Macherey, Deleuze - Penser Dans Spinoza

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    Gilles Deleuze p. 14.

    EVENEMENTSAgenda, par Simone Arous ~ _La chronique du Capricorne, par Jean-Jacques BrochierLa vie des livres _Bibliophilie, par Jean-Baptiste Baronian _Cinema, par Nelly Kaplan _La revue des revues _Globe-writers, par Simone Arous, Lionel Richard etJean-Marie Saint-LuD'autre part, Diane Deriaz, par Jacques Baratier _DOSSIERGilles DeleuzePresentation par Raymond Bellour _Signes et evenements, un entretien avec Gilles Deleuzepar Raymond Bellour et Francois Ewald _Leibniz : un monde unique et relatif, par Bruno ParadisLa vie philosophique, par Francois Regnault _Le dernier cours ? par Giorgio Passerone _Logique du sens, par Pierre Macherey _Deleuze et Nietzsche ou I'inverse ... ,par Marc B. Delaunay _La felure de la pensee, par Jacob Rogozinski _Foucault, Deleuze: un dialogue ininterrompu _'--- __L 'A n ti -O id ip e : une introduction a la vie non-fasciste,par Michel FoucaultFoucault, philosophe du devenir, par Gilles Deleuze _La schizo-analyse, par Francois Ewald __ -----Le plisse baroque de la peinture,par Christine Buci-Glucksmann _Un philosophe au cinema, par Reda -Bensmaia _Anti-Odipus, Mil Mesetas ..., par Giorgio Passerone,Hugh Tomlinson et Robert Galeta, Bernd Schwibs,Dana Polan, Kuniichi Uno ~ __Bibliographie, par Dominique Seglard _

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    N 257SE PTEM BRE 1988

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    CRITIQUESLettres etrangeres].G. Ballard, par [ean-Francois Fogel et Robert Louit _Barbara Pym, par Cecile Wajsbrot _Anna Maria Ortese, la chronique d' Alain Bosquet __RomansPatrick Deville, par Vincent Landel _Nelly Kaplan, par Alain Garric _PolarEdgar Wallace, la chronique d'Alexandre Lous _S.F.Lucius Sheppard, la chronique de Philippe Curval __CorrespondanceFrancois Truffaut, par Robert Louit _EssaisClaude Levi-Strauss, par Catherine Clement _B.D.Gotting et Savards, la chronique de Tito Topin _Pocheslossif Brodski, par Dimitri Savitski _--------Notes de lecture, par Simone Arous, Anne-SylvieHomassel, Christiane Lesparre, Gerard-Humbert Goury,Antoine Uhalde, Alain Bosquet, Jean-Marie Le Sidaner,Jean-Claude Bologne, Michel Delon, Nadine Sautel,Aliette Armel, Rene Tavernier, Gilles Costaz, JacquesLacarriere.Andre Le Vot, Anne-Marie de Vilaine.

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    Andre Pieyre de Mandiargues, propos recueillispar Aliette Armel ____,..-------4657

    6064 Encart central Encyclopedia Universalis, pagine de I a IV

    magaz i ne UttmIre 40, rue des Saints-Peres 75007 Paris. Tel. : 45 441451

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    GILLES DELEUZE

    P e n s e r d a n s S p i n o z aD e l e u z e a p e n s e S p i n o z a a u p r e s e n t ) s ' i n s t a l l a n t a l ' i n t i r i e u r d um i l i e : v i v a n t O t t s is t d i v e l o p p e e c e t t e r e u v r e .

    C'est sur Spinosa quej'ai traoaille leplus serieusement d'apres les normes de

    l'histoire de fa philosophie ,. mais c'est luiqui m 'afait Ieplus l'effet d'un courantd'air qui vous pousse dans Iedos chaque

    fois que vous le lisez, d'un balai desorciere qu'il vous fait enfourcher.Spinosa; on n'a pas mime commence a Iecomprendre, et moi pas plus que les

    autres (Dialogues avec C. Parnet, Flammarion

    1977, p. 22).UNE PART IMPOR-tante de I'oeuvre de De-leuze est consacree a lalecture de philosophes :Hume, Kant, Nietzsche,

    Bergson, aujourd'hui Leibniz, mais aussiles stoiciens et les epicuriens, et, particu-lierement, Spinoza, dont il sera seulementquestion ici, car son exemple fait assezcomprendre comment procede cette lec-ture, et a quel type d'interet philosophi-que elle correspond.

