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EDITO L’HEURE EST GRAVE, MAIS... L’heure est grave, mais ce n’est visiblement pas très grave, sauf pour les trois mille personnes qui ont manifesté hier à Paris, pour demander au gouvernement français de sauver la politique culturelle de la France en perdition. Trois mille, sur combien d’intermittents recensés dans la capitale? Et les autres? Et dans les autres villes de France? On ne sait pas bien quoi répondre… On aimerait éviter la colère et le cy - nisme. «Comment faire, après la journée de mobilisation du 29 mars, pour ne pas finir comme rats en cage?» C’est la question que pose ce matin Jean-Marc Adolphe dans l’éditorial qu’il signe dans la newsletter bimensuelle de mouvement.net (abon - nez-vous, c’est gratuit). Il y répond en nous invitant tous à occuper collectivement le 104, à Paris, cette belle utopie culturelle ensablée, et sans capitaine, après à peine un an d’existence. Il ne faudra sans doute compter que sur nos énergies propres, et reprendre la main, en tous lieux. C’est bien l’esprit du Festival Hybrides, qui chaque jour investit un lieu différent dans la ville de Montpellier, du centre ou de la périphérie, du Centre Chorégraphique au Chai du Terral de Saint Jean de Védas, en passant par Kawenga, le Théâtre Jean Vilar à la Paillade ou la Chapelle de la Cité Gely, ou encore l’ancien lycée technique Mendes France. On sent bien que les artistes et leurs œuvres ont besoin d’inventer de nou - velles relations aux territoires et à ceux qui les habitent. C’était très perceptible hier, après le spectacle de Jan Duyvendak et Omar Ghayatt, qui pose assurément de nombreuses questions, brûlantes et sensibles, sur les re - lations complexes entre l’Europe et le Proche-orient. EMPREINTE continuera toute la semaine à relayer toutes les questions que posent les spectacles, en donnant la parole aux spectateurs du Festival. Franck Bauchard, le directeur de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, propose lui aussi une réflexion sur l’évolution des formes scéniques, qui répond à celle que nous avions engagée dans le premier numéro. Dans ce numéro, nous revenons également sur le travail de Claire Engel, dont l’instal - lation est visible tous les jours à la Galerie Saint Ravy, de 13 heures à 19 heures (c’est gratuit!), et nous vous proposons un entretien avec Daniela Nicolo et Enrico Casa - grande, de la compagnie italienne Motus, qui présentent pour la première fois en France «Let the Sunshine in (Antigone) contest #1». C’est ce soir au lycée désaffecté Mendès France, ne les ratez sous aucun prétexte! BRUNO TACKELS PROGRAMMATION AUJOURD’HUI 19h Made in Paradise La Chapelle 19h Let the Sunshine In Ancien Lycée Mendès France 22h Ethnographiques Rockstore DEMAIN 10h Emulation (master class) La Salle 3 13h Making up Galerie St Ravy 14h Empreinte (rédaction du journal d’Hybrides 2 ) Kawenga 16h30 Le J.T d’Hybrides Fnac 19h Breaking Théâtre de Grammont 19h Artefacto Théâtre Jean Vilar 19h Ethnographiques Ancien Lycée Mendès France 19h AJR Un autre jour sans rembobiner Théâtre de Grammont 21h Soupçons Théâtre de Grammont 23h Breaking Théâtre de Grammont ZOOMS SUR SENSATIONS DE SPECTATEURS POINTS DE VUE DIRECTION DE PUBLICATION : Compagnie Adesso e Sempre - 42 rue Adam de Craponne 34000 Montpellier RÉDACTEUR EN CHEF : Bruno Tackels SECRÉTAIRE DE RÉDACTION : Lise Mullot COMITÉ DE RÉDACTION : Sandrine Barbiero, Franck Bauchard, Omar-Sabas Gally, Sarah Lefèvre, Laetitia Orlowski, Jo Papini, Céline Soulet, Bruno Tackels GRAPHISTE : Christophe Caffier CRÉDITS PHOTOS : Marc Ginot Ce journal est imprimé grâce à notre partenaire Arts Hélio à suivre 1 N'2 - MARDI 30 MARS 2010 EMPREINTE EMPREINTE Adesso e Sempre présente le festival Hybrides 2 du 27 mars au 2 avril 2010 à Montpellier Réservation : 04 67 99 25 00 Retrouvez l’actu du festival sur http://hybrides.over-blog.com Contact journal : [email protected] d' N'2

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EditoL’hEurE Est gravE, mais...

