Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    La fin des classes sociales semblerait une vidence pour de nombreux auteurscontemporains, au point que cette question a disparu de la production des sciencessociales, en France particulirement. Lobjectif de cet article est de revenir sur leproblme empirique des classes sociales et sur leur volution au cours des derniresdcennies. En revenant sur la question des ingalits conomiques et sociales struc-tures, et sur les lments culturels et subjectifs susceptibles de sous-tendre les classessociales, deux priodes historiques sopposent nettement. Dune part, la priode decroissance rapide de laprs-guerre a vu leffacement dune partie du contenu objectifdes classes sociales. Dautre part, depuis la fin des annes 1970, au contraire, desingalits structures se reconstituent et dterminent objectivement les conditions devie de groupes sociaux reprables. Nanmoins, ces ingalits structures, renaissantes,ne sont gure organises par une conscience capable danimer un mouvement collectifdurable et de donner une expression aux rapports sociaux sous-jacents, ce qui nest

    pas sans poser problme pour lidentit sociale des membres des classes populaires,au travers dun phnomne de dyssocialisation. Objectivement visibles mais subjecti-vement dsarticules, les classes sociales sont porteuses dun avenir plus ouvert quonne le conoit gnralement.

    Dans les dmocraties dveloppes, la disparition des classes socialessemblerait un acquis et une vidence sur laquelle il est incongru derevenir. Cette question serait tranche.Dans le discours politique, la chosesemble vidente : lorsque les communistes parlent des gens et queles thoriciens du blairisme, comme Anthony Giddens et Ulrich Beck,nous dpeignent une socit fragmente et individualise o tous, du

    manager loprateur, nous faisons partie de la mme quipe (team), lesclasses sociales dsertent le dbat.

    Dans le champ de la sociologie, la question des classes demeure impor-tante. Dune part, dun point de vue historique, elles sont ncessairespour comprendre la dynamique des deux derniers sicles. Dautre part,

    LE RETOUR DES CLASSESSOCIALES ? *Louis Chauvel

    Dpartement des tudes de lOFCE, cellule de sociologieIEP et OSC

    Octobre 2001

    Revue de lOFCE 79

    * Je remercie vivement diffrents critiques de versions antrieures de ce texte, particuli-rement Alain Chenu, Jacky Fayole, Jean-Paul Fitoussi, Jacques Le Cacheux, Franoise Milewski.Cette version rsulte notamment des discussions qui s'en sont suivies. Pour le reste, je demeureresponsable des erreurs et omissions, nombreuses sur un sujet par nature inpuisable.

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    aujourdhui encore, la persistance dingalits structures, lies despositions hirarchiquement constitues et porteuses de conflits dintrtsdans le systme productif, continue de poser question1. Ici commence leproblme spcifique aux classes sociales daujourdhui : lexistence din-galits conomiques structures pourrait ne pas aller ncessairement depair avec celle de classes sociales constitues.

    Cet article propose ici une rvaluation de la question des classessociales en esquissant une synthse empirique portant sur les50 dernires annes.Ce travail se centrera sur lexprience franaise, sansngliger pour autant la dynamique dautres socits occidentales. De cepanorama dynamique rsulte lide quil faut aujourdhui extraire la notion

    de classe sociale des polmiques un peu dsutes qui ont conduit abandonner son usage dans les sciences sociales partir de la fin desannes 1970 ; l, comme ailleurs, les effets cycliques de la mode ont pumener un sur-ajustement thorique. La rvaluation propose iciconduit dissocier fortement les aspects objectifs des aspects subjectifsinhrents aux classes sociales, de faon comprendre un certain nombrede dcalages temporels sparant une modification empirique de la ralitdes classes sociales de leur prise en compte dans les reprsentations.

    Dfinir les classes sociales

    Des bibliothques entires sont consacres cette question hors detout consensus : nous navons pas de dfinition universellement acceptedes classes sociales. Pour autant, pour caricaturer les positions, deuxcourants traversent la sociologie. Dun ct, nous avons une traditionmarxienne 2, selon laquelle les classes sociales sont des collectifs struc-turs par une position spcifique dans le systme conomique dfinie

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    1. Un des rares auteurs avoir pos rcemment cette question, Emmanuel Todd (1995) n'agure eu de continuateurs. On peut s'en rendre compte en notant la raret des titres d'ouvrageset d'articles des sciences sociales, en France en particulier, contenant le syntagme classessociales , sauf dans des approches historiques, ou pour en argumenter le dclin.

    2. Marxien qualifie ici une tradition intellectuelle marque par l'valuation critique, alorsque marxiste dfinirait plutt une filiation plus politique voire apologtique. Selon cetteacception, le prsent article est notamment marxien, tout en intgrant des lments weberiens.Par ailleurs, nous prsentons ici l'esprit et non la lettre d'une dfinition marxienne, pour ne pasverser dans une exgse dans laquelle le dbat sur les classes s'est trop souvent embourb. Iln'existe pas de dfinition explicite de la classe sociale dans l'uvre de Marx, mais des dfini-tions implicites et des usages varis, dont la confrontation pourrait prter confusion. Marxmeurt en 1883 sans achever le chapitre du Capitalintitul les classes sociales , chapitre quidbute par une dfinition semblable celle propose par Adam Smith un sicle plus tt, fondesur la tripartition entre capital foncier, capital immobilier et force de travail. LeManifeste condensele modle en l'opposition irrductible de deux classes. Les crits historiques de Marx prsententquant eux des visions nettement plus complexes, distinguant une grande diversit de classes.Par ailleurs,Misre de la philosophie pose la classe dans un double rapport, objectif et subjectif : la fois position collective dans le systme productif et conscience collective de cette position,conscience conflictuelle susceptible d'animer l'histoire. Le problme de la dfinition des classessociales chez Marx et plus gnralement chez les marxistes relve du caractre plurivoque dumot. La dfinition marxienne que nous en donnons recouvre l'ensemble de ces aspects.

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    notamment au travers de la proprit des moyens de production,marquspar un conflit central (lexploitation), anims ventuellement par laconscience collective de leur tre, de leur intrt, de leur dynamique 3.Cette tradition est parfois qualifie de holiste ( = tout) parce quici,la totalit est plus que la somme des individus qui la forment, la classeexistant indpendamment et au-dessus de ses membres, en leur dictantleur rle, par del la capacit de cration des individus, qui pourrait biendans cette approche ntre quun leurre. Cette tradition est qualifie ausside raliste, parce que les classes sont supposes former des entitsvritables et tangibles, et non pas des constructions intellectuelles.

    Dun autre ct, la tradition weberienne suppose que les classes

    sociales sont des groupes dindividus semblables partageant unedynamique probable similaire (Max Weber parle de Lebenschancen ou chances de vie ), sans quils en soient ncessairement conscients. Laclasse sociale nest pas autre chose, a priori, que la somme des individus(individualisme contre holisme) que le chercheur dcide dassembler selonses critres propres ; ainsi, les classes sont des noms plus que des choses(nominalisme contre ralisme).

    Karl Marx attendait donc beaucoup de la classe sociale, alors que MaxWeber y voyait un mode de dcoupage social parmi dautres : lesmarxistes conoivent difficilement que les classes sociales existent sansconscience de classe, sans tre des classes en soi et pour soi, des groupesnon seulement reprables, mais aussi en mesure de par leur organisation,

    de construire leur histoire collective. Par un curieux retournement decirconstances, on constate finalement que lapproche marxienne est trsexigeante : se fonder sur cette acceptation porte souvent conclure quilnexiste plus de classe sociale, faute de conscience de classe marque parune conflictualit radicale. Au contraire, une approche weberiennepermet dadmettre plus facilement la prennit des classes : la notion estlicite ds que nous pouvons reprer des groupes ingaux aux destinssociaux distincts.

    Une dfinition implicitement prsente chez les sociologues souhaitantdisposer de critres empiriques peut tre explicite 4, dfinition quiprsente lintrt de sortir de nombreuses apories. On parlera de classessociales pour des catgories :

    1) ingalement situes et dotes dans le systme productif ;2) marques par une forte identit de classe, dont trois modalits

    peuvent tre spcifies :

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    3. Pour de nombreux exgtes, notamment et ventuellement devraient treremplacs respectivement par exclusivement et ncessairement . Un tel dbat estvidemment d'un intrt limit.

    4. Implicitement, il est possible de retrouver une telle dfinition dans l'article Are SocialClasses Dying? des sociologues amricains Terry Clark et Seymour Lipset (1991) ; pour autant,cette dfinition est dj prsente, en filigrane, chez le sociologue californien Robert Nisbet(1959), dont les travaux sont analyss ci-dessous, mais aussi dans les crits de Raymond Aron(1969, chapitre Une socit sans classes ? ).

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    lidentit temporelle (2a), cest--dire la permanence de la catgorie,limpermabilit la mobilit intra- et intergnrationnelle, labsencede porosit aux changes matrimoniaux avec les autres catgories(homogamie) ;

    lidentit culturelle (2b), cest--dire le partage de rfrences symbo-liques spcifiques, de modes de vie et de faons de faire permettantune inter-reconnaissance ;

    lidentit collective (2c) savoir une capacit agir collectivement,de faon conflictuelle, dans la sphre politique afin de faire reconnatrelunit de la classe et ses intrts.

    Cette dfinition prsente le double avantage de fonctionner surplusieurs dimensions et de sortir de lopposition des deux approchestraditionnelles 5. Quelques prcisions simposent. Cette dfinition se fondeen premier lieu sur lexistence dingalits, notamment au travers de laposition dans le systme productif, particulirement et non pas exclusi-vement sous le rapport de la proprit des moyens de production. Dunepart, il ne sagit pas dune condition suffisante, puisque, pour suivre Marxsur cette question, la classe ne se rduit pas la taille du porte-monnaie 6,mais intgre des lments subjectifs, culturels et collectifs porteurs deconflictualit. Dautre part, les ingalits mentionnes en premier lieu nesont pas simplement montaires : il sagit dintgrer non seulement laproprit des moyens de production proprement dits, mais aussi les quali-fications reconnues et la matrise organisationnelle du processus de production 7.

    Les arguments pour la fin des classes

    Cette dfinition offre lintrt dmettre des critres clairs, suscep-tibles de donner lieu une dmarche empiriquement fonde de validationou de refus de lide que les classes sociales se maintiennent ou non.Une telle tentative de dmonstration systmatique de la fin des classessociales a t imagine pour la premire fois par Robert Nisbet (1959),selon qui cette fin provien(drai)t :

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    5. Certains voient apparatre une troisime tradition dans l'approche dite constructiviste ,dont une tape intellectuelle importante est l'ouvrage : la Formation de la classe ouvrire anglaisede Edward P. Thompson (1963). Cette approche voit dans l'objet sociologique qu'est la classesociale le rsultat perptuellement ractualis des rapports, des conflits et des alliances issusdes mouvements sociaux dans le cadre d'une histoire ouverte. Il semble pourtant que cetteapproche s'intgre la tradition holiste, si ce n'est qu'elle pose comme mthode centrale l'analysedu processus historique et politique de sa cration (processus qui ne peut s'abstraire d'un cadreet d'un contexte culturel ou national).

