Loris Petris, « Crainte Et Haine Dans Rodogune de Corneille »

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CRAINTE ET HAINE DANS RODOGUNE DE CORNEILLE Loris Petris Les Belles lettres | « L'information littéraire » 2005/2 Vol. 57 | pages 18 à 27 ISSN 0020-0123 ISBN 2251061185 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-information-litteraire-2005-2-page-18.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Loris Petris, « Crainte et haine dans Rodogune de Corneille », L'information littéraire 2005/2 (Vol. 57), p. 18-27. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Les Belles lettres. © Les Belles lettres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 22/10/2015 08h05. © Les Belles lettres Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 22/10/2015 08h05. © Les Belles lettres

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CRAINTE ET HAINE DANS RODOGUNE DE CORNEILLELoris Petris

Les Belles lettres | « L'information littéraire »

2005/2 Vol. 57 | pages 18 à 27 ISSN 0020-0123ISBN 2251061185

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-l-information-litteraire-2005-2-page-18.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Critiquée depuis Voltaire1 en dépit des avertissements deSaint-Évremond2, Lessing3, Flaubert4 et Gide5, Rodoguneexplore les rapports entre la crainte et la haine mises sous lejoug de la volonté de puissance de Cléopâtre. Premièregrande tragédie du mal, elle invente dans le théâtre cornélienle personnage ignoble qui veut se rendre heureux « à forcede grands crimes » (v. 1496) et qui remet en cause la notionde justice précisément en une période où le gouvernementest, en France, contesté et menacé 6. Derrière l’éclat apparentd’une paix qui doit être scellée entre Parthes et Syriens, ce« jour pompeux, cet heureux jour » (v. 1) laisse tôt émerger le

spectacle de la tyrannie de la crainte et de la haine, summumde toutes les autres passions qu’elles récapitulent (vengeance7,ambition, jalousie, colère, etc.). La complémentarité et l’anta-gonisme entre ces deux passions méritent une analyse quidébouchera sur les valeurs qui s’y opposent et qui interdisentde ne voir dans Rodogune qu’un triomphe du mal8.

1. L’engendrement réciproque des passions

Si Descartes estime qu’on doit parfois, faute de mieux,lutter contre une passion par une autre passion9, Rodogunemontre que les passions s’engendrent mutuellement dans uncercle vicieux que seule la générosité permet de rompre.L’intérêt de cette pièce est, entre autres, de mettre en scènecette auto-génération des passions à travers la crainte et lahaine.

La crainte

Si Laonice est rassurée par une paix qui semble apaiserles cœurs au point d’amener la reine à offrir son fils « pourépoux à l’objet de sa haine » (v. 16), les apparitionsd’Antiochus (I, 2), de Séleucus (I, 3) et de Rodogune (I, 5)sont d’emblée marquées par le sceau de la crainte. Bienavant l’arrivée de la reine (II, 1), la peur règne déjà autourd’elle. Naïve, trompée à deux reprises et encline à confondreessence et apparence, Laonice reste convaincue que la poli-tique suffit à régler les passions, que « la Paix finit la haine »(v. 286) et que « l’amour succède à la colère » (v. 343) de lareine. Elle ne met que mieux en évidence les peursd’Antiochus (v. 74) et de Séleucus (v. 109), qui craignentpareillement que la révélation du droit d’aînesse par leurmère ne vienne transformer leur « sainte amitié » (v. 81) enune « triste amitié » (v. 149 et 1113) : l’« égalité », « fermeappui » (v. 110) de leur amitié gémellaire, risque de céder lepas à une ambition politico-amoureuse et à une jalousie quiculmineront fatalement dans la haine. Mais c’est l’apparition

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1. Corneille, Examen de Rodogune ; Voltaire, L’Ingénu, chap. XII etRemarques sur Rodogune, princesse des Parthes, tragédie représentée en1646, dans O. c., Paris, Hachette, 1893, t. 22, p. 17-71. Pour Rodogune,l’édition de référence choisie est celle de G. Couton, dans Corneille, O. c.,Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1980-1984, 2 vol., t. II. Voir aussi l’éd.J. Scherer, Paris, Droz, 1945 et celle de J. Serroy, Paris, Gallimard, 2004.

2. Dans sa Défense de quelques pièces de théâtre de Mr. Corneille(1677, dans Œuvres en prose, Paris, Didier, « STFM », 1962-1969,4 vol., t. IV, p. 423-425), Saint-Évremond justifie l’attitude deCléopâtre, « qui n’a fait que conseiller le crime pour son salut »(G. Mongrédien, Recueil des textes et des documents du XVIIe sièclerelatifs à Corneille, Paris, CNRS, 1972, p. 111).

3. E.-G. Lessing, Dramaturgie de Hambourg, trad. Ed. de Suckau,revue par L. Crouslé, Paris, Didier, 1873, p. 144-160, et surtout p. 158 :« sa Rodogune a été admirée depuis plus de cent ans comme le plusgrand chef-d’œuvre du plus grand poëte tragique de toute la France, etpar conséquent aussi de toute l’Europe. Une admiration séculaire peut-elle manquer de fondement ? ».

4. « J’ai lu Rodogune et Théodore cette semaine. Quelle immondechose que les commentaires de Voltaire ! Est-ce bête ! Et c’est pourtantun homme d’esprit. » (Flaubert, Correspondance, dans O. c., Paris,L. Conard, 1926, t. 2, p. 413).

5. « Par-delà des amoncellements de rhétorique presque insuppor-table, un presque admirable cinquième acte […] Relu presque toutRodogune, sitôt après l’avoir achevé – et pour l’admirer davantage »(André Gide, Journal, éd. M. Sagaert, Paris, Gallimard, « La Pléiade »,1996-1997, 2 vol., t. II, p. 192-193).

6. Sur le contexte, voir O. c., éd. G. Couton, éd. cit., t. II, p. 1270-1271et 1282-1283 ; R. Jasinski, « Le sens de “Rodogune” », in Mélangesd’histoire littéraire offerts à Daniel Mornet, Paris, Nizet, 1951, p. 63-71 ; repris dans R. Jasinski, À travers le XVIIe siècle, Paris, Nizet, 1981,t. I, p. 107-117. Après Cinna, Horace, Polyeucte et Pompée, Rodogunerompt avec l’histoire romaine et, après Le Menteur et La Suite duMenteur, elle marque la fin d’une incursion dans la comédie. VoirA. Pizzorusso, « “Rodogune”. Un teatro dell’orrore », Micromégas, III,2-3 (maggio-dicembre 1976), p. 1-18 ; H. Merlin, « Cinna, Rodogune,Nicomède. Le roi et le moi », Littératures, 37 (automne 1997), p. 67-86 ; J. Goldzink et M. Rosellini, Rodogune. Mortels miroirs, dans LesCahiers de la Comédie française, 26 (1998), p. 90-99.

7. Fin 1643, le prince de Conti relevait déjà dans son Traité dela Comédie que Cléopâtre montre « l’horreur de la vengeance »(G. Mongrédien, op. cit., p. 104).

8. Sur la dimension politique, éthique et esthétique de la haine, voirJan Miernowski, « Le Plaisir tragique de la haine. Rodogune deCorneille », RHLF, 2003 n°4, p. 789-821. Je remercie Jean Vignes pourses précieuses suggestions.

9. Descartes, Traité des passions de l’âme, XLV.

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de Rodogune qui révèle mieux encore ce lien entre crainte ethaine. Cléopâtre ne lui souhaite pas encore de trembler(v. 425) qu’elle le fait déjà : Rodogune va recevoir un mariet un trône, et pourtant elle se montre d’emblée méfianteface à tant de bonheur. À l’écoute de sa sensibilité, elle pres-sent un danger qui lui fait déjà prendre « tous ces biens pourdes maux déguisés » (v. 310). À l’optimisme béat de Laonice,elle répond en opposant la « paix » et la « haine », qui rimeici avec … « reine » :

RODOGUNEEn un mot, je crains tout de l’esprit de la Reine.

