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FAUST À L'ÉPREUVE DU MÉDIÉVAL. MÉMOIRES DU FAUST-PHÉNIX CHEZ PESSOA ET VALÉRY, BOULGAKOV ET MANN Julia Peslier Armand Colin / Dunod | Littérature 2007/4 - n° 148 pages 77 à 97 ISSN 0047-4800 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-litterature-2007-4-page-77.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Peslier Julia, « Faust à l'épreuve du médiéval. Mémoires du Faust-Phénix chez Pessoa et Valéry, Boulgakov et Mann », Littérature, 2007/4 n° 148, p. 77-97. DOI : 10.3917/litt.148.0077 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin / Dunod. © Armand Colin / Dunod. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 193.52.64.244 - 04/03/2015 12h39. © Armand Colin / Dunod Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 193.52.64.244 - 04/03/2015 12h39. © Armand Colin / Dunod

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FAUST À L'ÉPREUVE DU MÉDIÉVAL. MÉMOIRES DU FAUST-PHÉNIXCHEZ PESSOA ET VALÉRY, BOULGAKOV ET MANN Julia Peslier Armand Colin / Dunod | Littérature 2007/4 - n° 148pages 77 à 97

ISSN 0047-4800

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Peslier Julia, « Faust à l'épreuve du médiéval. Mémoires du Faust-Phénix chez Pessoa et Valéry, Boulgakov et

Mann »,

Littérature, 2007/4 n° 148, p. 77-97. DOI : 10.3917/litt.148.0077

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� JULIA PESLIER, UNIVERSITÉ PARIS 8

Faust à l’épreuve

du médiéval.

Mémoires du Faust-Phénix

chez Pessoa et Valéry,

Boulgakov et Mann

À l’ère des Doctors Atomiques 1, le nom de Faust consonne étrange-ment avec un médiéval fort carnavalesque, teinté d’éclats diaboliques,d’arts hermétiques et de « savoirs de derrière les fagots » 2 qui embarras-sent plus leur lecteur qu’ils ne le tentent d’un nouveau pacte diabolique.Les laboratoires d’alchimiste, les cellules monacales, les cabinets decuriosités ont depuis longtemps refermé leurs portes. Les Prophéties de laBible, les Centuries de Nostradamus, les Fléaux de l’Apocalypse ontperdu de leurs verbes — de leurs mystères et de leurs forces d’effroi. Lecrâne des danses macabres, la chandelle consumée et les livres posés surle pupitre ont quitté la table de Faust pour un calendrier memento, unelampe halogène et des écrans virtuels, et le Diable en habit de bouc peutbien remiser son costume, fourche, cornes et soieries rouges, dans unmagasin de Farces et Attrapes. « Tes méthodes sont surannées, taphysique ridicule… » 3 assure le Faust de Valéry à son Méphisto jugé fort« démodé ». Goethe lui-même fait figure d’un buste poussiéreux 4, dans un1. Deux dernières créations faustiennes à l’Opéra le suggèrent : Doctor Atomic, par JohnAdams et Peter Sellars, création pour l’Opéra de San Francisco, 1er octobre 2005, selon lesynopsis « The opera Doctor Atomic takes place in Los Alamos, New Mexico during thesummer of 1945, in the few days leading up to the first atomic bomb test on July 16th »(http://www.doctor-atomic.com/) ; le Faustus de Dusapin, qui atomise la bibliothèque etdiscute sur l’éternité atroce d’un cadran qui fait lieu de tout monde, suspendu dans ununivers désertique (opéra en une nuit et onze numéros. Livret du compositeur d’après LaTragique histoire du Docteur Faust de Christopher Marlowe (1588), en anglais, surtitré enfrançais. Création française Opéra de Lyon du 7 au 18 mars 2006).2. Paul Valéry, « Mon Faust », in Œuvres, t. II, édition établie et annotée par Jean Hytier,Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 367.3. Paul Valéry, ibid., p. 295.4. Arno Schmidt, dans Goethe et un de ses admirateurs, met en scène une double fictiond’auteur, où il jouerait son propre personnage face à un Goethe revenant, autorisé à passer unejournée parmi les vivants et à donner son avis sur la modernité, les institutions, ses décou-vertes, ses littératures. Selon le roman biographique de Marc Petit, Goethe serait d’ailleurs

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panthéon d’autorités certes fameuses mais assurément dépassées par lesbouleversements scientifiques des deux derniers siècles — « Figure-toiqu’ils ont retrouvé, dans l’intime des corps et comme en-deçà de leurréalité, le vieux CHAOS » 5, poursuit-il pour menacer ce charlatan toutdroit sorti d’un autre temps de foi, de foire et de frayeur. Aussi faire placenette à Faust dans la littérature contemporaine en s’appuyant sur sa partde médiéval est un geste qui fait montre d’un temps paradoxal et d’unregard sur l’anachronisme qui mérite d’être éclairé.

On s’efforcera ici de faire preuve de clarté sur ce que le médiéval peutrassembler sous son étiquette historienne dans la cartographie desFaust européens au XXe siècle, fragmentaires et éclatés (Faust, tragédiesubjective de Pessoa, « Mon Faust » de Valéry) ou écrits d’exil et decensure (Le Docteur Faustus de Mann, Le Maître et Marguerite de Boul-gakov). Tissé de relectures parodiques et attentives de Goethe et de sesarchaïsmes « moyen-âgeux » par lesquels il se moquait des excès romanti-ques de certains, ce corpus faustien qui se déploie dans l’ombre et la fuméedes Triomphes des guerres si ravageurs de 14-18 et de 39-45 prend ainsi encharge une mémoire du médiéval bien plus fondamentale, à l’œuvre dans leFaust I et II, dont Goethe a su magistralement faire passer la pensée et lefoisonnement. L’hypothèse du médiéval dans Faust tend de fait à considérercet anachronisme folklorique non plus comme decorum, coquetterie dedramaturge ou fantaisie d’historien amateur qui se plairait à dater la nais-sance de Faust des siècles taxés d’obscurantisme, mais comme véritablecentre dynamique d’une écriture et d’un remploi des Arts de mémoire et deses codes métaphoriques, translatés et déplacés dans un nouvel horizonesthétique par le biais de Goethe et des Romantiques Allemands, esthétiquequi sera une « diabolie », selon le mot de Claude Reichler 6.

Le médiéval est d’autant plus prégnant, fort et efficace dans cesfictions très modernes des temps présents, qu’il est atténué, détourné,surjoué et chargé de sa référence décalée et archaïque, c’est-à-dire qu’iln’est pas transporté tel quel, comme archive ou prélèvement d’unemuséographie des temps qui ne participerait pas d’une histoire de lapensée et de la fable. Ainsi dépouillé de son théâtre du pittoresque, telqu’il a pu se transmettre dans la littérature au fil du XIXe siècle — on sesouvient peut-être de l’antre de l’antiquaire méphistophélique dans LaPeau de chagrin et de son bric-à-brac improbable qui fait la part belle àdes antiquailleries faussaires 7, ce médiéval œuvré par Faust dans ses

5. Paul Valéry, ibid., p. 300.6. Claude Reichler, La diabolie, la renardie, la séduction, Paris, Minuit, coll. Critique,1979.7. Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, introduction et notes de Jacques Martineau, LeLivre de poche, coll. Classique, n˚ 1701, 1995.

devenu à lui-même son propre personnage, Le Troisième Faust, c’est-à-dire un condensé defatuité, de vieillard et de savoir, qui tremble de mettre un point final à son œuvre afin deretarder le moment de sa mort, comme lors du pacte avec le diable.

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pérégrinations au cours d’un large quart de siècle coupé par les guerresdevient le lieu des fulgurances de la pensée. Parce qu’on y sollicite d’uncoup un matériau ancien et son emblème du livre comme papier et penséegrattée — le palimpseste médiéval devient ici esthétique, parce qu’on ybrasse une mémoire de la diabolie en ce qu’elle a parodié et pastichél’autorité du livre biblique, l’œuvre faustienne a retrouvé quelques-unsdes joyaux du monde médiéval, dans sa part la moins canonique peut-être,entre renardie du langage, carmina potoria du carpe diem et diabolisauctoritas du livre.