L’heure est grave, mais ce n’est visiblement pas très grave, sauf pour les trois mille personnes qui ont manifesté hier à Paris, pour demander au gouvernement français de sauver la politique culturelle de la France en perdition. Trois mille, sur combien d’intermittents recensés dans la capitale ? Et les autres ? Et dans les autres villes de France ? On ne sait pas bien quoi répondre… On aimerait éviter la colère et le cy-nisme. « Comment faire, après la journée de mobilisation du 29 mars, pour ne pas finir comme rats en cage ? » C’est la question que pose ce matin Jean-Marc Adolphe dans l’éditorial qu’il signe dans la newsletter bimensuelle de mouvement.net (abon-nez-vous, c’est gratuit). Il y répond en nous invitant tous à occuper collectivement le 104, à Paris, cette belle utopie culturelle ensablée, et sans capitaine, après à peine un an d’existence. Il ne faudra sans doute compter que sur nos énergies propres, et reprendre la main, en tous lieux.C’est bien l’esprit du Festival Hybrides, qui chaque jour investit un lieu différent dans la ville de Montpellier, du centre ou de la périphérie, du Centre Chorégraphique au Chai du Terral de Saint Jean de Védas, en passant par Kawenga, le Théâtre Jean Vilar à la Paillade ou la Chapelle de la Cité Gely, ou encore l’ancien lycée technique Mendes France. On sent bien que les artistes et leurs œuvres ont besoin d’inventer de nou-velles relations aux territoires et à ceux qui les habitent. C’était très perceptible hier, après le spectacle de Jan Duyvendak et Omar Ghayatt, qui pose assurément de nombreuses questions, brûlantes et sensibles, sur les re-lations complexes entre l’Europe et le Proche-orient. EMPREINTE continuera toute la semaine à relayer toutes les questions que posent les spectacles, en donnant la parole aux spectateurs du Festival. Franck Bauchard, le directeur de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, propose lui aussi une réflexion sur l’évolution des formes scéniques, qui répond à celle que nous avions engagée dans le premier numéro. Dans ce numéro, nous revenons également sur le travail de Claire Engel, dont l’instal-lation est visible tous les jours à la Galerie Saint Ravy, de 13 heures à 19 heures (c’est gratuit !), et nous vous proposons un entretien avec Daniela Nicolo et Enrico Casa-grande, de la compagnie italienne Motus, qui présentent pour la première fois en France « Let the Sunshine in (Antigone) contest #1 ». C’est ce soir au lycée désaffecté Mendès France, ne les ratez sous aucun prétexte !

Bruno Tackels

Programmation

aujourd’hui

19h Made in Paradise La Chapelle

19h Let the Sunshine In Ancien Lycée Mendès France

22h Ethnographiques Rockstore

dEmain

10h Emulation (master class) La Salle 3

13h Making up Galerie St Ravy

14h Empreinte (rédaction du journal d’Hybrides2) Kawenga

16h30 Le J.T d’Hybrides Fnac

19h Breaking Théâtre de Grammont

19h Artefacto Théâtre Jean Vilar

19h Ethnographiques Ancien Lycée Mendès France

19h AJR Un autre jour sans rembobiner Théâtre de Grammont

21h Soupçons Théâtre de Grammont

23h Breaking Théâtre de Grammont

Zooms sursEnsations dE sPEctatEurs

Points dE vuE

Direction De publication : Compagnie Adesso e Sempre - 42 rue Adam de Craponne 34000 MontpellierréDacteur en chef : Bruno TackelsSecrétaire De réDaction : Lise Mullotcomité De réDaction : Sandrine Barbiero, Franck Bauchard, Omar-Sabas Gally, Sarah Lefèvre, Laetitia Orlowski, Jo Papini, Céline Soulet, Bruno TackelsGraphiSte : Christophe CaffiercréDitS photoS : Marc Ginot

Ce journal est imprimé grâce à notre partenaire Arts Hélio

à suivre

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di 30 m

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s 2010

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EmPrEintE

Adesso e Sempre présente le festival Hybrides2

du 27 mars au 2 avril 2010 à MontpellierRéservation : 04 67 99 25 00Retrouvez l’actu du festival sur http://hybrides.over-blog.comContact journal : [email protected]

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Zooms sur

Zoom sur « motus »intErviEw dE daniELa nicoLÒ Et Enrico casagrandEProPos rEcuEiLLis Par Bruno tackELs. Vous présentez pour la première fois en France, « Let the Sunshine In (antigone) Contest #1 ». Comment est né ce spectacle ?

