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  • L ' O R D R E P H I L O S O P H I Q U E

    COLLECTION DIRIGÉE PAR FRANÇOIS WAHL

  • ÉTHIQUE, POLITIQUE,

    ET BONHEUR

  • DU MÊME AUTEUR

    La correspondance de Spinoza Traduction et présentation

    Gallimard, 1954

    La condition réflexive de l'homme juif Julliard. 1963

    Spinoza. Introduction et choix de textes Seghers, 1964

    Martin Buber, philosophe de la relation Seghers, 1968

    Lumière, commencement, liberté Plon, 1969

    Marx et la question juive Gallimard, 1972

    Le désir et la réflexion dans la philosophie de Spinoza Paris, Gordon and Breach, 1972

    Éthique philosophique et théorie de L'Etat Introduction au Traité politique de Spinoza

    Gallimard, 1978

    Traité du bonheur t. I Construction d'un château

    Seuil, 1981

  • ROBERT MISRAHI

    TRAITÉ DU BONHEUR II

    ÉTHIQUE, POLITIQUE,

    ET BONHEUR

    ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe

  • ISBN 2-02-005756-5 (édition complète) ISBN 2-02-006484-7 (t. II)

    © Éditions du Seuil, mai 1983

    La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon

    sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

  • PRÉFACE

    Pourquoi un traité du bonheur?

  • 1. De la métaphore au concept

    Il n'y a pas d'autre exigence valable que l'exigence totale. Toutes les autres ne valent que par celle-ci, toute finalité singulière et toute valeur partielle ou désirée ne prennent leur sens et leur force que de cette exigence totale que nous pourrions nommer « bonheur » ou suprême désirable.

    C'est là notre point de départ, notre nouveau commencement. A partir de là, on peut concevoir que le lecteur pressente ce que nous

    voulons dire mais on imaginera difficilement qu'il soit convaincu d'emblée et saisisse intuitivement, dès la première page, ce à quoi nous nous référons; ce « bonheur » comme expérience, ou comme concept désignant une certaine expérience, n'est-il pas en effet un terme sans détermination cernable et sans contenu évident?

    A l'ambiguïté de ce terme s'ajoute son caractère incongru : il faut (dira-t-on) une certaine audace, soit de courage, soit de présomption, pour évoquer aujourd'hui le bonheur. L'usage de ce terme produit au sein de la bourgeoisie économique, et de la bourgeoisie intellectuelle, une espèce de scandale. Ces deux « mondes » (ces deux milieux) sont trop avertis des choses de la vie pour « croire » au bonheur, et possèdent un esprit trop critique pour contourner la misère, la solitude et la mort.

    Incongru, le bonheur est aussi, aujourd'hui en France, un concept archaïque : n'évoque-t-il pas des robinsonnades, des bergeries, des rêveries solitaires, c'est-à-dire l'attirail d'un XVIII siècle de façade masquant la vérité de ce siècle (le nôtre, aussi bien) qui est à n'en pas douter le sadisme et la terreur? A l'archaïsme s'ajouterait donc encore la naïveté.

    Bref : ambigu, indécent, archaïque et naïf, le bonheur n'a pas bonne presse chez les intellectuels. Il n'est pas de bonne compagnie. Disons-le tout net : il fait honte parce qu'il interpelle.

  • Devant une telle résistance, aussi obscure que diffuse, il ne nous a pas paru possible d'aborder directement l'étude de ce suprême préférable qui est à nos yeux le fondement et l'origine de toute valeur, la signification ultime de tout sens.

    Car aborder directement l'étude conceptuelle du bonheur eût été parler dans le désert d'une réalité ne concernant en apparence aucun lecteur intellectuel. C'eût été employer un langage trop neuf pour être entendu. Il fallait auparavant communiquer une expérience.

    C'est ici qu'intervient notre ouvrage précédent : Construction d'un château, qui était le tome 1 de notre Traité.

    Par l'usage de la métaphore, nous avons voulu présenter une expérience de la plénitude dans une forme imaginaire, poétique et symbolique. Nous avons déployé tous les sens possibles de cette métaphore par laquelle le château se fait le substitut de l'expérience réelle de la vie heureuse. C'est en effet par le déploiement total des implications de la métaphore que nous pouvions montrer le « bon- heur », au lieu de l'analyser. Ce fut aussi une expérience de langage, puisque c'est à travers le texte lui-même que le château métaphorique pouvait se dire et s'offrir au lecteur comme sa propre expérience et sa propre possibilité. Mieux : le « château » y apparaissait, comme l'écriture elle-même.

    Ce fut aussi une expérience philosophique : il s'agissait en effet pour nous de présenter non pas seulement l'expérience extrême de la joie d'être (dans la description par exemple d'un château de la Renaissance, éclatant et lumineux), mais encore le cheminement et l'itinéraire qui furent parcourus par la conscience (désignée comme l'« ici » ou comme la « source ») et par son partenaire amoureux ou amical (désigné comme la forme, ou comme l ' avant qu'ils n'accèdent à cette expérience de la plénitude.

    La présentation métaphorique du bonheur fut donc aussi, dans cet ouvrage, la description initiatique et philosophique d'un voyage de la conscience, voyage de formation où elle partait de la solitude, pour traverser la guerre des consciences ou la persécution, et parvenir enfin à l'harmonieuse plénitude et parfois même à la splendeur. C'est ainsi qu'étaient habitées des forteresses purement guerrières, des forteresses mystiques, des châteaux Renaissance et XVIII siècle, et enfin, plus réalistes mais tout aussi transfigurées, des maisons paysannes, ou des villes utopiques.

    Ce voyage consistait à décrire un itinéraire et à, travers lui, les différentes figures possibles de la réalité (l'« être »), les différents

  • visages et attitudes d'autrui, les différentes significations poético- existentielles de la nature.

    Tout ce langage poétique disait donc une vérité, celle du désir et de la relation à autrui et à la nature. Avant que cette vérité (c'est-à-dire la recherche et l'expérience du sens plein) ne devienne objet d'une analyse abstraite et conceptuelle, nous avons voulu qu'elle soit présentée en chair et en os, elle-même, par la médiation littéraire. Mais le déroulement de la métaphore, c'est-à-dire la description détaillée du sens existentiel immédiatement perçu dans l'architecture de tout château possible, fut si détaillée et si intentionnellement conduite comme un itinéraire initiatique vers la joie, que nous avons en même temps qu'un « poème » fait une œuvre philosophique. La démarche consista donc à tenter, à travers un langage inédit, la synthèse immédiate entre poésie et philosophie.

    C'est que, en effet, à la suppression de la distinction entre poésie et philosophie s'ajoutait ce fait : tout le cheminement initiatique de la conscience vers l'être et la joie était présenté comme le travail même de l'écriture. Et c'est l'écriture achevée qui valait à la fin comme « bonheur », c'est-à-dire comme ce lieu où se réduit la distance entre la présence et le lointain, comme cette magie où le lointain garde la plénitude fascinante de la distance et acquiert, en outre, l'évidence et la somptueuse réalité de l'ici-même. En décrivant un voyage de la conscience à travers ses châteaux, ses combats et ses rêves, nous construisions en réalité par un nouveau langage la synthèse étrange et indubitable de l'ici-même et du tout-autre.

    C'est que notre conviction philosophique sous-tendait tout ce cheminement : le « bonheur », c'est-à-dire la plénitude ou la joie (à ce niveau descriptif), ne sont pas seulement des objets lointains et inaccessibles, mais des expériences réelles et concrètes, effectivement éprouvées par l'auteur, et susceptibles d'être effectivement éprouvées par tout lecteur, ou d'avoir été vécues par lui.

    Nous avons « signifié » cette conviction relative à la possibilité de vivre réellement ce qu'on appelle bonheur, par un procédé technique qui n'avait pas à apparaître puisqu'il s'agissait d'un texte symbolique qui donnait à voir et non pas d'une analyse démonstrative : ce procédé a consisté à décrire sans les nommer des châteaux réels, des demeures existantes, et une ville véritable, et à situer en ces lieux des expériences authentiques communiquées indirectement 1

    Ainsi, par la description d'un réel transfiguré poétiquement, mais

    1. Il suffira de savoir qu'un support biographique existait. Il ne nous paraît pas nécessaire d'en déployer le contenu.

  • demeurant réel; par le détour aussi de cette métaphore du château si riche qu'elle peut et par son sens imaginaire et par l'histoire réelle exprimer la guerre, la solitude et la haine, ou la fête avec ses splendeurs et sa joie, ou la sérénité avec sa force, son élégance morale, son allégresse et sa réserve - par la description du réel et par l'itinéraire métaphorique et architectural, nous avons pu dire la splendeur. Nous avons pu la présenter sous ses divers aspects, avec les difficultés qu'elle rencontre et les victoires qu'elle remporte : nous avons ainsi montré d'abord que le « bonheur » est possible, ensuite qu'il signifie quelque chose de riche, de varié, et de dicible, et enfin qu'il correspond à des expériences du monde que nous avons effectivement vécues et à des êtres que nous avons effectivement rencontrés. Nous avons en somme présentifié une utopie par l'action conjointe de la métaphore et du réalisme.

