côté, pourquoi écrit-il que « s'Il l'avait prise auprès de nous, Il aurait donc été, Lui, la Vérité, – Gloire à Lui – Créateur de la Vérité et de ce qui détourne de la Vérité » ? L'usage de la conjonction law, qui veut dire « si » avec une nuance d'empêchement, d'impossibilité absolue ? Cela implique en effet qu'Allah ne peut pas être créateur de ce qui détourne de la Vérité, ce qui constitue la thèse qadarite, vivement rejetée par ibn Barrajân (et doublement : en tant que soufi comme en tant que sunnite). Ces questions s'éclairciront, s'il plaît à Dieu, si l'on rapproche du passage précédent cet autre, tiré du commentaire du Nom « al Badî' » (« le Principe »), où le cheikh revient sur le sens de ces versets 16-17 de la sourate les prophètes :

« Si donc Il l'avait prise [s'Il avait pris une « distraction », NdT.] auprès de Lui-même – exalté soit-Il – elle n'aurait pas [réellement] constitué une « distraction » ni un « vain amusement », mais plutôt la Vérité même ; car c'est Lui la Vérité éclatante (al Haqqu-l mubîn), et tout ce qui procède de la Vérité, c'est la Vérité même. Il a dit ensuite (Coran, 21, 18)  : « Et nous lançons la Vérité » qui consiste dans le Verbe et dans la Parole provenant de Lui, « contre l'Illusion [al bâtil, ce qui n'a en lui-même aucun fondement ontologique, NdT.] », c'est-à-dire contre l'être illusoire du néant, et dès lors le néant « se dissipe », cédant la place à son contraire, l'existence première. Ce qui signifie, en d'autres termes : Nous lançons la Vérité procédant de Notre proximité, celle qui convient à Notre dignité, contre l'Illusion dont vous soutenez faussement la réalité, et dès lors, l'Illusion se dissipe, laissant la place à la Vérité existante. Telle est la réponse à ceux qui prétendent que la cause première est nécessairement un être sans sagesse ; ceux qui soutiennent que son action est le fruit du hasard ; telle est la parole des « pentadistes » [mukhammasah ; philosophes soutenant l'existence d'une pentade principielle à l'origine de tout, NdT.], exalté soit Allah, qui transcende ces calomnies affreuses d'une transcendance immense ! C'est là l'opinion de ceux qui voilent la Vérité, que la malédiction infernale soit sur eux ! s'Il avait daigné – exalté soit-Il – prendre une distraction auprès de Lui-même, elle n'aurait consisté en autre chose que la Vérité, et n'aurait été qu'une cause de distraction vis-à-vis de ce qui est autre que Lui. Dès lors, l'existence aurait été tout entière Rappel de Lui, Adoration, Crainte révérentielle, Pudeur, éternellement et constamment ; nul trace

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d'oubli ni de négligence n'y aurait pris place. Il y a donc d'une part la distraction blâmable (al lahw al madhmûm), qui consiste dans tout ce qui détourne du rappel d'Allah et de l'action de Grâce selon la norme de l'adoration parfaite ; d'autre part, la distraction louable (al lawh al mahmûd), consistant dans ce qui détourne de tout ce qui est autre que Lui. De cela, Il a fait mention comme de la Science qu'Il a de Lui-même – exaltés soient sa Transcendance et sa Dignité. Ensuite, Il a fait participer les Anges à ce degré sublime ; ensuite, les Prophètes et les saints, qui forment une hiérarchie auprès d'Allah » (p. 406).

Ce passage complète le commentaire des versets en question, et achève de faire la lumière sur cette mystérieuse relation étymologique entre le Nom « Allah » et le mot « lahw », qui exprime l'idée de distraire, de détourner l'attention. En particulier, la distinction effectuée ici entre « ditraction blâmable » et « distraction louable » éclaire l'affirmation de l'extrait précédent selon laquelle tout être est « lâhin », c'est-à-dire « distrait » ou « détourné » dans une certaine mesure et d'un certain point de vue. C'est bien par ce caractère « détourné » que tout être est en quelque façon « divin », de sorte que l'on peut dire que rien n'existe, en dehors de la Vérité. Le rappel même, qui consiste dans le contraire de l'oubli, n'est en fin de compte que l'oubli de ce qui est autre que Lui ; de sorte qu'oubli, détournement, éloignement, désignent l'essence même du rappel, le substrat de l'existence universelle. On retrouve ici l'esprit du « retranche tout » de Plotin, et plus encore celui de la phrase de M. Henry : « Ici se fait jour pour la pensée qui veut parvenir à l'essentiel la nature étrange du chemin qu'il lui faut suivre si du moins elle veut atteindre son but. Suivre un tel chemin pour elle, en effet, ce n'est pas « se diriger vers » mais au contraire « se détourner de » (...) », car dans cette phrase, comme dans le texte d'ibn Barrajân, se fait jour le fait que le « retranche tout » en question n'est pas accidentel par rapport au Principe, qu'il ne désigne pas seulement la voie à suivre vers Lui faute de mieux, pour nous, créatures imparfaites, mais qu'il est en quelque sorte consubstantiel au Principe – s'il est permis de Lui attribuer une « substance » – , parce qu'il ne fait qu'un avec la connaissance que le Principe a de Soi, et que cette connaissance est son Essence même. Ainsi s'explique que ce soit d'abord en tant que « lâhin », en tant que « détourné », que l'Homme Universel ait part à la Vérité. Il y aurait plus que certainement ici un lien à faire avec l'étymologie du mot « insân », « l'homme », que l'on fait habituellement dériver de nasiya, « oublier ». L'homme par essence est oubli ; il est l'être dont l'activité essentielle consiste à s'oublier soi-même en Dieu. En réalisant cette essence, il s'identifie donc à la Vérité manifestée, c'est-à-dire au Verbe divin à l'origine de la création du Ciel et de la Terre ; cette Vérité elle-même est par essence oubli, mise à l'écart de tout ce qui est autre que Lui. Cet « autre » se trouve cependant posé dans cette mise à l'écart même, il est le « néant », l'« Illusion » à laquelle la Vérité manifestée s'oppose triomphalement, lui devant ainsi les conditions de sa manifestation. L'Illusion est ce qui n'a pas de fondement en soi-même ; elle a donc son fondement ailleurs, dans la Vérité. Elle est l'image retournée de cette dernière, et ce retournement, la Vérité l'accomplit d'elle-même, car elle est elle-même « détournement ». Tel est, me semble-t-il, l'explication du fait qu'ibn Barrajân, dans le premier des deux extraits analysés ici, semble remettre en question la création par Dieu de « ce qui détourne de la Vérité ». En réalité, rien ne détourne de la Vérité, car la Vérité, c'est le détournement même, et le détournement, c'est l'Acte créateur, qui s'oppose radicalement – d'une opposition qui est sa seule raison d'être et donc sa seule réalité – à l'Illusion d'un « autre que », d'un « ailleurs » de la Vérité vers lequel on puisse se tourner. C'est ici que s'opère la jonction, annoncée plus haut, entre l'aspect créateur du Divin – Dieu comme « Cause universelle » – et l'aspect radicalement transcendant de l'Essence définie, si tant est que l'on puisse parler de La « définir », comme ce qui échappe par soi-même aux conditions d'une Révélation, ce dont l'existence et la Révélation véritable consistent dans cette échappée même et dans le Mystère absolu qui en résulte. Ou, pour en parler mieux, c'est ici que s'opère la complète résorption du premier aspect dans le second, et que l'absolue transcendance de l'Essence s'avère être non pas synonyme de stérilité, mais au contraire, de surabondance ontologique, qui rejaillit infiniment sur le créé. En demeurant absolument seul dans son Unité transcendante, en se tenant à distance de la multiplicité des êtres, Allah tient cette multiplicité à distance de Lui, et lui permet ainsi de se manifester. Tenir l'Être à distance de Soi, pour l'Un, c'est aussi le tenir à distance de lui-même puisque dans le Soi divin réside la Réalité de

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l'Être. Ainsi l'Être se constitue-t-il comme Être-détourné, Être-ravi-à-soi, mais néanmoins retenu auprès de soi, maintenu dans sa propre présence. L'Essence divine est ce qui exclut absolument l'altérité, la différence, la manifestation. La différence ainsi exclue échoit tout naturellement à l'Être, qui est Différence pure, principe de toute différenciation, et à la fois image la plus parfaite de l'Essence, puisqu'étant Différence pure et non telle ou telle différence, il n'est précisément différent de rien : il est Ressemblance pure. Comme l'Essence, il exclut de lui l'altérité ; il est un ; mais cette unité, il la doit à l'Essence, et non pas à lui-même. Il est la Vérité créatrice du Ciel et de la Terre, – l'origine commune du rappel et de l'oubli – qui s'oppose à l'Illusion de la diversité pure en la ramenant à l'Unité du Réel. Mais cette Vérité créatrice n'est constituée par rien d'autre que par le retrait de l'Essence hors des choses ; lorsque l'Essence s'est ainsi retirée, l'Être-Vérité s'est trouvé projeté, littéralement catapulté hors d'Elle, lancé « contre l'Illusion » pour la faire « disparaître », comme dit le Coran. Il a donc pris la forme de ce retrait, de cette divine retraite, et, revêtu de cette Forme, il a répété pour lui-même le processus dont il était issu, mais en le «  dénaturant » (ce terme est à entendre évidemment sans aucune connotation morale) et en l'inversant en quelque sorte. L'Un, en chassant hors de Soi l'altérité, la constitue comme Altérité Une, ou comme Unité Autre, qui participe encore intégralement de la Vérité. Son écart à l'Un n'est que virtuel, évanescent, car il n'y a rien d'autre entre elle et Lui. L'Être, imitant le mouvement qui l'a institué comme Être, chasse hors de soi l'altérité, mais la constitue comme altérités multiples, comme Illusion d'un « autre » pluriel qui s'écarte réellement de l'Un, et non plus virtuellement. Cependant, il demeure que c'est la Vérité qui a elle-même donné l'impulsion de cet écart ; elle le limite par conséquent, le borne, l'empêche de croître à l'infini, mesure la distance ontologique qui sépare toute chose du Principe. Nous pouvons résumer tout cela en une seule proposition ainsi formulée : puisque le Principe a montré l'exemple en se détournant des choses, toute chose qui se détourne de Lui L'imite, par la médiation de l'Être-Vérité qui est la Forme de ce détournement, et au moyen duquel tout fait retour à Lui. Il n'est ainsi absent de rien, ne fait défaut à rien, Il est « le Tout du Tout » et Il est tout en tous, tout en demeurant dans son absolue transcendance – parce qu'Il demeure dans son absolue transcendance. On peut dire encore les choses autrement : en se retirant du Monde, l'Un permet à celui-ci de se manifester : l'isolement relatif des essences, qui leur permet d'exister les unes pour les autres, est un reflet et une conséquence directe de l'Isolement de l'Essence. Chaque chose, en tant qu'elle est une chose, est « transcendante » par rapport à la totalité des autres, comme l'Un transcende les choses dans l'absolu. La transcendance divine est ainsi l'aspect le plus universellement partagé du Divin, le véritable fondement immanent de la manifestation. Toutefois, cette « transcendance immanente », qui se répartit dans les choses et permet leur apparition, n'est pas la Transcendance véritable, bien qu'elle soit produite et configurée par elle. C'est elle qui constitue la Vérité créatrice du ciel et de la terre, à laquelle le serviteur s'identifie, nous dit ibn Barrajân, dans la mesure où il est « lâhin », détourné, c'est-à-dire en fin de compte : transcendant.

Nous avons maintenant fait le tour des exégèses étymologiques du Nom « Allah » proposées par ibn Barrajân. Bien que ce dernier ne donne aucune précision à ce sujet, il me semble évident, étant donnée la nature même de la science étymologique des Noms telle que l'envisage le cheikh – « le Nom ne dérive de rien mais tout dérive de lui » – que ces trois étymologies sont à envisager non pas comme exclusives les unes des autres, mais comme reflétant trois visions de l'Essence, trois aspects de ce Nom qui contient tous les Noms. En outre, ces trois aspects ne sont pas à mettre sur un pied d'égalité, mais ils apparaissent comme hiérarchiquement ordonnés. Or, dans le traité déjà cité d'al Jîli sur les Noms divins, il y a un passage très intéressant qui évoque également trois aspects du Nom « Allah ». Al Jîli – qu'Allah sanctifie son secret – dit ceci :

« Ce Nom, « Allah », est un Nom de l'Essence. Il rassemble la totalité des Noms et des Attributs. Sa fonction est de liaison, non d'imprégnation, car l'imprégnation concerne uniquement les Noms d'Attributs, or celui-ci est un Nom de l'Essence. Cependant, il ne renvoie pas de façon exclusive à l'Essence. Il comporte en réalité trois moments :

- un premier moment dans lequel il se rapporte à l'Essence toute pure ;

- un second moment dans lequel il se rapporte au Degré ontologique de l'Essence en tant qu'Elle

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resplendit dans l'Attribut de Divinité ;

- enfin un troisième, dans lequel « Allah » se substitue à n'importe quel Nom, en vertu d'une certaine relation. C'est en ce sens que le cheikh Muhyi-d dîn ibn 'Arabi a dit que le repentant, lorsqu'il dit « yâ Allâh ! », « ô Allah ! », veut dire en réalité « ô Toi, l'Accueillant au repentir (yâ Tawwâb) ! » ; de même, le malade, lorsqu'il dit « ô Allah ! », veut dire en réalité « ô Toi, Celui qui donne la guérison (yâ Châfiy) ! ». »

Nous voyons clairement ici que le troisième « moment » se rapporte à l'Essence en tant qu'Elle « descend » dans les degrés des Noms et Attributs, déployant la manifestation avec les innombrables relations au Divin impliquées par ces Noms. Ce moment se rattache donc à la première des étymologies barrajâniennes, selon laquelle le Nom « Allah » est à rapprocher d'« al walh », terme signifiant à la fois « perplexité », « amour » et « crainte », les trois nuances fondamentales qui réunissent toute relation du manifesté au Principe envisagé comme Producteur et Régulateur unique de la manifestation. Le second « moment » correspond au resplendissement primordial de l'Essence dans « l'Attribut de Divinité », qui rassemble synthétiquement tous les Noms et Attributs. Le Nom « Allah » ainsi envisagé cristallise autour de lui et concentre en lui les aspects épars et indifférenciés qui résident, auparavant, dans ce qu'al Jîli appelle « l'océan tout-enveloppant désigné par le terme d'Ipséité ». Ce qui correspond également à la seconde étymologie, selon laquelle « Allah » se rattache au verbe « alâha », qui signifie tout à la fois « cacher » et « manifester » : manifester tout en cachant, ce qui convient au premier moment de la manifestation, lorsque les aspects du Divin représentés par les Noms, qui sont comme les resplendissements de l'Essence, restent auprès d'Elle, sans se différencier effectivement. Finalement, le premier « moment » ici envisagé, celui de l'Essence considérée dans sa Pureté et sa Transcendance absolue, se rattache à la troisième étymologie, qui fait « dériver » le Nom « Allah » de « lahâ » ou « lahiya », « distraire », « détourner », car dans sa Transcendance, Il est Celui qui n'a aucune relation avec les choses.

Le Nom « Allah » : sa transcendance et sa forme

Il faut maintenant revenir à ce que nous disions tout à l'heure à propos de la notion d'« étymologie » appliquée au Nom suprême : une telle notion ne peut avoir dans ce cas qu'un sens relatif, et même inverse de celui qu'il a d'ordinaire. La règle absolue est que « le Nom ne dérive de rien, mais tout dérive de lui », y compris les lettres dont il se « compose » apparemment. Or, ce sont ces lettres qui, émanant du Nom comme les rayons du soleil, sont à la base des racines dont il procède selon le point de vue étymologique, comme de tous les termes dont on peut se servir pour « l'expliquer ». L'exégète qui se donne pour tâche de rendre à ce Nom les honneurs dûs à sa transcendance, d'en montrer la noblesse véritable, doit donc rétablir l'ordre originel inversé par le point de vue du linguiste profane. Il doit non pas expliquer ce Nom à partir des choses, mais montrer comment les choses s'expliquent à partir de ce Nom. En d'autre termes, c'est dans la forme même de ce Nom, dans la disposition des lettres isolées qui le « composent », dans les propriétés symboliques qui font de lui un « chiffre », qu'il faut chercher son explication. C'est pourquoi, après avoir expédié cette question de l'« étymologie », ibn Barrajân se livre à une longue exégèse hiéroglyphique qui reprend, comme pour le Nom « Hû(a) », celle de Quchayri (voir supra), mais en la complétant et en la précisant notablement. Le passage essentiel où il nous expose sa conception est le suivant :

« [Le Nom « Allah »] est le dernier des Noms « explicites » et le premier des Noms « implicites ». Tout autre Nom « explicite », en dehors de lui, est connu par lui, et en constitue une explication, comme nous le ferons bientôt ressortir en commentant chacun de ces Noms, s'il plaît à Dieu. Quant à ce qu'il convient d'en dire ici, c'est que ce Nom se compose de quatre lettres apparentes : alif-lâm-lâm-hâ', auxquelles s'adjoignent deux lettres engendrées lors de l'élocution :

- la hamzah obligatoire [sur l'alif initial], qui concrétise le point de jonction de la Divinité, de l'Unité et de la totalité des Noms réunis, proclame sa Louange, et réduit à néant l'existence séparée

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de tout ce dont Il est purifié par son Elévation extrême et sa sublime Grandeur, en raison de l'antagonisme que cela comporterait par rapport à ces Qualités,

- et le [second] alif, engendré lors de l'élocution à la suite du second lâm, et dont nous avons parlé plus haut.

Le alif et le lâm initiaux réclament donc la hamzah obligatoire, pour marquer la réalité de ce qui est réuni et la nullité de ce qui est séparé. Quant à l'alif qui prend naissance dans le second lâm, il marque l'anéantissement des traces d'altérité fantasmées par les âmes des créatures qu'Il a adventées au moyen de ce lâm, comme mentionné précédemment. Enfin, au hâ' [final] s'adjoint un wâw implicite, qui n'apparaît pas dans l'écriture, mais s'est manifesté dans toute l'existence, en haut comme en bas. Il apparaît toutefois en lui-même dans la formule de l'attestation de foi [c'est-à-dire la chahâdah dans sa forme développée : « Hua-llâhu lâ ilâha illâ hû », « c'est Lui Allah, nulle divinité à part Lui », NdT.], et a conclu par lui, lorsqu'Il a dit à propos de Lui-même : « c'est Lui Allah » (« Hûa-llâhu »). Et tout ceci constitue le développement de ce qu'Il avait synthétiquement enveloppé dans le alif-lâm [initial], comme mentionné plus haut. Cela, cette réalisation de Celui qui est tel qu'« Il n'y a de divinité à part Lui », constitue donc l'exposition détaillée de ce qui était [précédemment] contenu en Lui ; ainsi le sens [profond] de l'attestation de l'Unité (Tawhîd) se réalise dans la Parole, dans ce qui l'exprime, et dans ce qui en porte [ensuite] témoignage, de sorte qu'au terme de cette réalisation, on revient au commencement [c'est-à-dire que via la formule de la chahâdah et son expression articulée, on est amené à manifester le wâw qui représente le développement intégral des possibilités contenues dans le « al », NdT]. La sagesse [divine] prend ainsi l'aspect d'un cercle divisé en six parts, dont au terme de la réalisation, la dernière reconduit à la première, qui à son tour, embrasse la dernière. Et Allah enveloppe toute chose ; Il est Celui qui dit la Vérité et qui montre le chemin » (pp. 18-19).

En plus des quatre lettres « visibles » alif, lâm, lâm, hâ', « Allah » se compose donc de trois lettres « invisibles », qui ne s'écrivent pas mais qui se prononcent. Ce sont : la hamzah qui marque l'attaque vocalique du alif initial, le second alif, qui marque la séparation entre les deux lâm, et le wâw symbolisé par la dammah qui donne la vocalisation en « ou » du hâ' final, et correspond au wâw du (pro)nom « Hû(a) », dont ce hâ' est la forme condensée. Soit sept lettres au total (encore le nombre sept !). Chacune de ces lettres possède au sein du Nom une fonction symbolisante précise qu'il convient d'analyser. Nous avons déjà examiné, dans la section « Essence et Ipséité », le passage auquel ibn Barrajân se réfère ici lorsqu'il dit « comme mentionné précédemment ». Revenons-y brièvement : « Le premier lâm, avec l'alif, [formant l'article défini al, NdT], sert à marquer qu'il s'agit d'un être connu et défini. Le second lâm est pour le Royaume, qui consiste dans tout ce qu'Il a manifesté. Quant au hâ', il renvoie à la réalité essentielle de l'être désigné ; la forme de cette réalité est « Hû(a) » (« Lui »), comme le montre sa Parole : « Il est Allah, l'Unique » (« Hûa-llâhu ahad »), et : « Il est Allah, nulle divinité à part Lui » (« Hûa-llâhu al-ladhî lâ ilâha illâ hû ») » (p. 15). Tout d'abord, « le premier lâm, avec l'alif, sert à marquer qu'il s'agit d'un être connu et défini » : l'alif est le symbole de l'Unité divine, ou plus exactement de la puissance de l'Unité (au sens de puissance active). Il est l'axe vertical de la manifestation, le rayon selon lequel s'opère le double mouvement de déploiement et de repliement de l'existence manifestée. Quand il s'adjoint au lâm, qui représente la Relation universelle, il forme l'article défini « al ». Les grammairiens arabes attribuent à celui-ci deux fonctions opposées : d'une part il marque le caractère connu, déterminé d'un être particulier, par rapport à une multitude indéterminée d'être semblables : « l'homme » au sens de « tel homme défini par ses qualités distinctives », par opposition à « un homme ». En ce sens, « al » représente le principe d'individuation, l'intelligence dans sa fonction séparative, la transcendance infiniment communiquée. D'autre part, « al » est aussi créateur de généralité et d'universalité ; il marque l'unité et la transcendance du genre, par contraste avec la multiplicité de ses représentants particuliers : c'est « l'Homme », au sens de « l'homme en soi, le genre homme », qui s'oppose alors à « un homme », c'est-à-dire : un représentant particulier, quel qu'il soit, de ce genre. La possibilité de ce second usage atteste l'unité originelle de ces deux fonctions. La disposition transcendante qui permet la division du genre en espèce, celle de l'espèce en individus,

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est identiquement celle qui, au terme du processus, « efface » l'individu pour affirmer l'universalité du genre. Cette disposition est l'Unité même. D'un bout à l'autre de la procession, c'est toujours l'Un qui se montre et se met en retrait, c'est Lui « l'Apparent dans ce qu'Il a manifesté, le Caché dans ce qu'Il a dissimulé », Lui qui se vise à travers les unités particulières et se détourne dans la transcendance abyssale de son Unité propre. L'Unité est sa propriété exclusive et incommunicable, l'essence de son Essence. C'est pourquoi Lui seul peut véritableemnt être désigné et distingué par l'article « al » ; tout ce qui est autre que Lui est dans une certaine mesure « semblable » à quelque chose, Lui seul n'est « semblable à rien », parce que la ressemblance est exclue de la structure de son Essence, qui consiste dans cette exclusion même ; Il est le seul être véritablement singulier. C'est dans la mesure où il est « différent » des autres qu'un être Lui « ressemble » ; aussi cette ressemblance est-elle nécessairement limitée par elle-même : l'être qui lui ressemble le plus diffère de Lui dans la mesure même où il Lui ressemble, et Lui ressemble dans la mesure où il en diffère. Dans la mesure où il témoigne de sa singularité, de son caractère « connu et déterminé », l'article « al » qui figure dans son Nom affirme en même temps son universalité, supérieure à celle du genre même, et sa transcendance. Ce « al » est donc proprement au delà des deux fonctions grammaticales évoquées plus haut, il en est la synthèse, qui ne s'applique qu'à Lui seul, « Unique et sans associé ». C'est pourquoi ce « al » est théoriquement surmonté d'une hamzah, qui est comme la mise en évidence du point initial où naît le rayon axial de l'alif. Cependant, la hamzah est détachée de l'alif au-dessus duquel elle est placée pour marquer la transcendance du point initial par rapport au rayon qui émane de lui. En effet, ce point contient toute chose, et le rayon lui-même, sous un mode infiniment concentré ; mais, en lui-même, il n'est absolument rien de tout ce qui apparaît au moyen du rayon, et il est autre chose que l'origine de celui-ci. C'est pourquoi d'ailleurs cette hamzah n'apparaît pas dans l'écriture : car il importe de marquer que l'Unité échappe complètement au domaine de la manifestation, bien qu'elle soit le fondement, la condition ultime de cette dernière, et la contienne à ce titre. Elle n'apparaît pas non plus dans la prononciation, lorsque le Nom suit un autre mot ou groupe de mots, par exemple dans le nom « 'Abd Allah », « serviteur d'Allah ». Cela pour marquer le fait que ce n'est pas réellement avec l'Un ineffable et transcendant que l'on peut entrer en relation, mais seulement avec l'Un déjà modalisé à travers ses Noms et Attributs, par lesquels Il entre en relation avec Lui-même, devient Lui-même relation. En revanche, la hamzah réapparaît dans la prononciation lorsque le Nom se situe en début de phrase, ou qu'il est prononcé seul, par exemple dans le dhikr. Alors, en effet, elle a pour fonction de manifester la transcendance du Nom en le séparant de ce qui précède. Du point de vue phonétique, elle représente l'attaque vocalique, muette, imperceptible, qui n'est pas encore un son, qui n'est en fait que le silence même, bien qu'elle contienne déjà la possibilité du son ; elle est comme la condition silencieuse de l'alif, lequel représente la voyelle a, la plus ouverte de toutes, c'est-à-dire le son à l'état pur, dans toute sa généralité, le son qui contient tous les sons et qui les exprime simultanément. On peut donc établir un lien entre la hamzah et le « al » qu'elle surmonte, d'une part, et de l'autre les notions d'Ipséité et de Divinité vues précédemment. Ce lien est confirmé par la ressemblance du « al » avec la racine IL, qui se rapporte à l'idée de divinité, et de la hamzah avec la lettre 'aïn, laquelle est proche du hâ' par sa forme (le cercle) et sa prononciation comme par sa signification symbolique. On rappellera en effet que les deux lettres ont approximativement le même lieu d'articulation, bien que celui du hâ' soit encore plus profond. De plus, on a vu que le hâ' était le symbole de la Réalité divine dans son aspect suprêmement inconditionné ; or le nom même du 'aïn signifie également « œil », « source » et « essence » ou « réalité effective d'une chose ». En résumé, la hamzah répond, comme l'indique le cheikh, à une double fonctionnalité : d'une part, elle signifie la transcendance de la Réalité divine par rapport à tout ce qui est « autre » qu'Elle, de l'autre, elle dénote la cohérence interne de cette Réalité ; elle est le nœud invisible où s'unissent tous les aspects du Divin représentés par les Noms et Attributs. Le « al » qui vient ensuite représente encore ce « nœud », mais devenu visible, apparaissant comme le fondement à partir duquel ces aspects rayonnent et se différencient. On voit par là que le « al » joue le même rôle par rapport aux éléments du Nom « Allah » que celui-ci joue par rapport à la totalité des Noms, et que celle-ci joue par rapport à la manifestation. Il représente donc une mise en abîme du Nom. Celui-ci résume en lui-même tout le

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processus selon lequel il se manifeste dans la double Révélation du Livre et de l'Existence universelle, et dans cette perspective, sa première syllabe le résume lui-même, en lui-même.

Venons-en maintenant, s'il plaît à Dieu, à l'interprétation du second lâm : « le second lâm est pour le Royaume, qui consiste dans tout ce qu'Il a manifesté ». Ibn Barrajân précise un peu plus loin :

« Certains ont dit que le second lâm représentait la négation de ce qui est autre que Lui, et le hâ', l'affirmation de son Ipséité. On a dit aussi que ce lâm représentait l'aspect de son Existence nécessaire inhérent à ce qu'Il a dévoilé au moyen du hâ' dans sa parole « Hûa-llâhu-l ladhî lâ ilâha illâ Hûa 'âlimu-l ghaybi wa-ch chahâdah », « c'est Lui Allah, point de divinité à part Lui, Celui qui connaît l'Invisible et le visible » (59, 22), etc. jusqu'à la fin de la sourate, ainsi que dans sa parole « c'est Lui Allah dans le Ciel et Allah sur la Terre » (6, 3). C'est vous, en réalité, qui êtes « dans le Ciel », et « Il est avec vous où que vous soyez » (57, 4) ; la notion d'anéantissement ne porte donc que sur ce qui tend à égarer les âmes en fait de traces d'altérité faussement attribuées par le mental aux existants qui font l'objet de l'apophase dans la formule de l'attestation de foi. Ainsi, même si le lâm marque un anéantissement comme certains l'ont prétendu, il faut bien comprendre que cet anéantissement est uniquement celui de ce qui résulte dans les cœurs d'une négligence causée par la privation de l'éveil. Autrement, tout ce qui existe est Rappel pour celui qui se rappelle, Guidance pour celui qui se montre attentif. C'est ce qu'Il a exposé clairement par sa parole « Lui, Allah, est Un » (112, 1) et « c'est Lui Allah, point de divinité à part Lui ». Finalement, si le second lâm, dans le Nom, appelle nécessairement le hâ' qui lui succède par l'intermédiaire de l'alif entre eux, c'est pour marquer symboliquement le besoin que la totalité des existants éprouve de l'infinie profusion de sa Présence, le caractère nécessaire de sa Contemplation bienveillante et de sa Proximité par rapport à toute chose qu'Il a créée, ainsi qu'il y est fait allusion dans sa parole de Vérité : « Ne vois-tu pas qu'Allah connaît ce qui se trouve au Ciel et sur la Terre  ? Il n'y a pas de colloque à trois sans qu'Il ne soit leur quatrième, ni à cinq sans qu'Il ne soit leur sixième ; ni à moins, ni à plus que cela, sans qu'Il ne soit avec eux où qu'ils se trouvent » (58, 7) » (pp. 15-16).

Par le second lâm, la totalité de l'existence manifestée, qui constitue le « Royaume », se trouve donc tout à la fois posée, en tant qu'elle rend témoignage de l'Un par son indigence ontologique, et niée, en tant qu'elle est par elle-même dépourvue de réalité propre. Ibn Barrajân pense peut-être ici à Quchayri qui, nous l'avons vu, rattachait ce second lâm à la négation lâ. Mais il prend soin de préciser que ceux qui l'interprètent ainsi ont raison dans la mesure où ce qui est nié au moyen de cette négation, c'est l'autonomie illusoire du manifesté, en tant que cette illusion porte préjudice aux âmes qui se laissent entraîner par elle loin de la Vérité ; cela en raison d'une négligence qui elle-même n'a pas de réalité positive, puisqu'elle n'est que « privation d'éveil ». Ce n'est donc pas le manifesté comme tel qui est nié, ou plutôt, c'est à travers cette négation qu'il apparaît et qu'il trouve son véritable fondement ontologique. D'où le second alif, qui, placé entre l'Ipséité et le manifesté, atteste l'omniprésence de l'Unité, comme seule réalité effective de la multiplicité. Cet alif ne s'écrit pas, car il symbolise l'Unité présente au cœur du nombre et comme telle, occultée par lui  ; mais il se prononce, car celui qui le prononce, appartenant lui-même au monde de la manifestation, a besoin de lui, au même titre que la manifestation a besoin de cette Unité présente en son sein.  – Ce second alif ouvre enfin sur le mystère du hâ' final, qui manifeste la Réalité du nommé dans ce qu'elle a de plus essentiel. Comme nous l'avons vu plus haut dans la section « Essence et Ipséité », c'est au moyen de l'Ipséité que l'Essence se révèle à Elle-même sans aucune limitation, dans l'exaltation de sa Splendeur et dans l'intensité de son Mystère. L'Ipséité représente l'aspect le plus intime de l'Essence, sa secrète Présence auprès d'Elle-même et de toute chose. C'est au « hâ'-dammah » final, contraction du « Hû », que revient, dans le Nom, la fonction de représenter telle qu'en elle-même l'Ipséité, car elle est bien ce qui subsiste seul au terme de la remontée apophatique par effacement des « autres » qu'elle a elle-même dévoilés comme autant de lieux successifs pour la « descente » du Divin. Tout ce qui était contenu préalablement dans l'alif-lâm de la Divinité, c'est le hâ' de l'Ipséité qui l'a déployé, puis qui l'a replié au moyen du second lâm et du second alif ; c'est donc elle qui demeure, et qui se montre comme seule véritablement réelle au terme de tout ce processus. Par là ce hâ' final fait signe à la hamzah initiale. Leur ressemblance formelle et phonétique se charge

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d'une nouvelle signification symbolique : le hâ' est la manifestation visible de cette hamzah invisible qui représente l'Unité dans dans son aspect non manifesté et transcendant. Cependant, ce hâ' visible se double lui-même d'une part invisible, la dammah finale. Forme abrégée du wâw de « Hûa », elle représente la circulation infinie du « Soi » à travers tous les niveaux de l'Existence. Par elle, l'Ipséité apparaît comme le principe de cohésion du réel, l'Esprit vaste et profond comme la mer qui rassemble et unit en elle la totalité des êtres présents dans les trois mondes. On peut voir encore dans le wâw un symbole de l'Homme universel, c'est-à-dire, selon la terminologie d'ibn Barrajân du « Serviteur total », qui rassemble en lui tous les degrés du manifesté et joue ainsi un rôle de médiation entre les deux pôles, inférieur et supérieur, de la manifestation. Ce qui correspond à sa fonction grammaticale en tant que particule de la langue arabe, qui est d'unir deux termes de même nature (noms, verbes, propositions...), et d'être ainsi principe de cohésion des parties du discours. C'est pourquoi ibn Barrajân dira de cette lettre qu'elle s'est « s'est manifestée dans toute l'existence, en haut comme en bas ». Aussi, en tant que composante du Nom suprême, elle ne se « manifeste » que lorsque celui-ci est pris dans une proposition qui énonce l'une de ses Qualités ou l'un de ses Actes, par exemple « Allahu Akbar » (« Allah est plus grand ») ou « Allahu khalaqa kulla chay' » (« Allah a produit ou naturé toute chose »). Autrement, c'est-à-dire quand le Nom est énoncé séparément, le wâw, bien que virtuellement présent, demeure muet, comme le rayonnement contenu d'un Principe qui contemple en Lui-même sa propre Universalité. Ibn Barrajân nous dit toutefois que ce wâw « apparaît en lui-même dans la formule de l'attestation de foi ». Il s'agit ici de la formule « (Hua-llâhu) lâ ilâha illâ hû », que nous avons commentée plus haut. Dans celle-ci, en effet, le wâw qui correspond à la « partie visible » de l'Ipséité, apparaît explicitement à la fin, de même que le hâ', qui correspond à la part « invisible » de l'Ipséité, apparaît au début. Nous avons vu que cette formule représente à la perfection, selon les critères islamiques, le développement intégral des aspects modalisés du Soi, « Hûa », qui se différencient à travers l'affirmation de la Divinité, « Allah ». Ce Nom à son tour apparaît désormais comme un résumé de ce développement. Avec son hâ' final qui fait écho à la hamzah initiale, il en manifeste le caractère cyclique, comme un procès qui va du Soi au Soi, du Mystère au Mystère, et dans lequel le visible comme tel «  apparaît » comme le grand Invisible. Ainsi se précise le sens de l'expression barrajânienne : « un secret qui procède d'un secret vers un secret ». Tel est « Allah ». C'est ainsi que le cheikh peut conclure : « au terme de cette réalisation, on revient au commencement. La sagesse [divine] prend ainsi l'aspect d'un cercle divisé en six parts, dont au terme de la réalisation, la dernière reconduit à la première, qui à son tour, embrasse la dernière. Et Allah enveloppe toute chose ; Il est Celui qui dit la Vérité et qui montre le chemin ». Grâce à sa forme symbolique, tant sur le plan graphique que sonore, le Nom se présente comme le résultat d'une procession intemporelle, parfaitement accomplie, qui contient en germe toute espèce de procession ; il est comme animé d'un mouvement intérieur qui va de l'Unité vers l'Unité, du Mystère vers le Mystère, ayant pour centre le « Cela » de la Réalité divine, enveloppant et subsumant toute relation, tout objet, toute idée, Présence pure et vide de toute qualité distinctive, mais renfermant la surabondance de toutes les Qualités qui sont à la base du manifesté.