Face à cette joyeuse foire des références, à cette surenchère desautorités où saint Jérôme et saint Augustin coudoient Simon et Cyprienles Magiciens, notre réflexion esquissera un éloge de la brocante entermes de bibliothèque, d’encyclopédie et de sciences, non tant parce quela péremption des savoirs, des théories et des matériaux rend nécessaireune certaine désuétude de l’œuvre qui s’y frotte, mais parce que cetteinactualité de l’œuvre, essentielle, a propension à en localiser l’intempes-tivité la plus remarquable, sa manière d’être, toujours, à nos côtés, dansune pensée du politique, du monde et de l’homme. Je rejoins ici la médi-tation de Daniel Arasse sur les modes d’actualité de l’œuvre d’art, qui esttraversée par des temps différents :

La contemporanéité — comme le XVe et le XVIe siècle — est travaillée par plu-sieurs temporalités. Elle est elle-même anachronique, de même qu’une œuvredu XVe siècle qui mélange les temps du présent et du passé. Or, les œuvres del’art contemporain dont je me sens proche sont celles où les temps s’enche-vêtrent, montrant par là qu’il n’y a pas de temps n˚ 1. Et la contemporanéitéqui me passionne est travaillée par cet anachronisme constitutif, je crois, detoute œuvre d’art. Dans ce contexte, le rôle de celui qui écrit sur ces œuvres,quelles que soient les époques, est celui d’un passeur. […] Car la contempo-ranéité n’est pas la simultanéité, qui définit deux choses se passant en mêmetemps. Pour qu’il y ait contemporanéité, il faut qu’il y ait interaction entre cesdeux choses. Je veux dire que dans l’art contemporain, tout n’est pas contem-porain, et pour qu’il y ait contemporanéité, il faut qu’il y ait le partage destemps entre l’œuvre et ceux qui la regardent. 8

Un premier mouvement fondera la mémoire du grand médiévalcomme une fiction dont Faust a besoin pour commencer son chemine-ment littéraire : héritier en cela de la Renaissance et de sa reconfigurationdes modes de pensée médiévaux, Faust est un personnage-palimpsestedont la parole est tramée d’un véritable tissage hétéroclite et éclairé desautorités médiévales occidentales. Quittant le cabinet d’étude faustien etsa focalisation sur la bibliothèque, le propos s’attachera ensuite à entrerdans la vision panoptique du sabbat et de son dramatis personae syncré-tique : bestiaire et folklore médiéval, jaillissement mythologique de8. Daniel Arasse, « Peut-on se faire historien de son temps ? », in Histoires de peintures,Paris, Éditions Denoël, coll. Folio essais, 2004, p. 356-57.

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l’antique et translatio de l’iconographie et des lieux communs chers auxlittératures dérivées de la Bible, tels seront les emprunts anachroniquesque Faust aura à connaître dans les Sabbats et autre Carnaval diaboliqueoù il apprend à mouvoir son corps guindé. Un dernier infléchissementposera les bases de cette esthétique de la diabolie qui rassemble les Faustdes continuateurs de Goethe. Dans leur Faust III, figure du Faust-après-Goethe qui renaît de ses cendres, Pessoa, Valéry, d’une autre manièreBoulgakov et Mann 9, reprennent alors le nom du Diable et ses attributs dulangage — il est bel et bien celui qui divise, sépare, confond, interpoleselon son verbe grec diaballein et ses acceptions dérivées, afin d’enproduire un nouveau paradigme pour la pensée contemporaine, celled’une chaosmologie esthétique, qui déterritorialise le médiéval, ses alchi-mies et ses textes ésotériques afin d’en mieux hériter. Deux motifs serontalors étudiés pour rendre compte de ce mouvement de plasticité face auxobjets d’une brocante médiévale curieusement rendue actuelle dans uneœuvre de sciences et de savoirs à la pointe de son temps : les Jeuxd’échecs et les Tavernes littéraires des XIIe et XIIIe siècles seront l’occa-sion d’une visite toute faustienne.

« FAUST » HÉRITIER DANS LA RENAISSANCE DU MÉDIÉVAL : NAISSANCE DE LA MÉMOIRE

DE LA MÉMOIRE

Dès la Nuit du cabinet d’étude goethéen, Faust s’ancre dans ununivers médiéval de l’acédie monastique et de la méditation austère etsolitaire des Écritures : « Dans une pièce étroite, de style gothique, àhautes ogives, Faust, tourmenté, assis à son pupitre » précise la didascalieinaugurale, soit en allemand « In einem hochgewölbten, engen gotischenZimmer, Faust, unruhig auf seinem Sessel am Pulte. » 10 Dès sa premièretirade, déploration fameuse sur la vanité des savoirs, il se donne commel’héritier de l’université médiévale et de ses quatre facultés :

Ainsi donc, ô philosophie, Habe nun, ach ! PhilosophieEt médecine et droit encor, Juristei und MedizinHélas, et toi, théologie, Und lieder auch TheologieJe vous ai, d’un ardent effort, Durchaus studiert mit heißem Bemühn. 11

Approfondis toute ma vie.

9. La figure du « IIIe Faust », qui est aussi celle du « Faust ressuscité », est explicite dansles manuscrits de Valéry et de Pessoa comme procès de leur propre Faust (personnagesd’écrivains en quête de leur œuvre, ils sont ainsi nommés en propre). Elle est plus discrètechez Boulgakov et Mann, se tissant en filigrane au sein d’une mémoire latente et jaillissantedans les inconscients de leurs créateurs — respectivement le poète Ivan Biezdomny et lecompositeur Adrian Leverkuhn.10. Goethe, Faust I et II, Jean Malaplate (trad.), édition bilingue, Paris, Flammarion, coll.GF-Flammarion, 2000, p. 35 ; Goethe, Faust (erster und zweiter Teil), München, DeutscherTaschenbuch Verlag, 1997, p. 17.11. Goethe, ibid. ; Goethe, ibid.

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Héritier modèle au point d’être un Maître respecté parmi ses pairs, l’éru-dit aux grimoires s’impatiente et se rêve novateur, prompt à démantelerles effigies du passé pour une vérité singulière à transmettre. Détestantl’idée de la stabilité des savoirs, il cherche vainement à quitter le cadrepoussiéreux d’une institution qui s’enferme dans la dramaturgie du passé— « Mais toujours ce maudit cachot,/ ce trou du mur, ce recoind’ombres » (« Weh ! steck ich in dem Kerker noch ?/ Verfluchtes dump-fes Mauerloch ») 12.

Au fil de ses veillées successives, il apparaît chez Goethe commemiroir réfléchissant et complexe d’une longue galerie de portraits dont ilprend successivement les poses : des premiers Pères de l’Église à lascolastique d’Aquin et à sa Somme Théologique, sa mémoire et son érudi-tion livresque couvre le grand Moyen Âge. Il médite le geste de Jérôme,le patron des traducteurs, et s’attelle à la (sub)version en langue alle-mande du Nouveau Testament en commentant les opérations de sens et deréversion (le retour du Verbe « das Wort » finit par produire l’Action « dieTat ») produites par sa translatio 13. Il repasse par le désespoir d’Augustinet sa tentation du suicide, qui sera converti par la voix qui l’invite « Tolle,lege ! » (« Prends, lis ! ») à plonger dans les Évangiles à la manière desaint Antoine : Faust entendant un chœur d’anges et d’enfants au piremoment de sa mélancolie renonce à se donner la mort et apprend àrenaître à la terre 14 (à défaut de la conversion attendue, les inversion etperversion diaboliques seront alors possibles).

La plasticité même de la figure faustienne se modèle et se façonnedans cette variété et cette variation d’autorités dont il répète et déformeles gestes. Son rapport au passé est bien nourri d’un certain esprit de laréforme face à la scolastique médiévale, mais aussi teinté de l’humanismeet de la philosophie transformiste de la Renaissance 15. Dans sa traductionjohanique en langue germanique, il emprunte les mots mêmes de Luther— « Im anfang war das Wort » (« Au commencement est le Verbe »),pour rendre le logos grec qu’Érasme avait transposé en « In principio eratverba ». L’épisode même de la tentation au cabinet d’étude actualise lalégende de Luther qui aurait jeté un encrier dans la face du diable venu letourmenter, tandis que la métaphore alchimique de la palingénésie appli-quée à la bibliothèque (brûler un livre de la façon dont Luther jette lesbulles papales au feu pour renier le canon) devient significative de cette12. Goethe, ibid., p. 36 ; ibid., p. 18.13. Goethe, ibid., p. 62-63 ; ibid., p. 39-40.14. Goethe, ibid., p. 44-48 ; ibid., p. 25-29.15. Voir Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres, deVinci à Montaigne, Paris, Macula, coll. Argô, 1997. Faust se prononce nettement en faveurd’une pensée du mouvement, de l’énergie et de la dynamique transformiste qu’il voit àl’œuvre tant dans l’édifice des savoirs depuis l’Antiquité que dans le grand livre expéri-mental de la nature, conception qu’il énonce en ces termes : « Tout s’agite, se meut etcherche à se former », « Überall regt sich Bildung und Streben » (Goethe, ibid., p. 53 ;Goethe, ibid., p. 32.).