    Pourtant, la réalité véritable qui sous-tendait la description méta- phorique de la splendeur n'était pas constituée par l'existence objectivée de toutes ces demeures : elle résidait dans l'acte même de la construction. La référence à l'objectivité architecturale valait comme signe de la possibilité du bonheur : mais c'est sur l' acte de construction que reposaient en dernière analyse la possibilité effective et la réalisation pratique de l'expérience. La place centrale de la construc- tion « signifiait » donc une doctrine de la liberté et de ses pouvoirs, mais, restant sur le plan métaphorique, nous pouvions écarter l'analyse conceptuelle du problème : comme les châteaux, les demeures et les lieux signifiaient symboliquement le bonheur, l'acte de construction de ces lieux et de ces demeures signifiait notre liberté, c'est-à-dire le pouvoir que nous avons de « construire » la splendeur.

    Pourtant, de même que les demeures métaphoriques de la joie ne pouvaient devenir convaincantes à nos yeux que si nous les référions à des lieux certes transfigurés, mais réels, de même l'acte métaphorique de la construction d'un château ne pouvait réellement valoir à nos yeux comme symbole de la construction de la joie qu'à une seule condition : il fallait que l'acte même de construction se manifestât comme possibilité et comme réalité dans le lieu même où il était question de l'instauration volontaire de la joie. Il est clair que cet acte ne pouvait pas être différent de celui-là même qui se déployait comme description d'une activité : cet acte était l ' elle-même.

    C'est par la médiation de l'écriture se disant elle-même au cours de son déploiement, que nous pouvions dès lors manifester et présentifier ce paradoxe apparent d'une réalité qui ne se tient que de soi et qui n'existe que par sa propre force, devenant une espèce d'autocréation et de souveraineté véritable. Seule l'écriture réflexive, dans sa forme

  • poétique et métaphorique, pouvait donc exprimer et illustrer cela que nous ressentions comme acte de construction du bonheur : l'écriture poétique, réfléchissant sur sa propre naissance comme sortie hors de la nuit de l'angoisse, produisait en effet en même temps et dans le même acte aussi bien une pensée poétique sur l'instauration de la joie, qu'une œuvre réelle et objective, c'est-à-dire un livre.

    Ce livre qui se construisait dans la réalité et qui disait la joie dans son déploiement et dans sa création, se faisait lui-même la manifestation réelle et « matérielle » de l'acte de construction de la joie.

    La construction du château ne se référait donc pas seulement à l'existence objective des belles architectures et des villes splendides, mais encore et surtout à la construction réfléchie-poétique d'un livre : à la limite, la construction du bonheur dépassait le cadre métaphorique de l'instauration architecturale pour devenir l' acte de l'écriture poétique quand elle se réfère à la joie. C'est alors la possibilité la plus profonde et la plus universelle de la conscience qui était mise au jour : toute conscience, parce qu'elle peut écrire, lire et parler, doit pouvoir se construire c'est-à-dire se constituer comme la source de sa propre joie.

    Tout cela, qui fut dit et montré indirectement, était notre expé- rience. C'était aussi notre interprétation du réel : mais cette interpré- tation, cette conception des possibilités de la conscience étaient simplement impliquées dans les descriptions. Il reste maintenant à les expliciter et à les justifier.

    La question ici posée est celle de la portée et de la valeur d'une métaphore : or toute la pensée contemporaine, ou, si l'on préfère, la modernité, se situe dans un rapport positif à la métaphore, persuadée que celle-ci est un langage intelligible et signifiant. A déployer une métaphore, on déploie un sens et, chemin faisant, on exprime la réalité même de la conscience et du désir.

    On peut valablement passer du terme image au terme concept. Le lien est interne, entre la « signification » d'un rempart et le contenu conceptuel de la défense et de l'agression, ou bien entre la « signifi- cation » d'un perron aux larges portes-fenêtres et le contenu conceptuel existentiel de l'ouverture à autrui et de l'accueil. C'est la validité de ce passage qui garantit la validité des psychanalyses (celle de Freud aussi bien que celle de Jung), quand elles considèrent à bon droit que le rêve est un langage; Ricœur également pense que la métaphore comporte un pouvoir d'élucidation 1 Nous avons jadis nous-même utilisé comme méthode philosophique le point de départ métaphorique et le lien entre

    1. P. Ricœur, La Métaphore vive, Éd. du Seuil, 1975.

  • la lumière et la conscience pour poser la question non pas encore du bonheur, mais du fondement de la philosophie 1

    Nous pensons en outre que la métaphore ne peut valablement déployer un sens qu'à la condition que celui-ci soit appréhendé ensuite pour lui-même en dehors de la métaphore, et sur l'objet métaphorisé. C'est pourquoi, à la différence des auteurs religieux, nous n'accordons pas à la métaphore le pouvoir de dire imaginairement un monde transcendant qui ne serait jamais donné dans l'expérience. La métaphore peut bien receler un pouvoir heuristique et poétique d'élucidation, elle ne vaut cependant pas comme preuve suffisante, c'est-à-dire comme connaissance épistémologiquement valable de l'objet visé indirectement (et après déplacement). C'est ainsi que, en figurant la conscience par la lumière, on révèle certes que la conscience est comme une vision, une clarté, et une chaleur : mais il reste ensuite à analyser ce que signifie réellement pour la conscience d'être une clarté et une chaleur : il faudra étudier conceptuellement ce qu'est un acte de connaissance et un acte de désir, et cela en dehors de tout support imaginaire. Seule cette analyse conceptuelle aura valeur de vérité, c'est-à-dire une portée universelle, qui dépassera la pure interprétation subjective de l'image.

    Il en va de même pour la représentation métaphorique de la relation à autrui (et du bonheur) par l'image du château. Le déploiement de la métaphore est certes une première élucidation; la présentation de l'acte d'écriture comme une « construction » de la joie et de la relation au monde est certes déjà une doctrine utopique-réaliste de la liberté : mais ces suggestions et ces « présentifications » appellent maintenant, pour acquérir toute leur valeur et toute leur portée, une véritable analyse conceptuelle.

    Par la métaphore du château nous avons montré que l'on pouvait savoir de quoi il est concrètement question dans la question du bonheur, et nous avons montré qu'on pouvait aussi le vivre et le dire. Il reste maintenant à étendre la validité de ces descriptions par une analyse conceptuelle, et surtout à découvrir maintenant les fondements et les contenus réels de cela qui est connu sous le nom de bonheur. Nous dépasserons alors le cadre limité du langage métaphorique et nous découvrirons la véritable essence de son pouvoir : il ne se substitue pas au réel et à l'existence, il en découvre au contraire toutes les possibilités. Pour en administrer la preuve et déployer sur un plan conceptuel ce dont nous n'avons eu jusqu'ici qu'une « vision », il est

    1. R. Misrahi, Lumière, Commencement, Liberté, Plon, 1969.

  • maintenant nécessaire de reprendre la question du bonheur à son commencement théorisé.

    Nous passerons ainsi de la vision à la réflexion, nous rendant capable par là de justifier la possibilité et l'actualité même de la plus haute exigence de la conscience; sans le secours de la fiction, nous dirons les fondements, les contenus et les conditions de cette joie d'exister qui avait été métaphoriquement nommée splendeur.

    2. Le désir de la joie comme commencement absolu A toute réflexion, comme à toute action, il faut un point de départ.

    Non pas seulement comme exigence méthodologique mais comme réalité effective. Si l'on souhaite en effet ne pas dissoudre la réalité dans une immense unité sans différenciation, ou dans un seul processus fluent mais homogène, si l'on souhaite au contraire reconnaître le propre de la réalité et qui est l ' la différence et la relation, alors il convient de reconnaître l'existence de la discontinuité. Vide, négativité, rupture, saut, séparation, ou conversion, la disconti- nuité se donne précisément comme point de départ et commencement dans l'ordre de l'existence pratique aussi bien que dans l'ordre de la

    pensée théorique. Ce départ ou commencement, loin d'être d'abord méthodologique et

    réflexif, est primitivement et originellement existentiel. Il est de l'ordre du désir, on peut le constater : est premier dans notre expérience le désir de la joie, qu'il s'agisse de la jouissance ou de la satisfaction, ou bien encore de ces deux expériences, simultanément ou alternative- ment.

