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1 Séminaire Interdisciplinaire de Recherches Littéraires Littératures, langues, traductions Argument Les contributions de ce numéro des Cahiers du SIRL s’inscrivent dans les travaux organisés par le SIRL qui entame une recherche sur le thème : « Littératures, langues, traductions». Cette recherche vise deux objectifs principaux : primo, théoriser et pratiquer une véritable poétique du traduire, qui mette en évidence la dimension (re)-créatrice de l’activité de traduction. Loin de se réduire à une opération ancillaire de transposition de contenus d’une langue à une autre, chaque traduction est une inventio – création et recherche –, visant à faire entendre dans une autre langue le rythme et la mélodie propres à une voix singulière. Secundo, il s’agit pour nous de penser la traduction comme paradigme s’appliquant à divers champs théoriques et pratiques. Nous cherchons en ce sens à mettre en évidence les théories et les philosophies du langage sous-jacentes aux diverses pratiques de la traduction, afin d’en préciser la pertinence pour les études comparatistes en général, l’épistémologie, la philosophie politique, le dialogue des religions, le développement de l’interdisciplinarité. Cette recherche mobilise aussi bien des théoriciens que des praticiens de la traduction, et s’articule autour de diverses thématiques qui nous permettent d’accéder par des voies concrètes à la valeur paradigmatique de la traduction. Au premier rang de ces thématiques figure bien sûr – compte tenu des préoccupations centrales du SIRL –, le rapport de la traduction à la création littéraire en général et à la fiction en particulier. Mais nous empruntons également d’autres voies, telles que l’épistémologie de la comparaison, l’exégèse biblique, la théorie de l’interdisciplinarité, etc. La construction de notre objet de recherche est elle-même dépendante de certaines options théoriques et philosophiques, à savoir le souci de l’ « épaisseur » de la langue et du sens, le souci d’une

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Séminaire Interdisciplinaire de Recherches Littéraires

Littératures, langues, traductions

Argument

Les contributions de ce numéro des Cahiers du SIRL s’inscrivent dans

les travaux organisés par le SIRL qui entame une recherche sur le thème : « Littératures, langues, traductions». Cette recherche vise deux objectifs principaux : primo, théoriser et pratiquer une véritable poétique du traduire, qui mette en évidence la dimension (re)-créatrice de l’activité de traduction. Loin de se réduire à une opération ancillaire de transposition de contenus d’une langue à une autre, chaque traduction est une inventio – création et recherche –, visant à faire entendre dans une autre langue le rythme et la mélodie propres à une voix singulière. Secundo, il s’agit pour nous de penser la traduction comme paradigme s’appliquant à divers champs théoriques et pratiques. Nous cherchons en ce sens à mettre en évidence les théories et les philosophies du langage sous-jacentes aux diverses pratiques de la traduction, afin d’en préciser la pertinence pour les études comparatistes en général, l’épistémologie, la philosophie politique, le dialogue des religions, le développement de l’interdisciplinarité.

Cette recherche mobilise aussi bien des théoriciens que des praticiens de la traduction, et s’articule autour de diverses thématiques qui nous permettent d’accéder par des voies concrètes à la valeur paradigmatique de la traduction. Au premier rang de ces thématiques figure bien sûr – compte tenu des préoccupations centrales du SIRL –, le rapport de la traduction à la création littéraire en général et à la fiction en particulier. Mais nous empruntons également d’autres voies, telles que l’épistémologie de la comparaison, l’exégèse biblique, la théorie de l’interdisciplinarité, etc. La construction de notre objet de recherche est elle-même dépendante de certaines options théoriques et philosophiques, à savoir le souci de l’ « épaisseur » de la langue et du sens, le souci d’une

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dialectique concrète – et donc toujours en cours d’élaboration – du même et de l’autre, et enfin le souci d’une éducation à la reconnaissance et à l’accueil de l’étrangeté.

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Table des matières Argument................................................................................ 1 Table des matières.................................................................. 3 « L’infidélité » dans la traduction – valeur ajoutée de l’interculturel (singularités balkaniques) par Mirela Kumbaro Furxhi...................................................... 4 Traduire pour écrire, traduire pour trahir : poétique de la traduction beckettienne par Isabelle Ost .......................................................................24 La théorie de la traduction de Walter Benjamin. Une lecture des essais « sur le langage en général et sur le langage humain » et « la tache du traducteur » par Akos Herman ....................................................................47 De la traduction d’une fiction à la fiction d’une traduction : paradoxes temporels de l’écriture chez Borges par Isabelle Ost .......................................................................80 Borges, le non-théoricien de la traduction par Laura Calabrese Steimberg .............................................106 Greffes. Traduction / original – pratique / théorie. par Henri Bloemen & Winibert Segers ..................................122

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« L’infidélité » dans la traduction – valeur ajoutée de l’interculturel (singularités

balkaniques)

par

Mirela Kumbaro Furxhi Depuis que l'homme traduit, il n'a cessé d'émettre des réflexions sur la

manière de traduire fidèlement. Cependant, qu'est ce que la fidélité? Pour tous les praticiens du métier cela souvent se traduit en liberté et obligation, en lettre et esprit, en sentiment et devoir, en amour et dévotion, en déchirements et remords, en corps et âme, voire en tentations et trahisons, … en traduisible et intraduisible… en fidélité et infidélité.

On va essayer d’analyser: - ces couples paradoxaux, typiques pour la traduction, mais qui, à

travers la traduction, renvoient directement à l’interculturel qui se développe en passant par les méandres de la communication, par le MÊME et l’AUTRE.

Mais on va surtout tenter de savourer concrètement: - le charme de cette activité émancipatrice parce que la traduction est

un excellent exemple où le transfert des valeurs interculturelles se réalise de la façon la plus tangible. Elle est le terrain où les Mondes se croisent parfaitement, même au prix de « l’infidélité », que ce soit sur les autoroutes littéraires de l’Occident ou sur les ponts traditionnels des Balkans.

L’activité traduisante longtemps considérée comme l’arrière-scène des études linguistiques, « portant sur des opérations linguistiques » mais conçue comme fonction indispensable au contact et à la communication, a également dérangé, pour reprendre une expression de Georges Mounin qui, dès 1963, signalait dans les premières pages de son ouvrage « Les problèmes théoriques de la traduction » :

« L’activité traduisante pose un problème théorique à la linguistique

contemporaine: si l’on accepte les thèses courantes sur la structure des lexiques, des morphologies et des syntaxes, on aboutit à professer que la traduction devient impossible. Mais les traducteurs existent, ils produisent, on se sert utilement de leurs productions. On pourrait presque dire que

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l’existence de la traduction constitue le scandale de la linguistique contemporaine »1. Mais la traduction finalement n’a rien de scandaleux. Elle est plutôt

vitale, C’est la vie entre le Même et l’Autre. Antoine Berman qui, en quelque sorte, s’est chargé de la tâche

principale de rendre à la traduction toute la dignité et la profondeur de la critique littéraire, déclare les pouvoirs de la traduction comme champ d’intervention culturelle et comme champ de pensée. « Car la traduction n’est pas une simple médiation : c’est un processus où se joue tout notre rapport avec l’Autre »2.

Nous ne pouvons que partager l’actualité de la pensée de Berman, car dans notre pratique professionnelle, mais aussi dans nos communications, dans nos vies tout court, nous constatons que la traduction est une activité symptomatique des enjeux identitaires de la société où le traducteur, selon Berman, « a tous les droits dès lors qu’il joue franc jeu »3. « Les discussions sur le littéralisme ou la liberté » ne sont « tempêtes qu’au bassin des enfants », conclut-il en citant Foucault4. Dans ce sens Berman, nous semble-t-il, exprime sa confiance dans la subjectivité du traducteur, laquelle doit s’appuyer malgré tout sur une mise en question permanente et une conscience historique. Autrement dit fidélité à l’esprit critique.

Suivant la même logique de « l’épreuve de l’étranger » Paul Ricoeur parle d’un vœu de fidélité et d’un soupçon de trahison qui sanctionnent la problématique sans pareille de la traduction. Selon Ricoeur, le traducteur doit « servir les deux maîtres : l’auteur et le lecteur », ou autrement dit, « l’étranger dans son œuvre, le lecteur dans son désir d’appropriation … C’est dans cette inconfortable situation de médiateur que réside l’épreuve en question »5, écrit-il en se référant encore à Berman.

Grâce à ces contributions des penseurs de la traduction, des théories et des écoles ont vu le jour pour mettre au centre de leurs réflexions le débat sur la fidélité et l’infidélité, sur le traduisible et l’intraduisible.

La théorie du sens, ou la théorie interprétative, affirme que la traduction est toujours possible, pourvu qu'elle ne porte pas sur la langue

1 G. MOUNIN, Les problèmes théoriques de la traduction, Paris, Gallimard, 1963,

p.8. 2 A. BERMAN, L’Epreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne

romantique, Paris, Gallimard, 1984, p. 287. 3 ID., p. 93. 4 ID., p. 94. 5 P. RICOEUR Paul, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 9.

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mais sur le contenu des discours ou des textes. La théorie du sens définit des unités du sens auxquelles le traducteur doit être fidèle. Une unité du sens peut être une simple onomatopée qui peut nécessiter tout un paragraphe pour s'éclaircir. Sa formation est fonction de plusieurs paramètres : contexte verbal, contexte cognitif, situation... Le traducteur doit se rendre compte de tous ces paramètres afin de bien comprendre et, donc, de bien rendre. Sa devise est : fidélité au sens.

Cette théorie est aussi la plus connue, la plus diffusée, en éclipsant parfois d’autres courants comme la théorie du Skopos, une théorie fonctionnaliste dont la préoccupation majeure est le SKOPOS, en grec : le but, l’objectif. Théorie qui désacralise en quelque sorte le côté artistique et littéraire de la traduction pour se situer seulement sur le plan pragmatique, voire commercial de l’utilisation qu’on fait du texte traduit. Le traducteur devient producteur et le lecteur devient consommateur, et un troisième personnage intervient : le commanditaire. Dans ce contexte, la « fidélité », en tant que sujet de débat presque philosophique, perd son sens. Car fidélité il y a, mais pas au sens, ni à l’auteur, il y a fidélité au Skopos, autrement dit au cahier des charges établi par le commanditaire.

Quant à la théorie du polysystème, qui apparaît vers les années 1980 en Israel avec Itimar Evene-Zohar, au lieu de s’intéresser à l’unité de la traduction ou à la problématique de l’équivalence, elle envisage tous les genres, les systèmes et les sous-systèmes sans considérations hiérarchiques, sans jugements de valeur. Pour la théorie du polysystème, la traduction, considérée comme un acte de communication au sein de la communication littéraire, elle-même considérée comme un sous-système de la communication sociale, devient un vecteur d’interférences entre les cultures différentes, car elle s’intéresse notamment à un nouveau genre : la littérature traduite, qui est le lieu où se retrouve le Même et l’Autre, où on importe l’Autre dans le Même.

En effet, un rapport de forces s’établit : forces politiques, culturelles, historiques, de langues, de traditions. L’œuvre doit-elle venir d’ailleurs ou doit–elle être perçue comme créée sur place ? Tout ceci est en jeu.

Deux tendances sont alors constatées dans la traduction : la première, la naturalisation/ l’acclimatation aux valeurs de la culture cible, dont le meilleur exemple sont « Les milles et une nuits » traduit par Galland avec la censure que l’on connaît et adapté à la culture d’arrivée en prônant fidélité à la culture cible. La deuxième tendance c’est l’exotisation, qui demande fidélité à la culture source, pour faire aussi sentir les couleurs et les parfums d’origine.

C’est ainsi qu’on pourrait percevoir la traduction française du livre de l’écrivain albanais « nobélisable » Ismail Kadaré, « L’Avril brisé », qui

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traite du phénomène de la vendetta en Albanie et où l’on retrouve les notions et les appellations originales de la gjakmarrja (littéralement traduit par la « reprise du sang au nom de l’honneur de la famille») et de la besa (le maître mot de la vie des clans, la parole donné et sacrée qui garantit la vie de l’hôte) selon l’ancien droit coutumier albanais.

La théorie du polysystème, ainsi que d'autres théories culturelles de la traduction, qu'elles soient descriptives ou impliquées sur le plan politique, peuvent s'enrichir mutuellement plutôt que d'apparaître comme incompatibles.

Umberto Eco, dans son merveilleux livre « Dire quasi la stessa cosa, esperienze di traduzione », s'il ne cite pas le fameux traduttore-traditore il nous apprend que la fidélité dans la traduction n'est pas la reprise du mot à mot mais du monde à monde. Les mots ouvrent des mondes et le traducteur doit ouvrir le même monde que celui que l'auteur a ouvert, fut-ce avec des mots différents. Les traducteurs ne sont pas des peseurs de mots, mais des peseurs d'âme et dans cette histoire de passage d'un monde à l'autre tout est affaire de négociation... Voilà, le mot est lâché : tout bon traducteur est celui qui sait bien négocier avec les exigences du monde de départ pour déboucher sur un monde d'arrivée tout en restant le plus fidèle possible non pas à la lettre mais à l'esprit.

Lors de ces négociations il y a un certain sauvetage et un certain consentement à la perte. « En avouant et en assumant l’irréductibilité de la paire du propre et de l’étranger, nous rassure Ricoeur, le traducteur trouve sa récompense dans la reconnaissance du statut indépassable de dialogicité de l’acte de traduire comme l’horizon raisonnable du désir de traduire. Pas de gain sans perte »6 .

Et pour ne plus en avoir de doutes, permettez-moi de vous citer aussi Salman Rushdie : « Having been born across the world, we are translated men. It is normally supposed that something always gets lost in translation ; I cling, obstinatly to the notion that something can also be gained »7.

Entre le MÊME et l’AUTRE

Sans dramatiser on se retrouve définitivement au milieu. Entre le Même et l’Autre. Pour les amener l’un vers l’autre sans prétendre les rendre semblables.

Qu’il me soit permis de continuer à traiter la question en citant cette idée de Jacques Derrida dans L'écriture et la différence : « Je ne saurais

6 P. RICOEUR, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 19. 7 Imaginary Homelands, Londres, Granata Books, 1991, p 17.

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parler d'autrui, en faire un thème, le dire comme objet, à l'accusatif. Je puis seulement, je dois seulement parler à autrui, l'appeler au vocatif qui n'est pas une catégorie, un cas de la parole, mais le surgissement, l'élévation même de la parole. Il faut que les catégories manquent pour qu'autrui ne soit pas manqué ... »

J’aime bien retenir de cette phrase de Derrida l’idée de la nécessité de

parler à AUTRUI, à l’AUTRE. Reconnaître l’autre, c’est commencer à le respecter. Respecter, c’est tolérer. Tolérer c’est vivre avec. Vivre avec c’est un élément de culture. Reconnaître qu’on a une culture, c’est reconnaître celle de l’autre, celles des autres, parce qu’il n’y a pas de culture universelle, mais une pluralité de cultures qui se reconnaissent mutuellement dans la tolérance, ou s’excluent l’une l’autre par la violence.

Si autrefois on portait rarement un véritable intérêt aux différences entre les cultures ou entre les civilisations, force est de constater que la situation en Europe, depuis le XVIIIe siècle, évolue sans cesse en sorte que l'attention portée aux autres civilisations amène à mettre en valeur la notion de l'Autre et de l'altérité.

La culture est passée au premier plan comme condition même du fonctionnement d’une société et de la réalité politique telles que nous les concevons aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle la démocratie, c’est-à-dire la quête de la liberté et de l’égalité, de même que la poursuite de la justice sociale, du bien-être, etc., apparaissent aujourd’hui comme culturellement déterminées.

Par ailleurs, la reconnaissance et l'assimilation de ce qui est étranger pose un problème particulier qui s'aggrave en fonction de la distance temporelle ou spatiale. Tout comme il est évident que le transfert du local vers l’étranger, ou vice versa, n'est jamais un processus neutre. Bien au contraire, le transfert modifie son objet. Ce qui fait qu'il y a toujours à la fois une perte et un gain, comme on l’a dit précédemment, et par la suite l'objet ne sera pas le même dans la civilisation d'arrivée dont il élargit l'horizon culturel.

On est loin d’avoir des résultats mesurables et d’avoir tiré toutes les conclusions en matière de traduction sur le plan d’importation et d’assimilation des traits culturels. Cependant il a été certainement prouvé que c'est par la négociation non violente que le transfert peut modifier la civilisation d'accueil. C’est dans ce contexte que la notion de traduction, ou plus exactement de traduction culturelle, prend toute son importance, fait sens, en transcendant la perspective purement linguistique pour devenir un phénomène culturel et politique.

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C’est à nos yeux une voie saine vers le multiculturalisme qui paraît presque inévitable à nos jours, une pratique qui continue aujourd’hui encore de façonner profondément notre monde. Nos plus ambitieuses visions politiques concernant le développement de la démocratie et de la prospérité – tel le projet d’intégration européenne – suivent fondamentalement ce même schéma multiculturel.

Et alors la traduction culturelle ou autrement dite, la culture de la traduction, est aujourd’hui un instrument capable de promouvoir la démocratie. Elle repousse ses limites, amène des changements sociaux et ouvre de nouveaux espaces d’émancipation. Tout cela est extrêmement important pour comprendre le phénomène de la traduction.

Ceci dit, je suis toujours attirée par la traduction parce que, personnellement, j'y trouve un excellent exemple où ce transfert se réalise de la façon la plus tangible et un terrain où les cultures se croisent parfaitement. Nous vivons dans la profusion des langues, des idées et des cultures. La nécessité de la traduction est de nos jours d’une aveuglante évidence, à la mesure d’un monde qui ne cesse de rétrécir. Autrefois l’univers était plus vaste et les hommes pouvaient encore s’ignorer et se situer dans l’échelle du temps à leur guise. Aujourd’hui, on vit dans le tourbillon des échanges, dans le feu croisé des paroles et dans l’absence de barrières.

On sait bien qu’on ne va pas atteindre la perfection, qui, de fait, n’est pas du monde des traducteurs, d’ailleurs, pour être traducteur, il faut faire son deuil de la perfection, comme nous dit Paul Ricoeur, mais on fera parler un auteur dans une autre langue, lui permettant ainsi, de connaître d’autres rivages. Ce type de transfert se développe depuis des siècles et son chemin est encore très long.

Pour illustrer ce propos je voudrais prendre un exemple des plus complexes – celui de l’Union Européenne. Son élargissement au-delà des frontières dites « occidentales » est un fait indéniable. Mais quel que soit l’avenir de la construction européenne, une question se pose aujourd’hui et se posera encore pour de nombreuses générations : comment gérer la multiplicité des langues qui se comptent par dizaines ? Amin Maalouf, dans son livre « Identités meurtrières » répond :

« Dans bien d’autres domaines, on unifie, on aligne, on normalise à tour de

bras ; dans celui-là, on demeure circonspect. Il pourrait bien y avoir demain, en plus de la monnaie unique et d’une législation unifiée, une même armée, une même police et un même gouvernement ; mais qu’on tente d’escamoter la plus lilliputienne des langues, et l’on déchaînera les réactions les plus

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passionnelles, les plus incontrôlables. Pour éviter les drames, on préfère traduire, traduire, traduire, quel qu’en soit le coût… »8 La traduction constitue donc une des conditions (indispensable mais

insuffisante) pour aller au-delà des discours identitaires et idéologiques, en permettant la confrontation des réalités culturelles différentes mais aussi en touchant à des questions de productions culturelles et intellectuelles, d'échanges internationaux - questions qui actuellement sont d’habitude considérées sous l'optique de la « globalisation ».

Toutes ces expériences sont vécues en direct par les traducteurs, en tant que témoins de leur époque, dans leurs pays, mais aussi en tant qu’acteurs multiculturels se trouvant aux carrefours des disciplines et au rendez-vous des négociations des différences.

Cette négociation pourrait résulter difficile, voire périlleuse, lorsque les univers qui se croisent sont lointains, différents, décalés… tout traducteur y réfléchit en permanence, presque instinctivement. J’y pensais lorsque je devais traduire en albanais le texte du commentaire d’un film documentaire parlant de Tuktoyaktuk, commune à l’extrême nord du Canada, à l’extrême nord du continent américain également, au bord de la Mer glaciale. Un de ses habitants disait : « Je ne pourrais jamais vivre ailleurs, dans le sud, il y a trop d’arbres, ici rien ne bouge à l’horizon ».. !!

Moi, femme du Sud, née de l’union de la mer avec le soleil, j’étais naturellement choquée, mais la traductrice qui était en moi, ne pouvait pas se permettre le luxe de contester l’Autre. La traductrice devait aller vers l’Autre. La traductrice a dû se plonger dans le texte et dans le contexte, dans les images du film et dans le regard du personnage pour y puiser les mêmes sources d’inspiration qui nourrissaient l’esprit et la vie de cet homme aux yeux brillants pour le comprendre, pour comprendre sa vie et celle de ceux qui l’entouraient, pour ressentir presque les mêmes émotions lorsqu’il terminait sa parole en disant : « ici ce n’est pas le bout du monde, ici c’est le sommet du monde ! »

Et ce n’est qu’à ce moment-là que le travail de restitution du sens commençait, par la négociation entre les « hommes du Sud » et les « hommes du Nord », pour que les hommes du Sud ressentent les émotions de ceux du Nord. Quel noble tâche que celle du traducteur ! Un vrai passeur entre le Sud et le Nord, entre l’Est et l’Ouest, entre les cultures fermées et les cultures ouvertes….

8 A. MAALOUF, Les Identités Meurtrières, Paris, Grasset, 1998.

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La traversée des frontières géographiques, entre les disciplines et les discours constitués, n’est possible que si celui où celle qui voyage parvient à déplacer ses propres frontières intérieures : « je me voyage » disait Julia Kristeva lors de la cérémonie du Prix Holberg. « A cette condition seulement les idées succèdent aux chagrins, et renaître n’est jamais au-dessus de nos forces ». Venant d’un pays longuement et extrêmement isolé et en connaissance de cause, je sais de quoi je vous parle.

Survivre au communisme

L’Albanie est mon pays, pays balkanique, comme les autres pays balkanique, pays ex-communiste également, comme beaucoup d’autres pays ex-communistes, mais où la dictature a été plus longue et plus difficile que nulle part ailleurs.

Jusqu’en décembre 1990, donc un an encore après la chute du Mur de Berlin, l’Albanie était toujours un pur Etat stalinien. La survivance de cette dictature, une des plus sauvages s’explique par ses propres motifs, albanais et internationaux à la fois, qui ne pourraient faire objet de cet article. En revanche, il me paraît important d’en expliquer les conséquences, ne serait-ce qu’en racontant un extrait de la petite histoire de l’Albanie, épisode amer mais que je préfère ne pas oublier:

Vers la fin des années soixante-dix, le régime communiste a entrepris le processus de l’anéantissement définitif de la propriété privée en Albanie. Aussi le paysan albanais est-il devenu un vrai prolétaire. Il n’avait plus le droit de maintenir, pour les besoins de sa famille, ni vache, ni brebis, ni cochon. On a aussitôt introduit dans le code pénal les articles nécessaires pour punir tous ceux qui s’y opposaient. Malgré tout, en 1990, au moment de la chute du régime on apprenait que quelques paysans ne s’y étaient pas soumis. On raconte que certains avaient caché leur vache dans la casemate du village pendant des années, la nourrissant et la trayant dans l’obscurité totale. Et lorsque finalement, on l’a sortie de là, après la chute de la dictature la pauvre bête était devenue aveugle.

Je crois que l’on n’était pas assez attentif à l’époque pour y reconnaître la métaphore dramatique d’une société qui sortait d’un demi-siècle de servitude. Aucun de nous, qui vivions à l’intérieur, ne se rendait compte des difficultés qui nous attendaient. En tant que témoin, en toute modestie, de l’Histoire albanaise, je peux certainement vous dire qu’à ces débuts et même après, notre image de la liberté était extrêmement simpliste et naïve.

Dans un régime dictatorial, la culture, les lettres, l’art, sont enfermés dans la casemate de la censure. Le communisme a su récupérer la révolte

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antibourgeoise des intellectuels et des artistes; le passage a été plutôt facile de l’art engagé à l’art dirigé et plus d’un créateur s’est senti protégé dans un Etat qui prétend – et qui y arrive – soustraire l’art et la production culturelle aux lois du marché en imposant à l’artiste un cahier des charges idéologiques.

Avec un peu de recul, nous pouvons observer que le système avait créé un espace de relative liberté étroitement surveillée, une liberté maîtrisée par le pouvoir. S’il y a eu des espaces de survie intellectuelle sous la dictature, c’est aussi parce que, d’une façon ou d’une autre, les intellectuels s’étaient adaptés aux conditions de la dictature, car la littérature est un puissant moyen de propagande pour le régime totalitaire.

Italo Calvino, (dans Si par une nuit d’hiver un voyageur,) ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme qu’on peut mesurer l’importance qu’une société accorde à sa littérature aux moyens qu’elle emploie pour la réprimer. L'époque n'est pas si lointaine où les textes étrangers étaient coupés, censurés, voire déformés en fonction de l’idéologie de la dictature, et le traducteur était l’esclave qui, pour survivre, devait traduire en déformant le texte, l’auteur original, mais également l’esprit.

Toute survivance a un prix dont il est difficile d’en estimer le coût. Pour échapper à la réalité on s’exilait intérieurement. En parlant de l’exil intérieur, dans La pensée captive, l’écrivain polonais Czeslaw Milosz montrait que cet exil risquait d’être une étape vers la duplicité, vers le double langage et la double vie. Dans son entretien dans le quotidien italien « La Reppublica », à l’occasion de la publication de son livre « L’aigle » en Italie, Kadaré dit : Il est beaucoup plus difficile d’écrire librement que de faire quelque déclaration pour obtenir le certificat de la dissidence.9

Sous la dictature, la littérature devait donc se conformer à un code précis auquel le lecteur s’attendait. Cette « compétence architextuelle » (selon les termes de Gérard Genette), qui est la connaissance des conventions et des stéréotypes, ne pouvait échapper à personne tant l’école et les discours officiels les ressassaient. Pour un écrivain, ne pas s’y soumettre équivalait à émettre, en soi, un message contestataire. D’où l’épanouissement du double langage qui était inhérent à la culture communiste et lire entre les lignes était une pratique qui ne saurait déboucher sur une véritable ouverture, car la lecture interlinéaire est en fait un privilège réservé à une minorité. Le double langage sous-entend naturellement une double lecture laquelle met en jeu un savoir et des

9 I. KADARE, « La Reppublica », le 7 mai 2007, Rome.

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intuitions très liés à une période historique donnée, concrètement celle de la dictature d’Hoxha, l’ex-dictateur de l’Albanie.

La lecture que nous avons faite des œuvres de Kadaré en est la preuve. Il est le seul d’ailleurs qui, grâce à son talent exceptionnel et par des biais suffisamment subtils, a réussi à échapper aux rudes injonctions du réalisme socialiste et à la phraséologie idéologique d’usage sous le régime communiste. Dans le même entretien que j’ai cité précédemment, Kadaré dit : « Entre la dictature et la littérature un combat féroce se livre toujours et ce n’est pas obligatoirement la deuxième qui est la victime. La littérature sait être cruelle, sait infliger des blessures profondes et enfin elle est même capable de gagner ».

Et pourtant, transgresser les limites, s’attaquer ouvertement au système, conduisait au silence, à l’exclusion, à la dissidence dans d’autres pays ex-communiste, mais en Albanie cela conduisait simplement à la mort. Toujours notre grand Kadaré lors de la cérémonie du décernement du prix ManBooker International 2005, disait à ce propos :

« Il n'est pas facile, pour celui qui écrit, de se sentir vivre au milieu d'un

régime de mort. Sous les régimes totalitaires, la littérature et les autres arts ont été confrontés à une épreuve d'une cruauté jamais vue dans l'histoire du monde. À toutes les époques on a connu des condamnations d'écrivains, on a connu des censures, des geôles, des déportations, des exils. Mais celui dont je parle ne s'est pas contenté d'interdire la circulation des œuvres les plus célèbres, de celles qu'on appelle les «cathédrales» de la création artistique… il s'est évertué à détruire le matériau même avec lequel on édifiait ces cathédrales. D'une certaine façon, le stalinisme est parvenu à ses fins… Nous n'étions plus qu'une petite minorité dans ce désert sans bornes et sans espoir qui avait le nom Réalisme socialiste ».

Le « cas » Kadaré Malgré et contre tout, Kadaré, l’exemple vivant du grand écrivain est

bien là pour le plaisir de tous les lecteurs et pour la fierté des Albanais. Lors de la cérémonie du prix ManBooker International Kadaré, parlant du transfert de son œuvre vers les autres mondes, il dit aussi :

« Un jour, traversant la nuit de la dictature, ce pain de prison a abouti par

hasard jusqu'entre vos mains. Dans vos cités libres – à Paris, Londres, New York, Madrid, Vienne, Rome…– , vous avez pris entre vos mains ce pain de prison et l'avez considéré avec curiosité. Puis vous y avez goûté, vous l'avez apprécié, vous avez estimé que ce pain était aussi mangeable pour vous, hommes libres du monde libre ».

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A l’étranger, c’est surtout en France que l’auteur a remporté le plus vif

succès. Et ceci également grâce un grand traducteur albanais, M. Vrioni, un des derniers de la race des seigneurs. Nous croyons fortement que ce traducteur était ce grand lecteur de mérite, capable de réaliser et d’interpréter cette double lecture pour la rendre accessible en français, dans sa langue de jeunesse et de formation et à la France qu’il connaissait très bien pour y avoir passé les plus belles années de sa vie. Mais aussi parce qu’il partageait le même code culturel que son auteur. Il était un Albanais de souche, cultivé et érudit, connaissant bien l’histoire du pays, la culture balkanique. En outre, il connaissait de l’intérieur cette grande prison qu’était l’Albanie enfermée à l’époque, et pour cause, il avait passé 12 années de sa vie dans le goulag albanais.

Dans son livre de mémoires M. Vrioni l’exprime en ces termes parlant du roman Avril Brisé que nous avons mentionné précédemment :

« Devant ce texte, je ne pouvais réagir exactement comme un lecteur

étranger. Mon approche était différente, plus directe, avec des évocations, des associations d’idées que ce lecteur ne pouvait pas avoir. Le roman est très riche, particulièrement pour un Albanais de formation occidentale, qui pouvait faire la part des choses et joindre les deux aspects – celui qui est purement lié au terroir et ce que le roman comporte d’universel, et qui est déployé de façon majestueuse »10. Nous pensons que l’œuvre de Kadaré a connu une réelle chance

d’avoir trouvé parmi ses lecteurs son vrai traducteur qui nous a laissé aujourd’hui ses traces indélébiles dans la version française des textes du grand écrivain albanais. Un grand traducteur qui pendant dix ans est resté anonyme pour le public français, malgré les critiques très positives à son égard dans les milieux littéraires parisiens. « Une traduction exceptionnellement réussie » dirait Alain Bosquet.

Dans ces temps de guerre froide, où l’Albanie se terrait au fond des Balkans sans faire parler d’elle, il est resté dans l’anonymat « par décision de la dictature, raconte M. Vrioni dans ses mémoires. On se demanda à Paris, comment il se faisait qu’un livre parvenait traduit par un étranger et non par un Français ! »11… Le traducteur, en toute modestie, raconte un peu de son travail de dément : Je ne connaissais guère jusqu’alors Ismail Kadaré. …Je me proposais donc de lire son livre, le « Général de l’Armée

10 J. VRIONI, Mondes effacés, Paris, JC Lattès, p. 269. 11 ID., pp 230-231.

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Morte »… Mes comparaisons allaient plutôt vers Faulkner, Buzzati, ou Kafka. J’ai pu constater par la suite que d’autres traducteurs, comme moi, se plongent dans l’atmosphère, dans le style du livre qu’ils vont transmettre dans une autre langue et puisent pour cela dans auteurs qui lui sont proches. Moi-même ne le faisais pas pour écrire dans le style de Buzzati ou de Kafka, mais je me disais que l’on peut trouver dans certaines œuvres des éléments utiles pour en traduire ou pour écrire d’autres. Dostoievski n’avait-il pas demandé un jour à sa sœur de lui envoyer tel livre, parce qu’il ne pouvait continuer celui qu’il écrivait sans consulter celui-là ? De mon côté, je ne pouvais trouver ni Faulkner, ni Buzzati, ni Kafka dans les librairies albanaises. (C’étaient des auteurs interdits par le régime.) J’avais cependant lu Le Procès, Le Château et le Désert des Tartares dont je gardais un souvenir vivace…. Je me remis avec fièvre à la traduction en français, que je recopiai trois fois en y apportant des corrections… jusqu’au dernier moment…. C’était pour moi une victoire, dit le traducteur, car Dieu sait combien j’avais pu retravailler sur épreuves ! »12 Le destin de ce roman échappa ensuite aussi bien à son auteur qu’à son traducteur. Il vola de ses propres ailes, envoyé, comme d’autres textes traduits à Tirana, çà et là, à l’étranger.

Ce sont surtout les traductions en français de Kadaré qui ont servi de base pour les traductions vers les autres langues, en réalisant un transfert triangulaire. Le traducteur en langue anglaise depuis la version française de Kadaré, David Bellos, à l’occasion du Prix ManBooker International 2005, obtenu par Kadaré, dit à ce propos :

« What I had translated, then, when I produced my English version of The

File on H, was something more than a book by Ismail Kadare. It was a book by Kadare co-produced by one of the strangest but most effective translation pairs of all time. Vrioni’s French is fluid, spare, slightly old-fashioned ... and not quite native. It has a poetry of its own, which I cannot compare to the original, of course, but which pleases and satisfies the author of the original. It may not be an obvious way to go about things, but translation is, on occasions, like politics, the art of the possible ». Toutes ces traductions ont rendu les mythes, les contes, les légendes et

les pensées magiques qu’ils véhiculent et qui abondent dans l’œuvre de Kadaré. Kadaré lui-même explique cette présence mythologique après coup en disant :

12 Ibidem.

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« L’Albanie se défaisait sous nos yeux. Telle une icône vermoulue, elle vieillissait jour après jour, se défigurait, s’étiolait. S’il me restait encore quelque bonne raison d’être écrivain... la seule, la première et la dernière raison était celle-là : essayer de restaurer l’icône. Pour que les générations à venir, quand elles gratteraient le vernis de cette époque sans merci, redécouvrent l’image intacte »13. Par l’évocation des légendes, Kadaré contribue également à préserver

la culture traditionnelle dont le Pouvoir souhaitait la disparition, et associe, ce qui lui tient à coeur, les chants de son pays à la mythologie grecque.

Dans le roman « Le pont aux trois arches », Kadaré reprend le thème du célèbre livre Le pont sur la Drina de l’écrivain yougoslave Ivo Andric, mais dans une intention très différente. Kadaré montre, dans son ouvrage, la valeur de la légende de l’Emmurée, symbole du sacrifice nécessaire pour accomplir quelque chose de grand. Le mythe véhiculé par Kadaré raconte qu’au bord de la Bune, rivière qui passe non loin de Shkodra, ville du nord de l’Albanie, trois frères construisent une forteresse, considérée comme étant celle de Rozafat, la citadelle de la ville. L’ouvrage réalisé le jour s’effondrant au cours de la nuit, les maçons interrogent un saint de passage. Celui-ci rappelle, tout d’abord, qu’il convient de ne pas travailler le dimanche, puis il ajoute qu’il faudra emmurer dans la construction, le lendemain, l’épouse qui viendra porter le repas. Les frères jurent de ne rien révéler à leurs femmes afin de laisser le destin choisir. Toutefois, l’aîné et le cadet ne peuvent garder le silence et manquent à leur parole. C’est donc la femme du benjamin qui apporte la nourriture et le vin. Elle est alors emmurée mais implore, car elle veut pouvoir caresser, regarder, bercer et nourrir son fils:

« Laissez-moi dehors une main, Laissez-moi dehors un oeil, Laissez-moi dehors un pied, Laissez-moi dehors un sein »14. Comme le dit aussi le chercheur Jean-Paul Champseix dans son étude

sur l’œuvre de Ismail Kadaré (qu’il a bien voulu prêter à l’auteur du présent article pour une très agréable et enrichissante lecture), la Légende de l’Emmurée n’est pas, dans son œuvre, un simple thème folklorique.

13 I. KADARE, Le Poids de la Croix, Fayard, 1991, p. 401. 14 Chansonnier épique albanais, Tirana, Académie des Sciences, 1983.

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Elle a un véritable caractère emblématique du système politique que forgea le dictateur albanais Enver Hoxha. Le pays devint un laboratoire qui permit aux dirigeants de se livrer à des expériences sociales destinées à produire l’Homme Nouveau. « Ainsi, l’emmurement sacrificiel de l’Albanais réel était nécessaire pour donner naissance à la créature docile, disciplinée et décérébrée, dont tous les régimes totalitaires ont rêvé »15. Dans ce roman, c’est un homme qui est enterré dans le pont, et le sacrifice est devenu supplice alors que le pont est « enceint » de la mort. Il s’agit bien d’une tournure à l’envers. Ainsi la légende modifiée dit le contraire de son modèle.

C’est donc un roman dont le titre évoque le livre de Ivo Andric, Prix Nobel de 1961, « Le pont sur la Drina ». Kadaré le cite dans une autre roman Le Crépuscule des dieux de la steppe en affirmant que « en Balkanique que j’étais, j’appréciais beaucoup son livre, et pourtant j’étais persuadé que comme dans le cas de la ballade de la parole donnée, la variante albanaise, étant la plus ancienne, était sans aucun doute aussi la plus belle »16 Et nous sommes là en pleine atmosphère balkanique, où chacun se sent supérieur à l’autre, au fond, pour les mêmes choses… La vérité est que tous les deux sont de grands écrivains, tous les deux ont été merveilleusement bien traduits en français et que c’est un honneur pour les Balkans de les avoir mis au monde.

Pour Andric, le pont est un témoin majestueux qui ne change rien, fondamentalement, à l’Histoire. En temps de paix, tout particulièrement, il devient, avec sa double terrasse, de part et d’autre de la voie, un lieu social important, de repos, de rencontres et de discussions. Mais dès que l'une des communautés semble prendre le pas sur les autres, souvent lors de l'affaiblissement de la tutelle extérieure, la tolérance (au sens de "je te tolère") disparaît et les haines se déchaînent à nouveau. Ce pont est donc une scène sur laquelle défilent les siècles, de l’époque ottomane à la guerre de 1914.

Pour Kadaré, il n’en va pas du tout de même car le pont est l’Histoire. Il constitue un fait dramatique aux prolongements inouïs, un véritable séisme politique et culturel. C’est pourquoi le roman est centré sur sa seule fondation, dans une Albanie encore indépendante au XIVe siècle, mais fragile, désunie et économiquement dépassée, qui voit s’approcher les frontières de l’Asie, notamment l’occupation ottomane. « L’Empire ottoman sert fort souvent chez Kadaré à représenter le pouvoir totalitaire

15 J.-P. CHAMPSEIX, Le réalisme socialiste ou le crépuscule des lettres, Version

manuscrite, 2007. 16 I. KADARÉ, Le crépuscule des dieux de la steppe, Paris, Fayard, 1981, p. 35.

