LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

20

Transcript of LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

Page 1: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 1/20

ER IC HA ZAN

Page 2: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 2/20

De 1933 a 1945, Victor Klemperer,professeur juif chasse de l'universite de Dresde, tient un

journal au il decrit la naissance et Ie developpement

d'une langue nouvelle, celle de l'Allemagne national-

socialiste. Sauve de l'extermination par son mariage avec

une « aryenne » (et in e xtr em is par Ie bombardement de

Dresde), ilpublie son texte en 1947 sous le titre LTI -

No ti zbu ch E in e s P b il ol og en , au LTI sont les initiales de

L in gu a T e rt ii Im pe ri i, la langue du m e Reich 1•

Malgre les circonstances de sa redaction, on ne trouve

dans ce livre aucun pathos. Klemperer se voit comme un

representant de Ia veritable Allemagne dont Ie nazisme

n'est qu'un travestissement temporaire, et cette distancia-

tion lui permet de mener presque calmement un travailscientifique au milieu rneme des persecutions. « :Leffet le

plus puissant [de Iapropagande nazie], note-t-il, ne fur pas

produit par des discours isoles, ni par des articles ou des

tracts, ni par des affiches ou des drapeaux, il ne fut obtenu

par rien de ce qu'on etait force d'enregistrer par Ia pensee

au la perception. Le nazisrne s'insinua dans Ia chair et le

sang du grand nombre a travers des expressions isolees, destournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient a des

I - En fr an~al. , L TI, 1 0 l an gu e d u III' ReIch, cornets d 'un phllologue, tra-

dult par Elisabeth Guillot, presente par Sonia Combe et Alain

Brossat, Pari s, Albin Michel, 1996 .

Page 3: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 3/20

12 lQO

millions d'exemplaires et qui furent adoptees de facon

mecanique et inconsciente. » Pour Klemperer, Ie IIIe Reich

n'a forge que tres peu de mots, mais ila « change la valeur

des mots et leur frequence [ ... J , assujetti la langue a son

terrible systerne, gagne avec la langue son moyen de propa-

gande le plus puissant, leplus public et le plus secret! »,

Autre temps, autre langue, mais elle aussi adoptee « de

facon mecanique et inconsciente» : celle de la ve Repu-

blique, que j'appellerai Lingua Quintae Respublicae

(LQR) en hommage a Klemperer. Elle est apparue aucours des annees 1960, lors de cette brutale modernisa-

tion du capitalisrne francais traditionnel que fut le gaulle-

pompidolisme. Ses « expressions isolees, ses tournures, ses

formes syntaxiques », sans cesse reprises par la chaine

unique de television, les radios et les journaux - ensemble

qu' on n'appelait pas encore les medias, pluriellatin alors

peu employe et qui s'ecrivair media -, modifierenr en

profondeur une langue publique d'un archatsme aujour-

d'hui frappant, melange d'une rhetorique heritee de la

I I I e Republique et du style heroique de la Resistance.

Mais c'est seulement une trentaine d'annees plus tard que

la LQR a atteint son plein developpement, devenant au

cours des annees 1990 I'idiome du neoliberalisme, der-nier en date des avatars du capitalisrne-,

I - Ibid . . pp. 38-39.

2 - « Neollberallsme» est un terme qui a plusleurs sens. Dans son

cours de 1978. Michel Foucault I'appllquait • la politique .kono-

mique de l'Aliemagne d'apres 19-45 et • la reaction amertcatne

contre Ie New Deal un peu plus card (Naissance d e 1 0 b lo p ol it iq u e.

Cours au College de F ra nc e. 1 97 8- 19 79 , Paris, Hautes hudes-

Galilmard-Seuil, 200-4). II est plus habitue I de designer sous ce nom

la version actuel le du capicallsme, caracterl see par l a deregl emenca-

tion des marches financiers et la llberte de mouvement des capitaux,

la rentabllite du capical etant dhormals mleux assuree par la specu-

l at ion que par I 'i nves tl ss ement Indust rl el .

LA f'P.OPAGANDE DU QUOTIOIEN

N' etant ni linguiste ni philologue, je n'ai pas rente de

mener une etude scientifique de la LQR dans sa forme

du XXI" siecle, Mais, le travail d'editeur m'ayant fait entrer

par la petite porte dans le domaine des mots, j' ai releve

dans ce que je lisais et entendais ici et la certaines expres-

sions marquantes de la langue publique actuelle. n etait

tentant d'en faire un lexique, mais Iecaractere heteroclite

du materiel et mes prop res lacunes m'ont fait abandonner

ce projet. A defaur, dans une demarche qui tient pour

beaucoup de I'association d'idees, j'ai classe ces mots, cestournures, ces precedes en fonction de leur emploi dans

la propagande mediatique, polirique et economique

actuelle. Le terme de propagande evoque evidemment le

souvenir de l'excellent Dr Goebbels qui en avait la charge

sous le III<Reich, et l'on pourra arguer que ce rapproche-

ment implicite est quelque peu aventureux. nest vrai que

la LTI, creation des services diriges par Goebbels, etait

etroitement controlee par les organes de securite nazis

alors que la LQR evolue sous l'effet d'une sorte de darwi-

nisme semantique : les mots et les formules les plus effi-

caces proliferent et prennent la place des enonces moins

perfOrmand. La langue du III" Reich disait de la facon la

plus «vulgaire » possible Ie racisme Ie plus sauvage+: laLQR cherche a donner un vernis de respecrabilite au

I - Performant est un mot LOR type. Par exempl .. , la tecnnologle

franco-brl cannl que de lutt e contre les ctandestins util ise desormals

« la detection electronique dans les cam Ions par reperage des ema-

nations de gaz carbonlque par la respiration, et tout recemment la

mise en place du "heart beat detector", plus performan t , qui permet

de reperer les battements du ceeur » (Le Figaro, 16 novembre 200-4.

Soullgne par mol) .

2 - Joseph Goebbels dans Kampf um Berlin, Muni ch, Eher Verlag,

1932 (trad. froEditions Saint-Just, 1966): «Nous parlons la langue du

peuple [ ... ] II f aut utlliser son langage, parler sa propr .. langue» (cite

par Jean-Pierre Faye, in Le Langage meurtrier, Pari s, Hermann, 1996) .

IJ

Page 4: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 4/20

I~

racisme ordinaire. La LTI visait a galvaniser, a fanatiser;

la LQR s'emploie a assurer l'apathie, a precher le multi-

rout-ce-qu' on-voudra du moment que l'ordre liberal n'est

pas menace. C'est une arme postmoderne, bien adaptee

aux conditions « dernocratiques . ou il ne s' agit plus de

l'emporter dans la guerre civile mais d'escarnoter Ie

conflit, de le rendre invisible et inaudible. Et comme un

prestidigitateur qui conclurait son numero en disparais-

sant dans son propre chapeau, la LQR reussit a se

repandre sans que personne ou presque ne semble enremarquer les progres - sans rnerne parler de les denon-

cer. Ce qui suit est une tentative pour identifier et

decrypter cette nouvelle version de la banalite du mal.

La LQR n'est pas nee d'une decision prise en haut lieu,

pas plus qu'elle n'est I'aboutissernent d'un complot. Elle

est a la fois l'emanation du neoliberalisme et son instru-

ment. Plus precisernenr, elle resulte de l'influence crois-

sante, a partir des annees 1960, de deux groupes

aujourd'hui omnipresenrs parmi les dtcideurs de la

constellation liberale, les economistes et les publicitaires.