    Si l'on donne au terme de « jouissance » la signification étroite du plaisir sexuel, il est clair que l'un des fondements de la conscience est la recherche et l'expérience de ce plaisir, d'abord comme contenu direct et ensuite comme contenu sublimé. Mais parce que cette « jouissance » ne recouvre pas le tout de l'expérience humaine, nous devons utiliser le terme plus large de « satisfaction » pour désigner le sentiment d'unité intérieure et d'accord avec soi-même et le monde, sentiment qui survient lorsqu'un but « essentiel » est atteint par le désir qui le poursuivait. Jouissance et satisfaction peuvent être successifs et distincts : plaisir sexuel d'un côté, réussite d'un but social ou culturel de l'autre. Mais ils peuvent être simultanés : le plaisir sexuel s'accompagne alors pleinement de la joie d'amour et de la satisfaction sociale et culturelle. Parfois sont seulement donnés ensemble plaisir sexuel et joie d'amour, la satisfaction sociale concernant un autre temps et une autre dimension. Mais il est clair que c'est le désir qui sous-tend tous ces mouvements et anime ces joies multiples.

  • Il faut aussi insister sur le fait que le désir, qui est réalité dynamique originelle, comporte dans son essence une signification qui est transitoire, et non pas autarcique. Même si l'expérience (ou son interprétation) semble livrer parfois comme un désir de désir qui serait simple désir de soi, il reste que l'expérience ordinaire donne plutôt le désir comme mouvement heureusement incessant et simultanément dirigé vers l'appréhension d'un objet et vers la satisfaction qui en est souvent le résultat La jouissance visée est toujours simultanément intériorisation de l'objet (« possession », « absorption », « communica- tion » ou « présence ») et satisfaction de cette intériorisation. Le désir du désir n'est qu'un nom pour le désir de perpétuer le mouvement simultané vers l'objet et vers soi-même, tel que le soi sera après s'être enrichi de l'objet. Le désir, comme mouvement originel, est donc toujours mouvement vers la plénitude, cette plénitude fût-elle provi- soire et éphémère avant qu'on ait trouvé le moyen de la rendre plus stable et plus substantielle. Le désir, comme mouvement vers l'au-delà de soi qui reviendra sur le soi en le portant à un plus haut degré d'intensité et d'existence, est donc par essence désir de la joie. Ainsi, le désir n'est-il origine existentielle de l'individu concret que s'il est conçu dans la totalité de son mouvement, c'est-à-dire comme désir de la joie. Seule une castration linguistique permet d'utiliser le concept du désir d'une manière non transitoire, c'est-à-dire à la fois autarcique et sans objet : mais le désir sans objet est ombre de désir et non pas désir véritable. L'insatisfaction perpétuelle, le vertige de l'impossible, la nostalgie permanente ne sont à notre sens que des attitudes culturelles et parfaitement contingentes. C'est pourquoi nous disons que l'expé- rience première est désir de la joie, et non pas simple désir : celui-ci risquerait de tourner au désir de rien, c'est-à-dire en fait au rien du désir. Quant au pseudo-désir du néant, que l'on présente comme désir de mort ou désir de souffrance, il n'est très exactement qu'une perversion du désir, c'est-à-dire le retournement de son sens qui s'inverse en masochisme ou en « romantisme ». En tous ces cas d'ailleurs, si la souffrance est la finalité du désir, c'est que celui-ci y trouve sa satisfaction à la fois comme plaisir, comme justification et comme sécurité. Quand le désir ne cherche plus la joie, il est une maladie, mais il y a toujours un « bénéfice de la maladie », comme disent à bon droit les psychanalystes.

    Ce n'est d'ailleurs pas seulement dans l'ordre existentiel que le désir

    1. Le développement du présent ouvrage rendra compte de l'adverbe « heureuse- ment », comme il approfondira le contenu des concepts de satisfaction et de jouis- sance.

  • de la joie est le fait originel. C'est aussi dans l'ordre théorique. Car il faut aussi un fondement à la recherche de la vérité : on contredirait la constatation que nous avons faite plus haut (le primat existentiel du désir de la joie) si l'on croyait pouvoir affirmer une telle autarcie de la raison, que celle-ci rechercherait la connaissance vraie sans autre motivation ni finalité que la seule connaissance vraie. Il n'est pas possible, en ce qui concerne l'homme réel et concret, d'affirmer l'indépendance de la connaissance à l'égard de toute forme d'intérêt pratique ou existentiel. Schopenhauer et Spinoza l'avaient montré avant Marx, et Nietzsche n'a pas oublié cette vérité. La connaissance vraie a un autre fondement (ou une autre origine, plus exactement) que la pure connaissance. La connaissance théorique aussi veut donc être fondée en tant qu'elle trouve hors de soi sa source et son origine.

    C'est ici qu'intervient encore le désir de la joie comme justification de toute recherche 1

    Certes ce désir comme fondement d'origine de la réflexion n'en est pas le fondement de validité. Nous avions montré jadis que seule une réflexion seconde et réitérée peut valider la réflexion inscrite dans l'expérience même du sujet, réflexion qu'il y a lieu d'extraire explicitement. Ensuite, la justification entière du processus de con- naissance se fait par et dans son propre déploiement dans l'écriture.

    Mais si la réflexivité (prise à tous ses niveaux) peut seule fonder une validité, il faut répéter que seul le désir de la joie peut rendre compte de l'existence même de la réflexion dans son mouvement réel : c'est le désir qui est l'origine de la réflexion et de la pensée. C'est le désir qui provoque l'acte de connaître.

    Si le désir de la joie est ainsi fondement originel de l'existence aussi bien que de la pensée, la « vraie vie » sera donc définie par une certaine modalité de la joie, modalité suffisamment riche pour rendre possible la polysémie de cette expression : la « vraie vie », à la fois véridique et heureuse. C'est cette nouvelle modalité de la joie que nous appellerons bonheur, et c'est elle dont il sera question dans le présent Traité.

    On croira parfois devoir contester ce primat. Le désir de la « vraie vie » ne définirait pas originellement l'existant humain, et la joie ne désignerait pas le sens final de l'existence humaine. L'humain devrait plutôt être pensé dans la catégorie du tragique.

    On contestera cette critique et l'on tentera d'élucider quelques-unes

    1. C'est ce que nous avons montré dans notre ouvrage : Lumière, Commencement, Liberté.

  • de ses significations véritables. Toutes ces significations convergent implicitement, quoique d'une façon involontaire, vers l'affirmation du désir de la joie comme élément primitif.

    En effet, la critique pessimiste peut d'abord se révéler comme simple antithèse dialectique. L'affirmation du caractère tragique de la mort ne peut se comprendre que sur le fond d'un goût pour l'existence heureuse : celle-ci joue dès lors le rôle théorique d'un horizon lointain de référence (comme chez Schopenhauer et Heidegger) ou le rôle existentiel de l'objet perdu ou rare, dût-on curieusement (comme le fait Nietzsche) appeler nihilisme la découverte du Grand Midi et du sens de la terre.

    La dénégation, qui « refoule » ici le caractère originel du désir de la joie, peut valoir aussi comme simple nostalgie : c'est pour avoir expérimenté soi-même ce désir de cette joie qu'on est en mesure (comme Heidegger ou Jankélévitch) de déplorer le caractère perpé- tuellement « inachevé » de toute expérience heureuse. Mais la joie, ici, fut jadis expérimentée, et c'est l'ancienne satisfaction qui par son actuelle absence jette une lumière plus vive sur la constatation du malheur présent. On oublie seulement de reconnaître que tout cela ne vaut et ne se produit qu'en raison de l'affirmation sourdement réitérée du primat de ce désir de la joie. Qui serait assez inconséquent pour tenir comme critère effectif de validité ce qu'il aurait en fait réellement méprisé ou ce qu'il n'aurait jamais connu?

    On pourrait faire le même raisonnement en ce qui concerne la violence : elle n'est le scandale intolérable (ou la banalité qu'on s'attache péniblement à justifier) que sur fond d'une expérience pacifique de la communication qui est précisément l'un des contenus du désir de la joie.

    Au-delà de ces dénégations confuses, effectuées allègrement par le pessimisme contemporain (sur lequel nous aurons à revenir plus longuement), mais sur une ligne théorique qui en prolonge l'inspiration, on pourrait imaginer une conception héroïque de la joie, celle d'un Stirner par exemple : ayant fondé sa cause sur le Moi et sur rien 1 l'anarchiste-nihiliste se consacrera exclusivement à l'exaltation de la jouissance solitaire du moi, et à la défense de l'« égoïste » et de l'égoïsme. C'est bien d'une forme fruste de la joie qu'il s'agit ici, et l'on doit reconnaître que, avec la très rigoureuse critique de l'idée de « vocation », c'est l'une des idées les plus intéressantes de Stirner. Mais l'ignorance absolue de l'idée de réciprocité et de contrat oblige à voir dans cet anarcho-nihilisme un tel monument de naïveté et d'incohé-

    1. Stirner, L'Unique et sa Propriété, J.-J. Pauvert, 1960 (dernière ligne).

  • rence qu'il n'est plus possible en fait d'en rien retenir qui ait une valeur ou théorique ou pratique.

