Livre, - jcbehareditions.com · intime – Le sexe – Le dérangement de la Vierge – Chacun son...

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Livre, Michel Melot Préface Régis Debray Photographies Nicolas Taffin L’œil neuf éditions Collection L’âme des choses L’œil neuf éditions Direction Jean-Claude Béhar © 2006 L’œil neuf éditions 94, rue de l’Amiral-Mouchez 75014 Paris Téléphone : 01 45 80 10 68 www.œil9.com ISBN 2-915543-10-0

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Livre,Michel Melot

Préface Régis DebrayPhotographies Nicolas Taffin

L’œil neuf éditionsCollection L’âme des choses

L’œil neuf éditions

Direction Jean-Claude Béhar

© 2006 L’œil neuf éditions

94, rue de l’Amiral-Mouchez

75014 Paris

Téléphone : 01 45 80 10 68

www.œil9.com

ISBN 2-915543-10-0

Jean-Claude
Stamp
Jean-Claude
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C H A P I T R E 4 La quadratureL’empire du cadre – Paradoxes d’une invention – Le taylorismeavant la mécanique – La norme contre le sens – L’esprit de lalettre – La guerre des écritures – Paysage après la bataille

C H A P I T R E 5 Prophètes et marchandsL’abondance, au risque du sacré – Le livre des livres : la biblio-thèque – Fixation, stabilisation, reproduction – Dieu, lesauteurs, les affaires – Grandeurs et misères de l’auteur – La vedette – Littérature à vapeur – La valeur de l’exemplaire –La singularité du livre

C H A P I T R E 6 Au pays de la pageLes mots enracinés – La maison d’écrivain – La page engendrel’histoire – Un art du voyage – Le livre-édifice – Ville-livre,livre-ville – Le temps d’une ligne, l’espace d’une page – La résistance de l’image... – ... assujettie au livre... – ... piégéepar l’histoire

C H A P I T R E 7 L’amour, la haineLa Nef des fous – La haine – Le sage n’écrit pas – Addiction etabstinence – De la Bible au bibelot – L’enfer des bibliophiles –L’industrie de la rareté – « Livre et création » – Métamorphose

C H A P I T R E 8 Les livres qu’on ne lit pasLe ciel ou la page – Vérité et Vanité – Clair-obscur avant la tempête – Sous les plis du manteau – Le livre médecin – La crainte – Lecteurs illettrés – Le mot qui n’existait pas – Le livre absolu

C H A P I T R E 9 La chair et la finDe la bouche à la page – Miroir, miroir... – Plus petit, plusintime – Le sexe – Le dérangement de la Vierge – Chacun sonlivre, chacun sa fin

p. 79

p. 99

p. 121

p. 141

p. 161

p. 179

Préface Régis Debray

C H A P I T R E 1 Et le Verbe se fit Livre... Le pouvoir de la forme – Quatre siècles pour s’imposer – Païen ou chrétien ? – « Il replia le livre » – Le modèle d’uneÉglise virtuelle – « Ce qui réside entre deux couvertures » – Le corpus de Dieu – La guerre des canons – Livre du culte ouculte du Livre? – L’écriture et son support – L’éditeur, l’auteur,le livre : une nouvelle Trinité

C H A P I T R E 2 Ainsi pense le pliLa forme transcende le fond – Une rhétorique matérielle –Fleur contre fleur, chair contre chair – La troisième dimension–La dialectique du pli – Fermer un livre n’est pas moins émouvant que de l’ouvrir – Les plis du temps – Couverture –L’étrange promesse

C H A P I T R E 3 L’adieu au verbeGothique brisure – Taisons-nous – Silence, intimité, liberté –Articuler les silences – Portable et navigable – Oser manipuler– La matière et ses tables – Le scandale de l’ordre alphabétique –L’écriture redevient image

p. 9

p. 17

p. 39

p. 57

Àpeine avez-vous ouvert ce livre que déjà, il a dis-paru de vos yeux sous le texte que vous lisez.Vous le tenez pourtant, vous le voyez aussi et le

manipulez pour l’ouvrir, tourner les pages et le fermer.Vous le poserez tout à l’heure, pour le reprendre ensuiteou le ranger, pour longtemps. Vous ne le jetterez pas, jel’espère, et sans doute restera-t-il là, quelque part, oublié

peut-être mais intègre, immobile, patient, attendant d’autres mains que lesvôtres, d’autres regards. Il est possible qu’il vous survive, possible aussi qu’ilsoit détruit, mais quoi qu’il lui arrive, il aura tissé entre vous et moi un lien indé-fectible, dont les fibres de son papier, plus que les mots dont le sens se perd,garderont durablement le témoignage.

Si vous aviez lu ce texte sur votre ordinateur, il en irait autrement. Ce serait,pensez-vous, le même texte. Vous le liriez de même, vous ne l’oublierez pasdavantage, peut-être, mais votre ordinateur, lui, l’oubliera. Ce texte vous quit-tera si vous ne l’enregistrez pas. Vous garderez l’ordinateur, vide mais ouvert, etla possibilité qu’il vous offre de lire mille autres textes, tous aussi éphémères.

La question de la matérialité du livre, de sa morphologie, est à la mode.Longtemps l’histoire du livre s’est confondue avec celle des contenus du livre,avec l’histoire des idées, de la littérature ou des genres littéraires, l’histoire surtout des auteurs. Encore maintenant les bibliothécaires pensent qu’ils ontidentifié un livre par une notice qui ne contient que les noms de ses auteurs, lesadresse et date de sa publication, son format, le nombre de ses pages et de sesillustrations, sans penser que cette description sommaire est générique et sera lamême pour les milliers d’exemplaires du même livre, alors que chacun aura

C H A P I T R E 1 Et le Verbe se fit Livre…

… Et dans ce livre que tu lis

Je vois que les mots sur la page

Sont le symbole de l’oubli

Aragon, Le Fou d’Elsa.

pourquoi le livre subsiste à côté de nos outils électroniques tellement plus puis-sants et, par bien des aspects, si supérieurs. D’ailleurs, c’est sur un ordinateurportable que j’ai composé ce texte que vous lisez sur du papier, comme si l’unengendrait l’autre et qu’un dialogue s’était institué entre les techniques, cha-cune trouvant peu à peu sa place respective.

Quelles sont donc les vertus qui protègent le livre et le distinguent de l’écran,tandis que celui-ci, par un mouvement paradoxal, ressuscite le défilement dutexte sur le mode du rouleau antique? Pourquoi ce texte que j’ai composé avecun logiciel malléable comme de l’argile, soluble dans le temps, s’est-il encore unefois figé dans le cliché qui l’a fixé sur papier et qui durera autant que durera sonsupport? Le livre, dans la forme que nous lui connaissons depuis deux mille ans,c’est-à-dire celle que l’on nomme codex, avec ses pages imbriquées en cahiers etreliées, a pourtant triomphé, sans que l’on puisse dire exactement quand ni com-ment, des formes anciennes du rouleau, de la tablette ou de la stèle, qui leprécédèrent et durèrent elles aussi pendant des millénaires. Les réponses à cesquestions, c’est bien dans la forme du livre et non dans son contenu qu’il faut leschercher, puisque le contenu, dans la mesure où il est indépendant de sa forme,passe d’un support à l’autre, croit-on, sans changer de nature.

Les textes qu’on ne trouvait que dans les livres, vous les lirez sur votre écransans que leur sens, pensez-vous, n’en soit altéré. Un poème de Baudelaire neperdra pas sa valeur littéraire, que vous le lisiez sur un papier vergé, sur unemauvaise photocopie ou sur l’écran de votre ordinateur. Les images sont plussensibles, car leur sens est aussi dans leur forme, et l’on se méfie des reproduc-tions, mais pour ce qui est des images numériques, peut-on encore parler, àl’occasion de leur enregistrement et de leur communication, à condition qu’ilsse fassent à standard égal, de « reproductions »? Si les contenus ont migré avecde sérieux avantages sur les serveurs électroniques, seule l’étude de la forme dulivre et de ses propriétés singulières peut expliquer son durable succès, et l’onpeut supposer que les raisons pour lesquelles le codex a vaincu ses ancêtres, latablette et le rouleau, ont quelque chose à voir avec celles grâce auxquelles iltient tête aux écrans d’ordinateur et de télévision.

Quatre siècles pour s’imposer Or, si l’on se penche sur les origines du codex, et les rai-

sons de sa suprématie, on se trouve plongé dans un profond mystère. Lesavantages du codex sur le rouleau paraissent évidents, et il est presque inutilede les rappeler : le codex est compact, ne risque pas de s’écraser ; on peut

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vécu d’une vie particulière, aura sa propre histoire, ses lecteurs et ses interpré-tations, distincts de ceux de tous les autres exemplaires.

Ce livre que vous avez entre les mains n’intéresse les historiens que depuispeu, lorsqu’ils se sont avisés que la manière dont vous allez le lire, ce que vous enferez, modifiera le modèle abstrait du bibliographe – qui, à vrai dire, n’existeque dans les catalogues –, infléchira même le contenu, en lui donnant vie.Plusieurs ouvrages ont marqué le début de ces préoccupations : L’Apparition dulivre, de L. Febvre et H.-J. Martin (1958) 1 fut le premier à inscrire l’histoire tech-nique du livre dans celle de la civilisation moderne ; La Galaxie Gutenberg, de M. McLuhan (1962) 2, et La Raison graphique, de J. Goody (1977) 3, commencè-rent à prendre des distances avec le livre, précisément à l’époque où sedéveloppait l’informatique. En 1945, le premier ordinateur fut mis en service etil pesait cinq tonnes ; en 1961, on commença à utiliser les circuits intégrés ; en1963, on inventa la souris et, en 1976, l’ordinateur personnel. C’est évidemmentà l’irruption de l’électronique, et plus généralement des écrans, qu’il faut attri-buer cet intérêt nouveau pour la forme du livre et son histoire matérielle. Tantque le règne du papier était sans partage, il était difficile de voir l’objet sous leconcept. Pour observer le bocal, dit-on, mieux vaut ne pas être poisson.

Le pouvoir de la formeDepuis des générations, les intellectuels naissent dans

les livres, et à leur égard ils ont du mal à prendre du recul. En s’intéressant àl’anatomie du livre, à ses usages, à ses lecteurs et à leurs différences, il s’agissaitd’abord de prouver qu’il était irremplaçable, une façon de «défense et illustra-tion» d’un objet sensible que l’on croyait menacé. Sensible, car on voit bien quel’empreinte du livre a marqué nos esprits, qu’ils se sont moulés sur lui et quetoute atteinte à son intégrité met en péril le substrat même de nos connaissanceset de nos croyances, notre rapport au savoir, au temps, au monde. Puis, consta-tant que le livre résiste à l’assaut des nouveaux modes de communication, et quemême il prospère, le soulagement a succédé à la crainte – on ne sait pour com-bien de temps encore – et les recherches se sont multipliées afin d’expliquer

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1. L. FEBVRE et H.-J. MARTIN, L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958.2. M. MCLUHAN, The Gutenberg Galaxy, Toronto, University of Toronto Press, 1962 ; trad. fr.,La Galaxie Gutenberg face à l’ère électronique, Montréal, HMH, 1967.3. J. GOODY, The Domestication of Savage Mind, Cambridge University Press, 1977 ; trad. fr., LaRaison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, éditions de Minuit, 1979.

