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    L U I G I P I R A N D E L L O

    N O U V E L L E SHUMORI ST IQUES

    Traduitesprsentes et commentespar

    Benjamin CRMIEUX

    S O R L O T

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    POUR LIRE PIRANDELLO

    N Port-Empdocle, faubourg maritime de Girgenti(Agrigente) en Sici le , le 28 juin 1867, Luigi Pirandelloappartenait une famille de patriotes libraux et antibourboniens. Il dut suivre en cachette les cours du lyceclassique, tandis que son pre, riche exportateur de soufre,qui le destinait au ngoce, le croyait lve d'une cole commerciale. En 1886, les moyens lui sont pourtant donnsde poursuivre ses tudes Palerme d'abord, puis l'Uni"versit de Rome, enfin en Allemagne, Bonn (1888) d'oil revient docteur en philologie avec une thse sur le dialecte de Girgenti. Il en rapporte une traduction des ElgiesRomaines de Gthe et une plaquette de vers originaux :Elgies Rhnanes.D s 1889, il avait runi ses premires posies d'adolescence en un petit recueil : Mal joyeux, influenc par la mtrique barbare de Carducci. En 1 8 9 1 , il donne Pques deterre, pomes influencs par la mtrique des potes prov e n a u x du moyen ge et commence sa carrire de romancier en publiant L'Exclue en feuilleton dans la Tribuna(1893). C'est le premier feuilleton sign d'un Italien qui aitparu dans ce quotidien, monopolis jusque-l par les traductions du franais. Suivent trois nouvelles : Amours sansamour, un bref roman : Le Tour.Mari depuis peu, Pirandello se trouve, par suite despculations malheureuses de son pre, brusquement ruinet contraint donner des leons pour gagner sa vie. En1 8 9 7 , il est nomm professeur de stylistique l'Ecole suprieure de Magistre de Rome o il enseignera jusqu'en 1922,menant avec sa femni@ et les trois enfants qui lui sont ns,

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    8 POUR LIRE PIRANDSIAOune existence modeste dang le quartier Nomentano* Ilpublie encore un recueil de vers : Musette, mais composesurtout des nouvelles qui paraissent dans le Corriere dliaSera, la Lettura, etc.. au lendemain de son premier grandsuccs, obtenu avec un roman : Feu Mathias Pascal (1904).Toutes ses nouvelles et contes,parus d'abord dans des journaux ou des revues, sont priodiquement rassembls enrecuei ls . A signaler deux volumes d'tudes esthtiquespublis cette poque, dont l'un : L'Humorisme clairetoute l'uvre de Pirandello et laisse prsager ce qu'on dev a i t appeler plus tard le pirandellisme .L ' a c t i v i t littraire de Pirandello et son succs vontcroissant pendant la priode 1 9 1 0 - 1 9 1 5 , malgr la tideurlgrement mprisante de la critique dite avance songard. Sa vie familiale est bouleverse par une maladienerveuse de sa femme dont on rencontre de nombreuxchos dans son uvre. En 1918, il devra se rsigner sesparer d'elle et la confier une maison de sant. Laguerre lui apporte une autre preuve : son fils an est faitprisonnier. C'est alors que le thtre, qui est essentiellement l'art du conflit, et qu'il avait jusque-l ddaign, en dpit d'une tentative, d'ailleurs peu heureuse luiapparat comme la forme d'expression la plus approprie l'poque. Il commence alors (1915) composer une sried'ouvrages dramatiques. C'est en 1921 qu'il fait reprsenter Rome les Six personnages en qute d'auteur, accueillisd'abord par des sifflets, mais qui ne tardent pas se rpandre en traductions dans toute l'Europe et aux Etats-Unis . Le succs, international galement, d'Henri IV, deVtir ceux qui sont nus, transforme la vie casanire de Pirandel lo en une existence errante de vedette cosmopolite. Onle voit successivement sjourner Paris, Berlin, Parisencore, et entreprendre travers l'Europe et dans les deuxAmriques des tournes la tte d'une compagnie thtralequ'il dirige et qui reprsente ses uvres. En 1934, le prixNobel de Littrature lui est dcern. Il meurt inopinment d'une congestion pulmonaire, contracte pendantune prise de vues d'un film tir de Feu Mathias Pascal.Etranger la politique, il avait donn son adhsion au rgimefasciste en 1924 et avait t nomm membre de l'Acadmied'Italie ds sa fondation.L'dition dfinitive de son thtre et de ses nouvellesa paru chez l'diteur Mondafori. La presque totalit deses nouvelles a t rassemble en deux gros volumes, sousle titre i Nouvelles pour un an,

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    BIBLIOGRAPHIE(Les ouvrages dont les titres sont suivis d'un astrisque

    existent en traduction franaise)

    P O S I E :Mal joyeux (1889). - Pques de Terre (1891) . - ElgiesRhnanes (1892). - Musette (1901) . - Fausses notes (1912) .

    R O M A N S :L'Exclue** (1901, paru en feuilleton en 1893) . - L e Tour**(1895). - Feu Mathias Pascal*** (1904) [la traductionest trs abrge]. - Son Mari (1911) . - Les Vieux et lesJeunes (1913). - On tourne** (1915) . - Un, personne etcent mille*** (1926).N O U V E L L E S :

    Amours sans amour (1894). Quand j'tais fou (1901) Farces de la vie et de la mort, 2 vol. (1902). - Blanches etnoires (1903). - Herms Bifrons (1905). - La Vie nue(1906). - Tercets (1906). - Le Traquenard (1914). - Uncheval dans la lune (1918). - Le Carnaval des morts (1919) .- Tu ris (1929).[Des nouvelles extraites de ces divers recueils et traduites en franais, ont t rassembles en volumes sousles titres : Le Livret rouge*, Vieille Sicile*, Innocentes***].E S S A I S :Art et Science (1908). - L'Humorisme (1910) .T H T R E :Le Devoir du mdecin (1911) . - L'Etau. - Limons deSicile*** (1913). - La Raison des autres (1913). - Le

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    I BIBLIOGRAPHIEBonnet de Fou* (1916) . - Gare toi, Jacquot ! (1916) . -Liol (1916) . - La Volupt de l'Honneur*** (1917) . -Chacun sa vrit* (1918) . - L'Imbcile* (1918) . - Le Jeud e s rles (1918) . - La Greffe (1919) . - L'Homme, la bteet la vertu*** (1919) . - La Patente* (1919). - Tout pourl e mieux* (1920). - Mais c'est pour rire (1920). - Commeavant mieux qu'avant*** (1920). - Eve et Line* (1920). -Six personnages en qute d'auteur* (1921). - Henri IV*(1922). - Vtir ceux qui sont nus* (1922). - La Vie que jet'ai donne* (1923). La Fleur aux lvres (1923). - Commec i ou comme * (1924). - L'Ami des Femmes maries(1927) . -Diana et la Tuda (1927). -La Nouvelle Colonie(1928). -Lazare (1929). -Ou d'un seul ou d'aucun (1929) . -Comme tu me veux* (1930). - C e soir, on improvise* (1930).- Se trouver (1933). - Quand on est quelqu'un (1933). O n ne sait comment (1934). - Les Gants de la montagne(1936).[ L e s ouvrages marqus d'un * ont t traduits par B e n jamin Crmieux, de ** par Y v o n n e Lenoir, de *** pardivers autres traducteurs.]

    CONSULTER :Federico N A R D E L L U : L'Homme secret (Gallimard). -Benjamin C R M I E U X : Panorama de la LittratureItalienne (Ed. du Sagittaire). - Id. : Prface de la traduction d'Henri IV (Gallimard). - Id. : LuigiPirandello(Revue de Paris, 15 dc. 1936) .

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    POUR LIRELES NOUVELLES HUMORISTIQUES

    Vers 1890, quand Luig i Pirandello sent s'veiller sa v o c a tion d'crivain, la posie lyrique,domine par Giosu Car-ducc i , est au tout premier plan de la vie littraire italienne,mais l'art de la nouvelle presque compltement ngligdepuis trois cents ans, bien que la pninsule, du moyen geau x v i e sicle, de Sacchetti et Boccace Firenzuola et Ban-del lo , ait t la terre privilgie des conteurs connatun florissant renouveau. Toute une plade de prosateurs,en grande majorit mridionaux, Giovanni Verga, LuigiCapuana, Federigo de Roberto, siciliens comme Pirandel lo ; Mathilde Serao, Salvatore di Giacomo, napolitains ; le Gabriele d'Annunzio des Nouvelles de la Pescara,abruzzais, groups sous l'enseigne du risme, en mmetemps qu'ils donnent forme au roman italien .moderne, secomplaisent au rcit bref. Le vrisme, frre cadet du naturalisme franais, s'en distingue par plus d'un trait : presqueuniquement rgionaliste, il garde un sens de la grandeurtragique aussi bien que de la farce paysanne qui exclut lasordidit de certaines peintures de murs, si frquentechez nos naturalistes ; d'autre part, il vise volontiers lagrande fresque historique.

    Il tait naturel qu' ses dbuts, Pirandello considrtcomme des modles un Verga et un Capuana. Pourtantla seule influence vraiment marquante qu'il ait subie etqu'il a toujours hautement reconnue fut celle de Maupassant.Jusqu' la fin, le moule de la nouvelle raliste la Maupassant, avec son droulement chronologique, ses descriptions, ses dialogues, la minutie des portraits physiques et

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    1 2 POUR URE I,ES NOUVEU,S HUMORISTIQUESmoraux des personnages, lui a suffi, mme quand il a eu exprimer les nuances psychologiques ou philosophiques lesplus trangres l'auteur de Boule de Suif.Si Maupassant lui est apparu comme le matre entretous, c'est, n'en pas douter, parce qu'il est de tous lenarrateur le plus cursif, le plus rapide, le plus proche desconteurs oraux d'Agrigente et de Port-Empdocle, dont lesrcits avaient berc l'enfance et l'adolescence de Pirandelloet dont il est l'hritier direct. Le rpertoire de ces conteursbnvoles tait double : d'une part il comprenait tout unfolklore qui rejoignait les fabliaux du moyen ge, nourrid'histoires de maris berns, de marchands dups, de prtreset de moines raills ou bafous, de lgendes aussi de l'gebourbonien, avec bandits d'honneur, argousins impitoyableset patriotes hroques ; d'autre part, c'tait une chroniqueau jour le jour del petite vi l le et des vil lages environnants,a ve c toutes les aventures tranges ou cocasses, toutes lesanecdotes relatives aux originaux d'Agrigente et desalentours, dont la vie provinciale est toujours si riche.Serv i par une mmoire extraordinaire, c'est dans ce fondinpuisable qu'a d'abord et avant tout puis Pirandello.A l'origine de ses sujets les plus invraisemblables en apparence, il y a presque toujours un souvenir, souvenir d'unfait dont il fut le tmoin ou qu'il entendit raconter. Et sonart, bien qu'il se soit ds le dbut moins souci de l'anecdotemme que des ractions psychologiques diverses des diffrents personnages devant le mme fait, est essentiellementl'art d'un narrateur oral, qui interrompt son rcit pourinterpeller l'auditeur, pour fournir des dtails rtrospectifssur le personnage qui fait irruption dans l'histoire, pourcommenter les vnements et qui s'applique phonogra-phier les dialogues, en soulignant les tics de langage dechacun, le tout emport par une vritable ivresse de conter.La caisse en rserve (p. 29) est un exemple typique defabliau ainsi prsent et renouvel. On en pourrait direautant de l'apologue de Madame Frla et Monsieur Ponza,son gendre (p. 84), mais un lment nouveau, tout faitparticulier Pirandello, s'y fait jour, qui, dans La caisseen rserve, n'apparat qu' l'extrme fin.Cet lment, c'est l'humour pirandellien, qui confreleur principale originalit ses contes et nouvelles, comme ses romans et son thtre, humour qui correspond son sentiment le plus intime de la condition humaine,humour la dfinition duquel il a consacr tout un essaiqui prend par instants allure de confession,

