Ludo Martens Un Autre Regard Sur Staline

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Edition lectronique ralise par Vincent Gouysse partir de louvrage publi en 1994 aux Editions EPO (Lange Pastoorstraat 25-27 ; 2600 Anvers (Berchem) ; Belgique Tl. : + 32 (0)3 239 68 74 www.epo.be). Cette dition lectronique ne comprend pas dindex (du fait de la pagination diffrente). Ce livre est prendre en compte titre documentaire (Cf. Imprialisme et anti-imprialisme .)

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En fermant ce livre pas comme les autres, le lecteur dira probablement : beaucoup de ce que je croyais savoir sur Staline n'tait que mensonge... Un autre regard sur Staline analyse une srie de "mdiamensonges" : la famine-holocauste en Ukraine, les douze millions de morts du Goulag. L'ouvrage rfute les attaques les plus frquentes contre Staline : le testament de Lnine, la collectivisation impose par un Parti totalitaire, l'industrialisation force, la liquidation de la vieille garde bolchevique, la terreur aveugle et absurde des purations, la collusion de Staline et Hitler, etc. Le chapitre sur la collectivisation dcrit en dtail les luttes complexes par lesquelles des paysans, vivant jusqu'alors dans des conditions moyengeuses, sont entrs dans la socit moderne. L'analyse des procs de Moscou montre, preuves l'appui, que des dfaitistes se sont lis des conspirateurs militaires pour renverser la direction bolchevique, les positions de Trotski sont discutes, y compris son appel l'insurrection, lanc en mai 1940, en pleine guerre mondiale. La contribution essentielle de Staline la grande guerre antifasciste est mise en lumire. Au prix de 23 millions de morts, Staline et le peuple sovitique ont port presque tout le poids de la guerre anti-fasciste. Aujourd'hui, Staline couvert d'opprobre, c'est Hitler qui est rhabilit... Le livre examine la critique faite par Staline, au cours des annes 1948-1953, de l'opportunisme la Khrouchtchev. Les pays de l'ex-Union sovitique connaissent maintenant la restauration du capitalisme sauvage et la monte du fascisme. Cette catastrophe fait dire au dissident Alexandre Zinoviev : En fait, Staline a t le plus grand gnie politique de ce sicle. Le lecteur trouvera dans Un autre regard sur Staline quantit d'informations provenant de sources acadmiques occidentales, mais indites en franais et inconnues du grand public. Ludo Martens est l'auteur de l'argent du PSC-CVP (1984), de Pierre Mulele ou la seconde vie de Patrice Lumumba (1985), de Sankara, Compaor et la rvolution burkinab (1989), de Une femme du Congo (1991) et de L'URSS et la contrervolution de velours (1991).

J'ai t un anti-stalinien convaincu ds l'ge de dix-sept ans. L'ide d'un attentat contre Staline envahit mes penses et mes sentiments. Nous tudimes les possibilits 'techniques' d'un attentat. Nous passmes la prparation pratique. S'ils m'avaient condamn mort en 1939, cette dcision aurait t juste. J'avais conu le plan de tuer Staline, et ceci tait un crime, non? Lorsque Staline tait encore en vie, je voyais a autrement, mais maintenant que je peux survoler ce sicle, je dis: Staline a t la plus grande personnalit de notre sicle, le plus grand gnie politique. Adopter une attitude scientifique l'gard de quelqu'un est autre chose que manifester son attitude personnelle. Alexandre Zinoviev, 1993 Alexandre Zinoviev, Les confessions d'un homme en trop, Ed. Olivier Orban, 1990, pp.104, 120. Interview Humo, 25 fvrier 1993, pp.48-49. A mon avis, il y a deux 'pes': l'une est Lnine et l'autre, Staline. L'pe qu'est Staline, les Russes l'ont maintenant jete. Gomulka et certains Hongrois l'ont ramasse pour frapper l'Union sovitique, pour combattre ce qu'on appelle le stalinisme. Les imprialistes se servent aussi de cette pe pour tuer les gens; Dulles par exemple l'a brandie un moment. Cette arme n'est pas prte, elle est jete. Nous autres Chinois, nous ne l'avons pas rejete. Quant l'pe qu'est Lnine, n'a-t-elle pas t, elle aussi, rejete en quelque sorte par les dirigeants sovitiques? A mon avis, elle l'a t dans une assez large mesure. La rvolution d'octobre est-elle toujours valable? Peut-elle encore servir d'exemple aux diffrents pays? Le rapport de Khrouchtchev dit qu'il est possible de parvenir au pouvoir par la voie parlementaire; cela signifie que les autres pays n'auraient plus besoin de suivre l'exemple de la rvolution d'octobre. Une fois cette porte grande ouverte, le lninisme est pratiquement rejet. Mao Zedong, 15 novembre 1956 Mao Zedong, uvres choisies, tome V, Ed. en Langues trangres, Beijing, 1977, p.369.

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Sommaire :Avant-propos (p. 4) Introduction. L'actualit de Staline (p. 5) Chapitre 1. Le jeune Staline fait ses armes (p. 11) Chapitre 2. La construction du socialisme dans un seul pays (p. 22) Chapitre 3. L'industrialisation socialiste (p. 26) Chapitre 4. La collectivisation (p. 32) Du rtablissement de la production l'affrontement social (p. 32) La premire vague de la collectivisation (p. 36) La ligne organisationnelle de la collectivisation (p. 39) L'orientation politique de la collectivisation (p. 41) La dkoulakisation (p. 44) Le vertige du succs (p. 47) L'essor de l'agriculture socialiste (p. 51) Le gnocide de la collectivisation (p. 54) Chapitre 5. La collectivisation et l'holocauste ukrainien (p. 57) Chapitre 6. La lutte contre le bureaucratisme (p. 67) Chapitre 7. La Grande Purge (p. 71) Comment se posait le problme des ennemis de classe? (p. 72) La lutte contre l'opportunisme dans le Parti (p. 75) Les Procs et la lutte contre le rvisionnisme et l'infiltration ennemie (p. 77) Le Procs du centre trotskiste-zinoviviste (p. 77) Le Procs de Piatakov et des trotskistes (p. 81) Le Procs du groupe social-dmocrate boukhariniste (p. 86) Le Procs Toukhatchevski et la conspiration anti-communiste dans l'arme (p. 96) L'puration de 1937-1938 (p. 105) La rectification (p. 107) La bourgeoisie occidentale et l'puration (p. 110) Chapitre 8. Le rle de Trotski la veille de la Seconde Guerre mondiale (p. 111) Chapitre 9. Staline et la guerre antifasciste (p. 118) Le Pacte germano-sovitique (p. 118) Staline a-t-il mal prpar la guerre antifasciste? (p. 121) Le jour de l'attaque allemande (p. 124) Staline face la guerre d'extermination des nazis (p. 128) Staline, sa personnalit, ses capacits militaires (p. 131) Chapitre 10. De Staline Khrouchtchev (p. 138) Les Etats-Unis prennent la relve de l'Allemagne nazie (p. 138) Staline contre l'opportunisme (p. 145) Le coup d'Etat de Khrouchtchev (p. 151) Notes (p. 155) Photos (p. 167)

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Avant-proposQu'un dissident sovitique clbre, vivant en Allemagne runifie, un homme qui dans sa jeunesse poussait l'anti-stalinisme jusqu' la prparation d'un attentat terroriste contre Staline, qui a rempli des livres pour dire tout le mal qu'il pensait de la politique stalinienne, qu'un tel homme se voie oblig, dans ses vieux jours, de rendre hommage Staline, voil qui laisse songeur. Beaucoup d'hommes qui se proclament communistes n'ont pas fait preuve d'autant de courage. En effet, il n'est pas facile d'lever sa faible voix contre l'ouragan de la propagande anti-stalinienne. D'ailleurs, un grand nombre de communistes se sentent fort mal l'aise sur ce terrain. Tout ce que les ennemis du communisme avaient affirm pendant trente-cinq ans, Khrouchtchev est venu le confirmer en 1956. Depuis lors, l'unanimit dans la condamnation de Staline, qui va des nazis aux trotskistes et du tandem Kissinger-Brzezinski au duo Khrouchtchev-Gorbatchev, semble s'imposer comme preuve de vrit. Dfendre l'uvre historique de Staline et du Parti bolchevik devient impensable, devient chose monstrueuse. Et beaucoup d'hommes qui s'opposent pourtant sans quivoque l'anarchie meurtrire du capitalisme mondial ont pli sous l'intimidation. Aujourd'hui, le constat de la folie destructrice qui s'est empare de l'ex-Union sovitique, avec son cortge de famine, de chmage, de criminalit, de misre, de corruption, de dictature ouverte et de guerres interethniques, a conduit un homme comme Zinoviev la remise en question de prjugs ancrs depuis l'adolescence. Il ne fait aucun doute que ceux qui veulent dfendre les idaux du socialisme et du communisme devront au moins en faire autant. Toutes les organisations communistes et rvolutionnaires de par le monde se verront obliges de rexaminer les opinions et les jugements qu'elles ont formuls depuis 1956 sur l'uvre de Staline. Personne ne peut chapper cette vidence: lorsqu'aprs 35 ans de dnonciations virulentes du stalinisme, Gorbatchev en eut rellement fini avec toutes les ralisations de Staline, on constata que Lnine tait, du mme coup, devenu persona non grata en Union sovitique. Avec l'enterrement du stalinisme, le lninisme avait lui aussi disparu sous terre. Redcouvrir la vrit rvolutionnaire sur la priode des pionniers est une tche collective qui incombe tous les communistes du monde. Cette vrit rvolutionnaire sortira de la confrontation des sources, des tmoignages et des analyses. L'apport des marxistes-lninistes sovitiques, qui seuls peuvent avoir accs certaines sources et tmoins, sera capital. Mais ils doivent travailler aujourd'hui dans des conditions des plus difficiles. Nos analyses et rflexions sur le sujet, nous les publions sous le titre Un autre regard sur Staline. La classe dont l'intrt fondamental consiste maintenir le systme d'exploitation et d'oppression nous impose quotidiennement sa vision de Staline. Adopter un autre regard sur Staline, c'est regarder le personnage historique de Staline travers les yeux de la classe oppose, celle des exploits et des opprims. Ce livre n'est pas conu comme une biographie de Staline. Son intention est d'aborder de front les attaques contre Staline auxquelles nous sommes le plus habitus: le testament de Lnine, la collectivisation impose, la bureaucratie touffante, l'extermination de la vieille garde bolchevique, les grandes purges, l'industrialisation force, la collusion de Staline avec Hitler, son incomptence dans la guerre, et cetera. Nous nous sommes attels dmonter certaines grandes vrits sur Staline, celles qui sont rsumes des milliers de fois en quelques phrases dans les journaux, dans les cours d'histoire, dans les interviews et qui sont, pour ainsi dire, entres dans le subconscient. Mais comment est-ce possible, nous disait un ami, de dfendre un homme comme Staline? Il y avait de l'tonnement et de l'indignation dans sa question. Elle me rappelait ce que m'avait dit, l'autre jour, un vieil ouvrier communiste. Il me parlait de l'anne 1956, lorsque Khrouchtchev avait lu son fameux rapport secret. Cela provoqua des dbats houleux au sein du Parti communiste. Au cours d'une de ces altercations, une femme ge, communiste issue d'une famille juive communiste, qui avait perdu deux enfants pendant la guerre et dont la famille en Pologne avait t extermine, s'tait crie: Mais comment pourrions-nous ne pas soutenir Staline, lui qui a construit le socialisme, lui qui a dfait le fascisme, lui qui a incarn tous nos espoirs? Dans la tempte idologique qui dferlait sur le monde, l o d'autres avaient flanch, cette femme restait fidle la rvolution. Et pour cette raison, elle avait un autre regard sur Staline. Une nouvelle gnration de communistes partagera son regard.

