Livre 1 RENÉ Renaître en...

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Les héritiers de la houe Livre 1 RENÉ Renaître en Nouvelle-France 1

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Les héritiers de la houe

Livre 1

RENÉ

Renaître en Nouvelle-France

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Roman familial

par

Florian Houâllet

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Dédicace

À tous les héritiers de la houe, les Houâllet, les Ouellet, les Ouellette et les autres.

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Notes de l'auteur

Au départ, je voulais faire un roman historique, ce qui suppose que les personnages sontsitués dans des événements d'envergure, rencontrent des personnages et vivent descontextes historiques. C'est particulièrement le cas pour les premiers livres. Toutefois,j'ai fait en sorte qu'il ne soit pas, disons impératif, de fouiller les dictionnaires à chaquefois qu'un nom, un événement ou un lieu historique se présente. Un roman historiquec'est d'abord et avant tout l'histoire de personnages qui ne sont justement pas ceux-làmêmes qui ont fait l'histoire.

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Citations

Les interlignes de la vie de ce pionnier (René Houâllet) contiennent

plus d'histoire que le texte lui-même. (Gérard LEBEL)

Les passions sont les seuls orateursqui persuadent toujours.

(François DE LAROCHEFOUCAULD)

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Chapitre 1

Charente-Maritime, juin 1641

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- Lève-toi petit, tu n’as pas une minute à perdre.

René s’efforce de soulever une paupière encore lourde du poids de la nuit. Un œil bruncomme un caillou de rivière se montre au jour. Un rayon de soleil aveuglant commandeà l’enfant de se retourner vers le mur pour dormir encore un peu. Puis il se souvient de lapromesse de son grand-père Éloi: demain, je t’amène à Brouage, mon garçon. Sa grand-mère Joséphine lui a dit, sur un ton sans équivoque, en lui indiquant sa chambrette d’undoigt prolongé d’une broche à tricoter : si tu veux aller à la ville, il faut dormir tout desuite et te lever tôt demain.

René bondit hors du grabat.

- Où il est Grand-père?

- À l’étable, tu le sais bien.

- Pourquoi il ne m’a pas attendu?

Refusant le jeu des questions, grand-mère le pousse dans la cuisine où l’attend le lait etla bouillie de son petit déjeuner. Le repas du gamin à peine avalé, elle le tire près du bainà moitié rempli. Immergé dans une eau de pluie à peine réchauffée, René frissonne :

- Ah! pas encore un bain, ce n’est même pas dimanche Grand-Mère.

- Pour les grandes sorties, mon garçon, il faut être propre et bien vêtu.

René a l’habitude de se laver seul, mais ce matin il n’est pas question pour Joséphine dele laisser jouer une seule minute. D’une main vigoureuse, elle le savonne de la tête auxpieds, le rince et le sort du bassin. Enveloppé avec une serviette en lin, il frissonne etveut se blottir contre la jupe chaude de la vieille femme. Lui montrant ses vêtementsdéposés sur un guéridon elle dit en s’éloignant d’un pas rapide:

- Habille-toi et viens me rejoindre.

Grand pour son âge, le garçon au menton volontaire et à la chevelure épaisse ne manquejamais l’occasion de suivre son grand-père à la grange, dans les champs ou chez lespaysans. Mais aujourd’hui, pour la première fois, il sortira des limites du domaineseigneurial pour aller bien au-delà de l’église paroissiale et des échoppes du village.

Vêtu de son habit du dimanche, Éloi, le dos voûté, mais souriant sous sa longue barbegrise avise:

- Il faudra revenir avant la noirceur.

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Tant qu’il fait jour, le métayer circule sans craindre les voleurs. Mais dans le noir, armésde gourdins et de couteaux, les brigands se tiennent tapis dans les bosquets et guettentl’occasion de prendre les voyageurs en embuscade. Pour s’emparer d’un cheval, desmarchandises contenues ou de l’argent des voyageurs, ils sont prêts à tout, à tuer s’il lefaut.

Pour éviter ce danger, l’attelage se met en route à l’heure où le filet d’ombre du cadransolaire recouvre le chiffre sept. Sans fatiguer son cheval bai, Éloi le fait trottiner sur laterre battue poussiéreuse, contourner le flanc de collines à peine plus hautes que le toitdes maisons et longer ensuite des champs d’herbes vertes aux pointes jaunies. Par delàles buttes, la voiture avance sur des ponceaux étroits, passe à travers des marais auxmultiples teintes de verts, indispose des vaches paresseuses avant de traverser des lopinsde céréales prêtes à être fauchées.

Plus ils s’éloignent de leur maison pour atteindre les limites du domaine, plus leschaumières sont petites et pitoyables. Des enfants en haillons sortent d’une huttedélabrée, René demande:

- Pourquoi ils n’ont pas de vraie maison, Grand-père?

Éloi hésite, ces êtres misérables travaillent tous dans le domaine dont il est responsable.

- Il y a toujours eu des pauvres, tu sais. Dieu a voulu qu’il en soit fait ainsi. Je n’ypeux rien.

René pense aux paroles qu’un oncle religieux ne cesse de répéter: il y a des mystèresqu’il ne faut pas chercher à comprendre. N’empêche, dans sa petite tête d’enfant, lamisère qu’il voit ne va pas de pair avec les mots des prières qu’on lui apprend à réciter:

- Quand je suis triste et malheureux, Grand-mère me cajole. Ces enfants, ils n’ontpas de grand-mère eux?

Éloi change de sujet:

- Tu sais ce que nous allons faire chez mon cousin Louis, à Brouage?

- Non.

- Tu as maintenant six ans. C’est l’âge d’aller à l’école.

Le visage de René s’assombrit. Les paroles de sa grand-mère lui reviennent à l’esprit:quand tu seras grand, tu iras vivre avec tes parents, à Paris. Depuis toujours, lui

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semble-t-il, René vit à la campagne avec ses grands-parents. Il avait un an et demi quandson père l’a confié à la garde d’Éloi et Joséphine. Renfrogné, il regarde le paysagedéfiler comme le temps, sans oser poursuivre sa litanie de questions. Il a peur desréponses.

***

Chez Louis Houël, les événements se précipitent. Un palefrenier aide les passagers àdescendre du coche puis s’occupe du cheval. Éloi et René pénètrent dans la maisontrapue, austère. Dans une pièce mal éclairée au milieu de laquelle trône une table en boismassif recouverte de nourriture et de documents aux armoiries du domaine, despersonnages aux regards sévères, certains en robes noires d’autres en habits civils setournent vers les arrivants. René les scrute apeuré.

- Ne crains rien mon garçon, ces messieurs sont des amis. Laisse-moi te présenterLouis, le Sieur du Petit Pré, mon cousin et mon maître.

On invite Éloi à prendre place à la table pendant qu’une femme d’âge moyen, vêtued’une longue robe grise recouverte d’un tablier blanc brodé de motifs rouges et bleus,l’accueille avec un bol de soupe. Sans mot dire, René mange à se rassasier. Il tendl’oreille en jetant un œil vers le salon des hommes. Des mots reviennent souvent dans laconversation: précepteur, récollet, responsable... Un vocable nouveau l’intrigue,Québec, il se concentre, le mot se répète accompagné des termes voyage et océan.Devinant quelques bribes, il demande:

- Il y a des écoles à Québec?

La femme pouffe de rire :

- Je pense bien que oui.

- C’est loin Québec?

- Loin! Tu ne peux pas imaginer combien. C’est au bout du monde.

Pourquoi m’envoyer si loin, se demande René, il y a des écoles à Paris.

***

Sur le chemin du retour, Éloi reparle de la nécessité d’aller à l’école. La mine triste, sansun regard pour son grand-père, René l’interrompt:

- Je ne veux pas aller à l’école à Québec, c’est trop loin, c’est l’autre bout du

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monde, a dit la dame.

Éloi éclate d’un rire explosif et en laisse tomber les rênes de l’attelage.

- Mais où as-tu pris une telle idée?

Rasséréné par l’amusement de son grand-père, René explique d’où lui vient sa crainte.Éloi retrouve ses guides et se met en frais d’élucider les causes de la confusion. Pour nepas s’attarder sur Québec, il dit qu’il s’agit là d’une longue histoire, qu’il lui raconteraquand il sera grand.

René insiste:

- Non, Grand-père, je veux savoir tout de suite.

L’opiniâtreté de l’enfant agace le grand-père qui se demande s’il doit répondre par unerebuffade où lui commander de se taire. Il jette un œil sur les traits crispés du petit puisse retourne du côté de la mer agitée. Éloi pense à son cousin Louis qui, à soixante-neufans, ne craint pas d’affronter les tempêtes pour aller jusqu’à Québec. Après un silencetroublé par le bruit des vagues, il se dit: il a été confondu et maintenant, il veut êtreéclairé...

- Depuis que son ami Samuel de Champlain a fondé Québec de l’autre côté del’océan, Louis rêvait d’aller à Québec, explique Éloi.

- Mon cousin part bientôt. Pendant son absence, je m’occuperai de l’école de sespetits-fils.

Éloi se réjouit d’annoncer à René qu’il restera avec eux jusqu’à l’an prochain et peut-être plus longtemps encore.

- Cela veut dire que je n’irai pas à l’école à Paris. Youhou, Grand-père, youhou.

Le cousin Louis est secrétaire du Roi, contrôleur général des salines de Brouage et l'undes directeurs de la Compagnie des cents associés. Il est aussi le propriétaire du domainedont Éloi, l’homme en qui le seigneur met sa confiance, est le métayer. En son nom, Éloicommande le travail des censitaires et des serfs.

- C’est une lourde responsabilité, tu sais.

- Bientôt, ajoute Éloi maintenant souriant, un précepteur viendra dans la maison dumaître, celle qui se trouve sur le grand coteau, pas loin de chez nous, pour y faire

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l’école. Il aura quatre élèves: les deux petits-fils de Louis, un autre garçon de tonâge et toi.

***

Arrivé à La Rochelle, avant de quitter le chemin du bord de la mer, René s’étonne devoir un navire échoué, parmi d’autres embarcations abandonnées.

- Pourquoi il n’est pas au mouillage, ce gros bateau-là?

Le Don de Dieu, c’est le nom du navire. Et c’est à son bord qu’en 1608, Champlain estallé fonder Québec. Éloi arrête le cheval et prend le temps d’expliquer. Il le remet enroute avant d’ajouter:

- Champlain est mort en 1635, l’année de ta naissance.

En admiration pour le courage de ce grand personnage, Éloi dit encore:

- Les livres d’histoire parleront encore de lui quand les petits-enfants de tes petits-enfants iront à l’école.

- Et ces grosses tours, là-bas, dans l’eau, à quoi elles servent, Grand-père?

Éloi sait bien que la tour Saint-Nicolas et la tour de la Chaîne ont été édifiées à la fin duquatorzième siècle pour défendre la passe du port de La Rochelle, mais l’enfant est tropjeune pour comprendre le sens de ces circonstances, il les nomme, sans plus.

- Pourquoi y en a une qui s’appelle la Chaîne?

Le vieil homme n’a pas le choix d’en dire un peu plus :- Hé! bien, quand des ennemis approchaient de la baie, les soldats devaient les

arrêter. Pour ça, ils mettaient une imposante chaîne, tendue à souhait, entre lesdeux tours, d’où son nom.

La Rochelle a été le théâtre d’un nombre incalculable de guerres et de batailles entre lesAnglais et les Français et entre les catholiques et les protestants français, explique Éloien s’efforçant de couper court aux questions du petit.

- Aujourd’hui, à quoi elles servent les tours?

Le grand-père sourit:

- Aujourd’hui, elles servent à embellir le paysage. Que Dieu veuille qu’elles neservent jamais plus à autre chose.

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***

René connaît une nuit de sommeil agité. Il rêve qu’il se retrouve sur le Don de Dieu avecLouis Houël et le grand capitaine Samuel de Champlain. Par la suite , toutes les foisqu’on lui demandera de faire un dessin, il essaiera de reproduire l’image du navire, sansoublier d’y ajouter les grandes voiles qui dans son songe de petit garçon se gonflaientdans le vent, filant à toute allure vers Québec.

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Chapitre 2

La Rochelle, 1642

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Au pas de course, les trois servantes font la navette entre la maison et la table recouverted’une nappe blanche placée sous le grand chêne pour protéger les convives des rayonsobliques du chaud soleil de l’après-midi.

Pour marquer le retour de Louis, arrivé depuis peu de Québec où il a passé l’hiver, Éloiet Joséphine ont convié ses amis à une fête digne du seigneur du domaine.

Sobres et élégants, respectueux de l’édit somptuaire de Louis Xlll, les costumes desinvités affichent peu de dentelles et de garnitures. Seul un vieil homme aux yeux vifs etaux jambes grêles porte encore sur ses épaules, une fraise d’un blanc jaunit comme sescheveux épars. Par contraste, les pourpoints noirs des hommes d’Église leur confèrentun caractère d’austérité.

À l’ombre des bosquets en fleurs, les hommes font la conversation. Dans cetteatmosphère de fête, la mine sérieuse d’un duo isolé du reste des invités, étonne René.Arrivé de Paris la veille pour sa visite annuelle à son fils, François écoute le compterendu du précepteur de René. L’enseignant, un récollet de forte taille, parle sans arrêt,mime des gestes empreints de violence, élève la voix et touche le bras de François pourlui exprimer sa sympathie. Le visage du père s’assombrit, exprime de la colère.

Assis sur le premier barreau d’une échelle menant au toit de la maison, René observe lesdeux hommes. Il sait qu’on parle de lui. Il lit l’arrogance sur le visage du précepteur et ladéception sur celui de son père. Il dit des faussetés, pense-t-il, je le déteste. Pour gagnerl’estime du sieur du Petit Pré de qui il reçoit son salaire, le précepteur donne toujoursraison aux petits-fils de ce dernier, toutes les fois qu’il y a dispute entre eux et René.Ayant compris le manège, les deux malicieux s’évertuent à faire de mauvais coups afind’humilier le petit-fils du métayer. Injustement puni, il proteste avec véhémence. Lereligieux augmente alors la punition de René, au grand plaisir des autres. Pour se venger,il n’hésite pas à utiliser la force contre les deux complices de ses malheurs. Ces gestesaccentuent l’aversion du gros maître qui utilise la férule pour le châtier.

Un homme marche vers eux, c’est le père des Marais, grand vicaire de la communautédes Récollets.

René veut s’approcher du trio, Éloi l’en empêche, lui ordonne de se rendre utile enaidant les servantes. En furie, l’enfant entre dans la maison pour en ressortir aussitôt parla porte arrière, à l’insu des adultes. Courant d’un buisson à un autre, il s’approchefurtivement des hommes. Il entend le précepteur affirmer:

- Votre fils, Monsieur Houâllet, a de belles qualités, son intelligence ne fait aucun

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doute, mais il est dissipé, turbulent et parfois violent avec ses camarades.

- Si vous acceptez de le mettre au petit séminaire, dit le vicaire, nous ferons de luiun garçon soumis et respectueux de l’autorité.

Le précepteur ajoute:

- Peut-être se découvrira-t-il une vocation. La foi en Dieu apaise les tempéramentstrop excessifs, vous savez.

Après un silence, François opine d’un mouvement de tête et demande combien il lui encoûtera pour placer son fils. Avant que l’autre n’ait le temps de répondre, René sort de sacachette et vient frapper son père à coups de poing:

- Je ne veux pas aller dans un séminaire! Je veux rester avec grand-père!

D’une gifle large, François le fait taire. René tombe à la renverse, pleure de rage. Éloiaccourt et soulève l’enfant.

Dans la remise où il l’entraîne, Éloi veut le disputer, mais n’y parvient pas. Son affectiondominant sa raison, il le prend dans ses bras et le presse contre lui pour le consoler:

- Ce n’est pas bien ce que tu viens de faire. Tu le sais. Tu as l’âge de raison...

- Mais je veux rester avec vous Grand-père, je ne veux pas aller au séminaire.

Le grand-père ne sait que dire, il ignorait qu’on voulait mettre René en pension. Il nepeut empêcher quelques sanglots de secouer sa poitrine. Ils pleurent ensemble. Éloi dépose l’enfant sur une bûche, le fixe droit dans les yeux et dit:

- Tu n’es plus un bébé René, un garçon de ton âge ne pleure pas.

Éloi lui dit qu’il n’a pas le droit de contester les décisions de son père, que l’autoritépaternelle lui vient de Dieu. Il tente de le rasséréner:

- Tu seras à La Rochelle, nous irons te voir et tu pourras venir à la maison.

Pendant ce temps, le précepteur et l’autre religieux jubilent. Ils n’auraient pu imaginermeilleure justification que cette vive réaction de René. Le premier y va d’un autreargument:

- J’ai cru observer de la mollesse de la part de votre père, Monsieur Houâllet. Vousêtes le père après tout.

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Le vicaire ajoute:

- Une présence aussi harassante n’est pas sans épuiser votre mère. Il faut penser àcette pauvre Joséphine.

François prend un air de désolation. Il pense à son épouse à qui il a promis de ramenerRené. Elle s’y fera, se dit-il.

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Chapitre 3

Paris, 1649

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Tiré par quatre chevaux noirs luisants de sueur, le coche de diligence entre dans Paris.Assis sur la banquette arrière, curieux, René n’a pas assez de ses deux yeux pourapprécier la beauté des édifices et les présentoirs des échoppes. Reconnaissant parfoisles statues en bronze et les monuments élevés à la gloire des monarques et des déités,René pense aux heures qu’il passera à les admirer et lire les mentions gravées sur desplaques en marbre. Il se voit flâner dans les jardins fleuris et errer dans des rues bordéesde boutiques à la recherche des trésors urbains qui font la fierté des Parisiens.

Partout des gens s’affairent. Ici un attroupement d’hommes d’une élégance ostentatoiresemblent émaner d’une pièce de théâtre; là, des gens d’armes maîtrisent un fuyard auxpoches gonflées des fruits de son larcin. Des mendiants esseulés ressemblent aux serfsde son enfance. Près d’une auberge, des filles en tenue légère sourient aux hommes, lesinvitent. Dans les caniveaux coulent des matières sombres et informes. Il plisse le nez.

Au moment où le coche débouche sur le Jardin des Tuileries, des hommes et des femmesscandent des cris aigus qui s’élèvent au-dessus d’une clameur sourde comme lesflammes au-dessus d’un bûcher: à bas les privilèges royaux! Mazarin au poteau! À basles impôts injustes! Nous refusons de mourir de faim!

Moins bruyantes, écho timoré aux huées populaires, d’autres voix se font entendre: vivele roi! Vive la régente! Le cocher se raidit, tire sur les rênes, arrête les chevaux.

Comme un fouet tranchant l’air, un cri d’homme domine le tumulte: cavaliers, chargez.

René tressaille. L’escadron aux couleurs royales mène la charge contre la milice desparlementaires. Les passagers du coche étirent le cou pour mieux voir.

Le cocher pousse l’attelage dans une rue perpendiculaire et fouette les bêtes. Lespassagers se tournent, interrogateurs, vers un des voyageurs, milieu trentaine et costumemilitaire. Il dit :

- Demain, je serai sur le champ de bataille avec les parlementaires.

D’une voix assurée, ne regardant personne, il explique: Paris est au bord de l’anarchie.Le peuple, les parlementaires et l’aristocratie s’opposent, s’arment et s’entretuent.

- Mais comment en sont-ils arrivés là? demande un jeune homme avec un belaccent anglais.

Offusqué d’avoir été interrompu, le militaire l’ignore et poursuit:

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- La mère de l’enfant roi, la Régente et Mazarin, l’homme fort du régime veulentrégner sur la France en maîtres absolus.

Levant le poing, un vieil homme se met de la partie:

- Le peuple, acculé à la misère, en a assez de faire les frais des intrigues et desluttes de pouvoir.

L’homme en uniforme ajoute:

- Si les parlementaires perdent les droits qu’ils ont acquis, les citoyens seront à lamerci du pouvoir discrétionnaire de la monarchie.

Les hurlements d’effroi, les détonations de mousquets et les crissements d’épéess’éloignent. René tremble de peur à la pensée de se retrouver sur un champ de bataille.Considérant le militaire de ses yeux affolés, il demande:

- Elle dure depuis longtemps, cette guerre?

Amusé par la candeur de ce garçon coincé dans son habit de petit bourgeois, le militaires’interroge. A-t-il affaire à un enfant de forte taille ou à un adulte? Il demande:

- Mais d’où venez-vous donc, jeune homme?

René se ressaisit, examine à son tour son interlocuteur. En trois phrases, il fait avecaplomb le récit de sa vie. D’un hochement de tête, l’autre indique qu’il comprendl’ignorance du jeune homme. Il se présente à son tour:

- Je suis François VI, duc de La Rochefoucauld.

René baisse la tête, se confond en excuse. Rappelant qu’il est en disgrâce avec lepouvoir royal, qu’il a dû s’exiler sur ses terres du Poitou et qu’il a même fait un séjour àla Bastille, le duc met René à l’aise :

- Mes victoires militaires en Italie, en Espagne et en Flandre m’ont valu quelqueshonneurs. Sans la fortune des armes, Dieu sait si je n’aurais pas été dépouillé demes titres et de mes biens.

Le Prince demande à René s’il veut en savoir davantage sur ce qui se passe à Paris.

- Oui... Non... Enfin, je ne veux pas vous importuner Monsieur le Duc.

François multiplie les explications. René écoute avec attention. Après un silence, il

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demande:

- Si la vie militaire vous intéresse, venez me rencontrer à l’Hôtel de Ville.

- Je n’ai que quatorze ans, Monsieur le Duc.

La voiture s’arrête, de La Rochefoucauld descend du coche. À René qui le regarde avecadmiration, il fait un salut de la main et dit:

- En attendant d’avoir l’âge de vous battre sur le champ de bataille, vous pouvezsolliciter un emploi de commis à la ville, je parlerai pour vous.

Dégagé de la présence intrigante de l’aristocrate, René se laisse à nouveau imprégner parle Paris chaud et trépidant de juillet. Il s’émerveille devant le pont-neuf sur lequel despassants vont d’une échoppe à une autre. La statue équestre d’Henri IV le roi assassiné,la Pompe de la Samaritaine, ces splendeurs le laissent sans voix.

À la vue d’un marchand bousculant un badaud à coups de pied René voudrait sauter dela voiture. Une vieille dame désespérée crie la perte de son chien, René se sentimpuissant. Une fillette pauvrement vêtue, assise sur l’unique marche d’une échoppe,regarde les détritus couler dans le caniveau. Un homme âgé, un pain sous le bras et unebouteille de vin à la main, sourit aux anges. En voyant des garçons affalés sur la rive dela Seine, il devine qu’ils pêchent le repas du soir. Un costaud en sueur semble épuisé àforce de tirer une charrette pleine de légumes; il voudrait l’aider. Et ces piétons qui vontdans tous les sens. Qu’ont-ils à courir comme des bêtes affolées? Le temps semble tropcourt pour les uns tandis que pour les autres, il s’écoule comme une traversée du désert.

Au milieu d’un parc situé entre deux édifices monumentaux, un jardinier soulève unehoue au-dessus de sa tête, la lance dans le sol humide et en relève le manche pourmorceler et meubler le terreau. Conjugué à l’odeur des fleurs et de la terre, ce gestefamilier rappelle à René ceux des censitaires travaillant pour son grand-père sur la fermeseigneuriale, à La Rochelle. À ce souvenir, un nuage envahit son visage. Ils ne sont plusde ce monde, eux à qui il a menti sur sa vocation religieuse.

Une semaine plus tôt, des camarades du séminaire l’enviaient de rentrer chez lui,retrouver sa liberté, fréquenter des laïcs, partir à la recherche des folies parisiennes et del’amour. René songe au Paris de débauche, d’immoralité et de péché que lui décrivaientles Récollets. Combien différent est ce Paris grandiose et terrifiant d’humanité qu’ildécouvre à peine et aime déjà. Ho! Combien longue sera sa première lettre à ses amis.

Le coche s’immobilise. Un homme et une femme l’appellent, le ramènent à la réalité.

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Ses parents sont là. L’autorité de François transpire à travers sa longue barbe et d’épaissourcils. René l’a bien rencontré chaque année depuis son entrée au séminaire, maisjamais ils n’ont eu une véritable conversation. De sa mère qu’il n’a pas vue depuis troisans, il garde le souvenir d’une femme aux yeux pétillants, très belle, à la fois soumise etmaniérée. René descend du coche, se dirige lentement vers eux. Depuis longtemps ilsouhaite mieux les connaître, partager leur quotidien, se faire initier à la vie citadine etaux fréquentations mondaines.

- Comme tu as grandi, dit sa mère, en l’embrassant.

François le regarde de la tête aux pieds:

- Mais tu es un homme maintenant, mon fils.

Soit le bienvenu à Paris, ajoute-t-il, sur un ton formel dénué d’affection. René lesembrasse comme on embrasse des étrangers bienveillants, des amis de la famille.

