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L’œil de la nuque Émile Noël

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L’œil de la nuque

Émile Noël

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L’œil de la nuque Émile Noël

2

Prolégomènes

Généralement, ce genre d’introduction, contient les notions préliminaires

nécessaires à l’intelligence d’un écrit. Du moins, les dictionnaires

l’attestent.

Il n’est pas certain que ce qui va suivre remplisse cette fonction. Il se peut

même que le lecteur y voie quelque inquiétante étrangeté. Et pourtant, s’y

trouvent bel et bien quelques clés donneuses d’accès.

Pourquoi se retournerait-il puisqu'il avait ouvert son œil de la nuque ?

Encore fallait-il connaître la différence entre “ avoir ouvert ” et “ s'être

ouvert ”, s'il en est une.

Il existe différentes sortes d'yeux :

Chaque sorte a son rôle, sa fonction et ses caractéristiques.

Le commun des mortels a beaucoup moins d'yeux qu'Argos, certes, mais il

en a assez pour voir, s'il savait s'en servir, tout ce qu'il ne voit pas.

En Chine, l'œil de la nuque voit banalement cardioïde, mais les plus

entraînés l'utilisent à 360° sur un rayon quasi illimité. Cet œil voit ce que ne

perçoivent pas les deux du visage, décode non seulement l'en deçà et l'au-

delà de la lumière visible mais encore des fréquences qui n'en sont pas, la

période de latence, par exemple, celle de l'amnésie, du refoulement massif.

L'œil de la nuque est capable d'étendre cette période, du temps fœtal - avant

peut-être, qui sait ? - au-delà des oublis adolescents.

Par lui, il a découvert que le temps n'est qu'un fantasme, comme l'espace,

comme les langages, ainsi des nourritures. Pas une raison pour devenir

anorexique.

Alors, vraiment, pourquoi se retournerait-il puisqu'il s'était ouvert cet œil-

là ?

Et pourtant … pourtant …

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0

Juste avant

Le premier regard de l'autre

Remonter à l'origine de son propre big-bang, est-ce raisonnable ? Le coït

créateur ? Avant ? ! Cela n’a pas de sens, monsieur. Vous y étiez moins

morcelé qu’Osiris, certes, mais tout de même en deux fragments très

séparés, encore tout à fait inexistants peu de temps auparavant, et dont la

réunion très problématique s’avérait hasardeuse. Alors d’où venez-vous,

d’où venez-vous donc ? Non, il vaut mieux vous contenter d’une

fécondation comme temps zéro.

Rouge, machinal, cyclopéen, central et froid comme celui de l'ordinateur de

l'Odyssée de l'espace, cet œil-là lisait sur les lèvres, à coups sûrs et même

peut-être bien directement dans les neurones.

Il s'approcha pourtant. Au fur et à mesure qu'il s'en approchait, l'œil

s'humanisait, s'amollissait, s'humidifiait. Il n'eut aucun mal à y pénétrer. Il

s'y sentit très bien, au calme, au chaud. Il se recroquevilla un moment. Puis

le désir le prit d'aller encore un peu plus profond, plus près des origines.

Il se glissait facilement dans cette viscosité tiédasse et accueillante, quand

au détour d'une sinuosité, alors qu'il se sentait atteindre au plus secret de la

rétine, il vit un fœtus qui le regardait d'un œil réprobateur.

*

Le cosmonaute

Le cosmonaute dans son vaisseau en impesanteur se tenait les genoux.

Tous les journaux, livres, vidéos, films, télévisions, CD Rom, DVD

affichaient des cosmonautes recroquevillés dans leurs capsules comme

fœtus en utérus. Planant en impesanteur comme en liquide amniotique. La

plus plate des banalités présenterait des fractales étourdissantes de

complexité, à côté de cette comparaison qui dégoulinait partout et sans

arrêt.

On le lui avait tellement et tellement répété que le cosmonaute rigolait en se

tenant les genoux. Il essayait d'imaginer le rire du fœtus.

Le vaisseau spatial traversa le froid du ciel noir sans encombre, sans

histoire. La routine. On somnolait au centre de contrôle.

Lui-même se laissait bercer dans une somnolence tiédasse qui lui

raccourcissait le voyage. Neuf mois comme un jour. Il passa au large de

Jupiter sans y accorder plus d'importance. Il s'approchait de l'anneau du dieu

italique, père des semailles et de la vigne, à la tristesse de plomb, métal

froid.

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Il fut très étonné, arrivé sur le lieu de sa mission, au moment de sortir, de

voir dans la translucidité échographique du satellite artificiel apparu

récemment autour de Saturne, l'image, dans les rouges et les orangers, d'un

gigantesque fœtus au sourire énigmatique. On ne se défait pas si facilement

de ses rivalités proximales.

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I

Le 183

La table à dessin

Cette table le visitait de temps à autre, venue de l'aube de sa vie terrestre à

ce qu'il croyait. Trois ans ? Quatre ?

Il se cachait sous la table à dessin de son père et se touchait le pipi.

Avait-il réellement été surpris ou la conscience de la "faute" - déjà - et la

peur d'être surpris lui en avait-il laissé comme un arrière-goût ?

*

Le coffre dans l'entrée

La porte du 183, au premier, au deuxième peut-être, pas plus haut -

Pourquoi ? Parce que plus haut serait inconcevable, un point c'est tout -

avait deux battants. Pas certain. Une porte comme une porte pouvait suffire.

Pourtant il la voyait double et en doutait. Sans en douter vraiment.

Après, dès dedans, c'était plus clair. Le couloir de l'entrée, tout de suite à

droite la cuisine, après la chambre de papa maman, puis celle des deux

garçons. Et, à gauche, le bureau de papa et la table à touche-pipi, puis la

salle à manger-salon. Un beau quatre pièces.

Au bout du couloir d'entrée, un petit vestibule carré, où se rangeaient les

jouets, donnait accès à la chambre des enfants. Dans le vestibule carré, un

coffre de bois brun sombre contenait des merveilles.

Quelles étaient donc ces merveilles ?

Des merveilles.

Agaçant.

Plus d'un demi-siècle d'inventaires systématiques, les yeux fermés et le

front plissé, n'avait pas donné le moindre résultat.

*

La serviette mouillée

Il était colérique. Du moins le lui a-t-on répété mille fois. Lui, aurait plutôt

penché pour un tempérament nerveux.

À deux ou trois ans, il faisait des crises de nerfs d'une très belle intensité. Le

médecin de famille, qui avait accouché maman à la maison comme cela se

faisait souvent alors, conseilla les serviettes mouillées à l'eau froide.

Il n'avait de cela que le souvenir de ce qu'on lui en avait dit. On peut créer

ainsi de bien solides réalités. Peut-être tout de même une vague trace

souvenir d’une cinglante serviette mouillée. De toute façon, une image, très

nette, qui le fréquentait à l'improviste, ne lui semblait pouvoir venir d'aucun

récit. Lui, tout petit, dans la cuisine à la porte vitrée en haut, fermée, debout

tout nu sur un petit tabouret et la serviette mouillée froide tendrement

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brandie par maman.

Comment avait-il fait pour ne pas tomber ?

Il ne prend jamais un bain au-dessous de 39°.

*

La pommade d'elméri.

À quatre ans, il avait attrapé la gale. Cela ne se soigne pas d'un revers de

main. Elle s'était accrochée à lui comme une teigne dans les cheveux. Après

de nombreuses tentatives de soins infructueuses, l'idée s'était fichée en lui

qu'il ne s'en sortirait pas.

On l'emmenait périodiquement à l'hôpital Saint Louis. On le trempait dans

une baignoire pleine d'un liquide nauséabond qui lui brûlait le tendre cuir.

Puis, on l'enduisait d'une pommade, gelée brune comme du savon noir,

sentant affreusement mauvais, qu'il fallait garder sur soi, qui craquelait en

séchant et tirait la peau.

Rien n'y fit.

Cela lui semble avoir couvert des années. Pourtant, il était toujours aussi

petit quand on essaya un autre supplice. Une nouvelle pommade miracle. Il

se souvient encore de son nom, pas de l'orthographe, du son seulement.

Quand on étale cette pommade jaunâtre sur la peau, cela vous râpe un peu

comme si la pâte contenait quelques fins grains de sable … C'était la

pommade d'elméri (orthographe non garantie encore une fois) indissociable

dans son esprit de toile émeri. Voilà pour l'orthographe et le râpeux, et aussi

parce que, le lendemain, la peau brûlait et tombait en lambeaux.

Qu'il pleure encore en pelant des oignons peut paraître banal, mais en

grattant des carottes …

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2

Pécy 1

La maison au cul de l'église

Elle ne veut pas.

Il est devenu homme, père, grand-père, arrière-grand-père, elle n'a jamais

voulu rapetisser. Il l'avait connue tout enfant. Elle lui paraissait alors

immense, avec son rez-de-chaussée, son escalier, son premier, son grenier,

ses deux cours, son jardin.

Dans la campagne d'il y a longtemps, au fond de la petite rue en coin, contre

la poste, dans l'ombre du clocher, la maison de l'enfant gîtait dans le

renfoncement du coin de la rue en coin, au cul de l'église, tout contre. Il

venait souvent la voir maintenant. Au détour de la rue, elle l'attendait là,

minuscule. Il la regardait un temps, sans oser demander aux nouveaux

occupants l'autorisation de la visiter, malgré le désir qu'il en avait. Il la

regardait pour bien fixer ses véritables dimensions dans sa tête.

À peine avait-il franchi le coin qu'elle avait retrouvé sa grande taille de

l’enfance.

En rêve, devenu propriétaire, il regardait, par la fenêtre de la grande pièce

du bas, la grande cour de devant, apercevait derrière la grande grille une

voiture qui venait de s'arrêter, et le chien Toby aboyait, monté sur le muret.

*

Noël

Quand il atteignit 4 ou 5 ans, son père malade fit faillite. Une vraie. Petit

ingénieur fumiste qui dessinait et construisait des cheminées d'usines, il fut

ruiné, par la crise et l'alcool qui lui rongeait le foie, mais pas seulement.

Brave, il donnait facilement sa confiance. Le contremaître, qui construisait

ce que le père dessinait, fit le tour des rares clients, se dit associé et

construisit pour son propre compte avec les matériaux empruntés sans

vergogne au patron confiant.

Toute la famille dut abandonner l'appartement de Paris, se réfugia dans la

maison de campagne, elle-même hypothéquée.

Le 25 décembre de cette année-là, alors qu'il avait apporté des tas de jouets

magnifiques aux autres enfants du village, le Père Noël lui mit deux oranges

et trois papillotes dans ses sabots. À lui, le pauvre, qui s'appelait Noël, en

plus.

Sa peine fut étouffée par sa rage. Il n'a plus aucune idée des qualificatifs

qu'il attribua à ce vieux barbu indécent.

Tout ce dont il se souvient, ce sont les larmes de sa mère.

*

Nénette

Une vieille petite photo, noir et blanc, passée, au pourtour dentelé comme

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cela se faisait, retrouvée dans un tas de paperasses lors de son

déménagement, le montre debout dans la cour de devant. Le béret enfoncé

jusqu'aux oreilles, les poings sur les hanches, regardant droit l'objectif, un

vrai petit Napoléon. Quel âge ? six ? sept ? Son tablier à petits carreaux,

trop grand, mal boutonné, laisse apparaître dans l'échancrure un énorme

pansement lui entourant le genou gauche. Derrière lui, quelques lapins à

même la cour, contenus par un grillage.

Sur une autre photo du même jour à l'évidence, même béret, même tablier,

même gros pansement, dans la même cour, il est à dos d'âne. Le père était

encore vivant. Son ombre de photographe est là, contre le mur.

Et l'âne, paisible, indifférent.

L'âne ? L'ânesse ! Son ânesse !

Nénette !

Il caressa la photo, comme il lui caressait le museau.

*

Le poste à galène

Georges, son aîné de six ans, était toujours le premier en classe. Il jouait aux

barres avec les copains. Surtout, il bricolait à tout va. La grande pièce, qui

donnait de plain-pied sur le jardin par une plate-forme de ciment, servait de

bureau. Mais déjà, malade et sans client, le père ne faisait plus grand-chose,

sinon rien. Il y avait là, table à dessin, tire-lignes, tés, équerres, encre de

chine, grattoirs - vestiges et utopie de reconquête.

L'année de son certif, Georges, assis devant la double porte qui s'ouvrait sur

le terre-plein, bobinait, vissait, revenait aux schémas de la revue, rebobinait,

épissait. Puis, l’écouteur à l’oreille, il titilla la pierre de galène avec la petite

pointe. Sa main s’immobilisa soudain et son sourire.

Alors, le grand frère, gentil, lui prêta l’écouteur … il entendit. Le frisson

monta jusqu’au nuage à tête de lion.

*

Le grattoir

Le Tour de France, on ne l’écoutait pas seulement sur le poste à galène de

Georges, on le lisait aussi dans “ l’Auto ”, le journal jaune qui a donné sa

couleur au maillot du leader.

À l’époque, il débutait dans la lecture. Il voulait lire tout seul les exploits

des géants de la route. Le journal racontait une lutte épique dans la

montagne, au présent pour faire plus vivant.

“ Les coureurs montent, arc-boutés sur leurs pédales, ils sont encore loin du

sommet … ”

Mais, pour le débutant lecteur, “ ent ” sonne “ an ” et il ânonne : “ les

coureurs montant … ”. Georges le rectifie : “ les coureurs montent ”, mais

il s’entête : “ montant ”, “ montent ”, “ montant ”, “ montent ”.

C’est le ton qui monte et Georges, moqueur, attise encore les braises de son

rire persifleur.

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Alors, rouge de colère, il se saisit du grattoir, à portée de main sur la table à

dessin et le lança. L’aîné n’eut que le temps de se retourner. Le projectile

vint se planter dans sa fesse gauche.

Le père se fâcha. Le coupable ne reçut ni gifle ni fessée, mais il fut envoyé

au lit sans dîner, comme cela se faisait couramment en ce temps.

Georges, la fesse pansée, lui monta en douce quelque chose à manger. Il ne

se rappelle plus quoi ?

*

Le Tour de France sur un banc

Décidément, le Tour de France le fascinait. Ou plutôt, non, seulement René

Viéto, un extraordinaire grimpeur, souvent malchanceux mais toujours

héroïque auquel il s’identifiait. Juste face à la porte vitrée de la grande

pièce, qui donnait de plain-pied sur le jardin par une plate-forme de ciment,

à la jonction du ciment et des arbres, se trouvait un banc de lattes de bois

peint en vert. Le dossier arrondi se recourbait au sommet et permettait ainsi

un califourchon confortable.

Il enlevait la latte du haut, glissait dans l’espace ainsi créé un guidon de

vélo de course et arrivait, malgré les crevaisons, seul en tête en haut de tous

les cols. Il a gagné ainsi mille Tours de France.

Mais pour y réussir, il lui fallait être seul en effet, que personne ne puisse

venir détruire son rêve.

Est-ce là qu’il acquit ce besoin de solitude qui le tenaille encore ?

*

Le clou rouillé

Une fois l’an, il y avait une kermesse au village, mât de cocagne, poutre

savonnée, tourniquet anneaux, palets, course en sac … Des jambons, des

canards, des lapins, des chaussures et même un vélo étaient à gagner.

Il s’entraînait.

Il y avait un reste de charpente abandonné dans le jardin, incliné à 45° du

sol au mur où il était appuyé.

Il montait, redescendait en équilibriste virtuose et remontait jusqu’au

jambon mythique qu’il rapportait triomphant à la maison.

Dans son exaltation, il fit un faux mouvement. Il glissa sur le vieux bois

humide et moussu et un méchant clou rouillé qui traînait par là lui ouvrit le

genou gauche sous la rotule.

On ne lui fit pas de points de suture ni de piqûre anti-tétanique, du

désinfectant et un gros pansement. Celui qu’on voit justement sur la photo,

lui entourant le genou gauche, dans l’échancrure de son tablier à petits

carreaux, trop grand, mal boutonné.

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Il ne sait plus s’il avait pleuré. Probable. Mais une large cicatrice sous la

rotule de son genou atteste encore de la réalité du clou rouillé.

*

La halte de Jouy

Il n’y avait pas de coiffeur au village. Il fallait aller à Jouy, à 4 kilomètres.

On attela donc Nénette à la carriole et on l’emmena avec son frère pour une

jolie coupe de printemps. À mi-chemin, au grand croisement, l’étroite voie

ferrée du petit train départemental traversait la route, sans le moindre

passage à niveau. Il faut dire qu’à son allure de croisière, il avait le temps de

voir venir. Il allait de quelque part du côté de Provins à Nangis, peut-être

plus loin, en passant par Maisons Rouges où il refaisait de l’eau. Ici, on

l’appelait d’ailleurs le taco de Maisons Rouges.

Brusquement, sans qu’on sache pourquoi, juste sur la voie ferrée, Nénette

s’arrêta. Georges eut beau lui faire des hue, hue, hue donc bourrique ! Elle

ne bougeait pas. Et le taco arrivait, faisant de loin des tutt ! tutt ! impératifs.

Nénette restait de marbre. Alors il descendit et alla lui parler gentiment à

l’oreille. Tu ne peux pas nous faire ça. Regarde le train qui vient, il va nous

écraser.

Rien n’y fit.

Alors le taco s’arrêta, pouffant et soufflant. Le chauffeur mécanicien

descendit de sa loco et aida les deux frères à tirer Nénette par la bride.

Quelques passagers poussèrent au cul tandis que les autres, aux fenêtres,

s’esclaffaient.

Enfin la voie fut dégagée. Le taco repartit et Nénette s’en fut d’un pas

tranquille jusque chez le coiffeur.

La coupe de Georges fut faite dans les règles de l’art. Mais la sienne ne prit

que quelques secondes. Et, de retour à la maison, on dut se rendre à

l’évidence : le coiffeur n’avait pas fait son travail. Francis - on verra plus

tard qui était Francis - fut chargé de parachever l’œuvre.

À peine eut-il plongé le peigne dans la tignasse que la lumière se fit. Les

poux cachaient le cuir chevelu.

*

Nénette et les briques

La Marie-Rose et la surveillance parentale firent que l’épisode pouilleux ne

se renouvela pas.

Il fallait transporter des briques de la cour d’une ferme voisine à la maison

pour réparer la brèche du mur du fond du jardin. Les deux frères attelèrent

Nénette à la petite charrette et s’en allèrent charger. Ils entassèrent bien

soigneusement les briques en un premier rang sur le devant, puis un second

rang qui montait presque aussi haut que le premier quand Nénette

s’effondra sur les genoux avant, ployant sous la charge. Comme quoi le plus

brillant adolescent peut faire preuve, sous une pulsion d’ordre topologique,

d’une bêtise aussi crasse concernant le principe des leviers. Bêtise heureuse

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d’ailleurs, car Georges, toujours facétieux, remarqua en riant : “ Regarde,

Nénette fait sa prière ”.

Mais, lui, n’entendait pas cela de cette oreille. Il détestait que l’on fît le

moindre mal à son ânesse. Il lui demanda pardon. Et on se dépêcha de

décharger les briques pour les répartir en vrac.

On ne dit évidemment rien de retour à la maison avec le chargement. Les

parents s’étonnèrent seulement que l’on n’ait pas mieux rangé les briques

sur le plancher de la charrette et mirent cela sur le compte de la négligence.

*

Le pétard de Georges

Facétieux et, même, un peu sadique, Georges, toujours prêt à quelque

malice “ histoire de rigoler un peu ”. Toby le chien et Taupin le chat ne se

fréquentaient guère. Ils se supportaient. Georges les avaient attirés dans la

petite cour de derrière. Il leur montra un pétard. On était le 14 Juillet. Ils

s’approchèrent confiants. Il alluma le pétard. Le chuintement et la fumée

attisèrent à la fois leur curiosité et leur méfiance.

Quand le pétard explosa ce fut la panique. Toby partit en trombe, Taupin

accroché à sa queue histoire d’aller plus vite. L’équipage traversa la maison

de part en part, de la petite cour de derrière à la grande cour de devant,

comme une flèche. On ne leur connut aucune autre alliance aussi étroite. Ils

se séparèrent d’ailleurs vigoureusement aussitôt arrivés dans la grande cour,

devant le logement de Nénette qui les regarda avec un rien de mépris à

cause de leur tapage.

Georges se tenait les côtes.

*

Mélanie

La pièce à alcôve qui jouxtait la poste servait de maison à Mélanie. Les

cheveux dans tous les sens, la robe noire, le grand tablier gris, les mains qui

volaient toutes seules autour d'elle, de grands yeux noirs brillants, elle ne

parlait qu'à elle-même, quelquefois en criant. Elle en voulait à la lectricité

qui commençait à s'installer dans les campagnes. Les jours d'orage, elle

brandissait son grand balai de bouleau pour balayer les nuages du ciel.

- Il veut me cuire avec sa lectricité ! Il cuira aussi vos maisons, mais si mais

si, mais non mais non !

Les gens du village se demandaient ce qu'ils allaient faire de Mélanie. Si

elle allait incendier leurs maisons. Non. Mélanie et le village vécurent bien

ensemble. Lui petit aussi. Il se cachait pour la regarder, et prenait les jambes

à son cou quand elle lui faisait les gros yeux. Fascination et terreur ravie.

Mélanie n'allumait que les mots.

Les campagnes électorales la déchaînaient comme les orages. Elle sortait à

la nuit vitupérer et graffiter sur les affiches des lamentations dans des

calligraphies incompréhensibles. Grand précurseur, cinquante ans avant la

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mode, Mélanie taguait déjà.

*

Les larmes de papa

Un flash. Son père, debout devant la table de cuisine. Il pleure en silence en

repassant du linge.

Il n’en comprendra la raison que beaucoup plus tard, plus exactement n’en

formulera qu’une hypothèse.

*

Tombée dans l’escalier

Quand il revint de l’école, sa mère était au lit. On lui dit qu’elle était tombée

dans l’escalier et que le médecin, venu la soigner, lui avait apporté une

petite sœur qui dormait à côté de maman. On l’appellerait Gisèle.

Cette arrivée ne le ravissait pas outre mesure. Il pensait que, compte tenu

des difficultés financières de la famille, le médecin aurait mieux fait de

l’apporter à quelqu’un d’autre.

Parfois, en contemplant les rides et les cheveux blancs de sa sœur, il lui

arrivait de croire encore à la chute dans l’escalier.

*

Le lait de Gisèle

Elle avait 10 ou 11 mois. Elle était en cours de sevrage. On compensait

progressivement avec du lait de vache. Il allait chaque jour, avec son pot en

aluminium, à la ferme des Gandouin.

