Livres Abril 06

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PIERRE GUYOTAT ÉCRIRE AU PÉRIL DE SA VIE « Une histoire mondiale de la table » d’Anthony Rowley ; le « Dictionnaire universel de cuisine pratique » de Joseph Fabre ; et quelques autres ouvrages appétissants. Page 10. « La Rivière au bord de l’eau », l’extraordinaire journal d’une « enfant d’ailleurs » qui affirmait être une fille naturelle de la lignée des Orléans. Essais. Page 8. « Au diable vauvert » et « Alatyr » d’Evgueni Zamiatine : une redécouverte ; « Souvenirs » de Marina Tsvetaeva : un événement. Page 3. Le roman arabe Etat de l’édition et de la littérature ; un grand livre, « L’Immeuble Yacoubian » ; le roman interdit de Naguib Mahfouz, par Gamal Ghitany. Forum page 2 et Dossier pages 6-7. L’auteur de « Tombeau pour cinq cent mille soldats » raconte dans « Coma » ce moment où, il y a vingt-cinq ans, il manqua s’effondrer avant de retrouver sa « chair vocale ». Page 4 Littérature russe Gastronomie Bruno Latour Rencontre avec un penseur aussi original qu’inclassable, ardent défenseur du relativisme, auteur de « Changer de société, refaire de la sociologie ». Page 12. 480 pages – 20 - Collection Sang d’encre « L’auteur de Genesis signe cette fois encore un roman policier de haute volée. » Publishers Weekly Un thriller implacable Sarbacane Design Opal Whiteley 0123 Des Livres Vendredi 28 avril 2006

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PIERRE GUYOTATÉCRIRE AU PÉRILDE SA VIE

« Une histoire mondiale de la table »d’Anthony Rowley ; le « Dictionnaireuniversel de cuisine pratique »de Joseph Fabre ; et quelques autresouvrages appétissants. Page 10.

« La Rivière au bord de l’eau »,l’extraordinaire journal d’une« enfant d’ailleurs » qui affirmaitêtre une fille naturelle de la lignéedes Orléans. Essais. Page 8.

« Au diable vauvert »et « Alatyr » d’Evgueni Zamiatine :une redécouverte ; « Souvenirs »de Marina Tsvetaeva : un événement.Page 3.

Le roman arabeEtat de l’édition et de la littérature ;un grand livre, « L’Immeuble Yacoubian » ;le roman interdit de Naguib Mahfouz,par Gamal Ghitany. Forum page 2 et Dossier pages 6-7.

L’auteurde « Tombeaupour cinq centmille soldats »racontedans « Coma »ce moment où,il y a vingt-cinqans, il manquas’effondreravant deretrouver sa« chair vocale ».Page 4

Littérature russe

Gastronomie

Bruno LatourRencontre avec un penseur aussioriginal qu’inclassable, ardent défenseurdu relativisme, auteur de « Changerde société, refaire de la sociologie ». Page 12.

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DesLivresVendredi 28 avril 2006

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2 0123Vendredi 28 avril 2006

AU FIL DES REVUES

« Cassandre », dix ans d’action artistique

J.-M. G. Le Clézio rend hommage à son ami, le poète de « La Gloire », mort le 10 avril

Jean Grosjean, l’innommé

CASSANDRE fête ses « dix ans d’actionartistique ». Un épais numéro spécialinvite à (re)visiter le parcours de cette« belle emmerdeuse », comme la surnom-me son fondateur, Nicolas Roméas, quidirige la revue avec Valérie de Saint-Dô.Ce n’est pas pour rien qu’elle s’appelle Cas-sandre. Au milieu des années 1990, Nico-las Roméas, ancien journaliste à FranceCulture, a créé cette revue comme on tireune sonnette d’alarme : il y avait urgenceà dire que le paysage était pollué par demauvaises herbes, un art élitiste réservé àquelques initiés, une culture marchandedéversée à des clients... Au final, de plusen plus d’« exclus ».

Cassandre est née d’une critique de lapolitique culturelle et des médias qui nelaboureraient pas assez le territoire. Ses

chroniqueurs sont partis à la recherche desacteurs artistiques qui n’ont pas reçu lelabel des grands critiques mais dont la qua-lité du travail mérite qu’on les accompagne– à moins qu’ils ne tiennent pas leurs pro-messes. Dans ses pages, Cassandre fait dia-loguer artistes célèbres et « combattants del’ombre ». Une expérience d’éducation artis-tique, un travail d’écriture en prison, unthéâtre itinérant, la revue se nourrit de tousces projets (constructifs) mêlant l’art et lasociété. Des trèfles à quatre feuilles quiprouvent que Cassandre, malgré son nom,peut annoncer quelques bonnes nouvelles !Il y est beaucoup question de théâtre, maisd’autres champs sont couverts (musique,danse, poésie, architecture, slam…). Le der-nier numéro (printemps 2006) traite desactions artistiques menées en banlieue.

La revue trimestrielle, à la sobremaquette rouge et noir, a trouvé sonidentité et surmonté, pour l’instant, lesdifficultés financières. Elle organise desrencontres-débats, publie une revue enligne (micro-cassandre), construit unebase de données, etc.. « Porteuse de criti-que et de débat, tantôt gardienne de lamémoire collective, tantôt porte-parole del’innovation, Cassandre joue bien le rôlequ’elle s’est assigné d’une “agora depapier” où s’entrecroisent des signaturesextrêmement diverses, avec des hauts et desbas, des bonheurs d’écriture et des faibles-ses un peu bavardes, de vraies études et desnotules hâtives », résume Robert Abira-ched, professeur émérite à l’universitéParis-X-Nanterre (et auteur de plusieursouvrages sur le théâtre) dans la préface

du numéro d’anniversaire de Cassandre.Celui-ci propose une sélection d’entre-

tiens publiés depuis le premier numéro(février 1996) avec de nombreuses per-sonnalités : le sociologue Patrick Cham-pagne, complice de Pierre Bourdieu etcoauteur de La Misère du monde ;l’auteur Edward Bond, les artistes Tho-mas Hirschhorn et Christian Boltanski,la chorégraphe La Ribot, le dramaturgeHeiner Müller, le metteur en scène PeterBrook, le cinéaste et critique Jean-LouisComolli, etc. a

Clarisse Fabre

Dix ans d’action artistique avec la revueCassandre (éd. l’Amandier, 20 ¤).Dernier numéro (printemps 2006) : « L’arten banlieues, contrefeux » (8 euros).

Gamal GhitanyEcrivain égyptien, il estl’auteur, entre autres,de La Mystérieuse affairede l’impasse Zaafarâni(Actes Sud/Sindbad1997) et du Livre desilluminations (Seuil,2005).

Gilles KepelProfesseur à SciencesPo, il est titulaire de lachaire Moyen-OrientMéditerranée. Dernierouvrage paru :Du Djihad à la Fitna(Bayard/BNF, 2005).

Jean-Robert PitteProfesseur degéographie etprésident del’université Paris-IVSorbonne, il estnotamment l’auteur deGastronomie française(Fayard, 1991).

Didier LettMaître de conférencesen histoire médiévale àl’université de Paris-I,spécialiste de l’enfance,de la famille, de laparenté et de l’histoiredu genre, il est l’auteurnotamment de Familleet parenté dansl’Occident médiéval,Ve - XVe siècles(Hachette, 2000).

PrécisionSuite à l’articleconsacré à IvanNabokov (« Le Mondedes livres » du 21avril), Olivier Orban,PDG des éditionsPlon, tient à rappelerque « la responsabilitédu domaine étrangerdans son ensemble a étéconfiée à Sylvie Audolyqui a publiénotamment HariKunzru, Rose Tremain,Karin Alvtegen, DavidSedaris, JoannaTrollope, etc. »

J.-M. G. Le Clézio

L’homme qui nous quitte atraversé notre temps sansfracas, sans ostentation,comme un esprit familier.Pourtant, je puis le dire

aujourd’hui sans risquer de heurter samodestie, Jean Grosjean a laissé uneempreinte ineffaçable. Dans lalittérature, dans la poésie, et plusencore, dans la pensée moderne. Lanotoriété distribue des certificats selonles caprices du moment, la mode, toutecette poudre d’or. Lui n’en a eu nulbesoin.

Ceux qui ont eu le privilège del’approcher en gardent comme unéblouissement. Tant de jeunesse, degrâce, de vérité, jointes à l’expérience età la science. L’homme de la Francerurale, enraciné dans l’âpre terre quifait songer à celle de Rimbaud. Lemissionnaire en Orient, amoureux de laSyrie au point, disait-il, qu’il pensait y

mourir. L’habitant des terres saintesqui traduisit la Genèse, l’Apocalypse desaint Jean, le Coran et les tragiquesgrecs. Le prisonnier des campsallemands, où il fit connaissance d’unhomme d’action, impatient des’échapper, et d’un jeune hommegauche et timide à qui il lit sespremiers poèmes. Comme il le racontelui-même, le jeune homme est éblouipar ces paroles et lui demande : « Dequi est-ce ? » Et Jean Grosjean luirépond : « De moi, couillon ! »L’homme impatient est André Malraux,qui deviendra son ami. Le jeunehomme timide est Claude Gallimard,qui deviendra son éditeur. Maisl’homme qui marque le plus JeanGrosjean, c’est sans doute ce soldatmongol au visage marqué par lasouffrance, prisonnier dans le campréservé aux soviets, avec qui iléchangea un jour un paquet de tabaccontre un quignon de pain. Après laguerre, la vie du prêtre ouvrier dans laréalité des banlieues, où il se cogne aulangage des corps, trempe les mots de

sa poésie, jusqu’à la condamnation dumouvement par le Vatican, quand JeanGrosjean décide de changer sa vie,fonde une famille et retourne à la viecivile. Le conteur infatigable qui publieannée après année les portraits de sesvéritables héros, sortis de la légendepour habiter parmi nous, Elie, Samson,la reine de Saba, Adam et Eve, etsurtout le Messie, cet homme auxpoings rudes et au parler vrai quiparcourt les campagnes tel un ouvrier àla recherche d’un engagement, réveilleles esprits courbes sous le malheur. LeMessie, qui inspire à Jean Grosjean sonlivre le plus étrange, L’Ironie christique(Gallimard, 1991), le rire moqueur etsalutaire qui va bouleverser le monde.

Jean Grosjean parle de Dieu, commeMax Jacob. Non pas de la religion, maisde l’esprit. De l’homme aussi, non pasdans sa gloire dérisoire, mais dans sonordinaire où se trouve le sublime.

« Cette sorte d’innommé n’a d’autreparole que les chuchotements de l’airdans les vasistas, ni d’autre apparenceque les dessous de portes pour voir où

mettre les pieds » (« Les Petits Soleils dela Jacobée »).

Pour Jean Grosjean, tout est aventure,jusqu’à cette collection de « L’Aube despeuples » (le titre est de lui) qui portela marque de ses goûts, qui met au journos racines communes, de Grégoire deTours à Gilgamesh, du Kalevala au PopVuh maya.

Jean Grosjean a ouvert pour nousplus d’une brèche. Par toute sa vie, partout ce qu’il nous laisse, il nous montreles moments intenses de l’humanité,comme les jeux trop brefs de l’amour aujour le jour. A nous de suivre, si nous lepouvons.

Gamal Ghitany réclame une nouvelle fois la publication d’ « Awlâd hâratina », l’ouvrage de Naguib Mahfouz censuré en Egypte depuis 1959

Le roman interdit de Naguib MahfouzGamal Ghitany

A wlâd Hâratina, le roman deNaguib Mahfouz (Les Filsde la Médina, ActesSud-Sindbad, 1991) n’enfinit pas de soulever des

polémiques. A ce jour, ce roman n’ajamais été édité en Egypte sous formede livre, en raison de l’opposition decertains religieux. Dernièrement,l’affaire a une nouvelle fois rebondi,lorsqu’une maison d’édition étatique aannoncé son intention de publierl’ouvrage au Caire. Tandis que l’éditeurjustifiait cette décision par la nécessitéde soutenir le droit à la libre expression,Mahfouz s’est lui-même opposé à lapublication de son roman, indiquantqu’il ne l’approuverait que si Al-Azhar(première instance religieuse du pays)donnait son blanc-seing.

Cette position a soulevé un tollé dansles milieux culturels, ces derniersreprochant au plus célèbre écrivainégyptien de créer ainsi un précédentdangereux en reconnaissant à lacensure religieuse le droit d’intervenirdans les affaires littéraires.

Pour bien comprendre les tenants decette crise, il faut remonter à sa source,en 1959. A l’époque, MuhammadHassanein Heikal, éminence grise duprésident Gamal Abdel Nasser etrédacteur en chef du grand quotidiensemi-officieux Al-Ahram, invite NaguibMahfouz à devenir l’une des plumes dujournal. Comme Mahfouz vientd’achever Awlâd hâratina, qu’il a écritaprès cinq années de silenceconsécutives à la révolution de 1952,

Al-Ahram lui propose de publier Awlâdhâratina en feuilleton hebdomadaire.Très vite cependant, Heikal est alarmépar la virulence des réactions émanantdes religieux et, pour couper court,décide de hâter la diffusion en optantpour un rythme quotidien.

La publication en feuilleton est àpeine achevée que le cheikh Ghazali,un ouléma influent, adresse unrapport à Nasser afin de s’opposer à lapublication du roman qui, selon lui,porte atteinte à l’image des prophètes.Ici, une précision s’impose : Al-Azharne fait pas partie du dispositif decensure instauré par la législationégyptienne. Son rôle se borne à vérifierle contenu des copies du Coran encirculation. S’agissant de littérature,l’institution n’agit que si elle est saisiede la plainte d’un citoyen à l’encontred’un ouvrage ; elle se contente alors dedonner un avis consultatif à l’autoritéadministrative – qui décide alorslibrement d’une éventuelle saisie.Cependant, nous savons d’expérienceque la pratique peut quelquefois allerau-delà de ce que stipule la législation.C’est ainsi qu’on a vu se développerces dernières années ce quej’appellerai la censure « de climat »,qui permet aux courantsfondamentalistes extrémistesd’appliquer ses lois non écrites sansdevoir rendre de compte à personne niencourir les foudres de la justice.

A la suite de ce rapport, un contact senoue entre le chef de cabinet duprésident, Hassan Sabri Al-Khôli, etMahfouz. Les deux hommesconviennent que le roman ne serapublié en Egypte qu’avec l’accordexprès d’Al-Azhar.

Quelques années passent et, en1964, l’hommes de lettres et éditeurlibanais Souhail Idriss annonce àMahfouz son intention de publier leroman à Beyrouth ; l’écrivain accepteavec réticence, à la condition que lelivre ne soit pas distribué en Egypte– ce qui lui permet de respecter lestermes de l’accord passé avec lesecrétaire de Nasser.

Cela n’empêchera nullement leroman de circuler : Awlâd hâratina aété distribué sous le manteau en Egyptedès sa parution à Beyrouth ; unfaussaire en a même fabriqué l’andernier une copie pirate que l’on peutacheter au Caire. Il y a là une leçon de

l’Histoire que certaines forcesgouvernementales ou religieuses n’ontpas suffisamment comprise : lameilleure publicité qu’on puisse faire àla diffusion d’un livre, c’est del’interdire ! Quand bien même on levoudrait, une telle interdiction estillusoire avec le développement desmodes de communication modernes.Au lieu d’être confisqué, le roman estau contraire devenu chez les créateurs

le symbole du défi à la censure soustoutes ses formes.

En 1994, un jeune homme d’unevingtaine d’années qui n’avait jamais luune ligne de Mahfouz, mais agissantsur ordre de l’émir du groupementfondamentaliste auquel il était affilié, serua sur le vieil écrivain et lui plongeason couteau dans le cou. S’il s’en estsorti par miracle, Mahfouz a dû enrevanche bouleverser ses habitudes : ilne se déplace plus désormais que sousescorte rapprochée et il a perdu l’usagede sa main droite. Heureusement, ilcontinue à écrire avec régularité,malgré sa vue qui se détériore etl’affaiblissement de ses capacitésphysiques (il a fêté en décembre 2005ses 94 ans).

Hormis les initiatives de certainsjournaux qui, au lendemain de cetattentat manqué, décidèrent de publierdes chapitre du roman interdit – parvolonté de braver la censure ou encorepour faire grimper leurs tirages –, lasituation semblait bloquée jusqu’enfévrier dernier, quand IbrahimAl-Muallim, le directeur des éditionsDar Al-Shorouk qui détiennent lesdroits de publication sur toute l’œuvrede Mahfouz, annonça une édition duroman. Celle-ci se ferait toujours àBeyrouth, mais précédée cette foisd’une préface rédigée par KamalAboulmagd, une figure respectée issuedes milieux islamistes. Cette préface,parue entre-temps dans la presse,défend l’idée que le roman ne peut êtresoumis à la critique que sous un angleartistique. Cette même position a étéadoptée par le mufti de la République,le cheikh Ali Gomaa, qui a martelé qu’ils’agit bien d’un travail de fiction et non

d’une thèse religieuse. Ces idéesnouvelles pourraient êtreannonciatrices d’un revirement etinciter les extrémistes à relâcher leursurveillance sur les œuvres littéraires etartistiques, mais pour que lesmentalités évoluent véritablement, ilfaudra du temps.

Au cours des quarante dernièresannées, il m’est souvent arrivé deprendre la plume pour réclamer lalevée de l’interdiction frappant Awlâdhâratina. Je suis opposé à toute censureen matière d’art, que celle-ci agisse àvisage découvert ou masquée.Dernièrement, j’ai réitéré monopposition à ce que l’autorisation depublication soit délivrée par Al-Azhar :cette institution culturelle éminentedoit rester à l’écart de la création, carquiconque autorise peut aussi, le caséchéant, interdire. Qui plus est, leprincipe de délivrer à une œuvre uncertificat d’innocuité est par essencecondamnable – quel que soit l’auteur,et a fortiori si celui-ci est de l’envergurede Naguib Mahfouz.

Les vagues soulevéespériodiquement par Awlâd hâratina nesont que le reflet de cette bataille qui selivre en permanence dans notre vieculturelle, mais aussi politique etsociale, entre les défenseurs de laliberté d’expression et les extrémistes. Iln’y aura pas de trêve tant qu’il serapossible de scruter les œuvres à traversun prisme religieux ou politique. A cejour, le roman de Mahfouz n’a pas étépublié en Egypte, et il semble qu’ilfaudra encore attendre quelque tempsavant qu’il le soit… a

Traduit de l’arabe par Khaled Osman

Contributeurs

On a vu se développerces dernières annéesce que j’appellerais la censure« de climat », qui permetaux courants fondamentalistesextrémistes d’appliquer ses loisnon écrites sans devoir rendrede compte à personne

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Silvia Baron Supervielle, roman à deux voix

Cette Forme intermédiaire est levingtième livre de Silvia BaronSupervielle et seulement son

deuxième roman. Le premier, La Riveorientale (Seuil, 2001), était une très belleet poétique méditation sur l’exil,l’appartenance, l’écriture. Des thèmesqu’on retrouve souvent dans ses huitrecueils de poèmes comme dans ses récitset nouvelles.

« Ailleurs », « de l’autre côté », « surl’autre rive », sont des mots-clés pour cellequi aime à se dire « un écrivain du Rio dela Plata ayant choisi la langue française »,après avoir quitté son Argentine natalevoilà quelque quarante ans, à l’âge de25 ans, pour s’installer dans une île aucœur de Paris.

Elle déteste « être étiquetée poète, définie,sauf comme un écrivain cherchant une formequi convienne ». Ici, le roman, le genre leplus ouvert à toutes les libertés,permettant de cerner au plus près « laforme intermédiaire », qui, selon le hérosdu roman, « flue, reflue et retombe sur moientre un livre et un silence. Un silence précisdans le silence paralysé ».

La Forme intermédiaire est tout entierplacé sous le signe de Montaigne, dont desphrases figurent en exergue des 53 brefschapitres de ce livre en cinq parties. Ellessont en soi un sujet de méditation, de « Metrouvant entièrement dépourvu et vide detoute autre matière, je me suis présentémoi-même à moi pour argument et poursujet » à « Il n’y a point de fin en nosinquisitions, notre fin est dans l’autremonde », en passant par « Nous ne sommesjamais nous, nous sommes toujours

au-delà », « J’écris mon livre à peud’hommes et à peu d’années », « Jen’enseigne point, je raconte » et le fameux« Je ne peins pas l’être, je peins le passage ».

Pour ceux qui pensent qu’un roman doitraconter une histoire, on peut la résumeren quelques phrases. Un homme, éditeuret biologiste, Manuel Marino, affronte unamour impossible avec une comédiennequi s’essaie à la dramaturgie, RebecaLerson. Parallèlement, il enquête sur leschevaux, leur présence dans la Plaine, qui

le ramène vers l’Amérique espagnole, leurorigine – donc aussi celle de l’homme – ettermine son « livre sur l’archéologie ducheval » qu’il se propose d’appeler Histoiredu cheval barbare.