Je me souviens de Giscard, jeune ministre des Financesde Pompidou et genie autoproclame de I'economie, fai-

sant a la television des demonstrations au tableau. Ses

intonations aristocratico-auvergnates ont beaucoup fait

pour repandre Ie mot p roblem e - qu'il prononcait pro-

blaime. Auparavant, on parlait plutot de « question» (la

question d'Orient, la question sociale... ). La substitution

n' etait evidemment pas neutre. A une question, les

reponses possibles sont souvent multiples et contradic-

wires alors qu'un probleme, surtout pose en termes chif-

fees, n'adrnet en general qu'une solution et une seule. La

demonstration, toujours presentee comme objective,

LQR LA PROPAGANDE OU QUOTIOIENIS

obeit a des regles dererrninees par des specialistes, Passer

de la question au probleme, c' etait done ouvrir grand la

porte aux e x p e r t s qui n'ont fait que proliferer depuis, en

France, dans l'Europe de Bruxelles et dans le monde

entier. Les affaires de la collectivite sont segmentles en

series de problernes techniques. Pour chacun d' eux, les

specialistes dererminent une solution optimale qui sera

evidemment adoptee, parfois apres un debar de pure

forme, parlementaire ou autre. Si les experts estiment que

les c on tr a in te s e x te ri eu re s - importante expression de laLQR, ala fois vague et imperieuse - s'opposent a telle

option, iln'y a guere qu'a s'incliner, Ce r~le domi?~t a

sa traduction semantique sous la forme d un anglicisme

rampant: le remplacement de la bonne vieille experience,

celIe de Kant et de Lavoisier, par l' expertise. Ainsi

apprend-on que les « commissions de specialistes » de

['eccle de journalisme de Sciences-Po ont elu comme pro-

fesseurs associes des personnalites mediatiques qui,

d'apres l'APP, « des le second semestre [2004] partageront

leurs expertises avec les etudiants1 »,

Le primat du langage economique se manifeste souvent

par des choix mediatiques clairs. ~s.i, quand le ~ecteur

du Monds veut expliquer pourquOl il ecarte le direeteurde la redaction et s'apprete a remanier route l'equipe, ee

n'est pas dans son propre journal qu'il choisit de s'expri-

mer. Les raisons « reelles . sont exposees dans un entre-

tien accorde au supplement Economie du Figaro

(23 decernbre 2004) sous le titre: « Nous voulons batir

des synergies avec Lagardere », Dans eet entretien, pas un

I _ Parmi ces personnalltes, Nicolas Beytout, dlrecteur de la redac-

tion du Figaro, Herve Brusinl, dlrecteur adjoint de l 'lnformatlon a

France 3. "lain Genestar, dlrecteur general de la redaction de Paris

Match, ~tlenne Mougeotte, vice-president de TFI.

"

Page 5: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 5/20

16

mot ne porte sur Ie contenu du journal: il pourrait

aussi bien s'agir d'agroalimentaire. II n'est question que

de restructuration (= licenciements), de refinancement

'(= entree de Lagardere au capital), d' auancee bistorique

(= perte de l'independance), de posit ionnement, de strate-

gie. La page est Iisse, presque neutre, Le ressentiment,

I'incertitude de l'avenir ne sont la qu'entre les lignes. La

LQR: un ecran semantique permettant de faire tourner

Ie moteur sans jamais en devoiler les rouages, « le moyen

de propagande le plus puissant, le plus public et Ie plussecret », disait Klemperer.

Lapport des publicitaires ala LQR est different: il est

d' abord syntaxique. C'est a eux que I'on doit les phrases-

choc sans verbe a la « une » des journaux. Le 28 aotit

2004, le respectable Figaro titre: « Irak : l'aveu de Bush »,

Autrefois cette manchette aurait sans dome ete quelque

chose comme : « Le president Bush adrner son echec dans

ses previsions pour l'Irak », Avec ou sans verbe, les

phrases s'entrechoquent, juxtaposees sans articulations

logiques, sans plus de ces done, en effit, car et autres

conjonctions que les agences de publicire onr depuis

longtemps elimineesl,

Un autre symptome de I'influence publicitaire est

l'inflation de l'hyperbole, en particulier dans ce fertile

sous-ensemble de la LQR que constituent les critiques de

I - Par exemple: « BNP Parlbas a loue dans cette affaire un r61e de

chevalier blanc. Pour evlter de voir Ie Credit mutuel mettre la main

sur Coflnoga. Partenalre hlstorique des Galerles. la BNP detenalt

del. 49 " de Coflnoga et possede par ailleurs Cetelem. Ce qui ren-

dalt dlfflcile. pour des raisons de concurrence. une fusion des deux

entites. Une garantle de tranqulilite pour Coflnoga» (LeJ ou rn al d udlmanche . IS mal 2005).

L Q LA PROPAGANDE DU QUOTIDIEN 17

livres et de films. Les affiches dans la ville er les placards

dans les journaux sont de plus en plus souvent construits

autour de quelques mots percutants extraits de « cri-

tiques »1. Les journalistes facilitent le travail aux creatifi

des agences en parsemant leurs articles de formules

enthousiastes, riches en adjectifs et qui peuvent resservir

relles quelles : ainsi, dans Le Monde des liures du 17

septembre 2004, la recension d'un roman de Rene de

Ceccatty, coUaborateur regulier du Mon de d es liu re s, se

termine par: « une puissance visionnaire absolue pour

dire l'immensite d'un amour », chute dont on voit bien le

parti publicitaire qu' on peut tirer.

La relation incestueuse avec la publicite contribue a faire

de la LQR un instrument d'emotion programmee, une

langue d'impulsion comme on dir « un achat d'impul-

sion », D'autant que la frontiere se fait sans cesse plus

poreuse entre l'espace publicitaire et le « redactionnel ».

Dans les principaux hebdomadaires, la distinction n'est

plus graphiquement decelable, la mise en page est la meme.

On a meme vu apparaitre ces dernieres annees le

« concept» (comme ils disent) d'infopublicitl , mot imprime

en tout petits caracteres en haut d'une page consacree a tel

vignoble de Bordeaux ou tel club de vacances, et qui est

cerisemettre en garde le lecreur centre route confusion.

L e Mo nt ie a publie en premiere page un article dont

le signataire est presenre comme « publicitaire et philo-

I - Ainsl peut-on lire .dans LeMonde du 8 octobre 2004 - un exemple

entre mille de fragments d'artides utilises pour Ie marketing - la

publlclte pour Ie roman de Jean-Paul Dubois, Une v i e ( r an~a l se : «Du

grand art ~ (Frederi c Belgbeder, Volci); «Un chef-d'a:uvre» (Gi lles

Pudlowskl, Le Point). Et dans Ie m~me numero, a propos de L a M or t

de D on Ju an de Patrick Polvre d' Arvor: «Un vral romantlque »

(Patrick Besson, Le Point); «Un hymne a l a c rea ti on» ( I. -R. Borl and,

Ure); «Auss l fasclnant qu'el egant» (Chri st ine Arnothy, Le Par is i en ) .

Page 6: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 6/20

18

sophe! », Des termes comme positiver ou optimiser, lances

par les experts en communicat ion des hyperrnarches, n'ont

pas tarde a etre adopres par les politiciens. Dans le marke-

ting, les echanges se font d' a illeurs dans les deux sens : la

skurifi: grand theme des carnpagnes elecrorales francaises,

est rapidernenr passee chez les lessiviers (< < La securire pour

ce que vous avez de plus fragile», lainages ou bebes sauve-

gar~es par le bon detergent). La diction des presentatrices

d.u}oumal de 20 heures sur les principales chaines de rele-

visron est calquee sur celle des dips publiciraires, rnerne

quan~ elles s~n~ chargees de repeter Ie compte rendu du

conseil des rrurusrres, redige en LQR pure er concenrree

par Ie porte-parole du gouvemement.

L'un des traits communs a la LQR, I'idiome des

publicitaires :t la langue du m e Reich - parallele qui

n irnplique evidernmenr aucune assimilation entre neo-

Iiberalisrne et nazisme - est Ia recherche de l'efficacire

aux depens ~emes de la vraisemblance. Apres Stalin-

grad, Ies n:Uls les plus convaincus ne pouvaient pas

accorder foi aux communiques de victoire sur le front

ru~~e qui ernanaienr de Berlin. Mais si peu credibles

qu l ! S fussent, ces communiques triomphaux conrri-

buaienr a renforcer la conviction qu'il fallait se battre

jusqu'a la mort. De meme, quand on exhorte Ies Fran-

cais a « etre republicains aujourd'hui, a assumer une

ap'partena~ce qui transcende tous les divages, qu'ils

sorent socraux, culrurels, religieux ou ethniques2»;

I - Dominique Quessada. «Tout doit disparaitre ». 21 septembre2004.