    6. Pour autant, ce porte-monnaie permet de reprer des conditions de classes sociales, unfort revenu tant un pralable l'accumulation patrimoniale, et la proprit prive du capitalproductif une source possible de trs hauts revenus.

    7. Pour prendre en considration des dveloppements tels que ceux de Erik Olin Wright(1979, 1985).

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    dans la sphre politique, de la diffusion du pouvoir au sein delensemble des catgories de la population et de la dstructuration descomportements politiques selon les strates sociales ;

    dans la sphre conomique, de laugmentation du secteur tertiaire,dont les emplois ne correspondent pour la plupart aucun systme declasse parfaitement clair, et de la diffusion de la proprit dans toutes lescouches sociales ;

    de llvation du niveau de vie et de consommation qui conduit la disparition de strates de consommation nettement reprables, rendantpeu vraisemblable lintensification de la lutte des classes.

    La difficult avec les travaux de Nisbet et de ses continuateurs estque leur dfinition des classes sociales est plus souvent implicite, nivraiment weberienne, ni vraiment marxienne, mais plutt, en filigrane, ladfinition empirique que nous avons prcise ci-dessus.Nanmoins, depuisNisbet, les dveloppements sur la mort des classes sont toujourspeu ou prou fonds sur les mmes arguments, mme si certains auteursont pu ajouter quelques lments : la croissance scolaire et lentre desclasses populaires au lyce puis luniversit, le flou croissant des chellesde salaire, la diffusion de la proprit de valeurs mobilires, la gnrali-sation dune culture moyenne dont le blue jeans ou le barbecue(Mendras, 1988) sont les figures exemplaires , la multiplication de diff-renciations et de conflits fonds sur des enjeux symboliques, et la

    revendication de la reconnaissance des diffrences religieuses, de genre,dordre culturel, rgionalistes, ethniques ou dorientation sexuelle.

    Lessentiel de largumentation des sociologues intresss montrer ladisparition des classes sociales peut tre rsume en un diagnostic simple :baisse des ingalits conomiques et ducatives, affaiblissement desfrontires sociales en termes daccs la consommation et aux rfrencesculturelles, mais aussi croissance de la mobilit, moindre structuration desclasses en groupes hirarchiques distincts, reprables, identifis etopposs, moindre conflictualit des classes et conscience de classeaffaiblie. Le schma gnral de ce type de travail est le plus souvent uneligne causale qui va dune baisse des ingalits conomiques jusqu cellede la conscience de classe. Evidemment, dans une perspective labore,

    les classes sociales ne se rduisent pas laspect des ingalits cono-miques et sociales, mais elles sont vues comme un mode dapproche, etune approximation, de processus sous-jacents, dune autre nature(rapports de force dans la sphre conomique, domination, exploitation),dont la mise en vidence empirique est plus complexe que celle desingalits. Lide souvent implicite est celle dune relation double sens :les ingalits baissent car lintensit des rapports dexploitation dcline ;les ingalits baissent, et donc les moyens dont disposent les mieux situsdans les rapports sociaux sous-jacents sont appels dcliner. Il demeureque la notion marxienne dexploitation est rarement mobilise, do un

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    risque de confusion entre ingalits et classes ; compte tenu de la phraseprcdente, il peut rester un lien implicite entre les deux approches.

    Lorsque lon confronte les critres aux faits de lhistoire sociale,limmobilit sociale a bien dclin, les ingalits conomiques se sont bienrduites, le pouvoir dachat ouvrier sest bien accru, plus vite que lesautres catgories de salaris. Dans une perspective de long terme, sur ledemi-sicle pass, cest une vidence, mais il convient den saisir les limitespour chapper aux risques du dogmatisme.

    Un portrait dynamique des ingalits aujourdhuiPour conclure lexistence ou la disparition des classes sociales, la

    mesure des ingalits conomiques et sociales est stratgique : elle estla seule dmarche permettant de diagnostiquer leur stabilit, leurdiminution ou leur amplification, ainsi que leur structuration. Mener bien un tel bilan amne dstabiliser les reprsentations consensuellesdune socit assemble autour dune grande classe moyenne repr-sentant les deux Franais sur trois que, en 1984, Valry GiscarddEstaing mettait en reprsentation, autrement dit ces deux-tiers dinclus,entours, en dessous, par une marge dexclus, et, au-dessus,par une petitelite conomique qui organise le pays, comme les figurait en 1994 JacquesDelors 8. Le problme est que, pour juger de la pertinence de cette vision,

    il faut mener un travail de recherche systmatique que, de par sonampleur, peu ont le courage de conduire 9. Lune des difficults vient dela diversit des indicateurs ncessaires (patrimoine, salaire, revenu,consommation, pratiques culturelles, diplme, rseau relationnel, tat desant, etc.). La classe sociale ne se rduit pas en effet un seul indicateurmais se repre par le croisement de tout un ensemble de dimensionscomplmentaires 10.

    Pourtant, au-del de la diversit de ce que propose la statistiquesociale officielle, il apparat rapidement que seuls quelques indicateurssont disponibles, laissant de nombreux angles morts. La richesse des infor-mations sur les salaires tranche avec la faible qualit des donnes portantsur les stock-options ou plus gnralement sur le patrimoine. On sait

    pourtant que, l, au cours des 20 dernires annes, des changements

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    8. Les rfrences sont : Valry Giscard d'Estaing, 1984, Deux Franais sur trois, Par is ,Flammarion ; Jacques Delors, 1994, Un entretien avec Jacques Delors , Le Monde, 15 novembre1994.

    9. Le livre d'Alain Bihr et Roland Pfefferkorn (1995) montre la complexit d'un travail syst-matique d'valuation des ingalits dans chacune de leurs dimensions.

    10. Cette multidimensionnalit rsulte non seulement du croisement de diffrents capitaux conomique, culturel, social (Bourdieu, 1979), mais aussi de la diversit interne chacun de ces capitaux. Par exemple, le revenu d'une part et le patrimoine de l'autre, sont deuxressources conomiques dont les relations ne sont pas immuables : leur corrlation s'est accrueau cours des 20 dernires annes (Chauvel, 1998b).

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    cruciaux se sont jous, mais les donnes diffuses sont trs insuffisantespour comprendre exactement leur nature et leur intensit, les adminis-trations comptentes ayant rduit linformation divulgue 11. Dans cettequte, la plus grande difficult, bien y rflchir, est que ce portrait nepeut tre fig dans le temps : les ingalits sont pour lessentieldynamiques (Fitoussi et Rosanvallon, 1996) ; comme elles sont en recom-position perptuelle, il est donc peu prs impossible de dduire dunevolution observe les tapes suivantes du changement, do la ncessitdun travail permanent de rvaluation et de ractualisation des connais-sances empiriques sur les ingalits. Les sciences sociales seraient appeles courir aprs leur objet, mais elles peuvent aussi les anticiper parfois.

    Catgories sociales et stabilit des classes populaires

    Le systme franais de statistique sociale offre une spcificit intres-sante, voire une singularit paradoxale. Nous disposons dun instrumentexceptionnel, les Catgories socioprofessionnelles (CSP) 12, que lemonde ne nous envie pas Les tentatives dexportations savrent assezinfructueuses, et il semble quEurostat, loffice statistique europen,sapprte imposer en Europe un Goldthorpes class scheme du nomdu sociologue dOxford qui sest fortement inspir des CSP pour en faire

    un outil internationalisable (Erikson et Goldthorpe, 1992) ; cette crationprojete pourrait aller dans le sens dune meilleure comparabilit, maislimpossibilit de rtropoler les sries impose en toute logique decontinuer de suivre simultanment, au moins quelques annes, les CSPfranaises, voire quelques dcennies. En effet, lintrt de la situationfranaise est que ces CSP ont t codifies ds les annes 1950. Dansaucun autre pays, on ne trouve un instrument de mesure standardis,accept par lensemble des instituts nationaux, stable sur plusieursdcennies, permettant de suivre sur la longue dure, depuis 1953, desgroupes sociaux dfinis. Il est donc possible dobjectiver en France, mieuxque nimporte o ailleurs, des ingalits socioprofessionnelles dont onpeut supposer quelles sont assez universelles. Mme si de longs et fasti-dieux dbats se sont efforcs de montrer que les CSP sont une spcificit

    franaise, il apparat en dfinitive que dans tous les pays o lon sestefforc de sparer ouvriers et membres du tertiaire qualifi, on repre

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    11. Le rapport au Conseil d'analyse conomique remis par Thomas Piketty (2001a) souligneles difficults d'accs l'information officielle en matire d'ingalits de revenus, et plus encore,en matire de patrimoine. Ces difficults ne sont pas simplement d'ordre technique.

    12. Le passage des CSP avant 1982 aux PCS ensuite a suscit de nombreux commentaires(Desrosires et Thvenot, 1988). En ralit, le principal changement empirique (si on en reste la version condense, un chiffre, du code des CSP) a t de promouvoir les contrematresdepuis la catgorie des ouvriers vers celle des professions intermdiaires. Les autres change-ments sont plus anecdotiques. Dornavant le sigle CSP caractrisera les catgoriessocioprofessionnelles en gnral, et PCS la nomenclature spcifique de 1982.

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    des ingalits sociales similaires13 et des rapports sociaux dautant plusviolents quils y restent invisibles et inexprims.

    Les CSP ont une qualit intressante : elles permettent de parler declasses sociales sans jamais en prononcer le mot. Le but des CSP est deparvenir rsumer en un jeu rduit de catgories les principaux clivagessociaux rsultants de trois critres : la hirarchie, le statut (indpendantet salari priv ou public) et le secteur (primaire, secondaire, tertiaire).Weberiennes sans lavouer, les CSP assemblent des groupes professionnelsconnus pour avoir des caractristiques semblables et des perspectivesprobables comparables. Elles sont aussi marxiennes, sans le dire, car leprincipe de regroupement retenu par ses concepteurs est le suivant : les

    groupes sont constitus en se fondant sur les conventions collectives quipermettent de mettre en vidence des quivalences entre professions(en cas de doute, lavis des partenaires sociaux est mobilis pour validerle choix du dcoupage). Autrement dit, les CSP prennent en compte laconscience collective porte par les groupes professionnels. On peut direaussi quelles se fondent sur une dmarche constructiviste dans lamesure o les CSP valident et interviennent en retour dans la validationde luttes sociales et de rapports sociaux historiques. Autrement dit, ilsagit l dun outil mixte, ralisant un arbitrage tempr entre des logiquesdistinctes, dont la force rsulte de sa capacit sadapter aux besoinsdes uns et des autres.