Comme toujours, peu importel’anecdote. On peut en faire un roman degare, ou, comme Silvia Baron Supervielle,un étrange voyage dans la mémoire,l’écriture, les sentiments. Un voyage àplusieurs voix. Manuel, le héros, estdouble, celui qui se raconte à la premièrepersonne et celui qui se voit dans ladistance et déclare « Manuel signale et moij’écris ». « Nous sommes une seule personne,mais il est courant que Manuel se tournevers moi afin de me contredire ou de me prierde supprimer un mot, de le remplacer ou del’écrire ailleurs, où il prendra unesignification différente. »

La fameuse Rebeca écrit, en neuf« tableaux », une pièce autobiographique –beaucoup plus conventionnelle que lediscours, la pensée, les sensations, deManuel Marino –, mais où l’on entendaussi des « voix intérieures », « des voixcomme venues d’ailleurs ». Tandis queManuel se consume de passion et fuit,grâce aux chevaux, « dans la plaine quis’ouvre jusqu’à l’horizon », Rebeca se donnele rôle, dans sa pièce, d’une « femmeindifférente et froide », ce qu’elle sembleêtre, dans la réalité de ses confidences àson coiffeur… « Je n’aime pas être aimée (…),c’est agaçant, ça prend du temps. Tous cesrendez-vous inutiles, on y perdrait sa vie. »

Sans la vision idéalisée de Manuel, elleserait simplement désagréable et comique.Mais elle est sans doute l’héroïne idéalepour mettre en pratique ce propos deMontaigne : « Chacun regarde devant soi ;moi je regarde dedans moi », pour queManuel et son double s’interrogent sur cepermanent écart entre soi et soi.

Comment « donner une langue à ce quin’est pas. A ce qui palpite dans l’invisibilitéau bord de la vie » ? Par les livres, bien sûr.Seuls moyens de se « libérer de la formeintermédiaire », de s’« arracher au rêveinférieur pour conquérir la réalitésupérieure ». Silvia Baron Supervielle, iciguidée par Montaigne, conquiert cette« réalité supérieure » en écrivant. Maischacun peut le faire à son tour en lalisant. a

LA FORME INTERMÉDIAIREde Silvia Baron Supervielle.Seuil, 240 p., 16 ¤.

Deux hérétiques chroniques

AU DIABLE VAUVERT,suivi de ALATYRd’Evgueni Zamiatine.

Introduction, notes et traduction durusse par Jean-Baptiste Godon,Verdier, « Poustiaki », 192 p., 12,50 ¤.

SOUVENIRSde Marina Tsvetaïeva.

Traduit du russe et annotépar Anne-Marie Tatsis-Botton,Anatolia/Le Rocher,352 p., 22 ¤.

Dans son cours sur la litté-rature russe contemporai-ne, donné au début desannées 1920, EvgueniZamiatine professait unepolitesse du désespoir,

une sorte de joie sans illusion mais gri-sante « comme celle qui anime de nosjours la Russie acculée au diable vau-vert ». Cette audace inouïe, aux premiè-res heures du léninisme, l’affranchit detoute prudence : « La vie est une tragé-die, il n’y a que deux manières de la sur-monter : la religion et l’ironie. » Lui quiest né en 1884 d’un prêtre de l’Eglisede l’Intercession de la Vierge à Lebe-dian, dans une province réputée « pourses foires, ses Tziganes, ses tricheurs,l’âpreté et la saveur de sa langue russe »,a très tôt opté pour l’ironie, résumantle sort singulier des hommes de lettresrusses : « Dans les autres pays, on admi-re les écrivains, chez nous, on leur cassela gueule. »

Il savait de quoi il parlait. Repérédès le lycée, à Voronej, pour ses aptitu-des littéraires, il opte pour « la ligne dela plus grande résistance ». Et si son suc-cès à l’Institut polytechnique de Saint-Pétersbourg l’amène, par l’ingénierienavale, à sillonner les fleuves, rivièreset mers de Russie occidentale (il assis-te ainsi à Odessa en juin 1905 à la muti-nerie du cuirassé Potemkine, qu’il rela-tera plus tard dans son récit TroisJours) comme plus tard, lors de la Gran-de Guerre, à superviser la constructiondes brise-glace de l’Empire russe surles chantiers anglais (il dépeindra lavieille Angleterre dans une satire acideet gaie, Les Insulaires [1917], dans le

même esprit que Province [1913], quicampait la Russie d’antan, en voie d’ef-fondrement) – il est un des bolcheviksde la première heure. Incarcéré à l’is-sue de la révolution avortée de 1905– il rencontre du reste sa future épou-se, Lioudmila Oussova, jeune étudian-te en médecine qui partage son idéalis-me, sur les barricades – il est l’hôte dela prison de la rue Chpalernaïa, où, parune ironie savoureuse, le Guépéou lerenverra en 1922, assigné à résidencedans sa ville natale puis relégué auxconfins de l’Empire où il écrit son pre-mier récit de fiction, Seul, paru en1908, qui livre l’expression intime etterrible de l’univers carcéral tel qu’il l’avécu. « Si j’existe dans la littérature rus-se, je ne le dois qu’à la police de Saint-Pétersbourg », confesse-t-il dans sonautobiographie.

Amnistié à la faveur de la grâceoctroyée par Nicolas II à l’occasion dutricentenaire de la dynastie Romanov,il publie alors Au diable vauvert (1914),puis Alatyr (1915) qui prolongent lapeinture d’une vie provinciale, burles-que, colorée, comme une versionmoderne des contes traditionnels,avec cet art du skaz, cette langue litté-raire du récit parlé, qui fait la véritablesignature littéraire de Zamiatine, jus-que dans son chef-d’œuvre visionnai-re, Nous autres. Au diable vauvert, qui

campe le quotidien d’un détachementmilitaire quelque part à proximité dela frontière chinoise, sur les rives de lamer du Japon, tient autant de l’imagi-nation de l’écrivain que d’une réinven-tion d’un réel finement observé. Cer-tains, dont le grand critique Tchoukov-ski, saluent du reste aussitôt « un nou-veau Gogol ». Mais l’« abjection » dupropos, au lendemain de la cuisantedéfaite dans la guerre russo-japonaisecomme la « série de faits insignifiants,émaillés de scènes indubitablement obs-cènes » valent au texte d’être censuréun mois après sa sortie, interditmême, et à Zamiatine d’être assigné àrésidence pour outrage aux bonnesmœurs. Sans doute cette éclipse est-elle la cause de son relatif oubli,aujourd’hui encore. Alatyr, contréeimaginaire dont le nom reprend lapierre magique des contes tradition-nels, en épouse le ton et dévoile unehumanité animale, craintive et sauva-ge, qui attend la catastrophe imminen-te, avec des accents bibliques.Tchoukovski avait vu juste. ChezZamiatine comme chez Gogol, l’hom-me est partagé entre une vie médiocreet des rêves insensés. Il cède ou meurt,mais n’entrevoit aucune issue salutai-re. Un message trop sombre et tropdur pour séduire les autorités, tsaris-tes comme staliniennes.

Lorsqu’il meurt d’une angine de poi-trine, le 10 mars 1937 à 53 ans, Zamiati-ne n’a pas même les honneurs de lapresse soviétique – n’avait-il pas quittél’URSS en octobre 1931, sans toutefoisperdre son passeport soviétique (uneprouesse !) après avoir dénoncé dansune lettre à Staline « la peine de mort lit-téraire » dont il était victime depuis1929 et la parution des traductionstchèque et anglaise de son roman anti-utopiste Nous autres, satire impitoya-ble du bonheur totalitaire programmédans un XXVIe siècle bien peu anticipa-teur. Deux jours plus tard, il est inhu-mé à Paris, au cimetière de Thiais, enprésence de Nina Berberova, d’AlexeïRemizov et de Marina Tsvetaeva.

Talents multiplesLa poétesse n’a logiquement pas inté-

gré Zamiatine à la brève galerie de por-traits qu’elle brossa en exil de ces écri-vains qu’elle avait connus et laissés der-rière elle, en Russie, puisque l’auteurde L’Inondation s’était fixé à Paris dès1932. La publication de ces Souvenirsest en soi un événement. Tsvetaeva n’alaissé que des poèmes, sinon descahiers et ces captivantes correspondan-ces, avec Rilke, Pasternak notamment,dont on a désormais d’exemplaires édi-tions. Mais pas de récits. Or ces sortesde « nécrologies » – un seul des cinq

essais échappe à ce cas de figure, puis,pour Mandelstam, c’est l’absence denouvelles qui l’indigne et pousse à ledéfendre des calomnies qui le visent –sont en fait des plaidoyers pour desêtres exposés jusqu’à l’insupportable :« Les morts sont sans défense », justifiait-elle. Alors ne cherchons pas, dans l’évo-cation de Maximilian Volochine, poètequi essaya de concilier une esthétiquemystique et la flamme révolutionnaire,d’Andreï Biely, grande figure du symbo-lisme dont Pétersbourg parut la mêmeannée que Province, Mikhaïl Kouzmine,aux talents trop multiples – cet écrivainfut aussi critique et compositeur – pourne pas inquiéter, ou d’Ossip Mandel-stam, un quelconque essai sur leur vieou leur œuvre, mais une évocation sen-sible, pleine d’amour et de compassion,en sympathie profonde avec ces créa-teurs abandonnés. Même le portrait deValéri Brioussov, que Marina égratignesans aménité – c’est le maître contrequi elle a construit sa révolte – bénéfi-cie d’une énergie jubilatoire. C’est quel’art du tombeau est celui de la commu-nion pour une femme qui mesure lavulnérabilité de la création et le prixexorbitant qu’on facture à tous sesfrères hérétiques.

Sur la tombe de Zamiatine, Tsvetae-va est décidément à sa place.

Philippe-Jean Catinchi

PARTI PRIS JOSYANE SAVIGNEAU

"Une tranquille sincérité, une confessionsans indulgence ni humilité, qui forcent l'adhésion,

la sympathie et l'admiration."Bernard Pivot, Le Journal du dimanche

Jean DanielN O U V E A U T É F O L I O

Tandis qu’Evgueni Zamiatine réinvente le réelaprès l’avoir finement observé, Marina Tsvetaevabrosse les portraits plein de sympathiede quelques uns de ses contemporains

Evgueni Zamiatine en 1925. D R Marina Tsvetaeva (Paris 1925). CHOUMOFF/ROGER-VIOLLET

Extrait« Au zoo, devant la cage d’unénorme lion, le plus lion de tousles lions, Alia : – Maman,regardez ! C’est Léon Tolstoïtout craché ! Les mêmessourcils, le même nez large etles mêmes méchants petits yeuxgris : on dirait qu’ils mententtoujours.– Ne dites pas cela ! – ditpoliment et agressivement lequadragénaire à la fillette dehuit ans –, Léon Tolstoï, c’est leseul homme qui se soit mis sousune cloche de verre et qui aitpratiqué sur lui-même lavivisection. (Marina Tsvetaïeva,Souvenirs, « L’Esprit captif.André Biely », p. 161)

LITTÉRATURES

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JE, FRANÇOIS VILLON, de Jean TeuléAprès Verlaine et Rimbaud, tous deux présents dèsl’ouverture du livre en héritiers assumés de FrançoisMontcorbier, Jean Teulé poursuit son périple romanesqueen terre de poésie par le plus risqué des modèles : FrançoisVillon. Ecolier turbulent, puis coquillard promis à lapotence, l’auteur de la Ballade des dames du temps jadis, dela Ballade des pendus et du Grand Testament – un résuméassez éloquent des jalons d’une vie obscure et tumultueuse– donne à l’écrivain une liberté de ton et une santé quitiennent du prodige. Pensez ! Ici l’on viole, vole, trahit,

massacre, pille, torture et exécute avec une brutalité peu commune. Rien nerésiste ni ne retient, amour, amitié, reconnaissance ou gratitude. Et au fil d’unefresque sanglante à souhait, François apparaît dans l’évidence de sa création,matrice de toutes les sincérités loin des jeux savants des poètes de cour.Bousculant les Grands avec une impatience de jeune page, lançant un pontprévisible avec l’insouciance anarchiste de Brassens, Teulé réussit un portraitattachant, miraculeux même, puisqu’à force de citer les poèmes du réprouvé, ildélivre comme une urgence la prescription de le (re)lire. Ph.-J. C.Julliard, 420 p., 20 ¤.

DU CÔTÉ OÙ LE SOLEIL SE LÈVE, d’Anne-Sophie JacoutyDifficile d’imaginer l’austère Fénelon en héros de roman. Pourtant, en centrantson évocation romanesque sur le moment où l’archevêque de Cambrai prend lechemin de l’exil, ancien précepteur de l’héritier du trône de retour dans sonPérigord natal, Anne-Sophie Jacouty réussit le tour de force de brosser unportrait psychologique subtil du prélat, de livrer une peinture juste des enjeuxreligieux du temps, où quiétisme et jansénisme contrarient la doctrinemonarchique incarnée par Bossuet, et un hommage à un monde dontSaint-Simon reste le meilleur chroniqueur. Pour un premier roman, unepartition sans faute à savourer en esthète. Ph.-J. C.Ed. Philippe Rey, 272 p., 19 ¤.

FOL ACCÈS DE GAÎTÉ, de Pascale GautierElle est comme ça la vie, on y est en plein dedans. Zones pavillonnaires. Au rasdes toits, les avions s’arrachent couvrant le son de la télé. Vous disiez quelquechose ? Le dernier roman de Pascale Gautier nous emmène dans une banlieueau bout du RER. Le béton, les tags. La jeunesse casse du flic, d’autres font leursaffaires. M. Ploute a sa solution finale pour débarrasser les trottoirs desdéjections canines et Mme Gargalo récite son Pater. Donnez-nous aujourd’huinos pâtés impériaux, nos nems quotidiens. On ne sait pas ce qu’on mange, c’esthaché, ça ne fait rien. Images à gros traits. Pascale Gautier fait fort. Elle nousembarque dans l’absurde et nous lâche soudain. On rit à longues dents. Ongrince inexplicable. Chez elle, la désespérance est une dragée au poivre. Çabrûle dans le cœur. C’est pour ça que c’est bien. X. H.Ed. Joëlle Losfeld, 172 p., 16,50 ¤.

COUPLE INTERDIT, de Jacques de Saint-VictorAux questions éternelles et insolubles, un imaginaire fécond, beaucoupd’érudition et autant de lucidité offrent une alternative réconfortante. Avec cepremier roman, Jacques de Saint-Victor nous entraîne joyeusement en l’an2163, afin d’y débattre… du couple ! Le temps n’a rien arrangé à l’affaire,puisque la conjugalité et son cortège de contradictions y ont été rayés de lacarte. Un nouvel ordre sexuel, la « Lex sexualis », ne tolère plus du désir que cequ’il recèle de besoins. C’est ainsi que Michael, héros récalcitrant, se voit accuséde « déviationnisme conjugal » pour avoir commis un livre nostalgique sur lesmœurs amoureuses du XXIe siècle. Un prétexte à une analyse cinglante de notretemps, agrémentée d’une promenade littéraire et philosophique – de Platon àMontaigne, de Rousseau à Proust – des plus revigorantes. Fl. B.Fayard, 208 p., 17 ¤.

TABLE RASE, de Jean-Baptiste GendarmeUn deuxième roman qui nous convie à une ballade douce-amère chez lestrentenaires nouveau siècle. En chroniqueur rigoureux, Jean-BaptisteGendarme décrit cette génération peu joyeuse à travers les portraits de deuxjeunes gens. Deux frères unis par les liens du sang jusqu’à ce que la mort lessépare. Et pas n’importe quelle mort, celle de leur mère, qui les percute deplein fouet à l’adolescence. Sans transition, on les retrouve adultes, en étatlimite. Passage en psychiatrie pour l’un, errances sentimentales pour l’autre.L’écriture dit simplement le quotidien, l’ordinaire consumériste des jours et desvies, la frilosité des sentiments, comme pour mieux dévoiler la béance laisséepar un deuil précoce et le désarroi d’une génération en panne de désir. Fl. B.Gallimard, 216 p., 16 ¤.

Les mots subtils et gourmands de Simonetta Greggio

Le goût de la vieÉTOILESde Simonetta Greggio.

Suivi d’un carnet de recettesillustré et conçupar Manuel Laguens.Flammarion, 144 p., 15 ¤.

I l y a une évidence dans lesphrases de Simonetta Greg-gio. Quelque chose d’indéfi-

nissable aussi : un mélange desouvenirs et de saveurs, d’évoca-tions gourmandes que l’on avaitdéjà remarqué dans son trèsbeau premier roman, La Douceurdes hommes (Stock, 2005). Elle acette fois choisi de placer Etoilessous le signe du film de Jean-LucGodard Pierrot le fou : « Tu saisce que tu devrais écrire commeroman… L’histoire d’un type quimarche à Paris. Il rencontre lamort. Alors, il part dans le Sudpour l’éviter. »

Ce type, c’est Gaspard, 36 ans,et une réussite sans faille. Mariéà une femme aussi belle que chic,il est en partance pour NewYork, où, quand s’ouvre ce courtroman, il doit recevoir le prix dumeilleur chef de l’année « catégo-rie cuisine créative ». Mais voilà :refoulé à la douane, Gaspard neprendra pas l’avion et rentre

donc chez lui, où il trouve sonassocié au lit avec sa « bombeblonde à particule ».

Préférant les solutions radica-les aux scènes de ménage, Gas-pard quitte son bel appartement,et prend la route du Sud. S’arrê-te, au hasard de sa soif, dans unebuvette dont la propriétaire vientde mourir. Décide de louer cettejolie guinguette au milieu de nul-le part. Et voilà que le probablesuccesseur de Bocuse, Ducasse etRobuchon retrouve sa libertéd’enfant : « Seul et inconnu !Tout était à nouveau possible. »

Tombé d’amourAlors, il plante et sème : men-

the et jasmin, rosiers et sauges,coriandre et basilic, topinam-bours et rutabagas : « Ses nari-nes étaient à la fête : il lui arrivaitsouvent de s’arrêter de travailler,muet de bonheur, avec des vertigesqui étaient comme une houleexquise. » Et puis, un jour, Stellafait son apparition. A peine unefemme : une sauterelle – « Elleétait si fine que la lumière del’aube la traversait » – avec des« cheveux noirs coupés à la dia-ble ». Stella est anorexique. Tom-bé d’amour, Gaspard déploiealors mille talents pour lui redon-

ner goût à la vie. Il imagine des« rêves de dîner » : « Quelque cho-se que Stella pourrait avaler sanspresque s’en apercevoir. Un souf-fle, des fragrances. Gaspard savaitbien qu’une nappe est parfois leprélude à d’autres drapés. Qu’unvin caresse souvent avant la main.Il savait que le plaisir s’attise, puiss’éduque. »

Inutile de déflorer plus avantce livre, même si le plaisir résidemoins dans le suspense de cettehistoire d’amour que dans lesmots subtils et gourmands qu’achoisis Simonetta Greggio pourl’évoquer. a

Emilie Grangeray

Pierre Guyotat fait le récit bouleversant de la crise qui a failli l’emporter

La littératureau bord du gouffreL

orsqu’on parle de littérature,les notions de risque, de dan-ger, de courage sont générale-ment à entendre de manière

symbolique. En vérité, l’écrivain jouerarement sa vie, sauf, bien sûr, en situa-tion d’oppression. Le danger maxi-mum qu’il encourt d’ordinaire, c’estd’être éreinté par la critique, ignoré dupublic. Dès lors, son courage consistesimplement à rester placide dans l’ad-versité. L’héroïsme à la portée de tou-tes les plumes en somme !

Pierre Guyotat, lui, a mis sa vie réelle-ment en danger. Il n’avait, n’a toujourspas de lieu de repli. Son statut, ou plu-tôt son désir et sa vocation d’écrivain nel’ont pas protégé, bien au contraire,d’un risque majeur : l’effondrement, lamise en péril de sa propre vie. Vaquer àses affaires, se réfugier dans unefamille, un milieu, jouir de sa réputa-tion, profiter de sa notoriété… cela luireste interdit, en raison de sa com-plexion singulière, de ses choix d’ex-istence et de son idée de la littérature –ces divers éléments formant un tout.Auteur d’une œuvre radicale, sansconcession – c’est un euphémisme ! –,il s’est exposé à l’incompréhension et,dans le passé, à la censure : de 1970 àjanvier 1982, son roman Eden, Eden,Eden resta interdit. Et, cependant, ilpoursuit, toujours plus radical, guidépar une conviction et une certitude quisont le contraire de la présomption, cequi a commencé en 1967, avec Tombeaupour cinq cent mille soldats

Danger vitalUn jour, en décembre 1981, Pierre

Guyotat s’avança donc vers ce gouffreoù il manqua s’effondrer, à la fois physi-quement, psychologiquement et sociale-ment. Il aurait pu mourir, il survécut.C’est ce qu’il raconte, en brefs chapi-tres, d’une manière bouleversante, dansComa. La nudité violente de ce récit, eten même temps, souvent, sa mystérieu-se douceur – celle-là même que l’onentend lorsqu’il donne lecture de sestextes – forcent le respect. Etre« vivant, vivre », écrit-il, c’est être « enl’état de l’écrire ».