Païen ou chrétien?Reconstituer une progression avec de si faibles indices

est nécessairement hasardeux. Quelques certitudes cependant consolidentcette recherche, bien qu’elles puissent sembler contradictoires. La première estque le codex a été inventé à Rome. Son utilisation par Jules César pour rédigerses « cahiers » telle que la rapporte Salluste est contestée, mais la publicité quefit le poète Martial, vers 85, pour diffuser ses œuvres sous la forme de codex deparchemin plutôt qu’en rouleaux de papyrus ou en tablettes de bois enduites decire et reliées par des lanières, est certaine et fait mention d’éditions de ce genrenouveau de textes classiques d’Homère, Cicéron, Virgile, Tite-Live et Ovide.Dans un de ses célèbres « épigrammes », il conseille à ses lecteurs qui veulentemporter leur livre partout avec eux d’acheter ces nouveaux exemplaires com-pacts écrits sur une peau, que l’on peut tenir d’une seule main 4. Au IIe siècle, onen trouve une dizaine dans le catalogue d’un libraire romain 5. Mais cette inno-vation romaine semble avoir fait long feu : le rouleau continua d’être utilisédans les milieux littéraires de manière presque exclusive, et sa production pardes libraires qui, employant des copistes, étaient devenus de véritables éditeurs,demeura florissante.

La deuxième certitude est plus troublante. Les rares fragments de codex quinous sont parvenus de ces premiers siècles sont, pour la plupart, des objetschrétiens. Les plus anciens papyrus bibliques, datant d’environ 150 de notreère, sortis des sables de l’Égypte, sont des fragments de codex. « Sur la quin-zaine de textes chrétiens qu’il est possible d’attribuer au IIe siècle, laquasi-totalité est constituée de codices en papyrus 6. » Sur les cent soixantemanuscrits chrétiens conservés avant le IVe siècle, cent cinquante-huit sontécrits sur codex. Pourquoi les chrétiens, et apparemment eux seuls ou tout aumoins eux principalement, eurent-ils recours à ce mode si pratique d’écrire, demanipuler, de lire et de conserver l’écriture? Deux écoles peuvent s’affronter :celle qui défend l’origine païenne du codex – qui a de toute évidence l’antério-rité pour elle – et celle qui défend son origine chrétienne, qui repose sur sonusage, sa diffusion et son succès final. Les deux finiront par s’entendre sur une

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4. MARTIAL, Épigrammes, I, 3. 5. Les Débuts du codex, actes de la journée d’études organisée à Paris les 3 et 4 juillet 1985 parl’Institut de papyrologie de la Sorbonne et l’IRHT, édités par A. Blanchard, Turnhout, Brepols,1989, p. 13 sqq.6. J. VEZIN, article « codex » du Dictionnaire encyclopédique du livre, Paris, éditions du Cercle dela librairie, t. 1, 2002.

l’ouvrir et le fermer sans avoir à le « rembobiner » (manœuvre fastidieuse qui acoûté la vie aux microfilms et aux bandes vidéo) ; il se manipule avec facilité,même d’une seule main, ce qui permet de libérer l’autre pour écrire ; il se tientplus près du corps du lecteur, dans presque n’importe quelle posture, et favo-rise l’intimité avec le contenu et notamment la lecture silencieuse, tandis que lerouleau a quelque chose de solennel et d’encombrant qui convient mieux auxlectures publiques (comme on voit les hérauts ou les gardes champêtres lireleurs proclamations dans une pose théâtrale) ; le codex s’empile et se range plusfacilement que les rouleaux qu’on devait glisser dans des alvéoles ou laisser s’ef-fondrer sous le poids des autres ; son étiquetage aussi est visible, sur le plat oule dos, alors que le repérage des rouleaux nécessitait des bandelettes spécialespeu visibles et des enveloppes, puisque, une fois rangé, le rouleau ne présenteaux yeux que l’axe, souvent vide, autour duquel il s’enroule ; le codex permetl’indexation de ses parties puisqu’il se divise en pages auxquelles le lecteur aaccès de manière presque immédiate ; etc.

On peut penser que les avantages de l’accès électronique aux contenus rem-placeront vite ceux du codex, de même que l’on pourrait penser que lesavantages du codex étaient tels qu’ils rendirent vite obsolète l’usage du rouleaufragile et mal commode. Il n’en est rien. Loin de s’imposer dans la concurrenceavec le rouleau, l’usage du codex, dont on trouve les premières mentions àRome au début de l’ère chrétienne, mit quatre siècles pour s’affirmer. Lenombre de codex, longtemps insignifiant, ne dépassa que très lentement celuides rouleaux, au cours des IIe et IIIe siècles après Jésus-Christ, et ne leur futsupérieur qu’au IVe siècle. Sa victoire ne peut être considérée comme définitivequ’au début du Ve siècle. Depuis, il a conquis le monde entier, sans que qui-conque ait jamais regretté le rouleau.

Pourquoi un si laborieux départ pour arriver au triomphe qui fit de la formedu codex une évidence, et de son nom, le synonyme du mot « livre » réservé jus-qu’alors au rouleau végétal ? Il est difficile de le dire. L’étude de la progressiondu codex se heurte à deux obstacles : la lenteur même du processus d’abord,qui dura donc quatre siècles, et sa dispersion autour du bassin méditerranéen,avec cependant des points forts : Rome, Antioche ou Alexandrie ; la rareté destémoignages ensuite. Papyrus et parchemins ne sont pas des objets bien résis-tants au temps, il ne nous en est parvenu que quelques centaines et parfragments. Identifier des fragments est déjà difficile, retrouver leur forme pri-mitive : codex, feuillet ou rouleau, serait très incertain si l’on ne savait que lescodex pouvaient être écrits – avantage nouveau – sur leurs deux faces.

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« Il replia le livre »C’est peu dire que l’Évangile n’est pas un livre comme

les autres. Il appartient à la catégorie des Écritures sacrées, qui entretiennent unrapport au livre bien différent de celui des textes officiels ou littéraires. En celale Nouveau Testament ne se distingue pas de l’Ancien, que l’on transcrivait surdes rouleaux. Le christianisme apporte cependant à l’hébraïsme un revirementradical : « l’accomplissement et le dépassement définitif de la Torah et de la pro-messe prophétique », pour reprendre les termes de l’analyse qu’en a faitMaurice Sachot 10. Avec l’arrivée du Christ, non seulement la vérité n’est plusentièrement contenue dans la Torah, mais « cette proclamation elle-même estdonnée comme aboutie 11 ».

La rupture qui, dans la structure du codex, « fonde la discontinuité dans lacontinuité 12 » n’est pas inscrite dans le rouleau. La visite de Jésus au Temple,racontée par Luc, peut être interprétée comme un geste fondateur : « On luiprésenta le livre du prophète Isaïe et, déroulant le livre, il trouva le passage oùil est écrit : [...]. Il replia le livre, le rendit au servant et s’assit. Tous dans la syna-gogue avaient les yeux fixés sur lui. Alors, il se mit à leur dire : – Aujourd’huis’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture. » Ce geste de « replier lelivre » (c’est-à-dire, à l’époque, le volumen), c’est la véritable « bonne nouvelle » : le prophète est arrivé pour annoncer que le règne de Dieu estadvenu. Il n’y aura plus d’écriture après cette Écriture. Ce qui importe ici estmoins ce que le Christ a lu que ce qu’il a fait du livre. Les chrétiens nous ontappris que le livre était désormais fermé. Le rouleau de la Torah évoque une his-toire inachevée et la poursuite de son attente. Le Nouveau Testament annoncel’achèvement de l’Écriture : aucun texte passé ne s’en échappera, aucun texte àvenir ne pourra la dépasser. La nouveauté du codex n’est pas d’inscrire la Véritédans un livre unique, ce dont tout support matériel est capable. Elle est que celivre soit clos. Dieu est parmi nous : l’affaire est pliée. Chaque chrétien peutpartir avec son texte dans sa poche et le ruminer en silence.

L’usage d’un tel livre n’a plus rien à voir ni avec l’usage cérémoniel d’unobjet sacré qu’on montre au public, ni avec l’usage occasionnel d’un texte litté-raire qu’on sort de sa bibliothèque pour le lire entre amis, ni enfin avec l’usageofficiel d’un texte administratif ou à caractère public. Un tel livre est un

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10. M. SACHOT, L’Invention du Christ. Genèse d’une religion, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 36.11. Ibid., p. 30.12. Ibid., p. 20.

hypothèse qui reconnaîtra aux Romains l’invention, reprise et développée dansles premières communautés chrétiennes à la fin du Ier siècle.

Cela ne nous dit pas pourquoi le codex l’a emporté sur le rouleau, pourquoiil est devenu le premier outil de la mondialisation et pourquoi il garde sesmérites face à l’écran. Deux types de raisons peuvent expliquer cette fortune.Les raisons pratiques sont le plus souvent évoquées. Le codex suppose d’abordl’usage du parchemin plutôt que celui du papyrus qui casse sous le pli. Or, ilsemble que le parchemin plié se prêtait aux tâches domestiques : on en connaîten Égypte au IIIe siècle utilisés comme carnets de notes ou comme facture d’unemain-d’œuvre. La facilité avec laquelle on produit, on diffuse et surtout onemporte avec soi le carnet de parchemin n’a-t-elle pas favorisé son emploi dansdes communautés qui ont de l’écrit un usage quotidien, personnel, intime, voiresecret ? La trivialité de l’objet, gênante pour des usages raffinés ou solennels,pouvait être un atout pour une religion qui voulait atteindre un large public.C’est sans doute aussi pour conquérir un public plus populaire que Martial enfaisait la promotion.

Pour Colette Sirat, si « les promoteurs du codex furent les chrétiens, [...] niles considérations matérielles ni les considérations pratiques n’expliquent cechoix 7 ». Pour un de ses spécialistes, Joseph Van Haelst, le phénomène « peuts’expliquer aisément pour trois raisons : l’Évangile n’est pas un livre littéraireordinaire, c’est un manuel de vie qu’il fallait constamment utiliser aussi biendans la liturgie que dans la vie privée. Ensuite, c’est un livre nouveau, il subissaitdonc moins que les œuvres classiques les contraintes culturelles du volumen.Enfin, dans des communautés hiérarchisées comme l’étaient les premières com-munautés chrétiennes [...], la circulation des idées et des choses était plus rapideet plus cohérente 8 ». Ces raisons sont pertinentes, mais sans doute insuffisantes.Selon C. H. Roberts et T. C. Skeats, la préférence des chrétiens pour le codex n’apas que des raisons techniques, pratiques ou économiques : « Elle postule unemotivation puissante de caractère religieux. Un Évangile écrit dès le départ surcodex aurait, en raison de son autorité, imposé sa forme aux autres écritsbibliques et ensuite à toute la littérature chrétienne 9. »

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7. C. SIRAT, dans J. GLENISSON (dir.), Le Livre au Moyen Âge, Paris, Presses du CNRS, 1988, p. 21.8. J. VAN HAELST, dans Les Débuts du codex, op. cit., p. 34.9. Ibid., p. 28. Voir aussi E. TURNER, The Typology of the Early Codex, Philadelphia, University ofPennsylvania Press, 1977, et C. H. Roberts, Manuscript, Society and Belief in Early ChristianEgypt, Londres, Oxford University Press, 1979.

accompagnement permanent de la vie privée. Il doit être autonome et discret ;non seulement autonome, il est autosuffisant. Il dispense de tous les autreslivres, auxquels on n’aura recours que de manière instrumentale. Le codex, celivre que vous tenez entre vos mains et lisez seul en silence, est donc cet objetparticulier, solidaire d’un contenu définitif, figé, intangible, un objet qui enclôtla Vérité dans une forme pratique et privative. Voilà ce que n’étaient ni la stèleni le rouleau, et voilà ce que ne sera plus jamais votre ordinateur. À ce titre, toutrouleau est une proclamation, tout codex est un évangile.