Un soir, Gilberte la fermière lui refusa de remplir le récipient, et remarqua

sèchement devant tout le monde : “ Dis à ta mère que c’est fini le crédit,

qu’elle aura du lait quand elle pourra payer ”.

Même dans mille ans, ce lait coulerait encore noir dans son ventre.

*

Les chevaux de Francis

Le père, malade, ne faisait plus rien. Il n’y avait plus du tout de sous. Plus

de boulanger, plus de boucher. On mangeait ce qu’il y avait dans le jardin et

les lapins y passaient les uns après les autres.

Francis, avec ses deux chevaux pas encore tout à fait payés, allait devoir

sauver la famille du naufrage. Il cultivait quelques lopins de terre.

Heureusement la moisson était proche. Il avait d’abord commencé avec

Lambert, un hongre brun foncé de 10 ans, calme, solide et courageux, qui

avait dû tirer seul la charrue à l’automne, et qui, sous les encouragements de

Francis, s’arc-boutait pour monter le tombereau dans le chemin. Puis Blond,

du nom de son pelage, était venu le rejoindre, un jeune de 3 ans, plein

d’énergie, fougueux.

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C’est ainsi qu’un soir où il avait accompagné Francis jusqu’au cabanon qui

servait d’écurie, il le vit sortir à un mètre du sol et s’affaler sur le gravier de

la cour. Francis faisait bien son quintal, mais Blond venait de le dégager,

sans doute pour rire et utiliser son surplus d’énergie.

Francis n’était pas commode, mais il ne pratiqua pas de représailles. Il se

releva lentement et s’épousseta.

- Heureusement j’étais tout près de lui, il m’a pris à bout portant. S’il

m’avait touché en fin de ruade, il aurait pu m’éventrer. Faut bien que

jeunesse se passe, conclut-il.

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*

Le cidre

Il y avait des prés, dans les prés des vaches, des poiriers et des pommiers à

cidre. On faisait du cidre à l’époque, pour la consommation locale. On ne

faisait pas de tri sélectif particulier. On ramassait pommes et poires dans des

paniers d’osier qu’on versait dans des sacs qu’on chargeait dans la charrette.

C’est Lambert qui la tirait jusqu’au pressoir, dans la cour du bistrot de la

grande rue. Là, on l’attelait à la grande meule en pierre qu’il tirait autour de

l’immense auge circulaire où l’on jetait pommes et poires.

On n’aurait jamais attelé Blond, trop fougueux. Dieu sait ce qu’il aurait fait

de la grosse pierre roulante. Lambert, le costaud calme, tournait, tournait

paisiblement, jusqu’à ce que tous les fruits soient écrasés. On le dételait

alors, il allait boire à l’abreuvoir et attendait. On pelletait le moût dans le

grand pressoir aux lames de bois verticales. Le va et vient du levier animé à

bras d’homme, faisait descendre la presse le long de la grande vis centrale.

Et le liquide ambré s’écoulait d’entre les lames de bois dans des récipients

avant d’être transvasé dans des fûts qu’on chargerait sur la charrette et que

Lambert ramènerait à la maison. On rangerait les fûts dans un local réservé

qu’on appelait cave, où le père viendrait en douce leur rendre visite un peu

trop souvent.

Quant à lui, pour rien au monde il n’aurait manqué la cérémonie du cidre. Il

admirait la puissance tranquille de Lambert. Il croyait entendre les fruits

gémir au passage de la meule. Les fragrances des fruits écrasés lui

brouillaient déjà les idées. Et quand enfin le liquide doré s’écoulait du

pressoir, le bouquet entêtant l’achevait. Il titubait fin saoul ou tombait sur

son cul. Cela faisait bien rire les grands ?

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L’œil de la nuque Émile Noël

15

*

Le poirier d’Angleterre

Il n’était pas question de faire du cidre avec ses fruits. C’était un arbre

gigantesque, démesuré pour un poirier. Il produisait chaque année une

énorme quantité de poires minuscules, qu’on appelait poire d’Angleterre

sans qu’on en sache la raison.

Il y avait peu à manger, car les pépins prenaient une large place, mais elles

étaient délicieuses, si extraordinairement sucrées que l’arbre vrombissait

d’abeilles et de guêpes.

Il fallait un vrai courage pour aller en cueillir. Il avait très vite compris qu’à

défaut d’attendre qu’elles tombent, il était plus prudent de les gauler.

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16

*

Toby et le pain fendu

Il avait pu aller chercher du pain. Francis avait porté un sac de blé au

boulanger, à défaut de sous. Un beau pain de 4 livres, fendu, avec une petite

tranche dessus pour faire la bonne pesée.

Il revenait tout joyeux. Il entra par la petite porte du fond du jardin. Toby,

un grand épagneul costaud, qui n’avait pas vu de pain depuis plusieurs

semaines, sauta de joie et attaqua la miche.

Tenant son pain à bras le corps, il défendit son bien à coups de pieds. Et

Toby dut battre en retraite.

*

Papa da

Quand Gisèle commença à parler, elle appelait Francis Papa da, parce

qu’elle le voyait conduire les chevaux. Il était au petit soin avec elle. Il la

prenait souvent et la faisait sauter sur ses genoux : “ youpe youpe youpe… ”

Elle riait aux éclats.

Elle était née 11 mois avant la mort du père. Mais la ressemblance avec

Francis était déjà flagrante : cheveux bruns crépus, visage rond, nez large.

Et l’avenir le confirma. Rien ne se disait, mais c’était l’évidence pour tout le

monde, sauf pour Gisèle. Elle ne se douta de rien, jusqu’au jour où la mère

vers la fin, qui n’avait plus toute sa tête, lui asséna la vérité dans un court

moment de lucidité. Elle venait d’avoir quarante ans. Que cette évidence,

perçue de tous, y compris des belles filles venues rejoindre la famille, ait pu

rester ainsi, durant des décennies, dans ce non-dit total la choqua fortement.

Dix ans après la retraite, Gisèle ne s’en est toujours pas remise.

Quand il repense à tout cela, il revoit son père pleurer silencieusement en

repassant dans la cuisine. Maintenant, il sait pourquoi.

*

Le chat voleur

Il aimait beaucoup Taupin, un chat très chouette, indépendant et convivial

qui savait jouer et signifier que ça suffisait comme ça, qu’il était temps de

retourner aux choses sérieuses : une souris, un oiseau ou une chatte en

chaleur, selon le temps et l’humeur.

C’était un admirable compagnon, mais il avait un petit défaut. Il avait

tendance à voler, une tendance très prononcée en vérité. Et Francis, lui,

n’aimait pas les chats voleurs. Il avait conservé l’atavisme paysan

traditionnel pour qui un animal doit servir à ce pour quoi il est destiné ou

n’a pas lieu d’être.

Il bascula une corde par-dessus une branche, attrapa Taupin, lui passa le

nœud coulant au tour du cou et tenant la corde de la main droite, l’échine de

Taupin dans la main gauche, tira des deux côtés. Taupin se débattit

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L’œil de la nuque Émile Noël

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longtemps en poussant des cris affreux qui s’étouffèrent progressivement

jusqu’au silence.

Il n’avait pas supporté la scène. Il était parti se réfugier près de Nénette,

sous l’appentis. Ce n’est que par les oreilles qu’il avait compris la fin.

Il lui arrive de rêver que dans un verger des arbres fruitiers font mûrir des

chats.

*

Le tacot de Maisons Rouges

Les garçons du cours complémentaire de Nangis le prenaient … souvent en

marche. Pas le TGV. Il allait sur une seule voie étroite, pour deux allers et

retours quotidiens, selon un horaire approximatif. Il n’en reste plus aucune

trace et le souvenir même des bourgs qu’il reliait est assez vague. Il passait

c’est certain par la halte de Jouy et reprenait son souffle à Maison Rouge. Il

y avait une petite montée où, le plus souvent, les voyageurs devaient

descendre et, même, peut-être bien le pousser un peu.

*

Énurésie

À 7 ans, il pissait encore au lit. Quand, le matin, il dévalait l’escalier de bois

qui descendait droit vers la cour de devant, pour finir ce qu’il avait

commencé plus haut, Francis et le grand frère riaient de lui.

Encore maintenant, il rêve souvent qu’il a envie d’uriner, qu’il cherche un

endroit et qu’il ne le trouve pas ou, s’il le trouve, il se voit tout à coup à

découvert ou bien encore, il urine, il urine et cela ne le soulage pas. Il se

réveille alors, toujours à temps.

Il s’interroge sur ce que lui sera la sénilité.

*

L’if, la chouette et les chiottes

Chaque soir on devait fermer la porte du jardin. Elle se trouvait au fond et

donnait sur la route de derrière. Assez loin de la maison, deux cents mètres

au moins. Pour y aller, il fallait traverser la cour de devant, suivre une allée

sinueuse qui passait sous un if de grande taille, devant la petite cabane en

bois qui servait de latrines, longeait le mur décrépi du jardin de la poste

pour arriver enfin au mur du fond.

C’était une porte de plein bois. On la fermait à l’aide d’une grosse clé qui se

tenait toujours dans un trou cylindrique du mur. On pouvait donc y accéder

de dehors comme de dedans. Il se demande encore à quoi servait de fermer

cette maudite porte.

Il avait peur la nuit. Ce ne sont pas des choses qui s’avouent. Mais ça se

savait dans la famille. Et le malin plaisir de Francis était de l’envoyer

fermer la porte du jardin, après le dîner, une fois la nuit tombée - “ histoire

de lui apprendre un peu à devenir un homme ”.

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Ne pas laisser paraître sa trouille et le devoir d’obéissance : le même

calvaire quotidien. La cour traversée, il arrivait sous l’if et là, chaque fois,

une chouette qui y avait élu domicile, au lieu de se tenir coite, comme il est

normal au passage d’un humain, se mettait à hululer fortement. À croire

qu’elle était complice de la malignité familiale.

Il savait pourtant bien que ce n’était qu’une chouette, mais il n’y résistait

pas. Il fonçait tête baissée, prenait le virage des chiottes sur les chapeaux de

roue et se cognait à la porte avant d’avoir pris une respiration. Il fallait alors

mettre la main dans le trou du mur où se trouvait la clé, mais aussi où se

trouvait peut-être une main criminelle qui l’attendait, ou encore un gros rat

affamé ou un serpent, qui sait ?

Il fallait encore courir le même risque pour replacer la clé une fois la porte

fermée. Et puis le parcours inverse pour revenir, l’if où la chouette alors

restait bizarrement silencieuse mais ponctuait généralement son passage

d’un inquiétant battement d’ailes qui lui faisait traverser la cour d’une traite.

Puis arrêt brusque, petit retour au calme pour rentrer dans la maison,

tranquille, comme un enfant paisible que la nuit vient d’envelopper de son

apaisante sérénité.

*

Le puisard amazonien

L’imagination, qui peuple la nuit de dangers inconnus, cache toutes sortes

de monstres, peut aussi créer des mondes insoupçonnés, des pays d’autant

plus fascinants qu’ils flottent dans les brumes oniriques. On ne les saisit

jamais clairement. Ils vous offrent des sensations à la fois envoûtantes et

frustrantes.

Le puisard des eaux usées, enterré, devenu trop petit, on en avait raccordé

un autre beaucoup plus grand et profond, qui restait provisoirement à ciel

ouvert, derrière le bosquet des lilas. À l’abri des regards, protégé par les

feuillages, il venait souvent au bord de son lac immense peuplé de dragons,

de crocodiles, de serpents, de poissons géants, au milieu de la luxuriante

forêt amazonienne où les animaux les plus terrifiants lui obéissaient. Il

obtenait tout d’eux, comme Tarzan ou l’enfant de la jungle dont il lisait les

aventures dans ses illustrés. Il y avait aussi de jolies sirènes indiennes qui,

de leurs voix mélodieuses, lui demandaient de venir les rejoindre.

Il arriva ce qui devait. C’est Georges qui le tira des flots fangeux à l’aide

d’une perche. Le jet d’eau n’arrosa pas que les salades ce soir-là et on

décida d’entourer le puisard, en attendant de le recouvrir.

Les rêves amazoniens ne réussirent jamais à passer au travers du grillage.

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3

Pécy 2

Le seau hygiénique

Le père était de plus en plus malade. Il restait dans la chambre du haut. Il ne

se levait pratiquement plus et ne semblait plus avoir tout à fait sa tête.

Maman, qui avait du travail en bas, la lessive à faire bouillir, lui avait dit de

rester près du père et d’avertir s’il se passait quelque chose. Il lui suffirait de

frapper sur le parquet avec le bâton.

La respiration de papa était régulière, avec de temps en temps un petit

ronflement suivi d’un souffle de bouche. Il faisait froid dehors, un froid de

plein hiver.

Il était accroupi, tranquille, sur un coin de tapis. Il feuilletait les aventures

de Bibi Fricotin. La respiration se modifia, un petit raclement de gorge

comme une faible plainte inachevée. Son père se leva lentement et se

dirigea vers le seau hygiénique. Rien d’anormal. Il allait retourner à sa

lecture, quand il le vit s’asseoir sans enlever le couvercle et déféquer

paisiblement. Revenu de sa stupeur, il frappa frénétiquement le sol de son

bâton,

Il venait de se dessiner une image à l’encre de chine indélébile.

Maman ne le gronda pas.

*

Les cousines

On l’envoya, sans qu’il sache pourquoi, chez Juliette, une lointaine cousine

qui habitait à l’autre bout du village. C’était la dernière maison avant les

champs sur la route de Mirvaux. Il n’était pas habituel qu’il aille la voir en

hiver. On était en janvier.

Juliette avait deux filles un peu plus âgées que lui, un et deux ans. Pendant

les vacances de Pâques ou d’été, il lui arrivait d’aller jouer avec elles et un

autre garçon de son âge, derrière la maison, dans le pré un peu en surplomb

d’un petit chemin de terre.

Parfois un grand venait. Il devait avoir 15 ou 16 ans. Alors, sous sa

direction, le jeu prenait une autre allure. Le grand imposait aux petits un jeu

de touche-pipi devant les filles. Il sortait leurs petits objets des culottes

courtes et les exhibait aux filles qui, à quelque distance, contemplaient la

chose avec un sourire anodin, comme s’il n’y avait rien là que de normal.

Ensuite, le grand se laissait complaisamment ouvrir la braguette par les

petits. Mais l’engin qui apparaissait alors était notoirement plus gros et

raide. Et le sourire des filles s’effaçait pour laisser place à une expression

dont il cherche encore le sens.

*

Le voyage de papa

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Quand il revint de chez Juliette quelques jours plus tard, il vit Francis et sa

mère assis dans la cuisine près du poêle. Maman cousait. Francis ne faisait

rien. Il était 5 heures au soleil. Il faisait déjà nuit. L’ampoule sans abat-jour

éclairait mal.

- Où est papa ? furent ses premiers mots.

Le visage de sa mère se durcit imperceptiblement. C’est Francis qui

répondit.

- Il est à l’hôpital de Nangis. Le médecin a dit qu’il serait mieux soigné

là-bas qu’ici et qu’il reviendrait guéri.

Il avait parlé calmement, avec naturel.

La mère tourna la tête, se leva, alla vers la cuisinière comme pour s’occuper

de ce qui y cuisait. La soupe du soir sans doute. Il entendit Gisèle pleurer

dans la pièce d’à côté. La mère quitta la cuiller de bois pour aller voir. Elle

avait le dos voûté.

Georges n’était pas là. Gisèle s’était tue, elle devait téter la mère. Dans le

lourd silence, Francis se leva lentement pour aller touiller la soupe. En fait,

le feu ronronnait dans la cuisinière et le tic-tac de la pendule devenait

assourdissant. Il ne reconnaissait plus la maison. Il était dans un autre pays,

dans la nuit glaciale d’un désert.

Il a complètement effacé le reste de la soirée : un blanc tout noir.

Ce ne fut que quand il retourna à l’école, dans la cour, à la récré, qu’il apprit

la vérité. Au début, il ne voulait pas les croire. Ses petits copains tournaient

autour de lui … nia nia nia ! Alors, dans le pays, l’orphelin de père était

comme handicapé mental … surtout quand il y avait un autre homme dans

la maison.

- L’andouille ! qui ne sait même pas que son père est mort et que …!

Il aurait pu s’en douter. Il n’avait pas voulu le voir, avait préféré croire à

l’hôpital a, lors qu’il n’y en avait même pas à Nangis.

Tous, Francis, la cousine Juliette, les petites cousines, même sa mère lui

avaient menti, lui avaient volé la mort de son père. Un trou noir s’est alors

creusé où s’effondrèrent des pans entiers de la galaxie de l’enfance sans que

la moindre parcelle ne puisse s’en échapper sous l’énorme gravité de

l’oubli.

Grave gravitation.

*

Francis

Longtemps après, il apprit des tas de choses qu’il avait ignorées jusque-là.

Soixante ans plus tard, peu de temps avant sa mort, son frère éclaira sa

lanterne sur toute cette période restée floue, pour laquelle il n’avait pas

vraiment cherché à savoir. Il s’était contenté d’imaginer. Il savait qu’à

l’époque florissante Francis avait été le chauffeur de son père qui ne

conduisait pas. Il avait alors 2 ou 3 ans. Il se rappelait vaguement l’image

d’une Dedion Bouton décapotable avec ses hauts de portes en mica qui se

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fixaient par œilletons, aussi d’une Delage. Toutes marques disparues depuis

longtemps.

Il avait vu Francis aider la famille lors de la capilotade, prendre des

initiatives à la disparition du père. Il savait à l’évidence que Gisèle était sa

fille et que, par conséquent, sa mère avait eu des relations avec lui avant la

mort du père. Ce qui expliquait pourquoi Mère Marie et Mère Jeanne, -

c’est ainsi que Gisèle les appelait - les sœurs de Francis, avaient accueilli,

chez elles à Vincennes, sa mère avec la petite de 11 mois, puis l’avait aidée

à trouver un logement et du travail. Mais bien des choses restaient dans les

brumes de l’imaginaire. Pourquoi ce peu d’entrain à “ savoir ” ? Allez donc

savoir justement. Embourbé dans les ornières de l’enfance, là où la

psychanalyse - et pas seulement - patauge, s’enlise.

À la mort du père, alors que lui n’avait pas encore 8 ans, Georges allait en

avoir 14. Il avait vu, vécu et tout compris, des racines des choses à leurs

fruits avariés. On en avait beaucoup tu au “ petit ” qui n’avait d’ailleurs rien

fait pour les entendre.

Avant sa naissance, son père dessinait et construisait des cheminées

d’usines. Ses cartes de visite portaient “ ingénieur fumiste ”. Il buvait déjà

sec, une habitude acquise dans la marine marchande à vapeur où il était

responsable des machines avec le grade équivalent à cartier maître chef. Le

bruit, la chaleur, la poussière, la sueur, la gorge se dessèche, il faut bien

s’humecter régulièrement.

Mais, c’était nonobstant bien dans la marine qu’il avait acquis ses

compétences, il en inféra son titre d’ingénieur quand il décida de s’installer

à son compte.

Les affaires allèrent bien pendant un bon moment. Francis fut engagé

comme chauffeur. Mais la dépression de 29 avec, cerise sur le gâteau, la

fourberie du contremaître renversa la donne. Francis avait débusqué la

manœuvre. Il en avertit le père qui, trempant sa confiance dans l’alcool, ne

réagit pas assez vite et réalisa une irréprochable faillite. Tout y passa.

Les amis se firent si rares qu’on ne les vit plus. Le seul resté fidèle :

Francis. En vérité, il devait déjà être sensible au charme de la mère et ne

pouvait l’imaginer se débattant dans la misère. Ce qui expliquait ce qu’il fit

alors et après. Il aida le père pendant des mois et des mois sans le moindre

salaire. Il suivit la famille dans sa migration à la campagne. Avant que tout

ne soit mis à l’encan, pour payer ses dettes envers lui, le père lui avait fait

don d’une petite ferme et de quelques hectares qu’il avait acquis au temps

de sa splendeur. C’est avec cela qu’il prit tout le monde en charge quand le

père fut réduit à rien par la maladie.

Il avait fallu que Georges approchât de la mort pour qu’il prête une oreille à

ce que son frère aîné aurait pu lui apprendre depuis longtemps. Il avait

passé plus d’un demi-siècle de sa vie sans poser la moindre question, sans

s’interroger sur la provenance des terres et des chevaux de Francis, sur le

troc du blé contre le pain et le lait, et toutes sortes d’autres mystères. Et

maintenant qu’il savait tout cela, il se rendait compte, qu’au fond, il s’en

foutait complètement.

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*

L’oncle Charles

L’oncle Charles habitait Brest avec toute sa famille. Lui aussi avait été

marin dans la Marchande, plus longtemps que son frère, dix ans peut-être

plus, puis était devenu épicier en gros. Moins glorieux qu’ingénieur fumiste

mais beaucoup plus lucratif.

Quand le père mourut, Georges avait déjà son certif. Il allait au cours

complémentaire de Nangis. C’était un élève très brillant, promis à un bel

avenir selon ses professeurs. Mais il n’y avait plus un sous vaillant à la

maison. Alors le généreux oncle Charles proposa d’aider la mère. Il offrit

pour Georges une place de garçon épicier.

En 40, lors des bombardements de Brest, l’oncle Charles et toute sa famille

furent exterminés. Il n’y a évidemment aucun rapport de cause à effet.

Tout de même, rappelle-toi Barbara.

*

Le vélo de Georges

On ne savait encore rien de ce qui allait arriver à Brest, mais la mère refusa

catégoriquement la proposition de l’oncle Charles. Pécy est à 14 kilomètres

de Nangis. D 215, Pécy, Mélenfroy, Gastins, D 56, Clos Fontaine,

L’aérodrome des Loges, les Loges, Nangis. Le transport scolaire existait

déjà. Il n’était pas gratuit. Malgré l’intervention des professeurs pour qu’un

tel élève puisse poursuivre ses études, la mairie refusa de prendre en charge

le transport de Georges.

Quand la famille était prospère, tout le village était avenant. Il avait même

porté le père à la mairie. Quand il fut à terre, on ne vit plus que des dos et

les langues vipérines s’agitèrent. Maintenant qu’il était sous terre, que sa

femme restait là sans le sou avec ses trois gosses et cet autre homme sous le

même toit, il n’y avait pas seulement une revanche à prendre, il fallait

encore finir le travail de l’adversité. Il y avait même une vraie jouissance à

contempler les ruines. Et ce gosse trop intelligent pouvait bien crever.