DN : L’année dernière, nous avons participé à la sonde à La Char-treuse, dans le contexte du festival Hybrides. C’est là-bas que l’idée de travailler sur la rebellion nous est venue, un questionnement sur ce qu’est la rebellion aujourd’hui. Parallèlement, à ce moment-là, en Italie, existait un mouvement étudiant très important, « L’Onde », qui nous a sensibilisés à cette problématique : quels sont ceux qui disent NON aujourd'hui ? Nous avons choisi « Antigone » parce qu’elle est à la fois dans le temps présent et dans le mythe. Elle peut donc nous questionner encore aujourd’hui.EC : Nous avons mis en place un grand workshop dans lequel nous avons rassemblé des comédiens, un dessinateur de bande-dessinée, un militant politique, des étudiants engagés politiquement. A force de parler d’Antigone, peu à peu le spectacle prenait forme. DN : Dans le cadre de la sonde de l’année passée, nous avons fait une grande recherche sur internet (blogs, You Tube), sur les rebellions, les révoltes dans le monde. Nous avons amassé ces différents matériaux de la même manière que, dans la Sonde de cette année, ils ont récolté de la matière sur les catastrophes. Au cours de cette recherche, nous nous sommes particulièrement intéressés aux révoltes en Grèce.

Ce qui est très beau, c’est qu’à partir d’images très simples, on imagine immédiatement les manifestations altermondialistes de Gênes en 2001 qui ont dramatiquement dégénéré. Il y a de très belles images, et en même temps une incroyable violence retenue. On sent que c’est à la fois universel, mais aussi très italien.

EC : L’inspiration est effectivement partie de Gênes, et de plusieurs si-tuations dans lesquelles il y avait un Polynice contemporain, une vic-time que l’on ne peut enterrer. Puis a eu lieu cette nouvelle tragédie lors des manifestations en Grèce, où Alexis, un jeune de 15 ans, a été tué en pleine rue. C’est notre point de référence, un Polynice contem-

© Andrea Bruno

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porain. Vous élaborez cette réflexion en relation étroite avec les acteurs ; il y a une véritable écriture scénique dont ils sont les auteurs.

EC : C’est une des caractéristiques de notre processus de travail. Nous nous concentrons vraiment sur les comédiens. Pour ce spectacle, Sil-via Calderoni et Benno Steinegger ont commencé par échanger, et se questionner sur Antigone, sur ce que cette figure représente au-jourd’hui. Dans le même temps, Daniela les observait, écrivait ce qu’ils disaient. Et le soir, on se retrouvait pour voir de quelle manière il était possible d'intégrer des morceaux de la tragédie à l’intérieur de ces ré-flexions personnelles.

Il est difficile de savoir si nous sommes en face d'un acteur qui rêve avec nous, qui prend position, ou s'il est en train de jouer An-tigone, Polynice ou Etéocle. C’est vraiment étrange, cette balance entre fiction et réalité.

DN : C’est même le travail le plus difficile, car tout le texte naît lors des répétitions avec les comédiens. Nous partons de leurs réflexions personnelles, pour ensuite leur donner la forme d’une partition fixée. Toute la difficulté est de préserver l’apparence de spontanéité de ce qu’ils disent. En s’appuyant sur cette partition, qui reste malgré tout ouverte, les comédiens la réaménagent chaque soir en fonction de la situation de la représentation. Il faut saluer le courage de Claire Engel qui s’est pliée à ces variations et les a traduites en direct avec une grande souplesse. EC : C’est particulièrement vrai pour la dernière séquence où l’acteur a une partition assez ouverte, qui a pour but de tendre la relation au spectateur.

Dans le « Contest #1 », que vous présentez dans le lycée désaffec-té Mendès France, vous insistez beaucoup sur les relations qu’An-tigone tisse avec ses frères et avec sa sœur. Le spectacle privilégie les relations de fraternité et laisse de côté la relation verticale au pouvoir. Créon est le grand absent de ce spectacle.

EC : On a effectivement recherché cette horizontalité, cette réflexion s’appuie largement sur ce qui se passe dans l’Italie contemporaine.

Let The Sunshine In

Nous vivons dans un pays essentiellement pyramidal où le poids de la famille est très fort. Nous avons cherché à contourner cette verti-calité en insistant sur ce qui se joue entre les frères et les sœurs, les véritables artisans de la révolte. Dans « Contest #2 », par contre, nous avons revisité ces relations au pouvoir vertical, en insistant davantage sur les figures de Créon et d’Hémon.