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    1. Les grandes catgories socioprofessionnelles (CSP)

    1. Voir les deux articles (Chauvel, 1999b et Chauvel 2001) pour constater dans le cadreeuropen d'une part et dans la comparaison France-tats-Unis de l'autre, que, condition debien vouloir faire l'effort de regrouper correctement les populations, ces ingalits sociopro-fessionnelles ne sont en rien une spcificit franaise.

    Agriculteurs

    CommerantsArtisans

    Ouvriers

    Chefs d'entreprise+ 10 salarisCadres

    Professionsintermdiaires

    Employs

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    Au plus haut degr de synthse, les CSP font apparatre 6 groupestypiques les chiffres renvoient la codification standard : (1) lesagriculteurs ; (2) les artisans-commerants et chefs dentreprise de plusde 10 salaris (les patrons ) ; (3) les cadres (dits aussi cadres etprofessions intellectuelles suprieures ), qui forment llite du salariat(plus les professions librales) ; (5) les employs et (6) les ouvriers, cest--dire les excutants du travail conu comme routinier respectivementdans les services et dans lindustrie ; (4) les professions intermdiaires ,archtype des classes moyennes , mritent leur nom et apparaissentcomme une catgorie-pivot entre dirigeants et routiniers, entre expertiseet production standardise. La polarisation entre cadres et ouvriers (ondevrait plus gnralement leur adjoindre les employs) permet de prendre

    la mesure de ltendue du spectre social, entre dune part une populationrelativement privilgie de petite taille sans tre rare (13 % de lapopulation active), et dautre part les catgories sociales les plusmodestes. Moins spectaculaire que la description du gouffre qui sparellite conomique des victimes de lexclusion sociale, le reprage desdiffrences entre ces deux groupes permet de lire la banalit des inga-lits structures par des diffrences de ressources conomiques ou detoute autre nature.

    Lanalyse sur plus de 30 ans de la composition de la population activemontre que les catgories moyennes et suprieures du salariat sedveloppent et que les ouvriers dclinent numriquement : ils ne sont

    plus que 30 % de la population active en lan 2000, contre 40 % en1969. A ce rythme, ils auront disparu dans 90 ans. Dans le mme temps,les employs ont connu une expansion rgulire. Certains sociologuescomme Nisbet (1959) considraient que le tertiaire est peu ou pas hirar-chis, ne crant pas de systme de classes simplement reprable. Lanalysedes situations des ouvriers et des employs, notamment pour les salaires,mais aussi pour tout un ensemble de critres, montre, bien au contraire,que les employs sont dun point de vue structurel des ouvriers desservices, cest--dire des travailleurs routiniers du tertiaire dont le travailest tout aussi peu valoris conomiquement que celui des ouvriers. Autotal, si nous considrons la somme des ouvriers et des employs, nousobtenons une part stable depuis 30 ans, de lordre de 60 % de lapopulation active (contrematres compris). Autrement dit, les classes

    populaires forment une part majoritaire, tonnamment stable, de lapopulation franaise.

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    PCS 1983- 1991- 1999-1984 1992 2000

    11 Agriculteurs sur petite exploitation 2,5 1,1 0,412 Agriculteurs sur moyenne exploitation 2,2 1,3 0,613 Agriculteurs sur grande exploitation 1,7 1,8 1,4

    Agriculteurs chmeurs 0,0 0,0 0,01 Total agriculteurs 6,4 4,1 2,3

    21 Artisans 3,7 3,4 2,822 Commerants 3,3 3,1 2,423 Chefs d'entreprises de 10 salaris et plus 0,5 0,5 0,5

    Artisans, commerants, chefs d'entreprise chmeurs 0,2 0,2 0,32 Total artisans, commerants,chefs d'entreprises 7,6 7,2 6,0

    31 Professions librales 1,0 1,2 1,233 Cadres de la fonction publique 1,0 1,0 1,234 Professeurs, professions scientifiques 1,6 2,3 2,735 Professions de l'information, des arts et spectacles 0,6 0,7 0,737 Cadres administratifs et commerciaux d'entreprise 2,2 3,1 3,438 Ingnieurs, cadres techniques d'entreprise 1,9 2,3 2,8

    Cadres et professions intellectuelles suprieures au chmage 0,2 0,4 0,73 Total cadres et professions intellectuelles suprieures 8,4 11,0 12,6

    42 Instituteurs ou assimils 3,5 3,0 2,943 Professions intermdiaires de la sant et du travail social 2,8 3,0 3,744 Clerg, religieux 0,1 0,1 0,145 Prof. interm.Administratives de la fonction publique 1,4 1,6 1,4

    46 Prof. interm.Administratives et commerciales des entreprises 4,2 4,8 5,047 Techniciens 3,2 3,3 3,548 Contrematres, agents de matrise 2,6 2,3 1,9

    Professions intermdiaires au chmage 0,8 1,0 1,44 Total professions intermdiaires 18,5 19,2 19,9

    52 Employs civils, agents de service fonction publique 7,0 7,0 7,453 Policiers et militaires 1,5 1,6 1,754 Employs administratifs des entreprises 8,4 8,3 7,655 Employs de commerce 2,7 3,0 3,356 Personnels des services directs aux particuliers 3,9 4,0 5,2

    Employs au chmage 2,6 3,7 4,65 Total employs 26,0 27,6 29,9

    62 Ouvriers qualifis de type industriel 6,4 6,3 5,963 Ouvriers qualifis de type artisanal 5,4 6,0 5,664 Chauffeurs 2,3 2,2 2,265 Ouvriers qualifis, manutention, magasinage, transport 1,6 1,5 1,567 Ouvriers non qualifis de type industriel 7,6 5,6 4,568 Ouvriers non qualifis de type artisanal 3,4 3,0 2,869 Ouvriers agricoles 1,0 0,9 0,9

    Ouvriers au chmage 3,8 4,2 4,56 Total ouvriers 31,5 29,6 27,9

    Chmeurs n'ayant jamais travaill 1,5 1,2 1,3

    Total 100,0 100,0 100,0

    1. Part dans la population active des diffrentes PCS dtailles

    En %

    Source : Enqutes Emploi ;les chantillons cumuls sur 2 ans sont de l'ordre de 150 000, et les incertitudes statis-tiques sont de 0,2 % environ.

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    Salaire et classes dynamiques

    Ce que nous connaissons de la rpartition du salaire net permet derpondre de nombreuses questions. Aujourdhui, au sein de lapopulation salarie temps plein, en considrant le salaire mensuel moyen(dont les primes, mais hors stock-options) en lan 2000, louvrier toutcomme son (sa) collgue employ(e) gagne 2,5 fois moins quun cadre :8 000 francs pour les salaris en emploi routinier dans lindustriecomme dans les services et plus de 20 000 pour les cadres ; entre lesdeux, une quatrime population salarie, celle des professions inter-mdiaires , gagne environ 11 000 francs. Les uns considreront que 8 000

    francs nets, cest bien pour un salari sans qualification : avec ses revenusactuels, le salariat populaire daujourdhui nest plus menac par la famine.Mais les autres compareront ce montant, par exemple, aux intrts tirsen continu dun capital de 2 millions de francs correctement plac, soitla valeur dun appartement parisien moyen de 100 mtres carrs, ce quipermet de relativiser les moyens conomiques de louvrier de labon-dance (Goldthorpe et alii., 1968-1969).

    Louis Chauvel

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    Revue de lOFCE 79

    3. Salaire annuel moyen temps plein

    En francs constants 2000

    0

    50000

    100000

    150000

    200000

    250000

    300000

    350000

    1950 1960 1970 1980 1990 2000

    Note : la baisse du salaire moyen des cadres entre 1970 et 1980 est lie notamment une forte rupture gnra-tionnelle dans l'accs la catgorie des cadres, marqus par un brusque rajeunissement (Chauvel, 1998a). Unerupture de srie importante a lieu entre 1982 et 1984,marque par un changement de champ et par la modifi-cation du code des CSP : alors que d'autres sources montrent peu de modifications entre les deux dates,l'cartentre cadres et ouvriers s'est ici fortement rduit.Nous rtropolons dans la suite des calculs la srie 1950-1982pour annuler le saut statistique correspondant.Source : sries longues sur les salaires dans le secteur priv et semi public INSEE.

    Cadres et professions intellectuellessuprieures

    Professions intermdiaires

    EmploysOuvriers

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    Lorsque l'on aborde la dynamique historique, trois rsultats sontfrappants. D'abord, les Trente glorieuses 14 (1945-1975) apparaissentcomme une priode extraordinaire d'enrichissement du salariat : alorsqu'en moyenne, le pouvoir d'achat du salaire a cr d'environ 0,5 % paran dans les annes 1990, une anne moyenne de la priode antrieure 1975 s'accompagnait d'une hausse de 3,5 % . Ensuite, l'cart entre cadreset ouvriers (si nous prenions les employs, le rsultat serait presqueidentique), a flchi aprs 1968 (le cadre gagnait en moyenne 4 fois plusque l'ouvrier en 1968, et 2,7 en 1984) ; un mouvement considrable derapprochement des salaires entre qualifis et routiniers a donc eu lieuaprs 1968 ; ce mouvement rsulte notamment d'un renouvellement fortde la population des cadres dans les annes 1970 avec l'arrive prcoce

    et massive des jeunes gnrations diplmes du baby boom. Enfin, depuiscette date, l'cart est peu prs stable (2,5 en 1998). La fin des Trenteglorieuses a donc t marque par une dynamique doublement favorable la classe ouvrire (et aux employs) : les carts se rduisent dans uncontexte d'enrichissement rapide et partag. A partir du milieu de ladcennie quatre-vingt, au contraire, la croissance ralentit et l'cartdemeure.

    Passons maintenant une ide d'ingalits dynamiques (voir leschma) : en considrant l'cart entre le salaire moyen des ouvriers (o1)et celui des cadres (c1) la date t1, et sous l'hypothse que la croissancemoyenne du salaire ouvrier au cours des 5 annes prcdentes demeureinchange, quelle date t

    2= t

    1+ le salaire ouvrier (o

    2) aura-t-il rattrap

    le salaire des cadres (c1) ? Cette question de temps de rattrapage d doitse comprendre en termes partiels : le salaire du groupe des cadres conti-nuera lui aussi de s'accrotre, renvoyant ainsi plus tard la venue durattrapage complet. Nanmoins, plus ce temps de rattrapage est rduit,plus les catgories les plus modestes peuvent projeter leur avenir enobservant les catgories situes au-dessus d'elles. Si ce temps est del'ordre de 30 ans, un jeune ouvrier peut esprer en fin de carrire unrevenu proche de celui des cadres qu'il voit, et un ouvrier plus g peutattendre pour ses enfants un sort nettement ascendant au regard du sienpropre ; si ce temps de rattrapage avoisine le sicle, ou plus, les cartsqu'il observe aujourd'hui sont appels persister aussi loin que ce quel'horizon thorique de sa vie et de celle de ses enfants lui permet

    d'entrevoir.

    LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

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    Revue de lOFCE 79

    14. Les Trente glorieuses (Fourasti, 1979) ont-elles t glorieuses sur tous les plans ? Voilun beau sujet polmique. Economiquement, elles restent comme une priode exceptionnelle del'histoire.

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    Louis Chauvel

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    Revue de lOFCE 79

    4.Temps de rattrapage : schma explicatif

    Note : Soient le taux de croissance du salaire ouvrier not au cours des 5 annes prcdentes, o1 le salairemoyen des ouvriers et c1 celui des cadres la date t1. Le temps de rattrapage est le nombre d'annes decroissance au rythme que les ouvriers doivent attendre pour que leur salaire (o2) puisse rattraper le salairedes cadres (c1) ?

    2.Temps de rattrapage

    Rapport du salaire Croissance annuelle moyenne Temps decadres / ouvriers depuis 5 ans du pouvoir rattrapage

    dachat du salaire ouvrier (%) (annes)

    1955 3,9 4,8 29,11960 3,9 2,8 49,71965 4,0 3,5 40,01970 3,8 3,7 36,8

    1975 3,4 3,5 35,71980 2,9 1,6 65,11985 2,7 0,3 371,91990 2,8 0,3 353,01995 2,6 0,3 316,21998 2,5 0,6 150,6

    Note : en 1955, le salaire moyen des cadres est 4,3 fois plus lev que celui des ouvriers ;de 1950 1955, le tauxde croissance annuelle du pouvoir d'achat du salaire ouvrier tait de 4,8 % par an ;en 1955, ce rythme, le tempsncessaire pour rattraper le pouvoir d'achat du salaire des cadres de 1955 est de 31,3 ans.Source : sries longues sur les salaires INSEE

    0

    50000

    100000

    150000

    1950 1960 1970 1980 1990

    C1

    O1

    O2

    t1t2

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    En fait, sur toute la priode 1950-1975, ce temps de rattrapage oscillaitentre 30 et 40 ans selon la nature de la conjoncture. Malgr la rductionde lcart statique entre cadres et ouvriers dun rapport de 4 2,8, lcartdynamique a bondi ds le ralentissement de la croissance : le temps derattrapage a dpass 200 ans au cours des annes 1990. Autrement dit,le rattrapage qui nagure pouvait senvisager en une gnration pourraitau rythme actuel en exiger 6 La distance temporelle entre ouvrierset cadres est devenue un gouffre bant. Il est vrai que ce calcul prenden compte lexprience passe de la croissance. Il se peut en effet que,si la croissance observe depuis 1998 ne sessouffle pas mais au contrairesacclre, nous puissions renouer avec le mouvement rapide dantan, etavec la rduction des ingalits dynamiques. Pourtant, ce dont disposent

    les acteurs sociaux pour juger de leur situation et de son volution estbien cette exprience dun pass rcent : mesure que les Trenteglorieuses sloignent, ce qui domine est bien le ralentissement et lastagnation des salaires qui, en termes dingalits dynamiques, conduisent la reconstruction de frontires entre cadres et ouvriers que lon avaitcru abolies 15.

    Revenu et distance des CSP

    Les variations des revenus salariaux sont certainement trs impor-

    tantes pour comprendre lvolution de la socit, mais plus de la moitides individus vit sans salaire direct. Parmi ceux-ci, un dixime est formdindpendants, un autre de retraits, et les autres sont pour lessentieldes jeunes ou des femmes au foyer dpendant du revenu dun ou plusieursmembres de leur famille. Cest pourquoi, pour reprer laisance financiredun mnage, on tend travailler sur le niveau de vie , cest--dire lerevenu disponible (toutes les ressources moins les impts directs)rapport au nombre de personnes vivant dans ce mnage. Cest le revenu par tte . Plus finement encore, on peut rapporter ce revenu par unit de consommation , cest--dire par quivalent-adulte , ensupposant lexistence dconomies dchelles et de moindres besoins pourles enfants. Il sagit alors danalyser les carts de niveau de vie par CSPou, globalement, au sein de la population, en analysant les rapports inter-

    dciles.Alors que les annes 1970 avaient donn lieu un fort rapprochement

    des extrmits de la courbe de rpartition du revenu disponible, depuisles 20 dernires annes, peu prs rien na vari dans les carts relatifs.Si, depuis les annes 1970, le strobilode du revenu (voir le graphique)met en vidence une importante classe moyenne (le large ventre de la

    LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

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    Revue de lOFCE 79

    15. D'autres analyses sur la mobilit salariale produites par Denis Fougre et FrancisKramartz (2001) montrent qu'avec le ralentissement de la croissance, les positions sociales onteu tendance se cristalliser.

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    toupie de la rpartition des revenus), cela ne veut pas dire que cadreset ouvriers sont homognement rpartis : un cart de 1 2,5 les spareen moyenne (Chauvel, 1997). Par ailleurs, depuis 1984, le taux de crois-sance du revenu pour lensemble de la population est faible.Depuis, lcartentre les ouvriers et les cadres demeure invariable, comme si tout taitgel. Autrement dit, limage que nous avons de l ouvrier de labon-dance , intgr (ou proche de sintgrer) aux classes moyennes, estdate : lpoque o le revenu rel croissait de 3,5 % par an, des cartsde 1 2 reprsentaient un cart franchissable, dynamiquement. Avec desrevenus qui ne croissent plus gure, le mme cart reprsente unefrontire tanche.

    Louis Chauvel

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    Revue de lOFCE 79

    5. Strobilode du revenu et du patrimoine en francs 2000

    100 = mdiane du revenu 100 = mdiane du patrimoine

    Note : le strobilode reprsente la forme de la pyramide sociale correspondant la rpartition du revenu ou du

    patrimoine (voir Chauvel, 1995). La courbe est dautant plus large quune part importante de la population estsitue prcisment ce niveau.Si 100 reprsente la mdiane des revenus, le large renflement au centre du stro-bilode permet de rvler une forte classe moyenne, situe gale distance des extrmes. Du ct despatrimoines,au contraire, il nexiste pas de classe moyenne, dans la mesure o la population est largement tireentre lextrme opulence et lextrme dnuement en termes daccumulation. Les revenus sont exprims enfrancs par tte dans le mnage : lindividu mdian se trouve dans un mnage o le revenu annuel est de 65 000 Fpar individu. Le patrimoine est exprim par mnage. Pour le revenu, C, I, E et O reprsentent la mdiane durevenu respectivement des cadres, des professions intermdiaires, des employs et des ouvriers. Pour lePatrimoine, ce sont les moyennes,les mdianes nayant pas t calcules dans les publications de lINSEE.Source : Budget des mnages 1995 et actifs financiers 1992 , rvalus pour lanne 2000 (en tenant compte delenrichissement et de linflation).

    revenu moyen

    25 % des mnages sous 0,15 fois le

    patrimoine mdian

    0

    100

    200

    300

    400

    patrimoine brut mdian

    par mnage :

    500 KF

    revenu disponible

    mdian par individu

    par an : 65 KF

    25 % des mnages au-dessus de

    2,32 fois le patrimoine mdian

    10 % des mnages au-dessus de

    3,95 fois le patrimoine mdian

    5 % des individus au-dessus de

    2,33 fois le revenu mdian

    25 % des individus au-dessus de

    1,39 fois le revenu mdian

    10 % des individus au-dessus de

    1,92 fois le revenu mdian

    25 % des individus sous 0,72 fois

    le revenu mdian

    10 % des individus sous 0,55 fois le

    revenu mdian

    patrimoine moyen

    Patrimoine

    (par mnage)Revenu

    (par tte)

    C

    I

    E

    OE

    O

    I

    C

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    Retour aux ingalits daccumulation

    La courbe de rpartition des revenus est traditionnellement marquepar des carts relativement faibles par rapport ce que lon observe duct du patrimoine ; cest particulirement vrai dans une socit salariale o le salaire est une source majeure de revenus encadrepar des grilles propices un contrle et un compromis entre les diff-rentes catgories de travailleurs de faon rduire les ingalits les pluschoquantes pour les acteurs sociaux. Le rapport interdcile y est delordre de 4 en France, 3 pour les pays dEurope du Nord, 5 aux tats-Unis. Les rapports interdciles du patrimoine sont immenses, dun ordre

    de grandeur incomparable, de lordre de 70. Ils sont mme inexprimables,puisquil faut prendre en considration les biens durables (automobile,machine laver, etc.) pour obtenir un premier dcile suprieur zro :il vaut alors environ 15 000 francs, le prix dun petit scooter neuf ; sinon,hors biens durables, prs de 20 % de la population na simplement aucunpatrimoine, ce qui fait du rapport interdcile une grandeur assez abstraite.

    Lorsque lon sintresse au patrimoine, les carts deviennent ainsi desgouffres : sur ces strobilodes, en supposant que, entre la base et lamdiane, lcart est de 1 mtre, le dcile suprieur du revenu est 2 mtres, alors que celui du patrimoine est 4 mtres. Ct revenu, gauche, Lindsay Owen-Jones (le PDG de LOral), qui a la rputationdtre le salari au revenu le plus important en France, se trouve une

    altitude de 300 mtres. Liliane Bettencourt, hritire de la socit LOral,de par son patrimoine, se retrouverait ct droit 32 000 mtres. Cettehauteur stratosphrique signale bien videmment que lchelle, qui nestque de un trois comme pour les salaires, de un quatre comme pourle revenu par tte, est de un soixante-dix, voire plus, pour le patri-moine accumul. Par consquent, le patrimoine mdian na peu prsaucun sens sociologique vritable en termes de ressources susceptiblesde dfinir des groupes sociaux : il nexiste pas de classe de patrimoinemdian, dans la mesure o ce nest pas l un niveau de patrimoine ola population tend venir sagrger, alors quil existe une classe mdianepour les revenus, reprable la boursouflure du strobilode du revenu 16.Ici, non seulement lespace entre les ouvriers et les cadres est bant,

    mais lcart entre les cadres susceptibles desprer une ascension patri-moniale (cadre dirigeant dans une entreprise de grande dimension dansun secteur en restructuration, ou dont la maturit espre nest pasatteinte) et les autres est immense.

    LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

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    Revue de lOFCE 79

    16. Pour fixer les choses, entre la moiti et le double du revenu mdian se trouvent 82 %de la population, contre seulement 34 % entre la moiti et le double du patrimoine mdian.On sait que dans les pays marqus par une classe moyenne homogne notamment la Sudedu dbut des annes 1980 , le strobilode est ramass autour de la mdiane (94 % entre lamoiti et le double du revenu mdian).

