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Dix-huitième Secousse 1 Yu Jian Ma coupable photographie En chinois, photographier se dit recueillir le reflet. Cueillir, c’est prendre, emporter. Les reflets sont les objets éclairés. On parle aussi de paysage inspiré, ce qui laisse penser que le monde est vivant. L’inspiration, c’est cette chose qu’on ne voit pas, mais qui nous fait sentir que nous sommes en vie. La photographie est une intrusion. Tout était déjà là, « immobile en sa demeure » dit Tchouang-tseu. Le monde est couché, il dort, et tu viens l’emporter. Parfois, je photographie des gens endormis, comme un voleur. En chinois, on recueille aussi les âmes. Les âmes sont invisibles, mais toute chose en a une. De tous les verbes, recueillir est l’un des plus discrets, comme quand on marche avec recueillement. Regarder, c’est une posture, un point de vue. L’important, c’est comment on regarde. Tout repose ici, « immobile en sa demeure ». Mais quand te voici, boîtier à la main, tu n’en fais plus partie, tu es un étranger, l’appareil photo t’a changé, tu es devenu un intrus. Tchouang-tseu encore : « Le monde est splendide, et pourtant ne dit rien ». Toi, tu parles. Tu tentes d’imposer à ce monde un point de vue supérieur, sorti de l’œil du créateur. Tu tentes d’imiter le créateur. La terre se prodigue en mes écrits, dit le poète Li Bai. Tout est posé ici, « immobile en sa demeure », autant d’œuvres que consigne l’artiste, qui change d’un regard la terre en papier, ou en image. Cette transformation n’est jamais naturelle. Elle est bornée, artificielle, réductrice, éparpillée, et l’appareil photo est marqué du sceau de l’artifice, qui est le sceau de l’humanité, dont l’apparition n’est jamais naturelle. La position de l’artiste ne saurait être celle du créateur, même quand il cherche à l’imiter, par la photographie. Car l’artiste impose à la nature son petit point de vue. C’est pourquoi Tchouang-tseu nous met en garde contre la perte du moi, et l’égalisation de toute chose, et Lao Tseu dit : « la vraie loi est naturelle ». Ils nous expliquent que l’homme doit sans cesse reveni r sur cette faute originelle. On ne peut retourner à la nature, mais on peut réfléchir au péché. « Tous les jours je m’examine trois fois », Confucius. La photographie est prise dans cette contradiction entre le moi, la perte du moi, l’égalité de toute chose, et le vol. C’est difficile. Quand j’écris, ou photographie, je m’efforce toujours de « trahir sans blesser ». Un peu plus loin, encore un peu plus loin. Dérober sans nuire. Avec recueillement, en essayant de ne pas déranger le monde. Photographier est une action positive, qu’on doit s’efforcer de rendre passive. Je n’aime pas les appareils trop lourds ou trop bruyants. Un appareil, c’est avant tout une arme.

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Dix-huitième ► Secousse

1

Yu Jian

Ma coupable photographie

En chinois, photographier se dit recueillir le reflet. Cueillir, c’est prendre, emporter. Les

reflets sont les objets éclairés.

On parle aussi de paysage inspiré, ce qui laisse penser que le monde est vivant.

L’inspiration, c’est cette chose qu’on ne voit pas, mais qui nous fait sentir que nous

sommes en vie.

La photographie est une intrusion.

Tout était déjà là, « immobile en sa demeure » dit Tchouang-tseu. Le monde est couché,

il dort, et tu viens l’emporter.

Parfois, je photographie des gens endormis, comme un voleur.

En chinois, on recueille aussi les âmes. Les âmes sont invisibles, mais toute chose en a

une.

De tous les verbes, recueillir est l’un des plus discrets, comme quand on marche avec

recueillement.

Regarder, c’est une posture, un point de vue. L’important, c’est comment on regarde.

Tout repose ici, « immobile en sa demeure ». Mais quand te voici, boîtier à la main, tu

n’en fais plus partie, tu es un étranger, l’appareil photo t’a changé, tu es devenu un

intrus.

Tchouang-tseu encore : « Le monde est splendide, et pourtant ne dit rien ». Toi, tu

parles. Tu tentes d’imposer à ce monde un point de vue supérieur, sorti de l’œil du

créateur. Tu tentes d’imiter le créateur.

La terre se prodigue en mes écrits, dit le poète Li Bai. Tout est posé ici, « immobile en

sa demeure », autant d’œuvres que consigne l’artiste, qui change d’un regard la terre en

papier, ou en image.

Cette transformation n’est jamais naturelle. Elle est bornée, artificielle, réductrice,

éparpillée, et l’appareil photo est marqué du sceau de l’artifice, qui est le sceau de

l’humanité, dont l’apparition n’est jamais naturelle. La position de l’artiste ne saurait

être celle du créateur, même quand il cherche à l’imiter, par la photographie. Car

l’artiste impose à la nature son petit point de vue. C’est pourquoi Tchouang-tseu nous

met en garde contre la perte du moi, et l’égalisation de toute chose, et Lao Tseu dit : « la

vraie loi est naturelle ». Ils nous expliquent que l’homme doit sans cesse revenir sur

cette faute originelle. On ne peut retourner à la nature, mais on peut réfléchir au péché.

« Tous les jours je m’examine trois fois », Confucius.

La photographie est prise dans cette contradiction entre le moi, la perte du moi, l’égalité

de toute chose, et le vol. C’est difficile.

Quand j’écris, ou photographie, je m’efforce toujours de « trahir sans blesser ».

Un peu plus loin, encore un peu plus loin. Dérober sans nuire. Avec recueillement, en

essayant de ne pas déranger le monde.

Photographier est une action positive, qu’on doit s’efforcer de rendre passive.

Je n’aime pas les appareils trop lourds ou trop bruyants. Un appareil, c’est avant tout

une arme.

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Et quand on photographie, on doit chercher à n’être qu’un courant d’air.

Le monde est toujours là. Prendre une photo m’oblige à approfondir la relation qui

m’unit à lui.

Je n’aime pas les jolies photos, la beauté n’est pas l’art du photographe.

Quand on l’enregistre le monde n’est pas beau, la distance focale est vague, aléatoire,

c’est sombre la plupart du temps.

Le monde est beau ainsi, « immobile en sa demeure », et dès que je le regarde, je le

dérange un peu, c’est ma coupable photographie.

(Traduit du chinois par François Charton)

Yu Jian, né en 1954 à Kunming, dans la province du Yunnan, est poète, éditeur, cinéaste et photographe.

Pendant la révolution culturelle, il devient ouvrier. Il commence à écrire dans les années 70, influencé par

la poésie chinoise classique, mais aussi par des auteurs occidentaux. Ont paru en français : Dossier 0

(Bleu de Chine, 2005) et Un vol (Bleu de Chine, 2010). Lire aussi Billets dans la Douzième Secousse. Yu

Jian réalise des films documentaires dont la construction rappelle l’architecture de ses poèmes

(multiplication des images, développement de logiques parallèles). Ses photographies sont souvent les

témoins de la vie quotidienne dans le Yunnan, ou des vestiges de la Chine maoïste.

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