    Ainsi, au-delà du pessimisme radical qui se réfère lointainement à la joie sans jamais le reconnaître, au-delà, également, de l'anarchisme nihiliste qui se réfère volontiers à la joie mais pour préparer son contraire et s'en éloigner irrémédiablement, le problème du désir de la joie reste entier.

    3. Les implications d'un traité

    Il convient dès lors de délimiter avec précision quelques-unes des questions qui se posent à une réflexion sur le bonheur.

    1. Tout d'abord, comment la joie se fait-elle bonheur? A quelle modalité existentielle et qualitative doit pouvoir parvenir le désir dans son rapport au monde, pour qu'on soit en mesure de parler de bonheur ? Quels sont les contenus et les significations du concept de bonheur? Trop souvent les discussions sur le bonheur, dans l'ordre politique ou dans l'ordre personnel par exemple, sont conduites sans que l'on tente jamais de définir et de décrire suffisamment cette notion dont on reconnaît pourtant dans la pratique qu'elle est fondamentale

    Lorsqu'on est en présence d'une réelle tentative de définition comme chez R. Polin, « Le Bonheur Considéré comme un des Beaux-Arts », on est en fait renvoyé à une conception traditionnelle et platonicienne où l'on passe sous silence à la fois l'apport spinoziste, l'apport indirect de toute la réflexion contemporaine, et la portée pratique et politique d'une réflexion sur le bonheur. Les analyses, en outre, sont rapides et tournent court. Nous serons donc contraint de nous attarder avec patience et sans préjugé sur la difficile tâche d'une définition sérieuse du bonheur, c'est-à-dire d'une description approfondie de ses princi- paux contenus et de ses principales significations.

    2. En second lieu, cette recherche du bonheur (pour désigner d'abord d'une façon simple ce désir dont nous parlons) est-elle une démarche subjective ou bien a-t-elle une portée universelle? S'agit-il d'une option exclusivement singulière, exprimant par exemple une certaine histoire personnelle de la « sexualité », ou bien une certaine éducation culturelle ou religieuse, ou bien le rapport à une certaine histoire culturelle et collective? N'y a-t-il pas là, tout simplement, la marque d'une certaine idiosyncrasie qui voudrait se masquer derrière un universel illusoire?

    1. Cf. Par exemple Philippe de Iribarne, La Politique du bonheur, Éd. du Seuil.

  • Il y aura lieu au contraire de montrer et de démontrer qu'il s'agit bien d'une démarche universelle, et cela jusque dans ses contenus les plus concrets, qu'ils soient « imaginaires » ou « matériels ».

    Nous aurons alors à tirer les conséquences pratiques de ce caractère universel du désir de la joie, tout en montrant que l'universalité, ici, n'entraîne aucun formalisme, ni aucune uniformité. L'universel, ici, est toujours singulier.

    3. Se posera alors la question pratique par excellence : à quelles conditions ce désir de la joie universellement valable et réel pourra-t-il accéder au terme de son mouvement, c'est-à-dire à la joie même? A quelles conditions le bonheur est-il réalisable, lui qui est en fai t toujours désiré? Quelle est la nature exacte des obstacles que rencontre l'effort de réalisation du désir dont nous parlons? Quels sont, dans ces conditions, les moyens et les médiations efficaces qui permettent de passer du désir à la joie ? Que recommandent, à cet égard, aussi bien la lucidité que la maturité, aussi bien la réflexion que l'expérience?

    Il s'agit de l'étendue et de la nature de notre pouvoir. Il s'agira de savoir ce que peut la liberté confrontée à la tâche du bonheur. Sera donc concernée la question centrale du pouvoir du désir. La culture contemporaine est à cet égard surtout préoccupée de tisser des liens et de forger des chaînes : nous aurons au contraire à dégager un espace libre et à construire une autre manière d'être.

    Pour traiter ces questions 1 nous devrons, par souci d'efficacité, éviter une méthode qui serait fondée sur la seule conviction et sur l'enthousiasme optimiste de l'écriture. Nous avons fait et nous ferons certes à la poésie sa place. Mais nous ne pourrons résoudre les questions posées par le désir de la joie (nous en avons évoqué quelques-unes plus haut) qu'en ayant recours à une méthode réflexive et rationnelle. Certes, le désir de la joie et l'expérience du bonheur ne sont pas en eux-mêmes des formes logiques ni des structures intellectuelles; mais ce qui est ici en question est un problème de définition communicable : celle-ci ne peut se faire que par le langage clair et ordonné; est aussi en jeu un problème de réalisation pratique : il y aura lieu d'analyser des obstacles et des moyens, des actions et des objectivations, et cette analyse, fût-elle parfois phénoménologique, ne saurait être effectuée que par la réflexion rationnelle.

    La raison et la réflexion ne sont pas ici les attitudes existentielles finales qui seraient comme la réponse donnée à notre problématique

    1. Cette expression toute naturelle dit exactement l'attitude qu'il y a lieu d'adopter dans la réflexion qui nous occupe : réflexion patiente et labeur bien ordonné. Rien ne peut être construit sur ou dans la facilité.

  • d'ensemble; elle sont d'abord les instruments et les moyens de connaissance, et plus précisément, cet instrument non formalisable qui est le retour du sujet sur lui-même, sur le monde, et sur les données théoriques et pratiques qu'il peut extraire de ce monde par compa- raison et confrontation.

    Au-delà de cette connaissance, raison et réflexion compteront aussi parmi les instruments de réalisation de l'expérience désirée, celle-ci n'étant pas principalement ni exclusivement d'ordre rationnel. La raison réflexive sera sans doute également l'instrument d'instauration d'une société politique qui intégrerait la joie que l'on aura déployée dans l'ordre existentiel.

    L'esprit global de notre recherche s'impose dès lors de lui-même : il doit s'agir d'une étude rationnelle soucieuse de cohérence, d'informa- tion et de pratique, et qui se sait à la fois comme réflexion et comme instrument; cette recherche pourra même valoir comme pratique efficace, et cela par sa propre réflexivité, sa propre cohérence et son propre déploiement. Cet esprit, on le voit, est celui de la Science. Notre ambition serait effectivement, par la réflexion écrite sur le bonheur et ses problèmes, de réaliser comme un Savoir du Bonheur (même si le bonheur ne réside pas dans la « vie rationnelle »).

    Mais ce serait à l'évidence un projet bien ambitieux. C'est pourquoi s'est imposée peu à peu l'idée plus modeste d'un

    Traité, idée ayant l'avantage d'impliquer toutes les exigences métho- dologiques que nous avons citées plus haut. La tâche « logique » et naturelle d'un tel Traité sera en outre de fournir une documentation, un peu ordonnée et saisie dans l'unité synthétique d'une seule vision, quelle que soit l'ampleur des domaines et des modalités d'approche qui seraient évoqués par cette documentation. Seul un Traité peut aider à saisir l'ensemble de la problématique du bonheur dans ses principaux aspects et ses principaux contenus. Ici, se fera d'ailleurs jour un appel à l'interdisciplinarité. Un tel Traité ne défendra pas l'idée d'un logicisme ou d'un formalisme de l'expérience, mais militera pour la rationalité de l'approche du concret et de la mise en relation des aspects multiples de ce concret qualitatif. C'est à l ensemble d'un problème que nous aurons à faire, et c'est à un tel ensemble que nous devrons constamment nous rapporter.

    L'idée d'un Traité du Bonheur ne va certes pas sans poser quelques questions, et sans donner lieu à quelques ambiguïtés. Tentons d'y répondre à l'avance, en précisant encore la signification de notre projet.

    Disons d'abord ce qui est exclu. A la différence du Traité du désespoir de Kierkegaard, il ne s'agit pas ici de marquer ironiquement

  • la distance qui existe entre la forme du Traité en général, essentiel- lement conceptuelle, et le caractère qualitatif ou existentiel de la notion traitée. Cette distance ironique, finalement destructrice de tout projet de Traité, vaut pour le désespoir, mais pour le désespoir seul. Il lui appartient en effet d'être sans espoir et par conséquent de renoncer aussi bien à l'œuvre effective qu'est la fabrication d'un Traité, qu'à l'anticipation d'une quelconque efficacité, inscrite dans l'idée même d'une telle œuvre. En outre, le contenu du désespoir, s'il est authentique, déborde et défie toute conceptualisation et toute argu- mentation, celles-ci ne pouvant paraître que comme alibi, masque ou fuite. Qui désespère n'écrit pas. On se borne en réalité (comme Kierkegaard) à ne « désespérer » que de ce monde-ci pour espérer très fortement en l'autre.

