LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage...

16

Transcript of LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage...

Page 1: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,
Page 2: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURES

POETIQUE ET TACTIQUE D'ECRITURE SECURITAIREDANS LA LITTERATURE GABONAISE: LE CAS

DE MOUSSIROU MOUYAMA'Depuis des décennies, l'esthétique du roman occidental a acquis un nouveau statut

ontologique: la référence à l'homme, sujet donateur et destinataire de sens se voitcontestée, ardemment critiqué2. Avec le changement de la notion de personnage,conçu comme simple structure, parmi tant d'autres, la vérité de l'imaginaire se défi-nit en fonction de la cohérence interne du texte. L'auteur, source de signification estainsi gommé, au profit de la relation différentielle, structurale et sémiotique qui arti-cule les signes.

Aujourd'hui dans le texte lié au poststructuralisme, les innovations ainsi énuméréespeuvent passer pour des truismes, mais leurs caractères en garantissent la féconditédans toute problématique qui confronte la modernité occidentale3 à la spécificité duroman négro-africain.

Si le roman de Moussirou Mouyama nous sert d'exemple pour rassembler quelquesremarques, c'est précisément parce que Parole de vivant* intègre une poétique5 qui re-présente un défi pour l'esthétique littéraire en Afrique noire6. En effet, à l'instar d'unClaude Simon, d'un Michel Butor ou de Nathalie Sarraute7, Moussirou Mouyamarecourt à une écriture où prédominent les variations paradigmatiques, les champs dedispersion sémique, l'articulation fréquente du discours et du récit . Il s'agit donc d'unschéma narratif où le sens semble déconstruit entre les niveaux du texte, distorsionentre le désigné et le signe linguistique. Certes, comme nous le verrons par la suite, letexte de Moussirou-Mouyama n'est pas dépourvu de toute référence à une origine dontil serait l'expression, mais le lecteur s'y trouve confronté avec la logique incessantedes signifiants flottants, des signifiés évanouissants, chacun se rapportant à l'autre dansun cercle parodique.

L'écriture de Moussirou Mouyama emprunte ainsi le modèle de la modernité9;même si, du reste, des préoccupations éthiques perdurent dans son texte. Or ce qui poseproblème, c'est qu'il y a beau temps, qu'en Occident, l'écrivain n'ose plus délivrer demessage. En partant donc du discours romanesque de Moussirou, il convient de voirsi la fameuse rupture qui s'est opérée dans l'esthétique occidentale peut s'insérercomme "étape normale" dans le roman africain.

Il est vrai que, d'après la logique senghorienne, nos arts dépendent non seulementdes archétypes nègres, mais aussi du lieu et de l'époque où nous vivons10. Si alors danscette perpective, Sociologie et Histoire s'incrivent en permanence dans les textesafricains, une intégration de la modernité (européenne) ne paraît-elle pas incontour-nable dans la modulation des thèmes et leur actualisation en motif ou leur dispositionen figures? Au regard du stade de maturation dans lequel se trouve encore la littéra-ture gabonaise1 ', c'est donc sur cette interrogation — non sur une option — que dé-bouche la présente étude. Le point de jonction entre spécificité africaine et modernité:

-3-

Page 3: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATUREScette situation est au suprême degré celle du texte de Moussirou-Mouyama. En effet,loin de se refermer absolument, le discours romanesque dans Parole de vivant ne sedéprend pas de sa teneur historiciste: deux séries de codes s'y mêlent. Le code poé-tique régulateur du texte. Autrement dit, tout en servant de médiation avec le hors-texte,le roman de Moussirou se singularise en même temps par sa littérarité. Celle-ci ac-tualise la tension entre modernité et esthétique africaine non pas par les voies conci-liatrices d'une sagesse de la rencontre, mais plutôt en maintenant à leur point ex-trême la jonction de deux attitudes esthétiques simultanées.

Mais au-delà du rapport entre littérature africaine et modernité, le second problèmeconcerne précisément la transformation du fait social en symbolisme littéraire à tra-vers le travail de l'écriture. Il convient donc de voir si la spécificité du travail fic-tionnel ne met pas en forme un projet idéologique au sens où l'entend PierreMacherey12: comme prise de position sous la forme d'un discours au sein d'un champconflictuel. C'est pourquoi il faut s'intéresser à certains éléments de l'organisation for-melle du texte. Si l'adoption d'une technique romanesque correspond à l'expressiond'une idéologie qui en serait le reflet13 face aux contingences de l'Histoire, on peut sedemander en quoi l'artefact littéraire masque la position de l'auteur, dans l'optique oùen parle Jacques Dubois: le lien entre la pensée créatrice et le discours hégémonique,tel qu'il est défendu par des institutions14. La critique de l'idéologie se fait ici dansl'idéologie d'un style, lui-même surdéterminé par l'idéologie qu'il conteste. C'estpourquoi il faudrait lire le caché du texte, tout en établissant ses conditions d'existence,c'est-à-dire lui restituer son ancrage socio-historique par la poétique.

1- Le discours romanesque

Au premier coup d'oeil, on se rend compte que Monsieur Moussirou Mouyamas'affranchit des procédés canoniques, traditionnels, stéréotypes. Il ne crée pourtant pasde nouveaux procédés. Il métamorphose les procédés archaïques et leur donne ce ca-ractère inhabituel emprunté à la technique du roman occidental contemporain.

Tantôt nous avons une narration homodiégétique centrée sur le narrateur-acteur.Tantôt, la narration est hétérodiégétique. Par cette ambivalence, le point de vue om-niscient du narrateur15 évolue à travers le regard d'un témoin. Procédé subtil qui per-met d'actualiser objectivement le narrateur-personnage, tout en le préservant sous leregard subjectif de l'auteur. Il s'agit donc d'une focalisation interne à foyer variable:en effet, le récit, les portraits et les descriptions dans Parole de vivant suivent le regarddu héros éponyme (le personnage principal).