Ici à Montpellier, le spectacle se joue dans un lycée désaffecté ; j’imagine donc que le spectacle varie énormément en fonction des configurations dans lesquelles vous l’installez.

DN : Absolument. Le spectacle évolue beaucoup en fonction des villes où nous jouons. Nous l’avons même joué en extérieur et à chaque fois, on peut dire que c’est une nouvelle création.

Le public est situé sur une colonne centrale, et les acteurs jouent de part et d’autre comme s’ils s’envoyaient les répliques par des-sus le public. Les spectateurs assistent à une sorte de joute ora-toire qui les surplombe. Comment en êtes-vous venu à ce dispo-sitif ?

EC : Pour nous, la réflexion sur le public est essentielle. Nous le situons au centre pour le plonger au cœur de cette lutte qui oppose deux com-battants. Le public est comme le chœur antique qui s’interpose entre eux, il est à la fois le fantôme du temps passé et le témoin vivant de notre époque. Et à la fin du spectacle, sa position est encore davantage mise en cause… Plus le spectacle avance, plus le public est sollicité, jusqu’à cette scène finale où Benno Steinegger l’interpelle directement. Souvent les spec-tateurs restent muets, mais parfois certains entrent en dialogue avec lui, et lui posent des questions. Nous gardons le souvenir magnifique d’une représentation en Israël dans le cadre d’un festival qui invite des artistes israéliens et palestiniens. Les spectateurs ont commencé à lui parler, à lui poser des questions pendant au moins un quart d’heure et puis à la fin, tout le monde s’est mis à chanter « Let the sunshine in ». On assistait à une petite utopie réalisée.

Se rassembler autour d’un chant, c’est peut-être ça la fraternité...

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Zooms sur

Zoom sur « making uP »

intErviEw dE cLairE EngELProPos rEcuEiLLis Par Bruno tackELs.« Making up » est un projet de Claire

Engel en trois volets. Elle présente le

premier, une installation vidéo, lors de

cette édition d'Hybrides, et prépare

deux autres parties : un duo chorégra-

phique et une adaptation théâtrale.

Vous présentez à la galerie Saint Ravy l’installation vidéo « Making up ». Peut-on com-mencer par un autoportrait de vous ?

Je suis comédienne, et je de-viens progressivement metteur en scène, comme par défaut. Je ne fais des mises en scène que lorsqu'un sujet ou un texte m’intéresse vraiment. Je pars en général de textes littéraires. Par ailleurs, il y a bientôt vingt ans, j’ai co-fondé la compagnie Adesso e Sempre, qui organise le festival Hybrides. Je n’ai pas fait d’école, j’ai travaillé dans l’insti-tution, mais surtout dans des col-lectifs de théâtre contemporain. J’ai aussi fait du burlesque, du poétique. Je suis très intéressée par le travail sur des formes dif-

férentes. Je fais du théâtre scien-tifique depuis un an, et j'y prends beaucoup de plaisir. Je suis aussi pédagogue, je donne beaucoup de cours, notamment en ce mo-ment à des femmes victimes de violences.

Avec « Making up », on est devant un matériau assez étrange, loin d’une structure traditionnelle, mise en scène et incarnée par des acteurs. On pense à de l'« autofic-tion », un autoportrait mis en scène.

Oui, sauf que c’est de la fiction, ce n’est pas ma vie. Heureusement ! Le travail que je fais en tant que metteur en scène porte toujours sur des portraits de femme. Je tra-vaille sur des choses que je peux ramener à moi, et qui m’émeu-vent profondément. Je me posi-tionne en artiste qui n’arrive pas à se départir des choses de la vie qu’on règle. Il faut que je me sente très proche de ce que je lis pour avoir envie de l’incarner.

D'où la notion d’autofiction. Les spectateurs sont immer-gés dans ce petit salon à peine esquissé, ils reçoivent très directement ces images virulentes, dans un rythme

très saccadé. Elles sont très proches de nous, et on sent qu'elles sont également très proches de vous, comme si elles venaient régler quelque chose, une tentative pour ré-parer ou remplacer des vio-lences.