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de l’époque moderne. Par nombre d’indices, le lecteur est invité à une double lecture »17.

L’usage que les deux auteurs font de la légende de l’emmuré est également différent. Pour Andric’, la légende n’est qu’un moyen de simplifier et d’embellir le passé pour en conserver des traces dans une mémoire collective. Le pont y sert pour montrer une cohabitation paisible entre toutes les communautés et une atmosphère optimiste s’en dégage malgré le bombardement final du pont. « Chez Kadaré, la légende est réactualisée dans un climat d’inquiétude et d’attente d’une catastrophe imminente dont l’Albanie aura peine à se relever. En ce sens, le roman n’est pas éloigné de la tragédie, d’autant que la catastrophe stalinienne redoublera, dans l’esprit de Kadaré, l’invasion ottomane… Il ne songe pas à construire l’avenir mais à préserver un fragile présent menacé. Il n’est pas étonnant que l’optimisme ne soit pas de saison dans ces oeuvres où, de plus, règnent significativement des froidures perpétuelles »18, dit à très juste titre JP. Champseix.

Evidemment ce n’est pas une analyse littéraire que je voudrais faire ici, mais tout simplement rappeler le travail d’interprétation intertextuelle que le traducteur est amené a faire avec sa conscience et dans son subconscient lorsqu’il décide d’assumer la responsabilité historique, oui ! historique, de traduire de tels écrivains, pour les ramener d’un monde vers un autre, des Balkans vers l’Occident, mais de toutes façons, de l’Europe vers l’Europe !

Un dernier exemple de l’univers kadaréen : La ballade de la besa, c’est la légende considérée comme plus ancienne et fondatrice de la parole donnée, si importante en Albanie. Il s’agit, évidemment de l’histoire de « Constantin et Doruntine » Elle raconte l’histoire d’un fils qui avait promis à sa mère de ramener « à tout prix », sa sœur mariée au loin, lorsqu’elle éprouverait le désir de la revoir. Il mourut à la guerre mais sortit du tombeau pour respecter sa parole. Ce thème revient tout au long de l’œuvre de Kadaré. Elle constitue déjà une institution, « un mécanisme légal, avec ses règles, ses articles et ses interprétation »19.

Kadaré en fait un monument, au point où le traducteur préfère garder le mot albanais que l’auteur défend avec fanatisme, contre vents et marées, sans laisser d’autres solutions de traduction. On la retrouve dans la légende de l’Emmurement, où les deux frères aînés violèrent la besa en révélant le pacte à leurs femmes. « Dans la version slave de la ballade, dit

17 J.-P. CHAMPSEIX, op. cit. 18 Ibidem. 19 I. KADARE, Le Pont aux trios arches, Paris, Flamarion, 1984, p. 101.

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Kadaré dans Le pont aux trois arches, précisément aux mots « ils violèrent la bessa » correspondent les mots « vjeru pogazio », autrement dit, « ils ont violé la religion, la « croyance », ce qui dans le contexte, n’a aucun sens et est dû à une traduction erronée du mot albanais « bessa » par les mots « croyance », « religion» » 20.

Dans l’original albanais l’auteur n’a pas besoin d’expliquer la confusion car en albanais le mot « croyance » se dit par le mot BESIM, d’où la confusion littérairement supposée par Kadaré, avec le mot BESA (la parole donnée), chose que le traducteur ne pourrait pas expliciter en français, car il s’ingérerait trop dans le texte. Ce qui reste pour le lecteur francophone c’est que dans la version slave de la légende il y a une erreur ! J’imagine le traducteur qui devrait traduire ce roman de Kadaré vers la langue slave…. ! Bonjour les malentendus !

Ici le contexte linguistique se mêle au contexte interculturel, ou plutôt, interbalkanique. Mais ce qui ne ressort pas du paragraphe, découle tout naturellement de la totalité du roman, de l’esprit et de l’âme de l’œuvre. C’est ici que consiste la notion de la négociation dans la traduction : si on perd quelque chose dans un paragraphe on la récupère dans l’oeuvre.

De toutes façons, nous sommes persuadés qu’au-delà des langues, au-delà des simples contextes, la vraie traduction exige un travail en profondeur dans l’histoire, dans le subconscient collectif et dans l’imaginaire individuel même. C’est là la tâche du traducteur. C’est à lui de partager à tour de rôle non seulement les codes culturels de l’auteur et ensuite du lecteur de la traduction, mais aussi et dans le meilleurs des modes possible, de partager leur imaginaires. Voilà ce que dit le traducteur Vrioni dans ses mémoires lorsqu’il évoque la traduction du « Pont aux trois arches »:

« En traduisant ce roman, je fus conduit à faire le rapprochement entre les

bacs de Kadaré et ceux sur lesquels j’avais vogué avec mes parents dans mon enfance. Mon travail s’accompagnait de visions anciennes. Je voyais ce fleuve, cette grève, tout cela à ma façon, et le texte s’agrégeait en quelque sorte à mes souvenirs. Des réminiscences ne pouvaient manquer d’intervenir dans ces images... et qui sait si cette interférence entre mes souvenirs et les descriptions n’a pas influé tant soit peu sur le texte français? »21 En passant d’un univers de lecteurs à d’autres, la perception n’est

naturellement pas la même. Si la lecture au second degré n’échappe

20 Ibidem. 21 J. VRIONI, Mondes effacés, Paris, JC Lattès, p. 268.

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généralement pas au grand public, c’est le plus souvent le ténébreux exotisme de l’Empire ottoman ainsi que l’évocation des traditions et des contes balkaniques qui séduisent le plus le public occidental. Par ailleurs, avec le changement du contexte historique, après la chute du régime dictatorial, le besoin de la double lecture se perd aussi en Albanie où la jeunesse semble ne plus comprendre grand-chose à la dictature. Cette perte que nous constatons sera compensée, croyons-nous, « par la qualité de l’univers kadaréen » (J.-P. Champseix) que nous évoquions plus haut. De nouvelles significations naissent, les valeurs artistiques attirent encore plus notre attention libérée du joug. C’est une découverte pour nous Albanais, c’est un plaisir prolongé pour le lecteur étranger. Tout ceci grâce à l’universalité de l’œuvre de Kadaré et à la traduction – le vrai pont imbattable qui résiste à tous les bombardements.

Le traducteur

Le traducteur reste un chevalier incontournable pour réaliser les transferts entre les civilisations dont les différences se révèlent, d’une part, dans l’utilisation de codes de communication différents et sont, d’autre part, le résultat d’une distance, soit-elle temporelle ou spatiale.

C’est cette démarche qui invite à considérer la traduction notamment comme négociation des différences, et non plus comme opposition entre l’universel et le local. Le traducteur joue, dans ce sens, un rôle essentiel dans la constitution de la culture de son propre pays, à travers les textes traduits. Travailler sur la traduction des cultures, c’est non seulement se demander ce qu’on traduit, pourquoi on traduit, comment on traduit, c’est aussi s’interroger sur les récits contemporains de l’intraduisible et, par là, mettre en question la thématique de l’incompatible, de la traduction et de la trahison. Bref, traduire, c’est penser la culture comme un rapport entre les cultures. C’est pourquoi il ne peut être question d’une culture homogène (et heureusement d’ailleurs !). Les différences sont présentes au sein d’une culture et entre les cultures, comme elles le sont au sein d’une même langue et entre les langues.

Nous croyons que le caractère conflictuel de l’intraduisible (non seulement des textes d’ailleurs) trouve sa source dans la non communication des cultures. Moins communiquent les cultures plus l’intraduisible gagne du terrain. Ainsi, traduire entre les cultures constitue bien un enjeu de civilisation, surtout dans le contexte idéologique actuel, qui fait de la référence à la « guerre des civilisations » le discours dominant et partout implicite.

Et avec tout cela le traducteur revient au centre du débat.

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Il doit entrer dans l’autre, s’introduire non seulement dans son monde – cela relève encore de la raison, de l’univers des images -, mais aussi s’immiscer dans son langage. Plus grave, il lui faut trouver le même parler, mais dans une langue différente, qui n’obéit pas aux mêmes règles et fonctionne sur d’autres signes et un autre code, pour rendre le dit et le non-dit, pour accomplir cet effort d’intertextualité qui relit ses deux « maîtres », si vous me permettez de reprendre cette qualification de Paul Ricoeur. Mais en rendant un énorme service à l’auteur, en lui permettant de joindre d’autres rives.

Tous les traducteurs ont connu ce souci de servir les deux maîtres qui peut se transformer en tourment, voire en douleur littéraire. Car la traduction littéraire suppose un autre enfantement. Permettez-moi de vous donner un exemple récent de la traduction en albanais de la pièce de Nathalie Sarraute « Pour un oui ou pour un non » :

Deux personnages, deux amis d’enfance, s’entredéchirent pour un rien, pour une intonation, « pour un oui ou pour un non ». Ils se soumettent aux lois du dialogue de théâtre sans renoncer pour autant à ce qui fait leur spécificité: leur attachement à l’authenticité de la parole. Leur dialogue est rempli de non-dits, de sous-entendus qui nourrissent la relation compliquée qu'ils entretiennent. Ce décalage constant entre les deux protagonistes est à l'origine de situations douloureuses et drôles à la fois. Ainsi se développe le conflit, aiguillonné par les innombrables petits crimes que provoquent les paroles, leur intonation, sous la carapace des lieux communs, de la “sous-conversation”.

« Les personnages sont très français, disait le metteur en scène, je veux qu’ils le demeurent tout en étant accessible au public albanais ». En fait, le conflit du rien est une routine quotidienne de notre vie. Sur la scène de la vie publique albanaise on voit fréquemment des politiques qui se disputent jusqu’à atteindre l’absurde, et nous les observons comme spectateurs ou sinon on fait inconsciemment partie de leur conflit. Et après, tous se demandent : Pourquoi ?

Après ces réflexions la traductrice s’est mise à construire le pont de traduction pour réaliser cette communication entre Sarraute et le public albanais. « Pour un oui ou pour un non », on peut le traduire ainsi, de façon littérale, mais on resterait sur un terrain étranger. Cette version littérale laisserait le public passif, l’effet désiré par l’auteur ne se serait pas produit. On aurait été fidèle à la lettre mais pas à l’esprit.

En creusant l’esprit de cette œuvre singulière et difficile en ce qu'elle est née du souci d'exprimer le non-dit, la traductrice a essayé d’intégrer son atmosphère, celle des personnages en s’imaginant à leur place et du coup, pour traduire ce titre, une expression albanaise lui est venue tout

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naturellement, que je vais traduire littéralement pour vous en français : « pour un mot de bouche » (albanais : Per nje fjale goje).

C’est simple, accessible aux Albanais, ajoutant ainsi une petite dose d’authenticité et séduisant le public, car le suspens s’établit pour savoir ce qui s’est passé juste pour « un mot de bouche ». Ce mot dans le texte de Sarraute c’est une toute petite phrase qui en précipite le propos: "C'est bien... ça", et voilà le monde entier qui s'effiloche. C’est au bout de plusieurs récitations et essais à haute voix que la traductrice a pu sortir cette petite phrase motrice en albanais sous la forme que je vous traduis à nouveau littéralement « elle est belle… celle-là ». Dans ces efforts, on mobilise son subconscient, son vécu, son cri intérieur qui arrive au dernier moment, lorsqu’on commençait à croire à l’intraduisible. La boucle est bouclée ! C’est là que consiste à nos yeux la valeur ajoutée. Qui retient aussi le public de la traduction.

C’est avec de tels réflexes que nous avons traduit également le roman de Milan Kundera en albanais « La Plaisanterie ». La traductrice y a retrouvé l’atmosphère du communisme pur et dur qu’elle avait connue dans sa jeunesse et elle ne pouvait pas résister à la forte tentation de traduire cette atmosphère rigide par des équivalences albanaises du même genre qui se sont réveillées en elle, sans trahir point l’auteur qui, sur ce plan, partageait les mêmes références que le lecteur albanais auquel était destinée la traduction. C’est ainsi que l’expression « Honneur au travail » est devenu « Le travail est notre honneur et gloire », « l’autocritique devant le Parti » est devenu « une saine autocritique au sein du Parti », « faire partie des politiques » (dans le sens des condamnés politiques) est devenu « avoir des tâches dans sa biographie » ou encore « l’ennemi de classe s’était infiltré dans le Parti communiste » etc. juste pour vous dire que toutes ces formules ont retrouvé vite leur homologues dans le code culturel albanais. C’est, entre autres, grâce à ces retrouvailles négociées que ce premier livre traduit de Kundera a rejoint le public albanais.

Nous croyons que chaque traducteur, à la lumière de ces exemples, choisit un parti pris qui manifeste sa propre lecture du texte et laisse entrevoir sa conviction, sa personnalité propre, bref non seulement sa prétendue objectivité que semblerait recouvrir ce terme de fidélité, mais aussi et inévitablement, son entière subjectivité qui n’apparaît plus comme « infidélité ». Comme une valeur ajoutée, toute traduction reflète les tendances et les goûts de son temps aussi bien que la marque de son traducteur. J’aimerais bien citer ici Jean Giono qui disait : « Je décris le monde tel qu’il est quand j’y suis ». J’ose dire, sans engager personne, que l’on peut traduire un texte tel qu’il est quand le traducteur y est. Chaque traducteur vit dans ce sens une aventure originale, unique, faisant

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appel à son subconscient, à son inspiration, qui est faite de la mémoire de tout ce qu’il a entendu dire, de tout ce qu’il a vu et connu, et soudain c’est l’illumination. Il y a de la mise en scène dans cette mise en texte. Et de l’amour fou. Croyez-moi !

Cependant il est important de rendre à César ce qui est à César. Le rôle que la société d’aujourd’hui assigne au traducteur en tant qu’ambassadeur de l’écrivain original, son porte-parole, n’est pas simple. Car le traducteur est comme un acteur qui interprète et qui doit entrer dans la peau non des personnages du livre mais de son auteur, en respectant tous les équilibres choisis par l’Auteur, mais aussi l’Etranger qu’il y a en lui pour que le lecteur sente que le texte vient d’ailleurs, même s’il ne doit pas sentir qu’il est traduit, pour respecter de cette façon et finalement, le lecteur même de la traduction.

On accepte d’avance tous les reproches, mais en revendiquant ce qui est toujours un exploit qui émerveille : faire parler un auteur dans une autre langue, lui permettant, ainsi, d’élargir son audience et d’accroître sa gloire, et partager notre plaisir de franchir avec lui l’espace et le temps.

En ces temps de communication et de médias, renonçons une bonne fois au gag qui nous provient de la Renaissance italienne – traduttore/traditore. Sinon, si traduire veut dire aussi accomplir cet acte d’amour, être dans le texte et hors du texte, tout en ne cessant de se vouloir dedans, languir, souffrir, se donner, en accordant sa voix à celle de l’Autre, alors oui, comme dit dans ses mémoires, un célèbre traducteur et écrivain, moi aussi, je déclare : J’avoue que j’ai trahi !

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Traduire pour écrire, traduire pour trahir : poétique de la traduction beckettienne

par

Isabelle Ost

Un jour, à quelqu’un qui lui demandait pourquoi il avait choisi de

consacrer sa vie à la littérature, Samuel Beckett répondit : « bon qu’à ça »… Trait d’humour typiquement beckettien, dira-t-on. Mais au-delà de la boutade, cette réponse, qui dénote une certaine volonté de dénigrement de son œuvre par l’auteur, nous laisse entrevoir que la finalité du geste créateur de Beckett n’est certainement pas à rechercher du côté d’un idéal de perfection stylistique ou linguistique. A contrario, je dirais que la poétique de Beckett suit une direction, qu’il a donnée pour titre à l’un de ses derniers écrits, Worstward Ho – titre qu’E. Fournier a traduit en français, on y reviendra, par Cap au pire. « Au pire », ce qui signifie au plus mal de la langue, au minimum absolu pour que les mots puissent faire sens, malgré tout – un sens qui importe surtout par la façon dont il est énoncé. Parmi les premiers mots de Worstward Ho, on trouve ceux-ci: « say for be said. Missaid. From now say for be missaid ». Dire pour dire, et surtout pour mal dire, tel est le projet esthétique de Beckett. Projet au cœur duquel s’inscrit l’acte de trahison de la langue : la trahison d’une forme de norme ou de code social qui hante la langue, sorte de maxime universelle qui nous tient lieu à tous d’éthique linguistique – « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, etc.».

Outre la singularité de ce projet esthétique, il existe une raison bien précise pour laquelle « le cas Samuel Beckett » constitue dans l’histoire littéraire un apax : il n’y a (à ma connaissance) aucun autre écrivain qui, à son instar, a écrit toute son œuvre dans deux langues à la fois (en l’occurrence, l’anglais et le français), traduisant quasi systématiquement ses textes d’une langue vers l’autre. Stratégie d’auto-traduction d’autant plus singulière, voire inouïe, que Beckett n’adopte pas toujours la même langue pour la création princeps : tantôt c’est l’anglais, tantôt le français qui est choisi – ou qui s’impose – comme matière première d’écriture, avant que le texte ne soit pétri une seconde fois dans l’autre langue.

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Pour permettre de cerner le phénomène plus précisément, je livre ici quelques données factuelles, tirées de la bibliographie de J. Knowlson22. Ses tout premiers écrits, Beckett les rédige en anglais, sa langue maternelle, à savoir : des poèmes, un essai autour de Dante et Joyce, un autre sur Proust, deux romans de jeunesse (Dream of Fair to Middling Women et More Pricks than Kicks), textes qui ne seront pas traduits par l’auteur pour la plupart ; vient alors le premier grand roman, Murphy, toujours en anglais (1935-36), mais dont la traduction en français, réalisée par un ami français de Beckett et par lui-même (1938-39), est une sorte d’embryon de l’œuvre bilingue de Beckett. À ce moment-là, il a définitivement quitté l’Irlande et l’Angleterre pour s’installer en France (principalement à Paris), où il demeurera toute sa vie – en dehors de séjours plus ou moins longs dans la maison familiale près de Dublin et de voyages fréquents, pour des mises en scène de ses pièces notamment. Dès ces années-là (1938-39), Beckett va s’exercer à l’écriture en français, dans des poèmes entre autres, dont certains seront publiés : il devient donc un écrivain français également. Ensuite, Murphy sera suivi de Watt, nouveau roman en anglais qu’il ne traduira lui-même en français qu’à la fin des années 60. Les choses changent vraiment après la guerre, quand Beckett prend fermement la décision d’écrire en français : d’abord Le monde et le pantalon, puis, dans les années 50, la « trilogie romanesque » (Molloy, Malone meurt, L’innommable) et les deux premières pièces de la « trilogie théâtrale » (Godot, Fin de partie, à l’exception de Oh les beaux jours), ainsi que des nouvelles. Tous ces textes seront traduits au fur et à mesure en anglais, travail qui va vite s’avérer très éprouvant pour l’écrivain, presque autant que la première rédaction. Malgré ces difficultés, le processus d’auto-traduction se met définitivement en place, de façon quasi systématique : si deux des pièces les plus célèbres ont été écrites en français d’abord, Beckett adoptera par la suite l’anglais comme langue initiale au théâtre – et, plus tard, au cinéma –, traduisant dans un second temps ses petits drames en français ; par contre, pour les romans, puis les petits textes en prose, il adopte le français comme langue première, à de rares exceptions près – dont l’une à laquelle il a déjà été fait allusion, Worstward Ho.

Si ce sont quelquefois des raisons circonstancielles qui ont amené Beckett à traduire lui-même ses textes, il reste que le va-et-vient d’une

22 J. KNOWLSON, Beckett, trad. par O. Bonis, Paris, éd. Actes Sud, 1999 (édition

originale : Damned to Fame. The Life of Samuel Beckett, Londres, Bloomsbury Publishing, 1996).

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langue à l’autre a été véritablement le moteur de sa machine d’écriture. Manifestement, la singularité de la poétique beckettienne se joue dans ce bilinguisme et l’entreprise de traduction permanente que celui-ci suppose. A cela, on peut ajouter une autre forme de traduction, également cruciale pour Beckett : non plus entre les langues mais entre les arts, entre les langages artistiques. Car Beckett recherche constamment l’expérimentation : ainsi, il sera tout aussi bien dramaturge, romancier, poète, essayiste, auteur de nouvelles, de petits textes en prose inclassables, mais également metteur en scène, cinéaste, auteur de scénarios pour la radio et la télévision, critique d’art, et même musicien et un peu artiste lui-même. Ce multilinguisme des médias artistiques, dont il cherche toujours à comprendre et exploiter la technique spécifique, me semble également jouer un rôle dans le processus d’auto-traduction systématique.

D’où la première partie du titre de cette communication, « traduire pour écrire » : il faudra s’interroger sur la façon dont la poétique beckettienne ne peut se frayer de chemin qu’à travers les frontières des langues et langages. En ce sens, Beckett est l’inventeur d’une façon tout à fait originale de mettre en œuvre le projet qu’Henri Meschonnic énoncera dans Poétique du traduire, « faire de la traduction une poétique » : la sortir de la fonction ancillaire dans laquelle l’a cantonnée la tradition, pour rétablir « le rôle unique, et méconnu, de la traduction comme révélateur de la pensée du langage et de la littérature »23. Assurément, il faut se tourner vers ce qui semble être le cap que s’est fixé cette poétique, le mal dire : de fait, c’est dans la traduction de chacune des deux langues par l’autre que Beckett recherche la trahison de la langue, bouillie linguistique qu’il transforme en une boue dans laquelle rampent et s’asphyxient ses personnages. « Comment » Beckett traduit reste donc inséparable de la question « pourquoi traduit-il ? ». En transformant l’un de ses titres, Pour finir encore, on pourrait dire que l’écrivain traduit pour écrire encore et pour trahir encore.

Toutefois, avant de rentrer dans le vif de ces deux questions,

quelques mots sur ce que j’estime être le projet poétique général que Beckett met en œuvre. Deux termes peuvent en indiquer la teneur : épuisement et minoration. Le premier fait allusion au petit texte que Gilles Deleuze a rédigé vers la fin de sa vie à propos de quatre scénarios composés par Beckett pour la télévision, texte qui porte pour titre

23 H. MESCHONNIC, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 10.

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L’épuisé. L’épuisement est l’aspiration vers le vide que Beckett fait subir à la langue ou aux images. Ce mouvement du vide, qui pour lui est temporel – Deleuze dirait « virtuel » – engendre un paradoxe, énoncé par Beckett dans Cap au pire, au moyen de cette simple formule (en français) : « vide au maximum lorsque presque ». En d’autres mots, plus l’on s’approche du vide, plus celui-ci s’avère être le centre névralgique de la création, qui, tel un trou noir, n’a de cesse de recréer des petits riens, de petites particules de mots ou d’images, si bien que « néant jamais ne se peut être ». Aussi Beckett fait-il du vide, ainsi que de l’épuisement des possibles (selon les termes de Deleuze) le mouvement créateur de son art, qu’il appelle « l’art de l’échec » – un art appris d’abord de la peinture. Aussi, au théâtre et dans la prose, Beckett crée-t-il un devenir de l’écriture qui recherche l’ascèse de l’épuisement – épuisement simultané de l’espace et de la lumière, du personnage et de son corps. En outre, épuiser requiert souvent l’art de la combinatoire, soit la réalisation exhaustive de séries d’éléments ou de trajets ; ou encore le travail de l’image – à l’écran comme dans les petits textes en prose –, dans lequel l’épuisement consiste, au-delà de toute représentation, à créer une intensité de plus en plus forte avec des gestes et des mots de plus en plus moindres.

Or « moindre » est précisément la racine du second terme clé, la minoration : minoration fait écho à un concept fort opératoire inventé par Deleuze et Guattari dans leur livre commun, Kafka. Pour une littérature mineure – concept qui sera abondamment réutilisé par la suite. Ce que l’on peut appeler le « processus de minoration », et qui est requis par cette aspiration vers le vide, va nous retenir plus longuement, puisque la poétique de la traduction de Beckett constitue l’une des clés de voûte de ce processus. Un détour s’impose donc pour montrer comment la traduction s’inscrit dans une seule et même poétique du vide, à laquelle tend le geste de minoration : double geste, en réalité, admirablement condensé dans cet autre titre de l’auteur, Mal vu mal dit (un texte, cette fois, qui fut d’abord écrit en français). Il s’agit en effet d’un travail parallèle, travail du « pire » ou de « l’empirage », sur le voir et le dire, l’œil et le mot, l’image et la langue.

Le texte Mal vu mal dit lui-même offre le meilleur exemple de « minoration » de l’image au moyen d’un dispositif de technicisation de celle-ci : ce récit, en effet, porte nettement l’empreinte du travail cinématographique, attendu qu’il se déroule comme le synopsis d’un film. Exclusivement descriptif, il nous parle d’une vieille veuve et des allers-retours qu’elle effectue entre son « cabanon » et le cimetière où elle s’en va prier devant une tombe. En réalité, ce (maigre) contenu narratif n’a pas tant d’importance que la façon dont il nous est énoncé, par le truchement

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d’un œil décrivant les scènes, œil fonctionnant comme une caméra : il nous laisse entrevoir les images par flashes et de façon « brouillée » – l’œil est à moitié déficient –, d’où le caractère terriblement haché, « mal dit » de la prose qui en rend compte. Ce qui est particulièrement mis en avant, par le caractère discontinu du texte, est l’enchaînement technique des images – le détail du montage du film. La répétition de séquences, plans et prises de vue quasi identiques – mais comportant toujours de minuscules changements –, captées par l’œil-caméra, donne en effet l’impression que le texte a résolument adopté le dispositif cinématographique, utilisant les principales composantes d’un film, du cadrage au montage en passant par le plan. Qui plus est, ce dispositif vise l’altération de l’image vers le pire : de la « technicisation » dépend la « minoration ». D’une part, en effet, ce qui est perçu, c’est-à-dire la vieille dans son « cabanon » et ce cabanon lui-même, est mal vu, parce que mal éclairé par un « demi-jour toujours plus faible » ; et d’autre part les yeux eux-mêmes sont mal voyants puisqu’ils se trouvent forcés d’observer à travers un écran de larmes. Le deuil de la vieille femme se trouve donc mis en abyme par le travail « endeuillé » de l’image.

Outre ce processus de technicisation de la prose qui s’infiltre dans l’écriture, Beckett travaille aussi la minoration visuelle dans l’image directement cinématographique ou télévisée. Ici, l’épuisement, d’une manière qui rejoindra fortement ce que Deleuze expose dans L’image-temps, s’opère sur le cliché dans l’image : Beckett amoindrit le mouvement, neutralise l’espace en lui ôtant tout potentiel, puis concentre à l’extrême l’énergie du visuel dans une image fulgurante, à peine née que déjà disparue, s’abolissant dans l’instant même de sa représentation. Ainsi Beckett entreprend-il de creuser véritablement le visible, de « forer des trous dans l’image » –, e même qu’il forera des trous dans la langue.

Aussi le mal dire est-il symétrique, et même lié par un rapport de double implication, au mal voir : on dit mal parce qu’on voit mal, mais l’inverse est tout aussi vrai – plus on défigure l’image, plus la langue sera hachée, syncopée, torturée. C’est pourquoi, si Beckett va se servir du processus d’auto-traduction pour « minorer » la langue, il met également en œuvre un dispositif de minoration à l’intérieur d’une seule et même langue. Ce qui nous oblige, avant d’en venir à la traduction elle-même, à bien comprendre comment pour Beckett, le travail de chaque langue séparément et le travail de l’entre-deux des langues ressortissent d’une seule et même poétique du vide.

Or ce travail de la langue a clairement trait à ce que visent Deleuze et Guattari à travers le concept de « littérature mineure », concept dont l’une des trois composantes principales, outre les caractères collectif et

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politique de l’énonciation, a trait précisément à la création d’une langue mineure, pour laquelle l’écrivain procède par transformation d’une langue majeure. En d’autres termes, il ne s’agit nullement pour l’inventeur d’une littérature mineure d’adopter la langue d’une minorité ethnique ou politique déjà constituée (truffer la langue de régionalismes, ou adopter un patois ou dialecte local) ; il s’agit de retravailler une langue majeure en la « déterritorialisant », c’est-à-dire en l’arrachant à un certain usage « majoritaire », l’usage par lequel elle rentre dans le système des représentations – usage normatif et pragmatique (de la communication, de l’information,…), mais aussi un certain usage esthétique. Deleuze et Guattari : «écrire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et, pour cela, trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers-monde à soi, son désert à soi »24. Il s’agit en effet de rendre la langue la plus sobre possible, l’assécher, l’évider jusqu’à atteindre sa plus grande intensité, celle d’une matière d’expression pure, une matière sonore la moins formée la plus brute qu’il soit, matière langagière « directement branchée » sur celle de l’image – non pas sur le mode de la métaphore, qui ressortit encore de l’opération de représentation, mais sur celui de la métamorphose, où l’expression pure se confond avec l’image.

« Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère… », disait Proust, que Deleuze aime citer. Ainsi Beckett et Kafka se rejoignent en ceci que tous deux se comportent, dans leur propre langue, tels des étrangers : si Beckett est bilingue, et Kafka au moins trilingue (bien que n’écrivant qu’en allemand), tous deux peuvent aussi être bilingues à l’intérieur d’une seule langue. Car le créateur d’une littérature mineure n’a de cesse de torturer le corps de la langue, intensifier ses points de déséquilibre – devenir le « bègue de la langue », dit encore Deleuze dans un autre texte – en la faisant vibrer autrement, bizarrement, intensément. Comme en musique, où la tonalité mineure bouscule perpétuellement l’harmonie, le mode mineur recherche le déséquilibre ; ainsi, il est « fait du bégaiement la puissance poétique et linguistique par excellence », imagine Deleuze, qui conclut : « bien dire n’a jamais été l’affaire des grands écrivains » 25.

« Écrire comme un chien qui fait son trou », cette petite phrase de Deleuze et Guattari ne peut manquer d’évoquer à tout connaisseur de

24 G. DELEUZE et F. GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris,

Minuit, 1975, p. 33. 25 G. DELEUZE, « Bégaya-t-il… », in Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993, p.

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Beckett la fameuse « lettre allemande », adressée à son ami Axel Kaun, datant de 193726. Cette lettre a une grande importance, puisqu’elle traite exactement du malaise profond et précoce de l’écrivain irlandais à l’égard de la langue et de son « projet » poétique – projet déjà relativement précis. En effet, lorsque l’on connaît la nature de la relation que Beckett entretenait avec sa mère – amour-haine féroce, pour le dire très rapidement –, on comprend que la langue maternelle, à savoir l’anglais, ait pu très vite représenter pour lui une sorte de « bouillie familiale », l’instrument de ce que Deleuze et Guattari appelleraient une « reterritorialisation » sur le triangle moi-papa-maman. À cela s’ajoute le rejet beckettien du corps social, constitué au demeurant par l’Irlande provinciale : ses fortes traditions religieuses ou laïques, cumulées avec toute la petite mesquinerie paralysante de la vie en milieu restreint. Bref, l’anglais a représenté pour Beckett une langue majeure par excellence, un instrument de pouvoir structuré par différentes couches de territorialisation intra- et extralinguistiques. La lettre à Axel Kaun constitue donc un témoignage parmi d’autres du poids que pèse cette chape de ciment sur sa vie, poids qui à l’époque l’empêchait littéralement de respirer – il est notoire qu’il souffrait de problèmes respiratoires (sensation nocturne d’étouffement) et qu’il entama pour cette raison notamment une psychanalyse avec Bion.

À la lecture de cette lettre, l’inspiration littéraire de Beckett apparaît donc pratiquement comme une question de survie respiratoire : il est urgent de « forer des trous » dans ce ciment linguistique de la territorialité, puisque mépriser la langue maternelle, la maltraiter, permettrait de desserrer le carcan familial et social suffocant. Comme on le constate, le « discrédit » de la langue doit d’abord passer par une

26 En voici un extrait. « Cela devient de plus en plus difficile pour moi, pour ne pas

dire absurde, d’écrire en bon anglais. Et de plus en plus ma propre langue m’apparaît comme un voile qu’il faut déchirer en deux pour parvenir aux choses (ou au néant) qui se cache derrière. La grammaire et le style. Ils sont devenus, me semble-t-il, aussi incongrus que le costume de bain victorien ou le calme imperturbable d’un vrai gentleman. Un masque. Espérons que viendra le temps (et, Dieu merci, dans certains milieux il est déjà venu) où l’on usera de la langue avec le plus d’efficacité là où à présent on en mésuse avec le plus d’efficacité. Comme on ne peut l’éliminer d’un seul coup, nous ne devrions au moins rien négliger de ce qui pourrait contribuer à la faire sombrer dans le discrédit. À percer dedans trou après trou jusqu’à ce que ce qui se cache derrière (que ce soit quelque chose ou rien) commence à s’écouler au travers. Je ne peux imaginer de but plus élevé pour un écrivain aujourd’hui ». Nous devons cette traduction à B. CLEMENT, in L’œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, Paris, Seuil, 1994, pp. 238 et 239.

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première étape, apparemment inévitable, de moquerie et de cynisme envers les mots. Il s’agit d’une phase – le terme est utilisé par Beckett dans la suie de la lettre – de représentation : phase qui correspondra principalement à ses premiers écrits (poèmes, nouvelles, premiers romans et première pièce, le tout en anglais). On y sent, dans ces écrits à caractère fort autobiographique, que point, dernière l’ironie et les sarcasmes, la souffrance de l’écrivain : sa rancœur envers une langue qu’il sait menaçante, parce qu’elle est porteuse de tout ce qui l’étouffe. Toutefois, si le langage, syntaxe et expressions idiomatiques, puis au-delà de celui-ci, la culture irlandaise – tout l’attirail du « vieux costume de bain victorien » –, sont cibles de ce « discrédit », la langue utilisée demeure encore assez classique. Elle n’est pas, à ce stade, véritablement torturée comme elle le sera par la suite, « perforée », « voile déchiré en deux », « trou après trou ». Il y a un style, très marqué même, qui s’estompera à mesure que s’atténuera la marque de l’individualité de l’écrivain dans son œuvre – à mesure de l’invention d’une littérature mineure.

Peut-être est-ce le théâtre qui servit de tremplin pour faire découvrir à Beckett à quel point l’on pouvait se passer de la parole, et le mit « sur la voie de cette littérature du non-mot » qu’il entrevoyait ? Depuis Godot jusqu’à Quoi où (sa dernière pièce) et aux téléfilms, peu à peu l’importance du langage parlé s’atténue, les mots se raréfient et la langue s’assèche, tandis que la musique, sonore ou silencieuse, acquiert une importance accrue. Quant à la prose, si l’on saute des (longs) romans de la première moitié de l’œuvre à ce que j’appellerais, faute d’un terme plus adéquat, les « petits textes » (comme les Têtes-Mortes ou ceux de Pour finir encore et autres foirades, qui datent des années 60-70), on mesure d’un coup d’œil la ligne de variation continue que le récit a suivie : dans certains de ces petits textes, on ne peut même plus parler de « phrases » – il ne reste que bégaiements, « hiatus » et « déhiscences », comme dira Deleuze dans L’épuisé. Une seule loi, toujours la même : ce qui était mal vu doit forcément être mal dit, et inversement. L’écriture de Comment c’est constitue à maints égards un moment charnière : grammaire et syntaxe ont véritablement commencé à « fuir » de toutes parts – au sens des lignes de fuite deleuziennes. Absence totale de ponctuation, suite sans ordre de mots alignés en une longue mélopée un peu délirante, fragments ressassés compulsivement. Puis dans des textes comme Bing – du recueil Têtes-mortes –, l’énonciation, dirait-on, rebondit d’un coin à l’autre, l’écriture accompagnant le mouvement de cet « œil-caméra » souvent présent. De la syntaxe, il ne reste que le squelette, quelques hachures asséchées comme des ossements dénudés de leur chair : Beckett subvertit tout usage communicatif et représentatif de la langue, sa prose s’échappe

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vers la pureté des sons asignifiants, la ritournelle syncopée des images. Plus l’image tend à se dissiper rapidement, plus la phrase se découpe, se morcelle, plus la grammaire et le style s’appauvrissent.

Mal vu mal dit marque très bien cette étape : les phrases sont devenues segments syntagmatiques, la plupart sans verbe conjugué – parfois un seul mot, deux à la rigueur. Le texte ressemble ainsi à une litanie, qui se dit interminable, faite d’une infinité de ces bribes alignées les unes derrière les autres – du dire trop rapide volé au voir trop incertain. Aussi le devenir du texte s’achemine-t-il vers la plus forte dessiccation de l’ossature langagière. Enfin, avec Worstward Ho, on atteint l’intensité maximale de ce mouvement: désormais, pratiquement plus un seul verbe principal – juste des participes passés, et surtout des verbes à l’infinitif. In-finitif qui exprime, aux dires de Deleuze, « l’événement pur », « des devenirs illimités », parce qu’ils n’ont pas de sujet assigné et ne renvoient qu’à une personne impersonnelle27.

Toutefois, le dernier pas n’est pas encore franchi : reste le poème final, Comment dire. Après une vie entière d’écriture, Beckett en vient encore à se demander « comment dire ? ». La réponse est dans le texte – c’est-à-dire dans l’énonciation du poème –, dans la langue la plus minorée possible. À travers cette fange sonore, on ne dit finalement rien, puisque l’on n’y voit rien – « folie que d’y vouloir croire entrevoir quoi ». Accumulation d’atomes de mots, particules sonores sur particules, ce texte atteint un summum du bégaiement. Deleuze, à propos de ce poème : « le bégaiement créateur est ce qui fait pousser la langue par le milieu, comme de l’herbe, ce qui fait de la langue un rhizome au lieu d’un arbre, ce qui met la langue en position de déséquilibre perpétuel »28. Dans ce dernier poème, les trous forés dans la langue de l’écrivain bègue tarissent la signification, dans un procédé de différence et répétition des mêmes sons ; la langue est donc en devenir imperceptible, lancée sur une ligne de crête qui la mène vers sa limite, le dehors du silence.

J’avance à présent vers le bilinguisme de Beckett, une forme de « boitement » de l’écriture sur deux « jambes langagières », qui accompagne ce bégaiement. Dans une interview bien connue des critiques, Beckett fait cette petite réponse qui tombe ici fort à propos :

27 G. DELEUZE et Cl. PARNET, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 78. 28 G. DELEUZE, « Bégaya-t-il… », op. cit., p. 140.

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« en français, c’est plus facile d’écrire sans style »29. « Écrire sans style » constitue en effet le pendant exact de « forer des trous » dans la surface de la langue. Or, pour inventer la langue mineure – tâche ardue dans sa langue maternelle –, le passage par une langue étrangère semble aux yeux de Beckett une étape obligée. Vico, que Beckett avait étudié dans son tout premier essai, ne disait-il pas déjà que « quiconque désire exceller en tant que poète doit désapprendre la langue de son pays natal et retourner à la misère primitive des mots »30 ?