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    POUR URE IvES NOU VEINES HUMORISTIQUES 13L'humour, selon Pirandello, c'est le sentiment du contraire . Nous rencontrons par exemple, dit-il, une viei l lefemme outrageusement farde et peinte. Nous percevons

    qu'elle est le contraire de ce qu'une viei l le femme doit tre,et nous rions, le comique naissant de cette perception ducontraire. Si nous rflchissons que cette vieille se fardepeut-tre pour conserver l'amour d'un mari beaucoup plusjeune, notre rire s'teint, nous venons d'avoir le sentimentdu contraire qui constitue l'humour et qui, dans un casinverse, pourra nous faire rire d'une scne au premier abordtragique. (Exemple : le dnouement macabre de La caisseen rserve.) Tout vritable humoriste, dclare Pirandello, n'est passeulement pote, il est aussi critique, mais qu'on y prennegarde, un critique sui generis, un critique d'imagination.L'humorisme peut se dfinir : un phnomne de ddoublement dans l'acte de la conception. L'artiste a devant lui un paysage ou un spectacle quelconque, un homme ou une situation. S'il est raliste, ils'attache les reproduire tels quels ; s'il est idaliste, illes interprte selon son temprament. Dans les deux cas,l'artiste ne s'occupe que de reprsenter les choses, en s'aban-donnant au travail de son imagination. Mais s'il s'agit d'unhumoriste, il ne se contente pas de raliser une uvre plastique ou figurative ; il unit la rflexion l'imagination, ilne se contente pas de dessiner, de colorier, de modeler,d'exprimer, en mme ttmps il raisonne et juge : La rflexion se transforme en un diablotin qui dmonte le mca-canisme de toutes les images, de tous les phantasmes dressspar le sentiment, et le dmonte pour voir en quoi il consiste,pour en faire jouer le ressort, pour l'entendre grincer. L a rflexion agit sur l'imagination pour en modrer l'lanl y r i q u e , pour l'empcher de s'abandonner l'lan du sentiment. La situation de l'humoriste, constate Pirandello,ne peut tre qu'amrement comique. C'est celle d'un hommequi se trouve toujours hors de ton, qui joue la fois du v i o lon et de la contrebasse, d'un homme qui ne peut avoirune pense, sans qu'il lui en vienne aussitt une autre oppose , . . . d'un homme qui ne peut s'abandonner un sentiment sans prouver aussitt quelque chose en lui qui luifait une grimace, le trouble, le dconcerte et l'irrite. Pirandello compare l'humoriste un Herms Bifrons, incapablede rire ou de pleurer uniquement, mais dont un visagerit des pleurs que verse l'autre.Pourquoi est-on ou devient-on humoriste, se demande

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    1.4 POUR I,IRB I,S NOUVBIXES HUMORISTIQUESPirandello ? L'humorisme, rpond-il, est une forme particulire d'esprit laquelle il est arbitraire d'attribuer descauses dterminantes. Il peut, toutefois, tre le rsultatd'une exprience amre de la vie et des hommes, d'uneexprience qui, si elle ne permet plus, d'une part, au sentiment ingnu de dployer ses ailes et de s'lever commel'alouette pour lancer son cri vers le soleil sans le retenir parla queue au moment de son envol, pousse, d'autre part, rflchir que la tristesse des hommes est due souvent latristesse de la vie, aux maux dont elle est pleine, et quetout le monde ne sait ou ne peut supporter, elle pousse rflchir que la vie n'ayant pas fatalement pour la raisonhumaine un but clair et dtermin, il faut pour que l'hommene reste pas suspendu dans le vide, que l'existence offre unbut particulier, artificiel, illusoire chacun, but noble oubas, peu importe, puisqu'il n'est pas, puisqu'il ne peut pastre le but vritable de la vie, cherch avec acharnementpar tous les hommes et qu'aucun ne trouve, peut-tre parcequ'il n'existe pas. Pour l'humoriste ainsi dfini, il n'y a plus que deux typesd'hommes, celui qui n'a pas pris conscience de cette vanitprofonde de la vie et qui s'agite encore en tous sens commeune marionnette, et celui qui en a pris conscience. Ce dernier ne voit plus dans la vie qu'une triste bouffonnerie . L'homme qui a compris le jeu ne russit plus se tromperlui-mme, mais l'homme qui ne russit plus s'illusionnerne peut plus prendre got, ni plaisir la vie. Mon art estplein d'une piti amre pour tous ceux qui se trompent eux-mmes, mais cette compassion ne peut qu'tre fsuivie d'unefarouche rvolte contre le destin qui condamne l'homme l'illusion. Cette rvolte, fruit d'un scepticisme et d'un pessimismeabsolus, habite parfois les personnages conscients desnouvelles de Pirandello, par exemple le hros de La Souricire (p. 75). Mais plus souvent que des rvolts, il prfrepeindre des adapts , qui, ayant perdu toute illusion, sesoumettent toutes les conventions sociales, mais qui,chaque fois qu'ils le peuvent, obissent la loi du cur,et font le moins de mal, le plus de bien possible leurs semblables dans la faible mesure o la destine goguenarde leleur permet. Exemple : Mm e Ponza, dans Madame Frlaet M. Ponza, son gendre, qui se sacrifie en silence sans jamaisavouer en public si c'est la folie de son mari ou de Mm e Frl a . Autre exemple : le docteur Fileno de la Tragdie d'unpersonnage, inventeur de la philosophie du lointain .

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    POUR UR I.ES NOUVEU,ES HUMORISTIQUES 15Il convient de souligner ici que Pirandello ne songe jamais incriminer la socit, se rvolter contre l'tat social ;selon lui, c'est la nature de l'homme, la condition qui lui

    est faite par son destin d'tre conscient qui sont seulescoupables. L'animal vit heureux parce qu'il ne sait pas qu'ilv i t , parce qu'il est tout instinct et se laisse emporter parses impulsions sans jamais regretter sa vie de la veil le oude la minute prcdente. Au lieu que le malheur de l'hommevient de ce qu'il ne peut ainsi s'abandonner aveuglment la minute qui l'emporte ; prenant conscience de sa dure,il voudrait la fixer dans une forme immuable et qui luidonne le maximum de plaisir. Mais la vie en s'coulant dtruit successivement toutes les formes o il tente de sefixer. (La Souricire, p. 75.) C'est pourquoi Pirandello nes'insurge jamais contre les institutions familiales et sociales,quelles qu'elles soient, considres par lui comme un cadreun peu moins instable, comme des formes un peu plus rsistantes l'incessante mobilit des forces vitales. Il proclamemme la ncessit de s'accrocher un ordre humain o ledevoir familial prime les droits de l'individu. Ce respectde la famille peut s'exprimer sur le mode ironique (Le maride ma femme) ou de faon dramatique (La Lumire d'enface, p. 41.)L a plupart des humains ignorent la fatalit du duel permanent entre la forme et la vie, et la majorit des contes etnouvelles de Pirandello sont consacrs les montrer ballotts entre ce qu'ils sont et ce qu'ils croient tre, entre cequ'ils sont et ce qu'ils voudraient tre, entre ce qu'ils sontpour eux-mmes et ce qu'ils sont aux yeux des autres(L'Esprit malin, p 57). Le titre d'un des recueils de nouvel les de Pirandello en indique bien la tonalit gnrale etles thmes prfrs : Farces de la vie et de la mort.Le plus souvent, les nouvelles ont naturellement pourcadre la Sici le , le pays d'Agrigente, avec sa vil le haute,son port, ses soufrires, sa campagne semi-tropicale (voirle dbut de l'Esprit malin), ses populations encore croupissantes dans la misre et la superstition ; mais ct deces contes aliments par les souvenirs d'enfance, il y atout un cyc le romain, nourri par la dure exprience du professeur mal pay que fut Pirandello, o, dans le cadre desquartiers neufs de la Rome humbertienne, s'agite un mondetriqu de petits fonctionnaires, de petits bourgeois. Pourtre complet, il faudrait mentionner un cyc le balnaire ,o les mmes personnages s'agitent dans l'oisivet d'unevi l le d'eau.

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    l 6 POUR WRE I,ES NOUVE&I^S HUMORISTIQUESMais quel que soit le lieu o les situe Pirandello, quelque soit leur niveau social, toutes ces marionnettes se meuvent dans une atmosphre de bouffonnerie dsole, souvent

    macabre ou de piti bouffonne. Tout n'est qu'amre drision pour ces hros, souvent aussi pleine de bonne volont,de courage et d'illusion et aussi maltraits par le sort quele Chariot des films amricains.Tantt Pirandello nous montrera une mre qui, pourcomplter la dot de sa fille, prend des enfants en nourrice,qu'elle laisse mourir, faute de lait, tuant ainsi ses nourrissons au nom de son amour maternel ; tantt ce sera unministre qui, se sentant mourir, imagine et rgle ses funrai l les , mais, par suite d'une erreur d'aiguillage, son cercuei l est lanc dans une fausse direction et c'est la dpouilled'un pauvre sminariste qui reoit sa place les honneursfunbres. Un cocher de fiacre, devenu depuis la veil le cocherdes pompes funbres, s'assoupit sur son sige, et s'veillanten sursaut, invite un passant prendre place dans le corbillard. Un vieux clibataire, qui a toujours reproch sonmeilleur ami, le choix de son pouse, n'en finit pas moins,aprs la mort de cet ami, par pouser sa v eu v e . Un vieuxcaissier, qui a puis dans le coffre-fort de son patron, prisde remords, descend la plage, rsoki se noyer. Mais il yrencontre des amis et toute la journe rit et fait bombance,oublieux de sa rsolution et du vol qu'il a commis. Il ne seretrouve devant la ralit qu'en rentrant chez lui : l'hommequi s'empoisonne alors n'est dj plus celui qui avait vo let qui avait ressenti d'pres remords. Il n'en est pas moinsoblig d'expier pour le voleur qu'il a t quelques instantset qu'il n'est plus.Ces quelques sujets de nouvelles suffisent montrer lafois avec quelle imagination et aussi quelle mthode Pirandello ramne sa vision particulire de la vie des thmestirs de ses souvenirs, du folklore sicilien ou encore desimples faits divers. On l'a accus parfois de compliquer plaisir la psychologie de ses personnages ou l'intrigue danslaquelle il les engageait pour mieux les insrer dans sonsystme. Cela lui arrive sans aucun doute, mais le plus souvent, la vrit humaine s'en trouve non pas offense, ougauchie , mais approfondie. Il sait d'ailleurs, quand l'occasion s'en prsente, extraire une intense motion d'un sujettout simple (La Lumire d'en face) ou d'une simple impression vcue (Berceuse, p. 51).Pirandello n'a jamais cess d'crire des nouvelles jusqu'la fin de sa vie et mme quand son activit thtrale l'acca-

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    POUR URE IvBS NOUVELLES HUMORISTIQUES 17parait le plus (en dernier lieu, il se complaisait de plus enplus dans des contes semi-fantastiques et presque surralistes) ; aussi est-il vain de vouloir distinguer entre le conteur et le dramaturge, opposer l'un l'autre. Le dramaturgedrive directement du conteur, quoi qu'on en ait pu dire,et c'est si vrai qu' deux ou trois exceptions prs, toutes lespices de Pirandello sont tires de nouvelles, souvent critesde longues annes auparavant. A titre d'exemple, nousavons donn Madame Frla et M. Ponza, son gendre qui afourni le canevas de Chacun sa vrit. On trouvera galementdans La tragdie d'un personnage une tirade qui a treprise dans les Six personnages en qute d'auteur.