L'être adamique

Au centre de la doctrine barrajânienne, se trouve une certaine conception de l'Homme ou plus exactement de l'être adamique comme plérôme des expressions théophaniques. Là encore, cette conception suit de près celle de Ghazâli, mais dans une présentation infiniment plus développée. La forme originelle d'Adam, qui s'identifie par elle à la « vérité à partir de laquelle toute chose a été créée » (al haqqu-l makhlûq bihi kullu chay'), est constituée « à l'image de Dieu », c'est-à-dire non pas de l'Essence divine, mais des « Noms et Attributs », en tant que modalités participables du Divin et principes de la manifestation. Comme tel, il constitue la forme intégrale et récapitulative de la dite manifestation :

« Allah – exaltée soit sa mention, Lui, Allah, Créateur de toute chose – a dit : « Nulle divinité à part Lui ! Il embrasse toute chose par sa Science ». Et « Il a créé toute chose et Il est savant sur toute chose ». [L'expression] « toute chose », en général, désigne la somme intégrale de tout ce qu'Allah

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a créé. Elle se présente à la faculté estimative selon la forme essentielle d'Adam, priant son Créateur, s'en remettant intégralement à Lui ; elle constitue le serviteur total. Dieu ne l'a point produit à partir d'une chose créée, Il le totalise en sa Puissance et le contient par son Verbe [ou son Ordre, NdT] et par sa Volonté ; et de même qu'Il embrasse toute chose par sa Science, de même Il embrasse toute chose par sa Puissance et par sa Volonté ».

L'être adamique, dans sa « forme essentielle », est donc « toute chose », c'est-à-dire le « Serviteur total », cet être qui n'a avant lui aucune chose créée, et qui n'est embrassé intégralement par rien d'autre que l'Attribut incréé de la Puissance divine. Il est également l'Intellect, le Calame divin, le lieu où se concentre originellement le resplendissement de l'Ipséité divine quand celle-ci se projette dans le milieu de l'existence extérieure pour se saisir elle-même en tant que « monde ».La nature adamique enferme donc en elle-même une ambivalence constitutive. Comme manifestation intégrale de l'Absolu et forme de toute manifestation possible, sa réalité n'est et ne saurait être autre que celle de l'Absolu lui-même – car il est lui-même, aussi bien, le principe de toute altérité possible et qu'il n'y a donc pas, avant lui, de milieu extérieur au « Soi » de la Réalité divine et dans lequel il pourrait apparaître comme distinct de cette Réalité qui le contient, et se contient elle-même en lui comme Science, Puissance, Volonté, etc. ainsi que l'atteste le passage qui précède (en gardant présent à l'esprit que c'est Allah et lui seul « l'Apparent dans ce qu'Il a manifesté, le Caché dans ce qu'Il a dissimulé », selon la formule bien connue). C'est pourquoi d'autre part, la réalisation de la forme adamique dans l'existence effective du monde, et aussi bien dans celle de l'homme individuel qui est un monde dans le monde, impose la perte, l'oubli par elle-même de cette nature humaine primordiale, qui est identiquement l'oubli de la Réalité dont elle procède. Parce que l'absolu, la Réalité divine dans son Essence incommunicable, est essentiellement le non-manifesté ou plutôt la non-manifestation, toute manifestation, en particulier celle du « Serviteur total », est oubli de la Réalité, oubli du « Soi », et par conséquent oubli de soi – aussi bien, on sait qu'en arabe, le nom même de l'homme (« ins ») provient de la même racine que le verbe oublier (« nasiya »). Mais cet oubli s'inverse dans l'activité du dhikr, du rappel, dans lequel la nature essentielle de l'homme s'accomplit totalement, en laissant paraître au travers d'elle-même sa Réalité qui consiste dans l'anéantissement de toute manifestation, dans l'anéantissement d'elle-même. Aussi, on voit parfaitement à la lecture d'ibn Barrajân, que cet anéantissement, cette « extinction » (« fanâ' ») dans le Tawhîd, dans l'Unité de la Réalité divine comprise précisément comme isolement à l'égard de toute manifestation, comme négation des « autres », négation de la pensée et de la connaissance mêmes, n'a pas un sens négatif, celui par exemple d'une sorte de « mort » entendue comme privation de la vie. Ou plutôt, son sens révèle la positivité surabondante de l'apophase portant sur toute forme de limitation, de distinction, de multiplicité. Dans l'extinction, conçue comme la plus haute des « stations » et la finalité du dhikr, comme l'aboutissement de la science des Noms divins par conséquent, l'homme découvre et jouit de ce qui constitue la « Vie supérieure », au moyen de laquelle il « contemple l'accord entre sa Justice et sa sagesse, comprend à partir de Lui-même le Livre et son union avec la sagesse dans l'accomplissement de ses œuvres. Et [il] voit comment Dieu ramène les dernières d'entre elles aux premières et des dernières fait procéder les premières, comment Il fait pénétrer les uns dans les autres les contraires, comment Il rapproche ce qui est éloigné et éloigne ce qui est rapproché », bref, vit de la Vie de l'Essence qui est « le fondement des Noms », et qui est elle-même rappel de Soi, dhikr. Car comme l'affirme une proposition essentielle, « il n'y a en dehors de Lui personne qui mentionne ni qui soit mentionné ». Ce rappel et cette mention permanente de Soi est l'œuvre interne de la Divinité, celle à laquelle il est fait allusion dans le verset coranique bien connu « chaque jour, Il accomplit une œuvre (nouvelle) », ou dans le hadith déjà cité « Gloire à Toi ! Je suis impuissant à te louer comme Tu te loues Toi-même », qui doit être compris comme signifiant : tant que je subsiste en tant que « Je », c'est que je ne vis pas encore de la Vie authentique qui consiste dans la louange permanente et immanente que Tu t'adresses et que Tu es Toi-même dans le sanctuaire secret de ta propre Essence, et qui, par définition, est sans « comme ».C'est pourquoi ibn Barrajân ne recule pas devant l'affirmation que tout homme parvenu au terme de la Réalisation, est réellement homme et Dieu. Devons-nous y voir un défi jeté à l'axiome

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monothéiste de la transcendance ? On peut sans crainte de se tromper affirmer que non, dans la mesure où il est clair que le cheikh ibn Barrajân ne l'entend pas au sens d'une fusion de deux natures, où d'une identification panthéistique qui les « applatirait l'une sur l'autre » (pour reprendre une expression de M. Henry critiquant la dialectique de Hegel). Pour lui en effet, comme pour Ghazâli, il existe entre le serviteur comme tel et le Seigneur comme tel, un abîme ontologique qu'aucune espèce de sainteté ne permet de franchir ; parce que la sainteté comme telle, en tant qu'elle ne s'est pas encore dépouillée d'elle-même, participe encore de l'altérité, c'est-à-dire de l'abîme. Rappelons à ce sujet ce que nous avons vu plus haut sur la nature de l'Homme transcendant, qui s'identifie à la « Vérité créatrice du Ciel et de la Terre » dans la mesure où il est « lâhin », « détourné » de soi, car il est ainsi la parfaite image inverse du Principe qui est éternellement « détourné » de tout ce qui est autre que Lui. Cette correspondance anthitétique entre l'humain et le divin constitue à la fois la raison qui rend absolument impossible leur identification ontologique, et la cause fondamentale de leur identité toujours effective sur le plan sur-ontologique, c'est-à-dire métaphysique. L'homme ne peut jamais « être Dieu », car en Dieu il n'y a aucune place pour l'être de l'homme en tant que tel ; tout ce qu'il a à faire est de prendre conscience de cette identité surontologique en se dépouillant de son être propre. On notera que la même idée, exactement, se rencontre chez Maître Eckhart ; comme l'écrit Michel Henry : « Loin d'impliquer l'identification de la créature avec l'absolu, c'est, bien au contraire, son exclusion hors de celui-ci qui se trouve affirmée, d'une manière radicale, par Eckhart dans le rejet de la distinction et aussi bien de toute différence. Une telle exclusion est un thème constant de la problématique eckhartienne dans laquelle elle intervient non pas à titre d'antithèse, pour corriger ce que pourrait avoir d'excessif l'identité d'essence entre l'homme et Dieu, mais comme le strict corollaire de celle-ci. Ce n'est pas bien que Dieu engendre l'homme « sans aucune différence », c'est parce que  – « l'opération du Père étant unité »(4) – il en est ainsi, qu'il est vrai de dire : « là où finit la créature, là commence l'Être de Dieu »(5) » (EDM, p.397). C'est en ayant présentes à l'esprit ces précisions essentielles qu'il convient de lire le passage suivant de l'introduction du Commentaire des Noms excellents, qui concerne directement la conception barrajânienne de la « divinisation » :

« Il y a ainsi pour les gens du Tawhîd (témoignage, réalisation de l'Unité) une station élevée, à laquelle accède celui qui s'est auparavant affermi dans les trois [précédentes] stations du Tawhîd. J'entends par cette station élevée, le Tawhîd absolument simple, tel que l'on ne voit plus rien, dans cette station, à part l'Un, l'Unique, dans l'exaltation de son Unité. On ne se voit plus soi-même, ni autrui, et c'est ce qui s'appelle « l'extinction dans le Tawhîd ». Les stations qui précèdent celle-là sont également des formes d'« extinction » ; c'est-à-dire que l'on s'éteint à tout ce qui est autre que l'objet de notre quête. C'est ainsi que Dieu a dit – glorifié soit-Il et à Lui la louange – : « Je scrute le cœur de mon serviteur, et lorsque Je constate qu'il est rempli de ma mention, Je deviens son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, son pieds par lequel il marche, sa main par laquelle il frappe... ».

Le serviteur est serviteur et le Seigneur est le Seigneur, en Vérité, cela va sans dire. Aussi, certaines personnes ont ignoré l'interprétation symbolique des paroles qui précèdent, au point de demeurer frappées de stupeur. Mais tout ce qu'elles signifient – et Allah dit la Vérité, et c'est Lui qui montre le chemin – est qu'Allah a créé Adam à son image [comme il est dit dans un hadith célèbre], c'est-à-dire à celle des Noms et Attributs, non de l'Essence. Car le serviteur est revêtu des marques de la sujétion, comme l'abaissement, l'humilité, le dénuement, l'indigence, la crainte, la pauvreté, et tout le reste, parmi les signes de sujétion et les qualités des êtres adventés et assujettis. Mais de même, il est également revêtu des attributs de grandeur, de faste, d'importance, de gloire, d'élévation, de morgue, de richesse, et tout le reste, parmi les Noms de seigneurie et les Attributs de Divinité. Aussi, lorsqu'Allah intronise [ou se charge entièrement d']un serviteur, la mise en œuvre des Attributs de Divinité et des Noms de Seigneurie le protège contre le mal de son âme individuelle, et il devient le « serviteur né dans la maison du maître ». La prise en charge de ce serviteur par Allah consiste en ce qu'il se dépouille [grâce à Lui] de toute morgue, de toute fierté et autres qualités du même genre, et se tourne par elles vers Lui, qui l'en revêt aux yeux des ennemis d'Allah. Ensuite, il se tourne vers

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Lui par ses attributs qui sont les marques de la sujétion ; Allah, alors, les affermit en lui et se sert de lui par leur moyen. Or, Allah – exalté soit-Il – transcende toute la noblesse qui se trouvait en tant que trace de l'activité créatrice et empreinte des Attributs de la Vérité dans le serviteur, qui se sert [maintenant] de Lui au moyen de la condition de serviteur. Il est Lui, c'est-à-dire le Sublime, la Vérité, le Très-haut, le Très-grand, l'Opulent, et il ne reste plus rien de tout cela, dans ce serviteur intronisé, qui ne soit la part d'Allah – exalté soit-Il. Il l'agrée alors selon les deux espèces d'attributs, de sorte qu'il est réellement Homme et Dieu – exalté soit-Il, et c'est bien Lui le Seigneur. Et c'est ainsi qu'Il est son ouïe, sa vue, etc. ».

Il s'agit donc en réalité, non pas d'une « identification » (au sens ontologique), mais d'une sorte de transparence au rayonnement des « Noms et Attributs » que sa propre nature empêche à l'homme « ordinaire » de voir, un polissage parfait du « miroir du cœur » grâce auquel Dieu contemple dans son serviteur la lumière de ses propres Qualités, de telle manière que ce dernier s'anéantisse dans cette contemplation même. Le sommet de la Réalisation coïncide avec la soumission parfaite à la Volonté divine. L'homme « réalise » qu'il n'est, de toute façon, qu'un instrument entre les mains de Dieu, pour la manifestation de sa Grandeur et la réduction de ses ennemis ; il n'agit plus de lui-même, ni par lui-même, ni pour lui-même, mais c'est Dieu et Lui seul qui agit et célèbre sa Gloire ineffable à travers lui. Le passage « qui l'en revêt aux yeux des ennemis d'Allah » doit être bien compris, car il possède une signification métaphysique profonde ; les « ennemis d'Allah » sont ceux qui « voilent » la vérité (sens premier du terme « kâfir » que l'on traduit d'ordinaire par « mécréant »), car ils sont eux-mêmes « voilés » à son égard ; pour ceux-là, l'attitude du croyant qui applique scrupuleusement les préceptes de la Loi et notamment l'ordre de « combattre dans le sentier d'Allah » procède de lui et révèle ses qualités « seigneuriales » ; au contraire, pour ce serviteur à qui la Vérité s'est manifestée pleinement, lesdites qualités n'appartiennent qu'à Allah. Ne voyant en lui-même que les attributs d'humilité et de soumission au Suzerain des mondes, il sait désormais qu'il n'est qu'un relais de la Volonté, de la Puissance divines et des autres Qualités essentielles, un support pour leur activité dans le monde. Mais de quelle « science » le sait-il ? D'une science non pas simplement théorique, qui impliquerait encore un voilement à l'égard de la Vérité, mais d'une appréhension « absolument simple », comme la Vérité même, qui participe pleinement de « l'exaltation de son Unité » ; de sorte que le « support » qu'il est n'a rien de passif : en renonçant volontairement à sa volonté propre, il opère la conjonction de celle-ci avec la Volonté divine qui, rappelons-le, ne diffère en rien de l'Essence dont elle est un des modes fondamentaux d'auto-révélation. De même, en reconduisant en quelque sorte au Sujet absolu les « traces » des Qualités essentielles qui l'informaient originellement, en tant que sujet humain déterminé, dans son autonomie illusoire, il se voit entièrement « réintégré » en Dieu, qui lui tient désormais lieu de toutes les qualités « seigneuriales » dont il s'est dépouillé en « se tournant vers Lui ». Il s'ensuit que, par un renversement subtil qui montre que toute Réalisation ascendante est solidaire d'une Réalisation descendante, la Réalité divine informatrice de toute chose se voit ainsi « imposer » à son tour la « forme » de l'humanité, instrumentalisée par son propre instrument. En tant que Dieu utilise l'homme, l'homme utilise Dieu. En tant qu'Il se manifeste à travers l'homme, c'est la vraie nature de l'homme qui se cache en Dieu, et en se cachant, se trouve et jouit enfin d'elle-même, dans l'exaltation de son pouvoir théophanique illimité. L'action libre de Dieu à travers lui, c'est-à-dire la manifestation de sa Liberté transcendante sur le mode de la sujétion intégrale, n'étant plus entravée par les déterminations illusoires du « moi », constitue la jouissance de soi de l'être essentiel de l'homme qui se donne librement au pouvoir dominateur de cette Transcendance infinie, et l'égale au Divin dans la mesure où le Divin comme tel est la jouissance infinie de Soi à travers les multiples dimensions de sa Présence, représentées, dans le hadith cité, par la vue, l'ouïe, et par l'ensemble des Qualités divines essentielles disposées en Adam pour qu'il s'en dépouille en se tournant vers Allah. Ainsi le cercle, une fois encore, se referme ; la manifestation de l'être adamique s'achève et s'accomplit pleinement par l'unification de la Réalité, qui revient à Soi dans la fervente acceptation de ce qu'Elle est et n'a jamais cessé d'être, après s'être proposée à elle-même en tant qu'image renversée de sa propre puissance, en tant que « création » illusoire, c'est-à-dire non pas fausse ou irréelle – car ce serait nier la réalité du pouvoir créateur de Dieu, ce qui n'est sûrement pas

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l'intention d'ibn Barrajân ni d'aucun métaphysicien authentique – mais ontologiquement indigente : la pauvreté, le dénuement de l'homme, entendu en un sens ontologique, est la Richesse de Dieu, donc de l'Homme véritable et complet. Les deux sont un dans leur contenu essentiel et ne diffèrent que par un renversement de perspective qui, en se renversant lui-même chaque fois que l'homme parvient à la pleine intelligence de sa véritable nature, détermine le devenir cyclique de la manifestation, de telle manière que ce qui constitue l'Origine absolue du procès et le Terme indépassable de toute réalité, étant étranger à toute notion de perspective, échappe par là à cette alternance. Le « Seigneur » et le « serviteur » comme tels ne sont que deux moments d'un même cycle, deux moments symétriquement inverses, inégaux en dignité, dont la distinction réelle ne saurait jamais être abolie sur son propre plan, mais qui trouvent leur vérité commune dans ce qui ne varie pas tout au long du cycle, ou plutôt, dans ce qui n'a strictement aucun rapport avec ce dernier, dans la Réalité divine immuable, une et imparticipée.

9. Synthèse : Rayons et Présences.

Le cheminement que nous avons accompli à travers les premiers siècles de la pensée islamique, dans le dédale des écoles et des doctrines, nous a rendus à même d'apprécier la cohérence de schèmes doctrinaux qui se mettent en place progressivement, presque indépendamment de la volonté des hommes, comme mûs par une rigoureuse logique interne. Tandis que les premiers mutakallimûn thématisent les idées de correspondance dissymétrique et d'un entre-deux de l'identité et de la différence comme lieu d'émergence de la manifestation de l'Unique, les premiers soufis s'efforcent, par l'alchimie complexe de la récitation des Noms et de la pratique des vertus qu'ils gouvernent, d'atteindre à un état de libération par rapport à la multiplicité hénophanique des existants et d'immersion en l'Un. La rencontre de ces deux courants, chacun synthétisant et coordonnant la multitude des influences gnostiques, mystagogiques, philosophiques récoltées en chemin et plus ou moins complètement assimilées, aboutira à l'éclosion d'une doctrine systématique des Noms comme modes fondamentaux d'auto-révélation de l'Essence absolue, déployés conformément à la loi, au rite d'une procession interne et unitaire que résume la notion d'Ipséité (ibn Barrajân). Par ailleurs, et de manière quasi parallèle, la marche convergente de ces divers courants d'influence mène à la rencontre d'un concept transcendantal de Présence exprimant l'ultime médiation entre l'absolument Un et ses expressions multiples, ou plus exactement la condition immédiate de toute médiatisation possible (Ghazâli). Nous allons maintenant, et dans les sections suivantes, tenter de développer, préciser et expliciter cette idée, s'il plaît à Dieu. Ce sera le point culminant de ce premier volet de notre quête, tout comme le binôme Ghazâli-ibn Barrajân – l'un en Orient, l'autre en Occident (Maghreb) – représente, par rapport à la question qui nous occupe, la synthèse et le point culminant de toute la période de développement doctrinal qui part des paroles inspirées léguées par les Compagnons et les premiers grands hommes de l'islam et se prolonge jusqu'à l'aube des grands bouleversements politiques et intellectuels du septième siècle de l'Hégire. Point culminant qui est aussi un point de départ pour toutes les élaborations ultérieures, lesquelles feront, si Dieu y consent, l'objet de nos investigations futures.

a) Le Nom comme Présence du Sans-Nom. Le rayon ontologique et la nuit de l'Essence.

La question essentielle et fondamentale de toute ontologie qui entend parvenir jusqu'à la racine des choses, jusqu'à l'Essence une et imparticipable du Principe, c'est-à-dire la question unique et véritable de l'ontologie universelle, est d'expliquer – dans la mesure où une « explication », ici, est encore à la rigueur concevable – la possibilité de la procession de l'Être, à partir de l'Unité surontologique de la Réalité divine antérieure à l'Être. Ou, si l'on veut, cette tâche n'incombe déjà plus à l'ontologie, bien qu'elle ne ressortisse pas encore tout à fait à l'hénologie, qui a plutôt en charge l'étude de l'Unité comme telle dans sa « structure interne » indépendante de toute

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manifestation. Pour être tout à fait exact, on dira donc que la question de la possibilité de la procession de l'Être se trouve précisément à l'interface, à la frontière entre hénologie et ontologie. Mais, alors, on est obligé de convenir qu'une ontologie conséquente aboutit nécessairement à se poser cette question qui, en un sens, la déborde. Ce qui est une manière d'avouer qu'en fait, l'ontologie ne peut pas se contenter de ses propres présupposés, qu'elle ne peut pas simplement se donner son objet, l'Être, et examiner ce qui en découle, mais qu'elle doit encore en « exhiber » (comme on dit en bon jargon phénoménologique) la possibilité, le déduire de ce qui est avant lui et qui n'est pas de son ressort. En d'autres mots, c'est avouer la complète dépendance de l'ontologie à l'égard de l'hénologie, sa subsomption par cette dernière comme une de ses ramifications, telle que cette relation de dépendance est constitutive de son être même, de l'être de l'ontologie, tout comme sa dépendance à l'égard de l'Un n'est pas un accident qui s'ajouterait à l'Être, mais le constitue essentiellement, car il est la forme de toute dépendance de cette sorte.

Maintenant, il faut bien voir que la possibilité dont il est question ici n'est pas telle ou telle possibilité, n'est pas la possibilité d'un être, par exemple de cet être, mais bien celle de l'Être en général, compris à partir de l'Un comme le surgissement de la différence, de l'altérité, c'est-à-dire tout aussi bien de l'identité, en tant qu'elle ne se réduit pas à la pure Unité, mais suppose un minimum de différence.Cela veut dire qu'il ne suffit plus, pour répondre à la question posée, finalement la plus pressante de l'ontologie et la seule qui importe, de se donner un milieu extérieur quelconque, voire l'extériorité en tant que telle, et d'interpréter la procession comme le rayon de lumière que jette l'Un en se projetant dans ce milieu qui lui est extérieur en tant qu'il est non-un. C'est ici, justement, le moment crucial où le rayon n'explique plus rien, n'éclaire plus rien, où il est au contraire ce qui a besoin d'être éclairé, où il s'avère du coup foncièrement obscur. Ce qu'il faut expliquer – si l'on peut – c'est justement la possibilité du « milieu extérieur », la possibilité du non-un, celle de l'autre qui est aussi bien, cela nous le savons déjà, celle du même.Une première observation qui ne manque pas, alors, de se présenter à l'esprit, est que la procession de l'Un ne se fait pas en dehors de l'Un, car si l'Un est tout, rien ne sort de lui, et s'il rayonne, ce ne peut jamais être « à l'extérieur ». Parce que la possibilité de l'autre est identiquement celle du même, rien ne peut être dit « autre que  » l'Unique, et la recherche s'abîme dans cet indépassable constat. Tel est le sens de la célèbre parole de Ghazâli (voir plus haut), d'après qui « la lumière qui en émane [du soleil] ne sort pas globalement de lui », ou de la non moins célèbre parole d'Ansâri : « qui a jamais vu rayon séparé du soleil ? », et de quantité d'autres paroles qui expriment la même idée. Cette idée, cependant, que toute procession véritable est essentiellement intérieure, que l'extériorité comme telle est illusion, ne jette encore qu'un éclairage partiel sur la question. Dans ce cas, en effet, « extérieur » ne veut rien dire d'autre que « non-un ». Est « extérieur » à l'Un tout ce qui n'est pas l'Un en tant que tel, considéré dans son indéfectible Unité et n'admettant même pas la diversité extrinsèque du mode de considération, de sorte que toute la procession lui est comme telle « extérieure », même si, comme le dit Ghazâli, le rayon ne sort jamais « globalement » du soleil. Il est donc parfaitement indifférent, à ce stade de la recherche, que la procession soit « en Dieu » ou « hors de Dieu », que le « lieu du monde » soit ou ne soit pas autre que l'Essence divine, ou éventuellement un Attribut transcendantal lui-même intérieur à l'Essence (« résidant en Elle », comme dit Ach'ari).Bien sûr, il est clair dans de telles formulations, quand elles sont entendues correctement, que l'« intériorité » dont elles font mention n'est pas celle du « lieu » pris en un sens géométrique, spatial, ce serait plutôt celle du conditionné à la condition, de l'effet à la cause. Par suite, cette « intériorité » peut aussi bien se comprendre comme « extériorité », dans la mesure où il a été montré que l'« extériorité » où se déploie la procession ne saurait se comprendre autrement que comme « intériorité ». L'« extérieur » de l'Un est son « intérieur ». Comme l'a bien montré M. Henry, demander comment l'Un fait pour se doter d'un « milieu extérieur » où projeter les rayons de sa manifestation, c'est en fait demander comment l'Un se dote d'un « milieu intérieur » où recevoir cette manifestation, et c'est, de façon plus rigoureuse, demander où se situe par rapport à lui le non-un ; de telle manière que la réponse ne consiste pas à dire qu'il se situe ici ou là, à l'extérieur ou à

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l'intérieur par exemple, mais à expliquer la nature de ce « où ».

La question fondamentale de l'ontologie, dès lors que l'Être se comprend comme radicalement dépendant de l'Un et constitué par ce rapport de dépendance, peut donc être formulée comme suit : dès lors que tout est intérieur à l'Un, et qu'en l'Un, il n'y a que l'Un (car l'Un, par définition, ne saurait contenir rien de multiple, ne saurait à vrai dire même pas se contenir Lui-même), « où » se situe le non-un, c'est-à-dire : quelle est la nature de ce « où », de cet extérieur de l'Un qui est son intérieur au sens ontologique ?Ou encore, puisque l'intériorité dont il est question ici a été comprise comme celle du conditionné à sa condition, comment s'effectue le passage de l'Inconditionné, qu'est l'Essence divine, au conditionné, qui englobe tout ce qui vient après Elle ? Quelle que soit la façon dont on se représente ce passage, en effet, on se heurte au fait que se le représenter, c'est le supposer déjà réalisé ; puisque ce qui rend ce passage possible, ce qui rend possible toute multiplicité, toute manifestation en général, est également cela même qui rend possible cette représentation.Cette question, on l'a vu dans un autre texte, était au centre de l'exégèse du hadith « ma Miséricorde l'emporte sur ma Colère », hadith qui a justement trait à l'origine de l'Être et à la possibilité de sa procession (c'est-à-dire de toute procession). Cette exégèse se ramenait, pour l'essentiel, à une herméneutique fouillée des deux Attributs divins « Rahmah » (Miséricorde) et « Ghadab » (Colère). Elle est donc tout à fait en rapport avec le sujet qui nous occupe.sans rappeler toute cette exégèse, elle débouchait sur la conclusion que ce « milieu intérieur » du Divin, où, sans sortir de sa propre Essence, Il peut rayonner sur une nature « autre » que la sienne et se constituer ainsi un monde « extérieur » qui lui renvoie l'image de sa propre splendeur, n'était autre que la Miséricorde divine, c'est-à-dire l'« aspect maternel du Divin », la « mère de tous les Attributs » comme dit le cheikh ibn 'Ajibah, identique en tout point à l'Essence, mais à l'Essence comprise comme non-altérité, non-différence, non-opposition, et par conséquent non-négation de ce qui n'est pas Elle, l'Unité comme non-négation et d'Elle-même, et du multiple.Cet aspect de l'Unité comme non-négation n'est pas à proprement parler ce qui suscite l'opposition, l'altérité, c'est-à-dire en somme la négation, car il n'en a pas le pouvoir, bien au contraire : la Miséricorde n'a que le pouvoir d'unir, c'est-à-dire qu'elle est ce pouvoir primitif de ramener à l'Unité, et si elle engendre (ou plutôt, enfante), c'est primitivement dans l'Unité. Voilà pourquoi ce qu'elle enfante (sans qu'ils soient pour autant le moins du monde engendrés), ce sont d'abord les Noms et Attributs qui, de tout ce qui n'est pas exactement l'Essence en tant qu'Essence, est ce qui s'écarte le moins de son Unité essentielle, et en fait, ne s'en écarte pas du tout, mais fonde la possibilité d'un tel écart. Ce sont les « uns » fondamentaux auxquels est suspendue toute multiplicité en tant qu'elle manifeste une certaine unité. Si elle n'est pas ce qui soi-même engendre la multiplicité, l'opposition, le non-un, c'est-à-dire si, précisément, elle l'enfante mais ne l'engendre pas, c'est que la Miséricorde, exprimant l'ultime possibilité du retour à l'Unité matricielle de l'Essence, constitue soi-même, dans l'Essence, le lieu de l'altérité, avec comme premier moment l'identité. Le lieu de toute chose en Dieu est la Miséricorde.L'exégèse avait alors rencontré l'idée de Présence, comme exprimant, très justement, le mode primordial selon lequel l'Unité, la non-opposition, conçue d'abord comme non-opposition à Elle-même, peut se saisir Elle-même, entrer en contact avec Elle-même en restant en Elle-même, et ainsi se constituer comme Soi. Nous reviendrons, s'il plaît à Dieu, sur cette « prise de contact » et sa signification positive, qui ne suppose aucune absence ni aucune séparation d'avec soi que ce « contact » aurait pour but de surmonter, mais qui est présupposée au contraire par toute forme effective ou virtuelle de séparation. Ici intervenait le passage essentiel du Tabernacle des Lumières, qui institue la distinction des Présences divines (Présence de Divinité, de Miséricorde, de Seigneurie, etc.). C'est ce même passage qui nous a permis d'interpréter le concept du Nom à la lumière de celui de la Présence.Le Nom est la Présence, ou plutôt, dans le contexte particulier de la tradition islamique, et plus largement, sémitique, où le Nom et l'invocation de Dieu par les Noms, leur mémoration et leur mention rituelle (dhikr) jouent un rôle opératoire essentiel, il est le mode de présentation par excellence, la forme de l'opération par laquelle l'Absolu se rend présent à lui-même, devient

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Présence. Non pas au sens où Il aurait été initialement non présent, absent à Lui-même, mais bien au sens où, se rendant présent à Lui-même par son propre Rappel, Il acquiert, en quelque sorte, la possibilité de se rappeler un autre, Il ouvre une dimension de son propre Soi où la présence, l'identité, est possible, donc aussi bien l'absence et l'altérité.