    En ce qui concerne le bonheur, (non pas simple antithèse du désespoir mais tout autre lieu logique et existentiel), la situation est entièrement différente.

    On peut, avant toute analyse approfondie, distinguer bonheur et jouissance immédiate; seule une telle jouissance exclut tout concept, toute pensée, toute réflexion (mais non pas certes une sourde réflexivité, une espèce d'obscure et d'épaisse dualité sans presque aucune distance à soi). Elle seule s'opposerait donc, en toute rigueur, à l'élaboration d'une pensée cohérente à son propos. Par contre, l'idée même de bonheur suppose au moins le début d'une conscience de soi, qu'il s'agisse d'une conduite explicitement choisie, ou même d'un « état » présent à lui-même dans une certaine durée et dans une relative évidence : c'est pourquoi le bonheur est par essence susceptible de devenir l'objet d'une pensée et s'offre par lui-même à la possibilité d'un « traitement » réflexif.

    C'est pourquoi, à la différence du projet kierkegaardien, le projet d'un Traité du bonheur n'est en rien paradoxal.

    Dire que le bonheur est de l'ordre du pensable ne signifie pas qu'il soit formalisable. Nous l'avons déjà dit; mais comme il s'agit d'un second malentendu possible, il convient d'insister sur ce point.

    Le premier contenu de l'idée de bonheur (encore une fois, avant toute analyse approfondie) évoque à la fois le caractère qualitatif du vécu visé par ce terme, et le caractère singulier de cette expérience qualitative. En montrant concrètement que raison et réflexion peuvent dire le bonheur, et même le comprendre pour l'instaurer, nous mettrons aussi en évidence le fait qu'il s'agit là d'une expérience, communicable certes, mais unique en chaque individu et pour chaque existence. Nous montrerons à la fois que le qualitatif est pensable par la réflexion, et que la singularité est saisissable par la pensée universalisante.

  • Mais à l'extrême limite, le qualitatif n'est pas formalisable. C'est pourquoi un Traité du bonheur ne saurait consister à dégager des figures et des formes qui, en s'agençant selon une certaine logique indépendante des individus vivants et antérieure à leurs propos délibérés, contribueraient à la constitution de certaines structures de bonheur. Dans notre esprit, un Traité du bonheur ne saurait en aucune façon se fixer pour but l'analyse de structures logiques à l'intérieur desquelles, en des « lieux » prévisibles parce que nécessaires, vien- draient se loger des improvisations singulières dont la contingence ne serait qu'un illusoire effet de surface.

    A exclure un tel propos, nous évitons à la fois de tomber dans l'illusion de l ' priori et de trahir l'objet même de notre étude, qui est à la limite une certaine modalité médiatisée de la jouissance et non un inconscient logique figé dans la répétition et le mécanisme. En évitant ainsi l'illusion dogmatique nous laissons précisément ouverte la possibilité d'instaurer cette expérience du bonheur qu'autrement on vouerait à la nostalgie de l'impossible avant même d'en avoir sérieusement examiné les chances de réalisation.

    Notre présent Traité ne se propose donc ni de mettre en évidence un pseudo-paradoxe de l'irrationnel et de l'impensable ni de dégager des pseudo-structures rationnelles, qui rendraient en fait impossible l'être qu'elles prétendraient formaliser.

    Ayant écarté deux pièges possibles (l'irrationnel et le formalisme), on peut achever maintenant la caractérisation d'un Traité du bonheur.

    Nous avons déjà défini l'instrument méthodologique de notre recherche : il s'agit d'une raison réflexive phénoménologique. Nous en avons dit également le but final : il s'agit de l'instauration d'une certaine modalité de la joie, réflexivement appelée bonheur.

    Il reste à définir le moyen pratique de cette recherche, moyen technique qui est précisément le Traité.

    Dans sa forme, il implique d'abord la recherche et la mise en ordre d'une information vaste et diverse; ensuite, l'agencement « pédago- gique » (et non pas structural ou ontologique) des questions, c'est-à-dire la mise en place d'un enchaînement des concepts et des problèmes qui, sans être nécessaire, n'en soit pas moins cohérent, clair, intelligible et objectif. Visant l'utilité intellectuelle pratique, un Traité exige enfin que soit délimité un champ d'application de la notion analysée, champ qui soit cependant assez vaste pour que les principaux problèmes soulevés par la notion de référence y trouvent à la fois leur sens, leur place et leurs liaisons réciproques et internes.

    Ainsi, quant à la forme et quant à la méthode, ce Traité voudrait se placer sous le double signe de la rigueur et de l'efficacité.

  • C'est d'ailleurs l'idée même d'un Traité du Bonheur qui implique de soi la recherche d'une efficacité au sens le plus rigoureux du terme : par la médiation d'une méthode lente, patiente et modeste, ce qui est visé concerne l'expérience qualitative la plus haute qui soit et le sentiment qu'une telle expérience est précisément de l'ordre du possible. Un Traité du Bonheur suppose qu'il y a quelque chose à construire et qu'il est effectivement possible de le construire, pourvu que d'abord on le pense.

    Certes ce Traité ne sera pas un Manuel : il ne saurait être question de donner des recettes infaillibles pour acquérir une vie heureuse ! La présomption didactique qui consiste à fournir une technique et un savoir-faire assurés de leurs résultats ne dénonce pas seulement la naïveté du surhomme stoïcien 1 mais encore le despotisme autoritaire des morales de l'obligation qui, non contentes de définir des normes universellement valables et imposables, proposent en outre des techniques qui, sous le manteau de la spiritualité, recouvrent un savoir-faire qui est celui du pouvoir et de la domination 2 Naïfs ou despotiques, les Manuels de Morale manquent à tout coup leur but puisqu'ils adoptent forcément une attitude mécaniste, se référant à des enchaînements certains et autoritaires alors qu'il est question en fait de ce que la liberté peut faire d'elle-même.

    D'une façon plus générale, il ne saurait s'agir ici de « donner des leçons » comme on dit. Et cela non pas seulement parce que nous excluons d'emblée le rôle du personnage didactique et moralisateur qui cache mal sous l'autorité de l'âge ou du savoir le mépris véritable qu'il entretient à l'égard d'autrui, mais encore et surtout parce que la finalité même de ce Traité exclut de soi que s'instaure une relation technocratique et autoritaire entre l'auteur et le lecteur. Il faut rappeler en outre que la modalité de la joie qu'on appelle ici bonheur n'est pas un objet ou un comportement mécaniquement productible de l'extérieur, par application de pseudo-lois de la causalité psychique. Parce que le bonheur n'est pas un produit mais un acte, il ne saurait être question de proposer ces règlements, ces notices et ces modes d'emplois que sont finalement les Manuels. Il ne s'agit ici ni de fabriquer un objet ni de passer un examen : il ne saurait donc exister un savoir-faire corrélatif, qui conduirait immanquablement au résultat visé. Nous ne sommes pas dans l'ordre de l'instrumentalité.

    Le Traité du bonheur ici proposé ne saurait donc être didac- tique.

    1. Nous songeons au Manuel d'Epictète. 2. Cf. le Manuel de l'Inquisiteur (anonyme), ou les Exercices spirituels de saint

    Ignace de Loyola.

  • Il ne saurait non plus être purement théorique. Soucieux de rigueur dans l'argumentation et d'ampleur synthétique dans l'information et dans l'analyse, il est également soucieux d'efficacité existentielle. C'est la notion même de bonheur qui l'exige : elle se rapporte à l'existence comme enjeu et non pas à l'existence comme objet. C'est pourquoi, si une bonne part de nos analyses sera de l'ordre du constat, une part plus importante de ces analyses sera de l'ordre du désirable. Mais l'argumentation complète exige toujours qu'au désirable on ajoute les moyens de sa réalisation, et que la signification entière du processus soit bien comprise comme description d'une fin et comme mise en œuvre de sa réalisation.

    Comme il ne saurait s'agir, on l'a vu, de donner des recettes pour cette mise en œuvre, un Traité du bonheur doit se proposer de donner non pas les moyens directs (fallacieux, illusoires ou contradictoires) de réaliser automatiquement une certaine modalité de l'existence, mais les moyens indirects de réaliser une telle fin. La médiation consiste ici à fournir une aide, un auxiliaire ou un appui pour la construction d'une conscience telle que par la suite elle soit en mesure d'élaborer elle-même, son « bonheur ».