Ce soir là, pour la première fois depuis qu’il a été sevré du sein de sa nourrice, Renémange avec ses parents, sans la présence de ceux qui lui ont procuré les soins de sonenfance. Cadet de la famille Houâllet, il rentre à la maison paternelle un mois après ledépart du dernier de ses frères et de sa sœur qu’il n’a pas connue.

Épuisé par le long voyage, René demande tôt la permission d’aller dormir. Sa mères’empresse de demander à la servante de le mener à sa chambre.

Allongé sur son lit, René songe à son avenir. Mais plus il se projette dans le futurinconnu, plus lui reviennent les souvenirs de son enfance. Il sourit en pensant à Brouageoù il s’était rendu avec son grand-père. Il croit entendre Louis Houël prononcer le motQuébec.

Lui aussi a quitté ce monde. Pour remercier le pieux Louis d’avoir établi une premièremission catholique en Nouvelle-France, on a donné son nom à une rivière de la vallée duSaint-Laurent, la rivière Houelle. René pense qu'il est le seul de ses descendants à avoirmanifesté de l’intérêt pour ce monde lointain. À l’annonce de la mort de Louis, quelquesmois avant son retour à Paris, René revoit l’image fantastique du rêve de ses six ans.J’avais oublié cette caravelle filant vers Québec, se dit-il.

Aujourd’hui, la tête en feu, bénissant sa bonne fortune de rentrer à Paris, il ferme lesyeux et se dit: elle est bien loin la rivière Houël, mais qui sait?

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Chapitre 4

Paris, juillet 1652

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La terreur règne dans la ville. Les portes de la cité sont closes, les marchands ne peuvents’approvisionner et les artisans n’ont pas de travail. Hors des murs, les paysansaccumulent les produits de la terre sans espoir de les vendre. Le cardinal Mazarin affamele peuple. Les Parisiens sont en colère.

- Ne va pas là mon fils. Je t’en supplie.

- Peu importe où nous sommes dans la ville, mère, le danger est le même.

René est déterminé, il ira rejoindre son protecteur, le duc de La Rochefoucauld, auFaubourg Saint-Antoine. C’est là que l’armée des princes, sous le commandement deCondé, livre une guerre d’escarmouches aux troupes du roi. Alors que les partis s’entretuent pour prendre le contrôle de Paris et du royaume deFrance, menacés de famine, de vols et de mort, les hommes encore en état de se battren’ont d’autre choix que d’adhérer à un camp ou un autre. René n’hésite pas à choisircelui qui promet de libérer la ville de Mazarin, ce cardinal italien qui veut, au nom dujeune roi Louis XlV, concentrer sur sa personne, la totalité du pouvoir religieux,politique et militaire du royaume.

De rues en venelles, à l’affût des armes et des troupiers, René sent la peur en lui. Aubruit des combats, ses jambes se dérobent. Mais devant les soldats en habits auxcouleurs des princes, il prend courage. Il longe le mur d’un édifice, s’approche destireurs embusqués derrière une barricade et court se mettre à l’abri d’un platane. À dixmètres de là, le mousquet à l’épaule et le genou au sol, le duc se tient prêt à tirer. Sur lepavé chaud et maculé de sang, René rampe vers son héros. Repéré, on le somme des’identifier. René montre ses mains nues avant de porter son regard sur de laRochefoucould:

- Je veux combattre à côté du Prince.

Ce dernier le dévisage, stupéfait:

- Je le connais, il est avec nous.

À ce moment précis, une décharge d’arquebuse atteint le militaire sous les yeux. D’unevoix tremblante il dit:

- Mes yeux! Je n’y vois plus.

Des soldats s’empressent de l’emmener en sécurité. L’infirmier de la troupe lui prodigueles premiers soins et un lieutenant court chercher le prince de Condé. Que faire? L’Hôtel

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de Ville est de l’autre côté des troupes royales, impossible de s’y rendre.

- Il faut trouver un médecin, dit Condé.

Des salves de canons retentissent dans le ciel. Provenant de La Bastille, les bouletss’abattent sur la cavalerie royale qui n’a d’autre choix que de retraiter. Condé demandequi a réalisé ce coup de maître. Se peut-il que les artilleurs de Mazarin aient dirigé lescanons contre les troupes royales? Le passage libéré, les troupes rebelles avancent dansParis et prennent le contrôle de la place forte, l’Hôtel de Ville.

Ce coup d’éclat est l’œuvre d’Anne Marie Louise d'Orléans, la cousine du jeune LouisXlV. La Grande Mademoiselle a voulu marier le monarque enfant. Mais ce mariage deconvenance lui a été refusé par Mazarin. Aujourd’hui, ayant soudoyé le directeur de laprison, elle prend une vengeance qui lui méritera la disgrâce du roi.

Le duc de La Rochefoucauld est transporté en hâte. Un médecin panse ses plaies. Miron,l’ami auquel le duc avait recommandé René et qui est maintenant son patron, s’inquiète:

- Les troupes royales reprendront l’offensive d’un moment à l’autre, il faut lemettre en sûreté.

René ajoute :

- Une émeute se prépare. Je le sais parce qu’on m’a demandé d’y participer. Pourne pas être contraint d'y adhéré, j’ai décidé de joindre les troupes princières.

On cherche un refuge où le blessé pourra recevoir son médecin sans danger. Lesrésidences des alliés et des maîtresses du Prince ne sont pas des lieux sûrs. Pendantqu’on examine les options, toutes aussi risquées les unes que les autres, René s’approchede son chef. Timidement, il suggère qu’à la nuit venue, on le transporte chez ses parents:

- Ils diront que je suis blessé. Son médecin pourra venir. Il y sera en sécurité.

Personne n’a d’objection. De ses deux mains, le duc couvre ses yeux qu’il croit aveuglésà jamais.

- Je connais ce garçon depuis trois ans. J’ai de bonnes raisons d’avoir confiance enlui.

Miron approuve d’un hochement de tête. Sans attendre, René se rend chez son père,préparer la venue du prince.

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Deux jours plus tard, les portes de l’Hôtel de Ville sont incendiées. L’émeuteappréhendée se termine par le massacre d’une trentaine d’hommes. Miron, le maître desComptes de Paris y est tué. Sans son mentor, René se retrouve sans emploi.

Jour après jour, René tient compagnie à son noble invité, l’aide, le soigne et l’encourage.

Les semaines passent. Les blessures du Prince se cicatrisent, il voit des ombres, puis desformes; l’espoir renaît. Le médecin lui recommande l’application d’onguents et l’air purde la campagne.

Peu après, ragaillardi, le prince remercie René pour le service personnel qu’il lui rend etréitère son engagement à honorer sa dette à l’égard de son père avec qui il s'est liéd'amitié:

- Mon cher René, je pense trouver refuge à Damvilliers dans la Meuse. Si vousacceptiez d’être mon aide de camp, vous me rendriez un grand service.

- Monsieur le duc, je serai vos yeux et votre armure.

- Peut-être aussi ma plume?

Dans un geste d’une rare familiarité, François Vl serre la main du jeune homme,s’approche de son visage, fait un effort pour saisir la lueur qu’il devine dans ses yeux:

- Dans l’état lamentable de ma pauvre personne, je suis plus vulnérable qu’unnouveau-né dans son ber. Aussi, j’ai besoin de l’assistance d’un homme en qui j’aiune totale confiance. Êtes-vous cet homme?

- Monsieur le duc, je n’oublierai jamais qu’au Faubourg Saint-Antoine, mon arrivéeimpromptue vous a déconcentré. C’est peut-être à cause de moi que vous avez étéblessé. Je donnerais ma vie pour vous.

Touché, de La Rochefoucauld lui confie sa bourse et lui demande de faire le nécessairepour se procurer un boguet et deux bons chevaux. Le lendemain, à la première heure, ilspartiront incognito vers la Lorraine.

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Chapitre 5

Verteuil, 1654-1661

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Je serai vos yeux et votre armure avait dit René. Peut-être aussi ma plume... avaitajouté de La Rochefoucauld. À Damvilliers, ce dernier soigne ses blessures etentreprend d’écrire le récit de sa vie avant de retourner chez lui, à Verteuil. Au cours deces deux années, René transcrit les paroles de son patron, les lui relie à haute voix, lesrature à sa demande, recommence tant qu’il le faut, pour finalement déposer sur lepapier les secrets de la vie tumultueuse du prince. René découvre ainsi des panscomplets de l’histoire de son pays.

Ses Mémoires rédigés, son acuité visuelle retrouvée, l’écrivain recouvre sa pleineautonomie et sa liberté de mouvement. Pendant ce temps, sous l'autorité du jeune roiLouis XlV, les armes se sont tues et le royaume a retrouvé la paix. Plus rien ne retient leduc loin de son château. Accompagné de René, il entreprend d’y retourner.

Sur la route de Paris, de La Rochefoucauld, son secrétaire et sa troupe d’aides de camps,de cochers, de valets et de soldats voyagent par étapes de châteaux en manoirs. Lesvisites de courtoisie du prince durent quelques jours. Mais quand il se retrouve chezd’anciens compagnons d’armes ou chez ses maîtresses, les séjours se prolongent jusqu’àdeux ou trois semaines.

Sur le dernier tronçon de route menant à la capitale, René devient irritable.

- Mais que se passe-t-il avec vous, René?

- Je vous demande pardon, Monsieur le Duc. Mon avenir m’apparaît incertain.

René se demande si son maître aura encore longtemps besoin de lui. De La Rochefoucauld l’écoute puis sans hésiter dit:

- Cessez de vous tourmenter. Il y aura du travail pour vous à Verteuil.

Il y tiendra les comptes du domaine et assistera le vieux métayer, Albin, dans ses tâches.

- Je vous nomme son assistant général. Le jour malheureux où ce bon serviteurquittera ce monde, vous le remplacerez. Cela vous convient-il?

René pense à son grand-père Éloi et aux plaisirs de la vie à la campagne. L’idéed’accomplir un jour prochain une tâche d’une telle importance, dans un domaineprincier de surcroît, ne lui aurait jamais effleuré l’esprit. Incapable de garder le calmequ’exigent les circonstances, il bondit de joie.

De retour à Paris, de La Rochefoucauld s’attarde chez des amis parlementaires et

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anciens Frondeurs. Il rencontre des éditeurs à qui il soumet, en vain, ses Mémoires. Ilrevoit enfin sa maîtresse parisienne, Anne Geneviève de Bourbon, sa confidente detoujours. Active dans la contestation du pouvoir monarchique, cette cousine du roirisquait d’être mise en disgrâce. Maintenant proche du jeune monarque, elle rassure sonamant. Louis XlV lui a pardonné ses errances. De La Rochefoucauld peut donc rentrerchez lui sans crainte de représailles. La Fronde des princes aura marqué une palpitantepage d’histoire.

***

L’équipée du prince longe maintenant les eaux calmes de la Charente, Verteuil n’est plusqu’à quinze kilomètres. Le Seigneur se fait rêveur. À la vue de la forêt de son domaine,il se revoit chassant le lièvre et la perdrix avec ses amis. À ses côtés, René admire leschamps de céréales qui s’étendent à perte de vue, il s’imagine déjà métayer, galopant surun cheval noir, commandant le travail des serfs de son maître. Par-dessus la cime desarbres fruitiers, les tours géantes du château annoncent la fin du périple.

Une voiture portant le blason des La Rochefoucauld vient vers eux. Est-ce par curiosité?Est-ce pour affirmer son autorité en ce lieu? À la surprise de René, le seigneur ordonne:

- Arrêtez !

Les deux voitures s’immobilisent une à côté de l’autre. Le cocher se lève de son siègepour saluer son seigneur:

- Enfin vous revoilà.

Sur la banquette arrière du coche, deux jeunes filles saluent le prince avec affectation.Amélie la nièce de La Rochefoucauld, lui offre ses vœux de bon retour avec un sourirecharmeur. Éloise la petite-fille d’Albin le métayer, baisse les yeux sans mot dire.

- Puis-je connaître l’objet de cette randonnée, dit le maître?

- Je vais reconduire ces dames au couvent, Monsieur le Duc.

Elles ont quinze ans et s’en vont à Poitiers, non par vocation religieuse, mais pour yfréquenter l’école des filles. Amélie va parfaire l’étude des lettres, se préparer à lagouvernance d’une noble résidence, faire l’apprentissage d’un instrument de musique,de la danse et de la broderie. Éloïse n’étant pas noble, elle sera d’abord la dame decompagnie et la chaperonne d’Amélie. De plus elle apprendra la couture, la broderie, latenue d’une maisonnée, les soins à donner aux enfants et la bienséance.

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Charmé par l’élégance des jeunes filles, René allonge le cou. Éloïse se penche pourapercevoir le jeune homme. Leurs yeux se croisent. La voiture allant à Poitiers repart.René reste coi, l’air hébété.

- Que vous arrive-t-il encore? dit le duc.

René sursaute, distrait par l’image d’Éloïse. Se tournant vers son maître, il dit:

- Ses yeux, elle a les yeux, je ne sais dire, doux et chaleureux, un peu troubles, l’unplus grand que l’autre. Était-ce pour me faire un signe? Se peut-il qu’elle m’aitremarqué, monsieur le duc?

- À voir la tête que vous faites, mon cher, je dirais bien que vous prêtez à cettejeune fille votre propre sentiment, René.

***

Chez Albin et sa femme Estelle, où il vivra dorénavant, René s’empresse de faire latournée des granges, des étables, des écuries, mais surtout des champs et de la forêt. Ledomaine du Petit Pré où il a passé son enfance lui revient, vivant comme s’il l’avaitquitté la veille. La campagne lui a manqué. Ses grands-parents, bien plus encore.

Dans la demeure, tout lui rappelle ces vieilles personnes qu’il a aimées, les odeurssucrées de la cuisine, les accents plaintifs de la vieille dame fatiguée, son acharnement àmanier le tricot, jusqu’aux froissements secs de ses jupes. Plus sévère qu’Éloi, Albinpossède, comme son grand-père, le même regard vif et ce ricanement espiègle qui luivaut l’indulgence de tous, sauf de sa femme.

Fort et travaillant, René ne craint pas de mettre l’épaule à la roue et la main à la houe.Albin ne manque pas de vanter ses mérites auprès du seigneur. Après quelques mois, onlui permet de donner des ordres.

Le château et ses annexes fourmillent de dames de compagnie, de cuisinières et deservantes de tous âges et de toutes conditions. Charmant, René fait les beaux yeux auxfilles de son âge. Certaines le lui rendent avec tant d’empressement qu’il en a le vertige.D’autres lui sourient timidement, ce qui le laisse froid. Les dames de compagnie de laduchesse font semblant de le séduire, après quoi elles se moquent de lui et l’envoientpromener.

Une femme hante les pensées de René, Éloïse. Mais voilà, elle n’est là que deux ou trois

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fois par année. Ces jours-là, sollicitée par ses proches, elle ne vient pas toujours visiterAlbin et Estelle. René la salue au passage, lui adresse la parole à l'occasion, elle sourit. Ilvoudrait être seul avec elle, mais cela n'arrive jamais. Il constate qu’elle a bel et bien unœil plus petit que l’autre. Mais il le sait maintenant, cela n’a rien à voir avec le béguin,c’est un accident de naissance. Discrètement, René épie les gestes d’Éloïse. Petite, leshanches étroites, elle laisse deviner sous ses jupes trop amples, un pas court, unedémarche gracieuse, la légèreté d’une biche, une taille fine et le charme exquis d’unepoitrine menue. Mon maître avait raison, c’est moi qui ai le béguin. René saitmaintenant pourquoi les autres femmes ne l’intéressent pas : il aime Éloïse. Je lacherche partout: se dit-il. Et elle, me cherche-t-elle? La question l’angoisse.

***

En mai de l’année 1659, Éloïse et Amélie reviennent enfin à Verteuil. Quelques joursplus tard, Éloïse vient dîner chez ses grands-parents. Contrairement à ce qu’elle faisaitau cours de ses premières années d’études à l’école des filles, Amélie n’accompagne pasÉloïse.

- Mais pourquoi donc, demande Estelle, étonnée, ne vient-elle plus nous saluercomme avant?

Éloïse connaît les motifs d’Amélie, mais vu la présence de René, elle donne une réponsevolontairement vague :

- Amélie n’est plus la même depuis quelque temps.

- Bien quoi, dit Albin, serait-elle amoureuse?

- Oui, si l’on veut, elle aime le Christ Jésus et veut y consacrer sa vie.

- Ha!

Estelle et Albin comprennent tout. Trois générations avant eux, les familles du coupleont opté pour la réforme de la religion chrétienne proposée par Luther, Calvin etd’autres, ceux qu’on nomme protestants. En France, ces réformistes ont hérité du nomde huguenots, après avoir été des luthériens. Pour la hiérarchie catholique, ils sont deshérétiques et doivent être combattus comme ennemis de la sainte Église romaine.

Depuis la proclamation de l’Édit de Nantes de 1598, les protestants sont tolérés sur leterritoire français. Dans une monarchie où règne des Rois Catholiques, sous l’autoritémorale du pape, ils n’ont pas le droit d’émigrer dans les pays voisins devenus protestantspour la plupart, ils sont tenus d’être discrets. Albin et Estelle connaissent l’histoire, ils

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savent que huit guerres de religion et des massacres ont décimé la population desréformistes. Ils savent aussi qu’au nom de la discrétion exigée par la loi, les crimescontre les huguenots passent sous le couvercle de cette même ordonnance.

Dès qu’il en a la chance, René propose à Éloïse une promenade dans les jardins duchâteau. Coquine, elle se tourne vers sa grand-mère pour obtenir la permission, la vieilledame répond d’un sourire complice. Franchement, de sa belle tête blanche, Albinapprouve. D’un pas lent, rêveur, les tourtereaux se laissent enivrer des arômes des lilas et desjonquilles. Ils contournent le marais, traversent le ruisseau qu’enjambent des ponceaux,reviennent admirer les bouquets d’iris et s’arrêtent devant le jardin des orangeraies. J'ai peine à comprendre que mademoiselle Amélie cesse tout à coup de vous

accompagner, vous qui avez été sa chaperonne. Oh, elle n'était pas, comment dire, elle n'avait pas cette ardeur religieuse avant.

Elle a changé subitement, oui subitement... Peut-être a-t-elle été convaincue par les religieuses? Peut-être. Mais je crois qu'elle a d'autres motifs. Des motifs moins nobles.

Ils s’étonnent de se parler sur le ton de la confidence, comme s’ils se connaissaientdepuis toujours. Sans se consulter, ils s’assoient sur le banc aménagé pour laconversation, près d’une table en marbre blanc. Pendant un long moment, ils demeurenten silence, immobiles et sereins. Leurs regards portent toutes les promesses de l’amour.La tendresse les unit.

Quand Éloïse vient rendre visite à ses grands-parents, ils retrouvent ces bancs etrecommencent à échanger comme s’ils n’avaient jamais cessé de le faire. Ils parlent desévènements qui ont marqué leur enfance, des amitiés et des inimitiés qu’ils ont vécuesdurant les années passées dans des institutions religieuses, de l’amour qu’ils vouent à laterre et de ce qu’ils attendent de la vie. Des mots simples et des sourires leur suffisentpour se comprendre.

Pendant ce temps, dans un des petits salons du château, Amélie et sa mère discutentâprement:

- Pourquoi ne pas m’avoir fait part de vos intentions avant ce jour, ma fille? Voussaviez pourtant que nous attendions la fin de vos études pour annoncer votremariage, un mariage, soit dit en passant, fort avantageux pour vous et notrefamille.

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- L’amour de Dieu, mère, n’est pas un don que nous avons tous à la naissance, ilarrive que la révélation de la foi soit graduelle et tardive. Mais quand Dieu nousdonne son amour et nous invite à l’aimer par la voix de son fils, ce sentiment estirrésistible.

Ces arguments théologiques tirés du catéchisme de l’église de Rome laissent la mèrefroide comme le marbre:

- Le mariage et la maternité sont d’autres façons d’aimer Dieu, vous ne l'ignorezpas. Il n’est pas nécessaire de vivre en réclusion pour être une bonne catholique.Votre mère en est la preuve.

Après une heure d’un dialogue de sourds, Amélie laisse tomber:

- Je refuse de vivre dans l’hypocrisie, mère. Vous savez que la région de LaRochelle a toujours été la capitale des hérétiques huguenots. Nous sommes troptolérants,mère. Des protestants vivent sous notre toit. Ils finiront par contaminernotre famille.

- Mais de qui parlez-vous donc, ma fille?

Amélie hésite, sachant l’amitié qui unit la famille d’Albin le métayer et la sienne depuistoujours, malgré la différence de croyance religieuse. - Vous le savez aussi bien que moi, mère. Avec ce garçon venu de Paris, ce René et

ses airs de galants, ils vont influencer Éloïse, faire d’elle, une hérétique, une... unerien du tout.

Excédée, la mère bondit de son siège, marche bruyamment vers la sortie, puis s’arrêtebrusquement, comprenant ce qui arrive à Amélie :

- Mais vous êtes jalouse ma foi, vous n’acceptez pas qu’Éloïse vive une amouretteromantique alors que vous n’êtes l’objet d’aucune sollicitation galante.

La mère éclate de rire et quitte la pièce laissant sa fille bouche bée et furieuse.

Les semaines passent, les promenades s’allongent et jamais rien n’oppose les deuxamoureux. Ils partagent les mêmes valeurs, ils ont des expériences de vie semblables.S’aimant d’un amour puissant, ils décident d’unir leur vie par le mariage.

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Son père étant incapable de venir à son mariage, René demande au seigneur des lieux delui faire l’honneur d’être son témoin, ce qu’il accepte avec empressement.

- Nous vous marierons comme si vous étiez notre fils.

Ni René ni Éloïse ne pensent à un mariage d’envergure. Mais François Vl, duc de LaRochefoucauld, ne l’entend pas ainsi. Il voit dans cette cérémonie l’occasion detémoigner sa reconnaissance à celui qui l’a mis à l’abri du danger à Paris, l’a assistédurant une année éprouvante et continue à se rendre digne de sa confiance, de sonestime. Les futurs époux voudraient faire un mariage conforme au rang qu’ils occupentdans la société et au château. Mais l’étiquette exige que la cérémonie soit digne du statutdu témoin.

Célébrée sous les officines du frère du Prince, Louis, abbé de Mercillac et évêque deLectoure, dans la chapelle du château, la magnificence de la cérémonie du mariage gèneles époux. En ce jour de célébration de leur amour, ils s’émerveillent d’être ainsi élevésau niveau social de la noblesse. À certains moments, pourtant, ils se sentent comme desétrangers dans ce décor où tout n’est qu’artifice. L’épouse du seigneur, Andrée, dame de La Châtaigneraye préside les festivités et le bal.Six des huit enfants de La Rochefoucauld et des dizaines de cousins et de cousines ysont conviés. Amélie n’étant pas noble, son absence passe inaperçue aux yeux desfêtards. Désolée, Éloïse prend congé de René un moment, le temps d’exprimer sesregrets à la mère de celle avec qui elle a passé une partie de son enfance. Tous offrentleurs vœux de bonheur aux mariés. Ce devoir accompli, ils font la fête jusque tard dansla nuit, ignorent les époux qui, subrepticement, gagnent leur chambre, soulagés et ivresdu bonheur de se retrouver enfin seuls.

***

Tout sourit à René. Une annexe du château lui sert de demeure, il vit un grand amouravec Éloïse, se prépare à devenir métayer, et comble de joie, il sera bientôt père d’unenfant.

En octobre de l’an 1660, suite à une grossesse difficile, la sage femme s’inquiète.

- Vous avez les hanches si étroites ma dame...

- Ma mère a la même taille que moi. N’empêche que je suis là.

Au bout de dix-huit heures d’efforts vains et de souffrance indicible, on fait appel au

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médecin de la duchesse. Suite à un examen rapide, l’accoucheur confirme. Le diagnosticne laisse aucun doute, le bassin de la mère est trop étroit, le bébé ne passera jamais parles voies naturelles, il faut procéder à une césarienne. Un chirurgien est appeléd’urgence. René s’affole, il est rare qu’on sauve la mère et l’enfant. Ne sachant plus s’ildoit prier ou crier, il vient près d’Éloïse, l’embrasse et dit:

- Ma douce, ma tendre épouse, il vous faut être forte et confiante. Le seigneur amandé le chirurgien le plus réputé de France pour vous opérer.

- Pour vous, mon amour, et pour le bébé, je vais mobiliser toutes mes forces. Priezavec moi et Dieu me viendra en aide.

Après un grand bonheur, les décès d’Éloïse et de son enfant laissent René dans un étatd’anéantissement sans nom. Sa vie n’a plus de sens, des heures durant il se réfugie dansla forêt domaniale où il erre sans but comme un automate. Triste à mourir dans ce lieuoù le malheur l’a frappé comme la foudre, incapable de chasser celle qu’il aime de sespensées, il songe fuir le château de Verteuil.

Le seigneur lui propose de l’accompagner à Paris au printemps et de revenir au châteaus’il le désire. Espérant que la ville, la présence de ses parents et un nouvel emploi luichangeront les idées, René accepte.