C'est ici qu'il importe de bien distinguer la présence dans son sens commun et indéterminé de voisinage et de compagnie, du concept transcendantal de la Présence (correspondant à l'arabe Hadrah), tel qu'il se présente dans le passage de Ghazâli ci-dessus évoqué, et de façon encore plus claire dans la littérature soufie postérieure.Le premier concept suppose en effet déjà la séparation, l'altérité, c'est-à-dire en somme l'absence. Comme l'écrit M. Henry : « L'essence de la présence est l'aliénation. La présence à soi de l'être est une avec sa séparation dans le devenir autre ; elle se constitue dans le dédoublement de l'être, dédoublement dans lequel celui-ci s'apparaît à lui-même et entre ainsi dans la condition phénoménale de la présence ». De même, dans les Futûhât al Makkiyyah, ibn 'Arabi écrit que « tout présent est absent et tout absent est présent » (Futûhât, 254). Mais ce qui est visé explicitement ici par ibn 'Arabi, ce n'est rien d'autre qu'un certain état spirituel (hâl), qui s'oppose à un autre état, l'absence, et dans la mesure où il s'y oppose, s'identifie à lui. C'est pourquoi le terme utilisé n'est pas hadrah mais hudûr, qui a la forme d'un pluriel et implique donc une idée d'abondance, de multiplicité.Tout autre est le second concept, selon lequel la Présence ne s'oppose à aucune absence, ni ne la suppose, mais plutôt l'exclut radicalement et sans retour possible, la forclôt. Une telle conception de la Présence apparaît dans le chapitre 558 des Futûhât, consacré précisément à l'exégèse des Noms divins, assimilés à des « Présences ». Ainsi, l'œuvre d'ibn 'Arabi présente l'intéressante particularité de faire usage des deux acceptions du mot « présence », d'une manière qui ne laisse aucune place à la confusion et permet au contraire de faire le départ entre elles avec précision. Mais c'est à Kâchâni, disciple célèbre d'ibn 'Arabi (et auteur d'un Traité des Noms divins sur lequel nous reviendrons dans la deuxième partie de cette Introduction, s'il plaît à Dieu), que j'emprunterai la définition exacte de la Présence selon l'acception qui nous intéresse ; elle se trouve dans son ouvrage sur l'explication du lexique soufi intitulé Latâ'if al i'lâm fî ichârâti ahli-l ilhâm (« les subtilités de l'enseignement par les allusions de gens de l'Inspiration [divine] ») : « [par le « Tawhîd éternel », les soufis] entendent le Témoignage de l'Unité de Dieu par Lui-même. Il consiste dans son auto-intellection et dans son auto-perception en tant qu'essence spécifique. Il est établi que la connaissance de ceci n'est pas permise pour un autre qu'Allah – exalté soit-Il – , et c'est pourquoi ce Tawhîd est celui que Dieu s'est réservé à Lui-même, car nul autre que Lui ne peut témoigner de son Unité selon ce mode ; car la Présence correspondante est une Présence unitive, qui n'accepte pas la séparativité induite par l'être-autre en raison de leur insurmontable opposition. C'est ce que le cheikh 'Omar avait en vue lorsqu'il a écrit : si moi, j'affirmais l'Unité, je la dénierais par là-même ; associant à Moi mes propres œuvres, je décherrais de toute union ». Il est donc parfaitement clair que l'exclusion de la séparativité, de l'altérité, du multiple, définit la Présence ainsi envisagée, au point qu'elle s'identifie en définitive au degré suprême du Tawhîd, à l'auto-affirmation de l'Unité à laquelle le cheikh Ansâri faisait allusion dans son vers célèbre : « son Affirmation par Lui-même est sa véritable affirmation, et le qualificatif de celui qui Le qualifie est pure dénégation  ». Toujours d'après Kachâni, c'est à ce degré du Tawhîd que parvient l'initié qui s'est entièrement dépouillé de son moi individuel, de sorte qu'« il ne voit plus qu'une Essence unique, telle qu'il n'y a rien de plus simple que son Unité. Subsistant par Elle-même, Elle n'enferme aucune multiplicité sous quelque rapport que ce soit. C'est par Elle que subsistent ses spécifications dont le rassemblement n'a pas de fin et dont le nombre ne se compte pas. Et il ne voit pas ces spécifications comme identiques à l'Essence qui leur est assignée(6) sans pour autant devenir déterminée à cause d'elles, ni comme autres qu'Elle. Celui qui a effectivement contemplé cela a réalisé l'Unité véritable, car il contemple Dieu et la création, sans voir un autre avec Dieu » (Tawhîd de l'Élite de l'Élite). Ce passage du Latâ'if al i'lâm est capital, car c'est ici qu'éclate au grand jour la profonde signification métaphysique et initiatique de la conception ach'aro-mâturîdite du « ni même, ni autre ». En effet, les « spécifications de l'Essence » dont il est question ici ne sont évidemment rien d'autre que les

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Présences multiples symbolisées par les Noms divins ; aussi, nous voyons que pour Kachâni, contempler ces Noms ou ces Présences comme ni identiques à l'Essence, ni autre qu'Elle, est le propre de l'Élite la plus rare de ceux qui ont réalisé l'Unité. Ou, pour mieux dire, il ne s'agit pas de contempler les spécifications « comme ni identiques à l'Essence, ni autre qu'Elle », mais de les contempler à travers l'activité essentielle qui les maintient toutes ensembles, sans les voir comme identique à Elle, ni comme distinctes. L'on voit ainsi à quel point le Tawhîd de l'Essence a pour corollaire inséparable celui des Noms et Attributs, celui-ci étant la Forme de celui-là, et les deux fusionnant dans le tourbillon de la Présence unitive, cette intellection de l'Un par l'Un, antérieure à tout intellect, exempte de toute multiplicité – mais qui, remarquons-le, Le révèle toutefois à Lui-même « sous le rapport de sa spécification » ou « en tant qu'essence spécifique », c'est-à-dire en tant qu'Il maintient et unifie la multitude sans nombre des spécifications. Un troisième passage de l'ouvrage cité éclaire encore davantage, sans l'ombre d'une ambiguïté possible, la signification transcendantale de la Hadrah, principe indéterminé des déterminations de la Réalité. Dans sa notice sur l'explication du terme « le principe de toutes les spécifications », Kâchâni écrit :

« Il faut entendre par là l'Unité [ou Unicité, al ahadiyyah, NdT.]. En effet, dès lors qu'il n'est pas possible d'attribuer à Dieu, sous son aspect inconditionné, ni attribut, ni nom, ni de L'exprimer par quelque expression, négative ou affirmative, que ce soit, il est clair que les Attributs, les Noms et les expressions ne s'appliquent et ne se rapportent à Lui que sous le rapport des spécifications. En outre, dès lors qu'il est clairement apparu que toute multiplicité, qu'elle concerne l'effectivité de l'existence ou l'idéalité de la relation, est nécessairement précédée d'une unité, l'on conclut que les spécifications, au moyen desquelles Noms, expressions et Attributs peuvent se rapporter à l'Essence, doivent être précédées d'une spécification qui est le principe de la totalité des autres et leur limite ultime, en ce sens qu'il n'y a derrière elle que l'Inconditionné dans toute sa pureté. Cette spécification première est de nature purement négative ; elle n'exprime rien d'autre que la nécessaire négation des Attributs, des expressions, des spécifications et des considérations particulières relativement à la réalité de son Essence – exalté soit-Il – , son absence de délimitation ou de restriction à un Attribut, un Nom, une spécification particulière, ou autre chose de tout ce que nous avons mentionné. Cette spécification reçoit le nom de l'Unité, et elle est le principe de toutes les spécifications. »

Par comparaison avec le passage précédent, où le Tawhîd éternel était assimilé à la Présence unitive, nous voyons que c'est bien encore de cette Présence qu'il est question ici, et que dans son acception la plus rigoureuse, elle n'est ni plus ni moins que l'Unité, envisagée en tant que spécification ou modalisation première de l'Essence inconditionnée ; modalisation purement négative, qui consiste en l'exclusion de toute multiplicité, et par conséquent de toute détermination, de tout conditionnement. N'ayant « derrière elle que l'Inconditionné dans toute sa pureté », elle n'est au fond rien d'autre que l'inconditionnement même de cet Inconditionné, sa face intérieure et obscure, par laquelle, excluant hors de soi la détermination, il lui donne le moyen de s'accomplir.Ce concept transcendantal de la Présence qui constitue le Nom, ou plutôt l'essence du Nom, suppose tellement peu le « dédoublement » dont parle M. Henry, qu'il est au contraire présupposé par lui, comme ce qui le rend possible, comme ce sans quoi il ne pourrait jamais y avoir dédoublement, multiplicité, spécification d'aucune sorte, ni par conséquent procession. Comme condition du dédoublement, la Présence ne se dédouble pas. Loin d'avoir pour essence l'aliénation, on pourrait dire à la rigueur qu'elle en est l'essence non aliénée, qui se tient toujours en deçà d'elle, comme ce qui, excluant absolument l'altérité, la séparation, l'absence, conditionne leur apparition. C'est à elle que M. Henry réserve le nom de Parousie, lorsque il écrit par exemple que « l'essence seule se rapporte originairement à soi, dans cette relation qui la révèle à elle-même dans sa réalité. Mais la révélation à soi de l'essence dans sa relation originaire à soi-même est la Parousie. La Parousie est l'essence de la vie » (EDM, p. 355). Et plus loin : « la manière dont l'essence se donne originairement à elle-même, dont elle se révèle, c'est là ce qui se donne originairement à soi, ce qui se révèle dans la révélation de l'essence et la constitue. Voilà pourquoi le contenu de la révélation est la révélation elle-même, pourquoi c'est la Parousie elle-même qui se rend présente à elle-même

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dans la Parousie, parce que la révélation est en elle-même, parce que la Parousie est dans sa structure, l'Unité » (p. 356).Le rayon ontologique, l'axe suivant lequel l'Unité, tout en restant en Soi, se projette au delà de Soi et se manifeste sous forme de monde, d'abord idéal, exprimant ses déterminations sur le mode du « tout à la fois », puis pour finir, sensible, à mesure qu'elle s'écarte d'Elle-même, qu'Elle se penche maternellement sur les régions inférieures de l'être et les remplit de sa douce vie lumineuse présuppose ce qui ne rayonne pas, ce qui ne se sépare jamais de soi, et fonde ainsi la possibilité du « demeurer en soi », dont le rayon a lui-même besoin pour être un rayon plutôt que rien.Il a été assez montré, dans les sections qui précèdent, comment dans l'optique des maîtres de la Connaissance divine, de Ghazâli à ibn Barrajân, le Nom est ce par quoi et à partir de quoi l'Essence rayonne, se manifeste, se présentifie ; il est, selon les termes de Kâchâni, l'« auto-intellection » de l'Unité, par l'Unité, dans l'Unité, son « auto-perception » antérieure à l'Intellect. Dans cette optique, le Nom ne s'oppose pas plus à l'Essence qu'il ne s'identifie à Elle : au delà de l'opposition et de l'identité, il est ce qui rend possible l'une et l'autre ; et l'on comprend parfaitement que Kâchâni caractérise la réalisation de l'Unité comme le fait de ne plus voir « ces spécifications comme identiques à l'Essence qui leur est assignée sans pour autant devenir déterminée à cause d'elles, ni comme autres qu'Elle ». Si l'Essence a « besoin » du Nom pour resplendir, c'est que par Elle-même, Elle ne resplendit pas : Elle est la Nuit, le Sans-Nom. Pourtant, le Nom n'est pas un simple voile, une négation discursive de l'Essence, il revêt la signification éminemment positive d'être cela même sans quoi elle ne serait jamais présente ni pour Elle-même, ni pour les autres, sans quoi il n'y aurait jamais de discursus possible. C'est pourquoi le Nom apparaît finalement comme lié au Mystère suprême des « œuvres intérieures », de cette activité secrète, ineffable, plus simple que le repos et que le silence mêmes, par laquelle la Divinité s'exalte et jouit d'Elle-même et de ses Perfections indénombrables. Ce dhikr divin, modèle de toute activité rituelle et par conséquent de toute activité tout court, est celui auquel il est fait allusion dans le hadith de l'Imâm 'Ali cité en introduction  : « Chaque jour, Allah magnifie sa Personne et dit : C'est Moi Allah, le Seigneur des univers. C'est Moi, Allah, point de divinité à part Moi, le Vivant, le Subsistant par Soi-même... ». À ce dhikr divin, Kâchâni fait expressément allusion dans la notice du Latâ'if consacrée à « l'unification du Nom et du Nommé » :

« ce que nous embrassons de la signification de ses Noms – exalté soit-Il – , ce ne sont pas les significations véritables, car celles-ci ne sont ni conditionnées pour nous ni définies, de sorte que le nom que nous saisissons par l'intellect n'est pas le Nommé – exalté soit-Il. (...) Quand maintenant nous disons que le Nom est le Nommé, nous voulons dire par là que ses Noms éternels coïncident avec son Essence. Il s'agit des Noms par lesquels Il se mentionne Lui-même en tant qu'Il est Parlant (mutakallim). À propos de ces Noms-là, on ne peut parler ni de dérivation au sens étymologique, ni d'antériorité, ni de postériorité, ni de manifestation conditionnée, ni de renouvellement ; ils s'identifient au Nommé dans la mesure où l'Unité, à ce niveau, règne sous tout rapport ; nulle multiplicité ici de sorte que l'on puisse dire que le Nom est autre que le Nommé ; et comprends. »

Le Nom ainsi entendu ne désigne rien d'autre que l'Essence, non pas certes dans son acception radicalement transcendante, mais en tant qu'Elle s'apparaît à Elle-même, qu'Elle se mentionne Elle-même dans son indescriptible Unité, en tant que l'essence seule se rapporte originairement à soi, dans cette relation qui la révèle à elle-même dans sa réalité. Lui-même infini et inconditionné comme l'Essence – mais inconditionné en un sens en quelque sorte moins radical, qui laisse déjà poindre négativement la possibilité du conditionné – , il n'est plus permis de lui rapporter l'idée de détermination ou de voilement. Ou alors, il faut penser au voile de la mariée, qui ne lui sert pas tant à se cacher de son élu qu'à se donner à lui, s'il est permis cette comparaison. Justement, le Nom ainsi compris est aussi bien le voile que l'initié place entre lui et le monde afin de s'isoler dans l'Essence. Le Nom est la Présence du Sans-Nom, ou plus précisément son mode fondamental, le socle originel d'Unité sur lequel se dresse cette Présence, la Parousie au sens henrylien, radicalement étrangère à toute idée d'absence ou de séparation, de détermination ou de multiplicité.

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Aussi, il faut prendre garde à l'affirmation selon laquelle les Noms, étant ce à partir de quoi et grâce à quoi l'Essence se manifeste, deviennent ainsi les principes de la manifestation. Principes de la manifestation comme telle, plutôt que du manifesté, ils n'en sont nullement les principes formels, les modèles, les archétypes. Les Noms divins, entendus dans leur signification suprême, – celle à laquelle fait allusion le dernier passage cité de Kachâni – ne sauraient être assimilés à des Idées, à des essences intelligibles. Ils sont au delà de l'intelligible, au même titre que l'Essence même ; c'est pourquoi, déjà, Ghazâli avait soin de préciser que la signification véritable des Noms nous échappe, et pourquoi Kâchâni écrit que leurs significations ne sont « ni conditionnées pour nous ni définies », c'est-à-dire qu'elles ne sont pas des modèles transcendants sur lesquels se règlerait notre constitution.Du reste, au regard des données de la Révélation, une telle interprétation serait à écarter d'emblée, pour la simple raison que la doctrine des Archétypes, et tout ce qui se rapporte au monde intelligible, trouve déjà une expression adéquate dans d'autres registres du symbolisme islamique traditionnel. Ce sont notamment les hiérarchies angéliques qui sont amenées à jouer ce rôle. Etroitement liées aux Noms divins, par les affinités qui existent entre ceux-ci et les dénominations angéliques, elles leur sont néanmoins ontologiquement subordonnées. C'est ce qu'exprime Hâkim Tirmidhi, dans le Khatm al awliyâ', en affirmant qu'à chaque Nom divin correspond un Ange spécialement affecté à ce Nom, qui gouverne sa manifestation dans les mondes visibles et invisibles. L'Intelligible est le dédoublement du Nom, son ombre portée sur le Néant de l'existence manifestée ; c'est ainsi que Châh Ahmed Sirhindi, l'Imâm Rabbâniy, attribuera à chaque Nom divin une « ombre » participée par les créatures, laissant le Nom lui-même strictement imparticipé. Ainsi envisagés, les Archétypes ou Idées sont d'une certaine façon des Noms divins, c'est-à-dire encore des modes de la Présence, mais des modes séparés, mêlés d'Absence, qui constituent de ce fait des « Noms implicites », selon la terminologie d'ibn Barrajân. Les Noms proprement dits (les Noms « explicites » selon cette même terminologie) et les Intelligibles, représentés par les hiérarchies angéliques, sont comme les deux faces, créée et incréée, d'une même notion métaphysique. Entre ces deux « faces », cependant, on ne saurait imaginer valablement une quelconque « symétrie », tout au plus une « similitude dissemblable » : l'Idée, ou l'Intelligible, résulte en effet de la scission interne du Nom en une partie intelligible, distincte de l'Essence, et une partie supra-intelligible, identique à Elle. Toutefois, le pouvoir qui, à l'intérieur du Nom – c'est-à-dire de la Présence – opère cette scission, réside tout entier dans la partie transcendante, supra-intelligible, qui dans son essence, n'est autre que ce pouvoir même. Parce que dans son essence, elle est la Hadrah, la Présence unitive, en laquelle l'Essence, éternellement, se spécifie en mode négatif, comme ce qui est au delà de toutes les spécifications. Ainsi, l'Idée a infiniment « besoin » du Nom, mais la réciproque n'est pas vraie. L'Idée n'est rien de plus que le Rayon reliant entre eux des êtres appartenant à des ordres différents de la Réalité mais unis par une certaine relation analogique, traversés par une même signification transcendante qui aboutit en définitive à l'Essence une et inconditionnée. C'est pourquoi, dans la tradition islamique, l'Intellect qui est l'Archétype suprême, l'Idée des Idées, a pour symbole le Calame divin, qui a exactement la forme d'un rayon. Mais nous avons vu que chaque Rayon suppose avant lui ce qui ne rayonne pas, la Présence calme et ténébreuse où la Série dont le premier terme n'est pas encore posé se rassemble tout entière avant de dérouler sa procession. Ce point insaisissable par lequel le sommet de chaque Série, la base de chaque Rayon, touche à l'Essence infiniment simple qui concentre initialement tout en Elle, est ce que Proclus nommait une Hénade. Le symbolisme géométrique est toutefois ici trompeur, et appelle une correction. Ce point qui constitue la Présence, dans la mesure où il n'est pas envisagé comme le point de départ de la Série, mais plutôt comme son dépassement et sa négation, entretient avec chaque terme une relation identique ; il n'a pas plus d'affinité avec le premier qu'avec le second ou le troisième (si ce n'est peut-être avec le dernier, dans la mesure où celui-ci n'est justement pas un terme, mais plutôt la limite idéale où s'effectue le retour à l'indéterminé). Il est chacun de ces termes, et il n'en est aucun.La clef de cette énigme apparente réside dans le fait qu'il ne s'agit pas ici de choses, mais de modes. Chaque Nom divin est un mode fondamental selon lequel l'Essence est susceptible d'apparaître, de

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se rendre présente en un lieu de manifestation approprié. Lorsque ce lieu est l'Essence Elle-même, et qu'Elle s'apparaît à Elle-même, en Elle-même selon telle modalité spécifique, cette modalité constitue une Présence, un Nom au sens premier et véritable. C'est alors tout à la fois l'Essence dans son intégralité et la modalité considérée qui constituent le lieu et le contenu de la révélation, et rien ne permet de distinguer l'Essence de la modalité, ni les différentes modalités entre elles ; comme dit ibn Barrajân : « c'est dans le créé, non dans le Créateur que les Noms se sont différenciés ». Lorsque cette même modalité manifeste la Présence divine dans un lieu autre que l'Essence absolue, c'est-à-dire dans l'Intellect universel qui est le lieu par excellence de la distinction et de l'altérité, elle devient un Nom intelligible, un Archétype, une Idée. C'est toutefois la même modalité qui intervient dans les deux cas, et ce pouvoir d'apparaître à la fois comme même et autre qu'elle-même, elle le tire de son essence propre, du fait qu'en elle, c'est la distinction, l'altérité, qui se pose en se niant elle-même, en s'auto-dissolvant dans la Révélation infinie de l'Essence ; car cette spécification première qui est le principe de toute spécification « n'exprime rien d'autre que la nécessaire négation des Attributs, des expressions, des spécifications ». Ce processus, par lequel la Présence, s'autodéterminant sur le fond de son indétermination foncière, engendre l'ordre intelligible, est parfaitement décrit par J. Trouillard en termes d'hénades : « l'ordre intelligible tout entier est lui-même produit par l'autodétermination des hénades, qui à leur tour émanent de l'Un, parfois nommé « l'hénade des hénades » » (MP, p. 227). De même, dans un passage du traité sur les Noms divins du cheikh al Jîli précédemment cité, on commençait par établir que les Noms divins se différenciaient en fonction de la multiplicité des lieux de manifestation, pour finir par conclure que les lieux de manifestations ne se différenciaient qu'en raison de la multiplicité des Noms. Cette circularité, qui ne pose problème qu'à celui dont l'intellect reste prisonnier des structures de l'entendement rationnel (alors que c'est justement l'origine de ces structures et de l'Intellect lui-même que l'on cherche à déterminer ici), trouve maintenant son explication et le fondement de sa possibilité ontologique dans la structure de la Présence absolue, cette spécification première qui consiste dans la négation de toute spécification.

b) Présence et Idée à la lumière des Futûhât d'ibn 'Arabi

Ce rapport entre la Présence qui est l'essence des Noms, et les Idées ou Formes subsistantes qui sont les modèles intelligibles de la création, ainsi que la manière dont la Présence opère par elle-même son propre dédoublement dans les Formes, sont illustrés dans plusieurs passages essentiels des Futûhât al makkiyyah d'ibn 'Arabi. Citons d'abord ce bref paragraphe qui ouvre le chapitre 558, consacré justement aux Noms divins :

« Allah – exalté soit-Il – a dit : « à Allah appartiennent les Noms excellents » (Cor. 7, 180). Ces derniers ne sont rien d'autre que les Présences divines, que présupposent et déterminent les raisons des possibilités. Et les raisons des possibilités ne sont rien d'autres que les Formes manifestées dans l'Existence véritable. La Présence divine est donc un nom qui englobe Essence, Attributs et Actes, et si tu veux, tu peux dire : des Attributs d'actes et des Attributs négatifs. Les Actes procèdent des Attributs, et constituent assurément des noms, cependant, parmi ces derniers, il en est certains qu'Il s'est attribué à Lui-même, et d'autres non. »

Même s'il ne définit pas exactement la Présence – il la définit en extension : elle est Essence, Attributs et Actes, mais non en compréhension, il ne dit pas, du moins ici, ce qu'elle est en elle-même – le Hâtimite nous donne tout de même les indications nécessaires pour comprendre ce qui la distingue de la Forme, principe de l'être contingent (al mumkin). Cette Forme, dont la manifestation « nocturne » dans l'Existence véritable, c'est-à-dire dans la Réalité divine imparticipée, précède éternellement sa manifestation « diurne » dans le milieu de la réalité extérieure, est une détermination de la Présence, c'est-à-dire du Nom, qui constitue ainsi l'essence de l'Archétype, le fondement de l'essence formelle. Toute Forme est présente à Dieu avant d'être présente à elle-même ; elle est présente à Lui par l'usage qu'elle fait de la structure universelle de la Présence pour se déterminer elle-même. En fait, pour bien comprendre le sens de cette détermination, mieux vaut

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recourir au texte arabe lui-même, car il n'y a pas d'équivalent exact, en français, du verbe ta'ayyana, que je rends ici par « déterminer ». En tant qu'il dérive du mot 'ayn, qui désigne primitivement l'œil, le verbe ta'ayyana veut surtout dire : fixer, viser, déterminer par le regard. L'essence de l'essence de l'être possible est dans l'acte par lequel cette essence fixe la Présence, la détermine en la visant, se pose en face d'elle mais sans s'écarter d'elle, comme cet en face précisément, lequel, avant la Forme, n'a pas d'existence. La Forme est la visée de la Présence comme telle, accomplie par la Présence, en son propre sein. Dans la Présence, il n'y a rien d'autre que la Présence elle-même, rien que l'être uni à soi, comme être uni au Soi divin, Sujet transcendant unique qui résorbe toutes les qualités des êtres. Encore faut-il noter qu'être uni ne signifie pas ici être uni, car le Soi n'est pas un être, il est bien plutôt le Non-Être comme rémanence d'un Être pour toujours auto-aboli, la Non-dualité, la non-opposition comme fondement mèontologique de l'Être. Être uni signifie donc tout au plus ici : ne pas être séparé, et la Présence est la force créatrice de cette non-séparation, tellement absolue qu'elle est même capable de donner corps à la séparation en la ramenant à une modalité d'elle-même, de la laisser se regarder, et par là-même se poser en elle. Ainsi prennent naissance (éternellement et non temporellement, cela va de soi) les « raisons des possibilités », qui ne sont rien d'autre que le lien transcendant qui les ramène à l'Unité, dont rien pourtant ne sort. De sorte que les « Formes manifestées dans l'Existence véritable », étant les déterminations premières de la Présence, sont avant tout les formes de sa détermination, les canaux obligés qu'emprunte toute présence pour parvenir à la détermination, car c'est par eux que toute détermination parvient à la Présence. Se recueillant en soi comme n'étant précisément pas séparée de soi, la pure Non-séparation qui constitue cette dernière devient capable de recueillir toute chose, à commencer par sa propre détermination comme mise à distance de soi de ce qui, en soi, ne comporte aucune distance à soi.

Ce passage de la Présence pure à la Présence visée, comme passage de l'Infini à l'Idée, sera mieux compris si l'on rapproche de la citation précédente cet extrait du chapitre 13 des Futûhât, chapitre très important qui parle de la symbolique du Trône et des Porteurs du Trône :

« sache qu'Allah – exalté soit-Il – était avant qu'Il ne créât la création, selon une antériorité qui n'est pas temporelle. Ce n'est là, plutôt, qu'une formulation commode pour désigner une relation qui fait comprendre à l'esprit de l'auditeur le but visé : Il était – exalté soit-Il – dans une « ténèbre », ('amâ) sans air au dessous ni au dessus d'elle ; cette ténèbre constitue le premier lieu de manifestation divine. Il s'est manifesté en elle en diffusant à travers elle la Lumière essentielle, comme il apparaît dans sa Parole : « Allah est la Lumière des cieux et de la terre » (Cor. 24, 35). Dès lors, ce chaos se colora de Lumière, et en lui s'ouvrirent les Formes des Anges dominateurs [al malâ'ikatu-l-muhaïmin, cf. Dominations], qui sont au dessus du monde des corps naturels et tels qu'il n'y a avant eux ni Trône, ni aucune créature. Ensuite, quand Il les les eût fait venir à l'existence, Il resplendit sur eux, et par ce resplendissement, s'occulta à eux, de telle sorte que cette occultation constitue pour eux l'esprit ; pour eux, c'est-à-dire pour ces Formes. Et Il resplendit sur eux dans son Nom « le Très-Beau » ; alors ils furent ravis dans la Magnificence de sa Toute-beauté, et n'en revinrent jamais. Puis, lorsqu'Il voulut créer le monde de l'écriture [la manifestation], il désigna ['ayyana, cf. Ta'ayyana] l'un de ces Anges rapprochés [karûbiyyûn, cf. Chérubins], et celui-ci fut le premier Ange manifesté parmi les Anges [formés] de cette Lumière ; il s'appela l'Intellect, et le Calame. »

Une exégèse détaillée de ce passage et de ce qui l'entoure sortirait certes du cadre de cette Introduction. Notons seulement que la « ténèbre » dont il est question ici est dite « sans air en dessous ni au dessus d'elle » pour la distinguer des ténèbres créées, qui occupent le milieu de l'espace au tout début de la création. Il s'agit au contraire ici de la ténèbre incréée, antérieure à toute création, même à la création de l'espace et de la matière. Vu qu'il n'y avait alors rien d'autre que l'Essence divine, cette ténèbre incréée s'identifie en quelque sorte à l'Essence, ou plutôt au tout premier « resplendissement de l'Essence », le « resplendissement ténébreux » dont le cheikh al Jîli parle dans son ouvrage sur les Noms divins, et qu'il identifie également au « Non-Être ». Ce premier « resplendissement » n'est autre, bien évidemment, que la « spécification première » évoquée par

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Kâchâni dans l'extrait cité à la section précédente, et qui « n'exprime rien d'autre que la nécessaire négation des Attributs, des expressions, des spécifications », c'est-à-dire l'absence de rayonnement, la rétention originelle de la Lumière ontologique. Cette absence de spécification, de délimitation, constitue donc le premier « lieu de manifestation » du Divin, la condition de toute apparition possible. D'un autre côté, le terme « 'amâ », du fait qu'il s'oppose ici à la Forme (« sûrah »), pourrait aussi se traduire par un « chaos », à condition d'entendre par là non pas l'indétermination par défaut de ce qui n'a pas encore reçu de forme, mais l'indétermination par excès de ce qui, ne comportant aucune trace de dualité, aucune distance à soi, déborde infiniment toute forme en plénitude et en perfection. Le premier « resplendissement » de l'Essence, en laquelle Elle réside avant toute manifestation proprement dite, est sa propre illimitation, sa propre infinité, qui est l'in-tension même de son Unité. Or, parce que dans cette illimitation première où Elle réside, dont Elle constitue pour ainsi dire le « contenu », rien ne la limite ni ne la délimite, l'Essence peut « resplendir » en elle comme une Lumière, qui n'est ni séparée de sa source, ni distincte du milieu où elle diffuse. En d'autres termes, parce qu'Elle n'est nullement séparée de cette non séparation qu'elle est Elle-même, Elle la « colore » de sa Présence, et ainsi la modalise de façon à pouvoir y recueillir, en les ramenant à des modes de son Identité, les Formes de la manifestation conditionnée, et l'ensemble du milieu où elles se déploient, le milieu de la dualité et de l'altérité.Ainsi apparaît la toute première « Forme », celles des « Anges dominateurs », qui sont une multiplicité indénombrable et une, car ils ne représentent rien d'autre que l'illimitation primordiale de l'Essence, qui s'« ouvre » sur elle-même pour y accueillir son propre resplendissement. La Forme première est cette ouverture de l'Informel ou de l'Infini sur lui-même, réalisé par lui-même et de lui-même, parce qu'il est, en lui-même, l'Infini. Une fois constituée, cette Forme s'anime d'un esprit qui est l'Esprit au sens véritable et premier lui aussi. La genèse de cet Esprit consiste dans le dédoublement de la Forme, qui s'apparaît à elle-même à travers un second resplendissement de l'Essence, qui se réfléchit en quelque sorte sur le premier, lui renvoyant sa propre image. En réalité, il ne fait guère de doute que ces deux resplendissements n'en font qu'un en réalité. D'abord, parce que l'ensemble de ce processus se situe hors du temps, conformément à l'indication donnée par ibn 'Arabi au début de ce passage : les étapes décrites ici se déroulent « selon une antériorité [et une postériorité] qui n'est pas temporelle ». Il ne peut donc s'agit en réalité que d'un seul resplendissement, envisagé sous deux aspects. Seulement, il ne faut pas perdre de vue que le premier resplendissement n'est constitué par rien d'autre que la Ténèbre principielle qui s'ouvre sur elle-même pour y accueillir le déferlement ininterrompu de sa surabondance de Soi. Dès lors, ce jaillissement n'a en face de lui rien qui puisse le contenir ou le limiter, à part lui-même ; car étant déjà présent en chaque point du « milieu » où il se propage, mieux, étant lui-même ce milieu, étant la Ténèbre principielle, il se rencontre lui-même, nécessairement, en tout point et à tout instant. Cette rencontre du resplendissement premier avec lui-même est proprement ce qui constitue l'Esprit. C'est aussi, nécessairement, une rencontre avec l'Essence, puisqu'il n'y a rien d'autre en lui que l'Essence. L'Essence se révèle donc à l'Esprit comme lui-même, c'est-à-dire comme ce qu'il est lui-même, à savoir la Lumière. Or, ce qu'il est lui-même, c'est une révélation qui s'autodétermine et s'autolimite, puisqu'en chaque point du milieu où elle arrive, elle se découvre déjà présente de toute éternité. Dès lors, l'Essence se révèle à l'Esprit selon un mode conditionné, et par là Elle se voile à lui. Mais ce mode est en même temps le moins conditionné des modes conditionnés, puisqu'il se conditionne lui-même, et par rien d'autre que lui-même : il est en fait identique à la Condition absolue, qui renferme toute condition possible et n'est en propre aucune d'elle, car elle est en réalité identique à l'Inconditionné. Dès lors, il est évident que c'est l'Esprit lui-même qui voile l'Essence à lui-même, et c'est pourquoi il est identifié par ibn 'Arabi à cette occultation même. Il faut noter que je traduis ici par « occultation » le terme arabe « ghuyûb », pluriel de « ghayb », qui désigne aussi l'Invisible, ou le Mystère au sens religieux. Terme qui, dans l'islam, revêt une connotation éminemment positive – que le mot « occultation » rend mal – puisqu'il est dit au début de la deuxième sourate du Coran : « alif – lâm – mîm * Voici le Livre qui ne renferme rien de douteux, guidance pour ceux qui craignent pieusement [Dieu]. * Ceux qui croient au Mystère et accomplissent la Prière légale (salâh) ». Plus exactement, il s'agit d'un « pluriel d'abondance », qui

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évoque ici l'idée d'une profusion infinie, d'une « surabondance de Mystère ». L'Esprit est cette surabondance, il est le Geste incomparable par lequel l'Essence se voile Elle-même, par Elle-même, pour laisser parvenir jusqu'à lui-même son propre Resplendissement ; de telle manière qu'en le laissant ainsi arriver jusqu'à soi, c'est à Elle en réalité qu'Elle lui permet de venir, de sorte qu'il s'agit bien de son Resplendissement.La suite du passage nous apprend que parmi ces « Formes des Anges dominateurs », Allah en désigne par la suite une qui deviendra le Calame ou Intellect universel, qui est considéré, par les gnostiques, à la fois comme le principe de la manifestation et comme le milieu de l'altérité dans lequel elle se déploie. En réalité, il faut garder présent à l'esprit que les « Anges dominateurs » ne forment pas une multiplicité quantitative, mais qu'ils reflètent, par leur abondance qualitative, le caractère illimité ontologiquement de la Ténèbre qui leur donne naissance. En réalité, ils forment une unité, une unité indéfiniment multipliée et réfléchie en elle-même qui « entoure » l'Unité infiniment simple de l'Essence, constitue son « voisinage » et sa « proximité » immédiate. Dès lors, quand ibn 'Arabi dit que l'Essence, en se tournant vers cette multiplicité qui forme son voisinage immédiat, y détermine un élément ponctuel, il faut comprendre en réalité que c'est cette unité infiniment multipliée qu'est l'Esprit qui s'apparaît tout entière en mode déterminé, en se tournant vers le « point » infiniment simple de l'Essence en son centre. Elle réalise ainsi sa propre unité, comme distincte de la multiplicité qui est en elle, et cette distinction première lui permet d'opérer la distinction et par suite l'actualisation de toutes les possibilités qu'elle renferme, ce qui constitue le Macrocosme – dont l'Intellect apparaît comme le principe transcendant, comme la cause efficiente et exemplaire à la fois.