    On peut donc dire que, en un sens, un Traité du bonheur doit être « édifiant » : non pas, bien entendu, qu'il diffuse la pureté et la vertu par son seul exemple ou sa seule existence 1 Mais en ceci qu'il aide à « édifier » une conscience : un Traité n'a pas à donner un « enseigne- ment » moral exemplaire, utile, rassurant et purificateur, il doit se proposer pourtant d'être efficace dans l'édification de la conscience par elle-même, c'est-à-dire dans la construction d'une conscience qui, aidée par le Traité, sera peu à peu en mesure de s'engager sur le chemin qu'elle pressentait dès lors qu'elle a ouvert un Traité portant sur le Bonheur.

    Il s'agit, on le voit, du travail de la conscience sur elle-même et par elle-même. C'est le travail même de la culture. On ne s'étonnera donc pas que, ici, la culture se présente réflexivement et consciemment comme un instrument du travail de la conscience sur soi, c'est-à-dire de sa propre éducation.

    L'efficacité d'un tel instrument dépend en dernier ressort du travail de compréhension, de comparaison interne des moments, et de remémoration réitérée de l'ensemble et des éléments, ainsi que d'une confrontation transformatrice entre ce savoir élaboré et l'expérience de celui qui lit : un tel instrument de travail, valant par le labeur

    1. Cf. Kierkegaard, Vie et Règne de l ' Aubier, 1952, p. 227.

  • intellectuel de celui qui l'utilise dans un but existentiel, est précisément un Traité du bonheur.

    Il s'agit donc ici d'aider à construire et à édifier. Qu'y a-t-il lieu de construire qui mérite d'être nommé bonheur et

    joie, c'est précisément ce que nous nous efforcerons de dire. Est-il réellement possible de le construire, et par quels moyens, c'est aussi ce que nous aurons à examiner. De toute façon, pour que l'édifice ici construit avec le lecteur corresponde à tout le désir quant à sa plénitude, à sa splendeur et à sa solidité, il convient que les échafaudages et les coffrages soient eux-mêmes amples, suffisants, solides et minutieusement agencés. Mais ces structures (qui sont celles de l'argumentation logique ainsi que de l'information philosophique et existentielle) ne sont pas leur propre but : en fin de chantier, il conviendra de se défaire de cet échafaudage culturel et logique. Pourra dès lors apparaître ce qui était la véritable fin, toujours secrètement présente d'ailleurs au cours de l'édification, et qui est un lieu qui déploiera sa vie et livrera son sens à ceux qui auront la patience de s'y mouvoir librement et de le parcourir de fond en comble.

    4. Esquisse préliminaire : le bonheur comme fin totalisatrice et comme signification. Le bonheur et la question éthique

    Il faut éviter une première réduction arbitraire nous renvoyant à un état de conscience ou sentiment, ou contenu affectif, puisque ce sont là des descriptions a priori qui se situent dans une perspective psycho- logique et réaliste, incapable de rendre compte de l'expérience de la joie impliquée par la notion de bonheur. Cette perspective psycholo- gique suppose une doctrine de la conscience où celle-ci est réduite à un champ clos dans lequel se produisent des événements de même nature que les événements énergétiques naturels, différant seulement en ceci qu'ils seraient intérieurs. Nous ne pouvons admettre une telle doctrine, où la conscience-chose serait le réceptacle de divers sentiments internes, dont l'un serait la joie ou bonheur, contenu guère différent d'une sorte d'exaltation vitale de soi.

    Ne pas préjuger d'une définition psychologisante ou pulsionnelle du bonheur comme joie simplement affective exige aussi qu'on écarte les conceptions réalistes du mysticisme, c'est-à-dire en fait tous les mysticismes; ils relient tous en effet l'expérience de l'extase à une transcendance réelle qu'il n'est possible d'affirmer qu'au terme de

  • sophismes dialectiques et qui n'empêche pas les auteurs de décrire leur expérience en termes de contenus psychiques fort réalistes.

    En fait, psychologues et mystiques se rejoignent dans leur approche, puisqu'ils réduisent le bonheur à un contenu événementiel, isolé à la fois par rapport à l'existence entière de l'individu et par rapport aux autres, avec lesquels il est forcément en relation. Il y a là, curieuse- ment, une approche abstraite de la question du bonheur, et cette abstraction découle d'une conception mécaniste de la conscience, considérée simplement comme succession d'événements psychotempo- rels; ici, le temps de la conscience peut bien être conçu d'une façon dialectique et totalisatrice, on n'en est pas moins en présence d'un mouvement intérieur événementiel, passif et impersonnel.

    Selon ces perspectives, des événements psychiques se succèdent (dialectiquement ou non) dans une conscience qui les reçoit et les constate comme un plaisir (appelé bonheur) : une telle conception permet de comprendre que les psychologues, les mystiques et les moralistes classiques insistent sur le caractère éphémère du bonheur et sur sa fragilité, puisqu'ils l'ont réduit par avance à n'être qu'un contenu parmi d'autres et puisqu'ils ont inscrit ce contenu à sa place temporelle, apparaissant-disparaissant dans le flux quasi matérialisé de la cons- cience. Si l'on définit d'abord le bonheur comme un contenu psychique, c'est-à-dire un moment pulsionnel de la conscience, il n'est pas étonnant que l'on constate ensuite qu'il ne dure qu'un m o m e n t La même conclusion s'imposerait si l'on partait d'une conception dite matérialiste de la conscience, puisque celle-ci ne serait rien d'autre que l'effet d'événements extérieurs conçus comme jeux de forces et inscrits dans un mouvement temporel à la fois incessant et contradictoire. Le bonheur, ici encore conçu comme un simple affect, est soumis par définition à l'inconsistance et à la fragilité du temps psychique.

    Cette psychologie fruste du bonheur, qui fonde en réalité les morales traditionnelles aussi bien que les mysticismes et les matérialismes, permet aussi de comprendre que, dans ces perspectives, on insiste fortement sur son caractère subjectif ; le bonheur étant défini a priori comme un affect résultant de la satisfaction des inclinations et des instincts (ou pulsions), il est logique d'insister ensuite sur le caractère relatif, subjectif, et finalement incommunicable de son expérience. A la limite, et parce que les contenus sont infinis et divers, on s'efforcera de montrer que nulle morale ne saurait s'appuyer sur la notion de

    1 Curieusement, les philosophes pessimistes de l'inachèvement et de l'éphémère ne sont pas plus avancés, sur la question du bonheur, que les auteurs de chansons populaires.

  • bonheur ni proposer comme fin un contenu si subjectif et instinctuel On laisse donc finalement entendre que le bonheur, incommunicable par essence, est en outre injustifiable en droit.

    Parce que l'on a réduit le bonheur à n'être qu'un affect, on a cru pouvoir constater sa fragilité et sa subjectivité, et l'on a tenté de déduire alors son injustification. Mais c'est qu'on est simplement passé d'une psychologie chosiste et atomiste à une morale idéaliste qui, de la même façon que dans les mystiques et les matérialismes, s'est bornée à constater ce qu'on avait affirmé arbitrairement en début de doctrine, à savoir : que la conscience est un flux d'affects intuitifs incommuni- cables et inconsistants et que le bonheur n'est que l'un de ces affects.

    Si l'on s'efforçait ici de mettre en évidence le rôle répressif de l'idéologie chrétienne ou son rôle culpabilisateur, on n'aurait pas tort; le bonheur est alors conçu comme éphémère et subjectif non pas seulement en raison des a priori psychologiques, mais également en raison de la doctrine du péché, qui fonctionne comme système d'interprétation et comme écran transformant toute expérience de plaisir en mal et en culpabilité. C'est pourquoi les mystiques sont suspects aux yeux des orthodoxes : l'extase manifeste trop évidemment ses racines affectives et instinctuelles, la sublimation est trop évidem- ment en travail dans le sublime 2

    Mais cette analyse du rôle répressif et culpabilisateur de l'idéologie chrétienne bourgeoise3 ne se situe pas, en fait, dans une autre perspective que celle que nous évoquons ici : posé comme un bien au lieu d'être pensé comme mal, le bonheur reste défini comme affect, et la conscience est implicitement posée comme réceptacle d'affects, ou territoire de passage des instincts et des forces.

    Ici, en exaltant le bonheur au lieu de le combattre, on n'en change pas la définition : il reste pour ces penseurs de l'ordre exclusif du plai- sir clos et il ne saurait échapper dès lors aux agressions de l'objec- tivité (fragilité) ou aux risques de la subjectivité (incommunica- bilité).