Alors Francis, encore lui, réussit à réunir tous les éléments pour lui

fabriquer un vélo qui marchait bien. Il avait même un dérailleur avec 3

vitesses.

Georges put continuer ses études. 14 kilomètres le matin et 14 le soir pour

revenir.

*

Monsieur Guénot

Georges devait faire ce trajet chaque jour d’école, par tous les temps, sous

la pluie, dans le vent. Et l’hiver approchait. Monsieur Guénot, le directeur

du cours complémentaire de Nangis, convoqua la mère et lui expliqua qu’un

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élève aussi brillant devait préparer et réussir le concours d’entrée à l’École

Normale, que cela serait impossible dans les conditions actuelles et, qu’en

conséquence, il proposait de le prendre en pension chez lui. La mère,

affolée, lui dit qu’elle n’aurait pas les moyens de payer la pension.

- Qui vous parle de payer ? répondit monsieur Guénot.

*

La dilatation des métaux

Pendant ce temps, lui, il allait à la communale de Pécy, classe unique du

préparatoire au certif.

L’instituteur, au cours d’une leçon de choses, pour démontrer la dilatation

des métaux, fit passer une pièce de 5 sous dans un œilleton. La pièce tomba

sur le bureau car la fente de l’œilleton était un peu plus grande que le

diamètre de la pièce. Il la prit alors avec des pincettes et la passa à la

flamme d’une petite lampe à alcool. Dans la manœuvre suivante, la pièce

échappa et tomba par terre. Le maître narquois dit :

- Qui veut bien me la ramasser ? Il aura un bon point.

Sans réfléchir, en bon élève, il se leva et ramassa la pièce. La douleur fut

fulgurante, mais il n’en laissa rien paraître, ne lâcha pas prise, tendit la pièce

au maître qui, stupéfait, la prit avec ses pincettes et la posa sur la fente qui

cette fois ne la laissa pas passer. CQFD.

Les cloques au pouce et à l’index le génèrent beaucoup pour écrire les jours

suivants.

*

La mort du petit Labeille

Son voisin de table à l’école s’appelait Labeille. Ses parents ne savaient ni

lire ni écrire. Ils tenaient à ce que leur petit Jeannot, fils unique, ne soit pas

comme eux, qu’il fasse des études, qu’il aille loin dans la vie. Il travaillait

bien. Ils étaient fiers de lui.

Un jour, il ne vint pas à l’école. On dit qu’il avait une forte fièvre, la gorge

toute rouge. On fit venir le docteur qui donna des potions et dit que si cela

n’allait pas mieux dans deux jours, il faudrait le mener à l’hôpital.

Le lendemain il était mort.

Le village parla diphtérie, typhoïde, contagion, mais fut surtout frappé de

stupeur par la mort de cet enfant si jeune, si vif, si intelligent. Le village

avait l’habitude d’enterrer ses vieux, pas les enfants de 8 ans. Le village

n’avait jamais fait cela. Écrasés, prostrés, les parents ne bougeaient pas une

paupière. Alors le village fit le nécessaire puis se retrouva dans l’église

tandis que le père Couchetounu creusait un trou rectangle où descendrait

tout à l’heure la petite boîte fleurie de blanc.

La mort existait puisque son père … Mais il ne savait pas qu’un enfant

pouvait mourir. Il s’était habillé aussi beau que la misère le permettait.

C’était la première fois qu’il entrait dans une église. Elle était froide.

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Encore aujourd’hui, il lui arrive de frissonner en pensant aux églises.

*

L’Hotchkiss de Graff

L’Hotchkiss roulait à vive allure sur la route de Jouy. Francis la conduisait

en expert pour tester ses performances. C’était une belle voiture que

l’Hotchkiss de Graff, il devait être riche. Il l’a achetée d’occasion, a dit

Francis. Tout de même, ça le faisait rêver, lui, le petit aux chaussettes

reprisées.

80, 90, 100 ! Elle avalait la côte à une vitesse rarement atteinte à l’époque.

Il en aura une comme ça plus tard et il la conduira comme Francis.

Il ne se rappelle pas avoir su comment Francis a connu Graff ni pourquoi

celui-ci lui prêta son Hotchkiss. Encore quelque chose qu’il ne saura jamais.

*

Maman à Paris

En ce temps-là, le jeudi, il n’y avait pas école. Sa mère et Francis

s’absentaient ce jour-là. Beaucoup de démarches à faire depuis la mort du

père. On attelait Nénette à la petite charrette et ils partaient, la plupart du

temps pour Nangis, le chef-lieu de canton pour y faire il ne savait trop quoi.

Peut-être allaient-ils voir Georges chez monsieur Guénot. Et lui, pendant ce

temps devait garder Gisèle qui avait à peine 12 mois, au lieu d’aller jouer

avec les copains.

Jaloux du grand frère qu’il imaginait avec maman, délaissé, empêtré avec

cette petite pisseuse chiâlante à qui il fallait donner le biberon, qu’il fallait

changer parce qu’il fallait aussi faire cela. On lui avait donné les horaires et

montré toutes ces manipulations, “ lui servirait plus tard quand il serait

père ”. Et elle salissait ses couches cette petite salope. Et il l’essuyait, la

lavait, la talquait, lui en remettait des sèches. Et il la pinçait en la

recouchant pour qu’elle pleure encore plus fort et pour en avoir honte 5

minutes plus tard. Cela avait dû se produire une fois ou deux, mais sa

mémoire en gardait un nombre incalculable.

Un jour la mère partit avec Gisèle pour Paris. On ne lui en dit rien. Ou

plutôt il a dû effacer ce qu’on avait pu lui en dire : suffisamment sans doute

pour qu’il ne s’effondre pas dans la terreur de rester seul avec Francis.

Francis qui travaillait aux champs et n’avait guère de temps pour la cuisine.

Il préparait le matin les légumes et la queue de bœuf et donnait ses

instructions.

Et lui, à 4 heures, en sortant de l’école, ne restait pas à l’étude, ne devait pas

aller jouer, mais faire cuire le pot-au-feu, ses devoirs, apprendre ses leçons.

Francis ne rentrait, fatigué, qu’à l’heure de dîner.

Là encore cela n’avait pas dû durer très longtemps, mais cela lui restait

comme une éternité.

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L’œil de la nuque Émile Noël

25

4

Vincennes 1

Rue du Moulin

Il se retrouva à Vincennes. Aucun souvenir du voyage ni de la date exacte.

Rue du Moulin, 2bis, rez-de-chaussée. En face, il y avait le charbonnier,

plutôt son dépôt.

Sa mère et Gisèle bébé, pendant que lui était resté à Pécy avec Francis,

avaient d’abord été hébergées chez Mère Marie qui habitait tout près de

l’église de Saint-Mandé. Le temps de chercher un appartement et du travail.

Mère Marie était la grande sœur de Francis, très pieuse, très pratiquante.

Elle avait un fils, appelé Paul, eu de son patron quand elle était bonne à tout

faire, venue à Paris toute jeune de sa Bourgogne natale, aînée d’une famille

de 11. Sans doute était-elle pieuse un peu pour effacer du Ciel ce

trébuchement.

Paul aurait bientôt un fils qui, mal accouché aux fers, serait handicapé

psychomoteur léger. Le temps ne comptant guère Là-Haut, la vengeance du

Ciel aurait-elle sauté une génération ? En tout cas, le patron devrait bouillir

dans la Marmite pour avoir ainsi abusé de son pouvoir et de la misère du

monde.

Une chape de silence recouvrait toutes ces choses. Mère Marie n’en parlait

jamais ni personne. Évidemment tout cela, il l’apprendra beaucoup plus tard

par fuites et chuintements.

Il se retrouva donc à Vincennes, rue du Moulin, au 2bis, au rez-de-chaussée

quand la mère eut trouvé cet appartement.

Non loin, habitait Mère Jeanne, une autre sœur de Francis, également plus

âgée que lui, Rue du Chemin de Fer qui, après la guerre, deviendrait rue

d’Estienne d’Orves.

Sans doute, c’est Mère Jeanne qui dégota cet appart un peu dégueu mais pas

cher. Ainsi, maman ne serait pas trop isolée et Mère Jeanne pourrait garder

Gisèle pendant que maman irait au boulot.

*

La marraine

Cette marraine-là était une salope. Il n’a aucun souvenir d’elle. Le seul qu’il

en ait c’est que c’était une salope. Aucune image, aucun visage, son

fantasme la fait courtaude avec des cheveux noirs et un chapeau ridicule.

Il faut remonter l’histoire. Il n’a pas connu ses grands-parents, paternels

comme maternels. Jamais vus. Il n’a été élevé dans aucune religion. Jamais

baptisé.

Alors, la marraine ?

Voilà : son père était franc-maçon, à la Grande Loge. On devait y noter les

naissances par quelque cérémonie qui se matérialisait, à l’extérieur, par

l’offrande au bébé d’un objet personnalisé. En l’occurrence, pour Georges

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comme pour lui, six ans plus tard, d’une belle timbale en argent gravée aux

initiales de l’enfant, avec en couronne, sur le col de la timbale, également

gravée, la référence de la loge : “ Les Hospitaliers Écossais ”.

Pour que les enfants, qui n’avaient déjà pas de grands-parents, ne se sentent

pas trop différents de leurs camarades, on les avait gratifiés d’un “ parrain ”

et d’une “ marraine ” - laïques comme disait la mère - choisie parmi les

amis.

Du parrain, aucune trace mnésique, pas même le moindre fantasme : une

hypothèse de vide. Quant à la marraine, choisie parmi les “ amis ”, elle en

fut une durant le bon temps. Elle prêta même de l’argent, quand les affaires

du père se gâtèrent, espérant qu’un redressement lui vaudrait des

dividendes. À la mort de celui-ci, la mère, mariée sous le régime de la

communauté, honnête, et aussi naïvement confiante que son mari, ne se

désolidarisa pas des dettes du défunt. Elle n’y pensa même pas.

Et la “ marraine ”, attestant que le mort, dans son état, avait peu de chances

de faire des bénéfices, réclama le remboursement immédiat de ses prêts. Ce

que la mère, avec ses 3 gosses et son salaire d’intermittente, engagée en

gros 6 mois par an, à la TCRP (Transport en Commun de la Région

Parisienne, ancêtre de la RATP) ne put évidemment faire face. Et

l’obligeante “ marraine ” lui envoya l’huissier. Le tribunal la condamna à

payer 800 francs tous les mois, alors qu’elle en gagnait 2000 … quand elle

travaillait.

Il se sentit coupable, responsable de cette nouvelle galère, car cette salope

était sa “ marraine ”, il ne pouvait l’oublier.

Combien de fois a-t-il pensé : “ Quel dommage qu’elle n’ait pas habité

Brest pendant la guerre ”.

*

Perdu de vue

Quand il arriva à l’école de l’Ouest, le dépaysement fut total. La panique lui

pris le ventre. Il n’avait jamais vu autant d’enfants dans une cour, immense,

moitié terre battue moitié béton. Toutes les classes sur deux côtés à angle

droit, les chiottes sur le troisième et, là-bas, au fond, un haut mur. La vraie

prison.

À Pécy, une seule classe du préparatoire au certif, derrière la mairie, séparée

d’elle par une petite cour de gravier avec des arbres et un préau. Vingt

élèves, quelques tables, une estrade basse, le bureau de l’instit, un tableau

noir, une carte de géographie, deux placards, une patère, un poêle pour

l’hiver.

Il ne faisait partie ni des grands ni des petits, entre les deux. Trente élèves

par classe et une quinzaine de classes dans l’école. Tous ensemble dans la

cour à la récré. Trente aussi dans sa classe, à peu près tous du même âge.

Pas de section, tous le même cours. Le maître s’appelait Grellet. Il n’avait

pas la parole douce du maître de Pécy. Il parlait froid, autoritaire. Il

s’adressait à la classe en général, n’appelait jamais un élève par son prénom,

mais sèchement par le nom de famille.

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Les autres, habitués, regardaient le nouveau venu, devinaient le péquenot

sous la blouse grise et pressentaient la proie. Lui appelait au secours maman

et son grand frère qu’il regrettait maintenant, dans le silence terrorisé de son

dedans. Il n’avait pas revu Georges depuis que monsieur Guénot l’avait

hébergé puis qu’il avait réussi le concours de l’École Normale où il était

interne.

Ils allaient se perdre de vue pendant de nombreuses années. Devenu instit,

puis prof, puis inspecteur au long de sa carrière à l’Éducation Nationale,

Georges allait vivre avec sa famille de ville en ville au gré de ses

affectations.

*

Francis s’installe

Un jour, Francis arriva et s’installa dans le petit appartement du 2 bis. Ce ne

fut pas vraiment une surprise, parce que la mère avait pris soin de préparer

progressivement le terrain. Elle avait d’abord parlé de l’éventualité de sa

venue. Il n’allait plus pouvoir vivre à Pécy. La maison avait été mise en

vente, il allait aussi devoir se défaire des terres, du matériel et des chevaux.

Il viendrait sur Paris pour trouver du travail.

Elle connaissait bien des difficultés d’argent, à cause de son emploi

d’auxiliaire au métro, un travail intermittent assez mal payé, Francis les

aiderait à vivre et à payer les traites de cette salope de marraine.

C’est ainsi qu’il débarqua à la maison sans trop de crise.

En réalité, les prévisions de la mère s’avérèrent par trop optimistes, car

Francis ne trouva guère que des petits boulots très intermittents eux aussi. Si

bien que l’on inaugura une grande période d’alternance où quand l’un

travaillait l’autre était au chômage quand ils n’y étaient pas tous les deux.

*

La mort de l’homme-oiseau

Alors, le Polygone de Vincennes était un immense terrain de sable avec, au

fond, près du bois, des dunes où l’on pouvait jouer, sauter, plonger, dévaler.

Cet espace est maintenant couvert de terrains de sports, de foot, de tennis …

Francis l’y emmena un jour assister à un grand meeting d’aviation. Maryse

Bastié, qui venait de traverser l’Atlantique sud toute seule, y participait.

Une grande compétition s’y tenait aussi, entre les 4 “ As ” de l’acrobatie.

Trèfle, carreau, cœur, pique, chacun d’eux avait leur “ As ” peint sur la

carlingue. Il ne se rappelle plus les noms des quatre, mais de Doré as de

trèfle et de Cavalli as de carreau. Magnifique, les piqués, loopings,

tonneaux, dessins de fumée. Un jour, il sera pilote d’essai.

Et le clou de la réunion : le vol de l’homme-oiseau. Un avion l’emporte à

4000 mètres. Il se jette. On le voit déployer ses ailes en étendant les bras.

Une membrane apparaît entre ses jambes écartées. Il plane. Il décrit une

grande spirale descendante. Un murmure parcourt la foule ébahie. Le

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commentateur explique dans le haut-parleur que l’homme volant va bientôt

devoir ouvrir son parachute. Il a deux parachutes, un dorsal et un ventral par

sécurité.

Voilà. Ça y est. Il ouvre son parachute dorsal. Clameur. Une torche. Et le

ventral ouvert s’en va grossir la torche. La clameur grandit tandis que les

deux parachutes emmêlés vrillent dans l’air, comme une grande flamme

blanche tourbillonnant au-dessus du corps qui s’écrase au sol. Il l’a vu

rebondir.

Il y avait trop de vent ce jour-là, paraît-il. Il aurait dû renoncer. Mais il a

absolument voulu à tenir parole.

Il était américain et s’appelait Clemson, croit-il se rappeler.

*

Le foot à Pershing

Souvent, le dimanche, il allait avec Francis voir le foot à Pershing. Il y avait

un terrain près du carrefour, proche de la cartoucherie, presque en face de la

pyramide. Il appartenait à un club amateur, le CAF, si son souvenir est bon.

Il n’a plus aucune idée de ce que ce sigle signifiait, peut-être Club

Athlétique Français. Ils avaient un maillot oranger. Ils recevaient différents

autres clubs et gagnaient ou perdaient.

Ce dont il se souvient le mieux ce sont les grosses parts de moka qu’il

pouvait acheter à la mi-temps pour 20 sous ou moins. Il ne sait plus

exactement.

Il revoit encore les pièces de 1, 2 et 5 sous, en une espèce d’alliage gris

blanc, genre ferraille, avec un trou au milieu.

*

Les cinémas

Il y avait 4 cinémas alors, à Vincennes. L’Eden au coin de l’Avenue du

Château avec un grand balcon, 1000 places peut-être, le Palace, avenue de

Paris, tout à plat sans balcon, Le Printania, rue de l’Église, et le Régent le

plus récent, le plus luxueux, du coté de la rue de Fontenay.

Ils ont disparu sauf le Palace, découpé en 3 ou 4 salles. Les autres sont

devenus des bureaux, des machins de rapport.

Il y avait toujours un premier film, les actualités, la réclame et le grand film,

avec Larquet, Tissier, le gros Témerson, Gaby Morlay et beaucoup d’autres.

Au Palace, il avait vu la Bandera avec Gabin mais surtout Aimos,

l’amoureux de la mère qui ne parlait que de lui. À l’Eden, c’est Pépé le

Moko et La belle équipe, au Régent, Danielle Darrieux dans Premier

amour . Au Printania, il avait vu les 11 épisodes de Jim la Jungle, peut-être

12, et il avait caressé les cuisses de Josiane jusqu’à la culotte.

*

Le raisin

Juillet, août, septembre, il n’y avait pas école. Déjà vers la fin juin, on ne

faisait plus grand-chose. Le clignotement travail chômage de la mère et de

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Francis ne permettait pas de partir en vacances. Alors il allait jouer, dans les

fossés du fort, sur la place Carnot ou dans le bois, avec les copains qui

comme lui restaient tout l’été.

Peut-être cela ne s’est-il produit qu’une seule année, mais il reste avec le

souvenir qu’alors tous les étés étaient chaud et plein de soleil et les hivers

froids et enneigés.

Dès le mois de septembre, on voyait des Arabes pousser leurs petits chariots

pleins de raisin le long des allées devant le château. C’était du blanc sucré,

du chasselas vraisemblablement. Et on s’en achetait avec les pièces trouées.

*

15 rue du Moulin

Vincennes avait trois écoles dites de l’ouest, de l’est et du nord, en fonction

très approximative de leur situation. Celle du nord était la seule à avoir un

cours complémentaire qui menait jusqu’au BEPS.

Une nouvelle, appelée du sud - comment faire autrement ? - construction

achevée, ouvrit ses portes à la rentrée. Elle était proche de la maison. Il y fut

naturellement inscrit. Neuve, elle était plus propre, plus fonctionnelle. Les

classes s’organisaient sur deux étages. Il y avait des arbres dans la cour,

petits pour le moment, mais ils grandiraient. Pareil pour la cour des filles,

de l’autre côté du mur de séparation.

Il y avait toujours autant de monde pendant la récré. Simplement, il

commençait à s’y habituer. Là, il se sentait moins dépaysé. Un mur de la

cour longeait la rue du Chemin de Fer et de sa classe, au deuxième, il

pouvait voir les fenêtres de l’appartement de mère Jeanne.

Pour aller en classe, n’avait que quelques centaines de mètres à faire. Il lui

suffisait de descendre la rue du Moulin, de traverser la rue du Chemin de

Fer, de longer un peu un mur de l’école, de tourner à droite dans la rue

Lebel et il y était : une entrée pour les garçons et une pour les filles.

La disparition de sa mère lui était insupportable. Dès que l’idée le visitait, il

criait et se roulait par terre. Un jour, descendant la rue du Moulin, juste

devant le 15, l’idée de sa propre mort lui tomba dessus. Il ne lui était encore

jamais venu à l’esprit, qu’un jour, il mourrait. Il en fut pétrifié et,

brusquement, la mort de sa mère lui parut moins tragique. Il pouvait avoir

12 ans, peut-être.

Ce jour-là, il arriva très en retard à l’école.

*

L’assiette , la fourchette et le pantalon

Les vertus thérapeutiques de la serviette mouillée de la petite enfance

s’avéraient bien hypothétiques. Rien de changé depuis dans sa gestion de

l’humeur.

Sa mère servait la soupe très chaude, trop. À plusieurs reprises, il lui avait

fait la remarque. Elle devait cesser de lui servir une soupe “ brûlante ”. Rien

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n’y fit. Alors, dernier avertissement, il lui dit : “ La prochaine fois, ta soupe

ira dans la cuisine avec l’assiette ”. Et la fois prochaine, l’assiette de soupe

fumante alla s’écraser contre le mur de la cuisine.

Les relations de l’adolescent avec Francis faisaient montagnes russes.

D’accord pour le moka au stade Pershing, mais conflit à la maison à propos

de tout et de rien. Un jour, à table, la discussion s’envenime, un peu comme

avec Georges et les coureurs du Tour de France en montagne, la fourchette

qu’il avait dans la main en place de grattoir, la face de Francis remplaça la

fesse de Georges. La mère eut juste le temps d’interposer sa main. La

blessure fut superficielle, heureusement.

Georges, malgré sa taille modeste était un joueur de volley-ball émérite. Au

PUC, grande équipe alors. Ce jour-là, finale du championnat de France, il

irait voir son grand frère jouer et gagner. La mère, pour la circonstance, lui

avait rafistolé à sa taille un pantalon de golf que Georges ne portait plus.

Évidemment, la réalisation pouvait prêter à interprétation. Quand il se vit là-

dedans, se jugeant ridicule, il entra dans une rage folle contre la mère qui

essayait de le persuader que, contrairement à ce qu’il pensait, il était très

élégant ainsi. Il s’arracha du pantalon qu’il jeta à travers la pièce.

Il ne se souvient plus des mots, seulement de la méchanceté du propos

contre cette pauvre femme qui s’était évertuée des heures durant à habiller

la pauvreté pour lui plaire.

Comment peut-on être aussi bête et méchant à l’égard d’un être qu’on

aime ?

Cela lui reste comme des taches sombres au cœur qui lui bloquent le

diaphragme chaque fois qu’elles lui revisitent l’esprit.

*

Les œufs à la tripe

Elle lui faisait pourtant de bonnes choses. Un plat notamment dont il était

friand. Des œufs à la tripe, elle appelait ça, la mère : coupés en rondelles,

des œufs durs et des oignons trempant dans une sauce onctueuse d’un blanc

transparent. Un délice. Mais, il en ignorait le secret.

Longtemps, longtemps après, alors qu’elle n’avait plus toute sa tête, qu’elle

était placée dans un long séjour, à Bourg-la-Reine, il lui demanda la recette

pour réaliser la transmission, garder le souvenir d’une saveur porteuse

d’amour.

C’est facile comme tout, avait-elle dit d’abord puis elle était partie dans un

délire complètement incompréhensible. Encore une chose définitivement

perdue.