C’est une réparation. J’ai 38 ans, et j’ai débuté la mise en scène à 34 ans, au moment où j'ai com-mencé à comprendre que j'avais des choses à dire : je prenais conscience de ma féminité, et même d'un certain féminisme, qui m'a aidé à régler des choses. Dans « Making up », si je com-mence par l’image vidéo pour par-ler de la violence conjugale, c’est parce que je souhaitais raconter le livre « La femme qui se cognait dans les portes » de Rody Doyle. C’est un portrait de femme à la première personne, que j’ai lu en anglais, la traduction n’étant pas aussi forte que l’original. Le lan-gage est y très direct ; en anglais, la grammaire permet que tout le monde parle le même langage et se retrouve au même niveau. Dans ce livre-là, on « est » littéra-lement à l'intérieur d' une femme qui parle. L'écriture renonce à la chronologie, car dans le récit

des femmes qui ont vécu cela, les souvenirs du passé n’existent plus. La vie a commencé avec le premier coup ou les premières violences psychologiques reçus de l’homme qu’elles aiment.

Comme si aimer, c’était le pre-mier coup ?

Dans le livre, elle dit une chose très juste, que j’ai vérifiée avec d’autres femmes : « Avant, j’étais une jeune femme enceinte, heu-reuse, amoureuse, je venais de m’installer dans ma nouvelle mai-son. Ce jour-là, ma vie a basculé dans quelque chose. ».On se rend compte que les femmes qui vivent un tel trauma ont un grand problème pour récu-pérer leur passé. Ces femmes-là se trouvent dans l’impossibilité de faire les choix qu’on fait nor-malement pendant la trentaine, parce qu'elles n’ont plus aucune vie antérieure. Elles sont telle-ment dans l’auto-dénigrement qu’elles ne savent plus à qui s’adresser. Elles ne peuvent plus s’adresser à elles-mêmes, parce qu’elles ne se croient plus. Quand elles sortent de cette situation, elles ne peuvent vivre qu’au jour le jour, elles ne peuvent pas se projeter. Dans « Making up », je

me demande ce qui se passe dans la tête de ces femmes. Pour-quoi restent-elles ?

On a vraiment le sentiment qu’en nous mettant dans cette boîte blanche, vous nous met-tez dans leur tête à elles.

C’est un peu l’idée. Ce spectacle s’adresse-t-il aux hommes ou aux femmes ? Pendant la rédaction du jour-nal, certains disaient que c’est vraiment pour les femmes et d’autres au contraire disaient qu'il s'adresse d'abord aux hommes. Est-ce que vous avez réfléchi à l’adresse de ce travail ?

Pas exactement... Par contre, quand j’ai construit ce travail, j’ai compris que je ne pouvais pas le travailler uniquement sur le plan artistique. Il fallait que je m’immerge dans cette question. C’était une immersion totale, très éprouvante  ; j’ai été très dépri-mée pendant quelques mois en travaillant sur ce sujet. Ce n’est pas ma vie à moi, mais je me suis trouvée en empathie totale en travaillant avec des femmes victimes de violences. C'était d'autant plus violent que je me suis rendu compte qu’on a plein

de préjugés, on a l’impression de s’adresser à des victimes alors qu’on s’adresse à des femmes, faites de contradictions, comme tout être humain. J’ai clairement construit ce projet pour qu’il soit aussi un outil de médiation pour différentes ins-tances sociales. J’ai prévu de ren-contrer toutes les personnes qui s’occupent de ces problèmes. J'ai donc engagé un très long travail sur trois ans avec le corps médi-cal, le corps juridique, le corps policier, le corps social et diffé-rents partenaires en sciences hu-maines. Je n’ai pas pensé ce sujet en distinguant les « hommes » ou les « femmes », j’ai davantage pensé en terme de « sujet », qui s’adresse autant aux hommes qu’aux femmes. Dans les retours que je reçois, je remarque que la majorité des femmes sont dans l’émotion, alors que les hommes sont plu-tôt dans une critique de la forme. Trop de distance ou pas assez...

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sEnsations dE sPEctatEurs

Making Up

« oPtimistic vs PEssimistic »

Dans « Optimistic vs pessimistic » présenté ce week-end au Centre

National Chorégraphique de Montpellier, Oscar Gomez Mata brise les

conventions théâtrales, en plaçant le public au cœur de la scène. Dans

une ambiance comparable à celle du théâtre de rue, il se présente

comme étant une sorte de maître de jeu, en manipulant les specta-

teurs comme des pions.

Il fait prendre conscience aux gens qu’ils sont libres de faire ce qu’ils

veulent durant le spectacle et surtout qu’ils peuvent intervenir à tout

moment. Il les met sans cesse à l’épreuve. Des figurants sont égale-

ment présents sur scène. Ils forment un petit groupe accompagnant

les comédiens et obéissent aux directives données par les performers.