Si les raisons pour lesquelles Beckett choisit de commencer à écrire en français sont certainement multiples et partiellement liées aux circonstances – sa vie en France notamment –, il n’en demeure pas moins que le français constitue pour lui une langue plus dépouillée, moins chargée de fioritures que l’anglais. Outre la difficulté d’écrire dans une langue autre que sa langue maternelle, difficulté de nature à séduire Beckett – il aurait confié un jour, « it was more exciting for me, writing in French » –, il semble que le potentiel intrinsèque de la langue française soit jugé d’emblée plus propre à la minoration que l’anglais. Selon ses propres dires, le français « représentait "une forme de faiblesse" ["a right weakening effect"] par comparaison avec sa langue maternelle, et en outre l’anglais, par opposition au "relatif ascétisme du français", à cause de sa très grande richesse, portait en lui la "tentation de la rhétorique et de la virtuosité" »31.

Toutefois, puisque le français ne se substitue pas à l’anglais une fois pour toutes, mais fait son apparition à côté de l’anglais ; en d’autres termes, puisqu’à partir de Molloy, l’œuvre devient entièrement et systématiquement bilingue – et Beckett, un écrivain bicéphale, à la fois francophone et anglophone –, dès lors, lorsqu’il affirme avoir choisi le français pour son « right weakening effect », peut-être Beckett vise-t-il deux aspects conjoints : d’abord la spécificité du français, langue plus « austère » que l’anglais, mais aussi le travail par la langue étrangère, travail de déterritorialisation, que l’adoption du français permet d’exercer sur l’anglais – de même que l’anglais viendra à son tour déterritorialiser

29 Réponse que Beckett aurait donnée à N. Gessner, rapporté par J. FLETCHER,

dans « Écrivain bilingue », in L’Herne. Beckett, 1976, n° 31, p. 213. 30 Cf. « Dante…Bruno. Vico…Joyce », dans Disjecta. Miscellaneous Writings and

a Dramatic Fragment, éd. par R. Cohn, Londres, J. Calder, 1983, pp. 19 à 33. La phrase de Vico est citée par J. PILLING dans « Le territoire de l’écrivain », in Europe. Samuel Beckett, n° 770-771, juin-juillet 1993, p. 3.

31 Réponse de Beckett rapportée par P. CASANOVA, Beckett l’abstracteur. Anatomie d’une révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997, p. 155.

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le français. À cet égard, il n’est pas inintéressant de noter que, pour Deleuze, la langue qui apparaît comme langue de toutes les vertus (par rapport au français maternel), à l’inverse de Beckett, est l’anglais : preuve que l’essentiel ne réside pas tant dans le choix de la langue que dans le rapport qui s’institue entre la langue étrangère et la langue maternelle. Comme disait G. Genette, à propos de Mallarmé, « toute autre langue, ou plutôt toute langue autre, eût peut-être aussi bien fait l’affaire, c’est-à-dire office de langue "suprême"[…]. La langue suprême étant toujours, pour chacune, celle d’en face" »32.

Il reste que la langue « autre » est choisie par Beckett en vertu de son « effet affaiblissant », c’est-à-dire la potentialité qu’offre le français d’écrire « sans style ». La littérature mineure serait donc littérature du « non-style » ? De fait, l’abolition de l’écrivain en tant qu’individu est à ce prix : « quand il faut détruire le moi, il ne suffit certes pas d’être un "grand" écrivain, et les moyens doivent rester pour toujours inadéquats, le style devient non-style, la langue laisse échapper une étrangère inconnue »33. Il s’agit donc d’une condition de la littérature mineure, cette langue « étrangère » d’une minorité qui est aussi agencement d’énonciation collectif et politique. Ainsi le devenir du sujet écrivain, pris dans un processus de désindividuation – un devenir impersonnel, voire imperceptible, dirait Deleuze –, passe par le devenir moindre du style, happé dans un mouvement de variation continue – une ligne créatrice. L’usage mineur de la langue, déterritorialisée – en d’autres termes, le « mal dire » –, est le devenir même du langage, comme le « mal voir » est une image en devenir ; mais si le processus de minoration amoindrit la langue in extensio, il en accroît cependant l’intensio, l’intensité.

Avec Comment c’est et son « quaqua de nulle part », Beckett inaugure ce nouveau bégaiement, non pas du personnage (il ne s’agit pas du tout de mettre en scène un personnage qui bégaie), mais du langage lui-même. Dès lors, le « non-style » de la machine d’écriture – qui s’intensifie davantage à chaque nouvel écrit –, devient un processus de répétition et micro-variation des « corpuscules », « lettres-corps » ou « atomes-lettres », s’agrégeant ou se désagrégeant dans des textes qui donnent l’impression de tourner sur eux-mêmes34. Dès que les rouages se sont mis en mouvement, les textes produisent comme à l’infini de cet infinitésimal,

32 G. GENETTE, Mimologiques, Paris, Seuil, 1976, p. 273, cité par A. BERMAN,

L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1984, p. 174. 33 G. DELEUZE, op. cit., p. 142. 34 Ces expressions sont celles d’E. GROSSMAN, dans L’esthétique de Beckett,

[Paris], éd. SEDES, 1998.

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des différences certes infimes, mais qui pourtant suffisent à conjurer la répétition de l’identique. En outre, la « non-conjugaison » – à savoir l’enchaînement d’infinitifs –, omniprésente dans Wortsward Ho, fait son apparition : ce qui évite d’assigner un sujet individuel (un pronom personnel), sinon le « il » impersonnel, le « ça » qui finit par s’effilocher dans le bégaiement-susurrement de « ce ceci ceci-ci » de Comment dire. Ainsi le non-style voyage, l’abolition du style est un « nomadisme » de la langue, qui suit une ligne de variation continue. Car si certains textes de Beckett se ressemblent, aucun ne possède exactement la même syntaxe qu’un autre. L’a-grammaticalité n’est jamais définie une fois pour toutes : pour chacun des textes, et malgré les répétitions, Beckett réinvente un nouveau déséquilibre, une nouvelle « aphasie » et « dissyntaxie » de la langue.

Assez rapidement, donc, Beckett intègre le français dans sa machine

d’écriture pour son potentiel de « non-style » ; mais c’est finalement le mouvement d’auto-traduction tout entier, l’état de l’œuvre telle qu’elle nous est donnée aujourd’hui, bipolaire, qui participe de ce procès d’abolition du style. La déterritorialisation d’une langue par l’autre va creuser un vide, un entre-deux des langues : de fait, une tension s’installe entre original et traduction, puisque les deux versions se superposent sans jamais coïncider, se reflètent dans un jeu de miroirs déformants. Entre elles, l’écart ne sera jamais comblé. À tel point que Bruno Clément voit dans ce phénomène de bilinguisme une occurrence fondamentale de ce qu’il appelle « l’épanorthose » – une (archi)figure rhétorique qui consiste à poser systématiquement deux termes opposés, en tension, pour faire jouer l’écart entre les deux –, cette figure qui, selon son hypothèse, « in-formerait » l’œuvre de Beckett toute entière, contrairement à ce que celle-ci voudrait laisser croire. Les paires original/traduction, la duplicité linguistique, participerait ainsi, aux dires de Br. Clément, au jeu de l’épanorthose, qui tiendrait un rôle poétique essentiel chez l’auteur. Face à cette écriture « monstrueuse, bifide », on se retrouverait une fois de plus devant « l’impossibilité d’assigner à cette œuvre, pour cause, entre autres, de bilinguisme, les frontières nettes et indiscutables d’un corpus »35.

Quoi que l’on pense de la thèse de Br. Clément dans son ensemble, il me paraît certain qu’il faut envisager la duplicité langagière comme une fonction poétique consubstantielle à cette écriture. Car si, comme disaient Deleuze et Guattari, « on ne se déterritorialise jamais tout seul, mais à deux termes au moins […]. Et chacun des deux termes se reterritorialise

35 B. CLÉMENT, op. cit., p. 234.

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sur l’autre »36, la spécificité de chacune des deux langues n’apparaît pleinement que lorsque l’on confronte les deux versions – reterritorialisation de chaque langue par l’autre. Mais en même temps, chacune enlève à l’autre le privilège de l’unicité – c’est-à-dire être la seule et « bonne » version, le « centre » textuel : arrachement mutuel des textes à leurs « territoires », leur position centrale et normative. Clément encore : « l’œuvre est ainsi privée, parce que bilingue, d’un des aspects qui est ordinairement, sans qu’on n’y prenne toujours garde, le plus rassurant pour un lecteur, celui d’une localisation précise »37. Pas de localisation, ni pour l’œuvre, ni pour l’écrivain lui-même, insituable, toujours quelque part dans l’entre-deux. Aussi Beckett se place-t-il toujours dans la position du traître deleuzien : le traître pour Deleuze – un concept positif ! – est celui qui perd son visage, donc son individualité, ses traits d’identité, son territoire, etc. parce que déterritorialisé par un devenir. Trahir, c’est devenir inconnu, s’engager dans un devenir moindre, imperceptible, un procès de défiguration ; or traduire, c’est trahir continuellement. Ainsi, l’écriture d’« entre-deux », l’évolution « a-parallèle » des textes dans leurs deux versions, substitue la forme disjonctive du « et.. et… » à l’ontologie du « est » – substitue la multiplicité à l’unité, le devenir à la fixité38.

En 1931, Beckett, dans l’essai qu’il consacre à Proust, citait déjà cette phrase de l’auteur de la Recherche : « le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur ». Petite citation qui sonne de façon prémonitoire, et fait écho au titre d’un texte de Walter Benjamin, La tâche du traducteur. Rappelons-en les grandes lignes : on sait que, fidèle à sa conception « messianique » du langage, Benjamin postule que chaque langue procéderait, et ferait signe, d’un et vers un « pur langage », une essence linguistique des choses – qui peut-être n’existe nulle part, mais que chacune des langues vise comme sa vérité ultime. Aucune cependant n’a le pouvoir d’atteindre ce « langage pur » isolément : seule la complémentarité des langues nous permet d’espérer cet horizon de pureté. D’où le rôle du traducteur : établir le rapport d’une œuvre à sa traduction

36 G. DELEUZE et F. GUATTARI, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 214. 37 B. CLÉMENT, op. cit., p. 244. 38 On remarque que Deleuze et Guattari, comme philosophes ayant écrit de

conserve, nous ont laissé une écriture à deux voix qui présente certaines similitudes : beaucoup de livres se trouvent dans « l’entre-Deleuze-et-Guattari », dans « l’entretien » des deux, construits sur le principe de ce que Deleuze appellera dans les Dialogues « le vol mutuel » – « on ne travaille pas ensemble, on travaille entre les deux » (G. DELEUZE et CI PARNET, Dialogues, op. cit., p. 24).

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afin que se manifeste quelque chose de ce « langage pur et vrai ». Le texte de benjamin pose donc le cadre du paradigme de la traduction « non communicationnelle » : il exclut l’idée qu’une traduction puisse n’être qu’un simple reflet de l’original – ainsi se trouve rejeté le rapport de représentation « reproductive » entre deux langues. Traduire consiste à viser un « noyau essentiel », par lui-même intraduisible, de langage vrai, qui ne réside que dans le « rapport le plus intime » entre toutes les langues. Le geste de la traduction tel que l’expose Benjamin est donc bien un geste de décentrement, de déterritorialisation d’une langue par l’autre. « Pour l’amour du pur langage », dit le philosophe, « c’est vis-à-vis de sa propre langue que l’on exerce sa liberté. Racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère, libérer en le transposant le pur langage captif dans l’œuvre, telle est la tâche du traducteur »39.

Ma question alors : est-ce cette tâche infinie à laquelle s’est attelé Beckett ? Dans la complémentarité des deux versions systématiques, le « pur langage » dont parle Benjamin se dessine-t-il ? Sans doute. Car il est clair, tout d’abord, que le projet de Beckett s’auto-traduisant ne vise pas à communiquer tantôt au public anglais, tantôt français, un contenu de sens – que l’on chercherait en vain, d’ailleurs, dans la version originale : la traduction, pas plus pour Benjamin que pour Beckett, n’est faite pour ceux qui ne comprennent pas cet original et en cherchent la signification. Ensuite, l’auto-traduction beckettienne instaure un mouvement de déterritorialisation-reterritorialisation de l’une et l’autre versions. Reste alors à savoir ce qui est visé exactement dans l’interstice qui sépare et lie les versions : Beckett recherche-t-il un langage « pur », « vrai », « idéal » ? Il est clair qu’a priori, ces termes semblent fort éloignés du vocabulaire « minorant » de Beckett, de la poétique du « mal dire ». Plus précisément, si Benjamin entendait par « langage pur » une langue originaire, en amont de nos langues parlées, une sorte de paradis perdu du langage, cette idée ne pourrait que rebuter profondément Beckett. Il me semble toutefois que l’on peut (doit ?) comprendre autrement les propos de Benjamin : sa « langue vraie » est davantage une visée commune, une essence créée par le rapport de convergence entre langues – convergence certes dite « originale », mais néanmoins toujours à l’horizon40.

39 W. BENJAMIN, « La tâche du traducteur », trad. par M. de Gandillac et R.

Rochlitz, in Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », t. I, 2000, p. 259. 40 Cf. le texte de 1916 intitulé Sur le langage en général et sur le langage humain,

texte en quelque sorte préparatoire aux idées de La tâche du traducteur (1923). Le langage ne communique rien d’autre que sa propre essence spirituelle, laquelle s’identifie avec son essence linguistique à l’intérieur même du langage – le langage

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Justement, la tâche du traducteur est infinie parce que ce langage idéal n’existe nulle part. Dans cette perspective, cette tâche et le processus qu’elle induit apparaissent déjà beaucoup plus proches du travail de Beckett.

Reste cependant « l’idéalité » de ce langage. Langage idéal semble s’opposer à « langue mineure », à la poétique de la traduction pour la trahison. Car le processus d’auto-traduction vise bien la destruction de la perfection, du « vieux style ». À cet égard, Br. Clément montre que la position de Beckett, dans le cas d’une première version en français, est « dès le projet conçu de la première version, celle d’un traducteur : se refusant, bien évidemment, à "angliciser" le français […], il choisit plutôt d’exprimer, dans une autre syntaxe que la sienne, son rapport critique à l’anglais […]. C’est pourquoi, dans sa seconde version, Beckett est un traducteur un peu particulier, qui, sans "franciser" l’anglais qu’il produit, le désanglicise malgré tout, montrant par là, plutôt que son respect pour l’œuvre étrangère (elle ne l’est pas), la distance que la syntaxe de la langue (elle réellement étrangère) lui a permis de prendre par rapport à la sienne propre »41. Mal dit, traduit pire, pourrait-on dire en résumé.

Et justement, la comparaison entre les deux versions de Mal vu mal dit – l’original français, la traduction anglaise – montre que non seulement Beckett ne peut jamais se tenir pour satisfait une fois le texte établi dans une langue, mais encore qu’il trahit et mortifie sa propre écriture ; il l’archaïse, lui fait subir une transformation vers l’abjection. Une étude comparatiste de S. Mooney montre que, déjà spectral en français, le texte accuse encore « l’effet fantomatique » de la comparaison des deux versions – les mêmes et pourtant différentes. Il parle à ce propos d’un effet de « deadening self-translation » (« auto-traduction mortifiante »)42, d’autant qu’il évoque, dans le champ psychanalytique, une mélancolie de Beckett face à l’objet perdu que serait le texte traduit, qui apparaît comme un corps vieilli et décrépit par rapport à l’original. De fait, en jetant un œil sur cette « histoire de fantômes muette », on s’aperçoit que, traduisant du

ne communique donc rien d’autre que lui-même. L’homme est d’essence linguistique, donc spirituelle, parce qu’il est appelé à nommer les choses. Mais ni la nomination, même si elle est garantie en Dieu, ni l’essence linguistique, ne forment un langage originaire prédéfini, qui serait à rechercher « en arrière ».

41 B. CLÉMENT, op. cit., p 250. 42 Voir S. MOONEY, « "An Atropos all in Black" or ill seen worse translated :

Beckett, Self-Translation and the Discourse of Death », in Samuel Beckett Today/aujourd’hui, n° 12, Amsterdam-New York, éd. Rodopi, 2002, p. 174.

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français à l’anglais, Beckett semble toujours opter pour des termes ou tournures obsolètes.

Nul doute donc que Beckett se livre, dans l’auto-traduction, à l’exercice d’empirage, plutôt qu’à la perfection d’une langue « idéale » – au sens de « parfaite ». Mais peut-être Beckett aspire-t-il à un autre idéal ? L’arrêt complet du « suintement » des mots (terme utilisé dans la German Letter et la traduction de Cap au pire), à savoir la limite de la langue mineure, le silence, n’est-il pas également un état idéal – état lui aussi impossible ? Ce que confirmeraient les derniers mots du texte Mal vu mal dit : « encore une seconde. Rien qu’une. Le temps d’aspirer ce vide. Connaître le bonheur »43. Dans ce cas, « langage pur », langue idéale, et idéal de non-langue, seraient renvoyés dos à dos tels le style et le non-style. Loin de s’opposer en un duel irréductible et statique, le revers négatif lancerait son envers positif dans un processus de transformation continue. Or Benjamin ne me semble pas concevoir autrement l’horizon de la langue idéale, puisque ce qui est visé par l’ensemble des langues « est soumis à une mutation constante, jusqu’à ce qu’il soit en état de ressortir, comme langage pur, de l’harmonie de tous ces modes de visée »44. Langue idéale et idéal de non-langue constituent ainsi les deux faces d’un mouvement de déterritorialisation et reterritorialisation mutuelles, et se rejoignent sur une seule et même ligne de devenir.

Vue sous cet angle, la théorie benjaminienne de la traduction se rapprocherait fort du travail de traduction-trahison de Beckett. Et, par conséquent, de celui de l’autre grand théoricien de la traduction mentionné au commencement de ce texte, H. Meschonnic. Déjà, le deuxième volume de Pour la poétique, intitulé Poétique de la traduction, développe des idées analogues à celles de Benjamin : pas plus que pour Benjamin, la vertu de la traduction ne résiderait, selon Meschonnic, dans sa fidélité à l’original, attendu qu’il ne lui incombe pas de restituer un contenu de sens. Si le projet est bien de « faire de la traduction une poétique », comme l’auteur l’énonce dans son ouvrage plus récent, Poétique du traduire, il faut de toute urgence dépasser le point de vue empiriste de la traduction – le point de vue pragmatique dominant, qui vise la fidélité et l’effacement du traducteur face au texte : point de vue qui rentre en contradiction très nette avec cela même qu’elle s’efforce de traduire, puisqu’il véhicule une épistémologie de la transparence (entre signifiant et signifié), là où la poétique littéraire moderne et

43 S. BECKETT, Mal vu mal dit, Paris, Minuit, 1981, p. 76. 44 W. BENJAMIN, op. cit., p. 251.

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contemporaine, dans son ensemble, vise précisément une mise en crise de la représentation et du signe. Ce n’est donc qu’en prenant acte de cette crise du signe dans le geste de traduire, en refusant le dualisme du signe et le primat de la langue (du contenu) sur le discours, que l’on peut rendre à la traduction son rôle critique et politique, et sa fonction, dit Meschonnic, de « laboratoire d’écriture ». Le paradoxe de la traduction se situe là, au point où traduire, c’est inventer un discours, une énonciation, un rythme, comme l’a fait le texte originel.

La traduction n’est pas annexion mais plutôt décentrement : premier point capital de cette poétique. Or on a vu quelle déterritorialisation, quel décentrement, précisément, résultait de l’abandon de la langue maternelle dans un premier temps, ensuite du dédoublement de chacun des textes de Beckett. La disjonction des textes produits par Beckett – le « et… et… » systématique – marque bien la place d’un centre absent. Deuxième point capital aux yeux de Meschonnic, la traduction n’est pas transport entre deux langues et deux cultures, mais rapport entre celles-ci – point qui est au cœur de la théorie benjaminienne. Chez Beckett, l’œuvre monstrueusement bicéphale telle qu’elle nous est transmise, nous empêche de penser qu’il a cherché à transporter le français dans l’anglais, pas plus que l’inverse – l’une et l’autre langue se « désanglicise » et se « défrancise » tour à tour ; il apparaît clairement que l’écrivain vise le rapport, l’écart, le vide entre deux langues.

Reste le troisième point capital chez Meschonnic, le plus important en ce qui concerne Beckett : la supériorité, dans la traduction, du rythme sur le sens. La Poétique de la traduction de Meschonnic prolonge en effet directement sa Critique du rythme. Dès lors que la traduction ne vise pas tant la langue (le signe, le sens) que le discours – défini comme l’inscription historique d’un sujet dans la langue –, ce que l’on traduit, c’est le rythme du discours – l’organisation du sujet dans son discours. Meschonnic : « le rythme montre qu’au primat caduc du sens se substitue une notion plus puissante, plus subtile aussi, puisqu’elle peut se réaliser dans l’imperceptible, par ses effets d’écoute et ses effets de traduction : le mode de signifier. En quoi l’aventure de la traduction et l’aventure du rythme sont solidaires »45.

Or le primat du rythme dans le discours, ajoute Meschonnic, est tenu par l’oralité. Il en découle que l’enjeu de la traduction d’un texte littéraire, n’est autre que l’oralité de l’écrit – ce que Meschonnic nomme « la pensée poétique » : « la pensée poétique est la manière particulière dont

45 H. MESCHONNIC, Poétique du traduire, op. cit., p. 111.

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un sujet transforme, en s’y inventant, les modes de signifier, de sentir, de penser, de comprendre, de lire, de voir – de vivre dans le langage »46. Ici encore, la poétique du traduire ne pourrait être plus proche de la démarche de Beckett. Le rythme prime sur le sens, à tel point que la traduction peut aller jusqu’à désigner dans l’original son rythme propre47. On pourrait même affirmer que le bilinguisme donne à l’œuvre son rythme dominant, un rythme simple et essentiel, le rythme binaire du va-et-vient – précisément celui de l’auto-traduction. Ce rythme fondamental montre aussi que Beckett ne traduit que de la « pensée poétique », à savoir la façon dont il vit dans le langage. Le mouvement rythmique du va-et-vient, en deux temps, ne frappe-t-il pas la mesure des battements de cœur, si fragiles, de l’écrivain ? Et les halètements de ses personnages, les petites hachures de phrases qui se répètent dans une variation infinie, ne traduisent-ils pas les difficultés respiratoires, la précarité de cette fonction vitale d’un sujet qui peine à (se) dire dans son discours ?

Le théâtre, pour commencer, permet à Beckett de mettre en scène son « sens inné du rythme », grâce à l’accentuation de cette mesure binaire, ce rythme fondamental du va-et-vient marqué par les entrées et sorties des personnages (souvent en couples), les moments d’éclairage et de coupure des noirs : le minimalisme des moyens et de l’action renforce l’épure rythmique, le battement originaire du visible-invisible, de l’absence-présence. Un exemple : l’un des premiers dramaticules, Va-et-vient, porte pour titre ce mouvement de balancier. En effet, le ballet silencieux des « sorties et entrées soudaines et légères, sans bruit de

46 ID., pp. 29 et 30. 47 Apportons-en deux témoignages, l’un d’un grand ami et collaborateur de

Beckett, L. Janvier, et l’autre d’un grand lecteur, G. Steiner. L. Janvier (à propos de la traduction en français de Watt) : « dans les "exercices" de diction à haute voix où l’on essayait la traduction, la similitude absolue des termes, ou, à défaut, l’adéquation exacte à l’idée exprimée comptaient parfois moins que la situation sonore et rythmique du mot dans le syntagme, du syntagme dans la phrase, de la phrase dans la séquence. D’où certains déplacements, qui sont la finalité vraie… » (L JANVIER, « Au travail avec Beckett », in L’Herne. Beckett, n° 31, 1976, p. 138). Et G. Steiner (à propos de la traduction de Fin de partie) : « le transfert est impeccable. […] Pourtant les variations de cadence, de ton, d’associations sont énormes. Le texte anglais déboule à coups de o longs jusqu’à la chute finale ; le texte français grimpe jusqu’à un diapason nerveux. Placés côte à côte, les deux passages dégagent un effet curieux. Ils conservent leur morne austérité mais la distance qui règne entre eux suffit à créer une sensation de libération, d’alternative sans frein » (G. STEINER, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, trad. par L. Lotringer, Paris, éd. Albin Michel, 1978, pp. 437 et 438).

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pas »48 constitue le cœur même de l’action dramatique. L’ordre précis des positions de trois femmes sur le banc – seul élément de décor –, ainsi que l’enchaînement des brèves réponses chuchotées, contribuent également à rendre sensible la dynamique rythmique de la pièce49. Ainsi Va-et-vient n’est en somme que la concrétisation visible (et audible) d’une mesure en deux temps battue par un métronome. Suivront des pièces comme Pas, Berceuse et Quoi où qui travaillent le même mouvement cadencé, et pour finir Quad, summum de la précision rythmique et de la cadence déambulatoire, puisque le sens ne naît que dans le rythme de l’image, grâce à la combinaison ordonnée des trajectoires.

Ce tempo binaire, rythme primaire de l’aller-retour, du départ et de la régression vers un foyer, ou encore le mouvement de systole-diastole, résonne également dans toute la prose – notamment dans les longues marches et les démarches des personnages. Résolument, Beckett nous confronte à une certaine monotonie rythmique, à telle enseigne que Br. Clément a pu parlé d’une apparente « a-rythmie » beckettienne50. De même qu’il recherche le « non-style », Beckett viserait-il donc un « non-rythme » ? En me fondant sur l’antagonisme que pose Meschonnic entre la stylistique et la poétique de la traduction, je dirais plutôt que le devenir de l’écriture vers un « non-style » accentue le rythme d’autant plus qu’il demeure élémentaire et épuré. De fait, la suppression de la ponctuation marque une étape décisive sur cette voie (à partir de Comment c’est). Car la ponctuation doit en principe donner son rythme – rythme de lecture autant que de récitation – au texte ; mais un rythme bridé, cadré, donc relativement figé – la « bonne ponctuation » s’intègre dans le « beau style ». Par contraste, lorsque la ponctuation est supprimée, le rythme, bien loin de sombrer dans l’atonie, acquiert une intensité nouvelle. Affranchie de la servitude des points et virgules, des pauses et arrêts

48 S. BECKETT, « Va-et-vient », in Comédie et actes divers, Paris, Minuit, 1972,

p. 44. 49 Dans le but de raccourcir au maximum les prises de paroles, pour les faire

s’alterner autant que possible et leur donner une longueur régulière, Beckett attribue aux trois femmes des noms abrégés : Flo, Vi, Ru. En comparant l’original anglais avec sa traduction française, on s’aperçoit également que le souci principal de Beckett, plutôt que de traduire « fidèlement » mot à mot, est de conserver cette brièveté. Un petit exemple : là où Ru répond en anglais que, petites, elles s’asseyaient dans la cour « on the log » (« sur le tronc de bois »), Beckett, ne trouvant sans doute pas d’équivalent aussi bref en français, traduit par « sur la ba –», laissant la suite du mot en suspens.

50 B. CLÉMENT, « Le sens du rythme », in Samuel Beckett : l’écriture et la scène, éd. par É. Grossman et R. Salado, [Paris], éd. SEDES, 1998, p. 140.

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commandés, la scansion du texte gagne en liberté : au lieu d’être pré-déterminé, le rythme – donc le sens – peut sans cesse être réinventé – chaque lecteur devient alors créateur d’une prosodie nouvelle. La seule unité rythmique est le fragment, et l’unique marque le blanc (entre les paragraphes) : un vide à la fois visuel et sonore (silence ou respiration), trou dans le discours, mais non coercitif – à l’inverse du point. Lorsque la ponctuation est réduite à une ponctuation de silence, l’intervalle blanc, la fragmentation phrastique fait exploser la signification unique, et la scansion devient signifiante, le rythme prend le relais pour produire un sens nouveau.

En outre, les blancs, ces coupures signifiantes, assurent également la fonction vitale de la respiration. Ce à quoi Beckett se retrouve confronté dans ses auto-traductions, ce rythme des halètements, ce flux incontrôlable de parole, cette voix qui dicte le récit. Respirer, ne pas s’étouffer dans la boue – voilà la première loi de la survie. Comment c’est, Compagnie et tant d’autres petits écrits posent avant tout ce problème vital : la lutte contre l’asphyxie solitaire. Or le remède à la suffocation se trouve dans le rythme de l’alternance écoute-parole – écoute d’une voix de nulle part. Mais ce tempo respiratoire apaisé est souvent bousculé par le rythme incontrôlable de l’œil vorace, qui frénétiquement saute sur tout ce qu’il peut apercevoir. Ainsi dans la petite prose Bing, on rebondit d’une image à l’autre de façon imprévisible, de sorte que le texte – une texture sonore –, troué par les « bing », « hop », etc., progresse par allers-retours successifs, et finit par procurer au lecteur la sensation physique de la « pensée poétique » rythmique.

À chaque texte, donc, son tempo particulier, qui lui confère sa singularité et sa subjectivité. Chacun participe du rythme le plus fondamental de l’œuvre, le « mal dire » général. La reprise incessante de bribes et d’infimes variations donne l’impression d’un vaste bégaiement textuel, une claudication dans la démarche de l’écriture qui imprime aux textes un rythme saccadé : rythme saccadé pour une poétique du saccagé – saccades et saccages se répondent, puisque le rythme est porteur du sens du discours poétique, de la marque du sujet. Sujet nomade, vagabondant à travers la prose, donc nomadisme du rythme, errance verbale sans but, écriture libre de marcher comme au hasard, dès lors que la ponctuation a disparu. Le devenir du sujet se confond avec le devenir rythmique de l’écriture, qui s’achève dans d’ultimes Soubresauts, dernière agonie d’une écriture qui s’essouffle à vouloir en finir. C’est que le désir anorexique d’anéantissement du style, et du sujet, apparente « a-rythmie » d’une écriture « déponctuée », « neutre », ce désir anorexique entraîne à

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l’inverse une boulimie de sonorités, menus fragments trop rapides ou trop lents, atomes d’un langage haletant, chaotique, parfois dissonant. Le saccage invente la saccade à l’infini, et la saccade à son tour, la mise à sac scripturale. C’est que Beckett « étrangle » la langue, mais l’« étrange » aussi, en la retravaillant par le biais de l’étrange(i)té de l’autre langue. Car traduire pour l’écrivain consiste à minorer la signification : ne jamais représenter la langue étrangère dans la sienne, mais trouver dans ce geste du traduire quelque chose d’une langue fondamentale, qui ne serait que de sons et de rythmes, l’empreinte d’une subjectivité à la fois unique et universelle, la singularité collective de cette langue mineure.

Toutefois – et ce sera ma conclusion –, on ne pourrait omettre ici la

grande et ultime exception du système d’auto-traduction beckettien, qui semble à la fois s’inscrire en porte-à-faux de ce système et dans la droite ligne de sa logique. Autrement dit, elle ressort manifestement du paradoxe de la traduction posé par Meschonnic. Cette exception s’appelle Worstward Ho – en français, Cap au pire. Mais justement, pas dans le français de Beckett : dans celui d’E. Fournier, qui a traduit ce texte du vivant même de l’auteur (à l’extrême fin de sa vie), parce qu’il avait lui-même renoncé à le traduire. Déjà les tout premiers mots l’arrêtent : « comment traduire "On. Say on" sans l’affaiblir ? », dira-t-il à son biographe en guise de justification51. Étrange à première vue, si l’on pense que, par ailleurs, l’« effet affaiblissant » est précisément ce qu’il disait rechercher en français ! Or dans ce texte, le rythme a pris le plus nettement le primat sur le sens : au risque d’être si abscons qu’il en deviendrait incompréhensible, Beckett resserre et densifie. Et plus il minore, plus le rythme de la prose en devient manifeste, à travers sa musique et ses sonorités. Dès le titre, Worstward Ho, on entend résonner les lettres « W » et « H », lettres omniprésentes dans toutes son œuvre – de la première trilogie à Compagnie, les personnages ne reçoivent souvent comme nom qu’une lettre, un son, « H » – nom insignifiant, aporétique –, « W » ou « M ». Or, écrites en majuscule, ces deux dernières lettres sont identiques au Sigma grec (« ∑ »), moyennant un quart de tour dans un sens ou l’autre – sigma qui est l’initiale de Samuel. Trois lettres (S,M,W), plus le « H » que l’on retrouve dès le premier paragraphe dans Somehow on (ce qui signifie « d’une certaine façon mais toujours approximative, moyenne », « tant mal que pire encore » chez Fournier).

51 Cf. KNOWLSON (J.), op. cit., p. 860. Quant au titre, il lui fut proposé par Edith

Fournier, à qui Beckett donna son accord.

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Ceci n’est encore qu’un bref exemple, dès les premiers mots, du jeu sonore et rythmique qui envahit un texte dont la partition musicale n’est faite que de cette prose hachée de métronome. Texte que Beckett renoncera, in fine, à traduire, comme s’il s’agissait là d’un texte à écouter plus qu’à comprendre ; comme si la première version était par elle-même suffisamment vidée de sa signification, au profit du rythme, pour ne plus nécessiter de second terme pour la déterritorialiser, la « dévisager », la trahir. Au bout de la série des doubles versions, le vide est créé par la traduction impossible – ne reste que le silence du traducteur. Sans doute peut-on penser que le silence final de la traduction marque l’ultime seuil d’intensité, le « moindre meilleur pire » du texte, le plus mal dit. Et dans ce mal dit qui confine au silence résonne, comme un écho lointain, la malédiction originelle de Babel : malédiction qui signe la fin d’un rêve mégalomaniaque, celui du triomphe d’une langue unique incarnée dans une tour qui s’en irait gratter le ciel – ce qui traduit « skyscraper » ; malédiction pourtant fondatrice du langage que les humains retournent, détournent et contournent dans l’art du mal dit, mal vu, mal entendu – la poétique de la traduction infinie.

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE (reprenant les ouvrages cités) :

- BENJAMIN W., « La tâche du traducteur » et « Sur le langage en général et sur le langage humain », trad. par M. de Gandillac et R. Rochlitz, in Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000.

- BERMAN A., L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1984.

- CASANOVA P., Beckett l’abstracteur. Anatomie d’une révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997.

- CLÉMENT Br., L’œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, Paris, Seuil, 1994.

- Id., « Le sens du rythme », in Samuel Beckett : l’écriture et la scène, éd. par É. Grossman et R. Salado, [Paris], éd. SEDES, 1998.

- FLETCHER J., « Écrivain bilingue », in L’Herne. Beckett, n° 31, 1976, pp. 212 à 218.

- DELEUZE G., « Bégaya-t-il… », in Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993.

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- Id., Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980. - DELEUZE G. et PARNET Cl., Dialogues, Paris, Flammarion, 1996. - GROSSMAN E., L’esthétique de Beckett, [Paris], éd. SEDES, 1998. - JANVIER L., « Au travail avec Beckett », in L’Herne. Beckett, n°

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- PILLING J., « Le territoire de l’écrivain », in Europe. Samuel Beckett, n° 770-771, juin-juillet 1993, pp. 3 à 7.

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La théorie de la traduction de Walter Benjamin.

Une lecture des essais « sur le langage en général et sur le langage humain » et « la tache

du traducteur »

par

Akos Herman

1. La théorie du langage de Walter Benjamin 1.1. La théorie référentielle de la langue. Position de la problématique La théorie du langage de Benjamin, comme celle de Scholem ou de

Rosenzweig, détermine l’essence du langage depuis la nomination. « Nous ne connaissons, dit Benjamin52, en dehors du langage humain, aucun langage qui nomme ». Derrida affirme au sujet de la philosophie du langage de Benjamin : « Le langage est nom (Sprache ist Namen). C’est dans le nom qu’est enfouie la puissance du langage, c’est en lui qu’est scellé l’abîme qu’il renferme»53.

Or l’essai Sur le langage en général et sur le langage humain présente la disparition de ce pouvoir nominatif du langage. La perte de la langue adamique a précipité les hommes dans un monde de la pluralité où le mot ne dit plus la chose même. Dans le monde profane, le réel devient extérieur à la langue, le mot doit communiquer quelque chose (en dehors de lui-même)54. Cette scission entre le monde et le langage a abouti à une conception du langage « selon laquelle le mot n’aurait avec la chose qu’un rapport accidentel et ne serait qu’un signe des choses (ou de leur connaissance) posé en vertu d’une quelconque convention »55. L’unicité de la langue adamique est relayée par une multitude de manières de dire le même ; les choses ont perdu leurs noms propres. Enfouie sous la

52 W. BENJAMIN, Sur le langage en général et sur le langage humain [désormais

Sur le langage…], in Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 146 53 DERRIDA, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 95. 54 W. BENJAMIN, Sur le langage…, op. cit., p. 160. 55 ID., p. 156.

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multiplicité de dénominations, l’essence du réel semble de plus en plus inaccessible.

Entre les peuples qui ne se comprennent plus, entre les individus de langues différentes, l’échange de contenus appelle la traduction. La recherche doit donc poser la question de la traductibilité de la langue de l’ère de la séparation. Autrement dit, il faut parvenir à montrer comment le langage conventionnel peut se penser comme l’original d’une traduction. Benjamin écrit :

« Dans « Brot » et « pain » le visé est assurément le même mais non la

manière de viser. Car en raison de ce mode de visée les deux mots signifient quelque chose de différent pour l’Allemand et le Français, ne sont pour eux interchangeables et même, en fin de compte, tendent à s’exclure l’un et l’autre, alors que, pour ce qui concerne le visé, pris absolument, ils signifient une seule et même chose »56. Dans cet extrait, il est possible de lire une reformulation de la théorie

conventionnelle de la langue. Le mot s’y présente comme un simple signifiant qui se rapporte à un signifié extérieur. Le signifié est certes identique pour toutes les langues. Ce qui motive donc la traduction c’est la singularité du signifiant, sa manière de dire (sa tonalité affective57) qui est idiosyncrasique en toute langue.

Or, la traduction, dans ce paradigme, repose sur une contradiction de principe. En effet, si c’est la singularité qui motive la traduction, c’est bien elle qui fait obstacle à la traduction. La tonalité affective propre à chaque langue ne se traduit pas, elle est l’intraduisible même. Dès lors, une traduction qui procède de la théorie conventionnelle de la langue reste toujours cantonnée dans le domaine de la pure communication. Elle coordonne deux signifiants autour d’un même signifié pour passer de l’un à l’autre, pour que le sens soit transmis.

De fait, dans ce paradigme, jamais la singularité d’une langue ne rencontre celle de l’autre. Le seul pont entre les deux est le référent (le sens), qui réduit l’une comme l’autre au même. Ici la singularité est conçue comme ce qui sépare et non pas comme ce qui s’éveille dans la rencontre. L’une et l’autre langues sont, dans cette opération, ramenées au même (le sens) et dès lors l’original n’a aucune préséance qualitative sur sa copie.

56 W. BENJAMIN, La tâche du traducteur in Œeuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p.

251. 57 ID., p. 256.

