L'Itinéraire de Parhan au château d'Alamut et...

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L'ITINÉRAIRE DE PARHAN AU CHATEAU D'ALAMUT

ET AU-DELA

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Dominique Bromberger

L'itinéraire de Parhan

au château d 'A lamut

et au-delà roman

Fayard

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© Librairie Arthème Fayard, 1978.

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Les voyageurs n'aiment pas s'arrêter à Parhan. On y vit sans conviction des journées agitées et la nuit qui commence d'y tomber anormalement tôt résonne long- temps encore d'une cacophonie effrénée.

Parhan n'a pas d'histoire. Rasis, Tchernouks, Khanis et Zikdès l'ont traversée au fil des siècles. Ils ne s'y sont jamais arrêtés que le temps d'abattre les faibles murs que leurs prédécesseurs avaient à peine commencé d'édifier. La cité s'étale sur un plateau où l'œil ne saurait jamais discerner le moindre monticule jusqu'à la ligne d'horizon. La géographie ayant ainsi fait de ce site un point de pas- sage privilégié pour les grandes invasions, la population locale n'a jamais tenté de défendre sa ville.

Aujourd'hui, comme pour proclamer qu'elle est ou- verte à tous, Parhan est percée de larges avenues orien- tées du Nord au Sud et d'Est en Ouest. Ces voies qui se coupent à angle droit s'interrompent d'un coup au seuil des dernières maisons, et leur dallage orgueilleux, là où il disparaît, abandonne l'étranger stupéfait aux portes d'un désert ligné d'un chemin muletier qui s'allonge vers l'extrémité du plateau.

A Parhan, la foule citadine est muette et bruyante. Son

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activité est inlassable. Mais les petits Zikdès, aux turbans bleu pâle, qui transportent des ballots soigneusement fi- celés, ne font jamais retentir le rire clair de leur âge. Les négociants arabes ne reconnaissent pas dans les rues les cris de leurs souks. Les trafiquants persans y regrettent les couleurs vives de leur pays, et les cavaliers ordoukhs, peu intéressés par le commerce, n'y font halte qu'une nuit car le vrombissement des moteurs effraye leurs mon- tures. Parhan, dénudée, brille pendant la nuit de tous ses feux mais se cache le jour sous l'épais voile de poussière que soulèvent les véhicules qui parcourent ses faubourgs situés aux confins du désert.

Parhan est la capitale d'un empire si vaste que les caravanes mettent plusieurs mois à le traverser. Sur le chemin de l'Extrême-Levant, cette cité est à des dizaines et des dizaines de lieues à la ronde la seule agglomération de quelque importance. Elle ouvre la porte des pistes du Nord qui traversent les montagnes Rouges et les step- pes du Rikha, pour aboutir à la mer Douce. D'étranges Portugais au regard vide tentent de gagner, à travers le désert de sel, les principautés du Sud. Les Indiens du quartier de Zamdji les voient parfois quitter la ville, le soir, après qu'ils ont consulté des cartes multicolores.

Nulle piste ne se hasarde à travers cette étendue scin- tillante. Les Indiens affirment que les Portugais s'y di- rigent à la boussole. Leurs chameaux ont le poil blanc. Jamais Parhani n'a vu un seul de ces voyageurs revenir, et cependant la légende rapporte que, des principautés, on peut gagner l'Europe par bateau. D'ailleurs, la mer, qui se trouve de l'autre côté du désert, a, de tous temps,

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provoqué les imaginations. On dit que les poissons n'y ont pas d'écailles mais une carapace brillante comme le verre et souple comme la peau de l'homme, que le soleil en s'y reflétant multiplie les couleurs inconnues et que le soir, lorsque l'océan devient mauve, d'étranges reptiles en émergent pour aller reposer sur les plages. Bien sûr, ce ne sont là que récits répétés par les vieillards, à l'heure où la vie semble suspendue dans cet interminable cré- puscule qui angoisse le nouveau venu à Parhan. Personne n'a porté témoignage de ce qui se passe de l'autre côté du Désert de sel.

