L’option de la transversalité : des questions pour l’éthique ?

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Med Pal 2006; 5: 252-256 © 2006. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés 12 e CONGRÈS DE LA SFAP Médecine palliative 252 N° 5 – Octobre 2006 L’option de la transversalité : des questions pour l’éthique ? Catherine Perrotin, Centre Interdisciplinaire d’éthique, Université catholique de Lyon, Lyon. Un contexte de changement La transversalité est proposée comme un nouveau mode d’intervention dans un contexte de profonde transformation des institutions, dont celle des services de santé (organi- sation hospitalière, liens public/privé, réseaux ville/hôpital, articulation du sanitaire et du social…). Ces changements s’accomplissent dans un climat d’incertitude et parfois d’inquiétude mais avec la conviction d’une innovation nécessaire. La transversalité évoque l’idée et les moyens mis en œuvre (ou à rassembler) pour réaliser une traversée. Plusieurs champs de compétences sont concernés, plusieurs disci- plines sont convoquées. L’enjeu est de préci- ser les points d’intersection qui deviendront des leviers pour l’action à mener ensemble. L’approche transversale est pluridisciplinaire. Elle se ré- vèle un atout quand il nous faut entrer dans la complexité de certaines situations cliniques. Au lieu de s’en tenir aux cloisonnements des savoirs, à la juxtaposition des compé- tences, à la délimitation des services, elle nous propose un fil d’Ariane : celui de la coopération interdisciplinaire à construire entre professionnels pour répondre au mieux aux demandes et besoins des patients et de leur entourage. La transversalité cherche une synergie susceptible d’aider à se frayer un passage dans des situations qui ont plutôt tendance à se présenter d’abord comme des impas- ses : impressions d’arriver aux limites d’un projet de soin, de ne plus parvenir à soulager correctement un patient, de ne pas pouvoir dépasser un conflit interne à l’équipe, d’avoir perdu la juste distance et de se sentir trop proche et impliqué ou au contraire trop loin et indifférent, toutes sortes de situations où le constat s’impose qu’il n’y a plus les conditions favorables pour soigner et qu’une aide doit être recherchée. L’option de la transversalité, quand elle est exercée dans le cadre de la fin de vie, se déploie sur un terrain particulier. La maladie pour laquelle les soins curatifs n’ont pas pu apporter la guérison ni freiner l’évolution des symptômes relèvera-t-elle d’un véritable choix de soins palliatifs, au sens d’une offre de continuité des soins et non d’un vécu d’échec, de déception ou d’abandon ? Il n’est pas rare que patients et soignants partagent, alternativement, le sentiment d’une traversée du désert. Les limites des soins parlent plus profondément de la vie qui approche de son terme… et dont on ne sait pas si elle dispose encore de quelques ressources disponibles. La confrontation aux limites qui s’imposent prend figure d’adversité et vient interroger le sens des conduites des sujets, qu’ils soient professionnels, patients ou entourage, dès lors qu’ils ont à faire face à ce qui fait souffrance dans la vie des humains. « La vie qui souffre est une vie qui a besoin de refaire le lien entre le sujet et la vie » (B. Ver- gely). Souffrir, c’est à la fois avoir mal et supporter. Là où quelqu’un souffre, nous pouvons choisir de devenir des supporters pour que se réalise le chemin qui reste à par- courir. L’entraide est au fondement de l’option de la trans- versalité. Elle requiert un consentement de chacun et ne peut se déployer qu’à cette condition. Qui dit consente- ment, dit l’expression recherchée du sujet. S’intéresser au sujet en chacun nous fait creuser les fondements à partir desquels nos vies, marquées par la finitude, se structurent et nous amènent à préciser les mé- diations nécessaires à cette construction. Quel regard por- tons-nous sur l’autre comme professionnel et sur l’autre comme malade ? Comment ces autres nous considèrent-t- ils ? Quelle parole leur adressons-nous et recevons-nous d’eux ? Qu’en est-il de l’articulation du regard et de la parole ? Envisager notre commune humanité suppose de nous libérer de l’emprise toujours possible de la vision qui a tendance à être fascinée par ce qu’elle voit au point parfois de défigurer encore davantage ce qu’elle regarde. Le sujet observé n’est pas à l’abri du risque toujours pos- sible du mépris de l’observateur le réduisant au statut de « chose observée », risque de réduction de l’altérité d’autrui par la stigmatisation de sa différence. Entrer en parole les uns avec les autres nous fait accueillir et pren- dre en considération ce que nous ne voyons pas. Aux pri- ses avec la vérité et le mensonge, nous sommes chacun en Perrotin C. L’option de la transversalité : des questions pour l’éthique ? Med Pal 2006; 5: 252-256. NDLR : Ce texte a fait l’objet d’une présentation à l’occasion de la Journée des Équipes Mobiles du 12 e Congrès de la SFAP (Montpellier – 15-17 juin 2006). Il est le résultat d’une collaboration suivie avec l’EMSP de Montpellier. Adresse pour la correspondance : Catherine Perrotin, Centre Interdisciplinaire d’éthique, Université catholique de Lyon, 25, rue du Plat, 69002 Lyon. e-mail : [email protected] La transversalité évoque une traversée à accomplir.