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Chapitre 6

Vaux-le-Vicomte 1661

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Dans le carrosse les conduisant à Paris, de La Rochefoucauld médite sur le sens desMaximes qu’il va publier et René, incapable d’oublier l’image désespérante de la miseen terre de sa femme Éloïse et de son enfant mort-né, pense à son avenir qu’il voitsombre et incertain. René en a assez des visites protocolaires chez les aristocrates amisdu prince. Contraint à une oisiveté qui le tue, il voudrait s’investir avec fureur dans untravail accaparant et exigeant.

Entre deux rangées de platanes parfaitement alignés, le convoi de vingt hommess’avance lentement vers l’entrée du palais. Au loin, les arrivants aperçoivent la façademonumentale du château devant lequel le parc et ses jardins, œuvre d’André Le Nôtre,jardinier et artiste le plus réputé de France, se découvrent à eux, dans son incomparablesplendeur. La dernière escale de leur périple a conduit les voyageurs au château deNicolas Fouquet, vicomte de Vaux et surintendant des finances de Louis XlV.

Aux limites des allées et des haies d’arbres, aménagées comme autant de figuresgéométriques parfaites, René aperçoit des ouvriers s’affairant au travail de terrassement.Plus loin encore, des chemins mènent aux terres en friche et aux sous-bois. Pouragrandir son domaine, le seigneur Fouquet achète tout, des boisés en repousse, deslopins de terre cultivés et même des propriétés du vieux village de Vaux. Rien nel’arrête. Ses ambitions n’ont d’égales que sa colossale fortune.

L’attrait de la terre et de la forêt émeut René. Quel endroit merveilleux. À son maître, ildemande:

- Croyez-vous, Monsieur le Duc, qu’il me serait possible de travailler sur les terresdu vicomte?

De La Rochefoucauld y voit une autre occasion de témoigner sa reconnaissance à René.Ce dernier étant une personne de confiance et un travailleur aux qualitésexceptionnelles, le duc se dit qu’en proposant son embauche au maître d’œuvre deFouquet, il s’attirera sa sympathie et celle du vicomte. Il promet de faire le nécessaire.

Durant les jours suivants, René admire les éléments d'architecture du parc. Dans la vasteallée centrale, devant les haies de buis finement taillées, les coloris des arbustes, il humel’odeur suave des arrangements floraux. Il fait le tour des trois parterres garnis des plusbeaux rosiers, se rafraîchit le visage avec l’eau limpide des bassins alimentés par unerivière détournée. Il s’arrête pour écouter le bruissement de la cascade et le gazouillis duruisseau qu’elle alimente. Même les grottes sculptées et les statues grandeur nature luiinspirent le calme et la paix.

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René arpente l’ensemble du domaine, mais toujours il revient dans les jardins faisantface au château. Il ne comprend pas tout de suite pourquoi l’ensemble lui apparaît pluspetit qu’il n’est en réalité. Un apprenti jardinier l’éclaire.

- Plus les éléments sont éloignés du château, plus ils sont longs ou hauts. Nousappelons ça un effet de perspective écrasée.

Trois jours après son arrivée, tôt un matin, la main en visière pour parer les rayons dusoleil, un visage rond d’homme jovial se présente à René:

- Je suis Jules, le premier métayer du vicomte. On me dit qu’il vous siérait detravailler au domaine.

- J’en serais ravi, Monsieur Jules.

Il sera le second métayer affecté aux nouveaux travaux d’aménagement du terrain. Dixbons hommes à tout faire sont mis à sa disposition.

- S’il y a de la végétation, vous la coupez, s’il y a des masures, vous les rasez.Derrière vous il ne doit rester qu’un sol prêt à être aménagé en jardin.

- Puis-je commencer aujourd’hui?

Jules lui présente un groupe de serfs, comme il le ferait d’un troupeau de bêtes. D’ungeste du bras, il lui indique ensuite le lopin de forêt à abattre. René se met en route, leshommes le suivent en silence.

René analyse le terrain, donne ses ordres, se place en position de surveillance puiss’emploie avec acharnement à exécuter les mêmes tâches harassantes qu’accomplissentceux qu’il commande. Pour se vider le cœur de son trop-plein d’amertume, à coups dehache et d’épaules, René se noie dans la sueur de son corps.

Incrédules, mais ébahis, ses hommes travaillent en silence. Ils surveillent le contremaîtrede l’œil, s’attendant à recevoir l’ordre d’aller plus vite, à entendre résonner les cris defainéants et de paresseux, craignent plus que tout, l’humiliation du fouet. Mais cesordres et ces cris, expressions du pouvoir absolu du maître, ne viennent pas, non plusque les coups de fouet.

Après des semaines de ce régime, les images de la mort d’Éloïse font place à dessouvenirs heureux. René repense à leur première rencontre, aux bancs sur lesquels ils sesont déclaré leur amour, à leurs ébats amoureux. Il revoit les yeux d’Éloïse, le tempsd’un sourire bref.

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Pendant ce temps, la crainte des hommes qu’il dirige avec rigueur et respect se meut endes sentiments de plaisir et de liberté. Un jour, l’un d’eux entonne le refrain d’unechanson, René l’observe pour voir s’il flâne. L’homme ne paresse pas, au contraire, lebûcheron manie la hache avec une vaillante énergie. Un autre jour, il croit assister à unebataille entre deux serfs, il s’approche en hâte pour constater que les hommes s’adonnentà un jeu de corps à corps qui amuse les compagnons.

Un soir que René et ses hommes marchent vers les dépendances où ils passent leur nuit,un des serfs lui demande pourquoi il ne se contente pas de commander, comme lesautres métayers. René répond d’un sourire nostalgique.- Vous avez déjà vu des médecins soigner le mal du corps par la saignée; hé bien

moi je soigne le mal de l’âme par la suée.

S’en suit un long silence. La sueur est le lot de leur vie, la condition de leur rang dans lemonde. Pourtant, rien n’est comme avant. Habitués à être traités comme des bêtes et àréagir en êtres bafoués, le fait de partager avec un maître une besogne harassante leurprocure un sentiment d’égalité. Mis en confiance, ils parlent:

- Nous suons comme des bêtes de somme depuis toujours et le mal de nos âmes, ilne guérit pas.

- Quoi c’est le mal de l’âme?

- Il parle en parabole, comme le Christ.

- Qu’il s’explique!

René comprend leur confusion. Il se revoit secrétaire de La Rochefoucauld: À moi, unroturier, le noble prince n’a jamais manqué de respect. C’est pourquoi je lui voue unereconnaissance infinie. Est-ce son influence qui me fait agir comme je le fais? Après unlourd silence, René essaie une explication:

- Le Christ a dit que l’homme est Un. Aujourd’hui je comprends ses paroles. Il n’ya pas d’homme supérieur aux autres, il n’y a que des conditions de vie qui nousdistingue.

- Ouais, ouais, disent les serfs.

- Ce n’est pas demain que nous cesserons de suer, dit l’un d’eux.

René le regarde avec un doux sourire et ajoute:

- Tant que nous suons ensemble, nos souffrances ne sont pas vaines.

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Au château Vaux-le-Vicomte, c’est le branle-bas de combat. Louis XlV et sa cour de sixcents personnes seront là dans quatre jours. Les quatre cents autres invités le précéderontd’un ou deux jours. Dans les appartements, les bibliothèques et le théâtre, tout doit êtred’une étincelante propreté. Même les vêtements des servantes sont reprisés, lavés etrepassés. Dans le parc, pas une brindille ne doit être laissée à l’abandon, pas une fiented’oiseau, pas une poussière ne doit souiller les bassins et les allées. Même les écuriessont nettoyées à la chaux et gardées propres. Vaux ne sera jamais plus beau qu’il ne lefut cette soirée-là, écrira La Fontaine.

Dans les cuisines, c’est la frénésie. Le grand chef François Vatel a pris des semaines àplanifier le moindre détail de ce festin qui durera trois jours. Il n’arrête pas de courird’une cave à l’autre, de mesurer les quantités d’artichauts, d’endives, d’asperges et detoutes les sauces et les mignardises préparées à l’avance. Le dix-sept août à midi, plusieurs heures avant l’arrivée du monarque et de sa suite, horsdes murs marquant l’entrée du domaine du seigneur Fouquet, la population du comtéattend avec impatience. Une haie de soldats aux couleurs royales, armes à la main, faitface à la foule. À l’intérieur de l’enceinte, les invités et le personnel du château sont disposés par ordrehiérarchique tout au long de la Grande Allée de mille quatre cents mètres. Faisant partiede la hiérarchie, René se trouve dans la quatrième rangé, derrière les nobles, lesmembres du clergé et les banquiers, mais devant les servantes, les censitaires, les valetset les serfs.

Des Vives le roi! Vives la reine! se font entendre au loin. Bientôt, le train franchit l’entréedu domaine. Quatre hérauts vêtus de justaucorps, de hauts-de-chausse et d’élégantsbottillons en cuir souple sonnent la trompette. Conduits par des palefreniers, cinquantemulets, parés de housses de velours bleu rehaussées de broderie d’or et d’argent etchargés de bagages, suivent au petit pas. Derrière eux, trente cavaliers retiennent lesbrides parées d’or de leurs chevaux blancs jupés de velours rouge. Roulent ensuite, tiréspar quatre chevaux, deux cents carrosses dans lesquels prennent place les courtisans.

Suivie de ses gardes et de leurs officiers, tous montés sur des chevaux marquetés detaches bleues sur leur poitrail blanc, arrive la calèche dorée du roi, tirée par huit jumentsalezanes. Le monarque ajoute au spectacle sa conquête la plus précieuse, la reine, dontles vêtements couverts de pierreries et de diamants illustrent la richesse de la dot

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promise par le souverain d’Espagne. En épousant l’infante Marie-Thérèse, Louis XIVannexe en effet, une partie de l’or espagnol.

De nouveaux vivats remplissent le ciel jusqu’au passage du couple. Quand le carrosseroyal arrive à leur hauteur, en silence, les hommes mettent genoux à terre et les femmesfont une longue révérence. Le roi et la reine saluent de leurs mains gantées des centainesd’échines courbées. Une fois hors de la vue du monarque, tous se redressent etretrouvent la voix:

- Comme il est beau.

- Et la jeune reine, on dirait un ange.

Pendant que les palefreniers prennent charge des chevaux et que les valets transportentles caisses dans les appartements, le parc se remplit d’hommes en costumes d’apparat etde femmes en robes plus larges que la queue d’un paon.

Quand il baisse la tête devant ses invités royaux, Fouquet ne peut empêcher unsentiment de fierté d’illuminer son beau visage. Le jeune roi le regarde avec un sourireretenu et une sévérité inhabituelle.

Disséminés çà et là sur les parterres, des présentoirs recouverts de nappes blanchescroulent sous les rafraîchissements. Les vins de Champagne et les rosés coulent à flots.

Dans la salle du banquet où les mille convives prennent bientôt place, les tables seremplissent de plateaux de fruits exotiques, de légumes variés et de mille bouchéesgourmandes. Des serviteurs vêtus de blanc, s’avancent à la file indienne et déposent aumilieu des tables parfaitement alignées, des faisans montés, des perdrix reconstituées,des lapins en croûte, des morues entières, des crabes aux pinces gorgées de mollusques,des canards huppés et des sangliers rôtis à la broche. Pour chaque plat, les échansons duvicomte offrent les meilleurs vins.

À la fin de la soirée, les valets transportent les restes sur des toiles disposées sur le sol,derrière les écuries pour le personnel du domaine et de l’autre côté des murs pour lesgens du comté. Le festin des pauvres ne dure pas une heure. S’il reste des victuailles, onles transporte dans les chaumières.

Dans les salons, la musique d’ambiance fait place à des rythmes enlevants. Depuis queLouis XlV a fondé l'Académie Royale de la Danse, en mars 1661, cette activitépopulaire a pris une importance capitale; les gentilshommes du royaume y consacrent

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autant d’ardeur et de sérieux qu’au maniement de l’épée. Le couple royal ouvre le balavec une courante à trois temps, une danse d’origine italienne que le monarqueaffectionne tout particulièrement. Suivent les passe-pieds, les menuets et toutes lescourantes de village. Quand minuit sonne enfin, le roi et la reine se retirent dans leursappartements.

Le lendemain après-midi, le théâtre du château se remplit des invités. On se réjouitd’assister à la première de la comédie-ballet Les Fâcheux, sur laquelle Molière travailledepuis seulement quinze jours. La rumeur veut que le roi ait contribué à l’écriture deplusieurs passages de la pièce. Reconnaître ces vers, dire en quoi ils diffèrent des autres,voilà le défi que veut relever chaque spectateur. Le Roi demeure le même tout au longde la pièce, un sourire énigmatique aux lèvres, applaudissant à l’occasion, il ne donneaucun indice...

Au troisième jour du banquet, René peut enfin reprendre son activité professionnelle.Pendant qu’il donne des ordres à ses subalternes, un homme en habit de clerc l’observeen souriant. Il s’approche de lui.

- N’êtes-vous pas René Houâllet?

René reconnaît la voix chantante de Nazaire le Marseillais. À Damvilliers, alors queRené était le secrétaire du duc de La Rochefoucauld, Nazaire était le chef de la sécuritéde la forteresse.

- Vous avez troqué la plume d’un prince pour la hache d’un vicomte.

- La plume m’était plus lourde que cette hache. Je suis un homme de la terre et dela forêt.

Assis sur des bûches, dans le plaisir des retrouvailles, les deux hommes se racontent.Après un silence, Nazaire observe autour de lui, s’assure de n’être entendu de personneet plonge ses yeux dans ceux de René:

- Méfiez-vous, mon ami.

- Mais de quoi?

À voix basse, Nazaire rapporte la rumeur:

- Des puissants veulent la tête de Fouquet, votre patron.

- Des rumeurs, dites-vous?

- Elles sont comme la fumée; sans braise elles ne s’élèvent pas.

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Le vicomte possède les plus beaux jardins, donne les plus fastueux banquets, pensionneles meilleurs artistes du royaume, affiche une richesse extravagante. Le roi ne peut enfaire autant. Les alliés du roi, les ennemis de Fouquet, le soupçonnent de profiter de sontitre de surintendant des finances pour s’enrichir personnellement.

- Louis XIV lui a fait promettre de ménager ses transports, de pratiquer une gestionplus saine de ses finances, dit Nazaire.

René, incrédule, conclut:

- À en juger par le faste de la présente réception, force est d’admettre qu’il s’enmoque.

Plus encore, Louis XIV est furieux. Son château du Louvre est vide et ses jardins nesouffrent pas la comparaison avec ceux de son ministre. Il est le roi et personne ne doitlui faire ombrage. Le monarque ne peut admettre l’humiliation. Son rival est perdu.

Dans le carrosse le ramenant à Paris, le jeune roi dit à sa mère: ah, Madame, est-ce quenous ne ferons pas rendre gorge à tous ces gens-là? Fouquet vient de donner sa dernièreréception. Voltaire résumera ainsi cette fête célèbre: Le dix-sept août à six heures dusoir, Fouquet était le roi de France : à deux heures du matin, il n'était plus rien.

***

Le cinq septembre 1661, lorsque d’Artagnan l’arrête pour motif de malversation sur laplace de la cathédrale avec quinze de ses Mousquetaires, Fouquet dit: le roi est bien lemaître, mais j’aurais souhaité pour sa gloire qu’il eût agit plus ouvertement avec moi…

René se souvient des paroles de Nazaire. S’il arrive quelque chose au seigneur Fouquet,tous ses amis, ses collaborateurs et ses employés seront suspectés de collaboration etrigoureusement questionnés. Ils feront tout pour obtenir des aveux. Il vaudra mieux vouséloigner de la scène avant qu’ils en arrivent là.

***

Les perquisitions et les enquêtes commencent deux jours plus tard. René se réfugie àParis, en sécurité chez ses parents.

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Chapitre 7

Paris, 1662-1663

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La France est paralysée. Le procès de Fouquet, le flamboyant ministre déchu, mobilisele pouvoir du monarque et de son gouvernement. Pendant l’enfance du jeune roi,Mazarin, son premier ministre, a mâté les Frondes des parlementaires et des princes quirefusaient la soumission. Maintenant qu’il est adulte et règne de plein droit, Louis XlVpoursuit sa conquête du pouvoir absolu. Fouquet a fait l’erreur de croire qu’en sa qualitéde fidèle serviteur du royaume, il pouvait jouir d’une richesse ostentatoire. Il en payerade sa liberté.

Au jardin des Tuileries, au cœur de Paris, les effluves doucereux des feuillus printaniersembaument l’atmosphère, mais n’atteignent pas René, non plus que Nicolas son ami,trop préoccupé par le procès de leur ancien patron accusé de malversation. L’airsolennel, Nicolas tend à René un document écrit de sa main. Il lui demande de lire: moi,Charles Nicolas Dupin, ayant été au service de la famille Fouquet pendant trente ans,j’affirme qu’il est faux de prétendre que le vicomte ne possédait pas de fortune avantd’être nommé surintendant des finances du royaume de France. Mon maître a hérité deson père qui était un commerçant fortuné.

- Ne déposez pas ce libelle Nicolas, ils vont vous mettre à la Bastille, comme ilsl’ont fait pour tous ceux qui ont pris sa défense.

- Je dois cela au vicomte, René. Toute ma vie, j’ai été fidèle aux Fouquet. Je leurdois tout. Je ne peux rester passif devant l’injustice dont il est l’objet.

Depuis plus d’un an, Fouquet médite dans l’obscurité de sa prison, au secret, sans encre,ni papier, ni médecin, sans accès aux pièces du dossier de son procès et sans avocat. Ennovembre, utilisant de la suie de la cheminée en guise d’encre, Fouquet rédige sesDéfenses sur ses chemises en lin blanc. Un ramoneur les fait sortir de la Bastille.Imprimés dans l’anonymat et la clandestinité, ses écrits se répandent dans le payscomme fumée de poudre. Fouquet clame son innocence tout en affirmant sa loyauté auroi.

Son procès va s’étaler pendant trois ans et passionner les Parisiens. Au prononcé duverdict final, quatorze juges se prononceront pour le bannissement; dix voteront la mort.Insatiable, Louis XIV utilisera son droit de grâce pour aggraver cette sentence etcondamner Fouquet à la prison à perpétuité. Au donjon de Pignerol, il survivra dix-huitans dans des conditions difficiles. Là-bas, pour le réduire au silence, on lui fera porterdes chemises noires. Voltaire écrira: Fouquet, pour avoir dissipé les finances de l’État et pour en avoir usécomme des siennes propres, n’en avait pas moins de la grandeur d’âme. Sesdéprédations n’avaient été que des magnificences et des libéralités!

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Courageux, Nicolas Dupin dépose son libelle. Vu son âge et son statut de domestique, ilne va pas en prison. Dédaigneux, le juge lui dit:

- Monsieur, votre cri du cœur est certes sincère. Mais quel poids cela peut-il avoirdans un procès où la probité d’un ministre est en cause? Rentrez chez vous etlaissez la justice suivre son cours.

Déconcerté, Nicolas ne sait que répondre.

Le lendemain, il confie son émotion à René :- Enfermé à la Bastille, j’aurais souffert dans mon corps. L’humiliation m’est mille

fois plus douloureuse que la prison. Mon geste n’aura servi à rien.

Quelques mois avant, pour ne pas subir une inquisition sans vergogne, René avait fuiVaux le Vicomte. Il s’était alors senti lâche et félon.

- Aujourd’hui, je ne regrette rien. J’aurais été l’objet d’une injustice. Ma souffranceaurait été stérile, inutile comme la vôtre, cher Nicolas.

***

À la même époque, dans sa Normandie natale, Marie Boette, pauvre et orpheline, doitmendier et se prostituer pour survivre. Un marin lui dit:

- En Nouvelle France, il y a dix hommes pour une femme, tu y trouveras un mari,tu auras une maison sur une ferme et tu pourras élever une famille.

Marie vit aux crochets du marin qu’elle accompagne jusqu’à Québec. Arrivée dans sonnouveau pays, elle débarque en solitaire pendant que lui poursuit sa route jusque dansles Antilles. Elle ne le reverra jamais.

***

À sa descente du navire, en août 1662, Marie est recueillie par des religieuses. Aprèsdeux semaines de vie rangée dans la communauté, l’aumônier lui parle de MartinGuérard:

- Un homme généreux et sensible. Il vous fera un bon mari.

Pressée de quitter un milieu qui ne lui convient pas, Marie accepte, sans plus de

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fréquentation, ce mariage de convenance. Martin Guérard, homme terne et impuissant,n’a rien de compatible avec Marie, femme ardente et passionnée.

***

Au printemps de l’année 1663, intrigué par les paroles du crieur public, René s’approche- Le roi réorganise le gouvernement de la Nouvelle-France. Lisez La Gazette de

France. Vivez l’aventure du Nouveau Monde.

René achète le journal, s’assoit à la table d’une taverne et lit: le pays sera administrételle une province française, avec un gouverneur sur place. Le roi demande l’envoi desoldats, d’artisans et de fermiers pour coloniser le pays, de femmes pour favoriserl’équilibre démographique et le peuplement accéléré de la nouvelle province.

René suspend sa lecture. La référence à la ferme fait remonter en lui des images de sonenfance chez son grand-père Éloi. Il tente de poursuivre la lecture du journal, mais n’yparvient pas. Comme des éclairs dans un ciel noir, les personnages qui ont illuminé savie lui reviennent en cascade. Il se revoit à l’époque où il est secrétaire du duc de LaRochefoucauld. Sur la route les ramenant à Paris, ils ont parlé de la Nouvelle-France, duCanada. Au fil d’une conversation, se souvient-il, il a raconté sa visite à Brouage, en1641, sa rencontre avec Louis Houelle, l’ami de Champlain, dont un affluent du Saint-Laurent porte le nom. L’air amusé, de La Rochefoucauld lui a demandé:

- Et pourquoi donc, a-t-on donné le nom de votre famille à cette rivière?

- Le cousin de mon grand-père était un dévot et un homme persévérant jusqu’àl’acharnement. Nous lui devons l’envoi de la première mission catholique en terrefrançaise d’Amérique.

François avait souri:

- Hé bien, je crois que nos deux familles ont une chose en commun.

Vers 1590, Antoinette de Pons, la grand-mère de La Rochefoucauld, arme des vaisseauxqui furent confiés à Samuel de Champlain. Elle devient aussi suzeraine du Canada,qu’elle possède en entier, à l’exception de Port-Royal. - La Nouvelle-France, et par conséquent la rivière Houël, appartenait donc alors à

votre grand-mère?

- Voilà!

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Son verre de bière à la main, nostalgique, René s’interroge sur le sens de sesréminiscences : pourquoi cet appel du roi provoque-t-il tant de remous en moi? Près delà, faisant vibrer les cordes de sa cithare, un ménestrel chante: Même Amour me dit à toute heure Avec un langage moqueurQu’en vain je change de demeureNe pouvant pas changer de cœur.

L’artiste le salue d’un grand coup de chapeau comme pour l’inviter à le suivre etpoursuit sa tournée des lieux publics. L’à-propos du poème étonne René: C’est pour nepas écouter mon cœur qu’en vain je change de demeure? Même Amour me dit à touteheure.... Ces premiers mots de la chanson lui rappellent Éloïse. Quelques jours avant demourir, elle avait dit en s’efforçant de sourire :

- Mon amour, vous avez l’âme d’un défricheur, vous aimez la solitude et la liberté.Un jour vous trouverez ce pays où vous construirez votre maison. Et ce jour-là,vous penserez à moi.

Comme la sève dans l’arbre, un flot de larmes remplit les yeux de René. Il s’entend direaux serfs de Vaux le Vicomte. Hé bien moi, je soigne le mal de l’âme par la suée. Unepensée le réjouit: déboiser une forêt sauvage, défricher un sol neuf et construire unpays, voilà de quoi faire suer son homme pendant toute une vie! Les idées se bousculentdans sa tête. René se rappelle son rêve où il traverse l’océan avec Champlain et songrand-oncle Louis, il revoit l’enfant qu’il était, se promettant de boire l’eau de la rivièreHouël: J’ai la terre dans le cœur, la liberté dans l’esprit. C’est ce qu’Éloïse appelaitl’âme d’un défricheur. Voilà pourquoi cette requête du roi provoque tant de remous enmoi.

Près de là, un homme en haillons demande la charité, implore sa bonté:

- Je vais mourir de faim mon bon Monsieur, pitié pour un grand malade, pitié, pitié.

Ému, René dépose deux sous dans le chapeau miteux, tendu par la main sale ettremblante du malheureux. Un gaillard d’allure suspecte avance vers le donneur enlorgnant son escarcelle; René se sauve vers la rue des Ursulines. Aussi misérable queson maître, un petit chien bâtard aboie furieusement, bondit en sa direction, comme pourlui reprocher son manque d’audace. Grimaçant de dépit en voyant René fuir, le costauds’éloigne à la recherche d’une victime moins alerte.