Dans un « essai biographique » surGuyotat paru il y a un an, CatherineBrun relate cet épisode terrible et fonda-teur (1). Elle cite notamment ce proposde l’écrivain, en juillet 1981, lorsqu’il estau plus mal, parlant de « l’extrême inhu-

manité de toute vie taraudée, pilée etmenacée par le poids de l’imagination quià la longue façonne le corps d’origine, voi-re le dédouble ou le triple ». Les annéesqui suivirent la publication de Prostitu-tion (1975) ont préparé de diversesmanières cette crise liée à une dégrada-tion alarmante et générale de la santé,physique et mentale, de l’écrivain. Pourla biographe, cette crise est, précisé-ment, « la rançon de l’œuvre ». De fait,la volonté de mener l’écriture (et doncla vie) jusqu’à un point de non-retourmet le corps, l’esprit etl’être entier de Guyotaten état de dangereusetension, au bord de larupture.

« Le récit qui suit, je leporte en moi depuis que,sortant, au printemps1982, d’une crise quim’avait amené au bord dela mort, je me contrai-gnais à en reparler enmon nom personnel »,écrit-il au début deComa. Il poursuit :« J’éprouvais – c’étaitbien le seul sentiment dontj’étais capable – dudégoût à préparer dansma gorge et dans ma bou-che et à prononcer le mot“je” tant que je n’avaispas récupéré la totalité de ses attributs, etun peu plus – ayant tant souffert dans cet-te traversée. » C’est donc la reconquêtede ce « je » – c’est-à-dire d’une intégri-té qui est à la fois celle de l’homme etde l’écrivain, de la parole et de la pen-sée, de la voix et de l’écriture – dontPierre Guyotat relate ici les étapes.Mais la menace n’a pas commencé teljour, lors de telle crise : « c’est à chaquefois une sorte de mouvement furieux, derouleau de l’origine qu’il faut ravalerpour pouvoir vivre. »

Au-delà des souvenirs d’enfance, desréminiscences et des considérationslucides sur la formation et la proliféra-tion de son écriture, au-delà même dela tentative d’autoanalyse de l’épisodede décembre 1981, Pierre Guyotat cher-che à se frayer un chemin âpre et solitai-re, sans protection. Douloureusement,il cherche à être à la hauteur de cettelangue qui l’envahit, l’habite. La nécessi-té de s’expliquer est seconde par rap-port à une autre, déjà nommée : pour-

suivre l’œuvre en cours, ne pas écouterune autre sirène que celle qu’on a aufond de soi. Et, pour avancer, il y a tou-jours « cette langue dont je sais la beautétrop dure déjà pour moi-même, trop fortepour moi, qui me meus pourtant dedansavec science et plaisir… »

Ce n’est donc pas essentiellement unhomme qui a échappé à un danger vitalqui parle ici, une fois sa santé recou-vrée, une fois redevenu fort. C’est enco-re moins le souci de préservation – enlui, comme il le souligne, ont disparu

« toute blessure d’amour-propre, (…) tout ce qui faitle tourment, le plaisir de lavie dite privée… » – quil’anime, mais peut-êtreune question centrale,sans doute insoluble : enquoi suis-je une excep-tion et en quoi cetteexception, au lieu dem’éloigner et de m’isoler,me rapproche, jusqu’audanger d’absorption, dedissolution, de mes sem-blables ? Et, au-delà deshumains, de l’ensemblede la création, vivante ouinerte, animaux, objets…« Je ne me suis toujoursressenti, pensé, qu’en tantque médium, intermédiai-re, messager », écrit-il.

C’est l’un des fils essentiels du livre.Cette exception n’est pas perçue ou pré-sentée comme un titre de fierté ou degloire – mais peut-être, en effet, d’hé-roïsme. Pour exprimer cela, PierreGuyotat a quelques phrases saisissan-tes : « Je ne suis bien que lorsque je nesuis que ce qui est nécessaire pour êtrel’autre. » « Les seuls gestes qui me fontressentir que j’ai encore un peu d’os et dechair, c’est des gestes vers les autres : tousceux que je peux faire pour moi, vers moi,ont disparu. » « L’autre, quel qu’il soit,devient mon seul souci. » Le héros estcelui qui s’abandonne, se perd littérale-ment, et qui, dans le même instant, a la« hantise que la vie échappe aux mots età la veille que je fais sur elle et dont je l’ac-compagne ». Pour témoigner de cette« veille », le verbe de l’écrivain doitalors se faire « chair vocale ». a

Patrick Kéchichian

(1) Pierre Guyotat (éd. Léo Scheer, « LeMonde des livres » du 6 mai 2005).

Le dernier roman d’un écrivain à facettes, Frédérick Tristan

Dans la forêt des autres

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Pour vos envois de manuscrits:

MONSIEUR L’ENFANT ETLE CERCLE DES BAVARDSde Frédérick Tristan.

Fayard, 254 p., 19 ¤.

O n pourrait laisser aux pier-res le soin de raconter letemps. En rugosités

sèches. En envols de poussière.Mémoire minérale. Regarder lesilence. Tout le reste n’est quebruit et vains caquetages.

C’est une sacrée volière qui estau centre du dernier roman deFrédérick Tristan. Monsieur l’En-fant et le cercle des bavards ra-conte les ébouriffades du « clubdes Hétérosophes ». Comprenezune réunion de gens qui préten-dent détenir une connaissancedifférente. Une science tellementautre qu’elle est impartageable.Le savoir vient d’en haut, et ilss’y croient nichés. Ils formentune élite, une loge secrète. On ydiscute de l’effet et de la cause.Du chagrin des éléphants et destremblements de terre, du lan-gage des animaux et du conclavedes lapins, des monstres fabu-leux et de l’Egypte ancienne.

Les théories du monde tour-nent à vide. La très sélecte confré-rie se réunit à Londres dans un

lieu préservé. Ces rencontresauraient pris naissance auMoyen Age. Un Lord Masmut-tan, devenu dépositaire desrègles alambiquées de l’associa-tion, a passé le flambeau de géné-ration en génération. Son loin-tain descendant, Alexis Borney-bull Clarck, la dirige aujourd’hui.

Tous ces penseurs en rond sefont des idées courbes. Ils sontsix. Six plus un. Car, à côté decette cour de dindons glouglou-tants, se tient sans dire un mot lefrère cadet du président en titre,celui que sa nourrice appelait« Monsieur l’Enfant ». Un enfantdu placard plutôt. Il en existeaussi dans les grandes familles.Une « tête de goujon », disait samère aimante. Rêveur à traits for-cés. Poète évidemment. « Malconformé pour la vie, voilà tout. »

Mensonges et secretsIl faut dire que celle des hautes

sphères n’est pas très ragoûtante.Brouhaha savant, emplâtresvilains, mensonges et secrets. Fré-dérick Tristan nous entraînedans une fable grinçante. Il sefaufile dans ses mots en habitd’Arlequin, il s’empare des voix,il les fait siennes. Il nous lâchetout au bord d’une paroi d’échos.

L’Enfant, c’est lui. Ce vertige del’autre… Quarante livres déjà,presque trente romans depuis LeDieu des mouches et aussi sonGoncourt, Les Egarés, en 1983,avec, à chaque fois, cette manièreà lui de se modeler dans le texte.De nous perdre en styles et endéclinaisons d’autres identités.

Déjà son pseudonyme (sonnom d’état civil est Jean-PaulBaron) et ces hétéronymes qu’ilfait parler en son lieu, à sa place,le plus troublant sans doute étantDanielle Sarréra. Jeune fille de17 ans, suicidée, dont il auraitrecueilli le journal, l’œuvre brève(Le Nouveau Commerce, 1976).Combien se sont reconnus danscette rage-là avant qu’il nedévoile le nécessaire stratagème.Tout était dit pourtant, et c’est làla puissance absolue de cettegrande écriture bâtie sur la souf-france, les souvenirs refoulés. Levide sous les pieds où s’entassentles phrases. Danielle écrivait :« Avouez-le au nom de ma voixqui porte loin : vous vous êtes trom-pés. Vous avez revêtu la mauvaisechemise. Il n’est plus alors d’autresolution que celle de déchirer lapage et de recommencer à laligne. » a

Xavier Houssin

COMAde Pierre Guyotat.

Mercure de France,«Traits et portraits »,234 p., 19 ¤.

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Les fascinants « Contes de la solitude » d’Ivo Andric

Un pont par-dessus les hainesMaylis de Kerangal descelle les arcanes du désir

Les corps éblouis

Les deux derniers livres du poète du « non-espoir », entre pessimisme et stoïcisme

Frénaud, l’œuvre pensée

NI FLEURS NICOURONNESde Maylis de Kerangal.Verticales, « Minimales »,204 p., 12 ¤.

C e sont deux longues nouvel-les. Histoires chevillées enmiroir dans l’âpreté de pay-

sages ceinturés par la mer. Affai-res de désir abrupt, de libérationtâtonnante, d’échappées corrosi-ves. La tension et la nécessité del’affrontement s’imposent dansces récits où le désir des êtres, l’ef-fervescence de leurs intentionssont tour à tour portés ou subju-gués par les promesses et la féro-cité de la nature, par la puissancedes éléments.

Sud de l’Irlande, 1915. Cadrede « Ni fleurs ni couronne », quiouvre ce recueil. Entre Cork etKinsale, la désolation boueusedu hameau de Sugàan. FinbarrPeary, dixième enfant d’une fra-trie dévastée par la misère, a sur-vécu à l’ensevelissement, aux ton-nes de détresse et d’empêche-ments qui écrasent sa famille etses congénères. C’est à présentun solide gaillard, élevé « à l’éco-le de la bande (…) dur au mal ettaiseux ». Sean et Flann, les deuxaînés, sont partis quémander

leur part d’indigence quotidien-ne aux docks de Queenstown.Finbarr, lui, le jour de ses16 ans, trompe les voies toutestracées de son destin, « la promis-cuité obligée des bouches, dessexes et des pieds ». Le voilà quitraverse la forêt dense, attiré parla mer ; confusément happé parla certitude d’y trouver la montu-re de son évasion.

Drame collectifLa déflagration de cette nais-

sance à lui-même épouse celled’un drame collectif : au large, lepaquebot new-yorkais Lusitaniaa coulé, torpillé par un sous-marin allemand. Labeur maca-bre des corps à repêcher, payéune livre par cadavre – de quoiengorger les pubs et améliorerl’ordinaire. Deux jours plus tard,une affiche de la Cunard stipuleque la dépouille du milliardaireVanderbilt est mise à prix1 000 livres.

Dans la cohue générale, Fin-barr a croisé « une petite affo-lée » à la pâleur de chouetteeffraie, venue là chercher sonhomme. Il la croyait laide –« faut dire que souvent l’angoisserepousse » –, et la découvreadmirable. A bord d’une barque

miraculeusement préservée dela mangrove, tous deux, plusaffûtés que les autres, « charo-gnent sur les eaux vertes » etœuvrent à leur libération.

En regard de ce périple initiati-que en eaux troubles, « Sous lacendre » exacerbe les vertiges etles dérapages du désir dans lasécheresse volcanique de l’île deStromboli, à l’été 2003. A lafaveur d’une ascension nocturne,Antonia la sensuelle ouvre unebrèche dans l’amitié vive de Pier-re et Clovis, deux jeunes cher-cheurs. Jeux serrés de séductionet de trahison. Bouillonnementsde fantasmes et de non-dits, àcouper le souffle.

Maylis de Kerangal, née en1967 et éditrice aux éditions Galli-mard jeunesse, confirme ici letalent singulier qui signait sesdeux premiers romans – Je mar-che sous un ciel de traîne (2000)et La Vie voyageuse (2003), égale-ment publiés chez Verticales.Ecriture incisive et profondé-ment poétique ; d’un lyrisme à lafois sec et puissant. Faculté acé-rée d’entrelacer les pulsions dumonde végétal et minéral, les épi-phanies charnelles et les paysa-ges mouvants des psychés. a

Valérie cadet

En 1943, André Frénaud, alorsâgé de 36 ans (il est né enjuillet 1907 à Montceau-les-Mines), fait paraître, chez

Seghers, son premier livre de poèmes,Les Rois mages, écrit durant sa déten-tion dans un stalag du Brandebourg.« J’avancerai douloureux dans l’hommeque je deviens », écrit-il d’emblée. Il estsalué par Eluard et Aragon – qui luireprochera amèrement, après laguerre, de démissionner du Comiténational des écrivains. Les grandesrevues poétiques proches de la Résis-tance, comme Messages de Jean Lescu-re, accueillent alors ses poèmes. JeanFollain, son aîné de quatre ans, parleaussitôt d’une « poésie d’effusion » et« sent puissamment chez lui la marquedes souffrances du temps, le tragique leplus actuel, cette fraternité avec le rava-ge qui est notre lot, cependant qu’il gar-

de ce sens profondde la splendeur dumonde, de notremonde, qui allie sipathétiquementl’épaisseur et la fra-gilité. »

Cette apprécia-tion de Follain, quifait référence à lapériode de laguerre, ne vaut passeulement pour cepremier recueil,

mais aussi pour l’œuvre à venir de Fré-naud. Une œuvre pensée, profondé-ment architecturée et unifiée, hantéepar l’interrogation métaphysique,mais voulant demeurer charnelle,concrète, attentive à l’homme inquiet,angoissé, endeuillé. La tension entrece que Jean Tardieu, à la même épo-que, nomme une « expérience trèshumaine » et ce « long secret deréflexion et de culture », entre « les har-diesses d’une sensibilité abrupte » et « leton de grandeur » de la voix, fonde cet-te œuvre qui est l’une des plus néces-saires, des plus hautes aussi, de l’histoi-re de la poésie française de la deuxiè-me moitié du XXe siècle. Une œuvrequ’il faut mettre, sans aucune hésita-tion, à la même hauteur que celle dePonge, de Char ou de Michaux.

Mise en gardeLe même Tardieu, trente-cinq ans

plus tard, établissait la liste nonexhaustive des sentiments, souventcontradictoires, qui alimentent la poé-sie d’André Frénaud : « Le défi, l’amer-tume, la gaieté, la colère, l’espérance tra-hie, la dérision, la tendresse, la volontéde blasphème, le cynisme, l’humaine

pitié. » Poète du « non-espoir » (plu-tôt que du désespoir), l’auteur de LaSainte Face (1968) et de Depuis tou-jours déjà (1970), exposé au péril de ladérision absolue, affirmait que « la poé-sie ne serait pas lumière si elle ne couraitpas perpétuellement le risque d’être aussiune imposture ». Une mise en gardequ’il n’est jamais inutile d’entendre…

Le recueil paraissant dans la collec-tion « Poésie-Gallimard » – le cinquiè-me à entrer dans son catalogue –contient les deux derniers livres de Fré-naud, Hæres (1982), et Nul ne s’égare(1986), qui marque la fin de son activi-

té poétique. Dans une préface généreu-se et informée, Yves Bonnefoy analysele pessimisme foncier du dernier Fré-naud, équilibré par un stoïcisme quipermet de réconcilier une certaine fier-té et l’interdiction opposée au contente-ment de soi. André Frénaud meurt le21 juin 1993 à Paris. Son ami BernardPingaud publiera encore chez Galli-mard en 1995 un livre posthume essen-tiel, Gloses à la sorcière, qui rassembleles commentaires que l’auteur rédigea,à partir de 1981, en marge de songrand poème « mythique », La Sorciè-re de Rome (1973).

Ce mouvement de retour réflexif surson poème, et plus globalement sur lanature et la signification du geste poé-tique, est d’ailleurs constant chez Fré-naud. Il illustre la grande probité dupoète quant à sa propre création, etaussi sa volonté de ne pas laisser lesprestiges et les faux secrets de l’inspira-tion spontanée s’imposer au détrimentde la capacité de l’esprit à éclairer, àexpliquer, aussi loin qu’il le peut. Unelongue affinité avec les philosophes etune cure psychanalytique tardiveayant probablement favorisé ce mouve-ment.

Art poétiqueA ce propos, un autre livre de

réflexion, plus accessible et large queles Gloses, apporte de précieuses lumiè-res sur l’œuvre de Frénaud, et au-delà.Il s’agit de la retranscription de longsentretiens réalisés par le mêmeBernard Pingaud en mai 1977 pourFrance Culture, publiée deux ans plustard (toujours chez Gallimard) sous letitre emprunté à Rimbaud, Notre inha-bileté fatale. Frénaud y parle notam-ment de son rapport à la peinture etaux peintres (Bazaine, Ubac…). Parallè-les à l’œuvre elle-même, ces deuxouvrages constituent un véritable artpoétique, à rebours de toute « impostu-re ».

« Je m’étais toujoursaffirmé/protestant contre mon contrat./Ma vie n’entache pas ma vie./Le mondeest en dérangement, de toujours./C’estl’histoire… Jusqu’à la fin./ Les mains desrêves déchirées,/notre innocence estimprescriptible/si on la crie.// Je voulaisme séparer d’avec le malheur./ Je voulaisfaire amitié avec ma voix/pour m’y per-dre, pour être présent/plus haut que moipour m’éclairer,/si l’on ne peut sortird’ici. »

Ces deux strophes sont extraitesd’un poème écrit en 1951, « Sans avan-cer », inséré dans Il n’y a pas de para-dis, recueil paru en 1962, qui est peut-être le plus beau et le plus grave deslivres de Frénaud – il vient d’êtrerepris dans la même collection, avec lapréface qu’avait rédigée Bernard Pin-gaud en 1967. Ces vers donnent lamesure d’une exigence qui ne sedémentira pas. Dans Nul ne s’égare,c’est la même voix, avec des accentsciviques : « Le temps du dépouillementdes puissants/arrive./Après les trans-ports, l’énergie dévastatrice,/une seulejournée,/le roi du piteuxamour/triomphera dans la bonté. »

Lorsque la voix d’un poète s’élève àce niveau, il est urgent de l’écouter. a

P.K.

LES PAPIERSDE JEFFREYASPERN,d’Henry JamesUn jeune critique,saisi dans le culte dudéfunt poète JeffreyAspern, écumel’Europe à larecherche dedocuments inédits

relatifs au passé du maître etsusceptibles de révolutionner sonimage. A Venise, il découvre l’existencede la très âgée miss Bordereau,passion de jeunesse du poète etprobable dépositaire du secretd’Aspern. Usant de duplicité, le jeunehomme parvient à séjourner dans lepalazzo délabré où l’énigmatique etinflexible Juliana se terre avec sa nièce,miss Tina. Sous les feux de l’été, le triose livre à une guerre sournoise,confinée entre voracité et désolation.L’Américain Henry James avait 43 anslorsqu’il publia, en 1887, ce fin thrillerpsychologique. Val. C.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) parM. Le Corbeiller, Le Livre de poche,« Biblio », 204 p., 5,50 ¤.

MEURTRE CHEZ TANTE LÉONIE,d’Estelle MonbrunL’appétit du pouvoir et la frénésie dedominer mènent à bien des vilenies.Surtout quand plusieurs loups sont dela partie, en l’occurrence, desspécialistes internationaux conviéssous la bannière sophistiquée de laProust Association. Tout ce petitmonde macère dans un jus putride detrahisons, lorsque, à la veille ducolloque, Adeline Bertrand-Verdon,maîtresse de cérémonie machiavéliqueet détestable, est retrouvée assassinée.Chacun peut prétendre à laresponsabilité du crime, qu’élucident lecommissaire Jean-Pierre Foucherouxet son assistante Leila Djemani, deuxêtres aussi fragiles que lumineux. Unremarquable polar « à l’anglaise »,peinture acérée des cénaclesuniversitaires, concocté sous un nomde plume, par une spécialiste deMarcel Proust. Val. C.Ed. Viviane Hamy, « Bis », 256 p., 7 ¤.

UN CAVE DANS LE CHARBONde Michel GrimaudEmménageant au centre de Paris,François Clavère, dessinateur depresse, est amené à enquêter sur ladisparition de l’ancien locataire. Aprèsbien des péripéties, il parviendra toutde même à percer le mystère de la rueSaint-Sauveur… Au cœur des Halles,creuset singulier, Marcelle Perriod etJean-Louis Fraysse, qui signent sous lepseudonyme de Michel Grimaud,construisent une intrigue enlevée etpleine d’humour. L. Du.Ed. Liana Levi, « Piccolo », 210 p., 8 ¤.

CONTES DE LA SOLITUDEd’Ivo Andric.