Mais pas l’amour.

*

L’appart enterré

La mère n’avait pas loué un palace. 4 pièces : deux chambres, une salle dite

à manger et une cuisine. Pas d’entrée, pas de couloir. Les 4 pièces

s’organisaient en carré avec deux portes chacune qui permettait de tourner

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indéfiniment. C’était un rez-de-chaussée sur la rue, mais à l’arrière un jardin

surélevé enterrait grandement deux pièces : la chambre des enfants et la

cuisine qui ne disposaient chacune que d’un petit vasistas mal ajusté. Par

temps de pluie, l’eau s’infiltrait. Les murs de toutes les pièces étaient

humides, la peinture s’écaillait, le papier peint se décollait, les plâtres

s’effritaient.

Francis avait fixé des plaques d’isorel pour dissimuler les moisissures qui

fleurissaient le long des murs. Il avait aussi inventé une technique pour

économiser l’électricité. Il n’y a pas de petites économies dans le besoin. À

l’aide d’épingles à nourrices fixées sur des baguettes fines, il piquait dans

les fils avant leur arrivée au compteur, derrière la plaque de fixation. Cette

façon de consommation n’émargeait en aucune façon sur le relevé

périodique. Certes, il ne fallait pas oublier de faire disparaître le dispositif à

chaque passage de l’employé.

L’évier de la cuisine se bouchait fréquemment, le tuyau d’écoulement avait

très peu de pente et traversait la cuisine le long du mur pour aller on ne sait

trop où. Francis avait percé ledit tuyau pour passer le jonc déboucheur. Une

fois l’opération réussie, il refermait la plaie avec un bouchon de liège

jusqu’à la prochaine obturation. Il faut dire que Francis était un vrai

bricoleux merdimorphe.

Jouxtant l’appart, une espèce de cagibi à demi enterré, sombre et sans

lumière, dans lequel se trouvaient toutes sortes de bidules entassés là par

Francis, abritait aussi les chiottes. Une sorte de siège troué en bois, au-

dessus d’une lunette ébréchée s’ouvrait sur une fosse dite d’aisance.

Périodiquement, les pompes à merde venaient la nuit empuantir le quartier.

Il avait honte de cet appartement. Il n’a jamais invité ses copains à la

maison. Il donnait ses rendez-vous dans la rue ou sur la place.

Encore maintenant, il lui arrive de cauchemarder que les murs suintent de

partout et s’effritent, que le plafond va céder ou que les chiottes vermoulues

vont s’effondrer sous lui et qu’il va se retrouver dans l’aisance de la fosse.

*

Toby vagabond, Folette et Sultane

Les chiens n’ont jamais manqué à Vincennes. D’abord Toby, rapatrié de la

campagne avec Francis, Toby qui a toujours mal accepté l’exiguïté de

l’appart. On avait beau l’attacher, il trouvait toujours le moyen de se faire la

malle. Il s’en allait draguer par les rues, jusque dans le bois. Il ne faisait pas

bon traîner dans son sillage. Un sacré costaud, le nombre de tourlousines

qu’il a pu infliger aux autres clébards qui venaient lui disputer une femelle

Il a sans doute traversé plus de mille fois la grande avenue de Paris sans le

moindre accident.

Quand il fut envoyé chez les Couchetounu avec les gosses, pour cause de

guerre, d’autres canidés trouvèrent refuge dans l’appart. La mère récolta

d’abord Folette, une petite chienne marrante et rusée. Elle disparut un jour

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sans crier gare. On nous l’a volée, prétendit la mère. Elle avait récupéré

Sultane très peu de temps auparavant. La pauvre, moins futée que Toby,

heurtée par une voiture fut paralysée du train arrière. Elle faisait sous elle.

La mère nettoyait tout. Elle mourut de sa “ belle mort ”.

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Mélenfroy 1

La femme aux bijoux

C’est la femme aux bijoux

Celle qui rend fou

C’est une enjôleuse

Tous ceux qui l’ont aimée

Ont souffert ont pleuré

Il ne se rappelle plus la suite. C’est la mère Couchetounu qui chantait ça en

cousant ses chaussons. Elle en fabriquait, en feutre découpé à partir d’un

patron, pour faire rentrer un peu de sous. On les mettait pour chausser les

sabots. Dans le commerce, il y en avait, en peau de mouton, en basane, des

kroumirs, on disait. Mais ils étaient chers et la mère Couchetounu avait eu

l’idée d’en fabriquer en feutre pour beaucoup moins cher. Ça se vendait

bien.

On n’était pas riche chez les Couchetounu. La maison était la dernière au

bout d’un chemin de terre, juste avant les champs et les bois plus loin. On

s’éclairait au pétrole. La cuisinière, sous la hotte de la salle commune, une

table, des bancs, et la machine à coudre Singer devant la fenêtre. On mettait

des briques sorties du four dans les lits l’hiver. Quelques poules, canards,

oies dans un coin de cour grillagé, des lapins dans une espèce de buanderie

qui servait aussi pour les chèvres et les chiottes au fond du jardin.

Mélenfroy est le hameau de Pécy. C’est là, chez les Couchetounu, que la

mère avait enfin pu envoyer Gisèle et lui, pendant les vacances d’été.

La vieille, déjà plus tout à fait jeune, était aussi large que haute. Un mètre

cinquante-cinq pour cent vingt kilos. Elle ne mangeait pourtant pas

tellement. Elle faisait de l’anémie graisseuse, qu’elle disait. Quand elle se

penchait en avant, pour ramasser quelque chose, son gigantesque cul

remontait sa robe et son tablier jusqu’au-dessus de ses bas qui tenaient à mi-

cuisses par des élastiques.

Cette image vient chaque fois, il ne sait pas pourquoi, se superposer

systématiquement à celle qu’on peut voir, à la télé ou ailleurs,

d’hippopotames s’ébrouant dans un fleuve.

Devrait-il en parler à son psychanalyste ?

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*

Bibi et le toréador

Bibi régnait sur quatre biquettes gentilles et dociles : deux blanches, une

beige et une, gris noir, des Pyrénées paraît-il. Bibi avait des cornes

immenses s’ouvrant largement sur les côtés, au point qu’il ne pouvait passer

de front par la porte de la “ chèvrerie ”. Il avait pris l’habitude d’incliner la

tête pour entrer et sortir.

Après la traite du matin, on menait les biquettes au pré en face, juste de

l’autre côté du chemin. Le pré n’était pas clos, on les attachait à des piquets,

avec de longues cordes pour qu’elles aient leurs aises. Bibi pareil.

Délicieux le café au lait de chèvre. La mère Couchetounu faisait le café

dans une chaussette, en réutilisant une partie du marc de la veille auquel elle

ajoutait le café qu’elle venait de moudre dans son moulin cubique - en bois

avec un tiroir en bas - qu’elle tenait entre ses énormes cuisses pour tourner

la manivelle en chantant la femme aux bijoux. La chaussette trempait dans

la cruche, rebord écarté autour du col. Elle puisait l’eau bouillante dans le

bain-marie de la cuisinière avec la louche à soupe.

Récemment, dans les rayons d’une grande surface, il vit du lait de chèvre

“ frais ” en carton sous vide, qu’il s’empressa d’acheter. Aucun goût. Rien à

voir avec la tiédeur onctueuse qui sortait des pis de Tounette, Blanquette,

Riquette et Noiraude, la pyrénéenne. Il n’a jamais oublié le goût du lait des

chèvres de la mère Couchetounu.

Après le petit-déjeuner et une visite aux feuillées au fond du jardin - encore

maintenant le café du matin lui fait toujours un effet immédiat - il allait

retrouver Bibi sur le pré, pour une joute quasi quotidienne.

Il se mettait face à lui et le provoquait de la voix et du pied, comme les

grands toréadors le font avec les taureaux. Bibi connaissait son rôle. Il

baissait la tête et fonçait. Soulevé du sol par l’impact, il lui attrapait les

cornes et pesait de tout son poids d’un côté ou d’un autre pour le mettre à

terre. Quelquefois, il arrivait à mettre Bibi à bas. Alors, il saluait la foule

qui l’acclamait et dédiait les oreilles et la queue à sa belle Andalouse ? Le

plus souvent, il se retrouvait quelques mètres plus loin le cul dans l’herbe.

Et Bibi attendait patiemment une nouvelle provocation. Et le jeu

recommençait jusqu’à ce qu’il ait des bleus au ventre. Il ne s’arrêtait que

quand la bedaine lui faisait par trop mal.

Bibi semblait le regretter, lui qui n’avait pas mal aux cornes.

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*

Tænia solium

Depuis quelque temps, il se sentait fatigué, nerveux, il avait toujours faim et

digérait mal, avec des douleurs au ventre qui n’avait rien à voir avec Bibi.

Un jour, un chatouillement au trou du cul, comme quelque chose qui rampe

pour sortir. Inquiétude. Il y met un doigt et ramène une espèce de bâtonnet

blanc qui bouge. Ça n’allait être que le premier d’une série. Il allait en

trouver dans son caleçon et dans ses selles, de ces choses blanches qui

émergeaient. Il savait que les enfants ont des vers quelquefois. On les

purgeait avec un vermifuge et puis on n’en parlait plus. Mais ce n’était pas

de ces choses de deux centimètres de long et de cinq millimètres de large !

Panique.

Il en parla à la mère Couchetounu. C’est rien. C’est le vers solitaire. On

attrape ça avec le cochon. C’est pour ça que tu es si palot. Ça se soigne. Il

ne faut surtout pas y toucher c’est plein d’œufs contagieux

Solitaire ! Pas si solitaire que ça : c’est par dizaine que ça le démangeait.

Non. C’est un seul ver, mais il est fait de plein d’anneaux, qu’on appelle ça.

Le médecin donna de grosses gélules à prendre à jeun. Une d’abord et une

autre une heure après. Dégueulasse ! Ça remontait avec des nausées

horribles. Et puis, il fallait “ aller ” dans un seau hygiénique pour contrôler

s’il était bien évacué, le solitaire. Il en fit des mètres et des mètres, d’abord

large et puis de plus en plus fin. La mère Couchetounu y regarda de près et

dit : ia pas la tête, i va repousser. Et il repoussa, repoussa, repoussa encore,

et chaque fois les horribles nausées et la mère Couchetounu ia pas la tête.

Il pensait ne s’en sortir jamais, comme pour la gale jadis. Ce salopard de

solitaire était une gale du dedans.

Maintenant, à la moindre démangeaison hémorroïdaire, il réactive cette

reptation blanchâtre avec l’ambiguïté de l’horreur du retour du solitaire et

du plaisir inavouable de capter ses émissaires.

Il lui est arrivé de rêver qu’il les captait par poignées et, une fois, il vit un

énorme ténia élever sa blancheur au-dessus de la blancheur de l’évier de la

cuisine pour effectuer une silencieuse danse du serpent.

*

La mort du lapin

Quand la mère Couchetounu tuait le lapin, c’était lui qui devait s’occuper

du bol. Debout, elle serrait le cul de l’animal entre ses cuisses, lui tenait les

oreilles de la main gauche et, le couteau dans la main droite, lui perforait la

gorge de part en part. On avait mis un bol dessous avec du vinaigre. Le sang

coulait dedans et lui devait tourner avec une fourchette pour mélanger, afin

qu’il ne coagule pas, le sang avec le vinaigre. La bête essayait de retenir son

sang par des espèces d’inspirations spasmodiques. La mère Couchetounu le

tenait serré jusqu’au dernier soubresaut.

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C’était horrible. Tout pâle, comme vidé de son sang lui aussi, il était chaque

fois à deux doigts de tomber dans les pommes.

Chochotte va, se moquait la grosse.

Un jour, le père Couchetounu, qui avait assisté à l’exécution et noté

l’émotion qu’elle provoquait chez le gamin, lui raconta qu’un canard à qui

on avait coupé le cou continua de courir jusqu’au fond du jardin.

Moins précautionneux que Saint Denis, Saint Canard s’en est allé.

*

Le père Couchetounu

Le père Couchetounu est né en 1870, sur les bords de la Seine près de

Montereau dans une famille nombreuse très pauvre. Un jour d’hiver, le petit

Gratien Cauet - c’était son vrai nom - est tombé dans la Seine. On le

repêcha, on le déshabilla pour faire sécher ses vêtements devant la cheminée

et, en attendant qu’ils sèchent, car il n’avait pas d’habits de rechange, on l’a

couché tout nu. C’est ainsi qu’on l’appela le petit père Couchetounu. Ce

surnom lui colla tellement que, quand il épousa Argentine, quelque vingt-

cinq ans plus tard, elle devint la mère Couchetounu.

Le vieux était un sacré personnage. Il était aussi long et maigre que sa

vieille était large. Dur et résistant comme un chêne, indépendant, il n’avait

pas d’employeur, faisait tous les métiers, n’appartenait à personne,

travaillait pour tout le monde : couvreur de meules, réparateur de toits,

vidangeur, sonneur de cloches, fossoyeur. Chaque fois qu’il y avait un

enterrement, il rentrait plein comme une huître. Et la mère hurlait

chââârogne ! Et lui rétorquait vieille grenouille et allait se coucher. Un jour

que Francis était là, un enterrement prévu pour le lendemain, le père

Couchetounu s’en était aller faire le trou. La nuit tombée, le travail aurait dû

être fini depuis longtemps. Toujours pas là, le vieux, la mère Couchetounu

s’inquiète. Le cimetière de Pécy était à deux kilomètres de Mélenfroy, le

hameau où ils habitaient. Francis y alla faire un tour. Il trouva le père

Couchetounu endormi dans le trou inachevé. Il le sortit de là, termina le trou

et ramena le vieux à la maison. C’est pour le coup que la mère hurla

chââârogne ! Ce soir-là il n’y eut pas de vieille grenouille : il était trop

imbibé.

Il faut dire qu’il y allait sec. Dés l’aube, un quignon de pain avec du lard ou

du saucisson, puis du fromage - du brie qu’il laissait faisander jusqu’à ce

que les vers y soient, qu’il tuait avec du poivre avant de gratter la croûte - Ia

que comme ça qu’il a du goût, le tout arroser de plusieurs verres de cidre (il

disait du cite) pour faire passer, puis un coup de café, un pousse-café et un

autre. Sa gnole, il la faisait à partir de toutes sortes de fruits qu’il laissait

fermenter dans un tonneau. Sa journée était ponctuée d’un coup de ceci ou

de cela. Il ne partait jamais sans un ou deux litres de “ cite ” dans sa

musette. Si l’on note qu’il n’a passé l’arme à gauche qu’à quatre-vingt et

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des poussières, on peut se demander si, pour certains, l’alcool ne conserve

pas mieux que le formol.

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38

*

La serpe et le marteau

Depuis la rentrée 39, la mère avait mis le gosse chez les Couchetounu, par

peur des bombardements allemands. Et le vieux emmenait quelquefois le

“ gamin ” avec lui dans les bois, quand il n’avait pas école. Il n’y en avait

pas deux comme lui pour braconner. Il repérait toutes les traces. Ici, un

garenne qui passe, là un lièvre, sous ce taillis un faisan. Et le collet était

posé bien ajusté, au bon endroit, à la bonne hauteur pour chaque proie visée.

Le lendemain, il venait relever ses pièges. Il ratait rarement son coup.

Les gardes-chasses le connaissaient, mais ils ne l’ont jamais pris. Le vieux

avait plus d’un tour dans son sac. L’hiver, il faisait du charbon de bois dans

la forêt. Il coupait le bois en “ charbonnettes ” d’un mètre qu’il entassait

d’une certaine façon, recouvrait le tout de terre en ménageant les aérations

adéquates. Cela faisait comme une colline miniature. Il y mettait le feu,

surveillait la fumée et savait quand il fallait intervenir. Entre temps, il avait

tout loisir de poser ou relever ses collets.

Il expliquait tout ça, la braconne et le charbon de bois, au “ gamin ” qui se

souvient encore des onglées qui le faisaient pleurer, et rire le père

Couchetounu parfaitement insensible au froid.

Ça t’apprend à vivre. Crois-moi, si tu sais colleter un lapin, faire du

charbon de bois, couvrir une meule, sonner les cloches, tu manqueras

jamais de rien.

C’était vrai qu’il sonnait au clocher de Pécy, le père Couchetounu. Il l’avait

aussi accompagné quelquefois. Il le voyait s’envoler, accroché aux grosses

cordes et perdre ses sabots dans la volée.

Extraordinaire personnage à 70 ans bientôt. Dur, increvable. Il débitait les

charbonnettes à grands coups de serpe. Un jour, la serpe dérapa et vint

entailler l’index de sa main gauche. Merde, fit-il, il passa son doigt contre

ses lèvres humectées, dans le sens pour refermer la plaie, et continua son

travail.

Une autre fois, Francis était venu voir comment allaient les enfants. Les

deux hommes décidèrent de construire un portique sur le pré d’en face pour

y fixer une balançoire pour Gisèle. Francis, sur une échelle, enfonçait à

coups de marteau un grand pieu tenu par le père Couchetounu. Le marteau

se démancha et la masse d’acier alla heurter le vieux au front. Celui-ci fit :

Oh ! en portant sa main à la tête et oscilla un moment. Francis, affolé, sauta

de l’échelle et l’aida à rentrer à la maison. On voyait la marque en creux du

coin du marteau. Il refusa tout recours au médecin, pris un cachet d’aspirine

et se coucha.

Le lendemain, il était debout et se tapait son quignon de pain, son fromage

faisandé, son café et son pousse-café.

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39

*

Les orties

Le pré, en face de la maison, était surélevé d’un petit mètre. Un fossé peu

profond, où fleurissait l’ortie, séparait le pré du chemin. Les chèvres et Bibi

étaient attachés à leur pieu ou aux pommiers et poiriers, selon.

Il y avait un grand pommier près de la balançoire de Gisèle dans lequel il

aimait grimper. D’une branche à l’autre, il était tantôt Tarzan, tantôt l’enfant

de la jungle. Un jour qu’il était l’indien rusé, caché dans les rochers

dominant le canyon, guettant le sale cow-boy ennemi d’aigle noir, une

guêpe traîtresse le surprit derrière l’oreille. La douleur le propulsa le cul

dans l’herbe. Bibi le contempla un moment, tête baissée prêt à l’attaque.

La mère Couchetounu hurla ça t’apprendra, tu sais qu’on peut en mourir, en

lui frottant la boursouflure de son mastoïde avec du vinaigre.

Quand il ne toréait pas avec Bibi, il provoquait Toby, qu’on avait ramené à

la campagne avec les gosses, à la déclaration de guerre. Le bel épagneul

était assez joueur mais un peu brusque. Gisèle, avec ses six ans, voulait sans

cesse se mêler au jeu. Alors, pour se débarrasser de l’emmerdeuse, il

excitait Toby contre elle. Le chien se précipitait sur elle. Et plus elle hurlait

plus le chien s’excitait. Elle finissait régulièrement le cul dans les orties du

fossé. Il pouvait enfin jouer tranquillement avec Toby pendant qu’elle allait

chiâler dans les jupes de la mère Couchetounu qui la consolait, c’est rien va,

ça fouette les sangs, en la frottant avec du vinaigre.

Le vinaigre Couchetounu, une vraie panacée : piqûre de guêpe, ortie, sang

du lapin, vers du fromage et cetera

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40

*

Le car de Vaudoy

La mère venait les voir dés qu’elle le pouvait. Elle prenait le car à la Porte

de Vincennes qui la déposait à la halte de Vaudoy. Elle avait alors six

kilomètres à faire à pied pour arriver à la maison Couchetounu.

Hélas, elle arrivait le samedi et devait repartir le dimanche. Six kilomètres

dans l’autre sens.

Il lui disait au revoir gentiment, comme si de rien n’était pour ne pas la

chagriner, car il sentait bien qu’elle partait à regret. Il montait sur le pré

pour la suivre du regard s’éloigner dans le chemin qui menait à la route des

bois de Blandureau, là-bas, à deux kilomètres. Il voyait cette petite

silhouette diminuer et diminuer encore, suivre la route là-bas, se découpant

minuscule à contre jour et disparaître enfin au carrefour. Il l’imaginait

suivant la route jusqu’au cimetière, puis prendre le chemin qui s’enfonçait

dans les champs jusqu’à Vaudoy.

La boule, qui lui pesait au ventre depuis le baiser d’adieu, éclatait alors en

sanglots et il se tordait dans l’herbe. Gisèle, qui ne comprenait rien, allait

cafter à la mère Couchetounu. Bibi plus compréhensif s’arrêtait de brouter

et Toby venait lui lécher les cheveux.

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*

La culotte de Mauricette

Les hommes en âge étaient partis à la guerre. Pas d’instituteur, donc. On

avait rassemblé filles et garçons dans la même école avec l’institutrice.

Émouvante première mixité. Il était assis à la même table que Mauricette,

jolie petite fermière qui habitait une grande ferme à la sortie du village.

Après la classe, il allait souvent jouer avec elle, dans l’immense grange, à

sauter d’une travée de foin à l’autre. Sa jupe volait. Elle avait une très jolie

culotte blanche à côtes, joliment arrondie par ce qu’il y avait dedans. Rivel,

elle s’appelait, il s’en souvient encore.

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*

La guerre de 14

La guerre actuelle ravivait les souvenirs et appelait les comparaisons.

Quand Francis était là, 14/18 s’imposait dans la conversation avec le vieux.

Francis avait été mobilisé en 15, à 18 ans. Gazé, il en avait gardé de sévères

séquelles, notamment des crises d’asthme spectaculaires. Le père

Couchetounu, lui, avait 44 ans en 14, donc réserviste, mais, prétendait-il,

avait été malgré tout envoyé en première ligne. Le lyrisme l’emportait,

surtout quand l’imbibition y aidait, dans le récit des exploits auxquels il

avait participé, sans oublier quelques anecdotes pittoresques, incongrues ou

salaces.

Il y avait beaucoup de répétitif. Il les écoutait pourtant et leurs récits

s’engluaient dans les brumes d’un lointain passé : Craonne, le Chemin des

Dames, la Somme, David et Goliath, la Retraite de Dix Mille, Poitiers, le

Siège d’Orléans, Marignan, Valmy, Bismarck …

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43

*

La maison Couchetounu

Elle non plus ne veut pas rapetisser.

Quand il passe par là maintenant, il ne peut s’empêcher d’aller la voir.

Chaque fois le même scandale. D’abord, elle est beaucoup trop petite.

Ensuite ils l’ont défigurée. Plus de cour aux poules, de grillage.