2 - Jean·louis Debre. «~tre republicain au;ourd'hui », Le Monde,

6 JulUet 2004.

lQLA PROPAGANDE DU QUOTIDIEN 19

quand Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, pro-

met sur TF 1 « une baisse du chornage, une reforme .

pour reussir a l'ecole er une lutte contre la vie chere »

(19 septembre 2004); ou quand « l'opposition»

demande au gouvernement de « pousser les feux en

direction de l'emploi des jeunes et des plus de 50 ansi »,

ce sont evidemment des phrases auxquelles personne ne

croir. et surtout pas ceux qui les prononcent. Mieux

vaut d'ailleurs que certains enonces soient invraisern-

blables: pris au mot, ils risqueraient d' entrainer de

grandes difficultes. Slavoj Ziiek, philosophe slovene,

explique que dans I'ex-Yougoslavie I( l'ideologie officielle

exhortait les gens a s'investir dans le processus autoges-

tionnaire, a prendre en main leurs conditions de vie en

dehors du Parti et des structures etatiques "alienees"; Ies

medias officiels deploraient l 'indifference des gens, leur

fuite dans l'intirnite de Ia vie privee, etc. - mais ce que

le regime craignait justement Ie plus, c'etait que les gens

expriment leurs besoins et s'organisent selon des prin-

cipes autogestionnaires. Toute une serie de marqueurs

discursifs incimaient, entre les lignes, l'ordre de ne pas

prendre les sollicitations officieHes de facon lirrerale, et

indiquaient que ce que voulait vraiment le regime,c'etait une attitude cynique a l'egard de l'ideologie offi-

cielle - la plus grande des catastrophes eut ete pour le

regime de voir son ideologie prise au serieux et mise en

ceuvre par ses sujets2 »,

I - l au rent Fabius, « La France tlotte », Le Monde, 26 aoOt 2004.

2 - Vaus cvez dit totolitorisme 7 Cinq interventions sur les (mes)usages

d'une no tion , t r. f r. Pari s, Ed it ions Amsterdam, 2004. p . III .

\

Page 7: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 7/20

20 lQR,l..A PROPAGANDE OU QUOTIDIEN21

Dans le succes de la novlangue, la concentration desM.ansdes circonstances et des lieux tres divers. La journa-

principaux «outils d'opinion . francais entre tres peu de .sre israelienne Amira Hass note par exemple: «Des cen-

mains - quatre ou cinq betonneurs, marchands d'arrne- aines de milliers d'Israeliens (au rnoins) ont interet a ce

ments, avionneurs, grands financiers - a certes son ue les colonies restent en place et s' etendent, a ce que

influence, rnais l'explication n'est pas suflisantel. Le Polit-l'on contruise de nouvelles routes et a ce qu'Israel garde le

buro de Staline n'aurait rien pu faire sans I'immense controle de routes les sources d'eau de Cisjordanie [ ... J .

reseau des apparatchiks locaux (dans T he R oa d to T error, out un reseau complexe d'interets s'est developpe, qui,

Arch Getty montre que c'est la crainte du lachage de ce avec le mantra du risque securitaire existentiel, fait regner

reseau qui a declenche la grande terreur de 19372). De le silence en Israel sur la resistance palestinienne1• » Faire

rneme, l'oligarchie politico-financiere francaise, si bien regnet le silence ou repandre une langue: on pourraitintegree qu' elle soit par les mouvements croises de per- penser qu'il s' agit d'activites opposees entre lesquelles il

sonnes issues des memes eccles et les renvois d' ascenseur, I faut choisir comme entre les deux faces de la merne piece,

ne pourrait rien imposer, et surement pas une langue, mais il apparalt que les deux peuvent se mener en merne

sans Ie concours de tous ceux qui onr materiellement temps. II existe en Israel une tres riche langue nationaliste

interet au maintien de I'ordre. Par millions sans doute, et securitaire parallele a l'occultation des Palestiniens.

cadres des entreprises de securite, professeurs de philoso- Quant aux immenses silences francais. i ls sont comme

phie politique, juges antiterroristes, agents immobiliers, l'ombre portee de la LQR.

rnaitres des requetes, chroniqueurs de France Culture et

presidents de regions parlent, ecrivent et repandent la

LQR. Sans vouloir exhumer la vieille notion d'« alliance

objective» chere a lejov et Vichinski, on peut neanrnoins

discerner ce role moteur de la cornmunaute d'interets

I - Pour une analyse actuelle de cette concentration. en France et

ailleurs, voir notamment Andre Schiffrin, L e C on tro/e d e 1 0 p arole -

"~dition sons edlteurs, suite, Paris, La Fabrlque, 2005. Un exempie

entre mille: ie 27 septembre 2004, dans ie supplement « Femina» du I

Journal du dimanche qui appartient au groupe Hachette, on ouvre sur

une double page consac ree it L 'A/ bum ph ot o des F r on< ;o lsd e 1 9 14 d

nos jours, publle par Chene-Hachette Livre, puis vient un livre de

Sabine de ia Brosse, j ourna liste a Pa ri s Ma t ch (groupe Hachette) .

Sa voir p ou r g ue rir . voinere Ie cancer du sein. publie aux Editions

Filipacchi (groupe Hachett e). puis une page sur les Guides d u Ro ut ar d

(Hachette Livre) .

2 - J . Arch Getty and Oleg V. Naumov, The Road to Terror. S ta li n a n d

t h e S e lf -Des t ru c ti o n of t he B ol sh ev ik s, 1 93 2- 19 39 . New Haven, Vale

Univers ity Press , 1999.

Cetre langue a une dynamique propre, un caractere

performatif qui fait sa force: plus elle est parlee et plus ce

qu'dle defend - sans jamais I' exprimer clairement - a

lieu. Elle n'induit aucune immunite, merne chez ceuxqu'dle aide a opprimer. Dans Ie livre de Klemperer, le

passage Ie plus effrayant decrit la facon dont les Juifs eux-

memes absorbent la LTI : « [le docteur P . J faisait siens

tous les propos anrisernites des nazis, specialement ceux

de Hitler [ .. . J . II ne pouvait probablement plus juger lui-

meme dans quelle mesure il se raillait du Fuhrer, dans

quelle mesure il se raillait de lui-rneme et dans quelle

mesure ce langage d'humiliation volontaire etait devenu

sa seconde nature. Ainsi, il avait l'habitude de ne jarnais

, _ httpllwww.miftah.org. 28 aout 2004.

Page 8: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 8/20

22

1 - op . cit., pp. 251 et 259. Le «groupe" dont II est question est

forme de celles et ceux qui sont plus ou molns proteges de la depor-

tation par leur marlage avec des aryen(ne)s. lis sont regroup ... dans

des «malsons des Julfs ».

Mots , tournures ,

precedes

adresser fa parole a un horn me de son "groupe de Jsans faire preceder son nom de la mention "Juif".

Lowenstein, aujourd'hui tu dois faire marcher la

coupeuse" - "Juif Mahn, voila ton certificat de l1<U<Lu~.

pour IeJuif des dents" (ce par quoi il designait notre den-

tiste), Les mernbres du groupe accepterenr ce ton,

d'abord en plaisantant, puis par habitude.

d'entre eux avaient fa permission de se servir du tramway,

d' autres devaient aller a pied. En consequence de quoi,

on distinguait les "Juifs motorises" [Fahrjuden] des "J

a pied" [LaufjudenJ », Et Klernperer conclut : «~~"F.''''".

du vainqueur [ ... J on ne la parle pas impunement, on

respire auteur de soi et on vit d'apres elle'. »

Page 9: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 9/20

FONCTIONS DE L'EUPH~MISME

Le mensonge polirique est de rous les temps, depuis les

faciboles d'Alcibiadc: pour convaincre les Arheniens de se

lancer dans l'expedition de Sidle jusqu'aux bulletins de

sante de Mitterrand. Dans L :A rt d u mm so ng t p oJ itiq u~ ,

Jonathan Swift en iadiquait ironiquement la finalite :

«L'Auteur regle er determine avec beaucoup de jugemenr

les differences portions [de verite en matiere de gouver-nemenr] que les hommes doivenr avoir selon leurs diffe-

rences eapacites, leurs dignites, leurs charges et leurs

professions'. » Depuis la guetre de Succession d'Espagne

- 1 1 . laquelle Swift erait ouvertement oppose -, Ie men-

songe politique n'a fait que se perfectionner grice aux

progres de "information.

Au contraire lecynisrne affiche est plutot rare dans la

langue publique fianifalse, qu'il s'agisse d'enonces scan-

daleusemear opposes 1 1 . Ia « morale ~ ou 1 1 . l'~ opinion II

publiques, destines a prouvc:r que Ie proferateur se situe

au-dessus de ces contingences. au encore d'enonces dam

chacunsait qu'ils sont faux mais que personne n'osera

contredire - variance plutot stalinienne, Ia premiere ver-sion etant plurot hirlerienne. Le cynisme public est Ie

I - L'A,I du menJMle pondqlle. Amlle,dam. 173] (en fran,.al.); ,66d.

Gr"noble, JerOme Million. 1991. p. 37.