Traduit du serbo-croatepar Sylvie Ckakic-Begic,préface de PredragMatvejevitch,Le Livre de poche, 188 p. 5,50 ¤.

B osniaque de naissance,croate par sa mère, serbed’adoption, diplomate de

métier et, surtout, yougoslave parconviction, le romancier et nou-velliste Ivo Andric (1892-1975)aimait à dire que « le conteur etson œuvre ne servent à rien s’ils neservent l’homme et l’humanité ».De fait, ce grand écrivain euro-péen couronné par le prix Nobelde littérature en 1961 consacral’essentiel de sa vie et de sonœuvre à jeter des ponts par-des-sus ces haines ethniques et idéo-logiques qui, à intervalles régu-liers, déchirent les Balkans. D’où,forcément, l’exaspération qu’il necessa d’inspirer aux nationalistesde tous bords. Cela reste vraiaujourd’hui, la Bosnie et la Croa-tie, milieux culturels alternatifsmis à part, ayant rivalisé de dis-crétion pour célébrer, l’an der-nier, le trentième anniversaire desa mort.

Inédits en français jusqu’en2001, ces Contes de la solitude,dont la plupart furent retrouvésdans les archives de l’auteuraprès sa disparition, se présen-tent, comme souvent chezAndric, sous la forme d’une sui-te de récits autonomes bien quereliés entre eux selon leurs affi-nités. Au cœur de ce recueil : laBosnie, lieu par excellence derencontre entre l’Orient et l’Oc-cident, et bien sûr ses habitants,dépeints dans leur grandeur ouleur déchéance.

Histoire omniprésenteOn y suit donc les aventures

de l’arrogant et ventru Bonne-val pacha, en réalité un comteissu de la plus haute noblessefrançaise, ou encore le tragiquedestin d’Ali pacha qui, à l’instarde tout petit potentat de l’Em-pire ottoman, « souhaitait sin-cèrement que la plupart des gensfussent le plus heureux possible,mais décidait seul de leur nombreet de la nature de ce bonheur ».On croise également un princeaux yeux tristes, un scribedépressif de Dubrovnik et uneesclave mise en cage qui préfèrela mort à la captivité.

Cette fascinante galerie de

portraits allie l’analyse psycholo-gique la plus moderne à unenarration inspirée des Mille etUne Nuits. Aussi l’essayiste Pre-drag Matvejevitch souligne-t-ilà juste titre dans sa préfacequ’une bonne part du génied’Ivo Andric a précisémentconsisté à s’approprier puis à« européaniser la narration orien-tale ». Et si la grande histoireest omniprésente dans cescontes – toujours à la fois en toi-le de fond et à fleur de peau –,jamais l’auteur du Pont sur laDrina (1945), son chef-d’œuvre,ne tombe dans les pièges de la« couleur locale » mâtinéed’exotisme et de folklore. Undernier texte sur Sarajevo,publié de son vivant, complètecet ensemble. Où l’on redécou-vre ce que fut longtemps cettecité raffinée et cosmopolite, uneville « où s’est développé le sensde l’ordre et de la beauté, d’unevie harmonieuse et heureuse ». a

Alexandra Laignel-Lavastine

Signalons la publication deVisages, un recueil de nouvellesd’Ivo Andric chez Phébus (190 p.,15 ¤, traduit du serbo-croate parLjiljana Huibner-Fuzellier etRaymond Fuzellier).

André Frénaud en 1986. ROLAND ALLARD/VU

ZOOM

NUL NES’ÉGAREprécédé deHÆRESd’AndréFrénaud.

Préface d’YvesBonnefoy,Poésie/Gallimard,320 p., 9 ¤.

LIVRES DE POCHE

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LE ROMAN ARABE (1834-2004)Bilan critiquede Kadhim Jihad Hassan.Actes Sud/Sindbad, 398 p., 29 ¤.

Riche d’une tradition narrative brillanteet très ancienne, la langue arabe a étél’outil de véritables chefs-d’œuvre,dont les Mille et Une Nuits sont l’exem-ple le plus célèbre. Qu’en est-il, aujour-d’hui, de cette littérature encore mal

connue en France ? Si l’on examine le roman, genrelittéraire dominant en Occident, force est de consta-ter que les traductions de l’arabe ne sont pas en rap-port avec l’importance du bassin linguistiqueconcerné (l’arabe est la langue officielle de 25 paysdans le monde). A cela, des explications politiques(régimes dictatoriaux qui freinent la libre expres-sion) ou économiques (fragilité du revenu nationalet faible organisation du système éditorial), maisaussi proprement historiques et littéraires.

Grâce à un ouvrage très érudit consacré auroman arabe moderne, Kadhim Jihad Hassan mon-tre bien que le développement du roman de languearabe est une entreprise récente, quoique en rapideexpansion. Couvrant une période qui s’étend de lapremière moitié du XIXe siècle aux toutes premiè-res années du XXIe, l’auteur, d’origine irakienne,qui enseigne la littérature arabe à l’Institut natio-nal des langues et civilisations orientales (Inalco),parvient à retracer le cheminement de cette idéeromanesque à travers le temps et la géographie.

Tout commence avec Purification de l’or pour lerésumé de Paris, un livre de Rifâ’aRâfi al-Tahwâwî(l’auteur adopte une graphie qui suit la prononcia-tion arabe, ce qui a le mérite de la cohérence, maisne facilite pas toujours la lecture d’un non-arabo-phone), boursier égyptien envoyé à Parisentre 1826 et 1831. Nous sommes au temps de laNahda, mouvement de renaissance débuté au len-demain de la campagne d’Egypte de NapoléonBonaparte (1798-1799). De retour au Caire, lejeune homme publie, en 1834, un texte « mêlant lerécit autobiographique, le récit de voyage, les mémoi-res et l’observation scientifique », explique KadhimJihad Hassan. Autrement dit, certainement pas unroman, au sens où on l’entend généralement. Maisdans ce que Kadhim Jihad Hassan appelle « la tor-peur du monde arabe au début du XIXe siècle », cecontact avec l’Occident joue un rôle déterminant.

Nouvelles voix« Le roman, avec son intériorisation du réel, sa sui-

te de séquences narratives et réflexives, est un genred’origine occidentale », explique l’auteur, qui consta-te néanmoins que le genre connaît une véritable« inflation » depuis quelques années. « Là où lesgens auraient composé des poèmes il y a quelquesannées, il écrivent maintenant des romans. » Poètelui-même et auteur de Chants de la folie de l’être,recueil paru en 2001 aux éditions Tarabuste, Kad-him Jihad Hassan observe le fleurissement de cesnouvelles générations apparues au Liban, en Irak,en Palestine et, bien sûr, en Egypte, berceau duroman arabe moderne. Un chapitre entier est

d’ailleurs consacré à l’Egyptien Najîb Mahfûz, PrixNobel de littérature 1988 et véritable pionnier duroman arabe, puis un autre à ses compagnons etsuccesseurs tels que Yahyâ Haqqî, Fathî Ghânim,Muhammad al-Bisâtî et enfin le plus connu de tous(en France au moins), Jamâl al-Ghîtânî. Plus loin,l’auteur dresse un inventaire assez complet de tou-tes les nouvelles voix apparues aux quatre coins dumonde arabe, de la Syrie à l’Irak et à la Palestine enpassant par le Liban, carrefour d’influences et lieud’inspiration. « Au Liban, après la guerre civile, aumoins vingt auteurs nouveaux sont apparus pourinterroger ce conflit, remonter à ses origines lointaineset, d’une certaine façon, proposer des solutions, obser-ve Kadhim Jihad Hassan. Le roman a eu un rôle decatharsis. »

Mais pour que le roman parvienne à refléter leréel, encore faut-il que la langue dont il se sert soitappropriée. « La langue doit se débarrasser de beau-coup de strates religieuses ou de relents de romantismeet ce travail est en train de s’accomplir », observel’auteur du Roman arabe. « Mahfûz a fait ce cheminen termes de technique narrative, mais pas sur le plande la langue proprement dite, sur sa texture. Mainte-nant, certains écrivains sont en train d’avancer dansce sens, Al-Bisâtî, par exemple. » Le roman arabemoderne se développe aussi, constate KadhimJihad Hassan, en repoussant progressivement sesfrontières, comme l’a fait avant lui le roman occi-dental. « Il faut décaler les limites du romanesque :sans le regard du poète, celui du sociologue ou du phi-losophe, on ne peut obtenir un bon roman. » a

Raphaëlle Rérolle

Malgré une situation éditoriale difficile, le roman arabeconnaît un essor important au point de supplanter la poésie

Mille et unelettres arabes

L’immeuble Yacoubian, un concentré des tensions du Moyen-Orient

Q uatre jeunes Saoudiennes,Sédim, Qomra, Lamis etMichèle, issues de milieuxtrès aisés, rêvent de mariages

d’amour, dans une société où lesunions arrangées sont la règle, où lepoids de la famille, de la société, du« qu’en dira-t-on » et du machismesont autant d’obstacles infranchissa-bles, sauf rarissime exception, quitient du miracle.

A travers elles, on découvre lerituel convenu de la présentation desépoux, les arrangements familiaux encoulisses, la ségrégation des classeset les interdits intercommunautaires(sunnites-chiites). Le conservatismeet une certaine lâcheté de la gent mas-culine, tous âges et tous milieuxconfondus, se révèle face à une jeu-nesse féminine qui s’émancipe grâceà l’éducation, mais dont les aspira-tions sont étouffées par le carcan desinterdits « moraux » et des normestraditionnelles. Ces contraintes

débouchent sur des mariages minésde part et d’autre par les non-dits etles frustrations. Les hommes gardenttoutefois sur les femmes un net avan-tage, celui de demeurer les maîtres,d’avoir une vie avant le mariage, puisde divorcer à leur guise sans subir lamédisance et le soupçon.

Ces refoulements et frustrationsne sont pas le propre de l’Arabiesaoudite. On les retrouve dans lesclasses les plus fortunées des socié-tés ultraconservatrices, qui, du faitde leurs moyens et du niveau d’édu-cation dont bénéficient les jeunes deces milieux, vivent de plus en pluscomme un déchirement et une injus-tice la privation de la liberté de choixet de vie.

La polémique que Les Filles deRiyad a suscitée dans le royaume endit plus long que l’ouvrage lui-même. Il y a ceux qui, en se voilant laface, reprochent à l’auteur de défor-mer la réalité et ceux qui, tout en

admettant les faits, contestent lagénéralisation que suggère le titre –« les » filles, là où « des » fillesaurait été plus approprié selon eux.Il y a enfin ceux qui, à l’instar duministre saoudien Ghazi Al-Qosseïbi– lui-même poète et écrivain –,auteur de la postface, recommandentla lecture de l’ouvrage et voient enl’auteur la graine d’une romancièrequi a de l’avenir.

Timide débatCette polémique révèle à la fois

l’opacité du domaine privé saoudien,surtout lorsqu’il s’agit des femmes, etle timide débat qui s’esquisse au seinde l’élite intellectuelle de ce pays àpropos des droits et des libertés.Cette controverse, le fait que l’auteurest une jeune Saoudienne et le titrede l’ouvrage ont sans doute large-ment contribué à son succès. L’ou-vrage en est en effet à sa cinquièmeédition.

Rajaa Abdallah Al-Saneh, qui,selon les situations, passe du lan-gage parlé saoudien à l’écrit classi-que, affirme qu’elle n’a pas faitœuvre littéraire. Elle a simplementrassemblé en un recueil les courrielsqu’elle s’est fait un malin plaisird’adresser anonymement tous lesvendredis, pendant un an, aux abon-nés d’Internet dans le royaume,pour raconter les « misères » de qua-tre de ses amies, en déformant« quelque peu les faits » et en « chan-geant totalement les noms », dans lesouci de respecter « la paix des ména-ges ». Manière pour elle de se libérerde la colère que lui inspire le mondedont elle est elle-même « prison-nière » et de tester, avec un certainhumour, les réactions de ses lec-teurs hebdomadaires. a

Mouna Naïm

Les Filles de Riyad, de Rajaa AbdallahAl-Saneh., éd. Dar Al-Saqi, 320 p.

Suite égyptienne. Rosette, Egypte 1989. FOUAD ELKOURY/EDITING SERVER

L’IMMEUBLE YACOUBIANd’Alaa El Aswani.

Traduit de l’arabe (Egypte)par Gilles Gauthier,Actes Sud, 330 p., 22,50 ¤.

L’Immeuble Yacoubian est l’un deces somptueux bâtiments ducentre-ville du Caire, vestige de la

splendeur disparue de l’Egypte cosmo-polite de la première moitié du XXe siè-cle. S’y sont installées, au gré de l’exodedes étrangers, de la révolution nassérien-ne, puis de l’affairisme des nouveauxriches et de l’afflux des ruraux, des popu-lations hétéroclites dont la cohabitationimprobable symbolise le mélange socialexplosif du Moyen-Orient d’aujour-d’hui. C’est Pot-Bouille de Zola ou Passa-ge de Milan de Michel Butor, dans unesociété devenue folle, où la cupidité et lamisère se côtoient avec une sourde vio-lence dont se nourrit l’islamisme armé.

Voici Taha, le fils du bawwab – leportier de l’immeuble – excellent élève

qui rêve d’intégrer l’école des officiersde police, où l’on ne veut pas de lui àcause de la condition méprisée de sonpère : il rejoindra un groupe islamisteà l’université, sera arrêté, torturé, violéen détention – avant de finir terroristeet martyr. Et Boussaïna, l’amie decœur de son enfance, grandie commelui dans les cahutes où logent lesfamilles d’émigrés ruraux sur le toit enterrasse, pourvue d’un diplôme sansvaleur, vendeuse subissant les attouche-ments de son patron : elle se prendd’un tendre sentiment pour Zaki bey,aristocrate déchu qui cultive dans l’éro-tomanie la nostalgie de l’ancien temps,mémoire de l’immeuble dont il a connules heures de gloire, poursuivi par unesœur hystérique et procédurière.

Et encore Hatem, rédacteur en chefd’un quotidien francophone, épris d’unjeune conscrit nubien qui le tuera auterme d’une relation passionnelle enlui fracassant la tête sur le mur de sonappartement. Ou le hadj Azzam, anciencireur de souliers devenu millionnaire

grâce au trafic de drogue, confit endévotions, qui finance les imams offi-ciels, achète son siège de député au Par-lement, se fait concessionnaire de voitu-res étrangères luxueuses au rez-de-chaussée tout en entretenant secrète-ment dans l’immeuble une secondeépouse réduite à un 5 à 7 libidineux –jusqu’à ce qu’il fasse avorter de force etrépudie la malheureuse, tombée encein-te de ses œuvres.

Tradition réalistePar la fécondité de sa veine, Alaa El

Aswani évoque la tradition réaliste duroman populaire égyptien moderne,qu’a incarnée un Naguib Mahfouz –peignant de grands chromos contras-tés qui ont inspiré d’innombrablesfeuilletons télévisés et productions ciné-matographiques locales. Du reste, L’Im-meuble Yacoubian a connu un immensesuccès de librairie (plus de100 000 exemplaires vendus, quand unroman dépasse rarement quelques mil-liers d’exemplaires, et une adaptation à

l’écran dans un film à grand spectaclequi doit sortir prochainement).

Mais là où le roman populaire ou lefeuilleton diluent la critique socialedans la chansonnette et folklorisent lamisère pour la rendre souriante, AlaaEl Aswani subvertit les canons de cettefiction convenue pour en faire un dia-gnostic sans concessions du drame quevit la société égyptienne d’aujourd’hui,et, au-delà, une bonne part du Moyen-Orient et du monde musulman – touten sachant parler un langage qui est àmême de toucher la masse des lecteurs,par-delà les cénacles littéraires ou uni-versitaires.

Plus encore, L’Immeuble Yacoubianbrise les tabous majeurs de l’hypocri-sie religieuse qui pare la violence socia-le et politique, en faisant du sexe lamétaphore par excellence des rapportsde pouvoir et le révélateur de leurcruauté. Chaque personnage principalexprime par son rapport au sexe sasouffrance particulière et ses tentativesde s’accommoder d’une réalité insup-

portable : s’y rejoignent les pauvres –Boussaïna la vendeuse, Abdou leconscrit, Soad la seconde épouse –réduits à faire argent de leur corpssous des modes variés, mais aussi Zakibey l’aristocrate déchu et Hatem lejournaliste homosexuel. Appartenantpar leur naissance à la classe des préda-teurs, c’est leur manie sexuelle qui lesen émancipe et leur donne leur huma-nité. Humanité dont sont dépourvus lehadj Azzam, le parvenu monstrueuxqui incarne les élites dirigeantes, com-me le groupe islamiste auquel appar-tient Taha, qui en est le plus violentadversaire – chacun manipulant levocabulaire religieux à leur profit com-me en écho, et tentant de soumettre lasociété à leur oppression.

L’Immeuble Yacoubian est un chef-d’œuvre du roman arabe contempo-rain ; c’est aussi le livre qu’il faut lirepour comprendre ce qui se passe dansles profondeurs des sociétés du Moyen-Orient à l’heure d’Al Qaida. a

Gilles Kepel

Ces « filles » qui font rougir Riyad

DOSSIER

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D’AUTRES NUITS,de Mohammed El-BisatieCet Egyptien abondammenttraduit depuis trente ans estplus attaché aux ambiancesqu’à l’analyse, à la peinturesociale qu’à l’indignationmilitante. Il raconte sansexpliquer et décrit sans juger.

C’est qu’il aime surtout laisserà ses lecteurs un espace deliberté : qu’ils réfléchissent enle lisant, qu’ils décident.Son héroïne est attachante,décrite avec soin : un passiffamilial, une libérationprofessionnelle au Caire, desappétits divers. Pourquoi sesamants sont-ils assassinés lesuns après les autres ? A nousd’y songer et de conclure.Mohammed El-Bisatie appose

sa marque : les points desuspension… J. Sn.Traduit de l’arabe (Egypte)par Edwige Lambert, Actes Sud,176 p., 19 ¤.

ARABESQUES,L’Aventure de la languearabe en Occidentd’Henriette Walteret Bassam BarakéC’est l’aventure d’une langue,l’arabe, que retrace l’ouvragepassionnant de la linguisteHenriette Walter, membre duConseil supérieur de la languefrançaise, et de Bassam Baraké,membre du Conseil supérieur del’Institut supérieur arabe detraduction (Ligue des Etatsarabes). Les auteurs suivent leparcours de cette languesémitique qui s’est répandue horsde son Arabie natale à la faveurde l’expansion de l’islam, à partirdu VIIe siècle. Enrichi denombreuses cartes, de lexiques(en particulier celui des motsarabes venus du français et viceversa), de petits tableaux

comparatifs et même d’encadrésrécréatifs, l’ensemble est ludiqueet formateur. R. R.Ed. Robert Laffont, 318 p., 22 ¤.

DE L’AMITIÉ, de TawhîdîHomme de lettres et philosophede l’époque abbasside, AbûHayyan al-Tawhîdî (932-1023),que l’on a découvert avec LaSatyre des deux vizirs (ActesSud/Sindbad, 2004) compteparmi ses principaux écrits desadab, genre très prisé alors enOrient, dont l’objet était dedivertir et d’instruire. Ainsi ceflorilège tiré de L’Epître del’amitié où Tawhîdi a réunipoèmes, propos rapportés,aphorismes et textesphilosophiques qu’il mêle à sonjugement. Une interrogationinfinie (« L’ami véritable existe-t-ilvraiment ? ») et une quête quiportent tout ce livre, raffiné etnimbé de désespoir. Ch. R.Extraits choisis et traduits del’arabe par Evelyne Larguère etFrançoise Neyrod, ActesSud/Sindbad, 62 p., 12 ¤.

Auteur d’ouvrages sur la Palestine et la gastronomie, FaroukMardam Bey dirige depuis 1991 « Sindbad », la collection d’Ac-tes Sud consacrée à la littérature arabe contemporaine. Depuis1997, il est également conseiller culturel à l’Institut du mondearabe (IMA).

Quel est l’état de l’édition arabe aujourd’hui ?Le livre, la lecture et l’édition n’échappent pas à la crise

politique, économique, intellectuelle et morale qui touchel’ensemble du monde arabe. J’ai le sentiment d’ailleurs qu’onlisait et qu’on éditait davantage dans les années 1950-1960,notamment au Caire et à Beyrouth, les deux grandes villes dulivre. Malgré cette crise, on voit apparaître cependant denouvelles capitales de l’édition, notamment dans les pays duGolfe qui éditent beaucoup grâce à la manne pétrolière.Maintenant, la question est de savoir s’ils ont des lecteurs.Est-ce que l’émergence de ces pays de la Péninsulearabique n’a pas accentué la part du livre religieux ?