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L’option de la transversalité : des questions pour l’éthique ?

Catherine Perrotin, Centre Interdisciplinaire d’éthique, Université catholique de Lyon, Lyon.

Un contexte de changement

La transversalité est proposée comme un nouveau moded’intervention dans un contexte de profonde transformationdes institutions, dont celle des services de santé (organi-sation hospitalière, liens public/privé, réseaux ville/hôpital,articulation du sanitaire et du social…). Ces changementss’accomplissent dans un climat d’incertitude et parfoisd’inquiétude mais avec la conviction d’une innovation

nécessaire.La transversalité évoque l’idée et les

moyens mis en œuvre (ou à rassembler) pourréaliser une traversée. Plusieurs champs decompétences sont concernés, plusieurs disci-plines sont convoquées. L’enjeu est de préci-ser les points d’intersection qui deviendrontdes leviers pour l’action à mener ensemble.

L’approche transversale est pluridisciplinaire. Elle se ré-vèle un atout quand il nous faut entrer dans la complexitéde certaines situations cliniques. Au lieu de s’en tenir auxcloisonnements des savoirs, à la juxtaposition des compé-tences, à la délimitation des services, elle nous propose unfil d’Ariane : celui de la coopération interdisciplinaire àconstruire entre professionnels pour répondre au mieuxaux demandes et besoins des patients et de leur entourage.

La transversalité cherche une synergie susceptibled’aider à se frayer un passage dans des situations qui ontplutôt tendance à se présenter d’abord comme des impas-ses : impressions d’arriver aux limites d’un projet de soin,de ne plus parvenir à soulager correctement un patient,de ne pas pouvoir dépasser un conflit interne à l’équipe,d’avoir perdu la juste distance et de se sentir trop procheet impliqué ou au contraire trop loin et indifférent, toutessortes de situations où le constat s’impose qu’il n’y a plusles conditions favorables pour soigner et qu’une aide doitêtre recherchée.

L’option de la transversalité, quand elle est exercéedans le cadre de la fin de vie, se déploie sur un terrainparticulier. La maladie pour laquelle les soins curatifsn’ont pas pu apporter la guérison ni freiner l’évolution

des symptômes relèvera-t-elle d’un véritable choix desoins palliatifs, au sens d’une offre de continuité des soinset non d’un vécu d’échec, de déception ou d’abandon ?

Il n’est pas rare que patients et soignants partagent,alternativement, le sentiment d’une traversée du désert.Les limites des soins parlent plus profondément de la viequi approche de son terme… et dont on ne sait pas si elledispose encore de quelques ressources disponibles. Laconfrontation aux limites qui s’imposent prend figured’adversité et vient interroger le sens des conduites dessujets, qu’ils soient professionnels, patients ou entourage,dès lors qu’ils ont à faire face à ce qui fait souffrance dansla vie des humains. « La vie qui souffre est une vie qui abesoin de refaire le lien entre le sujet et la vie » (B. Ver-gely). Souffrir, c’est à la fois avoir mal et supporter. Làoù quelqu’un souffre, nous pouvons choisir de devenir dessupporters pour que se réalise le chemin qui reste à par-courir. L’entraide est au fondement de l’option de la trans-versalité. Elle requiert un consentement de chacun et nepeut se déployer qu’à cette condition. Qui dit consente-ment, dit l’expression recherchée du sujet.

