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Loin de vous j’ai grandi France Réalisation : Marie Dumora Production et distribution : Les Films du Bélier, 2020 102 min Matière du temps « Qu’est-ce qu’on va devenir dans dix ans », chante le rappeur Ninho dans la voiture de l’éducateur qui conduit Nicolas et son ami Saif chez un vieil homme qui initie les deux garçons à l’observation des étoiles. Tout le questionnement de Loin de vous j’ai grandi tient dans ce raccord entre la chanson pendant le trajet et le télescope artisanal. Comment Nicolas, treize ans, va-t-il trouver sa place dans le temps et dans l’espace, avec ses goûts propres et ceux des adultes qui l’entourent ? Cherchant toujours la bonne distance à son sujet (tantôt très près quand elle le filme en train de lire dans l’intimité de son lit, parfois maintenant l’adolescent hors de portée de caméra lorsqu’il fugue et se rebelle), Marie Dumora parvient à faire planer sur ce moment de cinéma direct une énigme, celle du mystère d’un être en devenir. Elle observe Nicolas qui lit, vit avec les autres garçons du centre où il a été placé, étudie. Et c’est tout son monde intérieur, ses attentes, ses désirs qui se projette dans l’esprit du spectateur. Le temps constitue le sujet même de l’œuvre de la cinéaste, depuis de longues années qu’elle filme (avant, déjà, elle avait observé les gestes et rituels quotidiens de l’enfance dans Après la

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Loin de vous j’ai grandi France Réalisation : Marie Dumora Production et distribution : Les Films du Bélier, 2020 102 min Matière du temps « Qu’est-ce qu’on va devenir dans dix ans », chante le rappeur Ninho dans la voiture de l’éducateur qui conduit Nicolas et son ami Saif chez un vieil homme qui initie les deux garçons à l’observation des étoiles. Tout le questionnement de Loin de vous j’ai grandi tient dans ce raccord entre la chanson pendant le trajet et le télescope artisanal. Comment Nicolas, treize ans, va-t-il trouver sa place dans le temps et dans l’espace, avec ses goûts propres et ceux des adultes qui l’entourent ? Cherchant toujours la bonne distance à son sujet (tantôt très près quand elle le filme en train de lire dans l’intimité de son lit, parfois maintenant l’adolescent hors de portée de caméra lorsqu’il fugue et se rebelle), Marie Dumora parvient à faire planer sur ce moment de cinéma direct une énigme, celle du mystère d’un être en devenir. Elle observe Nicolas qui lit, vit avec les autres garçons du centre où il a été placé, étudie. Et c’est tout son monde intérieur, ses attentes, ses désirs qui se projette dans l’esprit du spectateur. Le temps constitue le sujet même de l’œuvre de la cinéaste, depuis de longues années qu’elle filme (avant, déjà, elle avait observé les gestes et rituels quotidiens de l’enfance dans Après la