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    La difficult est plus encore une diffrence de conjoncture historique :depuis 20 ans, le revenu salarial na gure vari, alors que le prix desactifs patrimoniaux a connu une envole. En francs constants, le salaireen Ile-de-France sest accru de 30% en moyenne depuis 1977 (la crois-sance est peu prs nulle pour les salaris trentenaires) ; dans le mmetemps, le prix du mtre carr en location sest accru de 135 % , et ce,malgr lclatement de la bulle des prix de limmobilier parisien de la findes annes 1980. Limmobilier de rapport na pas t non plus, tant senfaut, le placement le plus intressant, et la prise en considration dautresactifs patrimoniaux pourrait mettre en vidence des possibilits de plus-values encore plus importantes. Dune faon plus gnrale, la priode quisouvre avec la rigueur (1983-1984), marque par de trs forts taux

    dintrts rels (Fitoussi, 1995), et par la croissance de la part de la valeurajoute des entreprises dvolue au capital 17, a profondment modifi lepoint dquilibre du rapport de force entre salaris et dtenteurs ducapital et ouvert depuis 20 ans des perspectives de plus-values extraor-dinaires pour ceux qui disposaient dj dune accumulation. Alors que lepouvoir dachat du salaire moyen ouvrier sest accru d peine 5 % surlensemble de la priode 1990 et 2000, les tranches les plus leves dupatrimoine telles que lImpt de solidarit sur la fortune (ISF) se sontaccrues denviron 25 % entre 1990 et 2000 (Piketty, 2001a). Ainsi, parmiles titulaires dun diplme donn, au sein dune mme catgorie socialeou entre collgues dont la rtribution est semblable, les conditions devie peuvent diverger profondment, du simple fait que les uns ont des

    esprances (sont des hritiers) et que les autres doivent se contenterde leur seul salaire. Lors des Trente glorieuses, lorsque les salaires crois-saient plus vite que la valorisation du patrimoine, les ingalits lies laproprit tait appeles se rsorber. Maintenant, au contraire, lastagnation des salaires, et la progression des revenus financiers fait delaccs au patrimoine un enjeu stratgique, mais parfaitement ingalitaireet, en outre, alatoire. Malgr la tentative de revalorisation de la prisede risque notion que la socit salariale avait tent de remplacerpar celle de mutualisation des risques les changements de valori-sation sur le march des actifs, dont certains notent le caractreerratique, posent question quant ce que le grand nombre peut percevoirde la valorisation du mrite, de leffort, de la participation au progrs ;certains y voient plutt une valorisation de la chance historique, du bon

    ala, de laubaine.Pour autant, au-del de la valorisation relative du salaire et du patri-

    moine, un autre aspect doit tre analys : celui du dveloppement, puisde leffritement de la socit salariale comme modle. Ce que la socitsalariale avait construit, cest--dire des changements stabiliss, unehirarchie matrise, des revenus rguls et des droits sociaux qui endcoulaient selon un cart de 1 3 ou 4 entre les plus modestes et lesmieux lotis, en ouvrant un ensemble de droits sociaux rgulateurs selon

    Louis Chauvel

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    Revue de lOFCE 79

    17. Cette part tait de 35,5 % en 1998 contre 27,1 en 1982 (Piketty, 2001b, p.704-705).

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    une cotisation proportionnelle aux salaires encadrs par des grilles lisibleset propices la prdictibilit, se trouve aujourdhui sous une forte tension.La retraite par rpartition, par exemple, attribue des droits peu ou prouassis sur des ingalits propres au salariat, selon les carts dune socitde un trois. La remise en cause de la rpartition au profit de la capita-lisation pourrait impliquer quune partie des droits vont correspondre une capacit dpargne : ce serait alors passer de droits assis sur lessalaires, dans le cadre dcarts modrs, des droits assis sur des patri-moines, par nature plus ingaux. La difficult de la nouvelle conomie post-salariale est que, dornavant, il est impossible de rien comprendresans tenir paralllement un compte de flux (le revenu) et un compte destock (le patrimoine), car les plus-values de la longue dure reprsentent

    une part croissante des ressources implicites des mnages. Mme si, enFrance, du point de vue du revenu instantan, il ny a pas de croissanceforte des carts depuis 15 ans, linflation des actifs (la croissance de lavaleur des titres) observe depuis une vingtaine dannes et les incita-tions fiscales en faveur de rtributions patrimoniales (par exemple,les stock-options) font passer insensiblement dun systme social de 1 3 ou 4 une tout autre architecture sociale : une socit de 1 70.Dans cette socit patrimoniale 18 se prsentant pour la succession dela socit salariale, la classe moyenne que lon voit apparatre sur le strobi-lode des revenus classe moyenne ou mdiane atteste par le largeventre du strobilode , est amene stirer entre les deux extr-mits : le strobilode du patrimoine met en vidence une rpartition o

    la classe moyenne, cartele, na plus de consistance, et nassure pluscette fonction de lieu dchange entre les extrmes. Le strobilode dupatrimoine oppose effectivement ceux qui ont tout et ceux qui nontrien.La classe moyenne que Simmel (1981, pp.200-201) voyait commeune classe assurant les changes entre le proltariat et la bourgeoisie,essentielle donc pour amoindrir les conflits de classes, est consubstan-tielle la socit salariale : si celle-l disparat, celle-ci doit se dissoudre.

    Les indfinissables classes moyennes ?

    Lopposition entre salaire et patrimoine rvle la question des classes

    moyennes . La socit salariale produit une (assez) large populationintermdiaire, proche du salaire mdian (120 000 francs annuels nets) ;la rpartition du revenu dans une telle socit est alors relativementhomogne et fait apparatre ce que jai appel ici une classe moyenne .Malheureusement, ce syntagme polysmique pourrait signifier tout et soncontraire, puisquil nest en rien une appellation contrle. La difficultse situe bien au-del de lusage du singulier ou du pluriel.

    LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

    333

    Revue de lOFCE 79

    18. L'adjectif patrimonial apparat ce point comme un euphmisme prsentant sous desympathiques contours ce que l'pithte capitaliste qualifiait nagure.

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    Il est intressant de voir que le monde anglo-saxon a connu les mmesvicissitudes avec sa middle class qui ne veut pas dire la mme choseque notre classe moyenne, littralement, puisquil faudrait la traduire en classe du milieu . Pour une fois, le franais se voudrait en apparenceplus technique : la classe moyenne serait la classe proche de la moyenne,une average class , autrement dit Ce serait historiquement unanachronisme. Rpandue bien avant le XIXe sicle, prsente chez Marx,lexpression recouvre cette catgorie intermdiaire entre les deuxextrmes que sont le proltariat et la haute bourgeoisie : la classemoyenne pouvait tre ds lors trs au-dessus de la moyenne, qui taitfort basse, tout en tant trs en de de la haute bourgeoisie. Le motqualifiait donc une petite bourgeoisie relativement aise, et accessoi-

    rement le groupe social naissant des petits et moyens fonctionnaires delEtat, aux revenus stables quoique mdiocres. Ce nest quau milieu duXXe sicle que, construction de la socit salariale aidant, lmergencedes nouvelles classes moyennes salaries a progressivement amen transformer le sens de classes moyennes pour en faire un synonymedes cadres, en particulier moyens , cette catgorie de salaris disposantdhonntes qualifications sans pour autant faire partie de llite. Cest partir de ce moment que les classes moyennes se sont en quelquesorte construites autour dune fraction du salariat, souvent au sein desservices publics, unifiant des fonctionnaires de catgorie B, les personnelsparamdicaux et sociaux, les instituteurs, et, au-del de la fonctionpublique, les techniciens, ventuellement de petits ingnieurs et cadres-

    maison . Ici, les classes moyennes deviennent quasiment des classesmdianes , situes au juste milieu de la socit. Dans la priode1965-1980, cette classe a beaucoup recrut, avec lextension de lEtat-providence, et connu une croissance importante, notamment avec ledveloppement de la fonction publique, mais l encore, la rigueur de 1983a sonn le glas de lexpansion.

    Ds lors, depuis quelques annes, un changement rvlateur peut trenot : le retour insensible lacception ancienne de classe intermdiaireentre llite et le peuple. Le dbat sur lAGED (allocation de gardedenfants domicile) en 1998 a rvl et cristallis ce clivage. Des couplesde cadres, journalistes, mdecins, avocats, etc. gagnant environ 40 000francs mensuels deux, qui le gouvernement souhaitait supprimer une

    partie des aides qui leur permettaient de garder leurs enfants tout enles soulageant des autres tches mnagres, se sont reconnus commeincarnant les classes moyennes ; cette mobilisation elle-mme pourraittre vue comme le signe de la prise de conscience dune classe socialeporeuse entre salariat et professions librale qui, par ses intrts, formeune nouvelle bourgeoisie qui a pu tre bohme dans sa jeunesse, qui vitdans le confort matriel mais que limpt progressif bloque en gnraldans sa perspective daccumulation patrimoniale.

    De la mme faon, lorsque lon dit baisser les tranches suprieuresde limpt progressif au profit des classes moyennes , on peroit un

    Louis Chauvel

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    Revue de lOFCE 79

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    retournement de sens rvlateur, qui augure mal de la prennit descompromis de la socit salariale. Ces mutations de sens affectent lafacette symbolique dun problme qui est aussi objectif : la classemdiane , celle situe au centre exact de la socit, a tendance voirson homognit dcrotre. En effet, lEtat-providence sorientant vers lesplus dmunis, les filets de protection installs depuis une ou deuxdcennies tentent de relever les exclus la limite de la pauvret sansbnficier la classe mdiane ; loppos, diffrents arguments prnantun systme social plus efficace ont suscit lallgement des impts de lafraction de la population qui peut recourir lpargne. Entre les deux,les professions intermdiaires stagnent numriquement, et lhomognitde revenu des catgories proches de la mdiane dcline. Sans parler en

    France dune shrinking middle class, dcartlement des classes moyennes,comme aux tats-Unis (Chauvel, 2001), on ne peut nier que les nouvellesclasses moyennes salaries commencent subir une perte dhomognitentre le dclassement social de la fraction qui voit svanouir les rvesdascension ouverts nagure dans le cadre de la socit salariale et lapromotion de celle qui slve vers la bourgeoisie patrimoniale via lavalorisation dune pargne hrite ou par laccs des modes de rmun-rations post-salariaux tels que les stock options 19. A tout point devue, la dynamique de la dernire dcennie des Trente glorieuses sembletermine, et des retours en arrire sont reprables.

    Les cadres achtent le travail de lemploye quiachte du pain

    Le revenu et les ressources mobilisables au sein des diffrentes classessont une chose, mais les classes sociales ne sont pas simplement uneaffaire de dimension des ressources : elles refltent aussi des modlesculturels et des contraintes gnralises, non-exclusivement conomiques,qui psent sur laccs aux biens de consommation marchande ou non.De cette faon, la consommation est depuis un sicle un lieu central dereprage des rapports socio-conomiques et culturels dfinissant laposition des classes sociales (Halbwachs, 1905, 1913). Cette consom-

    mation est en effet un rvlateur central de lidentit culturelle, dans lamesure o il met en vidence des systmes de prfrence distincts.