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Introduction L'actualit de StalineLe 20 aot 1991, l'cho du coup d'Etat farfelu de Yannaiev a rsonn travers le monde comme le prlude dissonant la liquidation des derniers vestiges du communisme en Union sovitique. Les statues de Lnine ont t renverses et ses ides dnonces. Cet vnement a provoqu de nombreux dbats au sein du mouvement communiste. Certains ont dit qu'il s'est produit de faon totalement inattendue. En avril 1991, nous avons publi le livre L'URSS et la contre-rvolution de velours1 qui traite essentiellement de l'volution politique et idologique de l'URSS et de l'Europe de l'Est depuis 1956. Aprs le coup d'Etat professionnel d'Eltsine et sa proclamation vocifre du rtablissement capitaliste, nous n'avons rien y changer. En effet, les dernires escarmouches confuses entre Yannaiev, Gorbatchev et Eltsine n'taient que les convulsions d'un systme moribond, des extriorisations de dcisions prises lors du 28e Congrs de juillet 1990. Ce congrs, crivions-nous l'poque, affirme nettement la rupture avec le socialisme et le passage l'conomie capitaliste.2 Une analyse marxiste des bouleversements prcipits en URSS avait conduit, fin 1989 dj, la conclusion suivante: Gorbatchev prne l'volution lente, progressive mais systmatique vers la restauration capitaliste. Le dos au mur, il cherche de plus en plus des appuis, tant politiques qu'conomiques, du ct du monde imprialiste. En change, il laisse les Occidentaux faire pratiquement tout ce qu'ils veulent en Union sovitique. 3 Une anne plus tard, fin 1990, nous pouvions conclure notre analyse en ces termes: Depuis 1985, vague aprs vague, la droite a attaqu et, chaque nouvelle tape, Gorbatchev a t entran plus loin vers la droite. Devant une agressivit redouble des nationalistes et des fascistes, pauls par Eltsine, il n'est pas impossible que Gorbatchev choisisse nouveau la reculade. Ce qui provoquera sans doute l'effritement du Parti communiste, comme de l'Union sovitique.4 La balkanisation de l'Afrique et du monde arabe a assur les conditions optimales pour la domination imprialiste. Les esprits les plus imaginatifs de l'Occident commencent rver, au-del de la restauration du capitalisme en URSS, son assujettissement conomique et politique.5 C'est dessein que nous rappelons ces conclusions auxquelles beaucoup de marxistes-lninistes taient arrivs en 1989 et en 1990. En effet, le dynamitage des statues de Lnine s'est accompagn d'une explosion de propagande clamant l'chec du marxisme-lninisme. Pourtant, il a t prouv que l'analyse marxiste est au fond la seule valable, la seule qui a permis de dcouvrir les forces sociales relles l'uvre derrire les mots d'ordre dmagogiques dmocratie et libert, glasnost et perestroka. En 1956, lors de la contre-rvolution sanglante en Hongrie, les statues de Staline furent dtruites; trente-cinq ans plus tard, les statues de Lnine ont t rduites en poussire. Les dboulonnages des statues de Staline et de Lnine marquent les deux points de rupture avec le marxisme. En 1956, Khrouchtchev s'attaqua l'uvre de Staline pour changer la ligne fondamentale de la direction du Parti communiste. La dgnrescence progressive du systme politique et conomique qui s'ensuivit a conduit la rupture dfinitive avec le socialisme, rupture consomme en 1990 par Gorbatchev. Bien sr, les mdias nous entretiennent chaque jour de l'chec dfinitif du communisme dans le monde. Mais nous devons souligner que, si chec en Union sovitique il y a, c'est bien l'chec du rvisionnisme, introduit en Union sovitique par Khrouchtchev, il y a 35 ans. Ce rvisionnisme a abouti l'effondrement du systme politique, la capitulation devant l'imprialisme, la catastrophe conomique. L'ruption actuelle du capitalisme sauvage et du fascisme en URSS montre bien quoi mne finalement le rejet des principes rvolutionnaires du marxisme-lninisme. Pendant trente-cinq ans, les rvisionnistes ont pein pour dmolir Staline. Une fois Staline dmoli, Lnine a t liquid en un tour de main. Khrouchtchev s'est acharn contre Staline. Gorbatchev l'a relay en menant, au cours des cinq annes de sa glasnost, une vritable croisade contre le stalinisme. Avez-vous not que le dmontage des statues de Lnine n'a pas t prcd d'une campagne politique contre son uvre? La campagne contre Staline y avait suffi. Une fois toutes les ides politiques de Staline attaques, dnigres, dmolies, on fit simplement le constat qu'on en avait fini, par la mme occasion, avec les ides de Lnine. Khrouchtchev a commenc son uvre destructrice en affirmant qu'il critiquait les erreurs de Staline dans le but de rtablir le lninisme dans sa puret originelle et d'amliorer le systme communiste. Gorbatchev fit les mmes promesses dmagogiques pour dsorienter les forces de gauche. Aujourd'hui, on doit se rendre

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l'vidence: sous le prtexte de retourner Lnine, on a fait rentrer le tsar; sous prtexte d'amliorer le communisme, on a ressuscit le capitalisme sauvage. La plupart des hommes de gauche ont lu quelques ouvrages consacrs aux activits de la CIA et des services secrets occidentaux. Ils ont tous appris que la guerre psychologique et politique est une branche part et extrmement importante de la guerre totale moderne. La calomnie, l'intoxication, la provocation, l'exploitation de divergences, l'exacerbation des contradictions, la diabolisation de l'adversaire, la perptration de crimes mis sur le dos de l'adversaire sont des tactiques habituelles auxquelles recourent les services secrets occidentaux. Or, depuis 1945, l'imprialisme dmocratique a investi des moyens colossaux dans les guerres anticommunistes, guerres militaires, guerres clandestines, guerres politiques et guerres psychologiques. N'est-il pas vident que la campagne anti-Staline a t au centre de tous les combats idologiques mens contre le socialisme? Les porte-parole officiels de la machine de guerre amricaine, Kissinger et Brzezinski, ont fait l'loge des ouvrages de Soljnitsyne et de Conquest, qui sont aussi, par hasard, deux auteurs en vogue parmi les sociaux-dmocrates, les trotskistes et les anarchistes. Au heu de dcouvrir la vrit sur Staline chez ces spcialistes de l'anticommunisme, n'auraient-ils pas mieux fait d'y dcouvrir les ficelles de la guerre psychologique et politique mene par la CIA? Ce n'est vraiment pas un hasard si l'on retrouve de nos jours, dans presque toutes les publications bourgeoises et petites-bourgeoises en vogue, les calomnies et les mensonges propos de Staline qu'on pouvait lire dans la presse nazie pendant la guerre. C'est un signe que la lutte des classes au niveau mondial devient de plus en plus pre et que la grande bourgeoisie mobilise toutes ses forces pour la dfense tous azimuts de sa dmocratie. Lors de quelques confrences que nous avons donnes sur la priode de Staline, nous avons lu un long texte antistalinien et demand aux personnes prsentes ce qu'elles en pensaient. Presque toujours, les intervenants soulignaient que le texte, quoique violemment anticommuniste, montrait clairement l'enthousiasme des jeunes et des pauvres pour le bolchevisme ainsi que les ralisations techniques de l'URSS et qu'il tait, somme toute, assez nuanc. Ensuite, nous rvlions l'auditoire que le texte qu'il venait de commenter tait un texte nazi, publi dans Signal n 24 de 1943, en pleine guerre... Les campagnes antistaliniennes menes par les dmocraties occidentales en 1989-1991 taient parfois plus violentes et calomnieuses que celles menes au cours des annes trente par les nazis. De nos jours, il n'y a plus les grandes ralisations communistes des annes trente pour faire contrepoids aux calomnies. Il n'y a plus de forces politiques significatives pour prendre la dfense de l'exprience sovitique sous Staline. Lorsque la bourgeoisie clame l'chec dfinitif du communisme, elle utilise la faillite lamentable du rvisionnisme pour raffirmer sa haine de l'uvre grandiose ralise par Lnine et Staline. Mais ce faisant, elle pense plus l'avenir qu'au pass. La bourgeoisie veut faire croire que le marxisme-lninisme est dfinitivement enterr, parce qu'elle se rend parfaitement compte de l'actualit et de la vitalit de l'analyse communiste. La bourgeoisie dispose d'une plthore de cadres capables de faire des valuations scientifiques de l'volution du monde. Aussi envisage-t-elle des crises majeures, des bouleversements d'ampleur plantaire et des guerres en tout genre. Aprs le rtablissement du capitalisme en Europe de l'Est et en Union sovitique, toutes les contradictions du systme imprialiste mondial se trouvent exacerbes. Face aux gouffres du chmage, de la misre, de l'exploitation et de la guerre qui s'ouvrent devant les masses travailleuses du monde entier, seul le marxisme-lninisme pourra montrer la voie du salut. Seul le marxisme-lninisme peut apporter aux masses travailleuses du monde capitaliste et aux peuples opprims du tiers monde les armes de leur libration. Tout le tapage sur la fin du communisme vise ainsi dsarmer, en vue des grandes luttes futures, les masses opprimes du monde entier. La dfense de l'uvre de Staline, qui est pour l'essentiel la dfense du marxisme-lninisme, est une tche actuelle et pressante pour faire face la ralit de la lutte des classes sous le Nouvel Ordre mondial. L'uvre de Staline est d'une actualit brlante dans les anciens pays socialistes comme dans les pays qui maintiennent leur orientation socialiste, dans les pays du tiers monde comme dans les pays imprialistes. Staline est au centre de l'actualit dans les anciens pays socialistes. Aprs la restauration capitaliste en URSS, l'uvre de Staline a pris une grande importance pour comprendre les mcanismes de la lutte des classes sous le socialisme. Il existe un lien entre la restauration du capitalisme laquelle nous avons assist et la virulente campagne contre Staline qui l'a prcde. Les clatements de haine contre un homme qui est dcd en 1953 peuvent, de prime abord, sembler tranges sinon incomprhensibles. Pendant les vingt annes qui ont prcd l'arrive de Gorbatchev, Brejnev a incarn la bureaucratie, la stagnation, la corruption et le militarisme. Mais ni en Union sovitique ni dans le monde libre, on n'a assist cette critique violente, acharne, rageuse contre Brejnev, qui a caractris la croisade anti-Staline. Il est vident qu'au cours des dernires annes, tous les fanatiques du