Tout ceci appelle quelques remarques. Dans la doctrine aristotélicienne, qui a été largement répercutée en Islam, la forme s'oppose radicalement à la matière, comme ce qui limite cette dernière et l'empêche de se disperser indéfiniment. Traditionnellement, l'Intellect est ainsi assimilé à la Forme des Formes, celle qui contient toutes les autres, parce qu'il est ce qui, par excellence, unifie la multiplicité des êtres. Mais il est aussi ce qui multiplie l'Unité du Principe, et c'est pourquoi les soufis ont l'habitude de l'assimiler à la Matière au sens véritable et premier, dont la matière corporelle n'est qu'une image dégradée. L'Intellect est bien la Matière par excellence, parce que c'est lui qui contient réellement toutes les Formes sur un mode infiniment actuel. En ce sens, on comprend que l'Esprit, dont l'Intellect est un aspect déterminé, soit traditionnellement opposé à la Forme : sa surabondance ontologique exclut en effet l'idée d'une Forme déterminée, d'une limite autre que lui-même. Or, on voit bien, dans le « mythe » akbarien de la création des « Anges dominateurs », que l'Esprit n'est en fait rien d'autre que la Forme, mais envisagée sous un angle différent. La Forme première, en effet, est à elle-même sa propre Matière ; elle est ce qui limite et ce qui est limité, ce qui occulte et est occulté, ce qui révèle et est révélé, qui unifie et est unifié. Ce qui est proprement Forme, ici, ce qui dé-limite, c'est la révélation, et ce qui est délimité, dans cette réalité de la Forme pure-Esprit pur qui est à la fois occultation et révélation, est l'occultation infinie de l'Absolu, tant qu'Il ne s'est pas particularisé dans une révélation. Ou encore, ce qui unifie est la révélation, en tant que forme de tout ce qui procède de l'Un, et ce qui est unifié, c'est-à-dire fait un, ce en quoi se révèle primitivement l'Un, c'est son occultation, qui n'a d'autre cause ni d'autre origine que Lui-même, véritable esprit de toute révélation. L'occultation est l'esprit de la Forme. Mais la révélation est la forme de l'Esprit. L'Esprit est un élan vers soi qui crée l'espacement indispensable pour pouvoir s'élancer vers soi et qui est cet espacement, il est donc un élan qui n'est jamais séparé de sa fin, et est justement rendu possible par cette non-séparation, réside en elle comme la forme nocturne de son propre élan vers soi, sa forme anéantie, « ravie dans la Magnificence de sa Toute-beauté ». Il est la manifestation de l'Irradiation essentielle à elle-même, son « être pour soi », comme constituant pour elle-même une occultation de la Présence divine, une absentisation de ce qui constitue sa possibilité la plus essentielle, à savoir son infinité même, qui implique la négation de tout rapport, même du rapport à soi, en tant que celui-ci est nécessairement fini. Cette première effusion, ce premier épanchement du Divin a cependant pour lieu l'Informel, l'Illimité, la non-séparation comme telle. Rien n'entre dans la Présence et rien n'en sort. De cela, atteste suffisamment le fait qu'à peine constituée comme Forme et comme Esprit, la première effusion de la Lumière

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essentielle est ravie à elle-même par la puissance ténébreuse dont elle est la vie intestine, l'auto-multiplication immanente : à peine révélés à eux-mêmes comme la révélation d'un Autre qu'ils sont, les Anges rapprochés sont « ravis dans la Magnificence de sa Toute-beauté », c'est-à-dire dans la Présence du Nom divin « al Jamîl », « le Très-beau », celui qui concentre toute perfection formelle et toute beauté. Ce ravissement montre que dans le même moment où l'Esprit est constitué comme occultation du Soi divin qui fonde l'identité de la Forme, dans ce moment même, il est promu comme ravissement du soi de la Forme dans la Présence divine. L'Esprit cache Dieu en lui et dans le même mouvement se cache en Dieu. C'est ainsi qu'il se constitue dans l'opération où il se fait disparaître, grâce à la Toute-puissance de la Ténèbre divine qui resplendit en lui. C'est parce que la Présence a déjà accompli en elle le rapt de toute science, l'enlèvement à soi de toute Forme, que la Forme de cet enlèvement, à savoir l'Ange, peut être.

La Présence est le foyer primordial de la Théophanie, elle consiste dans l'auto-révélation comme occultation infinie, forclusion de toute séparativité, de toute limite et par conséquent de toute forme. Elle est la révélation de l'Absolu à Lui-même, en Lui-même, pour Lui-même, telle qu'elle ne suive pas, mais au contraire précède et fonde cet « à », cet « en » et ce « pour », et toute relation, donc tout être en général, telle enfin qu'elle rende possible sa révélation à autrui, et d'abord, dans un premier temps, à cette révélation même. Cette importance centrale de la Présence dans la hiérarchie des principes est particulièrement bien mise en évidence par un schéma qui figure au chapitre 48 des Futûhât al makkiyyah, et qui représente la conception hâtimienne de la procession universelle, depuis la Présence divine qui occupe le centre du schéma, jusqu'aux principes naturels représentés par les quatre éléments. Ci-dessous, le schéma tel qu'il figure dans l'œuvre d'ibn 'Arabi, avec la traduction française des légendes.

L'explication complète de cette figure sortirait du cadre de la présente étude. On remarquera sa structure générale cruciforme, formée de cercles successifs qui s'entrecroisent en faisant apparaître de multiples croissants de lune, de sorte qu'elle mêle intimement les symbolismes du cercle, de la croix et du croissant, qui est lui-même une combinaison des deux autres. Elle illustre surtout le principe d'une procession multicentre, qui ne se déroule pas en ligne droite à partir d'un foyer unique, mais de façon récursive, par une activité du premier centre qui se communique de proche en

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proche à des foyers secondaires de plus en plus distants de la source, et qui imitent, chacun selon la mesure de sa puissance propre qui est elle-même un don de la source, l'activité productrice de cette dernière. Cette idée que l'on rencontre chez de nombreux métaphysiciens traditionnels, dont Proclus, est clairement formulée par ibn 'Arabi qui écrit, dans le chapitre en question : « Tout cercle a sa fin qui coïncide avec son origine, et présuppose essentiellement le point central qui, quant à lui, ne suppose pas le cercle. Ainsi se trouve illustré l'aboutissement des gens de l'ascension à partir de ce monde, de même que la dépendance du monde à l'égard de Dieu et l'indépendance de Dieu à l'égard du monde. Et il est manifeste que toute partie du monde peut être la raison de l'existence d'un autre monde semblable au premier, mais non pas plus parfait que lui, et cela à l'infini. (...) À partir de chaque point, il est possible de construire une nouvelle circonférence, de telle sorte que ce que l'on a dit de la première circonférence s'applique également à la seconde, et ainsi de suite à l'infini. Chaque monde est fini, mais il n'y a pas de limitation à ce qui procède de lui. »Puisque le vrai Centre de toute la procession est la Présence divine, chaque foyer secondaire, allumé à sa périphérie par un foyer primaire, sera également une présence, une auto-révélation, qui se révèle chaque fois à elle-même en regardant vers le Centre premier et en revenant à soi à partir de ce Centre et de tous les centres intermédiaires, donc d'une façon toujours plus médiate et à travers une distance ontologique croissante. La possibilité de l'ensemble réside cependant tout entière dans le foyer central de la Présence à titre premier, qui n'a jamais à revenir à soi à partir d'un autre, car elle ne s'élance jamais hors de soi. Ce que la Présence première communique, en l'atténuant par cet acte même, à toutes ces présences secondes que sont les êtres dans leur infinie variété, c'est donc en définitive son absence d'élan, son Calme qui a déjà résorbé les impulsions particulières de tous ceux qui ont à tendre vers eux pour trouver le repos.

c) Illustration : l'exégèse de la Royauté divine par Ghazâli

Exemplaire est, à l'égard de cette signification métaphysique de la Présence et de la différence entre appréhension noétique et « imprégnation » spirituelle, la notice que Ghazâli consacre, dans le Maqsad, au Nom divin « al Malik » (le Roi). Dans un premier temps, en effet, l'idée de royauté est purifiée de tout ce qu'elle peut encore comporter non seulement d'anthropomorphique, mais encore de strictement onto-théologique, jusqu'à ne plus signifier que l'indépendance divine envers tout existant, et la dépendance radicale de tout existant à l'égard de la Réalité divine (où réside en dernière analyse la sienne propre), de telle sorte que par cette indépendance et par cette dépendance, l'existence d'un monde se trouve à la fois niée et posée, ancrée dans son Principe et garantie précisément par la liberté inaltérée dans laquelle cet ancrage laisse le Principe relativement à tout l'ordre qu'Il fonde : « Toute existence procède de Lui soit directement, soit indirectement, et toute chose à part Lui, Lui est subordonnée dans sa substance et dans ses attributs, tandis qu'Il se passe de toute chose. » À strictement parler, l'idée de Royauté ne contient donc rien de plus que celle d'Unité ou de Réalité, modalisée comme ce qui à la fois exclut le multiple, et est présupposé par lui, impliqué dans son existence, c'est-à-dire dans sa possibilité. Quant à l'imprégnation liée à ce Nom « al Malik », elle consiste pour l'homme à se rendre aussi semblable que possible à Allah, dans son indépendance à l'égard de toute chose, en se passant lui-même de ce qui est autre que Lui  : « le roi, parmi les serviteurs, est celui qui n'est soumis qu'à Allah, ou plutôt, qui se passe de toute chose, sauf d'Allah ». Le vrai détenteur de la royauté, parmi les hommes, est celui qui est libéré de ses attaches avec les deux mondes, visible et invisible, qui ne dépend plus effectivement que de Celui qui est au delà des mondes et en Qui réside à la fois leur possibilité et leur négation, qui s'est rendu indifférent à tout le reste et à sa propre existence, par une stricte ascèse impliquant non pas tant un renoncement aux jouissances éphémères, qu'une concentration de l'esprit sur l'essentiel, c'est-à-dire l'Unité : c'est le degré des prophètes et de certains saints pour qui toute réalité autre que la Réalité divine est comme supprimée, qui vivent – selon l'expression consacrée dans l'Ihyâ ulûm ad-dîn – « supprimés en Dieu ». Ghazâli reprend à ce propos une anecdote qui figure déjà dans le traité de Quchayri : un roi de la terre étant venu visiter un ascète, il lui propose de lui accorder une faveur au choix. « Comment me dis-tu cela à moi, répond l'ascète, alors que j'ai deux serviteurs qui sont

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tes seigneurs ? – et qui sont-ils  ? demande le roi, sans doute interloqué - L'avidité et la passion. Je les ai vaincues, tandis qu'elles t'ont vaincu. » Enfin, il cite la parole d'un autre « cheikh », qui disait à son disciple : « coupe toute espérance et tout désir de ce monde, tu seras roi dans ce monde et dans l'autre ; la Royauté, en effet, consiste dans la liberté et l'autarcie (istighnâ') ». Tel est, par contraste avec la royauté charnelle, le roi véritable : celui qui imite la liberté et l'autarcie divines en n'aspirant à rien d'autre qu'à Dieu, qui se désolidarise intérieurement du multiple comme l'Un est refus, négation du nombre. La « liberté » (hurriyyah) et l'« autarcie » (istighnâ') sont des « qualités » qui se rapportent à l'Essence divine considérée en relation avec tout ce qui procède d'Elle. Elles ne caractérisent cependant rien d'autre dans l'Essence que son indépendance radicale par rapport à toute cette procession, son pouvoir absolu de ne pas se laisser déterminer en retour par elle, en tant que cette indépendance et cette absence de rétro-détermination fait la richesse (ghinâ, même racine que istighnâ', « l'autarcie ») de l'Essence, fonde la possibilité pour Elle de procéder en demeurant ce qu'Elle est, c'est-à-dire sans être conditionnée par sa procession, puisqu'Elle est l'Inconditionné par essence. Liberté et autarcie caractérisent négativement l'Unité, en tant qu'Elle se passe du multiple, qui en revanche a besoin d'Elle pour exister et pour être ce qu'il est, est conditionné par Elle, puisque c'est dans l'Unité divine inconditionnée que réside la plénitude de l'existence et de la vie.

On voit dans les exemples cités par l'imâm comment « fonctionne » la participation gnostique aux Noms divins, et ce qui la différencie de la participation d'une réalité d'ordre cosmique à son archétype intelligible, la première participation excluant la seconde et fondant en même temps sa possibilité. C'est en refusant tout que l'homme peut tout posséder, mieux, qu'il réalise qu'il possède déjà effectivement tout à la manière du Principe, pour qui posséder veut justement dire refuser, veut dire : être infiniment dépouillé, d'un dépouillement antérieur à la source de toute abondance. Comme dit le hadith : « Allah était, et il n'y avait nulle chose avec Lui », et ce dépouillement infini dans lequel se trouvait – se trouve encore – l'Essence divine est sa propre puissance créatrice : il n'y a pas plus de différence entre les deux qu'il n'y en a, pour l'homme, entre être un anachorète au dernier stade du renoncement à tout, et tenir en sa main l'empire des cieux et de la terre, entre être le prophète Job sur son fumier, et le roi David dans le resplendissement de sa gloire ! D'où les nombreux témoignages de la tradition qui décrivent Dieu comme proche des pauvres, des faibles, des infirmes, au point que « rien ne s'interpose entre Dieu et la prière de l'opprimé » et que « Dieu dira au jour de la résurrection : Ô mon serviteur ! J'étais malade et tu ne m'as pas rendu visite... Ô mon serviteur ! J'étais affamé et tu ne m'as point nourri, etc. » sans oublier le plus frappant de tous, peut-être, au regard de ce qui nous occupe, à savoir le hadith qui dit que « le gémissement du malade est un des Noms de Dieu ». Témoignages qu'il convient enfin d'entendre dans toute la force de leur signification ontologique, et non comme de molles « inciations à faire le bien ».« Et par ces qualités, précise Ghazâli, le serviteur se rapproche des Anges, et se rapproche [encore plus] d'Allah – exalté soit-Il. Et cette royauté-là est un don accordé au serviteur par le Roi véritable, qui n'attend de son royaume aucune rétribution. » Ici, chaque mot a de l'importance. En effet, pour exprimer le fait que l'homme qui renonce au monde se rapproche des Anges, c'est-à-dire des Intelligences pures et séparées de la matière qui sont les auxiliaires de Dieu dans la création et l'administration du cosmos, l'auteur utilise le verbe « qaruba », verbe d'état simple, sans mouvement, avec la préposition min, qui indique en général l'origine d'un procès, donc un écart, une vision centrifuge de la proximité. En revanche, pour exprimer la manière dont il se rapproche d'Allah au moyen de ces mêmes qualités, il utilise le verbe taqarraba, qui est construit sur la même racine QRB, mais exprime un sens plus fort, plus dynamique, et la préposition ilâ, qui est le contraire de min, et indique le but, la fin vers laquelle un procès tend. Le choix des termes n'est évidemment pas fortuit. Le remplacement de min par ilâ implique qu'à travers les hiérarchies angéliques qui représentent la ditribution universelle de l'Autorité royale, seule est réellement visée la Source imparticipable de cette Autorité, la Présence indivisible et inextensive de la Royauté divine, qui consiste justement dans le « rester en Soi » de Dieu comme indifférence ontologique vis-à-vis de ces hiérarchies. Cette interprétation est encore renforcée par le choix de taqarraba, qui manifeste la racine QRB, signifiant l'idée de rapprochement, sous une forme à la fois redoublée et

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réfléchie. Le redoublement indique une insistance sur l'action envisagée, une reprise continuelle d'un procès dont le résultat n'est jamais définitivement acquis, peut-être parce que ce procès, ici le « rapprochement » dont il est question, constitue lui-même, tant qu'il dure, le principal obstacle au plein épanouissement de son résultat ; l'aspect réfléchi, quant à lui, indique le passage d'un régime passif, caractérisé par une « ressemblance » acquise « de l'extérieur », à un régime pleinement actif, où le sujet se rapproche lui-même de son Modèle transcendant, ce qui signifie qu'il se rapproche d'abord de lui-même, que c'est en refusant toute référence extérieure à un modèle manifesté, fût-il angélique, qu'il vise à parfaire sa ressemblance avec l'Absolument Unique, qui étend sa Présence à travers l'intégralité de la manifestation sans se laisser jamais modéliser ni modaliser intégralement. Le terme de la ressemblance aux Anges, ou encore aux purs Intelligibles n'est que le début de la véritable ascension vers Dieu, et les modalités de celle-ci sont symétriquement opposées aux modalités de celle-là. Si le monarque équitable et sage représente, en ce monde, l'image la plus parfaite de l'Intellect-roi, dont il imite dans l'ordre humain la liberté souveraine à l'égard de la totalité des êtres qui dépendent de lui sous tous rapports, cette liberté n'est pourtant que l'ombre et que l'image conditionnée d'une autarcie plus fondamentale, qui est au delà des rapports mêmes. Telle est la véritable Liberté divine, dont la répondance exacte ici-bas n'est plus le roi juste, mais l'ascète, qui, ayant abandonné à Dieu toute autorité, occupe en apparence le degré le plus bas de la hiérarchie sociale et humaine.La condition de l'ascète est la véritable condition de tous, y compris du roi, telle que dans la condition illusoire de ce dernier, cette condition réelle se trouve simplement voilée à tous du fait qu'elle est connue de tous, dédoublée dans son extériorisation rituelle, dans sa représentation. La possibilité de cette représentation, son efficacité voilante, tient à l'universalité de la condition qui se donne ainsi comme voilée : le prestige de l'habit tient au fait que tout le monde sait déjà dès l'origine que chacun et notamment le roi est nu (et que chacun sait que tout le monde le sait, comme dirait un philosophe contemporain). Tout le monde participe à cette représentation de la royauté parce que c'est cette représentation qui assigne à chacun sa place, en lui révélant qu'il n'est pas cette place à laquelle il s'identifie en partie, car sans le biais de la représentation, il serait aussi nu que l'ascète, en qui se révèle la réalité non dédoublée de la commune condition, de la commune royauté. C'est la Présence en tant que Présence, en tant que non dédoublée, qui inclut déjà la possibilité de son dédoublement dans la représentation. Finalement, l'ascète est bien la négation de la hiérarchie, mais en même temps son plus puissant soutien, car il la résume intégralement, comme le roi, mais le roi a besoin de l'ascète pour se rappeler (pour lui rappeler, au besoin par des sarcasmes, voire pire) ce qu'il est réellement, et retrouver intérieurement sa vraie liberté – sa vraie nudité – sans laquelle il ne serait rien de plus que le dernier serviteur de son royaume, l'esclave de son hermine ; tandis que l'ascète, par définition, n'a pas besoin des symboles pour contempler sa propre royauté, qui est dès lors seule habilitée à exprimer la Présence de la Royauté divine, dont la caractéristique essentielle est de congédier tous les symboles, ses propres symboles. On en arrive ainsi à cette conclusion essentielle que si l'Idée de Royauté est reliée à ses multiples participants par un rapport d'analogie directe, la Présence divine de Royauté, elle, est reliée aux siens par un rapport d'analogie inverse. La Présence fonde donc l'Idée, comme l'Extinction fonde la Connaissance, comme l'analogie inverse fonde l'analogie directe ; en d'autres termes, comme la vraie négation, étant refus du discours, précontient celui-ci et fonde la possibilité de l'affirmation.

La Présence de Royauté est le mode de non-opposition à Soi de l'Essence qui manifeste son indépendance radicale à l'égard de toute réalité « autre » que la Sienne, c'est-à-dire son indépendance à l'égard de sa propre manifestation. Elle exprime le fait pour l'Essence de demeurer en Elle-même, sans éprouver le besoin d'en sortir pour s'élancer vers quoi que ce soit, pas même vers Elle-même (tandis que réciproquement, tout ce qui sort d'Elle a besoin d'Elle pour être ce qu'il est, demeure donc d'une certaine façon en Elle avant de demeurer en soi). La Royauté divine ou unitaire est le « ne pas se séparer de Soi », le « rester uni à Soi » de l'Essence en tant que « ne pas aller vers » autrui ni même vers Soi. Ce « ne pas aller vers », cependant, demande une explication. Ce qu'il faut comprendre, et sur quoi l'esprit doit s'efforcer de rester concentré en dépit de la difficulté presque insurmontable de la tâche, c'est que dans le principe, il n'y a pas d'« autre » vers

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qui aller ou ne pas aller : « Allah était, et il n'y avait rien avec Lui » ; il y aurait éventuellement Soi, mais il n'y a même pas ici d'espace, d'intervalle où l'Essence pourrait se détendre, se laisser couler hors d'Elle-même, il n'y a pas de distance qu'Elle pourrait s'opposer à Elle-même pour, à travers elle, parvenir jusqu'à Soi. « Il n'y avait rien avec Lui », cela veut dire, entendu dans le sens le plus radical : il n'y avait même pas avec Lui, avec l'Essence, d'« avec » où puisse se tenir quelque chose d'autre qu'Elle. Comme l'écrit Ghazâli dans le Tabernacle : « personne ne jouit par rapport à Lui du degré de l'« être avec », pas même de celui de « l'être après » ». L'autre à l'égard duquel Elle manifeste sa royale indépendance, c'est donc d'abord la Distance elle-même, c'est d'abord la possibilité de l'autre. Le « ne pas aller vers » de l'Essence qui demeure royalement en Elle-même, ne vise d'abord rien d'autre que la distance, que l'altérité, que l'acte de viser mêmes – tous ces termes étant au fond équivalents. Cela signifie : par la Royauté divine ou unitaire, qui est sa liberté et son autarcie, l'Essence néglige, avec une ostentation souveraine, d'aller vers la Distance qui lui permettrait de s'écarter d'Elle-même pour revenir à Elle-même dans la possession de Soi. Ne pas avoir besoin de l'autre, pour l'Essence, c'est ultimement ne pas avoir besoin de l'altérité, ne pas avoir besoin de la Distance. Mais ne pas en avoir besoin, s'en passer radicalement, sous tous rapports, c'est aussi se passer de son contraire, de la Non-distance comme négation discursive et donc comme moment de la Distance ; c'est fondamentalement la laisser être, la laisser se poser elle-même comme immanente à sa vraie négation qui constitue la Présence, sans quoi l'Essence aurait besoin d'une distance pour tenir la Distance à distance, ce qui est absurde. C'est, par conséquent, laisser être les « autres » dans leur déferlement le plus débridé, et les inclure maternellement au sein de son Unité sans fond, car il n'y a pas, pour Elle, de distance par laquelle Elle pourrait tenir leur multiplicité en respect. S'il n'en allait pas ainsi, d'ailleurs, si le « ne pas aller vers » de l'Essence était autre chose qu'un total et inconditionnel « laisser venir », Elle aurait par là même besoin de l'exclusion des autres ; mais l'exclusion des autres, pour Elle, est encore un autre ; l'exclusion des autres ne serait possible que grâce à la Distance, grâce à l'Opposition, dont Elle aurait alors besoin, en contradiction avec ce qui a été dit et avec sa royale nature. Si l'Un avait besoin de l'exclusion du multiple, il serait conditionné par elle, et ne serait donc plus l'Unité inconditionnée, voilà tout le secret. Aussi la véritable exclusion, pour l'Essence, c'est l'inclusion. De même qu'exclure le multiple, pour l'Unité, signifie originairement l'inclure, ou plutôt l'avoir déjà inclus, avant l'aurore de l'Éternité – avant l'acte d'inclure comme tel.Ainsi, le « ne pas se séparer de Soi », le « ne pas aller vers » de l'Essence qui constitue l'essence de sa Royauté, et qui est tout d'abord un « ne pas aller vers » l'écart, vers la Distance, vers le mouvement d'aller vers, détermine la Distance comme ce vers quoi, au plus haut point, Elle ne va pas, comme constituant même l'essence de tout ce vers quoi Elle est susceptible de ne pas aller, et en même temps, comme ce qui adhère au plus près à l'Essence, comme ce à quoi Elle a le moins la possibilité de s'opposer, car s'opposer à la Distance, la tenir en respect, signifierait dès lors  : la poser. Le reflet le plus immédiat du « ne pas sortir de soi » qui est l'essence de la Royauté divine, c'est donc la Distance en soi. La Distance est le « ne pas aller vers » l'autre comme refus, comme mise à distance de l'autre, c'est-à-dire comme mode de l'Opposition, qui double le « ne pas aller vers » de l'Essence qui est un mode de la Non-Opposition, qui le double précisément parce que ce dernier ne s'y oppose pas, mais au contraire, le laisse venir, l'accueille miséricordieusement en son sein, lui accorde l'hospitalité de Soi, conformément à la tendance la plus profonde et la plus mystérieuse du Divin, résumée par cette Parole inscrite au-dessus du Trône : « ma Miséricorde l'emporte sur ma Colère ». Cependant, comme l'autre de la Distance est la coïncidence, c'est-à-dire la Présence, sa mise à distance ne signifie rien de plus que la mise à distance de la coïncidence elle-même : elle est l'invention de l'autre, l'ouverture de l'horizon de l'altérité (et en même temps, bien sûr, et de façon totalement équivalente, de l'identité). Pour la Distance, mettre l'autre à distance, c'est le poser, en se posant elle-même. La Royauté intelligible est la mise à distance du « ne pas aller vers » qui constitue la Royauté divine, de telle façon que cette mise à distance ne signifie pas : une sortie de soi dans un espace ontologique préexistant, mais signifie au contraire, antérieurement à toute sortie effective, l'ouverture de l'espace (ontologique) qui rend cette sortie possible, « l'horizon le plus haut » mentionné dans le verset 7 de la sourate an-Najm, auquel sont subordonnés les

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horizons inférieurs correspondant aux diverses régions de l'être, et qui n'est lui-même subordonné qu'au Non-Être de l'Essence absolue, via la Présence surontologique qui est le mode premier de cette subordination, de toute subordination en général, l'inauguration de toute espèce d'ordre, c'est-à-dire étymologiquement de rite, en particulier de sacrifice, le Rituel immanent du Soi qui inaugure éternellement la multiplicité des formes en l'immolant éternellement à l'Un sans-forme, qui la transfigure et lui fait don de l'être en acceptant l'hommage de son auto-suppression, en l'ayant déjà accepté dans la pré-éternité, comme soluble et déjà résolue dans sa Présence. Que cette ouverture de « l'horizon le plus haut » n'ait pas lieu dans un espace qui préexisterait absurdement à l'ouverture de l'espace, implique qu'elle ait lieu ailleurs, « derrière les voiles du Trône », c'est-à-dire dans la Présence elle-même, comme négation de tout espace, de tout intervalle, de toute distance, comme modalité originelle de saisie du Principe par Lui-même, de Rappel (dhikr), de non-opposition à Soi dans la sur-exaltation de son Rite immuable et intérieur. La mise à distance de la Non-Opposition à Soi réside originellement dans la non-opposition à soi de la Distance, dans la mise à distance de l'Opposition telle qu'elle se réalise au sein de la Présence, comme conséquence de sa non-mise à distance originelle, comme conséquence du fait qu'au sein de la Non-Opposition, il n'y a rien qui s'oppose à l'Opposition, comme conséquence du fait que la Non-Opposition, c'est-à-dire l'Essence de l'Unité, n'est Rien ! Entendez par là : rien d'ontologique, rien qui appartienne au domaine de l'Être-Intellect et de la Détermination. Car l'Intellect, qui est parfait en soi, n'atteindrait pas l'Essence quand bien même sa puissance serait multipliée à l'infini : c'est cette puissance même qui est l'obstacle entre lui et Elle, l'obstacle à surmonter au prix de ce qu'il a de plus précieux, au prix de son propre nom, de sa propre essence.L'Intellect, qui est également l'Intelligible ou l'Idée à l'état pur, est la Distance à travers laquelle le Seigneur contemple sa propre Unité, au moyen d'une contemplation antérieure à la Distance et qui rend celle-ci possible, parce qu'en elle, en cette contemplation première qui est la Présence et qui est la réalité vraie de l'être-à-distance, la Distance a déjà accompli elle-même l'œuvre de sa suppression, en laquelle elle subsiste, chantant sans répit et par le Verbe qui est cette suppression même les louanges de Celui qui seul existe, qui n'est semblable à rien, et qui pourtant a fait un être « à son image ». Dans la Présence divine, à jamais, s'anéantit volontairement et librement la Hiérarchie, c'est-à-dire l'Intelligence, de sorte que le libre assentiment à cet anéantissement soit sa possibilité la plus propre, et la raison du règne qu'elle étend sur tout être visible ou invisible. Mais l'Intelligence ne peut se passer de la Distance à travers laquelle elle produit et administre toute chose en contemplant l'Un, puisque cette distance, c'est elle-même. L'homme n'est donc vraiment roi que lorsqu'il ne voit plus qu'il l'est, car il ne voit plus que le Principe et la Gloire du Principe, lorsque, n'inclinant plus à rien, comme l'Unité qui demeure en Elle-même, il ne cherche plus à exercer la royauté, même pour la Gloire de Dieu et l'avènement de la Justice, il n'est vraiment roi que dans l'humilité et le dépouillement total, lorsqu'il s'est, comme disent les soufis, « éteint à sa propre extinction ». C'est ainsi qu'il s'élève du rang de l'Ange vers Celui qui est au delà de l'Ange, grâce à Qui tout procède à partir de ce dernier sans sortir de Lui et de sa Présence. C'est pourquoi, dans le Tao te king, il est écrit : « Ce que les hommes détestent, c'est d'être orphelins, imparfaits, dénués de vertu, et cependant les rois s'appellent ainsi eux-mêmes » (chapitre 42). Il est remarquable d'ailleurs que le même chapitre commence par la phrase célèbre relative à la succession des principes : « Le Tao a produit un ; un a produit deux ; deux a produit trois ; trois a produit tous les êtres ». Il est donc clair que le passage sur la royauté, comme l'ensemble du chapitre, doit s'entendre en un sens ontologique, et non seulement moral. Le véritable gouvernement appartient à celui qui se nomme par les noms les plus méprisés des hommes, parce que celui qui est digne de l'exercer ne peut réellement pas être nommé dans leur langage, de même que la Présence qui est au fondement de l'unité manifestée ne se révèle qu'en elle-même, dans les Ténèbres de son immanence infinie.C'est pourquoi enfin le Prophète Muhammad devait nécessairement refuser la proposition de l'Ange Gabriel de faire de lui un prophète-roi, pour demeurer un simple prophète-messager, de sorte que Dieu l'a confirmé dans le rang de l'autorité suprême sur toutes les créatures, où Il l'avait d'abord établi comme il ressort, entre autres, du hadith bien connu : « si tu n'avais pas été [ô Muhammad],

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Je n'aurais pas créé l'univers ». Le don que Dieu fait à ses serviteurs très humbles est le don infini de sa Présence, le don royal de leur propre recueillement en elle, modèle immanent de l'Unité transcendante qui régit toute chose, à tout point de vue ; et Il peut le faire parce qu'Il n'attend rien d'eux, parce que, en d'autres termes, rien ne manque jamais à la plénitude de sa Présence, de même que rien ne limite la vastitude de son Nom.