Page 10: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 10/20

26 LQR

domaine reserve de quelques representanrs de I'elite, nou-

veaux seigneurs qui estiment n'avoir aucun compte a

rendre a qui que ce soir, « militants », actionnaires, elec-

teurs ou autres. Jean-Marie Messier, qui fur salue par tous

les medias - quoi qu'ils en disent aujourd'hui - comme

un heros national parri ala conquete des Etats-Unis, cele-

bre meme pour ses chaussettes, etait cynique en procla-

mant « la fin de l'exception culturelle fran~se » depuis Ie

fauteuil presidentiel d'un groupe produisant des films et

des livres. Le baron Seilliere, ex-president du lobby patro-

nal, etait cynique en declarant en un raisonnement par-

faitement circulaire : « Quand on dir : ou bien on travaille

plus ou bien l'emploi ne peut pas etre conserve, c'est bien

la demonstration que l'acquis social doit ceder devant la

necessite econcmique'. » Claude Perdriel, directeur du

Nouvel Obseruateur, etair cynique en precisant : « Si je

crois a la qualite de I'information d'un journal, je crois et

j'accepte plus facilement les pages de publicite que je lis.

De plus, comme les articles sont plutot longs chez nous,

le temps d' exposition a la page de publicite est plus

grand» (Stratlgies, 12 decernbre 2004). Patrick Le Lay,P-DG de TF1, a pousse le cynisme jusqu'a une gaffe deli-

beree par laquelle il passera peut-erre a la posterire :

« Pour qu'un message publicitaire soit percu, il faut que le

cerveau du relespectateur soit disponible. Nos emissions

ont pour vocation de Ie rendre disponible: c'est-a-dire de

le divertir, de Ie detendre pour le preparer entre deux

messages. Ce que nou s vendons a Coca-Cola, c' est du

temps de cerveau hurnain disponible/. )l

I - LeFigaroMagazine. 28 aoat 200.. .

2 - In Les Dirigeants face au changement. Paris. Les Editions du

Hutueme Jour. 200... Le pari de Le La y est gagne puisque Telerama

lui a consacre un dossier de dix pages (II septembre 200").

LA pflOPA-GANDE DU QUOTIOIEN

Mais la LQR vise au consensus et non au scandale, a

l'anesthesie et non au choc du cynisme provocateur. C'est

pourquoi l'un de ses principaux tours est au contraire

I'euphemisme - point commun avec la langue des nazis

qui forgeaient un euphernisme pour chacun de leurs

crimes, avec pour finir I'imbattable Endlosung, la solution

f inak. Le grand mouvement euphemistique qui a fait dis-

paraitre au cours des trente dernieres annees Ies surveillants

generaux des lycees, Ies greves, les infirrnes, les chomeurs

- remplac6 par des conseillers principaux d'education, des

mouvements sociaux, des handicapes, des demandeurs

d'emploi - a enfin perrnis la realisation du vieux reve de

Louis-Napoleon Bonaparte, I'extinction du pauperisrne, II

n'y a plus de pauvres mais des gens modestes, des conditions

modestes, des familIes modestes. Etre orgueilleux quand on

n'a pas d'argent n'est pas pour autant interdit, mais cette

facon de dire implique au moins une certaine moderation

dans les exigences. De la population des modestes emerge

parfois une figure brillante dont les origines sont toujours

soulignees, (john Edwards, senateur de Caroline du Nord

et colistier de John Kerry, « riche avocat, est issu d'unefamille modeste - son pere travaillait dans une filature! ».)

II ne faut decourager personne, chacun doir avoir sa

chance: « LESSEC [grande ecole de commerce] a privile-

gie un accompagnement sur la duree de lyceens avec un

reel potentiel mais dont les origines modestes limitent la

chance d'acceder a des etudes superieures de haut niveau »

(Le Monde, 22 juin 2005).

En matiere d'euphemismes, la LQR est capable de ren-

cherir sur ses propres inventions. Ainsi apprend-on qu'« ifne faut pas dire "restructuration", "fusion", "reorganisa-

tion" et encore moins "absorption". Apres la reussite de

I - Uberation. 7 juillet 200...

27

Page 11: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 11/20

'18

l'effie p ub liq ue d 'a ch ar (O PA ) la nce t! p ar I e g ro up e p ha r-

maceutique Sanofi-Synehelabo sur s on h omol og u e Aveo-

cis, le maitre mot du processus d'unification est

"integration" lit ( Ie Mon tie , 8 se ptemb re 2 0 04 ).

00 peur distinguer a l'euphemisme LQR deux functions

distincres, La premiere est le conrournemenr-evirement,

Soir l'expression p ar tm a ir es s oc ia ux : je reviendrai sur

l'essorage de l'adjecrif I.' social», mais partenaires !Au

bridge, en double de tennis. le partenaire est celui ou celle

avec qui on fait la paire, D'apres Le Pe ti t R t Jhn 't , un parte-

naire est 0( une personne avec:laquelle quelqu'un est all ie

centre d'autres joueurs D. Le principal du college La . Cour-

rille It Saint. Denis , i nte rr og e p a r Ie F i g a T O (16-17 ocmbre

2004), emploie done Ie mot a jusre titre en preconisant

I, un partmariat etroit avec: L a police et la justice It pour

recab l ir l 'o rd re d a n s le s cours de recrcuion. Mais s'agissant

de" negociatioD8" entre patronat et syndicats, la formula-

cion I(discussions entre partenaires sociaux ", si banalequ'elle ne re ti en t p a s la rnoindre attention, comoume un

non-die, a savoir que patronar et etars-majors syndicawc

ceuvrenr ensemble au maintien de la paix s ocia le , qu 'i ls

sont - pour reprend . re rune de ces image s s por cive s que la

LQR afFect ionne - du meme cere du filet. L'entretieo avec

le baron Seilliere, cite plus haut, est titre par la redacdoa:

I<]esuis frappe par la lucidite des synd ica rs'». Le s auteurs

de Ia no te aanue ll e de : I 'a s so c ia ti on Entreprise e t Pe rs onne l

(6 oetobre 2004), It structure a laquelle adherent 160

grandes entreprises eequi est special.isc!edans le conseil en

I - 28 lOOt 10001. La p~r . . e comp16le est: • En lout c.... je lull

fn"pl! par I. IIICidil~del ana lYle. fal te. au sammet din. Ie•• yndl.

au sur I.nec.nldi de reJormer par Ie dillolll''' ",><:.111.»

LA PROPAGANDE DU QUOTIDIEN 2

ressources hurnaines », notent que « les syndicats masquen

derriere des protestations indignees l'acceptation de fait de

dformes ».

Autre evirernent, le terme de privatisation, qui joue su

I'opposition public/prive, O U « prive s est pris dans le sen

positif de ce qui vous appartienr en propre (vie privee

propriete privee ... ). Dire qu'une entreprise a eteprivati-see, c'est exploiter cette connotation, c'est faire oublier

qu'on a pris au contraire un bien appartenant en propre

la collectivite et qu'on I'a donne - ou vendu a vi! prix -

des actionnaires qui vont Ie rationaliser pour en optimise

les resultats (la LQR evire les termes evoquant sans far

l'accumulation des richesses: il n'est guere question d

benefice mais de r e su lt a t n e t, ni de profit mais de retou

su r inuestissements}, Lots des privatisations les plus irnpo

pulaires, on insiste sur l'achat d' a ctions par Ie grand

public, qui ne peut evidemment pas depasser l'ordre d

derisoire. Et le terrne rnerne de privatisation disparait

dans le s c as l es plus scandaleux, s'agissant de la police, de

prisons, de la guerre.Dans I 'e v ir emen t/ sub st ir ut ion .I e r ecour s aux anglicisrne

est frequent. C'est ainsi que preventif, sans doute trop clai

est lentement remplace par preempti f « L ide e d 'u ne frapp

preemptive [sur les installations nucleaires iraniennes]

fait aujourd'hui l'objer d'intenses debars a Tel-Aviv»

(IeMontie, 2 6 novem bre 2 004). D ans le m em e reg istre, l

gouvernance a fait son entree dans la LQR, prenant de

parts de marche a gouvernement (trop etatique), a direc

tion (trop disciplinaire), a management (trop technocra-

tique, bien qu' assez ancien dans la novlangue) 1. Dans

L e M on tie d es liore s du 2 septembre 2004 , Alain Renaut,

I - Les Ameri calns I 'u ti li sent pr lnclpal ement dans corpora te go~rnance

c·es t-~·dlre l a direc ti on des entrepri ses par l eurs act lonna lres .