Ils représentent une mise en abyme des spectateurs, ils leur font écho.

Une pièce qui reflète une société, peut-être la nôtre, où des questions

sur l’humanité fusent à toute allure, devenant de plus en plus oppres-

santes à mesure qu’avance la représentation. Le spectateur est ainsi

mis en tension, et ne peut pas rester indifférent à ce qui l’entoure. Il

est sans cesse manipulé par les comédiens qui le guident et le dirigent.

La salle de spectacle se transforme, pendant un laps de temps, en un

laboratoire expérimental, où est observé un groupe d’individus, à qui

tout la liberté est accordée de manière très large. Mais quelles sont les

limites de cette liberté ? céline souleT

« nocturnE Pour LE roi dE romE »

dE jEan-charLEs Fitoussi, FranquE, 2005 ; 6èmE PiècE.

Jean-Charles Fitoussi a réalisé ce film en six mois seulement avec un

téléphone portable. Il a donné rendez-vous, dimanche 28 mars, aux

festivaliers d'Hybrides pour partager cette étrange expérience de

l'image au cinéma Diagonal de Montpellier. Cette projection est pour

le coup totalement hybride, et reflète le regard singulier du cinéaste.

Les images qu'il nous propose sont brutes et volontairement non

travaillées. La qualité minimale que permet la caméra du téléphone

portable nous limite à une image totalement floue, d'où res-

sortent essentiellement des taches – ce qui n'est pas sans

rappeler les tableaux des grands maîtres de la peinture im-

pressionniste. L'effet de flou produit par les pixels du téléphone nous

plonge dans l'animation vivante d'un tableau d'époque. L'image danse

avec Mozart et d'autres musiciens fabuleux, auxquels Jean-Charles Fi-

toussi rend hommage, le tout accompagné d'une voix off absolument

renversante, celle d'un vieil homme qui retrace les différents moments

de sa vie, l'amour de sa femme et de la musique pour lesquels il nous

livre sa dernière partition (dernier souffle/regard).sarah lefèvre

« ronan taBLantEc »Dans ce spectacle de rue où l’humour est à l’honneur, Sébastien Bar-

rier nous raconte l’histoire de Ronan Tablantec sur les côtes de la

Bretagne. La trame se construit à partir d’objets récupérés ça et là –

le pull de scout du petit Boulay, une affiche du concours de la plus

belle des mouettes, une carte de la Bretagne – trame entrecoupée de

digressions, d’improvisations en direction du public et des passants,

d’ailleurs pris à parti et à contribution pour l’aider dans son numéro.

Peu à peu, l’histoire du personnage se mêle à celle du comédien : sa

position d’artiste de rue, les autorisations pour jouer, sa famille, si

bien que les frontières entre fiction et réel se brouillent. Dans cette

sorte de « one man show », il effectue des numéros de cirque : un nœud

marin les yeux fermés, un ballon crevé à l’aide d’un fouet, modestes

prouesses certes mais qui font leur effet. Cette performance à durée

aléatoire au sein de la fac de sciences a réussi à intriguer pendant près

d’une heure et demie nos amis scientifiques !laeTiTia orlowski

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« domini PÚBLic »Parvis dE L'oPéra

Dimanche 28 Mars, sur la place de la Comédie, le metteur en scène Roger Bernat présentait son spectacle, « Domini Públic », dans lequel il fait agir le public en lui posant une série de questions à travers des casques audio : Êtes-vous fier des chaussures que vous portez aujourd'hui ? Vous considérez-vous comme un artiste ? Pensez-vous avoir du talent ? Les spectateurs, pour y répondre, se déplacent dans l'espace, exécutent des gestes, et des affinités commencent à se créer. Peu à peu émerge une mise en scène étonnante, opposant un groupe de policiers à un groupe de prisonniers que des représen-tants de la Croix-Rouge vont ten-ter de sauver. Il est intéressant de voir comment nous plongeons dans cette situation, jusqu'à in-carner un rôle que nous ne dési-rons pas spécialement. De plus, les participants sont confrontés au regard des passants, ce qui leur donne l'impression de former un groupe uni, tout en étant tota-

lement coupés de ce qui se passe autour d'eux.Dans « Domini Públic », les spectateurs sont au cœur de la mise en scène, ils se retrouvent confrontés à quelques ques-tions déroutantes comme les salaires, les préjugés racistes, jusqu’à cette fin émouvante qui les amène à se questionner sur la vie en général, et leur rappelle quelques moments importants de leur enfance : Vous souvenez-vous de l'odeur de la cuisine de vos grands-parents ?Comme un jeu de société qui se termine en une sorte de travail psychanalytique pour chacun d'entre nous. Qui ment ? Qui reste soi-même et assume pleinement ce qu'il est ?Ce spectacle détient un grand pouvoir de « manipulation » qui fait naître chez les spectateurs-acteurs des sentiments de révolte collective et une réflexion sur eux-mêmes. Un sentiment pas toujours confortable.