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capitalisme et de l'imprialisme, pour en finir avec ce qui restait du socialisme en URSS, ont pris Staline pour cible. La drive dsastreuse entame par Khrouchtchev montre, par opposition, la pertinence de la plupart des ides nonces par Staline. Staline affirmait que la lutte des classes continue sous le socialisme, que les anciennes forces fodales et bourgeoises n'ont pas cess le combat pour la restauration et que les opportunistes au sein du parti, les trotskistes, les boukhariniens et les nationalistes bourgeois aident les classes et couches antisocialistes regrouper leurs forces. Khrouchtchev a dclar que ces thses taient aberrantes et conduisaient l'arbitraire. Mais en 1992, la figure massue du tsar Boris se dresse comme un monument tmoignant de la justesse de l'analyse de Staline. Les adversaires de la dictature du proltariat n'ont cess d'affirmer que Staline incarnait, non pas la dictature des travailleurs, mais sa propre dictature autocratique. Le mot Goulag devint synonyme de dictature stalinienne. Or, ceux qui taient dans le Goulag du temps de Staline font maintenant partie de la nouvelle bourgeoisie au pouvoir. Dmolir Staline, c'tait faire renatre la dmocratie socialiste. Mais Staline enterr, Hitler a ressurgi de sa tombe. Et on rhabilite en Russie, en Ukraine, en Roumanie et en Slovaquie tous les hros noirs, les Vlassov, les Bandera, les Antonescu, les Tiso et autres collaborateurs nazis. La chute du mur de Berlin marque la monte du no-nazisme en Allemagne. Aujourd'hui, confront au dchanement du capitalisme et du fascisme l'Est, on comprend mieux que Staline a effectivement dfendu le pouvoir ouvrier. Staline est au centre du dbat politique dans les pays qui maintiennent le socialisme. Les mdias ne manquent pas de nous rappeler rgulirement qu'il existe encore, malheureusement, un dernier carr de staliniens sur la plante. Fidel Castro se maintient dans sa petite le comme un dinosaure stalinien. Kim Il Sung surpasse Staline dans le domaine du culte de la personnalit. Les bourreaux chinois de la place Tien An Men sont les dignes hritiers de Staline. Quelques dogmatiques Vietnamiens affichent toujours les photos de H Chi Minh et de Staline. Bref, les quatre pays qui maintiennent, d'une faon ou d'une autre, la voie socialiste sont excommunis du monde civilis au nom de Staline. Ce tapage incessant vise aussi susciter et renforcer des courants antistaliniens, c'est--dire bourgeois et petits-bourgeois dans ces pays. L'uvre de Staline gagne en actualit dans le tiers monde. De nos jours, dans le tiers monde toutes les forces qui s'opposent la barbarie imprialiste sont traques et pourfendues au nom de la lutte contre le stalinisme. Ainsi, le Parti communiste des Philippines vient d'tre, saisi du dmon stalinien des purges d'aprs les termes du journal Le Monde.6 Selon un tract du groupe Meisone, les staliniens du Front populaire de libration du Tigr ont pris le pouvoir Addis-Abeba. Au Prou aussi, on entend encore les thses mao-staliniennes, cette langue de bois d'un autre ge, dixit monsieur Marcel Niedergang dans Le Monde. Il nous fut mme donn de lire que le Baath syrien dirige une socit ferme, presque stalinienne!7 En pleine guerre du Golfe, un journal nous rapportait les informations d'une feuille sovitique qui, en comparant des photos de Staline et de Saddam Hussein, croyait savoir que Saddam tait un fils illgitime du grand Gorgien. Et les nergumnes qui ont chass le brave pre Aristide de Hati, affirment tout fait srieusement que ce dernier avait install une dictature totalitaire! L'uvre de Staline est d'une brlante actualit pour tous les peuples qui se sont engags dans le combat pour leur affranchissement de la domination imprialiste. Staline reprsente, tout comme Lnine, la fermet dans les luttes des classes les plus acharnes, les plus impitoyables. Staline a montr que, dans les situations les plus difficiles, seule une attitude ferme et inflexible envers l'ennemi de classe permet de rsoudre les problmes fondamentaux des masses travailleuses. L'attitude conciliante, opportuniste, dfaitiste et capitularde conduit ncessairement la catastrophe et la revanche sanguinaire des forces ractionnaires. Aujourd'hui, les masses travailleuses du tiers monde se trouvent dans une situation des plus difficiles, apparemment sans issue, qui ressemble aux conditions de l'Union sovitique en 1920-1933. Au Mozambique, les forces les plus rtrogrades de la socit ont t utilises par la CIA et par les services sud-africains pour massacrer 900.000 Mozambicains. Les fondamentalistes hindous, protgs depuis longtemps par le Congrs et soutenus par une partie de la grande bourgeoisie indienne, plongent l'Inde dans la terreur. En Colombie, la collusion-rivalit entre l'arme et la police ractionnaires, la CIA et les trafiquants de drogue, provoque des bains de sang parmi les masses populaires. En Irak, o une agression criminelle a fait 200.000 morts, l'embargo impos par nos grands dfenseurs des droits de l'homme continue tuer petit feu des dizaines de milliers d'enfants. Dans toutes ces situations extrmes, l'exemple de Staline montre comment mobiliser les masses pour un combat impitoyable et victorieux contre des ennemis prts tout.

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Mais un certain nombre de partis rvolutionnaires du tiers monde, engags dans des combats acharns avec l'imprialisme, ont progressivement dvi vers le dfaitisme et la capitulation et ce processus de dgnrescence a presque toujours dbut par des attaques contre l'uvre de Staline. L'volution rcente des partis qui constituent le FMNL au Salvador est exemplaire ce propos. Au sein du Parti communiste des Philippines s'est dveloppe, depuis au moins 1985, une tendance opportuniste qui voulait mettre fin la guerre populaire et entrer dans un processus de rconciliation nationale. Partisans de Gorbatchev, les dfenseurs de cette ligne s'attaquaient avec acharnement Staline. Ce mme opportunisme s'est exprim sous une forme de gauche: voulant rapidement arriver au pouvoir, certains ont propos une ligne militariste et une politique d'insurrection urbaine. Des responsables de cette tendance ont organis une puration du Parti Mindanao, pour mettre fin des infiltrations policires: ils ont excut plusieurs centaines de personnes dans des conditions contraires toutes les rgles du Parti. Mais quand le Comit central a dcid de mener une campagne de rectification, tous ces opportunistes se sont unis contre la purge stalinienne! Jos Maria Sison crit: Ceux qui s'opposent le plus prement au mouvement de rectification, sont ceux qui portaient la plus grande responsabilit pour la tendance militariste, pour la rduction importante de notre base de masse, pour la chasse aux sorcires qui a pris des proportions monstrueuses et pour la dgnrescence vers le gangstrisme. Ils taient engags depuis longtemps dans des campagnes de calomnies et d'intrigues. Ces rengats se sont en fait joints aux agents secrets et aux spcialistes de la guerre psychologique du rgime U.S.-Ramos dans une tentative pour empcher le Parti communiste des Philippines de se renforcer idologiquement, politiquement et organisationnellement.8 Le journal Dmocratie Palestine du Front populaire pour la libration de la Palestine a ouvert une discussion sur Staline. Les aspects ngatifs de l'poque de Staline qui ont t mis en avant comprennent: la collectivisation force; la rpression de l'expression libre et de la dmocratie dans le parti et la socit; l'ultracentralisme dans la prise des dcisions dans le parti, dans l'Etat sovitique et dans le mouvement communiste international. 9 Toutes ces prtendues critiques de Staline ne sont rien d'autre que la reprise, telles quelles, des vieilles attaques anticommunistes de la social-dmocratie. Prendre ce chemin et le suivre jusqu'au bout signifie, terme, la mort du FDLP en tant qu'organisation rvolutionnaire. Le parcours de tous ceux qui ont pris cette route dans le pass ne laisse aucun doute ce propos. L'volution rcente du Front sandiniste de libration nationale est instructive ce sujet. Dans son interview avec Fidel Castro, Thomas Borge s'en prend dans des termes trs vifs au stalinisme: c'est sous ce camouflage que s'est accomplie la transformation du FSLN en formation sociale-dmocrate bourgeoise. L'uvre de Staline prend aussi une nouvelle signification dans la situation cre en Europe depuis la restauration capitaliste l'Est. La guerre civile en Yougoslavie montre dans quels carnages l'ensemble du continent europen pourrait nouveau sombrer si les rivalits croissantes entre puissances imprialistes devaient provoquer une nouvelle grande guerre. Une telle ventualit ne peut plus tre exclue. La carte mondiale d'aujourd'hui montre certaines ressemblances avec la situation entre 1900 et 1914, lorsque des puissances imprialistes rivalisaient pour la domination conomique mondiale. Aujourd'hui, les rapports entre les six grands centres capitalistes, les EtatsUnis, la Grande-Bretagne, le Japon, l'Allemagne, la Russie et la France, sont devenus trs instables. Nous sommes entrs dans une priode o des alliances se nouent et se dnouent et o les batailles dans le domaine conomique et commercial se mnent avec une vigueur croissante. La formation de nouveaux blocs imprialistes prts s'affronter par les armes entre dans le domaine des possibilits. Une guerre entre grandes puissances imprialistes ferait de toute l'Europe une gigantesque Yougoslavie. En face d'une telle ventualit, l'uvre de Staline mrite une nouvelle tude. Dans les partis communistes de par le monde, la lutte idologique autour de la question de Staline prsente de nombreuses caractristiques communes. Dans tous les pays capitalistes, la pression conomique, politique et idologique exerce par la bourgeoisie sur les communistes est extrmement forte. Elle est une source permanente de dgnrescence, de trahison, de glissement lent vers l'autre camp. Mais toute trahison ncessite une justification idologique aux yeux de celui-l mme qui la commet. En gnral, un rvolutionnaire qui s'est engag sur la pente glissante de l'opportunisme dcouvre la vrit sur le stalinisme. Il reprend, telle quelle, la version bourgeoise de l'histoire du mouvement rvolutionnaire sous Staline. En fait, les rengats ne font aucune dcouverte, ils copient simplement la bourgeoisie. Pourquoi tant de rengats ont-ils dcouvert la vrit sur Staline (pour amliorer le mouvement communiste, bien sr), mais pourquoi aucun parmi eux n'a-t-il dcouvert la vrit sur Churchill? Une