    On ne peut pas dire que Deleuze estun historien de la philosophie, tant sa de-marche setient a distance des c1ivagesdis-ciplinaires, et du meme coup ignore d'ar-tificiels dilemmes, comme ceux del'explication et de la comprehension, ducommentaire et de I'interpretation.Lorsqu'il presente la pensee de Spinoza,Ie fait d'analyser le texte dans leque1 celle-ci s'expose, en montrant comment cetexte est compose et parvient a enoncer cequ'il a a dire, n'est pour lui nullement ex-c1usif d'une evaluation de son contenuspeculatif, du point de vue d'une investi-gation theorique ne considerant pas seu-lement un passe historique, en rapportavec que1que chose qui a ete pense ; maisilcoincide avec l'effort d'une pensee aupresent, recreant l'acte par lequel cettepensee s'effectue, chez celui meme qui la40

    PARPIERRE MACHEREY*

    lit. Plut6t que de Ie repenser, Deleuze en-treprend en quelque sorte de penser Spi-noza, ou de penser dans Spinoza, ens'installant a I'interieur de l'element theo-rique, du milieu vivant O U se developpel'ensemble de son oeuvre, celle-ci n'etaitpas reductible a une combinaison doctri-nale, a un systeme , Au lieu de pren-dre une philosophie, celle de Spinoza,comme elle est, et de donner une descrip-tion en principe objective et exhaustive deson discours, d'un point de vue necessai-rement statique, il s'agit, dynamique-ment, de produire, comme sic'etait la pre-miere fois, Iemouvement intellectuel parlequel elle est devenue ce qu'elle est. Aulieu de suivre Spinoza, en prenantbien soin de repeter tout ce que deja il au-rait dit, c'est comme si Deleuze le prece-dait, intervenant dans l'histoire d'unepen see en meme temps qu'illa fait con-naitre, et ne la faisant connaitre precise-ment que pour autant qu'il intervient enelle : car Deleuze dans Spinoza, c'est aussiSpinoza dans Deleuze.P LUS PEUT-ETRE Qu'A LAlecture de ses propres livres, c'estdans son enseignement que Deleuzeetonne par cette faculte de penetration quilui permet d'assimiler et de communiquerune pensee philosophique de l'interieur,dans son epaisseur, bien au-dela d'uneetude formelle et abstraite de ses articu-lations. Par la, en apparence, sa manieres'oppose a celIe de Foucault, qui lisait aucontraire les philosophes c1assiques debiais, et on peut dire de travers, de faconsystematiquement partielle, en negligeantl'organisation globale de leur pensee et enne considerant que certains de leurs enon-ces particuliers isoles de leur contexte:chez Deleuze, les philosophies retrouventun centre et un fond, il dirait peut-etre unsens, du point de vue desquels elles

    s'eclairent dans leur totalite. On pourraietre rente de voir ici Ie symptome d'urcertain bergsonisme, en rapport avec 1 :conception d'une lecture dynamique esynthetique, qu'un texte de 1912 sur I'Intuition philosophique (1) avait justement illustree avec l'exemple de Spinoza : mai:IeBergson qui s'exprime ici, lui-meme reovivifie par la lecture de Nietzsche, parleIe langage d'une dynamique des forces:pour laquelle la puissance du sens est a 1 2fois jaillissement des profondeurs et de -ploiement en surface, selon un doubleprincipe de manifestation et de composi-tion, tel qu'il se degage d'un structura-lisme qui aurait completement assimile leslecons de la geneaologie,