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Notre objectif de départ était de montrer comment le nom de l’ère de la séparation pouvait se penser comme original, c’est-à-dire comme singularité qui se donne à traduire. Nous sommes cependant arrivés à la conclusion que, tant que la langue est perçue comme référentielle, une telle pensée de la singularité ne peut pas se concevoir. L’original et la copie sont entièrement assimilés.

L’incohérence de la théorie bourgeoise de la traduction consiste donc

à soutenir une forme de monolinguisme universel. Le monde référentiel extralinguistique y est posé comme le langage commun, compréhensible par tous.

Cette position a deux conséquences. D’une part, la traduction y est inutile car elle n’apporte que la confirmation du même. D’autre part, elle implique une négation du langage, dans la mesure où ce qui fait obstacle à la communication est le langage lui-même, l’incommensurabilité des formes linguistiques.

Au contraire, pour Benjamin, « une traduction […] qui cherche à transmettre, ne pourrait transmettre que de la communication, et donc quelque chose d’inessentiel »58. C’est davantage la singularité qui intéresse Benjamin : « Toute traduction, dit-il, est une manière pour ainsi dire provisoire de se mesurer à ce qui rend les langues étrangères l’une à l’autre »59. Dans la théorie de Benjamin, c’est ce qui jusque-là faisait obstacle, c’est-à-dire l’intraduisible, qui devient l’objet de la traduction.

Or une telle visée nécessite d’être étayée par une autre théorie de la langue. Celle-ci devrait permettre au nom de disposer d’une singularité propre. C’est cette théorie que Benjamin présente dans l’essai Sur le langage en général et sur le langage humain.

1.2. Le Nom adamique Dans l’essai Sur le langage..., Benjamin attribue la faculté de langage

à tout ce qui est présent dans le monde. Les choses elles-mêmes disposent d’une langue, bien que toujours silencieuse. Cette langue est celle par laquelle les choses se communiquent, elle est immédiatement leur essence spirituelle (pour autant que celle-ci est communicable60). Le langage des choses est toutefois incomplet face au langage humain, qui est quant à lui articulé et sonore. Le langage de l’homme est ainsi supérieur. La parole

58 ID., p. 245. 59 ID., p. 252. 60 W. BENJAMIN, Sur le langage…, op. cit., p. 145.

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silencieuse des choses est adressée à l’homme qui les accomplit dans l’acte de la nomination.

Tout comme les objets de ce monde, l’homme en parlant dit pleinement son essence spirituelle. Or son langage consiste à rendre audible le langage des choses. Aussi, c’est en disant pleinement l’essence des choses que l’homme se constitue. Mais à qui, à son tour, l’homme se communique-t-il ?

Ce n’est pas un contenu que l’homme communique dans son langage : il s’y dit lui-même, ou, comme le dit d’ailleurs Benjamin, s’y joue une pure communicabilité61. Par conséquent, il serait oiseux de penser que cette parole a un destinataire humain. Autrement dit, dès qu’elle ne communique rien outre elle-même, la parole ne peut plus servir de moyen d’échanges entre hommes. Désormais dans le nom, l’essence spirituelle de l’homme s’adresse à Dieu62.

« La création divine s’achève lorsque les choses reçoivent leur nom de l’homme, cet homme seulement à partir duquel, dans le nom, le langage parle »63. Benjamin affirme que l’origine de tout langage se trouve dans l’acte de la Création, où le verbe divin engendre et rend connaissable toute chose du monde. Le réel émane donc de la parole divine, c’est Dieu qui a insufflé le langage aux choses.

A travers l’acte de nomination, l’homme se fait quant à lui le truchement de cette parole divine. Sa parole se communique à Dieu et par là il permet le retour de l’essence spirituelle des choses à leur Origine. Dans cet acte langagier s’accomplit réellement la Création. Le cycle est bouclé, Dieu se contemple dans le monde et ne voit que lui-même.

A la séparation qui caractérisait le langage bourgeois, Benjamin oppose une théorie linguistique de la nomination parfaite. Le monde que le philosophe dessine ici est celui d’une harmonie imperturbable entre l’objet, le sujet et Dieu.

Mais ne pourrait-on pas avoir l’impression que ce monde est celui de la langue adamique ? Autrement dit, alors que Benjamin s’est donné de penser un rachat à partir de la Chute, il ne ferait que théoriser le monde d’avant la séparation.

De fait, l’idéal qui est esquissé ici n’est aucunement historique. Il ne tient pas compte de la perte du paradis, du monde désormais déchu dans la pluralité des langues. Benjamin, alors que son objectif était de

61 ID., p. 150. 62 ID., p. 147. 63 ID., p. 148.

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déconstruire le langage bourgeois, aurait-il finalement nié la dispersion pour théoriser une unité atemporelle ?

1.3. Problématisation : L’essence linguistique vs l’essence spirituelle Or tel n’est nullement la visée de Benjamin. Il convient dès lors de

montrer que le paradigme cyclique que nous venons d’articuler intègre la séparation, qu’il tient compte de l’état de l’homme après la Chute.

Nous avons établi plus haut que, dans le langage des choses, l’essence spirituelle de celles-ci se communiquait immédiatement. Seulement Benjamin pose une restriction qui se révèle d’une valeur décisive. De fait, il affirme que le langage des choses ne communique immédiatement l’essence spirituelle que dans la mesure où celle-ci est communicable. Autrement dit, il existe une dimension de l’essence spirituelle qui ne transparaît pas dans la communication. Il est donc évident, dit Benjamin, « dès l’abord que l’essence spirituelle qui se communique dans le langage n’est pas le langage même, mais quelque chose qu’il convient d’en distinguer »64.

Afin de clarifier sa position, Benjamin prend l’exemple d’un objet : la lampe. « Par exemple, le langage de cette lampe ne communique pas la lampe (car l’essence linguistique de la lampe, pour autant qu’elle est communicable, n’est aucunement la lampe elle-même), il communique la lampe linguistique, la lampe de la communication, la lampe dans l’expression »65.

Benjamin récuse donc la théorie mystique selon laquelle le verbe est absolument l’essence de la chose66. Une telle théorie s’égare en effet « parce que la chose en elle-même n’a aucun verbe, créée à partir du verbe de Dieu, elle est connue dans son nom selon le verbe humain »67. Autrement dit, les choses ne peuvent se dire que de manière incomplète68 parce que leur origine est extérieure à elles-mêmes. Les objets de ce monde n’ont pas une pleine maîtrise d’eux-mêmes, ils ne se constituent pas pleinement dans la parole. Ils sont des créatures de Dieu.

Outre la sonorité, il existe donc une différence plus profonde entre le langage des choses et celui des hommes. C’est le degré de conscience.

64 ID., p. 143. 65 ID., p. 145. 66 ID., p. 156. 67 Ibidem. 68 « Dans les choses mêmes, le langage même n’est pas exprimé de façon

parfaite » (ID., p. 152).

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Car, « l’homme est, parmi tous les êtres doués d’esprit, le seul dont l’essence spirituelle soit entièrement communicable »69. Dans le langage de l’homme, l’essence spirituelle de l’homme et son essence linguistique correspondent parfaitement. Contrairement aux choses, l’homme aurait ainsi la liberté d’autocréation. Il nomme les choses, et par là s’accomplit pleinement.

Nous pouvons cependant relever une incohérence dans les propos de Benjamin. Il se dessine en effet une rupture entre les deux langages thématisés. Or, l’attachement de la parole humaine au monde, l’universalité de celle-ci, était basé sur la continuité entre les deux, sur l’articulation entière de la parole chosale-divine par l’homme.

Dans son essai La Philosophie qui vient, Benjamin ébauche son projet philosophique de la manière suivante : « la tâche de la future théorie de la connaissance est de trouver pour la connaissance une sphère de totale neutralité par rapport aux concepts de sujet et d’objet ; autrement dit, de découvrir une sphère autonome et originaire de la connaissance où ce concept ne définit plus d’aucune manière la relation entre deux entités métaphysiques »70.

Benjamin vise donc une dimension de l’expérience où le mot et la chose (l’objet et le sujet) ne feraient plus qu’un. Il cherche à atteindre une expérience authentique du réel où l’homme pourrait dire la chose même. Celle-ci correspond à un moment où le sujet et l’objet adviennent simultanément. L’homme dit la chose et par là la crée, tout comme il se crée lui-même.

Cependant une telle affinité entre les choses et l’homme ne peut pas encore se penser. Les choses, en effet, ne se communiquent pas entièrement, leur essence la plus intime constitue des noumènes toujours déjà hors d’accès. Dans une telle perspective, il est très difficile de penser comment le langage humain pourrait représenter quelque unité que ce soit. Ou en d’autres termes, comment la parole sonore, basée sur un langage incomplet, pourrait-elle articuler pleinement l’essence spirituelle de l’homme ?

Benjamin tente de sortir de cette impasse :

« Le langage est l’essence spirituelle des choses. Ainsi dès l’abord, l’essence spirituelle est posée comme communicable, ou plutôt elle est posée justement dans la communicabilité, et la thèse selon laquelle l’essence

69 ID., p. 148. 70 W. BENJAMIN, Sur le programme de la philosophie qui vient in Œuvres I,

Paris, Gallimard, 2000, p. 187.

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linguistique des choses est identique à leur essence spirituelle, pour autant que cette dernière est communicable, n’est plus, dans son « pour autant » qu’une tautologie »71. Benjamin révise donc sa thèse de départ et assimile, même dans le

langage des choses, les essences spirituelle et linguistique. Mais ce renversement de la position de Benjamin n’est pas sans conséquences. « A l’intérieur de toute création linguistique, dit le philosophe, règne le conflit entre l’exprimé et l’exprimable d’une part, l’inexprimé et l’inexprimable de l’autre. Lorsqu’on envisage ce conflit, c’est dans la perspective de l’inexprimable que l’on voit aussitôt l’ultime essence spirituelle »72. Habituellement c’est donc l’essence spirituelle la plus profonde qui semble résister le plus à la recherche. C’est l’ultime vérité des choses qui est la plus dissimulée, qui est la moins exprimable.

Or une assimilation de l’essence spirituelle et de l’essence linguistique renverse cette proportionnalité inverse entre le communicable et le spirituel. La réalité devient parfaitement lisible. Dans ce monde de la transparence, plus aucune recherche, plus aucune heuristique de la nature n’est à prévoir :

« Ici la thèse déclare que plus l’esprit est profond, c’est-à-dire existant et

réel, plus il est exprimable et exprimé, puisque c’est le sens même de cette identification de rendre absolument univoque la relation entre l’esprit et le langage, en sorte que l’expression linguistiquement la plus existante, c’est-à-dire la mieux établie, celle qui linguistiquement est la plus prégnante et la plus stable, en un mot la plus exprimée, est en même temps le pur spirituel »73. Dans ce monde n’existe plus de doute ou d’incertitude. Tout y relève

de l’évidence. La temporalité y est supprimée, car tout se connaît immédiatement, tout est déjà présent de façon accomplie. La pensée de Benjamin, après une tentative d’intégrer l’idéal dans la séparation, semble donc de nouveau instaurer un idéal atemporel.

Devons-nous conclure, dès lors, que la pensée de Benjamin fait fausse route et que tout en ayant l’intention d’intégrer la séparation, elle se laisse séduire sans discontinuation par une illusion totalisante ?

Or nous connaissons l’opposition de Benjamin à toute pensée du « Tout » dans ce monde-ci. L’absolu, le bonheur est toujours attendu par

71 W. BENJAMIN, Sur le langage..., op.cit., p. 150. 72 ID., p. 151. 73 Ibidem.

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lui, cependant, ce n’est que la Rédemption, l’arrivée du Messie, qui en est le garant. Se l’abroger correspond à l’anéantissement (« Dans le bonheur, tout ce qui est terrestre aspire à son anéantissement, mais c’est seulement dans le bonheur que cet anéantissement lui est promis »74) Benjamin partage donc la pensée de Rosenzweig, auteur qui a influé sur sa pensée : « Nous ne voulons pas d’une philosophie qui se place à la remorque de la mort et qui nous illusionne sur son règne durable grâce aux accords universels et uns de sa danse. Nous ne voulons pas d’illusion du tout »75 .

Ainsi cette dérive constante de Benjamin doit être compris d’une toute autre manière. Si Benjamin oscille entre la séparation et l’absolu, ce qu’il ne se satisfait ni de l’un ni de l’autre. L’authenticité qu’il recherche serait donc cet entre-deux où, d’une part, l’homme pourrait nommer pleinement la chose même et, d’autre part, la recherche serait encore nécessaire, la volonté de maîtrise serait vouée à l’échec.

1.4 Première tentative : Le langage divin « L’identification de l’essence spirituelle avec l’essence linguistique,

écrit Benjamin, […] conduit à ce concept qui n’a jamais cessé de se hausser de lui-même au centre de la philosophie du langage et qui a constitué le lien le plus intime de cette philosophie avec la religion »76. Il s’agit du concept de révélation.

Autrement dit, le nom humain ne serait pas pleinement créateur ; l’incomplétude du langage des choses qu’il articule le rendrait également faillible. C’est seulement en tournant son regard vers Dieu, et donc dans la Révélation, que l’absence peut être comblée. Seulement l’intervention divine, l’arrivée du Messie, ne dépend pas de l’homme. Il n’influe aucunement sur l’accomplissement qui lui sera toujours hors d’atteinte. Il peut certes le viser, l’attendre, mais jamais se l’arroger.

« Si l’on représente par une flèche le but vers lequel s’exerce la dunamis du profane, par une autre flèche la direction de l’intensité messianique, assurément la quête du bonheur de la libre humanité tend à s’écarter de cette orientation messianique »77. Dieu, ou l’Absolu, se situe donc dans une dimension autre que le profane et est extérieure à toute aspiration humaine.

74 W. BENJAMIN, Fragment théologico-politique in Œuvres I, Paris, Gallimard,

2000, p. 264 75 FR. ROSENZWEIG, L’Étoile de la rédemption, Paris, Seuil, 2003, p. 22. 76 W. BENJAMIN, Sur le langage…, op.cit., p. 151. 77 W. BENJAMIN, Fragment théologico-politique, op. cit., p. 264.

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Le langage humain est donc incomplet et, en lui, la coïncidence du spirituel et du langagier qui a servi à Benjamin à le distinguer des choses n’est jamais présente. Cette coïncidence est plutôt le propre de la parole divine. Le verbe divin est une parole radicalement créatrice.

Attribuer la perfection uniquement au langage divin modifie le schéma cyclique du monde que nous avons esquissé plus haut. De fait, désormais la parole divine représente uniquement le passé du monde. Cette Origine est soumise à l’oubli, les choses ne la retiennent qu’imparfaitement. A son tour, l’homme ne la communique que de manière lacunaire. Il ne semble pas y avoir de clôture, le processus s’ensuit à l’infini, Dieu ne peut se réfléchir dans sa création.

Benjamin parle du « retard infini du verbe muet dans l’existence des choses par rapport au verbe qui, dans la connaissance de l’homme, leur donne un nom et, à son tour de ce verbe lui-même par rapport au verbe créateur de Dieu »78. L’origine oubliée, les choses sont en retard par rapport au nom humain, tout comme ce dernier est également en retard sur le verbe absolu.

S’instaure donc un champ de recherche infini pour l’homme. La linéarité supplante la perfection cyclique. Cependant, nous savons déjà qu’une telle visée du monde ne peut guère satisfaire Benjamin. Parce que le philosophe veut à tout prix concevoir la possibilité d’une connaissance pleine. Parce que, dans une telle ordonnance, l’homme ne se distingue point des choses. Il n’y peut se dire pleinement, s’affirmer en toute liberté.

Mais comment penser la perfection à même une progression infinie ? La solution qui s’offre à l’homme est de doter l’histoire d’un vecteur, d’une orientation. Dire que le monde va nécessairement vers un accomplissement, qu’il est orienté par un eschaton, permet en effet de tenir compte en même temps de la séparation, mais aussi de l’union qui serait un présent en sursis. Le monde donc est perçu comme différé mais la promesse de la synchronie y est présente, donne un sens à la progression.

Ainsi Benjamin parviendrait à penser corrélativement l’union et la séparation de l’objet et du sujet. Si, dans le présent, la recherche est encore nécessaire, une connaissance pleine est possible car elle couronnera certainement le processus historique.

Cette solution ne serait cependant qu’un leurre dans la mesure où, au lieu de tenir ensemble les opposés – c’est-à-dire l’union et la séparation – elle ne ferait que confirmer leur irréductibilité. En effet, la temporalité

78 W.BENJAMIN, Sur le langage..., op.cit., p. 157.

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orientée s’interprète de deux manières différentes suivant le pôle que nous privilégions.

D’une part, il est possible d’insister sur l’ouverture historique. Dans ce cas de figure, l’accompli qui est promis à la fin de l’histoire semble toujours se distancier, il est une utopie au sens de non-lieu (ou-topos). L’homme ne peut parvenir à se créer pleinement, mais il est contraint au processus même de l’auto-institution infinie. Tout est toujours en mouvement dans cette conception historique, et la possibilité de tout arrêt est niée. La pensée utopique ne résout donc nullement la problématique benjaminienne car elle ne fait que feindre la possibilité de l’accomplissement tout en confirmant la séparation irrésoluble de l’objet et de la chose.

D’autre part, il est possible d’insister sur le nécessaire achèvement de l’histoire. Mais cette conception est tout aussi intenable que la précédente, puisque dans ce monde tout est d’emblée décidé, déterminé par l’accompli. La recherche n’y serait qu’un artifice car obligatoirement elle déboucherait sur la maîtrise. Le mouvement y serait inconcevable car l’achèvement est d’emblée donné. Nous ne retrouvons ici que la vision d’un monde sclérosé, que Benjamin a pourtant déjà réfutée.

Cependant, il est possible de donner un argument encore plus décisif pour le rejet benjaminien de la philosophie du progrès. C’est que, comme nous l’avons déjà vu, l’accompli chez Benjamin ne s’origine pas dans le monde profane. La pensée de l’histoire de Benjamin semble concorder avec l’eschatologie messianique que thématise G. Bensussan. Celle-ci « est bien éloignée de la téléologie historiciste. La fin ici escomptée est un bloc d’absolu qui s’abat sur l’histoire. Elle n’est pas fin de et dans l’histoire, mais arrêt suspendu à une inter-vention extra-historique, un venir au-dedans de l’histoire depuis son dehors »79.

Benjamin rejette donc la conception de l’histoire linéaire. C’est dans le maintenant même qu’il entend articuler l’Absolu et son absence, la Chute et la Rédemption. Le présent y serait une hésitation entre l’élévation et l’abaissement80.

79 G. BENSUSSAN, Le temps messianique, Paris, Vrin, 2001, p. 30. 80 Philosophie romantique […] alternance d’élévation et d’abaissement.

(NOVALIS, Schriften, p. 305. Cité par W. BENJAMIN in Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand [désormais Le Concept…], Paris, Flammarion, 1986, p. 70.)

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1.5 Deuxième tentative : L’anthropocentrisme de toute langue L’extrait suivant de l’essai Sur le langage…permet d’établir

l’articulation des trois langages chosal, humain et divin sur des nouvelles bases :

« Seule la plus haute essence spirituelle, telle qu’elle se manifeste dans la

religion, repose exclusivement sur l’homme et sur le langage en lui, cependant tout art, y compris la poésie, repose non sur l’ultime substance de l’esprit linguistique, mais certes dans sa beauté achevée, sur l’esprit linguistique des choses »81. Benjamin énonce d’une part que le langage divin (la plus haute

essence spirituelle), donc la pleine articulation de l’essence linguistique des choses82, repose exclusivement sur l’homme. Ainsi, l’absolu n’est pas extérieur au nom humain. Il n’est ni à concevoir comme un au-delà étranger, ni comme un accomplissement que promet l’avenir. Tout au contraire, il est de prime abord présent en l’homme.

D’autre part, Benjamin introduit une restriction dans ses propos. Il affirme que tous les arts et même la poésie, la production langagière qui pourtant aspire le plus à l’universalité, restent incomplets face à cet absolu. En d’autres mots, la parole humaine n’est que chosale, en elle est encore différé le pur spirituel.

Benjamin donc, en une seule et même phrase, n’affirme une vérité que pour ensuite la nier directement. Mais, il ne s’agit pas là d’une stratégie autonégatrice qui débouche sur le néant. Tout au contraire, il faut considérer que ce retour réflexif de l’énoncé de Benjamin comporte une dimension positive. Il reste une affirmation dans la négation même.

Si notre interprétation est juste, cette phrase de Benjamin conduit à penser que, jusqu’ici, notre compréhension des trois langages qui formaient le monde idéal était erronée. Car Benjamin ne théorise plus que deux langages, le divin et le chosal. La parole humaine est tour à tour assimilée à l’un d’entre eux, elle n’a plus de nature propre.

La raison pour laquelle, dans les développements précédents, nous ne pouvions pas saisir le mot humain dans sa singularité est maintenant donnée. C’est parce qu’elle n’en a tout simplement pas. Lorsque nous réfléchissions l’impossible nomination humaine, la progression infinie de

81 W. BENJAMIN, Sur le langage..., op.cit., p. 151. 82 « Le plus haut domaine spirituel de la religion est (dans le concept de

révélation) en même temps le seul domaine qui ignore l’inexprimable » (ID., p. 151).

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la langue, nous déployions au vrai les prédicats des choses. Au contraire, lorsque nous parlions de la pleine nomination humaine, nous caractérisions seulement Dieu.

Mais nous venons d’annoncer que l’autonégation de Benjamin a une dimension positive, qu’elle ne débouche pas sur le silence. De fait, si le mot humain n’a pas de nature préétablie, c’est justement parce qu’elle l’acquiert dans la rencontre de la langue divine et de la langue chosale. Autrement dit, sa nature est d’être en même temps assimilable au langage des choses et à celui de Dieu. En lui hésitent le divin et le chosal, il est en même temps complet et incomplet.

Dans ce sens, il faut conclure qu’au lieu de trois, ou de deux, il n’existe qu’un seul langage. En lui sont pris simultanément le réel et le spirituel. Il ne résout pas l’opposition, mais la tient ensemble. Il est la séparation même, mais cette équivocité est ce qui constitue son unité.

S’il n’existe donc rien en dehors de la langue humaine, c’est parce que c’est en elle que peut se penser en même temps l’unité et la séparation. Le monde n’est donc rien d’autre que le langage humain ; Benjamin thématise ainsi un anthropocentrisme radical.

Dans notre lecture l’ouvrage Le Concept…nous essaierons de penser les conditions de possibilité d’une telle pensée de l’unité à même la multiplicité.

2. Infinitude et immédiateté de la nomination 2.1. La réflexion romantique La première partie du Concept…est consacrée à la réflexion

romantique. Dans un premier temps, Benjamin montre qu’il existait « une totale communauté de vues entre les premiers romantiques et la position de Fichte dans le "Concept de la doctrine de la science" »83. Ce n’est que plus tard que la pensée romantique et fichtéenne devaient diverger.

Les deux mots d’ordre de cette position commune étaient « immédiateté et infinitude. L’opération de la liberté par laquelle la forme devient en tant que contenu, dit Fichte, forme de la forme et fait retour sur elle-même s’appelle la réflexion »84. « La forme de la forme est immédiatement issue de la forme. Fichte pense donc une connaissance immédiate et certaine sur la corrélation de deux formes de conscience (la

83 W. BENJAMIN, Le Concept..., op.cit., p. 49 84 ID., p. 50.

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forme et la forme de la forme, ou le savoir et le savoir du savoir) qui passent l’une dans l’autre et font retour sur elles-mêmes »85.

Corrélativement, Fichte et les premiers romantiques thématisent l’infinitude de la réflexion. De fait, dans la réflexion, chaque réflexion antérieure est l’objet de la suivante86. S’ébauche ainsi une progression qui ne peut trouver d’arrêt.

Mais l’immédiateté et l’infinitude sont contradictoires. De fait, Winfried Menninghaus considère que Benjamin néglige un principe fondamental de la réflexion qui n’est autre que la réification87. Autrement dit, Benjamin nie que dans la réflexion s’opère nécessairement un dédoublement du sujet en sujet et en objet, et donc l’impossibilité d’une identité à soi : « là où le "Moi" se réfléchit en tant que "Moi", il n’y a déjà plus de "Moi" mais un "Moi"divisé »88.

Cependant nous pensons que Benjamin n’occulte nullement la nécessaire réification dont parle Menninghaus. Il traite cette loi de la pensée parce qu’elle lui permet de tracer la ligne de démarcation entre les romantiques et le Fichte d’après le Concept de la doctrine de la science.

Fichte écrit :

« Tu es, dis-tu, conscient de toi ; tu distingues donc nécessairement ton Moi pensant du Moi qui est pensé dans son penser. Mais pour que tu puisses faire cette distinction, il faut de nouveau que ce qui pense dans ce penser, soit objet d’un penser plus haut afin de pouvoir être objet de la conscience ; et tu obtiens du même coup un nouveau sujet, qui va être à son tour conscient de ce qui était auparavant l’être conscient de soi. […] nulle part tu ne pourras m’indiquer un point où nous devrions nous arrêter, nous aurons donc besoin à l’infini, pour chaque conscience, d’une nouvelle conscience ayant la première pour objet et de la sorte nous ne réussirons jamais à saisir une conscience effective. […] de cette façon la conscience reste inconcevable »89.

85 ID., p. 51. 86 Ibidem. 87« Benjamin excises outright [the fundamental priciple of reflection]- with

astounding consequences - from his exposition, even though it is a central motif of the Romantic theory of knowledge : namely, reification » (W. MENNINGHAUS, Walter Benjamin’s exposition of the romantic theory of reflection in B. HANSEN et A. BENJAMIN (sous la direction de), Walter Benjamin and the Romanticism, New York, Continuum, 2002, p. 22).

88 Ibidem, p. 23. Nous traduisons. 89 W. BENJAMIN, Le Concept…, op.cit., pp. 54-55.

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Ainsi, Fichte prend conscience que dans la réflexion il n’y a pas de point où le Moi puisse immédiatement être égal à lui-même. Le philosophe n’a d’autre choix, afin de sauvegarder l’unité du sujet, que de distinguer la réflexion et la pensée (initialement unies) et d’attribuer à cette dernière une immédiate conscience de soi. Vient donc seconder l’infinie progression de la réflexion, une auto-intuition directe du Moi. Cette claire présence à soi du sujet conduit cependant à une sclérose. « La réflexion [y] est interdite, capturée, et, sans être anéantie, elle est dépouillée de son illimitation »90.

De leur côté, les romantiques, n’ont rien trouvé de scandaleux à cette infinité que rejetait Fichte91. Leur objectif est de dépasser la séparation kantienne, c’est-à-dire de penser une absoluité à même l’expérience. Or le recours fichtéen à l’intuition intellectuelle rend l’homme définitivement étranger au monde et ne fait que prolonger l’héritage kantien92.

Mais si les romantiques sauvegardent la progression infinie, ils évitent néanmoins de verser dans un mauvais infini où tout ne serait que mouvement. Ils doivent donc réfuter le principe de réification et cherchent à concevoir une immédiateté, la possibilité d’un arrêt, dans la réflexion même.

« Pour Schlegel et Novalis, l’infinité de la réflexion n’est pas une infinité de la progression mais une infinité de la connexion »93. Il s’agit ici de la distinction plus qu’importante entre le Fortgang et la Zusammenhang. Le Fortgang est un autopenser toujours réitéré de la conscience qui suppose nécessairement (comme le remarque Anthony Phelan94) une temporalité linéaire. Le sujet est donc toujours astreint à avancer, au moment où il voudrait se penser il est déjà un pas plus en avant que son penser. Il est donc séparé de son propre moi, toujours en retard sur lui-même.

Dans la Zusammenhang, par contre, le penser et le se penser ne sont nullement pris dans une succession linéaire. Ils sont tenus ensemble, ou en d’autres mots connectés. Les différents degrés de la réflexion

90 Ibidem. 91 ID., p. 57. 92 « Il va de soi néanmoins que Schlegel tient à sauver l’immédiateté de la

connaissance; mais cela implique une rupture avec la théorie kantienne selon laquelle seules les intuitions procurent une connaissance immédiate. Or à cette théorie, Fichte, dans l’ensemble, était encore fermement rattaché […] » (ID., p. 65).

93 ID., p. 57. 94 Cfr A. PHELAN, Fortgang et Zusammehang. Walter Benjamin and the

Romantic novel in B. HANSEN et A. BENJAMIN (sous la direction de) Walter Benjamin and the Romanticism, New York, Continuum, 2002, p. 71.

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s’imbriquent. La réification ne pose plus de problème, parce qu’il n’y a plus d’hiatus entre un Moi-objet et un Moi-sujet. Le second jaillit immédiatement du premier95.

Mais comment est-il possible de penser une telle connexion ? Autrement dit, quel est l’agent qui lie, qui crée le passage liquide du penser au se penser ?

2.2. Le médium-de-la-réflexion La forme originelle de la pensée, définie comme le penser du penser,

n’est immédiate à elle-même que dans le médium-de-la-réflexion. Le médium-de-la-réflexion s’identifie avec le concept schlégélien de l’absolu96.

Réfléchir revient à se placer dans le médium-de-la-réflexion. Autrement dit, la réflexion consiste à se poser dans le champ de l’absolu et par là à entrer en connexion immédiate avec l’objet à penser. Une autre image de cette immédiateté est l’auto pénétration de l’esprit97. En effet, réfléchir signifierait se laisser pénétrer par les lumières de l’absolu, par une lumière qui éclaire (ou investit) le noir (le hiatus) qui jusqu’ici séparait le sujet et l’objet.

Mais de quelle nature est exactement l’absolu dans le champ duquel doit se placer la réflexion ? D’ores et déjà, nous savons que les romantiques ne recourent pas à une immédiateté intuitive. Leur objectif n’est nullement d’atteindre une immédiateté immédiate, une pure présence qui paralyserait la réflexion. Au contraire, ils visent une immédiateté médiate (de la connexion) ou en d’autres termes une intuition non intuitive (Eine unanschauliche Intuition98) de l’absolu. Or, une telle intuition ne se retrouve que dans le langage : « La vérité ne consiste pas dans une visée qui trouverait sa détermination à travers la réalité empirique, mais dans un pouvoir qui donnerait d’abord sa forme

95 « Le deuxième degré est de la sorte immédiatement sorti du premier par une

authentique réflexion. Autrement dit : le penser du deuxième degré a jailli de lui-même spontanément, en tant que connaissance de soi » (W. BENJAMIN, Le Concept…, op.cit., p. 59 ).

96 « Le concept schlégélien de l’absolu […] est suffisamment déterminé par rapport à Fichte. Pris en lui-même, toutefois, sa désignation la plus juste serait : médium-de-la-réflexion » (ID., p. 69).

97 ID., p. 71. 98 ID., p. 83.

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caractéristique à cette réalité. L’être détaché de toute phénoménalité qui seul a ce pouvoir propre est le nom »99.

Le phénomène linguistique est le seul, en effet, qui permet de concevoir une pensée corrélative de l’immédiateté et de l’infinitude. Nous pouvons en effet montrer que tout nom (générique) se subordonne un champ sémantique ou, autrement dit, donne à ce champ sa forme caractéristique. Au sein de celui-ci viennent s’insérer des objets particuliers. Le nom cependant ne correspond nullement à la moyenne, ou à une somme de tous ses membres. Il est faux également de considérer que le nom détermine entièrement les particuliers, qu’il les subsume intégralement.

Le nom (ou le concept) est bien plutôt en même temps identique aux particuliers et distinct d’eux. En chacun de ses membres il est en même temps présent et absent.

Prenons par exemple le concept d’art, qui est, dans la philosophie romantique, le médium-de-la-réflexion de l’art. Toute œuvre d’art singulière (qui s’y réfléchit) peut être dite immédiatement art. Cependant, il n’est pas possible de concevoir cette œuvre comme l’art même, l’absolu pleinement accompli. C’est dans ce sens que nous parlons d’immédiateté et d’infinitude : l’objet particulier est art à part entière mais ne s’assimile pas à l’idée. Il y reste toujours une indétermination, une ouverture.

Il y a donc une différence hiérarchique entre l’objet singulier immédiat et l’absolu immédiat. Le premier correspond à la forme originaire de la pensée, le second à sa forme absolue. Tous deux sont à concevoir dans un accomplissement. L’œuvre d’art est tout aussi pleinement art que l’idée de l’art, seulement à un degré différent. Benjamin dit que la forme originaire, placée dans le médium-de-la-réflexion, embrasse le minimum de la réalité effective, tandis qu’ « on peut admettre que la réflexion absolue [donc le médium lui-même] embrasse dans l’esprit le maximum de réalité effective. Toutes deux, certes contiennent toute la réalité effective, toute la pensée mais déployée jusqu’à la plus haute clarté dans la seconde, obscure et ramassée dans la première »100.

Il faut supposer présente l’absoluité pleinement immédiate du médium-de-la-réflexion parce qu’elle est le cadre (ou le site) de

99 W. BENJAMIN, L’Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion,

1985, p. 33. 100 W. BENJAMIN, Le Concept..., op.cit., p. 64.

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l’autoréflexion du singulier. Il serait donc un lieu de la connexion immédiate, un monde structuré de manière cohérente, bref un système.

Seulement, postuler la nécessaire positivité de l’absolu revient, comme nous le savons, à interdire la réflexion.

Autrement dit, nous affirmons d’une part comme un impératif la présence d’un site de connexion, d’un milieu systématique, afin de penser une réflexion qui ne succombe pas à la loi de la réification et donc à la division du sujet. D’autre part, nous sommes amené à conclure qu’une telle présence de l’absolu ne connecterait le sujet et l’objet que pour les fondre et les priver de toute possibilité de détachement, de liberté. Bref, elle conduirait à la paralysie.

« La réflexion, dit Benjamin, constitue l’absolu et le constitue comme medium »101. Benjamin est donc conscient que l’Absolu ne peut être présent tel quel. Il affirme qu’il ne surgit que de façon médiate dans la réflexion même. Autrement dit, ce n’est que dans le singulier que nous pouvons avoir une intuition non intuitive de l’accompli. Nous n’avons pas, dans le maintenant, accès à l’idée positive de l’art, ce n’est seulement que dans les œuvres singulières que nous pouvons intuitionner cet universel. L’absolu est donc bien présent et Benjamin plaide pour la réalité […] des universaux102. Seulement cet absolu n’affleure que dans la forme originelle de la réflexion103.

L’objet particulier qui se réfléchit dans le médium-de-la-réflexion se présente donc comme une monade. Il inclut d’emblée l’universel, la réalité toute entière. Seulement, cette dimension reste en lui obscure et ramassée. Or il s’agit là de la seule possibilité de saisie de l’universel. La clarté absolue s’absente toujours.

Notre argumentation débouche de nouveau sur un cercle vicieux. Car notre visée initiale était de montrer comment le sujet se place dans un monde cohérent qui le précède. Nous tentions de saisir le cadre (le médium) dans lequel le Moi-objet et le Moi-sujet sont immédiatement connectés. Mais nous ne sommes parvenu qu’à montrer que, dans le sujet qui correspond immédiatement à lui-même, ce cadre est toujours déjà présent.

Bref, nous ne pensons toujours pas la connexion, mais seulement un sujet monadique. L’absolu peut être relevé en chaque sujet pris isolément, mais jamais en tant que tel. Il n’y aurait donc pas de continuité ni de

101 ID., p. 70. 102 S. MOSES, L’ange de l’histoire, Paris, Gallimard, 2006, p. 181. 103 W. BENJAMIN, Le concept..., op.cit., p. 70.

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monde partagé, mais seulement un agrégat de monades renfermées sur elles-mêmes.

2.3 Les deux systèmes Benjamin conceptualise, dans ses écrits, deux acceptions de la notion

de système. D’une part, il semble considérer le sens traditionnel du terme ; d’autre part il en articule une compréhension originale, propre à sa pensée.

Le système traditionnel embrasse le monde dans toute son extension, déployé jusqu’à la plus haute clarté. En lui tout relève de l’évidence, le domaine qu’il encadre est d’une lisibilité parfaite. En ce sens, le système est l’épiphanie de la parole divine éternellement stable. Tout particulier pris dans ce monde dispose d’une identité déterminée. Les sujets s’y incarnent pleinement dans la mesure où ils se reçoivent du Tout de manière immédiate.

Il n’y a donc pas de singularité inhérente aux individus dans un tel système mais seulement une singularité relative, une singularité qui se crée dans son lien avec le champ englobant. Mais, dans la perspective benjaminienne, cette singularité n’en est pas une. Parce que les individus du système ne sont pas comparables entre eux. Ils ne se communiquent que par le truchement de l’absolu – donc par le biais de ce qui leur est commun – et ne peuvent révéler, dans une rencontre directe, leur irréductibilité les uns aux autres.

Nos explicitations rappellent de très près la théorie de la traduction bourgeoise que nous avons exposée plus haut. L’opération de la transposition d’un mot d’une langue à l’autre y nécessitait le postulat d’un monde référentiel partagé, c’est-à-dire d’un monolinguisme englobant. C’est à partir d’un recours à ce tout universel (le référent) qu’il était possible de coordonner les signifiants. La théorie de la traduction bourgeoise peut donc être définie succinctement comme l’exigence de se placer dans un système pour faire correspondre des mots. Mais, le défaut que Benjamin attribuait à cette théorie, est celui même que nous articulons maintenant : l’impossible particularité. Le mot, dans un tel paradigme, est identifié sans équivoques à l’absolu, au système.

Cependant, si Benjamin conceptualise le système au sens traditionnel, nous savons que ce n’est que pour en nier l’effectivité. De fait, Benjamin ne cesse de souligner qu’un tel accompli, la parole divine, n’est pas à la portée de l’homme. Mais en même temps, il affirme également la nécessité d’un système. Car sans cohérence, le monde verse dans la progression infinie, l’éternel retour du même.

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Mais cette affirmation nous conduit au système dans le sens original que lui accorde Benjamin. Celui-ci est basé sur une présence-absence de l’absolu. Nous pourrions dire, de manière extrêmement succincte, que le système benjaminien correspond à une réflexion systématique dans l’absence même du système.

En effet, Benjamin opère une distinction entre le système en tant que tel et l’esprit de système104, c’est-à-dire la méthode de réflexion systématique, pour ne retenir que cette dernière. Benjamin suit donc la pensée de Schlegel. Ce dernier « ne cherchait à concevoir l’absolu systématiquement, mais le système absolument »105. Le philosophe n’a pas une vision qui surplomberait la réalité, pour forcer celle-ci dans un réseau de connexions rationnelles. Bien plutôt, il est lui-même pris dans le monde infini, et c’est de l’intérieur de celui-ci qu’il doit faire le pari d’une cohérence. Il défend que tout a un sens, que rien n’advient par hasard. Cependant, quoiqu’il scrute les lois de l’univers, celles-ci restent indiscernables pour lui. Seule une Révélation divine, l’arrivée du messie peut les révéler. L’absolu est donc systématique, ou régi par l’esprit systématique, car il y a un pourquoi de tout événement dans ce monde. Mais cet absolu est insondable.