LAONICELa paix qu’elle a jurée en a calmé la haine.

RODOGUNELa haine entre les Grands se calme rarement,La Paix souvent n’y sert que d’un amusement,Et dans l’état où j’entre, à te parler sans feinte,Elle a lieu de me craindre, et je crains cette crainte. (v. 311-316)

Par deux « Maximes de Morale ou de Politique » queCorneille avoue mettre souvent au premier acte dans labouche de la princesse parthe10, Rodogune montre que lespassions ne se pacifient pas aussi facilement qu’un État :l’éthique ne suit pas la politique, dont la grandeur se trouvedéjà caractérisée par une passion exacerbée. Par sa voix,Corneille scrute ensuite le mécanisme psychologique de lasuspicion pour montrer que la crainte de Cléopâtre à l’égardde Rodogune engendre la crainte de la princesse parthe : par-faitement lucide, Rodogune sait que Cléopâtre ne peut que lacraindre et cela accroît sa propre crainte.

Mais Corneille va plus loin en montrant que la crainteengendre la haine, même si ce n’est pas dans le sens où onl’attendrait : ce n’est pas seulement l’offensé qui éprouve dela crainte et donc de la haine à travers le désir de vengeance– mécanisme trop évident pour être rappelé –, mais bien l’of-fenseur. Sénèque, dont on sait l’influence sur Corneille, lerappelait déjà : « quiconque doit sa grandeur à la craintequ’il inspire n’en sera pas exempt lui-même »11. AprèsCinna, qui met en vers et en scène le De clementia, l’auteurde Rodogune se révèle être un lecteur averti de ce traité, quimontre que la crainte qu’éprouve le tyran est proportionnéeà celle qu’il a voulu inspirer et que, même en l’absence detout guet-apens, le tyran pense qu’on en veut à sa personne12.« […] Qui se fait craindre par cruauté, / Luy mesme craint,& vit en deffience » avertissaient déjà Les Quatrains de

Pibrac, grand manuel de morale du XVIIe siècle, que Louis XIIIapprend par cœur alors qu’il n’a que cinq ans13. Si Rodogunea pardonné, oublié, « et pleinement » (v. 319), Cléopâtre n’estpas disposée à en faire autant car l’offenseur (l’« auteur »v. 321) craint la vengeance de « l’offensé » (v. 321) et est,par là même, porté à une violence qui cherche à anticiper larétorsion en frappant le premier14 :

Mais une grande offense est de cette nature,Que toujours son auteur impute à l’offenséUn vif ressentiment dont il le croit blessé,Et quoiqu’en apparence on les réconcilie,Il le craint, il le hait, et jamais ne s’y fie,Et toujours alarmé de cette illusion,Sitôt qu’il peut le perdre il prend l’occasion. Telle est pour moi la Reine. (v. 320-327)

L’offenseur craint l’offensé, donc il le hait. Timor inspiratodium15. Laonice a beau dire à Rodogune que Cléopâtre a su« vaincre sa colère » (v. 335) au point de ne la voir plus« qu’avec des yeux de mère » (v. 344), Rodogune resteméfiante et, à Laonice qui lui demande si elle peut encorecraindre, elle répond par l’affirmative (v. 352-353 ; cf. v. 369).Ce mécanisme d’engendrement de la haine par la crainteexplique la violence préventive dont veut user Cléopâtre, quipense que Rodogune ne songe qu’à venger Nicanor alorsmême que celle-ci a pardonné : face à un Nicanor, « animéde colère, et d’amour » (v. 249), déterminé à déshériter sesfils et à la renverser, Cléopâtre a dû se résoudre « de seperdre, ou de le prévenir » (v. 254), de devancer Nicanor,nouvel Agamemnon16. De même, alors que Séleucus vientd’être assassiné, Cléopâtre justifie auprès d’Antiochus sahaine par une violence qui est prévoyance, prudence poli-tique purement machiavélique : face à la « vieille haine » decette Rodogune « inhumaine », Cléopâtre affirme donc avoireu « raison de vouloir prévenir » (v. 1714 et 1716) les coupsde Rodogune.

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L. PETRIS : CRAINTE ET HAINE DANS RODOGUNE DE CORNEILLE

10. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème drama-tique, in Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd.B. Louvat et M. Escola, Paris, GF, 1999, p. 84.

11. Sénèque, De ira, II, XI, 4 : « Ita natura constituit ut quicquidalieno metu magnum est a suo non vacet ».

12. Sénèque, De clementia, I, XIX, 5.

13. Guy Du Faur de Pibrac, Les Quatrains, Les Plaisirs de la vierustique et autres poésies, éd. L. Petris, Genève, Droz, 2004, p. 183,quatrain 101, inspiré de Publius Syrus, M, 30 (« Multos timere debet,quem multi timent »), et p. 26 sur Louis XIII. Voir Sénèque, Epist., 47,20.

14. Comme le note Lessing, « L’instinct de la conservationredouble cette haine ; la mère prévient le fils ; l’offenseur devance l’of-fensé » (op. cit., p. 147).

15. Cicéron, Off., II, 23. Cf. Sénèque, De ira, II, XI, 3 (« … necquisquam metuitur ipse securus », suivi de la fameuse citation deLabérius : « Necesse est multos timeat quem multi timent » ; cf. II, XI,4, « quicquid terret, et trepidat ») ; Tertullien, Apol., XXVII, 5.

16. Sur Rodogune et Électre, voir M. Fumaroli, « Une dramaturgiede la liberté : tragique païen et tragique chrétien dans Rodogune »,RSH, 28, n° 152 (oct.-déc. 1973), p. 600-631, dans Héros et orateurs,Genève, Droz, 1990 ; 1996, p. 170-204.

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La haine

La haine engendre la haine. Le cercle vicieux que romptla clémence d’Auguste le montrait déjà dans Cinna17, etRodogune vient le confirmer. La haine de Cléopâtre pourRodogune s’étend à ses propres fils dès lors que ceux-ciaiment la princesse parthe. Entraînée dans le meurtre par une« erreur » qui lui a fait épouser Antiochus Sidétès alorsqu’elle croyait Nicanor décédé18, Cléopâtre va de meurtre enmeurtre et se résout à achever par ses fils ce qu’elle a com-mencé par Nicanor (v. 1490), qu’elle a tué, « dit-on »(v. 263), de sa propre main. Causée par un « faux rapport »(v. 229) et par la dureté de Nicanor, « juge inexorable »(v. 239), « implacable maître » (v. 256) qui décide que cette« erreur est un crime » (v. 241), cette erreur initiale rendCléopâtre – au-delà de sa « méchanceté » foncière – un peumoins inhumaine tout en expliquant sa « juste fureur »(v. 258). Ne change-t-elle pas « à regret son amour en hor-reur » (v. 257) ? Même si les récits rétrospectifs de Laoniceet Timagène, très critiqués par d’Aubignac qui ne les jugerani nécessaires ni vraisemblables19, expliquent la haine de lareine et tendent ainsi à réduire sa culpabilité, c’est bien parla volonté de Cléopâtre – agissante et non pas victime – quecette amartia aristotélicienne a des effets disproportionnés.Certes, Cléopâtre cumule les rôles d’amante perfide (elle tueNicanor), de mère dénaturée (elle tue Séleucus) et de belle-mère cruelle (elle veut tuer Rodogune) et ces rôles sont dic-tés en partie par les circonstances : Cléopâtre a vu mourirson second mari, son premier mari être en réalité vivant etvouloir déshériter ses fils (v. 250), qui aiment l’amante deNicanor (v. 235-236). Cléopâtre n’en choisit pas moins sondevenir en pleine conscience et sans aucun scrupule : aban-donnée par son mari puis par ses deux fils, tous épris de lamême femme, elle se choisit la vengeance de Médée et lesuicide de Didon, « acte désespéré qui marque encore ledésir de vengeance »20. Ainsi, là où cette erreur initiale lajustifie, son hybris l’accable : la colère de la reine est juste(v. 258) mais son plaisir à voir souffrir Rodogune (v. 265-