Peu m'importe ; ce n'est pas cette route que j'em- prunterai. Je ne prendrai pas non plus le chemin de l'Extrême-Levant que suivent les grandes caravanes. Je ne m'engagerai pas dans la plaine du Dzerstan où les che- vaux font craquer sous leurs chevilles les pierres grisâtres qui jalonnent la piste du Nord-Ouest.

Je n'ai pas choisi ma voie. J'irai vers le Nord par un sentier qui s'égare et serpente tandis que le terrain par- faitement plat appelle la ligne droite.

Je sommeillais dans la maison de mon père, c'était il y a bien des semaines, mais je crois que je me souviendrai toujours de cet instant où la sonnette a retenti. Un agent des postes me présentait un petit morceau de papier bleu qui allait décider de mon voyage. L'éloignement, le carac- tère incertain des transmissions n'avaient pas empêché mon frère d'y exprimer en détail ses soucis. Il expliquait qu'étant seul représentant de notre peuple à Parhan, il souffrait de son isolement, que le développement de ses affaires nécessitait la présence à ses côtés d'une personne

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de confiance, et qu'avant d'entreprendre certaine expédi- tion sur le but de laquelle il ne s'expliquait pas, il voulait revoir quelqu'un de sa famille. Il émanait de ces lignes une angoisse qui me perçait le cœur, si bien que je décidai de ne pas montrer la dépêche à mon père. Rien dans mon travail ne m'attachait plus chez nous ; j'ai donc pris le train pour Istanbul.

De là, j'ai roulé pendant cinq jours et six nuits dans des voitures collectives où mes voisins changeaient constamment tandis que j'étais toujours le seul à attein- dre la destination finale.

J'ai traversé des vallées ocres où la présence d'un fleuve se révèle par l'apparition d'un rideau de peupliers ; j'ai franchi des déserts où le vent dessèche la peau jusqu'à la rendre douloureuse ; j'ai passé des montagnes rouges, où l'ombre que l'on découvre au détour d'un virage pro- voque chez le chauffeur le soupir de soulagement qui prélude à l'arrêt. J'ai bu le café turc et le thé amer que l'on déguste un morceau de sucre dans la bouche ; j'ai avalé, dans des huttes, le jus doucereux des fruits incon- nus. J'ai trouvé quelques heures de sommeil sur le trot- toir d'une ville où l'on ne voit pas de femmes. Et peu à peu, j'ai senti la surprise des autres naître et grandir à la vue de mon costume européen.

Et puis, un jour, j'ai abandonné l'automobile devenue inutile. Pour accéder rapidement au plateau sur lequel se trouve Parhan, il faut en effet emprunter un sentier escarpé. La grand-route effectue, à proximité de la capi- tale, des lacets délicats afin de se situer toujours à la frontière des territoires de chasse de tribus ennemies. Le

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souverain du Kelisham, recevant l'hommage de toutes les populations de la province, fait respecter leurs cou- tumes et, s'obligeant à leur accorder un traitement d'une égalité absolue, il a décidé que la route ne passerait chez personne mais aux frontières de tous, si bien que celle-ci ne reprend la ligne droite qu'après avoir encerclé à demi le plateau de Parhan. C'est pourquoi la plupart des voya- geurs préfèrent descendre de voiture à l'approche de la falaise qui signale le causse sur lequel repose la métropole. Au sommet, attendent de bruyantes autochenilles et des chevaux résignés dont les conducteurs s'offrent à vous transporter jusqu'au Siège de l'Empire.

Tout au long de mon périple, j'avais peu réfléchi, jamais discuté les tarifs énormes qu'on exigeait de moi. Mon impatience avait grandi à mesure que mon but se rapprochait ; j'avais laissé passer sans un regard les mos- quées aux dômes d'or massif, les temples où la pierre ciselée se fait dentelle, et les églises aux primitives icônes enluminées. J'avais dédaigné même les fragrances fugitives des herbes de la montagne, intéressé à la seule rapidité de ma course.