    1. C'est la position définie par Kant (Critique de la raison pratique). 2. Parfois, la « sublimation » n'est pas même nécessaire, ou revêt un autre sens : de

    nombreuses sectes mystiques prônent la fête érotique et orgiaque comme médiation vers l'absolu. Ici, sublimer n'est pas masquer la libido ni la déplacer, ni la transformer, mais, tout simplement, la rendre sublime...

    3. Cf. Marcuse, Éros et Civilisation, et aussi toute la pensée de Nietzsche. Nous examinerons de près la pensée de Marcuse.

  • La vérité, c'est que, dans toutes ces perspectives (plus classiques et traditionnelles qu'il n'y paraît), on n'a pas vu que le bonheur concerne non les affects mais l'existence, et non pas un moment mais une totalité.

    Certes, le bonheur renvoie à un contenu : mais ce contenu est diffusé dans le tout de l'existence individuelle et non dans un affect isolé. Le bonheur comme contenu qualitatif concerne dès lors l'individualité entière, c'est-à-dire aussi bien « pratique » que « psychique », aussi bien « extérieure » qu'« intérieure ». Un tel contenu qualitatif se redouble donc lui-même comme signification pensable, au lieu de s'enfermer dans la passivité d'un donné intuitif. Le contenu est en même temps une réflexion, c'est-à-dire un sens et une pensée.

    Si le bonheur, tout en restant qualitatif, concerne l'existence entière d'un sujet pensable comme signification, il devient nécessaire de considérer le bonheur également dans le système des relations sociales de ce sujet. Celui-ci surgit immédiatement comme système pratique de ses actions et de ses vécus, et non plus comme succession passive de ses intuitions et de ses plaisirs.

    Nous pouvons dire que le champ délimité par la notion de bonheur n'est pas la subjectivité affective, mais le sujet comme action, comme sens et comme relation, tout cela étant donné aussi comme contenu qualitatif.

    Il y a donc lieu de décrire et de promouvoir non pas seulement un certain plaisir, mais une manière entière d'exister : celle qui impliquera une certaine signification et se donnera à elle-même comme une certaine qualité ou un certain contenu. Quelle est cette manière d'exister, quelle est cette signification et quel est ce contenu, c'est évidemment l'objet de ce Traité de l'établir.

    Si la question du bonheur concerne le champ entier de l'action (sujet, signification, contenu, relation), on doit définir provisoirement (et formellement) le bonheur comme la fin la plus haute et la signification la plus riche de l'action. Celle-ci, comme déploiement totalisateur et temporel de l'existence, trouve son unité dans cette fin « suprême », à la fois transcendante (au-delà du présent) et immanente (donnée comme contenu et comme sens, en chaque moment du déploiement totalisateur et constructif). Si le bonheur est cette fin qui unifie et totalise l'existence du sujet dans son action, on peut dire que la réflexion sur le bonheur, loin d'être une méditation psychologique sur des expériences éparses de la conscience, est une étude globalisante sur le tout de la personnalité en tant qu'elle est existence pratique, à la fois vécue et agissante. Bonheur et individuation sont liés.

    S'il en est ainsi, ne faut-il pas reconnaître que le bonheur est la fin la

  • plus élevée, puisqu'elle implique seule une totalisation de l'activité du sujet, en même temps qu'une synthèse concrète entre le contenu et la signification, entre le vécu et le pensé, entre l'action et la réflexi- vité?

    C'est bien là notre hypothèse de base : le bonheur est la seule fin digne d'être poursuivie. Ou plutôt, elle est la seule fin poursuivie pour elle-même, et lorsque d'autres fins sont poursuivies, c'est toujours le bonheur qui est recherché à travers elles. Non seulement le bonheur est ainsi pour nous la plus haute fin désirable (parce que la plus riche et la plus vaste), mais en outre il est objectivement, c'est-à-dire en fait, la fin effectivement poursuivie comme étant la plus riche et la plus vaste.

    Puisque c'est l'action et la totalité existentielles qui sont ainsi concernées, puisqu'il s'agit donc de la construction d'une action et d'une existence qui ont à être unifiées par cette fin à la fois suprême et concrète, il est clair que nous sommes en présence d'un problème éthique. La réflexion sur le bonheur est une réflexion d'ordre éthique, et une philosophie eudémoniste est une éthique concernant la totalité de l'existence des individus, totalité méritant ou ne méritant pas d'être dite signifiante c'est-à-dire heureuse.

    A partir de là, ce qui paraissait simple et évident peut devenir tout à coup problématique : ne peut-on pas concevoir d'autres morales que cette éthique du bonheur? Pourquoi le bonheur serait-il fin suprême, c'est-à-dire fin exclusive? A-t-on bien établi qu'une fin universellement désirable comme l'est en fait le bonheur, est en même temps une fin valable, une fin digne d'être poursuivie, et la seule fin réellement en mesure de se constituer, et comme critère des actes singuliers, et comme but de tous ces actes? Nous voici devant un paradoxe : peut-on établir que la poursuite du bonheur, qui constitue une éthique de fait, est aussi une éthique valable en droit? L'universalité effective de la poursuite du bonheur constitue-t-elle cette poursuite comme principe « moralement » valable?

    On le voit, nous ne pouvons pas progresser dans la question du bonheur si nous n'examinons pas auparavant ce qu'est une éthique et quelles sont les implications de ce concept.

    De surcroît, le bonheur veut être réalisé objectivement dans une société et doit concerner tous les membres de cette société : autrement, nous ne serions plus dans l'ordre de l'action et de la communication, mais dans celui de la gratuité individuelle, immédiate et insulaire, domaine que nous avons exclu plus haut comme incapable de couvrir tout le champ du bonheur.

  • C'est dire que la réflexion sur le bonheur a une portée politique, et que son champ d'application concret est la société politique. En tant qu'elle en concerne la réalisation objective, sociale et historique, la réflexion sur le bonheur est donc une politique par elle-même.

    Mais que signifie une politique du bonheur? N'y a-t-il pas des tâches plus urgentes? Peut-on affirmer que la finalité suprême, dans l'ordre politique lui-même, est la recherche du bonheur? Que devient dès lors la définition traditionnelle du politique, comme domaine de la violence institutionnalisée? Et quelle que soit la conception de la politique que l'on adopte, si la finalité objective est ici le bonheur, comment relier cette finalité politique à la finalité éthique suprême que nous avons dit également être le bonheur? La perspective politique doit-elle ou peut-elle accepter les finalités de la philosophie eudémoniste? N'y a-t-il pas là deux champs distincts?

    Puisque le bonheur séparé de sa justification réflexive n'est rien, et puisque le bonheur séparé de sa réalisation objective n'est rien non plus, il n'est pas possible de séparer la question du bonheur d'une éthique clairement pensée comme telle, ni d'une politique, également pensée pour elle-même d'une façon claire. Le bonheur est une question politique parce qu'il est une question éthique.

    Au demeurant, ces deux champs constituent-ils réellement des domaines étrangers et distincts? S'ils ne sont pas étrangers, quelle est la forme et le sens de leur relation? Quelle est en outre la nature respective de ces deux champs simultanément reliés à la question du bonheur?

    On le voit, nous ne pouvons pas progresser dans la connaissance du bonheur si nous ne réfléchissons pas d'abord sur l'éthique (comme nous le disions) et sur la politique comme on vient de le voir. Concrètement, c'est la clarification des relations entre le domaine éthique et le domaine politique qui nous permettra, plus tard, d'approfondir l'étude de l'essence et du contenu mêmes du bonheur, ainsi que de sa réalisation. En procédant à cette étude préliminaire, nous serons amené à modifier entièrement les définitions traditionnelles, c'est-à-dire les statuts de la morale et de la politique; mais nous devons garder en mémoire le sens de notre démarche : c'est pour éclairer l'essence et le contenu du bonheur que nous examinerons les rapports de la « morale » et de la « politique », et non pas pour eux-mêmes. Inversement, c'est bien la claire compréhension de ces rapports et de leurs implications qui nous permettra de saisir toute la place et la portée de la question du bonheur. Chemin faisant, nous élaborerons un nouveau système d'interprétation de l'action. Nous serons alors en mesure de proposer un autre système de valeurs.

  • PREMIÈRE PARTIE

    Les alternatives artificielles dans la détermination

    et l'interprétation des fins

  • INTRODUCTION

    Un préjugé contemporain : la définition classique de la morale

    et de la politique

    La réflexion sur les fins est aujourd'hui bloquée comme par un verrou. Le butoir apparemment indépassable est constitué par un préjugé si fréquent, si communément répandu, si intégré à notre culture, qu'il disparaît évidemment comme tel : il s'agit non pas de la croyance en certaines valeurs traditionnelles (qui s'effondrent partout devant la critique moderne) mais de la conception même, c'est-à-dire de la définition et de la fonction de la « morale ». Selon ce préjugé, on croit ordinairement que, à travers l'évolution des idéologies et des mœurs, à travers l'évolution historique des valeurs et des idéaux, la fonction de la morale demeure identique et consiste à dire ce qui est exigible dans l'ordre de l'action, lui-même soumis à l'ordre de l'intention. La tâche de la morale consisterait en somme, d'une façon permanente, à dire la pureté et l'authenticité de l'action : à définir les conditions intérieures qui sont exigibles pour qu'une action soit considérée comme pure et authentique. C'est seulement par l'authen- ticité d'une intention que l'action deviendrait valable, c'est-à-dire à la fois méritoire et universalisable.