Non, je ne le pense pas. Ce qu’il y a, c’est que les livres reli-gieux sont doublement problématiques. D’une part, parcequ’ils bouchent d’une certaine manière l’horizon ; d’autrepart, il s’agit le plus souvent de classiques, tout à fait honora-bles, mais que l’on réédite à l’infini et qui sont très bon mar-ché. Il y a donc peu de nouveautés. Ce qui illustre la crise dela pensée religieuse, même s’il existe quelques penseurs inté-ressants qui essayent d’ouvrir des brèches, de montrer la pos-sibilité à l’intérieur de l’islam de séparer la religion et l’Etat.Malheureusement, ces penseurs sont le plus souvent étouf-fés quand ils ne sont pas pourchassés par les institutions reli-gieuses, obligés de fuir, ou pire, quand ils ne sont pas tués.Aujourd’hui, ce n’est pas la censure étatique qui fonctionneà plein mais bien une sorte de censure sociale.Celle-ci est-elle l’un des freins du développementde l’édition ?

Certains le disent mais elle n’est pas aussi définitive qu’onle pense. Il y a toujours le triangle de l’interdit – sexe, politi-que et religion – mais tous les pays n’ont pas la même posi-tion vis-à-vis de ces trois sujets. Par exemple, en Syrie, on estplus dur sur la politique et moins sur la religion ; en Egypte,c’est l’inverse. Ce qui fait que les auteurs qui ne peuventpublier dans leur pays le font dans un autre. Et puis, la cen-sure est très aléatoire. On a vu des livres un peu libertinsinterdits au Liban, alors qu’on en laissait paraître d’autresdont le contenu allait beaucoup plus loin. Il n’y a pas de cen-sure préalable au Liban et en Egypte, donc il suffit qu’un lec-teur soit choqué pour qu’il intente un procès au nom de lasociété ou qu’il s’adresse aux autorités religieuses pour faireinterdire le livre (lire aussi p. 2).

Cette crise a-t-elle des incidences sur la création ?Paradoxalement non. J’ai même l’impression que l’on n’a

jamais autant écrit qu’aujourd’hui. Depuis une quinzaine d’an-nées, on assiste à plusieurs phénomènes. Tout d’abord la pri-mauté du roman sur la poésie. Jusqu’aux années 1970, legenre littéraire arabe par excellence était la poésie. On disaitd’ailleurs que la poésie était le « diwan de l’arabe », l’expres-sion des états d’âme. Aujourd’hui, c’est le roman qui est lediwan de l’arabe. La poésie est beaucoup moins lue en raisondes métamorphoses, des recherches formelles qu’elle aconnues. Ce n’est plus une poésie de tribune qui se récite, ellese rapproche de plus en plus de la poésie allemande, françaiseou anglaise. Ensuite, on peut constater qu’on écrit du romanpartout, alors qu’auparavant il était limité à l’Egypte, auLiban, un peu en Irak et en Syrie. C’est tellement prolifiqueque l’on a même du mal à suivre. D’ailleurs, ce qui frappe lors-que vous entrez dans une librairie en Egypte, c’est le nombreincroyable d’auteurs nouveaux. Ce sont des romanciers quiont la prétention souvent de vouloir écrire une littératuremoderne, une littérature coup de poing. Chacun d’eux à unesorte de correspondant dans la littérature mondiale. Il y a ceuxqui sont fans de littérature japonaise, ceux de littérature sud-américaine ou américaine. J’ai rapporté récemment du Caireune énorme pile de textes d’auteurs qui ont entre 25 et 35 ans.Parmi eux, il y a beaucoup de femmes, ce qui est également unsigne de changement profond dans le monde arabe.Comment se positionne cette jeune génération parrapport à ses aînés ?

Ils sont clairement en rupture avec les romanciers desannées 1960-1970, dont les romans étaient engagés politique-ment et socialement. Aujourd’hui, les jeunes romanciersveulent faire des romans intimistes. Or, comme je l’ai dit à cer-tains d’entre eux en plaisantant, ce n’est pas tout à fait ce qu’at-tend le lecteur occidental.Vous semblez donc assez optimiste sur le plande la création ?

Tout ce que font les poètes, les romanciers, et plus large-ment les artistes-peintres, les musiciens sont des actes derésistance contre les deux monstres que sont les Etats dictato-riaux et l’intégrisme religieux. Contrairement aux années1960-1970, il y a à présent un divorce complet entre les intel-lectuels, les créateurs et les pouvoirs en place, qu’ils soientpolitiques ou religieux. Il n’y a d’ailleurs pas de littérature reli-gieuse dans le monde arabe, comme il n’y a aucun poète ouromancier qui vienne de la mouvance religieuse. Ce sont lesartistes, les écrivains qui portent l’opposition de la société et lademande de liberté. a

Propos recueillis par R. R. et Ch. R.

« Un des rares champs médiatiques conservant une autonomie »

Farouk Mardam Bey : « On n’a jamaisautant écrit qu’aujourd’hui »

LE LIVRE ET LA VILLEBeyrouth et l’édition arabede Franck Mermier.

Actes Sud/Sindbad, « Hommeset sociétés », 246 p., 29 ¤.

Ala fin des années 1960, lorsqu’onparlait de la situation du livre etde l’édition dans le monde arabe,

on entendait couramment : « L’Egypteécrit, le Liban imprime, l’Irak lit. » Tren-te-cinq ans plus tard, les multiples ten-sions et conflits qu’a connus la régionont quelque peu remis en cause cetteassertion, et surtout recomposé un pay-sage éditorial complexe, soumis tou-jours à d’innombrables difficultés. Acommencer par les faibles taux d’alpha-bétisation. Ainsi, en 2004, le rapport del’Alesco (Organisation arabe pour l’édu-cation, la culture et les sciences) recen-sait 70 millions d’illettrés sur les280 millions d’habitants que compte cetensemble de vingt-deux pays. Cette fai-

blesse du lectorat, explique Franck Mer-mier, et aussi le poids de la censure, lestarifs douaniers élevés, les déficiencesdes réseaux de distribution, le nombreréduit de libraires, la contrefaçon, n’ontcessé d’alimenter la crise récurrente dusecteur de l’édition.

C’est donc dans ce contexte que cechercheur au CNRS qui travaille à l’Insti-tut français du Proche-Orient a mené, enanthropologue, une vaste et ambitieuseenquête (1998 à 2004), qui constitue lapremière du genre. A ce titre, on ne peutque saluer l’entreprise de Franck Mer-mier, qui permet, au-delà du pessi-misme ambiant, d’établir un état deslieux des plus complets du marché dulivre arabe, qui, malgré les efforts entre-pris par les acteurs de l’édition, peine àrelever les défis qui sont les siens.

Croisant les disciplines et jouant deséchelles (nationales, transnationales),Mermier a choisi Beyrouth comme pointd’ancrage de son étude, expliquant cechoix par la nature « extravertie » de la

production, « l’emprise du secteur privé »(une singularité dans la région) et lerang de capitale du livre qu’occupeencore la ville libanaise au côté du Caire.

« Ville refuge »Une place historique de choix, puis-

que c’est en Syrie et au Liban que l’im-primerie arabe se développe, près dedeux siècles après l’Europe. Cetteimplantation tardive, mais aussi, com-me le rappelle Mermier, « le monopoleinitial des autorités religieuses et politi-ques sur l’usage de l’imprimerie, conjuguéà l’extrême lenteur des progrès de l’alpha-bétisation, a constitué un frein majeur à ladiffusion de l’imprimé ». Après desdébuts chaotants, à la fin du XIXe siècle,à la faveur de la Nahda – la renaissanceintellectuelle –, le livre et la presse pren-nent leur essor dans les villes arabes, etplus particulièrement au Caire et à Bey-routh, où les élites, en contact avec l’Oc-cident, jouissent d’une grande autono-mie au sein de l’Empire ottoman.

Dès lors, instituées en capitales dulivre, ces deux villes, par un jeu deconcurrence et de passage de relais –qui tient au degré de libéralisme de leurrégime –, vont structurer durablementle paysage éditorial et littéraire arabe. Etce jusqu’aux années 1980, où la révolu-tion islamique en Iran (1979), la faillitedes régimes nationalistes, le déclin desmarchés du livre en Irak, en Algérie, enLibye et au Soudan, et aussi l’invasiondu sud du Liban par l’armée israélienne(1982), qui fit perdre à Beyrouth son sta-tut de « ville refuge », entraînent unevéritable recomposition de ce paysage.Désormais, celui-ci va être marqué parla montée en puissance du livre reli-gieux, l’apparition de nouveaux pôleséditoriaux dans la péninsule Arabique(Arabie saoudite en tête) grâce à la man-ne pétrolière et, plus modestement, auMaghreb. Ou encore le renforcementdes littératures nationales, qui, limitéesjusque-là à la poésie, s’ouvrent large-ment au roman et à la nouvelle.

Après un bref aperçu pays par pays decette nouvelle donne, Franck Mermierchange de focale pour analyser, dans unsecond temps, les difficultés mais aussiles efforts entrepris pour relancer cemarché. Ainsi, de la censure – qui selonles Etats recouvre des réalités bien diffé-rentes – aux évolutions des structureséditoriales, des tentatives d’institution-nalisation et de modernisation dumétier d’éditeur au développement desfoires (qui pallient dans une certainemesure les carences de la distribution),ou encore aux tendances lourdes de l’édi-tion, rien n’est omis dans cet état deslieux de l’édition arabe.

Complexe, fragmentée, celle-ci, com-me le rappelle, non sans une pointe d’op-timisme, Franck Mermier en conclu-sion, est l’« un des rares champs médiati-ques arabes permettant d’initier uneculture novatrice du fait qu’il conserve uneautonomie, certes menacée et réduite, maisqui tend depuis peu à s’étendre ». a

Christine Rousseau

HERVÉ BOURGESrencontre

AUX CAHIERSDE COLETTEle vendredi 28 avril

à partir de 18h.à l'occasion de la parution de

Léopold Sédar SenghorLumière noire

(Ed. Mengès)23-25, rue Rambuteau, Paris 4°

Tél. 01 42 72 95 06

DOSSIER

Page 8: Livres Abril 06

8 0123Vendredi 28 avril 2006

En 1789, il n’y eut pas seulementla prise de la Bastille. Cette datequi ouvre l’époque

contemporaine fut aussi marquée parun événement qui, sans avoir autant deconséquences, eut des répercussionsmultiples, aujourd’hui bien oubliées.Ce fut en effet l’année où le poèteanglais William Jones, l’un des toutpremiers Européens ayant appris lesanskrit, publia sa traduction deSakuntalâ, chef-d’œuvre du théâtreindien. Cette pièce de Kâlidâsa, l’unedes plus célèbres du répertoire ancien,met en scène la rencontre amoureused’une jeune ermite et d’un roi. Unemalédiction rendant le roi amnésique,il ne reconnaît plus celle qu’il aime.L’héroïne sera finalement identifiée,après bien des péripéties, grâce àl’anneau qu’il lui avait offert.

Cette pièce en sept actes eut unretentissement considérable dansl’Europe romantique. Goethes’enflamme à sa lecture, après Herder,avant Heine et Chateaubriand, quiforment avec cent autres une « époqueSakuntalâ » de la culture, commedisait Raymond Schwab. On découvrealors une civilisation d’une force etd’un raffinement extrêmes, une

expression littéraire puissante etmaîtrisée qui ne doivent rien à laGrèce. Ce choc dure quelquesdécennies. Des traces nombreuses ensont encore bien visibles au milieu duXIXe siècle – de Lamartine à Micheletet Théophile Gautier – avant qu’unesorte de malédiction ne rende plus oumoins amnésique, à leur tour, nosprinces des lettres autrefois amoureux.

Il faut donc se réjouir de lapublication de cet important volume,la dernière anthologie du théâtreindien ancien publiée en françaisdatant de… 1828. Quinze piècesmajeures, de six grands auteurs, destraductions signées des meilleursspécialistes, un ensemble à la fois clairet savant de notes, tableaux, glossaireset autres outils indispensables font decet ouvrage une prévisible référence.Lyne Bensat-Boudon, maître d’œuvrede l’ensemble, éclaire l’essence duthéâtre indien avec une rare netteté (1).Sur une tout autre scène que celleinventée par les Grecs et reprise parnos classiques, c’est en un sens lethéâtre même qui se donne à voir.Sans doute le perçoit-on d’autantmieux, aujourd’hui, que nous sommessortis du mirage qui attribuait une très

haute antiquité à ces pièces. Pourl’essentiel, elles sont contemporainesde la fin de l’Empire romain et dupremier Moyen Age. Constitué etdiffusé d’abord dans les milieuxbouddhistes de l’Asie centrale, lethéâtre indien classique fut ensuitecapté par l’orthodoxie brahmaniste etcodifié dans ses moindres détails.

Ses singularités peuvent

déconcerter, au début. Voilà d’abordune dramaturgie en deux langues, quine cesse de jouer, à l’intérieur dumoindre dialogue, de cette dualité.Comme si, mutatis mutandis, certainesrépliques d’une même scène étaient enlatin et d’autres en français. Lesauteurs indiens juxtaposentconstamment le sanskrit, la languenoble, sacrée, parfaite, et le prakrit, lalangue de tous les jours, celle desfemmes, des serviteurs et des bouffons.Cette dualité se combine à une autre :le mélange de la prose et des vers. On

ajoutera, pour achever d’affoler nosclassiques, une totale indifférence à larègle des trois unités : dans le théâtreindien, comme dans bien des films ouromans, on change de lieu, des annéespassent, plusieurs intrigues se tressent.Sans oublier un nombre d’actes quifrise parfois la dizaine, et une quantitéde personnages à l’avenant.

Plus étrange encore : nos catégoriesde « comédie » ou de « tragédie » setrouvent inadaptées, mises hors jeu.On rit, certes. Ainsi, quand l’âme d’unecourtisane et celle d’un vieil ascèteivrogne vivent un quiproquo trèsproche des nôtres, à cela près qu’ellesont échangé… leurs corps. L’absencedu tragique est sans doute plustroublante : les héros indiens ne sontpas en lutte avec les dieux, ignorent lesdilemmes insolubles et lesdénouements destructeurs. On n’enconclura pas que les émotions fontdéfaut, mais que leurs ressorts sontdifférents.

Ils se trouvent dans les situations, lasaveur des instants, exaltés outerrifiants, tendus par l’attente oudéchirés par l’abandon. C’est ainsi, enfin de compte, que l’on rejoint quelquechose du théâtre à l’état pur :

l’existence même du monde reproduiteet exaltée, rendue à sa vérité parl’artifice même. Quelles que soient lesconventions de cette scène, et sesdisparités avec les nôtres, ce fait restebien le même : le théâtre invente unefable insolite, invraisemblable même,qui parle pourtant directement de nouset de la réalité. Un double qui sembleextérieur et chemine droit au cœur. Unailleurs qui s’annonce lointain maisconduit, finalement, juste ici. Commel’Inde elle-même, somme toute. a

THÉÂTRE DE L’INDE ANCIENNESous la directionde Lyne Bensat-Boudon.Avec la collaboration de NaliniBalbir, Sylvain Brocquet, YvesCodet, André Couture, CharlesMalamoud et Marie-ClaudePorcher,

Gallimard, « Bibliothèque de laPléiade », 1 574 p., 70 ¤ jusqu’au30 juin, 79 ¤ après).

(1) Dans ce volume, mais aussi dans unremarquable livre, Pourquoi le théâtre ?La réponse indienne (Mille et une nuits,2004).

Qui était Opal Whiteley ? Lafille aînée d’un rude bûche-ron américain, élevée dèssa naissance dans unecabane de l’Oregon, oubien, comme elle l’a soute-nu toute sa vie, une fille

naturelle de la lignée des Orléans ? Lejournal qu’elle a tenu dès l’âge de 7 ansa-t-il été remanié par la suite, et dansquel but ? Quel aurait été le destin decette petite fille surdouée et solitairenée en 1897 si elle n’avait consacré sajeunesse à une quête éperdue de recon-naissance, avant de passer les cinquan-te dernières années de sa vie dans unservice psychiatrique ? Enterrée près

de Londres àl’âge de 95 anssous le nom deFrançoise Mariede Bourbon-Orléans, Opal aemporté sonsecret dans latombe. Mais sonjournal, étrangeet poétique récitdont l’essentiel asans doute étéécrit en1904-1905, sem-ble bien avoirtrouvé la voie dela littérature.Publié pour lapremière foisdans sa traduc-

tion française, il apparaît enfin, aprèsun siècle d’errance, de polémique et derebondissements, pour ce qu’il n’a sansdoute jamais cessé d’être : un texte decréation pure, une ode à la naturepétrie d’amour, de candeur, de magie etde souffrance.

« Le matin est gai sur les collines. J’en-tends un chant qui ressemble au chantdu verdier. Le ciel chante en tons bleus.La terre chante en vert. Je suis si heureu-se. » La jeune Américaine est élevée àla dure, dans une famille fruste où la

parole est aussi rare que sont fré-quents les coups de badine. Dès l’âgede 3 ans, elle a lu les trois seuls livresde la maison. Quand elle n’est pas àl’école, elle doit consacrer l’essentielde son temps aux tâches ménagères, etne trouve guère d’interlocuteurs pourrépondre aux mille questions qui l’as-saillent. Alors, comme seule l’enfancesait le faire, elle s’invente un universintérieur, entame un dialogue intimeavec la nature, nomme les arbres, lesplantes et les animaux qui la préser-vent de la cruauté du réel et lui permet-tent d’affirmer : « C’est un monde mer-veilleux à vivre. » Et elle écrit. Sur n’im-porte quoi, n’importe quand, le plussouvent quand elle est punie, reléguéesous son lit, elle raconte, avec une fan-taisie lumineuse et mystique, les rêve-ries et les douleurs d’une petite fillevenue d’ailleurs.

« Roman familial »Opal, en effet, le soutiendra toute sa

vie : les Whiteley – qu’elle nomme « lamaman » et « le papa » – ne sont queses parents adoptifs. Ses « vrais »parents, désignés par les termes« Ange-Père » et « Ange-Mère »,seraient le naturaliste français Henrid’Orléans (1867-1901), prince de lafamille des Bourbon-Orléans, et sa cou-sine Florence, duchesse de Bourbon-Parme. Tous deux étant morts alorsqu’elle n’avait que quelques années,elle aurait alors quitté la France pourêtre accueillie par cette famille du nord-ouest des Etats-Unis. Tel est, dumoins, le « roman familial » dont lapetite fille s’était persuadée. Et dontelle parvint, quinze ans plus tard, àconvaincre Ellery Sedgwick, directeurà Boston de la revue Atlantic Monthly,qui, fasciné par le personnage, décidade publier le journal de son enfance.

Comment la jeune femme, logée parson protecteur, passa plus de huitmois à reconstituer ce texte, déchiréen milliers de morceaux par une de sessœurs ; comment The Story of Opal :

the Journal of an Understanding Heart,publié en 1920, connut un succès fou-droyant avant que les controverses surson authenticité et sur l’identité deson auteur ne le jettent dans l’oubli ;comment Opal partit en France pour yrencontrer sa « grand-mère », laduchesse de Chartres, qui finança sonvoyage en Inde où Henri d’Orléansavait trouvé la mort ; comment elle enrapporta quantité de documents excep-tionnels sur la vie dans ce pays, avantd’être rejetée par sa prétendue famillefrançaise, puis retrouvée en 1948,errante et affamée dans la banlieue deLondres, placée enfin, à l’âge de51 ans, dans l’hôpital où elle finit sesjours ; comment un écrivain améri-cain, Benjamin Hoff, se prit à son tourde passion pour son ouvrage et le res-sortit de l’ombre en 1986, entraînant àsa suite une poignée de chercheurs del’Oregon qui attestèrent que la base du

texte était celle de son journal d’enfan-ce… Il faut lire avec attention lesannexes de La Rivière au bord de l’eaupour comprendre l’extraordinaire ettragique histoire d’Opal Whiteley,dont ce beau travail d’édition restituetoute la complexité.

En 1999, la copie manuscrite d’unetraduction en français du journal futtransmise par les Archives nationales àPhilippe Lejeune, cofondateur de l’Asso-ciation pour l’autobiographie (APA).« Le texte m’a sidéré par sa beauté et sonétrangeté », note cet ancien professeurde littérature à l’université de Paris-Nord. Piqué par la curiosité, il comman-de l’édition américaine la plus récente(1986), accompagnée d’une solide étu-de. Il en ressort « bouleversé », persua-dé qu’Opal « était la fille de ses parentsde l’Oregon », mais aussi « de l’authenti-cité de son journal ». Et sollicite Marti-ne Lévy, une amie de longue date.