J'eus donc à peine assez d'argent pour monter dans une autochenille hoquetante, que les autres voyageurs, pèle- rins ou marchands, évitaient quand leurs moyens les y autorisaient. L'engin poussif m'amena en vue de Parhan au soir du dixième jour. De très loin, la ville s'annonçait par une lueur diffuse qui embuait l'horizon. Quand nous parvînmes à ses portes, la nuit était avancée et seul le fracas provoqué par le fer de notre engin sur le pavé déchirait le silence de la cité pour un temps apaisée.

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Mon frère avait trouvé asile au milieu de la petite colonie italienne. Nous n'avions pas de légation à Parhan et, dans la capitale du Kelisham, un rescrit impérial édicté, que, pour leur protection (c'est ce qui est dit) et pour leur surveillance (cela est entendu), les étrangers doivent se regrouper par nationalité dans le quartier qui leur est attribué. Comme chaque peuple supporte des contraintes et bénéficie d'avantages particuliers, la concurrence entre eux est vive pour se concilier les bonnes grâces de l'Em- pereur. Il se crée ainsi une cohésion étroite d'intérêts en- tre les individus d'un même pays au sein de ces commu- nautés parce que, chacun, subissant les erreurs et béné- ficiant des habiletés des autres, y est jugé par tous.

Le Kelisham se compose de beaucoup de territoires inconnus. Les services de police de l'Etat s'efforcent de tenir les nouveaux venus à distance de ces terres. Les

Khanis et les Zikdès encore disséminés dans le pays n'ont pas oublié qu'ils avaient jadis dominé l'Europe. Les connaissances techniques des uns et la religion aux abo- minables secrets des autres leur confèrent une puissante emprise sur l'esprit des populations souvent frustes des confins du Kelisham. Aussi s'écoule-t-il rarement une

année sans qu'éclate une révolte sanglante, et le gouver- nement soupçonne-t-il facilement l'étranger à l'humeur voyageuse d'être un émissaire subversif au service des Etats Zikdè ou Khani qui se sont constitués en Républi- que au-delà des Marches de l'Est...

Mon frère était, je l'ai dit, le seul citoyen de notre pays à résider à Parhan. Cela le plaçait vis-à-vis du sou- verain dans une situation tout à fait particulière dont il

profitait, devait-on m'assurer, merveilleusement. Il avait fait savoir à l'interlocuteur des résidents étrangers que

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toute atteinte à sa personne serait considérée comme une attaque contre notre pays. Or, à Parhan, les souvenirs de notre gloire sont plus vivants que chez nous.

Tout cela, la vieille Italienne qui avait accueilli mon frère me l'a raconté. Dans son long message, lui ne m'avait pas parlé d'elle, peut-être parce qu'elle faisait trop intimement partie du décor de sa vie pour qu'il se permette d'évoquer son existence au détour d'une phrase. Il l'avait rencontrée quand il arrivait au Kelisham, abattu de la terrible issue d'un amour passionné. A cette époque il avait fui le drame, droit devant lui, jusqu'à l'endroit où la route prenait fin. La capitale du Kelisham, pour les raisons que j'ai données, est un cul de sac. Hormis par la voie du désert de sel, que les autorités ne songent même pas à interdire, les Européens ne sont autorisés à la quitter que par le chemin qu'ils ont déjà emprunté.