Arasé le pré, disparus les arbres, une pente en ciment dentelé vers un garage

merdique, résidence secondaire type. Mieux vaut ne pas savoir ce qu’ils lui

ont fait subir dedans.

Heureusement, dés qu’il a fait demi-tour, elle a repris toutes ses dimensions

et son indestructible dignité.

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Matford V8

Les boches, les schleus, les fritz déferlaient. Ils allaient prendre Paris.

Francis, réquisitionné, devait soustraire à l’ennemi un chargement de barres

de cuivre et le conduire à l’usine d’aviation de Sainte. Les autorités lui

avaient confié, pour ce faire, un camion plate-forme Matford V8.

La mère décida que Francis emmènerait les gosses. Elle, elle resterait à

Vincennes pour garder l’appart et continuer de travailler si possible.

Mère Jeanne et Baptiste - le mari de mère Jeanne - furent aussi du voyage

au moins autant pour cause de trouille que pour s’occuper des gosses.

Ils partirent, Mère Jeanne et Gisèle dans la cabine, Baptiste et lui, le cul sur

les barres de cuivre de la plate-forme, entre les sacs, les paquets et les

valises.

Sur la route, indescriptible débandade.

6

La débâcle

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45

*

Olivet

Francis était un conducteur émérite. Le V8 se frayait un chemin dans le

chaos des voitures, motos, vélos, charrettes, piétons, richards et loqueteux.

À Olivet, les Stukas prirent la colonne des fuyards en enfilade. Dans

l’affolement général la foule s’égailla en hurlant qui dans le fossé, qui

derrière le talus, sous un arbre, n’importe où, n’importe comment. Lui

trouva refuge sous un énorme camion.

Francis ne tarda pas à aller le cueillir et le sortir de là à coups de pied dans

le cul. C’était un camion-citerne plein d’essence.

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46

*

Les timbales

Bougre d’andouille, avait dit Francis, en le ramenant sous la plate-forme du

V8 blindée par les barres de cuivre, t’as des rillettes à la place du cerveau.

L’attaque passée, on fait l’inventaire. Le Matford est intact, mais tout autour

des gémissements, des morts, des voitures en flammes. Baptiste avait

carrément pissé sous lui, mère Jeanne l’engueule, Francis se marre. C’est

alors que la peur lui prend le ventre en voyant le camion-citerne qui fuit.

Pas intérêt à traîner. Le camion part en trombe, un paquet tombe. Francis

manœuvre pour aller récupérer ce qui s’est répandu sur la route. Le V8

passe sur une des timbales en argent. Celle de Georges intacte. La sienne

une crêpe. Bien sa chance. Voilà la moitié des Hospitaliers Écossais

aplatis : putain de guerre.

Au fond, tout au fond, il s’en fout.

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47

*

La culotte de Marinette

Elle prétendait s’appeler Marinette, son véritable prénom était Marie-

Henriette. Elle n’aimait pas.

Quand ils étaient arrivés à Sainte, l’usine était déserte. Juste un réserviste de

garde qui leur avait dit qu’il fallait descendre encore, les boches avançaient

vraiment trop vite, jusqu’aux docks de Bordeaux.

C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent sur les quais de la Garonne où ils

dormaient à la belle étoile. C’est aussi là qu’il rencontra Marinette, une

petite Bordelaise de son âge, curieuse de connaître les “ réfugiés ” et qui

vint jouer tous les jours avec lui. Elle se promenait sur le petit mur le long

du quai et lui, en contrebas, admirait sa très jolie culotte blanche à côtes,

joliment arrondie par ce qu’il y avait dedans. Cela lui rappelait Mauricette,

mais, bizarrement, lui faisait beaucoup plus d’effet.

Et Marinette sautait alors du mur en protestant, pour remonter presque

aussitôt et recommencer son petit jeu de son accent chantant : oh, il se rince

l’œil !

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*

Jeanne, Baptiste et Francis

Baptiste était vraiment un vieux con, une espèce de de Funès raté, méchant,

égoïste et râleur. Francis ne pouvait pas l’encaisser. Il se moquait souvent.

Mais, une fois que ce sale chnoque avait été encore mauvais avec Gisèle, il

le molesta sérieusement. Le petit rabougri n’avait pas pesé lourd pour le

quintal d’un mètre quatre-vingt de Francis.

Mère Jeanne, de son côté, l’engueulait sans arrêt. On aurait dit qu’il lui

sortait par les yeux. À se demander comment elle avait pu l’épouser.

Comme les Boches arrivaient à Bordeaux, il fallut reprendre la route.

Baptiste fit encore des siennes. Francis le sortit du camion par la peau du

dos et le débarqua sur le quai. Tu ne peux pas faire ça, dit mère Jeanne à son

frère, on ne peut pas le laisser là. Mais on sentait bien que ça la tentait

grandement. Baptiste fit brutalement le chemin inverse et s’écrasa comme

un paquet de linge sale sur la plate-forme du V8.

Pour le pré-ado, on ne pouvait pas imaginer compagnie plus désagréable,

tant le ratatiné devenait de plus en plus chiant et venimeux au fil des

kilomètres.

Ils finirent par échouer sur l’hippodrome de Périgueux. À la belle étoile de

nuit comme de jour. Dormir sous le camion. Heureusement il faisait beau.

Pas la moindre Marinette à l’horizon, pas la moindre culotte blanche à

côtes. Il y avait bien la culotte de mère Jeanne qu’il ne manquait pas quand

l’occasion s’en présentait. Mais elle lui descendait quasiment jusqu’aux

genoux et ce qu’il y avait dedans ne semblait guère de la dernière fraîcheur.

Mortel ennui !

Dernier souvenir de ce périple : la promiscuité bruyante d’un gymnase

sonore, grisâtre et fétide à Clermont-Ferrand. Comment avait-il échoué là et

comment s’était-il retrouvé dans l’appart de Vincennes. Plus aucune idée.

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Vincennes 2

L’occupation

Armistice, le vert-de-gris recouvrait la moitié de la France. Aucune

nouvelle. Elle se demandait si elle les reverrait jamais. Elle avait beaucoup

pleuré. Quand elle les vit, elle pleura aussi. Mère Jeanne et son Baptiste

retrouvèrent la rue du Chemin de Fer et eux leurs pénates. La France était

occupée, il fallait s’y faire, même Francis, même si les Schleus lui restaient

en travers de la gorge. Chez les Couchetounu, avec le vieux, 14/18

reviendrait sûrement en force.

Passé été vagabond. Déjà la rentrée. Il avait l’âge du cours complémentaire.

Il y en avait un à Vincennes, à l’école du Nord.

*

Debreuil, Duchâteau, Rouvière

Contrairement aux lycées de l’époque, ici, ce n’était pas les élèves qui

changeaient de classe mais les profs. On les voyait défiler au gré de

l’emploi du temps.

Quatre principaux :

Debreuil, prof de math, blouse grise, le cheveu rare frisé grisonnant, proche

de la retraite, R roulé bourguignon, était assez souvent chahuté.

Duchâteau, prof de sciences, petit, rond, complètement chauve, autoritaire

mais bon pédagogue, était craint et respecté.

Sans qu’il ait jamais su pourquoi, il était dans le collimateur de Rouvière,

histoire géo, injuste. Il revoit encore ce faux cul serrer les dents et traîner

des talons en murmurant à son propos : drôle de pistolet que ce coco-là. Ce

qu’il reprenait avec les copains : drôle de pisse coco que ce tolet-là.

*

Le chapeau de Louis Pouillard

Il y avait surtout Louis Pouillard, prof de français, qui se disait lui-même

n’être pas louis d’or et, par conséquent, ne pouvait être aimé de tout le

monde. Un personnage assez extravagant, d’une démarche singulière, les

bras balançant vers l’arrière, de longs cheveux d’artiste peintre, un chapeau

rond de feutre noir à larges bords. Il avait la silhouette du Monsieur

Pickwick de Dickens dessiné dans l’ “ Anglais Vivant ” de chez Hachette

ou Larousse.

Il entrait en trombe dans la classe, lançait son chapeau sur la patère. Quand

il réussissait, il restait un moment debout sur l’estrade à contempler la

classe avec un large sourire. Quand il ratait, il allait s’asseoir au bureau le

visage fermé, on savait que ça allait être fête. Alors, il se levait très

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lentement le regard terrible et, sans un mot, après avoir fait plusieurs ronds

en l’air de sa main droite, il pointait du doigt un élève, refaisait des ronds en

l’air, pointait du doigt vers l’estrade puis portait sa main à l’oreille. Cela

signifiait que le désigné devait aller plancher sur le sujet précédemment

donné. La plupart du temps le dit désigné s’enfonçait dans les brumes du

bredouillement. Alors Louis Pouillard du pouce et de l’index indiquait un

zéro et par la même gestuelle invitait la victime de regagner sa place. La

cérémonie silencieuse se prolongeait jusqu’à ce qu’il ait obtenu un nombre

satisfaisant de zéros. On voyait d’ailleurs, au fur et à mesure, son visage se

détendre. Enfin, tout sourire, se frottant les mains, il proclamait : Jolie

moisson messieurs. Nous allons aujourd’hui deviser sur la notion de plaisir.

Avez-vous remarqué, messieurs, l’extrême jouissance qu’il y a à uriner

quand on en a très envie depuis longtemps ? Voilà, n’en doutons pas,

matière à notre profonde méditation d’aujourd’hui.

Il n’arrive pas à accepter l’idée qu’il soit mort. Il lui arrive encore de

revisiter sa classe en rêve. Avant lui, il était fort en science et guère bon en

français. C’est par lui que ses rédactions fleurirent en littérature. Ce n’est

que beaucoup plus tard, en consultant un dictionnaire, qu’il apprit qu’un

pouillard était un jeune perdreau ou un jeune faisan. Ce qui d’ailleurs ne

présente aucun intérêt particulier.

*

Le couteau au plafond

Il n’avait pas le même enthousiasme pour les leçons d’anglais, bien que le

prof fut aussi, à sa manière, original. Nanti d’un flegme tout britannique,

quoique originaire de Touraine, il n’élevait jamais la voix et distribuait

approbations et punitions avec le même flegme souriant.

Un jour, pendant l’interclasse, en l’attendant, il s’entraînait à planter son

couteau pliant dans le plancher. Le prof d’anglais entre avec sa discrétion

habituelle et surprend le manège.

Vous êtes très adroit.

Oui, je peux même le planter au plafond.

Faites voir.

Il lance le couteau au plafond qui y reste.

Bravo, vous êtes vraiment très fort, jeune homme.

Le flegmatique lui tend la longue baguette qui sert à désigner de loin au

tableau.

Décrochez-le s’il vous plait, dit-il doucement, encore bravo, je vous accorde

huit jours de consigne et 500 lignes pour demain.

*

Les yeux bleus

Elle avait des yeux d’un bleu turquoise, la prof d’espagnol, sous l’arc de ses

sourcils noirs comme ses cheveux. Elle était belle, magnifique même.

Comment s’appelait donc le livre ? “ Por buen camino ”, ce ne devait pas

être cela mais quelque chose d’approchant. Elle leur apprenait des chansons

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aussi : “ De los quatros muleros qué van al rio qué van al rio ” que l’on

devait prononcer “ qué bane ”. Sa voix profonde à accent lui remuait le

ventre.

Il était bien placé, juste en face du bureau qui laissait apparaître ses jambes.

Quand elle les croisait, décroisait, il apercevait fugitivement, au-delà des

bas tendus aux porte-jarretelles, ce qu’il estima être une culotte de dentelle

noire. Anéanties les culottes petit bateau à côtes, aplaties les rondeurs de

Mauricette et de Marinette. Subjugué, amoureux, la nuit, un voilier de

dentelles noires arrondies par les vents puissants l’emportait sur la mer

démontée.

Se faire remarquer, se faire aimer, se distinguer : au lieu de pratiquer le sage

croisement de bras à visée séductrice, il se fit, pour affirmer sa virilité,

provocateur et devint insupportable au point que la belle aux yeux turquoise

ne le supporta plus. À peine entrée, avant même qu’il ne se fût passé quoi

que ce soit, elle le pointait du doigt, indiquait la porte et, de ses sonorités

ensoleillées, elle ordonnait : dehors !

Il se retrouvait alors dans le couloir, infortuné, incompris, meurtri d’une

telle injustice, condamné à ne plus jamais savoir si elle possédait des

dentelles d’autres couleurs. Rageur, il passait son ennui à s’essayer au

couteau dans les sacs de sable entassés dans les couloirs, en prévision

d’éventuels bombardements, jusqu’au jour où il fut surpris par le dirlo qui

l’accusa de détérioration du matériel de défense passive. Ses ennuis

disciplinaires ne faisaient que commencer.

*

Roger

Un bon copain turbulent lui aussi, brillant il réussissait, malgré les zéros de

conduite, à être toujours troisième, derrière les deux lèche-cul de service

dont il a oublié les noms pour leur peine. Lui-même n’avait pas tellement à

se plaindre, puisque avec les mêmes performances de conduite, ajoutées au

handicap du faux cul prof d’histoire géo, se cantonnait dans les 10 premiers.

Roger était quand même le plus fort. Il n’a jamais compris comment celui-ci

arrivait à réussir toutes ses interros alors qu’il chahutait sec et dépensait pas

mal d’énergie Place Carnot ou au bois après l’école. Ce devait être un gars à

lire seulement un truc une ou deux fois pour le savoir par cœur

définitivement.

Tous les deux ne restaient pas à l’étude. Ils allaient souvent faire d’épiques

parties de petit foot au “ Drapeau ”, au coin de l’avenue de Paris et de

l’avenue du Château. Jusqu’au jour où le dirlo, encore lui, les vit.

Scandale !

Les mères furent convoquées. Ces piliers de bistrots filaient un mauvais

coton et finiraient mal, pour sûr !

*

Le gang des biscuits caséinés

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Nos seulement les vert-de-gris faisaient résonner de leurs bottes les pavés

des rues mais ils affamaient le peuple. La bouffe était mise en carte : le

beurre, le lait, le pain, la viande, le café, il y avait des tickets pour tout.

Selon les catégories, on avait droit à plus ou moins de ceci ou de cela. Les

plus petits, catégorisés J1, avaient plus de lait par exemple, les J2 un peu de

tout, les ados ou J3 un peu plus, les adultes ordinaires pas grand-chose, les

travailleurs de force plus de pain et de viande. Mais toujours et pour tous

insuffisant.

À son âge, où l’on pousse comme un champignon, la faim lui tenait le

ventre du matin au soir.

Pour palier le risque de carences, les autorités - on ne sait pas lesquelles -

avaient décidé de faire distribuer dans les classes, à l’heure du goûter, des

biscuits dits caséinés, censés apporter un utile complément. Les J1 avaient

droit à 2 biscuits, les J2 à 4 et les J3 à 6.

La distribution, attendue avec impatience, était assurée par la femme de

service. Quand elle entrait dans la classe, porteuse de la grande boîte

cubique, elle était accueillie par un aaah ! chaleureux qui lui dessinait un

large sourire. Le cours était interrompu et le prof, ayant noté un net

fléchissement de l’attention depuis un moment, attendait patiemment que la

distribution fut terminée.

Toute la classe mastiquait sec ensuite, imaginant bien que le prof devait en

avoir l’eau à la bouche. Petit plaisir revanchard : on ne peut pas tout avoir,

le pouvoir et la bouffe.

6 biscuits c’était mieux que rien, mais ce n’était pas suffisant. Il restait tous

les jours sur sa faim. Et ce devait être pareil pour tous les autres. Il avait

bien repéré le parcours quotidien de la femme de service et un détour de

couloir à peu près toujours désert. Il s’en ouvrit à Roger. L’embuscade fut

montée en un clin d’œil. Planqués au tournant stratégique, à l’approche des

pas de la femme de service, ils déboulèrent en sens inverse, chopèrent la

grande boîte cubique pleine des précieux biscuits et disparurent dans

l’escalier. Blouse grise, béret jusqu’aux sourcils et foulard sur le nez, ils ne

pouvaient être reconnus.

La distribution à toute la classe fut réalisée dans une discrétion sans faille.

Ils furent des héros clandestins. Mais la gloire fut de courte durée. Le

scandale envahit toute l’école. L’enquête cerna la classe où il y eut plus de

10 foireux, qui s’en étaient pourtant remplis la lampe, pour trahir et donner

les auteurs du hold up.

Les mères furent une fois encore convoquées, mais cette fois le pronostic

fut terrifiant. Ces ignobles petits bandits, qui avaient osé attaquer une

pauvre femme sans défense au cours de sa généreuse mission, finiraient au

bagne sans aucun doute.

Le flot des larmes maternelles vient encore quelquefois inonder ses rêveries

nostalgiques.

*

La balle en chiffon

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L’œil de la nuque Émile Noël

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La place Carnot, face au Donjon, ne servait pas de parking bitumé comme

aujourd’hui. On jouait au foot sur le sol en gravier entre les arbres. Mais les

ballons se faisaient rares et les sous manquaient. Alors on jouait avec des

balles en chiffon. La mère d’un copain - Robert Michel, un petit rond aux

cheveux frisés qui habitait sur la place et driblait comme un diable - les

faisaient avec des guenilles. Elles s’usaient plus vite que les chaussures

qu’il fallait économiser à cause des tickets et des sous. L’été on jouait pieds

nus.

Place Carnot, au rez-de-chaussée, à côté de la gendarmerie, habitait Jean

Rochefort, son cadet d’une année, qui n’avait pas vraiment le droit d’aller

jouer à la balle en chiffon. Jean, rencontré par hasard bien des années après,

lui avouera combien il l’admirait alors et l’enviait de le voir draguer les

filles avec succès, lui qui restait à sa fenêtre à se dire vivement que j’ai une

année de plus.

Jean, devenu le grand acteur que l’on connaît, s’est bien rattrapé depuis à

n’en pas douter. Alors que lui n’est devenu rien d’autre que lui-même.

*

L’UAI

Jacques avait deux ans de plus que lui, il habitait le 1, presque en face, au

premier étage. Il avait une sœur, très belle, blonde avec de gros seins.

Jacques, lui, n’était pas très beau, pas très grand. Il avait le gabarit d’un

coureur de fond. Son père, ancien sportif, après leur en avoir parlé et les

avoir persuadés, les emmena un dimanche à l’UAI. L’Union Athlétique

Inter Quat’Zarts, qui comptait à l’époque un grand nombre de champion :

Waltispurger, champion de France du marathon, Gaston Huet plusieurs fois

vainqueur du cross de l’Auto. Et surtout, un vétéran qui faisait encore tirer

la langue à plus d’un, Joseph Guillemot, champion olympique du 5000 en

1920 à Anvers devant le Finlandais Paavo Nurmi qui le devança le

lendemain sur 10000.

L’UAI disposait de deux stades, proches de Vincennes, une cendrée de 250

mètres, où Waltispurger tournait pendant des heures, à Saint-Mandé

Tourelle, qui n’existe plus. L’autre, tout neuf alors, Boulevard Poniatowski,

près de la Porte Dorée, qui présentait le grand avantage de jouxter le bois,

où garçons et filles, cadets, juniors, seniors et vétérans, allaient en groupe se

préparer aux compétitions de cross. Les filles, ce n’était pas précisément de

la pin-up, mais il y en avait deux, magnifiques. Béatrice, jeune mariée avec

un bel athlète qui courrait aussi dans le groupe, leur semblait interdite. Pas

graine de championne. Elle se fatiguait vite et prenait des raccourcis pour

rejoindre le groupe en marchant et repartir avec pour finir. Mais qu’elle était

belle en short et en maillot collant. À qui trottinerait derrière pour en

profiter aussi longtemps qu’elle pourrait suivre. Jacqueline, la fille de

l’entraîneur, n’était pas mariée, donc disponible. Une sportive d’avenir,

fallait s’accrocher pour la suivre. Cela valait la peine, elle avait tout ce qu’il

fallait, elle aussi, dans le short et le T-shirt.

Au retour, la douche. Les vestiaires des filles et des garçons séparés par une

simple porte, des malins avaient percé quelques trous discrets, ignorés des

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filles. Oeil collé toutes affaires cessantes. Les filles se déshabillaient. Les

chaussures, les chaussettes, de dos, le maillot, la respiration s’accélère, le

short, la respiration s’arrête, le soutien-gorge se détache, la culotte s’enlève,

magnifiques dos et culs royaux. Elles disparaissent dans les douches. On les

entend rire, plaisanter sur leurs avantages. On attend qu’elles reviennent de

face, et là … les seins potelés et la touffe blonde et frisée de Béatrice, les

nichons opulents et fermes, de Jacqueline, son barbu luxuriant !

Extatique, souffle coupé, œil exorbité, rire étouffé, pas le moindre bruit,

jusqu’à ce que les vêtements aient réalisé leur traîtresse besogne.

Rien que d’y repenser, bizarrement, il sent se passer quelque chose au-

dessous de la ceinture.

*

Le tisonnier

L’appart pourri à demi enterré de la rue du Moulin - salle à manger, cuisine,

deux chambres, pas la moindre salle d’eau évidemment et chiottes à

l’extérieur - répartissait ses quatre pièces communicantes en carré, si bien

qu’on pouvait y tourner sans fin.

Et quand sa mère le menaçait, il partait pour quelques tours, elle lui courant

derrière avec le tisonnier en proférant des “ châârogne ! ”. La mère

Couchetounu n’avait pas l’exclusivité de ce lexique. Il tournait, tournait et

quand il avait assez d’avance, il sautait dans la rue par la fenêtre ouverte et,

planqué, la regardait tourner toute seule dans l’appart, jusqu’à ce que,

essoufflée, elle se calmât.

Vrai, il en avait des choses à se faire pardonner, après plus d’un demi-siècle,

pas encore effacées.

*

Le cross d’Aujourd’hui

“ Aujourd’hui ” était un quotidien du matin qui paraissait alors. Il organisait

chaque jour de Noël un cross dans le bois de Vincennes, qui passait près du

lac Daumesnil et de la Cipale. Les cadets faisaient un tour, les juniors deux

et les seniors trois.

Cette année-là, il était encore cadet et représentait le grand espoir des

entraîneurs de l’UAI. Il avait toutes les chances de finir dans les 5 premiers

et même qui sait … ?

Mais, depuis quelque temps, il tendait à courir plus les filles que les

médailles. Il passa avec les copains et les copines, malgré les restrictions, un

fameux réveillon et se présenta au départ en toute sérénité. Il se retrouva

logiquement dans le paquet de tête dans les 500 premiers mètres, mais il dût

bien vite restituer à la neige, derrière un buisson, les excès de la nuit. Il

redémarra un peu étourdi mais soulagé. L’air vif le stimula, il repartit

ragaillardi et atteignit tout de même la ligne d’arrivée dans les 50 premiers,

somme toute selon les prévisions à un facteur 10 près.