268) est démesuré, inaugurant ainsi une galerie de person-nages perfides qui culminent dans cette trilogie noire queforment Rodogune, Théodore et Héraclius : Cléopâtre estsœur de Marcelle et de Phocas. Fascinante parce que entière,terrifiante parce que cruelle, cet avatar de Médée et deClytemnestre est la « première grande héroïne du mal », quine règne qu’en divisant et qu’en jouant « toujours quelqu’uncontre quelqu’un »21, avec la force d’assumer jusqu’au boutce qu’elle est et ce qu’elle veut. Ange déchu, elle fait preuvede la même grandeur, de la même volonté et de la mêmeconstance que les autres héros cornéliens mais orientéesdans une autre direction, vers une cruauté au service de salibido regnandi 22. Comme le note Corneille,

[…] tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âmequi a quelque chose de si haut, qu’en même temps qu’on détes-te ses actions, on admire la source dont elles partent23.

Et Lessing de relever que « Ce mépris finit nécessaire-ment par absorber l’admiration »24. La première appari-tion de Cléopâtre (II, 1) révèle tous ces traits. La reine ydemande à sa haine de sortir en plein jour. Le texte passede l’apostrophe (v. 395-406) adressée à son hypocrisie età son double-jeu à l’annonce de la fin de la duplicité(v. 407-418) et enfin à l’invective lancée à Rodoguneabsente (v. 419-426). D’un « vous » (v. 395-406) à un« nous » (ma haine et moi, v. 407-418) et enfin à un « tu »(Rodogune ; v. 419-426), ce monologue montre que l’adresse

20

17. Voir surtout IV, 3.18. Corneille tend ici à disculper Cléopâtre en modifiant l’histoire,

où la reine ne l’épouse que par jalousie. Laonice résume : « Que pou-vait-elle faire, et seule, et contre tous ? / Croyant son mari mort[Démétrius Nicanor], elle épousa son frère [Antiochus Sidétès]. »v. 50-51.

19. D’Aubignac, La Pratique du théâtre, Amsterdam, J.-F. Bernard,1715, liv. IV, p. 276 ; Genève, Slatkine, 1971, jugement mis en ques-tion par Ch. J. Gossip, « The Problem of “Rodogune” », Studi Francesi,XXII (1978), p. 231-240.

20. M.-O. Sweetser, « Images de la femme abandonnée », in OnzeNouvelles Études sur l’image de la femme dans la littérature françaisedu XVIIe siècle, éd. W. Leiner, Tübingen, Narr et Paris, J.-M. Place,1984, p. 1-11, ici p. 4.

21. J. Scherer, Le Théâtre de Corneille, Paris, Nizet, 1984, p. 89 et87. Dans son Avertissement de 1647, Corneille assimile Rodogune àMédée, sujet de sa première tragédie. Houdar de La Motte en fait demême (Discours sur la tragédie, dans Œuvres de M. Houdar de LaMotte, Paris, Prault l’aîné, 1754, p. 181).

22. Cette évolution marque le début d’une « dégradation » duhéros. Voir A. Stegmann, L’Héroïsme cornélien. Genèse et significa-tion, Paris, A. Colin, 1968, 2 vol., t. II, p. 597-602, qui note que, commeLa Mort de Pompée, Rodogune est une pièce sans « héros actif », ce quiimplique une importance grandissante du sort, de forces qui sont au-dessus des hommes, sans pour autant aboutir à un scepticisme puisquela fin de la pièce « dégage, au-dessus d’une nature humaine pervertieou vertueusement impuissante, la présence d’une Justice transcendantequi ne saurait faillir » (t. II, p. 601) : Cléopâtre n’est pas châtiée par deshumains mais par « le juste ciel » (v. 1832). Voir v. 1831-1836.

23. Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, inCorneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 78-79.M. Fumaroli (art. cit., p. 183) note que les épithètes de Junon (saeva,atrox, horrenda) conviennent tous à Cléopâtre, nouvelle Junon virgi-lienne en colère contre Antiochus-Énée, qui demeure pieux même àl’égard de celle qui veut le perdre

24. Lessing, op. cit. Lessing dit marcher sur les traces d’un huron(celui de L’Ingénu), d’un Français (Voltaire) et d’un Italien (ScipioneMaffei, Osservazioni sopra la Rodoguna tragedia francese). VoirD. Mugnolo, « Ambizione di regina o gelosia di donna ? Lessing,Maffei e Voltaire leggono Rodogune », in Settecento tedesco ed Europaromanza. Incontri e confronti, éd. G. Cantarutti, Milano, Patron, 1995,p. 29-50.

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à sa haine convoque illico l’objet de cette haine, Rodogune,dont la simple évocation renforce la haine et la colère deCléopâtre :

C’est encor, c’est encor cette même ennemieQui cherchait ses honneurs dedans mon infamie,Dont la haine à son tour croit me faire la loi, Et régner par mon ordre, et sur vous, et sur moi. (v. 415-418)

La représentation de la haine de l’autre renforce sapropre haine. Croire que l’autre nous hait nous amène à lehaïr. Ainsi, pour que celle-ci soit redoublée, Cléopâtre n’aqu’à imaginer que Rodogune la déteste. L’engendrement despassions ne saurait mieux être évoqué et ce passage confirmele sentiment de Rodogune dans I, 5. Cléopâtre estime queRodogune éprouve de la « haine » (v. 417) et un désir de« vengeance » (v. 422) alors qu’en réalité celle-ci a « oublié »et qu’elle craint un malheur qu’elle sent la menacer maisqu’elle ne parvient à expliquer (v. 299). Le monologues’achève sur cette explosion de colère :

Vois jusqu’où m’emporta l’amour du Diadème,Vois quel sang il me coûte, et tremble pour toi-même,Tremble, te dis-je, et songe, en dépit du Traité,Que pour t’en faire un don je l’ai trop acheté. (v. 423-426)

La répétition des verbes donne à voir pour (s’)émouvoir,et les impératifs confèrent au texte un dynamisme et un tonde défi qui annoncent la violence à venir et le sang qui cou-lera. L’adresse initiale à sa dissimulation pour qu’elle cessedébouche ainsi sur la menace et une violence sensible jusquedans le style.

Si, à travers la « méchanceté » absolue de Cléopâtre,Corneille pousse cette pièce aux limites de la vraisemblancearistotélicienne25, Rodogune n’en illustre pas moins un che-minement dans le crime et un enfoncement progressif dansla violence par cette auto-prolifération des passions. NiCléopâtre ni Rodogune ne sont en effet des personnages sta-tiques. Contre Rodogune qui emporte les cœurs parl’amour, Cléopâtre se débat à la fin de l’acte IV, alorsqu’elle vient de comprendre son impuissance à dresserSéleucus contre son frère et Rodogune. À Rodoguneabsente, elle lance « N’espère pas pourtant triompher de mahaine » (v. 1483) avant de se résoudre à tuer ses deux filspour « aller jusqu’à » Rodogune (v. 1486). Sa haine à l’égardde celle-ci suscite une haine pour les devoirs naturels depiété maternelle et un chantage implacable doublé d’unemanipulation psychologique, inefficace puisque ses fils sevouent une amitié prête au sacrifice et qu’ils ne partagent pas

l’ambition politique de la reine, ce qu’elle ne peut com-prendre26.