sarah lefèvre

sandrine BarBiero

sEnsations dE sPEctatEurs

« madE in ParadisE »Avec « Made in Paradise », deux heures de plaisir en  –  comment dire ? – regardant ? Écoutant ? Partici-pant ?  Difficile ici de définir le statut de spectateur !Deux acteurs, l’un parlant le français, l’autre, l’arabe, doublé celui-là d’un interprète au statut ambigu, nous accueillent en nous demandant de nous déchausser : sommes-nous dans un saint lieu théâtral : il est vrai que cela se passe à La Chapelle ! Un espace vide dans lequel s’entre-croiseront, à chaque fragment théâ-tral, de longs pans de tissu colorés, comme des chemins qui se tissent progressivement.La présentation que les trois acteurs font du spectacle est dynamique et a vite fait de réveiller le spectateur, déjà tranquillement assis. Avec beaucoup de drôlerie, onze fragments nous sont présentés et demande nous est faite de choisir les cinq que nous souhaitons voir jouer. Après un vote presque démocratique, place au théâtre. Nous verrons « les moments dont on se souvient », « Action », « Burqa », « Boum » et « I love you ». L’espace est redéfini pour chaque sé-quence et le spectateur doit changer de place.La seule séquence où nous avons

été mis en position de spectateurs traditionnels est « Action », saynète habilement construite qui com-mence dans le rire et nous amène vers le tragique. Les acteurs s’y révè-lent comme des virtuoses de l’image qu’ils doublent, dans laquelle ils pé-nètrent, avec laquelle ils dialoguent.Les quatre autres propositions pré-sentent chacune une forme originale, où le spectateur est directement im-pliqué, soit parce qu’on l’interroge sur sa crédulité soit parce qu’on lui laisse à charge de construire une séquence, soit parce qu’on lui de-mande d’entrer dans l’intimité des deux comédiens qui eux deviennent spectateurs ou s’effacent.Leur carnet de route est passionnant et confirme ce que disait Omar dans son interview hier : « L’important n’est pas d’être unique. Il est pos-sible d’être différent. Ce qui compte, c’est de se rencontrer et de survivre à cette rencontre ». Théâtre totalement ouvert, où, volontairement, rien ne semble définitivement fixé même si les acteurs ont la maîtrise parfaite de tout.La volonté de jouer avec le specta-teur va jusqu’au bout : nous cher-chons nos chaussures qui ont été malicieusement interverties.

Jo PaPini

> Les acteurs ne sont pas des gens. Les acteurs sont tout le monde et personne, les acteurs.

> Les Enfants du paradis

« making uP »Oppression. Angoisse. On entre par la grande porte dans l'intimité de cette femme. Et le spectateur y reste, piégé avec elle. Prison-nier de la ville, de l'appartement, des urgences, du corps, et de sa souffrance. Installé confortable-ment face à son enfer, il se sent impuissant et coupable. On peut fuir, trois portes s'offrent à nous, mais instinctivement, on cherche le trou de souris. Ensuite, le dé-sarroi remplace la compassion. En quelques secondes, cette femme devient une proche, une amie, une sœur. Avec elle, on su-bit ce calvaire. On prie pour que ça s'arrête. On rêve d'une happy end. Mais, non... Progressive-ment, chaque hématome, chaque brûlure s'impriment en nous. L'atmosphère du salon se refroi-dit, les odeurs s'aseptisent. On vit cette violence et on y assiste, sans obscénité, ni perversité, ni voyeurisme. Cette torture nous est intime, en une douzaine de minutes à peine, elle nous trans-forme. Ce qui est remarquable.