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dcouverte qui serait autrement plus importante pour amliorer le combat anti-imprialiste! Ayant son actif un demi-sicle de crimes au service de l'Empire britannique (guerre en Afrique du Sud, terreur aux Indes, Premire Guerre mondiale inter-imprialiste suivie de l'intervention militaire contre la Rpublique sovitique, guerre contre l'Irak, terreur au Kenya, dclenchement de la guerre froide, agression contre la Grce antifasciste, etc.), Churchill est sans doute le seul politicien bourgeois de ce sicle avoir gal Hitler. Tout crit politique et historique est marqu par la position de classe de son auteur. Des annes vingt jusqu'en 1953, la majorit des publications occidentales sur l'Union sovitique servaient le combat de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie contre le socialisme sovitique. Les crits des membres des partis communistes et des intellectuels de gauche dfendant l'exprience sovitique constituaient un faible contre-courant de dfense de la vrit sur l'exprience sovitique. Or, partir de 1956, Khrouchtchev et le Parti communiste de l'Union sovitique ont repris pour leur compte, morceau par morceau, toute l'historiographie bourgeoise sur la priode Staline. Depuis lors, tous les rvolutionnaires du monde occidental subissent une pression idologique incessante concernant les priodes cruciales de l'essor du mouvement communiste, surtout la priode de Staline. Si Lnine a dirig la rvolution d'Octobre et a trac les grandes orientations pour la construction du socialisme, c'est Staline qui a ralis l'dification socialiste pendant une priode de trente ans. Toute la haine de la bourgeoisie s'est concentre sur le travail titanesque accompli sous la direction de Staline. Un communiste qui n'adopte pas une position de classe ferme vis--vis de l'information oriente, unilatrale, tronque ou mensongre que rpand la bourgeoisie, se perdra irrmdiablement. Pour aucun autre sujet de l'histoire rcente, la bourgeoisie n'a un tel intrt noircir et dnigrer ses adversaires. Tout communiste doit adopter une attitude de mfiance systmatique envers toutes les informations que lui livre la bourgeoisie (et les khrouchtchviens) sur la priode Staline. Et il doit tout mettre en uvre pour dcouvrir les rares sources d'informations alternatives qui dfendent l'uvre rvolutionnaire de Staline. Or, les opportunistes dans les diffrents partis n'osent pas contrecarrer de front l'offensive idologique antiStaline dont le but anticommuniste est pourtant vident. Les opportunistes plient sous la pression, ils disent oui la critique de Staline, mais prtendent critiquer Staline par la gauche. Aujourd'hui, nous pouvons faire le bilan de soixante-dix annes de critiques de gauche formules contre l'exprience du Parti bolchevik sous Staline. Nous disposons de centaines d'ouvrages crits par des sociauxdmocrates et des trotskistes, par des boukhariniens et des intellectuels de gauche indpendants. Leurs points de vue ont t repris et dvelopps par les khrouchtchviens et les titistes. Nous pouvons mieux comprendre aujourd'hui le vritable sens de classe de cette littrature. Toutes ces critiques ont-elles abouti des pratiques rvolutionnaires plus consquentes que celle incarne dans l'uvre de Staline? Les thories sont juges, en fin de compte, par la pratique sociale qu'elles suscitent. La pratique rvolutionnaire du mouvement communiste mondial sous Staline a boulevers le monde entier et a imprim une nouvelle orientation l'histoire de l'humanit. Au cours des annes 1985-1990, nous avons pu voir que toutes les prtendues critiques de gauche contre Staline, tel d'innombrables ruisseaux, se sont jetes dans le grand fleuve de l'anticommunisme. Sociauxdmocrates, trotskistes, anarchistes, boukhariniens, titistes, khrouchtchviens, cologistes se sont tous retrouvs dans le mouvement pour la libert, la dmocratie et les droits de l'homme qui a liquid ce qui restait du socialisme en URSS. Toutes ces critiques de gauche de Staline ont pu aller jusqu'aux consquences finales de leur option politique et toutes ont contribu la restauration d'un capitalisme sauvage, l'instauration d'une dictature bourgeoise impitoyable, la destruction des acquis sociaux, politiques et culturels des masses travailleuses et, dans de nombreux cas, l'mergence du fascisme et des guerres civiles ractionnaires. Parmi les communistes qui, en 1956, ont rsist au rvisionnisme et ont pris la dfense de Staline, les campagnes antistaliniennes se sont fait sentir d'une manire particulire. En 1956, le Parti communiste chinois a eu le courage de dfendre l'uvre de Staline. Son document A nouveau propos de l'exprience de la dictature du proltariat a apport une aide considrable aux marxistes-lninistes du monde entier. Sur la base de leur propre exprience, les communistes chinois ont aussi mis des critiques sur certains aspects de l'uvre de Staline. Ceci est tout fait normal dans une discussion entre communistes. Cependant, avec le recul du temps, il apparat que beaucoup de leurs critiques ont t formules sous des formes trop gnrales. Ceci a influenc ngativement beaucoup de communistes qui ont accord de la crdibilit toutes sortes de critiques opportunistes. Ainsi, par exemple, les camarades chinois ont dit que, parfois, Staline ne distinguait pas nettement les deux types de contradictions, celles au sein du peuple, qui peuvent tre surmontes par l'ducation et la lutte, et celles entre le peuple et l'ennemi, qui ncessitent des formes de lutte adquates. De cette critique gnrale, certains ont conclu que Staline n'a pas bien trait les contradictions avec Boukharine, et ils ont fini par embrasser la ligne politique sociale-dmocrate de Boukharine.

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Les camarades chinois ont affirm aussi que Staline s'ingrait parfois dans les affaires des autres partis et qu'il niait leur indpendance. De cette critique gnrale, certains ont conclu que Staline avait eu tort de condamner la politique de Tito et ils ont fini par accepter le titisme comme la forme spcifiquement yougoslave du marxismelninisme. Les vnements rcents en Yougoslavie font mieux comprendre comment Tito, depuis sa rupture avec le Parti bolchevik, a suivi une politique nationaliste-bourgeoise et est tomb sous la coupe amricaine. Les ttonnements et les errements idologiques relatifs la question de Staline, que nous venons d'voquer, se sont produits dans presque tous les partis marxistes-lninistes. Nous pouvons en tirer une conclusion de porte gnrale. Dans notre jugement de tous les pisodes de la priode 1923-1953, il faut s'efforcer de connatre dans leur intgralit la ligne et la politique dfendues par le Parti bolchevik et par Staline. On ne peut souscrire aucune critique de l'uvre de Staline sans avoir vrifi les donnes primaires de la question dbattue et sans avoir pris connaissance de la version donne par la direction bolchevique.

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Chapitre 1 Le jeune Staline fait ses armesAu dbut de ce sicle, le tsarisme tait le rgime le plus rtrograde et le plus oppressif d'Europe. Il s'agissait d'un pouvoir fodal, mdival, absolu, rgnant sur une population essentiellement paysanne et analphabte. La paysannerie russe vivait dans l'obscurantisme et dans la misre la plus noire, dans un tat de famine chronique. De temps en temps clataient de grandes famines et des rvoltes de la faim. Entre 1800 et 1854, le pays avait connu trente-cinq ans de disette; entre 1891 et 1910, il y eut treize ans de mauvaises rcoltes et trois annes de famine. Le paysan travaillait de petits lopins qui, redistribus intervalles rguliers, diminuaient d'anne en anne. Souvent, il s'agissait de bandes troites spares l'une de l'autre par des distances importantes. Un tiers des mnages n'avait pas de charrue en fer, un quart n'avait ni cheval ni boeuf pour travailler la terre. La moisson se faisait la faucille. En comparaison avec la France et la Belgique, la majorit des paysans russes vivaient, en 1900, comme au quatorzime sicle.1 Au cours des cinq premires annes de ce sicle, il y eut dans la partie europenne de la Russie plusieurs centaines de rvoltes paysannes. Des chteaux et des btiments furent brls, des propritaires fonciers assassins. Ces luttes taient toujours locales et la police et l'arme les crasaient sans piti. En 1902, des luttes d'envergure s'approchant de l'insurrection se sont produites Kharkov et Poltava. Cent quatre-vingts villages participaient au mouvement, quatre-vingts domaines seigneuriaux ont t attaqus. Commentant les jacqueries de Saratov et Balashov, le commandant militaire de la rgion note: Avec une violence tonnante, les paysans ont tout brl et dtruit; pas une brique n'est reste en place. Tout a t pill le bl, les magasins, le mobilier, les ustensiles de maison, les btes, les plaques en fer des toits en un mot, tout ce qui pouvait tre emport; et ce qui restait a t livr aux flammes. 2 Cette paysannerie misrable et crdule a t jete dans la Premire Guerre mondiale, au cours de laquelle le tsar, toujours ador comme un demi-dieu par une majorit de paysans, entendait conqurir de nouveaux territoires, principalement en direction de la Mditerrane. En Russie, la Premire Guerre mondiale a fait 2.500.000 morts, surtout parmi les paysans engags dans l'arme. A la misre permanente, se sont ajouts les destructions de la guerre et les innombrables morts. Mais dans cette Russie fodale, de nouvelles forces productives s'taient implantes ds la fin du dix-neuvime sicle. De grandes entreprises, des chemins de fer et des banques appartenant pour l'essentiel au capital tranger. Exploite de faon froce, fortement concentre, cette classe ouvrire, sous l'impulsion du Parti bolchevik, est devenue la force dirigeante dans le combat anti-tsariste. Dbut 1917, la revendication principale de toutes les forces rvolutionnaires tait la cessation de cette guerre criminelle. Les bolcheviks ont avanc deux mots d'ordre l'intention des paysans: la paix immdiate et la distribution de la terre. Le vieux systme rtrograde du tsarisme, compltement min, s'est brusquement effondr en fvrier 1917, et les partis qui prnaient un rgime bourgeois plus moderne se sont empars des rnes du pouvoir. Leurs dirigeants taient davantage lis aux bourgeoisies anglaise et franaise qui dominaient la coalition anti-allemande. Ds que le gouvernement bourgeois s'est mis en place, les reprsentants de diffrents partis socialisants y sont entrs, les uns aprs les autres. Le 27 fvrier 1917, Kerensky tait le seul socialiste parmi les onze ministres du nouveau rgime.3 Le 29 avril, les socialistes-rvolutionnaires, les mencheviks, les socialistes-populistes et les travaillistes votrent l'entre au gouvernement.4 Ces quatre formations appartenaient, grosso modo, la mouvance sociale-dmocrate europenne. Le 5 mai, Kerensky devint ministre de la Guerre et de la Marine... Dans ses Mmoires, il rsume ainsi le programme de tous ses amis socialistes: Aucune arme au monde ne peut se permettre le luxe de s'interroger sur le but du combat. Nous devions dire la simple vrit: 'Vous devez vous sacrifier pour le salut de la patrie'.5 Et effectivement, les socialistes ont renvoy les paysans et les ouvriers la boucherie, se sacrifier pour les propritaires fonciers et pour le capital. A nouveau, des centaines de milliers d'hommes ont t fauchs. Dans ce contexte, les bolcheviks ont ralis les aspirations profondes des masses ouvrires et paysannes en organisant l'insurrection du 25 octobre sous les mots d'ordre la terre aux paysans, la paix immdiate et la nationalisation des banques et des grandes entreprises. La grande rvolution d'Octobre, la premire rvolution socialiste, fut victorieuse. Les activits de Staline en 1900-1917 Sur ce fond historique, nous voulons retracer brivement certains pisodes de la vie du jeune Staline entre 1900 et 1917. Ils permettent de mieux comprendre le rle qu'il a jou par la suite.