Rodogune montre aussi que la haine engendre la crainteet qu’elle l’entretient. Oronte l’avoue à Rodogune : la reine« sur tout craint de vous voir régner » (v. 805), elle craint devoir sa rivale prendre une fois encore sa place, non plusauprès de Nicanor mais auprès de ses fils et sur le trône.Cléopâtre aura beau se convaincre qu’elle n’a rien à craindre(v. 410) et affirmer qu’elle n’a « rien craint » de Rodogune(v. 1718), elle redoute en réalité cette otage, « captive [...]livrée à [l]a haine » de Cléopâtre (v. 264). Alorsqu’Antiochus (v. 105) et Rodogune (v. 301) disent d’embléeleur crainte, la haine de Cléopâtre lui fait dire à Rodogune detrembler pour elle-même (v. 424-425). Mais, alors que lacrainte prend chez la reine des allures de pose, alors qu’elleprétend ne pouvoir se souvenir de Nicanor sans « trembler »(v. 557), elle assume chez Rodogune, sur le point de propo-ser aux deux frères un marché que, telle Chimène face àRodrigue, elle espère voir refuser (« Votre refus est justeautant que ma demande » v. 1220), des allures de rappel audevoir filial à la mémoire de Nicanor : « Tremblez, Princes,tremblez au nom de votre père » (v. 1019).

2. De la crainte à la haine

L’engendrement réciproque de ces deux passions n’estpas tout puisque Rodogune met aussi en scène leur évolu-tion, parallèle à celle de certains personnages. On y assisteen effet à l’effacement graduel de la crainte chez cette« mère cruelle » (v. 723) mais aussi chez Rodogune, affran-chissement conjoint dans une pièce aux multiples parallé-lismes27. Mais cette libération se fait dans deux directionsopposées, vers la cruauté chez Cléopâtre, vers la dignité et lesens du devoir chez Rodogune.

L’important monologue de II, 1 où Cléopâtre s’adresse àsa haine montre qu’à présent, puisque le traité de paix achangé la situation, elle ne doit plus craindre : elle peut lais-ser éclater sa haine en plein jour, ou presque. S’adressant àses « déguisements », Cléopâtre les explique par une« crainte » (v. 396), la « terreur » d’un « péril pressant »(v. 399). Jusqu’alors, la force, et la crainte qu’elle suscite, luiont imposé la dissimulation (v. 395-396), mais à présent

Le Parthe est éloigné, nous pouvons tout oser,Nous n’avons rien à craindre, et rien à déguiser,Je hais, je règne encor. […] (v. 409-411)

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L. PETRIS : CRAINTE ET HAINE DANS RODOGUNE DE CORNEILLE

25. Voir L. Thiroin, « La méchanceté de Cléopâtre. Problèmes théo-riques », L’École des lettres, II, n° 11 (1997-1998), p. 41-54, qui ques-tionne la rupture avec les schémas aristotéliciens et le problème de lamoralité du théâtre (résumé par saint Cyprien : adulterium discitur dumvidetur).

26. « Le sens politique de Rodogune est précisément de montrer l’er-reur de calcul des machiavéliques, qui supposent que chacun pensecomme eux » (A. Stegmann, L’Héroïsme cornélien, op. cit., t. II, p. 372).

27. Sur ces symétries, voir J. Scherer, Le Théâtre de Corneille,Paris, Nizet, 1984, p. 85-86.

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Subvertissant toutes les valeurs à sa libido dominandi parun faux discours sur la sensibilité (v. 1313), la générosité(v. 1314) et la nature (v. 1324-1325), Cléopâtre peut à pré-sent se permettre de haïr ostensiblement sans voir menacé cepouvoir qu’elle prise au-dessus de tout, même de son désirde vengeance (v. 455-482). La crainte de voir sa puissancemenacée par Nicanor ou par Tryphon l’avait amenée à n’userque d’une « haine dissimulée » (v. 404). Maintenant, le droitd’aînesse qu’elle va manipuler (v. 1423) lui permet de neplus craindre, de tout oser et de laisser sa haine éclater28.À ce « secret » (v. 77) que détient Cléopâtre (le droitd’aînesse) répond un autre secret, celui que garde Rodogune(le nom de celui qu’elle aime)29. Pourtant, le vrai « grandsecret » (v. 451) de Cléopâtre, qu’elle révèle à Laonice(II, 2), est qu’elle n’a agi que pour elle : la reine dit avoir agi« pour vous » (v. 526, 539, 562), pour ses fils, mais, seule,elle avoue avoir agi pour elle-même (« pour moi », v. 494).Clairvoyant, Séleucus résume parfaitement ce double-jeu30 :« Elle a tout fait pour elle, et n’a rien fait pour nous. »(v. 738). Laonice pense que le secret de Cléopâtre est le droitd’aînesse alors qu’en réalité ce secret est que la reine nerègne qu’aussi longtemps qu’on demeure indécis sur ce droit(v. 445-446).

Rodogune va également cesser de craindre, mais pourd’autres raisons. Aussi longtemps qu’elle redoutait Cléopâtre,elle ne pouvait la combattre puisque sa peur muselait sa colère.Comme dans Cinna, le meurtre devient ici l’épreuve del’amour : Émilie aimera Cinna s’il tue Auguste, Rodoguneaimera le fils qui tuera Cléopâtre. Mais, dès le début de la pièce,Rodogune a sacrifié sa haine pour le bien de l’État (v. 318-319).Elle craint Cléopâtre mais ne la hait plus : elle a pardonné,oublié, son injure. Elle commence ainsi par le pardon auquelÉmilie aboutit à la fin de Cinna, dont Rodogune est comme lasuite qui en explore et les prolongements, les limites et les len-demains. Les circonstances vont amener Rodogune à évoluer età quitter cet « oubli » dès lors jugé « contraint » (v. 857).

Son entrevue avec Oronte (III, 2), ambassadeur dePhraates, précède le tournant que constitue III, 3. Consultationtopique du sage conseiller, ce dialogue délibératif (« Queferons-nous » v. 795, écho du quid faciam classique) drama-tise la conscience d’un « péril extrême » (v. 795 ; cf. v. 837).Consciente que son sang est « le prix d’un Diadème » (v. 796),

Rodogune résume d’emblée les trois options (v. 795-797) :fuir chez son frère, attendre la mort ou s’opposer à elle par un« généreux effort ». En diplomate averti, Oronte exclut lesdeux premières et il démasque la stratégie de la reine :

La Reine, qui surtout craint de vous voir régner,Vous donne ces terreurs pour vous faire éloigner, (v. 805-806).

La crainte qu’éprouve la reine veut susciter la frayeurchez Rodogune, et c’est en cessant de craindre queRodogune va pouvoir s’émanciper et combattre la haine dela reine, avatar du tyran de Machiavel qui règne par lacrainte, censée plus efficace que l’amour. Oronte exclut doncla fuite comme moyen « honteux » et « indigne » (v. 817 et820). Vu le manque de force, il l’exhorte à utiliser l’amourdes fils et à ne plus craindre :

L’Amour fera lui seul tout ce qu’il vous faut faire.Faites-vous un rempart des fils, contre la mère,Ménagez bien leur flamme, ils voudront tout pour vous,Et ces astres naissants sont adorés de tous.Quoi que puisse en ces lieux une Reine cruelle,Pouvant tout sur ses fils, vous y pouvez plus qu’elle. […]Craignez moins, et surtout, Madame, en ce grand jour,Si vous voulez régner, faites régner l’Amour.