    En fait, bien qu'il s'y prenne tout au-trement, Deleuze est moins oppose qu'onne pourrait Ie penser d'abord a la lecturedes philosophes que faisait Foucault. Uneformule qu'il a utilisee a plusieurs repri-ses dit bien comment il se retrouve dans Spinoza : Ie prendre par Ie mi-lieu (2), essayer de percevoir et decomprendre Spinoza par le milieu (3).Le milieu d'un philosophe, si on y re-flechit, ce peut etre deux choses. C'estd'abord, on vient de Ie voir, l'element encommuniction avec lequel sa pen see seproduit, quelque chose qui ressemble a ceque Foucault avait appele episteme ,c'est-a-dire un champ de problernes, ouune nouvelle maniere de poser des ques-tions philosophiques, le fait de poser cesquestions ayant une valeur en lui-meme,independamment des solutions qui peu-vent leur etre apportees : de ce point devue, la question de Spinoza, celle quenous devons nons-memes poser, non pas a Spinoza, mais dans Spinoza, c'estce probleme qu'il a introduit en philoso-phie, et qu'il faut identifier en lui. SelonDeleuze, on va y revenir, ce probleme estcelui de l'expression, celui-ci donnant sontitre a l'ouvrage d'ensemble qu'il a con-sacre a I'oeuvre de Spinoza (4).Mais Iemilieu d'un philosophe, c'estaussi ce qui dans sa pensee ne consti-tue ni son objectif final ni son premierprincipe, mais precisement relie les deuxen les separant : prendre Spinoza par Iemilieu, c'est renoncer a accompagner sa* Maitre de conferences a l'Universitede Paris 1.A notamrnent p'ubfie Pourune theorie de laproduction litzeraire (ed,Maspero, 1966) etHegelou Spinoza (ed,Maspero, 1979).

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    Spinoza (J 632-1677).

    e p h ilo so ph e p eu t h a biter d iv ers E ta ts , m a is a la maniere d 'unerm ite, d 'u ne omb re, v oy ag eu r, lo ca ta ire d e p en sio ns rneu-blees, C ' es t p o u rq u o i i I n e f au t p a s im ag in er S p in o za romp a nt

    av ec u n milieu ju if su pp ose c lo s p ou r en trer d an s d es milieu x liberauxs uppo se s o uver ts ( 0 0 ' ) ' Ca r, p a rto ut o u i I a il le , i l n e d emand e, i I n e reclame,avec p lu s ou mo in s de chan ce de succes, qu e d 'etre tolere, lul-rneme etses fin s in so lites , et ju ge a c ette to lera nce d u degre de democrat ie , dud eg re d e v erite, q u'u ne soc iete p eu t su pp orter, o u b ien a u c on tra ire d ud an ger q ui men ace tou s les h ommes . ( S p ino z a , Ph i l o soph i e p r a ti qu e ).

    demarche pas a pas, du moment ou com-mence son discours iusqu'a celui ou ils'acheve, car aucun discours philosophi-que ne commence ni ne finit vraiment,mais c'est, la devancant, la saisir directe-ment en ce point central d'ou surgissentses problemes. Deleuze a sons-titre un pe-tit livre dans lequel il a rassemble plu-sieurs textes consacres a Spinoza : phi-losophie pratique (5) L'Ethique deSpinoza, son nom meme l'indique, n'estpas seulement un livre theorique qu'ondevrait lire pour etudier la maniere dontil resout certaines questions, mais c'estavant tout une certaine maniere de poserces questions, une attitude de pensee et devie, ou encore un ethos au sens del'ethologie. Dans un texte etonnant ouDeleuze rapproche Spinoza du theoriciende l'Umwelt, Uexkull, on trouve cette re-flexion : Il y a un curieux privilege deSpinoza, quelque chose qui semblen'avoir ete reussi que par lui. C'est unphilosophe qui dispose d'un appareil con-ceptuel extraordinaire, extremementpousse, systematique et savant; et pour-tant il est au plus haut point l'objet d'unerencontre immediate et sans preparation,tel qu'un non-philosophe, ou bienquelqu'un denue de toute culture, peut enrecevoir une soudaine illumination, un eclair .C'est comme sion sedecouvraitspinoziste, on arrive au milieu de Spinoza,on est aspire, entraine dans le systeme oula composition (6). Singularite de Spi-noza, par qui la speculation devient pra-tique.