    Il en va de même pour la politique : elle est, a priori et d'une façon fort répandue (« générale »), conçue comme le règne de l'efficacité, comme le champ où se déploie l'efficacité du pouvoir et des institutions, c'est-à-dire en fait la violence. De cette « réalité », on tire un critère de valeur et de validité : la violence efficace n'est pas seulement un fait, mais devient par préjugé la marque positive de la valeur d'une politique, et par conséquent la fin ou le programme que toute politique devrait accepter de poursuivre ou d'intégrer.

    Dans ces deux conceptions a priori, on ne dépasse pas en réalité les schématisations les plus grossières des philosophies de Kant et de Machiavel; et pourtant, ce sont ces conceptions traditionnelles et schématiques qui sont utilisées dans la réflexion contemporaine sur le rapport entre l'éthique et la politique. Ce sont elles qui président aux jugements portés sur l'action et à l'interprétation qu'on en donne. Non pas certes que, dans la comparaison des deux domaines, on s'y réfère

  • explicitement; mais dans les comparaisons et les termes des jugements prononcés sur la valeur éthique ou politique de comportements donnés, on les présuppose dans la plupart des cas Dans notre culture, il y a un primat étrange et simultané du moralisme kantien et du réalisme machiavélien. Et c'est parce que l'on fait jouer d'une manière implicite ces préjugés culturels, que l'on est conduit dans la plupart des cas à découvrir des oppositions radicales entre les exigences de la morale et celles de la politique. Concrètement, le préjugé culturel ici visé conduit à des alternatives d'autant plus inefficaces et stérilisantes qu'elles sont artificielles. Montrons-le en détail. Montrons qu'il n'est pas vrai de dire que toute politique est « sale » et que toute morale est « impuis- sante ».

    1. Songeons, par exemple, au « mensonge » privé ou à l'alliance entre deux États de régimes différents.

  • A. LA MORALE OU LA POLITIQUE

    1. Une aporie « tragique » de notre temps: la pureté ou la violence

    La plupart des réflexions contemporaines sur l'action partent d'une contradiction présentée avec sérénité, mais dont les contenus et la signification sont simultanément pensés comme tragiques. La morale et la politique s'opposeraient d'une façon quasi insurmontable puisque la première serait de l'ordre de la raison, tandis que la seconde serait de l'ordre de la violence. Pour Eric Weil, par exemple, la morale est constituée par un impératif rationnel et universel qui s'exerce contre toute violence et tout mensonge, en vue d'instaurer la paix et l'honnêteté 1 La politique est par contre explicitement définie comme l'exercice légitime d'une violence globale, opposée à la violence particulière des intérêts privés; elle serait au service du tout et serait légitimée par délégation.

    Ainsi, ni la pensée politique ni l'homme politique n'ont à « chercher » immédiatement le « bien », c'est-à-dire à viser la réalisation d'une « morale » ou la mise en application de principes moraux. La politique n'a qu'un seul but, qui est l'instauration et le maintien de la paix : et celle-ci est pensée comme la condition non pas de la moralité, mais du développement matériel et par conséquent du bien-être. Par cette précision sur la fonction de l'action politique, on accroît la distance qu'on veut mettre entre la politique et la morale. On avait déjà distingué l'un et l'autre champ par l'opposition des moyens de l'action qui seraient en un cas l'usage de la violence et en l'autre cas, l'usage de la raison. On accroît cette opposition en se référant aux fins visées par l'une et l'autre pratique, puisqu'on assigne à la politique la tâche d'instaurer le bien-être et la paix, à la morale celle

    1. Eric Weil, Essais et Conférences, Pion.

  • DANS LA COLLECTION « L'ORDRE PHILOSOPHIQUE »

    J.L. AUSTIN, Quand dire, c'est faire. ALAIN BADIOU, Théorie du sujet.

    CLAUDE BRUAIRE, L'Affirmation de Dieu; Logique et Religion chrétienne dans la philosophie de Hegel. BERNARD CARNOIS, La Cohérence de la doctrine kantienne

    de la liberté.

    NOAM CHOMSKY, La Linguistique cartésienne ; Structures syntaxiques ;

    Aspects de la théorie syntaxique ; Questions de sémantique.

    JEAN T. DESANTI, Les Idéalités mathématiques ; La Philosophie silencieuse.

    GOTTLOB FREGE, Les Fondements de l'arithmétique ; Écrits logiques et philosophiques.

    H.-G. GADAMER, Vérité et Méthode. JEAN-JOSEPH GOUX, Les Iconoclastes.

    JEAN GRANIER, Le Problème de la Vérité dans la philosophie de Nietzsche;

    Le Discours du monde.

    MICHEL GUÉRIN, Le Génie du philosophe. WILHELM VON HUMBOLDT, Introduction à l'œuvre sur le Kavi.

    CHRISTIAN JAMBET, La logique des Orientaux. FRANÇOIS LARUELLE, Machines textuelles.

    LÉONARD LINSKY, Le Problème de la référence. ROBERT MISRAHI, Traité du bonheur

    1. Construction d'un château. BERNARD PAUTRAT, Versions du soleil

    (figures et système de Nietzsche). CHARLES S. PEIRCE, Écrits sur le signe.

    JEAN-LUC PETIT, Du travail vivant au système des actions. MICHEL PHILIBERT, L'Échelle des âges.

    BERNARD QUELQUEJEU, La Volonté dans la philosophie de Hegel. FRANÇOIS RECANATI, La Transparence et l'Énonciation.

    JEAN-MICHEL REY, L'Enjeu des signes (lecture de Nietzsche).

    PAUL RICŒUR, De l'interprétation (essai sur Freud); Le Conflit des interprétations (essai d'herméneutique) ;

  • La Méthaphore vive. REINER SCHÜRMANN, Le Principe d'anarchie

    (Heidegger et la question de l'agir). CHARLES SINGEVIN, Essai sur l'Un.

    P.F. STRAWSON, Les Individus; Études de logique et de linguistique. PAUL RICŒUR, Temps et Récit, T. I.

  • Traité du bonheur

    II. Ethique, politique et

    bonheur

    Peut-on penser le bonheur ? Après en avoir déployé la métaphore dans

    Construction d'un château, Robert Misrahi s'efforce ici d'en construire le concept.

    Franchissant un pas au-delà de la confiance heideggerienne en la spontanéité de l'advenue de l'Etre, l'auteur conçoit l'accès à l'être comme construction active, contestant le pessimisme contemporain. L'expérience de l'être est celle de la joie substantielle et active, et non celle d'une transcendance inaccessible.

    Opérant la critique des oppositions artificielles, Robert Misrahi refuse l'alternative morale/politique. Sa critique de la morale est radicale mais elle débouche sur une conception élaborée de l'éthique. Le bonheur en est le contenu, le critère et la finalité. A partir de là, il développe en particulier une critique du terrorisme et de ses apories.

    Outre la fonction logique et théorique de l'idée de bonheur, l'auteur s'efforce d'en dire les contenus vécus et concrets ; il tente de peindre la société qui pourrait s'instaurer à partir d'eux.

    Tout lecteur, en son tréfonds, pourra se recon- naître dans cette démarche où l'optimisme s'enracine non dans la naïveté, mais dans la lucidité exigeante et dans le plus haut désir.

    D u m ê m e a u t e u r

    Traité du bonheur. Tome I. Construction d'un château, 1981.

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    dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.

    CouvertureL’ORDRE PHILOSOPHIQUEDu même auteurPage de titreCopyright d'originePRÉFACE1. De la métaphore au concept2. Le désir de la joie comme commencement absolu3. Les implications d’un traité4. Esquisse préliminaire: le bonheur comme fin totalisatrice et comme signification. Le bonheur et la question éthique

    PREMIÈRE PARTIE - Les alternatives artificielles dans la détermination et l’interprétation des finsINTRODUCTION - Un préjugé contemporain : la définition classique de la morale et de la politiqueA. LA MORALE OU LA POLITIQUE1. Une aporie « tragique » de notre temps: la pureté ou la violence

    DANS LA COLLECTION « L’ORDRE PHILOSOPHIQUE »Quatrième de couvertureAchevé de numériser