(v. 831-836, 841-842)

Oronte réinterprète une maxime politique classique :l’amour met le roi plus en sûreté que n’importe quellemuraille, le bon roi règne par l’amour des sujets, apophtegmepolitique qui est au cœur du De clementia de Sénèque31 et quiest invoqué, surtout après la Saint-Barthélemy, contreMachiavel, pour qui il est plus sûr de se faire craindre que dese faire aimer32. L’amour des deux fils sera le rempart qui pré-servera Rodogune de la « reine cruelle ». La maxime politiquedu v. 842 est donc réinvestie d’un sens nouveau dans uneoptique purement utilitaire : Rodogune doit utiliser l’amourdes jumeaux car, « pouvant tout sur » eux, elle sera en mesurede se préserver de Cléopâtre.

Écho de II, 1, tout le monologue qui suit (III, 3) relève dugenre délibératif et marque le revirement de Rodogune33. Si

22

28. Comme le résume M. Prigent, Cléopâtre « prolonge son pou-voir en dissimulant son savoir » (Le Héros et l’État dans la tragédie dePierre Corneille, Paris, PUF, 1986, p. 219).

29. Sur le nom non-dit, voir Ralph Albanese Jr., « Nomination etidentité dans Rodogune », Romanic Review, 1 (1985), p. 1-11.

30. Cléopâtre incarne à certains égards la maxime favorite deLouis XI reprise par Naudé : « qui nescit dissimulare nescit regnare »(Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, 1639, chap. 2).Voir Corneille, O. c., éd. G. Couton, éd. cit., t. II, p. 1285.

31. Sénèque, De clementia, I, XIX, 6. « La plus belle forteresse estl’amour des sujets » Jean Bodin, Les Six Livres de la République, V, 5,« S’il est bon d’armer et aguerrir les sujets, fortifier les villes, et entre-tenir la guerre ».

32. Machiavel, Le Prince, XVII, de crudelitate et pietate ; et an sitmelius amari quam timeri, an contra, réfuté par Innocent Gentillet,Anti-Machiavel, III, 9 et surtout 10, §346-378, éd. C. E. Rathé, Genève,Droz, 1968, p. 359-388.

33. Pour une analyse de ce passage, et sur la cohérence du caractèrede Rodogune, héroïne d’un type nouveau chez Corneille puisqu’elle estplus passionnée et plus sensible, voir R. Jasinski, « Le caractère deRodogune », RHLF, 49 (1949), p. 209-219, 322-339, repris dans R.Jasinski, À travers le XVIIe siècle, op. cit., t. I, p. 76-107, p. 90-95.

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celle-ci rejette ce stratagème comme indigne de son rang et desdeux fils, elle n’en transpose pas moins le conseil essentiel dansune dimension supérieure : elle ne va pas quémander la protec-tion des fils mais les amener à s’offrir à elle en leur rappelantleur devoir de vengeance de leur père. La stratégie de survied’Oronte est sublimée en un héroïsme amoureux qui requiert un« généreux effort » (v. 798), un dépassement de soi. Décidée àleur demander, comme Chimène, ce qu’elle espère qu’ils neferont pas, elle va observer leur amour, sans le susciter ou l’at-tiser, pour voir « s’il est assez fort pour [lui] servir d’appui »(v. 853). Cessant de craindre et de fermer « les yeux sur ce noirattentat » (v. 873), Rodogune peut à présent combattreCléopâtre avec ses propres armes, la colère et la haine, mais unecolère et une haine dépourvues de cruauté et vouées à une justecause ; autrement dit des passions mises au service de la justice :

Sentiments étouffés de colère et de haine,Rallumez vos flambeaux à celles de la Reine,Et d’un oubli contraint rompez la dure loi,Pour rendre enfin justice aux Mânes d’un grand Roi.

(v. 855-858)

Contrairement à Cléopâtre, Rodogune ne hait pas pourelle-même mais par devoir, par sentiment et par justice. Alorsque Cléopâtre ne veut quitter le trône qu’en faisant le plus demal possible à Rodogune (v. 411-414), alors qu’elle maudirain fine le couple (v. 1811-1824) auquel elle laissera un lourdhéritage de haine, Rodogune n’exultera pas dans la victoire.Elle rappelle ici à sa mémoire « l’image sanglante » (v. 859)de Nicanor et ses dernières paroles (« Vengeance. Adieu, jemeurs pour vous » v. 862), qui lui donnent la force de serévolter contre le joug d’une obéissance servile, parallèle à larévolte de Séleucus, qui refuse de ressembler à sa mère34.Subitement consciente qu’elle suivait son « destin en victimed’État » (v. 874), elle se libère de cette soumission, comme lefera Séleucus (v. 1082). Cessant d’obéir, elle va aimer et haïr :

Nous n’avons point de cœur pour aimer, ni haïr,Toutes nos passions ne savent qu’obéir.[…]Je brise avec honneur mon illustre esclavage,J’ose reprendre un cœur pour aimer, et haïr,Et ce n’est plus qu’à toi [Nicanor] que je veux obéir.

(v. 869-870 et 880-882)

On le voit, Rodogune mêle admirablement le langage del’affectivité et celui du devoir. Mais là où Séleucus, désabuséau point que la reine croira qu’« il fait de l’insensible »

(v. 1448), éteindra et sa flamme et son ambition (v. 1086), elleles renforce en se créant, comme l’a vu R. Jasinski, « de toutespièces pour la circonstance un devoir de piété envers Nicanoret presque une mystique de la fidélité »35. À partir de cemoment, dans le cœur de Rodogune, l’ombre de Nicanor semêlera à son « vivant portrait » (v. 884), Antiochus qui, ne pou-vant tuer ni sa mère ni celle qu’il aime, va offrir et à Rodogune(v. 1185-1186) et à Cléopâtre (v. 1341-1342) de se tuer. Orontel’initiait à une prudence politique ; Rodogune, devenue la« voix secrète » de Nicanor, son « interprète » (v. 1183-1184),s’éveille à une conscience nouvelle faite de sentiment et dedevoir, de sentiment du devoir et de devoir du sentiment.

3. La victoire sur soi et les valeurs

Tragédie de Cléopâtre et du mal plus que de Rodogune,cette pièce n’en oppose pas moins aux passions des valeursmorales qui libèrent en partie l’action du poids des affects etde la cruauté. Après Cinna, Rodogune montre et la nécessitéet la difficulté d’une victoire sur soi-même, sur sa crainte etsur sa haine. L’héroïsme moral ici mis en question apparaîtdans ce seul verbe, « vaincre », qui appelle à un combat inté-riorisé et qui se définit par opposition à la fausse victoire surelle-même de Cléopâtre, qui ne fait que mimer une metanoiamorale afin de tromper, notamment Antiochus et Laonice,trop attachés aux apparences36. Alors qu’elle s’adresse àAntiochus, qui croit qu’« une larme d’un fils peut amollir sahaine » (v. 728), Cléopâtre fait mine d’être vaincue parl’amour maternel37. Elle se choisit ainsi le rôle parfaitementmaîtrisé de la reine stoïcienne qui aurait vaincu ses passions,comme Auguste triomphant « du plus juste courroux »38.Dans ses paroles mêmes, elle lance déjà un défi – « ce soir[…] fera voir pleinement si ma haine est finie » (v. 1375-

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34. Cf. v. 685-686. Séleucus se révolte ainsi contre le fameux adage« tel père, tel fils », tiré de l’idée platonicienne et aristotélicienne quele semblable engendre le semblable (Platon, Cratyle, 394a ; Aristote,Éth. à Nic., VIII ; Plutarque, Opinions des philosophes, 5, 9, 457g ;Lucrèce, Rer. nat., IV, 1209 sq.). Voir Montaigne, De la ressemblancedes enfants aux pères (Essais, II, 37).