    L'unit de l'uvre pirandellienne est complte. Elles'est dveloppe par tapes, s'largissant, s'approfondissantsans cesse. Le thtre, auquel Pirandello ne s'est consacrqu' partir de cinquante ans, tmoigne d'une maturitcomplte, mais les nouvelles ont la vigueur et la diversitparfois indiscipline d'une puissante nature en sa fleur.C'est dans les nouvelles que le temprament de feu de Pirandel lo se montre le mieux ; sous le jet glac de son humour,il brasille, lance des tincelles, et dgage une fume acrequi prend* la gorge et met les larmes au bord des cils . Lavaleur de son message et de son art rside dans ce mlangede passion brlante et de froide rflexion. Sans conteste,il est le plus grand conteur italien de son temps. Et si sonapport dans l'art de la nouvelle n'a ni l'importance, ni l'originalit de son apport dans l'art dramatique, sa place n'enreste pas moins marque entre Tchekov et Maupassant.B . C.Toulouse , aot 1941.

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    NOUVELLES HUMORISTIQUES

    I .A T R A G D I E D'UN P E R S O N N A G E 1

    C'est une vieille habitude que j'ai de donner audience, tous les dimanches matin, aux personnagesde mes futures nouvelles.Pendant cinq heures, de huit treize. l m'arrive presque toujours de me trouver enmauvaise compagnie.Je ne sais pourquoi, il n'accourt d'ordinaire mesaudiences que les gens les plus mcontents qui soient,tantt affligs de maux tranges, tantt emptrsdans des aventures extraordinairement compliques. C'est vritablement un supplice d'avoir affaire eux.J'coute tout ce monde avec patience ; je questionne avec bonne grce ; je prends en note le nom etla situation de chacun ; je tiens compte de leurs sentiments et de leurs aspirations. Mais il faut bien direaussi que, pour mon malheur, je ne suis pas facile contenter. Patience, bonne grce, tant qu'on voudra,mais je n'aime pas tre dupe. Et j'entends, par unelongue et subtile enqute, pntrer jusqu'au fond desmes.Or il arrive que plus d'un prend ombrage de cer-

    i . Cette nouvelle est le germe primitif d'o est sorti le chef-d'uvre de -l'auteur : Six personnages en qute d'auteur.

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    20 y U G l P I R A N D E U v Otaines de mes demandes, se cabre et rcalcitre furieusement, peut-tre parce qu'il s'imagine que je prendsplaisir le dgonfler, de tout le srieux avec lequel ils'est prsent moi.Toujours avec patience et bonne grce, je m'ingnie lui faire comprendre, lui faire toucher du doigtl'utilit de ma demande. C'est qu'on a tt fait de sevouloir de telle ou telle manire ; le tout est de savoirsi nous pouvons tre tels que nous nous voulons. Quenous n'en soyons pas capables, et du mme coupcette volont doit forcment paratre ridicule etvaine.Ils refusent de s'en laisser persuader.Et alors, comme au fond j'ai bon cur, je les plains.Mais est-il possible de compatir certaines msaventures sinon condition d'en rire ?Consquence : les personnages de mes nouvellesvont publiant partout que je suis un crivain impitoyable et particulirement cruel. Il faudrait un critique de bonne volont pour montrer toute la compassion qu'il y a derrire mon rire.Mais o trouver par le temps qui court des critiquesde bonne volont ?

    ** *

    Il convient de noter que quelques-uns de ces personnages, au cours des audiences, se prcipitent aupremier rang et s'imposent avec tant de ptulanceet de violence que je me vois contraint quelquefois m'expliquer avec eux sur-le-champ.Beaucoup se repentent ensuite amrement de leurhte et me supplient de les dbarrasser qui d'un dfaut, qui d'un autre. Mais je me borne sourire ettranquillement je leur conseille d'expier leur pchoriginel et d'attendre que j ' a i e le temps et la possibilit de revenir eux.Parmi ceux qui restent en arrire, en attente, etse laissent bousculer, il en est qui soupirent, d'autres

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    N O U V E I X S S HUMORISTIQUES 21qui plissent, d'autres encore qui se lassent et s'envont frapper la porte de quelqu'autre crivain.Il m'est arriv frquemment de retrouver dans lesnouvel les de beaucoup de mes confrres des personnages, qui s'taient d'abord prsents moi ; il m'estarriv aussi d'en reconnatre certains autres qui,mcontents de la faon dont je les avais traits, ontvou lu essayer de faire ailleurs meilleure figure.Je ne m'en plains pas ; d'habitude, en effet, il seprsente moi deux ou trois nouveaux personnagespar semaine. Kt souvent leur foule est si dense que jedois m'occuper de plusieurs la fois. Mais , un moment donn, mon esprit ainsi partag et bousculse refuse cet levage double ou triple et s'crie,exaspr : ou bien prsentez-vous l'un aprs l'autre,tout doucement, sans vous presser, ou bien retourneztous les trois dans les limbes !Je me rappellerai toujours avec quelle humilitattendit son tour un pauvre petit vieux qui m'arri-v a i t de loin, un musicien, le maestro Icilio Saporini,qui avait d s'expatrier en Amrique, en 1849, lachute de la Rpublique Romaine, pour avoir mis enmusique je ne sais plus quel hymne patriotique, etqui, aprs quarante-cinq ans d'absence, presqueoctognaire, tait revenu en Italie pour y mourir.Crmonieux, avec une petite voix pareille au zinzind'un moustique, il laissait passer tout le monde avantlui . Finalement, un jour que j'tais encore convalescent d'une longue maladie, je le vis pntrer dansma chambre, plus humble que jamais, avec un petitrire timide sur les lvres : Si je pouva i s . . . Si je ne vous drangeais pas...Comment donc, s'il pouvait, pauvre petit vieux !Il avait choisi le moment le plus opportun. Et je lefis mourir incontinent dans une brve nouvelle intitule : Musique d'autrefois1.

    1 . Cette nouvelle a t rellement crite.

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    22 LUIGI PIRANDELLO* *

    Dimanche dernier, j'ai pntr dans mon cabinetde travail, un peu plus tard qu' l'ordinaire.Un long roman, reu en service de presse et quiattendait d'tre lu depuis plus d'un mois, m'avaittenu vei l l jusqu' trois heures du matin mditersur un des personnages, le seul qui ft vivant au milieud'ombres vaines.Il reprsentait un pauvre homme, un certain docteur Fileno, qui croyait avoir dcouvert le remde leplus efficace contre toute espce de maux, une recette infaillible pour se consoler soi-mme et consolerautrui de toutes les calamits publiques ou prives.A dire vrai, il s'agissait moins d'une ordonnanceou d'un remde que d'une mthode, imagine par ledocteur Fileno, qui consistait lire du matin au soirdes livres d'histoire et projeter le prsent lui-mmedans l'histoire, comme s'il tait dj trs loign dansle temps et class dans les archives du pass.Grce cette mthode, il s'tait dlivr de toutesses peines et de tous ses ennuis, et il avait sansavoir eu besoin de mourir pour cela trouv lapaix, une paix austre et sereine, enveloppe d'unecertaine tristesse sans regret, cette tristesse que conserveraient encore les cimetires sur la face de laterre, mme si tous les hommes taient morts.Tirer du pass des leons pour le prsent, le docteur Fileno n'y songeait mme pas. Il savait que ceserait temps perdu, et aussi sottise, l'histoire tantune composition idale, faite d'lments recueillisselon le temprament, les antipathies, les sympathies, les aspirations, les opinions des historiens, etcette composition idale ne pouvant tre utilise parla vie qui pousse en avant avec tous ses lmentsencore pars et dsordonns. Il ne songeait pas davantage tirer du prsent des normes ou des prvisionspour l'avenir ; il faisait mme le contraire : il se situait idalement dans l'avenir pour regarder le prsent et l'envisageait comme du pass.

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    NOUVELLES HUMORISTIQUES 23Exemple : il avait perdu une fille quelques joursauparavant. Un ami lui avait fait une visite de condolances. Eh bien ! il l'avait dj trouv aussi consol

    que si cette fille tait morte depuis plus de cent ans.Son malheur, encore tout chaud, il l'avait sansretard loign dans le temps, repouss et relgu dansle pass. Mais il fallait voir avec quelle lvation etquelle dignit il en parlait.En somme, de sa mthode, le docteur Fileno avaitfait une espce de longue-vue retourne. Il l'ouvrait,mais ce n'tait pas pour se mettre contemplerl'avenir, o il savait qu'il ne verrait rien ; il prfraitappliquer son il au gros oculaire et regarder par lepetit, en le fixant sur le prsent, de faon que toutlui appart rapetiss et grande distance. Il travai l la i t depuis de longues annes dj un ouvrage,destin faire poque : La philosophie du lointain.Pendant la lecture du roman, il m'avait paru manifeste que l'auteur, tout occup nouer artificiellement une trame des plus banales, n'avait pas suprendre pleine et entire conscience du personnagedu docteur, lequel, renfermant en soi, et tant seul renfermer le germe d'une cration vritable, avaitrussi, un moment donn, prendre la main soncrateur et se dtacher durant des pages, avec unvigoureux relief, sur les pripties sans intrt durcit, mais brusquement, appauvri et dform, ils'tait laiss soumettre et adapter aux exigences d'undnouement faux et stupide.J'tais demeur longtemps, dans le silence de lanuit, avec la figure de ce personnage devant les y eu x , rvasser. Quel dommage ! Il y avait en lui assez desubstance pour en tirer un chef-d'uvre. Si son auteur ne l'avait pas si indignement mconnu et nglig, s'il avait fait de lui le centre du roman, tous leslments artificiels dont il s'tait servi se seraientpeut-tre transforms, seraient peut-tre devenustout de suite vivants eux aussi. Un grand chagrinml de colre s'tait empar de moi au spectacle decette vie misrablement manque.

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    24 UJIGI PIRANDEIXO*

    * *Eh bien, ce matin-l, comme j'entrais en retarddans mon cabinet de travail, j ' y trouvai un dsordreinsolite. C'tait ce docteur Fileno qui s'tait mlaux personnages qui m'attendaient, mes proprespersonnages, et ceux-ci, dpits et furieux, lui avaientsaut dessus et cherchaient le chasser, tout aumoins l'obliger prendre place derrire eux. Eh l ! messieurs, m'criai-je, qu'est-ce que

    c'est que ces faons ? Quant vous, docteur Fileno,j ' a i dj gaspill trop de temps avec vous. Que dsirez-vous de moi ? Vous ne m'appartenez pas. Iyaissez-moi maintenant m'occuper en paix de mes personnages, et allez-vous en.Une angoisse si profonde et si dsespre se peignitsur le visage du docteur Fileno, qu'aussitt, tous lesautres (tous mes personnages qui ne l'avaient pasencore lch) plirent, un peu honteux, et s'effacrent devant lui. Ne me chassez pas, par piti, ne me chassezpas ! Accordez-moi seulement cinq minutes d'audience, avec l'assentiment de tous ces messieurs, etlaissez-vous persuader, par piti !Perplexe et un peu mu, je lui demandai :- Que je me laisse persuader... mais de quoi ?Je suis parfaitement persuad, mon cher docteur,que vous mritiez de tomber dans de meilleuresmains. Mais que voulez-vous que je fasse ? J'ai djbeaucoup dplor votre destin ; maintenant a suffit. a suffit ? Ah parbleu, non ! s'cria le docteurFileno, tout secou d'indignation. Vous parlez dela sorte parce que je ne vous appartiens pas ! Votreindiffrence, votre mpris me seraient, croyez-le,beaucoup moins cruels que cette commisration passive que vous me tmoignez et qui, pardonnez-moide vous le dire, est indigne d'un artiste. Personne1i. Toute la fin de ce paragraphe, se retrouve quelques motsprs dans une tirade des Six personnages en qute d'auteur.