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Nous reprenons ces quelques lments de la vie de Staline de l'ouvrage Stalin, Man of History crit par Ian Grey et qui est, notre connaissance, la meilleure biographie rdige par un non-communiste.6 Josef Vissarionovich Dzhugashvili est n le 21 dcembre 1879 Gori, Gorgie. Son pre, Vissarion, cordonnier de son mtier, venait d'une famille de paysans-serfs. Sa mre, Ekaterina Georgievna Geladze, tait elle aussi fille de serfs. Les parents de Staline, pauvres et analphabtes, appartenaient au petit peuple. Staline fut un des rares dirigeants bolcheviks ayant des origines modestes. Toute sa vie, il s'est efforc d'crire et de parler de faon comprhensible pour les simples travailleurs. Pendant ses cinq ans d'cole primaire Gori, Jozef Dzhugashvili se fait remarquer par son intelligence et sa mmoire exceptionnelle. A sa sortie, en 1894, il est recommand comme meilleur lve pour l'entre au Sminaire de Tiflis, la plus importante institution d'ducation suprieure en Gorgie... la fois centre d'opposition au tsarisme. En 1893, Ketskhoveli y avait dirig une grve et 87 tudiants avaient t renvoys.7 Staline a 15 ans et est en deuxime anne du sminaire lorsqu'il entre en contact avec des cercles marxistes clandestins. Il frquente une librairie, tenue par un certain Chelidze, o de jeunes radicaux viennent lire des ouvrages progressistes. En 1897, l'assistant superviseur crit une note, disant qu'il avait attrap Dzhugashvili en train de lire L'volution littraire des nations de Letourneau, qu'il l'avait attrap prcdemment avec Les travailleurs de la mer, puis avec Quatre-vingt-treize de Victor Hugo, au total treize fois avec des livres interdits. 8 En 1897, l'ge de dix-huit ans, Dzhugashvili est introduit dans la premire organisation socialiste de Gorgie, dirige par Zhordania, Tchkeidze et Tseretelli qui deviendront trois mencheviks renomms. L'anne suivante, Staline dirige un cercle d'tude pour ouvriers. A ce moment, Staline lit dj les oeuvres de Plkanov et les premiers crits de Lnine. En 1899, il est exclu du Sminaire. Ainsi commence sa carrire de rvolutionnaire professionnel.9 Dans sa jeunesse, Staline faisait donc preuve d'une grande intelligence et sa mmoire tait remarquable; par ses propres efforts, il avait acquis des connaissances politiques trs larges en lisant abondamment. Pour dnigrer son oeuvre, presque tous les auteurs bourgeois reprennent les pitreries de Trotski qui crit: L'tendue des vues politiques de Staline est extrmement limite. Son niveau thorique est tout fait primitif. Par sa formation d'esprit, cet empirique entt manque d'imagination cratrice.10 Le 1er mai 1900, Staline prend la parole devant un rassemblement illgal de 500 ouvriers, runis dans les montagnes autour de Tiflis. Sous les portraits de Marx et Engels, ils coutent des discours en gorgien, en russe et en armnien. Au cours des trois mois qui suivent, des grves clatent dans les usines et aux chemins de fer de Tiflis et Staline en est un des principaux organisateurs. Dbut 1901, Staline diffuse le premier numro du journal clandestin l'Iskra, publi par Lnine Leipzig. Le 1er mai 1901, deux mille ouvriers organisent pour la premire fois une manifestation ouverte Tiflis et la police intervient violemment. Lnine crit dans l'Iskra que cet vnement revt une importance historique pour tout le Caucase.11 Au cours de la mme anne, Staline, Ketskhoveli et Krassine dirigent l'aile radicale de la social-dmocratie en Gorgie. Ils se procurent une presse, rimpriment l'Iskra et sortent le premier journal clandestin gorgien, Brdzola, La Lutte. Dans le premier numro, ils dfendent l'unit supranationale du Parti et attaquent les modrs, partisans d'un parti gorgien indpendant, associ au parti russe. 12 En novembre 1901, Staline est lu dans le premier Comit du Parti ouvrier social-dmocrate russe et envoy Batum, ville dont la moiti de la population est turque. En fvrier 1902, il a dj organis onze cercles clandestins dans les entreprises principales de la ville. Le 27 fvrier, six mille ouvriers de la raffinerie de ptrole participent une marche dans la ville. L'arme ouvre le feu, tuant quinze manifestants. Il y a cinq cents arrestations.13 Un mois plus tard, Staline est lui-mme arrt et emprisonn jusqu'en avril 1903, puis condamn trois ans de Sibrie. Il s'chappe et revient Tiflis en fvrier 1904.14 Pendant son sjour en Sibrie, Staline crit un ami Leipzig pour lui demander des copies de la Lettre un camarade sur nos tches organisationnel-les et pour lui exprimer son soutien aux positions de Lnine. Depuis le congrs d'aot 1903, le Parti social-dmocrate est divis en bolcheviks et mencheviks et les dlgus gorgiens se rangent parmi ces derniers. Staline, qui a lu Que Faire?, soutient les bolcheviks sans hsitation. C'tait une dcision qui demandait conviction et courage. Lnine et les bolcheviks avaient peu de soutien en Transcaucasie, crit Ian Grey.15 En 1905, le chef des mencheviks gorgiens, Zhordania, publie une critique des thses bolcheviques dfendues par Staline, ce qui souligne la place importante que ce dernier occupe dsormais dans le mouvement rvolutionnaire gorgien. Au cours de la mme anne, dans L'insurrection arme et notre tactique, Staline dfend, contre les mencheviks, la ncessit de la lutte arme pour renverser le tsarisme.16

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Staline a 26 ans lorsqu'il rencontre Lnine pour la premire fois en Finlande. C'est en dcembre 1905, l'occasion de la Confrence bolchevique.17 Entre 1905 et 1908, le Caucase est le thtre d'une intense activit rvolutionnaire: pendant cette priode, la police dnombre 1.150 actes terroristes. Staline y joue un grand rle. En 1907-1908, Staline dirige, avec Ordzhonikidze et Vorochilov, le secrtaire du syndicat du ptrole, une lutte lgale de grande envergure parmi les 50.000 travailleurs de l'industrie ptrolire Bakou. Ils arrachent le droit d'lire des reprsentants des travailleurs qui se runirent en confrence pour discuter d'une convention collective portant sur les salaires et les conditions de travail. Lnine salue cette lutte qui se produit un moment o la plupart des cellules rvolutionnaires en Russie ont cess toute activit.18 En mars 1908, Staline est arrt pour la deuxime fois et condamn deux ans d'exil. Mais en juin 1909, il s'chappe et retourne Bakou o il trouve le parti en crise, le journal ayant cess de paratre. Trois semaines aprs son retour, Staline en relance la publication et critique dans un article les organes publis l'tranger, loigns de la ralit russe et qui ne peuvent pas unifier le travail du Parti. Staline dfend le maintien du parti clandestin, demande la cration d'un comit de coordination l'intrieur de la Russie et la publication d'un journal national sur place pour informer, encourager et rtablir le sens du Parti. Pressentant un nouvel essor du mouvement ouvrier, il rpte ces propositions au dbut 1910. 19 Mais en pleine prparation d'une grve gnrale de l'industrie ptrolire, il est arrt pour la troisime fois en mars 1910, renvoy en Sibrie puis banni pour cinq ans. En fvrier 1912, il s'chappe nouveau et revient Bakou.20 Staline apprend qu' la Confrence de Prague, les bolcheviks ont cr leur parti indpendant et qu'un Bureau russe a t mis en place, dont il fait partie. Le 22 avril 1912, Saint-Ptersbourg, Staline publie la premire dition du journal bolchevik Pravda. Le mme jour, il est arrt pour la quatrime fois, avec le secrtaire de rdaction, Molotov. Ils ont t dnoncs par Malinovski, un agent provocateur lu au Comit central! Chernomazov, qui remplace Molotov comme secrtaire, est, lui aussi, un agent de la police... Banni pour trois ans en Sibrie, Staline s'chappe nouveau et reprend la direction de la Pravda. Convaincu de la ncessit d'une rupture avec les mencheviks, son opinion sur la tactique suivre diffre de celle de Lnine. Il faut selon lui dfendre la ligne des bolcheviks, sans attaquer de front les mencheviks, puisque les ouvriers aspirent l'unit. Sous sa direction, la Pravda atteint bientt le chiffre record de 80.000 exemplaires.21 Fin 1912, Lnine appelle Staline et d'autres responsables Varsovie pour faire passer sa ligne de rupture immdiate avec les mencheviks, puis il envoie Staline Vienne pour y crire l'ouvrage Le Marxisme et la question nationale. Staline y attaque l'autonomie culturelle-nationale au sein du parti, qu'il dnonce comme la voie du sparatisme et de la subordination du socialisme au nationalisme. Il dfend l'unit des diffrentes nationalits au sein d'un seul parti centralis. De retour Saint-Ptersbourg, Malinovski le fait arrter pour la cinquime fois. Il est alors relgu dans les rgions les plus inaccessibles de la Sibrie o il doit rester cinq ans. 22 Ce n'est qu'aprs la rvolution de fvrier 1917 que Staline peut retourner Saint-Ptersbourg o il est lu au prsidium du Bureau russe et reprend la direction de la Pravda. En avril 1917, la Confrence du Parti, il occupe la troisime position en nombre de voix pour le Comit Central. Au mois de juillet, lorsque la Pravda est ferme par le gouvernement provisoire et plusieurs dirigeants bolcheviks arrts, Lnine doit se cacher en Finlande et Staline dirige le parti. En aot, il fait rapport au sixime Congrs, au nom du Comit central; la ligne politique est adopte l'unanimit des 267 dlgus moins quatre abstentions. Staline dclare: On ne peut pas exclure la possibilit que la Russie sera le pays qui fraiera le chemin vers le socialisme. Il faut abandonner la vieille ide que seule l'Europe peut nous montrer la route.23 Au moment de l'insurrection du 25 octobre, Staline fait partie du Centre rvolutionnaire militaire qui comprend cinq membres du Comit central. Kamnev et Zinoviev se sont publiquement opposs la prise de pouvoir par le parti bolchevik; Rykov, Nogin, Lunacharski et Milyoutin les ont soutenus. Mais c'est Staline qui fait rejeter la proposition de Lnine d'expulser Kamnev et Zinoviev du Parti. Aprs la rvolution, les mmes bolcheviks de droiteexigent un gouvernement de coalition avec les mencheviks et les socialistes-rvolutionnaires. Menacs nouveau d'expulsion, ils se rallient.24 Staline devient le premier Commissaire du Peuple aux Affaires des Nationalits. Saisissant trs vite que la bourgeoisie internationale appuie les bourgeoisies locales des minorits nationales, Staline crit:

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Le droit l'autodtermination est le droit, non pas de la bourgeoisie mais des masses travailleuses d'une nation donne. Le principe de l'autodtermination doit tre utilis comme un moyen de lutte pour le socialisme, il doit tre subordonn aux principes du socialisme.25 Ainsi, nous pouvons conclure qu'entre 1901 et 1917, ds les origines du parti bolchevik jusqu' la victoire de la rvolution d'Octobre, Staline a t un partisan consquent de la ligne labore par Lnine. Aucun autre dirigeant bolchevik ne pouvait se targuer d'une activit aussi constante et varie. Staline avait suivi Lnine ds le dbut, au moment o ce dernier ne comptait qu'un nombre limit de partisans parmi les intellectuels socialistes. Contrairement la plupart des autres dirigeants bolcheviks, Staline avait t constamment en contact avec la ralit russe et avec les militants de l'intrieur. Il connaissait ces militants pour les avoir frquents dans la lutte ouverte et dans la clandestinit, dans les prisons et en Sibrie. Staline avait des comptences trs larges, ayant dirig la lutte arme dans le Caucase ainsi que les luttes clandestines; il avait organis des luttes syndicales, dit des journaux, clandestins et lgaux, dirig le travail lgal et parlementaire et il connaissait aussi bien les minorits nationales que le peuple russe. Trotski s'est efforc de dnigrer systmatiquement le pass rvolutionnaire de Staline et presque tous les auteurs bourgeois ont repris ses mdisances. Trotski dclare: Staline est la plus minente mdiocrit de notre parti.26 Lorsque Trotski parle de notre parti, c'est de l'escroquerie: il n'a jamais appartenu ce parti bolchevik que Lnine, Zinoviev, Staline, Sverdlov et d'autres ont forg entre 1903 et 1917. Trotski entra au parti en juillet 1917. Il crit aussi: Pour les affaires courantes, Lnine s'en remit Staline, Zinoviev ou Kamnev. Je ne valais rien pour faire des commissions. Lnine avait besoin, dans la pratique, d'adjoints dociles; dans ce rle, je ne valais rien. 27 Cela ne dit vraiment rien sur Staline, mais tout sur Trotski: il prte Lnine sa propre conception aristocratique et bonapartiste du Parti, un chef entour d'adjoints dociles qui traitent les affaires courantes! Les socialistes et la rvolution La rvolution a donc lieu le 25 octobre 1917. Or le lendemain, les socialistes font voter par le Soviet des dputs paysans une motion qui sera le premier appel la contre-rvolution. Camarades paysans, toutes les liberts gagnes au prix du sang de vos fils courent actuellement un grave danger. Un nouveau coup mortel est port notre arme, qui dfend la patrie et la Rvolution contre la dfaite extrieure. (Les bolcheviks) divisent les forces des travailleurs. Le coup port contre l'arme est le premier et le pire des crimes commis par le Parti bolchevik. En deuxime lieu, ce parti a dchan la guerre civile et s'est empar du pouvoir par la violence. (Les bolcheviks) n'apporteront pas la paix, mais l'esclavage. 28 Ainsi, au lendemain de la rvolution d'Octobre, les socialistes se prononcent pour la poursuite de la guerre imprialiste et, dj, ils accusent les bolcheviks de provoquer la guerre civile et d'apporter la violence et l'esclavage! Immdiatement, les forces de la bourgeoisie, les anciennes forces tsaristes, toutes les forces ractionnaires cherchent se regrouper et se rorganiser, derrire l'avant-garde socialiste... Ds 1918, des insurrections anti-bolcheviques ont lieu. Dbut 1918, Plkanov, un chef minent du Parti menchevik, forme l'Union pour la rsurrection de la Russie, avec des socialistes-rvolutionnaires et des socialistes-populistes, ainsi que des chefs du parti bourgeois des Cadets. Kerensky crit: Ils considraient qu'on devait former un gouvernement national, fond sur les principes dmocratiques les plus larges, et qu'il fallait reconstituer un front contre l'Allemagne, en coopration avec les allis occidentaux de la Russie.29 Le 20 juin 1918, Kerensky fait son apparition Londres au nom de cette Union, pour ngocier avec les Allis. Au premier ministre Lloyd George, il dclare: Le but du gouvernement en formation est de poursuivre la guerre aux cts des Allis, de librer la Russie de la tyrannie bolchevique et de restaurer le systme dmocratique. Ainsi, il y a plus de soixante-dix ans, la bourgeoisie belliqueuse russe utilisait dj le terme dmocratie pour couvrir sa domination barbare.