Tout cela induit l'auteur à une composition qui repose sur le rythme de la parole, etnon sur celui de la logique des événements. Le narrateur intégrant sa propre person-nalité au sein du récit, crée de la sorte un élément perturbateur au niveau de l'intégritéde l'action:

"Je ne devais donc pas pleurer, malgré ce sentiment qui gagnejusqu 'aux héros, lorsqu 'ils n 'ont ni père ni mère comme confi-

Page 4: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURESdents des moments et d'espérance. Je n 'étais pas un héros mêmesi je mesurais, à ce moment-là où je devais quitter Mualo, toutesles épreuves endurées pour réussir à avoir un baccalauréat"16.

La Primeur du Je subjectif confirme la toute-puissance des interventions du narra-teur — personnage sur le cours des événements narrés; il en altère du coup toute vel-léité d'authenticité. D'autant plus que la composition n'est pas ici définie par le sujet:celui-ci est masqué par les réseaux associatifs et les variations paradigmatiques. Le nar-rateur part d'une situation-type: l'existence de Ytsia-Moon (le personnage central) dansun pays situé quelque part entre le Congo et le Nil. Ytsia-Moon est un orphelin, futurintellectuel qui, dès son jeune âge, s'abreuve des paroles de Ma-Kaandu, sa grand-mère. L'inciptit de Parole de vivant s'inscrit ainsi dans l'incontournable évidenced'un être-là: l'intellectuel, en butte à l'univers post-colonial! Figure rhétorique quiconstitue le réfèrent dans le roman négro-africain depuis les années 30l7. Est donc misen scène un hors-texte dont la perception suppose un code culturel pré-déterminé.Avec la figure de l'Intellectuel, l'histoire et la société post-coloniale s'inscrivent dansle texte. La prose du monde venant ainsi trouver l'imaginaire. L'intellectuel, c'estl'image mentale de la réalité, surdéterminée par un code socio-culturel saturé de sté-réotypes, de connotations courantes. La figure de l'intellectuel se campe à l'inter-section de l'incipit: Ma-Kaandu, la grand-mère; Moukélémbembé, le monstre re-douté, mais surtout l'actualisation du thème du désenchantement. Avec la relationentre Ytsia-Moon et Ma-Kaandu, nous nous trouvons dans un espace de communi-cation et de connivence freudien: le statut particulier de la grand-mère naît de cette aurasémique qui entoure dans l'incipit la parole originelle: enfouie dans la mémoire, ellene reçoit que par plusieurs médiations, et cependant transcende ces limites par sonpoint d'ancrage textuel.

La contiguïté syntagmatique de l'Intellectuel avec la figure de la grand-mère et dudictateur comportent a priori l'effet du réel qui est aussi indissolublement, positivementidéologique. Ce qui suppose cohérence de l'énoncé, et transitivité du discours roma-nesque. Mais la façon dont le sens va se frayer passage prouve que les stéréotypes mé-diatisent le réfèrent et le déforment18. Comme nous le verrons plus loin la mimésis del'univers post-colonial tend à évider le langage; le discours romanesque s'appuie surl'écran de mots, au point d'imposer un- schéma narratif qui déroute le lecteur moyen.

Autrement dit, le texte romanesque ne comporte aucune succession dialectique desséquences. Ainsi de la première partie que Moussirou dénomme "l'envol" à ladeuxième partie qui est "le détour", la technique utilisée pour combiner et souderdes séquences hétérogènes, la tendance à créer des centres d'intérêts et simultanés, faitde Parole de vivant une longue promenade à travers un dédale.

D'ailleurs ce n'est pas pour rien si le narrateur-personnage se met en avant et se sertde la situation fondamentale pour lier des procédés stylistiques. Ce qui nous amène àdire que cette narration n'est pas un récit orthodoxe; les phrases sont parfois liéesselon le principe du discours:

"II fallut pourtant s'habituer à tout, depuis que les hommes à-5-

Page 5: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURESpeau rouge avaient éventré la terre allant de Mwabi-Lung.S'habituer à aimer la même patrie et un bout de tissu aux couleursde ses mamelles, s'habituer à oublier le pays des deux fleuves"19.

On enregistre plusieurs combinaisons de ce genre où la composition première estremplacée par des digressions, d'où un effet d'improvisation. La disposition des élé-ments thématiques se fait dans une succession qui parfois ne tient compte d'aucunecausalité interne. Ainsi le narrateur nous rapporte à "l'envol" les sentences de Ma-Kaandu, et sans aucune transition, il se met à parler des effets néfastes du système ins-tauré par les "hommes à peau rouge".

La construction est donc éparpillée, lacunaire et même parcellaire. Il n'est pas éton-nant que toute la narration utilise un point de vue subjectif.

Le lecteur perçoit tout à travers le personnage central, qui n'est que la projection figéed'une attitude de l'auteur 20.

Les digressions d'ordre lyrique et philosophique "gonflent" le récit, le surchargentau point qu'on peut parler de l'amplification. Il s'agit d'une expansion du récit, de sadynamisation interne par rajouts21.

Le récit n'obéit donc pas à une construction romanesque traditionnelle. La structuredu texte ne suit aucune linéarité. Dans la même perspective, la caractérisation despersonnages s'inscrit dans une optique de renouvellement.

En dehors de Ytsia-Moon, on trouve aussi:- Ma-kaandu, la grand-mère,- Julie, la femme aimée,- Moukélémbembé, le monstre redouté,- Van des Volk etc.

Le narrateur leur attribue certains traits de caractère, mais ils ne présentent aucuneunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt àune auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien, car il s'agit d'une caractéri-sation indirecte: la personnalité de Ytsia-Moon transparaît uniquement dans les actes,et la conduite du héros.

Sans oublier que le nom du héros sert à le révéler, en même temps qu'il dissi-mule22.