35. R. Jasinski, « Le caractère de Rodogune », art. cit., p. 91-92.Voir aussi O. Nadal, Le Sentiment de l’amour dans l’œuvre de PierreCorneille, Paris, Gallimard, 1948 ; 1991, p. 225-227, qui parle d’un« transfert de l’amour, du père au fils ».

36. Antiochus : v. 1250, « Tu viens de vaincre, Amour, […] » ;Laonice : v. 1379, « Enfin, ce grand courage a vaincu sa colère ».

37. « Vos larmes dans mon cœur ont trop d’intelligence, / Je ne puisrefuser des soupirs à vos pleurs ; […] C’en est fait, je me rends, et macolère expire, » (v. 1351-1355).

38. Corneille, Cinna, v. 1699. Sur cet idéal stoïcien de victoire sursoi repris par les magistrats gallicans à la fin du XVIe siècle, voir GuyDu Faur de Pibrac, Les Quatrains, éd. cit., quatrain 47, p. 164 et la note.Cf. Sénèque, De ira, III, XIII, 1 : « Pugna tecum ipse », que Pibrac rap-pelait encore dans son discours de l’ire prononcé devant l’Académie duPalais de Henri III en 1576. Voir L. Petris, « Le magistrat gallican etl’Académie du Palais : le discours de l’ire, & comme il la faut modererde Guy Du Faur de Pibrac (étude et édition) », Nouvelle revue duSeizième Siècle, 22/2 (2004), p. 57-82

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1376) – auquel répondra l’adresse ironique à Antiochus :« L’effet te fera voir comme je suis changée » (v. 1403). Ceslarmes que Laonice prenait pour le signe d’un sentimentd’humanité, d’un « cœur adouci » (v. 1381), ne sont que« des pleurs de rage » (v. 1388) d’une femme qui « Ne les afait couler, qu’afin de [l]’éblouir » (v. 1390), autrement ditd’une actrice parfaite au point d’être capable de se fairepleurer pour émouvoir autrui.

Avec Rodogune, Corneille explore bel et bien l’envers deCinna : ici la vraie générosité d’Auguste, qui se vainc réel-lement ; là, la difficulté de cette victoire sur soi et la facilitéà la mimer39. C’est Cléopâtre elle-même, « mieux instruiteen l’art de [s]e venger » (v. 1397), qui énonce une vérité gno-mique qui enjoint à la prudence :

De qui se rend trop tôt on doit craindre une embûche,Et c’est mal démêler le cœur d’avec le front,Que prendre pour sincère un changement si prompt.

(v. 1400-1402)

Les apparences sont trompeuses et, s’il fallait du temps àAuguste pour que mûrisse en lui le conseil de Livie, il nefaut qu’un instant à Cléopâtre pour mimer la conversion dansIV, 3. Tous deux accomplissent un retour sur eux-mêmes,mais dans des buts différents : le premier, après une longueréflexion, pour se dominer et rompre le cercle vicieux etinutile de la violence ; la seconde pour céder soudain à savolonté de puissance et s’abandonner à la violence40. Contreces dangers de l’instant, le sentiment et la raison fournissent,à travers l’amitié, la nature, l’amour et la prudence, lesmeilleurs remèdes de l’épaisseur du temps et de la durée.

L’amitié

D’emblée, la tension dramatique est accrue par la rivalitéque veut susciter la reine entre ces deux frères liés par unamitié indéfectible et une gémellité que Corneille invente –mais nuance – à partir d’une matière historique qu’il exploitetrès librement41. Antiochus résume son trouble : il ne peut

[…] être heureux sans le malheur d’un frère,Mais d’un frère si cher, qu’une sainte amitiéFait sur moi de ses maux rejaillir la moitié. (v. 80-82)

En reprenant la rime amitié-moitié assimilée dès le XVIe

siècle à l’androgyne42, Corneille relève l’osmose entre cesdeux frères devenus ici des jumeaux et qui n’ont « eu jamaisqu’un sentiment » (v. 117). Cette union est reproduite jusquedans le langage, où les propos de l’un répètent presqu’àl’identique ceux de son frère43. Or, les enjeux politiques (letrône et le mariage avec Rodogune) menacent cette harmo-nie fraternelle, et les deux frères le sentent parfaitement dèsI, 3. Rivaux en politique, ils découvrent tôt l’être aussi enamour et tous deux espèrent que leur amitié vaincra ce dan-ger tout intérieur qu’est la jalousie. À Antiochus qui proposed’ambitionner le trône (v. 149-168), Séleucus répond qu’ilfaut que leur « amitié triomphe aussi bien que l’amour » : ledanger est grand car « un même espoir du Sceptre » (v. 177)perdit Thèbes et une « même beauté » (v. 178) perdit Troie ;mais tous deux pourront « armer [leur] cœur contre un sitriste sort » (v. 190) en faisant « régner l’amitié sur [leur]âme » (v. 192), amitié qui « vaincra la jalousie, en cédant àl’amour » (v. 198). Cette lucidité montre que Séleucus n’arien d’un caractère secondaire et fade qui doit disparaître. Legouffre moral dans lequel il sombre dès II, 4, Antiochus ytombera dans V, 4, montrant ainsi que l’apparente maîtrisede celui-ci fait preuve n’a encore connu ni le doute ni ladépression née d’une parfaite clairvoyance. Martyr de la vio-lence doté d’une grandeur d’âme qui, contrairement àAntiochus, sait anticiper les événements, percer les cœurs etlutter contre ce sort auquel son frère se résigne (« J’imputetout au Sort » v. 724), il devient la victime sacrificielle quisauve Antiochus. Même dans ses dernières paroles àCléopâtre et même s’il disparaît de la pièce, Séleucus semaîtrise pleinement :

Je n’ai ni faute d’yeux, ni faute de courage,Madame, mais enfin n’espérez voir en moi Qu’amitié pour mon frère, et zèle pour mon Roi.Adieu. (v. 1472-1475)

Cette dignité, cette lucidité et cette magnanimité acculentCléopâtre au choix d’une solution radicale. « Leur amourm’offensait, leur amitié m’accable » (v. 1476) lance cettereine qui trouve dans ses deux fils « Deux enfants révoltés,et deux rivaux unis » (v. 1478), oxymore qui traduit parfai-tement une gémellité supérieure à toute rivalité.

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39. Sur cette opposition radicale entre Cinna et Rodogune, voirM. Prigent, op. cit., p. 220-221.

40. « La méthode est identique. Les objectifs sont contraires »comme le note M. Prigent, op. cit., p. 225.

41. Sur cette gémellité, voir Corneille, O. c., éd. cit., p. 1278-1281 ;J.-L. Gallardo, Les Délices du Pouvoir. Corneille, Cinna, Rodogune,Nicomède, Orléans, Paradigme, 1997, p. 90-112 ; D. Clarke, « Unavowedtexts in the genesis of Corneille’s Rodogune : Plutarch’s Bravery ofWomen and La Caze’s Cammane », Journal of the Institute of RomanceLanguage, III (1994-1995), p. 155-162.