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mémoire qui se consume et se reforme — se réforme — pour renaître àson temps, mais cette fois dans un siècle qui se soucie plus de pensée,d’éthique et d’esthétique que de foi, de religion et de morale.

Lieu commun à Valéry, à Pessoa, à Boulgakov et à Mann, le Faust-palimpseste, Faust III ou Faust-Phénix, est une renaissance d’une figurelittéraire qui a vieilli et pour une part perdu la mémoire de ses Mémoireslittéraires 16 dans le contemporain. Dans cette généalogie, cette continua-tion ou cette dynastie de Faust, les Faust I et II de Goethe ont valeur defondation. La charnière qu’il y opère par la transmission de la mémoiremédiévale (comprise comme un passé plus ancien dont on a perdu enpartie les nœuds d’érudition et qui est réservoir de fables et de figurespour penser une cartographie actuelle des savoirs) est donc centrale, plusencore que les autres récits légendaires ou même que L’Histoire anonymedu docteur Johannes Faustus datée de 1587 et qui a permis à ThomasMann de décentrer son héritage goethéen en y adjoignant par pastichecette compilation d’anecdotes faustiennes particulièrement bigarrées 17.Goethe fait ici œuvre de littérature, insufflant dans son Faust cette penséede la Weltliteratur dont il a fondé les premiers éléments de théorieailleurs 18. L’œuvre naît avec lui à une esthétique diabolique du witz, unesorte de transposition dans les Lettres européennes du geste de Luthertraducteur de la Bible dans la langue allemande 19 et que Faust a eul’audace de dupliquer, d’interpoler dans son cabinet d’étude et enprésence du barbet méphistophélique.

Ainsi, au commencement de l’acte II du Faust II, Goethe couvre denouveau son propre Faust I d’un voile du temps, de sorte à empoussiérerdavantage encore cette mémoire de l’antique et du Moyen Âge :16. Valéry construit soigneusement ce paradigme du « IIIe Faust » (la mention apparaît dansses manuscrits inédits conservés la Bibliothèque Nationale) qui incarne sur une nouvellescène littéraire une mémoire désinvolte, oublieuse d’elle-même, de sa biographie et de sonpropre emploi et entreprend tout aussi arbitrairement de rédiger ses Mémoires (Valéry, op.cit., p. 278-290).17. La part de Goethe est ici essentielle pour saisir l’actualité même du médiéval de Faustdans le corpus contemporain de Pessoa, de Valéry, de Boulgakov et de Mann, mais aussi lesproductions faustiennes très récentes des compositeurs-librettistes Pascal Dusapin, PeterSellars et John Adams et des écrivains Arno Schmidt (Goethe et un de ses admirateurs,1958, publié en 2006 aux éditions Tristram), Marc Petit (Le Troisième Faust, 1994), Jean-François Peyret et Jean-Didier Vincent (Faust, une histoire naturelle, 2000), OlivierPourriol (Méphisto-valse, 2001), Roberto Gac (La Société des Hommes Célestes, un Faustlatino-américain, 2006). Chacun marque son héritage du chef-d’œuvre de façon différente,cherchant parfois à le minorer et à le critiquer (décentrant la référence faustienne par celle àMarlowe ou au Faustbuch), à l’enseigner et à l’actualiser (par exemple en périmant les théo-ries scientifiques de Goethe pour mieux en reprendre le flambeau).18. Goethe, « Littérature universelle (1827-1828) », in Écrits sur l’art, traduit et annoté parJean-Marie Schaeffer, introduit par Tzvetan Todorov, Paris, Flammarion, coll. GF-Flammarion,1996, p. 297-300.19. Voir Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, culture et traduction dans l’Allemagneromantique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1984 et Martin Luther, De la liberté du Chrétien,Préfaces à la Bible (la naissance de l’allemand philosophique), éd. bilingue, traduction etcommentaires par Philippe Büttgen, Paris, Le Seuil, coll. Essais, 1996.

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Chambre gothique étroite avec de hautes ogives (celle de Faust autrefois,inchangée)Méphistophélès (sortant de derrière un rideau ; lorsqu’il le soulève et regardeen arrière, on aperçoit Faust allongé sur un lit à la vieille mode)Hochgewölbtes, enges gostisches Zimmer, ehemals Faustens, unverändert Mephistopheles, hinter einem Vorbang hervortretend. Indem er ihn aufhebtund zurücksieht, erblickt man Fausten hingestreckt auf einem altvälterischenBette. 20

Le décor n’est autre que le signe de ce qui va se jouer dans le langage :dans la scène qui va suivre, Méphistophélès emprunte le manteau duFaust endormi et se déguise en Maître afin de duper un Baccalaureuségaré dans les couloirs de l’université. Leur rencontre est une joute surles épistèmê et leur valeur dans le contemporain, entre les têtes chauvesou chenues du grand âge et les fringantes boucles de la jeune génération,c’est tout un jeu sur le Crâne du penseur comme figure de la vanité quise met en langue — de même que le Saint Jérôme de Dürer, méditantsur un crâne, crée un dispositif spéculaire de va-et-vient entre le crânevide touché de son index gauche et sa tempe tourmentée de penséessoutenue par sa main droite 21. Qu’est-ce qui verse d’une époque dans levase (métaphore de la boîte crânienne) d’une autre ? Qu’est-ce qui faitmémoire et qui transforme pour elles-mêmes la matière et la méthode dela remémoration, sa manière de constituer des savoirs sur les savoirs ?De la même manière que la Renaissance a ouvert l’ère critique dansl’appréhension des arts de mémoire, les étudiant pour eux-mêmes,comme mode de cartographie dans l’ordre de la connaissance 22, lesRomantiques (Jean Paul, Novalis parmi d’autres), dans la lignée deGoethe, ont proposé un art d’invention comme contemporain d’un art demémoire dans l’esthétique qu’ils souhaitaient forger.

Siècles de la translatio, de la memoria, et de l’auctoritas quis’acquiert dans la remémoration des Auctoritates et dans la conscience desa propre vanité, ce Moyen Âge des savoirs qui se constitue en iconogra-phies, en cosmographies, en harmonies des sphères, en encyclopédies dumonde connu (étymologies, bestiaires, centons) s’étoile particulièrementdans la bibliothèque faustienne qui va à son tour ruminer et déplacer leverbe de Goethe, sorte de canon et de monument classique à démanteleret à mettre en mouvement afin de garantir, d’accréditer ses modes desurvie dans le siècle. Dans des emprunts de registres très différents,Pessoa, Valéry, Mann et Boulgakov vont prélever un matériau du Livre etde l’Image présent chez Goethe et qui emprunte particulièrement auxlittératures et aux arts du XIIe et XIIIe siècles. Conscients de ce que la litté-20. Goethe, ibid., p. 291 ; ibid., p. 192.21. Georges Didi-Huberman, Être crâne, lieu, contact, pensée, sculpture, Paris, Minuit,coll. Fables du lieu, 2000.22. Voir sur ce point les travaux de France Yates, Arts de mémoires, Daniel Arasse (trad.),Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 1966.

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rature est mémoire d’elle-même 23, ils trouveront dans ce mouvement initiédepuis le haut médiéval matière à réflexion (terme à entendre dans touteson extension) de leur propre esthétique. Là où Faust ouvre son atelier depensée qui brouillonne et façonne de l’inachèvement et du chaos, là où ildonne à voir crûment sa cuisine poétique et mélange en vrac des livres-ingrédients (des citations fragmentées qui pillent la bibliothèque au risquede la ruiner historiquement), là où il trouble et inquiète le langage dansson épaisseur polysémique, paronymique et métaphorique en conversantavec un diable amateur de traits d’esprit (le Witz romantique pique etpointe une forme polémique de la pensée), la figure de créateur qu’ilsoutient reflète sur le mode négatif et diabolique la figure du scribe, dutranslateur et du passeur de la parole divine qui dictait une pensée inspiréeet méditée en prière à des moines copistes afin de la diffuser sur un terri-toire européen 24.