Pour la fondatrice de la jeune maisond’édition La cause des livres, la décisionest vite prise. « Je n’avais jamais rien lud’aussi libre que ce texte d’enfant. Com-me si son stylo était branché en direct surson inconscient », dit-elle, convaincueque la petite fille de l’Oregon n’auraitpas survécu sans l’écriture. Opala-t-elle amélioré son journal en le trans-crivant ? A quel point l’a-t-elle alorsenrichi de références à l’histoire et à lagéographie de France (dont le texte esttruffé) pour donner crédit à son ascen-dance royale ? Au fond, peu importe.Félix Mendelssohn la souris, Aphroditela truie, William Shakespeare le cheval,Etienne de Blois le sapin et Peter PaulRubens, le cochon aimé entre tous, ontpris corps grâce à elle. Et ils accompa-gneront longtemps ceux qui les aurontsuivis sur le chemin merveilleux de l’en-fance. a

Catherine Vincent

Autre scène, même théâtre

L’enfance rêvéed’Opal

Whiteley

CHRONIQUE ROGER-POL DROIT

Après un siècle d’errance,l’étonnant « Journal » de cettemystérieuse enfant paraîtpour la première fois en français

Opal reconstituant son journal, en 1919. PHOTO DE BACHRACH AVEC L’AIMABLE AUTPORISATION DE LA MASSACHUSETTS HISTORICAL SOCIETY

LA RIVIÈRE AUBORD DE L’EAUJournal d’uneenfant d’ailleurs(The Story ofOpal : TheJournal of anUnderstandingHeart)d’Opal Whiteley.

Traduit de l’anglais(Etats-Unis) parAntoinette Weil,éd. La Cause deslivres([email protected]),316 p., 20 ¤.

ESSAIS

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0123 9Vendredi 28 avril 2006 9

Jacques Gélis évoque brillamment le sort des enfants mort-nés à travers les âges

Cimetière des innocents

J’ÉTAIS GARDE DU CORPS D’HITLER,de Rochus MischBlessé à l’automne 1939, le SS Rochus Misch a intégré lecommando d’escorte de Hitler en mai 1940. Le jeunesoldat assura discrètement le service du Führer,jusqu’aux dernières heures, dans le bunker berlinois oùHitler se donna la mort, le 30 avril 1945. Notrecollaborateur Nicolas Bourcier, reporter au Monde 2,l’avait rencontré pour Le Monde (voir l’édition du6 janvier 2005). Il nous livre le témoignage troublant dece soldat qui « n’osait pas » poser de question, et assureavoir reçu « un choc terrible » en apprenant, neuf ansaprès la fin de la guerre, à son retour de captivité, « ce quis’était passé dans les camps de concentration ». Soixante ans après, cet hommeordinaire, âgé de 88 ans, semble être resté le prisonnier de son aveuglement.Nicolas Bourcier le dépeint en homme qui a « appris à ne pas voir, à ne pasentendre ». « Sa parole est froide, sans émotion, presque lisse. Elle est celle d’untémoin oculaire, mais sans profondeur de champ. Un monstre d’innocence etd’aveuglement. »Témoignage recueilli par Nicolas Bourcier, Le Cherche-Midi, 256 p., 17 ¤.

LA PRISON, ÇA N’ARRIVE PASQU’AUX AUTRES,de Philippe Zoummeroff avec Nathalie GuibertEn ces temps de précampagne, voilà un ouvrage quidevrait être lu par tous les aspirants-candidats à l’Elysée.Ecrit par Philippe Zoummeroff, un ancien industrielaujourd’hui à la retraite qui depuis cinq ans se consacre àl’étude de l’univers carcéral, avec l’aide de la spécialistedes questions judiciaires au Monde, Nathalie Guibert, celivre décrit la réalité « effarante » du système pénitentiairefrançais. Un système qui, au lieu de tenter de réinsérer lesdétenus, encourage au contraire la récidive. Fort de ceconstat accablant, les auteurs proposent diversessolutions qui permettraient de mettre fin à ce « fiasco » en forme de triste« exception française ». Ils terminent leur ouvrage par un salutaire épilogueintitulé « A vous de jouer, monsieur le Président ».Albin Michel, 272 p., 17 ¤.

L’HOMME QUI VOULAIT ÊTRE PRINCE,Les vies imaginaires de Michal Waszynski,de Samuel BlumenfeldC’est une histoire absolument extraordinaire que raconteSamuel Blumenfeld, grand reporter au Monde 2, dans celivre passionnant. Celle d’un homme, Michal Waszynski(1904-1965) – à qui l’on doit le chef- d’œuvre du cinémayiddish, Le Dibbouk (1937) –, dont l’itinéraire est unconcentré de deux mille ans d’histoire juive. Qui était-il ?Un grand réalisateur ? Un authentique prince polonais ?Un escroc ? Un grand producteur de cinémahollywoodien ? Un homosexuel ? Un ancien amant deLucille Ball ? Mille choses encore. Patiemment, SamuelBlumenfled est parti à la recherche de cet homme apparemment sans passé quiavait « placé tout son savoir-faire dans l’imposture ». Et il a fini par découvrir unêtre exceptionnel, pour lequel être juif en Pologne était sans doute un fardeautrop lourd à porter ; et qui un jour décida que « quand la vie ici-bas est tropinsoutenable, il devient alors préférable de la rêver ».Grasset, 288 p., 18 ¤.

Quand la figure de Joseph éclaire sur la paternité médiévale

Un « nouveau père »au Moyen Age

D’OR ET DE CENDRES, de Murielle Gaude-FerraguLa Mort et les Funérailles des princes dans le royaume de France aubas Moyen Age : c’est le sous-titre explicite de ce maître ouvrage.On ne meurt pas de la même façon selon le lieu, le rang social etl’enjeu symbolique, ou plutôt les rituels se chargent de fixer lescodes d’une vision tant politique que spirituelle du défunt. Grâce àune documentation moins étique à partir du XIVe siècle, MurielleGaude s’attache, en suivant le corps du décès à sa dernièredemeure, à renouveler une approche historiographique marquéepar Kantorowicz, Ariès comme les « cérémonialistes », depuisGiesey. L’étude, captivante, établit l’intérêt neuf porté au cœur dudéfunt comme l’inéluctable promotion d’une cérémonie politique,où le prince imite le cérémonial royal tout en tentant de sesingulariser. Un livre subtil d’une grande rigueur. Ph.-J. C.P.U. du Septentrion, « Histoire et civilisations », 412 p., 24 ¤.

NAUFRAGÉSDes Vénitiens en Chine, soit ; mais en Norvège ! Partie de Crètepour les Flandres en avril 1431, la nef Querina n’y accosta jamais,balayée par une tempête qui, durant cinq semaines, la fit dérivertoujours plus au nord. Quittant l’embarcation folle dans une simplechaloupe, les marins échouèrent sur une île déserte au large des îlesLofoten où les onze survivants furent secourus un mois plus tard, enfévrier 1432. Captivants et terribles, les deux témoignages,divergents et complémentaires, du marchand Pietro Querini,capitaine du navire, et de deux officiers de bord, Nicolo de Michielet Cristoforo Fioravante, ont une force et une capacité d’émotionstupéfiantes. Une première traduction qui révèle un chef-d’œuvred’autobiographie. Ph.-J. C.Traduit du vénitien par Claire de Larivière, Anacharsis, 96 p., 13 ¤.

MON HISTOIRE DES FEMMES, de Michelle PerrotA l’occasion de la Journée des femmes, en mars 2005, MichellePerrot, qui, d’abord spécialiste de la classe ouvrière et notamment dela grève, fut l’une des initiatrices de l’histoire des femmes, retraça en25 émissions radiophoniques la lente évolution des rapports entreles sexes, interrogeant le corps, la foi, la dimension privée etpublique, la vie professionnelle et l’affirmation civique… De ladifficulté naguère à imposer ce chantier de recherche jusqu’auxperspectives actuelles des féminismes, une réflexion accessible,informée, vive et enthousiaste aussi. Comme son auteur. Ph.-J. C.Seuil/France Culture, 256 p. avec 1 CD-MP3, 20 ¤.

CONCORDANCE DES TEMPS, de Jean-Noël JeanneneyL’idée d’établir un parallèle entre des thèmes d’actualité et dessituations historiques riches d’enseignement était venue à Jean-NoëlJeanneney à la veille des législatives de mars 1978. Leçon d’histoirepour une gauche au pouvoir (Seuil) donnait le ton qu’une série d’étédu Monde en 1987 précisa encore. Depuis 1999, chaque samedi,l’historien prolonge en dialogues sur France Culture ce doublequestionnement sur le passé et le présent. Organisée en partiescohérentes, l’excellente anthologie qui paraît aujourd’hui permet dediffuser une pédagogie légère et érudite qui appelle déjà d’autrestomes. Ph.-J. C.Nouveau Monde/France Culture, 964 p., 27 ¤.

LES ENFANTS DES LIMBESMort-nés et parentsdans l’Europe chrétiennede Jacques Gélis.

Ed. Louis Audibert, 400 p., 23 ¤.

L a découverte impromptue,au mois d’août 2005, à l’hô-pital Saint-Vincent-de-Paul

de Paris, de plusieurs centainesde fœtus résultant d’avortementsnaturels ou d’IVG et conservésdepuis des années au mépris dela loi et à l’insu des parents, arévélé la complexité des problè-mes posés par la mort desenfants avant ou juste après lanaissance et l’imposition des pre-mières marques de socialisation,tel le nom. Cette affaire a montréla difficulté pour la société de fai-re une place à des petits êtres quin’ont pas vraiment existé. Laquestion n’est pas nouvelle, maiselle a reçu au fil des siècles desréponses différentes. La mort pré-maturée était très fréquente sousl’Ancien Régime, où elle n’étaitqu’un cas particulier d’une mor-talité infantile touchant le tiersou davantage des enfants dansleur première année.

Contrairement à l’idée reçue,l’acceptation résignée du destinface aux fausses couches à répéti-tion ou aux décès immédiats desnouveau-nés n’empêchait pas ladouleur des parents, encoreaccrue par le souci angoissé dudevenir dans l’au-delà de l’âmede l’avorton si celui-ci n’avait paspu être baptisé. Toute la questionde la mort prématurée doit eneffet s’apprécier dans la sociétéchrétienne ancienne en fonctiondu sacrement du baptême, quipassait pour le gage incontourna-ble du salut spirituel. Dans lespremiers siècles, les non-baptisés

étaient voués aux peines inferna-les. Alors que les XIIe et XIIIe siè-cles voient émerger plus distinc-tement la croyance au purgatoi-re, lieu intermédiaire de l’au-delàoù les pécheurs défunts peuventregagner leur salut en subissantd’intenses tourments, se précisel’existence imaginaire d’un autrelieu, les « limbes des enfants »,réservé aux « innocents » quin’ont pas pu commettre depéché, mais sont néanmoinsexclus du paradis faute d’avoirété baptisés. Au XVIe siècle, faceà la critique par les réformés detoute la géographie médiévale del’au-delà, la Contre-Réformecatholique, en s’appuyant notam-ment sur des ordres religieuxnouveaux (capucins, récollets,etc.) a renforcé la place centraledu baptême en imposant qu’ilsoit administré dans les troisjours aux nouveau-nés.

« Sanctuaires à répit »L’essor depuis le XVe siècle des

« sanctuaires à répit », dontl’apogée se situe au XVIIe siècle,peut être interprété comme uneconséquence de ce nouveau cli-mat religieux. Lorsqu’un enfantétait mort sans avoir pu être bap-tisé ni même « ondoyé » dansl’urgence par l’accoucheuse, lepère et les proches le portaientdevant une statue de la Vierge,dans une église ou une chapelleisolée, où ils priaient intensé-ment pendant des heures oumême des jours en guettant lamanifestation d’un « signe devie » – un mouvement spontanédu corps, une goutte de sang, unsouffle ou un semblant de cri –qui autorisait le desservant localà administrer le baptême. Puis, lamort définitive étant reconnue,l’enfant était enseveli sur place.

Ces sanctuaires et ces rites nesont pas attestés uniformémentdans toute l’Europe. L’ouest de laFrance les ignora presque com-plètement, à l’inverse de la Bour-gogne, de la Provence, de l’Alsa-ce, ou encore de la Wallonie, dusud de l’Allemagne, de la Suisseet de l’Autriche. Les régions decontact avec l’« hérésie » sem-blent privilégiées. Ailleurs exis-taient d’autres rites aux fonc-tions équivalentes, comme le« baptême sur le pont » galicien.

On connaissait depuis long-temps l’existence des « sanctuai-res à répit », qui passaient pourune curiosité « folklorique » par-mi d’autres. Pour la premièrefois, Jacques Gélis en dresse l’in-ventaire aussi complet que possi-ble (rien qu’en France, il en iden-tifie 277) et en précise la conjonc-ture historique (jusqu’à leur dis-parition au tournant du XIXe etdu XXe siècle) dans un livre trèsimportant pour l’histoire de lamort, de ses gestes et de sescroyances, et bien sûr aussi pourl’histoire de l’enfance. Il combineavec brio l’analyse micro-histori-que avec l’étude des débats théo-logiques ou médicaux que ces

derniers ont suscités, du siècledes Lumières – en 1729, le papeBenoît XIV condamne pour lapremière fois ces pratiques, mais,en 1745, Don Cangiamila rempor-te un immense succès avec sonEmbrilogia sacra qui recomman-de la césarienne pour faciliter lebaptême de l’enfant – jusqu’auXIXe siècle, quand les médecinsélèvent la voix contre les accou-cheuses de village alors que lesagnostiques partent en guerrecontre les « superstitions ».

Grand spécialiste de l’histoirede la naissance à l’époque moder-ne – on se souvient du précieuxlivre qu’il cosigna avec Marie-France Morel et Mireille Laget,Entrer dans la vie (Gallimard,« Archives », 1978), de ses bellesétudes chez Fayard, L’Arbre et leFruit (1984) et La Sage-Femmeou le Médecin (1988), ou, plusrécemment, de sa contributionau premier volume de l’Histoiredu corps, « Le Corps, l’Eglise et lesacré » (dir. Corbin, Courtine etVigarello, Seuil, 2005) –, JacquesGélis accomplit ici un tour de for-ce dans un grand livre d’histoire« totale ». a

Jean-Claude Schmitt

LES AUTEURS DU « MONDE »

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Personnage mineur du NouveauTestament, Joseph est d’abordl’époux de Marie, un vieil hom-me chaste et effacé dont la pré-

sence doit valoriser l’Incarnation duChrist. Sa timide promotion à partirdu XIIIe siècle est donc étroitementliée à l’essor du culte marial. Mais Jose-ph est aussi un père. Un drôle depère ! Ni biologique, ni spirituel, niadoptif. Il se situe à la jonction de cestrois types de paternité médiévale. Lesimages de la Nativité, scène où il est leplus souvent représenté, jouent sur cet-te diversité, valorisant tour à tourl’une ou l’autre de ces formes. Pèrenourricier (« nouveau père »), Josephpeut y être très actif, attisant les brai-ses sous le feu, préparant la bouillieou séchant les langes. Il peut aussiêtre en adoration du Christ au côté deMarie, presque à leur niveau. Il peutêtre encore représenté en retrait, lamain sur la joue, non pas « ridicule »,comme on l’a longtemps proposé,mais dans la position caractéristiquedu « songeur », c’est-à-dire dans uneattitude très valorisée qui n’est pas lesigne d’un désintéressement mais, aucontraire, une manière de montrerqu’il est à l’écoute de la révélation divi-ne qui s’accomplit. Placé entre la scè-ne et celui qui la regarde, il est unmédiateur, premier spectateur de l’In-carnation auquel le spectateur del’image peut s’identifier.

La paix et l’unitéL’un des intérêts de l’ouvrage de

Paul Payan est justement de nous aiderà comprendre la multiplicité des facet-tes de la paternité de Joseph à traversune analyse très fouillée de l’iconogra-phie (un corpus de 600 enluminures demanuscrits français, italiens et fla-

mands) et de textes (traités, mystères,hagiographie, etc.) des XIIIe - XVe siè-cles. C’est l’ambiguïté de cette imagequi explique en partie la difficile genèsemédiévale du culte rendu à Joseph.Celui-ci se développe surtout au débutdu XVe siècle grâce à Jean Gerson, chan-celier de l’université de Paris. Entre1413 et 1418, Gerson œuvre pour l’ins-tauration d’un culte, non à saint Jose-ph, mais en l’honneurdu mariage de la Vierge.Le contexte du début duXVe est très perturbé :insécurité due au conflitentre Armagnacs etBourguignons dans lecadre de la guerre deCent Ans ; Europe déchi-rée par un schisme pla-çant les chrétiens sousl’autorité (paternelle) dedeux papes. Dès lors, parson mariage et la protec-tion qu’il exerce sur sonfils, Joseph symbolise lapaix et l’unité retrou-vées. En 1461, officielle-ment, les franciscainsinstaurent pour l’ensem-ble de leur ordre la célé-bration de la fête desaint Joseph, le 19 mars(il faudra attendre 1621,sous Grégoire XV, pourque cette fête devienne une célébrationobligatoire pour l’Eglise universelle).

Le livre de Payan offre le grand méri-te de ne pas se contenter du dossier Ger-son, mieux connu, pour dévoiler, enamont, le rôle précurseur des francis-cains à partir de la fin du XIIIe siècle.Au sein de l’ordre de saint François,c’est surtout leur branche extrême, lesspirituels, partisans de la pauvreté évan-

gélique (Pierre de Jean Olivi, Ubertinde Casale), qui ont promu la figure deJoseph : un personnage humble, modes-te, obéissant, dont la paternité est puta-tive, séduit un ordre qui rejette le pou-voir paternel (refusant par exemplel’emploi du terme « abbé » et utilisantun vocabulaire très maternel).

Observer comment Joseph est figurédans l’imaginaire médiéval est aussi

une manière de savoircomment la paternité estperçue dans la « réali-té », de voir ce que cesimages nous apprennentde la société qui les a pro-duites. Peut-on interpré-ter la naissance du culterendu au « père » duChrist à la fin du MoyenAge comme le signed’une certaine promotionde la paternité et de lafamille ? Cette image for-te d’un « père social »s’accorde bien avec untype de société (surtoutaux « temps des crises »)peuplée de pères qui,dans le cadre des trèsnombreuses famillesrecomposées, ne sont pasdes géniteurs.

Ces réflexions stimu-lantes sur la paternité

médiévale ne manqueront pas de susci-ter chez le lecteur du début du XXIe siè-cle un vif intérêt. Dans une époque de« paternité éclatée », où procréationsartificielles et recompositions familialesdissocient paternité sociale et paternitébiologique, où l’on se demande où estle père ou qui est le père, la paternitésingulière de Joseph nous interpelle. a

Didier Lett

JOSEPHUne imagede la paternité dansl’Occident médiévalde Paul Payan.

Aubier, « Collectionhistorique »,480 p., 24,50 ¤.

ESSAIS

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10 0123Vendredi 28 avril 2006

Une monumentale encyclopédie du XIXe siècle, qui reste un formidable usuel

Etonnant glossaire de l’art culinaire

L’« Histoire mondiale de la table » d’un gourmet iconoclaste, Anthony Rowley

L’odyssée du goût

Un essai prophétique de Raymond Dumay

Le vin en bièreDICTIONNAIRE UNIVERSELDE CUISINE PRATIQUEde Joseph Favre.

Préface de Jean-Pierre Coffe.Omnibus, 1 536 p., 32,50 ¤.

A vec le doigt, détacher par-devant les entrailles et lespoumons, afin de faciliter

leur expulsion du côté postérieur ;couper la rosette, appuyer par pres-sion de la main gauche pour refou-ler les intestins à l’extrémité et lesextraire en tirant avec la main droi-te. » Il ne s’agit pas de l’extraitd’un manuel d’anatomo-patholo-gie pour étudiants en médecine.Ces conseils de dissection prati-que prennent place dans la noti-ce « Poulet » d’un extraordinaireglossaire du XIXe siècle, Le Dic-tionnaire universel de cuisine prati-que de Joseph Favre, sous larubrique « Habillage du pouletpour rôtir ».

Favre aurait voulu être méde-cin. Les aléas de la vie ont contra-rié sa vocation et c’est tantmieux. Né le 17 février 1849 àVex, dans le canton du Valais (enSuisse), il est tôt orphelin et pla-cé en tant qu’apprenti. L’adoles-cent brûle les étapes. Il travaille à

Genève au Métropole. Part pourParis. Se perfectionne à Wiesba-den, à Londres, à Hambourg etrevient dans la capitale françaiseau Café de la Paix, puis au CaféRiche, où il officie comme chef.

Entré en cuisine par hasard, iln’a de cesse que d’aller vers l’exc-ellence. Ses appétences scientifi-ques le poussent à expérimenter.Il cherche. Il s’engage. A laguerre de 1870, le jeune Suisserejoint l’armée de Garibaldi. Lapaix revenue, il partage sontemps entre les saisons d’été,dans les hôtels de luxe, et l’uni-versité de Genève, l’hiver, où ilsuit les cours en auditeur libre.Une boulimie de savoir. Il veutpenser la cuisine et s’en donneles moyens. On s’arrache ce sur-doué : Lausanne, Fribourg, Luga-no, Bâle... Le comte Eulenburg,gouverneur de Hesse, parvient àle garder huit mois. Favre metfin à cette parenthèse. Il s’installedéfinitivement à Paris. Il a uneœuvre à accomplir.