René déteste la misère, la délinquance et la criminalité. Épris de justice, il n’arrive pas à

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s’habituer à la ville, à ce monde où la pauvreté et l’indigence des uns n’ont d’égal que lefaste et l’ostentation des autres.

Un irrésistible besoin de confier ses états d’âme à son ami le fait bifurquer vers lademeure de Dupin. René raconte à Nicolas les épisodes de sa vie que ce dernier ignore.Volubile, René laisse sa nourriture refroidir dans son assiette. Nicolas tente d’amener laconversation sur son sujet préféré, le procès de Fouquet. Rien n’y fait, René ne pensequ’à une chose: dire pourquoi il va quitter la ville, quitter la France, partir vers le paysde l’aventure et de la liberté. - Dans ce monde sauvage, l’espace est infini, tout est possible.

Nicolas le regarde comme le fils qu’il n’a pas eu et confie:

- Je ne vous ai jamais vu dans cet état, vos yeux brillent comme ceux d’un enfant àqui on promet de décrocher la lune. Je vous envie, mon cher.

Insouciant, René court vers le logis de ses parents en se disant: demain, j’entreprends lesdémarches pour mon engagement outremer.

***

Sur une ferme du roi, ce même jour, François Houâllet, le père de René, monté sur sondestrier, menace de sanctions sévères, une famille de censitaires sans le sou, incapablede verser ses impôts au roi. En sa qualité de Contrôleur général des finances duRoyaume de France, François dispose d’une milice armée qui n’hésite pas à battre sansvergogne les récalcitrants. L’homme aux cheveux grisonnants plisse les lèvres, fait signeà son secrétaire de prendre note et dit sur le ton de la sommation:

- Je vous accorde deux semaines, pas un jour de plus.

Misérables, les hommes répondent:

- La terre n’a rien donné.

- Nous n’avons pas de quoi nourrir nos enfants.

S’appuyant à l’épaule d’un frêle garçon de quinze ans, une vieille dame à la peaumarquée de mille crevasses s’avance vers le collecteur d’impôt. De ses doigts croches,elle pointe le gros ventre de François puis la malle aux couleurs du roi que des miliciensprotègent de leur mousqueton:

- Vous êtes assez gras et le roi assez riche. Si vous revenez, vous devrez m’occire

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avant de toucher un des miens.

En retrait, le patriarche de la famille ajoute:

- Hé moi, je tuerai celui qui osera lui faire du mal.

Les hommes de main du fonctionnaire se regardent et font des moues amusées. Sous sonample chemise d’un blanc immaculé et aux manches garnies de dentelle, Françoisbombe le torse. Lentement, il glisse sa main droite derrière la garde de son épée et, d’ungeste sec, en saisit la poignée:

- Toute agression contre un représentant du roi est punie de mort. Ne l’oubliez pas.

Relâchant lentement l’empoigne de son arme, François nantit les indigents d’un souriresardonique, leur tourne le dos et s’éloigne sans relâcher la bride de son cheval. Marchantderrière lui, le secrétaire se retourne, balaye la scène de ses yeux gris, puis arrête unregard stupéfait sur trois hommes qui affectant une mimique de défie, lèvent un poingmenaçant.

- On vous nargue, dit-il à son patron.

- Bah, réplique François, pour éviter la bastonnade, ils se feront doux comme desagneaux.

Les récoltes de l’année ont été gâchées par un soleil ardent et des pluies timides.Amaigries, les familles ne mangent qu’un repas par jour, le plus souvent une soupe dechoux ou de navets. Le peu d’argent qu’ils tirent de leur travail est soigneusement gardépour payer le loyer du lopin de terre qu’ils cultivent, les taxes seigneuriales et lesfunérailles des morts.

Le secrétaire dit:

- Vous croyez qu’ils trouveront de quoi payer leur impôt?

- Mais oui, ces gens-là nous jouent la comédie voyons. J’ai l’expérience. Si je neles taxe pas, ils se saouleront à la première occasion.

***

Dix jours plus tard, son contrat en main, René rentre chez lui, serein et fier d’annoncer àses parents qu’il quitte son travail de commis comptable pour répondre à l’appel du roid’aller coloniser la nouvelle province française.

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Des bruits de vitres cassées et des cris d’homme en colère attirent son attention. Renés’arrête sous le porche d’une résidence. Trois hommes armés de gourdins et de pierresattaquent la maison de son père en criant des insultes:

- Infâme collecteur d’impôt!

- Suppôt du roi!

- Voleur!

Des coups de feu retentissent de l’intérieur de la maison. Un homme est blessé à lajambe et tombe au sol en hurlant de douleur. René s’approche et crie:

- Père, je m’occupe d’eux.

En position d’attaque, armes aux poings, les deux hommes avancent vers René. Françoissort de la maison, fusil à la main. Il saisit le gourdin du blessé et le lance à René. Agileet souple, René esquive les coups, attire ses poursuivants dans un étroit passage où ilpeut combattre les hommes un à la fois. Les assaillants se partagent les attaques sansdonner de répit à René. François surveille la scène, prêt à intervenir avec son arme si sonfils se trouve en difficulté. Un des agresseurs est atteint. Le crâne fracassé il s’effondrelourdement. L’homme blessé à la jambe attrape une pierre et la lance dans le dos deFrançois. Ce dernier tombe à genoux. Un coup de feu éclate. La décharge touche ledernier combattant à l’épaule.

Quand les miliciens de François arrivent, ils n’ont qu’à cueillir les blessés et transporterle corps à la prison du Châtelet. Ahuris, les voisins s’approchent pendant que lesHouâllet entrent chez eux. La bataille n’aura duré que dix minutes.

Ce soir là, abasourdi, François ne cesse de vilipender les auteurs du crime. À René il dit:

- J’ai besoin de protection. Je vous demande, encore une fois, mon fils, de travailleravec moi.

- J’ai d’autres projets, Père.

Encore sous le choc, il ajoute:

- Je viens de tuer un homme. J’ai horreur de la violence, surtout quand elle s’exercecontre de pauvres paysans.

Plus que jamais, René pense à la liberté qu’il croit trouver en Amérique. Mais lescirconstances ne se prêtent pas au dévoilement de ses projets. Tout au long de la nuit

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blanche qui s’ensuit, incapable de chasser de son esprit la vue du sang de l’homme qu’ilvient de tuer, René se dit: que viennent le Nouveau Monde, le Canada, qu’enfin je quittece pays de misère et d’injustice.

Au dîner du lendemain soir, indigné de n’avoir pas été consulté sur les projets de sonfils, François n’a que des reproches à lui faire :

- Avec l’instruction que je vous ai procurée à grands frais et votre expérience detravail, vous pourriez devenir haut fonctionnaire comme moi et jouir desprivilèges de la bourgeoisie. Vous choisissez de quitter un pays qui rayonne sur lemonde pour vous exiler dans une contrée perdue dans la neige et peuplée desauvages. Vous perdez la raison, mon fils.

- Devenir commis de l’État ne me dit rien et je déteste les manières hypocrites desbourgeois, Père.

Encore sur le choc des événements violents de la veille, le père n’insiste pas. Imaginantle pire, la mère de René l’exhorte:

- Pensez à ces marins morts en voulant braver les dangers de la mer. Pensez auxmaladies terribles qui vous guettent. Si, par bonheur, la mer ne vous réclame pas,vous devrez fréquenter des tribus sauvages, habiter des cabanes en bois et vousdéplacer en forêt dans un pays de glace et d’espace sans fin.

- Voyons mère, je ne vais pas là-bas pour courir les bois, j’y serai défricheur etfermier. Je pratiquerai le noble métier de mes ancêtres et de mon grand-père Éloi.

Croyant trouver un argument convaincant, elle tente d’orienter son fils vers la campagnefrançaise, en Charente-Maritime, dans le pays de son enfance:

- J’aurais l’impression de revenir en arrière et cela ne me ressemble pas. Maréflexion est terminée, Mère. Le hasard a voulu que vous me prénommiez René,ce qui signifie renaître, ce patronyme me servira de devise. Je veux renaître dansun nouveau pays, un pays de forêts à abattre et de terre à défricher, sur uncontinent à conquérir.

René compte sur sa forte constitution, sur sa capacité à appréhender le danger et sur sondésir d’aventure. Homme prudent, il s’engage pour trente-six mois au cours desquels ilrecevra un salaire de subsistance. Après trois ans, s’il le désire, il pourra revenir auxfrais de l’État. Mais dans sa tête, il part pour toujours, confiant en lui-même.

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Chapitre 8

Océan Atlantique, 1663

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Avant de transporter ses pénates jusqu’à La Rochelle où il s’embarquera pour laNouvelle-France, René se rend à Verteuil où reposent Éloïse et son enfant. Une viveémotion le remplit de larmes quand, les yeux fixés sur l’épitaphe il croit entendre la voixtremblante de celle qu’il aimait: un jour, mon cher mari, vous trouverez le pays où vousconstruirez votre maison. Ce jour-là, vous penserez à moi. Sans se soucier des gensautour de lui, il répond à la morte: chère Éloïse, je l’ai trouvé ce pays, mais une penséeme désole, comment pourrais-je y bâtir un toit sous lequel vous ne serez point avec moi?

Sur la tombe de ses grands-parents, René fait une autre prière d’adieu: Hé oui! Grand-père, je vais suivre les traces de Champlain et de Louis, votre cousin. Je serai fermiercomme vous et si Dieu le veut, je vivrai près de la rivière Houël, dans la vallée du Saint-Laurent.

Un matin de mai, le jour où doit s’effectuer le départ, son baluchon sur le dos, Renédescend la pente raide menant au port. Deux caravelles attendent en rade, immobilescomme des rochers dans la plaine. Aucune chaloupe ne fait la navette entre la rive et lesnavires. Sous un ciel gris du bord de mer, le temps doux et humide de mai ralentit sonpas et celui des autres marcheurs. Certains voyageurs descendent vers la mer, d’autres enreviennent penauds. Des familles se rassemblent autour de quelques religieux. Trente-cinq élégantes jeunes femmes suivent des religieuses sur le chemin les ramenant aucouvent. Des hommes cherchent une connaissance avec qui converser ou un logis oùhabiter en attendant l’aval d’un vent favorable. Il n’y aura pas de départ aujourd’hui.

Souhaitant trouver refuge au collège de son enfance, René s’y rend et rencontre Simon,un ancien camarade de classe devenu frère de la communauté des Récollets etenseignant. Habitué aux caprices du temps, le religieux invite René à partager la vie desmoines le temps qu’il faudra et de profiter de la nourriture de sa communauté:- Sur ces bateaux, cher ami, c’est la disette. Vous devez faire des réserves si vous ne

voulez pas être malade.

Montrant ses biceps René ajoute, fier:

- Rien qu’avec ça, je peux faire un mois.

- Méfiez-vous, ces traversées sont parfois trop longues. Depuis mon enfance,j’entends des histoires à faire frémir les plus robustes.

Jour après jour, sur la grève, la scène se répète. La mer, étale comme un miroir,silencieuse comme une nonne en prière, complice d’une brise évanouie, impose sonpouvoir souverain.

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Un matin qu’ils marchent en direction du rivage, les deux amis croisent les religieusesen robes grises suivies de leurs protégées. Parmi ces dernières, Simon reconnaît deux deses cousines. Il court vers la tête du cortège pour demander la permission de converseravec elles et de les reconduire lui-même au couvent où elles séjournent. De bonne grâce,la responsable acquiesce à sa demande. Revenu près des deux femmes, il les salue aveccourtoisie avant de les présenter à René:

- Voici mes cousines, les sœurs Catherine et Marguerite Moitié, elles sont deBrouage, comme moi.

Affable, René les salue d’un geste ample et gracieux. Elles répondent d’une légèreflexion du genou et d’un sourire réservé. Délicat, Simon explique à René que sescousines sont orphelines d’un père qui fut un fidèle serviteur du roi.

- Mais par quel dieu, demande Simon, en êtes-vous venues à vouloir partir pour leNouveau Monde?

- Hé bien, mon cousin, dit Catherine, depuis notre naissance, nous jouissons de laprotection du Roi. Nous avons reçu une bonne éducation et pratiqué les vertuschrétiennes. Aussi, quand Sa Majesté a fait appel à notre générosité et à notrepatriotisme, nous y avons vu l’occasion de lui rendre hommage.

Marguerite Bourgeois nommera Filles du roi, les jeunes personnes que le roi faisaitélever à l'hôpital général de Paris, toutes issue de légitimes mariages, les unesorphelines et les autres appartenant à des familles tombées dans la détresse.

René apprend que ces femmes destinées au mariage ont été recrutées par François deMontmorency Laval, évêque de Pétrée et vicaire apostolique de Québec.

- Remercions Dieu de nous faire voyager avec lui, dit Margueritte, il saura nousprotéger.

Revenu de Québec l’année précédente, le religieux, fils d’une grande famille de nobles,y retourne après avoir obtenu des faveurs de Louis XlV. Fort d’un édit sur la prohibitionde l'eau-de-vie, d’ordonnances pour la création du Conseil Souverain et la constructiondu Séminaire de Québec, le religieux repart avec la promesse que son siège de Québecsera bientôt élevé en évêché. Soucieux de favoriser le peuplement de la colonie,Monseigneur de Laval consacre le reste de son temps à recruter des colons, des hommes,mais aussi des femmes.

Le seize juin 1663, le vent donne enfin souffle de vie à la mer. Quand les voyageurs se

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présentent à l’embarquement, les matelots sont déjà à l’œuvre. Au moment de monterdans la chaloupe, Simon laisse glisser de son épaule un sac contenant du mout de raisin,des légumes et de la confiture:

- Prenez ça mon cher, vous en aurez besoin.

Reconnaissant, René fait ses adieux à son ami.

- Ce geste sera mon dernier souvenir de la mère patrie. Jamais je ne vous oublierai,Simon.

Dans les dernières chaloupes assurant le transit vers l’Aigle d’Or, respectant l’ordrehiérarchique, les dignitaires prennent place. Monseigneur de Laval est le dernierpassager à lever le pied du sol français. Devant lui, Louis Gaudais-Dupont, lecommissaire royal chargé de prendre possession du pays au nom du roi et Augustin deSaffray de Mésy, le nouveau gouverneur du Canada, saluent de la main un groupe deparents et amis venus leur dire au revoir, ou adieu.

Pendant que les dignitaires traversent le pont du navire pour se rendre dans leurs cabinessituées à l’étage supérieur, les autres voyageurs et les membres de l’équipage les saluenten silence.

L'expédition commandée par Gargot, capitaine de l'Aigle d'Or, comprend un secondnavire, le Jardin de Hollande, du capitaine Jean Guillon.

Pendant que l’embarcation s’éloigne du rivage, René, mélancolique, garde les yeux fixéssur les tours de Saint-Nicolas et de la Chaîne. Jusqu’à ce qu’elles disparaissenttotalement de sa vue, il pense à Éloïse et à son grand-père Éloi.

Au moment de se retourner, il se demande pourquoi l’image du ménestrel de sonquartier parisien, le saluant de son grand chapeau noir et d’un sourire narquois, luirevient à l’esprit. À un moment où tout se bousculait dans sa tête, les paroles du poèteont donné sens à sa vie et le coup de chapeau c'est le salut de la France à un des siens.René sourit, se tourne résolument vers l’avenir, vers le pays qu’il espère conquérir à laforce de ses bras. La gravité de son geste lui inspire une prière: oh Dieu tout puissant,père de toute chose et voix de l’infinie bonté faites que ce voyage soit heureux et que mavie de défricheur soit un hommage à votre céleste grandeur.

***

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Durant les premières semaines sur l’océan, sous la poussée d’une brise trop légère, leciel sans nuage célèbre avec la mer frémissante un mariage de couleurs monotones.Tanguant faiblement au gré des vagues, les deux embarcations bercent paresseusementdes voyageurs somnolents. Seul le léger gonflement des voiles indique aux passagersqu’ils avancent vers l’autre monde.

***

À la fin de la troisième semaine, des nuages noirs érigent dans le ciel une muraillemenaçante. C’est la tempête. En quelques minutes, les voiles sont baissées et lesvoyageurs confinés aux cabines et dans les cales.

Bientôt des vagues rageuses se fracassent lourdement sur la coque des vaisseaux ets’évanouissent en écume jusque sur les ponts. Sous une pluie torrentielle, la foudretransforme en enfer la voûte céleste. En périphérie de l’ouragan, attirées vers l’œil ducyclone, puis repoussées vers le large, les caravelles sont ballottées comme des épavesindolentes.

Pris de vertige, les voyageurs s’agrippent tant bien que mal aux barreaux des couchettes.Les cris stridents des femmes se mêlent aux bruits lourds des vagues et aux éclatsrageurs du tonnerre. Plusieurs passagers sont malades. Les plus dévots disent des prièresque les échos de l’orage transforment en évocations dépourvues de sens.

Soudés aux gouvernails, les capitaines commandent les manœuvres qui font glisser lesembarcations dans les moindres ruptures du mouvement d’attraction du cyclone. Mètrepar mètre, voguant parfois en équilibre sur la crête de l’eau, ils s’éloignent du gouffre.Pendant l’interminable nuit, une lutte sans merci se joue entre des hommes et la natureen furie.

Au matin c’est le calme. Quand les passagers sont enfin autorisés à revenir sur le pont del’Aigle d’Or, les membres de l’équipage sont en prière, pleurant la perte d’un des leurs.Au pire de la tempête, une déferlante de dix mètres de haut s’est brisée sur le navire.Soulevé par la vague, le marin parvint néanmoins à s’accrocher au bastingage. Lecapitaine raconte la suite:- Les matelots sont accourus pour le secourir, mais avant qu’ils n’aient pu le

rejoindre, une autre vague lui fit perdre prise et l’emporta. C’était un bon marin.Que Dieu ait son âme.

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Spontanément, le vicaire apostolique de Québec se joint à eux. Après un Te Deum à lamémoire du noyé, il demande une minute de recueillement.

Sous un ciel nuageux, les navires filent maintenant à toute allure. Les voyageurs setassent sur les ponts pour admirer le spectacle des crêtes d’écume blanche qui sedétachent d’un tapis houleux, les plus beaux moments du long périple.

***

Après dix jours de cette brise enchanteresse, au grand désespoir des voyageurs, le calmeplat immobilise les voiliers. Des semaines durant, les caravelles demeurent figées aucentre de l’océan, comme des bibelots au centre d’une immense table en verre bleu.

Amaigris, les nerfs à fleur de peau, les passagers de l’Aigle d’Or cherchent descoupables à leur malheur. Tôt un matin, courant sur le pont, une femme affolée lance descris à fendre l’âme:

- Il est mort, mon mari est mort et mon fils est mourant! Nous allons tous mourir!Ce bateau est maudit.

René et les sœurs Moitié accourent vers la femme:

- Madame, il faut vous calmer, nous allons quérir le chirurgien, il va sauver votrefils.

De ses mains osseuses, la femme éplorée frappe faiblement la poitrine de René.

- Vous êtes des papistes, je vous ai vu avec cet évêque. Je ne veux pas de votre aide.

Décontenancées, les sœurs Moitié reculent d’un pas. René court chercher le médecin.Des badauds marmonnent, l’air méchant. Un d’eux s’écrit:

- Cette femme a raison. Les forces maléfiques se sont emparées de ce bateau.

- Oui, hurle un autre, les catholiques sont cupides et vicieux, Dieu veut nous punirparce que nous voyageons avec eux.

Les reproches habituels des puritains huguenots éclatent:

- Les papistes prêchent la modestie et vivent dans des palais.

- Ils se prosternent devant des icônes en or et en argent.

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- Ils prêchent le célibat, mais ils ont des maîtresses.

Un jeune soldat frêle et malade clôt l’accusation: - Les prêtres papistes sont des sodomites, Dieu veut qu’on les tue.

Le chirurgien de l’expédition arrive enfin, prend le bras de la mère éplorée et la conduitvers les couchettes de son mari décédé et de son fils. Le médecin constate ledéchaussement des dents et la purulence des gencives. C’est le scorbut, cette terriblemaladie qui, à travers des hémorragies et d’atroces souffrances, provoque la mort.

Pas étonnant, pense le soigneur, ces passagers sont victimes d’une carence alimentaire.Nourris au seul brouet, un mélange de farine, de lard et d’eau, les voyageurs deviennentvulnérables après seulement quelques semaines.

Sur le pont, frappant de sa jambe de bois sur le sol, le capitaine Gargot, accompagné decinq soldats en arme, tente d’imposer l’ordre, mais son cri se perd dans la cohue. D’ungeste militaire, pointant le ciel de sa canne, il ordonne :

- Feu.

Un silence fragile suit la décharge des arquebuses. Tanguant de bâbord à tribord,l’officier s’approche des hommes sur le point d’en venir aux coups. Les armess’abaissent vers eux. D’un ton ferme, il dit:- Nous avons survécu à une terrible tempête. Si Dieu et le diable avaient voulu nous

punir, ils avaient beau jeu de le faire alors que nous étions tous à un cheveu de lanoyade.

Trente ans de mer ont appris à Gargot qu’il est plus facile de survivre aux assauts dutemps qu’à la panique qui s’est emparée des voyageurs.

Un homme grand et décharné avance d’un pas vers le capitaine en balayant du regard lesdignitaires, les soldats, les marins et les jeunes femmes protégées du roi.

- Vous autres, vous ne risquez pas de mourir du scorbut. Vous avez des réserves denourriture que nous n’avons pas.

Dans le Jardin de Hollande, ils ont des pois, des fèves, du beurre, de l'huile d'olive et desfruits en confitures. Les passagers ne comprennent pas pourquoi ils n’en ont pas autant.Un homme aux vêtements déchirés lance:

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- Allez-vous nous laisser mourir?

À mi-chemin entre les biens nourris et les autres, René avance d’un pas vers le capitaineet dit:

- En quittant le port, un ami m’a donné de la nourriture, il m’en reste et je veux ladonner à la veuve et à son fils malade.

- Nous en ferons autant, disent les sœurs Moitié.

Comme les autres dignitaires, Monseigneur de Laval dispose encore d’une petite réservede liqueurs, une bonne quantité de confitures et une poule bien en chair. Il met le tout àla disposition du chirurgien qui saura à qui en faire profiter. Au nom de la charitéchrétienne, il demande à ceux qui le peuvent d’en faire autant.

La crise résorbée, le corps du décédé est enveloppé d’un linceul, placé surune plateforme mobile et, après les prières funèbres, dans un recueillement total, jeté à la mer.

Dès lors, une vigie est organisée pour déceler les premiers signes de maladie. René et lessœurs Moitié sont les premiers à seconder le religieux et le médecin de bord. Tant qu’ilreste de la nourriture variée, les malades, de plus en plus nombreux, sont soignés. Maisavant d’entrer dans le golfe du Saint-Laurent, les réserves étant épuisées, soixantepersonnes trouvent la mort parmi les voyageurs les plus démunis. Douze autresmourront après leur arrivée à Québec. Mieux pourvu en nourriture, aucun des passagersdu Jardin de Hollande n’est frappé par le scorbut.

***

La caravelle glisse sur l’eau du golfe, bataille contre un vent d’ouest dont les rafalespoussent vers l’océan les derniers vestiges d’un amoncellement de nuages gris. Le soleildépose devant les yeux des marins aveuglés des myriades de reflets argentés. Agglutinéscontre le bastingage, épuisés par trois mois en mer, les passagers encore capables detenir debout scrutent les rives du Saint-Laurent à la recherche de manifestationshumaines.

S’agrippant aux cordages, René découvre les paysages décrits par Samuel de Champlainet par son grand-oncle Louis. Il reconnaît les montagnes érodées de la rive nord, lesfalaises de sable blanc élevé en dunes, la plongée des Appalaches dans l’Atlantique, lesmonts escarpés de la Gaspésie, l’embouchure saisissante du Saguenay, les baies de la

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rive nord et les îles à moitié boisées qui défient les marins.

Comme elles sont loin les rives de la Normandie, comme elle est loin la ville de Paris,pense René. Près de Tadoussac où ils s’arrêtent quelques jours, de rares constructionsrudimentaires apparaissent. Non loin des tipis d’où s’élèvent des veloutés de fumées, desfemmes s’affairent à des tâches domestiques. Près d’elles, des enfants lèvent la main envisière pour tenter d’apercevoir les passagers du navire. En retrait, profitant de l’ombreque procurent les habitations, des vieillards sont assis, immobiles comme des souches.

Dès qu’il peut apercevoir simultanément les deux rives du fleuve, René demandeaudience auprès du capitaine :

- Que puis-je faire pour vous, jeune homme?

D’un débit trop rapide, la voix brisée d’émotion, René raconte comment, à sept ans, il aentendu parler de la rivière Houelle par celui-là même en l’honneur de qui elle porte cenom. Il demande au capitaine de lui en indiquer l’emplacement sur sa carte et de l’aviserlorsqu’elle sera en vue. Reconnaissant la légitimité de la requête, le capitaine l’assure:

- Dès que nous aurons dépassé la Rivière-du-Loup, je vous ferai venir à mon postede commande.