En effet Ytsia-Moon est une sorte d'anagramme de certains mots bantus qui dési-gnent l'être. Ytsia-Moon est l'être. N'importe lequel, sans attache tribale. N'importequi à même de subir le pouvoir social qui impose toujours aux individus son sys-tème rigide, inhumain, arbitraire23.

Il n'y a donc pas de dissolution de personnage, au sens où le postule le nouveauroman24; mais l'écriture de Moussirou comporte une remise en question des présup-posés psychologiques; le personnage n'est pas absolument dépouillé de ses attributs

— 6 —

Page 6: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURESet qualifications, cependant rares sont les jugements stéréotypes portés sur le genre hu-main. Moussirou ne recourt donc pas à l'analyse, au sens classique, de la vraisem-blance du comportement, même si l'expression des sentiments pathologiques de-meure vivace.

Le texte de Moussirou s'incorpore ainsi dans l'évolution générale de l'écriturecontemporaine. A cet effet, l'un des éléments les plus captivants, c'est l'expansion dela parole. On dirait que l'écrivain prend du plaisir à gonfler son texte25, par insertions,par interventions au point que la thématique n'a plus de limites. Au point que la dis-position des éléments thématiques ne s'inscrit dans aucune causalité et n'obéit à au-cune linéarité.

De même dans le traitement des lieux et de l'espace, le descriptif n'a ni une fonc-tion décorative, ni une fonction organisatrice, comme dans un texte de type balzacien.La description semble avoir deux fonctions: focalisatrice au sens où en parle JeanRicardou (dans le Nouveau Roman) et contextuel.

2- Langage indirect et diglossie

En effet la présentation de l'univers spatial de Fouturame a moins de rapport mi-métique avec le réfèrent réel, que de rapport diégétique avec le réfèrent contextuel.C'est ainsi que pour exprimer l'ordre cannibale de la société post-coloniale26, il y a uncontraste constant entre la trame du texte et le monde extérieur. Si au niveau de la ca-ractérisation (évoquée ci-dessus) il n'y a aucune description du comportement desêtres; au niveau topologique on ne remarque aucune description de la surface deschoses: le résultat en est le rejet absolu du vraisemblable romanesque. En effet,Moussirou-Mouyama semble "en grève devant la société" (selon l'expression deMallarmé)27; d'où ce type de séquence où l'hermétisme de l'écriture le disputerait àla gratuité:

"Précisément, tout commence et finit par la femme. Je ne vou-lais pas finir lacéré dans la chair d'une femme de Fouturama quim'eût interdit la veille et toute participation à la reconstruction dupromontoire d'où dérivaient les deux fleuves. Je sais que rien dedurable ne peut être bâti sans amour mais cet amour engendrédans la surdité des organes faisait des croûtes sur ma chair" 28.

Par rapport aux lignes ci-dessus, on dirait que la teneur stratégique indubitable deMoussirou, c'est de gommer l'inscription sociale de son discours romanesque ou,tout au moins, d'en réduire la portée référentielle. Pourtant, Moussirou est loin de re-fuser à son texte cette présence historiciste qui détermine le sens de la littérature afri-caine; (cf les œuvres de Mongo Béti) mais Moussirou passe d'une relation au mondede type anagogique à une relation de type analogique . Il y a dans le texte une surdé-termination sémantique, mais l'énoncé même du roman est une périphrase complexe.L'un des traits particuliers ici est la possibilité d'utiliser les mots dans un sens inconnu

— 7 —

Page 7: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURESde la communauté linguistique. La transgression des conventions sémantiques appa-raît comme la principale matrice qui génère le texte et le voue paradoxalement à l'in-communication. Et même au silence. Le discours romanesque acquiert ainsi unefonction poétique: il apparaît comme le simple produit de la seule invention de l'écri-vain, soustraite aux prescriptions du monde social:

"Ici la terre était protégée des urines et des excréments par unedalle qui portait déjà tant de deuils dans son béton armé. Il nepouvait y avoir de semences, si ce n 'est dans ces rêves humides quisoulageaient de la rugosité des murs insensibles aux caresses... "

On a l'impression que les mots veulent constamment échapper à ce qu'ils signifient.Il y a donc une sorte d'évidemment; on dirait une épuration mallarméenne. Etre ori-ginal, n'est-ce pas se couper des écritures existantes au Gabon et produire la siennepropre? C'est pourquoi, sans doute, Moussirou mise sur des ressources de la subjec-tivité, et revendique implicitement son parti pris énonciatif.

Le modèle romanesque n'est d'ailleurs là qu'à titre d'encadrement et de leurre:Moussirou masque son procès par une fusion des discours multigénériques: passagedu pounou au français; de l'arsenal des formes poétiques aux rythmes narratifs pur;sans oublier tous les discours historiques, ethnologiques, passés ou contemporains quisont déconstruits29.

Dans cette démultiplication du langage en périphrases constantes, l'ironie et la pa-rodie acquièrent une place spécifique, mettant le narrateur dans une distanciation cri-tique bien caractéristique de Moussirou.

Il y a donc un usage abondant du langage indirect. Ce qui constitue sans doute laforce et la singularité de Parole de vivant. Parole détournée par tactique sécuritaire.Malgré l'insertion historique indéniable, le texte réduit en permanence son fonction-nement référentiel. Le texte refuse la transparence par des ruses déployées par l'écri-vain pour dérouter le lecteur. D'où cette forme rimbaldienne qu'emprunté le discoursromanesque:

"Le soleil continuait à se lever dans la mer généreuse et elle riaitparfois de voir ces rayons trempés, sans force aucune, quandson ventre dodelinait de plaisir. Mais elle les aiguisait pour qu 'ilsluisent de plaisir après cette pause profonde ".