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pluie, tourné dans un square parisien) dans ce petit territoire de l’est de la France, près de Mulhouse ou de Forbach. Le temps devient en fait matière dans Loin de vous j’ai grandi : au baptême passé de Nicolas, symbole par excellence de l’inscription d’un nouveau-né dans sa communauté, répondent les préparatifs de celui de sa petite sœur. La séquence d’ouverture qui convoque le passé et l’enfance de son protagoniste crée une concaténation de plusieurs films, comme le faisait déjà juste avant Belinda qui plongeait déjà dans les rushes des œuvres passées pour nourrir le destin de cette héroïne tragique et de son mariage. Marie Dumora creuse dans le champ documentaire ce sillon du passage des ans comme le fait un Richard Linklater dans celui de la fiction. Les contours du film s’échafaudent pour traquer ce qui change en une décennie sur un visage, dans un corps, dans une histoire. Le film s’ouvre donc sur un rappel des épisodes précédents : le baptême de Nicolas, filmé pour Je voudrais aimer personne, opus consacré à Sabrina, à sa démarche volontaire, à sa pugnacité pour se tenir droite et se montrer autonome avec son fils, jusqu’au moment où elle se trouve vaincue et décide de confier son enfant. Certaines scènes du film reviennent en flash-back et structurent le récit de l’adolescence de Nicolas, le teintant d’une profonde mélancolie. Il y a dans cette filmographie une forme de passage de relais d’un personnage au suivant. Ainsi, la discussion entre Belinda et son neveu sur l’avenir de celui-ci scelle la continuité d’un film au suivant, trahit et révèle la vie qui se poursuit dans le hors champ, entre les prises. Auparavant, les liens entre les films existaient déjà sur un mode marabout-bout de ficelle : Belinda qui s’entiche d’un jeune manouche conduit la caméra de l’autre côté des rails pour La Place. Anthony qui côtoyait Belinda et Sabrina dans Avec ou sans toi nous fait rencontrer d’autres apprentis de son lycée professionnel, et c’est finalement toute une galaxie de personnages qui naît, se construit, se retrouve années après années, décennies après décennies. L’âge d’homme Sur cette temporalité longue, Marie Dumora réalise un film de famille en temps réel, l’album d’une fratrie désaccordée, éclatée, mais aussi le portrait de groupe d’une communauté vers laquelle nos regards ne se tournent habituellement pas. Aux deux générations de Nicolas et de sa mère s’ajoute celle des arrières grands-parents, dont le portrait trône au centre du film, et qui se sont rencontrés, enfants, dans le camp de Schirmeck La Broque, justement dans la ville où se trouve le foyer de Nicolas. L’avenir du jeune garçon qui se fait tantôt promesse, tant menace s’appuie sur le substrat de plusieurs couches de passé, sédimenté juste là où il habite. Au-delà de cette famille, c’est aussi l’espoir d’autres relations adulte/enfants qui s’inventent dans l’institution entre le garçon et ses éducateurs, ou sa juge qui lui a offert la belle édition de L’Odyssée qu’il lit avec ferveur. Et c’est justement cette question du passage à l’âge d’homme que le récit mythique vient ajouter à la chronique de l’adolescence. « Au revoir Nicolas, à la prochaine », dit tendrement Sabrina lorsque son fils s’éloigne seul dans la cour à la fin d’une de ses visites à sa famille. Le film est fait de ces retrouvailles et de ces éloignements, de cet équilibre à trouver entre soi et le groupe, qu’il soit famille ou communauté. Transfigurer le réel Il y a effectivement une part de mythe dans l’histoire que raconte Marie Dumora : comme Ulysse, la famille de Nicolas est traversée par le souvenir ou le désir du voyage (ou celle de son ami Saif, qui a bravé tous les dangers pour traverser récemment la Méditerranée pour venir jusqu’en France) même si elle a abandonné le nomadisme pour s’établir durablement dans l’est de la France. Mais c’est un Est plus vaste, celui de l’Europe, celui de la Russie des contes, que convoquent les scènes de forêt, et la musique de Prokofiev que Nicolas écoute en boucle. En restant à hauteur d’enfant, la cinéaste n’en transfigure pas moins l’environnement qu’elle filme, pailletant de féérique un voyage en train où le paysage est enseveli sous la neige, tandis que la voix off de Sabrina raconte au téléphone toutes les bêtises commises par son fils. Comme Ulysse, le garçon cherche à rentrer à Ithaque, à cesser d’être loin de chez lui. La cabane qu’il construit avec ses amis fonctionne comme une manifestation visible de tous les talismans dont il s’entoure pour se protéger, comme une métaphore de la vie qu’il se construit de ses mains,

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avec ce qu’il peut. On est frappés par la douceur dont le film est nimbé, là où on imagine aisément un hors-champ fait de violentes disputes entre pensionnaires du foyer, ou de blessures profondes dans le cercle familial. Tout ce contexte est si évident qu’il n’a besoin d’être souligné. Il transparaît néanmoins à travers des signes que le hasard glisse ça et là : c’est le cygne qu’admirent Nicolas et ses sœurs quand ils vont boire une grenadine avec leur mère. L’animal majestueux vient souligner le rôle à part de Nicolas dans sa fratrie, seul enfant placé alors que ses sœurs vivent au foyer, faisant de lui un personnage de conte, à la fois vilain petit canard, mais aussi une sorte de petit Poucet, garçon débrouillard dans les bois qui met sa ruse à profit pour retrouver le chemin de la maison. Raphaëlle Pireyre Extrait de Images documentaires n°99/100

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