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    NOUVEIj ,ES HUMORISTIQUES 2$mieux que vous ne peut savoir que nous sommes destres vivants, plus vivants que tous ceux qui respirentet endossent chaque matin des vtements, moinsrels qu'eux peut-tre, mais plus vrais ! Il y a biendes faons de venir au monde, cher monsieur, et voussavez bien que la nature se sert de l'imaginationhumaine comme d'un instrument pour continuer sonuvre de cration. Et tout ce qui nat grce cetteactivit cratrice qui a son sige dans l'esprit del'homme, est promu par la nature une vie de beaucoup suprieure celle d'un enfant n du sein d'unemortelle. Quiconque nat personnage, quiconque a lachance de natre personnage vivant, peut mme semoquer de la mort. Il ne meurt plus ! L/homme, l'crivain, instrument de la cration, mourra ; sa crationne meurt plus ! Et pour vivre ternellement, elle n'aaucun besoin de possder des qualits extraordinaires, ni de raliser des prodiges. Dites-moi ce qu'taitSancho Pana ! Dites-moi ce qu'tait don Abbondio !Et pourtant ils ont la vie ternelle parce que, germesviables , ils ont eu la chance de trouver une matricefconde, une imagination qui a su les cultiver et lesnourrir pour l'ternit.

    Mais oui, cher docteur, tout a va bien, luidis-je. Mais je ne vois pas encore ce que vous pouvezvouloir de moi. Ah ! vous ne le v o y e z pas, fit le docteur Fileno.M e serais-je donc tromp de chemin ? Serais-je parhasard tomb dans la lune ? Mais quelle espce d'crivain tes-vous donc pour ne pas comprendre l'horreur de la tragdie qui est la mienne ? Avoi r le privilge inestimable d'tre n personnage, au jour d'aujourd'hui, je veux dire aujourd'hui o la vie matrielle est tellement hrisse de vi les difficults quifont obstacle toute existence, la dforment, larendent misrable ; avoir le privilge d'tre n personnage vivant, destin par consquent, malgr mapetitesse, l'immortalit, et tre tomb dans de pareilles mains, tre condamn prir injustement, touffer dans un monde artificiel, o je ne puis ni

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    26 LUIG-I P I R A N D E L L Orespirer, ni faire un pas, car il est tout entier faux,fabriqu, truqu, archi-truqu ! Des mots et du papier ! Du papier et des mots l1 Un homme qui setrouve pris dans une situation laquelle il ne peut oune veut pas s'adapter, a la ressource de tout quitter,de s'enfuir ; mais un pauvre personnage, non : il estl , fix, clou son martyre sans fin ni terme. Del'air ! de l'air ! de la vie ! V oyez un peu... Fileno...Il m'a appel Fileno... Srieusement pensez-vousque je puisse me nommer Fileno ? I/imbcile, l'imbcile ! Il n'a mme pas t bon me trouver un nom !Fileno, moi ! Et puis, moi, moi, l'auteur de la Philo-sophie du lointain, devais-je finir de cette manireindigne pour dnouer un imbroglio stupide ? Est-ceque je devais pouser en secondes noces cette oie deGraziel la, la place du notaire Negroni ? Est-ce quec'taient des choses faire ? Et maintenant que va-t-ilse passer ? Rien. Le silence. Ou peut-tre quelquesreintements dans deux ou trois petits journaux.Peut-tre quelque critique s'exclamera-t-il : Queldommage pour ce pauvre docteur Fileno. C'taitvraiment un bon personnage ! Et tout s'achveraainsi. Je suis condamn mort, moi, l'auteur de laPhilosophie du lointain, que cet imbcile n'a mmepas trouv le moyen de me faire publier mes frais !Sinon, vous le pensez bien, comment aurais-je pupouser en secondes noces cette oie de Graziella ?A h ! ne me faites pas revenir l-dessus. Et mettez-v o u s au travail. Au travail, cher monsieur ! Sauvez -moi sans tarder un instant, faites-moi vivre , vousqui avez compris toute la vie qu'il y a en moi !A cette proposition qu'il me jetait furieusement la face comme conclusion de ce long rquisitoire,je restai un grand moment regarder dans les y e u xle docteur Fileno : Vous avez des scrupules ? me demanda-t-il,assombri soudain. Vous avez des scrupules ? Mais

    i . Thme familier Pirandello, qui se plaisait distinguer, aprsTassoni, le style de choses et le style de mots .

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    N0UV3XXES HUMORISTIQUES 27c'est lgitime. Lgitime, comprenez-vous ! C'est votredroit sacrosaint de me reprendre et de me donner lavie que cet imbcile n'a pas su m'infuser. C'est votredroit et c'est le mien ! C'est peut-tre votre droit, mon cher docteur,rpliquai-je, et peut-tre mme est-ce lgitime, commevous le croyez . Mais je ne fais pas de ces choses. Inutile d'insister. Ce n'est pas mon genre. Tchez detrouver ailleurs. A qui voulez-vous que je m'adresse, si vousqui... Je l'ignore. Essayez toujours. Peut-tre n'au-rez-vous pas grande difficult trouver un crivainparfaitement convaincu de la lgitimit de ce droit.Pourtant... coutez un peu..., cher docteur Fileno.Etes -vous , oui ou non, l'auteur de la Philosophiedu lointain ? Vous en doutez ? s'cria le docteur Fileno, enfaisant un pas en arrire et en portant la main soncur. Vous oseriez en douter ? Ah ! je comprends, jecomprends ! C'est la faute de cette canaille. Il a donn peine et d'une faon sommaire, en passant, une idede mes thories, sans supposer le moins du mondetout le parti qu'il y avait tirer de ma dcouvertede la longue-vue rebours !

    D e la main j'arrtai en souriant ce flot de paroles.Puis : Trs bien, dis-je, mais vous... vous ? Moi, quoi moi ? Vous vous plaignez de votre auteur ; maisavez-vous su vous-mme, mon cher docteur, tirervraiment parti de votre thorie ? Voici ce que jev e u x dire. Laissez-moi vous expliquer. Si vous croyezsrieusement, comme moi-mme, la vertu de votrephilosophie, pourquoi ne l'appliquez-vous pas un peu votre propre cas ? Vous tes en qute, aujourd'hui,d'un crivain qui vous confre l'immortalit ? Maisconsidrez ce que disent de nous, pauvres crivainscontemporains, tous les critiques les plus considrables. Nous sommes et n'existons pas, mon cher

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    28 UJIGI P I R A N D E L L Odocteur ! Et soumettez, en mme temps que nous, l'preuve de la longue-vue rebours les faits lesplus notables, les questions les plus brlantes et lesoeuvres les plus admirables de notre poque. Mon cherdocteur, j'ai grand'peur que vous n'aperceviez plusrien, ni personne. Et alors, consolez-vous, ou pluttrsignez-vous, et laissez-moi m'occuper de mespauvres personnages qui sont peut-tre mauvais,peut-tre antipathiques, mais qui du moins sontindemnes de votre extravagante ambition.

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    E A C A I S S E EN R S E R V E

    Quand le tilbury arriva hauteur de la chapellede Saint-Biaise, sur la grand'route, Mendola quirevenait de sa proprit eut l'ide de bifurquer pourgrimper jusqu'au cimetire constater de visu ce qu'ily avait d'exact dans les plaintes adresses au conseilmunicipal contre le gardien, Nocio Pampina, ditCrnom.Adjoin t au maire depuis un an, Nino Mendola avaitperdu la sant du jour o il tait entr en charge. Ilsouffrait de vertiges. Sans vouloir se l'avouer, ilredoutait d'tre frapp d'apoplexie, un jour ou l'autre :tous les siens avaient succomb prcocement de cettefaon. Auss i tait-il perptuellement de mauvaisehumeur, et le petit cheval attel au tilbury en savaitquelque chose.Mais toute la journe, passe en plein air, il s'taitsenti vraiment bien. Ee mouvement, la dtente... Et,pour braver sa crainte secrte, il s'tait dcid brusquement cette inspection au cimetire, qu'il avaitpromise ses collgues de la municipalit et si longtemps ajourne. Comme si les vivants ne suffisaient pas, se disait-iltout le long de la monte, il faut encore s'occuper desmorts dans ce sacr pays. Mais non, au fait, ce sontencore les vivants qui vous embtent ! Ees morts semoquent perdument de savoir s'ils sont bien oumal gards ! Pourtant, il faut l'avouer, penser qu'une

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    3 ,UXGI B I R A N D K I X Ofois morts nous serons ngligs, confis la garded'un Pampina, dpenaill et ivrogne, peut donnerdu dplaisir... Inutile d'piloguer, je vais me rendrecompte. D es calomnies, rien de plus que des calomnies...En tant que gardien de cimetire, Nocio Pampina,dit Crnom, tait l'idal. C'tait dj une ombre,prte s'envoler au moindre souffle, avec des y e u xclairs, un regard teint, un filet de voix qui ne faisait pas plus de bruit qu'un moustique. Exactement,on aurait dit un mort, sorti de terre pour faire deson mieux le petit mnage de la maison.D'ailleurs, qu'y avait-il tant faire ? Rien quedes gens bien l-dedans depuis qu'ils y avaientemmnag tout au moins des locataires tranquilles.Il y avait les feuilles. Des feuilles tombes des bordures et qui encombraient les alles. Quelques mauvaises herbes par-ci par-l. Et les moineaux irrespectueux, ignorant que le style lapidaire ne requiertpas de ponctuation, avaient intercal, parmi lesnombreuses vertus dont s'enrichissaient les inscriptions des pierres tombales, trop de virgules peut-tre et trop de points d'exclamation.D es vti l les.

    M a i s quand il pntra dans la loge du gardien, droite de la grille, Mendola resta fig. Qu'est-ce que c'est que a ?Nocio Pampina, dit Crnom, laissa errer une ombrede sourire sur ses lvres dcolores et murmura : Une caisse de mort, Excellence.D e fait, c'tait un cercueil, un trs beau cercueil.

    Verni , en bois de chtaignier, avec des torsades etdes dorures. Un cercueil de grand luxe. Il trnaitpresque au milieu de la petite pice. C'est celui de M. Piccarone, Excellence. De Piccarone ? Comment a ? Il n'est pasmort, que je sache ! Non, non, Excellence. Et Dieu lui prte longue

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    NOUVELLES HUMORISTIQUES 31v ie ! dit Pampina. Mais Votre Seigneurie sait qu'ila perdu sa femme, le mois dernier, le pauvre ! Et alors ?

    Alors, il Ta accompagne jusqu'ici, pied,quoiqu'il ne soit plus de la premire jeunesse. Commeje vous le dis. Puis il m'a appel : Ecoute, Crnom,avant un mois, tu m'auras aussi ! qu'il me dit. V ous plaisantez, Votre Seigneurie ! que je lui rponds. Tais-toi, qu'il me dit, coute. Ce cercueil,mon garon, me cote plus de vingt onces. Tu voiss'il est beau. Pour ma pauvre dfunte, tu comprends,je n'ai pas regard la dpense. Mais, maintenant,le spectacle est termin, qu'il dit. Qu'est-ce que mapauvre dfunte pourra faire de ce beau cercueil sousla terre ? C'est dommage de l'abmer, qu'il dit. Faisons comme a. Descendons la pauvre dfunte, qu'ildit, bien proprement dans le cercueil de zinc qui estdedans ; et celui-l, mets-le moi de ct : il serviraaussi pour moi. Un de ces jours, la tombe de lanuit, je l'enverrai chercher. Mendola ne voulut rien voir, rien savoir de plus.Il n'avait plus qu'une ide : tre dj au village poury rpandre l'histoire de ce cercueil que Piccaroneavait fait mettre de ct pour lui.Gerolamo Piccarone, avocat, et au temps des Bourbons1, chevalier de Saint-Janvier, tait fameux danstout le pays pour son avarice et son astuce. Et mauva is payeur, par-dessus le march ! On en racontaitsur son compte demeurer bouche be. Mais celle-l,se rptait Mendola en criblant joyeusement de coupsde fouet son malheureux petit cheval, celle-l lesdpasse toutes, et elle est authentique, au-then-ti-que ! Il venait de voir, de ses yeux, la caisse demort .Il jouissait d'avance des fous rires qui allaientaccueillir son rcit qu'il ferait en imitant la petitevoix de Pampina, et il ne prtait aucune attention

    (1) Avant 1861. Presque toutes les histoires paysannes de Pirandello se droulent an temps de son enfance, entre 1875 et 1880.