Car Joseph Favre entend don-ner une crédibilité à sa profes-sion. Lui offrir une approcheintellectuelle et scientifique. Degrands mots ? Pas vraiment. Dès1877, il crée à Genève La Science

culinaire, premier journal de cui-sine « professionnel ». Deux ansplus tard, il fonde l’Union inter-nationale pour les progrès del’art culinaire. Pour ce contempo-rain d’Auguste Escoffier, ce n’estpas tout de réussir les mets lesplus sophistiqués. Il ne fautjamais négliger les bases. On sedoit de conserver l’humilité et lacuriosité. De transmettre et departager.

Source d’inspirationAmi de Jules Guesde et de Gus-

tave Courbet, Favre a une visionglobale de la cuisine, entre le trèsgrand art et l’éducation simpledes principes du mieux-vivrepour tous. Certes, il y a lehomard à l’archiduc, la galantinede faisan et le soufflé de foie grasaux truffes, mais il n’oublie pasles côtelettes d’agneau aux petitspois, les œufs sur le plat, lehareng frais sauce moutarde oula poule au riz. Etonnant œcumé-nisme. C’est tout le propos deson Dictionnaire, auquel il vaconsacrer près de vingt années.Les premières notices seront écri-tes en 1877 ; il en rédigera les der-nières peu de temps avant samort, à 54 ans, en 1894.

Le livre est un monument.4 500 entrées, plus de6 000 recettes. Il s’adresse auxprofessionnels chevronnés et auxfoyers modestes. L’ensemble estencyclopédique, alliant le tour demain aux connaissances scientifi-ques de l’époque, les plats en sau-ce à l’histoire, l’usage du tourne-broche à l’étymologie, la gour-mandise à la diététique. On sedélecte. On est comblés. Il n’exis-te pas encore d’ouvrage aussicomplet. Et le livre ne se réduitpas à une fresque culinaire XIXe.Aujourd’hui, le Dictionnaire decuisine de Favre reste un fabu-leux usuel, une source d’inspira-tion irremplaçable. Proposé aumilieu des années 1990 par Jean-ne Laffitte dans le fac-similé desquatre volumes de l’édition de1908, il était jusqu’ici réservé auxconnaisseurs aisés. De nombreuxamateurs vont enfin pouvoir s’enemparer. Ils ne sont pas au boutde leurs surprises. A côté dubouillon de queue de bœuf ou dela sole à la Joinville, Joseph Favredonne la recette du sirop dehachisch. Et les lecteurs de Geor-ges Fourest trouveront (enfin)celle du vespétro ! a

Xavier Houssin

Rien ne passionne plus les Fran-çais que les affaires de latable. De leur table, pour êtreplus précis, puisqu’ils demeu-

rent persuadés que leur cuisine est laplus raffinée de la planète, et en ontconvaincu bon nombre de peuples quin’ont pourtant rien à leur envier.Anthony Rowley, la plus fine gueulede la corporation des historiens, nepartage pas cette conviction. Il livreune nouvelle histoire de la cuisine plei-ne d’aperçus insolites, qui s’éloigne duplaidoyer pro domo habituel.

D’entrée, cette histoire est frappéeau coin d’un pessimisme inattendu.Un léger spleen et un soupçon deculpabilité sont probablement ce quel’auteur doit à ses gènes anglais : « Ali-mentation, cuisine, table et gastronomiesont des pansements inventés par l’espritet posés sur la blessure unique qui noustaraude et nous vainc. » Il y a plus deGrimod de La Reynière (le père de lacritique gastronomique) que de l’allè-gre Brillat-Savarin, auteur de la Physio-logie du goût, dans le projet de Rowley,lorsqu’il émet une plainte sur le « pres-que-rien manquant ». A l’évidence,aucun repas n’est jamais parfait,même chez les princes des maisonsconstellées, que fréquente notreauteur sous une autre de ses casquet-

tes, celle de critiquegastronomique.

Heureusement,la lecture de cetessai n’engendrepas la mélancolie.Mais il fallait queces choses-là fus-sent dites d’emblée.Ne serait-ce quepour ébranler lescertitudes du lec-teur gourmet, et leconduire à penser

qu’il a encore des progrès à accomplir,à lui instiller le petit doute qui manquesouvent lorsqu’on est né de ce côté-cide la Manche.

Rowley adore pourfendre les idéesreçues : l’orgie de gibier que 1789 auraitpermis au peuple, par exemple, puisquele goût de celui-ci est déjà passé demode. Il ricane de Gaston Dérys, chan-tre du « sens inné de la bonne cuisine »qui anime les Français, alors qu’il écri-vait en 1940, à l’heure du rutabaga et dutopinambour. Mais il ne convainc pastoujours : il est un peu facile de nier lesuccès des restaurants à Paris entre 1760et 1815 sans citer la belle thèse de Rebec-ca Spang (The invention of the Restau-rant, Harvard University Press, 2000).

Il aime aussi inquiéter par des maxi-mes sibyllines : « Les mots sont parfois

comme les lentilles au fond d’un plat, ilsrecouvrent. Quand ils se dispersent,point l’inquiétude profonde » (p. 115)ou bien « Les signes de la nouveauté ali-mentaire se lisent au quotidien dans lecontenu des pots de chambre » (p. 164).Son fil directeur n’est que partielle-ment chronologique, encore moinsgéographique, et les titres faits pourintriguer plus que pour encadrer. Mil-le informations n’ont jamais étépubliées dans aucune des nombreuseshistoires de l’alimentation, mais cetteérudition est destinée au dilettante,pas au savant : les notes sont fourniesen fin d’ouvrage et par paquets. Unetrentaine d’illustrations superbes etpeu connues invitent à la réflexion et àl’approfondissement. Bien d’autressont évoquées et subtilement mises à

contribution ; elles justifieraient unjour une édition in quarto en quadri-chromie.

Point de démonstration menée de A àZ ; ce n’est pas une somme de référen-ce, mais tout simplement un livre à pico-rer comme un repas japonais, à lire parcuriosité et plaisir raffiné, ce qui n’estpas si fréquent dans la productionuniversitaire. Dans le registre éco-ethno-alimentaire, Jacques Barrau s’y étaitnaguère essayé avec bonheur avec unmagnifique album. Mais alors que chezBarrau le caldoche rouge, les exemplespris dans le Pacifique abondaient et l’im-périalisme était fustigé, chez Rowley,comme il se doit, l’Angleterre est mise àl’honneur et l’éclairage social, démogra-phique, politique, militaire, religieux seméfie des idéologies trop simples.

En guise d’invitation au voyage, voi-ci quelques passages qui émergent dufoisonnement de l’essai. De pénétrantsaperçus sur l’alimentation préhistori-que ouvrent le cheminement. Suiventdes pages bienvenues sur l’élevage etla consommation des oies ou la placedu beurre dans l’Antiquité. On décou-vre que l’entomophagie (acte de man-ger des insectes) a été très répandue enEurope et en Afrique, d’où elle a étééradiquée comme symptomatique debarbarie, alors qu’elle résiste bien enAsie. Tout ce que vous avez toujoursvoulu savoir sur l’intérêt et la manièrede manger des sauterelles se trouve ras-semblé en quelques pages.

Gourmandise inquièteUn peu plus loin, on comprend

mieux la fascination universelle pourles douceurs sucrées, puis le succès dela pomme de terre. Rowley excelledans l’interprétation de la révolutionculinaire française des XVIIe etXVIIIe siècles : « Au fond, les hommesdu XVIIIe siècle balancent entre l’espé-rance du festin, ce legs de la linéaritéchrétienne ravivé par la Renaissance, etla hantise de l’ennui, par l’absence ou larépétition alimentaire » (p. 195). Auxdévots du terroir, il assène (p. 325) :« En prétendant retrouver le goût deschoux et des cochonailles, ils invitent lemangeur à sortir de l’histoire et à s’in-venter des origines mythiques. Résolu-ment anachronique, cette démarche faitentrer en collision un Autrefois “pur”par définition avec un Maintenantjamais “intégré”. » C’est toute la ques-tion des mythes qui est ici posée. Faut-il désenchanter son assiette ? Ce seradifficile lorsqu’on aura lu L’Apologuedu lapin, qui tient lieu de conclusionprovisoire.

Disons-le tout net, Rowley est aga-çant, car il n’est pas jubilatoire. Sagourmandise est inquiète, commel’était celle de Jean-Paul Aron, qui par-lait de « se sustenter sans se réjouir toutà fait », mais elle est subtile et c’estpour cela qu’elle vaut la peine d’un par-tage. Le gastronome qui marchera à sasuite sera sans doute moins sensibleaux modes fugitives et plus soucieuxde débusquer les trésors cachés danstout plat sincère, de tradition ou d’in-vention. Il ne cherchera plus à paraîtremoderne contre les Anciens ou vice-versa, mais résolument ancien et réso-lument moderne à la fois. C’est sansdoute cela le snobisme qui rend l’An-gleterre si nécessaire à l’Europe. Si elleretrouvait aussi le sens de l’abandondes contes de Canterbury, elle la tire-rait vraiment vers le haut. a

Jean-Robert Pitte

DIEU EST-IL GASCON ?de Christian MillauIl serait vraiment difficile de fairela fine bouche devant le nouveaulivre de Christian Millau.Savoureux et gouleyant, cet hymneà la Gascogne, qui se déguste àcoups d’anecdotes, de souvenirs(notamment une dégustationhistorique chez le baron Elie deRothschild), de portraits (JeanDarroze, Michel Guérard, EmileCouzinet, etc.) mais aussi derecettes (choux farcis, truffes,lièvre à la royale…), troussés d’uneplume passionnée, fera vibrer tousceux qui aiment la bonne chère,mais aussi un certain art de vivre.Ch. R.Ed. du Rocher, 270 p., 20,90 ¤.

ROSBIFS ! L’histoire desrelations anglaises au traversde la viande de bœuf,de Bénédict Beaugé, préfacede Michel TroisgrosJusqu’à présent, personne n’avaiteu l’idée d’étudier les relationsfranco-anglaises à l’aune du bœuf.Grâce au critique gastronomiqueBénédict Beaugé, cette lacune estenfin comblée. Et l’on comprendraenfin pourquoi, toujours adeptesdu bifteck (-frites), nous persistonsà nommer nos amisd’outre-Manche « les Rosbifs ».F. N.Ed. Textuel, 128 p., 13 ¤.

LA CUISINE C’EST DEL’AMOUR, de l’art, de latechnique,d’Hervé This et Pierre GagnaireAh le joli livre, aussi inspiréqu’appétissant, aussi cultivé quemalicieux ! Quand un grand chef –Pierre Gagnaire – et un chimiste duCollège de France – Hervé This –décident d’échanger leur savoir, celadonne ce formidable traité decuisine comme il en estd’astrophysique ou de philosophie.Les arts et les sciences sont iciconvoqués pour le plus grandbonheur des gastronomes. Avec enprime de formidables recettescomme ces laitues farciesd’amourettes aux herbes à soupe,suc de crabe vert avec jus d’épinardet pois gourmands… F. N.Ed. Odile Jacob, 312 p., 23,90 ¤.

Signalons aussi que les Editionsde l’Epure ont lancé une nouvellecollection « Un produit, unpaysage ». Sont déjà disponiblesL’Huile d’olive de Nyons, LeTaureau de Camargue, LeRoquefort et Le Beaufort. Lesphotos de Frank Bel viennentappuyer les propos de JulieDeffontaines. A. B.-M.Ed. de l’Epure, 44 p., 9,5 ¤.

Détail de « L’allégorie de l’ouïe, du toucher et du goût »de Jan Brueghel. MUSÉE DU PRADO (MADRID)/G. DAGLI ORTI

LA MORT DU VINde Raymond Dumay.

Préface de Jean-Claude Pirotte,La Table ronde « La PetiteVermillon », 280 p., 8,50 ¤.

C ’est une drôle d’oraisonfunèbre que livre Ray-mond Dumay (1916-1999)

dans cette réjouissante Mort duvin, parue au Seuil en 1976. Laprophétie limpide d’une joyeusecassandre, berger des bords deSaône devenu instituteur, puisjournaliste et écrivain, égale-ment auteur d’un Guide du vinqui fit date en son temps (réédi-té au Livre de poche en 1985).

Jadis incontesté, le vin de Fran-ce n’est plus la référence univer-selle. Il recule même en son précarré, devant les coups de bou-toir de ces « vins du NouveauMonde » dont on dit tant de mal,et qui ont surtout le grand tort deplaire. A lire Raymond Dumay,cette tendance est irréversible :de même que l’Espagne viticoleperdit la suprématie en 1643, àRocroi, quand les soldats espa-gnols reculèrent devant Condé,la France, championne d’une« vieille Europe » à bout de souf-

fle, a partie perdue : le NouveauMonde a déjà gagné. DepuisSumer, il en a toujours été ainsi :le vin ne peut aller sans la puis-sance. Et l’auteur d’annoncerl’avènement d’un « goût améri-cain », voué à s’imposer partout.Car « chaque civilisation fait unvin d’un goût différent de celui quil’a précédé ».

Très en avance sur son tempslors de sa première édition, ce tex-te pourrait être tristement conve-nu, en ces temps de marasme dela viticulture française : il ne l’estpas un instant. Dans des pagesérudites mais jamais sérieuses,Raymond Dumay rend un der-nier hommage à ce monde vouéà disparaître, traversant l’Europede Champagne en Castille, enrô-lant Dumas, Cervantès, l’architec-ture romane et les maîtres fla-mands pour les besoins de sadémonstration. Car le vin, fils dela guerre et « père méconnu desarts », est indissociable de toutcela. C’est une grande part de laculture européenne qu’il a irri-guée. « A l’heure où, peut-être, ilentre en agonie, nous devons savoirce que nous pleurerons, si un journous avons à pleurer le vin. » a

Jérôme Gautheret

ZOOM

UNEHISTOIREMONDIALEDE LATABLE.Stratégiesde bouched’AnthonyRowley.

Ed. Odile Jacob,402 p., 29,90 ¤.

GASTRONOMIE

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0123 11Vendredi 28 avril 2006 11

Je remercie les écrivains del’étonnante solidarité dontils ont fait preuve pour meprotéger ! » C’est avec cesmots de l’écrivain turc

Orhan Pamuk que s’est ouvert,mardi 25 avril, le festival« World Voices » de New York.Une manifestation organiséepar le PEN American Center,l’association qui œuvre pour lalibre expression et la promo-tion des lettres.

Salle comble. Agitation pal-pable dans ce vaste hémicyclede Cooper Union, en bas de laville. Dès son apparition,Orhan Pamuk gagne la sympa-thie du public par une allusionà ses déboires judiciaires avecl’Etat turc : « J’ai acquis unepersonnalité politique beaucoupplus puissante que je ne l’avaisprévu… disons que dans mesromans, j’ai longtemps décrit lesaventures de ma nation, puis manation m’a elle-même faitconnaître quelques aventures ! »Les New-Yorkais qui ont fait ledéplacement sont attentifs,puis émus. Orhan Pamukembraye sur une plaisanterie,puis sur une autre. Eclats derire. On est là pour apprendre,s’enflammer – mais aussi pours’amuser.

Créé en 2005 à l’initiative deSalman Rushdie, MichaelRoberts et Esther Allen, le festi-val a percé à New York en untemps record. « Normalement,il faut plusieurs années pourcréer un grand festival, maiscelui-ci a pris corps pratique-ment en une nuit », explique

Ron Chernow, écrivain et suc-cesseur de Salman Rushdie auposte de président du PENAmerican Center. Tant et sibien que cette année, presquetous les invités ont répondu àl’appel : plus de cinquanteauteurs venus d’une quarantai-ne de pays. Le site Internet duPEN American Center(www.pen.org) témoigne de lapopularité de ce tout jeune fes-tival : 500 connexions par jouril y a un an, dix fois plusaujourd’hui…

Air de curiositéBeau geste de diplomatie

sauvage. Bel encouragement àla traduction, aux Etats-Unis,de livres étrangers. Mais peut-être la réussite la plus subtileest ce je-ne-sais-quoi d’heu-reux et de festif qui flotte, pen-dant ces jours, sur New York.Comme si un grand air decuriosité et de gaieté était des-cendu sur la ville. Comme si letemps de quelques mots,débats ou parfois soupirs, elleétait devenue un espace de son-ge et de parole mêlés.

Tout avait commencé par lamanifestation la plus formel-le : le célèbre gala du PENClub, sorte de cérémonie desOscars du monde littéraire aucours de laquelle sont distri-buées nombre de distinctions àdes écrivains et journalistesqui se sont particulièrementillustrés, au cours de l’année,dans la lutte pour la libertéd’expression.

Une semaine plus tard, ce

sont ces cinq jours de conversa-tions littéraires dans une quin-zaine de lieux différents, disper-sés dans tout Manhattan, etdestinés à attiser la curiositédu lecteur américain pour la lit-térature en général et les écri-vains étrangers en particulier.

En 2006, c’est la foi qui a étéchoisie comme thème centralde plusieurs débats. Mercredi26 avril, dans l’immense sallede « Townhall », des écrivainsdu monde entier sont venuslire des textes – ceux des autresou les leurs – sur la relation deplus en plus problématiqueentre foi et raison. Au program-me, Martin Amis, Gioconda Bel-li, E. L. Doctorow, David Gross-man, Elias Khoury, Toni Morri-son, Salman Rushdie, ZadieSmith, Duong Thu Huong. A laNew York Public Library, le sur-lendemain, un débat sur la révo-lution sera orchestré par l’en-fant terrible des lettres améri-caines, Christopher Hitchens.« Nous avons perdu la foi enDieu, soit ; mais que faire lors-que nous avons perdu la foi en larévolution ? », demande EstherAllen, co-directrice de « WorldVoices ».

Il faut dire que, jusqu’ici, lefestival semble avoir atteintson objectif éditorial. D’aprèsune étude récente, la revuePublishers Weekly, « porte d’en-trée vers le monde de l’éditionaméricaine », a recensé, cettedernière année, deux fois plusde livres traduits.

Il faut dire que la France a,dans ce domaine, également

accompli un travail diplomati-que et culturel remarquable.Dans le cadre de « World Voi-ces », la sélection française est,à dessein, composée de septauteurs mal connus du grandpublic aux Etats-Unis :Edouard Glissant, Lydie Salvay-re, Raymond Federman, PascalBruckner, Nilüfer Göle etVenus Khoury-Ghata. Parailleurs, la délégation françaiseest accompagnée, cette année,par une publication gratuiteintitulée To My American Rea-ders dans lequel dix-huit écri-vains français s’adressent àleurs futurs lecteurs améri-cains. Tiré à 30 000 exemplai-res, en anglais, et financé engrande partie par la publicité,ce gratuit – un « polaroïd del’écriture contemporaine françai-se », explique l’attaché du livreaux Etats-Unis, FabriceRozié – a été produit à l’initiati-ve du directeur de la VillaGillet à Lyon, Guy Walter, deFabrice Rozié et du PEN Ameri-can Center lui-même. « C’estune belle tentative d’invasion lit-téraire », commente Ron Cher-now. Et Tom Bishop, profes-seur à la New York University :« Au moins, les éditeurs améri-cains ne pourront plus direqu’ils ne savaient pas… »

Mardi 25 avril, c’est RichardFord, francophile et francopho-ne, tout juste fait commandeurdes Arts et des Lettres, qui adonné le ton de cette semainepeu ordinaire : « Ma voix senourrit des voix du monde ! » a

Lila Azam Zanganeh

LE 29 AVRIL.PHILOSOPHIE. A Paris, leCentre international d’étude dela philosophie française(CIEPFC) reçoit ElisabethRoudinesco, qui s’entretiendraavec Alain Badiou et YvesDuroux, à l’occasion de lapublication de son livre,Philosophes dans la tourmente(Fayard) (à 10 heures, à l’ENS,45, rue d’Ulm, 75005, salleDussanne, entrée libre).

LE 30 AVRIL.SHOAH. A Paris, Eric Martydonnera une conférence :« Shoah de Claude Lanzmann,réflexion sur un poème » (à20 h 30, cité des Récollets,salle de la Chapelle, 148, ruedu Faubourg-Saint-Martin,75010 ; participation aux frais10 ¤ ; rés. : 01-44-24-87-83).

LES 29 ET 30 AVRILET LES 6 ET 7 MAI.AVENTURE. A Cassis (13),la 18e édition du Printemps du

livre, qui aura pour thème« Visages de l’aventure »,accueillera, entre autres,Philippe Grimbert, YasminaKhadra, Gilles Kepel,Alexandre Jardin et FrançoisCheng. A cette occasion,un jury présidé parMichel Tournier attribuera,pour la quatrième année, leprix du Printemps du livrede Cassis (rens. :www.printempsdulivre-cas-sis.org).