Le modèle d’une Église virtuelleOn ajoutera à ces propriétés du codex d’autres vertus

corollaires. L’existence de carnets de notes en forme de codex laisse supposerun usage trivial, contrairement à celui des rouleaux. Cela put être décisif dansson emploi religieux comme vade-mecum du chrétien. Le codex voyage aisé-ment, ce qui en fait l’outil commode à destination de communautés dispersées.Il est l’outil d’une Église, c’est-à-dire une assemblée, encore largement virtuelle : le modeste instrument qui servait de carnet de notes est propre àrecueillir les lettres de saint Paul et à les faire circuler. Si le christianisme nes’était pas adressé à la diaspora de l’Empire romain, le codex n’aurait peut-êtrepas été aussi nécessaire. Il est aussi « naturellement » hiérarchisé, comme l’Église qui en fait la promotion, et se prête à l’indexation, donc au feuilletage,au recours impromptu à telle partie du texte, aux collations des différentes versions, au recueil validé.

On met souvent au profit du codex son économie d’espace par rapport aurouleau : le Nouveau Testament en petits caractères aurait mesuré trente mètresalors que les Évangiles tenaient sur une centaine de pages. Mais l’intérêt,comme l’a vu Skeats, ce n’est pas qu’on ait pu mettre autant de texte en si peude place, c’est surtout qu’on ne pouvait en mettre plus, compte tenu de lareliure des cahiers et de leur épaisseur, ce qui obligeait à limiter le corpus demanière définitive 13. Sans aller jusqu’à conclure que la forme du codex a condi-tionné celle du Nouveau Testament, nous verrons que c’est bien cette clôturedu livre qui fut la principale raison de son succès.

Parmi les raisons évoquées pour expliquer ce curieux phénomène de l’ap-propriation chrétienne de la forme du codex, on avance aussi que ce choixaurait pu être inspiré par le désir que les chrétiens avaient de se distinguer des

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13. R. BURNET, « La formation du Nouveau Testament », Médium, n° 2, 1er trimestre 2005, pp. 16-32.

Seule la voix est porteuse du message original et l’enseignement de la languearabe n’a d’autre objectif que de lire le Coran. « Enfants, raconte Farid Esack,nous attendions le jour où un camarade d’études terminait son livre de lectured’arabe et abordait le Coran lui-même ; la famille de l’élève devait fournir despetits paquets de sucreries à tous ses camarades de classe... Terminer la récita-tion du Coran donnait lieu à une célébration encore plus importante qui duraitparfois plusieurs jours 15. »

La version écrite du Coran n’est qu’une application de sa version récitée. Sasacralisation n’est pas liée à son support, mais là où elle se trouve, elle le sacra-lise par une sorte d’imprégnation. Le support de la version écrite est donc,comme l’Évangile des chrétiens, respecté, vénéré, mais pas adoré.Contrairement aux écrits chrétiens, les mots du Coran sont d’origine divine etméritent d’être sacralisés autant par leur psalmodie que dans leur forme écrite,par la calligraphie la plus harmonieuse. Dans le codex, les pages du Coranapparaissent encadrées, pour bien signifier que l’espace dont elles disposentn’est pas le nôtre. Les coranistes expriment d’une forte formule la vertu ducodex : « Ce qui réside entre les deux couvertures du Coran, c’est la paroled’Allah. » Or, « ce qui réside entre deux couvertures », c’est, aujourd’huiencore, la définition même du livre.

Le corpus de DieuLa mise par écrit des textes sacrés s’imposa d’abord en

raison du caractère disparate des sources, souvent de tradition orale.L’opération n’est rendue nécessaire que par la volonté d’imposer sa loi au-delàde la tribu. « Après la disparition du Prophète, la nécessité de prouver l’au-thenticité de sa mission religieuse et sociale [...] s’ajouta au besoin de fournir àla communauté musulmane une instance doctrinale inattaquable [...]. Le résul-tat en fut un concept systématique, le i’ jâz, à savoir la nature unique etmiraculeuse du Coran 16. » La mise en écrit des textes bouddhiques, oraux pen-dant longtemps, répondit à la même nécessité de l’expansion de cesenseignements dans l’espace et dans le temps, et de la volonté de ses prêtresd’en conserver le contrôle à distance. L’écriture des textes sacrés ne s’imposequ’au moment où la doctrine se veut expansionniste et s’adresse à des commu-nautés distantes, de culture et de langue diverses.

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autres juifs, ou des juifs tout court lorsque la chrétienté se répandit au-delà dela diaspora juive 14. Cette raison ne peut être que subsidiaire. L’innovation ducodex ne fut pas un simple point de ralliement, mais, à la faveur de l’institu-tionnalisation du christianisme par l’Empire romain, il était l’objet le plus apteà représenter, dans sa forme même et les usages qu’il implique, une foi, uneforme de pensée et un modèle de société. Que ce modèle de société, promou-vant la responsabilité individuelle et la hiérarchie cléricale, ait depuislongtemps outrepassé le cadre de la chrétienté nous rappelle que la christiani-sation n’est ni nécessaire ni suffisante pour expliquer l’origine du codex, encoremoins sa fortune mondiale.

Mais l’historique du codex nous inspire deux questions : son inventionprofane, à Rome, contemporaine du christianisme, n’est-elle pas un symp-tôme de cet « horizon d’attente » qui doit exister pour assurer toute fortune àune forme donnée ? Et surtout, si l’invention du codex fut distincte de l’essordu christianisme qui l’accompagna ensuite, que dire de son usage hors duchristianisme et après lui, à savoir : cette forme est-elle indissociable d’unecivilisation particulière qui a depuis conquis une partie du monde (l’islam yétant, de ce point de vue, intégré même si son Livre n’est pas de même natureet si l’Histoire s’achève d’une autre façon), ou plonge-t-elle ses racines dansun substrat plus général qui en a préparé la dispersion et qui en garantiraitl’avenir ?

« Ce qui réside entre deux couvertures »Lors de la mise en écrit du Coran, au VIIe siècle, rien

n’interdisait d’emprunter la forme du codex. Le Coran aussi annonçait unevérité exclusive et définitive. Pourtant, la relation de l’islam au livre était trèsdifférente de celle du christianisme. Le Coran n’est pas d’abord un livre, maisla manifestation sensible de la parole de Dieu. Pour les chrétiens, le Christ estDieu, mais le Nouveau Testament a bien été écrit par des hommes. Pour lesmusulmans, Mahomet n’est pas Dieu ; Dieu, c’est le Coran. Mahomet pouvaitbien être illettré : on se plaît à le reconnaître pour laisser à Dieu seul la qualitéd’auteur. Le Dieu des chrétiens n’a pu que prendre connaissance de la Bible,dont il n’a écrit que les Tables de la Loi. Le Dieu des musulmans est bien l’au-teur du Coran. Si le Coran est la parole de Dieu, son vrai support, c’est la languearabe, qui lui est consubstantielle, et le Coran est d’abord une œuvre à réciter.

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15. F. ESACK, Coran, mode d’emploi, Paris, Albin Michel, 2002, p. 31.16. Ibid., p. 112.14. C. SIRAT, dans J. GLENISSON (dir.), Le Livre au Moyen Âge, op. cit., p. 21.

La guerre des canonsLa constitution des corpus sacrés fut un champ de

bataille. Le canon hébraïque se développa en plusieurs étapes qui s’étendent,selon les exégètes, du Ve siècle avant J.-C. au IIIe siècle après. Le corpus connusous le nom de Nouveau Testament ne fut définitivement constitué qu’au Ve siècle, après d’âpres débats. La composition des Veda commença au XVe siècleavant notre ère et leur mise en écrit s’étendit sur les huit ou neuf siècles sui-vants. Le processus de canonisation des textes confucéens dura quatre siècles(IIe siècle avant J.-C.-IIe siècle après) 19. Quant à la constitution du Coran écrit,elle fut « le résultat d’une élaboration progressive dont on peut dire qu’elle eutcours au moins tout au long du Ier siècle et dans la première partie du IIe sièclede l’hégire (VIIe-VIIIe siècles) 20 ».

Le codex pour autant ne garantit pas une protection totale du corpus.« Ainsi, explique Gilles Dorival, fermer un Canon, c’est ouvrir à d’autresCanons qui prétendent dire la vérité du premier Canon. Dans le pire des cas,cela aboutit à l’Inquisition, dans le meilleur, à des discussions sans fin, à l’inter-prétation infinie, ce qui, après tout, n’est pas si mal 21. » D’où l’importance de lafidélité du scribe, étroitement contrôlé ou lui-même intéressé à ce contrôle. LaBible de John Smith que respectent les mormons, révélée sur des tables d’or,n’est pour le chrétien qu’une imposture. Lorsque al-Hajjâj, gouverneur d’Irak àla fin du VIe siècle, établit son propre codex du Coran, il en expédia un exem-plaire dans chacune des capitales de son empire pour l’officialiser, mais il dutaussi ordonner la destruction des versions antérieures. Et l’on sait qu’Ali, lequatrième successeur du Prophète, ayant établi son propre recueil, donna nais-sance au chiisme qui est demeuré une branche distincte de l’islam.

La forme ordonnée et reliée du codex était cependant la meilleure garantiecontre les interpolations, les falsifications, les variantes, et le plus sûr moyen detransmettre un message intégral. Il est permis de se demander aujourd’hui si lesefforts pour retrouver ces propriétés dans les messages électroniques ne sontpas l’héritage d’un passé révolu et si la notion de preuve survivrait à la dispari-tion du codex, tant le verrouillage des textes électroniques semble, malgré des

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L’enjeu est moins la fixation du texte lui-même que le choix du corpus destextes que le livre doit admettre « entre ses deux couvertures » et que sa clôturevalide. La clôture du canon biblique fut longtemps disputée. L’assemblage desfragments du Coran est particulièrement problématique 17, car le matériel d’ori-gine qu’il s’agissait de transformer en livre était d’une grande fragilité et d’unegrande diversité : recueil de paroles, inscriptions laconiques sur des céra-miques, des tissus, des os de chameaux, fragments plus élaborés de textes surparchemin. L’ordre choisi des sourates, de la plus courte à la plus longue, outrequ’il pouvait présenter des avantages mnémotechniques pour un texte destinéd’abord à être appris par cœur, illustre cette difficulté et donne, par son arbi-traire, l’idée du pouvoir de la forme du livre qui dispense de toute hiérarchiesémantique du texte.

Servir de support au texte n’est pas le propre du livre, moins encore si l’on yinclut toute écriture et toute image. Bien au contraire, pour l’écriture commepour l’image, le livre est un carcan. La vraie raison d’être du livre, c’est le cor-pus. Seul le livre est adapté pour arrêter l’écriture, y mettre un terme etrassembler les morceaux épars en un tout, bloqué, appareillé comme un mur.Peu importe alors la cohérence interne des morceaux entre eux : le fait d’êtreunifié dans un même volume suffit à créer la cohérence. La tablette est tropétroite, trop vite pleine à ras bords ; le rouleau, trop court, peine à contenir denombreux textes. Quant à l’écran, il accueille tout texte nouveau qui lui estadressé. La création de corpus sacrés nécessitait un support de grande conte-nance qui pour autant ne supporte ni interpolation ni modification : le livre, quiaccepte de vastes projets et qui, une fois qu’il les a serrés dans sa reliure, lesconserve intacts dans un ordre immuable. Régis Debray en a fait l’analyse :« C’est peut-être aussi parce que le texte pouvait se rigidifier dans une enceinte,s’enfermer dans un rectangle net, ordonné, c’est parce qu’il pouvait se tenirdans la main, se feuilleter entre le pouce et l’index, se garder bien en vue à saplace, au-dehors, inamovible, thésaurisé, incorruptible, spatialement délimité,que l’ordre des livres a pu aussi longtemps offrir autant de sécurité émotion-nelle, gage de légitimité et de pérennité, abri contre la fuite du temps, ladégénérescence, la mort 18. »

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19. Voir la partie intitulée « Corpus » dans Des Alexandries I, Paris, Bibliothèque nationale deFrance, 2001, pp. 108-198, et notamment les articles de CH. MALAMOUD, « Le corpus védique »,pp. 135-148, et d’A. CHENG, « Le corpus canonique confucéen », pp. 163-178. 20. A.-L. DE PRÉMARE, op. cit., p. 302.21. G. DORIVAL, « La fixation du Canon biblique », dans Des Alexandries I, op. cit., p. 133.