10. Présence et re-présentation, ou le mystère de l'Opposition

a) L'émergence du rapport

Le monde est le miroir de Dieu ; ou, énoncé de façon plus fondamentale, l'Intelligence est le miroir de l'Un. Telle est l'image la plus simple par laquelle on tente généralement, du moins en Islam, de se représenter l'inimaginable, l'impensable et l'inouï, sans lequel nous ne serions pourtant pas là pour essayer de le penser, l'existence de l'être relatif à côté de celle de l'Absolu. Ce que Dieu contemple dans ce miroir du monde ou de l'Intelligence, pourtant, ce n'est pas l'Essence elle-même, dont le conspect ferait voler en éclat tout miroir, quel qu'il soit, mais bien les Noms et Attributs, qui sont les modes fondamentaux selon lesquels la Déité, se rendant présente à Elle-même dans sa cohésion infinie, devient susceptible d'être re-présentée, d'apparaître dans le miroir de l'être fini. Tout miroir suppose cependant une distance – une distance finie – entre lui et l'objet, sans quoi il ne peut plus remplir sa fonction de miroir. Le miroir doit pouvoir s'opposer à l'objet pour lui renvoyer sa propre image, qui n'est rien d'autre que la présence de l'objet réalisée sous le mode de l'opposition. En même temps, s'agissant du Miroir dans son acception tout à fait première, du Miroir par excellence, de l'Intellect, cette réalisation n'est autre que celle de l'objet comme tel, elle est l'objectivation de la Présence. Pour cela, le Miroir au sens premier est contemporain de l'opposition qu'il suppose et s'identifie à elle. Miroir, Distance, Opposition, tout cela désigne à la base un seul et même concept. C'est au sein de la Non-distance, de la Non-Opposition, de la Non-multiplicité absolue qui caractérise l'Essence que jaillit primitivement l'Opposition qui détermine la possibilité du miroir, comme ce jaillissement même précisément et rien d'autre, en lequel réside la possibilité ultime du monde et, du coup, celle de la connaissance, en tant que la définition du monde (en arabe « al 'âlam ») est ce qui est susceptible d'être connu : tout monde est un monde « pour la connaissance », du moins pour une certaine connaissance. C'est pourquoi le surgissement de l'Opposition dans les inscrutables tréfonds de l'inamissible coalescence avec soi qui constitue l'abîme de la Présence est le problème ultime auquel se heurte – et sur lequel doit venir se briser en pleurant des larmes de sang, autant que possible – l'Intelligence orgueilleuse qui s'aventure à penser la commune possibilité du monde et de la connaissance – c'est-à-dire sa propre possibilité. Toute pensée est représentation. Mais ce qu'on ne saurait jamais se représenter, par conséquent jamais penser non plus, c'est la possibilité de la représentation, car comme il a été souligné abondamment plus haut, en tentant de se représenter la possibilité de la représentation, on ne peut éviter de se donner l'effectivité de ce dont il s'agit précisément de montrer la possibilité. Voilà pourquoi au tafakkur, à la pensée impuissante à saisir la substance ultime des choses, le soufi substitue le takhalluq, l'imprégnation, c'est-à-dire la participation directe à la Présence, qui consiste essentiellement dans le refus de toute représentation. La possibilité de la représentation réside cependant, comme reliquat de ce qui est par principe exclu de sa structure, au fin fond de la Présence comprise comme non-séparation d'avec soi, comme absence de représentation, justement. C'est dans cette absence de la représentation qu'il faut tenter, envers et contre tout, de saisir les imperceptibles germes de ce qui constituera l'Opposition mystérieuse, condition insaisissable de toute représentation, de toute manifestation, de toute conscience. J. Trouillard nous donne une indication importante en ce sens, lorsqu'il écrit (MP, p. 74) que « tout principe secrète une essentielle opposition à lui-même ». Ce n'est là, à vrai dire, qu'une tautologie, car le mot « essentielle » signifie que le prédicat « secrète une opposition à lui-même » est la définition même du principe, de sorte qu'il revient au même de demander d'où vient cette opposition, ou de demander ce qui fait qu'un principe est principe. L'aspect tautologique de cette

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proposition n'en diminue cependant pas l'intérêt. En effet, la tautologie par excellence, « a = a », énonçant l'identité de l'être avec lui-même, démontre symboliquement, par sa forme, que le seul fait d'énoncer la tautologie, de révéler l'identité, fait naître en son sein l'opposition et l'altérité. Ce n'est pas pour rien d'ailleurs que le nom même de l'identité, en arabe, est al huwa-hû, substantivation de la phrase nominale « huwa hû », « il est lui », qui elle-même n'est rien de plus que le dédoublement et l'auto-juxtaposition du « lui » (huwa), c'est-à-dire de l'ipséité. Le terme tauto-logie comporte à la fois l'idée d'identité et celle de dire (logos). C'est en se disant que le Principe fait naître l'Autre, ce que nous savions déjà ; ce qu'il faut tâcher de saisir à présent, c'est le caractère autostructurant de ce processus, c'est-à-dire le fait que c'est en réalité l'opposition même qui secrète l'opposition, le logos qui dit le logos, et qui en même temps fait le principe principe, non pas bien que, mais parce qu'en lui-même, et dans son indétermination essentielle, il est précisément ce qui ne s'oppose à rien, ce qui ne peut secrèter quoi que ce soit, ce qui n'a pas de nom.

La Présence est la vie secrète de cette absence d'opposition, le « lieu » originaire où elle s'éprouve et s'exalte elle-même dans ce qu'elle est fondamentalement : l'Absolu, le Mystère, l'Ineffable. Toute Présence est un mode de la non-opposition à soi de la Non-Opposition absolue, c'est-à-dire de l'Unité métaphysique, qui, en se vivant comme telle d'une Vie qui n'est autre qu'Elle-même, en se non-opposant à soi, se non-oppose également à non-soi, c'est-à-dire à l'Opposition ; sans quoi, elle devrait nécessairement s'opposer à elle, mais en s'y opposant, elle la poserait, ou plutôt lui donnerait les moyens de se poser elle-même, c'est-à-dire qu'elle ne s'y opposerait pas. En se non-opposant à soi, à ce Soi qui n'est rien d'autre que le « ne pas s'opposer » qu'elle est, qui en fait n'est rien, et surtout pas quelque chose à quoi se surajouterait le fait de ne pas s'opposer ou qui retiendrait en soi-même l'opposition comme son acte possible, puisqu'au contraire, il est ce en quoi aucune dualité, aucune opposition ne prendra jamais place même au simple titre de possibilité, – il en est l'im-possibilité absolue – de sorte qu'il ne saurait même pas s'opposer à l'émergence de toute opposition, au déferlement de toute pluralité, la Non-Opposition institue le « ne pas s'opposer à » qui, incapable de rester cantonné au soi vide de la Non-Opposition (cantonnement qui suppose une limitation, c'est-à-dire un mode de l'opposition, et donc se détruit lui-même), se pose sur ce qu'il rencontre dans son entourage le plus immédiat ; or ce qu'il rencontre ne peut être que l'Opposition, fondamentalement non différente de la Non-Opposition, puisque l'essence insaisissable et incompréhensible de l'Unité qu'est celle-ci se laisse à la limite comprendre comme refus de toute différence, de tout objet, même du soi objectivement posé dans l'exercice de la possession de soi ou de l'auto-contemplation, elle est opposition à tout. Cette identification, cependant, n'a encore rien de dialectique, rien de discursif, elle s'enracine dans l'inadéquation foncière de toute expression même négative à la nature de l'Unité imparticipable (et certes, le monde même est encore une telle expression, dont il s'agit ici, rappelons-le, de cerner, dans les ténèbres de l'Inexprimable, la possibilité ultime). Du reste, la Non-Opposition ou Non-contradiction pure, on l'a assez dit, ne saurait s'opposer à rien, elle n'est donc pas même opposition à l'opposition, et de ce fait ne saurait être dite en soi ; cet « en soi » suppose un Soi qu'elle se confère précisément à elle-même en instituant le « ne pas s'opposer à soi » qui constitue l'essence de la Présence. C'est dans la Présence à Soi - l'Informel où resplendit originairement l'Essence comme en sa propre infinité – que la Non-Opposition peut être en soi, c'est-à-dire exclure de soi, de ce Soi, l'Opposition, s'y opposer, et par ce geste même, l'inclure en soi, se l'immoler rituellement. Ainsi toute Présence, en tant que mode de non-opposition à soi, implique un mode correspondant de l'Opposition, qu'elle suscite en face d'elle, non pas dans un en-face préexistant, mais comme constituant précisément cet « être en face de la Présence », l'« être présent en face » comme distension immédiate de la pure et simple Présence, comme plérôme de ses déterminations. Il faut se rappeler ici le passage des Futûhât, 13 commenté à la section 9.b) : le resplendissement originel de la Présence, du fait qu'il est un resplendissement continu, que rien encore ne vient délimiter, ne peut s'abstenir de resplendir sur lui-même, comme les vagues qui, à l'abord du littoral, viennent s'écraser les unes sur les autres ; et c'est ainsi que naît, au sein de la Présence, la première Forme, le premier voilement de l'Essence, l'« être pour soi » de la Lumière essentielle.

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Il est important, et même crucial ici de noter encore une fois de quelle manière chaque mode de non-opposition à Soi détermine un mode correspondant de l'Opposition : en ne s'y opposant pas, en le laissant venir en soi sur le mode de la suppression, sur le mode de l'immolation à l'Un, qui est la seule voie d'unification possible du non-un, donc sa seule voie de réalisation, dans la mesure où Réalité et Unité peuvent être considérées comme synonymes. Les Présences agissent en consumant tout, en consumant en elles ce tout qui n'est pas encore posé, en consumant d'abord la double négation qu'elles sont elles-mêmes, le non-non-Un, et c'est ainsi qu'elles agissent par voie d'unification. En sorte que si l'on peut dire que les Noms divins sont des principes et qu'ils produisent, il faut préciser qu'ils produisent également par voie d'unification, comme consomption rituelle de l'Opposition en elle-même, dans son propre redoublement, dans le non-non-Soi de la Présence qui accomplit inconditionnellement le retour au Soi ineffable de l'essence de l'altérité. L'essence de l'altérité, comme de l'identité, est celle du dédoublement, qui se pose lui-même dans son auto-suppression comme dédoublement d'une négation qui est celle de toute essence autre que l'Essence. C'est ce qu'exprime ibn Barrajân dans son commentaire du Nom « l'Un » (al Wâhid), qu'en toute rigueur on devrait plutôt traduire par « l'Unifiant » : « [ce Nom] est bâti sur le modèle des noms d'agent, comme à partir du verbe « maintenir » on forme « le mainteneur, celui qui maintient » et à partir du verbe « siéger », « le siégeant, celui qui siège », car ce sont eux qui accomplissent respectivement l'acte de maintenir et de siéger ; ainsi, de même qu'Il se nomme « le Créateur » parce qu'Il a créé et « le Pourvoyeur » parce qu'Il a pourvu [à la subsistance de ses créatures], et ainsi de suite, de même ce Nom appartient à cette catégorie de noms verbaux. En effet, c'est Lui qui a rassemblé la multiplicité et concentré la totalité, de sorte qu'Il a unifié, et pour cela s'est appelé l'Un [ou l'Unifiant]. Et l'Unité est la racine du Nom », c'est-à-dire que tout Nom est à l'image de celui-ci, une puissance unifiante. Voilà aussi l'« explication » de leur efficacité du point de vue de la Réalisation spirituelle ; par essence, les Noms divins sont des principes unificateurs et assimilateurs au Soi, ou peut-être devrait-on dire : au non-non-Soi, sanctuaire ouvert dans l'infinité infiniment non-contradictoire du Soi pour le retour-immolation du non-Soi ; par essence, cela veut dire qu'ils sont unificateurs avant d'être producteurs, qu'ils ne produisent qu'en assimilant et en faisant participer à l'Absolu, sous le mode qu'on a dit, celui qui seul préserve le caractère non morcelable de l'Absolu (comme dit encore ibn Barrajân, « le concept de l'unité ne s'exporte jamais hors de Lui » : il demeure toujours en Lui, mieux, il est le « demeurer en soi », tel que tout ce qui demeure vraiment en soi demeure en vérité d'abord en Lui, ne demeure en soi que dans la mesure où il demeure en Lui, et vice-versa). Tel est le vrai sens de leur statut d'« aspects participables du Divin ». Les Noms divins fondent la possibilité d'un ordre produit à partir de l'Unité, parce qu'ils assurent a priori la possibilité pour le produit de rentrer dans l'Unité primordiale et de s'y consumer avec dévotion. Ils sont cette assurance de la possibilité du sacrifice, qui donne consistance à l'être de la victime. Sans jamais sortir de l'Un ni y rentrer, ils pro-duisent l'Un devant Lui-même, et ainsi pro-duisent cette production, devant l'Un et devant elle-même, pour l'introduire au sein de la Réalité, où flamboie à jamais l'autel réalisant de son propre holocauste. Ils sont la puissance de retour à l'Un qui opère avant même qu'il y ait sortie de l'Un, avant donc toute manifestation, rendant celle-ci envisageable, donnant un visage à l'acte de viser – qui est identiquement celui de manifester – , ils sont la manence, la conversion préexistant à la procession, et fondant sa possibilité intrinsèque. C'est pourquoi, exprimant sous des modes divers l'exclusion du multiple (de l'altérité, de la dualité, de la relation, etc.) hors de l'Essence, ils le posent négativement et lui permettent de se déployer dans l'Unité, de déferler en mode unitaire, de la seule manière concevable : parce que pour eux, exclure le multiple, cela veut dire : l'inclure, l'inclure dans l'Essence miséricordieuse, qui ne laisse rien subsister hors d'Elle, pas même son contraire. De là, aussi, la dépendance de tous les Noms et Attributs vis-à-vis de la Miséricorde, qualifiée par certains soufis de « mère des Attributs ». Puisque la Présence est principe d'unification, on conçoit que toute Présence dépende, en tant que telle, du principe unificateur suprême, de la puissance de conversion tout à fait première, précédant et fondant toute puissance processive, qu'est la Miséricorde, la divine Rahmah, par laquelle toutes choses sont toujours déjà ramenées maternellement dans le sein de l'Essence.

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Maintenant, dire que chaque mode de non-opposition à soi de la Non-Opposition absolue détermine un mode correspondant de l'Opposition en ne s'y opposant pas, c'est dire en fait qu'étant par essence Non-contradiction, Non-Opposition, ou se laissant du moins saisir comme tel « à la limite », Dieu ne saurait directement, par Lui-même, poser une opposition à Soi. Il ne peut la poser que négativement, en s'y non-opposant miséricordieusement (pour ainsi dire maternellement), c'est-à-dire en lui conférant la puissance de se poser elle-même. C'est ce qu'exprime de nouveau fort bien J. Trouillard, lorsqu'il écrit qu'« en somme, la discontinuité nécessaire à la procession va se placer non entre le principe et son dérivé, mais à l'intérieur du dérivé lui-même, en tant que son enracinement dans son principe le dégage de toute détermination et lui permet de se déterminer lui-même » (p. 77), c'est-à-dire de se poser en assumant l'opposition à soi qui est exclue du Principe. Elle se pose, justement, en se pro-posant à Lui, en s'offrant à Lui comme victime sacrificielle dans le champ qu'Il lui ouvre, comme un autel à sa Splendeur, au sein de sa propre Réalité pour laisser être cette irréalité relative qu'est le multiple, ou l'Opposition comme telle, vouée essentiellement à s'abîmer dans le sein miséricordieux de l'Unique Réalité, à Quoi rien ne s'oppose, jamais. L'Opposition comme telle, avec comme premier moment la Pro-position formidable qui, surgie de la Non-position primordiale, permise par elle, constituée de cette permission même, inaugure l'abîme de la Parole : « Bismillah », « Au Nom de Dieu », avant même que se fasse entendre le « Sois », le « Kun » créateur, qui dis-pose (qui pose en disant !) l'autre au sein de l'altérité, le même au sein de l'identité ; l'Opposition, voilà, on l'a dit, ce qui constitue la substance de l'Archétype, de la Forme intelligible, de l'Idée. La Forme est ce qui, se limitant soi-même, se donne le pouvoir de limiter autrui, c'est-à-dire la Matière qui, par soi-même, est pure puissance de dispersion, éparpillement illimité – image inversée de l'illimitation du Principe. Elle est donc essentiellement autodétermination, autolimitation, donc finalement auto-opposition, opposition à soi. Essayons encore de préciser le sens de cette opposition à soi. Elle est l'opposition interne de ce qui reçoit d'un autre le pouvoir de rester en soi, de ne pas s'opposer à soi. Plus exactement, elle reçoit ce pouvoir de la Non-Opposition pure, comme la Dualité reçoit de la Non-dualité le pouvoir de rester unie, de constituer ainsi la première des Formes, le premier des « nombres » comme s'efforçait de le démontrer le « père de la philosophie islamique », le grand néo-platonicien arabe al Kindi de Kufa. La première dualité naît au sein de la Présence de l'Unité, comme sa polarisation en deux moments opposés, celui de l'inclusion de la Dualité et celui de son exclusion ; de telle manière que cette tension naisse spontanément de l'identité originelle de l'exclusion et de l'inclusion, ou plus exactement, ne soit qu'une détente de cette identité, portée dans le Principe à son paroxysme, à la pure et simple unité à quoi est tenu de se résumer tout ce qui est « dans le Principe ». La Dualité, ou la Forme, ou la Distance première se constitue ainsi elle-même, de façon parfaitement cyclique, au sein de l'Unité ; parce qu'il n'y a rien antérieurement à elle, au sein de l'Unité, pour l'empêcher de se constituer ; parce que l'Unité absolue est bien trop miséricordieuse, bien trop Une, pour empêcher quoi que ce soit de se constituer en son sein et que, contenant le centre immuable, étant l'immutabilité du centre, elle contient aussi, nécessairement, la circonférence, avec ses divers moments et leur passage rituel l'un dans l'autre, leur sacrifice constituant.

C'est ce qu'exprime de nouveau à la perfection ibn Barrajân, toujours dans son commentaire du Nom « l'Un » : « tout cycle, considéré avec sa trajectoire et l'étendue qu'elle renferme, se compose de mouvement et de repos. Le mouvement figure ici l'aspect extérieur de la création, et le repos, le Verbe caché. Le repos dont il est question ici jaillit du point qui se situe au centre du cercle, et qui se nomme l'essieu (ou l'axe) car c'est à partir de lui et en se tournant vers lui que le Verbe circule dans et sur la circonférence. Et cet essieu est un repos inconditionnel d'où jaillit le repos [particulier] qui incurve la circonférence. Grâce à cela, le Verbe évolue autour du centre qui figure sa signification ; ensuite, l'existence du repos et du mouvement s'enchevêtrent dans la totalité de ce que renferme la circonférence du cycle, de sorte que si tu considères cette signification (ou cette entité) désignée comme l'axe, tu verras qu'elle ne peut [en réalité] être qualifiée de repos, en ce sens qu'elle relève de la stricte immanence ; et ce qui se dissimule ainsi au plus profond de l'existence ne peut être qualifié de repos ou de mouvement que symboliquement. »

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On comparera avec ce passage de Proclus : « tous [les êtres] sont ce qu'ils sont par la tendance que l'Un leur imprime vers lui-même et c'est selon cette parturition que chacun, empli de cette unité qui lui convient, s'assimile à la cause unique et universelle » (cité par Trouillard, MP p. 77). Cette « tendance » que l'Un « imprime à tous les êtres », c'est l'Être même, qui est par essence l'acte de tendre vers soi comme identique à soi, et rendu possible par ce qui, étant uniquement identique à Soi ou plutôt étant l'Identité même, a déjà résorbé cette tension. Mais justement, parce qu'Il l'a résorbée, Il ne peut pas ne pas la laisser être. Ce non-pouvoir est l'essence du pouvoir producteur de l'Essence, son pouvoir de « parturition » du Verbe universel qui, en se tournant vers Elle comme vers son propre Centre, engendre la circonférence. Il est donc clair que ce que donne tout centre en tant qu'il est un centre, en particulier Dieu en tant qu'Il est le Centre suprême, c'est non pas le mouvement, mais le repos qui permet au mouvement de ne pas se perdre au loin, de rester sur une trajectoire stable, en un mot d'exister. Il le donne parce la nature du Repos absolu qu'Il est en Lui-même, antérieur à la distinction du repos et du mouvement, est de ne s'opposer à rien, mais de laisser l'Être se déterminer lui-même en se tournant vers Lui ; parce qu'en Lui seul, jaillissement et « rester-en-Soi » sont une seule et même chose ; parce qu'enfin, étant pure Non-Opposition, il ne s'oppose pas tant au mouvement qu'il ne le laisse être, en quelque sorte par « incapacité » de ce qui est vraiment premier, de la Norme qui précède toute capacité, à ne pas la susciter. Par cette incapacité foncière et totalement insurmontable de la Non-Opposition, qui n'est rien, de s'opposer à l'Opposition, naît dans le sein de la non-opposition à soi qui est l'essence de la Présence cette image parfaite et cette détermination toute première de la Présence qu'est la pure Distance, qui est aussi, d'ailleurs, la pure Image, la pure Forme, la pure Idée. Celle-ci, toutefois, ne saurait être confondue avec la Présence comme telle et prise pour elle ou pour un de ses moments, pas plus que le repos inconditionnel qui est celui du centre ne saurait être pris pour le repos relatif qui donne à la trajectoire circulaire sa relative stabilité. En effet, la Distance première, qui ne suppose avant elle aucune distance plus fondamentale, a justement pour caractéristique de s'opposer à la Présence de façon purement virtuelle, comme la forme de toute opposition effectivement réalisable en général. La Distance est la représentation. La représentation, comme son nom l'indique, ne fait rien d'autre que rendre présent, mais rendre présent une seconde fois, rendre présent ce qui a déjà été présenté. Elle est la répétition, la redondance de la Présence au sein d'elle-même, qui la révèle à elle-même sur le mode de l'occultation, sur le mode de l'absence ; qui révèle la présence de l'absence en elle et réciproquement, révèle sa présence au cœur même de l'absence ; qui rend possible l'absence en la supprimant, en la consumant rituellement dans le feu intérieur de sa dilection suressentielle, la divine Rahmah, identique à l'Essence et pourtant autre qu'Elle (ou plutôt non-non-autre), qui se manifeste sous la forme suprême de l'Empêchement ontologique à la multiplication de l'Unité et à l'unification du multiple. Pour qu'il y ait re-présentation, il faut d'abord qu'il y ait eu présentation, c'est-à-dire, qu'il y ait eu Présence : une Présence sans représentation, donc sans Distance, sans Image et sans Forme – avec tout au plus une « couleur » selon la terminologie d'ibn 'Arabi. Tout participant à l'Idée la délimite, s'oppose à elle, et à soi dans le même mouvement. Mais pour pouvoir s'opposer, il faut d'abord qu'il participe la forme de l'opposition, donc qu'il s'oppose à elle, c'est-à-dire qu'il faut qu'il participe la Non-Opposition. Ou encore : toute participation étant une négation, pour pouvoir participer telle Forme, il faut d'abord posséder celle de la négation ; or c'est la Présence qui est, à titre premier, négation de toute Forme, de toute séparation. Cette fois cependant, participer la Présence ne veut pas dire s'opposer à elle – manifester telle opposition donnée, c'est bien participer, donc s'opposer, à l'opposition en général ; c'est le pouvoir, non de telle non-opposition relative, mais de la Non-Opposition absolue – mais veut plutôt dire : refuser toute opposition, donc s'opposer à toute chose, sauf à elle, qui est ce pouvoir de non-opposition à l'état « brut ». Ou encore (bis) : participer la Présence, ce qui est le propre de l'être absent en tant qu'il est, ce n'est en réalité rien d'autre que refuser l'absence ; ce que doit justement pouvoir faire l'absence, qui, à l'état pure, n'est rien d'autre que refus de soi. C'est ce qu'indique d'ailleurs presque littéralement ibn 'Arabi, pour qui l'Esprit universel n'est rien d'autre que Dieu, ou la Présence, faite « ghuyûb », c'est-à-dire absence ou mieux, « surabondance d'absence ».

– Un exemple simple peut aider à mieux comprendre ce dont il est question ici. Prenons le cas du

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point sur le plan. Si le plan représente l'Absolu, c'est-à-dire la Possibilité comme telle, le point est l'image de la Détermination pure. Il se manifeste en s'opposant à tous les autres points du plan, cristallisant l'opposition potentielle de chacun de ces points à l'ensemble des autres : il est un pur concentré de négation, d'opposition. Cependant, cette explication est insuffisante, car elle ne rend pas compte du fait que c'est ce point-là qui se manifeste et non tel autre ; or, à quoi fondamentalement cela est-il dû ? Au fait que ce point, dans son « acte » d'opposition à la totalité du plan, n'est pas tel autre acte d'opposition, constitutif d'un autre point ; autant qu'il s'oppose à la totalité du plan, le point, dans sa manifestation particulière, s'oppose également à l'opposition virtuelle représentée par n'importe quel autre point : il la neutralise, l'exclut de sa structure, ce qui veut également dire que, n'étant aucun des modes d'opposition à lui-même représentés par ces autres points, il ne renferme en lui-même aucune contradiction : sa structure est celle de l'unité, de la Présence en laquelle et par laquelle a lieu la modalité fondamentale de toute révélation. Ce qui signifie que l'opposition n'est possible que parce qu'elle porte en elle-même la non-opposition, représentée par le plan dans son indifférenciation et dans son unité, ou mieux, par un seul point dont la multiplication indéfinie constituerait le plan, de telle manière que ce point unique soit à la fois tous les points du plan et aucun d'eux ; car il est en réalité l'unité pure ou la non-opposition comme telle, le Rien (das Nichts, al 'adm) dont chaque point tire ultimement sa possibilité de manifestation par sa communauté de structure avec lui, bien qu'en réalité, lui seul possède cette structure à titre essentiel et constitutif, car il ne fait qu'un avec elle. En tout autre point, au contraire, coexistent la structure même, qui est celle de l'unité (métaphysique, c'est-à-dire de la Présence), et sa position relative dans le plan, qui résulte de ce que cette unité, en se déclinant comme opposition à la dualité, opposition à l'opposition, bref, en excluant l'opposition de sa structure, l'inclut en réalité. Et c'est pourquoi l'on peut dire que « Dieu porte en lui un corps éternel parce qu'il est l'essence originaire et pure de la manifestation dans son accomplissement effectif » (EDM, p.139) – 

En résumé, la Présence pure comme refus de la séparation, vie unitive et secrète antérieure à l'opposition et à la non-opposition, se détend immédiatement en elle-même (immédiatement, c'est-à-dire sans médiation autre que ou même identique à elle-même, car elle est ce qui rend toute médiation possible) et détermine la présence seconde, identique à la Distance première, que l'on peut encore qualifier de « médiation immédiate », dont l'opposition et la non-opposition ne sont plus que des moments, et qui, en déployant l'intégralité de ses moments, engendre une pluralité de déterminations ontologiques, un plérôme de possibilités. L'actualisation de ces possibilités n'est plus, ensuite, qu'une question qui concerne l'onto-cosmologie. Quant à la raison de cette détente, à sa propre condition de possibilité, elle est maintenant connue avec précision : elle consiste dans la Présence en tant que telle, dans le fait que celle-ci est constitutivement, «  eidétiquement » incapable de réfréner cette détente, mieux, elle est cette incapacité même : selon l'abyssale parole du Coran, « Il s'est prescrit à Lui-même la Miséricorde (Rahmah), et Il vous rassemblera certainement jusqu'au Jour du Lever » (6, 12). Autrement dit, la Rahmah, cette puissance maternelle du Divin qui rend la multiplicité possible en lui assurant la possibilité de se rassembler, c'est-à-dire en l'unifiant, apparaît d'abord comme une prescription ou plutôt comme la Prescription de la Réalité divine envers Elle-même, comme une modalité librement subie par Elle et qui consiste dans l'inauguration de son propre pouvoir de subir, de recueillir, d'accepter, dans le libre champ de son indétermination infinie, le rassemblement consécrateur et unificateur de toutes les déterminations qui L'expriment. Dès que l'on pose la Non-Opposition ou l'Unité, il faut que l'Opposition ou que la Dualité soit, puisqu'il n'y a rien dans la Non-Opposition qui ait la capacité de s'opposer à l'Opposition, puisque, plutôt, s'y opposer, pour elle, c'est l'inclure. Et cette position de l'Unité, condition de la non-unité, c'est l'Unité qui l'accomplit ou plutôt qui la laisse s'accomplir elle-même – selon sa propre Prescription – , dans le saint des saints de la Présence qui est cet accomplissement, qui est le geste vertigineux et inscrutable par lequel l'Unité se non-oppose à Soi, dans son illimitation intensive – le « chaos » primordial d'ibn 'Arabi qu'elle « colore » de la sorte, c'est-à-dire modalise de façon encore informelle – s'éprouve et s'exalte infiniment dans la réalité de cette Non-contradiction absolue qu'Elle est, et pose donc la non-unité ou la limitation en l'excluant de Soi, en l'éprouvant comme bannie de Soi, comme inéprouvable en somme. Tel est peut-être le sens ultime de la célèbre parole

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prophétique « l'impuissance à connaître est un mode du connaître », souvent citée par les gnostiques (notamment par Ghazâli) au chapitre de l'« Inconnaissance » : l'impuissance du créé à éprouver la substance du Créateur répond seulement à l'« impuissance » du Soi à éprouver l'autre comme tel, de telle sorte que l'épreuve de cette « impuissance », identique à son Essence unitaire, soit pour le Soi la seule épreuve possible de l'autre, et donc sa fondation ; c'est pourquoi aussi il n'est pour le multiple d'autre épreuve de l'Un en tant qu'Un que celle qui consiste dans son impuissance à L'éprouver en tant que tel : car alors les deux « impuissances », se recouvrant, ne sont plus qu'une seule jubilation infinie, qui est à la fois tous les degrés de l'irradiation divine et tous les degrés de la connaissance spirituelle.

Il résulte de tout ceci qu'entrer véritablement dans la Présence, c'est refuser la re-présentation, c'est-à-dire l'Idée. Le takhalluq est proprement le refus de l'Idée. De telle manière que ce refus soit la seule façon pour l'homme de posséder cette part de l'Idée qui, ordinairement, se refuse à toute participation, déborde l'Intelligence même. C'est pourquoi l'homme n'atteint à la Royauté véritable qu'en se dépouillant de tout, en refusant même l'Intellect, en qui réside l'Idée de la Royauté et la Royauté du Monde ; et ainsi de même en va-t-il pour toute Qualité divine « participée » par l'homme via l'Intellect qui est la forme de cette participation : Unité, Beauté, sagesse, sainteté, etc. Et précisément, c'est de cette façon qu'il s'égale à l'Intellect lui-même, qui n'est rien d'autre, par essence, que le renoncement sacrificiel de la victime éternelle s'offrant paisiblement à Celui qui demeure impassible au delà du pâtir et de l'agir, du mouvement et du repos, en Qui tout est déjà accompli, consommé et consumé à jamais. Il est l'enfant lié sur l'autel d'Arafat, qui supplie son père de lui voiler la face pour qu'il ait le courage de l'immoler au Dieu terrible et transcendant, sans soupçonner dans son innocence vertigineuse que dans cette immolation se trouve la vie même et de l'enfant, et du père.Aussi bien, il était fatal qu'en poussant le regard sur la doctrine des Noms, nous en arrivions à parler de sacrifice, car il existe entre cette dernière notion et les Noms divins un lien mystérieux et indissoluble qui est la clef de bien des choses. En effet, qu'il suffise de rappeler que tout sacrifice se fait au Nom de Dieu !

b) Considérations étymologico-symboliques en rapport avec ce qui précède

On sait que, plus que toute autre famille, les langues sémitiques se prêtent à des jeux sémantiques (sémitiques et sémantiques !) infinis sur les racines et les thèmes, et l'arabe, parmi elles, s'y prête tout particulièrement. C'est un peu facile, et il n'est pas de théorie si extravagante soit-elle qui ne se puisse justifier par d'astucieux rapprochements lexicaux, en invoquant l'autorité suprême de la langue. Ne résistons donc pas à la joie toute spirituelle de montrer comment la langue même témoigne en faveur des idées qui ont été exposées ci-dessus. Le lecteur qui n'est pas particulièrement sensible à ce type d'argument et à la poésie intrinsèque des racines pourra sans inconvénient passer cette section.

J'ai parlé, dans ce qui précède, de l'Essence, du sanctuaire, de l'Opposition, de la Non-Opposition, et de beaucoup d'autres « choses » encore. La Présence est le sanctuaire intérieur de l'Essence, où elle peut recevoir l'Opposition qui constitue l'Idée en la consumant sacrificiellement, donc en se non-opposant à sa présence. Ce n'est sûrement pas un hasard si le terme arabe pour « opposition », à savoir « muqâbalah », qui veut aussi dire « mise en parallèle, comparaison », est construit sur la même racine que le verbe « qabala » (Qâf, Bâ', Lâm), dont la signification première est « accepter », « ne pas s'opposer » ! De l'allongement de la racine initiale par l'Alif, symbole de l'Unité et de la Puissance, plérôme des lettres et de tous les symboles, résulte « qâbala », « rapprocher », « être en face, en vis-à-vis », « s'opposer », d'où « muqâbalah », « opposition ». L'Unité, en se recevant Elle-même dans la non-opposition à Soi qu'Elle est, en s'acceptant (qabala) dans sa Présence, laisse venir à l'existence le « s'opposer » (qâbala), sous forme d'un « être en face », d'un « se tourner vers l'Un ». Par conséquent, de la même racine dérive aussi la qiblah, la direction, ce vers quoi on se tourne, le Soi, en tant que c'est Lui qui est, ultimement, l'objet de toute visée, la seule Réalité. Mais

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la Qiblah, dans l'islam, c'est aussi le sanctuaire visible de la Mecque, vers lequel les musulmans se tournent pour prier l'Un, pour entrer dans sa Présence en rentrant en eux-mêmes (cette rentrée en soi, rentrée dans le sanctuaire du Soi, étant symbolisée par la position du Sujjûd, traduit généralement par « prosternation »). Justement, le sanctuaire visible de la Mecque, comme tous les sanctuaires, sont des symboles de l'Esprit, et l'Esprit n'est autre que le tout premier des symboles, qui renvoie au sanctuaire invisible du Soi, à sa Présence comme non-séparation d'avec Soi, vers lequel tous les symboles font face (qâbala). On notera encore que, toujours de cette même racine, provient la conjonction « qabla », « avant », qui désigne toute forme d'antériorité, chronologique, ontologique ou autre. Il en est ainsi car la direction vers laquelle on se tourne, la visée de tout symbole, est bien sûr l'Origine ; et l'on a une fois de plus confirmation que l'Origine n'est telle que parce qu'elle tire d'Elle-même, de ce qu'Elle est en Elle-même, le pouvoir de laisser venir ce qui vient après Elle, de ne pas s'y opposer : qabala. L'Origine et la Visée ultime de toute chose, c'est bien la Non-Opposition comme telle. Inutile d'insister sur le fait que la racine QBL est également à l'origine du mot hébreu Cabbale, qui désigne la connaissance suprême, la connaissance sans dualité, qui est aussi, forcément, la connaissance de la Non-dualité, de la Non-Opposition.Mais à partir des mêmes lettres Qâf, Bâ', Lâm, prises dans l'ordre Qâf, Lâm, Bâ' (obtenu par permutation des deux dernières radicales, la première restant fixe), on forme également la racine QLB du verbe « qalaba », « permuter », « retourner », « inverser », et tous ses dérivés tels que « taqallaba », « fluctuer » ou « alterner », comme le jour et la nuit, image du mouvement dialectique qui engendre toute la manifestation en faisant surgir l'Opposition du sein de la Non-Opposition et vice-versa. On ne saurait mieux indiquer que c'est de l'« être présent en face » (qâbala), comme rallongement, distension du « ne pas s'opposer » (qabala), que procède l'acte de permuter (qalaba) dialectiquement les contraires, lequel s'applique en premier lieu à l'« être présent » même, qu'il retourne en un « être absent », en un « s'éloigner (pour revenir aussitôt) ». De la répétition de ce retournement, symbolisé par le redoublement du Lâm (qallaba) et l'adjonction du morphème-écho « ta » qui indique le retour de l'action sur le sujet agissant (taqallaba), naît le processus de l'alternance dialectique, qui, en s'avançant de manière concentrique, produit toute manifestation. Remarquons que c'est aussi à la racine qui désigne cet « être en face » que la permutation première s'applique symboliquement, produisant ainsi la racine qui, justement, désigne l'alternance elle-même ! Autrement dit, symboliquement, c'est l'Alternance qui se produit elle-même au sein de l'être présent initial, parce que celui-ci signifie l'acceptation miséricordieuse de l'être absent, c'est-à-dire de l'Alternance même, dont l'être présent signifie la propre suppression, toujours déjà réalisée au sein de la Présence.D'autre part, on aura noté que de cette même racine QLB dérive le mot « qalb », « le cœur ». Le cœur, au sens spirituel, est le siège lui-même impassible des états changeants de l'âme (la racine QLB désignant le changement). Il est donc ce qui permet le changement en le recevant, en l'accueillant en soi, en ce soi qui, lui-même, ne change pas, ce qui rend possible l'alternance des passions par son impassibilité foncière. Au sens cosmique, il est donc le point immobile à partir duquel, autour duquel le mouvement cyclique de la totalité est possible, il est le centre immuable qui recèle la possibilité de cette motion cyclique et de toute motion. Au sens spirituel, le cœur (qalb) est le sanctuaire, la qiblah, le lieu de la Présence du Divin en l'homme et en toute chose ; parce qu'il est le point où la nature aliénée de l'homme, et du symbole en général, s'inverse (qalaba), laissant subsister ce qui est par nature inaliénable, le Soi, l'Origine (qabla).On ne sera donc pas surpris de constater que cette racine QBL intervient de façon décisive dans le fameux hadith qudsiy sur l'Intelligence, où il est affirmé que la première parole adressée par Dieu à la première de ses créatures, par lesquelles Il a créé toutes les autres, est « Approche » (« aqbal »), parole qui constitue précisément l'Intellect comme cette Distance ontologique dont il a été question plus haut. La seconde parole, qui a pour signification d'instituer la marche cyclique de la procession, est « adbar », « Tourne-toi ». Ici intervient la racine DBR, qui est celle du mouvement circulaire, mais qui, par redoublement du bâ' central, exprime aussi l'idée d'ordre, d'organisation, d'activité régulatrice et plus généralement de gouvernement (on peut d'ailleurs encore rapprocher DRB de DWR, qui exprime également les idées de mouvement circulaire et de direction, ainsi que

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de DRY, qui exprime l'idée de connaissance, ce qui nous ramène à l'Intellect) ; tout ceci montre bien que la fonction créatrice de l'Intellect et sa fonction régulatrice sont essentiellement liées. Mais de plus, en permutant les lettres de DBR, on obtient les deux racines DRB et BDR. La première se rapporte à l'idée de progression, d'élan : un darb (ou derb), en arabe, est une rue, un chemin. La seconde exprime l'idée de beauté rayonnante, de resplendissement, de manifestation. En somme, cela montre une fois de plus la proximité sémantique entre les idées de mouvement cyclique, de progrès, d'ordre et de manifestation ; toutes ces idées sont, à la base, une seule et même chose, symbolisées par l'Intellect. En ce sens, il y a une affinité certaine entre les deux racines utilisées dans le hadith, DBR et QBL, ou QLB, et l'on remarquera d'ailleurs qu'un synonyme de « adbar » est précisément « taqallab ». Enfin, sur le plan symbolique, il n'est peut-être pas insignifiant non plus que l'une des désignations du « nom » en arabe soit constituée par le terme laqab, dérivant de la racine LQB, qui s'obtient encore par une permutation de QBL. Ainsi, en égrenant simplement les divers morphèmes qui dérivent des deux racines jumelles QBL et QLB, nous voyons défiler comme par enchantement les principaux concepts rencontrés au cours des développements qui précèdent, avec l'image fidèle des rapports qu'ils entretiennent entre eux. Et l'on prétend que la langue est une institution arbitraire !