***

Pendant que la rivière qu'il a imaginé et vue dans ses rêves passe devant eux, Renéraconte au capitaine, l’histoire de Louis Houël.

- Hé bien, dit le marin, je vous souhaite la meilleure des chances sur les rives de cetaffluent.

- Quand j’y serai, en observant les navires qui viendront de la mère patrie, j’auraiune pensée pour vous.

***

Au loin, en passant près de l’Île d’Orléans, René aperçoit des hommes occupés à destravaux agricoles. Ces scènes lui rappellent son enfance: ce sont les premièresmanifestations de la présence d’une civilisation européenne sur ce continent, se dit-il.

Encore dans ses souvenances, René est surpris par la vue soudaine de grandes maisonsen pierres grises d’architecture normande et d’un lieu d’accostage grouillant d’activités.

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C’est Québec. Sur le pont du navire, l’animation est à son comble, les marins sepréparent à l’abordage cependant que les passagers tentent de se dégourdir les jambes enfaisant quelques exercices. En rade, le vingt-deux septembre 1663, treize semaines aprèsavoir quitté La Rochelle, l’ancre est jetée, l’Aigle d’Or s’immobilise, enfin.

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Chapitre 9

Québec, septembre 1663.

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Sur la rive nord du Saint-Laurent, au pied de la colline où s’étale la petite ville deQuébec, des soldats, des religieuses et des citoyens observent le va-et-vient deschaloupes faisant la navette entre l’Aigle d’Or et la berge. Des passagers sont pris encharge pour être conduits à l’hôpital. René sursaute en entendant un homme crier:

- René Houâllet.

- Présent, s’écrie-t-il en levant la main.

René fait partie de la vingtaine d’arrivants en état de marcher sans aide. D’un pas malassuré, il rejoint le groupe d’hommes. On les conduit en haut de la pente, jusqu’à larésidence du Gouverneur.

Ils entrent dans l’édifice où, dans le bureau de Charles Augustin de Saffray, Sieur deMésy, ils sont l’objet d’une brève cérémonie d’accueil. Au moment de quitter les lieuxpour l’auberge où René et ses compagnons passeront la nuit, le Gouverneur fait signe àRené de venir vers lui:

- Comme il me fait plaisir d’entendre le bel accent de Paris, mon ami.

En nouvelle France, comme dans la mère patrie, les deux tiers des citoyens parlent desdialectes régionaux.

René sourit discrètement, touché par une telle simplicité. D’un geste impensable à Paris,le noble personnage s’avance et serre la main de René.

- Vous voulez bien me répéter votre nom?

Baissant la tête, le parisien se présente:

- Je suis René Houâllet, fils de François, Monsieur.

L’intendant sourit:

- Votre nom me dit quelque chose. Votre père n’est-il pas contrôleur général desfinances du Royaume de France et digne serviteur du Roi Louis?

- Oui Monsieur.

- Et qu’est-ci qui vous amène en Nouvelle-France, quels sont vos projets?

En quelques phrases, comme il l’avait fait en réponse à de La Rochefoucauld à Paris,René résume l’histoire de sa vie. Il dit l’affection qu’il portait pour son grand-père,cousin de Louis Houël et Sieur du Petit Pré, son expérience d’assistant du maître

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métayer de Verteuil, son travail d’aménagiste du terrain au château de Vaux-le-Vicomte.L’Intendant s’étonne:

- Toute cette expérience pour devenir simple défricheur.

René se garde bien de dire qu’il était en conflit avec son père, qu’il avait eu des démêlésavec la justice parisienne à la suite d’une altercation au cours de laquelle un homme aété tué. Mais il raconte comment il a trouvé la paix de l’âme par le travail en forêt. Puis,sur un ton plus léger, il ajoute:

- Je n’ai jamais oublié le récit de voyage du Sieur du Petit Pré. J’étais un gamin, j’airêvé de venir naviguer sur le cours d’eau qui porte son nom, le nom de mafamille, la rivière Houël.

- Mais... votre nom... c’est Houâllet et non Houël? - Vous avez raison, Monsieur, mais sachez que les noms commençant par hou ont

tous la même origine, la houe.

Fier, René s’empresse d’ajouter:- La houe est une bêche qu’on lance dans le sol pour en tirer une motte de terreau

vers soi en levant le manche. C’est l’ancêtre de la charrue.

- Ma foi, vous avez tout du défricheur dont la colonie à un impératif besoin. Maisces terres de la rive sud n’appartiennent à aucun seigneur. Vous devrez attendrequelques années avant de penser vous y établir.

Le lendemain matin, sur la plage où il a touché le sol de Québec, une barge attend lesnouveaux colons. Le Gouverneur confie René à Charles de Lauzon de Charny, seigneurde Beaupré et des fiefs de Charny et Lirec, à l’Île d’Orléans. - Je vous demande d’accorder une attention particulière à ce concitoyen de l’Île-de-

France. Il me semble bien décidé, en devenant un bon agriculteur, à œuvrer pourla gloire du Roi.

Avant de saluer son protégé, le Gouverneur lui adresse une invitation:

- Venez me voir à l’occasion, nous causerons dans la langue de Paris, cela mechangera des dialectes chantonnant, mais incompréhensibles de mon entourage.

Dans ce nouveau pays, on appelle habitants les résidents permanents de la Nouvelle-France. Ces derniers voient d’un œil suspect les nouveaux venus qui, trop souvent, sontdes aventuriers. Le seigneur de Lauzon à qui on confie René ne fait pas exception.Comme ce dernier vient de Paris, à l’instar du Gouverneur et de sa suite et qu’il possède

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les manières raffinées de la classe dominante, le maître des lieux le considère avec unesuspicion proche de l’arrogance. Sans vergogne il dit:

- Vous êtes un de ces trente-six mois qui rêve de s’enrichir de la traite des fourruresavant de retourner dans la mère patrie?

- Si, en trois ans, je fais de ce carré de forêt, un terreau propice à la culture descéréales, les arpents de terre que j’aurai défrichés m’appartiendront, n’est-ce pas?

- En effet.

- Vous pouvez d’ores et déjà les considérer miens, Monsieur.

Au cours des dix années suivantes, l’avant-dernière terre de la paroisse Sainte-Famille,au passage du nord, presque vis-à-vis Sainte-Anne de Beaupré, sera sa résidence.

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Chapitre 10

Île d’Orléans, 1663-1664

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À son arrivée dans la paroisse Sainte-Famille de l’Île-d’Orléans, en 1663, René prévoitdéfricher son lot en trois ans. Quand il se met à l’abattage des arbres, il y prend plaisir.L’effort qu’il déploie avec enthousiasme le ramène à l’époque où, dans le boisé de Vauxle Vicomte, il partageait les tâches des censitaires. Le corps de René trime dur dans sonnouveau pays, mais son esprit erre entre la mère patrie et le Nouveau Monde. Seul sur celot qui lui appartiendra un jour, à la fois maître et censitaire, pas encore remis de la mortde sa chère Éloïse, René su encore. Il sue pour guérir son âme, pour devenir propriétaire,pour ensuite réaliser le rêve de son enfance, s’établir près de la rivière Houël.

René habite chez un voisin qui le nourrit aux frais du roi. Du matin au soir, il abat desarbres, en débite une partie en bois d’œuvre et vend le reste à un marchand qui disposed’un cheval pour transporter les billots près du fleuve où ils sont chargés sur deschalands ou des radeaux, puis transportés à Québec. À la fin du premier été passé surl’Île-d’Orléans, il aura assez d’argent pour acheter les outils et les autres matériauxnécessaires pour l’érection de la cabane qui lui servira de maison.

Mais il ne suffit pas de couper les troncs, les apprêter ou les vendre. René doit enleverles souches, les arbustes et les broussailles là où il veut construire. Pour la première foisde sa vie, il exécute seul, sans pince-monseigneur et sans cheval, le travail le plus dur etingrat qu’on puisse imaginer sur un lot vierge: dégager et arracher, de la force de sesbras, avec des outils rudimentaires, des racines longues, ramifiées et agrippées au sol. Siau moins j’avais un bœuf. Mais de bœuf il n’en aura que l’année suivante, quand, aprèsun hiver passé à abattre et ébrancher des résineux et des feuillus, il aura amassé assezd’argent. Pour l’heure, il doit équarrir des troncs pour en faire des murs, tailler desmadriers et des planches pour le toit, le plancher, la porte, la table, la chaise et lestablettes.

Fin octobre, René emménage dans sa demeure, une simple masure munie d’une petitefenêtre et d’un foyer en pierres. Le défricheur doit assumer lui-même l’entretien de sonlogis et la préparation de ses repas. La pêche et le piégeage lui procurent plus denourriture qu’il lui en faut. Il en échange une partie à des voisins établis depuis plusieursannées, contre des légumes conservés dans des caveaux. Quand il trouve des fruitssauvages sur son chemin, n’ayant pas de sucre pour en faire de la confiture où les mettreen conserve, il s’arrête et s’en régale.

***

Sur l’Île d’Orléans, le couple Guérard, marié depuis trois ans, n’a pas d’enfant et paraîttoujours sur le point de s’arracher les cheveux. Jusque dans les paroisses voisines de

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Sainte-Famille, les habitants jasent: ces deux-là ne sont pas faits l’un pour l’autre. Onn’a pas besoin de gens comme eux par ici. C’est une honte de se comporter comme desennemis, quand on est marié. Marie Boette ne laisse personne indifférent, les voisins s’en amusent sans vergogne:

- On dirait qu’il ne l’aime pas sa belle Marie. Si elle était à moi, j’trouverais bien lemoyen de me faire aimer ou de me faire respecter...

- Bien, laisse-moi te dire une chose, une chose qu’y faut pas répéter à personne. Tum’entends, à personne. D’après moi, le Martin là, ben y' aime pas les femmes,c’est un sodomite.

- Bien, voyons donc toi, y' a pas d’homme de même par ici.

Des éclats de rire bruyants, des gestes vulgaires et des propos médisants suivent.

René veut la connaître. Un jour où elle cueille des noisettes à l’orée du bois, René faitsemblant d’en faire autant, s’approche d’elle et l’aborde sans détour:

- On dit de vous, Marie, que vous êtes aussi malheureuse que jolie. Vous devezdonc être plus triste qu’une pluie de glace au mois de mai?

- Et vous, le Parisien, solitaire comme un ver de terre dans votre cabane, vouscroyez-vous en position de donner des leçons de bonheur?

Ils éclatent d’un rire complice relayé par les jappements d’un chien. Des voix d’hommesrappellent le mâtin à l’ordre. Séduit par les yeux bleus, la chevelure châtaine, la tailleronde et le franc-parler de Marie, René voudrait la prendre dans ses bras. Des yeux defeu se croisent. C’est le début d’une idylle que René et Marie sont seuls à croire secrète.

***

Un an plus tard, en mai 1664, informé de la liaison de René avec Marie, Monseigneur deLaval, le patron de Martin Guérard, le fait transférer dans sa Seignerie de Beauport, loinde René Houâllet. Le scandale est évité.

Peu de temps après, un soir, assis sur son unique chaise, René contemple le spectacle dela danse des flammes dans sa cheminée. Il planifie le travail de la saison estivale.D’abord acheter un bœuf. La bête aura besoin de nourriture, d’un abri en hiver et d’unenclos l’été. Avec une grange assez grande, je pourrais garder d’autres animaux deferme. Ses pensées se troublent, les arabesques des flammes l'envoutent, attisent son

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imagination. Il croit voir les traits d’Éloïse. Je la porte dans mon cœur comme laCaravelle transporte son baume, ni les ans ni l’océan n’ont suffi à me séparer d’elle. Ilattise la braise. Marie lui manque elle aussi. Elle voulait que je lui fasse un enfant. En sacompagnie, aurais-je pu oublier Éloïse. Si Dieu le veut, je prendrai femme et j’aurai desenfants.

Fin mai, René arrête d’abattre des arbres et commence à apprêter des troncs pour laconstruction de sa grange. Durant l’été, aidé d’une magnifique bête à cornes qui luicoûte la moitié de son pécule, il se met à essoucher et aplanir le terrain, là où seront labâtisse et l’enclos. Entre les souches qu’il n’est pas obligé d’extirper du sol, Renéarrache les broussailles, les brûle et répand la cendre. L’essartage laisse derrière lui unterreau ameubli et fertile. René y sème du blé et du mil.

Au cours des grandes chaleurs de l’été, quand il n’en peut plus de se battre contre lesmyriades de moustiques, il plonge dans l’eau du fleuve et marche sur les battures,parfois durant des heures. Un dimanche de juillet, René met ses plus beaux habits etrame jusqu’à Québec pour prendre des nouvelles de la colonie et de la mère patrie. Ilaimerait revoir les sœurs Moitié qu’il a connues sir l’Aigle d’Or à une époque où Éloïseoccupait toute la place dans son cœur. Maintenant mariées, elles vivent à Trois-Rivières.À Québec, les jeunes Indiennes délurées l’intriguent. À la taverne du bas de la falaise,Jean-Paul Jetté, un ancien coureur des bois l’avise:

Ces filles ne sont pas comme les nôtres, si elles en ont envie, elles se donnent à toisans résister.

Au cours de ses expéditions de chasse aux castors, Jean-Paul en a connu plusieurs.Quelques-unes se disaient prêtes à le suivre dans les bois où à Québec. Il ferme les yeuxet ajoute, nostalgique:

- J’ai bien failli en marier une. Perle de Rosée avait le visage d’un ange. Elle étaitbelle comme la levée du jour quand le soleil étire ses rayons pour inonder delumière les formes les plus gracieuses de la vie.

- Et pourquoi tu ne l’as pas fait?

- Je la voulais pour moi seul et elle se donnait à d’autres hommes. J’étais jaloux.L’idée de les tuer me hantait. Un jour elle m’a dit de partir très loin, de ne plusjamais revenir...

De retour sur l’île, des images de filles se baignant nues dans les rivières, d’ébatsamoureux dans l’herbe haute où dans un sous-bois, occupent les pensées de René,habitent ses rêves.

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Une semaine plus tard, René revient à Québec, boit de la bière à la taverne, cause avec letenancier et poursuit sa route vers la bourgade indienne la plus proche. Non, il n’a pasoublié Éloïse. Elle aura laissé en lui une marque indélébile. Incapable d’aimer une autrefemme, il est prêt à assouvir ses désirs. Au cours des semaines suivantes, l’Indienne qu’il fréquente dit l’aimer et demande devenir vivre avec lui sur l’île dont elle connaît l’histoire:

- La terre que tu occupes a déjà appartenu à mon peuple, mes ancêtres ont quittél’île, il y a quatre générations.

À cette époque, l’Île d’Orléans s’appelait Oundigo, ce qui signifie ensorceler, lesIroquois l’occupaient depuis des temps immémoriaux.

- Mes arrières grands parents étaient des agriculteurs et des pêcheurs.

- Et pourquoi ont-ils quitté l’île?

- Nous, les Iroquois, nous sommes des guerriers. Sur Oundigo, nos ennemispouvaient nous attaquer par surprise. Un jour, le Grand Conseil et les chefs ontdécidé de partir.

Iroquoise, elle vit dans une nation huronne.

- Les gens de mon peuple ont fui très loin en remontant les grandes eaux du fleuve.Mais ma famille a été faite prisonnière, réduite à l’esclavage. Moi, je n’ai pasoublié mes origines.

Toutes les fois qu’elle voit René, l’Indienne lui exprime son désir de retourner auxsources de sa famille. René reste insensible. Jamais elle n’ira à Oundigo.

***

L’automne venu, sa grange maintenant construite, le Parisien coupe les gerbes à l’aided’une faucille, les laisse sécher quelques jours, puis, muni d’un râteau fait d’une branched’arbre à trois fourches, les met en tas, les soulève et les transporte dans la grange. Pris d’émotion devant le travail accompli, il écrit à son ami Simon: cher ami, pour lapremière fois de ma vie, après plus d’une année de travail acharné, je récolte le fruit demon travail d’agriculteur. Oh qu’il est maigre ce fruit, pas de quoi nourrir une famille,pas même un homme, seulement ce qu’il faut pour alimenter mon boeuf. Mais dans unan, j’aurai de quoi faire vivre une vache et des poules. Là, commencera ma vie de

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fermier. Pour l’heure, je suis un bûcheron défricheur. Si la chance me sourit, quandj’aurai de quoi faire manger des moutons et d’autres vaches, j’agrandirai mesbâtiments. Dans ta dernière lettre, tu me demandes si j’ai la nostalgie du vieux pays. Toiet mes amis me manquez. Éloïse occupe toujours une grande place dans mes pensées.Ici, dans ce pays sauvage, la vie est dure et la solitude me pèse. Certains jours, je songeà prendre femme et avoir des enfants.

Avec ma plus loyale amitié,

René Houâllet

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Chapitre 11

Île d’Orléans, 1665

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Comme en écho au ciel bleu paré de nuages blancs, l’eau du fleuve n’est troublée quepar les coups de pagaie de René. Quelques mouettes égayent ce silence sans vent.Impressionné par la sérénité des lieux, René ressent au plus profond de lui-même la paixde l’âme qu’il appelle depuis le décès d’Éloïse. Il cesse de ramer et laisse son canots’immobiliser entre les deux rives.

En route vers Québec, l’homme de trente ans se questionne: si je prends femme, cecalme, cette paix ne seront-ils à jamais qu’un souvenir? La solitude m’est bonne, maisla vie avec Éloïse était plus heureuse encore.

Aujourd’hui, les hommes de la colonie qui sont à la recherche d’épouse convergent versle port pour assister à un événement fantastique, l’arrivée d’un bateau transportant unecohorte de femmes célibataires. Les plus démunies sont dites filles à marier, les autressont des filles du roi.

Depuis son arrivée en Nouvelle-France, René a vu débarquer bon nombre de pauvresfilles abandonnées, des femmes dépendantes qui n’ont d’autre choix que de se marierdès qu’elles arrivent en terre d’Amérique. Misérables, ces filles sont presque desesclaves, des marchandises que la France offre aux célibataires d’ici pour assurer lepeuplement de la colonie. René n’ignore pas que ces femmes sont souvent des victimesdu mauvais sort et qu’elles peuvent devenir des épouses, des citoyennes et des mèresrespectables. Pourtant, le parisien ne se voit pas dans le rôle de preneur d’épousedépendante dont le destin est de contribuer à la reproduction de l’espèce. Encore marquépar la mort d’Éloïse et de son enfant, René se demande s’il pourra aimer une autrefemme.

En avance sur l’arrivée du navire, René fait glisser son embarcation sur la grève et semet en route. La marche m’aidera à passer le temps. D’un pas lent, il avance sur lerivage, contourne des buissons, pénètre dans la forêt et s’arrête de longs moments pourréfléchir.

Parmi les jeunes filles attendues le dix-huit juin 1665, certaines sont la progéniture depersonnages appartenant à la noblesse, à des courtisans, à des hommes d’État oud’Église qui ont consacré leur vie au service du tout puissant monarque. Plusieurs sontillégitimes. Par conséquent, on ne leur reconnaît aucun titre de noblesse. Elles n’en sontpas moins connues pour être de haut lignage. C’est pourquoi elles jouissent d’untraitement de faveur, protégées du roi.

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René se questionne sur ces femmes: celles-là sont plus instruites et plus indépendantes.Elles possèdent une dot, savent faire la cuisine, coudre et jouer un instrument demusique. Mais elles sont si jeunes et si peu rompues à la dure réalité de l’agriculture etdu monde sauvage. Ces jeunes femmes lui font craindre un mariage mal assorti: jeresterai célibataire si je ne trouve pas une femme mature pour me seconder dans monœuvre de colonisateur.

Sa pensée vagabonde. Des questions plus concrètes lui viennent: est-ce qu’une femmede la qualité des Filles du roi peut s’intéresser à un simple cultivateur comme moi? Pourse convaincre, il pense aux sœurs Moitié: elles n’avaient pas beaucoup de choix... Etmoi, tout de même, j’ai des origines bourgeoises, on me considère cultivé et trèsprésentable, disait ma mère. René croit entendre cette dernière qui, pour le persuader dedemeurer à Paris, lui répétait: mon fils, vous êtes beau et intelligent. Ici, vous pouvezépouser une femme d’un rang social élevé. Il se revoit jeune marié: Je ne suis plus cetêtre candide de cœur. René a fait son deuil de l’amour exalté. Il a fui la France pour uneterre de liberté. Les paroles de sa mère le font sourire: ici, une femme d’un rang socialélevé, ça ne peut être qu’une protégée du roi. Pour son fils, elle envisageait un mariagede convenance. Non merci, mère. René croit maintenant aux vertus d’un amour serein,conscient des velléités de la vie. Il souhaite avoir des enfants pour perpétuer son oeuvre.Une question le tourmente pourtant: serais-je capable d’aimer avec passion etgénérosité une autre femme qu’Éloïse? Aujourd’hui, il veut s’en convaincre.

***

Laissant descendre ses larges voiles blanches, le bateau s’avance doucement, avecprécaution comme une femme approche ses doigts d’un bijou depuis longtempsconvoité. Sur le pont, la scène est émouvante. Pendant que les marins font lesmanœuvres d’accostage, des femmes crient, pleurent, scrutent la côte ou observent leshommes attroupés sur la berge.

Le moment tant attendu arrive enfin. Une à une, les quatre-vingt-neuf femmes quittent lebateau, certaines alertes, d’autres avec peine, embarquent dans les chaloupes, glissentvers le continent et mettent le pied à terre. De là, elles s’avancent gauchement vers lesreligieuses venues les accueillir. Un grand silence fait place au tumulte. Les démarchessont mal assurées, les passagères n’ont pas touché le sol depuis plus de deux mois.Certaines se soutiennent les unes les autres. Quelques-unes semblent malades. Malgrétout, des sourires de soulagement se dégagent des visages.

Pour ces hommes privés d’affection amoureuse et de relation sexuelle, la vue soudaine

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de tant de femmes dont l’une pourrait être leur épouse constitue un spectacle à la foisemballant et épeurant. Parfois mêlées d’une pointe de vulgarité, les réactions desprétendants vont de la simple curiosité jusqu’au ravissement.

Se voir ainsi scrutées par les regards empreints d’expectative de ces dizaines hommesaux visages rudes, en habits de travail pour la plupart, constitue pour les arrivantes, uneexpérience bouleversante. Pour elles, c’est la prise de contact avec le Nouveau Monde,une nouvelle existence, l’inconnu et l’aventure qui deviendront le théâtre familier dureste de leur vie.

Entre le groupe des hommes et celui des femmes, des regards se croisent. René restepassif: elles sont si jeunes, pense-t-il. Il se demande si cette fois est la bonne ou s’ildevra attendre une autre année. Il remarque un petit groupe de femmes nettement plusâgées, plus calmes et plus sereines que les jeunes filles déjà prises en charge par lesreligieuses.

Celles-ci sont également plus élégantes et plus assurées. Une d’elles fascine René. Ellesemble plus libre de ses mouvements, fait bien trente ans, mais dégage une impressionde jeunesse éternelle. Tout à coup il comprend. Cette femme ne porte pas comme lesautres cette coiffe blanche ou grise qui leur donne un air de sévérité, d’austérité même.René remarque les cheveux épais et bien remontés en chignon de cette femme. Ça, c’estune fille du roi, se dit-il, reconnaissant en elle des allures nobles. Dès lors, il ne voitqu’elle: j’ai bien fait de me raser et de mettre mes plus beaux habits. La belle dame leremarque elle aussi. D’un mouvement à peine perceptible sur un visage placide, habituéeaux attitudes courtoises, elle jette sur lui un œil furtif, mais franc. Celui-là, j’ai bien hâtede le connaître. Pourvu que les apparences ne soient pas trompeuses, se dit-elle.

Grande, mince, d’allure volontaire et au sourire désarmant, Anne Rivet, veuve de HisseGrégoire, est née à Saint-Gervais de Seez, en Basse-Normandie, vers 1635. Près d’elle,Catherine sa sœur cadette, semble trop épuisée pour répondre à l’invitation d’Anne dejeter un oeil en direction de René. Dans le groupe des Filles du roi, les sœurs Rivet fontpartie de celles qu’on appelle: veuves de bonne réputation. Morts en servant le roi, lesépoux de ces dames ont été chevaliers, courtisans, hommes d’État ou autres grandsserviteurs du monarque. Soucieux de ne pas abandonner à leur sort les veuves non plusque les filles de ses fidèles serviteurs, le souverain défraie le coût de la traversée, leurdonne des vêtements, un petit coffre servant à ranger de l’argent ou des bijoux, deuxlivres en argent et une trousse de couture. De plus, le jour de la signature de son contratde mariage, la Fille du roi reçoit une dot complémentaire valant entre cinquante et cinqcents livres.

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Deux semaines après l’arrivée des jeunes femmes, aidé des religieuses de lacommunauté des Ursulines, le Gouverneur donne un bal en plein air. Contrairement à lagent féminine qui en a l’habitude, la plupart des hommes ne savent pas danser. Qu’à celane tienne, le but n’est pas là, il s’agit de favoriser des rencontres et de provoquer desmariages. Incidemment, la plupart des femmes se marient dans les mois, voire lessemaines suivant leur premier contact avec le pays.