17. A.-L. DE PRÉMARE, Les Fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Paris, Le Seuil, 2002,pp. 278-299. Voir aussi dans F. ESACK, Coran, mode d’emploi, op. cit., « L’assemblage du Coran »,p. 119 sqq.18. R. DEBRAY, Croire, voir, faire. Traverses, Paris, éditions Odile Jacob, 1999, p. 64.

éternel, tandis que pour d’autres, il est l’œuvre initiale, elle-même créatrice,du dieu créateur 24. »

L’adoration consacre la beauté intrinsèque des paroles du Coran, bien queMahomet ne fût pas poète. En Orient, la manipulation de lames végétales appelées « ôles », amplifie la solennité du geste et le caractère rituel de la lecture.Ces pratiques sont réservées, en Inde, aux brahmanes : « Officiellement, écritMax Weber, l’hindouisme possède de la même façon que les religions du Livre,un livre absolument sacré, les Veda [...]. Que signifie cependant en pratique cettereconnaissance des Veda – ces recueils de chants et d’hymnes, de formulesrituelles et magiques d’époques très différentes 25 ? » Ces livres sacrés contiennentdes textes de prière et non des textes de doctrine, « rien qui relève d’une véritableéthique au sens rationnel du terme ». L’usage rituel du livre ne peut donc êtrecomparé à celui qu’en firent les chrétiens. Dans le bouddhisme, contrairement auchristianisme et à l’islam, le culte des livres sacrés s’est substitué au culte desreliques – les stupas, monuments qui marquent les traces de la présence deBouddha. « Certains manuscrits des sutras Mahayana, furent considérés commedes objets sacrés qui avaient le pouvoir de consacrer des lieux, établissant ainsides sites sacrés et des lieux de culte Mahayana sur le modèle du culte des stupas...»Grâce au livre, le culte pouvait s’expatrier, s’exporter, et émanciper un nouveauclergé de l’ancien, qui contrôlait, immobile, les lieux originels 26.

On a pu montrer comment la mise par écrit des sutras – et l’on pourrait sansdoute en dire autant de celle des sourates – correspond à un moment de l’his-toire où un clergé cherche à se substituer à un autre qui reste attaché au cultelocal, à la fois par les lieux et par les personnes habilitées. La mise par écritlibère le culte de son environnement. La pratique devient abstraite, indivi-duelle, indépendante des conditions de temps et de lieu. Le livre remplace lelieu, ou plus exactement le site, et il serait intéressant d’analyser ce que la notionélectronique du « site » restaure de cette pratique antérieure où la validation ducontenu est dépendante de celle qu’on reconnaît au site lui-même.

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recherches forcenées, encore problématique. Certes, on peut penser que dessystèmes de verrouillage totalement fiables sur la longue durée verront le jour,mais ces efforts pour les faire entrer dans le monde informatique paraissentaller dans le sens contraire des possibilités de celui-ci, de son histoire et de sanature même, qui est celle de la fugacité et de l’ouverture perpétuelle sur denouvelles vérités. Par l’écran de l’ordinateur les textes peuvent s’échapper :l’écran est un livre qui a des fuites. Loin de stabiliser des textes définitifs, il faittout pour permettre l’écoulement des contenus. Ainsi l’écriture y trouve desvoies que le livre, d’une certaine manière, lui avait interdites.

Livre du culte ou culte du Livre?Pour les chrétiens comme pour les musulmans, l’écri-

ture est inapte à recueillir la parole divine. À la phrase de saint Jean « Si toutcela était écrit un à un, même l’Univers ne pourrait contenir les livres écrits »,répond la sourate de la Caverne : « Si la mer était une encre pour écrire lesparoles de Monseigneur, la mer, même augmentée d’une autre mer d’encre,serait tarie avant que les paroles de Monseigneur soient épuisées 22. » M. Sachot a donc raison de contester l’appellation de « religions du Livre »pour ces religions dont les fondements sont à trouver d’abord dans le Verbe,voire dans le souffle, et dont les écrits ne sont que les traces terrestres 23. Nile christianisme, ni l’islam, ni même le judaïsme ne vouent un culte à leurslivres, au sens où l’on en rend un aux reliques ou parfois aux icônes. S’ilexiste des religions du livre, c’est peut-être en Orient qu’il faut les chercher.L’hindouisme et le bouddhisme sont aussi des religions du Verbe et leurenseignement fut longtemps exclusivement oral. L’écrit n’y joua donc enaucune manière le rôle majeur qu’il tient dans la transmission des mono-théismes. Pour les religions orientales, hindouisme et bouddhisme, dont lecorpus écrit est considérable, ce n’est pas le texte qui compte le plus, maisl’objet cérémoniel et plus encore les gestes liturgiques qui l’entourent. Lavoix compte plus que le mot. Les Veda font l’objet d’une psalmodie, commela Torah fait l’objet de « cantilations ». Peu importe que la langue en soit per-due ou inconnue de l’usage quotidien, ce sont le souffle et le rythme quiimportent. « Le Veda est d’abord un rituel, écrit Ch. Malamoud. Il y a unVeda unique, qui, selon certaines doctrines cosmographiques, est incréé,

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24. CH. MALAMOUD, « Le corpus védique », dans Des Alexandries I, op. cit., pp. 135-148.25. M. WEBER, Hindouisme et Bouddhisme, trad. fr., Paris, Flammarion, 2004, pp. 398-399. 26. « Le culte du livre cherchait à établir une nouvelle relation à l’espace sacré qui ne fût pasinévitablement liée à leurs sites sacrés traditionnels associés à la vie du fondateur et contrôlés parles moines orthodoxes du culte des stuppas », David McMahan, « Orality, Writing and Authorityin South Asian Buddhism : Visionary Literature and the Struggle for Legitimacy in theMahayana », dans History of Religions, University Press of Chicago, 1998, p. 260.

22. Coran, XVIII, 109.23. M. SACHOT, op. cit., p. 34, n. 20.

La substitution du livre au territoire, R. Debray l’a précisément suivie dansl’itinéraire du Dieu des Hébreux nomades pour qui les Tables de la Loi étaientune sorte de « temple portatif » dans l’Arche d’alliance 27. En gros, le mono-théisme est fils du désert et de l’Écriture, pour résumer au plus court les idéesqu’il a formulées dans son « Introduction à la médiologie » et qu’il a dévelop-pées dans Dieu, un itinéraire : ce « Dieu graphique dématérialisé dans lecaractère d’alphabet », cette « abstraction mobile et mobilière susceptible d’oc-cuper la terre par perte de volume », cette « Théothèque » dit-il enfin 28. « Dieun’est plus seulement transportable mais maniable. » Nous partirons de cesconsidérations pour tenter de mieux comprendre le livre non seulement dansses origines mais dans son irrésistible essor et son inépuisable succès, dans lesouci de distinguer l’écriture du texte et le texte du livre, distinctions qui encoreaujourd’hui ne sont pas une évidence pour beaucoup, y compris chez les plusgrands intellectuels, qui confondent l’écriture, le texte et le livre comme si leursort était lié, ce que toute l’histoire dément. Non, l’écrit ne se réduit pas autexte, ni le texte au livre. Du texte oral à l’écriture, puis de l’écriture au livre, lechemin est long et, de l’un à l’autre, l’écriture a subi ce qu’on pourrait appelerdes mutations, au sens darwinien du terme.

L’écriture et son supportL’écriture, cadeau de Dieu à l’humanité, adhère à son

support. La Torah garde de cette empreinte de l’écriture sur un support lourd,des principes actifs. Même si ce n’est pas le rouleau que l’on adore, mais l’ins-cription qu’il porte, cette inscription a tous les caractères de l’objet de culte :« Les lettres hébraïques furent, au début de notre ère, considérées commesaintes. Les textes en caractères hébraïques ne devaient pas être détruits maisenterrés. Les livres hors d’usage comme les documents devenus inutiles étaientdonc portés au cimetière. En attendant leur enterrement, ces livres étaient pla-cés à part, généralement dans une armoire de la synagogue 29. » On sait avecquel soin les scribes doivent copier non pas seulement le texte, mais la formemême des lettres et particulièrement le Tétragramme, nom personnel de Dieu,

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27. R. DEBRAY, Dieu, un itinéraire, Paris, Odile Jacob, 2001, notamment p. 171 et dans la partieintitulée « Le codex angélique », pp. 174-180. Voir aussi : « L’homme qui croyait au livre », dansVoir, croire, faire. Traverses, op. cit., pp. 60-61. 28. R. DEBRAY, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000, notamment pp. 74-77.29. C. SIRAT, Du scribe au livre. Les manuscrits hébreux au Moyen Âge, Paris, CNRS éditions,1994, p. 13.

qu’on ne trace qu’avec crainte. « Tous les détails devaient être précisés et unpetit traité, Masseket sefer Tora, mis par écrit vers le VIe siècle, explique longue-ment sur quelles peaux, avec quelle forme de réglure, avec quelle encre doiventêtre fabriqués et écrits les rouleaux de la Torah 30. »

Le support est un objet de culte, mais c’est bien l’écriture qu’on adore : ondoit suivre le texte des yeux à l’aide du yad, ce stylet en forme de main qui évitede souiller le rouleau. Mais, à l’opposé du Coran, la Torah n’est pas nécessaire-ment apprise par cœur ; au contraire, la réciter de mémoire serait perdrecontact avec le livre matériel qui doit rester le support présent et inspiré de lalecture. Rien de tel avec le Nouveau Testament. Le chrétien ne rend un culte niau support ni à l’écriture. Toute trace de sacralisation matérielle a disparu. Biensûr, on respecte le Livre, on le vénère mais on ne l’adore pas. La perte d’un mis-sel n’est pas un péché mortel, et le scribe qui rate une lettre peut gratter sonerreur et recommencer sans scrupule. Que s’est-il passé? Un « débrayage » quipermet de transcrire le texte sur n’importe quel support, sans précautionrituelle. Ce qu’ont inauguré les chrétiens, c’est la désacralisation de l’Écrituresainte dans sa forme matérielle. On dirait, en termes informatiques, qu’ils ontinventé la « portabilité » du texte saint.

Cette nouvelle mutation était un préalable à deux évolutions sans douteattendues : la récupération des vertus du livre sacré par les pouvoirs laïcs, etla dissociation physique de l’écriture et de son support, qui conditionne lesprincipes d’écran et de télécommunication. De la sacralisation matérielle del’Écriture sainte, la puissance laïque qui se l’appropriait voulait conserverl’autorité que cette sacralisation avait conférée à l’écriture et, de là à sonsupport31. Le pouvoir de dire la vérité et d’en administrer la preuve, impli-cite dans la forme du livre, nécessite un auteur, qui nécessite à son tour uneprocédure d’« autorisation ». Le christianisme, en désacralisant la matéria-lité du Livre, ouvrait la voie de sa laïcisation et de son instrumentalisationhumaine, en mettant la forme et, par elle, le pouvoir du livre sacré pourainsi dire dans le domaine public, en faisant d’un objet protégé une sorte de« logiciel libre ».