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    32 I v U I G l PIRANDEIXOaux nuages de poussire que soulevait le tilbury,emport par la course furieuse du petit cheval, niau tintamarre qui l'escortait, quand il entendit deshurlements : Gare ! gare ! , criait-on devant l'auberge des Chasseurs, qu'un nomm Dolcemascolotenait l, au bord de la grand'route.D e u x amis, Bartolo Gaglio et Gaspare Ficarra,tous deux chasseurs acharns, assis sous la tonnelle,devant l'auberge, s'taient mis hurler, croyant quele petit cheval avait pris la main Mendola et s'taitemball. Pas emball pour un sou ! Je galopais... Ah ! c'est comme a que tu galopes. Tu doisavoi r une tte de rechange la maison, dit Gaglio. V o u s ne savez pas, vous ne savez pas !... criaitMendola en sautant de voiture, hilare et un peu haletant.Et sans dsemparer, il conta aux deux amis l'histoire du cercueil en rserveIyes deux chasseurs rirent semblant de ne pas vouloir y croire, mais c'tait seulement pour mieux tmoigner leur bahissement. Et Mendola de leur jurer qu'ill'avait vu lui-mme parole d'honneur ! dans laloge de Crnom.L,es deux autres, leur tour, commencrent conterd'autres prouesses dj notoires de Piccarone. Mendola voulait repartir tout de suite, mais ils avaientdj rclam Dolcemascolo un verre pour leur ami,l'adjoint, et exigeaient qu'il trinqut avec eux.Dolcemascolo restait l, plant comme un pieu. Dolcemascolo, tu dors ? lui cria Gaglio .I/aubergiste, son bonnet de fourrure pos de travers sur l'oreille, sans veste, les manches de sa chemise retrousses sur ses bras poilus, revint lui avecun soupir : Excusez-moi, dit-il. Je bous, je bous littralement en vous coutant. Juste ce matin, le chien deM . Piccarone, Turco, cette sale bte qu'il laisse tramertout le jour en libert entre ses terres du Cannatelloet sa petite vil la, savez-vous ce qu'il m'a fait ?

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    NOUVKIJUBS HUMORISTIQUES 33Il m'a vol plus de vingt pans de saucisse, que j ' ava i sen devanture ! S'il pouvait seulement en crever !Mais j'ai deux tmoins, c'est une chance !Mendola, Gaglio, Ficarra clatrent de rire : Tu peux toujours te fouiller ! fit Mendola.Dolcemascolo brandit le poing ; ses y e u x lanaientdes flammes : Ah ! pour a non ! Il me paiera mes saucisses.Si, si. Il me les paiera, il me les paiera ! rptait-ildevant les rires incrdules et les dngations obstinesdes trois buveurs. V o u s le verrez. J'ai trouv le truc.Je connais le vieux renard.Et d'un geste malin, qui lui tait habituel, il clignad'un il et, du bout de l'index il tira vers le bas lapaupire de l'autre.Il se refusa obstinment dvoiler son truc ;i l n'attendait plus que le retour des champs des deuxjournaliers qui avaient t tmoins, le matin, du raptdes saucisses et en compagnie desquels il devait serendre avant la nuit la vi l la de Piccarone.Mendola remonta en voiture, sans avoir bu ; Gaglio et Ficarra payrent leur cot aprs avoir conseill l'aubergiste, dans son propre intrt, de renoncer l'espoir de se faire rembourser ; ils s'en furent ensemble.

    Pour construire sa petite vi l la un seul tage, surl'avenue, la sortie du pays, Gerolamo Piccarone,avocat et chevalier de Saint-Janvier au temps duroi Bomba1, s'tait donn du mal pendant plus devingt ans, et le bruit courait qu'elle ne lui avait pascot un centime.Ives mauvaises langues prtendaient qu'elle taitbtie en petits cailloux trouvs sur les routes et pousss(1) Ferdinand II, roi des Deux-Siciles (1810-1859), surnommle roi Bomba pour avoir fait bombarder Messine en rvolte.

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    34 WJIGI PIRANDELLO coups de pied jusque-l, l'un aprs l'autre, par Picca-rone lui-mme.Piccarone n'en tait pas moins un jurisconsulteminent, un homme de grande intelligence et doud'un profond esprit philosophique. Un livre de luisur le Gnosticisme, un autre sur la Philosophie duChristianisme, avaient mme, ce qu'on disait, ttraduits en allemand.Mais c'tait un ractionnaire enrag que ce Piccarone, l'ennemi acharn de toutes les nouveauts. Ils'habillait encore la mode de 1820 ; il portait labarbe en collier ; trapu, rude, le cou dans les paules,les sourcils toujours froncs, les y e u x mi-clos, il segrattait le menton longueur de journe et il approuvait ses penses secrtes de grognements entrecoups. Euh 1... euh!... euh !... l'Italie... Ils ont faitl'Italie... C'est du jo l i . . . euh !... l'Italie... Ponts etchausses... euh !... Eclairage. Arme et marine...Euh !... euh 1... euh !... Instruction obligatoire...Et si je veux tre un ne, moi ? Non, Monsieur. Instruction obligatoire... Impts ! Et Piccarone n'a qu'payer.En fait, il ne payait rien, ou si peu, force decombinaisons subtiles qui lassaient et exaspraientla patience la mieux exerce. Il concluait toujours dela mme manire : Rien de tout a ne m'intresse. I^es chemins defer ? Je ne v o y a g e pas. 1/clairage des rues ? Je nesors pas le soir. Je ne rclame rien pour ce qui est demoi, merci, je n'ai besoin de rien. Simplement unpeu d'air pour respirer. Est-ce que c'est vous aussiqui avez fait l'air ? Faudra-t-il que je paie aussi l'airque je respire ?Il s'tait retir l'cart dans sa petite villa, aprsavoir renonc sa profession qui pourtant jusqu'ces dernires annes lui avait rapport de gros honoraires. Il devait avoir mis de ct pas mal d'argent.A qui laisserait-il tout cela, sa mort ? Il tait sansparents, proches ou loigns. Ees billets de banque,i l pourrait au besoin les emporter avec lui, sous terre,

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    N O U V E A B S HUMORISTIQUES 35dans le beau cercueil qu'il avait fait mettre en rserve. Mais sa vil la ? Mais ses terres du Cannatello ?

    ** *Quand Dolcemascolo, en compagnie des deux paysans, se prsenta la grille, Turco, le terrible chiende garde, comme s'il et compris que l'aubergistevenait pour lui, se prcipita avec fureur contre lesbarreaux. I^e vieux domestique qui accourut ne par

    vint pas le retenir, ni l'loigner. Il fallut que Picca-rone, qui tait en train de lire dans un kiosque, aumilieu du petit jardin, sifflt pour le rappeler et leretint par le collier, jusqu' ce que le domestique l'etmis la chane.Dolcemascolo, qui tait un malin, avait revtuses habits du dimanche et, ras de frais, entre lesdeux pauvres journaliers qui rentraient des champs,fatigus et crotts, il avait l'air plus prospre et plusgrand seigneur que d'habitude, avec son teint de liset de rose, qui faisait plaisir voir, et sa sympathiquepetite verrue sur la joue droite, au coin de la bouche,garnie de poils follets, lgrement friss.Il pntra dans le kiosque, en s'criant avec unefeinte admiration : Quel beau chien ! Ah ! la belle bte ! Et debonne garde ! Il vaut son pesant d'or !Piccarone, les sourcils froncs et les yeux mi-clos,mit quelques grognements approbatifs, assortis dehochements de tte, puis il demanda : Qu'y a-t-il pour votre service ? Prenez place.Et il indiqua les tabourets de fer, disposs toutautour du kiosque.Dolcemascolo en prit un, l'approcha de la table,tout en disant aux journaliers : Vo u s , asseyez-vous l... Je viens chez VotreSeigneurie, qui connat la loi, pour une consultation,Piccarone ouvrit de grands yeux : Mais, mon cher, il y a longtemps que je ne suisplus avocat,

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    36 VOIGl PIRANDSXO Je sais, je sais, se hta de rpondre Dolcemas-colo. Votre Seigneurie n'en est pas moins un hommede loi l'ancienne. Et mon pauvre pre me disaittoujours : Suis les conseils des anciens, mon fils ! Je sais aussi combien Votre Seigneurie tait consciencieuse dans sa profession. Je n'ai gure confiance dansles jeunes avocats d'aujourd'hui. Je ne veux chercherde noises personne, notez bien. Je ne suis pas sifou . . . Je suis venu ici pour un simple avis que VotreSeigneurie seule peut me donner.Piccarone referma les yeux : Votre Seigneurie sait... commena Dolcemas-colo.M a i s Piccarone eut un sursaut d'impatience etclata : Je sais ce que je sais... Mais laisse tes je sais,tu sais, il sait... Viens au fait. Au fait...Dolcemascolo tait v e x ; il sourit pourtant etrecommena : Bien, matre. Je voulais dire que Votre Seigneurie sait que je tiens une auberge sur la grand'-route... L'Auberge des Chasseurs, oui : je suis passdevant bien des fois . . . En allant au Cannatello, parfaitement. Alors ,

    v o u s avez pu remarquer que, sous la tonnelle, j'aitoujours quelques marchandises en montre : du pain,des fruits, quelque jambon. V ous l'avez certainementv u ?Piccarone fit oui de la tte et ajouta mystrieusement : Vu et mme quelquefois senti. Senti ? Une odeur de sable, mon garon. C'est comprhensible, la poussire de la grand'route... Mais laissons a et viens au fait. J'y viens, rpondit Dolcemascolo, en avalantle compliment. Mettons que j'ai en montre, supposons... un peu de saucisse. Votre Seigneurie s... pardon... j'allais le dire de nouveau... c'est un tic que

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    NOUVELLES HUMORISTIQUES 3fj ' a i . . . Votre Seigneurie ne sait peut-tre pas que nousavons ces jours-ci un passage de cailles. Et alors, surla route, ce sont des alles et venues continuelles dechasseurs accompagns de leurs chiens... J'arrive,j ' a r r ive au fait ! Un* chien passe, signor cavalire, ilfait un saut et s'empare de la saucisse qui tait enmontre. Oui, Monsieur. Je me prcipite ses trousses,et avec moi ces deux pauvres diables qui taient entrsdans la boutique pour acheter quelque chose mettresur leur pain avant de partir pour les champs, leur travail. Est-ce que c'est exact, oui ou non ? Nouscourons tous trois aprs le chien ; mais nous ne parvenons pas le rattraper. Du reste, mme en le rattrapant, que Votre Seigneurie me dise ce que j'auraispu faire de cette saucisse o il avait mordu et qu'ilavait trame aprs lui dans la poussire de la route...Inutile de la ramasser seulement ! Mais j'ai reconnule chien ; je sais qui il appartient.

    Euh... un moment, interrompit Piccarone. Lematre du chien n'tait pas l ? Non, Monsieur, se hta de rpondre Dolcemas-colo. Il n'tait pas avec les chasseurs. Le chien devaits'tre chapp de la maison. Ce sont des btes quiont du flair, comprenez-vous ; elles sentent le gibier,elles souffrent d'tre enfermes, elles s'chappent.Bref, je sais, comme je vous ai dit, qui est le chien ;mes deux amis ici prsents, qui ont assist au vol,le savent aussi. Dans ces conditions, Votre Seigneurie,qui connat la loi, doit me dire simplement si le propritaire du chien est tenu m'indemniser du dgt,c'est tout !L a rponse de Piccarone ne se fit pas attendre : Il y est tenu sans aucun doute, mon garon.