La ville est au cœur de l'Empire et l'Empire au centre du monde. On y voit passer les parfums d'Arabie en route vers l'Hindoustan, les soies de l'Extrême-Levant, les li- queurs opalescentes du Dzerstan et les pierres précieuses dont on sait seulement qu'elles viennent du Nord bien au-delà des montagnes d'Ouran. Quelques hommes dont tout le monde prononce le nom avec ferveur ont tiré parti de cette fortune en mouvement. Ceux-là prennent parfois la route du retour sur laquelle des camions surchargés les ont précédés pour témoigner de leur gloire; ensuite, on ne les revoit plus. Mais il en est qui reviennent quand même, et c'est qu'ils ont renoncé à lutter ; gonflés d'un succès passager, puis aussitôt épuisés de l'affolement pres- que inéluctable que leur cause le retour au pays, ils pré-

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fèrent en fin de compte retrouver à Parhan leurs compa- gnons d'abandon et leurs jeux d'oubli.

La vieille Italienne, qui s'appelait Héra, m'a dit aussi comment son mari, fuyant d'obscures menaces sur les- quelles il n'avait jamais voulu s'expliquer, l'avait entraînée là-bas, et comment il était mort peu de temps après leur arrivée, persuadé que nulle part il ne pourrait échapper à ses fantasmes. Elle m'a décrit le cours très lent de la vie dans le quartier qu'elle habitait, elle m'a enfin avoué qu'elle ne quitterait jamais la ville, car, là seulement, elle avait la certitude qu'il ne se passerait plus rien entre ce moment et celui de sa mort.

« Comme cela, me disait-elle, et seulement comme cela, la mort est la conclusion naturelle de la vie. »

N'ayant jamais été, si peu que ce fût, philosophe je ne me fis pas juge de cette façon de penser, mais je pus constater qu'elle n'était pas particulière à Héra ; tous les étrangers ou presque, je mets de côté les rares person- nages avides de réussite que j'ai évoqués tout à l'heure, la partageaient. Car il est vrai que la vie au Kelisham est organisée de sorte que rien ne vienne rompre l'écou- lement régulier d'une année, jalonnée seulement de quel- ques réceptions officielles.

Il est interdit aux étrangers de fréquenter des Parhanis, si ce n'est pour raison d'affaires ; encore doivent-ils pour cela obtenir une autorisation spéciale. Quant aux Parha- nis, qui savent l'interdit, ils évitent les rencontres, au point qu'il est parfois délicat de demander dans la rue son chemin. Cela avait dès l'abord beaucoup frappé mon frère, affirmait Héra, et je la croyais car je le connaissais avide d'émotions neuves. La vieille Italienne me racon-

tait aussi qu'il ne s'était jamais tout à fait intégré dans le groupe italien, qu'il ne pensait pas comme les autres

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et qu'au contraire de la majorité, il jouissait peu de ce sentiment de retrait du monde que procure le Kelisham.

Il s'était lancé dans les affaires, me disait-elle encore, moins pour amasser l'argent nécessaire à un retour glo- rieux que pour, au hasard de la conversation d'un marchand, apprendre de quoi sont faites les montagnes dorées qui vont se perdre dans le désert de Tadmor, ou ce qu'est le halo d'albâtre qui embue le soir les monts du Stram. Mon frère tirait de cette science cachée ses plus vives satisfactions et parfois en compagnie d'Héra il ten- tait de reconstituer, autour des quelques éléments dont il avait connaissance, un immense puzzle qui avait les di- mensions de l'Empire. « Et, remarquait-elle tristement, ce n'est que la veille de son départ que j'ai compris que cette science accumulée préludait depuis longtemps à son voyage. » Ces confidences toutefois, assurait mon hô- tesse, n'avaient jamais franchi le seuil de la pièce dans laquelle elles étaient recueillies, sans quoi de graves dan- gers sur la nature desquels elle ne voulait pas fournir d'explication, auraient menacé sa maison.