Tournons-nous maintenant dans une tout autre direction. Il n'est sûrement pas indifférent que le verbe dâ'afa, qui en arabe veut dire doubler, multiplier, proliférer, dérive de la même racine (dâd, 'aïn, fâ') que le verbe da'ufa, qui veut dire diminuer, faiblir, être impuissant, en particulier à empêcher quelque chose de se produire ; l'Unité, dans la Présence de laquelle se fait la multiplication initiale, est justement le Non-empêchement par excellence. De plus, de la racine de ces deux verbes, on peut sûrement rapprocher celle des verbes dâfa, qui ignifie être l'hôte de quelqu'un, dayyafa, recevoir comme hôte, d'où le substantif dayf, hôte, invité ; et adâfa, qui veut dire adjoindre, relier, d'où le substantif al idâfah qui, dans le vocabulaire philosophique arabe, désigne communément la relation. Mais cette seconde racine donne elle-même, par une simple permutation de lettres, celle du verbe fâda, qui signifie à nouveau déborder, s'épancher, abonder, et des substantifs dérivés fayd, ifâdah, très répandus dans la littérature spirituelle pour désigner l'« épanchement » ou « émanation ». On ne saurait mieux indiquer que la relation est le retour sur soi, symbolisé par la permutation des lettres, de l'épanchement premier, qui à son tour trouve sa possibilité dans ce retour, c'est-à-dire dans la relation. Il est clair, ainsi, qu'il y a une identité essentielle entre les idées de multiplication, de relation, et d'atténuation, de fléchissement, de distension, et celles enfin de réception, d'accueil et de partage. Cette identité est parfaitement attestée par le témoignage de la langue, comme par maint passage de la Révélation, quoiqu'il s'agisse assurément de quelque chose de très mystérieux. Et c'est ici le lieu de rappeler l'importance de l'hospitalité dans la tradition arabe et méditerranéenne en général, et tout ce qui s'attache, au plan spirituel, à la figure de l'hôte qui, dans cette même tradition, est généralement accueilli comme une figure sacrée, qui rappelle toujours celle du Messager, de l'Ange, de l'Esprit. Cette tradition de l'hospitalité sacrée est parfaitement synthétisée, dans ses multiples dimensions spirituelles, par le récit des visiteurs d'Abraham, qui sont une figure de la Présence divine et qui viennent lui annoncer la naissance d'un fils, étant de ce fait cause de multiplication et d'abondance. Transposé sur le plan (méta-)ontologique, cela montre que la cause première de toute multiplication, ou identiquement, de toute relation, vu qu'il n'y a « à côté » de l'Essence, seule Réalité véritablement subsistente, que des relations (de l'Essence à Elle-même, puis à sa propre relation, et ainsi de suite), réside dans le mystère de l'hospitalité infinie de l'Essence, dans ce caractère indicible qui La détermine comme Non-empêchement pur, cette Prescription qui la pousse, en quelque sorte, à se diminuer Elle-même, à se contracter en Elle-même jusqu'à dépasser, à force de repliement, la limite infinie de sa propre intensivité, afin de pouvoir accueillir, dans le sanctuaire de sa Présence où ne se profile rien d'étranger à l'Essence, la figure de l'étranger, qui annonce en elle le déferlement de l'horizon des possibles. Horizon symbolisé par ce fils inespéré, qui ne naîtra que pour consentir à sa propre immolation, à la Gloire de l'Hôte éternel, au jour d'Arafat – nom qui signifie la Gnose, la connaissance libératrice et vivifiante.

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Et par une « heureuse coïncidence », il se fait qu'Abraham, aidé de ce même fils Ismaël, est aussi le bâtisseur de la Maison, du sanctuaire de la Ka'bah qui symbolise le Centre universel, le point vers lequel toute chose se tourne pour entrer en relation avec son Principe – la Qiblah. De même que toute chose procède en réalité de la Maison, du sanctuaire où le Verbe, qui est ce « toute chose » en acte, réside dans son enveloppement premier, abîmé dans la Présence, c'est-à-dire dans le Nom ; ainsi de même, il semble que tout symbolisme nous ramène toujours et invinciblement à celui d'Abraham, le constructeur de la Maison, l'Ami de Dieu, le « Hânif », c'est-à-dire le témoin de l'Unité par excellence.

11. Une parole de Niffari : la consomption de la Lettre et les déserts de la Présence

Quittons maintenant ibn Barrajân et ibn 'Arabi, et, revenant plusieurs siècles en arrière, avant même Ghazâli, penchons-nous sur les Stations (Mawâqif) de Niffari (4e siècle H.), sans conteste un des ouvrages les plus mystérieux jamais écrits, dont l'auteur n'est pas moins mystérieux que son œuvre. Livre grandiose et fort, en vérité, que ces justement célèbres Stations, en dépit de sa concision extrême. Elles datent d'une époque importante, elle-même pleine d'énigme et de mystère, où le tassawwuf ignore les vastes synthèses doctrinales type ibn 'Arabi, qui verront le jour des siècles plus tard, et se tient encore à l'écart des argumentations selon la méthode aristotélicienne qui est le propre des théologiens « scolastiques » et des « philosophes ». C'est dans le plus grand secret que les soufis d'alors cultivent, loin des hommes du siècles et du commun des lettrés, leur propre sagesse et leur propre discipline spéculative. Le peu qui nous en est parvenu consiste généralement en traités assez courts, en bribes de sermons et autres sentences foudroyantes, souvent formulées en vers. Pour autant, ce peu laisse discerner, comme je me plais à le répéter, une connaissance des réalités divines n'ayant rien à envier aux grandes élaborations ultérieures, ni à qui que ce soit parmi les humains de tous les âges et de tous les pays. Niffari en est bien la preuve, car son livre est de ceux qui paraissent rassembler, sous une forme fulgurante, la somme d'un savoir métaphysique n'ayant rien à envier à toute l'œuvre de métaphysiciens comme ibn Barrajân, Denys ou Proclus. Mais pour développer convenablement cette affirmation, il ne faudrait pas moins que le génie de ces lumières de l'humanité ; c'est pourquoi je reste prudent. Je me contente d'affirmer que je ne sais pas jusqu'à quels sommets, ou jusqu'à quelles profondeurs, pourrait nous entraîner, si nous en avions la compétence, l'analyse détaillée d'une œuvre comme les Stations, et que je tremble d'effroi rien qu'à y rêver.

Il se fait justement que ce livre merveilleux et terrible renferme de nombreux passages relatifs à la question qui nous occupe, dont un en particulier illustre tellement bien les développements qui précèdent, qu'on aurait presque pu se contenter de le citer et conclure ainsi. On trouve en effet, dans ce passage, l'idée d'une opposition insurmontable entre la Lettre, qui est un nom de l'Idée, et la Présence, jointe à l'affirmation grandiose, née sans doute d'une inspiration qu'il nous faut absolument qualifier de divine, du caractère incendiaire de la Présence, dont l'importance métaphysique a été soulignée en abondance ; bref, on l'aura compris, les idées essentielles développées dans les paragraphes précédents de cette synthèse, elles-même aboutissement d'une recherche prenant en compte plusieurs siècles d'élaborations et de discussions doctrinales, son résumées – des siècles avant les principaux ouvrages doctrinaux consultés pour cette étude, faut-il le rappeler – par cet extrait de la soixante-septième station de Niffari, intitulée justement « Station de l'Être-présent et de la Lettre » :

« Il m'a dit : la Présence consume la Lettre. Dans la Lettre, il y a la Science et l'Inscience. Dans la Science résident le bas-monde et l'Au-delà, tandis que dans l'Inscience se trouve le principe du bas-monde et de l'Au-delà. Le principe est la fin dernière de tout être visible ou invisible. Et la fin dernière est l'anéantissement dans l'un des déserts de la Présence.

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Et Il m'a dit : la Lettre ne pénètre pas dans la Présence, et les gens de la Présence considèrent la Lettre sans s'y arrêter.Et Il m'a dit : on désire sous la terre ce que l'on désire sur terre.Et Il m'a dit : les gens de la Présence congédient la Lettre avec ce qu'elle contient comme on congédie les pensées fuyantes.Et Il m'a dit : si tu n'es pas parmi les gens de la Présence, les pensées fuyantes viendront à toi. Tout être-autre est une pensée fuyante. Tu ne t'en débarrasseras que par la science ; mais la science admet des contraires ; aussi, tu ne seras délivré que par l'effort intense [djihâd].Et Il m'a dit : il n'y a pas d'effort intense, si ce n'est en Moi ; et il n'y a pas de Science, si ce n'est en Moi ; si tu te tiens en Moi, tu seras parmi les gens de la Présence.Et Il m'a dit : regarde ta tombe ; s'il y entre avec toi la Science, il y entrera avec elle l'Ignorance [ou l'Inscience] ; s'il y entre avec toi l'action, il y entrera avec elle l'examen de conscience ; s'il y entre avec toi l'être-autre, il y entrera avec lui son contraire parmi les « autres ».Et Il m'a dit : entre seul [ou un] dans ta tombe et tu me verras Seul [ou Un] également. Pour cela, ne m'affirme point avec ce qui est autre que Moi.Et Il m'a dit : si Je me présente à toi, prends garde à Moi, Je garderai du châtiment et de ce qu'il recèle chacun de tes membres ; et espère ma Grâce pour celui d'entre eux qui te semble le moins digne de considération.Et Il m'a dit : les gens de la Présence sont ceux qui sont par-devers Moi.Et Il m'a dit : ceux qui sortent de la Lettre, ceux-là sont les gens de la Présence.Et Il m'a dit : ceux qui sortent d'eux-mêmes, ceux-là sont ceux qui sortent de la Lettre.Et Il m'a dit : sors de la Science, tu sortiras de l'Ignorance ; sors de l'action, tu sortiras de l'examen ; sors de la sincérité, tu sortiras de l'idolâtrie ; sors de l'union vers l'Un ; sors de l'unité, tu sortiras de l'isolement [ou de la tristesse] ; sors du rappel [dhikr], tu sortiras de la dispersion ; sors de la gratitude, tu sortiras de la mécréance !Et Il m'a dit : sors de l'être-autre, tu sortiras du voile ; sors du voile, tu sortiras de l'éloignement ; sors de l'éloignement, tu sortiras de la proximité ; sors de la proximité, tu verras Allah !Et Il m'a dit : si Je te faisais connaître les gnoses de l'Influence [divine], la science et la sensation se retireraient [de toi].Et Il m'a dit : l'Être-présent a des portes au nombre de ce qui est dans le ciel et sur la terre, et il est lui-même une des portes de la Présence. »

mon Dieu ! Où trouver la force de commenter des propos aussi irrévocables ? Si ce n'est en Vous, bien sûr ! C'est comme si un grimaud se mettait en tête de commenter le mugissement de l'ouragan ou le fracas de la foudre. De mater une mer démontée à coup de formules de rhétorique ! Quitte à paraître impie et sacrilège, il faut bien essayer pourtant, au point où nous en sommes ; et puisqu'il est trop tard pour reculer, je dirai, en demandant à Dieu qu'Il me fortifie de tous ses Noms, que la Lettre, ici, représente l'Archétype, la Forme intelligible, l'Idée, en tant que c'est à travers ces Formes, déterminations objectives de la Présence du Divin, que Celui-ci rayonne sur la manifestation entière, de sorte qu'elles constituent les caractères de l'Écriture universelle par laquelle Dieu se révèle à l'Intelligence, et la révèle à elle-même comme identique à Lui, non-distincte de Lui, ou encore, comme déjà supprimée en Lui. Ce qui, dans le cas de l'Intelligence, revient au même, puisque l'Intelligence, ou l'Être, est cet acte de se dépasser vers Soi, c'est-à-dire vers Lui, et que cet acte possède – pour ainsi dire – une double face, une double figure : celle de l'identification à un Soi immuable qui, en Lui-même, n'a jamais besoin de se dépasser ; et celle de la suppression comme condition de l'identification à ce Soi. L'Intelligence est une tension qui s'entretient elle-même à seule fin de se résoudre dans le calme de l'Identité, de telle sorte que le moment de la résolution soit inséparable de celui de l'attisement, que les deux ne fassent qu'un, sans qu'on puisse dire jamais qu'il n'y a pas de tension, ou qu'il n'y a pas de calme. Voilà pourquoi, afin de sortir des déterminations qui impliquent l'ignorance, la dispersion, la mécréance, etc., il faut « sortir » des déterminations inverses, à savoir la science, le rappel, la gratitude, et plus fondamentalement encore, pourquoi il faut « sortir de l'union vers l'Un », et sortir de la Proximité divine pour voir Dieu. La Proximité est identique à l'éloignement, dont elle est le premier moment ;

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et en cette Proximité qui est éloignement, distance, en cette union qui n'est pas l'Un, nous reconnaissons sans peine la figure de l'Intelligence telle qu'elle apparaît dans la tradition islamique – en fait, dans la Tradition tout court.

Sortir de la Proximité qui nous masque la Présence, ou encore, sortir de cet ego qui nous masque le Sujet véritable, c'est là proprement « sortir de la Lettre ». Il faut noter, cependant, que le sens de cette « sortie » est essentiellement lié aux « pensées fuyantes », dont le cœur de l'homme n'est jamais tout à fait exempt, tant qu'il ne s'est pas « consumé », avec la Lettre, dans la Présence. En effet, il est dit plus haut dans la même station : « tant qu'il subsiste une science, il subsiste une pensée fuyante ; tant qu'il subsiste un cœur, il subsiste une pensée fuyante ; tant qu'il subsiste un intellect, il subsiste une pensée fuyante. » De façon générale, « tout être-autre est une pensée fuyante », c'est-à-dire un germe de dispersion. Entrer dans la Présence, « sortir de l'être-autre » a donc pour signification ultime et véritable : faire taire les « pensées fuyantes », mettre fin au règne de la dispersion. C'est pourquoi aussi l'homme doit regarder vers sa « tombe », qui ne désigne pas seulement, dans le tassawwuf, la sépulture visible – on rappellera à ce propos la parole célèbre de sahl Tustâri : « les cœurs des hommes libres sont les tombeaux des secrets » – mais également en un sens l'homme lui-même, plus exactement le cœur de l'homme, comme recès le plus intime de son être, où se rassemble pour entrer dans l'éternité, au moment où il meurt, la série d'états de la Réalité universelle qui constitue – dont le tout constitue – ce sujet déterminé. La condition pour être parmi les « gens de la Présence » est clairement formulée, il s'agit d'entrer dans la « tombe » parfaitement seul, ou encore « un », c'est-à-dire, exempt de dispersion. Pour cela, il faut se garder d'affirmer Dieu « avec l'être-autre », ce qui peut revêtir une double signification : d'une part, en effet, il faut se garder d'affirmer « l'être-autre » avec Dieu : il n'y a rien dans l'existence à part Lui. Plus profondément, toutefois, cela veut dire qu'on ne doit pas affirmer Dieu dans « l'être-autre », donc qu'on ne doit pas L'affirmer du tout, mais au contraire renoncer à toute affirmation qui soit notre œuvre, notre fait, en raison de la part de dispersion que comprend toute affirmation qui n'est pas l'affirmation de Dieu Lui-même, par Lui-même, immanente à Lui-même : venant de l'être-autre, l'affirmation sincère est « idolâtrie » (« chirk ») !

Que la Lettre signifie ici la Forme intelligible est en soi assez clair, si l'on se remémore les sections précédentes, et en particulier, l'étude du traité d'ibn Barrajân, qui faisait des lettres le type par excellence des « Noms intérieurs », c'est-à-dire qui sont des modes de révélation du Divin, comme tout existant, mais pas des modalisations premières de l'Ipséité, des « Noms apparents ». Et l'on sait qu'ibn 'Arabi, systématisant des idées que l'on trouve déjà, en partie, sous la plume d'auteurs soufis très anciens, tels Hallaj et Quchayri – pour ne pas parler des Grecs ou du Sefer Yetsirah – développera explicitement toute une doctrine des lettres comme entités intelligibles, principes de la manifestation. Mais par ailleurs, cette identification est confirmée très précisément par un passage qui figure au début de notre station :

« Et Il m'a dit : J'ai mis la Lettre antérieurement à la manifestation ; et J'ai mis l'Intelligence antérieurement à la Lettre ; et J'ai mis la Gnose antérieurement à l'Intelligence ; et J'ai mis la Sincérité antérieurement à la Gnose. »

Il s'agit d'une gradation dans l'être dont les trois premiers degrés, au moins, ont une signification limpide. Toute manifestation commence par l'Intelligence, puis procède via les différentes classes d'Intelligibles, ici symbolisées par « la Lettre », jusqu'aux sensibles, qui sont l'ultime reflet du Resplendissement divin. Si l'on voulait pousser l'analyse, on dirait sans doute que la « Gnose », ici, est mise pour une connaissance plus fondamentale, plus unitaire que toute connaissance intellectuelle (cf. chez Proclus, la notion de pronoïa), une expérience de l'Unité divine qui dépasse l'Intelligence et la fonde en même temps, sans laquelle il n'y aurait pas d'hénologie possible, pas de discours permis, même négatif, sur ce qui touche au Non-Être, ou au Sur-Être. Et ainsi de suite, car il est trop évident qu'entre l'Unité ineffable et imparticipée de l'Essence et l'unité multiple et infiniment participée de l'Intelligence, on peut multiplier les médiations à l'infini, on ne pourra jamais expliquer entièrement ce qui constitue par principe un mystère pour la raison, le passage de l'Inconditionnel au conditionnant, de l'Immédiat à la médiation. Quoi qu'il en soit, toutes ces

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médiations, si subtiles paraissent-elles, ne sont jamais en dernière analyse que des « pensées fuyantes », des restes « d'idolâtrie » dont il faut se défaire pour entrer dans la Présence, qui ne laisse rien pénétrer en elle de l'être-autre, si ce n'est pour le « consumer ».

Revenons maintenant au début de l'extrait cité, qui concentre l'essentiel de tous nos développements sur la Présence. La Présence consume la Lettre. Elle est le lieu de son anéantissement, et en même temps, de sa subsistence dans l'être-anéanti, qui est sa possibilité la plus ultime. La justification de l'existence de la Lettre, au regard de la Réalité divine, consiste dans sa consomption au cœur de la Présence, où cependant elle « n'entre pas », où entre seul son être-consumé, qui fusionne éternellement avec la Présence même. La Lettre, cependant, n'est pas n'importe quoi ; elle a un contenu déterminé ; elle est Science et Inscience – ou Ignorance. Ces déterminations opposées trouvent leur synthèse dans la Lettre, qui est leur possibilité commune. Quant à la Science, elle « contient le bas-monde et l'Au-delà », c'est-à-dire la totalité de la manifestation, subtile et matérielle. Mais le principe de la manifestation se trouve dans l'Inscience, qui apparaît comme sa négation, car elle contient en mode négatif et, de ce fait, indifférencié, toutes les déterminations qui apparaissent en mode différencié dans la Science. Cette détermination première, qui apparaît comme purement négative en regard de la totalité déployée de l'être, n'est pourtant que l'affirmation infiniment concentrée du champ intégral de possibilité représenté par la Lettre. Elle a donc une destinée, qui est de procéder en se déployant dans la Science, sa négation apparente. Elle est le premier moment de la Science, le premier moment de la manifestation intégrale (des possibilités contenues dans la Lettre). Le premier moment de toute manifestation est sa négation. C'est aussi le dernier moment, celui où les possibilités pleinement différenciées retournent à l'indifférenciation primitive, où la Science se convertit à nouveau dans l'Inscience. Et c'est précisément ce qu'affirme Niffari : « le principe est la fin dernière de tout être ». Toutefois, il y a ici une ambiguïté (voulue), car ce retour à la négation initiale peut signifier le début d'un nouveau cycle d'affirmation, autrement dit de manifestation ; mais il peut également signifier l'abolition du cycle lui-même et la « délivrance » de ce dernier pour l'être qui a accompli la conversion. Cela en raison de l'ambivalence foncière de la négation, qui peut d'une part s'opposer à l'affirmation, laquelle lui renvoie alors son opposition, en une oscillation qui n'a pas de fin ; mais qui peut d'autre ne pas s'y opposer, et l'inclure au contraire comme négation de la négation, ce qui met réellement fin au mouvement pendulaire de la procession-conversion – et explique aussi la possibilité, ou plutôt la non impossibilité de ce mouvement. Tout ceci nous ramène à ce qui a été montré plus haut à propos de la Non-Opposition ou de la Non-contradiction. Mais il est évident qu'il ne suffit pas de poser dans le principe la négation de tout ce qui est autre, voire la Négation absolue, pour en voir surgir une affirmation viable. Une négation abstraite ne peut être le fondement d'aucune possibilité concrète. Tout le miracle de l'existence réside dans le caractère réel, effectif, de la Non-Opposition, dans sa positivité, dans son identification à la Réalité absolue. Voilà pourquoi le retour au principe peut, même en l'absence d'un nouveau cycle, être quelque chose plutôt que rien ; voilà pourquoi l'anéantissement peut constituer un état, et même l'état le plus parfait et le plus délectable, pourquoi il coïncide avec la réalisation, au lieu d'en être l'antipode absolu. Consumez la Lettre, et la Présence se montrera. Dans la Présence résidait déjà la possibilité de la Lettre, identique à sa négation ; mais celle-ci, en se restreignant à n'être que la négation de la Lettre, ne pouvait que s'aliéner dans son affirmation, et ne se laissait pas reconnaître comme l'Absolu qui échappe à toute aliénation, toute objectivation et toute limitation. Plus exactement, c'est parce qu'elle n'est pas reconnue comme telle que la négation de la Lettre, au lieu de mener à la délivrance spirituelle, reconduit à son affirmation. Seul parvient à la fin dernière celui qui a renoncé à la Science et à l'Inscience, autrement dit à la Lettre en sa totalité. Pour celui-là, la subsistance consiste à s'anéantir dans « l'un des déserts de la Présence ». Les déserts de la Présence ! Qui sait quels secrets renferme cette expression énorme ?

Il faut voir que le rôle dévolu ici à la Lettre est exactement celui de la Forme ou de l'Idée  ; à savoir, celui de l'Intelligence, mais avec une compréhension plus restreinte. Rappelons que l'Intelligence peut être définie comme la Forme des Formes (l'Idée des Idées), tandis que toute Forme vit d'une vie identique à elle-même, se pense par une pensée identique à soi-même ; toute Forme est un

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Intellect. Elle obéit donc à la même loi, à la même destinée : celle de se poser soi-même en s'opposant à soi, celle de se dépasser perpétuellement vers soi. L'Intelligence est un plérôme de possibilités, mais sa possibilité la plus haute et la plus propre est celle qui consiste à nier le monde et à se nier elle-même pour Dieu. L'Intelligence n'est vraiment Intelligence que dans l'acte du renoncement à soi, elle n'est vraiment elle qu'en se détournant d'elle-même et de tout ce qui est en elle pour se tourner vers l'Un. L'Intelligence est par essence sacrificielle. Aussi, c'est dans l'acte de se tourner vers l'Un qu'elle se pose elle-même avec tout ce qui est en elle, c'est-à-dire la totalité de la manifestation. L'Intelligence est capable d'inscience. Mais l'inscience qui est dans l'Intelligence est condamnée à fonder la science. De même, « l'Être n'est Être que sur le fondement du Néant en lui ». Mais le Néant ou Non-Être qui est en l'Être, qui est identique à l'Être, n'est pas le Non-Être, encore qu'il ne soit pas non plus autre que lui (puisque pour être autre, il lui faudrait d'abord être). Il n'est que le lieu, ou plutôt le non-lieu où il se révèle comme non différent de l'Être, à l'intérieur de l'Être. De même, le mahdar, c'est-à-dire littéralement le « lieu de la Présence », que je traduis ici par « Être-présent », n'est pas la hadrah, la Présence, il n'est que son empreinte dans l'Être-absent, c'est-à-dire dans le manifesté : tout être manifesté, autrement dit absent, est une porte de l'Être-présent. Mais celui-ci, à son tour, est une porte de la Présence : c'est par lui que l'Absent – le manifesté – se révèle essentiellement comme évanescent, comme évanoui, comme déjà consumé dans la Présence, où réside sa possibilité la plus propre. C'est pourquoi Niffari écrit au début de la station :

« Et Il m'a dit : tiens-toi dans le Trône. Et je vis le sanctuaire que n'atteint pas la parole [ou la raison, natq], où ne pénètre pas le Souci. Et j'ai vu en lui la porte de toute chose. Et j'ai vu que toutes les portes étaient de Feu, et qu'il y a dans le Feu un sanctuaire où n'entre que l'œuvre sincère. »

La porte de la chose, la face par où elle communique avec le « sanctuaire que n'atteint pas la parole », c'est-à-dire avec la Présence, est sa possibilité. Et la substance de cette possibilité est le Feu : c'est en se consumant que l'Être-absent s'assimile à la Présence, qui est la possibilité de sa possibilité, sa non impossibilité. Comment ne pas songer à ce passage des Noces spirituelle de Rusbrock l'Admirable, véritable « soufi chrétien », dont l'intuition rejoint ici celle du soufi musulman :

« Du feu profond naît l'unité du cœur. L'unité est impossible sans le feu. Il faut que l'esprit de Jésus allume le feu dans la profondeur ; car le feu est une substance qui produit l'unité par son action propre. Le feu est une substance qui s'assimile toutes les autres, pourvu qu'elles soient capables d'accepter son action. Or l'unité du cœur est la collection de toutes les puissances de l'homme réunies et senties dans le domicile de la profondeur. »

Ainsi, de même que l'Intellect comprend le monde et sa possibilité, qui consiste dans sa négation, de même la Lettre comprend la Science et l'Inscience, qui est son premier et son dernier moment. L'Inscience ouvre, à l'intérieur de la Lettre, une porte sur ce qui est au delà de la Lettre, sur la Présence. Et c'est pourquoi, dans une autre station (la 62e – « Station de la Nuit »), il est dit : « prends dans tes mains l'Inscience, et écarte par elle la Science des cieux et de la terre  ; si tu l'écartes, tu verras ma descente », et encore, et surtout : « l'Inscience est le Voile des voiles, et le principe qui mène au delà du Voile » (la phrase mérite d'être citée en arabe pour sa beauté : « al juhlu hijâbu-l hujub wa hâjibu-l hijâb »). Mais la porte qui donne sur la Présence est de feu. Le Voile des voiles, celui « au delà duquel il n'y a plus de voile » est un voile flamboyant qu'on ne peut franchir qu'en brûlant comme une torche vive, qui devrait se consumer à jamais pour être. La Présence est un « désert » de feu, une fournaise ardente qui dévore tout, qui, éternellement, a déjà tout dévoré, tout consommé ; de telle sorte que cette consommation soit pour le tout une promotion, cette consomption une assomption, la seule voie d'accès possible à la réalité, à l'Être-réel. La Réalisation de l'Être-absent est son annihilation dans les déserts de la Présence. La ratification de l'autre par l'Un consiste dans la possibilité qui lui est mystérieusement accordée par la puissance de la Miséricorde-Rahmah, de se consumer à sa Gloire, et à jamais, dans le sanctuaire inviolable, inaccessible même à la Parole, de la Présence, grâce à laquelle tout est ramené vers l'Essence absolue de Celui qui « s'est établi sur le Trône », pinacle de la création, réceptacle des possibilités,

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encensoir où brûle amoureusement, en exhalant alentour les vapeurs de la manifestation, l'encens très précieux de la Lettre qui contient la Science et toute chose. Au delà du dernier Voile – autrement dit du premier – il n'y a que l'Essence, et dans l'Essence, on ne peut rien faire d'autre que de brûler pour Dieu, en s'éteignant à soi et à toute chose.

s'éteindre et s'enflammer en même temps, dans le même mouvement, tout à la fois actif et passif ou plutôt ni l'un ni l'autre, de telle sorte que cette extinction, qui est une ignition, soit notre véritable présence, c'est-à-dire notre véritable « face », notre vrai nom ! Tel est le sens de la parole fameuse de l'imâm Ghazâli dans le Tabernacle des Lumières : « toute chose autre que Lui, considérée dans son essence et en tant que telle, est pur néant. Tandis que, si l'on considère la face par laquelle l'existence se communique à elle à partir de l'Un vrai, on la voit comme existante, non pas dans son essence mais par la face de son existenciateur, de sorte que l'existant est uniquement la Face de Dieu. » L'Être, irréel en lui-même, n'est réel que par la face qu'il présente à la Réalité absolue ; or cette face n'a d'autre signification que d'être la négation de l'être conditionné, en tant que la négation est le fondement de toute possibilité, et le premier moment de toute affirmation. On le voit en particulier dans la parole qui constitue l'Affirmation par excellence, qui contient, dans une synthèse inimaginable, toute affirmation possible et davantage, la parole qui est, selon la tradition, « plus pesante que les univers », à savoir la formule du Tawhîd qui figure dans la première partie de la chahâdah, « lâ ilâha illa-Llâh ». Celle-ci, en effet, s'ouvre précisément sur une négation : lâ. L'affirmation de l'Unité divine, qui est le modèle et le principe de toute affirmation, ou plutôt, qui est toute affirmation, commence par la négation de tous les « autres ». De telle façon que les « autres » se trouvent néanmoins posés dans cette négation même, et c'est pourquoi il faut encore nier à leur propos la divinité, c'est-à-dire la réalité : lâ ilâha. La négation, qui est à présent complète, doit pour devenir parfaite accomplir son œuvre une seconde fois, et se nier elle-même : illa, pour que surgisse enfin l'affirmation de l'Existant véritable dans sa positivité : Allâh. Or celle-ci, qui consiste dans le Nom suprême, le Nom de l'Essence, dont on se rappelle l'analyse détaillée que nous en a donnée le cheikh ibn Barrajân, reprend en elle-même la négation initiale : le lâ de Allâh exprime la subsistence de toute chose dans la Réalité divine, sur le mode de la négation. Ainsi, comme le disait l'auteur du Commentaire des Noms excellents : « Quant à l'alif qui prend naissance dans le second lâm, il sert à marquer l'anéantissement des traces des « autres » fantasmés dans et par les âmes des créatures adventées par Lui, comme mentionné précédemment. » Mais d'autre part, « Le premier lâm, avec l'alif, [formant l'article défini al, NdT], sert à marquer qu'il s'agit d'un être connu et défini. Le second lâm est pour le Royaume, qui consiste dans tout ce qu'Il a manifesté ». Le lâ de Allâh exprime donc tout à la fois le Royaume – le monde de la création – et sa suppression ; cela n'a rien de surprenant car tout ce qui n'est pas Lui est « englobé dans le « lieu » de la négation dans la formule de l'attestation de foi ». Quant au hâ' qui clôt à la fois la formule en question et le Nom suprême qui figure en elle, nous avons longuement étudié son symbolisme dans la section consacrée à ibn Barrajân. Une fois anéanties les traces des « autres », subsiste seul le Soi. Mais les « autres » ne sont rien d'autre que l'affirmation du Soi. L'Affirmation suprême finit donc comme elle avait commencé, par sa propre négation. Une fois supprimée, dans ce qu'elle a d'illusoire, l'affirmation de la Réalité, subsiste la réalité de l'affirmation : Lui, le Soi, l'Ipséité. L'attestation de foi, modèle de toute affirmation, et donc de toute manifestation, est un procès circulaire, qui commence et finit par la négation du multiple, du non-Soi. Elle pose le multiple en le niant, d'où une tension qui culmine au centre, avec la répétition de la négation initiale (« illa »), pour se résoudre finalement dans la calme simplicité de la Présence, symbolisée par le Nom visible Allâh. Mais ce Nom contient lui-même en abrégé la totalité de la formule, en particulier la négation lâ, premier moment du procès. La Présence accueille en son sein, sur le mode de la suppression, la manifestation de l'Absent. Elle est la possibilité des possibles, ou plus exactement leur non-impossibilité, c'est-à-dire leur caractère intrinsèquement non-contradictoire, car c'est par elle que tout participe à la Non-contradiction de l'Essence, que la Non-Opposition résout l'Opposition en l'incluant sur le mode exclusif. Ainsi, ce qu'il y a de réel dans tout le procès, est identiquement ce qu'il y a de réel dans la Présence, qui contient ce procès en abrégé et sur le mode de l'anéantissement : c'est l'Ipséité, représentée pour cela par le hâ' final commun au

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Nom, symbole de la Présence, et à la formule totale, qui symbolise le procès de son objectivation. La Présence contient sur le mode replié, ou pour mieux dire, consumé, ce que la procession manifeste sur le mode déployé. On sait que le déploiement de la manifestation aboutit à son repliement final, qui est pour elle une promotion, son vrai devenir-réel, sa vraie présence : « la fin dernière est l'anéantissement dans l'un des déserts de la Présence. » Mais ce qu'il y a d'authentiquement réel dans la Présence comme dans la procession, dans le déploiement comme dans le repliement, c'est ce qui est commun aux deux – comme le hâ' final de la chahâdah – ou pour mieux dire, ce qui en Soi-même, est indifférent au fait d'être replié ou déployé, car il se tient à jamais au delà de tout procès.