Dès lors, tout sujet se place toujours dans un ordre du monde. Il est toujours déjà impliqué dans le système. Ici, il n’y a point de détermination univoque, d’assimilation immédiate avec l’absolu. Tout au contraire, dans ce paradigme du système, le singulier peut advenir réellement, en se réfléchissant lui-même.

Il est possible, à ce stade, d’anticiper sur le troisième chapitre qui présentera la théorie de la traduction benjaminienne. De fait, le mécanisme de cette théorie est analogue à celui de la traduction bourgeoise. Traduire, dans la pensée de Benjamin, revient également à se placer dans l’unité systématique qu’est le monde. Seulement ici, cette unité n’est pas donnée de manière univoque. Elle est, au contraire, toujours à constituer dans l’acte même de la traduction. Et c’est seulement à ce prix que la teneur propre de la parole individuelle peut être pensée.

Afin de comprendre exactement quelles sont les modalités de l’autoconstitution corrélative du sujet et du monde dans la pensée systématique benjaminienne, nous aimerions présenter brièvement la théorie de la connaissance de la nature des premiers romantiques. Ce détour nous permettra enfin de concevoir une unité de l’objet et du sujet

104 « L’esprit de système […] est tout autre chose qu’un système » (F.

SCHLEGEL, Briefe, 111. Cité par Benjamin in Le Concept…, op.cit., p. 75). 105 ID., p. 81.

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qui n’est pas une assimilation sans réserves, mais qui sauvegarde au contraire la liberté de la recherche.

2.4. La théorie de la connaissance de la Nature des premiers romantiques D’après Benjamin, les romantiques pensaient que toute connaissance

est une auto-connaissance d’un être pensant106. En d’autres mots, toute connaissance est réflexive et relève du retour sur soi d’un Soi.

Ainsi, il n’existe aucune possibilité de saisie directe ou empirique de la nature. Toute connaissance repose sur l’égoïté, sur le déploiement de ce qui toujours déjà est inhérent au sujet107.

Le sujet est ainsi une monade qui embrasse la totalité du monde. Tout mouvement de savoir est une autocontemplation. La subjectivité romantique correspondrait ainsi à un Moi absolu et idéal, demeurant dans une sphère étrangère au monde.

Mais cette lecture est erronée. Bien plutôt, la philosophie romantique est dépourvue de toute pensée du Moi. Les objets et les sujets y ont une constitution analogue. Le sujet n’est pas un Moi qui s’opposerait, dans son isolement, le non-Moi qu’est la nature. Au contraire tout élément du monde, l’homme y compris, est un Moi (ou un Soi) et se trouve d’emblée engagé dans un mouvement d’autopenser.

Mais il semble que cette extension de la réflexivité à tout ce qui est présent dans le monde ne permet pas de remettre en cause l’abstraction que représente un sujet préoccupé par lui-même. Tout au plus sommes-nous parvenu à montrer qu’il n’y a pas de cohérence dans le monde que nie le sujet. Il n’y a au contraire qu’un champ diffus et disséminé, une succession d’atomes qu’aucune attraction ne fait converger. Voir les choses de cette perspective revient par conséquent à réfuter l’unicité du monde. Il n’y existerait aucune possibilité de partage.

« Toutefois, écrit Benjamin, la réalité ne consiste pas en un agrégat de

monades enfermées en elles-mêmes, incapables d’entrer réellement en rapports réciproques. Bien au contraire, en dehors de l’absolu, toutes les unités dans le réel ne sont elles-mêmes que relatives. Elles sont si loin de rester enfermées en elles-mêmes et privées de rapports qu’elles peuvent, en intensifiant leur réflexion (potentialisation, romantisation) intégrer toujours

106 ID., p. 93. 107 L’ipséité est le fondement de toute connaissance (Ibidem).

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davantage d’autres êtres, d’autres centres de connaissance, à leur propre auto-connaissance »108. Ainsi, quoique tout élément du monde soit engagé dans le

déploiement de sa propre égoïté, ce mouvement n’est pas à concevoir de façon univoque comme l’actualisation d’un virtuel, ou d’un programme, d’emblée contenu dans le sujet monadique. Autrement dit, l’autoréflexion de celui-ci ne présuppose pas une fermeture mais, au contraire, une ouverture sur le monde. Le Moi qui intensifie son retour sur lui-même, intègre dans sa propre réflexion l’autoréflexion des autres éléments du réel. Ainsi, de manière tout à fait miraculeuse, se réfléchir soi-même coïncide au se réfléchir de l’autre.

Certes, l’on pourrait rétorquer que cette coïncidence reste fictive. Car il est toujours possible de penser que la correspondance du sujet et de l’objet n’est que feinte. Rien n’empêche, dans les explications que nous venons de donner, que le sujet prétendument omnipotent se donne à lui-même sa propre réalité et que, en même temps, il s’illusionne sur l’universalité de celle-ci. Pour un sujet isolé, qui ne parvient pas à connaître de manière directe l’altérité, sa propre vision du monde relève toujours d’une évidence imperturbable. Dans une conception où le sujet intègre le monde de manière unilatérale (c’est-à-dire qu’il le rencontre à partir de lui-même) ce danger guette toujours.

Benjamin est conscient de cet écueil. C’est la raison pour laquelle il affirme qu’il n’y a aucune intégration du réel sans la participation de celui-ci. Afin d’éviter la fermeture, il faut affirmer que l’identité instantanée dans l’autoréflexion de deux Soi ne peut aucunement relever de la volonté d’une seule des parties impliquées. Pour ramener le sujet au monde, il faut postuler que le percevant et le perçu participent tout autant dans le processus de la connaissance. C’est l’intensification de la pensée de l’un comme de l’autre qui permet la correspondance miraculeuse entre l’objet et le sujet, entre l’extérieur et l’intérieur. Cependant, dans ce moment de coïncidence, ne se perd ni l’un ni l’autre. Tout au contraire, le sujet et l’autre accèdent alors à un se connaître, à une immédiateté dans le se réfléchir.

« La connaissance s’ancre de toutes parts dans la réflexion : la connaissance d’un être par un autre se confond avec l’auto-connaissance de l’être connu, avec celle de l’être qui connaît et avec l’être-connu de celui qui connaît par l’être qui connaît par l’être qui le connaît »109. Aussi,

108 ID., p. 95. 109 ID., 97.

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dans la réflexion, parviennent à l’autoconnaissance et l’objet et le sujet. En bref, se connaître revient à être connu.

Benjamin écrit: « Dès qu’on est – ou se croit – regardé, on lève les yeux »110. Regarder l’autre ne relève donc pas de la seule volonté d’un quelconque sujet omnipotent. Non, le regard est toujours suscité par un autre regard. Dans tous les prédicats où nous voyons le fossile, c’est lui qui nous voit111.

Dans le voir, en d’autres mots, nous voyons (c’est-à-dire nous permettons à la chose regardée d’advenir) mais en même temps nous nous voyons, c’est-à-dire nous-mêmes accédons à une identité médiatement immédiate de nous-mêmes.

Cette articulation de l’actif et du passif nous permet de penser sur des assises nouvelles les rapports entre l’intérieur et l’extérieur. Les deux ne s’excluent plus, mais sont pris dans un chiasme, dans une indécidabilité radicale. L’extérieur reste l’extérieur, car sans son regard l’intérieur ne peut surgir. En même temps, il est également intérieur, car c’est dans la vision (en étant vu) qu’il advient.

Le sujet et l’objet restent dans une séparation, tout en étant unis et indistincts. C’est donc ici, dans l’étude de la théorie romantique de la connaissance de la nature, que semble aboutir la recherche benjaminienne des conditions de possibilité d’une expérience radicale, telle quelle était projetée dans l’essai La philosophie qui vient. Car désormais il est possible de connaître intégralement, tout en évitant de verser dans la pure détermination, dans la paralysie de la pensée. La liberté de la recherche est maintenue. Tout extérieur est certes entièrement intérieur. Cependant il n’est pas subsumé par cette intériorité, il conserve une possibilité de détachement. La résistance de l’objet d’étude est donc assurée.

Il est impossible, en effet, de savoir si c’est l’objet préexistant qui se réfléchit en nous ou bien si c’est nous qui l’amenons à l’auto-connaissance112. Et l’inverse est vrai aussi : nous ne savons pas si c’est nous qui nous réfléchissons dans l’objet (et donc nous le précédons) ou si c’est l’objet qui nous amène à notre auto-connaissance.

Benjamin théorise donc un moment de synchronie, un moment purement présent (et donc d’une unité immédiate) qui est en même temps un moment du passé, de la séparation.

110 W. BENJAMIN, Sur quelques thèmes baudelairiens in Œeuvres III, Paris,

Gallimard, 2003, p. 382. 111 NOVALIS, Schriften, p. 285. Cité par W. BENJAMIN in Le Concept…, op.cit.,

p. 94. 112 ID., p, 99.

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2. 5. La Révélation (La négation du « Soi ») Il est désormais possible de préciser la manière dont le système

benjaminien peut être institué. Ce qui posait difficulté dans la section précédente était l’impossibilité de penser un monde qui précède le sujet, dans la mesure où celui-ci ne pouvait se penser qu’à partir du particulier. A stade de l’analyse, nous comprenons que, dans l’autoconstitution du sujet, le monde advient simultanément comme purement présent mais aussi comme un passé, comme un cadre qui nous précède.

Mais comment concevoir le geste concret par lequel le sujet peut se ranger dans ce monde présent-passé ? Il faut définir ce qui amène le sujet à s’ouvrir et à s’engager dans la rencontre au sein même d’un monde qui s’éparpille en une progression infinie. En d’autres mots, il faut la finalité de la réflexion. Dans cet objectif, lisons la légende talmudique que cite S. Mosès dans l’introduction de son essai sur Rosenzweig, Benjamin et Scholem :

« Un jour, Rabbi Yoshoua ben Levi rencontra le prophète Élie à l’entrée de

la grotte de Rabbi Shimon ben Yo’hai et lui demanda : Quand le Messie viendra-t-il ? Élie lui répondit : Va le lui demander. – Mais où puis-je le trouver ? – Aux portes de Rome. [….] Rabbi Yoshoua alla donc trouver le Messie […] et lui demanda : Maître, quand viendras-tu ? Le Messie lui répondit : Aujourd’hui. Sur ce, Rabbi Yoshoua retourna vers le prophète Élie. Celui-ci lui demanda : Que dit le Messie ? […] Rabbi Yoshoua lui répondit : Il m’a menti, car il m’a dit : "Aujourd’hui", mais il n’est pas venu. Alors Élie lui répondit :(Tu n’as pas compris sa réponse) ; le Messie t’a cité un verset des Psaumes (95, 7) : "Aujourd’hui, si vous écoutez Sa voix". »113. Ainsi le monde se présente comme un lieu déserté par Dieu et la seule

possibilité de salut ne peut venir que de l’intervention messianique. L’arrivée du Messie constitue un évènement au sens fort. Elle est un surgissement que nul ne peut prévoir, un jaillissement que rien n’annonce dans le monde. Vu qu’il n’est pas possible de concevoir l’advenue du Messie en quelque moment prédéterminé que ce soit, paradoxalement, il peut se présenter en tout moment ; chaque instant est susceptible de l’accueillir. C’est dans ce sens qu’on doit dire que le Messie vient aujourd’hui.

113 Sanhédrin, 98A. Cité par S. MOSES in L’Ange de l’histoire, op. cit., p. 36.

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Mais, bien que l’homme ne puisse nullement influer sur l’épiphanie messianique, il pense pouvoir néanmoins hâter sa venance114. Mais comment est-il possible de favoriser cette advenue ?

Le Messie vient aujourd’hui, si vous écoutez Sa voix. Ainsi, l’accomplissement peut être hâté si d’ores et déjà l’homme s’y prépare. Il doit vivre tous les jours dans l’attente, il doit toujours déjà prêter l’oreille à ce qui pour le moment s’absente encore. En d’autres mots, il doit anticiper la révélation, ordonner son monde autour d’un vide où viendra s’insérer la parole divine.

C’est donc l’attente d’un accomplissement plein qui permet d’ordonner un monde cohérent qui reste néanmoins ouvert. En d’autres mots, c’est en se donnant comme finalité un idéal par définition inaccessible que nous entrons dans le système benjaminien. Nous devons donc toujours, pour entrer en connexion avec le monde et nous-même, orienter notre regard vers Dieu.

Cette attitude d’attente par laquelle l’homme advient tout en instituant le monde comme une cohérence à son image qui en même temps le précède, correspond, chez Benjamin, à l’ironie objective. En elle, le sujet est totalement rapporté [à Dieu] sans pour autant se perdre115. Il y a en effet un réel danger de la suppression de la subjectivité dans l’anticipation du système accompli de la parole divine. Parce que, comme celle-ci n’est présente que dans son absence, le sujet qui y aspire s’ouvre sur le néant. En d’autres termes, hâter la venance du Messie, et donc entrer dans la réflexivité, correspond, dans la philosophie de Benjamin, à l’autonégation.

Il y a donc un versant négatif dans l’ironie objective, parce que l’individu est réduit en ruines, il laisse entrer en lui l’indétermination. Cependant, le danger d’être dissipé est évité car l’autonégation n’est pas seulement une ouverture à Dieu, mais également une ouverture à l’altérité dans le monde profane116. Autrement dit, n’est que si l’homme assume le risque de s’ouvrir sur l’absolu, sur un Etre qui lui révèle sa finitude, qu’il

114 « Cette tentation, hâter la « venance », est probablement consubstantielle au

messianisme juif dont le cours est saturé de faux messies, c’est-à-dire de messies « venus ». (G. BENSUSSAN, Le temps messianique, op. cit., p. 57).

115 W. BENJAMIN, Le Concept…, op.cit., p. 133. 116 « Le moment d’autonégation, la négation potentielle dans la réflexion, ne peut

donc pas être d’un grand poids en face de l’entière positivité qui est celle de l’élévation de la conscience dans l’être réfléchissant » (ID., p. 109. ). La négation, donc, n’a pas seulement un versant négatif. Elle est également positive car elle permet au sujet d’accéder à une unité dans la rencontre.

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peut sortir de son isolement monadique, rencontrer l’autre et partager un même monde ou en d’autres termes naître en tant que singularité.

2.6. L’amour de Dieu et l’amour du monde Afin de faciliter la compréhension de l’ironie par laquelle l’homme est

totalement rapporté à Dieu sans pour autant se perdre, c’est-à-dire de ce retour sur soi par lequel l’homme en même temps anticipe le divin et s’investit dans le monde, il est opportun d’invoquer quelques éléments de compréhension de notre lecture de l’Étoile de la rédemption de Rosenzweig.

Dans la Révélation, au sens de Rosenzweig, Dieu se révèle comme l’Amant. L’aimée [c’est-à-dire l’homme] accueille l’offrande, voilà sa donation de retour117. L’amour de l’amant constitue un appel à laquelle l’homme répond par une humilité mêlée d’orgueil. Il lui apprend qu’il est créature, que sa finitude recelait l’infinité de l’âme. L’aimée sort donc de l’enfermement de son Soi, et totalement ouvert, totalement déployé, totalement…âme, voilà l’homme qui répond : « Je suis ici »118.

Cependant, à ce stade, l’homme ne s’est pas encore ouvert au monde. Il vit dans la fidélité à l’amant, il a la force de vivre durablement dans l’amour de Dieu119.

L’Amour de Dieu commande à l’homme de l’aimer, de l’accueillir. Tel est le premier commandement. Or nous savons que l’amour que peut vouer l’homme à Dieu est davantage réception, accueil, que donation. L’aimée ne peut aimer l’Amant de la même manière que celui-ci l’aime. Dieu est caché, sa présence n’est qu’absence.

Rester ouvert à cet absent, comporte un risque : celui de la dispersion de l’âme. « Mais quand devient figure l’âme aimée, qui se dissout dans l’amour de Dieu en abandonnant toute figure, cela présuppose que dans son pur déploiement devant Dieu, où elle risque de se dissoudre, autre chose survienne qui la ramène de cette dispersion »120

Comment aimer Dieu sans ce risque ? Dieu commande l’amour du prochain. « Du fait que l’amour envers l’homme est commandé par Dieu, il est immédiatement ramené à l’amour pour Dieu, car l’amour ne peut être commandé que par l’amant même [seul celui qui aime peut commander l’amour]. L’amour pour Dieu doit s’extérioriser dans l’amour

117 ROZENZWEIG, L’Étoile de la rédemption, op. cit., p. 232. 118 ID., p. 250. 119 ID., p. 243. 120 ID., p. 298.

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pour le prochain. Aussi l’amour du prochain peut-il être commandé et doit-il être commandé ».

L’homme est porté vers le monde par l’amour. Son amour doit être immédiat, il ne s’agit pas de s’investir dans le monde en vue d’un but lointain, en vue d’une fin qu’on escompte. Il s’agit au contraire d’aimer son prochain, c’est-à-dire celui (ou ce qui) se trouve juste à côté, dans l’ici-maintenant. Dans l’amour, l’âme se donne au monde ou, en d’autres mots, elle le dote lui aussi d’une âme. Il lègue donc au monde ce qui lui manquait, l’infinité. C’est donc dans l’amour du prochain que se construit le Royaume, l’éternité.

Se retrouve ici, de manière argumentée, l’idée qui, dans notre compréhension, sous-tend également les écrits de Benjamin. C’est-à-dire qu’il y a une parfaite simultanéité entre la rencontre du monde et l’ouverture à Dieu. Dans toute rencontre véritable le divin est toujours déjà présente. Il n’y a donc, dans cette conception, aucune différence entre le sacré et le profane car les deux se rejoignent parfaitement. Se vivre dans le monde, dans l’amour du prochain (c’est-à-dire accorder toute sa valeur au présent) est déjà une attente du Messie.

Walter Benjamin écrit à propos des contes de Leskov :

« Que le cours du monde soit lié à l’histoire du salut ou dépende de causes naturelles, peu importe. […] Chez lui [Leskov] le chroniqueur attentif à l’histoire du salut et le conteur ancré dans le monde profane se rejoignent à tel point que, pour certains de ses récits, on aurait peine à discerner s’ils se détachent sur la trame dorée d’une vision religieuse ou sur l’arrière-plan bariolé d’une vision séculière de l’histoire »121. L’expérience authentique, l’amour du prochain, correspond à un

« Oui » prononcé à l’égard du monde. Mais il nous faut rappeler que cet « Oui » n’est pas univoque. Il correspond à un « Oui d’engagement » mais également à un « Oui de consentement ». En d’autres mots, il est en même temps positif et négatif. Il est en somme une hésitation entre le « Non » et le « Oui ». L’homme dans son « Oui » se donne mais aussi reçoit, s’ouvre à l’autre. Il s’agit donc d’une indécision entre la détermination et l’indétermination, entre la saturation et l’ouverture. C’est par cette ouverture même dans la rencontre de l’autre que cette position est foncièrement historique ou séculière : elle laisse ouvert le champ de l’histoire sur les événements à advenir. Mais elle est également

121 W. BENAJMIN, Le conteur in Œeuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 133.

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intimement religieuse parce qu’elle vit en l’attente d’un « Oui » absolu, unilatéral, c’est-à-dire Dieu.

3. La théorie de la traduction de Walter Benjamin

3.1. L’équivalence entre la théorie du langage et la théorie de la traduction La lacune fondamentale de la théorie référentielle de la langue était

son impossibilité de penser le nom comme original à traduire, c’est-à-dire doté d’une teneur propre. Par contre, les analyses qui précèdent permettent désormais de concevoir une telle singularité. En effet, la lecture du Concept… nous a permis de montrer que l’attachement de la parole au monde est acquis dans le mouvement d’autoréflexivité de la parole.

Dans ce monde après la Chute, la seule façon de dire le réel consiste à le désigner et en même temps nier toute possibilité de le dire. C’est dans une hésitation entre le « Oui » et le « Non » que de façon tout à fait miraculeuse le nom dit réellement la chose même. Certes, il ne s’agit pas d’une nomination absolue. Il n’est pas possible de s’arroger le verbe divin sans verser dans ce que Benjamin appelle la terreur ou la paralysie. Au contraire, il s’agit d’une nomination qui acquiert une immédiateté (médiate), une unité, dans la séparation même. Le nom humain est donc « en quelque façon la parodie par le verbe expressément médiat du verbe expressément immédiat du verbe créateur, du verbe divin […] »122.

Par le biais du « Oui » et du « Non » la parole nomme réellement parce que ; par son ouverture elle se donne la possibilité d’accueillir l’étranger. Par conséquent, un original qui se suffirait dans son isolement ne peut pas se penser. Le mot n’acquiert une intégrité que dans la rencontre. Il est, en d’autres mots, d’emblée traduction. « Il est nécessaire de fonder le concept de traduction au niveau le plus profond de la théorie linguistique, car il a trop de portée et de puissance pour pouvoir être d’une quelconque manière, comme on le pense parfois, traité après coup »123. La traduction ne vient pas après coup, mais est constitutive de tout acte de nomination. La théorie du langage et la théorie de la traduction benjaminiennes se confondent.

Il pourrait en effet sembler que cette affirmation est aporétique. Notre intention était de montrer que l’original a une préséance sur la traduction – elle ne s’y confond pas parce qu’elle a une singularité propre.

122 W. BENJAMIN, Sur le langage…, op.cit., p. 160. 123 ID., p. 157.

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Cependant nous semblons soutenir que l’original est également une traduction de quelque chose, d’un original peut être plus originel (du langage pur par exemple) et que dans cette mesure il serait analogue à sa traduction, les deux étant des copies imparfaites. Or ce n’est nullement ce que nous prétendons.

Nous soutenons que l’original a bel et bien une préséance (une singularité propre) mais qu’elle n’acquiert que dans la traduction.Nous essaierons, dès lors, dans ce qui suit, d’expliciter ce rapport plus que problématique entre l’original et la traduction.

3.2. Silence et parole de l’autre. Préséance et simultanéité. Problématisation du rapport de l’original et de la traduction Benjamin dit que c’est en traduction seulement que le langage des

choses peut passer dans le langage de la connaissance et du nom124. Or, il convient de considérer encore une fois l’ambiguïté que représente, dans la théorie du langage de Benjamin, l’affirmation que le nom recueille le langage silencieux des choses. Se pose la question, en effet, s’il existe ou non un langage qui précède la nomination. Un langage inaudible, un langage qui se réduit à un pur mutisme, peut-il être vraiment accueilli dans la parole humaine ?

Le silence dans l’essai Sur le langage… hésite entre deux acceptions. Il est d’une part un silence qui communique. Le mot humain imite ce silence positif, il intègre véritablement ce langage. Benjamin dit, dans Sur le pouvoir d’imitation, que dans un passé reculé, « parmi les phénomènes considérés comme imitables figuraient aussi les phénomènes [par essence inscrutables, c’est-à-dire] les phénomènes célestes. Dans la danse, dans d’autres cérémonies cultuelles, on pouvait produire une imitation, mettre en œuvre une ressemblance »125. Dans ce sens, le langage est onomatopéique, il vise à ressembler à un original.

Or, il s’agit d’une ressemblance non sensible à la parole du monde. Nous pourrions plutôt parler d’une ressemblance magique, parce que le silence du monde est également silence dans le sens habituel du terme, dans sa portée négative. Maintenant commence, comme le dit Benjamin, pour elle [pour la parole] cet autre sorte de mutisme, auquel nous pensons lorsque nous parlons de la profonde tristesse de la nature [c’est-à-dire son être privé de langage]126. Car le monde, en vérité, ne communique

124 ID., p. 159. 125 W. BENJAMIN, Sur le pouvoir d’imitation in Œuvres II, Paris, Gallimard,

2000, p. 360. 126 W. BENJAMIN, Sur le langage…, op. cit., p. 162.

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rien, son langage est insaisissable, la parole humaine n’y a plus d’accès et d’une langue à l’autre les hommes ne la nomment plus, mais la surdénomment.

Derrida écrit dans Le Monolinguisme de l’autre : « Ce monolingue est en quelque sorte aphasique […] il est jeté dans la traduction absolue, une traduction sans pôle de référence, sans langue originaire, sans langue de départ »127. Il nous semble que cette citation est très proche de la pensée de Benjamin. Il y a un silence de départ, mais en même temps ce silence n’est pas uniquement pur mutisme, il est aussi à traduire.

C’est dans La tâche du traducteur qu’il nous est possible de comprendre mieux cette présence-absence (ce double silence) qui caractérise l’original. L’hésitation est bien présente dans cet essai, déjà en ce qui concerne le statut à accorder au traducteur. En effet, d’une part il est assimilé à l’artiste (Benjamin dit qu’il doit lui-même faire œuvre de poète128), d’autre part l’auteur considère qu’il a une tâche propre qu’il faut bien distinguer de celle l’écrivain129. Benjamin thématise donc en même temps une co-naissance de l’original et de la traduction, mais aussi une préséance de l’original.

On ne parle jamais qu’une seule langue130, dit très justement Derrida. Nous qui habitons le français, n’avons pas accès au nom allemand « Brot ». Il est pour nous l’intraduisible même, il est au-delà des frontières de notre monde linguistique et se réduit pour nous au pur silence. Rien ne permet de connaître l’étranger tel quel avant la traduction. Il n’existe pas.

Nous pouvons certes l’appeler « pain », mais par là nous n’aurions encore que transmis le sens du terme. S’arrêter à ce point reviendrait à souscrire à la théorie référentielle du langage. Mais une telle transposition est cependant nécessaire elle permet d’ancrer la traduction dans le présent, elle donne une assise à la parole étrangère dans notre monde.

En effet, comme l’étranger nous est inaccessible dans sa préséance, le traducteur ne peut le scruter que dans le présent même, dans son propre don. C’est ici, dans la simultanéité que le traducteur doit chercher à poser l’original comme préexistant, qu’il doit passéfier sa propre parole. Il doit reculer dans le passé le nom de sa propre langue pour y laisser entrer

127 J. DERRIDA, Le Monolinguisme de l’autre, op.cit., p. 117. 128 W. BENJAMIN, La tâche du traducteur, op.cit., p. 245. 129 ID., p. 254. 130 J. DERRIDA, Le Monolinguisme de l’autre, op.cit., p. 25.

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l’indétermination, l’ouverture par laquelle surgit dans la langue maternelle l’écho d’une œuvre écrite dans une langue étrangère131.

« La traduction doit […], dit Benjamin, amoureusement jusque dans le

détail, adopter dans sa propre langue le mode de visée de l’original »132. Or c’est justement ce qui n’est pas saisissable, ce qui pour nous se réduit au silence. Il ne s’agit pas d’un vouloir dire, mais bien plutôt d’une simple réception. Il faut, en d’autres mots laisser notre propre langue se moudre par la parole étrangère. Il faut, dans une traduction, suivant la citation que Benjamin reprend de Pannwitz, sanscritiser, helléniser, angliciser l’allemand au lieu de germaniser le sanscrit, le grec, l’anglais133. Et Benjamin de faire l’éloge des traductions de Sophocle par Hölderlin où l’allemand est amené aux confins de l’exprimable et où « le sens […] tombe de précipice en précipice, jusqu’à risquer de se perdre dans les gouffres sans fond de la langue »134. « On ne parle jamais qu’une seule langue…(oui mais) – On ne parle

jamais une seule langue »135 . C’est la loi même, dit Derrida, de la traduction, mais c’est la loi aussi de toute parole. C’est seulement la reconnaissance du silence au cœur de tout mot, c’est-à-dire de notre impossible possession du langage, que nous pouvons rester toujours ouvert au monde, que nous pouvons rencontrer le monde.

Or une telle parole est une promesse. « Chaque fois que j’ouvre la bouche, chaque fois que je parle ou écris je promets. […] C’est le « il faut qu’il y ait une langue [qui sous-entend nécessairement : « car elle n’existe pas », ou « qu’il fait défaut »], « je promets une langue », « une langue est promise » qui à la fois précède toute parole et appartient déjà à chaque langue comme à toute parole »136.

Nous l’avons vu avec Rosenzweig : s’ouvrir au monde, à ce qui est le plus proche, est déjà s’ouvrir à Dieu. La parole qui se mire dans le regard de l’autre exprime, tout en sachant qu’il s’agit d’une tâche dont il est impossible de s’acquitter, le grand désir d’une complémentarité des

131 W. BENJAMIN, La tâche du traducteur, op.cit., p. 254. 132 ID., p. 257. 133 « [...] nos traductions mêmes les meilleures partent d’un faux principe voulant

germaniser le sanscrit le grec l’anglais au lieu de sanscritiser, d’helléniser, d’angliciser l’allemand » (ID., p. 260.).

134 ID., p. 261. 135 DERRIDA, Le Monolinguisme de l’autre, op.cit., p .25. 136 ID., p. 126.

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langues137. Dire l’autre, c’est déjà donc en quelque façon dire tout autre, se vivre dans l’ouverture, et par là aussi dire le tout autre- certes seulement en l’anticipant, de manière intensionnelle.

En reformulant, nous pourrions dire que la traduction, dans le sens de Benjamin, hésite entre arrêt et dynamique. Elle est traduction parce qu’elle est un dire dans le maintenant. Mais elle est aussi traduction en tant que mouvement, en tant qu’ouverture laissée à un autrement dire, en tant qu’autotraduction infinie. C’est la raison pour laquelle Benjamin affirme que « toute traduction d’une œuvre appartenant à un moment déterminé de l’histoire de la langue, eu égard à un aspect déterminé de la teneur propre à cette œuvre, représente les traductions dans toutes les autres langues »138.

3.3. La traduction comme dépassement de l’original Dans la section qui précède, nous avons montré les raisons pour

lesquelles il était nécessaire de considérer que l’original est d’emblée traduction. En effet, c’est la traduction qui constitue l’original, car c’est seulement en traduisant que nous nous rendons compte de notre impossibilité de le dire, de la vie ou de l’ambiguïté qui le constituent.

Nous aimerions à présent proposer une autre façon de comprendre l’affirmation que l’original est d’emblée traduction. Benjamin dit que la traduction dépend de la traduisibilité des œuvres à traduire. Toute production langagière, en effet, n’est pas traduisible. Dans l’essai intitulé Le Conteur, Benjamin écrit:

« Villemessant, le fondateur du « Figaro », a caractérisé la nature de

l’information dans une formule célèbre : "Mes lecteurs, disait-il, se passionnent davantage pour un incendie au Quartier latin que pour une révolution à Madrid". On ne saurait dire plus clairement, ni plus brièvement, que l’information en prise sur la réalité la plus immédiate trouve désormais plus d’audience que les nouvelles venues de loin. Celles-ci – que la distance fût d’ordre spatial ou temporel, qu’elles eussent leur source dans des pays lointains ou dans une tradition ancienne- jouissaient d’une autorité qui les rendait valables en l’absence même de tout contrôle. L’information, elle, prétend être aussitôt vérifiable »139.

137 W. BENJAMIN, La tâche du traducteur, op.cit., p. 257. 138 ID., p. 253. 139 W. BENJAMIN, Le Conteur, op.cit., p. 123.

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La parole journalistique ou publicitaire qui ne vise qu’à informer se loge dans une autosuffisance absolue. Elle ne concerne que l’immédiat, elle correspond à une pure présence. Une telle parole refuse toute altérité, qu’elle soit temporelle ou chronologique. Autrement dit, elle n’est actuelle que dans l’ici-maintenant. Dès lors, toute transposition de celle-ci dans une langue différente, tout colportage de celle-ci dans des contrées lointaines, devient vaine. La traduction ne ferait que dénaturer l’information actuelle et par là, elle est inutile et impossible même.

Par conséquent, seules les œuvres contenant plus que la communication sont traduisibles. C’est l’insaisissable, le mystérieux, le « poétique »140 qui est l’objet sur lequel porte le travail du vrai traducteur. Cette dimension doit donc d’emblée être présente dans les œuvres. Mais quelle est exactement cette dimension insaisissable ?

Benjamin dit, dans l’essai Deux poèmes de Friedrich Hölderlin, que le « noyau poétique se révèle […] comme passage de l’unité fonctionnelle de la vie à celle du poème »141. Il correspond en effet au temps historique, au mouvement de la vie qui est intégré dans l’œuvre. Il est régi par une loi d’identité qui « énonce que toutes les unités, à l’intérieur du poème, apparaissent d’emblée dans une interprétation intensive, qu’on ne peut jamais saisir les éléments à l’état pur, mais seulement la structure relationnelle où l’identité de l’essence singulière est fonction d’une chaîne infinie de séries à travers lesquelles se développe le noyau poétique »142.

Il y a donc une infinitude, une recherche incessante et sans possibilité d’identités stables qui se trouve au cœur même des œuvres à traduire. Et, il n’est pas par hasard que Benjamin appelle ailleurs ce noyau mythique la teneur de vérité143 de l’œuvre. En effet, il garantit que l’œuvre puisse être vraie en tout temps et lieu, que par son ouverture constante sur d’autres possibles, elle puisse toujours paraître actuelle. Formulé d’une autre manière, nous pourrions dire que seules les œuvres prise dans une dynamique d’autotraduction, qui, historiques, cherchent à nous parler à travers l’altérité des mondes et des époques, sont traduisibles.

« La traduction est une forme. Pour la saisir comme telle, il faut revenir à l’original. Car c’est lui, par sa traductibilité, qui contient la loi

140 ID., p. 245. 141 W. BENJAMIN, Deux poèmes de Friedrich Hölderlin in Œeuvres I, Paris,

Gallimard, 2000, p. 94. 142 ID., p. 104. 143 Cfr W. BENJAMIN, Les Affinités électives de Goethe in Œeuvres I, Paris,

Gallimard, 2000, p. 274.

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de cette forme »144. Ce n’est donc que si l’original est toujours déjà traduction qu’il peut être traduit. Il nous précède, il nous fait le lever les yeux, parce qu’il est déjà ouverture, autoréflexion infinie. Toute traduction, dans ce sens, est une traduction intérieure : le traducteur se place toujours à l’intérieur de l’original.

Or se pose la question, dans ce cas de figure, de la tâche propre du traducteur. Sa visée est d’éveiller la traduction dans les œuvres. Car précisément, la traduction n’est pas apparente dans les œuvres. Elle est enfouie sous « le sens lourd et étranger145. La libérer de ce sens […] réintégrer au mouvement de la langue le pur langage qui forme tel est le prodigieux et l’unique pouvoir de la traduction »146.

Ainsi la traduction revient à ouvrir l’original vers l’infini. Elle concerne peu le sens, mais elle vise davantage à montrer l’universalité de l’œuvre. C’est dans cette mesure que la traduction dépasse en quelque sorte l’original, il le transplante –ironiquement- sur un terrain plus définitif. En un mot, la bonne traduction met en évidence que l’œuvre est une parole qui nomme vraiment, qui concerne le monde et qui est engagé dans une promesse.

144 W. BENJAMIN, La tâche du traducteur, op.cit., p. 245. 145 ID., p. 258. 146 Ibidem.

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De la traduction d’une fiction à la fiction d’une traduction : paradoxes temporels de l’écriture

chez Borges

par

Isabelle Ost

Le récit de Borges La quête d’Averroës s’achève sur l’image du

philosophe arabe contemplant son reflet dans un miroir ; à cet instant, il disparaît comme par enchantement, entraînant avec lui sa maison, son jardin, sa famille et le monde qui l’entoure. En réalité, ce n’est pas tout à fait la fin du récit, puisque Borges ajoute un commentaire dont voici les dernières phrases [annexes, extrait 1]. Somme toute, ce morceau pourrait passer pour un petit aphorisme sur l’intraduisibilité : pour traduire, il faut comprendre – traduction et connaissance sont deux problèmes épistémologiques étroitement liés. Or que peut-on connaître d’une autre culture qui nous est étrangère, que peut-on imaginer d’une époque lointaine de la nôtre ? Rien, semble dire Borges, sinon quelque chose qui nous renvoie à nous-même : dans un miroir, ce ne n’est jamais que son propre visage que l’on voit.

Un aphorisme sur l’incommensurabilité, l’intraduisible, pour ouvrir une communication sur Borges et la traduction ? L’idée peut sembler baroque, quand on sait à quel point Borges est, de part en part, un traducteur. Si je devais entreprendre de dresser la liste des traductions d’écrivains européens et américains ou sud-américains que Borges a traduit, fût-ce très partiellement – ce que Efraín Kristal, auteur de Invisible Work. Borges and Translation , appelle « l’œuvre invisible » de Borges, d’après une expression que Borges lui-même utilisait –, je pense que le catalogue atteindrait les mille e tre du Don Giovanni. Je ne l’entreprendrai donc pas. De même que je ne m’attarderai pas, pour l’instant du moins – j’y reviendrai en fin de communication –, sur la théorie de la traduction qui se dégagerait de cette pratique borgésienne, et que résume en deux mots le fameux traduttore, traditore. Dire que la traduction doit être infidèle à l’original, qu’elle doit l’enrichir, que différentes traductions d’un original créent une forme de constellation textuelle, laquelle vise une version parfaite mais inatteignable de l’œuvre, c’est encore se situer en deçà de la conception borgésienne de la traduction. Mais c’est aussi se tenir, à bien y regarder, fort proche du texte

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célèbre de Benjamin, La tâche du traducteur : de traductions en traductions, le mouvement incessant d’une langue à l’autre vise l’utopie de la langue parfaite, sorte de Graal qui se trouve perdu quelque part dans la Terre Gaste qu’est le No man’s land de « l’entre-langues ».

Ce n’est donc pas directement la tâche de traducteur qu’a endossée Borges qui va m’intéresser, puisque je vous propose plutôt d’aborder la question par un détour pour mieux y revenir, càd revenir à ce qu’elle a d’essentiel : l’activité de traducteur de Borges, en effet, loin d’être une activité annexe et subordonnée à son travail de création propre – et pour « invisible » qu’elle soit –, cette activité de traduction imprègne toute l’écriture borgésienne. Plus qu’une « tâche », un devoir de l’écrivain, elle offre une vision de la littérature. En un mot, la poétique de Borges est une poétique de traducteur – une poétique de la traduction et de la réécriture. Voilà ce que je voudrais approfondir ici, en explorant, pour parler en termes deleuziens – Deleuze qui sera d’ailleurs fort présent dans ce texte –, le « rhizome » borgésien à travers ses points de connexion multiples et récurrents.

Qui s’amuserait à passer en revue les titres des recueils de Borges ne

pourrait manquer d’être frappé par un détail – significatif, semble-t-il : la plupart de ses titres ressortissent du champ sémantique de l’écriture et désignent du coup la sphère de la littérature elle-même – on notera par exemple L’auteur (El Hacedor), Fictions, Le livre de sable, Le livre des êtres imaginaires, L’Aleph (première lettre de l’alphabet sacré), le Livre des préfaces, etc. À travers ces titres, Borges vise donc l’acte même de l’écrivain, ou son produit (le livre). Il faut donc que l’interrogation sur la littérature passionne Borges, posant les questions « qu’est-ce que la fiction ? », « qu’est-ce qu’un écrivain ? » – à moins que le ti esti platonicien, question de quiddité, de définition, ne laisse plutôt place à des questions de fonctionnement (« comment ça marche, la fiction ? », etc.). Bref, il faut que ces grandes questions soient celles qui traversent l’œuvre de l’écrivain argentin, et en organisent le principe sous-jacent – principe dans le sens d’une règle première de fonctionnement qui génère le montage de l’agencement d’écriture propre à Borges.