S’intéresser au sujet en chacun nous fait creuser lesfondements à partir desquels nos vies, marquées par lafinitude, se structurent et nous amènent à préciser les mé-diations nécessaires à cette construction. Quel regard por-tons-nous sur l’autre comme professionnel et sur l’autrecomme malade ? Comment ces autres nous considèrent-t-ils ? Quelle parole leur adressons-nous et recevons-nousd’eux ? Qu’en est-il de l’articulation du regard et de laparole ? Envisager notre commune humanité suppose denous libérer de l’emprise toujours possible de la vision quia tendance à être fascinée par ce qu’elle voit au pointparfois de défigurer encore davantage ce qu’elle regarde.Le sujet observé n’est pas à l’abri du risque toujours pos-sible du mépris de l’observateur le réduisant au statutde « chose observée », risque de réduction de l’altéritéd’autrui par la stigmatisation de sa différence. Entrer enparole les uns avec les autres nous fait accueillir et pren-dre en considération ce que nous ne voyons pas. Aux pri-ses avec la vérité et le mensonge, nous sommes chacun en

Perrotin C. L’option de la transversalité : des questions pour l’éthique ? Med Pal

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NDLR : Ce texte a fait l’objet d’une présentation à l’occasion de la Journéedes Équipes Mobiles du 12e Congrès de la SFAP (Montpellier – 15-17 juin2006). Il est le résultat d’une collaboration suivie avec l’EMSP de Montpellier.

Adresse pour la correspondance :

Catherine Perrotin, Centre Interdisciplinaire d’éthique, Université catholique de

Lyon, 25, rue du Plat, 69002 Lyon.

e-mail : [email protected]

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attente d’une parole qui vienne donner poids à notre vie.Au-delà du savoir et des transmissions d’informations etde techniques, la parole nous ouvre à un espace de réso-nance dont les effets pour nos vies ne se limitent pas àune première compréhension immédiate. La parole noustraverse. Elle va de l’un à l’autre. Elle est mouvement entrel’un et l’autre, elle nous relie. « Ce qui fait (...) le prixd’une parole n’est pas la certitude, qu’en imposant, ellemarque mais bien au contraire, le manque, le gouffre, l’in-certitude contre lesquels elle se débat. » (E. Jabes)

Nous adresser les uns aux autres nous expose commedes êtres vulnérables et nous fait exister comme sujets in-vités à la reconnaissance réciproque. L’acte de confiancemanifesté par la parole adressée demande à être reconnucomme tel. Le risque pris de parler espère une écoute, enamont de l’expression d’un accord ou d’un désaccord. Cesont là les gestes concrets d’une proximité qui ouvre à laperception d’une solidarité possible.

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EMSP�: une expérience particulière de la transversalité

L’EMSP, équipe pluridisciplinaire, a pour caractéristi-que d’être mobile. À partir de cette mobilité et du risqueconcomitant de dispersion, elle a à témoigner de la co-hérence de ses interventions pour réaliser la mission desoins qui lui est confiée. En accord avec la Charte desSoins Palliatifs, elle est là pour proposer une continuitédes soins, une proportion des soins et une limite des in-vestigations, une prise en charge de la douleur, un ac-compagnement du patient et de son entourage. Pour cefaire, elle cherche à soutenir l’articulation des compéten-ces disciplinaires et offre la possibilité de travailler entandem – médecin et psychologue, médecin et infirmièreauprès des soignants et/ou des patients et entourage quiles sollicitent.

L’EMSP fonctionne dans une institution hospitalière,hiérarchisée, connaissant encore de nombreux cloisonne-ments mais demandeuse de transversalité et d’interdisci-plinarité. Cette institution donne un mandat à l’EMSP etfonde ainsi sa légitimité à intervenir dans les services quile demandent.