    Lire un philosophe comme Spinoza,ou le pratiquer , c'est justement dechif-frer les indices de sa singularite, c'est-a-dire decouvrir ce qui dans sa pensee faitprobleme, Or qu'est-ce qui fait les preble-mes en philo sophie ? Ce ne sont ni lestheories, ni les systematisations doctrina-les, c'est-a-dire tout ce qui peut etre ra-mene sous un ordre analytique des rai-sons : ce sont plutot les concepts qui latravaillent. La force d'une philosophiese mesure aux concepts qu' elle cree, oudont elle renouvelle le sens, et qui impo-sent un nouveau decoupage aux choses etaux actions (7). Or le concept qui per-met de rentrer dans Spinoza, ou de leprendre en son milieu aux deux sens decette formule, c'est selon Deleuze celuid'expression. En choisissant de presenterl'ceuvre de Spinoza dans son ensemble enla confrontant a un unique probleme, ce-

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    lui de 1' expression , dont les connota-tions leibniziennes eussent semble plusevidentes, Deleuze s'ecartait des le departdes formes traditionnelles de l'histoire dela philosophie, et du souci de celle-ci des'adapter exactement a la lettre des textes.En effet la singularite de la lecture que faitDeleuze de Spinoza, singularite qui luipermet de se retrouver dans Spinoza parcequ'elle est aussi la singularite de Spinoza,c'est que le concept qu'elle privilegie n'yest nulle part explicitement formule outhematise, Deleuze en fait la remarque audebut et a la fin de son livre : L'ideed'expression chez Spinoza n'est objet nide definition ni de demonstration (8).Ainsi l'idee centrale de cette philoso-phie en serait aussi absente: ce qui pro-duit du sens chez Spinoza, ce n'est pas laplenitude deterrninee d'un objet theori-que, pouvant etre rapporte a tel ou tel seg-ment de son discours ; mais c'est ce qui,sans se fixer definitivement en un seul deses points, justifie la possibilite de tout cequ'elle enonce, et ainsi s'etale ou irradiea la surface de l'ensemble de son texte,qu'elle compose sans en faire partie. Mi-lieu, centre et element, l'expression n'estpas un concept, c'est-a-dire un seulconcept, representatif d'un contenu deter-mine mais elle est plutot mouvementdynamique de conceptualisation, qui doitse retrouver partout dans ses concepts:elle est ce que pense Spinoza, ce qui faitpenser Spinoza, et aussi ce qui nous per-met a nons-memes de penser dans Spi-noza.

    Ceci signifie que l'ordre demonstra-tif de la philo sophie spinoziste, agence more geometrico , ne constitue qu'enapparence une architecture rigide : appre-hende du point de vue central de l'expres-sion, il s'anime d'une vie intense, quitransmue en pratique ce qui s'etaitd'abord presente sous la forme d'un dis-cours purement theorique, ou de ce queles historiens de la philosophie appellentune doctrine . L'idee d'expression nefigure pas comme telle dans le texte deSpinoza, en ce sens que le terme substan-tif qui pourrait la designer, celui d' expres-sio,n'yest jamais utilise ni a plus forte rai-son reflechi, La philosophie de Spinozane developpe pas une theorie de l'expres-sion, mais elle est une philosophie prati-que de l'expression : si on peut dire, elle exprime .

    C'est pourquoi cette idee d'expres-42

    sion setrouve quand meme marquee dansson texte, car en aucun cas on ne peut direqu'elle se tient en arriere de lui: mais elles'y trouve sous une forme qui, sans etrecelle d'un concept, renvoie au fait memede conceptualiser. Cette forme est celle duverbe exprimere , pour lequelle Lexi-con sp inozanum d'E. Giancotti (9), qui estla meilleure etude de la terminologie spi-noziste existant aujourd'hui, recense, ence qui concerne la seule Ethique, trente oc-currences, dont la premiere (1re partie -definition 6)donne le ton de toutes les au-tres : Par Dieu j'entends un etre abso-lument infini, c'est-a-dire une substanceconsistant en une infinite d'attributs, dontchacun exprime une essence eternelle etinfinie . Commentant cette definition,Deleuze degage leprincipe de ce qu'il ap-pelle la triade de l'expression. Dans lefait d'exprimer, tel que I'enonce le verbe exprimere utilise par Spinoza sontas-socies trois aspects : un exprimant (ici lasubstance), un exprime (ici l'essence), etun troisieme element (ici l'attribut),qui n'est pas a proprement parler unterme, dans la mesure oft ilcorrespond aun verbe et non a un nom; c'est cet ele-ment qui permet a l'exprimant de s'expri-mer dans l'exprime. Le veritable point dedepart de Spinoza, ce n'est done pas cequ'il semble enoncer en premier: Gue-roult a aussi explique que l'Ethique necommence pas par la substance. Maisc'est ce troisieme element dont ilvientd'etre question; l'acte de s'exprimer oud'exprimer, qui a la fois constitue touterealite et la rend pensable. Et c'est aussice meme element actif qui permet a la na-ture d'etre a la fois naturante et na-

    turee : formule selon laquelle encore larealite se presente et s'enonce a l'aide d'unverbe ( naturare , naturer ) .Le probleme de l'expression chez