Prenons pour exemple un petit texte du recueil El hacedor, celui précisément qui donne son titre au recueil. Titre sur lequel Jean-Michel Adam attirait l’attention, dans un exposé consacré à Borges lors d’un colloque à Lausanne (Unilausanne, octobre 2007), en épinglant la traduction qu’en donne Roger Caillois : L’auteur – avec de surcroît cette mention « et autres textes » qu’il prend l’initiative d’ajouter, initiative malheureuse à mon sens puisqu’elle déforce la portée de la nouvelle-titre

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sur l’ensemble du recueil. Ce débat prouve en tous les cas que nous sommes déjà, dès le titre, confrontés à un problème de traduction : en espagnol, « El hacedor », signifie littéralement le « faiseur », le « fabricateur » (le substantif vient du verbe «hacer », « faire »). Comment donc en est-on arrivé à « l’auteur » ? Non seulement en fonction de ce qui est raconté dans le petit récit qui porte ce titre (traduction selon le sens du texte, la sémantique), mais aussi par l’intermédiaire du grec, du verbe « poiein », « faire », lequel donne « poiesis », et en français « poète ». « Poète » est donc une traduction possible – celle qu’adopte justement J.-M. Adam, traduction qui, selon lui, fait entendre mieux le « grec-espagnol » de Borges ; et qui par ailleurs a l’avantage de joindre les deux champs sémantiques de la fabrication ou création et de la littérature. Reste toutefois une difficulté : « poète » en français a perdu son sens général, au profit d’un sens générique – « faiseur de poèmes ». Le lecteur entendra-t-il encore l’étymologie ? A contrario, le choix de R Caillois a le défaut de gommer cette étymologie, mais traduit mieux le sens général par le terme d’« auteur ». C’est pourquoi, aucun choix de traduction en français ne paraît pouvoir rendre la richesse de ce titre – il faut en prendre son parti, le moins mal possible.

Rentrons maintenant dans le récit lui-même : ce texte parle d’un être anonyme, désigné par une troisième personne du singulier, dont Borges nous dit qu’il ne vit que dans un monde de sensations, de jouissance immédiate, oublieux du passé [extrait 2]. Un jour pourtant, ce « il » réalise qu’il devient progressivement aveugle ; au désespoir qui l’envahit d’abord succède l’absence de crainte, voire la joie et l’espoir. Car en réalité, cet homme comprend que tout cela lui est déjà arrivé. Dès lors, des souvenirs très précis lui reviennent en mémoire, souvenirs qui ont trait à des scènes de combat ou d’amour. Vient alors le dernier morceau du texte, particulièrement digne d’attention.

Premier élément à épingler, le fait que les souvenirs apparaissent au personnage « comme une simple préfiguration du présent » : ce retour du passé dans le temps, il faudra y revenir assez longuement. Ensuite, il semble bien que derrière ce « il » inconnu se cacherait la figure d’Homère, auteur de l’Iliade et l’Odyssée, figure emblématique du poète, et même du poète aveugle, dont on va découvrir qu’elle est en réalité, pour l’écrivain argentin, l’emblème de toute figure d’hacedor, de fabricateur de poèmes. Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois que Borges nous confronte avec Homère : L’immortel, premier texte du recueil L’Aleph, narre le récit d’un soldat romain qui part en quête de la cité des Immortels, et finit par boire l’eau d’un fleuve qui lui permet, de fait, de traverser les siècles. Or la fin du récit nous dévoile que cet homme n’est

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autre qu’Homère : comme si Homère était pour Borges la figure même de l’immortel, de l’écrivain qui survit au flux du temps par ses épopées – un temps scandé dans ses répétitions par cette figure aveugle de la poésie.

Pour revenir un instant encore au texte El hacedor, on peut en retenir que la figure du poète par excellence étant Homère, c’est donc bien la cécité, les yeux aveugles qui caractérisent le regard d’un auteur. Il existe manifestement, pour Borges, un lien entre écriture et absence de vision sur le monde, c’est-à-dire d’emprise sur l’immédiateté, le présent : ce lien passerait ainsi par la mémoire, l’introspection. Un retour vers le passé, en quelque sorte, mais un passé tout proche, qui paraît se confondre avec ce qui doit encore arriver. Tout est déjà arrivé, mais tout est, aussi, encore à venir – encore à écrire. Les choses se passent donc comme si l’œuvre, d’une certaine façon, préexistait à son « fabricateur », son auteur, qui ne le devient qu’au moment de la plongée définitive dans l’obscurité – l’abolition du présent immédiat de la vision.

Mon travail, à partir de ce constat, va précisément consister à montrer comment l’ensemble de ces éléments ne s’imbrique pas dans cette nouvelle-titre de manière fortuite, mais constitue au contraire le principe d’une écriture de la traduction, en ce sens qu’elle est toujours passage d’une écriture pré-existante, pré-déterminée, vers une réécriture nouvelle. Un autre texte très court tiré du même recueil, La Trama (La Trame), peut venir immédiatement appuyer cette hypothèse : dans ce texte, il est question d’une forme de répétition du célèbre épisode de l’assassinat de César, par son fils notamment, des années plus tard, en Argentine. Or Borges nous dit que cet épisode constitue une scène (dernier mot du texte original), au sens théâtral du terme ; et le destin (premier mot du second paragraphe en espagnol), serait une trame (mot-titre), trame narrative, tissée de fiction, de scènes qui se répètent et se correspondent à travers le temps. Dans cette lecture de l’existence, les événements « n’arrivent » jamais de manière isolée, mais ils surviennent pour que (premier mot du texte espagnol) la narration de l’histoire se construise à travers les époques, pour qu’un destin, càd un récit, une intrigue immense, se trame – comme si le mouvement aveugle du temps supposait lui aussi la pré-détermination.

Ainsi, ce petit texte nous montre une fois de plus l’intérêt, dans l’œuvre de Borges, de traquer certains termes-clés, certains signifiants qui se répètent et créent progressivement une trame – un processus de signifiance, dirait Barthes, générateur de signifiants récurrents . Ou encore une machine d’écriture, un rhizome, un agencement, pour utiliser des termes plus deleuziens : agencement dessinant, sur le plan de l’énonciation, mais aussi la surface de l’énoncé (les thèmes), une

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cohérence – cette poétique d’écriture dont je disais qu’elle est un principe de traduction, ou de réécriture permanente. Poétique qui tisse un nœud très précis, singulièrement borgésien, entre des questions récurrentes : « comment ça fonctionne, la fiction ? Et le destin ? », « comment ça marche, la littérature ? », « comment voit-on avec des yeux d’aveugle ? » « Comment devient-on auteur ? » – car on ne l’est pas, on le devient, par l’intériorisation du regard. Nœud borgésien, entre fiction et traduction, qui se resserre grâce à un certain regard sur le temps – quand bien même ce regard serait frappé de cécité –, un temps qui semble progresser, telle la petite ritournelle deleuzo-guattarienne, sur le mode du « ré » : réitération, répétition, réécriture, etc.

Dans un premier temps, il faudrait s’attacher à déplier le lien encore obscur entre l’écriture, qui apparaît sous les traits du poète, du fabricateur, et la question de la cécité. Une façon discrète, un peu anodine, de pénétrer dans l’agencement borgésien serait d’examiner un portrait de l’auteur – Borges « homériquement » aveugle –, soit de regarder un regard manifestement privé de regard. C’est une expérience de contemplation un peu déroutante, étrange, que commentent Jean-Luc Nancy et Federico Ferrari dans leur livre récent, Iconographie de l’auteur : sous le titre « L’unité profonde du Verbe », Borges figure en bonne place dans la galerie de portraits d’auteurs, qui fait suite à un petit texte théorique. Ce qui nous trouble précisément, dans ce jeu de regards, c’est que les yeux d’un homme privé de vision, loin de laisser notre œil en repos, nous regardent. Ils ne nous voient pas, nous spectateurs du portrait, mais ils nous regardent – je pense ici, bien entendu, à la schize que Lacan trace entre l’œil et le regard. Pour Lacan en effet , si l’œil est bien l’organe de la vision, instrument de visée intentionnelle du réel, le regard s’en distingue comme ce qui échappe à ma vision, ce qui me leurre (je vois mais les choses me regardent), et par conséquent le regard devient objet de désir et de fantasme (objet « a » ), soutien de « la pulsion dans le champ scopique ». Ainsi l’image du visage de Borges nous donne à voir une absence de vision, mais elle constitue aussi un piège du regard, piège qui vient poinçonner notre œil ; et notre propre regard de sombrer alors dans ce trou de la cécité, de vaciller dans l’abîme ouvert par les yeux vides. Nancy et Ferrari : « tout est également réel ou irréel. La photographie d’un aveugle (Borges, Homère ou Milton) nous ôte l’illusion de voir le regard de quelqu’un, et nous doutons même d’être doués de vue : seul voit l’objectif que ni l’autre ni nous ne voyons »147.

147 F. FERRARI et J.-L. NANCY, Iconographie de l’auteur, Paris, Galilée, 2005,

p. 51.

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Avec la disparition de la vision – des yeux qui ne sont pas seulement fermés au monde, mais vides –, on constate donc que s’abolit la fonction de frontière des yeux, frontière entre l’intériorité du corps et l’extérieur du visage. Ainsi, pour l’écrivain aveugle, il n’est plus question de décrire un monde perçu au dehors, mais de raconter un monde intérieur qui advient à lui. Plus précisément, c’est la ligne de fracture entre dehors et dedans, réel et imaginaire, qui s’est estompée. Or si pour Borges, l’auteur, descendu dans la nuit éternelle de la cécité, se confond par essence avec le visage énigmatique d’Homère, Nancy et Ferrari font également du buste du poète épique une effigie de l’écriture. En effet, en raison de cette abolition de la frontière, le visage homérique ne peut que se confondre avec l’œuvre elle-même. Aussi peut-on supposer que « chaque portrait d’auteur cherche à saisir quelque chose d’un buste d’Homère. Chaque peintre, chaque photographe […] cherche à étreindre dans la personne la teneur personnelle du visage pour y faire affleurer l’œuvre »148. Car l’impossible vision entraîne l’abolition de l’individu, la défiguration de la figure d’auteur comme maître de son processus d’écriture : « la cécité retire le sujet avec l’objet », disent encore Nancy et Ferrari149. Si bien qu’« Homère » serai, in fine, un signifiant qui ne désigne pas tellement un auteur – dont l’histoire littéraire ne sait rien –, mais plutôt un nom qui signifierait une œuvre, le visage d’une écriture – un entre-deux de l’image et de l’œuvre.

En réalité, cette fonction d’entre-deux – d’entremise, de mésotès –, Ferrari et Nancy l’attribuent à toute iconographie, tout portrait d’écrivain, quel qu’il soit, sous le patronage du buste d’Homère. « Point de suspension », « fragment de corps cueilli dans l’instantanéité d’un passage de la puissance à l’acte »150, telle est l’image pour les deux philosophes. Or si celle-ci endosse la fonction de tiers, de médium, de quelle médiation s’agit-il ? Il faut, pour donner quelques éléments de réponse à cette question, décomposer le geste icono-graphique, comme le font Nancy et Ferrari. Le portrait de l’auteur, ce lieu où « la graphie – son « écriture », sa manière, sa propriété insubstituable – de l’œuvre y devient icône – figure, emblème figural, hypostase, visage »151, réaliserait le dévoilement de l’œuvre – tout aussi bien que le voilement – à même les traits de l’écrivain. Cela suppose, avant tout, une conception du rapport œuvre-auteur qui prenne à rebours l’ontologie traditionnelle de la création

148 ID., p. 27. 149 ID., p. 26. 150 ID., p. 22. 151 ID., p. 36.

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littéraire, laquelle postule que la biographie d’un écrivain peut servir à « expliquer » son œuvre, et, partant, que l’on serait à même de retrouver dans les traits de l’auteur la signification, ou, à tout le moins, la clé de l’interprétation de cette œuvre. A contrario, Ferrari et Nancy partent de l’idée selon laquelle un « auteur » est le terme qui désigne précisément la figure qui se lit à travers l’œuvre, figure que l’œuvre crée – plutôt que l’inverse – et qui y croît (faire dériver auctor de augeo, « j’augmente »).

Il faut donc que l’on considère l’œuvre non comme un produit fini et clos mais comme un processus d’écriture ouvert, en acte, une poétique au sens étymologique du mot : le geste de cette poïesis, toujours à refaire, consisterait ainsi à donner à voir le visage de son auteur, à travers l’acte de lecture. Dès lors, la lecture procéderait d’une tension fondamentale, d’un appel fort de l’écriture à scruter le texte pour y retrouver, entre les lignes, dans ses marges, une image, une présence, qui pourtant en est toujours, nécessairement, absente. Toutefois, cette image – le portrait d’un écrivain – ne représenterait pas autre chose qu’une impérieuse injonction à lire, dans les traits du visage, l’œuvre – « la figure de l’auteur ne représente rien d’autre que l’idée de la création »152 : une photographie qui ne pourrait que tromper, frustrer le désir du lecteur, mais aussi y faire mouche, le piquer au vif, le poindre d’un appel intransigeant vers l’œuvre elle-même. C’est pourquoi, dans le geste icono-graphique, où la graphie de l’œuvre se fait icône, dans le geste du tracé de la figure d’un auteur, il ne faudrait pas voir un geste à proprement parler figuratif (représentatif) : dans le passage de la graphie à l’icône, la défiguration le dispute toujours à la figuration. On songera ici au concept de « défiguration » forgé par Philippe Lacoue-Labarthe, ainsi qu’au « devenir-imperceptible » de Deleuze et Guattari, concept que suppose celui du « traître » : le « traître » deleuzo-guattarien ne trahit en définitive rien d’autre que la figuration de soi, sa propre figure, en acceptant la défiguration – ne trahit donc que les traits de sa propre visagéité, de ce qui l’assujettit au régime de la identification et de la représentation, de l’individualité et de « la ligne organique ».

En résumé, lire serait donc un acte par nature icono-graphique, c’est-à-dire une réécriture de l’œuvre faisant surgir des images. À commencer par une image fondamentale, « l’Urikonographie » de tout texte – terme de Ferrari et Nancy –, l’icône originaire, à savoir le visage de l’auteur, icône qui resterait indiscernable, « spectrale », figurée et défigurée à la fois… Un point de suspension entre le sens du texte et l’évidence de l’image, tiers ou mésotès entre le corps des mots et celui de l’écrivain. La

152 ID., p.17.

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lecture y deviendrait alors un acte érotique, un corps à corps passionnel avec l’œuvre lui donnant chair et vie, acte qui l’incorporerait en nouant en une étreinte les mots aux images qu’ils suscitent.

Ainsi, le portrait de Borges, portrait aux yeux vides derrière lequel on discerne en filigrane la tête d’Homère, l’aède des aèdes, El hacedor par excellence, cette figure en procès de défiguration, esquisserait « l’Urikonographie » de ce qu’Yves Bonnefoy nomme avec justesse, non pas Jorge Luis Borges – l’individu –, mais « l’œuvre littéraire appelée Borges »153. Homère-Borges sans vision, au regard blanc : tels nous apparaissent les traits d’une œuvre ouverte, d’une poétique en acte, traits qui se confondent avec les lignes de l’écriture, traits toujours en voie de « traîtrise ». Dans la liste des innombrables traîtres borgésiens – ces séries quasi illimitées de personnages de gauchos aux poignards affilés –, Homère-Borges apparaît comme le visage de la traîtrise scripturale en tant que telle.

Reste que ce traitement de l’iconographie présuppose une autre question, celle de l’image, de son statut, tant épistémologique qu’ontologique . Loin d’immobiliser le temps dans une éternité figée, l’image est au contraire, précisaient Nancy et Ferrari, un simple « point de suspension », l’instant très éphémère du « passage de la puissance à l’acte » – passage qui lui permet justement d’endosser sa fonction de moyen terme. Une incursion éclair dans l’étude bien connue de Barthes sur la photo, La chambre claire, nous apprend que le « noème de la photographie » est la conjonction de temps différents convergents dans l’image – présent, passé, futur antérieur, etc. –, convergence qui forme le fameux « punctum » : à savoir, ce qui justement vient poinçonner, piéger mon regard à mon insu – on entendra résonner ici une consonance lacanienne. À la question de savoir à quoi l’image sert de médiation, on peut donc répondre : l’image est le médium de temps différents, temps qui convergent dans une seule circulation, dont, précisément, elle serait le lieu de passage. Outre la résonance lacanienne, on perçoit assez nettement l’écho de la théorie deleuzienne de l’image, et, sous-jacente, sa lecture singulière du temps. Or cette lecture deleuzienne du temps, nous allons le

153 Bien qu’il ne formule cette idée que pour la nuancer – sinon la contester –, Yves

Bonnefoy écrit ceci, qui me semble d’une grande pertinence : « ne parlant au sein de ses livres que pour se distinguer de l’être de chair et d’os qu’il est par ailleurs […], montrant que l’ordre des mots outrepasse et déconsidère celui des choses, Borges, "l’œuvre littéraire appelée Borges", marquerait la fin d’une anthropologie fondée sur la présence et la référence » (Y. BONNEFOY, « Jorge Luis Borges », in La Vérité de la parole et autres essais, Paris, Mercure de France, coll. « Folio essais », 1992, p. 322).

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voir, possède une très forte affinité avec celle que propose Borges, et qui sous-tend, très précisément, sa poétique d’écriture en tant que poétique de la traduction ou de la réécriture. C’est donc à montrer le rapport étroit entre Deleuze et Borges sur cette question du temps que je vais m’attarder maintenant, parce qu’elle devrait nous conduire à resserrer le nœud entre les questions que j’évoquais en commençant, dont celle de la réitération, celle l’écriture elle-même et celle du regard aveugle.

On sait que la pensée de l’image que construit Deleuze, par le biais

d’une vaste enquête historique sur le cinéma, aboutit à développer sa théorie du virtuel, qui résulte, bien évidemment, d’une réflexion sur le temps – plus exactement sur « l’image-temps ». Un mot donc de cette théorie de l’image et du virtuel. Dans le « métacinéma » bergsonien – un monde régi par l’équation matière=lumière=mouvement=image, où tout étant peut être perçu, mais est aussi par lui-même un centre de perception –, dans cet univers bergsonien, l’image « actuelle » (actualisée, effectuée spatio-temporellement) ne se trouve jamais isolée, « purement actuelle », mais elle est toujours entourée d’une nuée d’images virtuelles, qui se « branchent » sur celle-ci pour former avec elle des circuits plus ou moins vastes. Or une image virtuelle est une image inconsciente, incertaine et indéterminée, en raison de sa vitesse et de son caractère extrêmement éphémère : en effet, elle se crée et se détruit, nous explique Deleuze, « en un temps plus petit que le minimum de temps continu pensable »154. En ce sens, la multiplicité des images virtuelles, ou « les images-temps », opère une plongée dans le temps – vers les deux directions du passé et le futur – mais de la façon la plus infime, la plus condensée possible.

Arrêtons-nous un instant sur cette quasi définition du virtuel comme ce qui est émis et absorbé « en un temps plus petit que le minimum de temps continu pensable », pour examiner ce qu’il en est chez Borges. Le problème de l’infiniment infime, de l’infini considéré comme plus petit, et non plus grand, que ce qui est accessible à la pensée – mais non à l’image, selon Deleuze –, ce problème mathématique est aussi un problème éminemment borgésien. De même que pour Deleuze, « l’infini est comme la “enième ” puissance de 1, ou comme l’intensité développée qui correspond à 1 »155 – autrement dit la subdivision infinie d’une

154 Outre les deux volumes de G. Deleuze sur le cinéma, on trouvera une

présentation synthétique de sa théorie du virtuel dans G. DELEUZE, « L’actuel et le virtuel », in Dialogues, avec Claire PARNET, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996.

155 On trouve cet extrait dans une conférence prononcée en 1964 lors d’un colloque organisé par Deleuze, sur Nietzsche, « Conclusions sur la volonté de puissance et

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quantité infime –, ainsi pour Borges, rien n’illustre mieux l’infini que le fameux paradoxe de Zénon, celui de la course entre Achille et la tortue ou encore de la flèche immobile sur sa trajectoire. Pour le piquant de l’histoire, Borges, qui adore comparer les incomparables, dans Le livre des préfaces, va même jusqu’à faire de Zénon l’un des deux grands précurseurs de Kafka – l’autre étant le Bartleby de Melville, justement une autre grande référence deleuzienne [extrait 3]. Ce qui ne manquera pas de nous rappeler un passage de l’une des Fictions, La mort et la boussole, dans lequel, sous couvert d’une intrigue policière (un tueur en série à démasquer), Borges nous construit un autre labyrinthe, ligne unique et infiniment subdivisible [extrait 4].

Ce sont toutefois deux autres fictions que je voudrais évoquer ici : La loterie à Babylone et La bibliothèque de Babel. La première est cette fiction d’une Babylone entièrement régie par une machinerie toute-puissante, une loterie illimitée, la loi despotique du hasard comme seule transcendance et unique absolu. Dans la vie des habitants de la cité, toute décision est régie par le hasard : ce qui signifie aussi que chaque événement peut être à son tour remis en cause par une autre décision du hasard – chaque événement étant un point du temps à partir duquel se crée une nouvelle ramification, autrement dit, une disjonction entre deux séries minimum, séries d’événements qui serviront à leur tour de points de disjonction, et ainsi de suite. Dans les séries, en fait, les événements restent virtuels, et ne sont actualisés (réellement effectués) qu’occasionnellement, par tel ou tel tirage de la loterie [extrait 5].

On remarquera que la description de ce jeu à échelle de l’existence, jeu qui n’est possible que si le temps est lui-même infiniment subdivisible, est reprise par Deleuze pour nourrir, dans Logique du sens¸ sa description de ce qu’il appelle le « jeu idéal ». Au contraire d’un jeu « normal », défini par des règles qui font en sorte que la partie progresse de coup en coup en « divisant le hasard » – ce qui signifie de manière chronologique, chaque coup étant cause de certains effets, dans une progression temporelle qui amène petit à petit la partie vers une victoire ou une défaite ; au contraire donc de ce jeu « normal », le jeu idéal est exactement celui de la loterie de Babylone – les coups ne sont pas « réellement distincts », mais seulement qualitativement, tous variations d’un seul et même Coup ou Lancer unique, et partant ne divisent jamais le hasard, mais le réaffirment tout entier. Ce hasard du jeu comme parabole

l’éternel retour », qui a été publiée dans L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, éd. par D. Lapoujade, Paris, Minuit, 2002, p. 163.

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de l’univers, chez Borges et chez Deleuze, est ainsi synonyme d’un infini susceptible d’être fragmenté par les coups du sort de manière illimitée.

Une autre vision de l’infini, quoique fort similaire dans son principe, nous est offerte par La bibliothèque de Babel : il s’agit cette fois d’un infini plus beckettien, procédant par « épuisement du possible », pour reprendre les termes de Deleuze parlant de Beckett ; épuisement grâce à l’exhaustivité de toutes les combinaisons logiques possibles156. Ce qui revient à nouveau à une subdivision interne et illimitée de chaque élément, de chaque fragment du Livre Total, pourrait-on dire, dont l’existence virtuelle suffit. Ainsi, Borges conçoit dans ce récit l’univers comme une bibliothèque immense à l’architecture répétitive, qui contiendrait tous les livres possibles – pour paraphraser Deleuze, qui épuiserait la « possibilisation » même du livre –, c’est-à-dire toutes les combinaisons de caractères dans toutes les langues possibles. Chaque ouvrage serait dès lors rigoureusement singulier, bien que ne différant d’un grand nombre d’autres que par une lettre ou une virgule. Le problème que Borges pose est alors le suivant : peut-on parler d’infini si par ailleurs on atteint, grâce à la combinatoire, à l’exhaustivité ? La solution entraperçue serait celle d’un univers illimité et périodique, un univers où l’aléatoire des séries finirait par dessiner un Ordre du désordre ; univers dont l’œil humain, attaché à un point de vue bien trop restreint, ne pourrait que conjecturer l’existence, lui qui ne connaît que l’expérience du chaos, du trop vaste, de l’infiniment grand, et partant, d’un transcendance – là où tout se joue pourtant sur un strict « plan d’immanence » [extrait 6]. Une fois encore, afin de pouvoir saisir l’Ordre de cette Bibliothèque, il faudrait être cet immortel qui, tel Homère, traverse les siècles en parcourant les livres, grâce aux réécritures et retraductions incessantes dans ce Babel planétaire de la littérature.

On pourrait évidemment multiplier les textes dans lesquels Borges

nous livre une métaphore de l’infinité – je pense par exemple à Funes ou la mémoire, ou encore au Livre de sable : un objet littéraire en apparence fini se divise en réalité en un nombre de pages illimité, sans que l’on ne puisse retomber deux fois sur la même page, la numérotation de celles-ci étant arbitraire. Mais pour progresser davantage dans l’expérimentation du temps borgésien, reprenons un instant le fil de la théorie deleuzienne du virtuel : l’image-temps deleuzienne n’est donc pas seulement virtuelle, mais elle a bien deux faces (dites « héautonomes »), actuelle et virtuelle,

156 Il s’agit ici du texte de G. Deleuze, « L’épuisé », in Quad et autres textes pour

la télévision, Paris, Minuit, 1992.

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qui ensemble cristallisent la totalité du temps. Le passage, c’est-à-dire la circulation permanente de ces deux faces, donne lieu à deux types de circuits : de vastes circuits d’actualisation, où la puissance du virtuel se différencie dans l’actuel pour former un objet individué ; ou au contraire d’étroits circuits de cristallisation, dans lesquels le virtuel et l’actuel s’échangent constamment jusqu’à en devenir indiscernables, c’est-à-dire jusqu’à ce que le reflet virtuel s’agglomère à son image actuelle en une formation cristalline – « l’image-cristal » est un quasi synonyme de « l’image-temps ». « Mais dans tous les cas », précise Deleuze, « la distinction du virtuel et de l’actuel correspond à la scission la plus fondamentale du Temps, quand il avance en se différenciant suivant deux grandes voies : faire passer le présent et conserver le passé »157 – la première de ces voies déterminant l’actuel, la seconde, le virtuel. C’est pourquoi, quoique le virtuel soit extrêmement « éphémère » – une image créée et détruite en un temps plus petit que « le minimum de temps pensable » –, il lui appartient malgré tout de conserver la totalité du passé. En réalité, ce paradoxe apparent s’explique facilement par le fait que chaque infime temporel – chaque virtuel – se prolonge toujours dans un autre fragment minimal de temps, ce qui, in fine, est cause de la circulation des virtuels (toujours multiples, assemblés en « brouillard » ou « nuée »). En outre, à chaque passage d’un virtuel vers l’autre s’opère un changement de direction du temps ; si bien que le temps ne peut plus se schématiser selon une ligne droite et unidirectionnelle, mais plutôt comme un réseau, une ramification de virtuels multiples sur laquelle le présent ne fait jamais que passer.

Petite parenthèse, on reconnaît là la construction temporelle qui sous-tendait les livres antérieurs (de plusieurs années) de Deleuze, tels que Différence et répétition – livre où Deleuze reprend le mouvement de l’éternel retour nietzschéen, retour non pas du passé à l’identique mais du principe de la différence – et Logique du sens. Dans ce dernier ouvrage, Deleuze présente en effet une alternative temporelle : soit le schème linéaire et unidirectionnel de la ligne du temps de Chronos, soit le temps selon la divinité Aiôn, comme une ligne bidirectionnelle, un mouvement qui subdivise constamment le présent – du coup, « inexistant », « fuyant » – dans les sens concomitants du passé et du futur – tout événement est toujours passé et à venir, irréversible et imminent à la fois. En réalité, la théorie de l’image deleuzienne, postérieure, s’appuie sur cette seconde lecture du temps, l’image cristallisant les bifurcations constantes de celui-ci – le concept de « synthèse disjonctive », dans Logique du sens, sera par

157 G. DELEUZE, « L’actuel et le virtuel », in Dialogues, op. cit, p. 184.

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la suite relayé par celui d’image-cristal. Ainsi, pour refaire un petit saut en arrière dans mon exposé, il apparaît que l’image qui cristallise les temps divergents serait in fine une image-visage, qui loin de fixer une figure dans l’éternité d’un temps immobile, joue plutôt comme point singulier de division et de synthèse temporelles, lieu d’un passage permanent entre différents parcours du temps. Aussi peut-on concevoir le portrait de l’auteur, par essence aveugle, comme la virtualité de son œuvre, point d’où se renouvèle sans cesse le présent de son actualisation.

Parmi les multiples textes qui pourraient nous prouver que Borges est bien un précurseur de Deleuze ou Deleuze de Borges – déjà la chronologie n’importe plus, on l’aura compris –, j’en épingle un qui dessine une véritable cartographie de ce labyrinthe temporel, le Jardin aux sentiers qui bifurquent. On sait que dans ce récit, le narrateur rencontre, dans des circonstances tragiques de guerre, un savant sinologue étudiant l’œuvre d’un certain Ts’ui Pen, arrière-grand-père du narrateur : entre autres, la grande œuvre de ce Ts’ui Pên, un roman labyrinthique, étonnant (Le jardin aux sentiers qui bifurquent, précisément), lui-même mis en abyme par un paysage qui le reflète. Labyrinthe et roman ne forment donc qu’un, à ceci près que les bifurcations, dans l’écriture, deviennent temporelles plutôt que spatiales. Ainsi le roman pourrait être la mise en intrigue des élucubrations théoriques que présuppose la loterie babylonienne, roman impossible qui poursuit toutes les virtualités du hasard, l’ensemble virtuel de tous les événements même contradictoires – « incompossibles », dirait Deleuze, d’après Leibniz. Un livre peut donc, tel le livre de sable, être infini parce que comportant un nombre illimité de pages ; mais il peut aussi être illimité – donc inachevable, voire inconcevable – de par la ramification infinie de ses événements, un dessin sans bornes épuisant le réel par « l’incompossible » [extrait 7]. Aussi le maître mot du roman, systématiquement omis, est-il le mot « temps », dont les lignes de l’écriture dessinent patiemment le schéma labyrinthique. Un schéma qui exclut bien entendu la ligne unidirectionnelle, mais se trace tel un rhizome de points subdivisant la ligne du temps en séries d’événements toujours virtuels – le présent de leur actualisation étant « inexistant » [extrait 8. On aura remarqué le retour du mot « trame » dans cet extrait, qui nous renvoie au lien narration-destin/temps]. Dans cette cartographie, tout ce qui arrive est déjà prédéterminé, et le futur, inéluctable : comme le montre l’amertume et le sentiment d’impuissance que ressent le narrateur, jouet d’un destin écoeurant, lui qui se voit obligé d’assassiner le sinologue chez qui il est arrivé, conduit par le hasard (en ouvrant les pages du bottin de téléphone), tombant justement sur le spécialiste de son propre ancêtre qui lui révèle

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ce qu’il n’a jamais su sur la vérité du labyrinthe et du temps ! Le futur existe déjà, certes, mais virtuellement, dans le cristal, car aucune ligne de la Bibliothèque du destin n’est identique à une autre – Borges nous le dit encore dans le poème Los Espejos, Les miroirs [extrait 9].

Or ce cristal de temps, Borges nous propose une fiction qui en donne une image, à la fois très concrète et pourtant insaisissable : un objet paradoxal, fantasme d’écrivain qui encore une fois nous ramène à la question du devenir écrivain – qu’est-ce qu’écrire ? Il s’agit de cet objet qui porte pour nom la première lettre d’un alphabet sacré, « l’Aleph » – lequel mot constitue aussi, nous dit le Post Scriptum du texte, un symbole des nombres transfinis dans lesquels le tout n’est pas plus grand que l’une des parties, symbole une fois de plus du caractère infime de l’infini. Par ailleurs, lorsque Nancy et Ferrari disent de l’image qu’elle possède « la caractéristique de contenir en elle-même, comme un éclat de miroir, la totalité du visible »158, ils nous fournissent pratiquement une définition de cet objet étrange. Comme toujours, Borges ne se contente pas d’une parabole ou d’un aphorisme philosophique, mais il enrobe l’objet énigmatique d’une fiction qui nous en donne déjà le reflet : ainsi, la découverte de l’Aleph est le pendant d’une perte amoureuse, celle d’une femme prénommée Béatriz – prénom qui ne manque pas d’évoquer le chant universel de Dante, poème totalisant le monde, auquel fait écho le poète raté, cousin de la disparue, lequel a entrepris, dans une description « omnivoyante », le projet fou de « versifier toute la planète ». Une folie qu’a justement inspirée l’Aleph, cette « petite sphère aux couleurs chatoyantes, qui répandait un éclat presque insupportable »159, sorte de kaléidoscope de verre concentrant le « multum in parvo ». Les premières approches, assez obscures, que nous en donne le texte sont spatiales : décrit comme « l’un des points de l’espace qui contient tous les points » ou encore « le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles »160, l’Aleph serait cette toute petite sphère, ce point infime de l’univers dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

Ce paradoxe spatial n’est toutefois pas encore le plus paradoxal de l’objet : l’inconcevable de l’Aleph s’avère en effet être temporel, plutôt que spatial. « Instant gigantesque », l’Aleph, dans le mirage d’un présent inexistant, cristallise tous les temps, la circulation fulgurante des virtuels, en moins de temps que « le minimum de temps pensable ». Ainsi Borges

158 F. FERRARI et J.-L. NANCY, op. cit., p. 23. 159 J. L. BORGES, L’Aleph, trad. par R. Caillois, Paris, Gallimard, 1967, p. 207. 160 ID., p. 203.

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nous entraîne dans une vertigineuse description de l’univers, à travers les siècles et les contrées, un tourbillon d’images que perçoit en une fraction de seconde celui qui regarde l’Aleph – il suffit de voir cette petite sphère, sorte d’œil planétaire, pour que son regard me traverse. Dès lors, le problème n’est pas tant celui de l’observateur que celui, une fois de plus, de l’écrivain : l’écrivain qui a pour tâche de raconter, de traduire en mots sa vision, et que l’Aleph renvoie à l’aporie de l’écriture, la vanité du poème. Car la poésie n’est-elle pas langage, et le langage, irrémédiablement chronologique, traçant la ligne irréversible et successive du temps ? Comment la narration pourrait-elle décrire cette cristallisation, saisie simultanée et infinie de toutes le bifurcations du temps, des événements par nature virtuels, et infimes – « je vis toutes les fourmis qu’il y a sur la terre » ? [extrait 10].

On le devine, l’écrivain ne peut renoncer face à cet impossible, cette description cristalline sur le lieu minuscule du monde qu’est sa page blanche. Car cet œil du monde, cet « objet secret et conjectural », nous dit le texte, n’est en définitive qu’une métaphore de ce « qu’aucun homme n’a regardé : l’univers » [extrait 11] ; or la tâche du poète n’est-elle pas, précisément, de regarder cet objet « ineffable », parce qu’impossible à voir , qu’est l’univers ? Mais quel autre regard le pourrait-il qu’un œil aveugle, un regard vide, sans distinction entre le dedans et le dehors – « je vis mon visage et mes viscères», « la circulation de mon sang obscur »161 –, ce regard qui retourne l’être comme un gant – on pense aux figures topologiques lacaniennes, telle la bande de Moebius –, abolissant la frontière entre le sujet et l’objet, le réel et l’imaginaire ? Point de suspension entre le moi et le monde, figure « défigurée » de l’aède Homère, l’écrivain n’est autre que cet Aleph lui-même : un miroir blanc, tel le regard du portrait de l’auteur, un œil dont le centre est partout et la circonférence nulle part, où se croise la circulation illimitée des images, l’univers « conjectural » qui chez Borges n’est que d’encre et de papier – même si en définitive, la plume échoue toujours à en retracer l’infinitude des plis.

Ainsi les questions de l’infini, de l’image où convergent espaces et

temps, du destin aveugle et du hasard, sont, bien au-delà de thèmes, les points de connexion, récurrents, de « l’œuvre littéraire appelée Borges » : un portrait ou une figure topologique dans laquelle le temps n’est plus régi par l’espace – lecture chronologique –, mais où, inversement, c’est l’espace qui est en devenir temporel, agencé par les paradoxes du temps.

161 ID., p. 208.

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De cette topologie temporelle, le retour ou la répétition est le principe organisateur ; une répétition différentielle, on le sait, qui agence la trame du temps mais aussi la trame narrative, trame de l’écriture – les deux, L’Aleph nous l’a montré une fois encore, ne font plus qu’un chez Borges. C’est pourquoi l’on peut dire que la traduction est bien le principe de cet agencement d’écriture. Car traduire, c’est réécrire ; ou encore, pour Borges, écrire, c’est toujours déjà réécrire – si bien que le critique Michel Lafon, auteur de Borges ou la réécriture, estime « qu’il n’est pas de théorisation de la réécriture sans Borges ni de Borges sans réécriture »162. En effet, Borges n’invite-t-il pas son lecteur à la réécriture permanente, soit à une traduction externe ou interne infinie ? La réécriture, de fait, n’est-elle pas aussi une forme de traduction, éventuellement d’auto-traduction, mono- ou multilingue ? Toujours dans le livre de Michel Lafon, on trouve cette citation d’Henri Meschonnic, extraite des ses Propositions pour une poétique de la traduction : « récriture : première traduction « mot à mot » par un qui sait la langue de départ mais qui ne parle pas texte, puis rajout de la « poésie » par un qui parle texte mais pas la langue »163. Principe poétique de réécriture par lequel Meschonnic nous montre bien qu’elle est, d’abord, une forme de traduction à part entière, ensuite, une répétition différentielle, par le biais de ce « surcroît poétique » que le traducteur crée, lorsqu’il oublie un moment la seule reconduction sémantique.

Ainsi, qu’elle se présente sous forme de citations ou d’auto-citations, d’érudition, de répétition, d’intertextualité (et souvent au départ de ses propres textes), la réécriture est certes une thématique importante de l’œuvre, mais elle en est surtout une pratique – elle en est le principe poétique. Borges ne dit-il pas d’ailleurs de lui-même, dans une interview enregistrée et réalisée par Jacques Chancel : « je n’écris pas, je réécris. C’est ma mémoire qui produit mes phrases. J’ai tellement lu et tant entendu. Je l’avoue : je me répète. Je le confirme : je plagie. Nous sommes tous les héritiers de millions de scribes qui ont déjà écrit, longtemps avant nous, tout ce qui est essentiel. Nous sommes tous des copistes, et les histoires que nous inventons ont déjà été racontées » ? Mais si l’on observe chez Borges le retour de certaines questions qui le hantent, il reste toutefois qu’aucune fiction, aucun poème, aucun essai ou quelconque morceau de texte n’est le même qu’un autre, identique à un autre ; si Borges dit souvent la même chose – plan de l’énoncé –, jamais pourtant son écriture ne fait deux fois la même chose – plan de

162 M. LAFON, Borges ou la réécriture, Paris, Seuil, 1990, p. 13. 163 H. MESCHONNIC, Pour la poétique II, cité par M. LAFON, op. cit., p. 11.