Ce qu’il entendit de la part des entraîneurs qui le traitèrent de tous les noms

ne l’affecta pas outre mesure. Il se dit que, compte tenu de la nuit

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précédente et de la pause obligée derrière les buissons, arriver dans les 50

premiers sur plusieurs centaines de concurrents attestait qu’il était

particulièrement doué. Ce qui ne l’empêcha pas, de ce moment, de décider

qu’il ne passerait pas junior.

Les filles représentaient un terrain de sport beaucoup plus riche en

péripéties que le cross-country.

*

La fugue

Jacques courrait chez les juniors. Il se défendait plutôt bien au 1000, au

1500 et en cross. On ne pouvait pas le dire vraiment intello. Il avait quitté

l’école et tentait un vague apprentissage dans la ferblanterie où travaillait

son père, leur entraîneur à tous les deux.

Comme Jacques, il ne pouvait pas sentir les Verts de Gris qui affamaient la

France en général et eux en particulier. Et puis, il avait une dent contre

Francis. Il ne comprendra que 20 ans plus tard qu’il ne supportait pas l’idée

qu’il couche avec sa mère, un retour adolescent d’un œdipe mal digéré sans

doute.

Il entendait les avions passer pour aller bombarder. Il avait été question

qu’il aille à 16 ans faire ses études à l’école aéronavale de Rochefort. Si la

guerre n’avait pas été déclarée si tôt, s’il avait eu quelques années de plus, il

serait là-haut, en train de passer. Il se rêvait aux commandes d’un des

avions de chasse qui devaient accompagner les bombardiers. Quand Jacques

lui proposa de passer en Angleterre pour aller combattre les Chleuhs, il se

vit déjà le manche à balai entre les mains.

L’Angleterre n’était pas la porte à côté, surtout par les chemins buissonniers

que cela supposait : ligne de démarcation sur la Loire, zone dite libre,

passage en Espagne, trouver un moyen de s’embarquer en évitant les camps

franquistes. Il savait tout ça, mais Jacques était persuasif. La vie n’est pas la

vie ici. On se fait chier avec les Boches, le couvre-feu … Là-bas on peut

devenir des héros …

Ils montèrent leur coup en douce : ramasser quelques sous, faire des

provisions, préparer le baluchon … Il sentait bien monter l’angoisse au fur

et à mesure que le jour du départ approchait. Il ne voulait pas paraître se

dégonfler.

Vacances du plein été 41, il avait 14 ans, Jacques 16.

Ils partirent un matin alors que les parents étaient au travail. Le lendemain,

ils étaient à Sully-sur-Loire sans avoir été repérés. Bon signe. Sur l’autre

rive, la zone libre. Ils passèrent à la nuit, sans rien demander à personne, à

pied, longeant un pont sur les bancs de sables. La Loire, cet été-là, était

presque à sec. Encore bon signe.

Marcher la nuit, dormir le jour, se cacher dans un camion, boire aux

fontaines, toujours sur ses gardes, l’air de rien …

L’essai d’embarquement à Marseille pour l’Afrique : Échec. On les regarde

de travers sur le port. Mieux valait ne pas insister.

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Alors les Pyrénées, l’Espagne, nouvel échec et plus rien à manger. Jacques

s’entête pourtant.

Mais, la faim travaille le moral, Il cherche les arguments de la nécessité du

retour. Jacques résiste, mais il devient persuasif. Plus rien à se mettre sous

la dent et leurs habits en piteux état, leur dégaine de plus en plus repérable.

Il affiche une immense déception, pour sauver la face. Très content au fond

de ce fiasco. Dès le départ, le retour au bercail l’avait tenaillé.

C’est maintenant qu’il comprend que le pilote de chasse, le héros qui

bombarde l’Allemagne nazie n’était qu’un fantasme et que le fantasme lui

suffit.

Il ne se souvient guère du chemin du retour, sinon qu’il faisait faim et soif.

Soleil le jour, nuits tièdes, dormir dans les fossés pour ne pas être aperçus.

Sage précaution : la mère, dans son affolement, avait prévenu les

gendarmes. Inspiration malencontreuse en cette période d’occupation nazie.

Heureusement, la maréchaussée ne vit rien passer ni dans un sens ni dans

l’autre. Elle devait être occupée à d’autres chasses.

On ne leur fit pas le moindre reproche : retour des fils prodigues ?

Même Francis avait dit ils ne se quitteront plus, une telle expérience ça

soude une amitié.

Faux.

Après la libération, il perdit Jacques de vue et ne le revit plus.

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8

Mélenfroy 2

Le berger de chez Lepème

Il ne ressemblait vraiment pas à un berger, malgré sa tenue et ses sabots.

Jeune, le visage anguleux, le nez aquilin, l’œil noir, le cheveu châtain

dépassant de son chapeau cabossé, il faisait plus penser à un sportif déguisé

qu’à un paysan gardant ses moutons.

La ferme des Lepème appartenait au domaine du château de Beaulieu, qui

se loue maintenant pour les mariages et autres réceptions. La ferme, 250

hectares, énorme en Brie, pour l’époque. 200 moutons, 30 vaches, 3 attelées

de 3 chevaux, plus un vieux, Nestor, qui ne travaillait que de temps en

temps, quand on avait besoin de 5 attelées de 2 chevaux, pour des travaux

moins dur que le déchaumage, tirer les charrettes à grandes ridelles pendant

le ramassage des gerbes à la moisson, par exemple.

En fait, il venait de la ville, ce berger-là. De Charenton, lui avait-il avoué, à

lui qui n’avait pas encore 16 ans, cet été d’après la fugue. Ils étaient

devenus copains. Ce curieux berger semblait apprécier, davantage que

“ ces péquenots moissonneux ”, la compagnie de cet adolescent

impressionné par ce grand gaillard de 25 ans, au verbe assuré, qui lui

racontait des histoires à faire rêver un enfant des villes, comme lui, pas

vraiment là, non plus, de son plein gré.

Avant d’être devenu berger, pour raison de sécurité personnelle, 2 ou 3

filles travaillaient pour lui sur le trottoir. Ayant dû assurer quelques rixes

pour les “ protéger ”, il avait eu quelques ennuis avec la police et les

“ frisés ”, et avait jugé plus prudent de se mettre un temps “ au vert chez les

bouseux ”.

- Ils n’auront pas idée de venir me chercher là.

Il lui avait fait cette confidence, un soir, dans le local, au-dessus de ses

moutons, qu’il avait aménagé en un joli petit studio. Chaque fin de semaine,

rituellement, les bêtes soignées, le repas du soir terminé, il montait dans son

antre pour se “ changer ”.

Un de ces soirs, tout en lui racontant dans le détail ses exploits de souteneur

et ses démêlés avec les “ flics ” et les armées d’occupation, il se débarrassa

de ses “ loques ”, complètement nu, se lava méticuleusement, sans la

moindre gène, puis passa “ ses habits de vrai mec ” : chaussettes de soie,

chemise nickel, cravate lumineuse, complet de velours lisse feuille

d’automne, cintré et pattes d’éléphant, souliers italiens. Il se regarda dans le

vieux miroir écaillé, peigna ses cheveux ondulé en arrière, brillantine sur les

tempes. Un dernier regard avant de se retourner avec un large sourire.

- Voilà ! Je revis ! Je deviendrai dingue ici ! Je ne me montre jamais comme

ça aux autres. Ils ne comprendraient pas. Je reste ici, je rêve, je m’imagine

encore là-bas, avec mes gerces ! À ramasser les biftons ! Regarde, j’en ai

encore pas mal !

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Il sortit de sa poche de veston une liasse de billets.

- Tiens, si la fille Lepème me voyait, en ce moment, elle mouillerait sa

culotte, si elle en a une. Elle doit avoir une jolie motte qui ne demande qu’à

être percutée. Je vois d’ici son barbu, son cul et ses nichons tremblant sous

les coups de butoir. En temps normal, il ne m’aurait pas fallu longtemps

pour la mettre sur le turf. Elle a tout ce qu’il faut pour rapporter gros.

Il l’avait vu enfiler son pantalon, à même, sans slip ni caleçon. Cela lui avait

paru hypothéquer l’harmonie du geste. Et il avait aussi remarqué qu’il en

avait une petite, qui s’affichait comme une contradiction avec les coups de

butoir sensés réduire à merci la plantureuse fille Lepème.

C’est alors, sans qu’il y eût le moindre rapport apparent, qu’il osa raconter

sa tentative avortée d’Angleterre. Le sourire incliné du berger souteneur lui

tordit un peu davantage la bouche.

-C’est pas des trucs à faire quand on n’a pas les relations qui permettent le

passage. Toi et ton copain, vous avez eu du pot. Parce que si les frisés vous

avaient repérés, c’est pas en Angleterre que vous auriez fini.

Il semblait bien renseigné. Entre temps, il avait ajusté son chapeau mou,

assorti au costume. Là, il ressemblait vraiment à un gangster comme on en

voit dans les films.

Pourtant, avec le recul, il se pose encore bien des questions. Et si ses

histoires de souteneur n’étaient qu’une couverture ? S’il avait été résistant,

planqué là en attendant son heure ? Les Lepème avaient-ils été ignorants ou

complices ?

Peut-on être souteneur avec une si petite chose ? Résistant, oui, ce n’est pas

avec cet instrument qu’on chasse l’occupant.

Mais encore, cette liasse de billets ? Relevage de compteurs ? Financement

de la résistance ? Il avait disparu du jour au lendemain, peu de temps avant

la libération, sans laisser de trace.

Avait-il oui ou non percuté la fille Lepème ?

*

Les chardons

La moisson comptait les jours. Il fallait “ rentrer ” à temps. La

moissonneuse batteuse n’existait pas. Les moissonneuses d’alors liaient les

gerbes qu’on mettait en faisceaux, avant qu’elles ne soient chargées sur les

charrettes à hautes ridelles, tirées par des attelées de deux chevaux et

rentrées en travées sous le hangar. La moisson chez Lepème excédait la

capacité du grand hangar. On édifiait alors des meules rondes au toit pointu

que le père Couchetounu couvrait de paille, pour que le grain attende au sec

les batteries de septembre, octobre.

Dans les travées comme sur les meules, les gerbes, venues des charrettes,

qu’il fallait passer en rythme au tasseur, tombaient du monte-charge à forte

cadence. Il était le passeur. Il fallait fournir, présenter les gerbes dans le

bon sens, l’épi d’abord à la gauche du tasseur et l’inverse à sa droite.

Il se souvient des chardons

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*

La soupe au lait

Les journées commençaient à 5 heures 30. Les levers à 4 étaient dur durs.

Aller à pieds de chez les Couchetounu par le raccourci qui contourne le

château de Baulieu, arriver avant 5 à la ferme pour le petit-déjeuner :

systématiquement ragoût de mouton, cidre et quignon de pain, café.

À dix heures encas, à midi re-ragoût de mouton et cidre et le soir 6 heures et

demie, soupe au lait, lard, fromage et cidre.

Francis, cette année-là au chômage, était venu faire la moisson chez

Lepème. La soupe au lait lui donnait la chiasse, une courante quasi

immédiate et impérative. À peine sortie de table, il fonçait dans le raccourci

menant chez les Couchetounu, derrière le château, pour poser culotte au

premier buisson rencontré.

*

Les batteries

À l’automne, la batteuse fait sa tournée. Quand elle arrive à la ferme, la

mère et la fille Lepème font la cuisine pour tout ce monde qui s’affaire de

l’aube au crépuscule, à la fois fête et travail acharné. La machine à vapeur,

qui ressemble à une petite locomotive, anime la batteuse par une grande

courroie. Les travées et les meules se défont. Les gerbes prennent le chemin

inverse de celui de la moisson et tombent en cadence. Un passeur les

engouffre dans la grande mâchoire. À l’autre bout, le grain remplit les sacs

et la presse crache les ballots de paille. Les sacs de blé d’un quintal sont

montés au grenier, à dos d’hommes par l’échelle.

À l’époque la rentrée des classes se faisait en octobre. Cette année-là, il était

encore à la ferme quand elle arriva en septembre. Et, à 15 ans et demi, il

monta par le même chemin les sacs d’avoine qui ne faisaient que 75 kilos !

Les lombaires lui font mal rien que d’y repenser.

*

Nestor

Il en a encore honte.

On ne connaissait pas exactement son âge. Vieux, c’est tout, il était, Nestor.

À la ferme, on l’épargnait. On ne l’utilisait que pour des petits travaux

adapté à son rythme lent.

On l’avait chargé de le rentrer. Il l’avait monté à la paysanne : assis les deux

jambes du même côté, le bassin balançant de droite à gauche au rythme du

pas du cheval, rythme trop lent à son gré. Il le pressait de la voix et du

geste, mais le vieux Nestor ne pouvait guère accélérer. Alors,

s’impatientant, il sauta à terre et lui donna des coups de pieds dans le

ventre. Ce qui ne changea pas l’allure, mais tira quelques plaintes et lui fit

demander pardon à l’écurie.

Ce que ça peut être con un adolescent !

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Vincennes 3

L’arrestation de Francis

Francis avait été réquisitionné par les Schleus - comme il disait - pour

travailler au Polygone de Vincennes, transformé en parc de matériel

militaire. Tous les hommes valides du coin, cinquantaine et plus, y avaient

été amicalement conviés.

Entouré de hauts barbelés, entrée étroitement surveillée, contrôle sévère, le

Polygone faisait figure de Stalag. Francis y rongeait son frein, mâchonnait

sa rancœur et se libérait le soir à la maison. Il avait fait Verdun, le Chemin

des Dames, à 18 ans, gazé, il le payait encore de crises d’asthme. Sa haine

du “ fritz ” était ineffaçable.

Il s’y connaissait un peu en mécanique auto. En douce, au lieu de réparer, il

sabotait. Il piquait même des tas de trucs, qu’il réussissait à sortir avec des

ruses de sioux, dans son pantalon, sa ceinture de flanelle quand c’était petit,

autrement pour plus grand. Trucs et machins dont il n’avait aucune utilité,

subtilisés juste pour le plaisir de saboter, de faucher “ ces fumiers de

schleus ”, et qu’il entreposait dans l’espèce de buanderie jouxtant l’appart,

où se trouvaient les chiottes au-dessus de la fosse d’aisances.

Arriva ce qui devait arriver, il se fit piqué un jour.

C’était l’hiver 41, 42 peut-être, en décembre en tout cas. Quand il revint de

l’école, après l’étude, il trouva la porte ouverte. La mère Mathieu, la voisine

du premier, qui le guettait derrière sa fenêtre, descendit. Ils l’ont emmené,

elle dit. Tout était retourné dans l’appart. L’armoire de la chambre des vieux

éventrée.

La mère travaillait alors chez Olida, à Levallois-Perret, de l’autre côté de

Paris, une heure et demie de métro, et Olida offrait périodiquement un colis

- saucisses, jambon, pâté, conserve - à ses employés, offrande précieuse par

ses temps de disette. Quand elle rentra du travail, fatiguée mais heureuse,

avec son colis : elle allait pouvoir faire manger ses hommes. Le choc !

La maison sens dessus dessous ! Et, surtout, l’état de l’armoire ! Elle

comprit tout de suite. Son premier homme, le père des garçons, mort depuis

34 était Franc Mac. Pourquoi mais pourquoi avait-elle gardé ses oripeaux.

Le tablier et le cordon de Vénérable, pliés et rangés dans l’armoire sous les

draps, n’étaient plus là. Ils les avaient trouvés. Elle mesurait l’ampleur des

conséquences du quiproquo.

Ils l’ont emmené, ils l’ont emmené répétait sans cesse la mère Mathieu à

madame Hennion, du deuxième - son mari était prisonnier de guerre en

Allemagne, elle comprenait - descendue à l’arrivée de la mère pour la

soutenir. Mais la mère n’entendait pas, n’entendait rien. Elle était là,

effondrée, assise sur le bord du lit dévasté, le regard perdu, les joues

trempées.

Il ne l’avait encore jamais vue pleurer ainsi.

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*

Les chiens, encore

Chronologie, succession non datée. C’est sûr. Il y avait toujours eu des

chiens avec la mère. Toby, le plus ancien, puisqu’il était déjà là à Pécy,

quand lui était gamin.

Avec la guerre, on l’avait transporté, juste avant la débâcle, à Mélenfroy,

chez les Couchetounu. Il devait y rester jusqu'à sa fin. Qu’en aurait-on fait

pendant l’exode, lui si fugueur.

Folette lui succéda à Vincennes. Pendant l’occupation. Impossible de situer.

Une trace de présence, pas de date précise. La mère l’avait trouvée dans la

rue. Elle était petite, blanche tachée de noir, frétillante, affectueuse, joueuse.

Puis Sultane venue la rejoindre quelque temps plus tard, plus grande,

blanche tachée de beige, plus lente, plus calme, tout aussi affectueuse. La

mère l’avait ramassée, elle aussi.

Folette semblait la plus âgée des deux, quoique plus agitée que Sultane,

toute jeune mais majestueuse, d’où leurs noms : folie et majesté.

Folette disparut la première. Pas de vieillesse. Il ne se rappelle pas

comment. Si volée, disait la mère. Sultane, oui. Percutée par une voiture,

paralysée du train arrière. Elle se déplaçait avec les pattes avant, faisait sous

elle.

La mère ramassait patiemment ses déjections. Il n’était pas question de la

faire piquer.

Il se souvient que Francis pensait de même. Donc, il était de retour de sa

déportation. Ce devait être à la fin de l’occupation, peut-être même après la

libération.

*

Les saucisses

La mère travaillait donc chez Olida, dans l usine de Levallois-Perret.

Pendant la guerre, le colis saucisses pâté, fin de semaine annonçait le

sourire du week-end.

En 35, elle s’était retrouvée veuve, sans avoir jamais travaillé, avec 3

enfants à charge. Les Francs Mac de son défunt mari ne s’étaient pas trop

foulés pour l’aider. Ils lui avaient dégotté une place de temporaire au métro,

qui l’employait quelques mois par an. Elle était venue vivre, d’abord chez

“ mère Marie ”, à Saint Mandé Tourelles, puis dans le minable appart que

“ mère Jeanne ”, lui avait trouvé près de chez elle. Marie et Jeanne

s’occupaient de Gisèle quand la mère travaillait.

Francis était resté à Pécy, le temps de liquider ce qui restait là-bas et le

temps pour la mère d’habituer son adolescent de fils à l’idée du

regroupement.

À la guerre, le métro ne l’employant plus, les Francs Macs lui trouvèrent

cette brillante place chez Olida. Elle transportait des chariots de gélatine

brûlante dans les couloirs. Un jour, l’un de ces chariots se renversa. Elle eut

les jambes brûlées. Accident du travail. Hospitalisation, convalescence. On

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la reclassa au standard. Elle était dure d’oreille. Mais, comme elle disait : Je

t’entends pas bien quand tu me parles là. Mais, avec le truc sur la tête,

j’entends tout.

*

Saint Nom la Bretèche et les dunes du Polygone

Une petite photo jaunie aux pourtours dentelés. Il se voit glisser sur le

ventre, torse nu, le long d’une grande pierre lisse, très pentue, avec son

béret enfoncé presque jusqu’aux yeux.

Et, en haut de la pierre, les copains hilares, surtout les filles. Que ne ferait-

on pas pour les séduire ?

Il avait fait le pari. Il ne s’était pas dégonflé. Contrairement à ce qu’il

espérait, Mireille ne s’était pas montrée admirative. Elle lui a juste dit

qu’elle trouvait ça un peu ridicule, en essuyant doucement avec son

mouchoir le sang qui perlait sur sa poitrine.

Souvent le dimanche, la bande, pour oublier la guerre et les boches, prenait

le train de Saint Nom la Bretèche pour la forêt de Marly. Cette pente

pierreuse existait-elle encore ?

Cela le renvoyait aussi au Polygone de Vincennes, où Clemson, l’homme

oiseau, s’était tué avant la guerre. Immense étendue de sable, avec les dunes

là-bas au fond, devant les grands arbres. Il se lançait du haut pour retomber

dans le sable fin. Pendant cette chute, il volait. Il remontait, volait,

remontait encore.

Aujourd’hui, il lui arrive de rêver qu’il se jette du haut de dunes

gigantesques dans un saut vertigineux pour se recevoir tout en bas dans un

sable fin, doux, tiède accueillant.

Les dunes ont complètement disparu maintenant, le polygone aussi

d’ailleurs.

Ils l’ont “ aménagé ”, les cons.

*

Beethoven

Dans le bois de Vincennes, à une dizaine de minutes à pied de la sortie du

métro côté Fontenay, sur un socle de huit mètres sur cinq et de plus de trois

mètres de haut, orné de personnages ailés sculptés aux quatre angles du

parallélépipède géant portant, tel Atlas, une dalle sur laquelle trônait une

gigantesque tête de Beethoven en bronze. C’était un lieu de rendez-vous

avec les filles. On l’appelait la pelouse de Beethoven. Les Allemands ont

déboulonné la tête, comme presque tous les bronzes de France, pour en faire

des canons, indiquant ainsi l’idée que les Nazis se faisaient de leurs génies,

de l’art et de la culture, en général.

Le socle, lui, existe toujours, ne supportant plus là que l’absence. Seul reste

une inscription gravée dans la pierre : A BEETHOVEN. À la lire, une

curieuse idée le taraude. Il y voit le même intérêt que notre belle société

actuelle porte à sa propre culture, les blabla palliant l’absence. À la

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différence peut-être qu’elle remplace volontiers les canons par le fric …

encore que, quand il le faut …

*

Raté chez les putes

Avec Guy, le voisin du dessus, et les copains, il avait été décidé d’aller à

Paris, chez les putes.

Voilà qui ne lui plaisait pas beaucoup. Mais, là encore, il ne fallait pas se

dégonfler. Ils sont arrivés, ils ont “ monté ”. Lui aussi. La fille était gentille.

Elle a tout de suite vu.

- C’est ta première fois ? Viens, n’ait pas peur. Approche-toi du lavabo. Je

vais te la laver un peu. Et puis, tu verras, ça sera vachement bon.

Elle y a pourtant mis du sien, rien n’y fit.

- C’est pas grave tu sais, c’est souvent comme ça la première fois. Ça sera

formidable la prochaine.

Il a payé. En bas, Guy était rayonnant.

- Alors ?

- Formidable !

Il n’y est jamais retourné.

Il savait qu’il ne pourrait jamais avec les putes.