C’est ainsi que le syncrétisme et l’éclectisme d’une certaine famillede théologiens qui se souciait d’intégrer aux dogmes par petites touchesles éléments les plus complexes de la philosophie grecque et de la sciencearabe (selon le projet de l’École de Chartres 25 et de la scolastique) trouveun nouveau ressort dans ces Faust qui habitent un siècle déclaré ouvertsur la mort des Dieux, selon le mot de Nietzsche. Leur entreprise n’est pasréversive face à celles de leurs illustres prédécesseurs médiévaux, il nes’agit pas de la question de la restauration de la foi chrétienne ni de celledu diable des théologiens dans un siècle où les Grecs ont gagné leur lettrede noblesse. Bien plutôt, il s’agit d’une nouvelle et urgente réflexion surles modalités de la croyance dans un siècle, une société et un état dumonde politique qui se fondent sur les pouvoirs et les fallacies dulangage. Recourir à la parole du diable et à sa subtile fausse monnaie auXXe siècle, c’est donner dans la certitude que la croyance n’est pas morte,loin s’en faut, et qu’il devient de nouveau nécessaire d’en localiser lesemplacements, les institutions, les manières de s’énoncer autrement etailleurs, enfin les enjeux idéologiques.23. C’est là une manière extrêmement efficace de définir l’intertextualité, comme écriture,lecture et commentaire qui se fondent sur cette rumination et cette traversée par le temps (lestemps séculaire, historique, artistique, subjectif) qui acheminent des œuvres à devenir clas-siques, c’est-à-dire les constituent en réserves de citations rendues disponibles pour et parles auteurs contemporains en ce qu’ils les actualisent (selon des modes ironiques, parodiqueset polémiques, en hommage, en mémoire et en reconnaissance) et les circonscrivent dansune nouvelle con-temporanéité au monde. Voir Tiphaine Samoyault, L’Intertextualité,mémoire de la littérature, Nathan, coll. 128, 2001.24. Voir le portrait de Thomas d’Aquin et la réflexion que Mary Carruthers propose sur lanotion et l’activité spirituelle de la prière dans Mary Carruthers, Le Livre de La mémoire, lamémoire dans la culture médiévale, Diane Meur (trad.), Paris, Macula, coll. Argô, 2002,p. 9-28.25. Voir Théologie et cosmologie au XIIe siècle, L’École de Chartres (Bernard de Chartres— Guillaume de Conches — Thierry de Chartres — Clarembaud d’Arras), textes traduits etprésentés par Michel Lemoine et Clotilde Picard-Parra, Les Belles Lettres, coll. Sagessesmédiévales, 2004.

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SYNCRÉTISME ET ÉCLECTISME DU SABBAT, UNE MANIÈRE DE BROCANTER LE MONDE MÉDIÉVAL

Avant de poser les fondements de cette esthétique de la diabolie, qui estune pensée complexe du langage, l’on s’attardera ici à donner idée de cetteforme de syncrétisme et de temps mêlés propres aux sabbats faustiens cheznos différents auteurs. Il est tout d’abord utile de rappeler ce que la péripétiedu sabbat signifie dans la pérégrination faustienne de Goethe. Expériencefondamentale au centre de chacun de deux livres-Faust — il y aura au FaustII une « Nuit du Walpurgis classique » en écho à la première « Nuit deWalpurgis » folklorique —, le Sabbat articule la soudaine et tumultueuserécupération de son corps par Faust. Personnage nourri de livres, de papiers,de vers, de poudres et de clairs de lune, il est d’un coup secondé par le diablepour rentrer au monde, pour y renouer avec le mouvement dans la cité, larencontre avec la communauté, la conversation amoureuse, enfin le rapportéconomique et la collision politique avec le siècle 26.

Or les scènes de la Visite médicale aux paysans, de la Taverne, de laCour de l’Empereur, de la création de la fausse monnaie, et même du Jardinoù fleurit la Marguerite de son cœur, l’ont laissé bien en retrait — à peineéchange-t-il quelques mots ça et là, déléguant à son compagnon les affresdes prémisses, quand il ne s’enferme pas dans un mutisme ravageur pourl’entreprise du Méphistophélès. Le Sabbat intervient précisément ici : lieuinouï de surimpression syncrétique, entre fables littéraires, légendes popu-laires, mythologie gréco-latine, et histoire de l’âge des hommes, le Sabbatorchestre une prodigieuse échappée de la bibliothèque et de la civilisationoccidentale dans la fiction faustienne. Notre héros est dans une périlleuse,tumultueuse et inédite cartographie de la mémoire des hommes, d’un couplocalisée en direction du Mont Brocken ou d’une catabase dans la Grèceantique comme un lieu de mémoire centripète de la convergence syncrétiqueet éclectique évoquée plus haut. Plongé dans une turbulente navigation, il estmenacé de se dissoudre avec son diable face à des apparitions jaillies de toutsiècle, de toute littérature et de tout territoire de pensée possibles 27.26. Ces deux nuits configurent chacune un état de la pensée politique qui détermine unplacement du corps et du sujet dans le système socio-politique. Voir Goethe, Conversationsavec Eckermann, datée du lundi 21 février 1831, traduction de Jean Chuzeville, préface deClaude Roëls, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 1988, p. 387 : « — La première Nuitde Walpurgis, dit Goethe, est monarchique. Partout le Diable y est respecté comme chef etsouverain. La seconde est entièrement républicaine : tout y est placé côte à côte sur le mêmeplan, de sorte que tout y prend la même valeur et que nul ne se subordonne à son prochainou ne se préoccupe de lui. »27. Sur ce travail de mémoire considérable effectué par le poète allemand, voir : Goethe,ibid., datée du dimanche 24 janvier 1830, p. 332 : « Nous parlâmes ensuite de la Nuit duWalpurgis classique, dont Goethe, quelques jours plus tôt m’avait lu le commencement.“Les figures mythologiques qui se pressent pour entrer, dit-il, sont innombrables, mais je metiens sur mes gardes et je ne prends que celles qui présentées sur la scène dont l’impressionvoulue. Maintenant Faust est en compagnie de Chiron, et j’espère que la scène sera réussie.Si j’y travaille avec diligence, il se peut que je finisse en deux mois la Nuit du Walpurgis”. »

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Le Sabbat (sorte de carnaval diabolique) est le moment où la fictionénonce dans le texte goethéen cette difficile question de l’incarnationpour un personnage qui est innutrition de papier. Esprits, sorcières,démons, apparitions, fantômes, animaux enchantés, figures mythologi-ques, héros grecs et emplois littéraires, ce dramatis personae désincarnéqui l’entoure se prête à la démonstration, accusant par contraste l’incom-modité de son corps soumis à la gravitation terrestre et qui requiert unmoyen de locomotion pour entrer en sabbat, de la même manière quel’ombre de Dante le révélait comme corps étranger dans l’Enfer. Unerencontre impromptue dans la première Nuit de Walpurgis a ici guidénotre propos sur cette étrange contemporanéité des temps dans Faust :celle que font Méphistophélès et Faust avec la Sorcière brocanteuse.Trödelhexe, bonimenteuse experte de temps anciens, elle est sorcière de« bataclan », « bric-à-brac », « brocante », « fatras », vendant de l’occa-sion (Gelegenheit) dans sa boutique (Laden) : poignard sanglant, caliceempoisonné, bijou compromettant, glaive de lâche, les accessoires qu’elleoffre aux deux voyageurs ne sont pas sans évoquer un certain folklorequ’elle dit réplique de crimes bien réels. À la réponse de Méphistophélèsqui se prononce en faveur de la nouveauté (Nevigkeiten) — « Tucomprends mal le cours du temps, cousine ! » (« Frau Muhme ! Sie vers-teht mir schlecht die Zeiten »), Faust ajoute son inquiétude :

En ces lieux, de soi-même on perdrait la mémoire Daß ich mich nur nichtselbst vergesse !

Voilà ce que l’on peut appeler une foire ! Heiß ich mir das doch eineMesse ! 28

Le mot allemand est fort judicieusement polysémique : « foire », « ker-messe », « messe », « office », « salon », cette mémoire en perdition estbel et bien placée sous le signe du désordre, de la confusion, du fatras etde ses jeux sémantiques, où la figure éponyme qui porte la fiction del’œuvre présente perd soudain en consistance face à un prodigieuxdéploiement de la mémoire littéraire.