42. Voir les v. 1593-1594, où « moitié » a le sens d’« épouse ». Surcette question, voir L. Petris, « “L’amour divin par celluy de ce monde”.Platonisme et évangélisme dans L’Androgyne d’Antoine Héroët », in Parélévation d’esprit. Antoine Héroët, le poète, le prélat et son temps.Actes du colloque de Cercanceaux (26-27 septembre 2003), sous la dir.d’A. Gendre et L. Petris, Paris, Champion, à paraître.

43. Comparer v. 134, 135 et 136, 144 et 146, 675 et 678, 1057-1058et 1059-1060.

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La nature

La terrible invocation qui suit (« Sors de mon cœur,Nature […] » v. 1491) souligne, a contrario, une valeur capi-tale de la fin de la pièce : la nature. Les deux frères la res-pectent (« Gardons plus de respect aux droits de la Nature, »v. 687 ; cf. v. 964) ; Cléopâtre la bafoue et veut la bafouer,sans aucun scrupule, contrairement à une Phèdre parexemple, qui regrette ses actes44. Non contente d’enfreindreles simples sentiments naturels de piété maternelle en tuantSéleucus, Cléopâtre dévoie ce mot de son sens à travers unesophistique qui s’empare des valeurs qui la combattent,retournant ainsi les armes dont elle se voit menacée :

CLÉOPÂTRE[…] L’amour étouffe en vous la voix de la Nature,Et je pourrais aimer des fils dénaturés !

ANTIOCHUSLa Nature et l’Amour ont leurs droits séparés,L’un n’ôte point à l’autre une âme qu’il possède.

CLÉOPÂTRENon, non, où l’Amour règne il faut que l’autre cède.

(v. 1324-1328)

Selon Antiochus, Cléopâtre n’a rien à craindre de sabelle-fille car l’amour conjugal n’exclut pas l’amour filial.Mais, pour culpabiliser Antiochus, la reine pose en mèreaffligée, mère à « consoler » (v. 1707), abandonnée par un« fils ingrat et rebelle » (v. 1331), sourd à « la voix de lanature ». C’est à cette même nature que Cléopâtre fait minede céder pour mieux vaincre :

[…] En vain j’ai résisté,La Nature est trop forte, et mon cœur s’est dompté. Je ne vous dis plus rien, vous aimez votre mère,Et votre amour pour moi taira ce qu’il faut taire.

(v. 1361-1364)

Ce que les mots ne parvenaient pas à faire, le double-jeusoutenu par une brièveté qui veut reproduire une émotionindicible parvient à le faire. Cet idéal de nature se définitdonc par opposition à une dénaturation, notamment de lafigure de la mère, devenue ici la mère dévoreuse, qui n’hé-site pas à tuer ses enfants par ambition, « Reine cruelle »(v. 835) qui est d’abord une « mère cruelle » (v. 723) queperce parfaitement Séleucus :

Ô haines, ô fureurs dignes d’une Mégère !Ô femme, que je n’ose appeler encor mère ! (v. 679-680)

Furie indigne, Cléopâtre est disposée à n’importe quelcrime, fût-il contre nature, parricide, au sens du XVIIe siècle,forfait qui était encore un « rite initiatique » lorsqu’Horacetuait Camille mais qui devient ici une subversion absolue dela nature45 :

Cléopâtre dans Rodogune est très méchante, il n’y a point deparricide qui lui fasse horreur, pourvu qu’il la puisse conserversur un trône qu’elle préfère à toutes choses, tant son attache-ment à la domination est violent46.

À cette dénaturation criminelle s’oppose la fidélité audevoir naturel de piété filiale qu’éprouve Antiochus, mêmedevant sa mère qui vient de tenter de le tuer :

N’importe, elle est ma mère, il faut la secourir.[…]Ah, vivez pour changer cette haine en amour. (v. 1810 et 1825)

La nature trouve sa forme humaine dans une série dedevoirs à l’égard du conjoint, des parents et du pouvoir :Rodogune demeure fidèle à Nicanor (v. 889, 1017, 1022,1187, 1211) et elle acceptera l’époux qu’on lui choisira(v. 378) ; les deux fils de Cléopâtre ne se révolteront pas,selon elle, contre leur mère (v. 378, 699, 703)47. Entre cettemère dénaturée et des victimes fidèles aux devoirs de nature,l’opposition est entière et elle suscite des réactions diverses,que Corneille décrit. Toute la scène 4 de l’acte II constitueainsi un débat sur le devoir de la nature face à la mère déna-turée : alors qu’Antiochus préconise un respect total etexclut la révolte au nom de la nature (v. 687), Séleucus prônela « revolte » (v. 745) au nom d’une sensibilité plus forte. Lagémellité des deux frères n’exclut donc nullement des diffé-rences fondamentales, qui justifient le choix de Rodogune enfaveur d’Antiochus.

L’amour

À la fin de l’acte III, Antiochus invoque la nature etl’amour « contre l’effort d’un si puissant courroux » (v. 1129).Après avoir amené Rodogune à dévoiler son amour pour lui,il appelle à nouveau l’amour et la nature (IV, 2) :

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L. PETRIS : CRAINTE ET HAINE DANS RODOGUNE DE CORNEILLE

44. Voir pourtant le commentaire d’Helvétius : « Sur quoi j’obser-verai que la passion de l’amour n’est cependant pas moins difficile àpeindre que celle de l’ambition. Pour manier le caractère de Phèdreavec autant d’adresse que l’a fait Racine, il ne falloit certainement pasmoins d’idées, de combinaisons et d’esprit que pour tracer, dansRodogune le caractère de Cléopâtre. » (Helvétius, De l’Esprit, Paris,Durand, 1758, p. 516).

45. Voir S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris,Gallimard, 1963. Lessing commente : « de Cléopâtre tout entière, il nereste qu’une femme odieuse et hideuse, toujours en furie et en démence,et digne d’une place d’honneur aux petites-maisons » op. cit., p. 152.

46. Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, inCorneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 78-79.

47. Voir Ch. J. Gossip, « The Problem of “Rodogune” », StudiFrancesi, XXII (1978), p. 231-240.

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Tu viens de vaincre, Amour, mais ce n’est pas assez. Si tu veux triompher en cette conjoncture,Après avoir vaincu, fais vaincre la Nature,[…]Voici la Reine. Amour, Nature, justes Dieux,Faites-la-moi fléchir, ou mourir à ses yeux.

(v. 1250-1252, 1257-1258)

L’amour de Rodogune a vaincu, c’est à présent à la nature,à la piété maternelle, de vaincre. Une valeur importante deRodogune est certainement la sensibilité, que Corneille met enscène en Rodogune et qui est doublée d’une grandeur moraleindéniable. La pudeur d’un amour qui doit concilier avec ledevoir anime Rodogune, qui dit toute la part d’insaisissable dece sentiment, qu’elle éprouve sans pouvoir l’expliquer :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,Dont par le doux rapport les âmes assortiesS’attachent l’une à l’autre, et se laissent piquerPar ces je ne sais quoi, qu’on ne peut expliquer. (v. 359-362)

Le sentiment sincère des deux fils et de Rodogune s’op-pose au « faux amour » de Cléopâtre, que Séleucus percerapidement :

De ses pleurs tant vantés je découvre le fard,Nous avons en son cœur, vous, et moi, peu de part,Elle fait bien sonner ce grand amour de mère, Mais elle seule enfin s’aime et se considère,Et quoi que nous étale un langage si doux,Elle a tout fait pour elle, et n’a rien fait pour nous.Ce n’est qu’un faux amour que la haine domine,Nous ayant embrassés, elle nous assassine, […] (v. 733-740)

Les antithèses traduisent la violence cachée et l’opposi-tion entre apparence et essence, entre langage et sentiment,oppositions qui imposent le recours à la prudence.