*

Il ne sait plus son nom

Il ne lui en restait qu’un visage incertain, une odeur et des traces d’un

contact envoûtant.

Girardier, un jobard faux cul et vantard, se disait champion de course à

pied. Il prétendait avoir couru sur une piste qui descend toujours ! ! Dans les

deux cents premiers mètres du Cross d’Aujourd’hui il était en tête. Au

passage du deuxième tour, la langue sur les rotules, il n’était déjà plus là.

Girardier lui avait présenté, en bombant le torse, comme étant sa petite

amie.

Il ne lui avait pas fallu plus d’une soirée pour la lui soulever. Il ne sait plus

son nom. Il se rappelle seulement son corps, debout dans un coin sombre du

bois, se frottant l’un contre l’autre. Elle, aussi désireuse que lui, mais

retenue. Son corps, ses seins fermes, son odeur, ses cuisses, sa vulve pleine

et humide.

Rien d’autre. Ils auraient dû se revoir. Il ne sait plus.

Depuis la soirée chez la pute, son pucelage l’obsédait.

Il croyait que le petit tégument qui attache le prépuce au gland était le

pucelage des hommes. De retour dans sa chambre, oubliant son désir, il

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s’acharna sur cette pauvre petite chose, tirant dessus de toutes ses forces

pour la faire craquer. Cela saigna un peu, fit mal, mais résista. Il l’a encore.

*

Allo, allo ! Tous à l’eau chez Bérettro

Avant le RER qui passe à Joinville, c’était le train qui partait de la gare de

la Bastille, aujourd’hui l’Opéra.

Une loco à vapeur tirait des wagons à deux niveaux. On montait à l’étage

par des escaliers extérieurs situés devant et derrière chaque wagon.

Il prenait le train avec les copains à la gare de Vincennes et restait sur les

escaliers dans la fumée et les escarbilles pendant le passage dans le tunnel.

Ils descendaient tous à Joinville, passait le pont pour aller sur la rive droite à

la baignade “ Chez Bérettro ”, où l’on pouvait lire écrit en grosses lettres sur

le plongeoir des 10 mètres “ Allo, allo ! Tous à l’eau chez Bérettro ”.

Bérettro était célèbre, c’était le speaker du Vel D’hiv. On se baignait alors

dans la Marne et on bronzait sur un vestige d’écluse. Mais le Vel D’hiv,

hélas, était devenu d’un autre usage.

*

La bande

Il faisait partie de la bande sans en faire vraiment partie. La plupart ont mal

tourné, pas lui. Enfin, pas de cette façon. Il avait assez de lucidité pour

mesurer les limites. Et la mère, sans rien en dire, lui avait inculqué une

faculté de révolte dans le cadre d’une honnêteté bien auto-contrôlée.

Pourtant, la pauvreté, les restrictions entrouvraient la porte aux tentations.

On parlait beaucoup des nouveaux riches du marché noir.

Dans la bande, il était question d’une filière : servir d’intermédiaire pour

écouler une grande quantité d’élastique, produit très recherché en ces temps

de pénurie.

On pouvait se faire 1 franc par mètre écoulé, et il y en avait des kilomètres

et des kilomètres.

Il ne vit jamais le moindre centimètre. Quand on est “ génétiquement ”

honnête, les événements eux-mêmes se chargent d’y veiller.

*

Les limes à ampoules hypodermiques

En troisième année de cours complémentaire, non seulement Roger Bricier

avait passé avec succès son BEPS, mais aussi la première partie de bac. Il

allait donc entrer en philo science à la rentrée prochaine avec deux ans

d’avance.

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Lui aussi avait passé sans problème son BEPS. Mais, il n’avait pas osé se

présenter au bac. Cela ne lui était même pas venu à l’esprit. Et Bricier ne lui

avait rien dit de son projet un peu mégalo mais réussi. Ce n’est qu’après

qu’il lui avait expliqué que ses parents n’auraient sans doute pas les moyens

de lui payer encore trois d’étude et que pour cela il avait tenté de sauter des

étapes.

Il n’en avait pas ressenti de la jalousie, non, plutôt vexé d’autant qu’il

imaginait bien qu’il aurait pu lui aussi réussir, au lieu de prendre deux ans

dans la vue. Car la situation financière familiale était encore moins brillante

que celle des Bricier et qu’il allait lui falloir travailler.

Au lieu de vacances, il se retrouva d’abord grouillot dans un bureau

d’étude, dirigé par des boches, du côté des Champs-Élysées. Le dessin

industriel n’était pas sa tasse de thé. Il ne tirait pas un seul trait propre, et

puis les boches étaient des boches aussi tolérants qu’ils puissent être. Il ne

tint pas plus de deux semaines. Alors, un des anciens “ amis ” de son père,

qui avait déjà placé la mère comme auxiliaire au métro, l’engagea dans sa

petite usine du côté de Pelleport. On y fabriquait des limes à ampoules

hypodermiques. À l’époque, les ampoules n’étaient pas auto cassantes, il

fallait limer les deux extrémités. Il y avait même des limes qui devaient se

fixer sur un support en carton. Les femmes affûtaient les limes, sur de

minuscules meules électriques hurlant dans l’aigu, qui se déversaient vers

lui. Il fallait prendre un petit embout de carton, le mettre dans l’encoche de

la machine, placer une lime au bon endroit et actionner le volant de la

presse pour qu’elle emboutisse correctement la lime, en ayant soin de retirer

sa main à temps, à la cadence de 10 limes la minute. Il n’y avait pas de

protection.

Il ne se faisait pas une très bonne idée des copains “ francs macs ” du père,

qui ne manifestaient guère plus de considération à son égard comme à celui

de la mère. Il apprendra plus tard que le père avait été soupçonné de

détournement de fric dans la loge dont il était le vénérable, peu de temps

avant sa faillite. Ceci pouvant expliquer cela.

Mais se lever à 5 heures pour arriver à temps à l’usine, une pause de 45

minutes à déjeuner pour ne pas se retrouver avant 20 heures à la maison,

non ! Il laissa tout tomber avant la fin de l’été et supplia la mère qu’elle le

laisse reprendre les études. Il redoublerait sa troisième année et passerait le

bac dans la foulée, promis juré.

La mère se laissa convaincre. Ainsi, Bricier ne lui mettrait qu’un an dans la

vue.

*

La sœur de Jacques

Elle habitait au 1. Il avait un an de moins que la sœur de Jacques. Huguette

était belle, blonde avec des yeux d’un vert profond et déjà une poitrine qui

gonflait fortement ses chemisiers ou ses pulls. Elle était gaie, vivante,

appétissante.

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Il pensait toujours à elle en se touchant. Avec Guy, le voisin du dessus, ils

en parlaient souvent. Un après-midi, en l’absence des parents et de Jacques,

avec Guy, ils lui rendirent visite. Ils inventèrent un jeu auquel elle se prêta

bien volontiers. Dans la salle à manger, il y avait une espèce de paravent. Le

jeu allait consister à ce que, chacun son tour, l’un des deux passe derrière le

paravent avec Huguette, tandis que l’autre devait attendre tranquillement

dans l’autre coin de la salle.

Guy, le plus âgé, passa logiquement le premier. Quant à lui, assis sur une

chaise près de la fenêtre, il inventoriait la façade de l’immeuble d’en face

pour contenir son impatience. Il entendait de légers froissements, des

chuchotements, des petits rires étouffés. Le temps lui parut interminable, au

point, que n’y tenant plus, il protesta que le temps prévu était dépassé. Il dut

encore attendre quelques instants. Puis, Guy sortit de derrière le paravent

avec une mine réjouie.

Quand il se présenta, Huguette finissait de remettre de l’ordre dans ses

vêtements. Il la prit dans ses bras, l’embrassa dans le cou. Elle lui rendit son

baiser… sur la joue. Il lui caressa les seins à travers le tissu de son corsage.

Elle lui sourit. Il détacha progressivement les boutons du corsage. Elle le

laissa faire. Il passa la main dans le corsage, l’introduisit sous le bonnet du

soutien-gorge. Il sentit le tétin pointer sous ses doigts. Alors il approcha sa

bouche des lèvres d’Huguette. Elle le serra dans ses bras. Sa main glissa

vers ses cuisses qu’elle entrouvrit et remonta doucement. La douceur de la

peau le brûlait jusqu’au ventre. Quand il arriva à la culotte, elle le repoussa

et se rejeta en arrière.

- C’est fini, je ne joue plus, dit-elle brusquement.

Il sortit dépité de derrière le paravent. Elle avait préféré Guy puisqu’elle lui

avait consacré plus du double du temps qu’elle avait accepté de lui. Il en

éprouva un violent sentiment de jalousie. Guy lui expliqua qu’il s’était

contenté de caresser son corsage et un peu ses genoux.

- T’as voulu aller trop loin, trop vite, lui expliqua-t-il.

Il ne le crut pas.

À quelques jours de là, ils allèrent à la piscine de Pontoise avec André et un

double-décimètre. Le but était de nager évidemment mais aussi de mesurer

leur instrument en extension dans la cabine. La toise accorda à André et lui

sensiblement les mêmes dimensions. Mais celle de Guy s’avéra notoirement

plus petite de 4 centimètres.

Il se sentit vengé par la nature.

*

Gisèle

Il a rencontré Gisèle au Lac Daumesnil. Elle s’y promenait avec sa copine

Jeannette. Avec André, ils avaient décidé de faire un tour en barque. Ils

invitèrent les filles, elles acceptèrent.

Après, ils sont allés marcher dans le bois. Il avait choisi Gisèle et André

Jeannette comme ça tout simplement. Cela convenait aussi aux filles

apparemment. Il se sont vus et revus.

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Il embrassait fougueusement Gisèle, comme on voyait alors les acteurs

s’embrasser sur la bouche au cinéma. Un jour, elle n’est plus venue. Elle

avait confié à André : “ Il ne sait pas se servir de sa langue ”.

En effet, comme sur la joue de sa mère, il lui posait sur les lèvres de gros

baisers ventouses.

*

Georgette

Une fin d’après-midi, il rentrait par le métro, ligne 1, direction Vincennes.

À la Nation, alerte. Le métro s’arrête. Il décide de rentrer à pied. Sur le

cours de Vincennes quasi désert - la plupart des voyageurs sont restés en

sous-sol, et les habitants ou passants du coin sont allés aux abris - le

grondement des bombardiers alliés et les tirs de DCA allemand ne le

dérangent guère. Il rase quand même les murs.

Devant lui, comment ne pas la voir ? Il n’y a qu’elle et lui dans la rue. Une

belle silhouette en robe d’été. La démarche souple malgré les hautes

semelles compensées qui lui font un peu balancer les hanches. Le galbe de

la jambe sous la robe. On ne trouve difficilement des bas très chers qu’au

marché noir. Les femmes ont pris l’habitude de simuler le port de bas en se

peignant les jambes. Le dessin de la pseudo couture arrière du bas sur le

mollet galbé au-dessus de la cheville fine le trouble. En admirant

l’ondulation de la démarche, il se demande jusqu’où elle a peint ses jambes.

Il imagine les cuisses et l’arrêt du fond de teint à proximité de la culotte.

Une violente série de tirs de la DCA allemande, une pluie de shrapnells : ils

se retrouvent tous les deux sous une porte cochère.

- Vous n’avez pas peur ?

- Pas vraiment. Ils ne font que passer. Je n’ai pas le temps d’attendre que

le métro reprenne.

- Vous allez loin ?

- À Vincennes.

- Moi aussi.

- Cours Marigny.

- Moins loin. Rue du Moulin.

La DCA calmée, ils reprennent leur marche, ensemble cette fois. Il y en a

pour trois bons quarts d’heure. Elle s’appelle Georgette, elle a 35 ans, elle

est sportive, elle vit avec Breitman, le champion de France de saut à la

perche. Il n’est pas là en ce moment.

Il n’a pas encore 16 ans, il en annonce 18. Il lui prend la main. Elle ne dit

rien.

Elle lui a beaucoup appris en une seule soirée, notamment pour le baiser.

Elle avait peint ses jambes juste ce qu’il fallait, seulement un peu au-dessus

du genou. Elle portait une culotte bleu très pâle en nylon translucide.

*

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Mireille

Il ne se rappelle plus quand, comment ni où il avait connu Mireille. Il garde

seulement le souvenir d’un beau visage et d’un corps magnifique moulé

dans une légère robe verte. Elle habitait chez ses parents, des gens très

simples, près du métro Pernety. Elle travaillait. Ils se voyaient tous les

dimanches. Elle était gaie, vive, sérieuse. Elle n’a jamais accepté que des

baisers et des caresses à travers le tissu.

Qu’est-elle devenue ? Mère de famille nombreuse ? Vit-elle encore ?

*

Planquer Jacques

Jacques, lui, avait l’âge du S.T.O. Il avait été envoyé en Allemagne depuis

trois mois. Il n’en avait des nouvelles que par son père. Un soir, celui-ci vint

le trouver, l’air mystérieux.

Jacques en avait eu marre. Pour s’en sortir, il s’était engagé dans la LVF

(Légion de Volontaires Française sur le front russe). Ce qui lui permettait

d’obtenir une permission d’une semaine. Il était là. Il ne retournerait pas. Il

fallait lui trouver une planque. S’il était pris, déserteur, fusillé.

5 jours pour trouver une solution. Jacques restait caché sous les toits - si les

boches venaient le chercher, il fallait pouvoir dire qu’on ne l’avait pas vu.

D’abord, des papiers.

Il eut l’idée d’aller piquer un tampon dans le hall de la Compagnie du Gaz,

rue de Paris. Idée saugrenue évidemment. C’est lui qui se fit piqué par

l’employé derrière le comptoir.

L’idée saugrenue se révéla lumineuse : l’employé aussi banal qu’anonyme

était responsable d’un réseau FTP de faux papiers destiné à sauver des

griffes nazies des gens recherchés.

C’est ainsi que Jacques Sevrin, devenu Jean Jamin né à Bagnères-de-

Bigorre sur l’Adour, fut envoyé dans un maquis bourguignon.

Quand il retourna voir l’employé modèle - nom de code capitaine Coulomb

- pour le remercier, ce dernier lui dit : “ Ce que tu as fait pour ton copain,

pourquoi tu ne le ferais pour tous les autres qui sont menacés ? ”

Il n’eut pas le courage d’avouer sa lâcheté et se trouva ainsi embarqué

malgré lui dans l’héroïque mission du transport de fausses cartes d’identité.

*

Le retour de Francis

À cause de ces oripeaux de Francs Mac oubliés dans un coin de l’armoire,

Francis avait été arrêté à la place du père, décédé depuis plusieurs années. Il

avait d’abord été incarcéré au fort de Monbard avant d’être envoyé en

Allemagne.

Pendant son séjour au fort, il avait le droit d’écrire. N’ayant pratiquement

jamais été à l’école, quasiment illettré, il avait appris tout seul à lire et à

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écrire. Il écrivait à la mère de sa minuscule écriture pattes de mouche, lui,

un grand costaud de plus de cent kilos. “ Ma petite fame chérie … ”. Il

faisait le complexe de l’orthographe. Il pensait sans doute qu’en écrivant

tout petit il diminuait aussi la taille des fautes.

Après une dernière lettre où il annonçait qu’on l’envoyait en Allemagne, on

n’eût plus aucune nouvelle de lui.

Quelques années plus tard, peu de temps avant la libération, on frappa à la

porte de l’appart du 2 bis. C’est lui qui ouvrit la porte. Le choc le paralysa

sur le coup : un fantôme. Il l’avait pourtant reconnu : Francis.

Parti à 110 kilos, il était revenu, là, à 45.

Ineffaçable.

*

Le milicien

Juin 44. Ils ont débarqué, on dit. Les boches sont de plus en plus nerveux. Il

continue à transporter ses fausses cartes. La fin d’après-midi, il rigole avec

les copains au coin de la rue de Montreuil et de la rue du Midi.

Un milicien surgit et lui colle son revolver dans le dos. Il devait avoir été

repéré, car les trois copains se débinent, le milicien ne s’en occupe pas. Il le

mène au commissariat tout près, au coin de la rue du Château et de la rue

Lejemptel, où il y a la grande poste aujourd’hui. Le commissariat est

maintenant rue du Temple où se trouvait alors la lanterne rouge d’un bordel.

Peut-être pas exactement là, mais tout de même, étrange coïncidence.

Au commissariat, le milicien fouille, trouve les cartes, frappe, menace. Les

flics ne mouftent pas. Il donne ses ordres : Demain kommandantur de

Nogent. On s’occupera de ses ongles et de ses dents. Il parlera.

Il se recroqueville dans un coin de cellule. Il est au courant. Il sait ce qui

l’attend. Les noirs SS. Il sait qu’il ne saura pas se taire. Il sait que, même

s’il parle, ils le liquideront. Cette terreur d’attente-là ne se décrit pas.

Au milieu de la nuit, un flic vient le trouver : “ Dis voir, petit con, tu n’as

pas envie de pisser ? Le vasistas des chiottes ferme mal ”. Les flics

commençaient à comprendre que la donne changeait. Ils retournaient leur

fourragère.

Il ne se posa pas la question de savoir ce qu’ils diraient au milicien le

lendemain, il se retrouva planqué chez les Couchetounu avant qu’on ait le

temps d’y penser.

Quarante ans plus tard, au cinéma où l’on projetait “ Monsieur Klein ”, il ne

put aller au bout du film, pris de vomissements à la vue des autobus à plate-

forme bondés, roulant vers le Vel D’hiv, et des chapeaux mous et manteaux

de cuir aux chevilles.

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10

La libération

Le fort saute

Il était revenu à Vincennes. Paris se libérait. Un frisé, en embuscade sur la

pelouse au coin de vieux fort, qui avait tenu la rue de Montreuil en enfilade

avec un fusil-mitrailleur durant deux jours, avait dû se replier. Le carrefour

de l’avenue de Paris était libre.

Il avança donc jusqu’au coin, à 100 mètres de chez lui, devant la

boulangerie, face au fossé et au rempart du vieux fort qui, de l’autre côté de

l’avenue de Paris, longent l’avenue Carnot (maintenant de Gaulle).

Soudain, une explosion éventre l’énorme mur sur plus de 50 mètres. Les

Allemands en fuite venaient de faire sauter leur dépôt de munitions.

Il est soulevé de terre. La vitrine du boulanger vole en éclats. Il en reçoit un

large fragment qui lui arrive, heureusement, bien à plat sur le sommet du

crâne et se pulvérise. Pendant quelques secondes, il a du mal à se rappeler

sa date de naissance. Il a mal aux oreilles. Il s’aperçoit alors qu’il saigne

d’un peu partout, sans ressentir la moindre douleur.

Il rentre à la maison. La mère le voit en sang, elle s’affole, pleure :

- Oh ! Il est blessé !! Je te l’avais dit. Fallait pas y aller ! !

Elle le gifle, histoire de lui donner les premiers soins et de passer ses nerfs.

Il y a un poste de secours à l’école du Sud, pas loin, rue Lebel.

Rien de bien grave. On nettoie les multiples petites coupures. Il faut tout de

même 5 agrafes à la main droite et deux ou trois sur le cuir chevelu.

*

Le brassard

Ça y est. C’est comme si c’était fait. Comme si on était libéré. Il ne reste

plus que quelques francs-tireurs isolés. Avec les copains, il remonte le

Cours de Vincennes, brassard tricolore, pansement sur la tête et bras en

écharpe. On l’acclame. Passer pour un héros, toujours ça de pris. Il se

gardera bien de dire qu’il a reçu la vitrine du boulanger sur la calebasse.

*

GMC

Il faut ravitailler les populations, aller chercher des patates dans la proche

campagne. Il y a encore quelques risques de mauvaises rencontres. Il assure

la protection du transport, allongé sur l’aile du GMC, prêté par l’armée

américaine, le Lebel qu’on lui a attribué bien en main.

*

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Garde de nuit

Il y a des gardes du fort à assurer. Jour et nuit. On fait les trois huit. Une

nuit de clair de lune, alors qu’il fait sa ronde, un ombre bouge dans le fossé.

Qui va là ? !

Pas de réponse. L’ombre bouge.

Qui va là ? ! Répondez ou je tire.

Pas de réponse.

Il épaule son Lebel.

L’ombre toujours.

Courageux, pas téméraire, il sent la trouille monter. Il tire.

C’était la première fois. On lui avait pourtant bien dit que cette vieille chose

avait du recul. Il a pris une sacrée beigne. Un peu plus, il allait tout lâcher.

À l’observation plus fine, l’ombre menaçante n’était qu’un maigre bosquet

caressé par une brise légère.

*

La fin du milicien

Il se planquait. Ils l’ont débusqué. De voir le milicien, sans armes, sans

défense, fuir seul avec sa peur, il a presque pitié. Il leur a dit de le laisser,

qu’il sera arrêté. Non. Ils sont enragés. Ils n’étaient pas si fiers quand ils se

sont débinés en le laissant seul avec le revolver dans le dos. Étrange

sensation, encore maintenant, il ressent l’endroit, rien que d’y penser. Mais

il ne bougera pas. Les autres le poursuivent jusque sur les toits. Ils l’ont

massacré.

Ce n’était déjà pas tout à fait ses copains. Ça ne l’est plus du tout. Il a mal

dans le ventre.

*

Wezerka

Ce même mal au ventre qu’il avait ressenti quand il avait vu les photos de

Wezerka. Plutôt de son cadavre, édenté, mutilé, massacré par la Gestapo.

Voilà comme on l’aurait retrouvé s’il n’avait pu s’échapper par le vasistas

des flics.

Si Georges était encore vivant en bon état, c’est parce que Wezerka n’avait

pas parlé. Wezerka était un copain d’École Normale de Georges, ils avaient

tous deux appartenu au réseau de résistance dirigé par monsieur Guénot.

Jusqu’à ce jour, il n’avait rien su de l’appartenance clandestine de Georges,

comme Georges n’avait rien su de lui. Et la mère avait tout ignoré de l’un

comme de l’autre.

Revoyant l’hystérie meurtrière des trois abrutis massacreurs du milicien

sans défense, il comprit que les barbares n’habitaient pas qu’un seul camp.

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Le bac pour résistants

Le nouveau gouvernement décida d’une cession spéciale du bac réservée

aux jeunes résistants qui, pour cause, n’avaient pu se présenter en juin et

septembre 44. Cette cession aurait lieu en février 45. Pour pouvoir

s’inscrire, il fallait présenter un document attestant de son appartenance à un

réseau reconnu.