    Ici comme ailleurs, limpression passe de convergence quitransitait essentiellement par une expansion partage du revenu et unrattrapage relatif des classes aises par les classes populaires , laisseplace le constat de la persistance des diffrences (Chauvel, 1999a).

    LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

    335

    Revue de lOFCE 79

    19. videmment, une partie des riches d'hier peut perdre en quelques mois une grandepartie de sa richesse latente : il s'agit l d'alas majeurs, lis au secteur, la priode, l'entre-prise considre, dimensions qui dpassent largement le mrite personnel.

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

    22/46

    Dans cette analyse, la question nest pas celle du rapprochement dubudget total des classes sociales (le niveau de consommation par personnedans les mnages de cadres continue dtre en moyenne 2 fois plus lev

    environ que pour les ouvriers), mais de la structure budgtaire de laconsommation, cest--dire des sur- et sous-consommations relatives desdiffrents groupes sociaux. En effet, il est normal que, en gnral, lesdpenses des cadres soient deux fois plus fortes que celles des ouvriers,puisque ces derniers ont moins de moyens ; il est plus intressant deconstater que, rapport la taille du budget, certaines consommationsprennent une place plus ou moins importante. Cest pourquoi on compareici les coefficients budgtaires, savoir la part dans le budget total des diff-rents postes de consommation. Relativement leur budget, les ouvriersconsomment ainsi presque 3 fois plus de tabac (+192 % par rapport au

    Louis Chauvel

    336

    Revue de lOFCE 79

    3. Coefficients budgtaires moyens et carts de consommationdes cadres et des ouvriers en 1995

    (A) (B) (C) = (A)-(B) (D) = (A)/(B)Coefficient Coefficient cart absolu cart relatif

    bud. Ouvriers bud. Cadres (en %)

    Tabac 1,95 0,67 1,28 191,7Pain 1,21 0,54 0,67 123,4Essence 4,38 3,16 1,23 38,9Charcuterie et plats prpars 2,73 1,80 0,93 51,5lectricit 2,18 1,39 0,79 57,2Bricolage entretien 1,05 0,60 0,45 75,1Viande : bovins 1,20 0,73 0,48 65,4

    Volaille 0,62 0,30 0,31 103,0Combustible gaz bouteille 0,26 0,06 0,20 336,7Viande : porc 0,45 0,20 0,26 129,0Week-end 0,05 0,18 -0,13 -261,8Transports terrestres 0,64 1,12 -0,48 -76,1Remboursement rsidencesecondaire 0,29 0,62 -0,33 -112,9Location auto 0,03 0,17 -0,14 -520,0Livres 0,29 0,83 -0,54 -182,7Dons autre mnage 2,11 3,60 -1,49 -70,8Repas extrieur restaurant 1,13 2,29 -1,17 -103,6Rparations logement 1,23 3,17 -1,93 -156,5Vacances 2,02 4,66 -2,64 -130,2Services domestiques 0,04 0,68 -0,64 -1502,1

    Note : Les coefficients budgtaires sont la part moyenne dans le budget des diffrents postes prsents : enmoyenne, les ouvriers fument 1,95 % de leur budget (colonne A), alors que les cadres ny consacrent que 0,67 %(colonne B). Il existe deux faon de caractriser cet cart (ici prsents dans le sens des surconsommations desouvriers, en haut du tableau,et des cadres en bas) : la diffrence absolue (colonne C : les ouvriers consacrent surleur budget 1,28 points de tabac de plus que ne le font les cadres ) et la diffrence relative (colonne D : la partdu budget tabac est 191,7 % plus importante chez les ouvriers que chez les cadres). Lcart absolu permet dereprer surtout des diffrences sur des postes de grande taille (essence,vacances, etc.) mais il laisse dans lombredes diffrences sur de petits postes susceptibles dtre intressants, ce que lcart relatif permet de mettre envidence (dpenses de week-end ou de location automobile).Les vingt postes prsents (parmi 108 postes stan-dards selon la nomenclature des publications de lINSEE) sont choisis en fonction de leur pertinence dans leclivage des consommations de cadres et douvriers. Lindice de pertinence est ici le produit des colonnes C etD.Plus un poste est haut sur la liste, plus il est spcifique de la consommation ouvrire.Source : Budget des mnages 1995,enqute obtenue auprs du LASMAS-IDL/IRESCO ;mnages dont la personnede rfrence est ge de 18 65 ans, de CSP cadre ou ouvrire.

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    budget des cadres), 2 fois plus de pain, de volailles et de porc, moiti plusdlectricit, de buf, de charcuterie que les cadres, et un tiers de plusdessence ; les cadres ont en revanche une prdilection certaine pour lesrparations du logement (qui accrot la valeur du patrimoine immobilier),les remboursements des prts de la rsidence secondaire, les restaurants,les vacances, et les dons la famille (postes qui reprsentent une partrelative plus que double dans leur budget), et consomment 16 fois plusde services domestiques que les ouvriers.

    Les consommations diffrentielles permettent de constater quaujour-dhui encore, les moyens conomiques des classes populaires servent couvrir des besoins de base, et que le diffrentiel de niveau de vie la

    faveur des cadres leur permet de sapproprier des biens et serviceslabors inaccessibles aux autres catgories. Les consommations descadres sont systmatiquement orientes vers des services labors (ayantbnfici depuis 10 ans souvent dune dfiscalisation ou daides publiques),susceptibles de dvelopper ces nouveaux mtiers (aide domicile,services de proximit, etc.) qui sont le plus souvent vieux comme lemonde. Une autre consommation implicite difficile reprer par lesenqutes, cest lpargne, autrement dit lachat dune part du capitalproductif et de la production future, mais aussi dune scurit ; derrirela question du patrimoine se trouve donc aussi celle du temps. Ainsi,maintenant comme au temps de la dmocratie athnienne, les biens lesplus valoriss dans la socit sont donc le loisir, le temps rendu dispo-

    nible par lappropriation du travail dautrui, par la domesticit, mais aussila matrise du temps long par laccumulation patrimoniale, ou encore parle legs, et les dons la famille. Les carts reprs ici nont gure vari aucours des dernires dcennies, si ce nest quune certaine convergenceest luvre pour lalimentation, et quune divergence se constitue pourles vacances, les loisirs en tous genres, lachat du temps de travail dautrui.

    De cette faon, malgr les propos irniques sur la fin de la raretdans la socit dabondance, acheter le temps de travail dautrui demeurele lieu des principaux clivages. A bien analyser les diffrences entrecatgories sociales ou tranches de niveau de vie, il est vident qutre30 % au-dessus de la moyenne ou 30 % en dessous change profondmentles profils de consommation et le bien-tre qui peut en rsulter. Certains

    affirment que la profondeur de la hirarchie conomique ne permet plusde rcompenser leffort sa juste valeur. Aujourdhui, 85 % des cadrespartent en vacance pour 34 jours en moyenne par personne, et 56 %des ouvriers partent pour 21 jours (Bihr et Pfefferkorn,1995) : les moyensconomiques la disposition des diffrentes classes sociales leurpermettent de sadonner des loisirs clairement distincts. Il est possibledargumenter que les ouvriers choisissent de ne pas partir en vacances,mais ce choix est la rsultante dune contrainte vidente : leur positionconomique moins favorable dans le jeu concurrentiel de rpartitionmarchande des biens les plus valoriss.

    LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

    337

    Revue de lOFCE 79

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    Mobilit, homogamie et permanence des frontiressociales

    La question nest pas ici celle de la mobilit subjective , celle fondesur les anticipations dascension sociale (voir infra), mais celle des diff-rents aspects de la mobilit sociale objective, qui recouvre de multiplesdimensions.Un facteur central est commun.Lhypothse implicite gnraleest que des ingalits sont dautant plus supportables que les individuspeuvent changer de position dans la hirarchie : dynamiquement, dans unesocit de mobilit parfaite, tout comme dans la loterie de Babylone de

    Borges, les rentiers daujourdhui sont au moins de faon latente les exclusde demain, o, chacun tant amen connatre tous les sorts possibles,les ingalits sont moins pertinentes que dans une socit fige. En fait,la mobilit au cours dune vie est assez faible (si on exclut les premiersstages et petits boulots des futurs cadres), et ltude de la mobilit inter-gnrationnelle apparat comme plus pertinente, notamment du point devue de la reproduction sociale, parce quelle permet de juger duchangement sur le long terme des positions sociales dans une famille. Lamobilit (ou son contraire) est essentielle pour juger de la pertinencede la notion de classe sociale puisque limmobilit sociale est unedimension essentielle de lidentit temporelle. Une autre faon de consi-drer le mme problme consiste dire que, plus un systme de classeest fortement constitu, plus il doit exister de rsistance aux changesentre classes, notamment dune gnration lautre : une socit auxfrontires de classe tanches est une socit o la classe sociale assignele destin des gnrations futures.

    Pour analyser les variations de la mobilit sociale, il convientdobserver les volution de la table de mobilit qui croise la professiondes parents et celle des enfants.Cette table de mobilit sociale confronteaussi des difficults : ce mode dobjectivation brouille simultanmentdeux dimensions complmentaires. La premire est la mobilit socialestructurelle, lie au changement des structures marginales de la tablede mobilit : si la part des agriculteurs est divise par trois de lagnration des parents celle des enfants, il faut ncessairement que

    ceux-ci trouvent un emploi dans une autre catgorie, et si la catgoriedes cadres explose, il faudra recruter au sein dautres catgories. Laseconde dimension est celle de la mobilit dchange, dite aussi relativeou nette, savoir lintensit des changes entre les catgories, une foistenu compte des changements structurels ; plus les changes sont rares,entre deux catgories, plus elles sont distantes, et leur frontires imper-mables. On parle aussi de fluidit sociale pour qualifier la mobilit nettedu changement de la taille des diffrentes catgories. Depuis quelquesannes, lanalyse de lvolution de cette fluidit est devenue un des enjeuxcentraux de la recherche internationale sur la mobilit sociale.