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Au nom de l'Union, Kerensky demande une intervention des Allis en Russie. Peu aprs, un Directoire est install en Sibrie, comprenant les socialistes-rvolutionnaires, les socialistes-populistes, le parti bourgeois des Cadets et les gnraux tsaristes Alexeiev et Boldyrev. Les gouvernements anglais et franais ont failli le reconnatre comme gouvernement lgal avant de se dcider jouer la carte du gnral tsariste Koltchak.30 Ainsi se regroupent les forces qui ont dfendu la raction tsariste et la bourgeoisie lors de la guerre civile en Russie: les troupes tsaristes et toutes les forces de la bourgeoisie des Cadets aux socialistes lies aux troupes interventionnistes trangres. En 1918, la guerre civile fait rage partout. Mme Ptrograd et Moscou, la scurit des personnes et de la proprit n'est nullement assure. La flotte anglaise maintient un blocus avec l'appui des autres pays imprialistes, empchant l'entre de nourriture, de vtements, de mdicaments, d'anesthsiques. Les armes anglaises, franaises, japonaises, italiennes et amricaines dbarquent Mourmansk et Arkhangelsk au Nord, Vladivostok en Extrme-Orient, Batoum et Odessa dans le Sud. Elles soutiennent les troupes tsaristes de Dnikine, de Koltchak, de Joudenitch et de Wrangel qui oprent sur l'ensemble du territoire. Les troupes d'anciens prisonniers tchcoslovaques contrlent la plus grande partie de la Sibrie. Les armes allemandes et polonaises ravagent la partie occidentale et occupent l'Ukraine. 31 De 1918 1921, cette guerre civile a fait neuf millions de morts, essentiellement victimes de la famine. Ces neuf millions de morts sont dus surtout aux interventions militaires trangres et au blocus organis par les puissances occidentales. Mais, perfidement, la droite les classera sous la rubrique victimes du bolchevisme! Il tient du miracle que le Parti bolchevik qui ne comptait que 33.000 membres en 1917 ait russi mobiliser des forces populaires d'une ampleur telle qu'elles ont russi dfaire les forces suprieures de la bourgeoisie et de l'ancien rgime tsariste, soutenues par les socialistes et renforces par des armes trangres interventionnistes. C'est dire que, sans une mobilisation exhaustive des masses paysannes et ouvrires, et sans leur tnacit et leur volont farouche de libert, les bolcheviks n'auraient jamais pu obtenir la victoire finale. Il est souligner que depuis le dbut de la guerre civile, les mencheviks dnoncent la dictature bolchevique, le rgime arbitraire, terroriste des bolcheviks, la nouvelle aristocratie bolchevique. Nous sommes en 1918 et il n'y a pas encore de stalinisme dans l'air! La dictature d'une nouvelle aristocratie: c'est en ces termes que la social-dmocratie s'en prend, ds le dbut, au rgime socialiste que Lnine vient d'instaurer. Plkanov a dvelopp la base thorique qui sous-tend ces accusations en affirmant que les bolcheviks ont mis en oeuvre une politique objectivement ractionnaire, allant l'encontre de l'histoire, une utopie ractionnaire consistant introduire le socialisme dans un pays qui n'y est pas mr. Plkanov parla d'anarchisme paysan traditionnel. Mais lorsque l'intervention trangre se dveloppa, Plkanov fut un des rares dirigeants mencheviks s'y opposer.32 Le ralliement des dirigeants socialistes la bourgeoisie tait bas sur deux arguments. Le premier: il est impossible d'imposer le socialisme dans un pays arrir. Le second: puisque les bolcheviks veulent quand mme imposer de force le socialisme, ils apporteront la tyrannie et la dictature et constitueront une nouvelle aristocratie au-dessus des masses. Ces premires analyses faites par les contre-rvolutionnaires sociaux-dmocrates, luttant les armes la main contre le socialisme, valent la peine qu'on s'y attarde: ces attaques calomnieuses contre le lninisme seront simplement amplifies, plus tard, contre le stalinisme. Staline lors de la guerre civile Penchons-nous un instant sur le rle jou par Staline au cours de la guerre civile. Nombre de publications bourgeoises placent Trotski, le crateur et organisateur de l'Arme rouge, sur pied d'galit avec Lnine, comme les deux artisans de la victoire militaire des bolcheviks. L'apport de Staline au combat contre les armes blanches est le plus souvent nglig. Pourtant, au cours des annes 1918-1920, Staline a dirig personnellement le combat militaire sur plusieurs fronts dcisifs. L'intervention de Zinoviev, de Kamnev ou de Boukharine fut nulle dans le domaine militaire. En novembre 1917, le Comit central cre un comit restreint pour les affaires urgentes compos de Lnine, Staline, Sverdlov et Trotski. Pestovski, l'adjoint de Staline, crit: Au cours de la journe, Lnine appelait Staline d'innombrables fois. Staline passait la plus grande partie de la journe avec Lnine.33 Lors des ngociations de paix avec l'Allemagne, en dcembre 1917, Lnine et Staline, dans le but de sauver cote que cote le pouvoir sovitique, insistaient pour accepter les conditions humiliantes poses par les Allemands. Ils estimaient que l'arme russe tait, de toute faon, incapable de se battre. Boukharine et Trotski

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voulaient refuser les conditions et dclarer la guerre rvolutionnaire. Pour Lnine, c'tait tomber dans le pige de la bourgeoisie qui prchait un ultra-nationalisme dans le but de faire tomber le pouvoir bolchevik. Lors des ngociations avec les Allemands, Trotski dclara: Nous nous retirons de la guerre, mais nous refusons de signer le trait de paix... Staline affirma qu'il n'y avait pas de signes d'une rvolution imminente en Allemagne et que le geste spectaculaire de Trotski n'tait pas une politique. Les Allemands reprirent effectivement l'offensive et les bolcheviks furent bientt obligs de signer des conditions de paix encore plus mauvaises. Dans cette affaire, le Parti avait frl la catastrophe.34 En janvier 1918, le gnral tsariste Alexeiev leva une arme de volontaires en Ukraine et dans la rgion du Don. En fvrier, l'arme allemande occupa l'Ukraine pour garantir son indpendance. En mai 1918, trente mille soldats tchcoslovaques occuprent une grande partie de la Sibrie. Au cours de l't, sous l'impulsion de Winston Churchill, l'Angleterre, la France, les Etats-Unis, l'Italie, le Japon intervinrent militairement contre les bolcheviks. Depuis mars 1918, Trotski tait commissaire du peuple pour la dfense. Sa tche tait de former une nouvelle arme d'ouvriers et de paysans, encadre par 40.000 officiers de l'ancienne arme tsariste. 35 En juin 1918, le Caucase du Nord, seule rgion cralire importante aux mains des bolcheviks, fut menac par l'arme de Krasnov. Staline fut envoy Tsaritsyne, la future Stalingrad, pour assurer les livraisons de crales. Il y trouva un chaos gnral. Moi-mme, sans formalits, je chasserai ces commandants de l'arme et ces commissaires qui sont en train de ruiner la situation, crit-il Lnine en rclamant l'autorit militaire sur la rgion. Le 19 juillet, Staline fut nomm prsident du Conseil de guerre du Front Sud. Plus tard, Staline entra en conflit avec l'ancien gnral d'artillerie tsariste Sytin, que Trotski avait nomm commandant du Front Sud, et avec le commandant en chef, l'ancien colonel tsariste Vatsetis. Tsaritsyne fut dfendue avec succs.36 Lnine considrait les mesures prises par Staline Tsaritsyne comme un modle suivre.37 En octobre 1918, Staline fut nomm au Conseil militaire de l'Ukraine qui avait pour tche de renverser le rgime de Sporopadsky, install par les Allemands. En dcembre, la situation se dtriora gravement dans l'Oural cause de l'avance des troupes ractionnaires de Koltchak. Staline fut envoy avec les pleins pouvoirs pour mettre fin l'tat catastrophique de la Troisime arme et pour la purger des commissaires incapables. Dans son enqute sur place, Staline critiqua la politique de Trotski et de Vatsetis. Au Huitime Congrs en mars 1919, Trotski fut critiqu par de nombreux dlgus pour ses attitudes dictatoriales, son adoration pour les spcialistes militaires et ses torrents de tlgrammes mal conus.38 En mai 1919, Staline fut nouveau envoy avec pleins pouvoirs pour organiser la dfense de Ptrograd contre l'arme de Joudenitch. Le 4 juin, Staline envoya un tlgramme Lnine, affirmant, sur la base de documents saisis, que de nombreux officiers suprieurs de l'Arme rouge travaillaient en secret pour les armes blanches. 39 Sur le front de l'Est, un grave conflit clata entre son commandant, S. Kamnev, et le commandant en chef, Vatsetis. Le Comit central soutint finalement le premier et Trotski donna sa dmission, qui fut refuse. Vatsetis fut arrt pour enqute.40 En aot 1919, l'arme blanche de Dnikine gagna du terrain sur le Don, en Ukraine et en Russie du Sud, progressant en direction de Moscou. D'octobre 1919 min 1920, Staline dirigea le Front Sud et dfit Dnikine. 41 En mai 1920, Staline fut envoy sur le front sud-ouest, o les armes polonaises menaaient la ville de Lvov en Ukraine, et les troupes de Wrangel la Crime. Les Polonais avaient occup une grande partie de l'Ukraine, y compris Kiev. Sur le front occidental, Toukhatchevski contre-attaqua, repoussa les agresseurs et les poursuivit jusqu'aux environs de Varsovie. Lnine esprait gagner la guerre contre la Pologne ractionnaire et un gouvernement sovitique polonais provisoire fut form. Staline mit en garde contre cette opration: Les conflits de classe n'ont pas encore atteint la force pour briser le sens de l'unit nationale polonaise.42 Mal coordonnes, recevant des ordres contradictoires, les troupes de Toukhatchevski subirent une contre-attaque polonaise sur leur flanc non protg et furent mises en droute. Au mme moment, Staline dut concentrer le gros de ses forces contre Wrangel qui avait occup les territoires au nord de la mer d'Azov et qui menaait de faire la jonction avec les anticommunistes du Don.43 Les armes blanches de Wrangel furent liquides avant la fin de 1920.44