    Spinoza, c'est-a-dire I'idee qui preble-matise toute sa pensee, est indissociabledu fait que 1'expression n'est pas reflechiepar lui a travers un nom, celui-ci devantrester effectivement imprononce, maisdans un verbe. L'ordre de l'expression necorrespond pas a un systeme de choses, fi-gees dans leur realite inerte, telles queleurs noms les designent mais c'est la na-ture en tant qu'elle s'effectue en acte, etse donne du meme coup a comprendredans l'acte qui 1'effectue. Vue du milieude cette expression , la philosophie deSpinoza se presente comme une philoso-phie actuelle de l'actualite : on comprendpourquoi, dans tous les domaines, elle de-nie a la notion de virtualite une significa-tion rationnelle; on comprend aussiqu'elle soit une philosophie de l'expres-sion pure, d'une expression qui ne re-quiert pas pour s'effectuer lamediation designes: et c'est bien ce qui distinguel'usage de l'expression chez Leibniz etchez Spinoza, car on chercherait en vaindans ce dernier les traces d'une caracte-ristique universelle.

    CETTE EXPRESSION ENacte est tout le contraire d'une re-presentation: Spinoza a refute laconception representative de l'idee qui estau coeur de la pensee cartesienne, En

    substituant la triade de l'expression a ceque Foucault a appele dans Les m ots et leschoses le redoublement de la representa-tion , qui presuppose un rapport reflexifdu representant et du represente, Spinozaa compris et explique l'expression en ter-mes de constitution et de production :se-Ion lui, la connaissance n'est pas repre-sentation de la chose a 1'esprit parl'intermediaire d'une image mentale pou-vant elle-meme etre relayee par unsysteme de signes ; mais elle est expres-sion, c'est-a-dire production et constitu-tion de la chose meme dans l'esprit. C'est la chose qui s'exprime, c'est ellequi s'explique. (10) C'est ainsi que Spi-noza a echappe a la platitude represen-tative du rationalisme c1assique pour re-decouvrir une certaine epaisseur expressive du monde (11), en vue de fonder une philosophie post-cartesienne (12).

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    La lecture expressionniste que faitDeleuze de Spinoza, qui ressemble a lamaniere dont il regarde les tableaux de Ba-con, revele sa singularite absolue, et,comme ille dit, le rattache a la part unpeu cachee et un peu maudite de l'histoirede la philosophie (13). Du texte de Spi-noza, elle fait ressortir une dangereuseforce de subversion, qui lui confere, enson temps, une position paradoxale, celIed'un point-limite, qui n'est ni tout a faitdedans ni tout a fait dehors : Deleuze par-lerait peut-etre aujourd'hui d'un plioDansle rationalisme classique, Spinoza consti-tue une anomalie sauvage , parce qu'ilse trouve en fait ailleurs : c'est ce qu'ex-pliquait Negri dans un livre a tous egardsextraordinaire dont Deleuze a preface latraduction francaise (14). La presentationque Foucault donnait de l'episteme clas-sique, definie comme un ordre de la repre-sentation, dans Les mots et les choses, nefaisait aucune place a Spinoza :mais c'estprecisement parce que Spinoza n'est pasa saplace dans cet ordre, auquel, de toutesa puissance argumentative, il s'arrache,en en rendant problematique la configu-ration globale. On l'a dit, Foucault et De-leuze ne lisent pas les philosophes de lameme facon : mais leurs demarches, aulieu de s'exclure, se completent. En res-tituant au texte de Spinoza sa force et sonintensite demonstrative, Deleuze faitcomprendre, sans recourir a I'hypothesedialectique d'un travail du negatif, com-ment l'episteme du rationalisme classiquea pu etre destabilisee de l'interieur, sur sesmarges. C'est ce qui est toujours vivant dans la pensee de Spinoza. 0