En prenant l'exemple de ce parallélisme entre le soleil et la mer, on se rend compteque Moussirou se complaît dans une narration poétique, qui déplace les conventionslexicales, joue sur les rapports logiques et les dispositions rhétoriques. C'est dire queMoussirou prétend enfermer son discours romanesque dans un système qui se cou-perait délibérément de l'univers culturel et social qui le fonde comme langage.

Dans le fonctionnement de sa rhétorique, le texte de Moussirou se tient constammentau niveau de la parole:

-8-

Page 8: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURES"Rougir n'est pas périr (...) et qui n'a eu sur soi le soleil

d'aplomb ne peut voir les fientes de la terre... " 30.

Ici c'est l'instance sapientale; nous avons donc une leçon, toujours la même: il y aune parole d'origine qui est source de connaissance. A ce propos, le narrateur nous ren-voie à la grand-mère dont Ytsia-Moon n'est qu'une partie mais dont chaque fois, il ma-nifeste diacritiquement la totalité de la sagesse. Les sentences, les allégories impliquentune source première, un savoir lointain. Certes, il ne revient pas au narrateur de déclinerleur paradigme; mais leur pertinence dépend de leur adéquation à nous prémunir desmécomptes de l'histoire.

Les sentences et les allégories de Ma-Kaandu sont donc cathartiques. Mais on n'yaccède pas directement. En effet, la Parole de vivant est très ambiguë. Elle exprime par-fois ce qu'elle tait. C'est un discours qui avoue ce qu'il nie. Il s'agit parfois d'uneglose, un vouloir dire interminable dont le principe de fonctionnement renvoie à un dic-tionnaire, parodié sous la forme primaire d'un tourniquet: un mot de Moussirou ren-voie toujours à un autre mot.

Parfois,récriture de Moussirou se confère un but: celui du dédale. Ainsi certaines sé-quences du récit imposent aux événements une fin, alors que les mots continuentd'affluer.

Dans tous les cas, ce qui rend la performance du romancier originale, c'est l'utili-sation d'un matériau linguistique qui semble nier ou réduire la possibilité de tout ré-fèrent. Moussirou nous convie donc à une rencontre avec la multiplicité et l'amplifi-cation, tout comme il impose le pouvoir structurant d'une instance narrative qui, peuà peu, neutralise la diégèse. En effet, le narrateur-personnage accumule les analepses,les prolepses, comme si le récit n'était pas limité dans le temps; comme si le récit nedevait pas se conformer aux données arbitraires du début, de fin et d'enchaînement.

Le texte de Moussirou participe donc d'un processus d'autonomisation du langagelittéraire. D'où une surmétaphorisation qui relève du procès politique, mais qui sapetoute médiation au point que le discours romanesque tombe dans le modèle sémantiqueélitiste.

Sans doute l'hypothèse selon laquelle la culture "mass-médiatisée", en tant quemode d'expression du monolithisme a renforcé une certitude chez certains Gabonais:il ne peut y avoir de création artistique qu'en excluant tout ce qui a trait, de près ou deloin, à la vraisemblance.

La pratique élitiste de Moussirou suppose que rien ne pouvait émerger du contexted'aveuglement de naguère, sans une esthétique pouvant notamment contribuer àl'éclatement de l'univers réifïé de l'homme post-colonial.

Mais s'il est pertinent de postuler que le matériau artistique et l'imagination créa-trice de l'individu puissent servir de médiation entre le romancier et la société,Moussirou paraît devoir s'exposer aux reproches de ceux qui pensent que l'art estd'abord déterminé par les facteurs socio-historiques, de telle sorte que l'œuvre soitconsidérée en dehors d'elle-même. Autrement dit, la conception d'un art littéraire

— 9 —

Page 9: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURESautonome (dont le contenu de vérité serait soumis à la spécification de la mise enforme esthétique) demeure problématique. En effet, d'après les postulats historicistesadoptés par maints africanistes,31 la subjectivité des procédés et des catégories es-thétiques prédéterminés et conditionnées par la société. Dans cette optique et confor-mément aux théories de réception littéraire, il existe un mouvement simultané d'ap-propriation de la langue au cours de toute énonciation.

Le discours romanesque de Moussirou ne correspond pas à cette exigence esthé-tique32. Il se trouve que le modèle sémantique qui sert d'appui au romancier com-promet (à travers Parole de vivant) tout dialogue avec le lecteur implicite. D'où cetteécriture folâtre qui n'affirme rien de manière directe et qui s'écarte résolument du styled'un Okoumba Nkoghe33. Une succincte analyse rhétorique permet de revenir aux pro-cédés de Moussirou.

Il y a d'abord l'inscription de plusieurs lexies à partir de leur son: Ytsia-Moon,Ma-Kaandu, Biguina-Bango, Moukélémbembé etc.34. Tous ces patronymes sont liésà une distance intérieure au langage, un procédé diacritique (au sens où l'entendSaussure) qui permet de valoriser les sons en tant que signifiants. Tous ces vocablesont peu de signification en dehors d'une histoire (multiforme et éclatée) qui leur sertde support. Et lorsqu'un de ces noms est inséré dans une séquence, le pouvoir desuggestion, loin d'être atténué, s'en trouve au contraire renforcé. Mais l'écriture deMoussirou, à travers un tel procédé rhétorique, refuse constamment la transparence.Les analogies et les intuitions qui la parcourent ne signifient pas l'indifférence vis-à-vis de l'histoire, bien au contraire, il semble que pour Moussirou, les antagonismes so-ciaux se cristallisent dans la structure formelle du texte; mais ce sont autant de résis-tance à la communication.

Et l'ambiguïté demeure et persiste par le biais d'un autre procédé rhétorique: laformation d'une métaphore-mère: le sauropode des marécages à l'appétit "rampant".