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30. Ibid., p. 21.31. « Cette autorité – auctoritas – dont il faut être investi pour que la parole qu’on profère aitforce de loi n’est pas, comme on l’a dit, le pouvoir de faire croître (augere) mais la force (skr.Ojah), divine dans son principe (voir augur) de “faire exister” », E. BENVENISTE, Vocabulaire desinstitutions indo-européennes, Paris, éditions de Minuit, 1969, t. 2, p. 143.

l’écriture, et cet homme sera toujours suspect. Il est le maillon faible de lachaîne, celui sur lequel pèsent les conflits d’intérêt, les hérésies, et auquel s’at-taquent les infidèles. Celui qui a véritablement écrit ce livre, doit être« couvert », si possible par Dieu lui-même.

La voix, issue directement du corps, prête moins à suspicion que l’écriture,mais elle suppose des témoins. « La voix, écrit J. Derrida, productrice des pre-miers symboles a un rapport de proximité essentielle avec l’âme 32. » Toutereligion repose sur la validation de ces témoignages et toute la théologie est làpour les conforter. Tout va bien jusqu’à l’ange Gabriel, porte-parole de Dieu,mais à partir du moment où cette parole échoue dans l’espace des hommes,s’installe une dégradation qu’il faut sans cesse réduire, comme on réduit unefracture, pour être crédible. Pour les chrétiens, ce maillon faible c’est la doublenature du Christ. Pour les musulmans, c’est la manière dont les sourates ont étécollectées, réunies et validées et dont la critique demeure l’objet d’un tabou 33.

Le petit livre qu’on voit presque toujours dans les Annonciations, auprès dela Vierge qui, pas plus que Mahomet, ne savait sans doute lire, marque ce pas-sage risqué entre la voix de Gabriel et les Écritures, comme les pages encadréesdu Coran marquent l’espace réservé à Dieu par les hommes. Le Coran joue icile même rôle que l’incarnation du Christ, comme procédure de validation d’uneloi divine que les hommes se disputent. Dans un cas, le Verbe s’est fait chair ;dans l’autre, il s’est fait livre.

La forme du livre est sans doute la plus apte à protéger le terrible secret detous ceux qui se sont proclamés les éditeurs de Dieu.

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L’éditeur, l’auteur, le livre : une nouvelle TrinitéLe codex ajoute à l’autorité de l’auteur du texte celle

que lui confère sa forme même. L’auteur du texte n’est pas l’inventeur du livre,considéré comme un objet générique. L’auteur du texte s’avance ainsi masqué,« couvert » par la forme de « livre » que revêt son texte, car de cette forme-là,l’auteur reste mystérieux. Entre Dieu, l’auteur par excellence, son éditeurhumain et le livre, se trame alors une sorte de Trinité dont le Livre serait l’Espritsaint. Ce mystère fonde en partie l’autorité de l’éditeur, mais celui-ci ne peut passe dire l’inventeur de la forme du livre, qui semble être une invention collectiveou, tout simplement, surnaturelle. Le livre en quelque sorte s’auto-consacre, ous’auto-valide.

Le mystère de ce pouvoir formel n’est revendiqué par personne, il est « librede droit » et confère à celui qui l’emprunte une aura de fait. Du moins jusqu’àce que l’on s’aperçoive un jour que cette forme vertueuse n’est, pas plus que lestextes, pas plus que l’écriture elle-même, tombée du ciel. Le choix du codexchez les chrétiens tenait donc bien à des raisons diverses, pratiques et idéolo-giques : diffusion du Nouveau Testament dans des communautés éloignées lesunes des autres et parfois peu lettrées, usage domestique et populaire de la lec-ture de textes qui comportent les leçons doctrinales et morales, les codesobligatoires de la vie personnelle et sociale. Enfin, le livre chrétien, conclusif etexclusif, devint l’outil du prosélytisme obligé d’un monothéisme qui n’offre auxgentils d’autre issue que la conversion.

Paradoxalement, l’adaptation de la forme du livre à des pratiques et à descroyances religieuses nouvelles, soucieuses d’égalité et d’une certaine dose delibre arbitre, ayant vocation à une expansion universelle, validait un objetcapable de telles performances, un objet dont la standardisation et la banalisa-tion étaient prêtes à nourrir la libre pensée. Jusqu’à quel point le succès de ladoctrine chrétienne dans l’Empire romain n’était-il pas lui aussi dû aux fermentsd’humanisme que renfermait la forme du livre et qui devaient se retourner unjour contre elle ?

Les trois religions du Livre en ont donc une conception très différente. Chezles juifs, l’écriture est sacrée ; chez les musulmans, c’est le texte ; et chez les chrétiens, ni l’écriture ni le texte. Chez aucun, le livre même – sauf peut-être, denos jours, chez certains incroyants. Le problème des religions monothéistes,c’est la face humaine du processus de transcription, car Dieu, pour se rendresensible aux hommes, doit bien, à un moment ou à un autre, se faire entendre.Un homme doit donc, à ce moment-là, prendre le relais de la parole par

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32. J. DERRIDA, De la grammatologie, Paris, éditions de Minuit, 1967, p. 22. Voir aussi : La Voixet le Phénomène, Paris, PUF, 1967.33. A.-L. DE PRÉMARE, « Le Coran ou la fabrication de l’incréé », Médium, n° 3, 2e trimestre2005, pp. 3-30.

Membrana : ainsi désigna-t-on le parchemin quiservit à faire les premiers codex, puis le codexlui-même. La membrane est une enveloppe

souple qui recouvre des organismes vivants, mais aussi laparoi sensible qui vibre entre deux corps et transmet sesvibrations. Elle est devenue une surface délicate que griffela plume et caresse le calame. Le livre est un objet orga-

nique. Un livre est, comme tout corps vivant, putrescible, combustible et mêmecomestible. Du volumen de papyrus au codex, nous sommes passés du végétal àl’animal, une autre manière pour le Verbe de se faire chair. Sans aller jusqu’à parlerd’incarnation, comment ne pas rapprocher les paroles de l’eucharistie : « Prenez etmangez », de la célèbre phrase de saint Augustin : « Tolle et lege », « Prends et lis ».

Avec le papier, on est revenu au végétal, mais non sans détour. PascalQuignard note que « la page est la face d’une feuille. [...] Ainsi, écrit-il, un livreconstitue une sorte, très singulière, de feuillaison 1 ». Il évoque aussi ce « tempsoù les chiffonniers frappaient aux portes et ramassaient la chiffe [...]. Vieuxlinge qui avait touché et revêtu le corps : une page. Vieux linge du corps deshommes se substituant à la page de parchemin, c’est-à-dire aux peaux desanciennes bêtes sacrificielles écorchées ». Ce papier de chiffon était encore unpeu vivant, mais il fut remplacé au XVIIIe siècle par le papier mécanique, depulpe de bois acide, et le livre devint mortel 2. Avec l’ordinateur, nous sommespassés à l’ère minérale du silicium.

C H A P I T R E 9 La chair et la fin

Et comment s’intitule le livre? demanda Don Quichotte.

– La vie de Ginès de Passamont, répondit l’autre.

– Est-il achevé? demanda Don Quichotte.

– Comment peut-il être achevé, répondit-il, si sa vie ne l’est pas

encore?

Don Quichotte, livre I, chapitre XXII.

1. P. QUIGNARD, Petits traités I, VIe traité : « Pagina », op. cit., p. 107.2. Sur le papier, voir P.-M. DE BIASI et M. GUILLAUME (dir.), Pouvoirs du papier, op. cit. Sur sonhistoire, voir P. FULACHER et M.-A. DOIZY, Papiers et moulins..., op. cit.

Putrescible donc, on s’en inquiète assez, et les alarmes pour défendre la sur-vie du papier, les stratagèmes pour le désacidifier, ont pris parfois des allures decroisades annonçant la fin de la mémoire, preuve qu’il y a, au-delà du danger devoir s’étioler les pages de ce mauvais papier, une crainte apocalyptique.

De même pour sa combustion. Sarajevo, Lyon, Weimar : les bibliothèquesbrûlent encore, et pas seulement volontairement. Un livre brûlé est un scandale,mais un journal qu’on jette est une habitude. Pour comprendre ce paradoxe,encore ne faut-il pas mélanger les autodafés, les horreurs de la guerre, les catas-trophes naturelles et les incendies accidentels 3. Le livre, au demeurant, nevieillit pas si mal, mais la peur de la mort du livre affole. Devant cette peur obs-cure, on pressent qu’il ne s’agit pas de la mort du livre, mais de la mort,simplement.

De la bouche à la pageLe livre comestible, voilà qui est plus extraordinaire encore. Le prophète

Ézechiel en a donné l’exemple. Dans une vision : « Ouvre la bouche et mangece que je vais te donner. Je regardai, une main était tendue vers moi tenant unvolume roulé. Il le déploya devant moi : il était écrit au recto et au verso. Il yétait écrit : lamentation, gémissement et plainte 4. » Fidèle écho de l’AncienTestament, saint Jean reprend le thème dans l’Apocalypse : « Je pris le petit livrede la main de l’Ange et l’avalai ; dans ma bouche, il avait la douceur du miel 5. »

Dans la plupart des mythes concernant l’origine des écritures, les lettres doi-vent être absorbées 6. Empruntant sa force à la parole, l’écrit est laconcrétisation du souffle et de la voix. N’joya, roi des Bamums au Cameroun,ayant inventé une écriture pour son peuple, en raconte ainsi l’origine. Vers1895, N’joya fit un rêve où il lui est prescrit : « Roi, prends une planchette etdessine une main d’homme ; lave ce que tu auras dessiné et bois. N’joya dit alorsà ses sujets : Je ferai un livre qui parlera sans qu’on l’entende 7. » Il n’est pas leseul créateur d’alphabets nouveaux à l’usage des langues africaines qui, pour

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3. Comme le fait L. X. POLASTRON, Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des biblio-thèques, Paris, Denoël, 2004. Voir : Censures. De la Bible aux larmes d’Éros..., op. cit.4. Ez., II, 9-10.5. Apoc., X, 10. 6. Pour une interprétation psychanalytique de ce mythe, voir G. HADDAD, Manger le livre. Ritesalimentaires et fonction paternelle, Paris, Grasset, 1984 ; rééd., Hachette, coll. « Pluriel », 2005.7. M. MELOT, « L’esprit des lettres. Violence et magie », op. cit., p. 182.

Miroir, miroir...Le livre que l’on prend est perçu comme un prolonge-

ment du corps, objet transitionnel disions-nous, que seul le téléphone portablepeut aujourd’hui remplacer. Le vocabulaire du livre révèle sa parenté avec lecorps humain. Les relieurs parlent de la « tête », du « dos », du « corps », de la« coiffe » ou des « nerfs » d’un livre. On pourrait aussi parler des rapports dulivre avec le vêtement, parce que le livre s’ouvre comme une veste, et que le tissuen fut longtemps la matière, mais aussi à cause du « livre de poche » ou de cespetits livres que les Chinois plaçaient dans des compartiments spéciaux aména-gés dans leurs larges manches.

Mais ce qui doit nous retenir, c’est la faculté du livre à être tenu dans lamain : « manuel », dit-on. Tous ses analystes, à commencer par Richard de Bury,insistent sur ce point, décisif contre le rouleau et l’ordinateur. Tenu dans n’im-porte quelle position, debout, assis, allongé, le livre que l’on ouvre devant soiest un autre soi-même. Il fonctionne comme un miroir et se place symétrique-ment au corps du lecteur, face à lui. Sur ce sujet encore, il faut lire P. Quignardqui dit, à juste titre, que l’unité de lecture n’est pas la page mais la double page,« dédoublement symétrique », « à l’égal » du corps humain. Il note que, enOccident du moins, la page de droite, appelée « belle page », a le pas sur la pagede gauche, et il oppose ce « bilatéralisme » du codex au « monolatéralisme » durouleau (et, pourrait-on ajouter, de l’écran).