omar-saBas Gally

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Points dE vuE

Roman Tablantec

aPostiLLE au syndromE dE miLEt Dans le numéro zéro d’EMPREINTE, Bruno Tackels nous a fait l’amitié d’évoquer la sonde « Chartreuse News Network » en mettant en pers-pective notre recherche sur la confrontation entre le théâtre et l’actua-lité avec une référence incontournable – qu’à vrai dire j’ignorais – qu’il nomme poétiquement le syndrome de Milet. Pour résumer, le théâtre ne peut se saisir de l’actualité immédiate sous peine de créer un chaos dans la Cité, le théâtre demandant un temps de prise de distance et d’élaboration de la fiction. Cette question est précisément ce qui a donné naissance l’année dernière à notre dispositif d’expérimentation « Chartreuse News Network » (CNN). Nous étions alors partis d’une préoccupation de Piscator, grand réformateur du théâtre du début du XXème siècle, qui appelait de ses vœux un théâtre qui puisse être aussi actuel que le journal : « Le théâtre demeurait sans cesse en re-tard sur le journal, il n’était pas assez actuel, il n’intervenait pas assez dans l’immédiat, il était une forme d’art figée, déterminée à l’avance, limitée dans ses effets » constatait-t-il dans « Le Théâtre politique ». Et il en appelait à des hommes de théâtre « serviteur et metteur en scène de son temps ». Le principe de la sonde était alors de reprendre ce questionnement en le confrontant à notre environnement en réseau, interconnecté, produisant des flux permanents d’information. Il nous semble que de ce point de vue la question grecque est à reprendre dans ce contexte qui s’impose à nous : nous sommes bombardés d’informations par un environnement médiatique, l’une chassant im-médiatement la précédente. Pour recréer des phénomènes d’atten-tion des média, des pouvoirs politiques et économiques utilisent des techniques de storytelling, réinscrivant ainsi le sens des évènements dans des histoires apprêtées. Une catastrophe comme celle de Haïti, qui était au centre de la deuxième édition de CNN est immédiatement reprise dans une dramaturgie stéréotypée de l’évènement : aux visions « insoutenables » succède le discours de la malédiction, à l’arrivée des secours succèdent les images des pillards, à la rivalité France-États-Unis succède l’appel aux dons… « Faire de l’histoire, ce n’était que s’in-téresser à des images préétablies, ancrées à l’intérieur de nos têtes,

sur lesquelles nous gardons le regard fixé tandis que la vérité se trouve ailleurs, quelque part à l’écart, en un lieu que personne n’a encore dé-couvert ». Guidés par cette remarque de Sebald, nous avons rêvé que le théâtre pouvait révéler – notamment par le biais de témoignages d’Haïtiens via des liaisons Skype et Twitter et d’une lecture assidue du comité de rédaction des journaux d’Haïti mais aussi en combinant dif-férent média – d’autres facettes de l’évènement. A travers l’évènement, c’était bien sûr le théâtre qui était questionné : Comment le théâtre peut-il se saisir d’un évènement encore aussi proche et complexe que celui de la catastrophe d’Haïti ? Peut-il se saisir de ce qui nous a sai-sis ? A-t-il une manière spécifique d’appréhender la réalité par rapport à tous les médias qui se sont fait le relais de l’évènement ? La fabrique théâtrale peut elle se dessaisir de la fabrication médiatique de l’évène-ment et s’affirmer comme une machine poétique et politique de vision du monde dotée de ses propres moyens de rayonnement ? Comment la perception satellitaire peut-elle transformer l’art du regard qu’est le théâtre ? Comment peut-il faire venir le grand – la terre vue du ciel, l’envergure de l’évènement, l’Internet – dans l’espace réduit de la scène pour en proposer des maquettes éphémères ? Cette catastrophe d’Haïti peut-elle offrir une réalité que l’on peut appréhender, partager et interroger en commun dans l’espace du théâtre ? Le théâtre n’est-il pas finalement un des derniers lieux où l’on peut mettre quelque chose en commun ? ... Ces questions ont traversé ce processus d’expérimen-tation qu’est la sonde… J’ai le sentiment que nous avons un peu avancé sur ces questions qui restent cependant largement ouvertes… Je suis pour ma part convaincu, qu'aujourd'hui, plus que jamais, un rapport critique à notre environnement technologique et médiatique peut re-placer le théâtre comme une technologie de la mémoire collective au cœur de la Cité, un rituel collectif de reconstruction d'une réalité que l'on peut partager.

franck Bauchard

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> Il s’agit de se pénétrer d’une ville par la peau au point qu’on y revient d’un pas souverain…, d’aborder tout édi-fice important dans le labyrinthe des maisons banales, belles ou misérables qui l’entourent.

> Walter Benjamin

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