Il alla donc trouvé son contact employé du gaz qui le présenta au chef du

réseau, qu’il n’avait jamais vu et ne connaissait nullement. Celui-ci sur

recommandation de son contact lui fournit un certificat affirmant : “ …

qu’il a servi sous mes ordres avec un dévouement et un courage exemplaire

… ”, en foi de quoi il lui délivrait le présent certificat. Signé du

Commandant Rougier, contre signé par le Colonel FTP Rol-Tanguy.

Il passa ainsi sa première partie de bac à la session spéciale qui ne

comprenait qu’un écrit de quatre matières : math, français, anglais, histoire-

géo. Il fut reçu avec 14 de moyenne.

Bac au rabais, sans doute, mais suffisant pour intégrer une seconde partie

philo-science obtenue dans la foulée dès juin 45. Il n’avait plus qu’un an de

retard sur Bricier.

Curieuse conséquence, quand en 47 il eut l’âge du service militaire dont les

anciens résistants étaient exemptés d’office, sur présentation de son

certificat FTP, il fut mobilisé recta. Papier sans valeur avait affirmé la

militari vox déjà revancharde. Et pourtant, Maurice Thorez était encore

Vice-Président du conseil. Opacité de la société.

*

Il ne sait plus son nom, non plus

Il ne se rappelle plus quand ni comment il l’a rencontrée, dans une surprise

partie, peut-être. Il se souvient seulement qu’elle était belle et désirable. Il

voit encore sa chevelure bouclée d’un noir de jais encadrant un visage

lumineux sans maquillage, son sourire et, surtout, ses yeux d’un vert si

foncé qu’on les croyait en porcelaine.

Il se souvient aussi de la petite chambre sous les toits où elle l’a emmenée et

où ils ont fait l’amour toute la nuit et toute la journée suivante, sans se lever,

sans manger ni boire. C’était sa vraie première fois, où il comprit enfin qu’il

n’était pas nécessaire de “ craquer ” ce petit tégument “ prépucelaire ” pour

avoir et donner du plaisir.

Elle est sortie de sa vie comme elle y était entrée. Il ne l’a jamais revue

aussi invraisemblable que cela puisse paraître et sans savoir pourquoi.

Quelquefois, cette idée le visite : s’il lui était venu un enfant de ce marathon

d’amour, sa fille ou son fils aurait déjà 60 ans, dont il serait le misérable

père.

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Quand il est rentré, le visage tiré, affreusement pâle, la mère s’est inquiétée.

Il lui a simplement dit qu’il n’avait pas faim, qu’il était un peu fatigué. Il

alla dans sa chambre, se déshabilla, se coucha et

se masturba.

*

Danielle

Il avait séduit Danielle, sa petite voisine du deuxième, avec une ruse de

guerre. Il avait fait croire à son entourage un grand amour inventé avec une

fille qu’il appelait Anne. Elle était morte prétendait-il et il en était

inconsolable, désespéré, prêt à imiter le jeune Werther dont il venait de lire

l’histoire des souffrances. Guy, le voisin du premier, avait tout raconté à

Danielle, en enjolivant dans l’espoir de la séduire. Mauvais calcul, au

contraire, la belle n’eut de cesse de consoler l’inconsolable en lui ouvrant la

porte de ses charmes.

La vraie mort le visita, après que les hordes nazies furent chassées, le père

de Danielle, rentré de captivité depuis un peu plus d’un an, mourut

brusquement. Il l’aperçut dans la glace de l’armoire de la chambre où il

reposait. Ce cadavre inversé, livide, immobile, vitrifié, déjà de l’autre côté,

avait cloué de terreur ses 16 ans.

Danielle aux jolis seins portait, elle aussi comme Mauricette, une jolie

culotte blanche côtelée, avec de bien belles fesses dedans. Ce lieu, ce

fragment de fille, ce va-et-vient, amour et mort, naître et mourir, terreur et

fascination, ouvrait la béance de la tombe comme un sexe de femme. Sans

doute, inconsciemment, avait-il commencé à élaborer son concept de signe

extérieur de “ richesses ” et son indélébile lien miroir avec la mort, dans la

crainte compulsive culpabilisante qu’avoir baisser la culotte de sa voisine

ait fait mourir le père.

*

Josiane

Il avait connu Josiane dans une surprise partie chez Girardier. C’était le fils

de richards de la bande. Il habitait au premier d’un bel immeuble de la rue

Lejemptel, presque en face des flics. À chaque voyage des parents, on en

profitait.

Le visage et le corps de Josiane irradiaient la sensualité. Elle aimait

l’amour. Ils se retrouvèrent très vite dans une chambre. Si vite qu’une

copine de Josiane, scandalisée, fit irruption et se jeta sur lui en l’insultant,

elle lui mordit la main jusqu’au sang. Les copains hilares éjectèrent la furie

et, un mouchoir autour de la même main victime de l’explosion du fort, il

atteignit le nirvana sans oublier Josiane à l’orgasme interminable dans un

souffle ample et lent.

Ils ne se revoyaient guère que pour faire l’amour. Au dernier rang du

cinéma Printania, aujourd’hui disparu, rue de l’Église, la main remontant la

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cuisse jusqu’au sexe, le souffle ample et lent de Josiane s’épanouit dans la

salle.

Une nuit, dans la chambre dudit Girardier, lui seul dans son lit, eux sur un

matelas au sol. Il se demande encore quel effet avait pu produire sur lui cet

interminable souffle ample et lent de Josiane.

*

Yvette

C’est encore chez Girardier, le pauvre, qu’il a connu Yvette. Elle aussi

perlait la sensualité. Mais elle se disait intacte, et entendait le rester. Dans la

chambre des parents absents. Raymond et sa copine Lucienne, dans un des

lits jumeaux, lui soufflait à voix basse de faire comme avec un sucre d’orge.

Ce à quoi Lucienne se refusait avec vigueur.

Lui, dans l’autre lit, pressait Yvette contre lui. Elle avait accepté de libérer

sa jolie poitrine aux tétins agressifs, mais avait conservé sa petite culotte

comme barrière impérative. Il lui prit les fesses et la serra si fort contre lui

que la petite culotte craqua ouvrant une brèche qui suivait scrupuleusement

la raie du milieu. Mais seule la culotte subit l’outrage, Yvette resta intacte.

Elle était pourtant très amoureuse. Elle épousa Raymond peu de temps

après, par dépit. Elle ne lui apprit que quelques années plus tard, après une

soirée de festivités où il était resté dormir quelques heures dans leur studio.

Ce lundi matin, Raymond parti travailler, il resta seul avec elle et la petite

qu’elle avait eue un an auparavant.

Dans la cuisine exiguë, le plus silencieusement possible pour ne pas

réveiller la fille, en l’absence de toute culotte, il put constater que les signes

de sensualité, loin d’être un leurre, était bien en deçà de la réalité.

Lucienne était morte très jeune d’une maladie fulgurante.

*

Les sœurs Pommier

Elles étaient jumelles, très partantes pour les surprises parties chez

Girardier. Pendant que les autres dansaient dans la grande pièce, c’est dans

les toilettes qu’il goûta leurs lèvres du haut et celles du bas. Il découvrit

deux superbes vulves bien ourlées, appétissantes et gourmandes offertes en

parallèle.

*

Les Ginette

Toujours chez Girardier, Ginette Fouché était une belle fille, sérieuse,

sportive. Elle dansait volontiers, accordait quelques baisers et lui laissait

caresser ses seins. Pas plus loin. L’infranchissable obstacle le rebuta, il

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s’intéressa alors à Ginette Philippon, une grande fille saine et gourmande.

Tout se passait très bien dans la chambre qu’il commençait à connaître

comme sa poche quand les sirènes retentirent.

Paris libéré, la guerre n’était pas terminée. Les Allemands avaient encore

les moyens de quelques bombardements. La DCA alliée fracassait à grand

bruit alentour. Cela lui brisa l’élan génital qu’il ne put ré impulser malgré

les tendres attentions empressées de Ginette la Grande.

Se rappelant son raté chez les putes, ce qui n’était guère gratifiant pour sa

jeune compagne d’un soir, il se dit, non sans une certaine inquiétude, qu’il

était vraiment une fragile créature.

*

FUJP

Forces Unies de la Jeunesse Patriotique. Organisme créé à la libération pour

rassembler la jeunesse dans un mouvement politique qui ne disait pas

explicitement son nom.

Tous les jeunes étaient patriotes - enfin presque – alors.

Guy était un inconditionnel du grand Général. Il milita avec enthousiasme.

Il n’avait pas besoin de virer à droite pour y être. La gueule qu’il fit quand il

apprit que les FUJP avaient été créées à l’initiative du Parti Communiste. Il

disparut avec son enthousiasme du jour au lendemain.

La permanence se tenait dans une boutique désaffectée rue Robert

Giraudineau. C’est là qu’il rencontra une troisième Ginette, sérieuse et

déterminée, venue là, contre la volonté de sa mère triste petite bourgeoise

BOF égoïste, pour se rendre utile.

Elle deviendra sa femme, contre la même volonté de la même mère BOF.

*

Liliane

Liliane habitait l’appartement du rez-de-chaussée mitoyen de celui de

Ginette. Elle vivait seule avec sa mère, qui l’avait eue tard, comme on dit.

Elle faisait partie de la bande. Aux regards qu’elle lui jetait, ce n’était pas

difficile de comprendre. Ginette était jalouse. Il fallait ruser.

Lors d’une petite réunion, aller chercher des sièges dans l’appart d’à côté

avait juste permis le temps d’une trop courte étreinte. C’est lors d’une

promenade nocturne au bois que la ruse porta ses fruits. Il prétendit être

obligé de rentrer chez lui après avoir réussi à glisser un rendez-vous à

Liliane.

Ils se retrouvèrent une demi-heure plus tard dans l’ombre de l’absence de

Beethoven. Il oublie cette noire duplicité pour sourire à ce corps tiède, cette

peau douce dont il garde encore le souvenir.

Dans les étages du même immeuble habitait une famille plutôt richarde. Il

voyait la fille, une magnifique brune aux longs cheveux ondulés, passer

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devant lui d’une démarche assurée, pucelle bêcheuse, le buste droit, la tête

haute, sans le moindre regard pour lui.

En caressant la blondeur de la vulve de Liliane, il imaginait l’épaisse toison

noire frisée de cette fille en marche qu’il appelait Petit Parc du nom de

l’avenue où elle habitait, ignorant jusqu’à son prénom.

*

La belle de Rambuteau

Il fut engagé pour une expo au Petit Palais. Il ne sait plus comment ni par

qui il avait été engagé, ni ce qu’il devait y faire, encore moins le thème de la

dite expo. Un mois à toucher quelques sous, bon à prendre. On ne roulait

pas sur l’or.

Il se rappelle vaguement des panneaux, des photos, des croquis, des

légendes qui devaient vanter un projet d’importance lié à la reconstruction

du pays, et dont il avait la garde avec quelques autres. Parmi eux, une belle

brune de 26 ans, aux yeux de faïence, au visage florentin sorti d’un

Raphaël. Elle habitait rue Rambuteau. Ses chevilles un peu fortes nuisaient

au galbe des mollets. Mais ce beau visage au sourire penché accaparait

chaque jour davantage ses veilles et ses rêves.

Il fut autorisé un soir à l’accompagner chez elle. Elle lui fit comprendre en

chemin qu’il faudra être sérieux, qu’elle l’aimait bien, qu’elle avait même

un penchant pour lui, mais qu’elle ne se donnait pas si rapidement. Elle

avait eu récemment une expérience malheureuse qui l’avait menée à un

avortement sinistre et douloureux.

Il fut frappé au plexus. Le fantasme de ce sexe blessé, martyrisé, portant

encore, imaginait-il, cicatrices et stigmates, assassina tout désir en lui. Il

frôla ses lèvres devant sa porte et, sous un prétexte qu’il a oublié, il s’enfuit

lentement. Il marchait à pas mesurés pour donner le change, mais sa tête

traçait comme l’éclair.

Quand il repense à cette sexualité débridée, tendre et féroce, impudente et

craintive, généreuse et ignorante, de cette jeunesse d’après guerre, un

malaise l’étreint. Elle lui semble tant exotique. Pour lui, maintenant, la

sexualité est un diaphane soleil couchant qui rougeoie l’horizon.

*

Yvonne

Elle travaillait comme hôtesse à l’expo. Petite, à la longue chevelure

blonde, à la peau blanche, on devinait sous son corsage, clos jusqu’au cou,

une opulente poitrine. Elle habitait chez ses parents, rue d’Aboukir. Il opéra

un transfert réussi de la brune de Rambuteau à la blonde d’Aboukir.

La jalousie poussait Ginette vers l’expo aux nombreuses hôtesses. Il fallait

alors ruser pour que rien ne transparaisse d’un côté comme de l’autre. Le

chef, une espèce de vieux salaud vicieux de 45 ans, au nez d’aigle, aux

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lèvres et aux doigts jaunis de nicotine, à la voix grave et vulgaire de

maquereau sûr de lui, avait remarqué son manège d’évitement. Désignant

Ginette du menton :

- Elle est gironde et collante, hein, ta gisquette. Si tu veux, je peux t’en

débarrasser. Tu n’as qu’à lui dire que je m’appelle “ coup de langue

mortelle ”.

Ginette était une fille sérieuse, droite, vierge. Quoique très amoureuse, elle

ne tolérait que des attouchements de surface. L’image de ce vieux

dégueulasse à l’haleine tabagique la fourrageant lui souleva le cœur. Mais il

ne voulait pas perdre sa place. Il sourit et s’éloigna.

Il butinait Ginette au bois de Vincennes et Yvonne sous une porte cochère

de la Place des Victoires. Il l’attira un soir dans sa chambre à l’insu de la

mère, il réussit même à l’emmener à Mélenfroy pour la présenter fièrement

à la mère Couchetounu. Celle-ci à la fois émue et soucieuse, quand ils

allèrent dans la petite chambre de derrière, leur dit : soyez sérieux. Le “ je

suis sérieuse ” d’Yvonne sembla la rassurer.

Incapable de choisir tel l’âne de Buridan, il mena de front cette double

relation. Pendant laquelle il fit des comparaisons. La châtaigne Ginette avait

des petits seins fermes aux aréoles bien dessinées, aux tétins dressés, la

blonde Yvonne des seins amples et soyeux aux aréoles et aux minuscules

tétins presque invisibles. Mais il découvrit la grande similitude des deux

hymens qu’il n’avait que le droit d’effleurer.

Il fut ainsi bigame avant mariage pendant un certain temps en toute

impunité, jusqu’au jour où, hospitalisé pour une bénigne opération, Yvonne

à son chevet, il vit apparaître et disparaître la tête de Ginette par la porte

entrouverte aussitôt refermée dans un claquement sec.

Le sentiment de culpabilité qui couvait s’empara de lui. L’époque était à

“ faites des enfants ”. Il choisit Ginette parce qu’elle serait, pensait-il, une

meilleure mère pour ses enfants, n’ayant aucune idée de ce qu’est s’engager

pour la vie.

Il a encore le creux au ventre de ses paroles de rupture et dans la gorge les

larmes d’Yvonne. Il pense l’avoir aperçue, quelques années plus tard,

poussant un landau dans le bois de Vincennes.

*

Des morts

La mère Couchetounu mourut d’un coup au cœur. Il apprit sa mort

incidemment bien après son inhumation. Il aurait dû être là. Il lui devait

bien ça. Il ne l’avait pas revue depuis sa visite avec Yvonne. Encore une

fois la culpabilité l’agrippa au collet. Pourtant, il ne put s’empêcher de se

demander quel cercueil avait-on pu lui fabriquer pour mettre ses 120 kilos

plus en large qu’en long. Était-ce le père Couchetounu qui avait creusé le

trou ? Peu probable, à 83 ans il avait dû passer la main.

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Le vieux épousa presque aussitôt sa belle-sœur de 2 ans sa cadette, pour

mourir à 85. Contrairement à l’idée reçue, se confirmait alors que chez

certains, faut croire, l’alcool conserve.

L’énorme dame dormait-elle encore dans le petit cimetière de Pécy ? Quand

il y alla récemment, plus aucune trace. De son père non plus, qui avait été

enterré là. Le nom des pauvres ne reste pas longtemps dans les cimetières.

Reste de ce nom une tombe à perpétuité, celle de la première épouse du

père, du temps qu’il y avait des sous. Une dalle gris sale, largement

ébréchée, inclinée, qui porte l’inscription à demi effacée : Émilie Bla.che

Langlo.s épouse de Georges N… 16 10 1882 -15 9 1914.

Perpétuité pas si perpétuelle que cela puisque fichée au pied de la dalle une

petite plaque indique : “ Cette concession réputée en état d’abandon fait

l’objet d’une procédure de reprise. Prière de s’adresser à la mairie ”.

La place est libre. À qui le tour ?

C’est encore Toby qui sera resté là le plus longtemps. Il doit y être encore,

mort aussi là-bas. Le père Couchetounu l’a enterré. Les gens qui ont repris

la maison de Mélenfroy ne savent pas qu’il repose au fond du jardin tout

contre l’allée qui mène au verger.

Il espérait retrouver de ces choses dans des documents qu’il garde dans une

boîte à chaussures. Rien. Mais, inattendue, une photo de lui vers 7 ou 8 ans.

Il ressemble à s’y méprendre à un portrait de Rimbaud enfant.

Maintenant, il aurait plutôt la gueule d’Henry Miller fin de vie.

*

Les berges de la Seine

Il se baladait volontiers sur les quais de la Seine. C’était le temps où les

bagnoles de Pompidou n’avaient pas encore massacré le refuge des

amoureux.

*

La mousse de la bière

Il avait rencontré Jean-Marie pendant la libération. Ils s’étaient reconnus

immédiatement, tous deux de petite extrace avec des rêves et des désirs

proches sinon semblables : s’extraire des pantalons rapiécés. Jean-Marie

était né au “ 140 ”. Ainsi désigne-t-on la cité ouvrière située 140 rue de

Ménilmontant, construction des années 30, briques rouges, Front Populaire,

peut-être.

Ils nourrissaient l’un et l’autre une certaine révolte, étaient tentés par le

théâtre, s’intéressaient à la poésie. Dans les cafés de la rive gauche, surtout

pas le Flore ni les Deux Magots qui puaient le snobisme, ils s’exerçaient à

l’écriture automatique : la mousse de ma bière violette, avant de disparaître

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dans les boutons de manchettes du gros chien noir au parapluie troué,

balaie les chapeaux de roue ennuagés qui bêlent …

Était-ce vraiment automatique ?

Soixante ans plus tard, perdus, oubliés tous les copains d’école, de bahut et

d’ailleurs. Jean-Marie encore là, le seul qui reste avec un troisième venu

plus tard : le Grand Pierre appelé Petit Con malgré son mètre quatre-vingt-

huit, parce qu’il est plus jeune qu’eux de quatre ou cinq ans.

Il pense, depuis quelque temps, à une pièce de théâtre pour eux trois,

intitulée 3 H (pour 3 hommes) ou “ la traversée du mouroir ”, thème de

leurs plaisanteries, de leur folklore ante mortem qui se jouerait dans un

établissement de fin de vie.

Chef d’œuvre qui ne verra jamais le jour.

*

Le voyage au bout de rien

Les Tropiques d’Henry Miller le frappèrent en plein Plexus, (bien avant la

crucifixion en rose, 49/52/60) miroir de la violence machiste de ce monde

absurde, soubresaut pour essayer d’en sortir, dénonciation, jetant une

lumière crue sur sa propre sexualité d’adolescent. Tristes tropiques !

Et aussi, pourtant, banalité des banalités mais, vraie vérité vraie, il y eut sa

vie avant et sa vie après la lecture du Voyage au bout de la nuit. Quel

désarroi à la découverte des vomissures de la même plume ! Voyage au

bout de quoi ? Au bout de rien. De l’abject. Les chapeaux mous, les

manteaux de cuir brun ou verdâtre, les autobus à plate-forme, le milicien, le

revolver dans le dos, le vasistas cassé lui avaient de nouveau pris le ventre.

Il avait senti la nausée de Monsieur Klein lui remonter aux lèvres.

Mais, il avait déjà choisi un autre itinéraire. Avec André Breton, il rencontra

Jacques Vaché à l’hôpital de Nantes en 1916. Il franchit la porte ouverte par

L’Esprit nouveau, le manifeste d’Apollinaire et il fut d’accord avec son

auteur pour attribuer le qualificatif de Drame surréaliste aux Mamelles de

Tirésias. Il adhéra au mouvement Dada, fréquenta Tristan Tzara, Marcel

Duchamp, Francis Picabia. Puis, rompant avec Dada, il créa avec Breton,

Eluard, Aragon et Soupault la revue Littérature, en 1919. LIT ET

RATURE.

Il s’impliqua en 1920 dans la rédaction des Champs magnétiques, sans

demander l’avis de Philippe Soupault.

Il lut les Lettres de guerre de Jacques Vaché. René Crevel, Robert Desnos,

Benjamin Perret, Antonin Artaud, Max Ernst, André Masson, Salvador Dali

furent de ses amis. Il remonta jusqu’aux poésies d’Isidore Ducasse, de

Rimbaud, tira au pistolet avec Jarry, fit du footing avec le surmâle et

chatouilla la gidouille du Père Ubu.

Puis, en 1924, il co-signa avec Breton dans le Manifeste du surréalisme,

cette définition : “ Surréalisme : automatisme psychique par lequel on se

propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre

manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en

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l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute

préoccupation esthétique ou morale ”.

Il initia, à la direction de la Révolution surréaliste avec Pierre Naville et

Benjamin Perret, lors de la publication de son premier numéro ; le 1er

décembre 1924, une grande enquête sur le suicide. Il participa aussi à

l’enquête “ Pourquoi écrivez-vous ? ”. Oui, pourquoi écrire ? Lui qui

n’avait fait que bafouiller sur papier de brouillon.

Il connut l’amour fou avec Nadja. Pour répondre à l’injonction surréaliste, il

se vit descendre dans la rue avec un pistolet et tirer au hasard sur le premier

passant venu, enfin il se suicida virtuellement.

Bref, en tant qu’éminent surréaliste, il proclama la toute puissance du rêve,

de l’instinct, du désir et de la révolte. Il se dressa contre toutes les formes

d’ordre, logique, morale ou sociale.

Certains ont découvert à la libération cigarettes blondes et chewing-gum

américains, d’autres le jazz. Lui, sans le savoir, depuis avant la guerre,

depuis son enfance peut-être même, le jour où ce salaud de Père Noël, son

homonyme, ne lui avait apporté que deux oranges et trois papillotes, cela

avait été le surréalisme.

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Après

Après

Ensuite

ce fut la vie

comme elle est.

Vimpelles

2005