La lecture n’est pas qu’une action des lèvres et du regard, mais une gestuelle.Tant que la lecture se fit à voix haute, la gestuelle du livre se confondit avec celledes orateurs, dont l’art était enseigné comme on enseigne le théâtre, ainsi quenous l’a transmis Quintilien. Mais avec la lecture silencieuse, les attitudes dulecteur, en se faisant plus discrètes, n’en disparaissent pas pour autant, même sion ne les enseigne plus comme le faisait Sima Guang (1019-1086) : « Quand tuveux lire, il faut d’abord examiner si la table est propre et la recouvrir d’unépais tapis, ensuite, tu ouvriras le livre pour le lire. Si tu veux avancer dans talecture, tu t’aideras d’une planchette rectangulaire pour éviter que la sueur detes mains ne mouille [le livre]. Lorsque tu auras terminé une page, tu la soulè-veras délicatement avec le pouce et l’index de la main droite, en faisant en sortede ne pas trop frotter le papier 12. » Ces instructions rappellent celles que donnela première leçon d’écriture des anciens manuels de calligraphie, et s’opposent

183C H A P I T R E 9 La chair et la fin

12. J.-P. DR È G E, « Comment on devient lecteur dans la Chine impériale », dans DesAlexandries II, op. cit., p. 207.

consacrer leur invention et rivaliser avec les musulmans et les chrétiens, ontrecours à cette légende. Pour les Dogons, les mots sont des graines que lesouffle transporte et qui vont germer.

Le rapport entre la bouche et la page est étroit. De l’écriture comme fonc-tion organique, on passe vite au livre comme instrument doué de parole. Dansles cultures orales, le livre parle. À la métaphore de la membrane du codexcomme poumon qui expulse ses signes, s’ajoute alors une seconde métaphorequi est celle de l’écriture comme nourriture.

L’apprentissage de la Torah au Moyen Âge en offre un autre exemple : « Lemaître lisait chaque mot à haute voix et l’enfant répétait. Ensuite on enduisaitl’ardoise de miel et l’enfant la léchait, assimilant ainsi physiquement les motssacrés. On inscrivait aussi des versets bibliques sur des œufs durs que l’enfantmangeait après les avoir lus au maître à haute voix 8. » On connaît aussi ces« formules à manger » qui étaient des textes manuscrits ou imprimés extraitsdes Écritures, que l’on portait sur soi pour se protéger et qu’en cas de dangerimminent, on avalait 9. Il ne s’agissait pas d’ingérer des livres entiers, mais des’incorporer le livre par la « rumination », prières marmonnées à voix basse,sub-vocalisées, où la lecture se fond dans une sorte de déglutition.

Ce mâchonnement de la parole divine évoque alors la nutrition spirituelle 10.Le livre nourricier est en effet un thème permanent qui a débordé l’enseigne-ment chrétien. Il rejoint celui de la lettre comme semence qui germe sur lechamp du papier ou de la ligne comme vignoble, fournissant à l’homme sesnourritures sacrées. Dans son essai sur la lecture silencieuse, Maria Tasinatoconstate que dans les écrits médiévaux, le corps se fait livre et, inversement, lelivre se fait corps, et que parfois, dans les textes, la « métaphore alimentaire sesuperpose à la lecture ». Cela donne une autre signification aux règles monas-tiques, où la lecture à voix haute accompagne les repas 11.

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8. I. ABRAHAMS, Jewish Life in the Middle Ages [1896], cité par A. MANGUEL, Une histoire de lalecture, op. cit., p. 93. 9. A. BOUREAU, « Adorations et dévorations franciscaines... », op. cit., p. 29, d’après F.-D.BOESPFLUG, Dieu dans l’art, Paris, 1984.10. H.-J. MARTIN, Histoire et pouvoirs de l’écrit, op. cit., p. 82, et I. ILLICH, Du lisible au visible...,op. cit., p. 68.11. M. TASINATO, L’Occhio del silenzio [1986] ; trad. fr., L’Œil du silence. Éloge de la lecture,Lagrasse, Verdier, 1989, pp. 75-78. On lira aussi avec plaisir le premier chapitre du roman MadameFaust, de F. DESHOULIÈRES, où se mêlent lecture et repas (Julliard, 1989 ; rééd. Fayard, 1999).

aux indignations de Richard de Bury qui, à l’époque où le livre manuscrit se vul-garise, s’emporte contre ces jeunes clercs malpropres dont le nez dégoutte surle livre et qui marquent les pages de leurs ongles gras 13.

Plus petit, plus intimeTout se passe comme si le livre était devenu une des par-

ties intimes du corps humain, et non un simple accessoire puisque,contrairement aux lunettes et aux chapeaux, il nous parle. Le codex évolua enconséquence : de livre cérémoniel et monumental, fait pour être vu de loin et lupar plusieurs, il redevint, à partir du XIIe siècle, ce qu’il avait été à ses origines,un compagnon de la vie quotidienne, tant pour les devoirs religieux, avec leslivres d’heures, missels et bréviaires, mais aussi ceux des étudiants avec les com-pendiums et manuels, bref tout ce qui tend au rapport individuel et familier.Julien Gracq, qui connaît le secret des livres, s’en étonne : « Si l’écrivain avait lapossibilité d’assister, invisible, au genre de tête à tête qu’entretient, dans la soli-tude, un de ses lecteurs avec un de ses livres, il serait sans doute choqué du“sans façon”, et même de l’extrême incivilité qui s’y manifeste 14. »

C’est sans doute pourquoi les petits livres ont toujours fasciné. Non les minus-cules, qu’on appelle des « nains » et qui sont des prouesses d’imprimeur, en corps 4ou 6, ou des curiosités, mais les livres portatifs, in-8° ou in-16, dont Alde Manuceest réputé avoir lancé la vogue dans les premières années du XVIe siècle. Les col-lections de poche ne datent pas d’hier, mais il est vrai qu’en France, l’avènementdu Livre de poche marque une date dans l’histoire de l’édition, comme les « livresde gare » de Smith & Son en Angleterre en 1846, la petite collection Charpentieren France, suivie par la collection Nelson ou les classiques de poche de Collins.La reconnaissance des grands classiques semble être inversement proportionnelleà la dimension de leurs éditions. Cette fascination vient de ce que le livre ayant laréputation d’être complet et de contenir le monde, on s’en émerveille d’autantplus que le volume en est réduit. Elle vient aussi du respect de la solitude du lec-teur dont le livre de petit format partage les émotions les plus secrètes : lorsqueWerther découvre un petit paquet dans lequel il y avait « deux petits volumes in-12 :c’était l’Homère de Wetstein, petite édition que j’avais tant de fois désirée, pour nepas me charger de celle d’Ernesti à la promenade15 ».

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13. Philobiblon, op. cit., chapitre XVII.14. J. GRACQ, « Familiarité du livre », Médium, n° 1, automne 2004, pp. 11-14.15. Les Souffrances du jeune Werther, 22 août.

Le livre devient livre de chevet, compagnon de voyage, il se lit en « liseuse ».Fritz Nies note, dans son étude sur l’iconographie des lecteurs 16, le grandnombre de scènes intimes, « sous la lampe » ou auprès d’une fenêtre. Pourl’imagerie publicitaire, explique-t-il, le lecteur est associé à l’idée de confort : ilfait vendre des lampes, des canapés et des robes de chambre. On représente lelecteur auprès d’une fenêtre, éclairé et en sécurité, tourné d’un côté vers le livre,de l’autre vers le monde, entre réalité et imaginaire, intimité et mondanité.

La passivité qu’autorise le livre et dont nous prive l’ordinateur, qui sollicite enpermanence notre interactivité, peut être vécue comme un abandon ou commeune liberté, une solitude ou une tranquillité. Devant son écran, le lecteur sait quetout peut arriver. On est exposé à l’écran, protégé par le livre. Du début jusqu’àla fin, il demeurera immuable : dès que l’on ouvre un livre, les dés sont jetés.

Le sexe Il reste à écrire une histoire sexuée du livre, car les cli-

chés ancestraux circulent encore. Sartre, dans Les Mots, en esquisse une à partirde la distinction qu’il faisait, enfant, entre les livres féminins de sa mère, et leslivres mâles de son grand-père.

D’abord nous parlons toujours de lecteurs, alors que nous savons qu’ils’agit de plus en plus, et pour certaines catégories de livres, majoritairement,de lectrices et que la lecture est un acte souvent associé à la féminité 17. Et celectorat, féminisé au rythme de sa laïcisation, lit des livres contrôlés par deshommes. Alors que les femmes lisent plus que les hommes, la bibliophilie estune spécialité masculine. Seule une société dite Les Cent Une fut une réplique(encore que bien mondaine) à celle des Cent Un, célèbre compagnie debibliophiles à tirage limité 18.

Dans son enquête iconographique, F. Nies constate que « presque troisquarts des ex-libris portent le nom d’un homme mais qu’environ la moitié desvignettes représentent des femmes en train de lire. Souvent, qui plus est, la

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16. F. NIES, Bahn und Bett und Blütenduft : eine Reise durch die Welt der Leserbilder, Darmstadt,Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1991 ; trad. fr., Imagerie de la lecture : exploration d’un patri-moine littéraire de l’Occident, Paris, PUF, 1995.17. E. STEAD, « Pourquoi la lecture est-elle femme ? (De la décadence aux œuvres contempo-raines) », dans L’Expérience de la lecture. Études réunies et présentées par Vincent Jouve,L’Improviste, 2005, pp. 287-305.18. P. FULACHER, « Les Cent Une, société de bibliophilie de femmes », dans Art et métiers dulivre, n° 163, 1990, pp. 26-28.

lectrice est nue ou offre au livre, la vue d’un décolleté provocant 19 ». Dansl’imagerie du livre, la femme est omniprésente. Le bibliophile Asselineau, quiparlait de sa « libricité », campe un personnage qui parle de « sa petite ManonLescaut si bien imprimée par Didot en 1797 : Béni soit l’amateur qui t’a si bienconservée, lavée, encollée et habillée de maroquin puce ; béni soit le relieur quit’a reliée, le laveur qui t’a lavée, l’encolleur qui t’a encollée ».

Pour l’homme, l’image du livre se condense avec celle du corps féminin,comme le montre à travers de nombreux exemples Evanghelia Stead : « Le rap-port séducteur et sensuel à la lecture [...] conduit à une fusion des corpsféminins avec la matérialité du livre. [...] Le livre est donc ce lit, ou cette alcôve,où la lecture devient effeuillage des secrets du corps féminin 20. »

Les hommes fantasment sur le livre mais ne se représentent en lecteurs quedoctement. Leur livre vertueux ou savant devient vicieux dès qu’il est auxmains des femmes, surtout les jeunes. La vieille femme de Gérard Dou lit l’Évangile selon saint Luc, mais la jeune fille se pâmant, peinte peut-être parGreuze, lit sans doute les lettres d’Héloïse à Abélard. L’une s’applique et suit laligne du regard, l’autre s’abandonne et tient son livre d’un bras alangui.

On peut séparer les représentations de lecteurs en deux : les lecteurs ver-tueux et les lecteurs pervertis. C’est ainsi qu’Abraham Bosse représente dansune suite célèbre de gravures la parabole des Vierges folles et des Vierges sagesde saint Matthieu 21. Les vierges sages se sont munies d’huile pour attendre leurSeigneur. En l’attendant, elles lisent une bible, de part et d’autre d’un lutrin sur-monté des Tables de Moïse. En pendant, les vierges folles ont négligé deprendre de l’huile et lisent joyeusement en jouant de la musique et se contem-plant dans un miroir. Tandis que les vierges sages veillent leur chandelleallumée, les vierges folles sommeillent, leurs lampes renversées. Seules lesvierges sages entrèrent avec l’époux dans la salle de noces, laissant les autres àla porte. Le petit livre, sans doute un roman, des vierges folles est symbole defrivolité, le grand livre des vierges sages, symbole de foi 22.