Placé sous le haut patronage du Gouverneur, le bal requiert la présence de tous lescélibataires. René et Anne y assistent, mais dans la plus grande discrétion. Ni l’un nil’autre ne se montre intéressé par les œillades charmeuses, les invitations polies, lespropos grivois et les pitreries des participants émoustillés par l’alcool, gracieuseté duRoi.

Anne et René s’observent, se saluent et s’offrent en partage un sourire sans convoitise,un sourire interrogatif et plein d’espoir. Pour demeurer dans les convenances enprésence du représentant du roi, tous deux dansent en même temps, mais chacun avecdes partenaires anonymes et sans importance. De cette danse ils retiendront lesapparitions de l’un l’autre au gré des figures imposées par les rondes et les farandoles.

Ce soir-là, le canot d’écorce de René lui semble plus léger que les grands oiseaux volantau-dessus des mers. Comme un Olympien dédié à l’accomplissement sans faille et sansrépit d’un marathon, soulevé d’euphorie par l’harmonie de son corps puissant et de sonesprit léger, il pagaye vers son île, emporté de joie par l’espoir des lendemains quichantent. Pour la première fois depuis la mort d’Éloïse, il ressent un intérêt profond pourune femme, peut-être un sentiment amoureux.

Femme avertie, Anne résiste à sa première impression. Elle prend le temps de connaîtrela réalité de la colonie pour se faire une idée du genre de vie qu’elle veut vivre. Commepour mettre son choix à l’épreuve, elle accepte de rencontrer quelques prétendants aumariage. La jeune veuve attend d’un homme qu’il soit sérieux, travaillant, affectueux etbon chrétien. Mais surtout, elle veut s’assurer qu’il demeurera en Nouvelle-France: Jeme méfie de ces «trente-six mois», ces hommes vous promettent la lune pour vousséduire et le temps venu disparaissent dans les brumes du Saint-Laurent.

***

Les mois passent, René multiplie les occasions de se rendre à Québec dans l’espoir derencontrer Anne. Pour célébrer le solstice d’hiver et la fête de Noël, les notables de la

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colonie invitent les citoyens à une fête des neiges. Sous un soleil radieux malgré un froidmordant, des jeunes gens se laissent glisser sur des toboggans, font des courses dans laneige ou se laissent choir en riant sur l’épais matelas blanc.

Habillé de peaux de bête, René vient vers Anne et l’invite à marcher pour ne pas geler:

- Est-ce votre premier Noël blanc?

- En Normandie, il ne manque pas de neige. Mais jamais je n’ai célébré lanaissance de Jésus emmitouflée de laine et de peau, le nez rougi par le froid et lesmains protégées d’une paire de mitaines.

L’homme et la femme racontent les circonstances qui les ont amenés en nouvelle France.Anne demeure réservée: Je suis là depuis si peu de temps, j’ai bien du mal à imaginer mon avenir. Mais

vous? Rien ne ressemble tout â fait à l’idée que je m’étais faite de ce monde. Mais je

demeure confiant. Amusé par les cris de joie des enfants, René trouve le moment propice pour dire qu’il avécu le double deuil de son épouse et de son enfant. Devenue veuve avant d’enfanter,Anne confie qu’elle n’envisageait pas cette éventualité avant son arrivée dans sonnouveau pays:

- Mettre au monde des êtres dont la destinée est prédéterminée ne m’inspirait rienqui vaille. Mais dans un monde neuf, j’aimerais.

Souriante, elle se tourne vers René. Sans hésiter, il dit:- Défricher la terre sans y installer des fils, cela n’aurait aucun sens. Mais...pense-t-

il, pour faire des enfants, il faut être deux.

***

Sur la glace du fleuve, René marche vers son île d’un pas léger, certain de sa premièreimpression: Cette Anne me ressemble, elle aime la liberté et elle a du courage, elle seraheureuse dans un monde rempli de défis.

Quand sa décision sera prise, a-t-il compris, elle le lui fera savoir. Aussi, René nes’intéresse à aucune autre femme, demeure réservé avec Anne, tout en ne manquantaucune occasion de s’informer d’elle. Il l’attend et elle le sait.

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Deux semaines plus tard, Anne profite d’une fête religieuse où toute la colonie se trouveréunie pour venir à lui. Sans détour elle demande:

- Vous aurez bientôt terminé vos trente-six mois d’engagement en Nouvelle-France;comptez vous prolonger votre séjour ici ou retournez à Paris?

René comprend. La femme qu’il désire épouser a pris sa décision. Il attend ce momentdepuis longtemps. Empreinte de solennité, sa réponse ne laisse aucun doute:

- Si vous deviez retourner en France, je repartirais avec vous, chère amie, mais sivous restez ici, vous le savez depuis la première fois que votre regard a croisé lemien, je reste également.

- Voilà qui est direct et clair, c’est bien ce que j’attendais de vous.

Pour transformer cette déclaration en une véritable demande en mariage, René ajoute:

- C’est avec vous, chère Anne, que je désire faire ma vie dans ce pays d’espacessans fin, cette terre à peupler, ce monde de libertés à affirmer.

- C’est donc avec vous, cher René, que je vivrai cette fabuleuse aventure.

Le temps d’organiser les épousailles et ils seront unis devant Dieu et les hommes.

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Chapitre 12

Île d’Orléans, 1666

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Ni les froids de février ni le blizzard n’empêchent René de se rendre à Québec tous lesdimanches pour y rencontrer sa fiancée rayonnante de bonheur. Hormis son aventureavec Marie Boette et une jeune Iroquoise, peu de secrets sur leur vie passée subsistentencore entre eux. Quand Anne aborde le sujet du mode de vie qui l’attend sur l’Îled’Orléans, René esquive les questions ou demeure flou:

- Tout reste à faire.

- Parlez-moi du logis?

Il répond avec humeur:

- Je vous promets qu’un jour vous aurez votre maison et que vous y serezconfortable.

Un mois plus tard, le huit mars 1666, le mariage d’Anne et de René est célébré enl'église Notre-Dame de Québec. Le Gouverneur de Courcelles et le marquis de Tracyservent de témoins aux époux. Au milieu de la cérémonie, Jean Talon, depuis peuIntendant de la colonie, convoque les promis à la signature du contrat de mariage. Lesformalités terminées, il s’adresse à René:

- Au nom du Roi de France, j’ai l’heureux devoir de vous remettre, MonsieurHouâllet, la dot de cent cinquante livres promise par Sa Majesté, à votre épouse,une de ses protégées. Que Dieu veille sur elle et sur vous.

Sans sourciller, René accepte le don royal en serrant la main de l’intendant puis sepenche vers Anne pour déposer sur son front un baiser doux et chaux.

Une heure plus tard, les nouveaux mariés sont conviés à une humble réception aucouvent des Ursulines, là où Anne et sa sœur Catherine vivent depuis leur arrivée enNouvelle-France. Un repas sobre, mais délicieux les attend. Toujours célibataire,Catherine ne sait si elle doit se réjouir de la bonne fortune de sa sœur ou bien luiexprimer sa tristesse:

- Pour la première fois depuis notre enfance, nous serons séparées. Tu memanqueras terriblement.

- Je viendrai te voir à l’occasion et tu viendras aussi.

Dorénavant, un fleuve les sépare, un large cours d’eau qu’il n’est pas toujours possiblede traverser. Au moment de partir, René embrasse sa belle-sœur en disant qu’elle seratoujours la bienvenue chez lui.

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Au milieu de l’après-midi, par une journée encore froide d’un hiver qui n’en finit plus,les nouveaux mariés voguent sur une eau trouble. Glissant au travers de plaques deglaces parfois plus larges que la chaloupe contenant les effets d’Anne, René manœuvreavec prudence. Elle scrute l’horizon pour apercevoir les habitations des habitants et cellede René.

Ils accostent enfin. La côte étant abrupt René choisit d’aider Anne à la monter:

- Je reviendrai prendre vos affaires quand j’aurai fait un feu dans la cheminée.

Une hésitation marque ces derniers mots. Il craint la réaction de sa femme quand elleverra la cabane qui lui sert de logis.

En apercevant la baraque, Anne se retient pour ne pas fondre en larme:

- Combien de temps vivrons-nous dans ce... dans cette cabane, René?

Elle allait dire masure. Ces paroles surprennent René. Une profonde désolation marquele visage de la protégée du Roi Soleil. Déçu, mais compréhensif, le colon ne répond pas.Il ouvre la porte, exerce une légère pression au milieu du dos de sa femme et la pressed’entrée. La porte grince sur ses gonds, elle se penche et entre. Sans dire un mot, il faitdu feu dans la cheminée, accroche une bouilloire d’eau à la crémaillère et sort chercherle coffre resté dans la chaloupe.

En tournant sur elle-même, Anne découvre un intérieur rudimentaire, mais propre. Sur laterre battue recouverte de paille fraîche, un lit cabane recouvre le tiers de l’unique pièce.La table et les deux chaises en occupent autant. Au mur en bois d’arbre équarris sontaccrochés les ustensiles et les chaudrons. Une tablette rustique supporte deux assiettes etdes chandelles. Pas le moindre objet décoratif ou superflu. Si ma mère me voyait, se ditAnne, mais sa mère n’est plus de ce monde. Elle fut emportée par la maladie alorsqu’Anne n’avait que dix ans. Anne s’approche de la source de chaleur et enlève sesmitaines. Il a dit que tout était à faire... Il m’a promis qu’un jour, j’aurai une maison. Iln’a pas menti. Comme elle est loin la Normandie de mon enfance. Tout est à refaire surune terre vierge. Une colonie, ce n’est rien d’autre. Je dois me résigner, ne pas melaisser envahir par le désespoir.

René revient bientôt. Sortie de sa torpeur Anne le reçoit avec un sourire chaleureux,presque charmeur. Il peine à croire à cette transformation subite, mais s’en réjouit en

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silence. Avec précaution, il dépose le coffre près du lit et s’approche d’elle. Ensemble ilscontemplent le spectacle des flammes. La chaleur remplit bientôt la pièce. Envoûtés parl’infatigable énergie du feu, les nouveaux mariés laissent tomber leurs manteaux depeaux sur lesquelles ils s’agenouillent. René rompt le silence:- En rêvant de ce jour heureux, je me suis procuré une bouteille de bon vin de

Bourgogne.

- Mais comment avez-vous accompli cet exploit?

- Parler le français de Paris m’apporte quelques privilèges. Celui-ci, croyez-moi, jene l’ai pas eu pour des prières. Mais comme je n’ai rien d’autre pour célébrernotre mariage...

René ouvre la bouteille et verse la boisson dans les deux seuls gobelets qu’il possède. Ilprie Anne de l’excuser avant de dire:

- Buvons à notre union!

- À notre union et à l’œuvre de civilisation dans laquelle nous nous sommesengagés. Que Dieu nous soit en aide.

- Ici, ma chère Anne, nous possédons bien peu de choses. Mais qui a-t-il de plusimportant que la liberté que nous avons dans ce monde proche de la nature?

Bientôt le vent cesse de souffler ses rafales rageuses. Dans la pénombre, les follesarabesques des flammes font oublier les morosités du lieu. Les époux se touchent,s’embrassent et s’abandonnent à la prière de leurs corps enlacés.

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Chapitre 13

Île d’Orléans, 1667

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Au cours des trois premières années de vie de René sur l’Île d’Orléans, la vente d’unepartie du bois qu’il cueille sur son lot s’ajoutait à la solde que lui versait la métropole.Depuis 1666, son contrat de colon étant terminé, son revenu s’en trouve diminuéd’autant. Pour se procurer les biens dont il a besoin, René travaille pour des fermiers oudes pêcheurs. Quand il lui reste du temps, il attelle son bœuf et poursuit le dessouchagede son lot. Mais tant qu’il n’aura pas entièrement défriché le coin de forêt qu’on lui aconfié, il ne pourra en devenir propriétaire.

Au printemps 1667, se sentant prisonnière de sa cabane et de son île, oisive, Annedemande:

- Vous serait-il possible, René, d’aménager un potager? J’y cultiverais des fleurspour agrémenter l’espace, mais aussi des choux, des artichauts, des pois, descarottes et des navets.

- Oui, ce sera un plaisir, mais à la condition que nous le fassions ensemble.

Habillée d’une longue jupe en lin, Anne peine à se déplacer entre les souches, les racineset les broussailles. Elle ne passe pas une journée sans chuter dans une ornière, buter surune roche, déchirer un vêtement ou s’égratigner la peau sur une branche séchée. Aprèsdeux jours de travail harassant, elle coupe une robe à la hauteur du mollet, chausse desmocassins attachés à mi-jambe et se munit de gants de cuir. Au grand plaisir de René,Anne assure maintenant chacun de ses pas, conduit le bœuf avec autorité et manie leschaînes de traction avec vigueur. Ravi par la grâce et la souplesse de sa femme, Renésourit de bonheur. En moins de deux semaines, les souches, les roches et les noisetiersfont place à un lopin de terre prêt à être ensemencé.

***

Un soir de grande chaleur, à la fin d’un repas pris sur une table construite avec desbûches, à l’extérieur de la maison, souriante, Anne prend les mains de René et les posessur son ventre:

- Vous allez être père, mon mari. Je suis enceinte.

René saute de joie, embrasse Anne et l’enlace avec affection :

- Quelle merveilleuse nouvelle! Cet enfant sera le premier Houâllet à naître sur ce

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continent.

- Et il ne sera pas le dernier. Je vous le promets.

René respecte et admire Anne pour son intelligence, sa culture et sa beauté. Pourtant, ilne ressent pas pour elle le vif sentiment amoureux qu’il avait jadis pour Éloïse. D’unmouvement de la tête, il chasse de son esprit l’image de son premier amour. Sa blessuren’est pas encore cicatrisée? Est-il de ces hommes qui n’aiment qu’une fois? Tenant Annedans ses bras, René prononce les paroles et pose les mêmes gestes qu’il posa jadis, maisaujourd’hui son cœur ne tambourine pas.

Au même instant, Anne se revoit entourée des nobles personnages qui ont marqué sa vied’épouse et de courtisane. Éprouvant pour la première fois un sentiment maternel, elleimagine ce qu’aurait été une pareille circonstance dans sa vie antérieure. Au bord deslarmes, elle presse René sur son cœur et s’efforce de cacher la nostalgie qui l’envahit.

Un peu plus tard, une inquiétude marque le front de la future mère :

- Quelque chose vous tracasse, Anne?

Elle se ressaisit et dit:

- Notre cabane, elle est si petite et si humide, elle ne convient pas aux besoins d’unemère et d’un enfant.

René s’agenouille près d’elle et dit:

- Ma chère Anne, j’ai une surprise pour vous.

- Dites, mon cher.

- Le jour de notre mariage, j’ai reçu de vous une dot de cent cinquante livres.

N’ayant aucune idée de ce que René a fait de cette somme, elle sursaute. Il enchaîne:

- J’ai à peine touché cet argent.

Depuis son mariage, René attend un événement marquant pour en faire un usage qu’elleappréciera:

- Je vais utiliser votre dot pour construire une maison digne de nous et des enfants ànaître.

- Vous êtes un bon mari et un homme reconnaissant. Vous faites de moi une femme

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heureuse.

Pour la première fois depuis leur mariage, Anne laisse tomber ses réserves. Elle entraîneRené sur l’herbe dans un élan de tendresse. Un peu plus tard, elle demande:

- Et comment sera-t-elle, notre maison?

- Le carré sera en pierres et sa cheminée sera assez vaste pour procurer toute lachaleur dont vous aurez besoin, vous et le bébé.

- Aura-t-elle un plancher en bois?

- Je vous le promets.

Au terme d’une soirée où les projets se confondent aux rêves, Anne ressent un brind’affection pour son habitat de fortune. Elle touche un mur encore chaud de soleil etdemande:

- Et cette baraque, qu’en ferez-vous?

- J’en ferai une porcherie.

- Ho! Il faudra qu’elle soit loin de la maison, parce que...

- Ne vous inquiétez pas, Anne, la maison sera à l’ouest de la cabane. Ainsi, lesvents dominants pousseront les odeurs vers les champs.

Dès le lendemain René se présente chez le constructeur de maison de la paroisse Sainte-Famille. Le gros homme à la barbe rousse l’accueille avec bonhomie:

- Bien le bonjour, Monsieur le parisien. Quel bon vent vous amène?

- Un vent de vie, Monsieur, je serai bientôt père d’un premier enfant et j’ai besoind’une maison pour loger une famille.

- Vous êtes à la bonne adresse, cher ami.

En quelques minutes, le constructeur prend note des dimensions du carré, des matériauxet des particularités de la future bâtisse. René possède le bois, mais le constructeur devralui procurer la pierre, les clous, le mortier et le tube de la cheminée. Ce dernier fait unemoue septique:

- Vu la grandeur du carré, je vous conseille d’ériger deux cheminées.

Opiniâtre, René demande pourquoi les autres demeures de la paroisse n’en ont qu’une.Soucieux de la santé précaire de sa femme, il demande un temps de réflexion.

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Le constructeur n’insiste pas. René poursuit:

- Pour déposer la muraille, je compte creuser le sol de deux pieds et pour leplancher j’utiliserai de gros madriers.

L’autre n’ignore pas qu’une fondation si peu profonde favorise un taux d’humiditédommageable à la santé et qu’un plancher fait de troncs d’arbres équarris seraitpréférable aux madriers. Estimant qu’il ne servirait à rien d’argumenter, il n’ajoute rien.Après avoir convenu du prix des travaux, les deux hommes se serrent la main.

Dès le lendemain, René entreprend le creusage du sol. Deux semaines plus tard, lesouvriers se présentent munis de passe-partout pour scier les troncs en bois d’œuvre. Destonnes de pierres sont transportées sur les lieux et des massons entreprennent de lesempiler les unes sur les autres en une muraille qu’il suffira de couvrir de crépi. Tout ensurveillant les travaux, le constructeur prépare le mortier et le mélange soigneusement :

- Un bon ciment, dit-il en jetant un œil du côté d’Anne, cela fait toute la différence.

***

Quatre semaines plus tard, quand les charpentiers entreprennent le toit de la maison,Anne se plain de migraine et de fatigue. Avec cette chaleur et le bruit des marteaux,pense René, elle risque de perdre le bébé. Sans hésiter, il demande à sa femme d’écrire àCatherine, pour donner suite à l’invitation de celle-ci d’aller séjourner quelque temps aucouvent des Ursulines.

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Chapitre 14

Québec, 1667

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Depuis son arrivée en nouvelle France, Catherine a fréquenté des prétendants aumariage, de pauvres colons et des artisans illettrés. Devant l’écart entre la vie simple etrangée de couventine et celle, aventureuse des épouses d’habitant du pays, elle a choiside demeurer chez les Ursulines et de consacrer sa vie à l’œuvre éducative des disciplesde Sainte Ursule.

Au milieu de l’après-midi, un faible rayon de soleil perce le ciel gris d’un été humide.Entre le fleuve et le couvent, René soutient son épouse et l’aide à gravir lentement lapente. De ses longs doigts, Anne pince la mousseline déchirée qui lui sert de protectioncontre les nuées d’insectes. Vociférant contre les maringouins, René les chasse en agitantsa main libre.

Adossée au portail du couvent, fébrile, Catherine guette l’arrivée du couple. En lesapercevant, elle court vers eux pour embrasser sa sœur:

- Enfin te voilà.

Depuis le mariage d’Anne, les deux soeurs ne se sont rencontrées qu’à trois reprisesdans des circonstances peu propices aux confidences. Les échanges épistolaires qu’ellesont eus au cours de ces deux années ont été empreints de réserve au point de frustrerl’une et l’autre. Catherine craint l’œil indiscret des religieuses, Anne celui de son mari,elles n’y abordaient que superficiellement leur vie personnelle. Mais voilà qu’au coursdes trois prochaines semaines, elles partageront la vie paisible et confortable du couvent.

Dans un geste sans équivoque, Catherine saisit le bras d’Anne et de René, les conduits àtravers de longs corridors aux planchers luisants jusqu’à la bibliothèque où les attendentla directrice et sa fidèle amie:

- Mère Marie de l’Incarnation, dit Catherine en baissant les yeux, Madame MarieMadeleine de la Peltrie, voici ma sœur Anne et son mari, René Houâllet.

Le couple s’agenouille devant la religieuse qui les prie de se relever et les invite às’asseoir devant elles:

- Nous ne sommes plus jeunes et moi je souffre de surdité.

Arrivées à Québec en 1639, à l’époque où la ville n’était encore qu’une bourgade, ellesont fondé le couvent des Ursulines sur les abords du fleuve. En 1650, l’édifice fut laproie d’un incendie qui détruit tout, à l’exception de quelques documents sauvés par lesdeux femmes. Courageuses et déterminées, elles ont reconstruit, plus haut et plus loin dela rive, un édifice monumental qui fait la gloire de la Nouvelle-France.

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La religieuse se tourne vers René et le gratifie d’un sourire narquois:

- On vous appelle le Parisien, Monsieur Houâllet, votre réputation est venue jusqu’ànous.

À cette allusion, René pense à Monseigneur de Laval, l'image de Marie Boette luirevient: entre religieux et dirigeants de la colonie, ils ne se cachent rien, pense-t-il. Ilsourit timidement et tente d’éluder le sujet:

- Il est vrai que mon accent de l’Île-de-France plaît aux dirigeants de la colonie,cela me procure un certain renom et quelques privilèges que je ne mérite sansdoute pas.

La religieuse n’est pas dupe. Elle connaît la liaison douteuse de René avec Marie Boette.Elle se tourne vers le fleuve et dit:

- Votre dévouement lors de la traversée de l’océan a fait de vous un citoyen dignedes éloges de Monseigneur de Laval.

Elle hésite un moment et ajoute:

- Il m’a longuement parlé de vous...

L’insistance de la religieuse sur l’adverbe le convainc qu’elle fait allusion à sonaventure. René n’ose affronter le regard ardent de la femme. Il baisse les yeux, se lève etdemande la permission de retourner à ses travaux de construction:

- Cette maison doit être prête pour le retour d’Anne.

Il salue les deux vieilles dames et sa belle-sœur puis embrasse sa femme avant des’éloigner d’un pas rapide.

***

Pour la première fois en deux ans, les sœurs Rivet se retrouvent seules. En silence, setenant par le bras, Catherine et Anne traversent de grands couloirs puis entrent dans lachambre qu’elles partageront. Dès que la porte se referme, elles tombent dans les brasl’une de l’autre. Lasse, Anne ne peut empêcher ses yeux de se remplir de larmes.Catherine s’inquiète:

- Ma chère soeur, je ne t’ai jamais vue si accablée. Que t’arrive-t-il?

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Inconsolable, Anne se laisse tomber sur le lit.

- Repose-toi, dit Catherine. Nous parlerons plus tard.

Lentement, Anne retrouve un peu de sa quiétude et s’efforce de sourire. Catherines’assoit près d’elle, l’enlace et l’invite à se mettre à son aise:

- Veux-tu être seule?

- Non. J’ai besoin de ta présence, de te parler. Tu es la seule personne au monde àqui je peux me confier. Laisse-moi juste le temps de me calmer.

Après s’être lavé le visage avec une serviette humide et froide, elle se redresse et gratifieCatherine d’un sourire de contentement:

- Pardonne-moi, Catherine. Tout ne va pas si mal.

- Ce n’est rien, voyons. Je suis là pour t’écouter et t’aider si je peux. Et je ne suispas seule. Mère Marie de l’Incarnation est une personne de grande sagesse. Ellesaura te conseiller.

***

Quelques jours plus tard, marchant lentement dans la cour intérieure du couvent, lesdeux femmes se rappellent les années heureuses de leur enfance. Comme toujours, Annerelate le décès de son premier époux puis se réfugie dans des anecdotes anodines.Jamais, elle ne parle de son mariage avec René. Dans la chaleur bienfaisante du soleil dejuin, Catherine se tourne vers Anne et demande:

- Est-ce ton veuvage qui te tourmente encore?

Anne se retourne lentement vers elle et dit:

- Il y a longtemps que j’ai fait le deuil de ce mariage heureux.

Pour Anne, revenir sur cette union est le prélude pour parler de sa vie avec René, de sesangoisses aussi. Mais quand vient le temps, elle manque de courage. Elle regarde autourd’elle. Personne. Elle poursuit:

- J’ai peur de ne pas être honnête envers lui. J’ai peur d’être jugée par toi si je suisinjuste.

- Voyons donc Anne, je suis ta sœur et nous n’avons jamais eu de secret l’une pourl’autre. Ne crains rien. Jamais je ne t’ai jugée et jamais je n’ai dévoilé tes

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confidences. Seules dans ce pays sauvage, nous devons être plus unies que jamais.

