M. Cossery a quitté son hôtel | La république des livres

2
M. Cossery a quitté son hôtel Une silhouette presque décharnée, un long cou, un port de tête de grand oiseau scrutateur, une tenue impeccable d'un naturel suranné, l'allure d'un dandy d'autrefois dont on s'attend à ce que chaque mot et chacune des phrases qui sortent de sa bouche exhalent le parfum du monde d'avant. Non celui de la Mitteleuropa chère à Zweig mais celui de sa version levantine avec cette touche de cosmopolitisme oriental mâtiné de présence anglaise et d'influence française. L'homme, un chrétien d'Egypte né au Caire, élevé chez les Frères et au lycée français, était arrivé en France en 1945 ; il avait posé ses valises à l'hôtel de la Louisiane en plein dans le marché de la rue de Seine, au coeur de Saint-Germain-des-près, y avait élu domicile et ne concevait pas d'habiter ailleurs en ce monde. Il y resta effectivement une soixantaine d'années, jusqu'à dimanche. Lui qui fut l'ami de Henry Miller et de Lawrence Durrell, de Camus et de Queneau, de Jean Genet et d'Alberto Giacometti, on le voyait tous les jours s'attabler et se fixer pour de longues heures tel une momie élégante au Bonaparte, aux Deux-Magots, au Flore, sur l'autre rive du boulevard chez Lipp ou dans des cafés moins connus de la place, observant en seigneur nonchalant la course folle des gens, écoutant leurs conversations, médisant avec talent et causticité sur la faune alentour, cinglant mais non sans tendresse, et répondant par des sourires, des clins d'yeux et de longs silences, une opération d'un cancer de la gorge ne permettant pas à ses sons d'être audibles. Son éditrice et amie Joëlle Losfeld, indéfectible soutien à qui il dut d'avoir été "exhumé" il y a une vingtaine d'années, devait être l'une des rares à tout comprendre de son mutisme. Les titres de ses livres annonçaient déjà un monde magique et tragique, avec ce mélange d'humour dans le récit d'existences de misère et de cruauté dans le jugement sur les puissants, Les Hommes oubliés de Dieu, La Maison de la mort certaine, Les Fainéants dans la vallée fertile, Mendiants et orgueilleux, Un complot de saltimbanques, Les Couleurs de l'infamie... Une oeuvre encore pleine d'Egypte, un français encore plein d'arabe. Comme quoi en exil, on ne se quitte pas : au contraire, on se laisse rattraper par ses fantômes. On y lisait, dans le désespoir des habitants des grandes cités et l'absurdité d'une société qui ne laisse aucune place à l'étrange, une dénonciation puissante mais discrète de toutes les impostures. En marge des contestations établies, solitaire parce que littéraire,

description

M. Cossery a quitté son hôtel | La république des livres

Transcript of M. Cossery a quitté son hôtel | La république des livres

  • M. Cossery a quitt son htel Une silhouette presque dcharne, un long cou, un port de tte de grand oiseau scrutateur, une tenueimpeccable d'un naturel surann, l'allure d'un dandy d'autrefois dont on s'attend ce que chaque motet chacune des phrases qui sortent de sa bouche exhalent le parfum du monde d'avant. Non celui de laMitteleuropa chre Zweig mais celui de sa version levantine avec cette touche de cosmopolitismeoriental mtin de prsence anglaise et d'influence franaise. L'homme, un chrtien d'Egypte n auCaire, lev chez les Frres et au lyce franais, tait arriv en France en 1945 ; il avait pos ses valises

    l'htel de la Louisiane en plein dans lemarch de la rue de Seine, au coeur deSaint-Germain-des-prs, y avait ludomicile et ne concevait pas d'habiterailleurs en ce monde. Il y restaeffectivement une soixantaine d'annes,jusqu' dimanche. Lui qui fut l'ami deHenry Miller et de Lawrence Durrell, deCamus et de Queneau, de Jean Genet etd'Alberto Giacometti, on le voyait tousles jours s'attabler et se fixer pour delongues heures tel une momie lganteau Bonaparte, aux Deux-Magots, auFlore, sur l'autre rive du boulevard chezLipp ou dans des cafs moins connus dela place, observant en seigneurnonchalant la course folle des gens,

    coutant leurs conversations, mdisant avec talent et causticit sur la faune alentour, cinglant mais nonsans tendresse, et rpondant par des sourires, des clins d'yeux et de longs silences, une opration d'uncancer de la gorge ne permettant pas ses sons d'tre audibles. Son ditrice et amie Jolle Losfeld,indfectible soutien qui il dut d'avoir t "exhum" il y a une vingtaine d'annes, devait tre l'une desrares tout comprendre de son mutisme.

    Les titres de ses livres annonaient dj un monde magique et tragique, avec ce mlange d'humourdans le rcit d'existences de misre et de cruaut dans le jugement sur les puissants, Les Hommesoublis de Dieu, La Maison de la mort certaine, Les Fainants dans la valle fertile, Mendiants etorgueilleux, Un complot de saltimbanques, Les Couleurs de l'infamie... Une oeuvre encore pleined'Egypte, un franais encore plein d'arabe. Comme quoi en exil, on ne se quitte pas : au contraire, on selaisse rattraper par ses fantmes. On y lisait, dans le dsespoir des habitants des grandes cits etl'absurdit d'une socit qui ne laisse aucune place l'trange, une dnonciation puissante maisdiscrte de toutes les impostures. En marge des contestations tablies, solitaire parce que littraire,

  • c'tait Albert Cossery, qui vient de s'teindre Paris 95 ans. Si vous ne l'avez jamais vu et si vousvoulez faire connaissance, entrez dans Mendiants et orgueilleux, vous ne le regretterez pas.

    Quand on lui demandait pourquoi il crivait, cet homme qui ne hassait rien tant que la dominationde l'homme sur l'homme, le culte de la consommation effrne et de l'argent-roi, confiait au Figaro-Magazine :"Pour que quelqu'un qui vient de me lire n'aille pas travailler le lendemain". Il avaitd'ailleurs pouss la sagesse jusqu' ne pas en faire trop en n'crivant "que" huit livres en soixante cinqans, mais quels ! Cet oriental splendide, qui traitait la langue franaise comme nul autre, aimait rappeler qu'un crivain est d'abord un artiste. Ce qu'il fut profondment en toutes choses.

    (Photo Olivier Roller)