L’EMSP a besoin de s’appuyer sur la réalité d’une vied’équipe (caractérisée par l’entretien des compétencesdisciplinaires, des échanges réguliers, des analyses de si-tuation en commun, l’expérience actualisée de l’interdis-ciplinarité) pour garantir son cadre d’intervention auprès

des services. Une EMSP est faite de l’objectivité de lamission reçue et de la subjectivité des investissements deses membres.

L’EMSP tient une place à part dans l’organisation dessoins. Intervenant sur demande formulée, elle réponddonc à un appel. Le professionnel va au-devant d’un col-lègue, d’une équipe, d’un patient, d’une famille, avec lescompétences de son métier… mais dans l’incertitude de cequi va se passer au niveau de la rencontre. Son travailcommence donc par la capacité à soutenir une attituded’ouverture pour faire connaissance, identifier le problème,diagnostiquer le possible, faire des propositions.

Mobiles, les professionnels de l’EMSP sont de passagedans des services fixes. Leur rapport à l’espace/temps n’estpas le même. Ils assurent un mouvement de va-et-viententre le dedans et le dehors et favorisent ainsi une ouver-ture là où le système risquerait de se clore sur lui-même.

Mais pour être mobile sans être dans l’errance, il fautun port d’attache d’où partir et auquel revenir (fonctionde l’équipe). Il faut aussi connaître ses racines et les entre-tenir (compétences, valeurs, convictions, options). À cesconditions deviennent accessibles la souplesse et l’adap-tation nécessaires à la diversité des situations.

Les professionnels de l’EMSP ont des compétencesspécifiques pour lesquelles ils sont appelés ou craints :médecine (diagnostic, prise en charge de la douleur,ajustement des thérapeutiques..), soins infirmiers, psy-chologie, accompagnement social. Leur approche pluri-disciplinaire s’appuie sur la reconnaissance de leurs compé-tences complémentaires et sur leur estime réciproque.Ils ont besoin que chacun garantisse l’excellence descompétences de son métier (formation continue, enseigne-ment, participation à des congrès, mise à jour bibliogra-phique, recherche…). Par la solidité de ces bases et par laconfrontation régulière des points de vue au sein de l’équipepluridisciplinaire, la construction d’une compétence col-lective se structure et peut devenir ferment de liens dansl’institution.

Un art de vivre avec les questions ?

Face aux problèmes insolubles posés par la souffranceet la mort, ces professionnels admettent que toute ques-tion n’a pas à se diluer immédiatement dans une réponsequi la dissoudrait. Ils acceptent d’accueillir les questionspour ce qu’elles disent de la position d’humanité plutôtque se focaliser sur les réponses soucieuses de démontrerd’abord leur efficacité ! Il s’agit de porter et d’aider à por-ter les questions… le temps nécessaire à une maturation.

Les soignants des EMSP sont « des gens ordinaires ».Ils ne sont pas « les pros de la mort » !

Ils acceptent une proximité jusque-là, avec leurs compé-tences et leurs limites qu’ils reconnaissent… et qui, de cefait, peuvent parfois devenir une force. Ils apportent des

1. Perrotin C. Quelle place est faite à l’humain au sein des enjeux contradic-toires ? Amiguet O., Roger Julier C., dir. In : Les enjeux contradictoires dansle travail social. Ramonville, Érès ; 2004 : 152.

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compétences… et un point de vue décalé. Parce qu’ilsviennent du dehors, ils voient parfois ce que ceux du de-dans ne voient plus, ils posent des questions que ceux dudedans n’abordent plus. Ils sont parfois le caillou dans lesoulier, le pied dans la porte. Il peut arriver qu’ils soientaussi sollicités pour remettre de l’huile dans les rouages…

Au-delà des compétences à partager, une manière d’être à inventer ?