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En novembre 1919, Staline et Trotski reurent pour leurs exploits militaires l'Ordre du Drapeau Rouge, une distinction nouvellement cre. Lnine et le Comit central estimaient que les mrites de Staline, dans la direction de la lutte arme aux endroits les plus difficiles, galaient ceux de Trotski qui avait organis et dirig l'Arme rouge au niveau central. Mais pour mieux faire ressortir sa propre grandeur, Trotski crit: Pendant toute la dure de la guerre civile, Staline resta une figure de troisime ordre.45 McNeal, qui est souvent plein de parti pris contre Staline, crit ce propos: Staline avait merg comme un chef politique et militaire dont la contribution la victoire rouge ne le cdait qu' celle de Trotski. Staline avait jou un moindre rle que son rival dans l'organisation gnrale de l'Arme rouge, mais il avait t plus important en dirigeant des fronts cruciaux. Si sa rputation comme hros tait loin derrire celle de Trotski, ce n'tait pas tellement en raison du mrite objectif de ce dernier mais plutt du manque de sens de l'auto-publicit chez Staline.46 En dcembre 1919, Trotski avait propos la militarisation de la vie conomique et il voulait appliquer la mobilisation des travailleurs les mthodes qu'il avait utilises pour diriger l'arme. Dans cette optique, les cheminots avaient t mobiliss sous la discipline militaire. Une vague de protestations traversait le mouvement syndical. Lnine dclara que Trotski avait commis des erreurs qui mettaient en danger la dictature du proltariat: par ses tracasseries bureaucratiques l'gard des syndicats, il risquait de couper le Parti des masses ouvrires.47 L'individualisme outrancier de Trotski, son mpris affich pour tous les cadres bolcheviques, son style de direction autoritaire et son got pour la discipline militaire effrayaient beaucoup de cadres du Parti. Ils estimaient que Trotski pourrait bien jouer le rle d'un Napolon Bonaparte, raliser un coup d'Etat et instaurer un rgime autoritaire contre-rvolutionnaire. Le testament de Lnine Si Trotski avait connu sa brve heure de gloire en 1919, au cours de la guerre civile, il est incontestable qu'en 1921-1923 Staline tait la deuxime personnalit du Parti, aprs Lnine. Depuis le Huitime Congrs en 1919, Staline tait membre du bureau politique, ct de Lnine, Kamnev, Trotski et Krestinsky. Cette composition resta inchange jusqu'en 1921. Staline fut galement membre du bureau d'organisation, compos lui aussi de cinq membres du Comit central. 48 Lorsqu'au Onzime Congrs, en 1922, Probrajenski critiqua le fait que Staline diriget le Commissariat aux nationalits ainsi que l'Inspection ouvrire et paysanne (charge de contrler tout l'appareil d'Etat), Lnine lui rpondit: Il nous faut un homme que n'importe quel reprsentant des nationalits puisse aller trouver pour lui raconter en dtail ce qui se passe. Probrazenski ne pourrait pas proposer une autre candidature que celle de Staline. Il en va de mme pour l'Inspection ouvrire et paysanne. C'est un travail gigantesque. Il faut qu'il y ait la tte un homme qui a de l'autorit, sinon nous allons nous embourber.49 Le 23 avril 1922, sur proposition de Lnine, Staline fut aussi nomm la tte du secrtariat comme secrtaire gnral.50 Staline fut la seule personne faire partie du Comit central, du bureau politique, du bureau organisationnel et du secrtariat du Parti bolchevik. Lnine avait subi une premire attaque de paralysie en mai 1922. Le 16 dcembre 1922, il eut une nouvelle attaque grave. Les mdecins savaient qu'il ne s'en remettrait plus. Le 24 dcembre, les mdecins dirent Staline, Kamnev et Boukharine, les reprsentants du bureau politique, que toute controverse politique pouvait provoquer une nouvelle attaque, fatale cette fois. Ils dcidrent que Lnine a le droit de dicter chaque jour pendant cinq dix minutes. Il ne peut pas recevoir de visiteurs politiques. Ses amis et ceux qui l'entourent ne peuvent pas l'informer des affaires politiques. 51 Le bureau politique avait charg Staline des relations avec Lnine et avec les mdecins. C'tait une tche ingrate puisque Lnine ne pouvait pas ne pas se sentir frustr au plus haut point en raison de sa paralysie et de son loignement des affaires politiques. Son irritation devait ncessairement se tourner contre l'homme charg de la liaison avec lui. Ian Grey crit: Le journal que les secrtaires de Lnine ont tenu du 21 novembre 1922 au 6 mars 1923 contient jour aprs jour les dtails de son travail, de ses visites, de sa sant et, aprs le 13 dcembre, il contient ses moindres actions. Lnine, la jambe et le bras droits paralyss, devait alors rester au lit, coup des affaires gouvernementales et, en fait, du monde extrieur. Les mdecins interdisaient qu'on le drange. Incapable de renoncer aux habitudes du pouvoir, Lnine se battait pour obtenir les dossiers qu'il voulait. Il s'appuyait sur sa femme, Kroupskaa, sa soeur, Maria Ilyichna et trois ou quatre secrtaires.52

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Habitu diriger tous les aspects essentiels de la vie du Parti et de l'Etat, Lnine tenta dsesprment d'intervenir dans les dbats dont, physiquement, il ne pouvait plus matriser tous les lments. Les mdecins lui interdirent tout travail politique, ce qui l'agaait fortement. Sentant sa fin proche, Lnine chercha rgler des questions qu'il jugeait essentielles mais qu'il ne matrisait plus. Le bureau politique lui interdisait tout travail politique stressant, mais sa femme s'efforait de lui procurer les documents qu'il demandait. Tout mdecin ayant connu de telles situations dira que des conflits psychologiques et personnels pnibles taient invitables. Vers la fin de dcembre 1922, Kroupskaa avait crit une lettre que Lnine lui avait dicte. Staline l'en rprimanda par tlphone. Elle se plaignit auprs de Lnine et de Kamnev. Je sais mieux que les mdecins ce qu'on peut dire et ne pas dire Ilyich, parce que je sais ce qui le drange et ce qui ne le drange pas et de toute faon, je sais cela mieux que Staline.53 A propos de cette priode, Trotski crit: Au milieu de dcembre 1922, la sant de Lnine empira de nouveau. Staline agit immdiatement pour tirer profit de la situation en cachant Lnine une grande partie des informations centralises au secrtariat du Parti. Il s'efforait de l'isoler. Kroupskaa faisait tout ce qu'elle pouvait pour dfendre le malade contre ces manoeuvres hostiles.54 Ce sont des paroles inqualifiables, dignes d'un intrigant. Les mdecins avaient dfendu que Lnine reoive des rapports, et voil que Trotski accuse Staline de procder des manoeuvres hostiles contre Lnine et de lui cacher des informations! C'est dans ces circonstances que, du 23 au 25 dcembre 1922, a t dict ce que les ennemis du communisme appellent le testament de Lnine. Ces notes sont suivies d'un post-scriptum dat du 5 janvier 1923. Les auteurs bourgeois font grand cas de ce prtendu testament de Lnine dont le but aurait t d'liminer Staline en faveur de Trotski. Henri Bernard, professeur mrite de l'Ecole royale militaire, crit: Trotski devait normalement succder Lnine. Lnine pensait lui comme successeur. Il trouvait Staline trop brutal.55 Le trotskiste amricain Max Eastman publia en 1925 le testament accompagn de propos logieux l'adresse de Trotski. A cette poque, Trotski se vit oblig de publier une mise au point dans la revue Bolchevik o il dit: Eastman affirme que le Comit central a cach le prtendu 'Testament' au Parti; on ne peut appeler cela autrement qu'une calomnie contre le Comit central de notre Parti. (...) Vladimir Ilyitch n'a laiss aucun 'testament' et le caractre mme de ses rapports avec le Parti, ainsi que le caractre du Parti lui-mme exclut toute ide de 'testament'. Gnralement, la presse des migrs et la presse trangre bourgeoise et menchevique dsignent sous ce nom, en la dformant au point de la rendre mconnaissable, une des lettres de Vladimir Ilyitch qui contient des conseils d'ordre organisationnel. Le XIII e Congrs du Parti l'a traite avec la plus grande attention. Tout le bavardage selon lequel on a cach ou rejet un 'Testament' sont des inventions malveillantes.56 Quelques annes plus tard, ce mme Trotski, dans son autobiographie, poussera des cris d'indignation propos du Testament de Lnine que l'on cache au Parti!57 Venons-en ces fameuses notes que Lnine dicta entre le 23 dcembre 1922 et le 5 janvier 1923. Lnine propose d'largir le Comit central une centaine de membres: Ce serait ncessaire pour accrotre l'autorit du Comit central et pour amliorer srieusement notre appareil, ainsi que pour empcher que les conflits de certains petits groupes du Comit central puissent prendre une trop grande importance. Notre Parti peut bien demander pour le Comit central 50 100 membres la classe ouvrire. Il s'agit de mesures prendre contre la scission: Le point essentiel dans le problme de la cohsion, c'est l'existence de membres du Comit central tels que Staline et Trotski. Les rapports entre eux constituent mon sens le principal danger de cette scission. Voil pour la partie thorique. Ce texte est d'une incohrence tonnante, manifestement dict par un homme malade et diminu. En quoi cinquante cent ouvriers, ajouts au Comit central, pourraient-ils accrotre son autorit ou diminuer le danger de scission? Ne disant rien des conceptions politiques et des conceptions du Parti de Staline et de Trotski, Lnine affirme que ce sont les rapports personnels entre ces deux dirigeants qui menacent l'unit.