12. Conclusion provisoire

a) Tu honoreras mon Nom

On trouve une injonction comparable à quelques reprises dans le saint Coran, par exemple « Béni soit le Nom de ton Seigneur, détenteur de la Transcendance et de la Générosité » (Cor. 55, 78). On peut commencer à entrevoir, je pense, pourquoi le respect du Nom est si important dans la tradition sémitique, en particulier dans l'islam, qui ne le dissocie pas du respect de l'Essence, et pourquoi l'en dissocier (sous prétexte d'apophatisme ou autre) serait une grave erreur philosophique, et pour tout dire une grossièreté. En vérité, l'apophatisme bien compris est justement le fondement du culte du Nom, et non son antagoniste : parce que l'Essence, dans sa transcendance abyssale, ne saurait tomber sous notre culte ; parce que prétendre L'honorer en Elle-même, ce serait La faire déchoir ; parce que plutôt, tous nos honneurs sont une infamie et un outrage pour Elle ; pour tout cela, nous ne pouvons connaître et servir que son Nom, c'est-à-dire sa Présence. Ainsi soit-il ! Parlons-en mieux encore : honorer l'Essence, L'honorer vraiment, La servir sans ignorance, c'est La nommer, comme Elle s'est nommée Elle-même pour nous faire don de l'existence. L'Essence se passe de culte comme Elle se passe de Nom, et pour les mêmes raisons ; aussi, nous ne pouvons honorer l'Essence qu'en honorant le Nom. Et c'est pourquoi Dieu dit : « tu honoreras mon Nom », et non : « tu honoreras mon Essence ». Ou bien, il faut opter pour la voie de l'extinction, qui est, en effet, une façon d'honorer l'Essence en Elle-même. Mais c'est encore par les Noms que l'on chemine sur les chemins de l'extinction, comme le montre la pratique du dhikr. L'efficacité d'une pratique comme le dhikr, et en général, toute espèce de rite et de théurgie, est d'ailleurs en soi un assez grand mystère, si l'on prend la peine d'y réfléchir. L'efficacité du dhikr tient à l'efficace du Nom. Que le Nom soit capable d'agir par lui-même, qu'il possède dans le monde des formes une efficace, qu'il ait la capacité de guérir et de tuer, d'unir et de séparer, de lier et de délier, prouve assez qu'il n'est pas une simple étiquette apposée par nous sur l'Ineffable, mais une entité métaphysique qui concentre en elle des puissances concrètes.

À présent, grâce à Dieu et à sa Parole d'abord, puis à Ghazâli, ibn Barrajân, Niffari et quelques autres, nous pouvons commencer à discerner, de la façon crépusculaire qui convient aux morts que nous sommes, la nature de ces entités et l'origine de leur pouvoir. Elles tirent leurs multiples pouvoirs de leur nature, consistant dans l'unique et suprême Pouvoir qui est celui de rendre présent le Divin, en quelque lieu, en quelque sujet que ce soit et même sans lieu, de Le rendre présent sans Le représenter. C'est par ses Noms que Dieu, qui est radicalement étranger au monde et à tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à un monde – l'Intellect par exemple – peut agir dans le monde, parce que c'est grâce à eux que, se rendant présent à Lui-même dans la Nuit de l'Essence, Il se rend par là même présent à tout ce que contiennent, en le consumant, les « déserts de la Présence » : c'est-à-dire aux univers et à leur possibilité. Et de même, celui qui connaît les secrets des Noms peut agir sans limite dans les univers, car il est lui-même le levier de l'action divine dans les cieux et sur la terre : c'est l'état auquel fait allusion le Calife abu Bakr lorsqu'il demande à Dieu de mêler la science coranique à sa chair et à son sang.

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Telle est la source de l'efficacité rituelle des Noms, et de celle de tout rite en général, en tant qu'il consiste toujours, sous des formes variées, à mettre en œuvre la puissance des Noms. La force conversive du rite repose sur celle du Nom. De même, tout Nom implique un dhikr, une mention, un rappel, c'est-à-dire un rite. L'univers, qui est un Nom de Dieu, est également un dhikr : « Les sept cieux et la terre et ceux qui s'y trouvent, célèbrent sa gloire. Et il n'existe rien qui ne célèbre sa gloire et ses louanges. Mais vous ne comprenez pas leur façon de le glorifier. Certes c'est lui qui est Indulgent et Pardonneur. » (Coran 17, 44) Tout ce qui existe invoque son Nom. Tout ce qui existe Le présentifie sur un mode donné. Les cieux, la terre et tout ce qu'ils contiennent, jusqu'à l'atome et au grain de poussière, possèdent chacun un Nom par lequel ils L'invoquent spécialement, et dans cette invocation se trouve leur raison d'être, la raison de leur propre présence ; comme disait notre Calife bien-aimé, l'exemple des véridiques : « je te demande par le Nom que tu as disposé sur le jour, de sorte qu'il s'est illuminé, et sur la nuit, de sorte qu'elle s'est obscurcie ». Autrement dit, tout être au ciel et sur la terre possède son propre rite, qu'il accomplit scrupuleusement, et qu'il accomplira jusqu'à la consommation des siècles ; puis qu'il accomplira encore dans l'Éternité, sur un mode simultané et unitaire qui défie toute compréhension. C'est dans l'accomplissement du rite qui convient à sa nature que chaque être se convertit à l'unique Réalité, et partant c'est en lui que réside son Être-réel. L'existence de l'univers est un rite. Le mouvement des planètes et des astres est un rite. Toute motion est un rite. Toute procession est un rite. Cependant – et ce point requiert toute l'attention du lecteur – tout rite n'est pas une procession. De même que toute manifestation est un Nom, mais tout Nom n'est pas une manifestation. Cependant, tout Nom, quel qu'il soit, puise sa force de conversion, sa capacité de présentifier l'Absolu, qui est la mère de toutes ses autres puissances, dans le lien qui l'unit aux Noms excellents, modalisations fondamentales de l'Ipséité, et aux Attributs subsistents, qui découlent de ces Noms et ordonnent leur multiplicité. Les linéaments de l'Être-présent se ramifient à partir des Présences premières, pures de toute représentation, qui sont les modes tout à fait premiers selon lesquels l'Essence – « Cela » – se rend présente à Elle-même dans le tabernacle de son Unité absolue, selon lesquelles cette Unité se non-oppose à Soi-même, s'exalte Elle-même au delà de l'exaltation, se glorifie Elle-même dans la profondeur de son secret le plus abscons. Tel est le Rite de l'Essence, qu'Elle accomplit absolument seule, et cependant – ô mystère devant lequel les esprits défaillent – avec le concours infini de tous les êtres, dans les cieux et sur la terre, depuis l'Intellect agent jusqu'à la plus impondérable poussière ; il n'est pas jusqu'au damné de l'Enfer qui ne participe, par ses souffrances, son désespoir abyssal et ses cris de malédiction contre Dieu, à ce dhikr essentiel, où se consument à l'unisson tous les « autres », comme le montrent ces versets du Livre inimitable : « saisissez-le et emmenez-le au centre de la fournaise * Ensuite, versez-lui sur la tête de l'eau bouillante en guise de châtiment * Goûte  ! C'est bien Toi le Tout-puissant, le Magnanime ! * Certes, c'est de cela que vous doutiez * Ceux qui ont gardé la crainte pieuse seront, quant à eux, dans un lieu bienfaisant » (Cor. 44, 47-51). Paroles vertigineuses, que l'on ose à peine se risquer à interpréter, mais qui impliquent pourtant qu'il n'y a d'autre crime, d'autre péché capital que de supposer à la créature une existence quelconque en dehors de l'Identité suprême ; c'est de cela que vous doutiez ! Eh bien ! Allez donc tous, autant que vous puissiez être, au centre de la fournaise, témoigner par votre anéantissement même qu'Il est le Centre de toute chose, et que la circonférence n'existe qu'en tant qu'elle participe sa mention immanente : C'est bien Toi le Tout-puissant, le Magnanime, le seul qui mentionne et qui est mentionné, du séjour des Bienheureux jusqu'au cabanon des Réprouvés ! C'est à ce dhikr universel, à cette mention de l'Essence par Elle-même, en Elle-même, qui est le modèle de tout dhikr et la Vie même de l'Un, et le lieu bienfaisant où subsistent à jamais ceux qui n'ont pas douté qu'Il est Tout en eux-mêmes et au dehors, que faisait allusion le plus noble des Imâms dans le hadith cité en introduction : « Chaque jour, Allah magnifie sa Personne et dit : C'est Moi Allah, le Seigneur des univers. C'est Moi, Allah, point de divinité à part Moi, le Vivant, le Subsistant par Soi-même.  » Etc., jusqu'à la fin du hadith : « Celui qui L'invoque ainsi, est inscrit parmi les Prosternés, ceux qui s'en remettent humblement à Lui, qui se tiendront en compagnie de Muhammad, Abraham, Moïse, Jésus et des prophètes – que la Paix soit sur eux – dans la demeure de Majesté. À lui la récompense des serviteurs dans les cieux et sur les multiples terres, et qu'Allah prie sur Muhammad et sur tout

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serviteur élu. »

Notons encore l'étrangeté de la parole « à lui la récompense des serviteurs dans les cieux et sur les multiples terres », qui suggère une double interprétation : elle peut d'une part vouloir dire que la récompense de celui qui a atteint ce degré équivaut à celle de tous les habitants des univers réunis. Mais elle peut d'autre part s'interpréter dans le sens « à lui incombe la récompense des serviteurs dans les cieux et sur les terres » : il devient lui-même la source de la rétribution pour ces serviteurs. Interprétation à rapprocher de cette autre parole de Ghazâli dans le Tabernacle, à propos de celui qui a atteint la station de l'Unité : « Les mouvements de l'être qui « réalise » ainsi l'Unité proviennent donc du ciel de ce bas monde, ses sensations, comme l'ouïe et la vue, d'un ciel plus élevé, et son intellect est plus haut encore, puisqu'il est monté du ciel de l'Intellect jusqu'au terme de l'ascension des créatures ; le Royaume de la Singularité étant en effet la fin des sept cieux superposés. Ensuite Il siège sur le Trône de l'Unicité d'où « Il administre l'Ordre » aux différents niveaux de ses cieux. Si l'on considère le cas de cet être, peut-être lui appliquera-t-on la phrase : « Allah a créé Adam à l'image du Tout-Miséricordieux ». » Mais finalement, il est possible que les deux interprétations se rejoignent, puisque, entendue dans son sens métaphysique, la « récompense » n'est rien d'autre pour le serviteur que la possession de sa vraie nature, la fixation dans l'Éternité de l'état final qui récapitule tous ses états spirituels antérieurs  ; c'est pourquoi la tradition islamique nous enseigne que seul compte dans l'au delà le dernier état, celui qui précède immédiatement la mort : parce qu'il synthétise tous les autres, et correspond au point où l'être s'égale à son essence. Ainsi, dire d'untel qu'il a droit à « la récompense de tous ceux qui sont au ciel et sur les terres », c'est dire qu'il récapitule réellement, dans sa propre substance, tous les degrés de la manifestation, qu'il s'égale lui-même, en fin de compte, à la manifestation totale, c'est-à-dire à l'Adam primordial : il est « toute chose en acte et chacune d'elle en puissance », selon la parole bien connue de Plotin sur l'Intelligence. Mais par là, il est normal aussi de dire que non seulement la récompense, mais encore la subsistance et même la création de tous ces êtres lui incombe en quelque sorte, puisque il est bien connu que c'est par l'Intelligence que Dieu créé, détruit, récompense et châtie.

À ce même état, que Niffari décrivait comme « l'anéantissement dans l'un des déserts de la Présence », se rattachent un grand nombre de hadiths « saints », qui sont parmi les plus merveilleux joyaux de la Révélation, ainsi le hadith célèbre : « mon serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi par les actes surérogatoires jusqu'à ce que Je l'aime. Une fois que Je l'aime, je deviens son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa main par laquelle il frappe et son pied avec lequel il marche. » Ou cet autre encore, non moins extraordinaire : « Allah – exalté et glorifié soit-Il – dit : Je suis conforme à l'idée que mon serviteur a de Moi, et Je suis avec lui quand il me mentionne. S'il me mentionne dans son for intérieur, Je le mentionne en mon for intérieur. S'il me mentionne dans une assemblée, Je le mentionne dans une assemblée meilleure. S'il se rapproche de Moi d'un empan, Je me rapproche de lui d'une coudée  ; s'il se rapproche de Moi d'une coudée, Je me rapproche de lui d'une envergure, et s'il vient vers Moi en marchant, Je vais vers lui en hâtant le pas. » Il n'est plus temps de développer les secrets contenus dans cette parole vraiment divine : la longueur entière de ce texte ne suffirait pas à contenir la table des matières du traité qu'il y aurait moyen de lui consacrer – mais la Parole parle tellement d'elle-même ! Pour se limiter à l'essentiel, et même à la quintessence – celle de la Révélation et du reste – je demande qui peut se figurer, sans risque d'atterrir à l'asile le plus proche, ce que signifie cette proposition : « s'il me mentionne dans son for intérieur, Je le mentionne en mon for intérieur. » Être mentionné dans le for intérieur de Dieu ! Être l'objet du dhikr de l'Essence, le Nom par lequel Dieu, chaque jour, magnifie et glorifie rituellement sa Personne, ou du moins, se consumer à jamais dans le brasier étincelant de ce Nom ! Car il est bien évident que la mention divine ne peut jamais porter que sur Dieu même : s'Il me mentionne, c'est uniquement qu'Il se mentionne à travers moi, comme l'indique explicitement le contexte : c'est en tant que je Le mentionne dans le recès le plus intime de mon être, et que je suis absorbé dans cette mention, qu'Il me mentionne à son tour, en sorte qu'Il ne mentionne que sa propre mention,

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c'est-à-dire Lui-même. A-t-on assez répété, du reste, que les choses ne sont que dans la mesure où Dieu se glorifie à travers elles : façon de dire qu'il n'y a que Dieu et sa Parole, ce que nous savions depuis longtemps. Mais cela, être la mention de Dieu en Lui-même, en son for intérieur, au cœur de l'Unité imparticipable, dans le tabernacle de l'Essence où ne pénètre rien d'étranger à l'Essence ! Qui pourrait dire ce que c'est ? J'en reste sans voix, et si j'y réfléchis une seconde de plus, il ne sera pas trop de toute la création pour me soutenir afin de m'empêcher de m'effondrer.Il n'y a pourtant d'autre rappel, d'autre Rite que celui-là, car nul ne glorifie Dieu, que Dieu : « Gloire à Toi ! Je suis impuissant à te louer comme Tu te loues Toi-même ». Et où ce rappel prendrait-il place, sinon dans l'Unité de l'Essence ? À moins qu'il ne faille reformuler la question : que serait ce lieu intérieur à l'Essence Une, ce foyer où Elle recueille toute chose comme un témoignage de son Unité, sinon la mention originaire de Dieu par Dieu, sans l'intermédiaire d'aucun Intellect, d'aucune Distance ontologique, identique plutôt à la cohésion originaire de l'Essence avec Soi, à la Paix divine, où s'éteint toute mention autre que la Sienne ? Étant admis que par « mention », « rappel », « Nom » ou « Présence », on a toujours en vue un certain pouvoir, celui de présentifier, de rendre présent ; pouvoir dont les développements précédents montrent cependant le caractère entitatif, le fait qu'il est tout à la fois puissance et entité, subsistence intra-essentielle : cela dans l'exacte mesure où l'essence même de l'entité, de toute entité, réside dans son pouvoir de présentification du Divin : je suis réellement ce qui, en moi, exprime la Présence divine et rien d'autre. Le pouvoir de présentification tout à fait premier, où s'enracine tout pouvoir de cette sorte, toute force de rappel, où tout rite puise son efficacité, consiste dans la propre Unité de l'Essence, comme non-séparation ou plutôt non-séparativité, comme non-non-unité. Ainsi, chaque jour, à chaque instant, la Présence de l'Un exige le sacrifice du non-un, de telle sorte que dans ce sacrifice, soit donné au non-un sa seule possibilité, sa seule chance d'échapper au néant et de participer à la Réalité totale. Toujours la Présence consume la Lettre.Tel est le Rite de l'Essence, qu'Elle accomplit solennellement, inlassablement, en permanence, dans une solitude infinie peuplée des ombres de tout ce qu'elle refoule hors d'elle, qui tiennent toutes dans son ombre miséricordieuse : « Par Celui qui tient mon âme entre ses mains, dit le Prophète, Allah dira au jour de la Résurrection : Où sont ceux qui se sont aimés en mon Nom glorieux ? Je les couvre de mon ombre en ce jour où il n'y a d'autre ombre que la Mienne ».

Voilà pourquoi le Rite par excellence, pour les créatures, est le sacrifice au Nom de Dieu, sacrifice qui est la source de toute abondance, notamment de toute abondance ontologique : « Nous t'avons certes accordé l'abondance. Acquitte-toi de la Prière à ton Seigneur et sacrifie. C'est ton ennemi qui sera, certes, privé de descendance. » (Coran, 108) Ne crains pas, ô Abraham, de sacrifier ton fils premier-né ; c'est-à-dire toi-même, toi le saint, le prophète, pour qui Nous avons créé cet univers avec tout ce qu'il contient comme grâces et comme signes en abondance. C'est Satan, ton ennemi, celui qui t'incite à désobéir en dérogeant au sacrifice, qui sera privé de postérité, ou encore, frustré, humilié, qui n'aura, au jour des Comptes, nul descendant attentionné pour prier pour lui, seulement une descendance ingrate qui le reniera et en sera reniée. À toi au contraire, Nous accorderons, par ce sacrifice, la régénération de ton sang, une descendance abondante et pieuse qui priera pour toi et invoquera Notre Nom, en gardant mémoire de ce que tu as fait. Et c'est ainsi que l'islam, qui se propose comme la perpétuation du Mystère abrahamique, a pour rite majeur la commémoration de ce sacrifice sans lequel les univers n'auraient pas vu le jour. Car s'il y a bien un enseignement fondamental à retenir de l'histoire d'Abraham, c'est bien que Dieu n'a pas besoin du sacrifice de sa créature, et qu'Il l'a institué justement pour montrer qu'Il n'en avait pas besoin, mais que c'est elle qui en avait besoin ; ou plutôt, qu'elle a besoin de l'accepter, pleinement et intégralement, comme son véritable devenir-réel, lequel ne saurait en rien profiter à l'absolument déjà-toujours-réel.Éternellement, par son Nom, Dieu donne l'Être à lui-même pour qu'il se renonce lui-même en son Nom, dans le sacrifice éternel, libérateur de la Présence, où réside la surabondance de l'Être ; sacrifice qui a pour caractéristique essentielle et absolument déterminante de n'avoir pas à s'accomplir, – comme le montre de façon archétypale l'histoire du sacrifice abrahamique (mais comme on pouvait aussi le voir notamment dans l'antique tragédie Iphigénie, qui raconte au fond la

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même histoire) – car il est depuis toujours déjà accompli, car il tire sa possibilité, précisément, d'être depuis toujours déjà accompli ; car, plus encore, c'est lui qui fait coïncider, par ce qu'il est essentiellement, la possibilité de l'Autre et son être-sacrifié à l'Un.L'Être n'existe que comme Être-anéanti dans les déserts de la Présence. Il n'est pas un précepte de l'islam, ni un être dans l'univers, qui ne témoigne de façon plus ou moins subtile de cela.

À toute divinité, il faut un sanctuaire où réside sa présence, où l'on invoque son nom. C'est là une règle qui n'admet aucune exception dans l'économie universelle du sacré. Mais lorsque le Nom Allah est utilisé pour désigner la Divinité dans son aspect le plus universel et transcendantal, qui ne se réduit pas à son expression conditionnée selon telle modalité particulière, sa Présence est le sanctuaire intérieur de l'Essence, où Il accomplit Lui-même, d'une manière qui dépasse infiniment toute puissance de représentation, l'invocation de ses Noms glorieux, identiques à sa Présence même. De telle sorte que dans cette Invocation fulgurante, prononcée ineffablement dans un recueillement plus intense que toute exaltation, un silence plus expressif que toute parole, se consume à jamais toute existence autre que la Sienne. Ce sanctuaire est un Abîme qui a la profondeur de la Vie divine, un foyer ardent où toutes les possibilités se fondent, au double sens du mot : fondre et fonder, prennent naissance pour se consumer en commun, dans la chaleur de son Amour et la douceur de sa Miséricorde-Rahmah.C'est pourquoi l'image la plus parfaite de sa Présence dans notre monde est le désert, le chaste et miséricordieux désert où le sage soufi consume sa chair et son ego, se consume d'amour en invoquant son Nom, s'anéantit au monde en attendant de s'anéantir dans le véritable désert, celui de la Présence véritable et première, à laquelle on accède en « sortant de la Proximité ». C'est pourquoi l'islam a commencé dans le désert, et pourquoi les premières mosquées, les premiers sanctuaires dévolus au culte pur d'Allah, étaient de sable, et avaient le ciel pour dôme.

b) Amuli ou l'exigence du Tawhîd

Avant de conclure ce tour d'horizon de la question des Noms divins selon la tradition islamique, dans la première grande période d'élaboration doctrinale qui va, grosso modo, jusqu'à ibn 'Arabi et à la « renaissance » soufie dont il sera l'artisan principal, je veux citer ce passage plein de sagesse de l'imâm Amuli, illustre savant imâmite et soufi, dans son ouvrage Naqdu-n nuqûd fî ma'rifati-l wujûd (approximativement : « la quintessence de la doctrine de l'Existence »), publié à la suite du Jamî'i-l asrâr :

« Il s'agit là [Amuli vient de citer un long passage, de type apophatique, du philosophe Nasîruddîn Tûsi sur les Attributs divins], sans conteste, d'un avis pénétrant et d'une conception subtile. Mais en vérité, tout ceci n'est motivé que par la crainte d'introduire une multiplicité exorbitante dans l'absolue unité de l'Existence, et la circonspection face au risque de Lui attribuer quelque chose qui ne convient pas à sa Présence.Pour cette même raison, les ach'arites ont estimé que ses Attributs devaient être considérés comme ajoutés à son Essence, et de même pour son Existence – exalté soit-Il. Les mu'tazilites ont, quant à eux, estimé qu'ils étaient son Essence même sur le plan concret [littéralement : extérieur], mais distinct sur le plan de la pensée. Les imâmites ont estimé que les Attributs étaient l'Essence, tant sur le plan concret que sur celui de la pensée. Enfin, le dernier groupe, constitué des mâturîdites et des ach'arites tardifs, ont estimé qu'ils n'étaient ni Elle-même, ni autre qu'Elle, ni aucune des autres options en lice dans la controverse. La vérité est que c'est un sujet redoutable et un lieu de circonspection, surtout pour ceux qui sont voilés à la Vérité, éloignés de sa direction. En réalité, les pas des sages vénérables parmi les anciens et les plus récents, et des savants de l'Islam, n'ont jamais trébuché, à part sur ce sujet, j'entends : sur celui de la distinction entre l'Essence et les Attributs, l'absolu et le déterminé, l'Unité et la multiplicité, l'essence et l'existence, et autres expressions semblables. « Louange à Allah qui nous a guidés vers Cela alors que nous eussions été incapables de nous guider si Allah ne nous avait guidés ». « Allah guide ceux qu'Il veut vers sa Lumière ». « Et Allah est le détenteur de la Grâce suprême ». »

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Après avoir tant parlé du rapport des Noms et des Attributs à l'Essence – pour en dire finalement si peu de choses – il est bon de méditer cet avertissement de quelqu'un qui savait certainement de quoi il parlait, quand il disait que c'est un sujet de crainte et une matière qui appelle la plus grande prudence. Que Dieu nous sauve du feu de la séparation et nous guide vers le feu du pur Amour !

Si je cite ce passage, toutefois, ce n'est pas uniquement pour me rappeler moi-même à l'élémentaire prudence doctrinale, mais aussi parce qu'il contient plusieurs choses intéressantes sur le plan théorique.La moins remarquable ne réside pas dans le fait, pour une autorité imâmite comme Amuli, de citer les quatre « grandes familles » de conceptions possibles du rapport de l'Essence aux Attributs (soit ils sont Elle, soit ils ne sont pas Elle, soit ils sont Elle d'un certain point de vue et non Elle d'un autre point de vue, soit ils ne sont ni Elle ni non Elle ; en effet, on a là toutes les « combinaisons » possibles) comme autant de positionnements valides à l'intérieur de l'unité de la Oummah, de l'oikoumènè islamique. Il y a là les fondements d'un véritable œcuménisme interne à l'Islam, qui correspond à une réalité historique concrète, et dont les enseignements doivent être tirés, à l'heure où chi'ites et sunnites, devenus à peu près aussi ignorants de la réalité de leur doctrine respective, s'affrontent en luttes aussi fratricides qu'artificielles.La comparaison avec la situation du monde chrétien pourrait ici s'avèrer instructive. Du point de vue de la pure doctrine, en effet, la question du rapport entre Essence, Noms et Attributs, telle qu'elle a été débattue longuement – et pas toujours pacifiquement – dans l'islam, recouvre en partie la question du rapport entre les trois Hypostases ou Personnes divines, telle qu'elle a été débattue dans le christianisme. La comparaison entre les deux débats est encore une question extrêmement vaste qui mériterait d'être examinée plus profondément qu'elle ne l'a jamais été jusqu'à présent, et qui s'avèrerait bien différente de ce que la paresse intellectuelle des uns et des autres se figure généralement. Dans un cas comme dans l'autre, on peut dire que toutes les solutions possibles ont été envisagées, et ont fait l'objet de discussions théoriques quelquefois âpres, qui ont débouché sur des schismes, avec leur lot d'anathèmes et de persécutions. C'est ainsi qu'à la division entre catholiques, ariens, orthodoxes, nestoriens, monophysites, etc. répond en partie, dans l'islam, la division entre mu'tazilites, sunnites, chi'ites ; parmi les sunnites, entre hanbalites, ach'arites, mâturîdites ; et parmi les chi'ites, entre imâmites, ismaéliens, chi'ites « extrêmes » ou ghulât, avec les multiples sous-divisions, les recoupements partiels entre les écoles, l'interférence de cette question des Noms et Attributs avec d'autres questions doctrinales non moins âprement débattues, comme la nature de l'Intellect, l'Âme, les hiérarchies angéliques – toutes ces questions étant, bien sûr, intimement connectées... Au total, on obtient un tableau assez complexe, assez éclaté.Il y a toutefois une différence de taille entre la situation dans le monde chrétien et dans le monde musulman. Dans le premier, les divergences constituées en dogmes inconciliables vont aboutir à la formation de véritable blocs indépendants : catholicisme, orthodoxie, nestorianisme, etc., qui se sont longtemps pensées comme autant de religions distinctes, faisant de la question de l'œcuménisme un réel problème, d'ordre à la fois politique et doctrinal. Dans le second, il n'en est rien. Pour profondes que soient les divergences doctrinales entre les grands ensembles qui constituent la Oummah, il s'agit bien, dans l'esprit de tous les intéressés, des divisions internes d'une même oikoumènè, non de blocs indépendants ; on ne parle jamais de la « religion sunnite » et de la « religion chi'ite », comme on dit la « religion catholique » et la « religion orthodoxe ». Les différentes écoles chi'ites et sunnites, n'ont, malgré leurs désaccords surtout politiques – et souvent exagérés, – jamais cessé de « se parler », ni leurs adeptes de se mêler et de cohabiter sur une grande partie du territoire musulman. C'est ainsi que pour Amuli, représentant éminent d'une mouvance déterminée qui a, en principe, une position sans équivoque sur la question du rapport des Attributs à l'Essence, l'examen des thèses « adverses » ne laisse pas de faire apparaître leur validité relative, ainsi que l'inadéquation de toute formulation catégorique en regard de la seule chose qui importe : la transcendance de la Gnose. Une attitude similaire se rencontre chez Denys l'Aréopagite, qui écrivait dans une de ses lettres : « Il est donc superflu à qui révèle le vrai de disputer avec celui-ci ou celui-là, car chacun prétend que sa pièce de monnaie est authentique, alors qu'ils ne possèdent peut-être tous qu'une lointaine contrefaçon de quelque parcelle de vérité. Et si tu convaincs celui-ci,

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celui-là, puis un troisième viendront rallumer à plaisir le débat ». Aussi, la théologie de Denys s'efforce-t-elle de tendre vers l'Universel, selon la signification première du mot « catholique », en réalisant une sorte d'équilibre transcendant entre les points de vue partiels représentés par les divers courants de la théologie chrétienne primitive, mais aussi de la sagesse païenne. C'est pourquoi l'on a pu écrire que « cette attitude témoigne du fait que l’Aréopagite tient à soumettre sa pratique théologique aux exigences du régime noétique de la connaissance, ce qui justifie le fait qu’il refuse de prendre position dans les querelles théologiques et de dénoncer l’une ou l’autre « hérésie ». L’hérésie, en effet, comme l’indique l’étymologie du terme grec, ne saurait constituer pour lui que le résultat d’un « choix », au sein de la vérité totale, de quelques éléments fragmentaires érigés indûment en vérité universelle ». Néanmoins, pour que cette tension vers l'Universel n'aboutisse pas, dans les faits, à « ériger indûment » des « éléments fragmentaires » en idole spéculative que l'on adore en lieu et place de la « vérité totale », il faudrait pouvoir considérer les diverses « hérésies » arienne, sabellienne, monophysite, etc. comme autant d'aspects « choisis » de cette « vérité totale », parfaitement légitimes sur leur plan, mais limités au regard de l'Absolu ; aspects qu'une doctrine véritablement « catholique » se doit non pas de combattre, mais d'intégrer tout en indiquant le moyen de les dépasser. Malheureusement, le développement ultérieur de la théologie trinitaire et des diverses « Églises » constituées (surtout l'une d'entre elles), en excluant sans retour tout ce qui diffère du seul point de vue jugé par elles « orthodoxe », semble compromettre cette possibilité (je n'affirme cependant pas qu'elle la compromet définitivement). Par comparaison, dans l'islam, ces différents points de vue partiels n'ont jamais cessé de coexister, de se confronter et parfois de s'affronter, sans qu'aucun d'eux parvienne à s'« imposer » comme l'expression totalement adéquate de la vérité ; ce qui peut à première vue déconcerter, voire donner l'impression d'une espèce de « flottement » doctrinal dû à l'absence d'autorité centrale (dans l'ordre doctrinal). En réalité, cela tient à la nature même de l'islam, forme traditionnelle récapitulative de l'ensemble du cycle, destinée à intégrer, en les ramenant de façon « visible » à l'unité d'un principe radicalement ineffable en lui-même, toutes les doctrines partielles nées de points de vues particuliers sur ce principe. Une telle fonction semble en effet incompatible avec le fait de favoriser excessivement un point de vue au détriment de tous les autres, fût-ce le plus « universel » de tous les points de vue affirmables ; car toute affirmation porte en elle-même sa propre limitation. Rappeler cette limitation inhérente à toute formulation théorique, tel est du reste le sens de la mention qui figure traditionnellement à la fin de tous les ouvrages de théologie islamique : « et Allah est plus savant ». Bien sûr, à toutes les époques, il s'est trouvé des chefs d'écoles, détenteurs d'une parcelle de la vérité, pour juger que leur pièce de monnaie était authentique, celle des autres une grossière contrefaçon. On cite d'ailleurs à ce sujet une anecdote assez cocasse : le fondateur de l'une des nombreuses écoles mu'tazilites, en étant arrivé à déclarer impie quiconque s'éloignait si peu que ce fût de sa ligne doctrinale, se vit un jour poser la question suivante : « comment se fait-il qu'Allah ait créé le Paradis aussi vaste qu'il est dit dans le Coran, uniquement pour toi et quelques-uns de tes disciples ? » On dit que l'intéressé n'a jamais su répondre à la question... Au total, cependant, on peut dire que la conscience de former une seule Communauté ayant la doctrine de l'Unité pour fondement l'a historiquement emporté sur des désaccords doctrinaux à peine moins importants que ceux qui existent entre musulmans et chrétiens. Et il n'a jamais manqué dans la Oummah (du moins jusqu'à une date récente...) d'hommes « raisonables » comme Amuli, pour estimer qu'« il est superflu à qui révèle le vrai de disputer avec celui-ci ou celui-là » sur des questions métaphysiques qui dépassent les possibilités de l'entendement commun, de tout entendement non divin, et auxquelles toute réponse relevant d'un « choix » effectué par la sagesse humaine entre des options également limitées au regard de la Sagesse divine, constitue un véritable sacrilège, pire encore, une grossièreté, contraire à l'esprit de l'Adab, ce code des convenances spirituelles qui régit intégralement le mode de vie islamique. Tout ceci n'a, bien sûr, qu'une valeur tout au plus symbolique : cela confirme que l'islam est dans l'ensemble une forme « intégrative », qui tend à inclure et à sérier les différents points de vue plutôt qu'à les séparer ; tandis que le christianisme, dans la mesure où il tend à réaliser ces mêmes points de vue dans autant de communautés relativement autonomes et chacune fortement centralisée (ce que l'islam n'est pas), aurait plutôt une

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fonction séparatrice et discriminante, ce qui comporte des risques particuliers, mais n'a pas, en soi, une signification négative : en effet, pour pouvoir « intégrer », il est clair qu'il faut d'abord séparer. Aussi, à la lumière de la complémentarité de leurs fonctions respectives, la Révélation islamique apparaît-elle comme foncièrement impensable si elle n'était précédée de la Révélation chrétienne. Soulignons toutefois soigneusement que lorsque nous parlons d'une « tendance intégrative » inhérente à la nature de l'islam, il ne s'agit précisément que d'une tendance, qui peut se manifester de manière plus ou moins complète, voire s'inverser dans la tendance contraire en cas de déviation « parodique » ; quoi qu'il en soit, l'important est que la signification véritable de cette tendance ne peut se révéler qu'à la lumière d'une herméneutique transcendante qui ne se trouve intégralement exposée que dans l'œuvre de quelques grands maîtres spirituels comme ibn Barrajân ou ibn 'Arabi. Il est d'ailleurs assez miraculeux qu'elle le soit. Le malheur est que, Règne de la Quantité oblige, le nombre d'hommes capables de comprendre et de transmettre l'enseignements de ces maîtres décroît en raison inverse des dissensions et des divisions qui prolifèrent, sous des prétextes doctrinalement dérisoires, au sein de ce qui fut la Communauté islamique. Prions pour qu'Allah préserve ce noyau, seul capable de faire triompher l'universalité et la transcendance de sa Parole, au milieu des troubles et des remous de l'Âge sombre !