Page 12: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 12/20

30

auteur, nous dir-on, de « l'un des essais les plus percutants

de la rentree », declare: « Separe de sa composante sacree,

le pouvoir est nu. Pour en reorganiser l'exercice, ilfaut

trouver, secteur par secteur, de nouvelles rnodalites de gou-

vernance";» Lors du 10e Forum Economie-Sanre, tenu

le 18 novembre 2004 avec la participation du ministre de

la Sante et de Bernard Kouchner, l'une des conferences

etait consacree 11~(a nouvelle gouvernance de I'assurance-sante », D'apres les «Cahiers du management» de

L'Expansion (septembre 2004), « Mettre le sysreme d'infor-

mation (SI) au service de la prise de decisions, c'est l 'arnbi-

cion - revolutionnaire - de la "gouvernance SI"». Le

27 mai 2005, 11a veille du referendum constitutionnel, le

Jou rna l o ff ic ie l publiait une annonce emanant du cabinet

du Premier ministre, dont I'objet etait : « Prestation

d'e tude sur les strategies de gouvernance dans differenrs

pays europeens ainsi qu'aux Erars-Unis, et sur l'~olu~on

des attentes des opinions publiques », Sur ce dernier pomt,

la reponse n 'a guere tard&.Dans un registre voisin, Ernest-Antoine Seilliere

explique que la notion d' « entrepreneur» - qui designait

naguere un petit patron du bariment - « s'est parfaite-

ment enracinee pour essayer de se subsriruer 11celIe de

"chef d'entreprise" (hierarchique) et a celle de "patron"

(qui est un peu archaique quand on l'associe 11"patro-

1 _ A rapprocher de la question posh par son ami Luc Ferry.

aujourd'hul dlrecteur du Conseil d'analyse de la societe (sic):

«Comment ce qui n'est qu'lmmanence III'humain pourralt-Il encore

posseder ce caractere sacre en I'absence duquel tout n'est que

divertissement et vanlte I» (Le Sens du beau, Paris, Le livre de

poche, Blbllo essals, 2002, p. 303. «Clarte, erudition, Intelligence du

propos, tout est dan. cette somme », estlme Le Figaro Morozine,

16 octobre 2004).

2 - On trouve ra dans Nouveaux Relards, revue de I. FSU (n° 29,

avrtl-juin 200S), un bon dossier sur" La gouvernance et ses enjeux »,

L Q LA PROPAGANDE DU QUOTIDIEN

nat"). I l f ou t f oi re a tt en tio n a L a terminologie . "Entrepre-

neur", c' est positif "patron", c' est autoritaire, "chef

d'entreprise", c'est technologique! », On voir le soin que

nos « elites» mettent a affiner le vocabulaire de la LQ R.

C'est d'ailleurs le meme Seilliere qui a rernplace la deno-

mination archatque du syndicat patronal - le CNPF ou

Centre national du patronat francais - par Ie plus « posi-

rif» Mouvement des entreprises de France ou Mede£

Laurre fonction de l'euphemisme consiste 11prendre un

mot banal, a en evacuer progressivement le sens et a s'enservir pour dissimuler un vide qui pourrait etre inquie-

tanto Soit par exernple, pour cette fonction de masque,

l'omnipresente riforme: en LQR, le mot a deux usages

principaux. Le premier est de rendre acceptables Ie

demanrelemenr d'institutions publiques et l'acceleration

de la modernisation liberale : « Seule la mise en place

immediate et acceleree d'un programme de reformes peut

retablir notre situation economique », ecrit Ernest-

Antoine Seilliere dans Le Mont ie du lor juin 2005, au len-

demain du referendum sur la Constitution europeenne,

Et dans le rnerne journal, Edouard Balladur, ancien Pre-

mier ministre, livre une belle denegation : « Qui dit

reforrne ne dit pas necessairernent injustice, bien au

contraire » (17 aout 2005).

Dans son autre usage, riforme est une maniere pour les

gouvernants de signifier, face a une question vraiment

Iitigieuse, que la decision est prise de I'enrerrer sous les

enquetes, rapports et travaux de commissions. Le lobby

des constructeurs conrraint-il le ministre de l'Ecologie aabandonner son projet de « malus» pour l'assurance des

]'

I - Entreprendre, decembre 2004 (soullgne par mol.]

Page 13: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 13/20

32 L Q k

voitures neuves les plus polluantes? « II a confirrne que

. deux groupes de travail parlementaires seraient mis en

place d'ici a fin septernbre pour etudier cette reforms

et que des discussions auraient lieu I.» Les deputes refu-

sent-ils les CV anonymes proposes par Claude Bebear,

I'ancien P-DG d'Axa? Jean-Louis Borloo, ministre de la

Cohesion sociale, annonce que cette reforrne (le projerd' anonyrnat) sera erudiee par une commission technique

sous l' auto rite de l' ancien president du Haut Conseil de

I'integration et patron de Saint-Gobain, Roger Fauroux ..

Bref derriere r!forme, il n'y a rien que du vide. «L e

mot r! forme ne renvoie en definitive a aucune reforme .

particuliere mais consacre la distance entre ce qui est bon

pour le peuple et ce que celui-ci desire-'. » Mais les politi-

ciens, qui s'affirment rous « reformistes », font leur pos-

sible pour que cette notion reste credible. Jean-Pierre

Raffarin affirmait dans un entretien accorde au Figaro

Magazine (6 septembre 2004) : « II y a une "voie fran-

caise" pour la reforrne. J 'en suis convaincu : c'est une voie

qui n'est pas ideologique, Lideologie conduit a l'impasseet a I 'immobilisme. [Cette voie francaise] repose sur une

equation que je resume ainsi: "Reforme = ecoute + jus-

tice + fermere" [... ]. II faut que la reforme soit equitable

et qu'a cette fin, elle repose sur des leviers de justice

solides. »

Dans ces propos, deux mots meritent qu'on s'y arrete.

Le premier est ideologie, servant ici a exprimer que « la

voie francaise pour la reforme s se situe hors du champ

de la politique - ce qui reste difficile a enoncer en ces

termes pour un Premier ministre quel qu'il soit, Le

I - La Tribune. 15 septembre 2004.

2 - Jacques Ranclere, entretlen avec Lea Gauthier et Jean-Marc

Adolphe, Mouvements, ete 2004, p. 42.

LA PROPAGANOE OU QUOTIDIEN 33

second mot est equitable. Depuis la Tbeorie de fa justice

de John Rawls, l' equiti a envahi Ie langage neoliberal en

chassant l'egalite dont la passion - comme Hannah

Arendt, Raymond Aron et Francois Furet ant cherche a

nous l'apprendre - mene droit au goulag.

Une reforrne est souvent presentee comme le moyen de

sortir d'une crise. Cet autre mot-masque est issu du voca-

bulaire de la rnedecine classique: la crise est le bref

moment - quelques heures - O U les signes de la maladie

(pneumonie, ryphoide) atteignent un pic, apres quoi le

patient meurt ou guerir. Etendu a I'econornie et a la poli-tique, le terme de crise a longtemps designe a juste titre

un episode grave mais limite dans le temps: la crise de

1929, si paradigmatique qu'on l'appelle encore parfois

« la Crise», fut un moment d'exception ou l'on vit des

banquiers sauter par les fenetres - ce qui ne s'est malheu-

reusement jamais reproduit. Sous laNe Republique, on a

connu d'innombrables « crises ministerielles » et peut-etreest-ce a ce mornenr-Ia que le terrne de crise a cesse d'etre

reserve a des evenements aigus. La derive du mot, acruel-

lement employe a contresens, n'est pas innocente : parler

de crise a propos du logement, de I'emploi, du cognac ou

de l' education n'implique pas que leurs problemes vont

ecre resolus a court terme. Chacun sait qu'ils sont tout afait chroniques mais revocation d'une crise, terme auquel

continue a s'attacher malgre tout la notion d'une tempo-

ralite breve, contribue a calmer les impatiences, ce qui est

bien l'un des buts des euphemisrnes de la LQR.