À côté de l’acquisition et de la transmission des savoirset savoir-faire, nous souhaitons faire apparaître l’origina-lité d’une manière d’être distincte du savoir-être habituel-lement énoncé. Il s’agirait plutôt d’accepter de ne passavoir

a priori

ce qui convient dans une situation don-née et d’oser se mettre à le chercher avec les personnesconcernées : se rendre disponible à la demande adresséeen lui accordant l’hospitalité, chercher à écouter etcomprendre ce qui est demandé, entendre les écarts entrece qui est dit par les soignants, les patients, les familles,offrir des mots pour penser et porter ce qui arrive, se ris-quer à dire ce qui paraît possible. Un tel travail d’attentionpermet alors d’accueillir ce qui ne vient pas de nous maispeut surgir entre nous dans la rencontre, moyennant mo-destie, patience, persévérance, tempérance.

Prendre le temps de construire la confiance et se dé-gager de la concurrence entre collègues de l’EMSP rendpossible d’inviter d’autres à le faire dans d’autres services.Travailler les aléas, les incompréhensions, les échecs, prendreacte de ce qui n’a pas marché, apprendre à partir du négatifouvre des perspectives de clarification pour une collabo-ration renouvelée.

Le fondement de l’EMSP consiste à « produire durespect dans la relation de soins ». Plus loin que l’obli-gation de connaître et de savoir, il s’agit de respecterautrui, qu’il soit collègue ou patient. Mettre en valeurla dimension de la rencontre passe par la capacité du pro-fessionnel à soutenir, dans chaque rencontre, cette doubleinterrogation : comment connaissons-nous et commentrespectons-nous ?

Devenir répondant à la demande d’autrui peut révélerdes ressources jusque-là insoupçonnées. Il arrive parfoisque, de cette expérience, surgisse une joie réelle.

Une position symbolique ?

Figure d’altérité, l’EMSP assume une position detiers-témoin et pas de spectateur passif. Acteur ayantà répondre de ce qu’il voit et entend, impliqué mais àdistance, l’EMSP assume une position symbolique quiouvre sur le qualitatif de la présence et la capacité d’in-terprétation et ne peut en aucun cas être réduite auquantitatif des tâches. Sa position minoritaire s’assortitd’une force de proposition (proposer sa compétencesans l’imposer).

Tandis que certains professionnels de santé ne sontpas d’accord ni convaincus par l’EMSP, d’autres leur de-mandent parfois l’impossible.

Dans la diversité des situations, celui qui résiste sansêtre agressif, qui ne se laisse pas enfermer dans les conflitset persévère dans l’offre de coopération malgré le désaccord,devient garant de liberté et rend possibles les conditions del’action responsable.

La transversalité, un mode de coopération

Selon quelles régulations : « Éthique professionnelle » ou déontologie ?

Serait-il arrivé au mot de la déontologie la même mé-saventure qu’au mot de la morale ? Nous entendons plussouvent parler aujourd’hui « d’éthique professionnelle ».Est-ce là une façon de moderniser une préoccupation an-cestrale ? Outre l’aspect stratégique de renouvellement destermes, il convient de souligner l’ambiguïté possible de ceglissement. En effet, parler d’éthique professionnelle ris-que de s’avérer dangereux pour l’éthique universelle sicela devenait un moyen de rabattre sa portée sur les seulscritères restrictifs de la professionnalité. Or, l’éthique, pardéfinition, traverse et déborde les limites du métier. Il ya donc danger de réduction possible. Mais nous pouvonsaussi considérer positivement cette nouvelle appellationcomme une manière de souligner que là où un profession-nel exerce son métier, il est bien sûr tenu aux critèresdéontologiques de la compétence (acquisition des savoirset des savoir-faire ; qualité des relations entre pairs ; qua-lité du service rendu auprès de la population concernée)mais il est aussi – et peut-être d’abord – un sujet soumisà l’éthique, qui secondairement assume les responsabilitésd’un métier. Tandis que la déontologie prônait la neutra-lité comme cadre de la professionnalité, nous aurions avecl’éthique le devoir d’éclaircir, voire d’énoncer le position-nement du sujet dans son rapport à l’existence, de sesliens avec autrui et les institutions, cherchant ainsi àétayer les fondements à partir desquels est rendu possiblel’exercice du métier. En deçà de l’acquisition des savoirset des savoir-faire, en deçà de la préoccupation de faire-savoir ce qui est fait, un nouvel intérêt serait ainsi accordéà l’être du sujet en veillant à ne pas le rabattre sur lamodélisation et l’intégration des conduites de savoir-êtreprofessionnel. L’éthique serait ainsi reconnue dans safonction d’appel à être qui convoque les sujets à la venueen présence et admet que, dans l’ordre de la rencontre, ildemeure du non-savoir. Assumer une proximité de non-indifférence et respecter une distance de non-similitudesuscitent la créativité des sujets de part et d’autre. Dans