Un autre intérêt du texte d'Amuli réside dans cette affirmation singulièrement profonde, que les quatre grandes options doctrinales entre lesquelles l'auteur entend répartir tous les théologiens musulmans, sans exception, prennent leur source dans une même exigence spéculative, celle de préserver la transcendance absolue de l'Unité ; et la préserver de quoi, sinon de la limitation qu'introduit d'elle-même l'affirmation de cette transcendance ! Amuli nous livre là une indication de première importance sur le fond de la question. En effet, si une même et unique exigence peut aboutir à des résultats aussi différents, en fait à tout résultat concevable, si la même volonté de dépouiller l'Un de toute trace de multiplicité engendre, sur le plan doctrinal, l'infinie multiplicité des conceptions possibles des rapports entre l'Un et le multiple, symboliquement groupées sous quatre genres principaux, c'est peut-être que, sur le plan du réel, dont la doctrine n'est que le reflet, c'est également la solitude de l'Un et son isolement de tout ce qui relève du multiple qui produisent en Lui-même tous les rapports possibles à la multitude de ses aspects ou expressions. De sorte qu'il ne faudrait pas chercher ailleurs que dans l'Unité de l'Essence la raison pour laquelle Celle-ci, relativement à la multiplicité des Noms qui sont ses aspects manifestables ou participables, peut être décrite tour à tour comme identique à cette multiplicité, distincte d'elle, identique sous certains rapports et différente sous d'autres, et enfin, ni identique, ni différente, sans que l'intellect puisse jamais se fixer définitivement dans une de ces « stations ».Ces différentes conceptions ne seraient plus alors que des moments, et la vérité consisterait dans le passage discursif de l'un à l'autre, jusqu'à ce que l'esprit, intégrant de façon synoptique tous les moments de ce cycle, atteigne le repos dans l'Unité retrouvée de l'Essence, ou plus exactement du Soi, qui représente justement l'Essence en tant qu'Elle a déjà accompli toute procession et toute conversion, la Réalité divine dans sa « manence » ou Présence ineffable. Parce que toute la procession ne serait rien de plus que le déroulement cyclique d'un poème qui dirait tous les rapports possibles de l'Un à la multiplicité infinie de ses Noms ; poème qui prendrait sa source au cœur même de l'Unité imparticipée, en tant qu'elle est l'Imparticipé.Pour cela, le dernier mot sur la question des Noms, la quintessence de la Doctrine, consisterait à réaliser qu'ils sont à la fois Lui, non Lui, Lui et non Lui, et ni Lui ni non Lui, en ce sens que chacune de ces formulations exprime à sa façon la transcendance de l'Un, sans qu'aucune lui soit totalement adéquate, de sorte qu'elle puisse se passer de toutes les autres.Cette manière de voir donne un sens positif à la civilisation islamique telle qu'elle nous apparaît, à la fois une et consciente de son unité, et divisée en une multitude d'écoles qui, sans jamais s'exclure aussi radicalement que, par exemple, le catholicisme exclut l'arianisme, s'opposent sur cette question centrale des Noms ou Présences. Parce que la Vérité est l'intégrale d'un cycle dont chaque moment ne représente qu'un de ses aspects, la tradition islamique, qui doit être la manifestation ultime et intégrale de la Vérité traditionnelle, présente la totalité de ces divers moments de façon synchronique, à travers ses différentes écoles, en qui un sage comme Amuli savait discerner des

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expressions également valables, également inadéquates, du même Fond inexprimable.

En résumé, il me semble juste de dire que les quatre options doctrinales distinguées par Amuli, avec ce qu'elles ont d'inconciliable en apparence, sont comme les moments cardinaux d'un cycle plus essentiel que tout procès et que tout cycle de manifestation, adhérant totalement au Soi comme faisant un avec Lui, mais qui sert de modèle à la manifestation tout entière. Le centre de ce cycle et l'essence de chacun de ses moments est l'exigence islamique fondamentale d'unification de la Réalité et de purification de l'Unité : comme dit le hadith, « Allah est pur et Il aime ce qui est pur », et « exalté soit-Il au delà de ce qu'ils Lui attribuent » (Coran, 6, 100). Le terme « exigence », ici, n'exprime pas un simple « impératif catégorique » ; il doit plutôt être pris dans l'acception métaphysique fondamentale que lui donne J. Trouillard lorsqu'il écrit que « l'antériorité de l'un vis-à-vis de l'être est justement le primat de la norme sur la plénitude, celui de l'exigence sur la réalisation. L'unité est comme un devoir-être qui ne sera jamais égalé par son meilleur accomplissement » (MP, p. 99). D'où le cycle des formes théologiques, dont le parcours et l'intégration par un être unique peuvent seuls l'égaler à la Norme transcendante de l'Unité, qui seule également détermine la forme islamique dans son étrange spécificité. Ainsi, partons par exemple de la doctrine des falâsifah, qu'Amuli identifie symboliquement à celle des imâmiyyah. Nous pouvons voir dans cette doctrine une traduction immédiate, peut-être la plus parfaite, de l'exigence en question. Le refus de toute multiplicité en Dieu amène naturellement à identifier en Lui Essence, Noms, Attributs et Puissances. Cependant, en poussant encore plus loin ce souci de préserver la transcendance de l'Un, on arrive à la conclusion que son Essence ne peut pas être Elle-même directement impliquée dans le processus de manifestation, car cela entraînerait une relation entre Elle et la multiplicité. La création incombera donc à des puissances inférieures, totalement distinctes de l'Essence afin de préserver celle-ci de tout contact avec les « autres », et qui cependant dépendent ontologiquement d'Elle, d'une manière qui dépasse l'entendement : ce sont les sept Attributs de l'ach'arisme, origine véritable de la manifestation, à la fois distincts de l'Essence, éternels et inconnaissables dans leur quiddité comme Elle tout en dépendant totalement d'Elle comme les accidents d'une substance, résidant dans l'Essence sans se confondre à Elle ni introduire en Elle de multiplicité. Ces deux positions extrêmes, qui cependant traduisent à la base le même souci de transcendance, se regardent en chien de faïence sur les deux bords d'un abîme sans fond, et se renvoient l'une à l'autre dans une antinomie qu'il est rationnellement impossible de trancher. Le mu'tazilisme – ou du moins l'option doctrinale qu'Amuli identifie à ce dernier – intervient alors et tente de trouver un compromis, un moyen terme entre les deux. Le « mu'tazilisme » ainsi compris est sans conteste la doctrine la plus « rationnelle » des quatre. Les Attributs divins, puissances à la base de la création, seront identiques à l'Essence quand ils sont envisagés en Dieu, et différents quand ils sont envisagés d'après leurs effets ou leurs traces dans la création, ou encore dans l'Intellect, qui est le « milieu » de la manifestation totale. Envisager successivement ces trois doctrines, c'est donc en réalité parcourir le chemin qui va de l'Essence, où toutes réalités sont unes, à la manifestation, où les Qualités essentielles du Divin apparaissent dans leur complète différenciation, en passant par le point d'articulation subtil où elles apparaissent comme prêtes à se déployer sans se différencier encore, c'est-à-dire l'Intelligence. Celle-ci est alors amenée à considérer qu'aucune des trois options précédentes ne satisfait vraiment l'exigence qui la motive, l'exigence radicale du Tawhîd, puisque chacune implique les deux autres sans que l'intellect trouve jamais le repos en l'une d'elle. La position « mu'tazilite », qui est la plus équilibrée des trois, serait celle qui satisfait le mieux la Raison. Mais elle pêche justement par son excès de rationnalité, par le fait qu'elle s'avère incapable de préserver durablement la part du Mystère. Cela parce qu'elle constitue un compromis positif entre deux extrêmes indécidables pour la raison, et qu'un tel compromis ne contient jamais rien de plus que les deux extrêmes en question ; il s'épuise dans leur déploiement, sans laisser place à une ouverture possible sur ce qui échappe par principe à l'appréhension noétique, et notamment sur l'Un pur, dont la pensée sent toujours qu'Il lui échappe, quoi qu'elle fasse. L'intelligence bascule alors dans la position exactement opposée à celle du « mu'tazilisme », qui correspond à celle du compromis négatif entre les mêmes extrêmes : les Attributs, c'est-à-dire les puissances divines à l'origine véritable de la manifestation, ne seront « ni

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l'Essence, ni autre qu'Elle ». Position qui revient, en somme, à la synthèse négative des trois précédentes, dans l'aveu par l'intelligence de son impuissance à saisir le rapport qui existe entre l'Essence absolue et ses puissances premières, venant elle-même à la suite de ces puissances ; de sorte qu'elle doive se nier elle-même – et donc nier tout ce qui est – pour accéder à ce rapport ; de sorte que dans cette possibilité pour l'intelligence de tout nier en bloc se trouve son véritable dépassement vers l'Absolu, qui est aussi sa justification transcendante et donc, en définitive, un dépassement vers elle-même, où s'enracine la possibilité de toute manifestation. Dès lors, c'est dans la synthèse négative que réside la possibilité la plus ultime de tout le cycle. Telle est la dernière des quatre doctrines islamiques évoquées par Amuli, et qui caractérise selon lui le mâturîdisme et l'ach'arisme tardif.

À mes yeux, il ressort nettement de toute cette étude que, si les quatre doctrines forment comme les moments d'un cycle, entre lesquels la raison ne saurait définitivement trancher, et si chacun de ces moments est à la fois supérieur et inférieur aux autre en termes de justesse métaphysique – de « résonance et de ligne », comme dirait Charles Péguy – le dernier possède, toutefois, une position privilégiée, en ce sens qu'il est plus compréhensif, plus inclusif que tous les autres, que lui seul fonde vraiment la possibilité de tout le cycle, en l'enracinant dans le Mystère suprême de l'Unité qui est au delà de tous les cycles et de toute compréhension. Ce n'est certainement pas pour rien qu'un auteur soufi du niveau de Kâchâni choisit, pour décrire l'étape suprême de la Réalisation, une expression qui rappelle de très près les formulations de type « mâturîdite ». Il faudrait cependant ajouter tout de go que cette position n'apparaît plus « puissante » que les trois autres que dans la mesure que j'ai dit, à savoir : dans la mesure où elle en représente la synthèse négative, où elle les contient, dans ce qu'elles ont de vrai, sur un mode supranoétique, et fonde leur possibilité dans le Mystère inviolé de l'Un. C'est dire qu'elle est bien loin de s'y « opposer » de manière exclusive, quand elle est bien comprise, c'est-à-dire quand ses implications métaphysiques ultimes, ses « harmoniques » les plus lointains – ses « résonances » les plus profondes, pour rester dans Péguy – sont perçus.Mais à ce propos justement, il faut revenir ici à une interrogation déjà rencontrée en cours de texte, lorsqu'il a été question des origines de la théologie islamique et notamment du mâturîdisme. Les auteurs de ces formulations – et cela vaut aussi pour l'ach'arisme et ses prolongements gnostiques potentiels – étaient-ils réellement conscients de ce qu'elles impliquaient en termes de possibilités herméneutiques ? On peut en douter, vu le cadre exclusivement rationnel et aristotélisant où s'est très tôt cantonnée cette théologie du kalâm. Le traité de l'Unité divine (kitâb at-tawhîd) d'al Mâturîdi est assurément l'œuvre d'un théologien subtil et au courant des doctrines néo-platoniciennes sur l'Un ineffable et transcendant, comme nous l'avons vu plus haut. Mais, aristotélisante dans ses méthodes, la doctrine d'al Mâturîdi se tient sur un plan onto-théologique qui, sans exclure formellement la métaphysique pure, n'y mène pas forcément non plus, rendant problématique la question de l'ouverture vers une vision authentiquement gnostique de l'univers et du Principe. Et cela vaut, a fortiori, pour al Ach'ari et ses successeurs. Il faut donc, pour bien comprendre le sens de leurs formulations, et par là même la logique qui sous-tend l'historial des formes de la théologie islamique, recourir à un fonds gnostique primordial auquel serait puisé le meilleur de la science du kalâm comme de la falsafah, mais dont seul le tassawwuf a conservé le dépôt intégral à travers les siècles.On notera d'ailleurs cet aspect fort singulier de la classification amulienne des doctrines de l'islam : tandis qu'il assimile purement et simplement la thèse des imâmites à celle des falâsifah, sans pour autant l'adopter franchement alors qu'il est lui-même imâmite, il attribue en propre aux théologiens sunnites tardifs comme al Mâturîdi une thèse qui aurait été soutenue en premier lieu par... l'imâmite ibn Jarîr ! Faut-il y voir une volonté « œcuménique », de la part d'Amuli, d'accorder à chacune des grandes composantes de la Oummah sa part au resplendissement de la Vérité une ? En tout cas l'idée est belle, et mériterait d'être méditée par tous les musulmans, quelle que soit leur sensibilité doctrinale particulière.

Pour en revenir à nos préoccupations doctrinales premières, il ne me semble en tout cas pas fortuit

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que dans son énumération des moments doctrinaux extrêmes qui constituent le cycle de la théologie islamique, Amuli commence par l'« imâmisme » et finisse par le « mâturîdisme ». Si l'on accepte ces appellations pour les positions doctrinales considérées par le Seyyed, il apparaît qu'en un sens, le « mâturîdisme » s'oppose à l'« imâmisme » plus franchement encore qu'au « mu'tazilisme », dont il apparaissait tout à l'heure comme l'image en négatif. On peut concevoir cela en traçant le schéma circulaire suivant :

On voit que la thèse « mu'tazilite » : les Attributs sont et ne sont pas l'Essence, s'oppose statiquement à la thèse « mâturîdite » : ils ne sont ni Elle, ni non Elle, de part et d'autre de la ligne qui relie entre eux ces deux autres « extrêmes » que sont la thèse « imâmite », qui ramène tout à l'Essence, et la thèse « ach'arite », qui en sépare (tout en maintenant dans sa dépendance) tout ce qui a rapport avec la procession. Du point de vue dynamique, maintenant, si l'on imagine le cercle parcouru selon le sens indiqué par les flèches, ce qui correspond au procès de la manifestation envisagé comme la différenciation progressive des puissances contenues dans l'Unité originelle (suivie de leur retour à la dite Unité), la position « mâturîdite » apparaît comme à la fois la plus éloignée et la plus proche de l'« imâmite », en ce sens que c'est par elle que s'opère le retour final à l'Unité originelle, point de départ d'un nouveau cycle ; retour final qui consiste dans la synthèse négative de tous les moments antérieurement parcourus : les Attributs ne sont ni l'Essence, ni autres qu'Elle, ni rien d'intermédiaire entre les deux, aucune expression ne leur est totalement appropriée. Mais parce qu'elle constitue la synthèse négative de tous les moments du cycle, en laquelle réside la véritable possibilité de celui-ci, la thèse « mâturîdite » – dont l'origine gnostique, au delà de l'attribution purement symbolique à Mâturîdi, ne devrait plus faire de doute – se situe en quelque sorte en dehors du cycle, au centre de sa circonférence, comme sur le schéma suivant :

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Le procès de différenciation des Attributs (et des Noms dont ils ordonnent la multiplicité) et de l'Essence se déroule cette fois du pôle supérieur au pôle inférieur de ce qu'il serait préférable de se représenter comme une sphère dont toute la circonférence représenterait le « mu'tazilisme » avec ses différentes variantes plus ou moins proches de l'un des extrêmes (on se rappelle que le « mu'tazilisme », contrairement à l'ach'arisme ou au mâturîdisme, ne représente pas une école ni une mouvance plus ou moins structurée, mais plutôt un « état d'esprit » commun à une multitude de petites écoles aux positions extrêmement disparates). Arrivé au point le plus bas, c'est-à-dire à la position « ach'arite » qui postule une distinction complète entre ce qui, en Dieu, a rapport avec la manifestation et ce qui n'en a aucun, on est renvoyé immédiatement au point le plus haut, qui postule au contraire l'indifférenciation absolue, via la verticale qui joint ces deux points, et passe par le centre, qui représente la négation de toute position exprimable, la synthèse négative de tous les moments de la sphère. On voit que, dans ce nouveau schéma, la thèse « mâturîdite » – rappelons une fois de plus que cette attribution est purement symbolique, la thèse en question étant bien antérieure à al Mâturîdi – possède une sorte de « supériorité » sur les autres, du fait que, par son caractère de double négation, elle exprime plus adéquatement que toute autre leur commune inadéquation à l'exigence transcendante dont elles procèdent. Ceci doit être mis en relation avec la signification initiatique que cette thèse revêtait dans la perspective doctrinale de l'imâm Kâchâni, dont il n'est pas inintéressant de noter qu'il est parmi les auteurs le plus souvent cités par Amuli. En effet, c'était par une transposition ésotérique de l'attitude caractéristique du « mâturîdisme » que Kâchâni décrivait, dans la mesure où il peut encore être décrit, le suprême degré de la Réalisation métaphysique, celui que, à l'instar du Principe Lui-même, toute formule est impuissante à exprimer dans sa réalité : tout ce que l'on peut dire de celui qui a réalisé ce degré est qu'« il ne voit plus qu'une Essence unique, telle qu'il n'y a rien de plus simple que son Unité. Subsistant par Elle-même, Elle n'enferme aucune multiplicité sous quelque rapport que ce soit. C'est par Elle que subsistent ses spécifications dont le rassemblement n'a pas de fin et dont le nombre ne se compte pas. Et il ne voit pas ces spécifications comme identiques à l'Essence qui leur est assignée sans pour autant devenir déterminée à cause d'elles, ni comme autres qu'Elle. Celui qui a effectivement contemplé cela a réalisé l'Unité véritable, car il contemple Dieu et la création, sans voir un autre avec Dieu ».

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c) Ni même, ni autre ; Cela

Tout cela est sans doute peu aisé à comprendre, et dissimule encore d'autres mystères sans nombre. Et comme disait Ghazâli : « nul ne connaît parfaitement Dieu, sinon Dieu ».Après tout ce qui précède, nous ne sommes pourtant pas complètement désarmés face à ce mystère. Ce cycle des Noms et Attributs, plus immanent à la Réalité que le cycle de l'Intelligence lui-même, si immanent qu'il ne constitue même pas une vraie procession, mais plutôt le modèle unitaire de tout procès possible, est en fait le cycle de la Présence. L'herméneutique de la Présence, esquissée dans les sections précédentes sur bases des données traditionnelles vénérables, permet de comprendre pourquoi la Réalité divine, envisagée dans sa « manence » initiale antérieure à toute procession, contient déjà les germes et le modèle d'un procès ou plutôt, contient déjà tout procès intégralement réalisé, et comment, à l'inverse, tout procès peut trouver son accomplissement dans cette Unité sans commencement ni fin de l'Essence ou Eccéité divine. Parce que l'Essence, envisagée dans sa non-procession, dans sa non-séparation absolue, a déjà assumé, en se prescrivant à Elle-même la Miséricorde-Rahmah, de n'être autre que le Feu profond où s'est consumée la séparation, où s'est fondue la détermination, où s'est rassemblée toute chose. L'Être est l'affirmation de l'Un. Toute affirmation de l'Un est une détermination. Or toute détermination est négation. Donc la négation de la détermination est la négation de la négation, qui est son redoublement, sa mise en abîme, son autoconsomption, qui est aussi son autoposition. Ne pouvant être égale à l'Un, dont la simplicité exclut toute détermination, l'affirmation de l'Un n'avait plus d'autre solution, pour exister quand même, que de mettre à profit l'impossibilité où se trouve l'Un, lié par la Prescription de son Essence, de laisser subsister hors de Lui quelque chose qui ne soit pas Lui, quel que soit le sens de l'expression « hors de Lui ». Tout le secret est qu'hors de Lui, il n'y a que Lui ; en fait, il n'y a pas de « dehors » : ce qui n'est pas Lui ne peut être autre que Lui, sinon par métaphore. Toute affirmation est une métaphore, la métaphore d'un autre-que-Lui qui n'est pas autre que Lui. La métaphore ou affirmation première s'est donc immiscée dans l'espace intersticiel laissé entre Lui, qui est tout, et le non-Lui, qui n'est rien. Elle a grandi comme une fleur calcinée dans le désert intermédiaire du non-autre-que-Lui (lâ ghayruhu), où éternellement, l'Un lui donne vie en consentant de n'être autre que la négation de ses propres déterminations, c'est-à-dire sa double négation. Le non-autre-que-Lui n'est pas Lui, puisqu'il admet l'autre sur le mode de la négation ; cependant, tout le secret de la manifestation réside dans le fait que Lui ne saurait être autre que le non-autre. L'Essence ne saurait être autre que la négation de toutes ses détermination. Car Elle s'est liée Elle-même par sa Rahmah. Elle s'est interdite d'être autre que le non-autre-qu'Elle, de se séparer de sa double négation. La Réalité ne peut se séparer de sa double négation, parce que la double négation de la Réalité est son « être non séparé de Soi ». La Réalité ne peut se séparer de sa non séparation, qui contient en mode négatif toutes les formes de séparation, et donc aussi d'union. C'est l'incapacité de la Réalité une de se séparer de sa non séparation qui est à la source de tout. C'est elle qui est la Présence. La Présence est l'abîme de la double négation, où s'éteignent ensemble toutes les formes d'union et toutes les formes de séparation, tel que ce sacrifice collectif consenti au Nom de l'Un soit la source de leur commune abondance. Seule la Présence, entendue comme cette ombre maternelle dont l'Un, en vertu de Lui-même, ne peut se séparer, et qui est la négation de sa négation, c'est-à-dire de sa détermination, c'est-à-dire de son affirmation, a le pouvoir de concentrer à la fois, et de fusionner en elle-même, toutes les formes de négation et d'affirmation, d'union et de séparation, de les faire procéder et se convertir l'une dans l'autre, à l'infini, pour témoigner de la persistance de Celui qui est l'Esprit de toutes les formes, ou plutôt l'Esprit de l'Esprit, car c'est par son Unité que chaque forme est une forme. Tel est le dynamisme métaphysique propre à la vision qui identifie les Noms et Attributs au « ni même ni autre » que l'Eccéité ou Essence (dhât), au double abîme du non-non-Lui (lâ siwâhu), où se déploient toutes les modalités possibles du non-Lui (siwâ), autrement dit de son affirmation. Encore faut-il comprendre cette double négation, qui adhère de plus près à l'Essence que sa Proximité, non comme le redoublement passif d'une négation logique, sans signification ontologique vivante, mais comme l'expression toute symbolique de l'inexprimable pouvoir qu'a

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l'Essence de se recueillir Elle-même, au delà de l'exaltation et du recueillement, dans une mention de Soi qui implique, en mode négatif, la mention de toute chose. Qui a compris la signification du mot Rahmah, sait que ce pouvoir réside à son tour dans l'incapacité de l'Essence, - incapacité qui est son propre fait, sa Prescription insurmontable, – à se séparer de sa non-séparation. L'Unité absolue est Elle-même la raison qui l'empêche de sortir de Soi. Là réside tout le secret des univers, qui sont le commentaire infiniment démultiplié de cette solitude de l'Un, solitude dont Il ne peut, par essence, se séparer. De là, son inamissible Présence à Soi, plus ancienne que tout rapport, grâce à laquelle l'Un peut recueillir le non-un sans avoir d'autre rapport avec lui qu'Il a avec sa propre Essence : un rapport qui consiste dans la négation de tout rapport, laquelle équivaut à la négation de toute distance ; ou encore à la négation de tout ce qui n'est pas l'Un, mais qui subsiste en Lui comme immanence du nié à sa négation. La Présence est la négation de tout rapport, de sorte qu'elle contient tout rapport possible à la négation – qui est, ne l'oublions pas, le premier moment de l'affirmation, selon le modèle très parfait de l'attesation de foi (chahâdah).

Toute théologie gravite ou plutôt défile, processionne autour de ce mystère de la préfiguration de tout rapport, sous figure de sa consomption, au sein de l'Absolu, plus ancien que tous les rapports et que la distinction ou la non distinction entre eux et Lui, plus ancien que toute parole et que tout silence à son sujet, mais contemporain de toute réalité, car Il est la Réalité : « Cela est pour vous Allah, votre Seigneur. Nulle divinité à part Lui, Créateur de toute chose. Adorez-Le donc. Cest Lui qui a la charge de toute chose. Les regards ne L'atteignent pas, mais c'est Lui qui atteint les regards. Et Il est le Bienveillant, l'Instruit. » (Coran 6, 102-103). Bienveillant, parce qu'il ne laisse échapper vers les ténèbres de la pure dispersion rien de ce dont Il a la charge. Instruit, car être instruit, cela veut dire : connaître le contenu de chaque essence, de chaque regard. Il connaît le contenu de chaque regard, parce qu'avant que le regard L'atteigne, Il l'a déjà atteint. Il est Cela même que vise chaque regard, Il est Cela avant même qu'il y ait eu intention ou acte de viser, de telle sorte que dans cette Présence bienveillante, antérieure à toute visée, équivalente précisément à sa négation, réside la possibilité de la visée, du regard. Cela est pour vous Allah. Pour vous. Pour votre regard. Pour votre visée, qui est votre essence, « Cela » qu'elle vise est « Allah », la Présence de Divinité, qui synthétise toutes les déterminations possibles du Cela, de l'Eccéité absolue, toutes les Présences. C'est grâce à cette Présence qu'Il peut être pour vous, donc que vous pouvez être pour Lui – être tout simplement. Cependant, si « Allah »  peut être pour les regards, c'est parce qu'avant qu'il soit pour eux, ils sont déjà pour Lui, Il les a déjà atteints, déjà étreints, saisis dans le tourbillon immense et fixe de la terrible attestation de l'Unité, négation de l'autre et du même, négation de sa négation, qui contient en négatif le prototype de toute détermination ; Il les a déjà ensevelis dans les déserts de la Présence, vacuité plus pleine que toute plénitude, unique et démultipliée, sans distinction ni confusion, qui est le concentré infiniment dense de cette négation de l'autre et du même – l'œil du vortex – le Cela de tout ce qui désigne ou qui est désigné.

L'islam a considéré cette procession de la théophanie universelle, procession génératrice de tous les rapports du rapport au sans-rapport, et qui, à un niveau très particulier d'application, correspond à l'historial des formes théologiques. Il l'a déployée en long et en large dans ses différentes écoles, plus complémentaires que concurrentes. Il l'a repliée soigneusement, et l'a rangée à l'abri de tout regard indiscret, dans le tabernacle du double non, du ni même ni autre, ombre protectrice du Soi. « Mâ fi-l wujûdi ghayruhu », « il n'y a rien qui existe à part Lui ». Lâ ghayruhu, rien à part Lui. L'univers, le ghayr, est entre le « Non » et « Lui ». Enfin, il a replié la formule elle-même dans le Nom : Hû(a), Lui ; Allâh, Dieu ; Ahad, Un. « Dis : Lui, Allah, Un ».

Ce qui, dans l'islam, se manifeste d'une manière si évidente que l'on doit considérer cela comme le Mystère central et comme la motivation véritable de cette forme traditionnelle, c'est l'équivalence du discours hénologique universel, dans son déploiement intégral, avec l'affirmation simple et nue de l'Unité, et de celle-ci, avec la sainteté plus que désirable. Quiconque se détourne de toute chose, même de sa propre pensée, et s'enfonce dans le souvenir de l'Un au point de s'en vêtir, de s'en nourrir, de s'y consumer, assimile sa Remembrance intemporelle à sa propre chair, à son propre sang, à son souffle vital et au secret de son existence, participe à la mention glorieuse de son Nom

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par Lui-même, pour Lui-même et en Lui-même, vide à jamais de tout autre que Lui. Il devient la cause et le principe de toute manifestation et « il est instruit de Dieu comme Dieu est instruit de lui » (cf. Ihyâ' ulûm ad-dîn). On ne sait alors plus qui mentionne l'autre et qui atteint le regard de l'autre, car il n'y a plus d'autre, ni de regard, il n'y a plus que Lui ou Cela. Il est tout à fait comme ce serviteur célèbre qui, égaré dans le désert (la Présence), retrouve tout à coup sa monture (son soufle, son esprit) et s'écrie dans un transport de joie : « Gloire à Toi ! Tu es mon serviteur et Je suis ton Seigneur », si bien que, d'après ce que nous dit la tradition, dans une de ses plus énigmatiques propositions qui fait d'un blasphème la cause de l'agrément divin, Allah s'est réjoui de ce serviteur. Pour lui, plus besoin alors de composer de somme théologique. Il est la Somme et la Théologie.

* * * * *Notes

(1) Pour toutes les citations du Kitâb at-Tawhîd d'al Mâturîdi, la pagination renvoie à l'édition critique réalisée sous la direction de l'Institut de lettres orientales, Dar al Machreq, Beyrouth.

(2) Le texte imprimé porte « yaghnâ », c'est-à-dire littéralement « devient riche, obtient satisfaction ». Mais alors pourquoi dit-on juste après que « seul subsiste le cherché », ce qui implique que le chercheur lui aussi a disparu ? Je fais donc l'hypothèse qu'il faut lire en réalité « yafnâ », « s'éteint », ce qui donne au texte une beaucoup plus grande cohérence et cadre avec les vues de l'auteur, puisque cet état est décrit un peu plus loin comme une « extinction ». En outre, qu'une telle erreur se soit glissée quelque part au cours des copies successives est très possible étant donné la ressemblance des lettres ghaïn et fâ' par lesquelles diffèrent les deux verbes, et leur proximité dans l'alphabet.

(3) René Guénon a fait allusion à ce verset dans la Grande Triade, p. 59, note 2 : « sur l'alternance des vies et des morts et le retour final au Principe, cf. II, 28 ».

(4) Note de M. Henry : T, 149, « T » renvoyant à Eckhart, Traités et Sermons, trad. F. A. et J. M., Aubier, Paris.

(5) Note de M. Henry : ID., 144 (cf. note précédente).

(6) L'Essence qui leur est assignée : al 'aynu-l mu'ayyanatu lahâ. Mais l'on pourrait également lire al 'aynu-l mu'ayyinatu lahâ, et traduire par « l'Essence qui les détermine sans devenir déterminée à cause d'elles (ou sans se déterminer en elles) ». Les deux interprétations sont également possibles. La première, plus évidente et qui a déterminé ma traduction, signifie que l'Essence est bien l'Essence de ces déterminations ou spécifications, mais qu'Elle leur est infiniment transcendante, de sorte l'on ne peut La considérer comme déterminée à cause d'elles. La seconde interprétation signifie plutôt que c'est l'Essence qui détermine les spécifications et non l'inverse, de sorte qu'Elle n'est en aucun cas déterminée. On a là un exemple qui illustre la subtilité de l'arabe et les dilemmes qui se présentent parfois au traducteur, la non écriture des voyelles permettant souvent de lire un même mot de plusieurs manières différentes, comme ici où il peut s'agir d'un participe passif ou actif, conduisant à des significations différentes mais malaisées à départager.