A priori cette image bestiaire35 suppose une perforation qui comporte un parti-prisidéologique. Le discours romanesque est bien alors l'inscription imaginaire de la réa-lité institutionnelle; mais il n'y a aucune isotopie entre les structures logico-séman-tiques observées dans le texte et la réalité empirique à laquelle renvoient les figures rhé-toriques. Le problème qui se pose est bien d'ordre sémantique: le réfèrent que letexte nous donne à lire est-ce le réel, ou alors l'ordre fictif?

Quoi qu'il en soit, l'énoncé romanesque emprunte au fantastique les séductions del'Imaginaire pur36. Ainsi dans la plupart des Figures qui fonctionnent par analogie dansle texte, la syntaxe différencie les métaphores, tout comme celles-ci transportent cequelque chose qu'elles dissimulent incessamment:

"La mémoire de l'homme était-elle si courte pour que les en-fants de l'ancien pays des deux fleuves oublient à présent tout?(...). Il n'y avait que la table qui s'impatientait avec son repasde deuil..." v.

D'après ces quelques lignes, les connotations sont a priori univoques: elles ren-— 10 —

Page 10: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURESvoient à la déréliction du négro-africain, dans l'univers réifié qui est le nôtre. Mais au-delà de ce contenu manifeste, le texte de Moussirou laisse transparaître d'autresconnotations ambiguës, équivoques et plurivalentes.

La liberté de Moussirou devant la langue devient plus remarquable lorsqu'on porteintérêt aux jeux de mots dont il sature le texte:

"Les nuits étaient les mêmes, griffées de quelques luminaires quigrossissaient avec le silence des murs. La lueur des musiques ta-misées s'échappait parfois des bistrots en délire mais c'était uneterre lointaine pour les yeux en confession, face aux étoiles noires.Elles seules pouvaient comprendre la solitude du cœur et la meur-trissure du corps... "38.

Dans tous les cas, ce qui est mis en exergue, c'est une brèche; c'est un espacement,une ouverture lexicale et sémantique qui révèle les compétences (chomsky) del'Ecrivain. A cause sans doute des réflexes du socio-linguistique qu'il est, Moussiroua une conscience phénoménologique des mots; cela confère au langage la place pri-mordiale au sein du discours romanesque. Ainsi s'adonne-t-il complaisamment auxcomplications langagières dans lesquelles se trouverait empêtré le lecteur moyen;voilà pourquoi s'affirme également cette duplicité intrinsèque de son œuvre; cettebrisure du texte qui résiste à nommer directement, ce qu'il laisse deviner "entre leslignes".

N'est-ce pas très perceptible dans cette jointure des langues; du bantu et du français?A ce propos, on peut employer le terme freudien de condensation verbale: le mé-lange de deux langues montre que la langue elle-même devient cette trame oniriqueque les rêves semblent seulement imiter:

"Pa tuna yitu yiri Jésus amafu amarambuga o dufu, tuvayianuyitu wandi yiri Nsambi ogabusa Jésus na abamfu na yitu avabamafuila"39-

La stratification historique des langues passe par le penchant du romancier gabonaispour les prolepses et les analepses40; ce qui lui fournit le prétexte d'un étalage distri-butionnel du français et du pounou.

Si le texte était bien évidemment en langue française, l'adjonction du pounou par di-glossie constitue une intrusion, une interjection qui donne à l'œuvre cette énergiesémantique supplémentaire. Laquelle s'oppose à la transparence du signe. En ce sens,l'adjonction du pounou, par diglossie, constitue bien une intrusion, une?

En ce sens, l'intrusion du pounou met aussi en évidence l'impureté de toute languefrancophone: le français de la francophonie est désormais affectée d'une impuretéstructurale, d'autant qu'il charrie des éléments antinomiques.

"Tu saa baana ba mukolu, aba pisama. Tuyawen danu bilunana basusu beuvendili bilu, tumoyianu na tuyalanga nu... "41.

— 11 —

Page 11: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURESA l'exemple d'un Ahmadou Kourouma (cf Les Soleils des Indépendances),

Moussirou laisse le sentiment qu'une zone médiane existe entre le français et tellelangue africaine. Un champ libre, une brèche dans la langue française apparaissent etfont place, pour les locuteurs africains et pour leur langue bantou. Comme le diraientles structuralistes, la langue littéraire se développe par opposition binaire. On peut dé-finir ce procédé comme l'effort de deux significations pour conquérir le même espacesymbolique, comme l'évolution de jumeaux sémantiques à partir d'une source unique.Le trait d'union entre le pounou et le français est à la fois disjonctif; ou bien il y a tropde signifiants français pour le sens ou bien trop de sens par l'intrusion des signifiantspounous. Mais de quelque point de vue qu'on se place, c'est une situation de pléthore.Elle fait sans aucun doute de la poétique africaine quelque chose de radicalementambigu pour ce qui est de la fonction des matériaux linguistiques. La conscience lit-téraire moderne en Afrique semble obéir dans une très large mesure au principe detranscodage. Si tout texte en français (écrit par un Africain) résulte de la transfor-mation d'un énoncé littéral simple en une périphrase complexe, cette transformationtend à valoriser la dissemblance entre la langue française et cette langue africaine. Ilsemblerait donc possible, du moins a priori, de postuler que l'ensemble de la pro-duction littéraire africaine obéit à des règles de composition (non écrites) qui parti-cipent à des degrés divers d'une conscience de dissimulation entre le français et leslangues africaines. Dans le cas de Moussirou, il en résulte un type de périphrase quien même temps augmente et réduit la précision. D'où l'illisibilité du texte pour le des-tinataire moyen. La vie réelle n'est ainsi accessible que par la médiation des formes;n'altère-t-elle pas la fonction critique de l'art littéraire par rapport à la société post-co-loniale? L'exigence esthétique de Moussirou ne réduit-elle pas l'exigence politique?Il convient de réfléchir sous ce double aspect.