    Dolcemascolo faillit sauter de joie, mais il se contint.Il se tourna vers les deux journaliers : Vous avez entendu ? M. l'avocat dit que lepropritaire du chien est tenu de m'indemniser., Tout ce qu'il y a de plus tenu, affirma une seconde fois Piccarone. Est-ce qu'on t'avait dit le contraire ?

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    3 UJIGI PIRANDELLO Non, Monsieur, rpondit Dolcemascolo, aucomble de la jubilation, en joignant les mains. MaisV o t r e Seigneurie doit m'excuser si, pauvre ignorant

    que je suis, j'ai pris un assez long dtour pour enarriver dire que Votre Seigneurie doit me payer lasaucisse, puisque le chien qui me l'a vole est Turco,qui appartient Votre Seigneurie.Piccarone demeura un grand moment regarderDolcemascolo ; il semblait hbt. Puis, tout coup,i l baissa les yeux et se plongea dans la lecture du grosl iv re qu'il avait laiss ouvert sur la table.L e s deux journaliers se regardaient dans les yeux ;Dolcemascolo leva une main pour leur enjoindre dene pas piper mot.Piccarone, tout en faisant semblant de lire, segrattait le menton de la main. Il poussa un grognement et dit : Alors , c'est Turco le coupable ? Je puis vous le jurer, signor cavalire, s'criaDolcemascolo en se levant et en croisant les mainssur sa poitrine pour donner plus de solennit sonserment. Et tu es venu me trouver, poursuivit, sombreet calme, Piccarone, avec deux tmoins, n'est-cepas ? Non, Monsieur, protesta Dolcemascolo. C'tait

    pour le cas o Votre Seigneurie n'aurait pas voulume croire. Ah ! c'tait pour a ? grommela Piccarone.M a i s je te crois, mon brave. Assieds-toi. Tu es unparfait honnte homme. Je te crois et jet paie. J'aila renomme d'tre mauvais payeur, n'est-ce pas ? Personne ne l'a jamais dit, signor cavalire. Tout le monde le dit et le rpte. Et tu es dumme avis , toi aussi. Deux... euh... deux tmoins. Autant pour vous que pour moi, je vous assure. Tu as raison : autant pour moi que pour toi.T u parles d'or. I^es impts tant injustes, je ne veuxpas les payer ; mais ce qui est juste, si, je le paie volontiers ; je l'ai toujours pay. Turco t'a vol cette

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    N O U V E & I J S HUMORISTIQUES 39saucisse ? Dis-moi combien elle valait et je te la rembourse.Dolcemascolo, venu avec l'ide d'avoir soutenirune bataille contre les traquenards et les tours depasse-passe du vieux crapaud, perdit pied devantsemblable rsignation, et un peu mortifi rpliqua : Oh ! une vtille, signor cavalire. Il s'agit d'unevingtaine de pans, un peu plus, un peu moins. a nevaut pour ainsi dire pas la peine d'en parler. Non, non, rpondit Piccarone avec fermet,dis-moi combien a fait : je te dois cette saucisse etje veux te la payer. Et tout de suite, mon garon.T u travailles, tu as subi un dommage, tu dois treindemnis. Combien ?. Dolcemascolo haussa les paules, sourit et dit : Vingt pans de grosse saucisse... deux kilos... une lira vingt le kilo... Tu la vends si bon march ? demanda Piccarone.

    Vous comprenez, rpondit Dolcemascolo, toutsucre et tout miel. Votre Seigneurie ne l'a pas mange.Je vous la fais payer (je voudrais pouvoir m'en dispenser)... je vous la fais payer au prix cotant. Pas du tout ! dclara Piccarone. Si je ne l'aipas mange moi-mme, c'est mon chien qui l'a mange . . . Alors , nous disons, ... peu prs deux kilos.D e u x lire le kilo, a ira ? Je m'en rapporte Votre Seigneurie. Quatre lire. Parfait. Et maintenant, dis-moiun peu, mon garon : vingt-cinq moins quatre, afait combien ? Vingt et un, si je ne m'abuse. BonDonne-moi vingt et une lire et n'en parlons plus.Dolcemascolo , sur le moment, crut avoir malentendu.

    Qu'est-ce que vous dites ? Vingt et une lire, rpta Piccarone avec placidit. Il y a l deux tmoins pour dire la vrit, autantpour moi que pour toi, nous sommes bien d'accord.T u es venu chez moi pour une consultation. Eh bien Iles consultations, mon garon, les consultations lgales,

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    40 UJIGI PIRANDBIXOje les fais payer vingt-cinq lire. C'est le tarif. Je t'endois quatre pour tes saucisses ; donne-m'en vingt etune et que tout soit dit.Dolcemascolo le regardait bien en face, perplexe,ne sachant s'il devait rire ou pleurer, se refusant croire qu'il parlt srieusement et avec l'impressionpourtant qu'il ne plaisantait pas. M o i . . . vous ? balbutia-t-il. La chose me parat claire, expliqua Piccarone.T u es aubergiste, moi, selon mes faibles forces, jesuis avocat. De mme que je ne nie pas ton droitd'tre rembours, de mme tu ne vas pas nier mondroit des honoraires pour les lumires que tu m'asdemandes et que je t'ai fournies. Tu sais prsentque si un chien te vole de la saucisse, le propritairedu chien est tenu de t'en payer le montant. Le savais-tuauparavant ? Non ! Les connaissances se paient,mon brave. J'ai pein et fait de grosses dpenses pourm'instruire ? Te figures-tu que je badine ?

    Oui, Monsieur, avoua Dolcemascolo, les larmesaux y e u x , les bras en croix. Je vous fais cadeau dessaucisses, signor cavalire ; je suis un pauvre ignorant,pardonnez-moi, et pour de bon n'en parlons plus. Ah ! mais non ! Pas du tout ! s'cria Piccarone.Je ne te fais cadeau de rien, moi. Le droit est le droit,pour toi comme pour moi. Je paie, je paie, je veuxpayer. Payer et tre pay. J'tais en train de travailler, comme tu vois ; tu m'a fait perdre une heurede temps. V i n g t et une lire. C'est le tarif. Si tu n'enes pas persuad, coute-moi, mon brave : va trouverun autre avocat et demande-lui si cette somme m'estdue ou non. Je te donne trois jours. Si, d'ici troisjours, tu ne m'as pas pay, sois certain, mon garon,que je t'assigne. Mais , signor cavalire, supplia nouveau Dol cemascolo, les mains jointes, mais le visage brusquement altr.Piccarone l eva le menton, l eva la main : Je n'coute rien. Je t'assigne.Dolcemascolo alors sortit de ses gonds. La colre

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    N O U V B U ^ S HUMORISTIQUES 41le saisit. Le dommage qu'il subissait, c'tait bienpeu de chose. Il pensait aux quolibets dont il allaittre abreuv ; il les devinait dj en contemplantles faces hilares des deux journaliers. Lui qui se croyaitsi malin, lui qui s'tait engag russir son coup etavait presque touch du doigt la victoire! Il tait sifurieux de se voir pris sa propre malice, au momento il s'y attendait le moins, qu'il se changea en btefauve : Ah ! dit-il, en s'approchant de l'avocat, lebras lev, les poings ferms, voi l pourquoi votrechien est si voleur... V o u s lui avez donn des leons ?Piccarone se dressa, l'air sombre, l eva un bras : Sors-moi d'ici ! Tu auras rpondre galementd'injures un galant homme, qui... Un galant homme ? rugit Dolcemascolo, enle saisissant par le bras et en le secouant furieusement.L e s deux journaliers se prcipitrent pour le retenir ; mais brusquement ne voil-t-il pas que le vieuxse laisse aller et demeure inerte, accroch par le brasaux mains violentes de Dolcemascolo. Et quandcelui-ci , ahuri, les ouvrit, il retomba d'abord assissur son tabouret, puis pencha d'un ct et s'croula terre tout d'un bloc.Devant l'effroi des deux journaliers, Dolcemascolocontractait le visage, on aurait dit qu'il riait. Qu'arrivait-il ? Il ne l'avait seulement pas touch.L e s deux hommes se baissrent sur le gisant, luisoulevrent un bras : Sauvez -vous , sauvez-vous...Dolcemascolo les regardait tous deux, hbt. Sesauver ?A u mme instant, on entendit grincer le battantde la grille, et on vit le cercueil, que le vieux avaitfait mettre de ct pour lui, faire une entre triomphale sur les paules de deux croque-morts horsd'haleine, qui semblaient avoir t convoqus aubon moment.A cette apparition, les trois hommes restrentcomme ptrifis.

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    42 IvUlG-I PIRANDEIXODolcemascolo ne pensa pas une minute que NocioPampina, dit Crnom, aprs la visite et la remarquede l'adjoint, s'tait ht de se mettre en rgle, en

    renvoyant destination le cercueil ; mais il se rappelaen un clair ce que Mendola avait dit le matin l'auberge ; et tout coup, dans cette caisse vide mise enrserve, et qui, maintenant, survenait point nomm,comme un appel mystrieux, il entrevit le destinqui s'tait servi de lui, de sa main.Il se prit la tte dans les mains et se mit crier : La voil ! La voil ! C'est elle qui l'appelait !V o u s tes tmoins que je ne l'ai mme pas touch !C'est son cercueil qui le rclamait ! Il l'avait faitmettre de ct pour lui ! Et le voil qui arrive parcequ'il devait mourir !Et saisissant par le bras les deux croque-mortspour dissiper leur stupeur : N'est-ce pas exact ? N'est-ce pas exact ? Dites-le vous-mmes !Mais les deux croque-morts n'taient pas tonnsle moins du monde. Du moment qu'ils venaient luiapporter son cercueil, ils jugeaient parfaitementnaturel de trouver mort l'avocat Piccarone. Ils haussrent les paules : Mais oui, dirent-ils, nous voiA.