C’est une telle esthétique du fatras médiéval teinté de diablerie queles Faust écrits dans la lignée de Goethe vont patiemment apprivoiser, enmultipliant les motifs, les topoi, les lieux communs et les figures delangage empruntés. Valéry, dans une note de lecture, analyse finement cetanarchique chaos de l’Histoire telle que Goethe la brocante dans leFaust II :

Le Second — dont le désordre universel est le trait essentiel, le thème, le vraisujet, — dont les vrais personnages sont le Pouvoir, le Désir, les Fictions quile constituent, les mythes car tout pouvoir est mythe — comme un mystère leplus relevé. Par le Moyen Âge.On voit le Centaure à côté du Crédit public, le Moyen Âge dans l’Iliade, lesMères et les Lémures parmi les Anges et les Docteurs et je ne sais quel Ambigu

28. Goethe, ibid., p. 189 ; Goethe, ibid., p. 121.

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mystique payen en quoi le regard se perd comme dans la confusion de figuresde toute grandeur et de toute nature qui peuplent de niveau en niveau les fa-çades des cathédrales — et jusqu’à élever au-dessus des âges et des mythes,le mythe suprême de l’Éternel Féminin.Le Pater Aestheticus, l’Européide, l’alchimiste, qui de la Germanie, de laGrèce, de la nature minérale et végétale, de classique français, des thèses deKant, de la Révolution, de Napoléon, de l’Amour et de la Curiosité, de la Vieet de l’Érudition historique et littéraires perverties, séduites, enivrées duDiable et de la Beauté. 29

Comment brocante-t-on en retour la matière médiévale dans cesnouveaux Faust qui sont en prise avec l’actualité de leurs temps de chaos,de censure et de débâcles politiques ? Un premier mode d’emprunt trèsévident consiste dans le remploi de la symbolique médiévale et la perver-sion de son code, selon les principes de la renardie étudiés par ClaudeReichler. Les différentes figures du dramatis personae sabbatique sontainsi identifiées par des attributs, des animaux du bestiaire, des lieux etdes scènes typiques, qui sont contrefaçons de hiérarchies sociales ousignes d’un univers analogique et parodique. Le bestiaire médiéval y faitune entrée triomphale, qu’il soit directement importé ou déplacé etrenommé par les auteurs. Boulgakov superpose monde des hommes,mondes des esprits et bestiaire dans un univers bigarré qui n’est pas sansaffinité avec le merveilleux d’Alice au Pays des Merveilles (la référenceintertextuelle est forte ici). Logeant dans la lune « une figure énigmatiqueet sombre, qui tenait à la fois du dragon et du petit cheval bossu deslégendes » 30, il multiplie les allusions poétiques à ce folklore de contespour enfants hérité de la tradition médiévale, des fabliaux et des procès ensorcellerie 31 : des « grenouilles mafflues qui, se gonflant comme de labaudruche, jouaient sur des pipeaux » 32, des chatons, des ondines, dessorcières nues chevauchant des pourceaux, un faune à pieds de chèvre,une chouette.

On trouvera également chez Mann un bestiaire monstrueux de typemarin, dont l’étrange Sabbat pourrait correspondre à la plongée sous-marine fantas(ma)tique d’Adrian Leverkuhn et qui fournira le thème de lagrande Symphonie composée par Adrian des ironiques Merveilles duGrand Tout, que le biographe Serenus Zeitblom renommerait volontiers,à la manière médiévale, Symphonia cosmologica. Récit fondamental del’exposé cosmique d’Adrian, cette descente aux abysses est plongée dansune visible ténèbre, peuplée de fantômes, d’esprits et d’yeux muets. Or cesabbat contre-nature dont l’auditeur mal à l’aise ne parvient pas à accréditer29. Paul Valéry, « Études pour “Mon Faust” », in Dos. « Mon Faust », f˚ 37, N.A.F.10041,MF 3394.30. Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite, Claude Ligny (trad.), Robert Laffont,coll. Pocket, 1994, p. 332.31. Voir sur ce point Robert Murchenbled, « La nuit du sabbat », in Une histoire du diable,Paris, Le Seuil, coll. Points histoire, 2000, p. 51-94.32. Mikhaïl Boulgakov, ibid., p. 338.

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la teneur de vérité et de témoignage est l’occasion d’un télescopage meur-trier entre le temps de la science moderne et les êtres issus de la Nuit éter-nelle : « Ainsi un grand ondin couleur de chair, aux formes presquenobles, à peine entrevu, avait crevé en mille morceaux à la suite d’unchoc contre le bathyscaphe. » 33 L’anecdote de la collision est fort peuanodine : fasciné par la douloureuse figure de la petite Sirène aux jambeschèrement payées, Adrian, le compositeur faustien dont les migrainesévoquent des piqûres d’aiguilles, a un instant croisé le regard de son angesabbatique, monstre « extra-humain » au fondement de sa compassion, queson biographe traduit en termes d’hérésie et de marginalité démoniaque.

Paradoxalement, dans le Sabbat, ce sont davantage les accessoiresdu présent qui font le jeu de l’anachronisme, déplacés et décalés par leurtrivialité et leur appartenance à la vie quotidienne, que les élémentsimportés des représentations légendaires traditionnelles qui sont déjàentrés dans les registres de la fable. Quel est l’impact de cette collisionavec le médiéval, dans un brassage hétéroclite des temps et de leurs tech-niques et imaginaires ? Imagerie très ancienne de la sorcière juchée sur unporc ou un balai, que Goethe avait actualisée en la vieille Baubô et satruie, ce topos prend ainsi un tour tout particulier chez Boulgakov dans cepassage où la dérision face aux artifices de la fiction ne s’attache pas tantaux balais et aux pourceaux traditionnels qu’à l’omniprésence comique etimpromptue de modes de transport urbain, tramway, taxi et voiture avecchauffeur :

Le faune demanda respectueusement à Marguerite comment elle était venueà la rivière. Apprenant qu’elle était venue à cheval sur un balai, il dit : — Oh ! Pourquoi ? Mais c’est tout à fait incommode ! En un instant à l’aidede quelques bouts de bois, il confectionna une espèce de téléphone d’un as-pect assez bizarre, dans lequel il réclama à on ne sait qui qu’on lui envoie unevoiture dans la minute même. Ce qui fut fait, en moins d’une minute effectivement. Sur une île vient s’abat-tre une voiture découverte de couleur isabelle. Seulement la place du chauf-feur était occupée non par un chauffeur ordinaire, mais par un freux noir àlong bec qui portait une casquette de toile cirée et des gants à crispins. 34

Rapprochée des corruptions et des privilèges du régime soviétique, lasatire est clairement sociale et politique : Margot l’anonyme est enfinreconnue par ses pairs comme la reine du bal, elle a droit à ce traitementde faveur qui la distingue des autres sorcières.

Ainsi l’anachronisme n’est pas ce pur jeu de langage que l’onpourrait y lire, sa fantaisie est mise en œuvre d’une réflexion politiquesur les états du monde contemporain. Variation et amplification plai-sante du vers goethéen sur l’antique Baubô, le déplacement d’air33. Thomas Mann, Le Docteur Faustus ou, la vie du musicien allemand Adrian Leverkuhn,Louise Servicen (trad.), Paris, Albin Michel, coll. Chefs-d’œuvre d’hier et d’aujourd’hui,1957, p. 257.34. Mikhaïl Boulgakov, ibid.

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provoqué par Natacha, la bonne de Marguerite, requalifiée de Vénus parson pourceau, est significatif de bien autre chose que du vent : annoncécomme « un sifflement d’obus », il se termine « en rire de femme » 35.La menace de la bombe et de sa destruction arbitraire frôle donc de trèsprès l’héroïne dans la fiction même du sabbat, dont la traversée ludiqueest de tous les dangers. Boulgakov tisse constamment en effet en fili-grane le fantôme de la mort comme condition même de l’entrée dans leSabbat. La présence du contemporain dont on se souvient d’un coupaffleure continûment, titillée dans le vrac même de la mémoire et de labibliothèque des hommes. Cette brusque « remembrance » sera ce quiprojette soudainement Faust hors de la nuit de Walpurgis (il croit aper-cevoir Gretchen dans l’ombre de la Méduse), mais aussi la Margueritede Boulgakov ou la Maria de Pessoa dans L’Heure du diable 36, hors deleur bal en costume. Ceux-là sont brutalement comme rejetés de la fablesabbatique et comme jetés dans le monde dont il leur faut à présentécrire la mémoire pour les temps futurs.