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Puis Lnine met des jugements sur les cinq principaux dirigeants du Parti. Nous les citons presque intgralement. Le camarade Staline, devenu secrtaire gnral, a concentr entre ses mains un pouvoir dmesur, et je ne suis pas sr qu'il puisse toujours s'en servir avec assez de circonspection. D'autre part, le camarade Trotski, comme l'a dj montr sa lutte contre le Comit central dans la question du Commissariat du peuple des voies de communication, ne se fait pas remarquer seulement par des capacits minentes. Il est peut-tre l'homme le plus capable de l'actuel Comit central, mais il pche par excs d'assurance et par un engouement exagr pour le ct purement administratif des choses. Ces deux qualits des deux chefs minents du Comit central actuel seraient capables d'amener incidemment la division. (...) Je me contenterai de rappeler que l'pisode d'octobre de Zinoviev et de Kamnev n'tait assurment pas un fait accidentel, mais qu'il ne faut pas davantage leur imputer ce crime titre personnel que le non-bolchevisme de Trotski. Boukharine n'est pas seulement un thoricien de trs haute valeur, parmi les plus marquants du Parti: il jouit bon droit de l'affection du Parti tout entier. Cependant, ses vues thoriques ne peuvent tre tenues pour parfaitement marxistes qu'avec la plus grande rserve, car il y a en lui quelque chose de scolastique (il n'a jamais tudi et, je le prsume, n'a jamais compris entirement la dialectique). Remarquons tout d'abord que le premier dirigeant tre nomm par Lnine est Staline, cet empirique destin jouer des rles de deuxime et de troisime ordre, comme le dit Trotski.58 Trotski dira encore: Le sens du Testament est la cration de conditions qui m'auraient donn la possibilit de devenir remplaant de Lnine, d'tre son successeur. 59 Or, rien de semblable ne figure dans ces brouillons de Lnine. Grey dit ajuste titre: Staline merge dans la meilleure lumire. Il n'a rien fait pour salir son bilan politique. Le seul point d'interrogation est: pourra-t-il faire preuve d'un bon jugement dans l'exercice des larges pouvoirs concentrs dans ses mains?60 En ce qui concerne Trotski, Lnine note quatre dfauts majeurs: il a des cts fort mauvais, comme l'a montr sa lutte contre le Comit central dans l'affaire de la militarisation des syndicats; il a une ide exagre de luimme; il aborde les problmes de faon bureaucratique et son non-bolchevisme n'est pas un fait accidentel. Sur Zinoviev et Kamnev, la seule chose que Lnine retient est que leur trahison au moment de l'insurrection n'tait pas un hasard. Boukharine est un grand thoricien... dont les ides ne sont pas parfaitement marxistes, mais plutt scolastiques et non dialectiques! Lnine a dict ces notes dans l'intention d'viter une scission la direction. Mais les propos qu'il tient l'adresse des cinq dirigeants principaux semblent faits pour miner leur prestige et pour les brouiller entre eux. Lorsqu'il dicta ces lignes, Lnine se sentait mal, crit Fotieva, sa secrtaire, et les mdecins s'opposrent aux entretiens de Lnine avec sa secrtaire et la stnographe.61 Puis, dix jours plus tard, Lnine dicta un complment qui fait apparemment rfrence la rprimande que Staline avait adresse Kroupskaa douze jours auparavant. Staline est trop brutal et ce dfaut parfaitement tolrable dans notre milieu et dans les relations entre nous, communistes, ne l'est plus dans les fonctions de secrtaire gnral. Je propose donc aux camarades d'tudier un moyen pour dmettre Staline de ce poste et pour nommer sa place une autre personne qui n'aurait en toutes choses sur le camarade Staline qu'un seul avantage, celui d'tre plus tolrant, plus loyal, plus poli et plus attentif envers les camarades, d'humeur moins capricieuse, etc. Ces traits peuvent sembler n'tre qu'un infime dtail. Mais, mon sens, pour nous prserver de la scission et en tenant compte de ce que j'ai crit plus haut sur les rapports de Staline et de Trotski, ce n'est pas un dtail, ou bien c'en est un qui peut prendre une importance dcisive. Gravement malade, moiti paralys, Lnine est de plus en plus dpendant de sa femme. Quelques mots trop rudes de Staline Kroupskaa l'amnent demander la dmission du secrtaire gnral. Pour le remplacer par qui? Par un homme qui a toutes les qualits de Staline et un seul avantage en plus: tre plus tolrant, poli et attentif! Il ressort clairement du texte que Lnine ne pense surtout pas Trotski. A qui alors? A personne.

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La brutalit de Staline est parfaitement tolrable entre communistes... mais elle ne l'est pas en sa fonction de secrtaire gnral. Pourtant, l'poque, le secrtaire gnral s'occupait essentiellement des questions d'organisation interne du parti! En fvrier 1923, l'tat de Lnine avait empir, il souffrait de violents maux de tte. Le mdecin lui avait catgoriquement dfendu la lecture des journaux, les visites et les informations politiques. Vladimir Ilyitch demanda le compte rendu du Xe Congrs des Soviets. On ne le lui donna pas et cela le chagrina beaucoup. 62 Apparemment, Kroupskaa essaya de se procurer les documents que Lnine demandait. Dimitrievsky rapporta un nouvel incident entre elle et Staline: Comme Kroupskaa lui tlphonait une fois encore pour obtenir de lui quelque information, Staline lui rpondit dans un langage outrageant. Kroupskaa, tout en larmes, alla immdiatement se plaindre Lnine. Celui-ci, dont les nerfs taient dj tendus au plus haut point, ne put se contenir plus longtemps.63 Le 5 mars, Lnine dicta une nouvelle note: Respect camarade Staline. Vous avez eu la rudesse de convoquer ma femme au tlphone pour la rprimander. Je n'ai pas l'intention d'oublier aussi vite ce qui est fait contre moi, et inutile de souligner que je considre que ce qui est fait contre ma femme est fait aussi contre moi. Pour cette raison, je demande que vous pesiez srieusement si vous acceptez de retirer ce que vous avez dit et de prsenter vos excuses, o si vous prfrez rompre les relations entre nous. Lnine.64 Il est assez pnible de lire cette lettre prive d'un homme qui est physiquement bout. Kroupskaa elle-mme demanda la secrtaire de ne pas transmettre cette note Staline. 65 Ce sont d'ailleurs les dernires lignes que Lnine a pu dicter: le lendemain, il eut un grave accs de sa maladie et il fut incapable de tout travail pour le reste de ses jours.66 Que Trotski se voie oblig d'exploiter les paroles d'un malade au bord de la paralysie totale montre bien la physionomie morale de cet individu. En effet, en vritable faussaire, Trotski a prsent ce texte comme la preuve finale que Lnine l'avait bel et bien choisi comme successeur! Il crit: Cette note, le dernier texte de Lnine, est en mme temps la conclusion dfinitive de ses relations avec Staline.67 Des annes plus tard, en 1927, l'opposition unifie de Trotski, Zinoviev et Kamnev tenta une nouvelle fois d'utiliser le testament contre la direction du Parti. Dans une dclaration publique, Staline put alors dire ceci: Les opposants ont soulev ici une grande clameur et ils ont prtendu que le Comit central du Parti a 'cach' le 'Testament' de Lnine. Cette question a t traite plusieurs fois lors des plnums du Comit central et de la Commission centrale de contrle. (Une voix: 'Des milliers de fois!') Il a t prouv et encore prouv que personne ne cache quoi que ce soit, que ce 'testament' de Lnine fut adress au XIIIe Congrs, que ce 'Testament' a t lu ce Congrs (Une voix: 'Absolument') et que le Parti a dcid l'unanimit de ne pas le publier, entre autres parce que Lnine lui-mme ne l'avait pas voulu et souhait. On dit que, dans ce 'Testament', Lnine a propos qu'on discute, au vu de la 'grossiret' de Staline, si on ne pouvait pas remplacer Staline comme secrtaire gnral par un autre camarade. Cela est tout fait exact. Oui, camarades, je suis grossier envers ceux qui brisent et divisent le Parti de faon grossire et tratresse. Dj lors de la premire session du plnum du Comit central aprs le XIIIe Congrs, j'ai demand que le plnum me dcharge de ma fonction de secrtaire gnral. Le Congrs lui-mme avait trait de cette question. Chaque dlgation a trait cette question et toutes les dlgations, parmi lesquelles Trotski, Zinoviev et Kamnev, ont oblig Staline rester son poste. Une anne plus tard, j'ai adress nouveau une demande au plnum pour me dcharger de ma fonction, mais on m'a oblig nouveau de rester mon poste.68 Comme si toutes ces intrigues autour du testament ne suffisaient pas, Trotski n'a pas hsit, la fin de sa vie, accuser Staline d'avoir tu Lnine! Pour tayer cette rvlation inqualifiable, il avance comme seul et unique argument sa ferme conviction! Dans son livre Staline, Trotski crit: Quel fut le rle rel de Staline au temps de la maladie de Lnine? Le 'disciple' ne fit-il rien pour hter la mort de son 'matre'? (...) Seule la mort de Lnine pouvait laisser la voie libre pour Staline. (...) Je suis fermement convaincu que Staline n'aurait pu attendre passivement alors que son destin tait enjeu.69 Bien sr, Trotski ne nous fournit aucune preuve l'appui de cette accusation, mais il nous apprend toutefois comment l'ide lui est venue...

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Vers la fin de fvrier 1923, une runion du bureau politique, Staline nous informa que Lnine l'avait fait soudainement appeler et lui avait demand du poison. Il considrait son tat dsespr, prvoyait une nouvelle attaque, n'avait pas confiance en ses mdecins. Ses souffrances taient intolrables. A l'poque, en coutant cette communication de Staline, Trotski faillit dmasquer le futur assassin de Lnine! Il crit: L'expression du visage de Staline me sembla extraordinairement nigmatique. Un sourire malsain errait sur son visage comme sur un masque. Suivons donc l'inspecteur Clouseau-Trotski dans son enqute. Nous apprenons ceci: Pourquoi Lnine, qui ce moment se mfiait extrmement de Staline, s'adressa-t-il lui pour une telle requte? Lnine voyait en Staline le seul homme capable de lui apporter du poison parce qu'il avait un intrt direct le faire. Il connaissait les sentiments rels de Staline son gard.70 Essayez d'crire, avec ce genre d'arguments, un livre accusant le prince Albert d'avoir empoisonn le roi Baudouin: Il avait un intrt direct le faire. Vous serez condamn la prison. Trotski, lui, peut se permettre des bassesses inqualifiables pour calomnier le principal chef communiste, et toute la bourgeoisie le flicite pour sa lutte sans bavure contre Staline!71 Voici maintenant le point d'orgue de l'enqute criminelle du fin limier, le dtective Trotski: J'imagine que les choses se passrent peu prs de la sorte. Lnine demanda du poison la fin de fvrier 1923. Vers l'hiver, l'tat de Lnine commena s'amliorer lentement. L'usage de la parole revenait. Staline voulait le pouvoir. Le but tait proche, mais le danger manant de Lnine tait plus proche encore. Staline dut prendre la rsolution qu'il tait impratif d'agir sans dlai. Si Staline envoya le poison Lnine aprs que les mdecins eurent laiss entendre demi-mot qu'il n'y avait plus d'espoir, ou s'il eut recours des moyens plus directs, je l'ignore.72 Mme les mensonges de Trotski sont mal conus: s'il n'y avait plus d'espoir, pourquoi Staline devait-il assassiner Lnine? Du 6 mars 1923 jusqu' sa mort, Lnine fut presque sans interruption paralys et priv de la parole. Sa femme, sa soeur et ses secrtaires taient son chevet. Lnine n'aurait pas pu prendre du poison sans qu'elles le sachent. Les bulletins mdicaux de cette priode expliquent parfaitement que la mort de Lnine tait inexorable. La faon dont Trotski a fabriqu ses accusations contre Staline, l'assassin, ainsi que la manire dont il a utilis frauduleusement le prtendu testament discrditent compltement toute son agitation contre Staline.

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Chapitre 2 La construction du socialisme dans un seul paysA la charnire entre la priode de Lnine et celle de Staline, se situe le grand dbat sur la construction du socialisme en URSS. Aprs la dfaite des interventionnistes trangers et des armes ractionnaires, le pouvoir de la classe ouvrire, s'appuyant sur la paysannerie pauvre et moyenne, s'est fermement tabli. La dictature du proltariat a vaincu politiquement et militairement ses adversaires. Mais sera-t-elle capable de construire le socialisme? Le pays est-il mr pour le socialisme? Le socialisme est-il possible dans un pays arrir et ruin? La rponse de Lnine cette question est condense dans cette formule clbre: Le communisme, c'est le pouvoir des Soviets, plus l'lectrification de tout le pays.1 Les Soviets sont la forme du pouvoir de la classe ouvrire allie aux masses fondamentales de la paysannerie. L'lectrification, c'est essentie