    (1) La pensee et le mouoant, Bergson. 31' ed. PUF1955, p. 124.(2) Spinoza et nous : texte d'abord publie en 1978dans laRevue de synthese et repris dans Spinoza . ed.de Minuit 1981, p. 164.(3)Dialogues avec C. Pamet. Ed. Flammarion 1977,p.74.(4) Spinoza et leprobleme de I'expression, ed. de Mi-nuit 1968.(5) Spinoza - Philosophic pratique, ed. de Minuit1981.(6) Ibid. p, 173.(7) Spinoza et leprobleme de l'expression, p. 299.(8) Ibid. p. 15 cf. aussi p. 304.(9) Martin Nijhoff - La Haye - 1970.(10) Spinoza et leprobleme de l'expression, p. 18.(11) Ibid. p. 302.(12) Ibid. p. 311.(13) Ibid. p . 299-300.(14) A. Negri L 'anomalie sauuage, (puissance et pou-voir de SpinozsjEd. PUF, 1982.

    HO M M A G E A FRAN~OlS C H A T E L E TaJPericles et Verdi, La philosophie de Francois Chatelet, GillesDeleuze. Ed. de Minuit, 19F.

    Gilles Deleuee a connuFrancois Chatelet a laLiberation lorsqa'ils faisaientleurs etudes de philosophic ala Sorbonne. En 1969, GillesDeleuee rejoindra ledepartement de philosophie del'Universite de Vincennes-Paris VIII, dirige par FrancoisChatelet. Dans Pericles etVerdi, il rend hommage a sonami disparu.

    Pericles et Verdi. Quelrapport possible entre le nomd'un general athenien duV' siecle avant Jesus-Christ etcelui d'un compositeur italiend'opera du XIX' siecle apresJesus-Christ? Ces deux nomsdesignent deux points, ouplutot deux lignes, deuxoecteurs d'un agencementremarquable : laphilosophiede Francois Chatelet,

    Pericles, la o: passivite de Pericles a travers son echec athenien, qui est aussi celui de ladernocratie, c'est le pathos dans la raison, le desespoirdu monde,Peoentualite du desastre : cc Si les hommes ne cessent de se demolir, il oautmieux peut-etre se detruire soi-meme dans des conditions agreables ournerne romanesques (p. 12). Mais le desastre, la demolition n'ont pas devaleur en soi; comme tels, ils ne sont capables que d'engendrer lefauxpathos de la belle-arne qui vit du malheur qu'elle denonce. Ilfaut prendreleur existence, leur possibilite toujours actuelle, comme mesure, Pourquoiy a-toil quelque chose plutot que rien ? C'est la rnaniere dont FrancoisChatelet poursuit la mort des dieux, se defait de toute transcendance et, enparticulier, de celle d'une raison pure.

    Francois Chatelet se dit rationaliste. La raison, chez lui, est d'abordune exigence : passage de lapuissance a Pacte qui empeche le chaos,dettJurne du desespoir, permet des rapports humains qui ne condamnentaucun a la passiuite, mais permettent a.chacun d'actualiser sa proprepuissance. C'est pourquoi, dans le rapport a t'autre, la raison est politesseet bonte : politesse parce que condition d'une egalite oraie avec autrui,bonte parce que capacite a le sortir du desespoir, a lui offrir la chanced'uctualiser la puissance qui est en lui.

    cc Actualiser la puissance ou devenir actif: il y ua de la vie et de sonprolongement, comme de la raison et de son processus, une oictoire sur lamort, puisqu'il n'y apas d'autre immortalize que cette histoire au present,pas d'autre vie que celle qui connecte etfait conoerger les voisinages.Chatelet l'appellera cc decision , et toute saphilosophie est cc unephilosophie de la decision, de la singularite de la decision (p. 20). Verdi.La musique. Parce que la musique est l'image de la raison. Mieux, laraison en acte. La musique est devenir actif, evenement, decision. Elle faitle mouvement. Ellefaitexister quelquechose a partir de rien ; elle retardeIe desastre, suspend la demolition.

    Pericles? Un opera de Verdi que vous ooulez connaitre, nne tientqu'a vous : lisez Francois Chatelet.

    Francois Chatelet.

    Francois Ewald

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