ESTHÉTIQUE DE LA DIABOLIE : LA DIABOLIS

AUCTORITAS ET LE FAUST-PALIMPSESTE

Les quatre Faust qui nous occupent se destinent à faire œuvre demanière explicite : Adrian Leverkuhn est un compositeur génial qui seretire du monde afin d’en mieux faire l’expérience dans l’art même,Ivan Biezdomny est un poète enfermé dans un asile d’aliénés où il croitrencontrer le maître et sa sorcière de compagne Marguerite et, affabu-lant peut-être, les rencontre effectivement. Le Faust pessoen se tour-mente de trouver une vérité à écrire, tandis que le Faust de Valéry entreen scène en dictant ses Mémoires à sa secrétaire et en faisant un coursd’esthétique brillante et toute personnelle à un Méphistophélès moqueurvenu lui rendre une petite visite de courtoisie. On peut se fier à cedernier pour trouver le fil et le sens de cette brocante littéraire quiemprunte à des siècles bien lointains pour sa physique moderne.Méphistophélès, qui ne rate jamais un bon mot, est bien un diable delangage, lui qui dévoie, détourne, déforme les propos, les pensées, lesparoles d’autrui dont il confond à bon escient les sens (dans ses diffé-rentes acceptions).35. Mikhaïl Boulgakov, ibid., p. 333.36. On retrouve dans L’Heure du Diable, conte inachevé de Pessoa, cette porosité syncré-tique des temps, des lieux et des fables : au sortir d’un bal, une jeune femme enceinte dequelques mois, Maria, se perd sur le chemin du retour et fait un étrange voyage au-dessusdes capitales européennes en compagnie du Diable. La rêverie poétique superpose ces diffé-rents départs de la fiction dans un entre-deux diabolique (il est minuit et elle se trouve dansune zone de transit, près d’une station de train), qui fait le lien entre réalité d’une séductionadultère, leçon de théologie et de gnose, affabulation poétique sur une esthétique de ladiabolie (son fils sera un poète génial qui a la mémoire de cette nuit de carnaval).

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Il propose ici à Faust de lui apporter la jeune Lust sur un plateauafin d’attiser sa convoitise et s’inspire de son ancêtre chez Goethe et del’anecdote des bijoux pour faire avancer cette intrigue :

Méphistophélès :En voici. (il ouvre la main : il en tombe une chaîne de perles.)

Faust :Mais non, mais non… Tu écoutes tout ce que l’on se dit, mais j’ai remarquéque tu comprends souvent tout de travers. Tu es plein d’idées préconçues.

Méphisto :Avoue que j’ai eu une belle idée, des mieux préconçues, quand j’ai glissé dansle fatras de tes papiers le feuillet de l’Érôs énergumène. 37

L’observation est judicieuse : le fatras des papiers, c’est aussi le fatrasdes pensées qui rebondit à tort sur les pensées d’autrui et opère unetorsion dans le dialogue en donnant à entendre des polysémies, des éty-mologies, des malentendus, des méprises, des sous-entendus. La torsionde la renardie médiévale s’opère ici avec les apports de la psychanalysemoderne sur le langage (lapsus, association d’idées, confusion d’esprit etpolysémie dans la signifiance 38). Marguerite, la jeune fille au nom defleur et de perle chez Goethe 39, est prénommée Lust (l’envie, le désir, enallemand et en anglais), or c’est son ancien patronyme qui a fait sensavec humour dans l’épisode qui précédait immédiatement celui cité plushaut :

Méphisto :Que faut-il faire de cette fille ?

Faust :Doucement. Il ne s’agit pas du tout d’effeuiller une nouvelle Marguerite.

Méphistophélès :Tu lui as promis des perles ? 40

Si l’on considère Valéry, c’est avant tout dans l’ordre du langage etde la diabolie que cette esthétique médiévale du fatras et du costume semontre et se dévoie pour trouver un chemin d’actualité. Théâtre dulangage qui se joue de lui-même, de ses codes, de ses artifices, mais aussides manières d’énoncer du vrai dans un certain vrac de l’affabulation, cetunivers médiéval est monté, ostensiblement mis en scène, il vaut commeThéâtre des Variétés (pour reprendre le titre d’un chapitre du Maître etMarguerite, où l’on donnera à voir aux Moscovites des bouffonneries etdes espiègleries parachevées dans une grande scène de délire collectif et37. Paul Valéry, « Mon Faust », op. cit., p. 291.38. Dans ses manuscrits inédits, Valéry envisageait une troublante visite entre le Diable etle psychanalyste (un Docteur Faust soucieux de l’interroger sur son « existence »). Uneautre scène proposait à Faust la dissection anatomique du cerveau afin d’en scinder les fonc-tions (entre autres : voir, penser), réactualisant son métier de médecin de la peste et renouantavec les premières planches d’anatomie des traités médiévaux et renaissants.39. Dans le Faust I et II, séduite par un collier de perles déposé dans sa chambre d’enfant,elle effeuillera une fleur dans la scène du jardin pour connaître l’intensité de l’amour qu’onlui porte : son nom est programmatique.40. Paul Valéry, ibid.

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de fausse monnaie). La suite de la note de lecture rédigée par Valéry estéclairante à ce titre :

[Goethe] Compose au bout de vingt ans cette Œuvre de catastrophe3e Faust est le personnage européen par excellence.Faust Le voici qui reparaît au bout de cent ans. L’heure est excellente

Toute une mythologie réalisée. Hommes volants, Centaures d’acierDes peuples prêts à mettre des masquesPapiers dépiécés, traités, contrats, titres et billets. 41

Parvenus à l’ère de la fausse monnaie et de ses spectaculaires banque-routes (la sphère économique a le pouvoir d’effondrer les régimes et lesroyaumes), nos Faust contemporains n’ont plus qu’une monnaie-papierlittéraire à proposer à leurs futurs lecteurs. Le papier-roi des fragileséquilibres monétaires aura aussi à compter sur la pensée-palimpseste deFaust, qui s’énonce sur les ruines fumantes de ses bibliothèques brûlées(non la moindre conséquence de ces faillites européennes qui fleurissentau XXe siècle). Au plan esthétique, toute l’entreprise faustienne concourtà (re)créditer le langage de sa consistance, d’une certaine épaisseur plas-tique et d’une valeur de vérité qui s’affabule dans l’éphémère d’uneparole : mémoire des étymons, acceptions et traductions, actualisationcritique qui rebondit toujours par polysémie, paronymie, et implicite dulangage. La plasticité de la diabolie comme langage est l’impulsion don-née à l’écriture, définie par le mouvement, l’équivoque et le polymor-phisme (comme l’énonce Aristote, « l’être se dit de multiples façons »,et non pas une fois pour toutes dans une formule à graver dans du marbrepour les siècles et les siècles).

Boulgakov est particulièrement bien placé pour parler de cette déri-soire dévaluation du papier monnaie, dans un régime très dur où même lesfictions sont policées. Mettant en scène dans son Théâtre des Variétés ledélire furieux des spectateurs sur lesquels Woland et ses acolytes déver-sent un flot de billets de dix roubles 42, il pointe la dangereuse précaritéd’une identité humaine fondée sur la foi (le crédit) d’un vulgaire morceaude papier autorisé par l’État. Il multiplie à dessein les saynètes aussiabsurdes que cocasses où des protagonistes sont mis en situation deprouver leur existence de fiction (Béhémoth est un chat) par despapiers face à un personnage secondaire obtus :

[Koroviev :] — Mais dites-moi : pour vous convaincre que Dostoïevski estun écrivain, faudrait-il que vous lui demandiez un certificat ? Prenez seule-ment cinq pages de n’importe lequel de ses romans et, sans aucune espècede certificat, vous serez tout de suite convaincue que vous avez affaire à unécrivain.— Vos certificats, citoyens, dit la citoyenne.— De grâce, voilà qui est ridicule, à la fin !, dit Koroviev qui ne désarmait

41. Paul Valéry, « Études pour “Mon Faust” », op. cit., f˚ 37.42. Mikhaïl Boulgakov, « La magie noire et ses secrets révélés » (chap. 12), op. cit.,p. 171-191.