La mere de toutes les crises actuelles, la cri se e cono-

mique, dure depuis Ie debut des annees 1970 avec des

fluctuations toujours expliquees par les turbulences d'unelement fondarnental, fa croissance. La croissance sera_-

Page 14: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 14/20

l Q ft

t -e ll e a u r en de z- vou s ou pas? Les experts qui s'exprimenr

sur cette question ont le serieux des augures romains exa-

minant des entrailles. On ne trouve parmi eux aucun

ernule de ce general a qui I' on deconseillait de livrer

bataille parce que les poulets sacres n'avaient pas mange

et qui fit jeter les volatiles a la mer en dis ant que s'ils

n'avaient pas faim ils avaient peut-etre soif. Aurour de la

croissance s' etend une zone d' eronnante credulite : des

economistes de renom s' opposent sur les variations

minimes (1,5 % au lieu de 1,6 %) d'une grandeur par-

tout presentee com me soumise a des variations alea-

toires : « Europe: le spectre de la croissance molle », titre

L e M on de du 4 decernbre 2004, sans hesiter devant cette

irruption de Nosferatu chez von Hayek. E t dans Ie corps

de l'article : {(Apres l'espoir, l'inquietude : alors que la

premiere partie de I' annee avait plutot reserve de bonnes

surprises, la seconde voit s'accumuler les mauvaises. » Et

dix-huit mois plus tard: «Leconomie francaise va-t-elle

basculer dans Ie rouge? La croissance francaise, encore '

v ig ou re us e a u q ua tr ieme tr ime st re 200 4 [les augures n' ont

jamais peur de se contredire], est attendue en nette baisse

au premier trimestre 2005» (L e J ou rn al d u d im an cb e,

15 mai 2005). Comme iInest pas possible de convenir

ouvertement du c ar ac te re imp rev is ib le de la croissance, la

LQR utilise des meraphores tanrot meteorologiques

« < Coup de froid enregistre par la croissance francaise au

premier trimestre 2005 », L e F ig ar o E co nom ie , 24 mai

2005); tantot aeronautiques « < Le trou d'air est derriere

nous » , indique Thierry Breton, ministre de l'Economie,

qui avoue cependant, en un etonnant looping, que «Ie

plancher de [sa] precedence fourchette de previsions est

plutot devenu Ie plafond », L e Monti e, 21 juin 2005); ou

encore hippiques: «D 'une maniere generale, les econo- "

rnistes pariaient sur un impact modere et indirect [du

a s

r1!ferenciumconseitutionnel] sur la croissance n (Les Echo!,

30 m a i 2005).

La croissance dent une g ra nd e place dans la LQR pour

deux raisons. La premiere est le caracrere magique des

donnees chiffrees, qui co.&re aux erronc¢; le s plus Invrai-

serobLables ou Ies plus odieux une respecrabilire quasi

scientifique. Ainsi peut-on lire dans L e F ig aro (1 0 juin

2005) : « L e m in is rre de l 'Inrerieur, Nicolas Sarkozy, a

annona: hier avoir fixe it ses services un objecrif de hausse

de SO% des reconduires a la fmnciere de dandestins en

2005. "II faut retrouver la rnaltrise quantitative des flux",

a declare le president de rUMP" Ou bien sur un mode

different dans Le J ou rn al d u d im a nc he du 12 juin 2005 :

d.apart d'audience [de LaF~ 2 1 est de 39,1 % sur le s

femmes de mains de 50 ans a 20 h 50 er de 43,3 % sur la

meme cible it 19 heures, » Ou encore, en p lus sinisrre :

IIEn depit des guerres et de la pauvrere, le continent nair

a en reg i se r e en 2 004 sa plus forre croissance d ep uls h uh

a ns .. (L t M o nd e, 24 mai 2005). Les habitants des town-

ships d'Mrique du Sud, les travailleurs-esclaves des

complexes industriels du Nigeria, les 25 millions de sero-

posicifs du l( continent noir » seronr silrement contents de

l'apprendre,

La . seconde raison qui fait I'interet l< politique IIde la

croissance est son caracrere mysterieusemenr inconrro-

la b le , E l le e st l a p ri nc ip a le des con tra inte s ex tbieures sur

lesquelles on n e p eur rien sauf en d ep lo re r l es e ff er s r e u e -cissants sur la margt de manrrullr t ! .Les effets erratiques de

la croissance sont ceases n'epargner personne. Races sont

le s rnauvais esprits qui fom remarqucr qu'en 2003,. alors

que la croissance fran~ajse n'a et e que de 0,6 %, les

salaires des patrons du C A e 40 ont augmente de 10,3 %.

Dans I'ebauche de programme recemmenr publiee par

rrnis anciens minisrres socialistes, Ia croissance esr appelee

Page 15: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 15/20

36 LQR

au secours a plusieurs reprises, comme Achille dans .

I' Iliade: «Sortir la France de l'atonie economique en

renouant avec une croissance plus forte ... »; « Sans crois-

sance, pas de moyens suffisants pour la solidarite ... »

Avec la « politique volontariste et progressiste », Ie

« contenu fort du reformisme de gauche », la democratic

« pour un modele de developpernent durable », cet article

constitue un veritable Hori lege de L QR sig ne par Martine

Aubry, Jack Lang et Dominique Strauss-Kahn (« Du cou-

rage pour faire gagner la gauche », L e Mond e, 6 dece rnb re

2004). Laccession de la croissance a un statue de masque

magique rernoigne de la decadence de la pensee et du .

vocabulaire economiques depuis trente ans. Dans sa

lecon du 7 mars 1979, Michel Foucault pouvait encore

dire qu'. a la suite de la grande crise des annees 1970,

tous les gouyernements quels qu'ils soient savaient bien

que les elements economiques qu'ils devaient necessaire-

ment prendre en consideration, quelle que soit la nature

de ces options, quels que soient ces choix et ces objectifs,

c' etaient Ie plein ernploi, la stabilite des prix, I'equilibre

de la balance des paiements, fa c ro is sa nc e d u PNB , laredistribution des revenus et des richesses et Ia fourniture

des biens sociaux », enumeration O U la croissance n 'est .

qu'un element mis sur le merne plan que les autres'.

Mener des riformes pour sortir de Ia crise si, non pas '

Dieu, mais la croissanceIe permet, relle est la conduite pro-

nee par les experts, approuvee par les financiers et mise en

pratique par les politiciens. C'est pour donner a ce faux-

semblant unvernis de respectabilire que l'on cree de Hauts

Commissariats, de Hauts Conseils, de Hautes Aurorites,

I - Nalssance de 10 biopolltique. Cours au College de France. 1978·

1979, 0 1 ' . cit., p. 200 (soullgne par mol].

L,A ,,,O,.AG,ANDE DU QUDT!DltN

ou la m ajeste du Haut se n iI . m asquer le vide: «Francois

FilIon [ministre de l'Education nationale] devrait creer une

Haute Autoritt de l'Educarion, rnais qui ne deciderair pas

des programmes » (Liberation. 18 novernbre 2004). On

imagine quds vom eue les pouvoirs du Haut ConseiJ aI 'io re gra tio n a u de la Haute Auror i te comre l es d is cr im i -

nations recemmene mis en p la ce .

Derrueremenr, on m'a fait remarquer a quel point les

eup hem ism es de la langue vectrice de "ideologie neolibe-

rale en France ressemblenr awe discours tenus en Union

sovietique dans sa . phase eermlnale' . uNou s a cc omp li ss on s

acruellement - ecrivalr en 1989 V adim Zagladine, polite-

logue - une restructurarion psychologique. , .Er plus loin :

- Selon la conception sovierique actuelle, la securite ne

peur etre assuree que par le s efforrs conjoints de rous les

memhres de [a communauee mondiale'. I) Nikolai Slioun-

kay, m em bre du Bureau po liti que et seeretaire du Comi te

central du PCUS, aB'irmait Ia meme annee : «Nous aspi-

rons 1 1 . ce que les i n ter&! ; individuelss'allient harrnonieuse-

ment a ceux de la societe. C 'es t ce a quoi nous VOulODS

abourir au moyen de la aansparence et de la garanri.e de laparticipation reelle de chacon a la gesrion3 .)it Ne dirait-on

pas C hirac, ou Bodoo, au Strauss-Kahn?

Parmi les mots-masques, l es composes en post- consti-

ruem un sous- -g roupe im portant : le p re.fix e POSt donne 1 1 .

pe u de frais I'illusiondu mouvemem la au il n'y en a pas.

I - Ce «on l> dht."e l in .",1 du ,roupe nqqun qui tlene i1'~nonym'L

2 - Pou, k1 _!",a:~ation ef /'hu m anJJmlon deo ,e /oIl4n.1 Inurrnrtionolel,

MOICOU, I\:dtdonl de 1'... -"(" de pre .. " Novonl, t989, pp. 711at 80.