La prudence

À ces sentiments s’ajoutent en effet la raison, surtout àtravers la prudence. Soigneusement ménagée par Corneille,la progression de l’intensité dramatique culmine au fameuxacte V qui recevra maintes louanges de Houdar de La Mottejusqu’à Diderot, La Harpe et Gide48 et dont Stendhal diraque « Shakespeare n’a rien de plus beau »49. Relevant du

genre judiciaire, V, 4 est, comme le fameux acte V d’Horace,un procès mais d’où le juge-roi, Antiochus, s’exclut pour serésoudre à mourir afin de prévenir la violence de cette« main qui nous fut bien chère » (v. 1643 et 1690). La mortde son frère, une crainte suprême qui débouche sur une rési-gnation et enfin l’omniprésence de la menace qui pèse sur luiannihilent en lui toute volonté (v. 1767-1770). Or, aprèsavoir voulu faire croire au suicide de Séleucus et à la culpa-bilité de Timagène, Cléopâtre en vient à se défendre en seconstruisant un ethos de « mère opprimée » (v. 1722), qu’onose traiter « d’égale avec une étrangère » (v. 1708) et que lemanque d’amour filial d’Antiochus forcerait à se justifier(v. 1706). Mais là où Cléopâtre répond par une période dedouze vers (v. 1703-1714), un seul hémistiche résume l’étatd’esprit de Rodogune : « Je me défendrai mal » (v. 1735),phrase dont la sincère brièveté s’oppose à la sophisticationd’une rhétorique qui n’est que fausseté et qui, comme l’avaitdéjà remarqué Séleucus, « fait bien sonner ce grand amourde mère » (v. 735). Mais Rodogune se ressaisit. Avec dignitéet retenue, elle fonde sa défense sur les antécédents, etnotamment sur le lieu de la vita ante acta50 : qui a tué tuera,qui a volé volera,

Mais votre bras au crime est plus fait que le mien,Et qui sur un époux fit son apprentissageA bien pu sur un fils achever son ouvrage. (v. 1750-1752)

Qui a déjà tué un époux peut bien tuer un fils. De même,n’osant nier le marché qu’elle a proposé aux deux fils en III,4, Rodogune estime que ce chantage était légitimé par de« justes sentiments » (v. 1754) : ne pouvant rejeter le fait, nidiscuter sur la dénomination de celui-ci (v. 1755), elle faitporter le problème sur la qualification du fait par l’état fondésur l’équité (iuridicialis)51, à travers lequel on s’interroge surla nature du juste. Or, se souvenir des antécédents et débrouillerles motifs des actes revient à utiliser la mémoire et l’intelli-

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48. M. Houdar de La Motte, op. cit., p. 159-161. « La beauté du Ve

acte rachète toutes les inconséquences des actes précédents » (LaHarpe, Lycée, 1799). Sur Gide, voir supra note 5. Voir L.-S. Mercier,Du théâtre, ou Nouvel essai sur l’art dramatique, Amsterdam, E. VanHarrevelt, 1773, p. 255 : « que n’a-t-il fait plus souvent de nobles har-diesses, comme le dénouement de Rodogune ». Diderot loue « lasublime scène qui termine » Rodogune (O. c., Paris, Le Club françaisdu livre, 1969-1973, 15 vol., t. 2, p. 528).

49. Journal, 26 juillet 1804, dans O. c., Paris, Champion, 50 vol.,t. 28, p. 137. Voir aussi la fin du chap. IV de Henri Brulard (t. 20,

p. 60), qui cite II, 3, v. 593-594, cités dans son Journal, 29 mars 1818(t. 31). Dans son Journal littéraire (t. 33, p. 170-171), Stendhal estimeque « le caractère de Rodogune est le deuxième ou le troisième pour labeauté de tous ceux qui sont au théâtre. Le cinquième acte est sublime ».Voltaire estime par contre dans son Commentaire de Rodogune (1764)que tout le reste de la pièce ne sert qu’à préparer cet acte.

50. Ou prior vita, vita hominis ex ante factis, lieu in utramque par-tem (ou in contrarias partes) puisqu’il peut être utilisé par la défenseou l’accusation (faut-il ou non tenir compte des antécédents ?). VoirCicéron, De inv., II, 32-35 et 50 ; Rhétorique à Herennius, II, 3-5.

51. Des quatre états de cause généralement admis, il s’agit ici dutroisième, l’état de qualification (gr. kata sumbebêkos ; lat. per acci-dentia, constitutio generalis) et plus précisément sur ce que Cicéronappelle l’état fondé sur l’équité (iuridicialis). Voir Cicéron, De inv., I, 15 ;Rhét. ad Her., I, 24 et II, 23. Voir aussi Hermogène, Stat. ; Cicéron, Deinv., I, 10-16 et II, 14-115, De or., II, 104-113 ; Rhet. ad Her., I, 18-II,26 ; L. Calboli, La Dottrina degli status nella retorica greca e romana,Bologne, 1984 ; Zürich, Hildesheim et New-York, Olms, 1986.

L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°2 / 2005 – ÉTUDES CRITIQUES

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É. TOURRETTE : LA ROCHEFOUCAULD ET LA CONTAGION DU MAL

gence, parties, avec la prévoyance, de la prudence52. Riend’étonnant donc à voir Rodogune louer la prudence aristoté-licienne d’Antiochus, plus réfléchi que son frère :

Vous demandiez mon sang, j’ai demandé le vôtre ;Le Roi sait quels motifs ont poussé l’une et l’autre,Comme par sa prudence il a tout adouci,Il vous connaît peut-être, et me connaît aussi. (v. 1755-1758)

Si les allusions à la prévoyance (prévoir, prévenir) sontfréquentes dans la pièce, cette unique occurrence du mot« prudence » n’est pas par hasard rattachée à Antiochus etliée à une douceur qui s’oppose à cette fausse douceur deCléopâtre que Laonice imagine « en son cœur plus douce, etrepentie » (v. 339) et qui n’en est que plus violente. La valeurmorale devient ici une valeur politique du bon prince qui unitprudence – la seule vertu qui manque à Séleucus, trop impul-sif ! – et douceur, raison et cœur, discernement et sentiment.

Les réseaux lexicaux et sémantiques liés à la crainte et àla haine interdisent de penser qu’il ne s’agit là que de pas-sions secondaires. Rodogune offre le spectacle troublant et

attirant de leur lutte mais elle décrit aussi leur histoire, leurengendrement, leur évolution et leur disparition. Tout enétant centrée sur le personnage fascinosum et tremendumde Cléopâtre – « je confesse ingénument que ce poèmedevait plutôt porter le nom de Cléopâtre que deRodogune » avoue Corneille –, cette pièce met en questiondes valeurs morales qu’elle ne détruit pas pour autant. Loinde là ! Puisqu’Antiochus et Séleucus renoncent d’emblée autrône pour Rodogune, elle montre que Cléopâtre n’agit quepar haine et par crainte de Rodogune, ce qui se révèle endéfinitive, au-delà de toute la fascination que peut exercer ce« méchant personnage », un mauvais calcul, même si celatraduit une indéniable fidélité de Cléopâtre à elle-même.Contre la « méchanceté » de cette « Mégère » en furie,l’amitié, la nature, l’amour et la prudence demeurent lesvaleurs les plus sûres d’un monde qui, après le deuil, varecommencer. Le dénouement heureux, pour le couple,grâce à l’arrivée de ce deus ex machina qu’est Timagène, nedoit pas le faire oublier. Le questionnement de la figure duhéros ne saurait donc mener à un échec de valeurs réduites àl’impuissance face à cette « méchante » reine.

Loris PETRIS

(Université de Neuchâtel)52. Cicéron, De inv., II, 160.

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