Certes Moussirou ne cherche pas à véhiculer une image idéale de la société; il n'ya aucune légitimation du monde post-colonial; bien au contraire, le discours roma-nesque apparaît dans Parole de vivant1 comme moyen essentiel de la critique, d'au-tant plus que le texte est le lieu d'expression des antagonismes sociaux inhérents à toutunivers post-colonial: le caractère fatal de l'errance de l'Intellectuel face à l'omni-potence de l'ordre politique. La politique est si menaçante qu'il agresse toujoursl'Intellectuel négro-africain défini comme un faible, égaré, perdu. La politique adévié de sa route et de sa fonction, s'est orienté contre la comunauté43 qu'il devait ser-vir: du politique, on a sombré dans la politique. Il semble indéniable que le narrateur,dans Parole de vivant, met bien en évidence le spectacle déplorable que présententl'économique, le social, le culturel. L'expression du désenchantement est de la sortegreffée sur le paradigme fondamental du discours social des années 70 et 80 enAfrique noire: l'ordre politique est une menace qui pèse sur la communauté. Il s'agitlà de l'un des topoï les plus connus du discours romanesque de l'après indépendance.

3- Tactique sécuritaire et critique du inonde post-colonial

Si Moussirou en donne une version incontestable dans son œuvre, il se trouve ce-— 12 —

Page 12: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURESpendant que le glissement permanent des significations entraîne une sorte de déréa-lisation du réfèrent. Ce serait donc erroné de croire que le romancier ici scotomisel'Autorité au profit d'une vision sécurisante des rapports sociaux; toutefois, la formepoétique du texte romanesque rend imperceptible l'inconfort et la disharmonie dumonde post-colonial. Les lecteurs sont donc dans le doute et l'indétermination. Danssa forme la plus intégrée, le langage littéraire met à distance le réel qu'il prétend dé-noncer. Moussirou voulait-il par là garantir l'immunité par un langage archilittéraire?

La notion de langage indirect fournit sans doute une issue théorique à l'impasse deMoussirou. A travers son œuvre la littérature ne dit pas seulement le désenchantementet l'échec de la société post-coloniale, elle traduit aussi le "mal-être" de la parole lit-téraire dans la culture gabonaise contemporaine.

Des années soixante-dix aux années quatre-vingts, l'appareil monolithique et l'una-nimisme sont aux postes de commande. La question de la littérature n'était pas cen-trale, mais la création littéraire était en question, avec le reste. Toutes choses égales,la parole littéraire ne pouvait être qu'insurgée, dérangeante, si elle ne participait pasdu discours de légitimation social".

Dans ce contexte où les paramètres institutionnels sont plus décisifs que jamaispour tous les créateurs, la censure et l'autocensure seraient le prix à payer, en mêmetemps qu'elles représentaient la menace objective que signifiait l'écriture pour l'ordresocial. C'est pourquoi un texte comme celui de Moussirou se situe hors de la com-munication immédiate. De ce fait l'œuvre donne à lire sa propre situation d'énon-ciation, par rapport aux conditions spécifiques d'émergence et de la réception de la lit-térature gabonaise. Le désir d'écrire va de pair avec un activisme polémique dontl'enjeu est de saper l'hégémonie du discours social. Pour lutter contre les parolestoutes faites, les automatismes, les stéréotypes, l'idéologie unanimiste qui traversentet imprègnent la culture gabonaise, le discours romanesque est inévitablement enrupture avec le public formé à d'autres valeurs. D'où ce rythme de résistance, detransgression sémantique qui suppose une réaction d'auto-défense contre l'ordre so-cial. Car à la faveur d'une conscience aiguë du contexte, l'écrivain gabonais utilise latactique de subsistance, et se contraint (dans le cas de Moussirou) à créer en circuitfermé. Cette réaction d'ordre sécuritaire a donné à la littérature gabonaise des textesqui, à l'inverse de l'œuvre de Moussirou, sont saturés de réflexes cognitifs largementpartagés par les groupes socio-ethniques. Ainsi dans les textes d'Angèle Rawiri, la tac-tique sécuritaire réside dans le lien de ressemblance, de causalité entre la littérature etle réel. Loin de chercher à instaurer des vides dans le texte ou des explicites, Rawirise contente de combiner le corpus narratif, avec les codes herméneutiques relatifsaux psychologies ethniques de l'espace bantou du Gabon.

Chez d'autres écrivains, par exemple chez Nyonda, le projet littéraire passe tacti-quement par une simple valorisation socio-culturelle ou morale 44. Autant de procé-dures qui entretiennent le postulat d'une lecture vériste. La construction à travers cesexemples insiste sur la coïncidence entre les formes esthétiques et le code quotidiende la morale et de la vie sociale. Quels que soient les doutes que l'on puisse avoir quantà la validité de certains principes et pratiques de l'esthétique moderne 45, force est de

-13-

Page 13: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURESreconnaître que plus une œuvre est mimésis, plus elle diminue son potentiel de sub-version46 de la réalité. Il n'est pas étonnant alors qu'au sein de la littérature gabonaise,certains textes ne prouvent rien en termes de qualités ou de capacités à modifier lalangue et faire évoluer les pratiques esthétiques. Mais le cas de Moussirou montre aumoins que par le biais de la tactique sécuritaire, la littérature est une pratique quedes conditions défavorables ne sauraient réduire à néant. Toutefois, à l'époque où il éla-bore son texte, Moussirou n'échappe pas aux pièges de l'institution qui hiérarchi-sent les positions des écrivains et déterminent, pour une bonne part, leurs prises de po-sition éventuelle47. On comprend donc sociologiquement que l'hermétisme deMoussirou relève d'une tactique sécuritaire.