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pas. Un écrivain ne se définit pas du tout par un certificat mais par ce qu’ilécrit. Que savez-vous des projets qui se pressent en foule dans ma tête ? 43

L’esthétique qui s’en détache se fonde alors sur des éclats de biblio-thèque, citations et fragments d’œuvres qui continuent à vivre par cetteespèce de lecture fulgurante, qu’elle importe et reterritorialise dans d’autreslieux de la pensée contemporaine (elle fait « peau » neuve par cela-mêmequ’elle constitue ses propres lieux de mémoires, ses palimpsestes). Ainsi,aux yeux embués par la poussière atomique et la pollution des temps desmodernes, l’héritage artistique médiéval qui offre une réserve pour lecontemporain est fondamentalement un art du chaos, du divertissement, dela fatrasie, de la somme, et de la diabolie plutôt que de la finitude cosmolo-gique, du canon, de la prière qui rumine la parole biblique, et du démo-niaque 44. Intégrant à ses fragments de poétiques des éléments de la physiquemoderne, ce médiéval brocanté, parodié et pillé se renouvelle anachronique-ment dans la théorie du chaos, celle des cordes, par la découverte des trousnoirs, l’invention du nucléaire et de la scission atomique. C’est à sa tradi-tion des Apocalypses, entre Triomphes de la Guerre et danses macabres (lefléau de la peste a bien des noms dans le monde contemporain) quel’emprunt sera peut-être le plus massif, et le plus original.

CHAMPS DE BATAILLE ET TAVERNES : DEUX MOTIFS D’UN MÉDIÉVAL JAILLISSANT DANS DES LIEUX DU CONTEMPORAIN

Lieux faustiens, aussi vivaces qu’inquiétants, de conjointure entrele contemporain et le monde médiéval, le Champ de bataille et laTaverne donnent matière à une lecture comparatiste serrée entre Pessoa,Valéry, Boulgakov, Mann. Parce qu’ils entretiennent un savoir trèspopulaire sur la vie regardée depuis l’imminence de la mort et larecherche nécessaire de son oubli (l’ivresse délie les langues et libèreles esprits de leur calendrier funeste), ces deux lieux communs siféconds dans la production médiévale font figure d’anachronismes etd’archaïsmes particulièrement flagrants dans ces Faust. Des éléments depoétique médiévale que Zumthor rassemble sous le genre de la fantaisieverbale 45 sont alors réemployés non tant comme survivance d’un passé43. Mikhaïl Boulgakov, ibid., p. 472-475.44. Chez Mann, Serenus Zeitblom a beau jeu de critiquer l’esthétique et la philosophied’Adrian Leverkuhn en ces termes, ce qui est pour lui une manière de rassembler toute lanarration biographique du génie dans un climat de subversion hérétique et de déviation àtoute loi morale, à tout canon de pensée. Cela sera aussi chez Valéry, l’occasion d’un bonmot qui vient chahuter cette culture médiévale du diable imprégnée de sarcasmes contrel’institution religieuse avec le très moderne « trou noir » d’une astronomie des pensées :« La méditation est un vice solitaire, qui creuse dans l’ennui un trou noir que la sottise vientremplir » (Paul Valéry, « Mon Faust », ibid., p. 291).45. Voir Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Le Seuil, coll. Essais, 2000,p. 166-192.

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qui se transmettrait sous un mode atténué, mais comme véritable etspectaculaire témoignage d’une culture à la fois populaire et savante quia su apprivoiser la mort dans une danse de la vie. On retrouve alors dansnos textes, en vrac, des morceaux de satires, des fables du pouvoir, deschansons à boire, des chansons courtoises, des contrafactures, des joutesverbales et amoureuses, des danses et des rondes, des estats du monde,dans une sorte d’euphorie festive qui réintègre curieusement les hiérar-chies de la société féodale.

Le choix de ces motifs est en soi une lecture toute faustienne : on sesouvient peut-être chez Goethe de la violente querelle qui éclate brutale-ment entre les compagnons buveurs dans la Cave d’Averbach. La ques-tion économique de la consommation de vins étrangers par rapport auproduit de la mère patrie avait semé la confusion dans les amitiés de ladive bouteille, disposant déjà implicitement un champ de bataille sur lemarché du vin. Pessoa accélère de façon singulière le lien entre ces deuxtopoi médiévaux que Goethe avait distribués dans le Faust I (Taverne) etle Faust II (Champs de bataille). Par la « Chanson du Bon Buveur »(« Bom Bebedor »), il renoue avec la tradition des Carmina Potoria etleurs allitérations balbutiantes et trébuchantes fondées sur la labiale [b]des mots de la boisson :

CoroBom bebedor bebe-lhe bem Bon buveur, bois-le bienBebe-lhe bem bom bebedor Bois-le bien, bon buveur.Bom bebedor, bebe-lhe bem, bebe-lhe rijo Bon buveur bois-le raideBom bebedor, bebe-lhe bom bebedor Bon buveur bois-le bien ;O vinho que dá ? Alegria et mijo Le vin que donne-t-il ?

La joie et le pissat,E a vida não vale melhor La vie ne vaut pas mieux que çaE se vida é isto e a cova um horror Et si la vie c’est ça et la fosse

[une horreurBebe-lhe, bebe-lhe, bom bebedor. Bois-le, bois-le bien, bon buveur. 46

Or, sous l’impulsion de Faust, meneur et agitateur consacré par lacompagnie (des soldats et des buveurs, aux patronymes allemands), lascène de la Taverne tourne très vite en scène politique insurrectionnelleselon un ordre féodal : elle emprunte anachroniquement ses sujets et sesmaîtres. Son verbe s’échauffe et renverse le carpe diem attendu deschansons à boire en une haine pour les Puissants :46. Fernando Pessoa, Faust, P. Léglise-Costa et A. Velter (trad.), Christian Bourgois (éd.),1990, p. 196-197 ; Fernando Pessoa, Fausto (tragédia subjectiva), Lisboa, EditorialPresença, 1988, p. 141. Voir le chant 196 des Carmina Burana, (vers 1230) : « In Tabernaquando sumus non curamos quid sit humus » (Coro) : « Bibit hera, bibit herus, bibit miles,/bibit clerus/ Bibit ille, bibit illa, bibit servus cum ancilla/ Bibit albus, bibit niger, bibit velox,bibit piger/ Bibit constans, bibit vagus, bibit rudis, bibit magus » (trad. : « La patronne boit,le patron boit, le soldat boit, le prêtre boit,/ Celui-ci boit, celle-ci boit, l’esclave boit avec laservante/ L’agile boit, le paresseux boit, le blanc boit, le noir boit,/ Le pondéré boit,l’inconstant boit, le fou boit, le sage boit »).

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(à voix forte) (Alto) Eia !Compagnons ! Notre orgie se traîne ! Camaradas ! A orgia inda vai lenta !Allons, plus fort ! Vamos a mais ![…] La vie […] Vá que a vidaEst trop infime pour Hop là, allons ! É pouca para Eia, vamos !Qui vit au-delà de la citadelle ? Le roi ? Quem vive além na cidadela ? O rei ?Bon. Et la reine ? Mieux encore. Bom. E a rainha ? Melhor é.

[Qui d’autre ? [Quem mais ?Les dames, les damoiseaux et tous As damas, os donzeis e os

[les nobles [nobres todosDe la cour ? Allons à l’oeuvre… Da corte ? Vamos à obra…

* *Ah ! les dames. Violentons cette chair ! Ah ! as damas. Violemos essa carne !Rompons lances et épées. Nous Rasguemo-la a espadim e a lança.

[sommes [SomosLa vengeance des serfs, des esclaves, A vigança dos servos ! dos mandalosDes enfants et des tout-petits, As crianças e pequeninosQue la dernière heure soit nôtre et Seja nossa a hora última eDes damoiseau Dos donzeisAu bûcher et avec tous les nobles Fogueira e com os nobres todosNoyons le roi dans Afoguemos o rei no ondeLe pissat des chevaux ! O mijo dos cavalos ! 47

L’épisode de la Taverne qui se transforme en champ de bataille et deruine, va crescendo : pillage, viols et tabula rasa méticuleuse, jusqu’à unsilence dramatique qui éteint les cris de sorte à « symboliser comment àcôté de l’intranquillité peut exister la paix » — « símbolo de como aolado da intranquilidade, a pacatez vive » 48.