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l’énonciation, des effets de sens de l’écriture. Ainsi la différence traductrice traverse constamment les effets de sens qui se dégagent de ces textes : Borges traduit Borges en permanence – avec tout l’écart et la part de création que suppose le jeu de la traduction. Son œuvre n’est-elle pas, d’ailleurs, à l’image de cette bibliothèque de Babel dont il nous donne la fiction ? Dans la bibliothèque universelle de l’écrivain des Fictions, le monde est un tissu narratif non chronologique formé de traductions permanentes, puisque les auteurs les plus éloignés dans l’espace, le temps, les cultures et les langues, se répondent, s’influencent, se répètent. Comme le dit Genette, ce qui est propre à la vision borgésienne est « cette conception de la littérature comme un monde homogène et réversible où les particularités individuelles et les préséances chronologiques n’ont pas cours, ce sentiment « œcuménique » qui fait de la littérature universelle une vaste création anonyme où chaque auteur n’est que l’incarnation fortuite d’un Esprit intemporel et impersonnel […] »164.

Dès lors, si je me suis étendue aussi longuement sur les spéculations borgésiennes à propos de l’infinitude et du virtuel, du destin et de l’univers, c’est parce que je pense qu’en réalité, le temps précède et excède toujours la thématique dans cette œuvre, en déborde le sens ; le mouvement du temps n’est en définitive rien d’autre que celui de la réécriture elle-même, de l’événement tel que ces récits nous le font miroiter, dans leurs jeux de miroir ininterrompus ; c’est le rythme d’une écriture singulière, celle de Borges. Borges est pour moi, éminemment, un écrivain de l’éternel retour nietzschéen – il y en a quelques autres, parmi lesquels Kafka et Beckett. Un de ces auteurs qui laissent l’écriture partir dans les directions multiples d’un temps réticent à l’immobilisation, et qui s’effrite dès que nous pensons le saisir – tels les grains des pages du livre de sable, ces pages que l’on cherche en vain à retrouver, quand bien même on ouvrirait le livre précisément à la même page une infinité de fois.

J’ai donc volontairement laissé de côté, jusqu’ici – le meilleur pour la fin –, la fiction qui se joue avec le plus d’audace de l’éternel retour. Toute la puissance différentielle du temps tient en effet dans le geste un peu fou de Pierre Ménard, réécrivant le Quichotte. Pierre Ménard restant Pierre Ménard, homme du XXe siècle, et réécrivant mot à mot certains fragments de l’œuvre de Cervantès. Faut-il dire que chacune des lignes est exactement identique à celles du Quichotte original – mais que celui de Ménard est de part en part différent, « plus subtil », « presque

164 G. GENETTE, « La littérature selon Borges », in Cahier de l’Herne¸ Paris,

Editions de l’Herne, 1981, p. 366.

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infiniment plus riche », ose nous dire Borges avec une pointe d’ironie, lui qui s’amuse à considérer cette tentative « a priori futile » comme une réinvention complète du roman historique. Car dans les deux textes en miroir, absolument tout diffère, jusqu’à la technique de « l’anachronisme délibéré » de Ménard et à son style qui peut-être pêche par archaïsme. Et Borges de conclure, non sans humour : « cette technique, aux applications infinies, nous invite à parcourir l’Odyssée comme si elle était postérieure à l’Enéide, et le livre Le jardin du centaure de madame Henri Bachelier, comme s’il était de madame Henri Bachelier. Cette technique peuple d’aventures les livres les plus paisibles. Attribuer l’Imitation de Jésus-Christ à Louis-Ferdinand Céline ou à James Joyce, n’est-ce pas renouveler suffisamment les minces conseils spirituels de cet ouvrage ? » [annexes, extrait 12].

Il est vrai, car ce que propose Ménard, en définitive, rien moins que futile, s’apparente presque à un ébranlement de toute la littérature – en tant qu’histoire et en tant qu’institution –, un « devenir-fou » de l’écriture du monde à travers l’espace-temps. Nul ne s’étonnera donc que Deleuze achève la préface de Différence et répétition par ces quelques phrases – juste après avoir rêvé que l’on raconte l’histoire de la philosophie sur le mode borgésien, comme s’il s’agissait d’un catalogue de livres imaginaires : « on sait que Borges excelle dans le compte-rendu de livres imaginaires. Mais il va plus loin lorsqu’il considère un livre réel, par exemple le Don Quichotte, comme si c’était un livre imaginaire, lui-même reproduit par un auteur imaginaire, Pierre Ménard, qu’il considère à son tour comme réel. Alors la répétition la plus exacte, la plus stricte, a pour corrélat le maximum de différence »165.

Répétition et différence, comme principes de l’Eternel retour, me

semblent ainsi être ceux avec lesquels l’œuvre borgésienne dessine la cartographie du temps ; un dessin dont l’aporie romanesque qu’est le Jardin aux sentiers qui bifurquent nous montre qu’il est une Trame, sans début ni fin. Nous voilà donc renvoyés à ce que nous disait ce petit texte tout simple que j’évoquais en commençant : « les répétitions, les variantes, les symétries plaisent au destin ». Toute fiction, toute narration est celle d’un destin, et inversement tout destin, pour Borges, est déjà une fiction. Si la trame du temps entremêle les lignes d’une réécriture infinie, alors le destin prend les traits d’un auteur, un hacedor au regard aveugle. Tel l’Aleph, l’œil vide de la destinée, du hasard, est un cristal de temps à travers lequel l’univers me regarde – quand je ne peux le voir ni l’écrire.

165 G. DELEUZE, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, pp. 4 et 5.

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Et dans ce regard, se lit un appel à l’œuvre, à l’écriture ouverte, le tissage illimité de l’immense trame du temps.

La quête d’Averroës, ce texte par lequel avait débuté cette petite étude et sur lequel elle se termine à présent, cette quête aporétique se présente en quelque sorte comme l’exacte opposé du Pierre Ménard. Là où d’un côté, le geste du traduire parvient, à travers les époques et l’espace, à recréer un retour du texte – texte identique et pourtant tellement différent –, de l’autre, le philosophe arabe est incapable de traduire deux mots essentiels et évidents pour Aristote, « tragédie » et « comédie », parce que l’Islam ignore ce qu’est le théâtre. Faut-il entendre que Tragaedia et Comedia sont deux mots qui ne peuvent se dire qu’en grec ? Certes, l’expérience du Quichotte de Ménard nous montre que l’éloignement dans l’espace et le temps génère une différence certaine, fût-ce entre deux choses qui semblent exactement les mêmes. Et pourtant, à l’instant où Averroës renonce (provisoirement), des enfants jouent sous ses fenêtres une petite comédie improvisée – prouvant ce qu’Aristote dit dès la première ligne de cette Poétique qu’Averroës s’évertue à traduire, à savoir que les hommes dès leur plus jeune âge trouvent un plaisir naturel à représenter. De fait, l’évidence aristotélicienne crève les yeux à un point tel que le traducteur ne peut la voir : tronqué par la culture dans laquelle il est plongé, son regard manque la réalité qui s’offre à lui – on ne peut voir sans concevoir.

Et pourtant les choses, toutes proches, me regardent. Or c’est ce regard qui nous rappelle que l’auteur, el hacedor, est toujours déjà traductor, « réécrivain » de milliers de textes anonymes – c’est pourquoi Borges, au-delà de ce qu’il a pu traduire d’une langue à l’autre, a fait de la traduction le principe même de sa fiction (de facere), sa fabrication, sa marque d’auteur. Pour lui, l’auteur-traducteur doit accepter d’abandonner sa vision, leurrée par le monde, pour se laisser pénétrer, toute frontière abolie, par l’autre, l’extérieur à soi, l’étranger. Tel l’aède Homère, on ne peut entendre le rythme de la ritournelle de l’univers qu’à condition d’accepter pour une part cette abolition du soi, du propre, d’accepter la défiguration identitaire – ou encore, comme dirait Deleuze, accepter d’être le traître. Pour finir sur quelques mots de Deleuze : devenir-traître est un devenir difficile, parce trahir, « c’est créer. Il faut y perdre son identité, son visage. Il faut disparaître, devenir inconnu […] Perdre le visage, franchir ou percer le mur, le limer très patiemment, écrire n’a pas d’autre fin »166.

166 G.DELEUZE et C. PARNET, « De la supériorité de la littérature anglaise-

américaine », in Dialogues, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996, p. 56.

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BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

Œuvres citées de Jorge Luis BORGES :

- L’Aleph, trad. par R. Caillois, Paris, Gallimard, 1967, dont L’Aleph, La quête d’Averroës et L’Immortel.

- L’auteur et autres textes, trad. par R. Caillois (édition bilingue), Paris, Gallimard, 1982, dont L’auteur, La Trame et Les miroirs.

- Le livre de sable, trad. par Fr. Rosset, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1978.

- Livre des préfaces, trad. par Fr. Rosset, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1980.

- Fictions, trad. par P. Verdevoye, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1965, dont La Bibliothèque de Babel, La loterie à Babylone, La mort et la boussole, Le jardin aux sentiers qui bifurquent et Pierre Ménard, auteur du Quichotte.

Autres ouvrages :

- Roland BARTHES, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard Seuil, coll. « Cahiers du cinéma », 1980.

- Yves BONNEFOY, « Jorge Luis Borges », in La Vérité de la parole et autres essais, Paris, Mercure de France, coll. « Folio essais », 1992.

- Gilles DELEUZE, « L’actuel et le virtuel », in Dialogues, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996.

- Id., Cinéma I. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983. - Id., Cinéma 2. L’image-temps, 1985. - Id., « Conclusions sur la volonté de puissance et l’éternel retour », in

L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, éd. par D. Lapoujade, Paris, Minuit, 2002.

- Id., « L’épuisé », in Quad et autres pièces pour la télévision, Paris, Minuit, 1992.

- Id., Logique du sens, Paris, Minuit, 1969. - Id. et Claire PARNET, « De la supériorité de la littérature anglaise-

américaine », in Dialogues, op. cit. - Id. et Félix GUATTARI , Capitalisme et schizophrénie II. Mille

plateaux, Paris, Minuit,1980. - Id. et Félix GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris,

Minuit, 1975. - Federico FERRARI et Jean-Luc NANCY, Iconographie de l’auteur,

Paris, Galilée, 2005.

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- Gérard GENETTE, « La littérature selon Borges », in Cahier de l’Herne¸ Paris, Editions de l’Herne, 1981

- Efraín KRISTAL, Invisible Work. Borges and Translation, Nashville, Vanderbilt University Press, 2002.

- Jacques LACAN, Le séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, coll. « Points », 1973.

- Michel LAFON, Borges ou la réécriture, Paris, Seuil, 1990.

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Annexes : extraits de textes 1. « […] Je me souvins d’Averroës qui, prisonnier de la culture de

l’Islam, ne put jamais savoir la signification des mots tragédie et comédie. Je racontai son aventure ; à mesure que j’avançai, j’éprouvai ce que dut ressentir ce dieu mentionné par Burton qui voulut créer un taureau et créa un buffle. Je compris que mon œuvre se moquait de moi. Je compris qu’Averroës s’efforçant de s’imaginer ce qu’est un drame, sans soupçonner ce qu’est un théâtre, n’était pas plus absurde que moi, m’efforçant d’imaginer Averroës, sans autre document que quelques miettes de Renan, de Lane et d’Asin Palacios. Je compris, à la dernière page, que mon récit était un symbole de l’homme que je fus pendant que je l’écrivais et que, pour rédiger ce conte, je devais devenir cet homme et que, pour devenir cet homme, je devais écrire ce conte, et ainsi de suite à l’infini. (« Averroës » disparaît à l’instant ou je cesse de croire en lui) ».

(extrait de La quête d’Averroës, in L’Aleph, trad. par R. Caillois, Paris, Gallimard, 1967, pp. 129-130)

2. « Il ne s’était jamais attardé aux joies de la mémoire, les

impressions glissaient sur lui, instantanées et vivaces ». […] « Pourquoi ces souvenirs lui revenaient-ils et pourquoi lui revenaient-

ils sans amertume, comme une simple préfiguration du présent ? Il le comprit avec un grave étonnement. En cette nuit de ses yeux

mortels où il descendait maintenant, l’attendaient aussi l’amour et le danger, Arès et Aphrodite, parce qu’il devinait déjà (parce que déjà l’environnait) une rumeur d’hommes qui défendent un temple que les dieux ne sauveront pas et de vaisseaux noirs qui cherchent par les mers une île aimée, la rumeur d’Iliades et d’Odyssées que son destin était de chanter et de faire résonner dans la concave mémoire humaine. Nous savons ces choses, mais non pas celles qu’il éprouva en descendant à l’ombre ultime ».

(extrait de L’auteur, L’auteur et autres textes, trad. par R. Caillois (édition bilingue), Paris, Gallimard, 1982, pp. 17 et 21)

3. « La critique déplore dans les trois romans de Kafka le manque de

nombreux chapitres intermédiaires mais elle reconnaît que ces chapitres ne sont pas indispensables. Quant à moi, j’estime que ce regret dénote une méconnaissance fondamentale de l’art de Kafka. Le pathos de ces romans « inachevés » naît précisément du nombre infini d’obstacles qui sans cesse arrêtent leurs identiques héros. Franz Kafka ne les termina pas parce que l’important était qu’ils fussent sans fin. Vous souvenez-vous du

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premier et du plus clair des paradoxes de Zénon ? Le mouvement est impossible, car avant d’arriver à B nous devrions passer par le point intermédiaire C, mais avant d’arriver à C, nous devrions passer par le point intermédiaire D, mais avant d’arriver à D… Le Grec n’énumère pas tous les points, et Franz Kafka n’a pas à énumérer toutes les vicissitudes. Il suffit que nous comprenions qu’elles sont infinies comme l’enfer ».

(extrait du Livre des préfaces, trad. par Fr. Rosset, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1980, pp. 159 et 160)

4. « Je connais un labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite. Sur

cette ligne, tant de philosophes se sont égarés qu’un pur détective peut bien s’y perdre. Scharlach, quand, dans un autre avatar, vous me ferez la chasse, feignez (ou commettez) un cime en A, puis un second crime en B, à 8 kilomètres de A, puis un troisième crime en C, à 4 kilomètres de A et de B, à mi-chemin entre les deux. Attendez-moi ensuite en D, à deux kilomètres de A et de C, encore à mi-chemin. Tuez-moi en D, comme maintenant vous allez me tuer à Triste-le-Roy.

- Pour la prochaine fois que je vous tuerai – répliqua Scharlach – je vous promets ce labyrinthe, qui se compose d’une seule ligne droite et qui est invisible, incessant ».

(extrait de La mort et la boussole, in Fictions, trad. par P. Verdevoye, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1965, pp. 146 et 147)

5. « Si la loterie est une intensification du hasard, une infusion

périodique du chaos dans le cosmos, ne conviendrait-il pas que le hasard intervînt dans toutes les étapes du tirage t non pas dans une seule ? N’est-il pas dérisoire que le hasard dicte la mort de quelqu’un, mais que ne soient pas assujetties au même hasard les circonstances de cette mort : le caractère public ou réservé, le délai d’une heure ou d’un siècle ? […]

Tel est le schéma symbolique. En fait le nombre de tirages est infini. Aucune décision n’est finale, toutes se ramifient. D’infinis tirages ne nécessitent pas, comme les ignorants le supposent, un temps infini ; il suffit en réalité que le temps soit infiniment subdivisible, notion illustrée par la fameuse parabole du Duel avec la tortue ».

(extrait de La loterie à Babylone, in Fictions, trad. par Ibarra, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1965, pp. 66 et 67)

6. « Je viens d’écrire infinie. Je n’ai pas intercalé cet adjectif par

entraînement rhétorique ; je dis qu’il n’est pas illogique de penser que le monde est infini. Le juger limité, c’est postuler qu’en quelque endroit reculé les couloirs, les escaliers, les hexagones peuvent disparaître – ce

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qui est inconcevable, absurde. L’imaginer sans limites, c’est oublier que n’est point sans limites le nombre de livres possibles. Antique problème où j’insinue cette solution : la Bibliothèque est illimitée et périodique. S’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre – qui, répété, deviendrait un ordre : l’Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir ».

(extrait de La Bibliothèque de Babel, in Fictions, trad. par Ibarra, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1965, pp. 80 et 81)

7. « […] Je m’étais demandé comment un livre pouvait être infini. Je

n’avais pas conjecturé d’autre procédé que celui d’un volume cyclique, circulaire. Un volume dont la dernière page fût identique à la première, avec la possibilité de continuer indéfiniment.

[…] Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contradictions du roman.

[…] Dans l’ouvrage de Ts’ui Pên, tous les dénouements se produisent ; chacun est le point de départ d’autres bifurcations. Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent […] »

(extrait du Jardin aux sentiers qui bifurquent, in Fictions, trad. par P. Verdevoye, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1965, p. 100)

8. « Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une image incomplète,

mais non fausse, de l’univers tel que le concevait Ts’ui Pên. A la différence de Newton et de Schopenhauer, votre ancêtre ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités ».

(extrait du Jardin aux sentiers qui bifurquent, in Fictions, trad. par P. Verdevoye, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1965, p. 103)

9. « Tout est événement et rien n’est souvenir Dans ces étendues que ferme le cristal Et où comme des rabbins fantastiques Nous lisons les livres de droite à gauche »

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« Todo aconcete y nada se recuerda En esos gabinetes cristalinos Donde, como fantásticos rabinos, Leemos los libros de derecha a izquierda » (extrait de Les miroirs (Los Espejos), in L’auteur et autres textes, trad.

par R. Caillois (édition bilingue), Paris, Gallimard, 1982, pp. 122 et 123) 10. « […] Alors je vis l’Aleph. J’en arrive maintenant au point essentiel, ineffable de mon récit ; ici

commence mon désespoir d’écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent ; comment transmettre aux autres l’Aleph infini que ma mémoire craintive embrasse à peine ? […]

Par ailleurs, le problème central est insoluble : l’énumération, même partielle, d’un ensemble infini. En cet instant gigantesque, j’ai vu des millions d’actes délectables ou atroces ; aucun ne m’étonna autant que le fait que tous occupaient le même point, sans superposition et sans transparence. Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je retranscrirai, successif, car c’est ainsi qu’est le langage. J’en dirai cependant quelque chose ».

(extrait de L’Aleph, in L’Aleph, trad. par R. Caillois, Paris, Gallimard, 1967, pp. 206-207)

“O God. I could be bounded in a nutshell and count myself as King at infinite space” (Hamlet, II, 2. Exergue de L’Aleph) 11. « […] Je vis l’Aleph, sous tous les angles, je vis sur l’Aleph la

terre, et sur la terre de nouveau l’Aleph et sur l’Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, j’eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé : l’inconcevable univers ».

(extrait de L’Aleph, in L’Aleph, trad. par R. Caillois, Paris, Gallimard, 1967, p. 209)

12. « Cette technique, aux applications infinies, nous invite à parcourir

l’Odyssée comme si elle était postérieure à l’Enéide, et le livre Le jardin du centaure de madame Henri Bachelier, comme s’il était de madame Henri Bachelier. Cette technique peuple d’aventures les livres les plus paisibles. Attribuer l’Imitation de Jésus-Christ à Louis-Ferdinand Céline

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ou à James Joyce, n’est-ce pas renouveler suffisamment les minces conseils spirituels de cet ouvrage ? »

(extrait de Pierre Ménard, auteur du Quichotte, in Fictions, trad. par P. Verdevoye, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1965, p. 52)

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Borges, le non-théoricien de la traduction

par

Laura Calabrese Steimberg « Borges et la traduction » est un couple qui revient souvent. La raison

en est qu’il a lui-même posé la problématique dans des essais, des nouvelles et des articles ; dans « Les versions homériques », il écrit qu’il « n’y a aucun problème aussi consubstantiel avec la littérature que celui posé par la traduction »167, ce qui n’a pas manqué de provoquer un flot de littérature critique et de spéculations théoriques. Par ailleurs, étant donné qu’il place la pratique de la traduction, de la citation et de la réécriture au centre de sa poétique, il devient dès lors facile de faire de la traduction une métaphore de l’écriture en général (ce qui implique que la traduction est partout, et qu’en conséquence elle n’est nulle part) et d’oublier qu’il s’agit d’un processus entre deux systèmes sémiotiques différents, ainsi que d’un transfert d’un système culturel vers un autre. Or, il faut être prudent avec cette lecture selon laquelle la traduction serait présente dans toutes les pratiques littéraires, car elle dissout sa spécificité. Dans son livre La constelación del Sur, Patricia Willson nous met en garde contre cette tentation, qui fait de la traduction l’un des principes explicatifs de l’écriture borgésienne, se prêtant à toutes les métaphores. En effet, la plupart des critiques analysent sa pratique de la traduction comme un exercice d’interprétation et non de mimésis, annulant par là la dimension culturelle et professionnelle. D’autre part, comme il arrive souvent avec Borges, l’anecdotique (leitmotivs et topiques circulant comme des clés de lecture) fait autant partie de la mythographie, ou plutôt de l’automythographie168, que le corpus textuel : les critiques restent très attachés à cette image du jeune bilingue qui traduit une nouvelle d’Oscar Wilde à neuf ans, qu’il fait publier dans un quotidien de Buenos Aires, ou du jeune lecteur qui lit le Quichotte d’abord en anglais et des années plus tard, découvrant une édition en espagnol, croit à une mauvaise

167 Discusión, in Obras completas, Buenos Aires, Emecé, [1932] 1974, p. 239. 168 R. LEFERE, Borges, entre autorretrato y automitografía, Madrid, Gredos,

2005.

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traduction169. Mais la traduction est aussi présente en filigrane dans son œuvre, où écrire et traduire sont deux pratiques mises en série170.

A cause de son « énorme force de contamination », selon les propos de Harold Bloom, le grand risque avec Borges est de rester prisonnier de ses propres lectures, de ne pas garder une distance critique par rapport à sa mythologie littéraire, d’autant plus que son œuvre a une remarquable capacité d’anticiper les motifs, les débats et les discussions théoriques (c’est dans ce sens que beaucoup de critiques, tels que John Barth, le considèrent comme un auteur post-moderne). Nul doute que la question de la traduction condense des enjeux fondamentaux de sa poétique, ce qui pourrait expliquer le foisonnement d’ouvrages consacrés à la question, mais aussi le fait qu’elle semble toujours originale, comme dans cet article paru en 2007 dans la revue Babel, publiée par la Fédération Internationale des Traducteurs171 :

« Les nombreuses publications de cet auteur prolifique ont été à l'origine de

maints traités et débats, lesquels portent généralement sur ses préoccupations d'ordre littéraire, philosophique, esthétique ou idéologique. Toutefois, il y a dans ses travaux une autre dimension essentielle et étroitement liée aux préoccupations mentionnées ci-dessus qui jusqu'à présent a suscité peu d'intérêt de la part des chercheurs : la traduction. Pour Borges, écriture, lecture

169 L’anecdote est mise en circulation par l’écrivain Ricardo Piglia, « ¿Existe la

novela argentina ? », in Crítica y ficción, Universidad Nacional del Litoral, 1986. 170 Nous n’analyserons pas les nombreux exemples qu’offre son oeuvre,

amplement commentés par la critique. Pour en mentionner quelques uns : la nouvelle « El inmortal » (in El aleph) est la « version littérale » d’un manuscrit anglais bourré de latinismes, retrouvé dans un tome de L’Iliade traduite par Pope ; « La búsqueda de Averroes » (in El aleph) met en scène le philosophe arabe, qui essaie de comprendre la Poétique d’Aristote, et notamment les concepts de comédie et de tragédie, à partir d’une traduction de Abu Bishr Matta Ibn Yunus al-Qunna’i, quête qui s’avère infructueuse en raison du décalage culturel ; le célèbre « Pierre Menard, auteur du Quichotte » (in Ficciones), traite de la réécriture (mot à mot) du roman de Cervantes par Menard, un auteur français du XXe siècle.

171 Malgré A. GARGATAGLI, Jorge Luis Borges y la traducción, Universidad Autónoma de Barcelona, 1993 ; E. KRISTAL, Invisible work. Borges and translation, Vanderbilt University Press, Nashville, 2002 ; S. WAISMAN, Borges y la traducción, Adriana Hidalgo editora, Buenos Aires, 2005 ; P. WILLSON, La constelación del Sur. Traductores y traducciones en la literatura argentina del siglo XX, Siglo Veintiuno editores, Buenos Aires, 2004 et P. WILLSON, « Página impar: el lugar del traductor en el auge de la industria editorial », in Sylvia Saítta (éd.) Historia crítica de la literatura argentina. El oficio se afirma, tomo 9, Buenos Aires, Emecé, 2004.

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et traduction sont intimement liées et son engagement dans un processus de conceptualisation de ces trois activités l'ont mené à l'identification – par intuition ou par dessein – de certains des principes fondamentaux qui deviendraient le noyau de la théorie de la traduction au vingtième siècle »172. Pour tenter de faire la part des choses, en essayant d’apporter des

éléments au débat tout en utilisant les acquis des multiples travaux qui ont méticuleusement abordé le sujet, nous devons démêler les matériaux dont nous disposons : les traductions faites par Borges, les traductions de ses œuvres (y compris les relations particulières qu’il eut avec ses traducteurs), ses essais sur la traduction et enfin le topique de la traduction dans son œuvre de fiction. Nous allons essayer de tenir compte des acceptions les plus larges du mot, pour revenir ensuite à une définition plus restreinte.

1. La « théorie » de la traduction de Borges Comme nous venons de le dire, l’importance de la traduction dans

l’œuvre borgésienne n’est pas à prouver, car elle est posée d’emblée. Les trois textes non littéraires qu’il lui a consacrés, « Les deux manières de traduire » (1926), « Les versions homériques » (1932) et « Les traducteurs des 1000 et 1 nuits » (1935), ont été soigneusement décortiqués par les ouvrages cités plus haut. Dans ces essais, il exprime clairement son opposition à la fidélité en traduction, balayant du même coup les concepts d’originalité et d’auteur : Borges croit aux réécritures, aux influences (confessées ou non), aux précurseurs, à la citation, aux emprunts, à l’intertextualité marquée ou non (on y voit tous les topiques de l’écriture dite post-moderne). Ses postulats sur la traduction vont dans le sens contraire des théories et de la vulgate, qui « privilégient le texte original, considèrent que le processus entraîne toujours une perte et pensent qu’il existe fatalement des limites à ce qui est traduisible »173. Borges affirme exactement le contraire : il n’y a pas de textes définitifs, il n’y a que des versions, des brouillons ; lui-même en tant qu’écrivain ne fait que copier ou voler ce que d’autres ont écrit. Dans « Les traducteurs… », il avance son idée que la littérature est toujours traduisible, lorsqu’elle n’est pas une traduction d’autres textes. Il méconnaît et même combat l’idée de perte,

172 R. PEDRO RICOY DE, « Borges, the precursor », Babel 53: 3, 260–276. URL:

http://openurl.ingenta.com/content?genre=article&issn=0521-9744&volume=53&issue=3&spage=260&epage=276, 2007. Consulté le 5-5-08.

173 S. WAISSMAN, Borges y la traducción, Adriana Hidalgo editora, Buenos Aires, 2005, p. 47 (notre traduction).

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que ce soit au niveau du sens ou de la forme. Le sens d’un texte serait tellement variable dans le temps, mais aussi dans l’espace, que sa traduction ne représenterait aucune dénaturalisation. Bien au contraire, elle suppose un gain dans la mesure où elle enrichit le texte des lectures successives faites par les traducteurs et les lecteurs étrangers, comme il l’explique dans « Las versiones homéricas » :

« Don Quichotte, de par mon exercice congénital de l’espagnol, est un

monument uniforme, sans autres variations que celles qu’apportent l’éditeur, le relieur; L’Odyssée, grâce à mon ignorance opportune du grec, est une librairie internationale d’œuvres en prose et en vers, depuis les vers à rimes plates de Chapman jusqu’au drame classique français de Bérard »174. Et même, dit-il, la traduction peut être supérieure au texte source,

comme dans une traduction en espagnol de Valéry, qui serait bien plus belle que l’original175. Lorsqu’il analyse les différentes traductions des 1000 et 1 nuits, il va jusqu’à faire l’éloge de ce qu’il appelle « l’infidélité créatrice » de Burton, qui remanie le texte original, fait des ajouts et des suppressions, utilise un vocabulaire contradictoire, réécrit certains passages. Il décrit ensuite les deux grandes tendances de la traduction littéraire : la manière romantique (littérale) et la manière classique (qui préfère la périphrase). Puisque les romantiques privilégient la figure de l’auteur (contrairement aux classicistes qui s’intéressent plutôt à l’œuvre d’art), ils vont se centrer sur les particularités de la voix poétique au détriment de la totalité de l’œuvre d’art. Au contraire, les classicistes vont privilégier le sens global au détriment des particularités de l’œuvre. Borges se range du côté classique, tout d’abord parce qu’il nie la catégorie d’auteur : pour lui, un écrivain est au mieux un copiste, au pire un voleur. En effet, lui-même a eu recours à cette pratique pour son livre Histoire universelle de l’infamie, où il traduit/adapte les biographies de personnages historiques infâmes, dont il a dit que ce “sont le jeu d’un timide qui n'a pas eu le courage d'écrire des contes et qui s'est diverti à falsifier ou à altérer les histoires des autres”. Et au-delà de la falsification, de la copie et du plagiat, il développe une réflexion sur la dissolution du sujet : “J’espère atteindre un certain âge sans anniversaires, sans hommages. J’aimerais bien qu’il n’y ait ni classiques, ni mémoire, ni bibliothèques bien entendu… Qu’il n’y ait pas de noms de pays, qu’aucun

174 Op. cit., p. 240 (notre traduction). 175 Dans le prologue à la traduction castillane du Cimetière marin de N. Ibarra,

Obras completas, Emecé, 1996, t. IV.

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individu n’ait un prénom, que tous les livres fussent anonymes »176. Dans ses textes sur la traduction, il démythifie ainsi du même coup les notions de texte original et d’auteur (c’est-à-dire ce qui fonde la théorie romantique de la littérature), qu’il qualifie de « superstitions littéraires ».

Il n’est pas difficile de constater que toutes ses observations sur la traduction condensent les problèmes littéraires chers à l’auteur et lui permettent d’introduire une série de débats. Ce qui a été appelé par plusieurs la « théorie de la traduction » de Borges n’est en effet qu’une série de réfutations de la vulgate sur la traduction : en effet, il ne part jamais d’une idée mais d’une polémique, d’un désaccord, d’une série d’idées reçues pour les démonter. Dans ce sens, elles ne doivent pas être prises comme un manuel, mais comme faisant partie de ses idées sur la littérature en général. Parmi les défenseurs d’une théorie de la traduction chez Borges, S. Waisman s’étonne du fait que l’on ne cite pas Borges parmi les grands théoriciens de la traduction, même si lui-même reconnaît que l’écrivain refuse d’adopter une méthode globalisante pour traduire177. Effectivement, comme l’a montré P. Willson178, il utilise des techniques différentes selon les textes, parfois en acclimatant le texte source, parfois en le rendant exotique. Par ailleurs, ses réflexions ne sont pas organiques, elles abordent quelques aspects très généraux (il se penche sur des problèmes très concrets tels qu’un vers, un mot, une sonorité) et ne sont pas indépendantes d’une vision du fait littéraire (d’une pratique de la lecture et de l’écriture). En partant de la prémisse que la traduction est tout sauf impossible, qu’elle n’entraîne aucune perte, l’écrivain n’a aucune nécessité d’en faire une théorie...

Dans un article intitulé précisément « Borges et la traduction », S. Pastormerlo va dans le même sens :

« Il arrive avec la traduction ce qui arrive avec les autres sujets abordés par

Borges: même s’il est possible de trouver dans ses textes critiques des observations éclairantes sur la traduction, ces observations décousues ignorent

176 A. CARRIZO (éd.), Borges el memorioso: conversaciones de Jorge Luis

Borges con Antonio Carrizo. Mexico/Buenos Aires, Fondo de cultura económica, 1982, pp. 125-126.

177 S. WAISMAN, op. cit. 178 P. WILLSON, La constelación del Sur. Traductores y traducciones en la

literatura argentina del siglo XX, op.cit.

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la systématicité –contrairement à la cohérence, et dans ce sens il n’y a pas de théorie de la traduction borgésienne »179 (notre traduction). Et de citer un entretien de l’écrivain où celui-ci affirme que

« Les problèmes généraux n’existent pas. Quant à la traduction, le seul problème est de traduire une phrase en particulier. On doit prendre un vers ou un paragraphe et essayer de voir comment faire pour le traduire. Le reste n’a pas de sens. Je ne crois pas à la nécessité d’élaborer une théorie générale de la traduction, même si cela pourrait être très amusant, alors pourquoi pas ? Mais lorsqu’on traduit, on doit faire face à des problèmes réels » (notre traduction). Pastormerlo explique que ses idées sur la traduction, qui ont

énormément circulé et qu’on a considérées comme une véritable théorie, sont en fait des lectures partielles d’un objet que Borges connaissait mal (n’oublions pas que l’écrivain est avant tout un célèbre polémiste) : en effet, s’il se garde de défendre la fidélité à l’original dans le cas de l’Iliade ou Les 1000 et 1 nuits, c’est vraisemblablement parce qu’il ne maîtrise pas le grec ou l’arabe, tandis que pour des auteurs qu’il connaît bien il est moins flexible ; par ailleurs, s’il considère ces textes comme des brouillons, des œuvres anonymes qui circulent dans notre culture depuis des siècles, c’est parce que… elles le sont effectivement. Bien au contraire, dans le cas des traductions de Whitman il devient beaucoup plus exigeant avec le traducteur.

Mais cette absence de théorie ne fait qu’enrichir ses idées, car il utilise la traduction comme un espace pour discuter une série de questions centrales à la littérature, comme la matérialité des langues, la circulation et les points de passage entre les différentes littératures, l’écriture comme une forme de lecture, etc.

2. Quel type de traducteur est Borges ? Dans sa pratique de la traduction littéraire, l’écrivain est cohérent avec

les réflexions développées dans ses essais, notamment concernant le recours à la traduction créatrice (ce que Waisman appelle la mistranslation). Il est lui-même ce type de traducteur infidèle par choix

179 S. PASTORMERLO, « Borges y la traducción », Borges Studies Online. J. L.

Borges Center for Studies & Documentation. URL: http://www.uiowa.edu/borges/bsol/pastorm1.php, 2001. Consulté le 5-5-08.

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qui refait le texte à son aise180, en osant souvent le geste d’adopter la variante dialectale du Río de la Plata (le castillan de Buenos Aires). Geste révolutionnaire du point de vue éditorial, car il suggère un nivellement des hiérarchies géopolitiques liées aux différentes variantes, mais aussi du point de vue de l’écriture, car il enrichit le texte source des intertextes de la langue cible (ainsi, lorsqu’il traduit un poème du poète américain ee cummings il utilise un vocabulaire qui renvoie à la poésie argentine et à l’imaginaire de la pampa).

Il est intéressant de comparer la traduction d’un même texte faite par Borges avec celle d’un autre écrivain ; lui et Cortázar ont chacun fait une version de « La lettre volée », de E. A. Poe, qui sont radicalement différentes, au point qu’elles semblent tirées de deux textes sources. Borges a tendance à condenser les longues descriptions dans un seul adjectif qui résume l’atmosphère du récit, il supprime les termes de faible fréquence en Amérique latine, élimine les interjections et privilégie la naturalité du registre. Au niveau syntaxique, il préfère le point à la ligne et élimine les connecteurs pour alléger la phrase, emploie le futur synthétique au lieu du futur analytique de Cortázar et évite les subordonnées pour dynamiser le récit. Sans parler du fait qu’il élimine des phrases entières qui n’apportent rien à la trame, qui servent soit à créer l’atmosphère, soit à décrire la psychologie du personnage. La conséquence de cette économie linguistique ngue est qu’elle neutralise le caractère des personnages ; ce faisant, il élimine tout ce qui est propre au roman : psychologisme, description, excursus, et ne laisse que ce qui relève de l’argument. Si nous essayons de placer l’énonciation de Borges dans son propre modèle, selon lequel il y aurait deux manières de traduire, il est bien entendu le traducteur qui corrige, supprime, élimine les détails superflus. Mais dans ce cas précis, toutes les libertés qu’il prend par rapport au texte original s’expliquent en fonction de sa théorie du récit policier, dont la trame, nous dit-il, doit pouvoir se raconter oralement en une phrase. Ceci illustre le fait qu’il utilise la traduction pour mettre en pratique sa théorie du récit, mais aussi que la traduction implique un processus de réécriture, et donc de lecture.

Un autre aspect qui intervient dans cette attitude d’extrême liberté par rapport au texte source est le statut social du traducteur/écrivain, qui n’a pas les mêmes contraintes (de temps, éditoriales) que les traducteurs

180 Dans sa traduction de l’Orlando de Virginia Woolf, il se comporte comme un

éditeur plus que comme un traducteur, en supprimant des phrases, en ajoutant des parenthèses et des tirets de dialogue. Dans sa traduction de Wild Palms, de William Faulkner, il ajoute des notes en bas de page étonnantes où il explique que tel jeu de mots est intraduisible en le laissant tel quel dans le corps du texte.

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professionnels. Dans le cadre d’un système culturel en expansion comme celui de l’Argentine des années 30 et 40, la traduction est une activité qui se professionnalise progressivement, en s’appuyant sur l’autorité de l’écrivain pour importer des textes étrangers et produire tout l’appareil textuel qui assure la visibilité d’une nouvelle littérature (critiques, comptes-rendus, articles, etc.). Comme l’a montré P. Willson181, vers le milieu des années 30 le métier commence à être reconnu ; aussi, le traducteur, dont le nom apparaît dorénavant dans la deuxième page du livre traduit, est reconnu en tant qu’énonciateur second du texte. Dans ce contexte, pour comprendre l’attitude de Borges envers la traduction littéraire nous ne pouvons pas faire l’économie d’une série de données sociologiques : le statut de l’intellectuel dans la société, son rôle dans la planification culturelle, son prestige, sa visibilité au-delà du champ intellectuel. Le travail de traduction, pour les écrivains du groupe Sur182 dont il faisait partie, est mené dans un contexte où c’est la personnalité du traducteur, sa place dans le groupe et plus largement dans le champ culturel, qui fonde son autorité en tant que traducteur et, plus largement, « agent culturel ».