Anne essuie ses yeux et se confie enfin:- Je voudrais être une épouse dévouée et active, mais je n’y arrive pas. Mon mari

devient distant et je ne fais rien pour le rapprocher de moi. Des images de ma vied’épouse d’un bourgeois me reviennent sans cesse. Je suis passée du confort d’unchâteau à la misère d’une cabane. Je n’arrive pas à entrer en communication avecmes voisines et leurs sourires malicieux me disent que quelque chose m’échappe.Mon état de santé me préoccupe. Je ne fais pas confiance aux sages-femmes de laparoisse. J’ai peur d’accoucher sur une île isolée du reste du monde. Je ne seraijamais une paysanne. Voilà tout mon drame.

Estomaquée, Catherine saisit les mains d’Anne et les presse contre son cœur. Elle aussise revoit en Normandie. Si elle est entrée en communauté, ce n’est pas par vocation,mais par dépit. Elle pense qu’il est normal qu’Anne craigne une première naissance dansun milieu étranger. Elle se dit que les voisines ont des raisons d’être jalouses. Êtreprotégée du roi comporte des avantages, mais tout privilège a un prix. Enfin elle dit:

- Il faut avoir confiance. Tu auras une maison plus confortable et tu n’es pas lapremière à mettre un enfant au monde sur l’île. Trois semaines de repos vont terasséréner.

Les paroles de Catherine consolent Anne, mais ne la rassurent qu’à moitié.- J’espère que notre maison m’apportera un peu du confort que me procure la vie au

couvent, mais j’ai peine à y croire. Je suis encore bien jeune et déjà mes os mefont souffrir et mes nuits ne se passent jamais sans une période d’insomnie. C’estavec un relent de tristesse que j’y retourne. Pourtant, je suis heureuse de mettre aumonde un enfant d’ici.

***

Le jour du retour approche, Anne demeure triste. Catherine lui propose de parler à ladirectrice du couvent:- Cette femme est riche d’expériences extraordinaires, elle saura t’aider à surmonter

tes craintes.

Avant de venir fonder la communauté des Ursulines en Nouvelle-France, en 1639, mèreMarie de l’Incarnation, née Guyart, a été mariée, mère d’un fils, Claude Martin, puis est

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devenue veuve à l’âge de dix-neuf ans. Éduquée dans la religion catholique, instruite,impliquée dans l’administration des affaires de sa famille, Marie était avant tout unemystique. Dès que son fils atteint l’âge adulte, elle est entrée chez les Ursulines pour sevouer à l’œuvre éducative des jeunes filles. En Nouvelle-France, elle s’intéresse toutparticulièrement aux jeunes amérindiennes qu’elle désire convertir à la religioncatholique et instruire dans la culture française.

Deux jours avant son retour sur l’Île d’Orléans, Anne se présente chez la directrice encompagnie de sa sœur et ne cache rien de ses préoccupations. La religieuse al’impression de lire dans un livre ouvert. Rien de ce que ressent la future mère ne lui estétranger. Au terme d’un entretien d’une demi-heure, elle propose:

- Et si votre sœur allait vous joindre quelques jours au terme de votre grossesse,cela vous soulagerait-il?

- Ce serait une grâce, ma mère. Mais je dois avoir la permission de mon mari.

- Ne vous inquiétez pas, je lui dirai deux mots quand il viendra vous chercher. Jepuis vous assurer que cela suffira.

Réjouie, Anne prépare son retour avec confiance.

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Chapitre 15

Le retour d’Anne

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Sur son île, René s’affaire à mettre la dernière main au toit. Bientôt, les coups demarteau des ouvriers cesseront. La maison sera prête à recevoir ses premiers occupants.Il ne restera plus qu’à recouvrir les murs de crépi, déménager les meubles et les articlesménagés. La missive arrive enfin. Il lit: cher René, mon séjour au couvent ma fait un bieninespéré. Je me sens assez forte et réconfortée pour retourner sur l’île. J’aborde ladernière phase de ma grossesse avec confiance d’autant que mère Marie del’Incarnation autorise Catherine à venir passer quelque temps avec moi au terme de magrossesse. Vous pouvez passer me prendre dimanche prochain. Je vous prie, si la choseest possible, d’arriver assez tôt pour assister avec moi à la messe célébrée dans lachapelle du couvent. La directrice nous invite avec Catherine à partager son dîner.

***

Le dimanche suivant, sous un soleil ardent, fouettée par un vent du nord-ouest, l’eau dufleuve fait tanguer la chaloupe. Anne s’agrippe aux rebords de l’embarcation pendantque René s’efforce d’éviter les vagues latérales. Hormis les bruits de la nature, le voyagese passe dans un long silence.

Arrivé près de la grève, René saute hors de la chaloupe qu’il tire sur la terre ferme avantde saisir la main d’Anne et l’aider à quitter l’embarcation avec précaution. D’un paslent, ils gravitent la côte. À la vue du bâtiment, ils s’arrêtent. La maison ressemble à sesvoisines. Dans l’esprit des maisons françaises, un toit très haut dépourvu de saillie et unfaible prolongement de la couverture semblent écraser des murs bas posés sur le sol.

Les yeux d’Anne vont de la maison à la cabane. Elle demande quand ils pourront s’yinstaller. C’est la question qu’attendait René:

- Aujourd’hui, ma chère épouse.

Avant de partir pour Québec, René s’est levé avec le soleil pour déménager les meubles.Il prend le bras de sa femme et l’entraîne vers la porte:

- Notre nouvelle demeure n’attend que vous.

Ils entrent. En quelques minutes, parlant et gesticulant comme un enfant content demontrer le château de sable qu’il vient de construire, René présente les particularités dulogis. Il insiste sur toutes les attentions qu’il a prises pour maintenir le plus de chaleurdans la maison:

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- Avec deux cheminées, nous avons fini de geler du dos tout en ayant le devant engrande chaleur.

René explique que les cheminées sont assez vastes pour éviter l’encrassement par la suieau cours d’un même hiver, qu’elles servent de boucaniers pour fumer ou conserver laviande et le poisson. Plantée devant le second lit cabane, tout petit celui-là et doublé deserge, Anne n’écoute plus. Elle imagine son bébé babillant près d’eux. Réalisant qu’ilparle tout seul, René s’interrompt. Il s’approche d’elle, la prend par la taille pourl’entraîner vers la grande couchette. Elle résiste un peu, prétexte qu’elle veut voir l’étageavant de célébrer son entrée dans sa nouvelle demeure, puis s’abandonne aux mainsenvahissantes de son époux.

Après une nuit de retrouvailles exceptionnellement tendre et heureuse, ils poursuivent lavisite. Anne se souvient d’avoir suggéré de munir les cheminées de plaques de fonte enguise de contrecoeur pour réfléchir et répercuter la chaleur dans la pièce. Cela merappellera les cheminées normandes, avait-elle dit.

- Ce fut votre seule demande, je n’allais pas l’oublier.

Anne apprécie de trouver une auge pour laver les légumes et les fruits et une pierreservant d’évier pour sortir les eaux usées. Elle ouvre les armoires aménagées dans lapierre pour garder au frais des provisions de bouche. Près de l’entrée, de gros clousfabriqués par le forgeron servent à accrocher les vêtements d’extérieur. Près de lalaiterie, elle retrouve l’armoire que lui a construite René pour ranger la literie et le lingefin.

***

Les semaines passent, Anne apprécie sa nouvelle demeure, mais parle peu. Quand elles’adresse à René, c’est pour évoquer les semaines de bonheur qu’elle a passées près desa sœur.

Déçu, René l’écoute sans la regarder. Il veut connaître le fond de la pensée d’Anne. Unjour, elle se laisse aller dans un long monologue, ce qui ne lui ressemble pas:- Durant ces trois semaines avec ma sœur, j’ai eu le sentiment de vivre pleinement.

Ce fut un délice d’être sur le continent, de manger à une table aussi large quenotre nouvelle maison, de pouvoir parler de la vie d’autrefois et de ce qui se passedans la métropole.

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Pour tout commentaire, René dit:

- Depuis lors, vous êtes revenue dans un monde sauvage et sans intérêt, dois-jecomprendre?

- Il faut me laisser le temps de m’acclimater. Ma grossesse est lourde à porter.Quand je serai mère et aurai retrouvé ma vitalité, les choses changeront.

***

À l’automne 1667, Anne met au monde son premier nourrisson. Libérée de la peur qui latenaillait de vivre une délivrance difficile, sur une île isolée, elle tombe en sanglots envoyant le petit être plein de vigueur.

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Chapitre 16

Été 1672

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En 1672, après neuf ans de travail harassant, René achève enfin de défricher son lot.Maintenant père de trois fils, Abraham-Joseph, Mathurin-René et Grégoire, encore unnourrisson, il prépare une nouvelle étape de sa vie.

Depuis son mariage, la santé d’Anne n’a jamais cessé de se détériorer. Au cours deslongs mois d’hiver qu’elle passe dans la maison, ses rhumatismes lui causent desdouleurs et la rendent maussade. Les remèdes des herboristes atténuent son mal, mais nela guérissent pas. De mai à septembre, quand ses grossesses ne l’épuisent pas trop, avecl’aide d’Abraham-Joseph, elle profite de la chaleur pour entretenir ses fleurs et cultiverson potager. Durant ces périodes, elle retrouve un peu de sa joie de vivre.

S’apprêtant à partir pour Québec afin d’obtenir les lettres patentes qui le rendrontpropriétaire du lot qu’il a défriché, René jubile. Il voit le jour où il pourra enfin vendrece lot et aller s’installer sur la côte. Anne le sait, mais elle ignore où il compte aller et surquelle côte il veut s’établir. Lors de leur première rencontre, René lui a confié son rêved’enfance d’aller vivre sur la rive sud, près de la rivière Houelle. Il n’en a jamais reparlé.Anne ne sait pas si cette vision demeure vivante.

René projette d’obtenir une concession de terre sauvage sur la rive sud, près de ce coursd’eau, de le déboiser et le défricher ensuite. De son côté, Anne souhaite aller vivre prèsde Québec où elle pourrait voir sa sœur Catherine sans devoir traverser le fleuve.

***

Chez les représentants du roi de France, René rencontre le secrétaire du gouverneurFrontenac. Celui-ci le reconnaît, prend acte de sa demande et fait une moue dubitative :

- Je dois en référer à l’Intendant Jean-Talon.

Après une affolante attente dans une antichambre froide et humide, René se fait dumauvais sang. L’homme aux manières raffinées revient enfin:

- Monsieur Houâllet, vous n’avez pas su défricher en trois ans, comme vous deviezle faire le lot qu’on vous a confié. Par conséquent, il appartient au représentant duRoi de décider si vous y avez droit ou non.

- Mais le subside versé par la métropole ne concernait que le contrat de trente-six.Je n’ai pas réclamé un centime de plus. Où est le problème?

Au moment où la discussion s’anime, le secrétaire se lève et vient prendre place près deRené. Pour le calmer, il dit:

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- Vous êtes un bon citoyen, Monsieur Houâllet. L’Intendant se souvient d’avoirassisté à votre mariage. Je vais intercéder auprès de lui. Ayez confiance.

Le secrétaire lui remet du papier, une plume et de l’encre et l’invite à faire saréclamation sans manifester sa véhémence:

- Je vous suggère d’insister sur le fait que vous avez trois enfants, cela jouera envotre faveur.

***

René rentre chez lui dans un état de colère retenue. Écoutant le récit de son mari, Anneest envahie d’amertume. En apprenant qu’il lui faudra attendre un temps indéfini avantde partir, sa colère éclate:

- Je n’en peux plus de vivre sur une île où nous sommes coupés du monde. Je mefais du souci pour les enfants. Je n’ai pas d’affinité avec les gens d’ici. J’ai peurde ces sauvages qui brûlent des maisons. Ils ont enlevé une des protégées du Roi,comme moi. Je me sens dépérir. J’ai la migraine, je tousse sans arrêt, je fais de lafièvre. Je vais...

Elle ne termine pas sa phrase, René ne peut que lui répéter la promesse qu’il a faite aprèsla naissance de son deuxième enfant :

- Dès que j’aurai obtenu mes titres de propriété, je vendrai ce lot. Nous irons vivresur la côte.

Dans l’esprit de René, la côte, c’est la Rive Sud où il envisage toujours d’obtenir uneconcession près de la rivière Houelle. À Québec, on lui dit qu’il devra attendre encorequelques années, le temps qu'on y établisse une seigneurie.

***

En juin 1672, Martin Guérard revient travailler à l’Île d’Orléans avec sa femme MarieBoette. Le couple loge chez Louis Lepage et sa femme Sébastienne Loignon à un lieu dela maison des Houâllet.

Conscient du bouleversement que cela aurait sur son couple déjà fragile René évite toutcontact public avec Marie.

***

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À la sortie de l’église, faisant semblant d’ignorer la présence d’Anne près d’elles, desvoisines malicieuses jasent en rigolant:

- Si elle savait, la pauvre, que son René a eu une aventure d’un an avec unemalotrue, qu’est-ce qu’elle en dirait, tu penses?

- Ben, elle en dirait comme moi, elle en dirait que c’est une dévergondée et que sonmari ne vaut guère mieux.

À son épouse affolée, René a beau minimiser l’aventure qu’il a eue avec Marie, soutenirqu’il était alors célibataire et libre, Anne n’est pas dupe. La froideur des gestes de sonmari, ses mouvements d’humeur subis, ses longs moments de distraction où absorbédans ses pensés, il est ailleurs, tous ces changements survenus en quelques semaines àpeine, prennent leurs sens. Après avoir manifesté en vain sa colère, se sentant trahie,Anne se réfugie dans le mutisme.

Toujours épris l’un de l’autre, les anciens amants se revoient quelques fois dans le plusgrand secret. Ni Anne, ni Martin, ni les voisins n’en ont connaissance.

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Chapitre 17

Hiver 1672

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Le six décembre 1672, pour la troisième fois en six mois, René revient du bureau duGouverneur. En entendant les enfants crier à la vue de leur père glissant sur le fleuve,Anne grimace de dépit, craignant un nouveau report de la décision.

Entre Saint-Anne-de-Beaupré et l’Île d’Orléans, filant droit comme des flèches, leschiens tirent le traîneau de René sur la glace recouverte d’une neige poudreuse. Vêtu depeaux de bêtes de la tête aux pieds, le nez rougi par le froid intense, la barbe hirsuteraidie de glace blanche, l’homme de trente-sept ans sourit malgré ses lèvres gercées etses cils hérissés de givre. Les mains solidement arrimées à l’arrière du glisseur, deboutsur les lices, il rentre de Québec porteur de la bonne nouvelle.

Anxieuse, Anne se lève avec douleur de son fauteuil berçant, ajoute quelques bûchesd’érable à la braise rougeoyante des foyers, regarde froidement la myriade d’étincellesqu’elles produisent et revient à son siège. Les épaules recouvertes d’un châle en laine,elle pleure en silence. Près d’elle, Grégoire dort paisiblement dans un berceau fabriquépar son père.

Dehors, Abraham-Joseph, six ans, et Mathurin-René, de deux ans son cadet, sautillent dejoie à la vue de leur père et de l’attelage de chiens. La côte menant à la maison estabrupte et la charge lourde; René marche maintenant derrière le traîneau. Pour aider lesbêtes épuisées, il pousse tant qu’il peut, dérape sur la surface glacée, tombe à plat ventre,mais demeure accroché au traîneau. Amusés, les enfants courent à sa rencontre en criant:

- Allez vous réchauffer, Papa.

- Nous autres, on va s’occuper des chiens.

Dans le tambour coupe-froid de la maison, René dépose les victuailles qu’il rapporte dela ville, secoue la neige de ses vêtements, enlève ses mocassins raidis et chausse unepaire de sabots avant de pénétrer dans sa demeure.

Anne tourne vers son mari des yeux interrogateurs. René tire d’un sac en cuir uneenveloppe qu’il brandit jusqu’à toucher le plafond.

- Ça y est, ma femme, il est à moi ce lot, cette terre que j’ai eu tant de misère àdéfricher m’appartient enfin.

René embrasse sa femme sur le front et dépose sur la table les documents établissant sesdroits de propriété. Une énergie nouvelle envahit Anne. Elle saute dans les bras de Renéet l’étreint, ce qu’elle n’a pas fait depuis la naissance de son troisième enfant. Même laglace à la barbe noire de René ne la gène pas.

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Dans la grange où ils font entrer les chiens, le bœuf, les deux vaches, les trois moutonset la dizaine de poules caquettent, meuglent et bêlent pour manifester leur faim. Lesgarçons nourrissent d’abord les chiens qu’ils affectionnent plus que tout. Pendant queceux-là dévorent les restes de nourriture de table, les enfants distribuent du foin auxvaches et aux moutons, des graines aux poules. Le bœuf qu’on nourrit aux céréales enété doit se contenter de la paille durant la saison où il ne travaille pas. Épuisés, rassasiés,les chiens viennent se coucher près des enfants qui les caressent avec amour. Gardée auchaud par les animaux et par le fourrage engrangé du côté nord, pour couper la pousséedes vents arctiques, la petite étable est aussi le terrain de jeu des enfants les jours depluie et de grand froid.

La nuit venue, quand les enfants dorment à l’unisson et que le chat ronronne, Renérappelle à Anne qu’il n’a pas oublié son rêve de transporter ses pénates sur les terres dela Rive Sud. Pour se faire, il doit convaincre les autorités de lui concéder les lots qu’ilsollicite.

La perspective de quitter l’île et la bonne humeur retrouvée de René incite Anne àdiscuter:

- Un rêve d’enfant, dit-elle, ce n’est parfois qu’une lubie sans conséquence. Nepensez-vous pas?

- Non. Je ne saurais trop dire pourquoi, mais je tiens à aller là-bas.

- Mais il se peut que vous n’obteniez jamais ces terres.

- C’est possible. Mais tant que je n’aurai pas fait valoir ma requête auprès duGouverneur, de l’Intendant et de Monseigneur de Laval, je continuerai d’y croire.

Veuve de Grégoire Hisse, collecteur d'impôts et receveur de Bretagne, un personnageproche du pouvoir, Anne a l’expérience des relations avec les autorités politiques, ellesait comment René doit s’y prendre pour influencer les décisions des hommes enautorité.- Vous n’obtiendrez rien de l’administration royale ni des autorités religieuses, en

vivant sur une île coupée du monde. Il faut vous rapprocher du pouvoir, fréquenterles dirigeants. C’est comme ça que vous ferez valoir vos compétences et vosdroits.

René songe à ces deux cultivateurs de la seigneurie de Beaupré qui, connaissant sasituation, lui ont offert de prendre leur ferme en location. Il se dit qu’il pourrait y vivre le

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temps qu’il faudra et mettre toutes les chances de son côté d’obtenir les lots désirés.Anne refuse d’imaginer un nouveau départ à zéro sur des lots boisés. Elle ne pense qu’àl’avenir immédiat:

- Je serais près de ma sœur, quelle délivrance, quel grand bonheur.

Un mois plus tard, René revient à la maison avec un contrat pour la vente de son lot del’Île d’Orléans à René Couttard et un autre pour la location de la ferme de ThimothéeRoussel et Pierre Soumande à Château-Richer, sur la côte de Beaupré.

René sourit, il ira chez le Gouverneur et chez l’Évêque de Québec une ou deux fois parmois. Tout en préparant le départ pour Château-Richer, Anne et René revoient lesmisères et les moments heureux qu’ils ont connus sur l’île.

Par un froid sibérien, la famille glisse vers sa nouvelle demeure. Traversant le fleuvepour la première fois, Joseph-Abraham et Mathurin-René crient de joie. Tremblante defroid, Anne pense: jamais je ne retournerai sur cette île. René regarde derrière lui, serevoit traverser le fleuve pour la première fois, dix ans plus tôt. Ces arpents de forêt quej’ai défrichés seront à jamais une terre nourricière, c’est pour ça que je suis venu ici.Son regard se tourne bientôt vers la maison où loge Marie Boette : Et vous chère Marie,se dit-il, vous languirez-vous de moi comme moi de vous?

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Chapitre 18

Château-Richer, 1675

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Dans le petit cimetière de Château-Richer, en ce cinq avril 1675, une brise chaude dusud répand dans l’atmosphère les doux effluves des pousses printanières. Dans la fossecreusée dans le sol à peine dégelé, quatre hommes laissent glisser de leurs mains rudesdeux larges courroies retenant un cercueil. Sous le regard affligé de ses proches, le corpsd’Anne Rivet descend inexorablement vers son dernier repos. Fabriquée en boisrugueux, la boîte frôle les parois humides avant de s’immobiliser.

Après avoir recommandé à Dieu l’âme de cette femme de quarante ans, épouse dévouéeet mère de trois enfants, le prêtre se tourne, compatissant, vers le père et ses fils: prionspour que l’Esprit-Saint donne à cet homme le courage dont il aura besoin. À vous,citoyens qui ont bravé les mers pour venir porter la foi chrétienne et la civilisationfrançaise sur cette terre vierge, je demande de porter secours à cette famille que le Pèrecéleste met douloureusement à l’épreuve. Dans ce pays où tout est à faire, le devoird’amour et de fraternité est impératif.

Sur le sentier étroit, le célébrant s’éloigne en récitant des prières à voix basse. La dizainede personnes venues rendre un dernier hommage à la disparue suivent à la file indienne.Inconsolable, Catherine Rivet pleure la perte de sa sœur. Grégoire dans ses bras, Renépousse délicatement Mathurin-René devant lui pendant qu’Abraham-Joseph, désespéré,ferme la marche.

À peine deux ans après son arrivée sur la ferme louée, dans la seigneurie de Beauport,René rentre chez lui, rempli d’un sentiment de culpabilité. Il croit entendre Anne lesupplier d’oublier son projet d’aller s’établir sur la rive sud, près de la rivière Houelle :Je ne saurais recommencer cette vie-là. Je mourrai si tu persistes. J’ai besoin de vivreprès de ma sœur, ma seule famille dans ce pays. René regrette d’avoir répondu sur unton péremptoire: votre famille c’est nous, votre mari et vos enfants.

À sa mère il écrit: Il m’arrive un grand malheur, mère, mon épouse Anne n’est plus, unemystérieuse maladie me l’a prise. J’aurais dû comprendre qu’elle était vulnérable,fragile comme une fleur qu’on transplante dans un terreau étranger. Je ne l’ai pas cruequand elle disait la vie s’éteindre dans son corps. Je reste seul avec mes trois fils et nesais que faire de ma vie. Je songe à abandonner la colonie, retourner à Paris. J’hésite.Mes enfants sont d’ici. En France ils seraient des étrangers à leur tour. Mais pendanttrois ans encore, je suis lié par contrat à mes locateurs.

L’homme placide qu’il était devient renfrogné et maussade. Ses enfants, aussimalheureux que lui, ont peine à le reconnaître. Catherine, sa belle sœur, prend soin desenfants quand elle peut et leur apporte des repas qu’ils avalent sans appétit.

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Deux semaines plus tard, une voisine propose à René d’engager une bonne.

- Je connais une jeune Indienne, elle n’a que seize ans, mais sait tout faire dans unemaison et elle adore les enfants.

René hésite; une jeune femme dans la maison d’un veuf, il se demande ce qu’en dirontle curé, Catherine et les paroissiens. La voisine le rassure:

- C’est le curé lui-même qui me l’a référée. Il dit que vous êtes un hommed’honneur, que vous n’abuserez pas de cette enfant de Dieu...

Joseph-Abraham approche de son père:

- Comment elle s’appelle, la sauvageonne?

- Tu l’appelleras Angèle, mon garçon, c’est le nom qu’elle a reçu à son baptême.Et maintenant qu’elle a reçu le sacrement de naissance en Dieu, elle n’est plusune sauvagesse, elle est une citoyenne française, comme nous.

René accepte.

Le lendemain matin, la voisine se présente avec l’Indienne. Deux tresses noiresencadrant ses joues rondes, tout en elle rappelle la pleine lune, le nom que lui ont donnéses parents. À l’image de son visage de chouette, le corps sensuel d’Angèle vibre sousdes vêtements de peau. Timide et mignonne, elle baisse les yeux devant René quis’empresse de lui présenter ses fils. Le sourire débordant d’Angèle amuse les enfants.

René se remet au travail, mais sans entrain et sans conviction. Ses enfants le retrouventparfois seul avec le bétail, songeur, l’esprit lourd d’une honte insurmontable. Pouroublier ses fautes, René voudrait travailler comme un déchaîné. Son corps ne suit pas.

Le voyant maigrir à vue d’œil, Angèle s’inquiète. Au terme d’un autre repas qu’il prendsans appétit, elle met les enfants au lit et revient à la fenêtre. Elle lui tourne le dos etregarde la lune briller comme le feu.

- Homme blanc malheureux. Enfants besoin père.

René ne dit rien, immobile comme le roc. Elle ajoute:

- La place de toi être ici, avec enfants, pas sous terre, avec femme. Toi trouver autrefemme, avoir autres enfants.

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Il sort de son mutisme:

- Ma femme est morte et c’est ma faute. Je ne me le pardonnerai jamais.