    Louis Chauvel

    338

    Revue de lOFCE 79

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

    25/46

    Pour autant, les deux aspects mritent dtre analyss simultanment,sous peine de perdre de vue ltat de la socit en ce dbut de XXIe

    sicle. Un enfant de cadre n entre 1920 et 1925 avait 53,5 % de chancesde devenir cadre et 6,6 % de devenir ouvrier. Son petit camarade filsdouvrier avait 5,6 % de chances de devenir cadre et 53,0 % de devenirouvrier. Pour diffrentes raisons, la mesure la plus approprie dans uneperspective de comparaison historique parce quelle annule les effetsdes modifications de la taille des diffrentes catgories sociales mises en

    jeu est le odds ratio , cest--dire le rapport des rapports deschances des deux catgories pour accder aux bonnes situationsplutt quaux mauvaises : ce odds ratio vaut (53,5/6,6)/(5,6/53,0) =76,5 et signifie que les enfants de cadres ont 76 fois plus de chances que

    ceux douvrier daccder aux bonnes places plutt quaux mauvaises. Ilfaudrait que ce rapport gale 1 pour tre dans une socit sans viscositentre classes. Pour la gnration ne entre 1950 et 1955, cette mesuredes ingalits vaut 51 : 30 ans de distance, le odds ratio a diminu duntiers 20. Pour autant, il convient de donner une ide concrte de cettecroissance de la permabilit, car, sur les destines relles, ce changementne reprsente pas grand chose : un enfant de cadre n entre 1950 et1955 a 51,3 % de chances dtre cadre et 7,1% dtre ouvrier. Son petitcamarade fils douvrier avait 7,3 % de chances dtre cadre et 51,9 % dedevenir ouvrier notons que, comme cette nouvelle gnration nestpas encore au bout de sa carrire, il reste peut-tre encore une margede mobilit et de changement 21. Nanmoins, la baisse importante du odds

    ratio provient presque exclusivement de la croissance de la fractiondenfants douvriers en promotion sociale (passs de 5,6 7,3 % ) et dela moindre proportion dhritiers parfaits (53,5 % nagure contre 51,3 % ).Dans les cas de faible mobilit sociale, le odds ratio est extrmementsensible des variations en dfinitive modestes : malgr le passage de 76 51, on ne peut dire que la mobilit est totale ; il est plus juste daffirmerque la porosit des frontires sociales demeure faible, quoique attnuepar rapport ce qui prvalait voil 30 ans.

    Lingalit des chances devant lcole met en vidence des ingalitsde mme nature o lorigine sociale conditionne lourdement le destindans linstitution scolaire : au sein de la gnration qui a aujourdhui de30 34 ans, un enfant de cadre a eu 21,0 % de chances daccder une

    grande cole contre moins de 1,1 % pour lenfant douvrier ; le premiera 23,3 % de risques de finir son parcours sans baccalaurat et le second

    LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

    339

    Revue de lOFCE 79

    20. Deux analyses importantes de la croissance de la mobilit sociale relative rsultent destravaux de Louis-Andr Vallet (Vallet,1999 ;Thlot et Vallet, 2000).Ces travaux sont des plus mesurs :autant ils soulignent la diminution de long terme de l'impermabilit des classes, autant ils en montrentla lente cadence : les temps sociologiques peuvent approcher les temps gologiques.

    21. Pour les femmes, la porosit entre les classes sociales tend tre plus faible encore :au sein de la gnration 1950-1955, 29,7 % des filles de cadres deviennent cadres et 2,4 %ouvrires, alors que pour les filles d'ouvrires, 26,1 % deviennent ouvrires leur tour contre2,9 % cadres ; le odds ratios vaut alors 113.

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

    26/46

    82,7 % (le odds ratio vaut 103,3 la fin des annes 1990 contre 69 audbut des annes 1980 : entre la gnration ne autour de 1950 et cellene vers 1965, les carts relatifs semblent se creuser). De plus,un premiercycle universitaire obtenu par un enfant de cadre donne moiti plus dechances de devenir cadre son tour que le mme titre dtenu par unenfant douvrier. Les origines sociales des diplms du suprieur longsont extrmement slectives, et de plus en plus mesure de larrive lge dtre tudiants des enfants de la gnration ne autour de 1945,o la proportion de cadres est moiti plus nombreuse : la concurrenceest ds lors si importante que les enfants des classes populaires et mmedes professions intermdiaires voient diminuer leurs chances daccderaux coles les plus slectives, du fait mme de la multiplication des enfants

    des milieux sociaux les plus favoriss. De cette faon, les lves des colesde llite sont de plus en plus homognes socialement, les enfants descatgories populaires (employs et ouvriers) passant ainsi de 26,9 % 16,2 % de lensemble des coles les plus slectives entre le dbut desannes 1980 et la fin des annes 1990.

    Au reste, le dbat autour de louverture de lInstitut dtudes politiquesde Paris des filires de recrutement exprimentales, conventionnesavec des lyces de Zones dducation prioritaires (ZEP), a permis dervler que les plus grandes coles franaises, la crme des coles lesplus slectives, dont les effectifs sont insuffisants pour tre repres dansles enqutes Emploi (et mme les plus gratuites, certaines rtribuantmme leurs tudiants, comme cest le cas lENA, lENS, et lX) sont

    soumises la loi de Pareto : 80 % de leurs lves sont issus dune fractionrelativement privilgie de la population (cadres, chefs dentreprise, ensei-gnants agrgs ou du suprieur, etc.), qui ne reprsente que 20 % desparents de la nouvelle gnration.

    Si, maintenant, on aborde la question de lhomogamie, autrement ditla tendance choisir son conjoint dans un espace sociologiquementproche, les mmes structures ingalitaires se lisent. Si vraiment les classessociales sont parfaitement poreuses, pourquoi les fils de cadre de lagnration 1950-55 vivent-ils dans 27 % des cas avec des filles de cadre,alors que les fils douvrier ne sont que 3,3 % vivre avec des filles decadre (les enfants de cadre dans cette gnration sont 7,0 % ) ? Pourquoi,lorsque lon regarde les professions des personnes, et non de leurs

    parents, les cadres hommes vivent-ils dans 24,4 % des cas avec une femmecadre, alors que cest le cas de 0,7 % des ouvriers (au sein de la populationdes conjointes, 6,0 % des femmes sont cadres) ? On assiste ainsi lamultiplication des mnages dont on pourrait dire que la biographiesociale est impeccable ; elle laisse supposer quelques dcennies lavance lmergence dune nouvelle gnration dtudiants (leurs enfants)qui auront eu le confort matriel et les rfrences culturelles idoinespour obtenir tous les succs scolaires envisageables.

    Louis Chauvel

    340

    Revue de lOFCE 79

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    LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

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    Revue de lOFCE 79

    *Personnesnayantjamaiseudactivit

    professionnelleladatedelenqute.

    Source:EnqutesEmploi(1982-2000),e

    nqutesobtenuesauprsduLASMAS-IDL/IRESCO.

    4.Tabledemobilitsociale:des

    tinedesenfantsdedeuxgnration

    s

    En%

    Gnration1920-2

    5

    CSPfils

    A

    griculteur

    Indpendant

    Cadre

    Profession

    Employ

    Ouv

    rier

    Sans

    Total

    CSPpre

    intermdiaire

    profession*

    Agriculteur

    41,9

    7,1

    3,2

    8,6

    7,3

    30

    ,7

    1,3

    100,0

    Indpendant

    2,9

    28,9

    15,1

    19,8

    9,2

    23

    ,1

    1,1

    100,0

    Cadre

    1,0

    8,8

    53,5

    22,1

    6,3

    6

    ,6

    1,7

    100,0

    Professionintermdiaire

    0,8

    7,1

    28,5

    33,4

    11,7

    17

    ,8

    0,8

    100,0

    Employ

    1,7

    8,5

    17,1

    25,2

    17,9

    28

    ,5

    1,0

    100,0

    Ouvrier

    3,1

    8,2

    5,6

    17,9

    11,3

    53

    ,0

    1,0

    100,0

    Total

    13,6

    11,1

    11,4

    17,5

    10,3

    35

    ,0

    1,1

    100,0

    Gnration1950-5

    5

    CSPfils

    A

    griculteur

    Indpendant

    Cadre

    Profession

    Employ

    Ouv

    rier

    Sans

    Total

    CSPpre

    Intermdiaire

    profession*

    Agriculteur.

    21,5

    8,7

    7,2

    14,7

    7,6

    39

    ,6

    0,7

    100,0

    Indpendant

    0,9

    22,2

    20,9

    22,0

    9,5

    23

    ,6

    0,9

    100,0

    Cadre

    0,8

    7,8

    51,4

    24,4

    7,5

    7

    ,1

    0,9

    100,0

    Professionintermdiaire

    0,4

    8,3

    27,7

    33,0

    10,2

    19

    ,3

    1,0

    100,0

    Employ

    0,5

    7,6

    17,5

    27,2

    16,7

    29

    ,4

    1,1

    100,0

    Ouvrier

    0,6

    7,9

    7,4

    20,0

    11,2

    51

    ,9

    1,0

    100,0

    Total

    3,9

    9,8

    15,7

    22,0

    10,8

    36

    ,9

    0,9

    100,0

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    Louis Chauvel

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    Revue de lOFCE 79

    5.CSPdespresselonleniveaudediplmeobtenuparlesenfants

    En%enligne

    Gnrationgede3034ans

    entre1995et2000

    CSPpre

    Agriculteur

    Indpendant

    Cadre

    Profe

    ssion

    Employ

    Ouvrier

    CSPenfant

    intermdiaire

    Sansdiplme

    8,1

    10,1

    2,5

    6

    ,9

    13,1

    59,3

    Infrieuraubac

    9,6

    11,2

    3,6

    10

    ,9

    15,8

    48,8

    Bacproettechno

    12,4

    13,2

    6,9

    16

    ,8

    14,6

    36,1

    Bacclassique

    6,5

    15,8

    14,0

    19

    ,9

    17,7

    26,2

    Diplmeuniversitairedupremie

    rcycleclassique

    3,4

    14,5

    20,4

    23

    ,7

    15,7

    22,3

    Diplmeuniversitairedupremier

    cycletechnique,socialetsant

    7,8

    14,2

    18,5

    21

    ,5

    15,5

    22,5

    Diplmeuniversitairedu2ecycle(licence,matrise)

    5,2

    12,8

    25,5

    24

    ,3

    15,6

    16,7

    Diplmed'unegrandecole(no

    nciteci-dessous)dont

    tudescomptablessuprieures(

    DECS),d'avocat(CAPA),

    d'expert-comptable,de2ecycle

    denotariat

    4,2

    14,9

    40,5

    20

    ,7

    10,5

    9,2

    Diplmedu3ecycle(DES,DEA,doctorat,dontdoctorat

    enmdecine,diplmedechirurg

    ien-dentiste,

    CAPES,CAPET,agrgation)

    4,3

    12,8

    38,6

    21

    ,4

    12,0

    10,9

    Diplmedel'unedescolessuiv

    antes:Centrale,

    coledel'Air,

    ENM,ESSEC,ENA,ENGREF,ENSAE1erdiv.,Gniemaritime,

    HEC,INA("Agro"),Mines,Navale,ENS,Polytechnique,

    Ponts,Saint-Cyr,SciencesPoPar

    is,Sup-aro,Tlcom

    2,2

    11,3

    48,5

    21

    ,8

    9,8

    6,4

    Total

    8,3

    12,1

    10,1

    14

    ,0

    15,0

    40,6

    Note:Parmilessans-diplme,59,3%so

    ntdesenfantsd'ouvriers;parmilesdiplmsdesgr

    andescolesdepremierrang,48,5%sontdese

    nfantsdecadres.