L’histoire de Wild Palms, le roman de Faulkner qu’il s’était engagé à traduire pour la maison d’édition Sudamericana, est un cas intéressant : il avait écrit trois comptes-rendus du livre (entre 1937 et 1939) quelques années avant de publier sa traduction (1940), dans lesquels on pouvait lire qu’il était loin d’être le meilleur roman de l’écrivain américain mais plutôt un texte secondaire dans sa production. Pourtant, cette traduction a fortement conditionné l’entrée de Faulkner dans la littérature latino-américaine, elle a été lue par les écrivains du « Boom » (lesquels, comme on le sait, ont été très influencés par Faulkner), qui ont découvert l’auteur américain grâce à cette version et non pas à travers les romans qui l’ont rendu célèbre aux Etats Unis. Il en est de même pour sa traduction de l’Orlando de V. Woolf ; c’est son roman le moins impressionniste, le moins « sérieux » selon les critiques de l’époque, le moins expérimental, et pourtant celui que Borges préfère, celui qu’il traduit, en conditionnant complètement la réception de Woolf en Argentine183. Ces traductions

181 P. WILLSON, « Página impar: el lugar del traductor en el auge de la industria

editorial », op. cit. 182 Revue et maison d’édition fondées par Victoria Ocampo en 1931 et 1933,

respectivement, dont l’impact dans l’organisation de la vie culturelle argentine et latino-américaine fut sans précédent.

183 Mais s’il a fortement influencé la réception de Faulkner et de Woolf dans le continent, et même de Joyce avec une seule page de l’Ulysse, il s’est vu lui-même influencé par le travail avec ces textes. La traduction de Joyce date de 1925, elle est

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circulent toujours dans le monde hispanophone, le marché éditorial n’ayant pas jugé nécessaire de produire des retraductions ; autrement dit : la traduction n’a pas vieilli.

Sa traduction la plus avant-gardiste est celle de la dernière page de l’Ulysse, le monologue de Molly Bloom184. D’une part, il décontextualise le texte (après avoir « prévenu » le lecteur qu’il n’a pas lu tout le roman), d’autre part, il l’adapte en employant des termes caractéristiques du parler argentin et efface les noms propres (n‘ayant pas lu le roman, il ne connaît pas la place des personnages dans le texte). Selon Willson185, Borges « acclimate » le texte, il le ramène vers le lecteur, en transposant le paysage irlandais à celui de la pampa argentine ; ainsi, tout ce qui est exotique pour un lecteur argentin devient familier. Bien entendu, il utilise le système pronominal du Río de la Plata, forme non marquée pour le lecteur rioplatense mais qui devient marquée dans le contexte du discours littéraire, étant donné qu’elle est considérée comme appartenant au registre oral186. Cette seule page de l’Ulysse en castillan a joué un rôle si important qu’elle a été retraduite par d’autres intellectuels dans les années 70.

Mais si dans ses fictions il attaque systématiquement la figure de l’auteur, s’il la déconstruit en annulant le concept d’originalité, en tant que traducteur il met en avant la voix de cet énonciateur second en raréfiant le texte, en mettant en évidence le fait qu’il s’agit d’une énonciation seconde puisqu’il fait parler les paysans américains comme

donc contemporaine de ses premiers recueils, tandis que celles de l’Orlando (1937) et de Wild Palms (1940) précèdent sa période classique, celle de Fictions et de L’aleph. C’est l’hypothèse que soutient Willson (in La constelación del Sur. Traductores y traducciones en la literatura argentina del siglo XX, op.cit.), qui remarque que les débuts de Borges en tant qu’écrivain ont été marqués par une activité traductrice intense. A première vue, on ne voit aucune affinité entre ces écrivains et l’oeuvre borgésienne. Tout d’abord, ils sont des auteurs de roman, un genre qu’il déteste (il décrit l’Ulysse comme une espèce de foire linguistique macaronique, un texte embrouillé et de taille monstrueuse). Mais cela ne l’empêche pas d’utiliser sa traduction de Joyce pour attaquer ses deux grands ennemis : le réalisme et le psychologisme du XIX siècle, et marquer sa position dans le champ intellectuel argentin.

184 Publié dans la revue Proa, janvier 1925. 185 P. WILLSON, La constelación del Sur. Traductores y traducciones en la

literatura argentina del siglo XX, op.cit. 186 Il est intéressant de noter que cette attitude va un peu dans le sens contraire de

la politique de traduction de Sur, qui proposait des traductions panhispaniques, qui devaient circuler dans tout le monde hispanophone, ce qui ne fait que confirmer la place de Borges dans le groupe.

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des paysans argentins (dans e. e. cummings p. e.). Dès lors, l’acclimatation du texte source devient une exotisation ; au lieu d’estomper la voix du traducteur il ne fait que la souligner. Ainsi, en tant qu’écrivain il se construit toujours comme un énonciateur second (celui qui rapporte une histoire qu’il a lue ou entendue, celui qui recopie littéralement ou avec des modifications, celui qui traduit un texte antérieur), mais en tant que traducteur il se construit, à travers la mise en visibilité des opérations traductives, comme l’énonciateur premier du texte, en éliminant le contexte, en le recréant, en effaçant les marques énonciatives du texte source et enfin en inversant le statut écrivain/traducteur.

3. Retour sur la traduction comme machine culturelle Comme nous avons essayé de le montrer plus haut, le rôle et la place

du traducteur dans le champ intellectuel de l’époque doivent être compris dans la perspective historique. Si nous adoptons un regard sociologique, en envisageant la traduction comme une pratique culturelle à grande échelle, nous observons qu’elle a une histoire importante dans la construction de la littérature argentine du XIXe siècle, car elle est en quelque sorte sa condition de possibilité, les fondateurs de la littérature nationale (Sarmiento, Gutiérrez) ayant puisé dans la pensée européenne, et plus précisément française, pour construire une idée de nation opposée à la tutelle espagnole. Parallèlement à cette entreprise, la traduction a servi à construire et ensuite renouveler la littérature nationale. Dans ce sens, elle est source d’inspiration mais aussi d’émancipation, elle constitue le moyen d’enrichir le capital littéraire d’un pays très jeune et de rattraper le retard en matière de production littéraire, en se tournant vers les grandes traditions (française, anglaise, allemande) et en tournant le dos à l’Espagne, sorte d’anti-modèle culturel187. Ce processus commence avec ce qu’on a appelé « la génération du 37 » au XIXe et se clôt avec l’ouvre de Borges188, qui réussit à boucler la discussion sur la langue

187 Car si le domaine de la traduction littéraire nous montre une continuité

culturelle faite d’échanges et d’un enrichissement mutuel, elle révèle aussi la façon dont une littérature nationale surgit à partir de la rivalité constitutive avec une autre littérature ou une autre langue (P. CASANOVA, La république mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999).

188 Voir L. CALABRESE, « Lengua y mercado en el mundo hispanohablante : un acercamiento al estado de la traducción literaria », in Ilse Logie et Aline Remael (éds), « Translation as Creation : the Postcolonial Influence », Linguistica Antverpiensia, 2/2003.

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nationale par sa propre position dans le canon occidental189. Beaucoup de problématiques que l’écrivain reprendra plus tard sont déjà là : la langue (ou plutôt la variation dialectale) comme une arme pour lutter contre la culture coloniale, la force politique qu’elle possède pour construire une nation, le nationalisme linguistique (des topiques partagés par le jeune Borges dont il va ensuite renier), l’importation de textes étrangers comme moyen de combler un retard. Cette tension entre le nationalisme linguistique et l’universalisme traverse toute l’ouvre de Borges, et la traduction en est un bon observatoire.

Dans ce sens, la traduction doit être envisagée dans le cadre d’un projet culturel plus large, et notamment de son appartenance au groupe Sur. Il est bien connu que le projet éditorial de la revue et la maison d’édition Sur était de produire des traductions de très bonne qualité destinées, d’une part, à l’élite littéraire, à laquelle appartenait Victoria Ocampo, mais d’autre part aux couches moyennes qui n’avaient pas accès à la modernité littéraire, ce qui révélait son intention pédagogique : dans une attitude d’élitisme démocratique, Ocampo voulait « construire des ponts », « donner aux latino-américains la possibilité d’entrer en contact avec les grandes œuvres littéraires du monde actuel ». Le fait que les passeurs de culture étaient des écrivains et des intellectuels reconnus, qui occupaient une place centrale dans le champ littéraire local, mais qui en outre étaient considérés comme des représentants de la littérature latino-américaine en Europe, ne faisait que légitimer encore plus ces textes traduits, les ériger en modèles ; d’une certaine façon, ils fonctionnaient et continuent de fonctionner comme des textes d’autorité, comme des originaux, constituant un événement culturel en soi (telle la page de l’Ulysse). A une époque où le marché éditorial est en pleine expansion, l’écrivain a une place privilégiée dans les activités de planification culturelle, que ce soit comme éditeur, journaliste ou directeur de collection. L’écrivain, et plus largement l’intellectuel, a un rôle directeur, pour ne pas dire pédagogique ; n’oublions pas que dans les années 40 (et notamment avec le gouvernement péroniste), les couches populaires accèdent à l’éducation et à la culture grâce à la massification de la scolarisation. Dans ce contexte, des écrivains très éloignés du grand public (et même très antipéronistes), comme Borges, se rapprochent de lui

189 Un procédé qu’il va souvent utiliser est celui de reprendre une histoire, un

topos, un personnage de la littérature universelle ou un mythe et le transposer dans le contexte argentin. Dans ce cas nous pourrions parler de traduction intralinguistique, un type de transposition qui permet à Borges de dépasser le localisme, le provincialisme, et de placer la littérature argentine au rang des littératures mondiales.

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grâce, par exemple, au travail de directeur de collection (il dirige une série de littérature policière) ou de directeur d’un supplément littéraire. Ses intentions pédagogiques sont évidentes : il veut provoquer des lectures, des polémiques, il débat avec des intellectuels mais écrit aussi des comptes-rendus de romans contemporains pour les femmes au foyer, traduit les livres qu’il aime, commente les livres qu’il aime ou qu’il n’aime pas, publie les livres qu’il aime et qu’il veut faire lire aux autres, dont des romans policiers et des récits fantastiques. Borges est un vulgarisateur190, ce qui ressort dans les textes qui accompagnent ses traductions (biographies d’auteurs, essais introductifs, prologues, comptes-rendus et commentaires critiques) ; ils sont une invitation à la lecture et à construire une bibliothèque nouvelle. Dans ce contexte, l’édition et la traduction sont des moyens d’introduire de nouveaux auteurs et courants, d’élargir le capital littéraire pour ne pas se borner aux traditions locales. Même à ses débuts, dans les années 20, il a une idée très claire de sa place dans le système culturel et des façons d’agir sur ce système (ce qui va à l’encontre de l’image du philosophe dans la tour d’argent que certains font circuler).

4. Borges et ses traducteurs Curieusement, lorsque l’on évoque le lien de Borges avec la

traduction, on parle peu de sa participation dans les versions en langue étrangère de ses textes. Comme beaucoup de ses productions littéraires, la traduction de ses textes est le produit de l’amitié, du hasard, d’une rencontre. La place de Borges dans le système littéraire occidental doit beaucoup à sa réception en Europe et aux Etats-Unis, et en conséquence à ses traducteurs (qui ont été, à leur tour, encore plus marqués par sa figure). Les personnages les plus importants sont sans doute Roger Caillois, Jean-Pierre Bernès et Norman Di Giovanni. Tous les trois ont passé des années en Argentine, ils ont été accueillis dans l’espace social et professionnel de Borges et ils ont produit des textes (et parfois bâti toute une carrière) à partir de cette amitié. Le cas le plus riche en anecdotes (que certains n’hésiteraient pas à qualifier de pathologique : voir l’article de l’écrivain argentin Guillermo Martínez en bibliographie) est celui de Di Giovanni, qu’il rencontre en 1968 lorsqu’il est déjà un écrivain consacré en Amérique Latine et en Europe. A cette

190 En effet, à mesure qu’il vieillit il se rapproche de plus en plus d’un public

massif, il écrit très peu (dû à sa cécité) mais multiplie les conférences et les apparitions à la télé, dans des émissions culturelles mais aussi des programmes du dimanche destinés au grand public.

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époque, Borges n’écrit presque plus. Di Giovanni, qui doit le traduire en anglais, a été envoyé par son éditeur pour cinq mois à Buenos Aires et y restera trois ans. Ensemble, ils vont traduire plusieurs livres de poésie et de nouvelles, ils vont réécrire de vieux textes, faire des ajouts dans la version anglaise, la modifier pour faciliter la lecture du public anglophone. Par exemple, dans El libro de los seres imaginario (1969) ils ajoutent quatre nouveaux chapitres, dont un truffé de clins d’œil : l’adresse du traducteur, des noms d’amis… Dans le livre qu’il a publié sur cette singulière relation, Di Giovanni raconte leurs pratiques de réécriture : Borges écrivait un poème et il le traduisait le lendemain191. D’après le traducteur, de temps en temps il lui suggérait un changement dans la version anglaise : ajouter un vers, une virgule, que Borges incorporait ensuite à l’original castillan. Encore selon l’Américain, c’est lui qui l’a encouragé à écrire Le rapport de Brodie en 1969 (en effet, il n’écrivait plus de prose depuis 1953). Il devenait en quelque sorte son agent littéraire dans le milieu de l’édition américain, où il avait carte blanche, ce qui fait que ses livres en anglais ne ressemblent en rien aux recueils en espagnol. Il avance encore que « Borges pensait en anglais, ses modèles étaient anglais, sa façon d’écrire les phrases était plutôt anglaise. Il lisait toujours en anglais et cela a eu une influence sur son style »192 ; cependant, « lorsqu’il me dictait un prologue en anglais je le corrigeais silencieusement ». Il dit aussi qu’il a traduit ses dernières nouvelles à partir de textes parus dans les journaux, et qu’il a fait des corrections dans la version anglaise ; ensuite, lorsqu’il a lu ces nouvelles en recueil, il s’est rendu compte que Borges avait fait les mêmes « corrections » que lui193. Dans le récit de Di Giovanni, on ne sait plus où termine la tâche du traducteur et où commence celle de l’écrivain (tout ceci fait système avec la mythographie borgésienne : dissolution de la catégorie d’auteur, non différenciation entre écriture et traduction, recours à l’emprunt, au plagiat, décontextualisation des textes circulant de façon autonome dans les différents espaces culturels et linguistiques). La critique, pour sa part, aime à reproduire ces anecdotes parce qu’elle y voit la métaphore de son écriture : on parle ainsi d’ « édition rétroactive » et d’inversion texte source/ texte cible (Fraser, 2004). En effet, il avait avec

191 DI GIOVANNI, La lección del maestro [La leçon du maître], Buenos Aires,

Sudamericana, 2002. 192 Entretien avec C. Gamerro, Revista Ñ, 08.06.2002. 193 Certaines affirmations sont légèrement plus extravagantes, comme lorsqu’il dit

que le jour où il a rencontré Borges allait devenir l’un des plus importants de sa vie, de la vie de Borges, s’entend …

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ses traducteurs le même rapport d’infidélité créatrice qu’avec les textes qu’il traduisait194.

Conclusion Au bout de ce parcours, il est clair pour nous que le couple

traduction/infidélité a plusieurs niveaux de lecture, qui vont du textuel (essais sur la traduction) au métatextuel (la traduction comme relecture ou réécriture) et au paratextuel (critiques, comptes-rendus), en passant par la description socio-littéraire de cette pratique mimétique ou encore l’anecdote qui relève du mythe littéraire.

L’intérêt du couple « Borges et la traduction » est qu’il nous renseigne sur plusieurs dimensions de l’œuvre et du personnage : sa théorie de la lecture et de l’écriture, le rôle de l’intellectuel dans l’Argentine des années 40-60, l’autorité de l’écrivain-traducteur et son statut socio-économique, le rôle de la traduction dans la construction et l’ouverture d’une littérature nationale, le rôle que jouent les rencontres, l’amitié et plus largement les échanges et les lieux de rencontre dans ce processus. Inversement, nous voyons dans la traduction un champ pratique qui permet d’investir l’espace littéraire à un niveau très local (en introduisant une idéologie littéraire très personnelle, des modes de lecture et d’écriture, sans parler de nouveaux auteurs, genres et styles). Cette perspective socio-littéraire nous permet d’observer que la pratique de la traduction ne peut pas être séparée de celle de l’édition, du journalisme culturel et de toute activité dont le but est de diffuser des auteurs, des genres et de modes de lecture ; autrement dit, elle nous permet d’appréhender les modes de fonctionnement des institutions littéraires à travers l’agissement d’individus et de groupes (tels que le groupe Sur), et à l’inverse, de contextualiser le surgissement de la figure et de l’œuvre emblématiques de Borges, producteur et produit de l’espace littéraire argentin.

194 Le cas de Caillois est moins folklorique mais témoigne aussi de l’importance de l’amitié, du hasard et des rencontres dans la construction de la figure borgésienne. Caillois voyage en Argentine après sa rencontre avec Victoria Ocampo, en 1939, et va y rester pendant toute la durée de la guerre. Il apporte la culture française à Buenos Aires, où il dirige l’institut français, de même qu’il apportera la culture argentine et plus largement latino-américaine en France (il va créer la collection « La croix du sud » chez Gallimard pour faire connaître la littérature latino-américaine, qui commence avec le recueil de récits Fictions). Il est l’un des premiers à faire parler de Borges et autres écrivains latino-américains en France.

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Greffes. Traduction / original – pratique / théorie.

par

Henri Bloemen & Winibert Segers

I. Een ander vertalen / une autre traduction, traduire un autre

« Rien n’est plus grave qu’une traduction. […] tout traducteur est en position de parler de la traduction, à une place qui n’est rien moins que seconde ou secondaire »195.

« L’exigence de l’inoubliable – […] – n’est pas le moins du monde entamée par la finitude de la mémoire »196. Les idées de Derrida sur la traduction ont-elles un avenir ? Cette

question à laquelle la réponse est difficile pourrait se poser dans un exposé intitulé demain Derrida / morgen Derrida. La deuxième partie de ce titre, la partie après la barre oblique, la partie néerlandaise, morgen Derrida, est une traduction. Demain Derrida devient en néerlandais morgen Derrida. Nous poserons quelques questions sur ce devenir : morgen Derrida rend-elle le sens de demain Derrida ? Que signifie demain Derrida? Que donne demain Derrida ? Que redonne, rend morgen Derrida ?

Ces questions peuvent être liées au texte de Derrida ‘Des tours de

Babel’. Nous lisons quelques phrases de ce texte :

« [...] le sol de la traduction n’en vient-il pas à se retirer dès l’instant où la restitution du sens ([...]) cesse de donner la mesure ? C’est le concept courant de la traduction qui devient problématique : il impliquait ce procès de

195 J. DERRIDA, « Des tours de Babel » in Psyché. Inventions de l’autre, Paris,

Galilée, 1987, p. 218. 196 ID., p. 217.

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restitution, la tâche ([...]) revenait à rendre ([...]) ce qui était d’abord donné, et ce qui était donné, c’était, pensait-on, le sens »197. Ces phrases pourraient se lire comme le début d’un autre discours sur

la traduction et le début d’une autre traduction, une autre pratique. Dans cet autre discours et cette autre traduction, le sens, la signification et la restitution ont une place limitée. Posons-nous alors à nouveau quelques questions sur la traduction de demain Derrida : Comment doit-on traduire demain Derrida si le sens et la restitution n’ont qu’une place limitée ? Quels éléments occupent une place plus importante ? La forme, les éléments formels occupent-ils cette place plus importante ?

Afin de clarifier ces questions, comparons l’original français demain Derrida avec la traduction néerlandaise morgen Derrida. A ce propos, nous indiquons deux points :

1. Dans l’original les deux mots commencent par les deux mêmes lettres DE. Dans la traduction, ce jeu de lettres, l’allitération se perd.

2. Le mot demain contient entre autres les mots ma et main. Dans la traduction, ces mots se perdent.

Pourtant, utiliser le concept de perte dans ce contexte n’est pas approprié. Ce concept ne fonctionne pas dans un autre discours sur la traduction. Le concept de perte est un concept-clé dans le discours traditionnel sur la traduction : ce que l’original a donné est redonné, rendu par la traduction à perte; la traduction occupe toujours une position inférieure, seconde, secondaire.

La traduction de demain Derrida montre qu’il est difficile de parler autrement de la traduction et de traduire autrement. Il est difficile de parler de la traduction et de traduire sans donner une place importante au sens, au contenu et à la restitution.

Afin de soutenir cette idée examinons un deuxième exemple. Le titre de cet exposé, Een ander vertalen, est ambigu. Pour rendre les deux significations en français il faut proposer au moins deux traductions : Une autre traduction et Traduire un autre. Cet exemple montre également qu’il est difficile de limiter la place du sens et de la restitution.

Peut-être faudrait-il situer l’autre discours et l’autre traduction à un niveau plus abstrait, moins applicable. À ce niveau abstrait, nous formulons trois thèses qui sont liées. Elles ont trait à l’éthique et à la désubjectivation, l’objectivation de la traduction :

197 ID., p. 213. Nous avons omis les mots entre parenthèses : Wiedergabe des

Sinnes, Aufgabe et wiedergeben.

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1. Le texte source, le texte à traduire est un autre. 2. L’autre traduction n’est pas une appropriation. 3. L’apport du traducteur, du sujet traduisant est limité. Nous donnerons tout de suite un exemple d’une traduction dans

laquelle l’apport du traducteur est très grand. Lisons d’abord le passage original. Ce sont les premières phrases du premier chapitre d’Un certain sourire. (L’auteur, Françoise Sagan, est décédée le 24 septembre 2004, quelques jours avant Jacques Derrida.)

« Nous avions passé l’après-midi dans un café de la rue Saint-Jacques, un

après-midi de printemps comme les autres. Je m’ennuyais un peu, modestement; je me promenais de la machine à disques à la fenêtre pendant que Bertrand discutait le cours de Spire. Je me souviens qu’à un moment, m’étant appuyée à la machine, j’avais regardé le disque se lever, lentement, pour aller se poser de biais contre le saphir, presque tendrement, comme une joue. Et, je ne sais pourquoi, j’avais été envahie d’un violent sentiment de bonheur; de l’intuition physique, débordante, que j’allais mourir un jour, qu’il n’y aurait plus ma main sur ce rebord de chrome, ni ce soleil dans mes yeux »198. Dans ce passage, certains mots et parties de mots sont repris. Nous

donnons quelques exemples : 1. Les mots après-midi, comme, machine sont employés deux fois. 2. Cinq mots se terminent par ment (modestement, moment, lentement,

tendrement et sentiment). 3. Les mots débordante et rebord contiennent tous les deux le mot

bord. Ces reprises doivent-elles se conserver dans la traduction ? La reprise

est un des éléments qui caractérise ce passage. C’est un élément qui demande une approche modeste du traducteur. L’apport du traducteur, du sujet traduisant doit être le plus limité possible.

Nous lisons la traduction de Hubert Lampo, une traduction dans laquelle l’apport du traducteur est très grand.

« We hadden de namiddag doorgebracht in een café van de rue Saint-

Jacques, een voorjaarsnamiddag als alle andere. Ik zat mij een beetje te vervelen, maar op een bescheiden manier; ik slenterde dan maar van de juke-box naar het venster, terwijl Bertrand over de cursus van Spire boomde.

198 F. SAGAN, Un certain sourire, Paris, Julliard, 1956, p. 11.

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Tenslotte was ik tegen de muziekmachine gaan leunen; ik had staan kijken hoe de grammofoonplaat langzaam werd opgelicht, om zich schuin tegen de saffiernaald aan te vlijen, als een wang haast, zo teder. En zonder te weten waarom, had plots een diep gevoel van geluk mij doorstroomd; eensklaps was in mij het haast fysieke, alomvattende voorgevoel opgestaan, dat ik ééns sterven moest, dat mijn hand niet meer op deze chroomstalen richel zou rusten, de zon niet meer in mijn ogen schijnen199 ». Lampo ajoute certains éléments et en omet d’autres. Ci-dessous un

exemple d’un ajout et un exemple d’une omission : 1. Modestement devient dans la traduction de Lampo maar op een

bescheiden manier. Lampo introduit une opposition. 2. Je me souviens n’a pas été traduit. Le souvenir est effacé. Nous retraduisons ce passage. C’est une traduction qui est plus proche

de l’original que la traduction de Lampo. Nous laissons toutefois en suspens la question de savoir si notre traduction est une autre traduction :

« We hadden de namiddag in een café in de rue Saint-Jacques doorgebracht,

een lentenamiddag als andere. Ik verveelde me een beetje, bescheiden; ik liep van de jukebox naar het raam terwijl Bertrand over de cursus van Spire sprak. Ik herinner me dat ik op een bepaald ogenblik, ik leunde tegen de jukebox, had gezien dat de plaat zich oprichtte, traag, en zich schuin tegen de naald plaatste, bijna teder, als een wang. En, ik weet niet waarom, ik was door een hevig gevoel van geluk overweldigd; door het overstelpende, lichamelijke voorgevoel dat ik op een dag zou sterven, dat mijn hand op deze chromen rand er niet meer zou zijn, noch deze zon in mijn ogen ».

(Nous ne le savons vraiment pas. Et ce n’est pas de la fausse modestie.)Les idées de Derrida sur la traduction sont envahissantes. Notre traduction est trop faible, trop plate par rapport à l’aspect pointu des idées de Derrida. Nous ne pouvons que nous poser la question : « Est-ce cela, l’autre traduction ? ».

199 F. SAGAN, Een verre glimlach, Trad. Lampo, Hubert, Brussel, Manteau, 1956,

p. 7.

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II. Pierre / Peter, steen « Le nom « pierre » appartient à la langue française, et sa traduction dans

une langue étrangère doit en principe transporter son sens. Ce n’est plus le cas pour « Pierre » dont l’appartenance à la langue française n’est pas assurée et en tout cas pas du même type. Peter en ce sens n’est pas une traduction de Pierre, pas plus que Londres n’est une traduction de London, etc »200. L’exergue est une citation (de) Des tours de Babel. Ce texte est un

commentaire sur Die Aufgabe des Übersetzers de Walter Benjamin. Derrida fait une distinction entre le nom commun pierre et le nom propre Pierre : leur rapport à la langue française est différent. Dans la citation, la traduction est liée au transfert, au transport de sens. Ce lien n’est pas surprenant; il caractérise le discours traditionnel sur la traduction.

Nous passons (de) Des tours de Babel, le texte de Derrida, à un autre texte : La chambre de Jean-Paul Sartre. Ève et Pierre sont deux personnages de La chambre. Ève est la fille de Jeannette et Charles Darbédat, Ève est l’épouse de Pierre. (Nous) lisons un passage de ce texte :

« […] [Ève] pensait simplement que d’énormes femmes glissaient tout

contre elle, solennelles et grotesques, avec un air humain et l’entêtement compact de la pierre. « Elles se penchent sur Pierre »201. Voici la traduction néerlandaise, une traduction publiée :

« […] [Eve] stelde zich alleen maar voor dat er enorme, statige en groteske vrouwengestalten langs haar heen gleden, menselijk en tegelijk met de massieve onverzettelijkheid van steen. ‘Zij buigen zich over naar Pierre’ »202. Le nom commun français pierre devient steen et le nom propre Pierre

est repris, il n’est pas traduit, il passe la frontière linguistique sans transformation, sans modification. La ressemblance originale entre pierre et Pierre disparaît dans la traduction. Il n’est pas sûr que le lecteur de la traduction néerlandaise remarquera la perte.

200 J. DERRIDA, « Des tours de Babel », op.cit., p. 209. 201 J.-P. SARTRE, « La chambre » in Le mur, Paris, Gallimard., 1939, p. 74. Nous

avons souligné le nom commun pierre et le nom propre Pierre 202 J.-P. SARTRE, « De kamer » in De muur en ander proza, Trad. C.N. Lijsen,

Amsterdam, De bezige bij, 2005, p. 72. Nous avons souligné le nom commun steen et le nom propre Pierre.

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Qu’aurait pu faire le traducteur avec les mots pierre et Pierre ? Nous

donnons quelques autres solutions : • Le nom commun pierre devient steen et le nom propre Pierre

devient Peter. La ressemblance originale entre les deux mots se perd dans la traduction.

• Le traducteur choisit Pierre ou Peter, et ajoute une note à sa traduction, dans laquelle il explique que la ressemblance entre pierre et Pierre se perd dans sa traduction.

• Le traducteur essaie de trouver deux mots qui dans la langue cible, le néerlandais, fonctionnent de la même façon que pierre et Pierre. Il essaie de trouver un nom propre qui pourrait fonctionner également comme nom commun.

• Le traducteur compense la perte – la ressemblance entre pierre et Pierre se perd – à un autre endroit dans la traduction. Il introduit par exemple dans sa traduction un jeu de mots tandis que à cet endroit du texte original ne se trouve pas de jeu de mots.

Le regard du traducteur est un regard rétrospectif. Le traducteur regarde l’original, il regarde en arrière. Le traducteur est lié à l’original; il essaie d’en restituer le contenu – et si possible la forme. Traditionnellement, la traduction est considérée comme reproduction, restitution de l’original : ce que l’original a donné est redonné, restitué. Le discours sur la traduction en termes de gain et perte est un discours rétrospectif, un discours lié à l’original; le gain et la perte ne peuvent être constatés qu’en comparant la traduction avec l’original, qu’en rebroussant chemin.

Un autre discours, un discours prospectif sur la traduction est-il possible ? Dans Die Aufgabe des Übersetzers, Benjamin essaie de penser la traduction de façon prospective. Il essaie de délivrer la traduction de la restitution du sens, de l’équivalence, de la ressemblance, du même.

Benjamin utilise deux métaphores pour décrire la possibilité d’un discours prospectif sur la traduction. La première métaphore est celle de l’amphore :

« […], de même que les débris d’une amphore, pour qu’on puisse

reconstituer le tout, doivent être contigus dans les plus petits détails, mais non identiques les uns aux autres, ainsi, au lieu de se rendre semblable au sens de l’original, la traduction doit bien plutôt, dans un mouvement d’amour et jusque dans le détail, faire passer dans sa propre langue le mode de visée de l’original : ainsi, de même que les débris deviennent reconnaissables comme fragments d’une même amphore, original et traductions deviennent

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reconnaissables comme fragments d’un langage plus grand. Et c’est bien pourquoi la traduction ne peut que renoncer au projet de rien communiquer, faire abstraction du sens dans une très large mesure, et l’original ne lui est, à cet égard, essentiel que pour autant qu’il a épargné au traducteur et à son oeuvre la peine et l’ordonnance de ce qui est à communiquer »203. La métaphore de l’amphore brisée pourrait s’interpréter de façon

rétrospective : l’unité originaire doit être rétablie. Mais cette interprétation rétrospective est une interprétation erronée. La traduction n’essaie pas de réparer l’amphore originale. L’original et la traduction sont les fragments d’un langage plus grand. Il n’y a pas encore d’amphore originale. Le langage plus grand n’est pas la restauration du langage unique perdu, le langage avant Babel. Ce langage plus grand viendra, c’est un langage à-venir. L’origine est promise.

La deuxième métaphore est celle de la tangente et du cercle. Benjamin utilise cette métaphore pour parler de la restitution du sens :

« Quelle signification conserve ici le sens pour le rapport entre la traduction

et l’original, une comparaison le fera saisir. De même que la tangeante ne touche le cercle de façon fugitive et en un seul point et que c’est ce contact, non le point, qui lui assigne la loi selon laquelle elle poursuit à l’infini sa marche en ligne droite, ainsi la traduction touche l’original de façon fugitive et seulement en un point infiniment petit du sens, pour suivre ensuite sa marche la plus propre, selon la loi de fidélité dans la liberté du mouvement langagier »204. La réduction extrême du rôle de la restitution du sens dans la

traduction perturbe le discours sur la traduction en termes de gain, de perte et de compensation.

III. Draads vertalen / traduire fil-à-fil Dans la dernière partie d’Éperons « J’ai oublié mon parapluie »,

Derrida utilise les mots contenu205, interprétation206, sens207 et vouloir-

203 W. BENJAMIN, « La tâche du traducteur » in Mythe et violence, Trad. Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, pp. 271-272.

204 ID., pp. 273-274. 205 J. DERRIDA, Éperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978, p.

108. 206 ID., p. 112. 207 ID., p. 107, 111.

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dire208. Ce sont des mots que l’on utilise souvent pour parler de la traduction. En ce sens, « Le traducteur rend le contenu du texte original », « Une traduction est une interprétation », « Une traduction est une restitution du sens », « Le traducteur rend ce que l’auteur a voulu dire », sont des propositions généralement acceptées. À l’aide d’Éperons, nous montrerons que ces propositions sont problématiques. Citons un passage d’Éperons :

« […] le lecteur primesautier ou […] l’herméneute ontologiste […] pensent

[…] que cet inédit [« J’ai oublié mon parapluie »] est un aphorisme signifiant, qu’il doit vouloir dire quelque chose, qu’il doit venir du plus intime de la pensée de l’auteur, pourvu qu’on oublie qu’il s’agit d’un texte, d’un texte en restance, voire oublié, peut-être d’un parapluie. Qu’on ne tient plus dans la main.

Cette restance n’est entraînée en aucun trajet circulaire, aucun itinéraire propre entre son origine et sa fin. Son mouvement n’a aucun centre. Structurellement émancipée de tout vouloir-dire vivant, elle peut toujours ne rien vouloir-dire [sic], n’avoir aucun sens décidable, jouer parodiquement au sens, se déporter par greffe, sans fin, hors de tout corps contextuel ou de tout code fini »209.

Ce passage a été traduit par Ger Groot comme suit (nous citons la

traduction néerlandaise parue en 1985) : « […] de onbesuisde lezer of de ontologistische hermeneut [gaan ervan uit] dat deze nagelaten tekst een aforisme met een specifieke betekenis is, dat hij iets bedoelt te zeggen, dat hij afkomstig is uit het diepste innerlijk van het denken van de auteur; waarbij zij dan wel moeten vergeten dat het hier om een tekst gaat, om een duurzame, ja zelfs vergeten tekst, misschien om een paraplu. Die we niet meer in de hand hebben. Dit duurzame overblijfsel wordt in geen enkel cirkelvormig traject opgenomen, heeft geen eigen route van oorsprong naar doel. De beweging ervan heeft geen enkel centrum. Het is structureel geëmancipeerd van elke levende bedoeling en daarom blijft altijd de mogelijkheid bestaan dat het niets bedoelt, geen enkele beslisbare betekenis heeft, dat het parodiërend speelt met

208 ID., p. 105, 111. 209 ID., p. 111.

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de betekenis en zich door enting laat voortdrijven, zonder doel en buiten elk contextueel corpus of elke eindige code om »210. Comparons à présent quelques éléments de la traduction néerlandaise

avec les éléments correspondants du passage original : « […] hij [deze nagelaten tekst] iets bedoelt te zeggen, […]. […] il [cet inédit] doit vouloir dire quelque chose, […]. […] geen eigen route van oorsprong naar doel. […], aucun itinéraire propre entre son origine et sa fin. […] elke levende bedoeling […]. […] tout vouloir-dire vivant, […]. […] blijft altijd de mogelijkheid bestaan dat het [dit duurzame

overblijfsel] niets bedoelt, […]. […], elle [cette restance] peut toujours ne rien vouloir-dire, […]. […, zonder doel […]. […], sans fin, […] ». Le traducteur aurait pu choisir une autre solution pour vouloir(-)dire

et pour fin : willen(-)zeggen et einde. En choisissant bedoelen, bedoeling et doel il noue deux fils français – le fil vouloir(-)dire et le fil fin – et il brise le fil entre fin et fini. Tout code fini, les derniers mots du passage cité, ont été traduits par elke eindige code. Bedoelen et willen zeggen n’ont pas la même signification; il en va de même pour doel et einde. Le traducteur n’a-t-il pas choisi d’interpréter le passage original ? Nous rencontrons ici l’aspect problématique qu’a souligné Derrida, des mots signification et interprétation.

Notons encore une chose à propos du passage cité : les propositions généralement acceptées (« Le traducteur rend le contenu du texte original », « Une traduction est une interprétation », « Une traduction est une restitution du sens », « Le traducteur rend ce que l’auteur a voulu dire ») sont problématiques parce qu’il est impossible de déterminer avec certitude l’intention de l’auteur et la signification d’un passage, d’un texte. La question que nous nous posons est alors la question suivante :

210 J. DERRIDA, Sporen. De stijlen van Nietzsche, Trad. Ger Groot, Weesp, Het

Wereldvenster, 1985, pp. 217-219.

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que fait le traducteur avec cette incertitude? Est-ce qu’il la cache et fait une traduction sans traces d’incertitude? Ajoute-t-il à sa traduction des notes dans lesquelles il indique les problèmes de traduction, les obstacles? Ou fait-il quelque chose d’autre? Est-il possible de marquer cette incertitude dans la traduction même? Nous laissons ces questions sans réponse et nous nous laissons guider par un autre mot dans le passage cité. Dans une réflexion sur la traduction, le mot greffe est intéressant. Ce mot perturbe l’image de la traduction comme restitution, comme recherche d’équivalence : la traduction ne redonne, ne rend pas ce que l’orignal a donné, une traduction n’est pas une restitution, la traduction et l’original ne sont pas impliqués dans un mouvement circulaire, la traduction et l’original ont un rapport asymétrique, oblique.

« Un pas encore ». Nos remarques précédentes ont trait à la traduction parue en 1985, or en 2005 une nouvelle traduction est publiée. Nous citons la retraduction du passage que nous avons traité :

« […] de onbesuisde lezer of de ontologistische hermeneut [gaan ervan uit] dat deze nagelaten tekst een aforisme met een specifieke betekenis vormt, dat hij iets bedoelt te zeggen, dat hij afkomstig is uit het diepste innerlijk van het denken van de auteur; waarbij zij dan moeten vergeten dat het hier om een tekst gaat, een (misschien zelfs vergeten) tekst als restantie, een paraplu wellicht. Die we niet meer in de hand hebben. Deze restantie wordt in geen enkel cirkelvormig traject opgenomen, heeft geen eigen route van oorsprong naar doel. De beweging ervan heeft geen enkel centrum. Ze is structureel geëmancipeerd van elke levende zeggingswil en daarom blijft altijd de mogelijkheid bestaan dat ze niets bedoelt, geen enkele beslisbare betekenis heeft, dat ze parodiërend speelt met de betekenis en zich door enting laat voortdrijven, zonder doel en buiten elk contextueel corpus of elke eindige code om »211. Une des différences entre les deux passages néerlandais réside dans la

traduction des mots texte en restance et restance : duurzame tekst et duurzame overblijfsel sont remplacés dans la retraduction par tekst als restantie et restantie. Le néologisme français restance est rendu par un néologisme néerlandais. Pour le lecteur néerlandophone le mot restantie sera plus étrange que duurzaam, duurzaam overblijfsel. Pourquoi le traducteur Ger Groot n’a pas choisi le mot, le néologisme overblijving, un mot plus néerlandais que le mot calqué restantie ? Une autre différence

211 J. DERRIDA, Sporen. De stijlen van Nietzsche. Trad. Ger Groot, Amsterdam,

SUN, 2005, p. 173.

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est la traduction de tout vouloir-dire vivant : elke levende bedoeling devient dans la retraduction elke levende zeggingswil. Cette modification n’accentue-t-elle pas trop le vouloir, la volonté ? Dans le passage que nous avons traité doit vouloir dire est traduit par bedoelt te zeggen; vouloir-dire par zeggingswil et vouloir dire par bedoelt. Ger Groot traduit le même groupe de mots trois fois d’une autre façon. Il brise le fil du vouloir(-)dire. Il traduit à contrefil.