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    h A IyUMIRE D'EN F A C E

    Ce fut un soir, un dimanche, au retour d'une longuepromenade.Tul l io Buti avait lou cette chambre depuis deuxmois environ. Ses logeuses, Mme Bianchi, une bravepetite vieille la mode d'autrefois, et Clotildina, safille, d'ge presque canonique, ne le voyaient pourainsi dire jamais. Il avait l'habitude de sortir le matin la premire heure pour ne rentrer qu' la nuittombe. Elles savaient qu'il tait attach au ministre de la Justice ; elles savaient aussi qu'il taitlicenci en droit : c'tait tout.Rien dans la petite chambre plutt troite, modestement meuble, ne dcelait qu'elle ft occupe. Onet dit que de propos dlibr, avec une applicationsans dfaillance, il avait rsolu d'y sjourner en tranger, comme dans une chambre d'htel. Il avait bienrang son linge dans la commode, suspendu quelquesvtements dans l'armoire, mais, part cela, rien surles murs, rien sur les autres meubles, pas une bote,pas un livre, pas un portrait ; jamais rien sur la table,jamais une enveloppe dchire ou quelque journaldpli ; jamais sur les chaises le moindre objet quitrant, un col, une cravate, pour suggrer que, danscette chambre, il se jugeait, il se sentait chez lui.I^es Bianchi, mre et fille, craignaient qu'il ne ftpas long feu chez elles. Elles avaient eu beaucoupde peine louer cette petite chambre. On tait venu

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    44 MJIGI PIRANDEIXOsouvent la visiter, personne n'en avait voulu. Au vrai,elle n'tait ni bien commode, ni bien gaie, avec sonunique fentre qui donnait sur une ruelle prive,troit boyau d'o ne lui venaient jamais air ni lumire, crase comme elle l'tait par la masse de lamaison d'en face.ha mre et la fille auraient voulu ddommager celocataire, qui s'tait fait tant dsirer, par de menussoins, de petites attentions. Elles en avaient imaginet combin de toutes sortes, durant la priode d'attente : Nous lui ferons ceci . . . nous lui dirons cela... ,et encore ceci, et encore cela. Clotildina surtout avaiten projet mille gentillesses, des civilits , commedisait sa mre, bien entendu sans faons, sans arrire-penses, sans se montrer jamais importune, ni ennuyeuse.Projets vains : il ne se faisait jamais voir.Mi e u x informes, sans doute auraient-elles comprisque leurs craintes n'taient pas fondes. Cette chambre,triste, sombre, crase par la maison d'en face, taiten parfaite harmonie avec l'humeur de son locataire.Dans la rue, Tullio Buti circulait toujours seul,sans mme les deux compagnons des solitaires lesplus farouches : un cigare et une canne.A u bureau, il n'changeait jamais un mot avecaucun de ses collgues, et ceux-ci en taient encore dcider quelle tait, de celle d'ours ou de celle dehibou, l'appellation qui lui convenait le mieux.A u c u n d'eux ne l'avait jamais vu entrer le soir dansun caf ; beaucoup, en revanche, l'avaient vu fuirles rues les plus frquentes, les mieux claires, pourse perdre dans l'ombre des longues rues solitairesdes hauts quartiers, s'cartant ponctuellement desmurs pour contourner les cercles de lumire que projettent les rverbres sur les trottoirs.Pas un geste involontaire, pas la moindre contraction des traits de son visage, pas un mouvement desy e u x ou des lvres pour trahir jamais les penses quiparaissaient l'absorber, la noire douleur o il semblait

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    N O U V B U ^ S HUMORISTIQUES 45se murer. Mais cette secrte douleur, les tristes penses qui gtaient sous son front, taient imprimessur toute sa physionomie. La dvastation de cetteme se lisait clairement dans la fixit angoisse desy e u x clairs, aigus, dans la pleur du visage amaigri,dans la dcoloration prcoce de l'paisse barbe inculte.Tul l io Buti n'crivait jamais et ne recevait jamaisde lettres ; il ne lisait pas les journaux ; quoi qu'ilpt se passer dans la rue qui attirt la curiosit de lafoule, il ne s'arrtait ou ne se retournait jamais pours'en rendre compte ; et si parfois la pluie le surprenait l'improviste, il continuait marcher du mme pas,comme si de rien n'tait.Que pouvait-il bien faire dans la vie, on ne savait.Il ne le savait peut-tre pas lui-mme. Il la subissait...Peut-tre ne souponnait-il mme pas qu'on pt lasubir diffremment, ni qu' vivre diffremment onpt moins ressentir le poids de l'ennui et de la tristesse.Il n'avait pas eu d'enfance ; il n'avait jamais tjeune, non, jamais. I,es scnes sauvages, auxquellesi l avait assist chez lui ds l'ge le plus tendre, provoques par la brutalit et la tyrannie froce de sonpre, avaient dessch en lui tout germe de vie.

    Aprs la mort de sa mre, qui, jeune encore, avaitsuccomb sous les atroces svices de son mari, lafamille s'tait disperse : une de ses surs s'taitfaite religieuse, son frre tait parti pour l'Amrique,lui-mme avait quitt la maison, avait err ; au prixd'efforts incroyables il tait parvenu s'lever jusqu' sa situation.*

    * *A prsent, il ne souffrait plus. Il semblait souffrir ;en ralit, le sens mme de la douleur s'tait atrophien lui. Il semblait constamment absorb dans despenses pnibles, mais non, il ne pensait mme plus.Son esprit tait demeur comme perdu dans une

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    46 UJGI PIRANDE&Osorte d'obscure pouvante, dont il n'tait renduconscient, peine conscient, que par un peu d'cret la gorge. Quand il circulait le soir dans les ruessolitaires, il comptait les rverbres ; rien d'autre ;ou encore il suivait son ombre du regard ; ou bien ilcoutait le bruit de ses pas ; quelquefois, il s'arrtaitdevant les jardins des villas et contemplait les cyprs,ferms et sombres comme lui, plus nocturnes que lanuit.Ce dimanche-l, fatigu de sa longue promenadesur la voie Appienne, il se dcida contre son habitude rentrer chez lui. Il tait encore trop tt pour allerdner. Mieux valait attendre dans sa chambre quele jour achevt de mourir et que l'heure du repas ftarrive.Pour les Bianchi, mre et fille, ce fut une surprisejoliment agrable. Clotildina en battait des mains.laquelle des petites attentions combines, projetesdepuis si longtemps, laquelle des gentillesses et des civi l i ts les plus choisies allait-on lire entre toutes ?Conciliabule entre la mre et la fille ; mais soudainClotildina tape du pied, se frappe le front. Mon Dieula lampe... la lampe... lya premire chose faire taitde lui apporter une lampe, la meilleure, mise exprsde ct pour lui, en porcelaine blanche avec un dcorde coquelicots et un globe dpoli. Elle l'alluma etvint frapper discrtement la porte du locataire.Elle tremblait tellement d'motion que le globe oscillait, heurtait le verre qui risquait de s'enfumer. V o u s permettez ! C'est la lampe... Merci, non, rpondit Buti de l'intrieur, je sorstout de suite.

    I^a vieille fille eut une petite moue, et baissant lesy e u x en minaudant, comme si le locataire et pu lavoir, elle insista : Je l'ai l, toute prte... C'est pour que vous nerestiez pas dans l'obscurit.Buti rpta durement : Non, merci...Il s'tait assis sur le petit canap derrire la table

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    NOtrVEIXS HUMORISTIQUES 47et ouvrait tout grands ses 3^eux dilats dans l'ombrequi s'paississait peu peu dans la chambre, tandisqu'aux carreaux agonisait, si triste, la suprme clartcrpusculaire.Combien de temps resta-t-il ainsi, inerte, les y e u xcarquills, sans pense, oublieux des tnbres quidj l'avaient enseveli ?Tout coup, la lumire se fit...Sutpfait, il promena son regard autour de lui.Oui, sa chambre venait de s'clairer brusquement ;elle s'tait claire d'une lumire calme, douce commeune haleine mystrieuse. Que se passait-il ? Qu'tait-ilarriv ?A h ! voic i . . . De la lumire en face. Une lampeallume cet instant dans la maison d'en face : lesouffle d'une v o i x trangre qui pntrait pour dissiper les tnbres, le vide , le dsert de son existence...Il demeura un grand moment contempler cetteclart comme une chose miraculeuse et une angoisseintense le prit la gorge quand il nota avec quellesuavit elle se posait sur son lit, sur le mur, et puisaussi sur ses mains ples abandonnes sur la table.D e cette angoisse voici que surgit le souvenir du foyerdtruit, de son enfance opprime, de sa mre : etc'est pour lui comme si la lueur d'une aube lointainerayonnait dans la nuit de son me.11 se leva , gagna la fentre, et furtivement, derrireles carreaux, il regarda l-bas, dans la maison d'enface, cette fentre d'o la lumire lui venait.Il vit une petite famille runie autour de la table manger : trois enfants, le pre assis dj ; la mamanencore debout s'occupait les servir et cherchait il pouvait le deviner ses gestes rfrnerl'impatience des deux ans, qui brandissaient leurcuiller et se dmenaient sur leur chaise. Le plus petittirait le cou, tournait et retournait sa tte blonde :videmment, on avait trop serr le nud de sa serviette... Pourtant si maman s'tait dpche de luidonner sa soupe, il n'aurait plus senti le gne de cenud trop serr. Et, en effet, voi l . . . A v e c quelle

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    48 UJIGI PIR ANDEW Dvoracit il se mettait dvorer ! Toute la cuiller disparaissait dans sa bouche... Et le papa, perdu dansla fume qui montait de son assiette, riait. A prsent,la maman s'asseyait son tour, l, juste en face . . .Tul l io Buti eut un mouvement instinctif de recul :elle avait, en s'asseyant, lev les yeux vers la fentre ;mais il rflchit que, protg par l'obscurit, il nepouvait tre vu ; il resta donc l, assistant au dnerde la petite famille, et tout fait oublieux du sien.A dater de ce jour, tous les soirs, en sortant du bureau, au lieu d'entreprendre ses longues promenadessolitaires, il prit le chemin du logis : chaque soir, ilattendit que, parmi les tnbres de sa chambre, lalampe d'en face veillt doucement une lueur d'aube ;et il restait l, derrire les carreaux, comme un mendiant, savourer avec une angoisse infinie cette douceet prcieuse intimit, ce confort familial, dont jouissaient les autres, dont il avait joui lui aussi, tout enfant, durant quelques rares soires, lorsque sa mre...sa mre lui... comme cel le-ci . . . Et il pleurait.

    ** *

    Oui , ce fut le miracle accompli par la lumire dela maison d'en face. 1/obscure pouvante qui, depuisde si longues annes, s'tait empare de son me, sedissipa cette calme clart.Cependant Tullio Buti ne pensait pas aux trangessuppositions que ses sances dans l'obscurit faisaient natre chez sa logeuse et sa fille.Deux fois encore Clotildina lui avait vainementpropos la lampe. Si seulement il avait allum labougie ! Mais non, mme pas.Etait-il souffrant ? Clotildina avait pouss la hardiesse jusqu' le lui demander d'une vo ix tendre, travers la porte, la seconde fois qu'elle tait accourueavec la lampe. Il lui avait rpondu : Non, je suis trs bien ainsi...A la fin des fins, et, mon Dieu, rien de plus excusable; Clotildina avait pi par le trou de la serrure

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    N O U V B I X E S H U M O R I S T I Q U E Set, son grand tormement, elle avait vu, elle aussi,dans la petite chambre du locataire, la clart rpanduepar la lumire de l'autre maison, de l'tage des Mascijustement, et lui, elle l'avait vu, debout derrire lesvitres de sa fentre, tout occup regarder l-bas,chez les M a s c i . . .Alors Clotildina, toute sens dessus dessous, avaitcouru annoncer sa mre la grande dcouverte : Il est amoureux de Marguerite ! De MargueriteMasci ! Amoureux !