- Toi, pas droit regarder toi souffrir comme bête dans piège. Toi croire ton Dieu.Ton Dieu pardonner à toi. Ton Dieu pas vouloir toi laisser enfants.

Ne pouvant retenir ses larmes, René court à l’étable. Là il abandonne toute résistance,crie sa honte aux bêtes indolentes, se frappe la poitrine de toutes ses forces, comme pourse punir. Puis il tombe sur un tas de foin et s’immobilise les bras en croix. Il pleure ensilence. Cette fille a raison. Pour eux je dois retrouver une raison de vivre, maiscomment faire? L’image de Marie Boette lui revient, belle et fraîche comme la rosée dumatin.Le lendemain, pendant qu’il essaie, sans énergie, d’ameublir le sol du jardin potager, sesdeux fils aînés viennent à lui, munis de houes:

- On va vous aider, Papa.

Surpris, René les accueille d’un geste affectueux. Dissimulée derrière un bosquet ettenant Grégoire dans ses bras, Angèle sourit. René s’arrête. Les petits bras lancent lapioche avec entrain. Ils aiment la terre eux aussi, se dit-il. Affectueusement, il caresseles têtes brunes de ses mains rudes et prend le temps d’enseigner le maniement del’outil. L’idée d’aller s’établir sur une seigneurie vierge, de se faire concéder un terrainassez grand pour y établir ses fils refait surface dans son esprit. C’est le début de laguérison.

Les mois passent, l’appétit de René revient et les enfants trouvent chez Angèle unegrande sœur affectueuse, presque une mère.

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Chapitre 19

Île d’Orléans, 1676

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En octobre 1675, six mois après le décès d’Anne, René fait porter un billet à MarieBoette, lui donnant rendez-vous. Marie y court avec l’espoir qu’étant maintenant veuf,René voudra partir avec elle, à Trois-Rivières ou à Montréal.

Une journée par semaine, Martin Guérard, se rend à Château-Richer, chez Jean Jolliet.Menuisier et ébéniste, Martin travaille sur la ferme ou au moulin à farine du Sault-à-la-Puce. Quand René voit passer Martin devant sa résidence, certain qu’il se rend à sontravail pour la journée, il attelle ses chiens et file à toute vitesse vers l’Île d’Orléans, àson rendez-vous secret avec son amante, Marie.

Avant l’arrivée de huit cents Filles du roi dans la colonie française, de 1663 à 1673, leshommes y étaient beaucoup plus nombreux que les femmes. Depuis le début de lacolonie, les soldats, les artisans et les paysans célibataires fréquentent les bourgadesindiennes à la recherchent d’amantes et d’épouses. Chez les nations amérindiennes, àl’inverse, beaucoup d’hommes meurent à la guerre ou à la chasse, laissant derrière eux,autant de veuves et de célibataires esseulées. Ces pratiques charnelles entre européens etindiennes, se faisaient en dehors du sacrement de mariage et s’avéraient peu propices aupeuplement de la colonie.

Quand les femmes européennes sont devenues aussi nombreuses que les hommes, lesautorités civiles et religieuses ont pris les moyens de faire cesser cette pratique. En vertud’une loi, les hommes devront payer une amende s’ils demeurent célibataires. Martinn’aime pas sa femme, mais refuse de la quitter. S’il redevenait célibataire, il serait tenude payer l’amende imposée aux hommes non mariés.

***

Sur la glace fragilisée par le redoux de mars, debout sur les lices de son traîneau àchiens, René aperçoit, tapi sous un buisson de sapinage, la silhouette noire de Marie.Dès qu’elle reconnaît René dans le brouillard, elle se lève et de ses bras vigoureux, luifait signe.

***

Sébastienne Loignon, femme de Louis Lepage, chez qui habite le couple Guérard,déteste les manières délurées et fantasques de Marie. Quand cette dernière quitte le logispour aller cueillir des baies ou se dégourdir les jambes, Sébastienne l’épie.

Semaine après semaine, en l’absence de Martin, toujours à la même heure, Marie prend

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la direction du fleuve. Un jour de février 1676, trouvant la chose suspecte, Sébastiennela suit furtivement, voit les amants entrer dans une cabane. Elle approche et les entend:

- Je veux partir avec toi, René, aller à Trois-Rivières, fuir en forêt s’il le faut.

- Nous partirons Marie. Je suis veuf, je peux me remarier. Mais je ne veux pasabandonner mes enfants. Il faut quitter ton mari, tout sera possible après.

Quand Sébastienne dévoile à Martin les projets des amants, il décide de les prendre surle fait.

En mars 1676, une demi-heure après avoir vu René filer vers l’île, Martin revient deChâteau-Richer. Gardant une distance telle qu’on ne peut le reconnaître, Martin suit lesamants jusque dans la cabane de chasse. Il les découvre enlacés, couchés sur un lit depaille. Martin crie:

- Je vais te tuer, salaud.

Martin s’élance vers René en brandissant une gouge. Vif comme un écureuil, René seretourne et réussit à esquiver le coup. La lame s’enfonce dans la paillasse entre la tête deMarie et l’épaule de René:

- Arrête, crie Marie.Elle lève un bras pour le repousser. Il hurle:

- Enlève-toi de là.Elle se relève et se place entre les deux hommes.

- Éloigne-toi sinon tu seras la première à payer de ton sang.

René jette un œil autour de lui à la recherche d’une arme. Aux pieds de Marie, une piècede bois ferait l’affaire, mais Martin s’interpose. La lame acérée de la gouge atteint lamain de René. Il esquive le coup suivant en penchant la tête. D’un violent crochet dedroite, René fait reculer son adversaire. Il tente de prendre avantage sur Martin, mais cedernier attaque. L’arme touche l’épaule de René. Il gémit de douleur, recule d’un pas,son pied heurte une saillie du sol et il tombe à la renverse. Comme un félin en rage,Martin saute sur son ennemi en pointant son arme vers la gorge du blessé. René attrapele poignet de l’autre et résiste de toutes ses forces. Sous l’effet combiné des effortsdésespérés des deux hommes, la lame vibre comme la main d’un vieillard et s’avanceinexorablement vers la cible. Au même instant, horrifiée par la scène, Marie s’empare dela pièce de bois qu’elle tient de ses deux mains et en assene un coup sur le crâne dénudéde son mari.

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- Prends ça, espèce d’incapable.

Le poignet de l’agresseur perd sa force. L’arme tourne vers lui. Martin s’affaisse surRené, le couteau d’ébéniste enfoncé dans la gorge. Le sang jaillir de la plaie. René seroule sur le côté et pousse le blessé qui saigne comme un porc égorgé.

- Achève-le, dit Marie.

- Ce n’est pas la peine, il a eu son coup de mort.

Pendant que Martin, inconscient, se vide de son sang, les deux complices tremblentcomme des feuilles:

- Il faut se débarrasser du corps. Nous n’avons pas une minute à perdre.

Ensemble, ils transportent le cadavre près du fleuve. À l’aide de l’outil de l’ébéniste,René pratique dans la glace un trou assez grand pour y pousser le corps. Affolés, ilsreviennent dans la cabane. Pour éviter les soupçons, ils conviennent de ne pas se revoiravant le printemps. De son manteau de peau, René recouvre ses vêtements souillés etrepart vers le continent pendant que Marie rentre chez sa logeuse.

***

À la faveur du dégel printanier, des habitants de l’île découvrent le macchabée endécomposition, pris dans les glaces fondantes, là où René et Marie l’avaient enseveli.

Le treize avril suivant, sous la foi du témoignage de Sébastienne Loignon, l’IntendantJacques Duchesneau de la Doussinière et d’Ambault, arrivé de France depuis moinsd’un an, intente un procès aux amants.

Une semaine plus tard, l’ancien secrétaire de Jean-Talon, le vieil homme aux cheveuxblancs de neige, demande audience auprès de l’Intendant:

- Je connais René Houâllet mieux que quiconque, dit-il.

Lors des nombreuses visites que René a du effectuer chez le représentant du Roi afind’obtenir la propriété de son lot de l’Île d’Orléans, le secrétaire et lui s’étaient liésd’amitié. À la faveur des longues conversations, le vieil homme a appris l’histoire deRené, de son père François, contrôleur général des finances du Royaume de France, deson grand-oncle Louis, de sa relation privilégiée avec François de La Rochefoucauld, deses aventures dans les châteaux de Verteuil et de Vaux-le-Viconte.

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Pour conclure son plaidoyer, l’ancien secrétaire demande:

- Savez-vous, Monseigneur, qui a servi de témoin au mariage de René Houâllet,l’accusé dans l’affaire Martin Guérard?

L’intendant ne dit mot, attendant la suite. - Le gouverneur de Courcelles et le marquis de Tracy ont joué ce rôle.

Il ajoute:- L’Intendant Jean-Talon, votre prédécesseur et la veuve de l'ancien Gouverneur

d'Aillebout ont assisté à ce mariage.

- Et qui donc était l’épouse?- Une des protégées du Roi, elle se nommait Anne Rivet. Elle était la veuve de

Grégoire Hisse, receveur de Bretagne et collecteur d'impôts pour le Roi.

L’Intendant se mordille les lèvres, remercie l’homme et le prie sèchement de le laisseradministrer la justice comme le Roi lui a commandé, sans compromis et sans privilège.

En mai 1676, faute de preuves suffisantes, les accusations portées contre le couple sontretirées. La mort de Guérard restera inexpliquée.

Marie et René ne se reverront jamais.

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Chapitre 20

Sainte-Anne-de-la-Grande-Anse, 1678

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Entraînée par le courant du fleuve et poussée par un léger vent d’ouest, la pénichealourdie de bêtes, de meubles, de bagages et d’une vingtaine de passagers, glisse surl’eau calme du Saint-Laurent. À la hauteur de Saint-Rock-des-Aulnaies, René attire sestrois fils près de lui. Le visage radieux, il pointe de sa main ouverte, l’embouchure del’affluent qui s’ouvre devant eux.

- La voici, c’est la rivière Houelle, la rivière qui porte le nom de nos ancêtres, notrenom, mes enfants.

L’air hébété, le petit Grégoire se tourne vers son Père:

- Vous avez dit que c’est la rivière Houelle, Papa. Mais notre nom à nous, ce n’estpas Houelle, c’est Houâllet.

- C’est vrai, dit Mathurin-René, ce n’est pas le même nom, ce n’est pas notrerivière...

- Hé bien... Je vais vous expliquer.

René n’a pas l’habitude de raconter des histoires à ses enfants, mais comme il s’agit desa famille et de sa vie, il se concentre. En quelques minutes, il explique l’origineagricole de son nom, sa rencontre avec Louis Houël, son rêve d’enfant, sa traversée de lamer et les circonstances qui les amènent là.

En ce jour de l’année 1678, René conduit sa famille dans leur nouvelle demeure. Aucours des mois précédents, pendant que ses fils vivaient encore à Château-Richer chezdes amis, René a dégagé une clairière au bord de la forêt et construit une petite maison.Des mains du seigneur Jean-Baptiste-François Deschamps de la Bouteillerie, il a reçu letitre de propriété de cette grande terre de huit arpents de front, un demi-kilomètre etquarante-deux de profondeur, deux kilomètres et demi. Située à Grande-Anse, entre lapointe de Rivière-Houelle et celle de Saint-Rock-des Aulnaies, la terre à défricher, portele numéro dix-sept.

Une nouvelle vie commence pour René et ses enfants. Dès le lendemain de sonaménagement, avec l’aide de ses fils, il attelle son bœuf et se met à l’ouvrage. D’unemain de maître, René abat de longues épinettes noires, nues de branches jusqu’à la cime,coupe les têtes touffues et les enchaîne à l’attelage de l’animal. Abraham apprend àcommander la bête. Après une semaine, le boeuf lui obéit en silence. Pour se rendreutile, Mathurin-René ramasse les branches perdues et les dépose sur le tas où ellessécheront quelques semaines avant d’être transformées en feu de joie. Grégoire,grincheux, ramasse des petits cailloux ou se plaint de n’avoir rien à faire.

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- Va chercher de l’eau à la rivière, ordonne Abraham.

- Et ne tombe pas dedans, dit Mathurin-René, taquin.

Plus tard, avant d’entrer dans la cabane pour le dîner, René attache le bœuf à un arbre,près de la rivière, où il peut brouter les herbes hautes et s’abreuver.

Trois fois par jour, à six heures, midi et dix-huit heures, les bras chargés de plats, lesdeux filles du voisin, toujours souriantes, déposent sur la table des Houâllet, des metscuisinés par elles et leur mère. Quand les assiettes sont bien remplies, elles s’enretournent. Une demi-heure plus tard, elles reviennent, lavent la vaisselle et rentrentchez elles. Gourmand et généreux, René n’hésite jamais à donner quelques sous de plusque le prix demandé.

René revit, trouve la sérénité de l’âme et prend plaisir à fréquenter les autres colonsvenus comme lui de la région de Québec.

***

Au décès subit de Nicolas Lebel, un défricheur arrivé depuis cinq ans à Sainte-Anne-de-la-Grande-Anse, René trouve en sa veuve, Thérèse Migneault, mère de trois garçons etd’une fille, une femme travaillante et enjouée qu’il apprend à aimer. Le mariage desdeux voisins est célébré trois mois plus tard. Thérèse apporte dans sa corbeille demariée, une terre de deux lots et une maison que René peut agrandir à souhait. Plus quetout, Thérèse, une Canadienne de naissance apporte à son époux, la chaleur d’unefemme aimante, une compagne habituée à la vie rude. D’âges comparables, les enfantsdu nouveau couple se lient d’amitié. Quelques années plus tard, Mathurin-Renéépousera Angélique, l’unique fille de Thérèse.

Dans cette région où l’eau douce se marie à la salinité de la mer, René pense à sa mère àqui il écrit: Ici, mère, monté sur une butte ou sur le toit de ma maison, en tournant surmoi-même, je peux voir les monts escarpés des Laurentides, le grand fleuve, des îles àmoitié boisées, la plaine agricole et les collines arrondies des Appalaches. C’est unspectacle grandiose.

Avec toute mon affection.

Votre fils, René.

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Chapitre 21

Kamouraska, 1690

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Depuis les premiers efforts de colonisation des Amériques, les puissantes nationseuropéennes placent leurs pions, étendent leurs tentacules, développent des stratégiespour s’approprier la plus vaste étendue de l’immense territoire et les fabuleuses richessesqu’il recèle.

Les Espagnols et les Portugais se partagent le sud. Les Hollandais et les Anglaisoccupent une partie de l’est de l’Amérique du Nord. L’Anglais Henry Hudson pénètredans le pays et baptise de son nom un détroit et une baie. Au nom du roi de France, lesJean Nicolet, Louis Jolliet, Jacques Marquette, Médard Chouart des Groseilliers, Pierre-Esprit Radisson et d’autres explorateurs et coureurs des bois sillonnent les rivièresjusqu’au Mississippi. Ils rencontrent des tribus indiennes avec qui ils se lient d’amitié,achètent d’eux des peaux, surtout de castor, et les revendent à des marchands depelleteries qui les expédient en France. René Robert, Cavalier de La Salle, explore leslacs Ontario, Érié et Michigan, atteint le fleuve Ohio et descend le Mississippi jusqu'àson embouchure. Ces conquérants armés construisent des forts et plantent des drapeauxsur la moitié du continent américain. L’Amérique du Nord doit appartenir à la France.

Mais les Anglais et les cinq nations iroquoiennes ne l’entendent pas ainsi. À la fin duXVIIe siècle, après d’innombrables escarmouches, guerres et massacres, entre lesFrançais alliés des Hurons et les Anglais, alliés des Iroquois, la tension monte. À Bostonet à Lachine, des populations sont massacrées. Le temps est venu, pensent les Anglais,plus nombreux sur le continent américain, mais occupant un territoire beaucoup pluslimité que les Français, de s’emparer de la Nouvelle-France.

Un après-midi d’août 1690, arrivant du bas du fleuve, un voyageur crie la nouvelle àtout vent:

- Les Anglais s’en viennent, ils vont nous attaquer.

Ami du curé de Francheville, le messager accourt en catastrophe au logis du religieux,suivi par des paroissiens affolés, Mathurin-René Houâllet le premier.

Le visiteur s’empresse d’informer le prêtre:

- Les navires anglais avancent vers Québec. Ils veulent s’emparer de la colonie. Cen’est pas tout, on m’a dit que le commandant Phipps doit accoster ici, à la pointede la Rivière-Houelle.

- Mon Dieu, mais il faut alerter le Seigneur de la Boutellerie.

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- Impossible, il est à Québec, il est trop tard pour aller le prévenir et on ne peut pasattendre son retour. Les Anglais vont débarquer.

Le curé se présente à la porte où l’attendent une dizaine d’hommes.

- Les Anglais arrivent, je vous demande de réunir ici tous les hommes de laparoisse.

Mathurin-René court chez son père, entre en trombe dans l’étable où travaille René etcrie:

- Les Anglais! Les Anglais montent le fleuve, ils ont une armée. Tous les hommesvalides doivent venir à l’église. Le temps presse.

À la tête de trente-quatre navires et d’une armée de deux mille soldats, le Général Phippsa quitté Boston le vingt août 1690, dans le but de s’emparer de la colonie française et demettre fin aux attaques des Français et de leurs alliés contre les colons anglais et lesIroquois de la Nouvelle-Angleterre.

Une heure plus tard, le curé Francheville exhorte ses paroissiens: Il faut empêcher ce débarquement. Les Anglais sont sans pitié, ils voileront nos

femmes et brûleront nos maisons si nous les laissons faire.

Un costaud armé d'un fusil de chasse prend la parole: Avec l'aide de Dieu, si vous, son représentant, nous conduisez au combat, nous

combattrons.

Oui, oui, crient les autres. Le religieux ne se le fait pas dire deux fois, il prend immédiatement le commandementdes opérations:

- Nous devons les surprendre, c’est notre seule chance. Avec l’aide de Dieu et lecourage des fils de la France, nous réussirons!

L’estomac en tenaille, les paroissiens prient avec le prêtre. René réunit ses quatre fils:

- Mes enfants, si je meurs dans cette aventure, je vous demande qu’une part de materre soit donnée à la paroisse afin qu’on y érige une église digne de notre boncuré.

- Père, si vous mourez, nous mourons aussi.

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Pendant qu’ils s’étreignent, un vieil homme prend la parole:

- Pour Dieu et pour la patrie, nous devons être prêts à donner notre vie. Vive laFrance!

Sur le lieu de l’embuscade, le curé donne ses ordres. Fusils à l’épaule, les habitantsprennent place. Bientôt, en face de la Pointe, la flotte anglaise jette l’ancre. Plusieurschaloupes se détachent des vaisseaux. En cadence, les rameurs manoeuvrent vers lerivage.

Embusqués à la lisière de la forêt, à l’abri des crans de la berge, sous le regard exalté deleur curé, les combattants attendent en silence l’arrivée de l’ennemi.

Lourdement chargées, les chaloupes s’approchent. Profitant de la marée haute, lesmilitaires atterrissent au bord de la grève.

Sans soupçonner le voisinage des tirailleurs canadiens, les officiers anglais donnentl’ordre de sauter à terre. Le débarquement commence. À la faveur d’une inévitableconfusion, les soldats prennent leurs armes en main, regardent où ils mettent les pieds etse pressent en désordre sur les battures.

D’une voix puissante, l’ordre de l’abbé de Francheville, feu, retentit soudain à l’orée dubois. Plusieurs détonations éclatent au même moment. Une grêle de balles vient fondresur les malheureux Bostonnais. La panique s’empare d’eux. Ceux qui n’ont pas étéatteints par les projectiles traînent les blessés et regagnent leurs chaloupes à la course.Affolés, ils rament de toutes leurs forces. Sur les navires en rade, les officiers crient,exhortent les soldats à combattre. Mais en vain, dans le bruit des manœuvres et sousl’effet d’un vent contraire, les guerriers n’entendent pas les ordres.

La victoire est acquise sans aucune perte du côté français. Vu l’heure tardive, les Anglaisne reviennent pas à la charge. Bientôt, ils s’éloignent sur le fleuve.

Sur la plage, les valeureux Canadiens entourent leur curé. Les yeux fixés sur le crucifixqu’il porte au cou, glorifiant Dieu, le prêtre les invite à prier.

- Trente-huit habitants contre trente-quatre navires remplis de soldats, ça prend ducourage ça, Monsieur le Curé?

- Et pas un seul blessé, c’est un miracle, mes amis. Rendons grâce à Dieu!

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De retour à la maison, René et ses quatre fils, Abraham, Mathurin-René, Grégoire etJoseph qui ont participé à la bataille, racontent l’exploit à Thérèse, aux frères et sœurs deJoseph et à la dizaine d’enfants éberlués. À la fin de la narration, Mathurin-Renérésume: On a été sauvé par le vent.

Incidemment, n’eût été de l’impossibilité pour les officiers de faire entendre l’ordre deretourner au combat, la bataille, qui ne fut qu’un moment de panique, se serait terminéepar un massacre sans merci.

Le jeune Joseph, silencieux jusque là, y va d’une tout autre analyse:

- Ce n’est pas le vent qui nous a sauvés, c’est le courage et la foi de Monsieur leCuré.

René ne dit rien. En silence, il songe à l’opiniâtreté de l’abbé Francheville. Le joursuivant, songeant à l’attitude du religieux et au sort qu’il aurait pu subir avec ses quatrefils, sans compter ce qu’auraient subi les autres villageois, il écrira à son ami Simon:était-ce du génie tactique ou de la folie mystique? Il ajoutera ces paroles prophétiques:un jour, cette victoire sera reconnue comme étant un fait historique. Ce jour-là, le curéde Francheville et nous, les trente-huit habitants de Rivière-Houelle, serons élevés aurang de héros.

Quelques semaines après l’incident, le quatorze octobre 1690, en réponse à la semoncede l’émissaire anglais, Frontenac prononce des paroles qui elles aussi seront historiques :non, je n’ai point de réponse à faire à votre Général que par la bouche de mes canons età coups de fusil; qu’il apprenne que ce n’est pas de la sorte qu’on envoie sommer unhomme comme moi; qu’il fasse du mieux qu’il pourra de son côté, comme je ferai dumien.

En recevant cette déclaration, Phipps et ses soldats ont-ils pensé aux courageux colonsde Rivière-Houelle? Quoi qu’il en soit, l’incident aura été un prélude à la défaite dePhipps à Québec. Surpris par une température exceptionnellement froide pour la saison,nullement vêtus pour affronter l’hiver, ils reprennent le chemin de Boston le vingt et unoctobre de la même année.

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Prologue

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Nous savons peu de choses sur les dernières années de la vie de René, sinon qu'en 1721,alors qu'il est criblé de dettes, il vend une partie de sa terre de Rivière-Ouelle. En 1721,alors qu'il vit à Saint-Roch des Aulnaies, chez son fils aîné Abraham-Joseph, il rédigeson testament par lequel il cède à la paroisse de Sainte-Anne, un arpent de terre où auraitpu s'élever la future église.

René Houâllet décède le 15 janvier 1722 à l’âge, vénérable pour l’époque, d’environ 86ans, il est inhumé le lendemain à Sainte-Anne-de-la-Pocatière.

L'histoire de René reste controversée. Aucune preuve concluante permet d'établirexactement la date de son arrivée en terre d'Amérique ni ce qu'il a fait avant de s'établirsur l'Ïle d'Orléans. Au moment où j'ai commencé l'écriture de ce roman, l'hypothèse laplus crédible le faisait arriver en 1663, c'est sur cette base que j'ai composé une histoirequi relate les faits connus entourant la vie de l'homme. Le reste est le fruit de monimagination. Il est possible que René soit arrivé à Québec quelques années plus tôt etqu'il ait pratiqué le métier de coureur des bois à Trois-Rivières avant de venir s'établirsur l'ile.

Quoi qu'il en soit, pionnier du développement agricole de l'est du Québec, notre ancêtrelaisse à l'Amérique du Nord, principalement au Québec, un nombre impressionnant dedescendantes et de descendants. Ces derniers se nomment surtout Ouellet et Ouellette,mais aussi: Woualet, Willet, Willette, etc.

Au cours des ans, de nombreuses personnes et institutions ont fait en sorte que des tracesmatérielles du passage de l'homme soient placées aux principaux lieux de sa vie. C'estainsi qu'une plaque commémorative se trouve sur la terre qu'il a défrichée à l'Ïled'Orléans et que depuis 1966 un monument rappelle l'emplacement qu'il a voulu donnerpour la construction d'une église de la paroisse Saint-Anne.

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En 1690, nous l'avons relaté, René et ses quatre fils aînés se sont joints aux habitants desenvirons pour empêcher Phips et ses Bostonnais de débarquer à Rivière-Ouelle. Ce faithistorique les élève au rang des héros avec trente-quatre (34) autres habitants desenvirons. Le 10 août 1997, une plaque commémorative a été apposée sur une pierre àl'entrée du cimetière de Rivière-Ouelle, dans le cadre des fêtes de son 325e anniversaire.

Fin du livre 1

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