Dans cette perspective, la critique sociale par le discours romanesque ne passe pluscomme à l'époque de Mongo Béti par la dénonciation tonitruante de ce qui est; maispar une écriture disjointe qui ne se définit plus dans une séquence historique, mais parla cœxistence en elle d'images, de mouvements irréductibles à toute forme de com-position unitaire:

"Pas une larme pour pleurer les mort. Le sol est déjà par trophumide pour que s'y pose une seule larme et, des deux fleuves, onsavait depuis toujours que c'est Veau froide qui tue (...)

"Pas un mot pour pleurer. Ni sur moi, ni sur ceux qui m'ontprécédé sur le chemin de l'espérance... " 48

Le langage est certes archilittéraire. Mais à y regarder de près, l'écriture deMoussirou ne se réclame pas d'un lieu déclassé. Elle n'est pas indifférente aux ques-tions sociales et politiques. Bien au contraire, il y a des indices textuels qui prouventque Moussirou attribue à la littérature une fonction "socio-critique". Autrement dit, lespassages les plus hermétiques de Parole de vivant révèlent, par leur déprise du mondede la communication ordinaire, une vive opposition à cette société post-coloniale oùle monolithisme participe de la réification. L'œuvre de Moussirou comporte doncune force contestataire indéniable, parce que précisément le texte dissimule ses attachessociales et idéologiques. En se préservant des intrusions du sens courant, le texte deMoussirou recèle le projet de subvenir l'ordre social et politique. Ce qui revient à direque le texte le plus voué à une récusation du monolithisme est, par définition, celui quioffre le moins de prise à la vraisemblance. Certes une telle assertion est difficilementcompatible avec une lecture sociale: dans la filiation d'un Sartre, un Mongo Béti y ver-rait les conséquences fâcheuses du désengagemnt. Or l'écriture de Moussirou estbien saturée par l'éthique de la contestation qui embrase maints pays africains dans lesannées 80. D'ailleurs cette éthique participe d'un contre discours qui va déboucher surla question nodale des réformes au début des années 90:

"Tu peux être un parfait rasta et prendre ta dose normale deviande. Ecoute ce que Jésus dit sur la souillure: "II n 'est riend'extérieur à l'homme qui, pénétrant en lui, puisse souiller,mais ce qui sort de l'homme, voilà ce qui souille l'homme " 49-

— 14 —

Page 14: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURESCet extrait montre que l'œuvre de Moussirou postule une réappropriation singulière

de l'être authentique, lequel s'oppose à l'ordre social défendu par les doseographes etles idéologies officiels. Face donc à tout un champ esthétique50 qui fonctionne commeun discours de légitimation et de consécration, le roman de Moussirou creuse sa sin-gularité, au même titre que l'œuvre de Laurent Owondo: Au bout du Silence51.

Malgré les détours, les ruses de tous les éléments discursifs, on sait que Moussiroudévoile la déclinaison vertigineuse de la société post-coloniale. Monde décadent plusqu'étranger. Monde qui est réplique du monde authentique. Existence monstrueusedont l'air et le temps n'ont pu préserver la trame originelle. Le monde, d'aprèsMoussirou, engendre des cannibales, terme moralisant qui désigne les prédateurs res-ponsables de la réification. La figure du cannibale, terme moralisant qui désigne lesprédateurs responsables de la réification. La figure du cannibale enveloppe donc tousles éléments d'aliénation et de consumation de l'être africain, sous la forme marcu-sienne de la répression.

Et alors dans le discours romanesque, il revient au narrateur de traduire le vertige cos-mologique provoqué par l'intrusion du monolithisme. A ce vertige sensible au sein del'histoire séculière, vient s'ajouter le vertige métaphysique qui est comme le doubleintérieur de la réification. Quand on suit la trame narrative du roman de Moussirou,l'existence (fictive, il est vrai!) est l'existence d'une ambiguïté réversible: une dia-lectique perceptible de la laideur et du paradis perdu. En effet l'univers cannibale dudemi-pays52 apparaît volontiers comme le reflet ou le double symétrique d'un autremonde possible. On mesure bien ici la portée de la notion heideggerienne de l'œuvred'art comme mise en œuvre de la vérité. Non seulement le récit romanesque ici révèleles traits fondamentaux d'un mode de l'existence historique (la vulnérabilité) mais en-core, la parole littéraire affirme son caractère inaugural: pourquoi n'y aurait-il pas unevérité opposée, susceptible de remplacer l'ordre cannibale? Le roman apparaît donccomme "exposition" d'un monde, mais aussi comme "production" d'une utopie.

4- Egotisme et éthique

Ainsi comprise, la conscience esthétique est absolument subjective. L'auteur - sujetsouverain qui distille de manière arbitraire un ordre de signification arrive donc àrompre avec la situation historico-existentielle, comme avec la réalité dans laquelleil vit. L'expérience esthétique du sujet avec lui-même et avec sa propre histoire.Autrement dit, l'auteur signataire du texte ne fait qu'un avec le tout en récusant l'illu-sion de la transparence à soi du sujet. L'auteur signataire du texte ne fait qu'un avecle personnage. L'auteur parle de lui-même en feignant de parler d'un autre. Le romande Moussirou comporte donc ce que Gaston Bachelard nomme le "complexe culturel"où cœxistent deux motifs littéraires: la fuite et le reflet.

Malgré l'exposition déformante, diégétique du monde cannibale, Moussirou re-vendique l'appartenance à ce monde réifié où s'effectue la consumation de l'être. Il ya donc une identité confirmée. Ce qui n'exclut pas la distanciation ironique; car dansl'assimilation et dans l'insertion au sein de l'univers post-colonial, l'écrivain ne trouvepas de sécurité suffisante. D'où cette ironie et cette satire voltairienne qui sous-tendentle récit. Et qui fournissent au romancier le motif d'une contemplation narcissique:

-15-

Page 15: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURESquête égotiste de la purification. De manière implicite, le pacte autobiographique seprofile à travers Parole de vivant: l'anathème contre certains éléments du corps socialimplique une volonté latente d'auto-glorification. St Genêt- St Moussirou?