    Quelques jours plus tard, comme Tullio Buti tait son poste de guet, il vit avec surprise, dans la salle manger, en face, o la famille se trouvait commed'habitude en train de dner mais ce soir-l lepre tait absent il vit pntrer sa bonne vieillelogeuse avec sa fille, accueillies comme des amiesde longue date. A un moment donn, Tullio Buti seretira d'un bond de la fentre, boulevers, haletant.L a petite maman et les trois enfants avaient l evles y e u x la fois et regard vers sa fentre. Sansaucun doute, les deux femmes s'taient mises parlerde lui.K t alors ? Alors tout allait peut-tre finir l ! I,elendemain soir, la petite maman, ou le mari, sachantqu'il se tenait mystrieusement, sans lumire dansla chambre d'en face, fermeraient les volets. Fallait-ildonc qu' partir du lendemain ne lui arrivt pluscette lumire dont il v iv a i t , cette lumire qui taitson innocente volupt, son rconfort...Mais il n'en fut pas ainsi.I^e soir mme, quand la lumire d'en face fut teinte,et que, plong dans les tnbres, aprs avoir attenduencore un peu de temps que la petite famille ft aulit, il ouvrit avec prcaution sa fentre pour renouveler l'air, il vit la fentre d'en face galement ouverteet, peu aprs (dans l'ombre il en eut un tremblementqui ressemblait de la terreur), il vit apparatre lacroise la femme, rendue curieuse peut-tre par cequ'avaient dit de lui les Bianchi, mre et fille.Trs levs, les deux btiments qui ouvraient les

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    50 I,UIGI P I R A N D E I A uns en face des autres, si peu de distance, les y e u xde leurs fentres, ne laissaient apercevoir ni une clairecoule de ciel, ni un ruban de terre fonc, du fond decette ruelle ferme au bout par une grille ; ils ne laissaient pntrer jamais ni un rayon de soleil, ni unrayon de lune.Elle ne pouvait donc tre l que pour lui, et certainement parce qu'elle l'avait aperu lui-mme accoud sa fentre dans le noir.Dans le' noir ils pouvaient peine se deviner. Maislui, depuis longtemps dj, savait qu'elle tait belle ;i l connaissait dj toutes les grces de ses gestes, lesclairs de ses y e u x noirs, le sourire de ses lvres rouges.Pourtant, cette premire fois, cause de la surprise qui le bouleversait et lui coupait la respirationd'un frmissement d'inquitude presque insoutenable,i l prouva de la peine plutt qu'un autre sentiment,i l dut faire un effort violent sur lui-mme pour ne pasrentrer, pour attendre qu'elle rentrt la premire.L e rve de paix, d'amour, d'intimit douce et prcieuse qu'il avait chafaud autour de cette petitefamille, dont il avait, par reflet, joui lui aussi, le rves'croulait, puisque, dans l'ombre, cette femme, furtivement, s'accoudait a sa fentre pour un tranger... Mais cet tranger, n'tait-ce pas lui ? A v a n tde rentrer, en refermant la croise, elle murmura : Bonne nuit !Qu'avaient donc imagin son propos les deuxautres femmes pour veiller et enflammer de la sortela curiosit de celle-ci ? Quelle trange et puissanteattraction avait exerc sur elle le mystre de sa vieclose puisque, ds le premier soir, dlaissant ses petits,elle accourait vers lui, comme pour lui tenir un peucompagnie ?Oui , l'un en face de l'autre, quoiqu'ils eussent vitde se regarder et feint d'tre leur fentre sans aucuneintention prcise, tous les deux, tous les deux, il entait sr, avaient vibr d'un mme frisson d'attente,l'attente de l'inconnu, si proches l'un de l'autre, ensorcels par le pniltre qui avait agi dans l'ombre. Quand,

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    NOTJVUjeS HUMORISTIQUES 51trs tard, il referma sa fentre, il eut la certitude quele lendemain, une fois la lampe teinte, elle se remettrait la croise, pour lui. Il en fut bien ainsi.

    A partir de ce jour-l, Thullio Buti n'attendit plusdans sa petite chambre la lumire d'en face ; il attendit avec impatience, au contraire, que la lumires'teignit.lya passion de l'amour, qu'il ignorait, s'lana,vorace, impitoyable, dans le cur de cet homme silongtemps demeur en marge de la vie ; elle s'emparade cette femme, la dracina, l'emporta comme uncyc lone .

    L e jour mme o Buti quitta la petite chambre desBianchi, clata comme une bombe la nouvelle quela dame du troisime de la maison d'en face, M m e Mas-ci, avait abandonn son mari et ses trois enfants.L a petite chambre o, pendant quatre mois environ, avait log Buti, demeura vide et, durant delongues semaines, demeura teinte la lumire d'enface, la lumire de la salle manger o la petite famille, chaque soir, se runissait pour dner.Puis la lumire rapparut au-dessus de la tablesans joie : le pre, cras par son malheur, contemplait les visages consterns des trois bambins quin'osaient tourner les y e u x vers la porte, par ola mre entrait chaque soir avec la soupire qui fumait.Et cette lumire, rapparue au-dessus de la tablesans joie, recommena d'clairer doucement la petitechambre d'en face, la chambre dserte.

    Ne fallut-il pas que Tullio Buti et sa matresses'en souvinssent aprs quelques mois de leur cruellefolie ?Un soir, les Bianchi, pouvantes, virent apparatre, hors de lui, l'air d'un fou, leur trange locataire. Que voulait-il ? I a petite chambre, si ellen'tait pas encore loue... Non, pas pour lui, pas pour

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    52 tUlGl PRANDIXOy habiter ! Pour y venir une heure seulement, oumme quelques minutes, chaque soir, en cachette !A h ! par piti, par piti, pour cette malheureuse mrequi, de loin, sans tre vue, voulait revoir ses enfants !Toutes les prcautions seraient prises, ils se dguiseraient s'il le fallait ; ils profiteraient chaque soir d'unmoment o l'escalier serait dsert ; ils paieraient ledouble, le triple du prix de location pour ces quelquesminutes !...L es Bianchi ne consentirent pas. Biles tolrrentseulement, jusqu'au jour o la chambre serait loue,que de temps en temps... mais par exemple condition que personne ne le st... de temps en temps...L e lendemain, comme deux voleurs, ils montrent.Ils entrrent bout de forces dans la nuit de la petitechambre, et attendirent que la lampe d'en face veilltencore sa lueur d'aube.L a voi l , enfin !

    Mais Tullio Buti ne put tout d'abord en soutenirla vue. Comme cette lumire lui paraissait glace prsent, mfiante, mauvaise, spectrale ! El le , aucontraire, avec des sanglots qui roulaient dans lagorge, s'en dsaltra, avidement ; elle se prcipitavers la croise, pressant avec force son mouchoircontre ses lvres. Ses petits... ses petits... ses petits...l-bas... les voi l . . . table, sans se douter...Il s'lana pour la soutenir et tous les deux restrent l, enlacs, clous sur place, pier.

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    54 I , U l G P I R A N D E L L Odame, furieuse. Puis, se tournant vers moi, d'un aircontrit : Je ne sais comment m5excuser, monsieur, medit-elle. Il n'y a pas de quoi, protestai-je en souriant.L'enfant regarda sa mre, surpris de ce reproche,et son regard semblait dire : Comment ? C'est toiqui l'as dit la premire ! puis, me considrant, ilm'adressa un sourire confus, mais en mme temps siespigle que je ne pus me retenir de lui dire :

    C'est que, mon petit homme, j 'a l la is manquerle train. Et ma journe tait perdue...L e gamin devint grave , ouvrit les y e u x tout grands ;puis, sortant de sa rverie, il poussa un soupir et medclara : Un train, lui, a ne peut pas tre perdu. a vatout seul sur des railles, c'est rempli d'eau bouillante.M a i s ce n'est pas une cafetire. Une cafetire, a n'apas de roues, a ne peut pas marcher.Il me parut que cet enfant raisonnait merveille.Mais sa mre, avec un geste de lassitude et d'irritation le gronda de nouveau : V o y o n s , Chariot, ne dis pas de sottises.L a cadette de Chariot, une petite bonne femme detrois ans environ, se tenait debout sur la banquette, ct de la grosse nourrice, et regardait dnier lep a y s a g e travers la vitre de la portire. De temps autre, elle effaait avec sa menotte la bue de sonhaleine sur la vitre et recommenait admirer, sanspiper mot, le prodige de cette fuite magique d'arbreset de haies.Je me tournai du ct oppos pour observer mesdeux autres compagnes de voyage , qui, assises l'uneen face de l'autre, toutes deux vtues de noir, occupaient les deux coins les plus proches du couloir.C'taient des trangres ; quelques mots changsentre elles me confirmrent qu'elles taient allemandes.L a premire, une toute jeune femme, semblaitindispose par le v o y age ; sans doute tait-elle malade ;

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    NOUVELLES HUMORISTIQUEStrs ple, sa tte blonde renverse contre le dossier,elle gardait les y e u x clos. L'autre, dj vieille, letorse droit et massif, brune de peau, semblait accablepar un petit chapeau hriss, bords raides et abrupts,comme par un cauchemar ; elle paraissait, commepar punition, le tenir en quilibre sur ses maigrescheveux gris emprisonns et tordus dans une rsillenoire.Immobile, elle ne cessait pas une minute de regarder fixement la jeune femme qui tait sans doute sapatronne.

    A un moment donn, des y e u x clos de la jeunefemme je vis rouler deux grosses larmes ; je regardaiaussitt le visage de la vieille qui contractait seslvres rugueuses dont les commissures retombaient,videmment pour rfrner son motion, et qui, d'unbattement prcipit des paupires, luttait son tourcontre l'envie de pleurer.Quel drame cachaient ces deux femmes, vtues denoir, en v o y a g e loin de leur pays ? Qui pleurait cettejeune femme si ple, si abattue par sa douleur, oupourquoi pleurait-elle ?La viei l le , dans sa vigueur massive, semblait, enla regardant, se dsoler de son impuissance lui veniren aide. Pourtant on ne lisait pas dans son regardcet abandon dsespr la douleur, qui accompagneune mort ; il y avait la duret d'une colre froce,peut-tre contre quelqu'un qui faisait souffrir ainsil'tre qu'elle adorait.Je ne sais combien de soupirs je dus pousser, touten chafaudant mille suppositions au sujet des deuxtrangres ; je sais que de temps autre, entre deuxsoupirs, je me secouais et jetais un regard autour demoi.

    L e soleil tait dj couch depuis longtemps. Audehors se tranait encore une dernire lueur crpusculaire, dj nocturne : l'heure o l'angoisse gagnele voyageur.L es deux enfants s'taient endormis ; la mreavait baiss son voile sur son visage et peut-tre

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    56 IJJIGI PIRANDEI^Odormait-elle galement, son livre abandonn sur lesgenoux . Seule la pouponne ne parvenait pas trouverle sommeil : elle ne pleurait pas, mais elle ne cessaitde s'agiter, elle se frottait la figure de ses petits poingsferms, tandis que la nourrice nerve lui rptait mi-voix. Fais dodo, ma toute belle, fais dodo...Et elle esquissait peine, comme dans le prolongement de ses soupirs d'impatience, un air de berceuse paysanne :

    Doo-dooo... doo-dooo !Tout coup, dans l'ombre accrue du soir tout fait tomb, s'exhala des lvres de cette campagnardegrossire, module mi-voix avec une douceur invraisemblable, toute charge d'ineffable amertume laberceuse triste :Dodo, ma fille, fais un beau songe...Qui t'aime -plus que moi, dit un mensonge...Je ne sais pourquoi, en regardant la jeune trangre, abandonne dans son coin, je sentis tin sanglotme monter la gorge. A la douceur du criant, elleavait rouvert les yeux, de grands yeux bleus et dansl'ombre, leur regard semblait se perdre au loin. Aquoi pensait-elle ? Quel tait son regret ?

    Je ne tardai pas le comprendre, quand j'entendisla vieille toujours aux aguets lui demander tout doucement d'une vo ix brise d'motion : Willst du deine Amme nah ? Veux-tu ta nourrice prs de toi ? Elle se leva,alla s'asseoir son ct et attira sur son sein fltrila tte blonde de la jeune femme qui pleurait en si

    lence, tandis que l'autre nourrice, dans l'ombre,rptait la fillette inconsciente :Qui t'aime plus que moi, dit un mensonge.

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    L ' E S P R I T M A L I N

    Carlo Noccia , dans sa jeunesse, avait t sept anscommerant en Algrie , Bne. Les premiers temps,il y avait souffert de la faim, et c'est seulement force de privations, de risques et d'incroyables fatigues qu'il avait russi mettre de ct un modestepcule.Revenu en Sicile, et dsireux de ne pas passer pournaf aux y e u x des commerants, ses compatriotes,producteurs et courtiers d'agrumes et de soufre, genspresque tous sans scrupules, pour ne pas dire voleurs,habitus trafiquer au milieu de traquenards et detromperies de toute espce, il prouva le besoin deleur laisser entendre qu'il avait en Afrique amassson magot grce des moyens analogues. Il se crutoblig en somme de se rallier aux faons de penserde ses concitoyens et de dshonorer la peine qu'ilavait prise et le fruit qu'il en avait retir pour mriterleur estime et leur considration. Et on put le voir,affair, se donnant l'allure d'un vritable affranchi ,s'associer au bruyant trafic du petit port de mer, sefaufiler entre