Chez Boulgakov, Mann et Valéry, les champs de bataille se déploie-ront à travers le motif du Jeu d’échecs, dont le monde médiéval a particu-lièrement nourri la symbolique et la légende (lui donnant Palamède pourinventeur). Emblématique de la société féodale, trésor d’empereur et objetde discussions animées quant à son autorisation religieuse 49, le jeud’échecs est un des modes de composition d’Adrian Leverkuhn 50, un desdivertissements sanguinaires de Woland dans l’heure qui précède son bal,une manière pour Valéry de nommer l’Acte Europe, dont il écrira quel-ques bribes. Chaque fois, la partie rencontre la très médiévale danse desmorts, dans ce qu’elle entraîne aveuglément et implacablement tous lesmembres de la communauté, roi et mendiant, prêtre et juriste, parent et47. Fernando Pessoa, ibid., p. 206-207 ; ibid., p. 146-147.48. Fernando Pessoa, ibid., p. 209 ; ibid., p. 148.49. Voir Michel Pastoureau, L’échiquier de Charlemagne, un jeu pour ne pas jouer, Paris,A. Biro, 1990.50. Mann, op. cit., p. 67 : « À peine Adrian connut-il ses notes que déjà il s’essayait à desexpériences d’accords sur le papier. Sa manie, à l’époque, d’imaginer des problèmes musi-caux et de les résoudre comme un problème d’échecs pouvait inspirer de l’inquiétude, car ilrisquait fort de prendre ces inventions et cette résolution de difficultés techniques pour l’artde la vraie composition. »

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enfant 51. Tous et toutes sont ainsi invités à entrer dans la danse, dans destextes dont la médiation ludique ne masque pas l’effrayant memento moriface à un monde qui est inquiété par le langage (où un mot suffit à fairebasculer la fiction dans l’Apocalypse).

Dans « Mon Faust », logée dans l’Acte Europe et la scène de laSociété des Nations, cette « grande partie d’échec » étendue au mondeintervient de façon meurtrière par la querelle de langage entre les grandseuropéens : elle vire rapidement à un champ de bataille désastreux (où« Hamlet S.A. R. [Sa Majesté Royale] pèse les crânes » 52), tandis queValéry note ces deux bilans :

Acte Europe. Le champ de batailleVictimes de la crédulité du nombre et de l’incrédulité (réalisme)

des peu. 53

L’alerte —La scène entre Ciel et terre —Toutes les langues — Les gens tombentDu ciel - all right ! — Ach ! —Boum. — Boum. Pari.

Que faites-v[ou]s ? On fait de l’histoire !C’est le grossissement de la finDu II acte des Maîtres chanteurs !Tout à coup, le réveil en pleineTuerie et chimie —Les gens se regardent — les jeuxS’ouvrent. Les bras leur tombent. 54

Dans Le Maître et Marguerite, quand Béhémoth perd la partie, il pasti-che les paroles mensongères de déni des autorités soviétiques — « Lasituation est grave mais pas désespérée », niant le massacre auquel lespièces animées se livrent sur le plateau du jeu. Si chaque pièce rentreensuite gentiment dans sa boîte, le spectacle n’en a pas moins eu lieuaux yeux de Marguerite, qui n’est pas sans apercevoir un étrange globediabolique qui donne une image du monde en temps réel et avec lequelWoland vainqueur joue négligemment 55. Y plongeant son regard, elleassiste à la métamorphose simultanée d’une chaumière paisible en un tasfumant de ruines. Autre retournement des exempla médiévaux, le bal deSatan consiste en une étrange présentation de glorieux criminels (pen-dus, barons cruels, mère infanticide, défroqués) à la Reine Marguerite :elle leur tend son genou pour un baiser de salutation en signe de paix,51. Voir La Danse des Morts de Paris, 1424-1425, Cimetière des Innocents de Paris : « Elles’appelle la danse macabre ;/ Chacun apprend à la danser./ Elle est naturelle à l’hommecomme à la femme:/ La mort n’épargne ni petit, ni grand./ En ce miroir chacun peut lire/Qu’il devra un jour danser ainsi./ Sage est celui qui s’y contemple bien ! » (URL : http://www.lamortdanslart.com/danse/France/Paris/dm_paris00.htm).52. Paul Valéry, ibid., f˚ 165.53. Paul Valéry, ibid., f˚ 163.54. Paul Valéry, ibid., f˚ 164.55. Mikhaïl Boulgakov, op. cit., p. 348-355.

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selon un procédé de reconnaissance qui fait entrer dans la même danseassassins et victimes de la société (la mère infanticide n’est autre que lapieuse Gretchen de Goethe égarée là et réclamant à Marguerite d’inter-céder pour elle). Enfin chez Mann, Adrian rejouera aux échecs dans laretraite où il commence à composer son Apocalipsis cum figuris, œuvrevisionnaire et testamentaire majeure par laquelle il dresse un champ debataille musical terrifiant pour la pensée et conclut son œuvre, faisantmentir en dernier lieu le soupçon de son ami biographe Serenus Zeit-blom face à sa dérobade devant la guerre.

À la lumière de ces Faust, on perçoit mieux le sens du médiévalchez Pessoa, dont l’actualité brûlante est celle d’une pensée et d’un regardclinique qui transperce les corps pour les voir dans leurs mutationssuccessives, où vie et mort sont mêlées 56. Il commence ainsi très tôt satragédie subjective par une danse Macabré dont le théâtre du monden’était autre que le regard anatomico-clinique de son héros face à unedanse joyeuse de paysans :

Dansez, chantez : la mort avance… Danças e cantos e a morte avança…[Mais qu’importe ?

Vous avez raison — mais avez-vous Mas que importa ? Tendes razão —[une once de raison ? [se — tendes —

La mort vient et nous emporte, et Vem a morte e nos leva, e a Vossa vida[votre vie

Noyée dans une profonde inconscience Envolvida em inconsciências fundasA été heureuse pourtant, tandis que Foi contudo feliz, enquanto a minha…

la mienne…* *

Montre-moi la mort qui tous les ronge, Faze-me ver a Morte roendo a todosMets devant moi les vers qui déjà Põe-me na vista nos vermes

[trabalhandoTravaillent leur corps ! Aqueles corpos ! 57

Sorte d’immense tempête dans un crâne qui contemple l’horreur de lamort qui l’attend, toute la tragédie subjective s’apparente ainsi à unevaste danse macabre de la pensée, dont ces résurgences médiévales sou-tiennent le théâtre par une iconographie encore très vive dans la mémoi-re de ses lecteurs.

Quelle meilleure réponse à la proposition de Goethe d’une Weltlite-ratur comme projet littéraire et politique pour soutenir la paix entre lespeuples, que ces Faust qui réécrivent dans différentes langues européennesdes morceaux de cette mémoire occidentale qu’il avait commencé à carto-graphier dans son Faust I et II ? Guérisseur de la peste, le Faust I héritait56. La vision du Faust pessoen procède ici de façon analogue au regard anatomico-cliniquedégagé par Foucault, comme fondement de la médecine moderne. Voir Michel Foucault,« Ouvrez quelques cadavres », in Naissance de la clinique, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2005,p. 125-149.57. Fernando Pessoa, ibid., p. 45-47 ; ibid., p. 14-16.

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FAUST À L’ÉPREUVE DU MÉDIÉVAL MÉMOIRES �

97LITTÉRATURE

N° 148 – DÉCEMBRE 2007

de la médecine médiévale et de l’auréole glorieuse de ses médecins illus-tres. Le Faust II posait plus crûment les questions de la science, del’économie et des États du monde comme probables involutions vers lepire. Face à cette inquiétude toute goethéenne, le Faust qui renaît dans unXXe siècle prompt à susciter le pessimisme connaît alors le fleurissementde vastes danses macabres, qui commencent par les livres et se continuentsur les hommes. Remède tout littéraire, cette diabolie qui réunit puissam-ment les œuvres de Valéry, de Pessoa, de Boulgakov et de Mann faitœuvre de mémoires pour penser les lieux du contemporain, dans unesingulière reterritorialisation de la croyance comme une fable que l’onpeut choisir d’accréditer pour le meilleur. Face à ces triomphes de laguerre, l’œuvre brûle de nouveau, à la manière du Phénix : personnage-palimpseste, leur Faust devient celui dont les manuscrits ne brûlentjamais, comme le dit si bien Boulgakov, et qui fait que la mémoire ne sedéfait pas.

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