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cette recherche à entreprendre qui n’est pas un savoir àposséder, personne n’est

a priori

plus compétent qu’unautre. Cela ne dépend ni d’un titre ni d’une classe d’âgeni de l’appartenance à tel ou tel service. C’est un risqueà prendre à propos duquel tout existant a besoin d’êtresoutenu. Cette expérience s’inscrit dans un contexte pro-fessionnel de complexité croissante.

Un atout pour la recherche de la vérité ?

« Le chemin de la vérité est une quête sans fin quipasse par l’essai et l’erreur. Elle ne peut s’exercer que defaçon (…) itinérante. » Dire cela, c’est mettre l’accent surla recherche nécessaire de ce qui ne saurait être capté unefois pour toutes. La vérité se cherche, elle ne se possèdepas. Dans ses tâtonnements, le sujet construit un parcourssingulier au cours duquel il peut lui arriver de percevoirpar intermittence que ce qui est vrai pour lui ne sauraitêtre délié de ce qui fait vérité pour tout homme. La ques-tion alors n’est plus de vouloir démontrer qu’on a raison(terrain de l’exactitude) ni de prétendre avoir le derniermot qui viendrait invalider les autres points de vue (rap-port de forces), mais de témoigner que la parole parle aucœur de chacun et fait son chemin entre vérité et men-songe. Elle est ce à partir de quoi chacun tisse les filsd’une trame dont nous ne pouvons percevoir la cohérencequ’

a posteriori.

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On se distancie alors du discours si souvent entenduaujourd’hui du « à chacun sa vérité », qui chaque fois qu’ilest ainsi énoncé réduit la vérité au simple statut de l’opi-nion, comme s’il ne s’agissait que d’une affaire de goûtindividuel, expression d’une subjectivité déliée du rapportà autrui. Au lieu d’avoir à chercher ensemble ce qui pour-rait faire ouverture dans la situation rencontrée, chacunse sent autorisé à camper sur ses positions. Il n’est pasrare alors que, sous une allure de tolérance, l’indifférences’installe et qu’en fait chacun se trouve occupé à servirses propres intérêts. Ne conviendrait-il pas plutôt de dire :« À chacun sa façon de chercher la vérité » ? En associantla légitimité du choix de chacun à déterminer sa façon dechercher et la portée universelle de la vérité comme visée,on suggérerait avec plus de justesse la mise en tensionnécessaire qui fait chercher au-devant et avec d’autres lesmoyens de s’humaniser, c’est-à-dire de se relier et de pro-mouvoir ainsi le bien commun.

Un contrepoids face à la temporalité de l’urgence

Le progrès des connaissances rend accessibles de nou-veaux choix personnels et collectifs, dont les enjeux inter-

rogent les niveaux de responsabilité des différents acteurs.Les institutions sont attendues dans leur capacité à la foisà garantir la permanence de la durée et à susciter les chan-gements nécessaires pour s’adapter à un monde qui necesse de se transformer. « La tyrannie de l’urgence » [1]semble peu à peu s’imposer dans tous les secteurs de lasociété. Ce qui était réservé hier au monde de la produc-tion s’étend aux secteurs du social, de la santé, de l’édu-catif. Les protocoles viennent normaliser les actions etstandardiser les conduites. Les procédures sont investiesau nom de l’amélioration de la qualité des produits fournisou des services rendus. L’exigence de la rentabilité financièreou du service de plus grande qualité exercé à moindrecoût oblige à de profonds remaniements, hélas souventà court terme. Des marges sont trouvées ici, des redécou-pages de territoires sont décidés là, des postes se trouventmodifiés, d’autres supprimés. Ces nombreux changementss’accompagnent d’une incertitude grandissante. Où sontles marges d’action qui permettraient de nous distancierde cet ordonnancement des choses pour entrer dans uneautre symbolique ?