    Source:EnqutesEmploi(1969-2000),e

    nqutesobtenuesauprsduLASMAS-IDL/IRESCO.

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

    343

    Revue de lOFCE 79

    Gnration1920-2

    5

    CSPconjointe

    Agricultrice

    Indpendante

    Cadre

    Profession

    Employe

    Ouvrire

    Sans

    Total

    CSPconjoint

    intermdiaire

    profession*

    Agriculteur

    78,7

    3,5

    0,2

    1,1

    3,8

    2

    ,3

    10,3

    100,0

    Indpendant

    2,7

    41,8

    2,4

    6,4

    22,5

    9,1

    15,1

    100,0

    Cadre

    0,7

    4,3

    11,5

    22,1

    31,5

    5,3

    24,6

    100,0

    Professionintermdiaire

    1,7

    5,8

    2,3

    18,0

    37,9

    16

    ,5

    17,7

    100,0

    Employ

    2,6

    4,1

    0,9

    8,4

    45,7

    17,8

    20,4

    100,0

    Ouvrier

    3,9

    3,5

    0,5

    3,3

    36,6

    31,0

    21,2

    100,0

    Sansprofession

    6,3

    3,6

    1,1

    7,8

    23,3

    11,3

    46,6

    100,0

    Total

    12,5

    8,4

    2,3

    8,8

    31,2

    17

    ,6

    19,1

    100,0

    Gnration1950-5

    5

    CSPconjointe

    Agricultrice

    Indpendante

    Cadre

    Profession

    Employe

    Ouvrire

    Sans

    Total

    CSPconjoint

    intermdiaire

    profession*

    Agriculteur

    51,4

    1,9

    1,6

    10,2

    22,9

    7

    ,5

    4,6

    100,0

    Indpendant

    0,5

    28,3

    4,3

    13,1

    37,6

    9,9

    6,2

    100,0

    Cadre

    0,2

    2,5

    24,3

    33,9

    31,5

    2,9

    4,7

    100,0

    Professionintermdiaire

    0,3

    2,5

    5,2

    27,5

    49,6

    11

    ,3

    3,6

    100,0

    Employ

    0,4

    2,1

    2,0

    14,5

    61,0

    14,2

    5,8

    100,0

    Ouvrier

    0,6

    1,6

    0,7

    7,5

    48,1

    30,4

    11,0

    100,0

    Sansprofession

    1,6

    4,2

    4,2

    17,4

    37,4

    19,1

    16,2

    100,0

    Total

    2,3

    4,7

    6,0

    17,6

    45,1

    17

    ,1

    7,1

    100,0

    *Personnesnayantjamaiseudactivit

    professionnelleladatedelenqute.Source:Enqu

    tesEmploi(1969-

    2000),enqutesobtenuesauprsduLASMAS-IDL/IRESCO.

    6.Table

    d'homogamie

    En%enligne

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

    30/46

    Louis Chauvel

    344

    Revue de lOFCE 79

    Que la question de cette faible porosit des classes soit gographique,culturelle, lie luniversit comme lieu de rencontre, ou rsulte destratgies matrimoniales qui relativisent le mythe de lamour comme purelibert, ou quelle que soit lapproche, ce diffrentiel ne peut provenir quedune chose : limpermabilit des classes qui, si elle est un peu moindrequau dbut du sicle, reste pourtant un phnomne central, premier. Lefait que les ds soient pips la naissance est plus quune impression.

    Surtout, lanalyse des courbes dvolution des diffrents odds ratios quimesurent ces ingalits relatives des chances montre que des gnrationsnes en 1915 celles nes en 1950, une dynamique dgalisation tait encours, qui cesse, voire sinverse dans un certain nombre de cas, partir

    des cohortes nes en 1955. Cette rduction passe des ingalits doitelle-mme tre relativise : il sagissait du passage dune permabilit extr-mement faible des classes sociales une tanchit vraiment forte. Lgalitdes chances la naissance est vraiment loin dtre acquise. De plus, ladynamique des nouvelles gnrations, nes aprs 1950, pourrait treporteuse dun durcissement des structures de classes : en termes didentittemporelle, les classe sociales, en France, sont loin dtre abolies.

    Fragmentations

    Une ide centrale de la thorie de la fin des classes sociales, lide

    de fragmentation, est fonde sur lhypothse dun mouvement de fond,double, touchant simultanment la sphre objective et la sphresubjective, agissant sur les socits contemporaines pour produire unclatement de lhomognit des classes sociales :

    une fragmentation conomique est produite par les nouvellestendances propres au monde productif : la prcarisation, lexigence deflexibilit, la sortie du salariat taylorien marqu par un emploi stableencadr par des grilles de rmunration prdictibles, les formes dermunration post-salariales telles que les stock-options, produisent unefragmentation des situations conomiques au sein des anciennes classessociales ;

    une fragmentation symbolique merge, du fait de la multiplicationdes formes dappartenances susceptibles de sexprimer dans la socit post-moderne 22, au bout de quoi lidentit de classe se dliterait

    22. Il est peu prs impossible de trouver dans la production sociologique contemporaineune dfinition universellement accepte de la post-modernit . Pour autant, une dfinitionintressante produite par Gran Therborn (1995) est issue d'une volont d'opposer cettepriode historique la Modernit , dfinie comme un mouvement collectif perptuel orientvers le dpassement du prsent par des projets vocation universaliste construits en vue del'dification d'un monde meilleur, les moyens de ce dpassement pouvant tre trouvs alterna-tivement dans la technologie, l'accumulation capitalistique, le socialisme, la social-dmocratie, etc.La post-modernit serait ainsi le renoncement assum un au-del ou un prolongementultrieur, le soupon face aux projets collectifs, la dnonciation des idologies susceptibles deles sous-tendre, une valorisation de l'impermanence, de l'individu singulier, la reconnaissance

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

    31/46

    devant dautres modes de diffrenciation et de conflits, fonds sur desenjeux symboliques, dordre religieux ou culturel, de genre, de gnration,rgionaliste, ethnique ou dorientation sexuelle ; cette multiplication desconflits agit au sein mme des diffrentes classes, dissolvant les anciennesallgeances sociales et induisant ainsi une tendance la fragmentation desstructures de nagure, cest--dire une diversification radicale des situa-tions vcues par les individus vivant dans une classe sociale donne.

    Ces deux hypothses sur la fragmentation ont des chances de serenforcer lune lautre, puisquen dautres termes, lclatement du conflitcentral nagure port par lexploitation et fond sur les rapports dedomination conomique ferait place maintenant une multitude de micro-

    conflits fonds sur la valorisation symbolique, culturelle et identitaire, ola question des hirarchies devient assez secondaire, la lutte contre lesingalits laissant place des combats pour la reconnaissance des spci-ficits et le droit la diffrence. On passe ainsi dune structure de classeconomique une structure dappartenances symboliques. Les nouvellesapparences tant transversales aux classes, elles impliquent des jeuxdalliance et dopposition menant la dlitescence des frontires declasses et la fragmentation du noyau central des diffrentes classessociales (Pakulski et Waters, 1996) : en tant que proltaire ou quebourgeois, les intrts et les comportements devraient tre tels, mais entant que femme ou quhomme, que Berrichon ou que Parisien, quhtroou homosexuel, que fumeur ou non, ils sont en ralit diffrents.

    Ces fragmentations pourraient avoir deux formes. Dune part, lafragmentation conomique et objective exigerait que les anciennescatgories sociales issues du taylorisme clatent ou perdent de leur perti-nence en terme de description des diffrences sociales. Dautre part, pource qui concerne la fragmentation symbolique et subjective, il conviendraitde trouver des modes dappartenance annulant ou annihilant les solida-rits de classes ; cette deuxime question, particulirement complexelorsquelle est aborde dans sa plus grande gnralit (Dubet etMartucelli, 1998), sera voque dans une version plus rduite dans lapartie suivante, portant sur la question de la conscience de classe. Lidede fragmentation conomique, quant elle, va de pair avec celle dunemoindre prvisibilit des comportements en fonction des classes sociales :nagure, la classe assignait une situation et un destin, et, aujourdhui, les

    marges dincertitudes saccroissent. Dans une reprsentation plustechnique, la fin des classes sociales correspondrait la croissance de lavariance intra-classes (plus de diversit dans chacune delles) et au dclinde la variance inter-classes (moins de dterminisme par chacune dentreelles) : des classes de plus en plus htrognes en interne et de plus enplus semblables entre elles en moyenne.

    LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

    345

    Revue de lOFCE 79

    relativiste du particulier voire de la multiplication des particularismes communautaires. Dans uneversion extrme, la post-modernit peut revendiquer un besoin tribal et dionysiaque de fusiondans le grand tout comme renoncement par le haut la singularit individuelle, ce qui seraitun mode d'aboutissement du post-rationalisme.

  • 7/30/2019 Louis Chauvel Le Retour des Classes Sociales ?

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    Il est important de prendre en considration les deux critres simul-tanment, sous peine de srieuses msinterprtations. La socit declasses capitaliste du XIXe sicle tait marque par des ingalits inter-classes dterminantes, mais en mme temps par des ingalitsintra-classes importantes, dans un contexte o les conditions de la classeouvrire ntaient pas plus homognes que celles de la bourgeoisie (dumineur de fond louvrier professionnel dans la construction navale, duvalet de ferme pay en nature au majordome, du campagnon en ascension louvrier accident). Lmergence de la socit salariale a consist nonseulement rduire les carts inter-classes (entre les catgories socio-professionnelles), mais aussi matriser la variance intra-classe par unrevenu minimum et des grilles dfinies, mais aussi en diminuant limpor-

    tance de laccumulation patrimoniale, nagure essentielle pour les vieuxjours. Aujourdhui encore, la rpartition du patrimoine met en videncede forts carts au sein dune mme classe, sans quil dissolve pour autantles contours des classes, simplement parce que les carts en termes depatrimoine moyen sont trs suprieurs ceux en termes de revenu oude salaire (voir supra). Il est donc essentiel de considrer les deuxfacettes : elle seule, la croissance de la variance intra-classe peut aussibien signifier la dissolution dun systme de classe que lexacerbation desingalits.De cette faon,par exemple, lide dune dissolution de la classeouvrire entre une fraction dinsiders privilgis du fait quils ont encoreun emploi, et une fraction doutsiders considrs comme inemployables,nest pas, en toute logique, un argument srieux pour remettre en cause

    lide de classes sociales : la multiplication des ousiders pourrait signifierbien au contraire les difficults croissant