1- La rMtrudu,oElon de l'e,"Dnaml" eJ( Un objeQJ( po/lclq•• moJeur ,

M05COII. Edition. de I'll_nc" de pr ..... Novonl. 1989,p. 29.

37

Page 16: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 16/20

38

Post-colonialisme, par exemple, expose au danger d'oublier

ou de faire oublier que le pillage continue apres les chan-

gements d'etiquertes dans les pays e n d eu el op p em e nt

(emergents s'ils ont des ressources petrolieres et en tout cas

jamais « du riers-monde », expression bannie, evoquanr

les mauvais souvenirs des luttes de liberation des annees

1960) - et qu'en France meme sevissenr toujours l'imagi-

naire et les pratiques coloniales. Cette permanence s'estrnanifestee lors du vote par l'Assernblee nationale, le

10 fevrier 2005, d'une loi imposant aux programmes sco-

laires d'« accorder a l'histoire de la presence francaise

outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place

qu'elle merite », Un tel revisionnisme legal, outre qu'il

est, sauf erreur, sans precedent en France, rnonrre bien

que parmi « nos eli tes» l'esprit du colonialisme est tou-

jours bien vivant.

Selon la vulgate neoliberale, nous vivons dans une

societe post-industrielle. Faire disparaitre l'industrie a bien

des avantages: en renvoyant l'usine et les ouvriers dans le

passe, on range du merne coup les classes et leurs Iurres

dans le placard aux archaismes, on accredite Ie mythe

d'une immense classe moyenne solidaire et convivialedont ceux qui se trouvent exclus ne peuvent etre que des

paresseux ou des clandestins. Le glissement est facilite par

les modifications dans le recrutement de ceux qui conti-

nuent a faire tourner l'industrie. S'il riest plus question

des fameux OS des annees 1960-1970 (< < ouvriers specia-

lises », euphemisrne designant alors ceux qui travaillaient

a la chaine, non specialises justement), c'est qu'il n'y a

plus beaucoup de « Francais de souche» ni meme de

Blancs parmi leurs successeurs sur les chaines de mon-

tage. Cela aide a leur occultation en tant qu' ouvriers - ce

qui ne les empeche evidernment pas d'apparaitre, dans

d' autres rubriques et d'autres lieux, en tant qu'immigrts.

LQ.39A PROP ....GANDE DU QUOTIDIEN

pour les champs de bataille de la guerre civile mondiale

ou les arguments sont des balles reelles, les medias et les

politicie.~s fran.~s ont mis au pO.int une euphe~isation

particuhere qUI montre leur SOUCIde defendre I homme

blanc, en butte aux attaques deloyales d'integristes plus ou

moins basanes, Titrer « Bavu re » ( Li be ra ti on , 7 octobre

2004) un article evoquant le meurtre d'une ecoliere pales-

tinienne par des soldats israeliens qui « avaient pris soncartable pour une charge explosive », c'est transformer un

crime de guerre en une grosse betise meritant une bonne

reprimande. Qualifier d' o ff ens iv e - comme s'il s'agissait

d'une manoeuvre de Rommel ou de Rokossovski - une

c<!occupation motorisee du nord de la bande de Gaza ou

des raids americains sur les villes irakiennes (( Les forces

americaines ont poursuivi leur offensive visant les bastions

de la rebellion sunnite ». Le F iga r o, 7 octobre 2004), c'est

occulter que ces actions menees avec des chars et des

avions visent essentiellement des populations civiles. Par-

ler de rebelles « ( Quelque 1 600 membres de la police ira-

kienne et 1 200 soldats americains sont deployes a

Mossoul depuis mardi et s'apprerent a donner l'assaut aux

positions rebelles pour rerablir l 'ordre », Le Mende, 21-

22 novembre 2004), c'est accrediter l'opinion qu'il existe

en Irak un pouvoir legitime auquel s'opposeraient des

« rebelles » (venus de l'etranger). Quand un groupe arrne

detruir un fortin israelien a Ra fah , dans Ie sud de la bande

de Gaza, qualifier cet acte de resistance d'attaque de terro-

ristes ou d' attentat (France 2, 13 decernbre 2004, et

France 3, merne date), c 'est reprendre les termes qu'utili-

sait contre la Resistance le regrerre Philippe Henriot,

secretaire d'Etat a I'Information du gouvernement de

Vichy, abattu par un corps franc en avril 1944. Au lende-

main de ses funerailles solennelles, on pouvait lire dans

Combats , le journal de la Milice : « Philippe Henriot, nous

Page 17: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 17/20

VOllS renouvelons la promesse de combattre, pour gagner, '

pour'debarrasser la France de ces bandes de pillards qui

terrorisent nos provinces'. »

Une forme particuliere de l'euphemisme est l'amplifi-

cation rhetorique. Par un effet de derealisation, elle per-

met de tirer parti du pouvoir dramatisant de certaines

expressions sans aucun risque d'erre pris au mot. Tel estle cas des images et metaphores guerrieres par lesquelles

l a langue publique cherche 1 1 convaincre de la deter-

mination de nos dirigeants. Lors de l'enlevement de

Christian Chesnot et de Georges Malbrunot en Irak - je

reviendrai sur « leur chauffeur syrien» -, rous les quoti-

diens, toutes les radios et televisions ont decrete la

mobi li sa ti on g en er at e, suivis par Chirac dans sa declara-

tion du 29 aout 2004 : « Le Gouvernement, sous l 'auto-

rite du Premier ministre, est enrierernent mobilise. »

l'antienne est reprise lors de la liberation des otages :

«La mobilisation a paye », titre Le Parisien du

22 decembre 2004. Le merne jour, mobilisation apparair

cinq fois dans la double page consacree par L e Montie 1 1

l'evenemenr, et deux fois dans l'editorial (« Bonheur

encore d'avoir assiste 1 1 une mobilisation, 1 1 une solida-

rite sans failles ... »}. Et Jacques Chirac salue dans une

declaration televisee « la mobilisation et l'unite de tous

les Francais », Quelques mois plus tard, apres le referen-

dum constitutionnel, Ie rneme affirme que « [I'emploi]

exige une mobilisation nationale. Certe mobilisation, je

suis decide 1 1 l'inscrire r e so l u m e n t dans le respect de

notre modele francais . (discours sur routes les chaines

nationales, 30 mai 2005). Le 2 juin, Dominique de

I - Jacques Delperrte d. 8ayac, Histoire de 10Mlllee, Paris. Fayard.1969. p. 503.

41

ViUepin, nouveau Premier ministre, declare sur TFI :

« Le president de Ia Republique a frxe la feuille de route,

c'est la bataille pour I'emploi qui va consriruer la prio-

dee de ce gouvememem. II L !fn 4ille d e ro ute, deja passa-

blement usee au Proche-Orient, reprend neanmoins du

service sous d'autres drapeaux : Franco Frartini, ancien

minisrre des Affaires etrangeres de Berlusconi et nou-

veau commissaire europeen en charge de la Justice etdes Affaires interieures, annonce qu'il ..presenters au

debut de l'an prochain une "feuille de route" pour arne-

liorer la cooperation entre les polices afin de mieux pro-

tegee les frcnrieres exrerieures de l'Europe a 25»

( Le F igar o E conom ie , 13 decembre 2004). Thierry Bre-

ron, P-DG de France Telecom, est nomme rninistre des

Finances: «Cenrr isre converti au li be ra li srn e [ ... J . "i l

esc r endu a 100 % vers l 'e f f icacire , il donne un e feuille

de route a ses troupes avec des objectifs tres precis aatteindre conte que conre", temoigne un consultant"

(b J ou rn al d u d im a nc be , 27 fevrier 2005).

C'esr dans le meme registre belliqueux que l'on peut

ranger la guer r~ d e c iv il i. sa ti om (< < I.:unique objeccif des

"jihadistes", inspires par Ben Laden, est d'allwner l'etin-

celle d'uae guerre de civilisations II, eerie Patrick Saba-

tier en bon disciple de Samuel Huntington, dans

Lib/ration du 30 aout 2004) ; ou bien encore la p rise e n

orage des usagers du RER par le s g re vis te s, le coup de

l 1 u z i n de BoUorc~sur H a vas, le f o r de lance de I 'economie,

la ga rd e rapp roch/ t de te l ou te l oligarque, l 'offimive sur

le front des prix avec o p/r atiom c ou p de poing iL e F igaro

Economie, merne date). Les rninistres montent au ere-

ntau pour defendre leoui au referendum sur la Consti-

rution europeenne, ~.A Berey. on voir deja une "feoetre

de tir" apres Ie referendum si Ie oui l'ernporte »

(LeMonde, 18mai 2005).