Le rapport du livre au lecteur est devenu fusionnel. De ce rapport étroitau corps, il est devenu un accessoire érotique. Ne parlons pas des textes

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19. F. NIES, Imagerie de la lecture, op. cit., p. 31.20. E. STEAD, « Pourquoi la lecture est-elle femme? », op. cit., p. 296.21. Mt., XXV.22. M. PRÉAUD et S. JOIN-LAMBERT (dir.), Abraham Bosse, savant graveur, Bibliothèque nationalede France/musée des Beaux-Arts de Tours, 2004, pp. 148-154.

pourquoi nous restons écorchés vifs », écrit R. Debray dans ses mémoires 28. Letatouage, la scarification et les nombreuses pratiques d’inscriptions corporellessont sans doute liés à cette vision du corps comme support total et définitifd’une vérité singulière 29. Curtius cite Alain de Lille, théologien du XIIe siècle etrecteur de l’université de Paris, qui compare le velouté du parchemin aux mol-lets d’une jolie fille, et Shakespeare, dans Othello : « Was this fair paper, thismost goodly book / Made to write “whore” upon? » (« Ce fin papier, ce si beaulivre ne fut-il donc fait que pour écrire dessus : putain? »). Le livre partage alorsavec le corps sa fragile sacralité.

Le dérangement de la ViergeParmi les femmes au livre, la Vierge occupe une place

particulière. Le thème du livre lui est très souvent associé, dans les scènes del’éducation de Jésus, celles de sa propre éducation par sa mère Anne, mais sur-tout dans les Annonciations, dont le thème connut une vogue considérable à lafin du Moyen Âge et pendant la Renaissance.

La plupart des représentations de l’Annonciation comportent, plus oumoins discrète, la présence d’un livre. Aucun texte canonique ne dit pourtantque, lorsque Gabriel apparut, la Vierge fût en train de lire. De plus, la Vierge nesavait sans doute pas lire. On s’est donc beaucoup interrogé sur la présencerégulière du livre auprès de la Vierge de l’Annonciation, figuré comme uncodex (et non un rouleau comme l’exigeait le decorum, auquel les peintres clas-siques étaient par ailleurs attachés), tantôt ouvert, tantôt fermé, tantôt posé àcôté d’elle, tantôt devant elle sur un lutrin, tantôt entre ses mains.

On interprète généralement ce livre comme le rappel des prophéties del’Ancien Testament, que le Nouveau ne fait que réaliser. La raison du livre se rattacherait alors à l’idée d’« accomplissement » des Écritures. Mais ce genre demotif autorise plus d’une interprétation. Georges Didi-Huberman, à propos du« pan blanc » de l’Annonciation de Fra Angelico, espace inaperçu « livré au fan-tasme, exigeant le fantasme », compare cet espace « à l’intérieur vacant du petitlivre que tient la Vierge » : « Comment cela? Suffit-il donc d’imaginer l’espacequi nous fait face “plié” par la ligne de sol, à l’image de ce livre ouvert et vide,à l’image de cette Écriture agraphique de la révélation 30 ? » On peut y voir aussi

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28. R. DEBRAY, Par amour de l’art, op. cit., p. 261.29. CH. FALGAYRETTES-LEVEAU (dir.), Signes du corps, Paris, musée Dapper, 2004.30. G. DIDI-HUBERMAN, Devant l’image, Paris, éditions de Minuit, 1990, p. 32.

pornographiques qui ont donné lieu à ces « livres qu’on ne lit que d’unemain » bien étudiés par Jean-Marie Goulemot 23. Parlons du livre lui-même,de son côté charnel et évocateur du corps humain. Le livre, comme fan-tasme masculin, a sa place dans les romans érotiques, tels que ce passage deThérèse philosophe : « Mademoiselle Éradice obéit aussitôt sans répliquer.Elle se mit à genoux sur un prie-Dieu, un livre devant elle. Puis, levant sesjupes et sa chemise jusqu’à la ceinture, elle laissa voir ses deux fessesblanches comme neige et d’un ovale parfait, soutenues de deux cuissesd’une proportion admirable 24. »

Dans la littérature grivoise, il arrive que le mot « livre » prenne un sensouvertement obscène ; ainsi ce vers du Cabinet satyrique de 1618 : « Ma belle, àconcert gentille / Ouvrit son livre allègrement 25. »

Curtius a réuni un florilège d’exemples littéraires où livre et corps humain seconfondent : sainte Eulalie compare les blessures que lui infligent ses bour-reaux avec une écriture pourpre à la gloire du Christ. Le martyr est « une pageécrite pour le Christ ».

Jean-Paul Sartre en a fait l’expérience : « Mes os sont de cuir et de carton,ma chair parcheminée sent la colle et le champignon, à travers soixante kilos depapier je me carre, tout à l’aise. [...] On me prend, on m’ouvre, on m’étale surla table, on me lisse du plat de la main et parfois on me fait craquer 26. » Et R. Debray, commentant ce passage, constate : « Le dogme de l’Incarnation et lacroyance en la résurrection des corps prédisposaient à sacraliser le corps duLivre, Esprit fait objet, Verbe fait papyrus ou parchemin. Âme d’un auteur faitecorps. » Il ajoute : « Sartre exhume, dans cet autoportrait sarcastique mais exactl’impensé de la littérature : l’objet-livre 27. »

Écriture et cicatrice ont la même racine : Homère disant « grafein » pour« blesser l’adversaire » avec son javelot, la peau qui reçoit cette « inscription »devient celle d’un livre. « Comme sur parchemin, qui est la partie chair et noncuir de la peau, la sensibilité papier reste épidermique, et demandez-vous

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23. J.-M. GOULEMOT, Ces livres qu’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres porno-graphiques au XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, 1991.24. Thérèse philosophe, attribué à BOYER D’ARGENS, dans Romans libertins du XVIIIe siècle, coll. Bouquins, p. 588.25. Cité par L. DE LANDES, Glossaire érotique de la langue française, éditions de Paris, 2004, p. 231. 26. J.-P. SARTRE, Les Mots, op. cit., p. 158.27. R. DEBRAY, « L’homme qui croyait au livre », op. cit., pp. 57-72.

bien une évocation du passage de l’oral à l’écrit, de l’Annonce faite par l’angeGabriel, à l’Évangile inscrit, de l’espérance à la réalité, encore une fois du livrecomme forme de l’accomplissement.

Enfin, on a interprété la présence de ce livre comme une brisure dans la vie dela Vierge, brisure provoquée par l’intrusion inattendue de l’archange dans sa vieprivée. Marie-Dominique Popelard, dans une sensible analyse, note justementque rien ne justifie historiquement la présence de ce livre et que, d’autre part, nuln’en connaît le contenu (peut-être un livre d’heures?). Il ne peut donc s’agir quedu livre en soi, au sens métaphorique 31. La lecture de la Vierge interrompue parl’irruption soudaine de l’archange marque son « dérangement » (également mar-qué par son attitude) et provoque son trouble. Dérangement est une litote (elleparle ailleurs de « bouleversement ») pour cet événement majeur dans la vie d’unefemme qu’est l’annonce de la conception, et en l’occurrence, d’une conceptionparticulière. Il s’agit pour le peintre de représenter, mission presque impossible,« l’inscription dans son corps de la nouvelle annoncée », pour G. Didi-Huberman, où « écrire devient une allégorie de l’incarnation dans le sein de laVierge », pour I. Illich 32. La pudeur imposée de la représentation, de l’attitudehumble ou apeurée de la Vierge se traduit par ces deux seuls attributs, à ses côtés :le lys et le livre. Ce livre n’est-il pas, à un autre niveau d’interprétation, un sym-bole innocent de la virginité brisée sans effraction de Marie, fécondée, en cetinstant même, par la parole de Dieu sous la forme du Verbe devenu livre?

L’image de la plume comme symbole du même ordre, associant la doublenature des Écritures saintes et la procréation, est relevée par Curtius dansIsidore de Séville : « Parmi les instruments Isidore mentionne le calame et laplume (pinna, autre forme de penna). Par la fente dont est pourvue son extré-mité, la plume représente une unité qui se dédouble, symbole du Verbe divin,du Logos qui s’affirme dans les deux Testaments et dont le Sacrement jaillitdans le sang de la Passion 33. » Curtius relève aussi qu’Alain de Lille emploie« scriptura » pour « procréation ».

À la fracture dans la vie de la Vierge (et dans l’histoire universelle) que repré-sente ce moment de l’Annonciation, qui est à la fois Annonciation et

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31. M.-D. POPELARD, Moi Gabriel, vous Marie. L’Annonciation : une relation visible, Rosny-sous-Bois, Bréal, 2002, p. 65.32. I. ILLICH, Du lisible au visible, op. cit., p.146.33. I. DE SÉVILLE, Étymologies, VI, 14, 3, cité par E. R. Curtius, La Littérature européenne et leMoyen Âge latin, op. cit., p. 382.

vivants » (Ps., 16, 29, 68, 69, 139) ; et dans le Songe de Daniel : « Le Jugementse tenait. Les livres étaient ouverts 37. »

À la fin du Moyen Âge, l’iconographie change : chaque individu doit ouvrirlui-même son propre livre, devant Dieu, et attendre son verdict. Dans l’Arsmoriendi, c’est un diable qui présente au mourant son parchemin. Sur unefresque de l’église de Martignac (Lot), un squelette présente son livre ouvert.Aux Augustins de Toulouse, à la cathédrale de Cahors, à celle d’Albi et, au XVIe siècle, à l’église de Lézat (Ariège), chaque âme représentée par un corps nuou par un squelette porte son propre livre 38. Le « Livre de vie », que Dieu tenaitcomme un lectionnaire sur un lutrin, devient alors portatif et individuel, commeun livre d’heures, un livre de comptes ou un livre de raison, une autobiographieen quelque sorte. Cette vague iconographique avait été précédée par saintAugustin : « Pas de livre unique pour nous. Chacun aura le sien 39. » C’est ainsique les morts se pressent aux portes du ciel, exhibant devant eux leur livreouvert, moment crucial de la pensée occidentale, contemporaine de l’inventionde l’imprimerie, où s’exprime la responsabilité individuelle dans un objet per-sonnalisé 40. On a constaté la simultanéité de ces représentations du livreindividuel de conscience avec l’apparition des livres de comptes, devenusd’usage courant dans les affaires, eux aussi largement représentés, au XVIesiècle,dans les tableaux mettant en scène des usuriers. Le « livre individuel » deconscience arrive avec la culture marchande, à l’époque où se répand la notionde « bilan », apparue au XIIIe siècle, et surtout de « bilan individualisé 41 ».

Comme le « grand livre » de notre culture marchande, le livre de conscienceest toujours ouvert et toujours secret. Mais quelle cruauté, quelle suprêmeimpudeur, à l’heure du bilan, où les personnes, entièrement nues, doivent sedévêtir encore en ouvrant leur livre, se montrer plus nus que nus, dévoilant nonseulement la nudité de leur corps, dépouillé parfois de sa peau, mais celle deleur conscience. Jean-Jacques Rousseau, ouvre ainsi ses Confessions : « Que latrompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai ce livre à

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37. Dan., VII, 10.38. Nous tenons ces informations de l’Inventaire du patrimoine culturel de la région Aquitaine.39. Cité de Dieu, XX, ch. XXII.40. J.-P. SUAU, « Le thème du livre individuel des consciences sur les peintures murales duJugement dernier à la fin du Moyen Âge », dans Enfer et paradis. L’au-delà dans l’art et la littéra-ture en Europe, actes du colloque de Conques, 1993-1994, Les Cahiers de Conques, n° 1, mars1995, pp. 147-175.41. Sur cette évolution, voir : PH. ARIÈS, L’Homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1977.