Face à l’urgence qui embouteille toujours davantagele présent, la coopération peut devenir un moyen de ré-sister à la pression individualisante et faire que nousdevenions ensemble davantage capables de vision et deprospective. Quand l’urgence devient le seul rapport à latemporalité, la violence faite aux sujets est maximum. Ellefragilise le corps social en privilégiant l’adaptation et laperformance au détriment du lien et de la solidarité. Pres-sée par l’urgence mais non dominée par elle, la coopéra-tion consentie permet de rendre compatibles la nécessitéd’agir de façon concertée et la patience de penser et peserl’action.

Nous avons à chercher ensemble le « possible accessible »moyennant un travail de discernement, une mobilisationde nos énergies et la volonté de favoriser les synergiesinterdisciplinaires.

Une volonté de chercher à comprendre

Dans le rapport au monde du travail, objectivité etsubjectivité ont à se conjuguer pour que les acteurspuissent répondre à la question éthique : « Que fairepour mieux faire ? » et ainsi se reconnaître partenaires,davantage solidaires. Une telle démarche demanded’identifier ce qui fait problème, de proposer un dialo-gue entre les métiers et les générations, de confronterles opinions au discours savant des experts, de mettreen relief les critères de discernement pour construireun jugement argumenté quant aux choix préférentielsà établir. L’attention accordée à ce qui caractérise lasituation, tant dans son évolution que dans sa mani-festation actuelle, prépare un autre niveau de compré-hension. « Comprendre, c’est s’ajuster au réel », disait

2. Perrotin C. Quelle place est faite à l’humain au sein des enjeux contradic-toires ? Amiguet O., Roger Julier C., dir. In : Les enjeux contradictoires dansle travail social. Ramonville, Érès ; 2004 : 141.

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H. Arendt. Ce processus laborieux, qui demande la pa-tience et la rigueur d’un développement méthodique,avance pas à pas en associant les acteurs pour une plusgrande capacité critique d’analyse. L’attention et lacompréhension, créatrices de sens, font apparaître un ni-veau de réalité qui n’apparaîtrait pas sans elles. Continuerà soutenir l’effort de vouloir comprendre le monde dutravail, c’est refuser de n’être que des exécutants assignésà des dispositifs impersonnels et répétitifs. Rendre l’at-tention possible dans chaque travail humain est affairede dignité, rappelait S. Weil. Mettre en rapport la penséeet l’action demeure une exigence pour que se construiseune cohérence dans la vie des sujets et que chacun soitcapable de relire le travail qu’il accomplit dans sa dou-ble portée : à la fois comme produit et comme symbo-lique de sens. À la croisée de l’individuel et du collectif,la coopération au travail se présente comme un appelà la vigilance pour faire croiser les compétences et ac-compagner les améliorations souhaitables. Tandis quebon nombre d’institutions visent l’ouverture, d’autressont tentées par le repli. Dans ce contexte contrasté,nous avons à chercher de nouvelles formes de lienspour répondre de l’évolution des modes d’organisations

et de nos places respectives. Coopérer est indispensablesi nous voulons garder ou retrouver « une mesure humaine ».

La transversalité, un exercice de responsabilité complexe

Dans son exigence éthique, la transversalité nous placeau carrefour de la théorie et de la pratique, dans la ten-sion entre conceptualisation et existence. Elle demandeque soient articulés les différents niveaux des disciplines,les positions existentielles des acteurs en présence, lesrelations entre eux et leurs interactions, et enfin la di-versité des pratiques. Elle suppose de tenir le cap de larecherche de ce qui fait sens. Si « l’éthique est une op-tique » comme le dit E. Lévinas, c’est pour faire porternotre regard plus loin que ce qui nous divise. La trans-versalité suppose une visée.

Référence

1. Laïdi Z.

La tyrannie de l’urgence. Montréal : Fides, Coll. Lesgrandes conférences, 1999.