Mais Narcisse est-il la solution? Est-ce que l'existence s'éprouve vraiment dans lafuite, dans ce que Montaigne nommait le "passage"?

Si le lieu de l'Etre est toujours l'autre rive, un au-delà que postule Moussirou, le re-flet dans le miroir narcissique n'offre qu'une simple échappatoire.

Quoi qu'on dise, le soi narratif qui se raconte dans Parole de vivant n'est pas ex-clusivement égologique; d'ailleurs il n'a rien à voir avec le solipsisme de la décons-truction post moderne. On a affaire plutôt à une logique irréductible de l'esthétique ro-manesque africaine: l'exigence socratique de la justice doit inciter la poétique àdéranger notre complaisance envers tout ordre répressif. En effet malgré leur différencenotable, l'éthique et la poétique demeurent intimement liées dans les textes négro-afri-cains. Voilà pourquoi une question urgente s'offre aux investigations de la critique: éta-blir le lien entre le jeu libre, réfracté de connotations et les attentes du public.

Fortunat OBIANG-ESSONODépartement des lettres modernes

Faculté des Lettres et Sciences HumainesLibreville.

NOTES ET REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

(1) Moussirou Mouyama, Parole de Vivant, l'Harmattan, 1992, 119 pages.(2) Jean-Marie Benoist, La révolution structurale, Bernard Grasset, 1975, p. 9 à 13(3)J.M. Domenach, Approches de la Modernité, édition Marketing, 1986 pp. 126 à 138.(4) Moussirou Mouyama, Parole de Vivant, opus. cit.(5)H. Meschonic, "Etude de la littérarité", dans Pour la Poétique, Gallimard, 1970, p. 174(6) Depuis les années 30, l'habitude tacite du mode d'écriture réaliste a façonné le roman afri-

cain où prédomine une représentation fidèle de la réalité.(7) Voir Alain Robble-Guillet, Pour un nouveau roman, éditions de minuit, 1963, 144 pages.(8) Voir Moussirou Mouyama Parole de Vivant, opus, cit. pp. 35-34.(9) Voir J. Marie Domenach, Approches de la modernité opus. cit. p. 134 à 135.(10) Voir L.S. Senghor, "Eléments constitutifs d'une civilisation d'inspiration négro-africaine"

dans Présence africaine, n° 24-25, février-mai 1959; p. 273.(11) voir J.P. Goursaud, N. Mba-Nzue et François Martel, Littérature gabonaise-Anthologie,

Hatier, 1993, 351 pages.(12) Pierre Macherey, cité par Claude Duchet, Sociocritique, édition Fernand Nathan 1979; p. 7.(13) La question de l'idéologie peut-elle légitimement entrer dans le champ de l'activité

critique, quand on sait que tous ceux qui utilisent ce concept sont taxés de naïveté? Entout cas, ce qui nous interpelle ici c'est l'idéologie sécuritaire: le choix d'un modèleesthétique par rapport aux mécanismes sociaux et politiques.

— 16 —

Page 16: LITTÉRATURES - COnnecting REpositoriesunité psychologique. En ce qui concerne le personnage central, l'auteur recourt à une auto-description. Mais celle-ci ne nous révèle rien,

LITTÉRATURES(14) Moussirou Mouyama, Parole de vivant, opus. cit., p. 13.(15) Idem, p. 13.

(16) Voir Moharaadou Kane, Roman africain et tradition, opus. cit. pp. 55.(17) Voir Parole de Vivant, opus. cit., 119.(18) Idem, p. 20.(19) Gérard Genette parle de point de vue subjectif quand est raconté ce qui est perçu et senti

par le mensonge. Ici nous avons une focalisation sur Ytsia-Moon.(20) La voix est celle de l'auteur: c'est lui qui parle...(21) Sur la notion d'amplification, voir Gérard Genette, opus cit. p. 200.(22) Voir Parole de Vivant, opus. cit., p. 13.(23) Certes l'auteur ne nous livre pas directement son opinion sur la situation politique,

économique, sociale,... mais son roman relève de la même perspective que ceux deKourouma, Labou, Béti...

(24) Voir Jean Ricardou, Pour une théorie du Nouveau Roman, le Seuil, Paris, 1971.(25) Voir Moussirou Mouyama, opus cit. p. 104 -105.(26) Idem.(27) Voir Moussirou Mouyama opus cit. p. 41.(28) Idem, pp. 41.(29) Idem, p. 79.(30)Ibidibid.pp.98-99.

(31)Ibidibidp. 15.(32) Idem, p. 1.(33) Ibid., p. 42.(34) Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, NRF, 1978, pp. 263-297.(35) CF. Okoumba Nkoghe, La Courbe du Soleil, éditions Udégiennes, Libreville, 1993, p 283.(36) Voir Moussirou Mouyama, Parole de Vivant, p. 11.(37) Idem, p. 79.(38) Idem ibid. p. 65.(39) Ibid, p. 79.(40) Ibid, p. 12.(41) Sur ces notions voir Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983 pp. 15 à 27.(42) Ibid. p. 13.(43) Voir Moussirou Mouyama, opus cit., pp. 98-107.(44) Ibid. p. 95.(45) Voir l'Anthologie Thématique de la littérature gabonaise, opus. cit.(46) La notion de subversion est empruntée à Théordor Adorno, Thérorie esthétique, Paris,

Klinsksieck, 1974, p. 9.(47) Voir Jacques Dubois, L'Institution littéraire, Paris, Nathan, 1983, p. 168(48) Moussirou Mouyama, opus cit., p. 106(49) Idem, p. 118.(50) Cf. \oirDemain, un jour nouveau, de Pierre-Marie Ndong.(51) L. Owondo, Au bout du Silence, Hatier, Paris 1985.(52) Moussirou Mouyama, opus.cit.

— 17 —