Incarnation, verbe et chair, s’ajoute une fracture virtuelle dans son corps. Lelivre qu’on ouvre et qu’on peut refermer sans effraction visible demeurevierge après sa lecture. L’ouverture d’un livre peut ainsi être vécue de manièreconsciente comme une intrusion dans un corps vivant, sous la peau duquelcircule une vie qui y est virtuellement enfermée. On sait que, parfois, ouvrirun livre peut être un geste impudique, une irruption dans le secret du livre etdans l’intimité du lecteur ou de la lectrice. La lecture de la Vierge fut ainsi bri-sée par l’archange.

Chacun son livre, chacun sa finL’impudeur du livre ouvert est explicite dans l’iconogra-

phie du « Livre de vie » ou « Livre de conscience ». Le livre de vie, où nos actesbons et mauvais sont comptabilisés pour en permettre le bilan au jour de notremort, existe dans plusieurs religions, de la Grèce au bouddhisme34. Le dieuThot, dans l’Égypte ancienne, conducteur des âmes, tenait aussi sur un rouleaude papyrus la liste de leurs actions. Dans le rite catholique, dans la messe desdéfunts, la cinquième strophe du Dies irae proclame : « Liber scriptus profere-tur. » Cette métaphore du livre assimilé à la vie humaine, qui a, comme elle,nécessairement un début et une fin, dont seul l’Auteur décide, apparaît dans lesscènes du Jugement dernier, sur les manuscrits et les portails médiévaux. Autympan de Conques, on voit un ange au jour du Jugement dernier, ouvrirdevant Dieu le registre où sont inscrites les vies humaines.

Le Livre est l’attribut des saints de manière collective dans les représenta-tions du Jugement dernier mais aussi dans le thème de l’Église triomphante 35.Le Livre de vie cité plusieurs fois dans l’Apocalypse contient les noms desélus : « Et je vis les morts, grands et petits, debout devant le trône. On ouvritles livres, puis un autre livre, celui de la vie. Alors les morts furent jugésd’après le contenu des livres, chacun selon ses œuvres 36. » Il est, chez lesProphètes, plus simplement la liste des vivants : « Celui qui a péché, je l’effa-cerai de mon livre » (Ex., X X I I I , 33) ; « Qu’ils soient effacés du livre des

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34. E. R. CURTIUS, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, op. cit., p. 379, n. 3.35. Sur les Jugements derniers, voir J. BASCHET, Les Justices de l’au-delà, les représentations del’Enfer en France et en Italie (XIIe-XVe siècles), Rome, Bibliothèque des Écoles françaises d’Athèneset de Rome, no 279, 1993, qui reproduit (fig. 71) une enluminure de l’Apocalypse (CloistersMuseum, New York). Je remercie Véronique Germanier de cette référence. 36. Apoc., XX, 12 ; voir aussi : Apoc., III, 5 ; XIII, 8 ; XVII, 8 ; XXI, 27.

gisants, l’alliance de nos livres nous unira pour le meilleur et pour le pire danscet avenir qui était notre rêve et notre souci majeur, à toi et à moi. La mortaidant, on aurait peut-être essayé et réussi à nous séparer plus sûrement que laguerre de notre vivant. Les morts sont sans défense. Alors nos livres croisésviendront, noir sur blanc, la main dans la main, s’opposer à ce qu’on nousarrache l’un à l’autre. »

La force du livre, c’est qu’il est capable de nous survivre et qu’il a nécessai-rement, comme notre vie, une fin. Le lecteur doit s’y plier. J’ai écrit ce que jevoulais écrire. Que vous m’ayez suivi ou non, ce livre est fini. Mais vous n’enavez pas fini avec le livre.

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la main me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : “Voilà ceque j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus.” »

Tout livre s’apparente à une biographie. La forme du livre a engendré l’auto-biographie. Elle nous a contraints à tout raconter sous la forme d’une histoirequi a un auteur, un début et une fin. « Le problème du livre, parce qu’il est unêtre, écrit Henri Maldiney, est celui de son unité 42. »

Le secret de longévité de la forme du livre, c’est que la vie, en bref, pouvaitse confondre avec une histoire, et que l’histoire peut être contenue dans unlivre. Serge Doubrovsky en a fait la douloureuse expérience : « Si l’on décided’écrire sa vie, la vie décide ce qu’on écrit. L’enchaînement des épisodes, suiteet fin, le récit ne vous appartient plus. Il se moque bien des tourments et desscrupules de son auteur, de ses crève-cœur. Il exige, pour être logique et com-plet, sa conclusion. Une histoire peut rester en suspens. Pas un livre : il lui fautdébut, milieu et fin 43. »

Le livre est un marqueur de la condition humaine. Comme nous, il est com-plet quand il est seul, et incomplet devant les autres. Clos dans l’espace, ils’ouvre et se ferme dans le temps. Il est fini, mais d’autres livres, d’autres vies,s’ouvrent chaque jour quand le vôtre se ferme.

Le livre de marbre est l’objet funéraire que l’on trouve le plus communé-ment sur nos tombes, ouvert généralement sur des mots consolateurs, maisfermé parfois, définitivement, comme cette pierre tombale d’une jeune fille pré-nommée Esther, dans le petit cimetière d’un village breton, à laquelle on adonné la forme d’un livre de pierre sur la tranche duquel chaque page a étéscrupuleusement gravée sans qu’on puisse plus jamais les rouvrir. L’histoire estterminée.

La fascination qu’exercent Les Mille et Une Nuits est, je crois, due au faitque ce livre est une allégorie de la parole, du livre et de la vie. La fin du récitsignifiera la mort de la récitante. Si l’auteur veut vivre, son livre doit resterouvert. Et l’éternité sera ce temps où les livres ne se fermeront plus.

Puisque ce livre a commencé par un vers du Fou d’Elsa, finissons par cettephrase d’Elsa, gravée sur la tombe qu’elle partage avec Aragon, dans le jardinde leur moulin à Saint-Arnoult : « Quand côte à côte nous serons enfin des

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42. H. MALDINEY, L’Espace du livre, op. cit., p. 21.43. S. DOUBROVSKY, Le Livre brisé, Paris, Grasset, 1989; rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2003, p. 460.

Page 8. Bibliothèque de l’Institut nationald’histoire de l’art – collections JacquesDoucet.Page 14. Jacques LACAN, La Relation d’objet– Le séminaire, livre IV ; Paris, éditions duSeuil, 1994.Page 16. Larousse universel en deux volumes,nouveau dictionnaire encyclopédique publiésous la direction de Claude Augé ; Paris,Librairie Larousse, 1923.Page 25. Poème Claustra ; Atelier GAP, Paris, s.d.Page 32. Jan TSCHICHOLD, Livre ettypographie , p. 42-43 – L’importance de latradition ; Paris, Allia, 1994.Page 35. Bibliothèque de l’Institut nationald’histoire de l’art – collections JacquesDoucet.Page 38. Mark Z. DANIELEWSKI, La Maisondes feuilles, p. 286-287 (apocryphe), trad. fr.Claro ; Paris, Denoël, 2002.Page 46. Matila C. GHYKA. Le Nombre d’or.p. 108-109 – Ésotérisme et politique ; Paris,Gallimard, 1959.Page 49. En haut : Friedrich NIETZSCHE, Le Gai Savoir, livre premier, aphorismes 58à 59, trad. Pierre Klossowski ; Paris,Christian Bourgois, 10/18, 1973. En bas, Virginie DESPENTES, Baise-moi,chapitre X ; Paris, éditions Florent-Massot, 1996.

Page 53. Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, volume 3 ; Paris, RobertLaffont, Bouquins, 1991.Page 56. Bibliothèque de l’Institut nationald’histoire de l’art – collections JacquesDoucet.Page 60. Francesco COLONNA, Le Songe de Poliphile ; Paris, Imprimerie nationaleéditions, 1994.Page 64. Raymond ROUSSEL, Locus Solus,chapitre XIII (apocryphe) ; Paris, Sociéténouvelle des éditions Pauvert, 1985.Page 72. ÉRASME, Éloge de la folie, p. 72,édition illustrée par les gravures de HansHolbein reproduites avec l’autorisation de la Oeffentliche Kunstsammlung,Kupferstichkabinett Basel ; Pantin,Le Castor astral, 1989.Page 76. Bibliothèque de l’Institut nationald’histoire de l’art – collections JacquesDoucet.Page 78. Marius AUDIN, Histoire de l’imprimerie par l’image, tome III :Esthétique du livre ; Paris, Henri Jonquièreséditeur, 1929.Page 81. Geofroy TORY, Champ fleury. Art et science de la vraie proportion des lettres ;Paris, Bibliothèque de l’image, 1998.Page 82. Larousse universel en deux volumes,planche « imprimerie », p. 1165 ; op. cit.

Index des photographies Page 89. Bibliothèque de l’Institut nationald’histoire de l’art – collections JacquesDoucet.Page 94. Georges PEREC, La Vie moded’emploi, p. 607 sqq. ; Paris, Hachette,Le Livre de poche, 1978.Page 97. Francesco COLONNA, Le Songe de Poliphile, livre premier, p. 163 ; op. cit.Page 98. Bibliothèque de l’Institut nationald’histoire de l’art – collections JacquesDoucet.Page 103. Idem.Page 107. Collectif, Pouvoir savoir : le développement face aux biens communs de l’information et à la propriétéintellectuelle ; Caen, C & F éditions, 2005.Page 111. Bibliothèque de l’Institut nationald’histoire de l’art – collections JacquesDoucet.Page 120. Sœren KIERKEGAARD, Traité du désespoir, p. 9 ; Paris, Gallimard Idées,1964.Page 122. André-Pierre ARNAL, Dans le jardin, 2002.Page 127. PLATON, Protagoras, 320 b(apocryphe) ; Paris, Les Belles Lettres, 1923.Page 132. The Doré Illustrations for Dante’sDivine Comedy ; New York, DoverPublications, 1976.Page 137. Poubelle, rue Godefroy-Cavaignac, Paris11e arrondissement, 2005.Page 138. Bibliothèque de l’Institut nationald’histoire de l’art – collections JacquesDoucet.Page 140. Guide de l’étudiant : les métiers de l’édition, p. 18 sqq. ; Paris, éditionsL’Étudiant, 2002.Page 146. Docteur Galtier-Boissière,Dictionnaire illustré de médecine usuelle,article « engorgement » ; 64e édition, Paris,Librairie Larousse, 1920.

Page 150. Bibliothèque de l’Institut nationald’histoire de l’art – collections JacquesDoucet.Page 159. Sans titre.Page 178. Honoré de BALZAC, Splendeurs et misères des courtisanes, édition illustréepar Charles Huard ; Paris, Louis Conard,1948.Page 181. Sans titre.Page 184. Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation, p. 80-81 ; Paris, Pressesuniversitaires de France, 1971.Page 187. Jean-Paul SARTRE, L’existentialismeest un humanisme, p. 56 – La mauvaise foi ;Paris, Nagel, 1965.Page 188. Léo MALET, La vie est dégueulasse,in Trilogie noire, p. 70-71 ; Paris, Fleuvenoir, 1992.Page 192. Francesco COLONNA, Le Songe de Poliphile, livre premier, p. 163 ; op. cit.