DU 3 AU 6 MAI.SCIENCES SOCIALES. A Paris,le Centre d’analyse etd’intervention sociologiques(Cadis) organise le colloque« Les sciences sociales enmutation », avec MichelWieviorka, Aude Debarte etJocelyne Ohana (à 8 h 30 le 3et 9 heures les 4 et 5 à l’amphiPoincaré, 1, rue Descartes ; à9 heures le 6 à l’EHESS,105, bd Raspail ; rens. :www.ehess.fr/cadis).

Il y a soixante-quinze ans naissait un pachyderme mythique : Babar

L’éléphant qui a conquis la planète

LITTÉRATURESLe Lagon et autres nouvelles, de Janet Frame(éd. Des Femmes).Tout sauf un ange, de Jean-Pierre Milovanoff (Grasset).L’Homme qui a vu l’ours, de Jean Rolin (POL).Sale linge, d’Isabelle Rossignol (éd. Joëlle Losfeld).Kotel California, de Michaël Sebban(Hachette Littératures).La Corde et la Pierre, d’Arkadi et Gueorgi Vaïner (Gallimard).Le Supplice du santal, de Mo Yan (Seuil).

ESSAISTchernobyl, retour sur un désastre,de Galia Ackerman (Buchet-Chastel).Alfred Dreyfus, de Vincent Duclert (Fayard).Rallumer tous les soleils, de Jean Jaurès (Omnibus).Les Lois, de Platon (Flammarion).La Grande Santé, d’Olivier Razac (Climats).Les Sphinx, de Grisédilis Réal (Verticales).Les Anti-Lumières, du XVIIIe siècle à la guerre froide,de Zeev Sternhell (Fayard).

L’ÉDITION

Comme Athéna de la tête de Zeus, unéléphant en habit vert sortit un jourtout armé de l’imagination d’unejeune pianiste. Elle s’appelait Cécile

de Brunhoff et racontait chaque soir une his-toire à ses fils pour les endormir. Ce jour-là,elle inventa celle d’un éléphanteau né dansla Grande Forêt et dont la mère venait d’êtretuée par un chasseur. Enchantés, Laurent etMathieu coururent rapporter ces aventuresà leur père, Jean, qui était peintre et eut tôtfait de donner chair au personnage. C’était ily a soixante-quinze ans. Un mythe était né.

« Mon frère et moi, nous croyons nous rappe-ler que c’est notre père qui inventa le personna-ge de la Vieille Dame, dont la silhouette étaitexactement celle de Cécile, se souvient aujour-d’hui Laurent de Brunhoff. Mais notre mèrene voulait pas voir son nom sur la page detitre. Elle savait que Jean continuerait à inven-ter seul de nouvelles histoires pour Babar. C’estce qui est arrivé : après Histoire de Babar lepetit éléphant, publié en 1931 par Le Jardindes modes, notre père se mit à créer un secondlivre, Le Voyage de Babar, puis un troisième,Le Roi Babar ».

« Le héros possible »Ainsi Babar est-il devenu « l’une des pre-

mières portes que l’on pousse dans la lan-gue ». « Après papa, après maman, le pro-chain mot, c’est Babar », note Paul Fourneldans un bel album sous coffret qui sortchez Hachette jeunesse (1). « Voilà le pre-mier coup du maître Jean : Babar est le hérospossible dans un monde encore inarticulé. »

D’où son succès immédiat : dès 1933,Babar est publié à Londres et New York,

l’édition anglaise s’enorgueillissant d’unepréface de A. A. Milne, le créateur de Win-nie l’Ourson. Jean de Brunhoff créera enco-re trois albums avant de mourir, en 1937,de la tuberculose. En 1946, c’est son filsaîné, Laurent, qui reprendra le flambeau.Aujourd’hui, le père et le fils ont signé autotal plus de trente albums. Babar se seraitvendu en France, depuis l’origine, à quel-que 10 millions d’exemplaires.

En France, Hachette réédite en fac-similé l’ABC de Babar et L’Anniversaire deBabar (48 p., 18,50 ¤). Côté promotion, lamaison sort l’artillerie lourde – partena-riats avec deux grandes entreprises, timbreanniversaire en juin, en attendant unegrande exposition dans un musée parisien

ainsi qu’une série télévisée en 3D prévuepour 2007.

L’Amérique – qui avec le Japon fait partiedes pays les plus babarmaniaques – sort àl’automne une version augmentée du livred’Herbert Kohl Should We Burn Babar ?(Faut-il brûler Babar ?, The New Press,192 p.) Dans cet essai aussi vivant que pro-vocateur, Herbert Kohl, chercheur en éduca-tion à Point Arena (Californie) et lauréat duNational Book Award, se livre à un réexa-men minutieux des albums. Il n’est certespas le premier à stigmatiser les aspects« colonialistes » ou « sexistes » d’une œuvrequi reflète les travers de son époque. Maisses démonstrations, quoique un peu radica-les, sont souvent assez irrésistibles. Exem-ple : lorsque le couple royal part en voyagede noces, Babar, symboliquement, pose sonchapeau sur la tête du vieux Cornélius quirégnera par intérim. Mais quid du suffrageuniversel chez les éléphants ? se demandel’auteur. Cornélius peut-il tirer sa légitimitéde ce simple couvre-chef ? Cet usage dessymboles, qui rend naturel un tel mode detransmission du pouvoir, n’est-il pas « dan-gereux » car « antidémocratique » ?

On le voit, Babar, à 75 ans, n’est pas seu-lement un pachyderme charismatique ettoujours vert. Il pose aussi, pour qui sait lelire entre les lignes, quelques questionspolitiques et sociologiques essentielles ! a

Florence Noiville

(1) Babar impressions, 36 p., 45 ¤. Deuxautres titres sont annoncés pour la rentrée, LeTour du monde de Babar de Laurent deBrunhoff et un livre animé, Histoire de Babar.

Deuxième festival « World Voices » à Manhattan

New York s’ouvre à l’« invasion »des voix du monde

LE CHOIX DU « MONDE DES LIVRES »

"Le destin tient parfois à un fil,et la passion des mots à desinterprétations surprenantes !Tous ces froissements dedentelles légères sont autantde souvenirs fragiles comme lavision fugitive d'une jarretièrede mariée."Christine Ferniot, Télérama

Babar en famille. © LIBRAIRIE HACHETTE 1938

Hachette Books Group, tel estle nouveau nom officiel deTime Warner Books, depuisque le cinquième éditeuraméricain est passé dans legiron du groupe Lagardère,après l’accord conclu en février(Le Monde du 8 février). Ladivision anglaise a, quant àelle, pris le nom de LittleBrown et travaillera encollaboration avec les maisonsbritanniques du groupe(Hodder Headline, Orion,Octopus…), qui sont réunies ausein d’Hachette UK.

Editis, filiale à 100 % deWendel Investissement,a racheté le groupe dedistribution spécialisée DNL(Diffusion nationale du livre).Composé de trois sociétés,DNL est spécialisé dans lecommerce en gros de livres etemploie 150 personnes. Il estdirigé par Xavier Tourgeron,qui restera à la tête del’entreprise. DNL a réalisé en2005 un chiffre d’affaires netde 55,25 millions d’euros.

Isabelle Jeuge-Meynard est lanouvelle présidente deséditions Larousse. Elleremplace Philippe Merlet, quidevient conseiller d’ArnaudNourry, PDG d’Hachette Livre.Agée de 42 ans, elle est entrée

chez Hachette Jeunesse en1989 puis a dirigé HachetteTourisme. Depuis 2001,elle est directrice d’HachetteEducation, poste qu’elleconserve.

IMEC. L’édition 2006 duRépertoire des collections del’Institut mémoires de l’éditioncontemporaine (IMEC) estparue (396 p., 14 ¤). Divisé enquatre rubriques, auteurs,maisons d’édition et métiersdu livre, revues et presse,institutions et associations,cet ouvrage rend comptede la diversité des 350 fondsd’archives disponibles et desnombreux liens entre eux.

Le Secours populaire et Ruedu monde, maison d’éditionpour la jeunesse, ont annoncéle lancement de « l’Eté desbouquins solidaires », qui viseà offrir des livres aux enfantslors de la journée des « oubliésdes vacances », où le Secourspopulaire emmène50 000 enfants à la mer. Pourla troisième fois, ils éditentdeux livres chez Rue du monde.Conçus pour les 8-12 ans, cesouvrages seront mis en vente le21 juin. Pour deux exemplairesvendus, un troisième sera offertaux enfants qui ne partent pasen vacances.

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Page 12: Livres Abril 06

12 0123Vendredi 28 avril 2006

Bruno Latour

« Il fautorganiser letâtonnement »

Lecteurs, prenez garde à cetanthropologue sans frontièresqui navigue entre la Californie,la Nouvelle-Angleterre et la Fran-ce. Il est l’auteur d’une quinzai-ne d’ouvrages et animateur de

deux expositions controversées en Allema-gne aux titres cinglants : Iconoclash (2002)et Making Things Public (2005). Sa penséen’est pas de celles qui confortent les certitu-des. Elle précipite au contraire, avec bon-heur, ceux qui l’abordent sur des étenduesde plus en plus mouvantes. Son dernierlivre en donne une nouvelle illustration :c’est à une véritable critique de la raisonsociologique qu’il nous convie. Qui suit cechemin s’expose à une révision profondedes fondements mêmes de la discipline.

Bruno Latour, Bourguignon né dans unmilieu vinicole à Beaune (Côte-d’Or) en1947, agrégé de philosophie et sociologuedes sciences, s’apprête à rejoindre SciencesPo, après avoir enseigné de nombreusesannées à l’Ecole des mines de Paris. Nuldoute qu’il trouvera devant ce nouveaupublic l’occasion de pratiquer la provoca-tion aimable et l’humour pince-sans-rirequi le caractérisent. La saveur spéciale deson style, plus familier au monde académi-que anglo-saxon qu’à l’Université française,où l’écriture savante affectionne plutôt leregistre de la dramaturgie et de l’indigna-tion, n’a sans doute pas peu contribué à fai-re proliférer sur sa route adversaires et scep-tiques. Tout autant que la lecture très parti-culière qu’il a tirée de son observation des« sciences dures » et du laboratoire, parlaquelle il montre l’importance de la rhétori-que et des stratégies institutionnelles dansla fabrication des vérités scientifiques.

Pierre Bourdieu, dans l’un de ses der-niers ouvrages, Science de la science et réflexi-vité (Raison d’agir, 2001), s’en inquiéta enlui consacrant quelques pages sévères. Pourle maître à penser de la « sociologie criti-que », Bruno Latour serait un « constructi-viste radical », c’est-à-dire un penseurconvaincu du caractère artificiel de la réali-té. Autre péché, dont Bruno Latour se seraitrendu coupable (et que ce dernier revendi-que) : avoir allégrement ignoré la frontièrequi sépare philosophie et sciences sociales,tombant du même coup dans la « vulgatenormalienne » haïe par l’auteur de La Misè-re du monde.

Sourire en coinC’est aussi comme « constructiviste » que

Bruno Latour fut fustigé, en compagnied’autres intellectuels français comme Jac-ques Derrida, Julia Kristeva ou JacquesLacan, par le physicien américain AlanSokal, à l’occasion d’une mystification restéecélèbre (Le Monde du 20 décembre 1996).En publiant dans une revue supposée « post-moderne » un article de physique volontaire-ment truffé d’erreurs grossières, Sokal avaitvoulu dénoncer l’esbroufe d’une gaucheintellectuelle censée avoir été convertie enmasse au relativisme, voire à l'irrationalis-me, et avoir rejeté comme « positiviste »l’idée même qu’il puisse exister un mondeextérieur au discours...

Toutes ces attaques n’ont pas entamé leperpétuel sourire en coin de l’anthropolo-gue. Pour Bruno Latour, quelque victimequ’il en ait été, « l’affaire Sokal » représentece moment privilégié où des sujets observés– en l’occurrence des scientifiques – se sontpour la première fois révoltés contre les ana-lyses de leurs observateurs sociologues, éta-blissant ainsi que leur réflexion sur eux-

mêmes n’avait pas rang inférieur par rap-port à celle des spécialistes : « Il faut écouterles cris des gens qu’on explique », commen-te-t-il, amusé.

Au reproche de « constructivisme radi-cal », Bruno Latour réplique aussi, indirecte-ment, par son étonnante insistance à éten-dre les limites du « social » à ce qu’il nom-me les « non-humains ». Par là il entendnon seulement les animaux mais aussi lesplantes et les rochers, plaidant par plaisante-rie pour un Sénat où seraient représentés lesoiseaux migrateurs et les zones inondables !C’est ce réalisme d’un genre très particulierqui l’amène à vouloir substituer à la notiond’« acteur » celle d’« actant ». « C’est un hon-neur d’être une chose », affirme-t-il à la suitede la philosophe Isabelle Stengers, qui avecl’éditeur Philippe Pignarre, fondateur desEmpêcheurs de penser en rond (aujourd’huiune collection du Seuil), et le sociologueMichel Callon, son confrère à l’Ecole desmines, fait partie de ses vieux complices.

Cette extension extrême du domaine de lasociologie ne risque-t-il pas d’empêtrer ànouveau ce savoir dans une conception« organiciste » d’une société conçue commeune fourmilière, quite à naturaliser les hié-rarchies sociales ? « Je suis tombé dans lasociologie très tôt en apprenant celle desbabouins, reconnaît Bruno Latour. C’est làque j’ai appris que la définition de l’organe estdifficile à établir tout autant que celle du gène,ce qui m’a évité de sombrer dans le darwinis-me social. Les grandes découvertes deviennentdes épouvantails très largement à cause del’épistémologie qu’on leur ajoute. Ce que faitEdward Wilson [professeur de zoologie àHarvard, fondateur de la sociobiologie] avec

les fourmis est passionnant. Ce qu’il en tireavec la sociologie, c’est grotesque ! »

Multiplier les incertitudes que ce soit surles groupes, l’action, les faits, les objets oul’expérience, contre la souveraineté d’unesociologie sûre d’elle-même, fût-elle assortiede l’adjectif « critique », tel est le projet deson ouvrage au titre en forme de program-me : Changer de société, refaire de la sociolo-gie (La Découverte, 402 p., 26 ¤). « Je consi-dère l’épistémologie comme l’amiante. C’est unproduit parfait dont on a floqué tous les bâti-ments pour éviter les incendies et maintenanton s’aperçoit qu’il y a des maladies profession-nelles », lance-t-il.

« Collectif »Bruno Latour pense en effet que l’erreur

des sociologues, d’Auguste Comte à Bour-dieu en passant par Durkheim, est d’avoirabordé les liens sociaux comme des entitésdéjà constituées, aussi fixes que les étoilesdu ciel d’Aristote. Sous l’inspiration du fon-dateur américain de l’« ethnométhodolo-gie », Harold Garfinkel, l’un des ancêtresdes études de genres, mais surtout du philo-sophe, criminologue et sociologue françaisGabriel Tarde (1843-1904), qui opposaitson individualisme méthodologique au« tout social » de Durkheim, Bruno Latourestime qu’il faut abandonner non seule-ment la notion de « substance sociale » maiscelle de société, qu’il suggère de remplacerpar l’expression plus mobile de « collectif ».« Est social pour moi ce qui est nouveau etquand on sent qu’il y a quelque chose qui necolle pas. Il faut nommer “social” le momentoù ça craque, où dans les associations on neparvient plus à composer. On peut parler delien social quand il est question de sa perte :les banlieues brûlent, le Gulf Stream refroidit,l’ours dévore des moutons qu’il ne devrait pasmanger : ça, c’est du social ! » Contre unsavoir figé en idéologies il propose, en som-me, de fluidifier la sociologie.

Le regard du spécialiste doit, selon lui, sedéplacer jusqu’au niveau où les acteurs s’as-semblent, c’est-à-dire en deçà de celui où sesituent la traditionnelle « sociologie dusocial » et son exaspération en sociologie cri-tique. « Comme le montre Zygmunt Bau-man, l’invention de la notion de société se faitau XIX e siècle dans le but d’éviter la révolu-tion. » Il est inouï de penser que l’on étudiedans les départements de sociologie Marx,Weber, Durkheim comme des nouveautés.A l’en croire, les sciences sociales sont endanger de produire désormais des explica-tions sorties toutes armées de l’ordinateursur des faits qui n’existent pas. Il en veutpour exemple la prétendue agression pardes prétendus beurs néonazis de la jeunemythomane Marie L. Toute fictive qu’elleait été, elle n’en a pas moins déchaîné desavants développements sociologiques.

La sociologie doit également être sensi-ble aux circulations et intégrer l’événementcomme la surprise. En cela Bruno Latourest proche de la « sociologie du risque » del’Allemand Ulrich Beck édifiée en réaction àdivers incidents ébranlant les certitudesd’un âge industriel révolu (les catastrophesde Bhopal ou de Tchernobyl), même si leFrançais préfère qualifier sa propre théoriede « sociologie de l’acteur-réseau » (Actor

Network Theory, soit le sigle ANT, mot quien anglais signifie « fourmi »).

C’est toujours en ethnographe soucieuxd’abord de bien décrire que, dans ses travauxplus récents, Bruno Latour s’est penché surla vie politique et ce qu’il a appelé, au termed’une enquête sur le Conseil d’Etat menéedans les années 1990, « la fabrique dudroit ». Il se revendique pour cela du pragma-tisme de l’Américain John Dewey(1859-1952), qu’il a contribué à faire décou-vrir et traduire. « Contrairement à la tradi-tion d’ingénierie sociale plutôt européenne, desciences camérales au service de l’Etat, com-mente-t-il, l’idée de Dewey est que les politi-ques sont aveugles, les sciences sociales aussi etque les conséquences de nos actions sont inatten-dues. Aveugle pour aveugle, la question est celledes instruments de tâtonnement commun. Cesont ces cannes blanches qui définissent le politi-que. On est dans une situation où il faut organi-ser le tâtonnement, loin du rationalisme gui-dant le progrès et la République. Les pragmati-ques n’en étaient pas moins des démocrates etpas du tout des réactionnaires à l’ancienne. »

D’où le côté déroutant d’une œuvre et deréférences qui se veulent également uneréhabilitation en règle du relativisme com-me la seule attitude scientifique, au moinscomme prise au sérieux de la multiplicitédes points de vue. « Considérer le relativismecomme une injure est inouï quand on pense àl’éloge continu que l’on fait d’Einstein et de larelativité, s’insurge Bruno Latour. Le faitqu’en morale ou en droit le relativisme est unevertu appréciée rend d’autant plus étrangeque le malaise s’installe dès qu’on prononce lemot. C’est la peur du relativisme qui est causeque l’on s’accroche à cette catégorie toute faiteque l’on appelle le social. » Si le relativismeveut dire établir de la distance, alors pourlui le relativisme reste bien son drapeau. a

Nicolas Weill

Bouleverser les habitudes

Bruno Latour, mars 2006. EMILIE HERMANT

Rencontre avec un penseur inclassable, auteur du trèsstimulant « Changer de société, refaire de la sociologie »(éd. La Découverte), ardent défenseur du relativismeet promoteur de la « sociologie de l’acteur-réseau »

« Je considèrel’épistémologiecommel’amiante.C’est unproduitparfait donton a floquétous lesbâtimentspour éviter lesincendies etmaintenanton s’aperçoitqu’il y a desmaladiesprofession-nelles »

A la différence de ceux que lesAméricains identifientcollectivement sous le vocable de« French theory » – les Derrida,Lacan, Foucault –, les intellectuelsfrançais qui appartiennent à lagénération suivante, contemporainede Bruno Latour, n’ont pas encorereçu de « label », ni en France ni àl’étranger. Quoique fort hétérogènes,les travaux du sociologue LucBoltanski, de l’ethnologue PhilippeDescola, du biologiste et philosopheHenri Atlan ou de Bruno Latourlui-même ont pourtant ceci decommun qu’ils s’efforcent, chacun àleur manière, de bouleverser leshabitudes acquises des scienceshumaines. La diversité des sujetsabordés par ce dernier depuis laparution de son premier ouvrages,La Vie de laboratoire (La Découverte,1979) en est peut-être aussiresponsable. Parmi ses principauxessais, on retiendra Nous n’avonsjamais été modernes. Essaid’anthropologie symétrique (LaDécouverte, 1991), Aramis oul’amour des techniques (LaDécouverte, 1992), Petites leçons dephilosophie des sciences (Seuil, 1996),Petite réflexion sur le culte modernedes dieux Faitiche (Les Empêcheursde penser en rond, 1996), Jubiler oules difficultés de l’énonciationreligieuse (Les Empêcheurs, 2002) etLa Fabrique du droit. Uneethnographie du Conseil d’Etat (LaDécouverte, 2002).

RENCONTRE