Page 18: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 18/20

L Q •

Mais Ie versant guerrier de la LQR ne se limite pas a

ces inoffensives images. Des qu'il y a rumeur de guerre

dans Ie monde, on voir s'avancer en phalange les pen-

seurs casques de I'ex-nouvelle philosophie, les strateges -

de la guerre preventive et les clausewitziens des grands

quotidiens. Deja, en 1987, Jean-Paul Escande, Andre

Glucksmann, Bernard Kouchner et Yves Montand

enjoignaient au gouvernement francais de joindre « Le

geste et la parole»

en intervenant militairement auT chad: « Nous ne sommes pas des "boute-feu", nous ne

souhaitons en aucun cas que notre pays declare et fasse

la guerre it la Libye. Mais nous ne pouvons nous saris-

faire de la barriere fictive du 16e parallele, notion strate-

gique qui ne protege pas nos amis de la mitraille. II faut

rester fermes [ ... J. lntellectuels, nous souhaitons que la

France joigne Ie geste it la parole', » Dans ces quelques

lignes, on peut reperer certains traits recurrents du

discours LQR-va-t-en-guerre: la denegation (nous ne

sommes pas des « boute-feu » mais des humanistes),

l'aurolegitirnation (no us sommes des experts, des intel-

lectuels) er la vanite des baroudeurs (superbe it cet

egard, Ia critique par Bernard Kouchner du livre de Ber-nard- Henri Levy, R i jl ex io n s s ur fa guerre: « Cinq grands

articles ecrits, dents serrees, pour Le Monde, dans la

sueur et Ia fatigue, sur des chemins qui brisent Ie dos, lit

ou le reel entre par les pieds, grace it I'effort et au cou-

rage. Je les connais ces routes de I'extreme. Je les ai par-

courues avec une trousse de medecin en pens ant que

l'humanitaire sans la politique est aussi inutile que

I - Le Monde. I"' janvier 1987. Dix-huit an. plus card. on retrouve

nombre des m~mes et de leurs amls (Pascal Bruckner, Andre

Glucksmann, Romain Goupil, Bernard-Henri Levy) slgnant un appel

pour sou lager la famine au Niger: la guerre preventive et I'actlon

humanltalre sont bien les deux faces de la m6me monnaie.

LA p~OP"GANOE DU QUOTIDIEN

I'inverse. On n'ecrit pas la guerre dans son salon »,

L e Mon de , 26 octobre 2001).

Devant la perspective de voir la France compromettre

le declenchement de la guerre en Irak, Andre Glucks-

mann s'inquiete: « Le 30 janvier 2003, it 14 h 30, je sor-

rais du Quai d'Orsay. Abasourdi. Triste. Je devinais que Ia

France, decidee it pousser sa querelle, allait user du maxi-

mum de ressources, influences, amities, pouvoirs, ruses et

ficelles disponibles pour bloquer le "camp" americain et

interdire toute intervention musclee en lrak, pis, toute

menace d'intervention1• »

Une fois la guerre lancee et « gagnee », les intellectuels

en treillis expriment leur satisfaction dans un langage

stereotype: « Karzai [le president de I'MghanistanJ est

un homme des Lumieres, C'est Ie prototype de ces

musulmans eclaires, modernes, dont il faut partout ren-

forcer les positions», explique Bernard-Henri Levy2. Au

lendemain de la prise de Bagdad, Pascal Bruckner,

Andre Glucksmann et Romain Goupil s' exclament :

« QueUe joie de voir le peuple irakien en liesse feter sa

liberation et ses liberateurs » (L e Montie , 15 avril 2003).

Aucune gene pour les pronostics non realises, les com-promissions que le temps s'est charge de rendre indefen-

dables. D'editorial en editorial, on voit Patrick Sabatier,

l'un des journalistes les plus pousse-a-la-guerre d'Irak

« ( Ecraser le nid de viperes », Liberat ion, 5 avril 2003),

retourner doucement sa veste : « La victoire est amere de

constater que tous les risques contre lesquels les Etars-

Unis avaient ete rnis en garde par ceux qui jugeaient

aussi aventureuse que mal fondee leur "guerre preven-

~3

I - Ouest contre Ouest. Paris, Hachette Lltterature, 2004, p. II.

2 - Rc!cldives, Paris, Grasset, 2004, p. 841.

Page 19: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 19/20

rive", sont devenus realite . (Liberation, 19 mars 2004).

Sabatier aurait pu preciser qu'il n'avait pas a I 'epoque de

mots assez durs contre« ceux qui jugeaient ... »}, Pour

qualifier Ia situation en lrak et en Afghanistan, I'image

du bourbier revient frequemment dans les medias.

L'envie me vient de dire comme les enfants: «C 'est c'lui

qui l'dit qu'y est. »

UN RENVERSEMENT

DE LA DENEGATION FREUDIENNE?

Dans le langage psychanalytique, Ia denegarion est

l'expression, sur le mode du refus, d'un desir refoule.

J'ignore si les psychanalystes ont un mot pour designer

ce qui en serait comme une sorte de variante inversee,

La LQR fait grand usage de ce tour: pretendre avoir ce

qu'on n'a pas, se feliciter le plus pour ce qu'on sait pos-

seder le moins.

Ainsi, Iorsque Ia precarite est venue s'ajouter au

controle disciplinaire pour effacer ce qui restait d'humaindans Ies entreprises, lorsque la consommation des.

drogues psycho tropes par Ies salaries a commence aexploser, Ies anciens directeurs du personnel se sont vus

transforrnes en directeurs des re ssources bumaines , les

ORB. (La parente est curieuse entre les theories neolibe-

rales du «capital humain » et Ia brochure de Staline long-

temps diffusee par les Editions Sociales, EHomme, c ap ita l

lep lus precieux . )

De merne, quand tout concourt a l'isolement, iln'est

question que de dialogue, d' echange, de communicat ion et

Ie mot e ns emb le - j'y reviendrai - prolifere sur les murs.

Dans l'opacite regnanre - «politique», financiere, poli-

ciere -, on enrend dire depuis longternps que seule la

L'" ,.~O'AG~NDI! DU QUOTIDHiN

r r a ns pa"llce permet le jeu dernocratique, Le jurisce Jean-

Jacques Dupeyroux ironisair deja sur Lanotion il y a p lus

de dix ans, a l'occasion d'une loi sur le patrimoine er les

revenus des parlernentaires (" Bon appetir, messieurs » ,

Le Montie du 28 ocrobre 1992: «Er c'est finalement un

rexte bidon qui n'impose plus aucune r:ransparence de

quoi que ce soit qui a e te adopre en premiere lecture a

I'Assembh!e, a la sauveree er - fait exrraordinaire - a mainlevee »). Desormais, on voir L a "transparence It confiee

aux renseig:nements generaux: «Des man arrivee au

ministere [de l'Inrerieur], j'ai demande a avoir une

phorographje L a plus precise possible de la situation de

['islam en France. Car sans ce travail de transparence,

e'est la peuI qui l'emporre II (Dominique de Vlllepin,

entreden accorde au Parisien, 7 dtkembre 2004).

n entre souvent une parr de comique involontaire dans

ces efforts de promotion a [out prix. A une epoque ou

l'on compte WI nombre inhabiruel d'escrocs er de men-

teurs au plus haur niveau de s grandes societes, des pards

er de l'ErlLt. O U I'on nesait plus si le mot njfoim a trait

aux activitc!seconomiques ou aux scandales financiers, Iesoligarques et leur personnel de haur rang sonr presences

dans les medias comme n o! e li te sl• Dans l'edirorial de

Lib/ration paru le lendemain du referendum consritu-

tionnel, Serge July ecrir que [es partisans du non ont

rejert! « la construction europeenne, I'elargissement, les

l!ius, la reguJarisation du liberalisme, Ie reformisme,

l'internationalisme, rneme la generosite II. Le m~me

jour (30 mai 2005), on pouvait lire dans Le Pa ri si en :

4S

I - " ..It r4i"'lat~ ur que Ie tIIrme d'oUprques lolt rarllment

employ' po", d6111"Br I , . . homololue. fnln\C.ls de t_uO( qui rillnent

lur I . Ruule pO~t-so¥l~tlque po r I'lnellenlon del alfalm lOt de I•

• poUtlque •.

Page 20: LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan

5/16/2018 LQR La Propagande Du Quotidien - Hazan - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/lqr-la-propagande-du-quotidien-hazan 20/20