Mon frère, en l'espace de huit ans, ce qui est une pé- riode très courte à Parhan, avait su se faire admettre à la cour. Il avait même pu une fois apercevoir l'empereur, ce qui est une faveur rare, habituellement réservée aux représentants du Corps des Diplomates. En dehors d'un petit cercle de familiers, les Kelishis n'ont d'ailleurs pas le droit de voir leur souverain et celui-ci ne sort de son

palais que le visage masqué. L'image du pouvoir est pré- sente dans tous les lieux publics, mais il s'agit d'une pho- tographie de la salle du trône et l'artiste officiel pour la prendre s'est placé délibérément à contre-jour derrière le siège du souverain dont on aperçoit seulement le contour de la tête surmonté de la fabuleuse couronne en Métal

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Bleu des Tawils. Cette couronne depuis beaucoup de siècles suscite de violentes convoitises. Celui qui la porte est, en effet, le maître incontesté du Kelisham, et elle a couvert bien des dynasties. Le Métal Bleu qui enchâsse ses pierreries fascine tous ceux qui l'ont contemplé. L'em- pereur ne porte cet ornement que dans la semi-pénombre des grandes salles de son château, car la tradition veut que le soleil, quand il se reflète sur cette matière, pro- jette une lumière infiniment plus vive que la sienne propre, de sorte que son éclat aveuglerait en un instant ceux qui auraient l'audace d'y jeter les yeux en plein jour.

Quant à l'origine de ce métal, les avis sont opposés, et personne n'a de véritable certitude. Pourtant, si l'on écarte la légende que colportent les Indiens selon laquelle il s'agirait d'un morceau solidifié de l'Océan du Sud, une seule histoire mérite de retenir l'attention : celle que ra- content, à la fête du Xar, les très vieux Rabis à ceux de leurs enfants qui sont devenus pères dans l'année.

La couronne de l'empereur n'a été forgée par aucune main, elle est née de la montagne et du froid, son bleu est celui des glaciers. Lorsque le peuple des Rabis, chassé du pays des champs, dut franchir ces montagnes dont on n'évoque le nom qu'en tremblant, il subit beaucoup de malheurs. Les enfants moururent les premiers, puis les femmes furent frappées à leur tour, mais les hommes, bouleversés de terreur, montaient sans répit. Il faisait si froid que l'on arrachait les vêtements de ceux qui venaient de mourir pour s'en couvrir ; le soleil avait dis- paru depuis longtemps et le ciel était blanc.

Les Rabis d'aujourd'hui ne savent plus pourquoi leurs ancêtres frémissaient de peur et couraient à la mort de glace mais ils vous jureront, si jamais ils acceptent de

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vous conter leur histoire, qu'elle s'est terminée ainsi. Le groupe des fuyards s'était amenuisé. Ils n'osaient plus ouvrir les yeux, car leurs larmes se faisaient glace avant d'en avoir coulé. Seul le désespoir les poussait encore et toujours plus haut ; les plus sensés avaient succombé, les plus forts avaient perdu tout esprit. La tribu n'était plus qu'un hâve cortège de vies en sursis. Les pierres déchiraient leurs semelles, la peau se fendait au contact de l'air. Et les glaciers aux divagantes crevasses surgis- saient maintenant devant eux. Sans doute, seraient-ils tous morts, si l'homme de tête n'avait brusquement ressenti une chaleur comme il ne croyait plus qu'il pût en exister. Au pied du glacier était posée une couronne bleue et il s'en dégageait une sensation si réconfortante que des pleurs jusque-là difficilement contenus jaillirent sur leurs visages ravagés. Les uns après les autres, les Rabis allèrent se blottir à l'intérieur de cette niche de survie. Les plus épuisés eux-mêmes trouvèrent le courage de franchir les derniers obstacles pour sentir leurs pieds fouler l'herbe qui poussait au pied du glacier. De la fin de cette aven- ture, on ne sait guère que ceci : personne n'osa toucher l'objet miraculeux, mais les fugitifs convinrent de l'ab- surdité de leur entreprise. Ne voulant pas, cependant, courir le risque de retrouver la cause de leur effroi, ils décidèrent de redescendre les montagnes jusqu'au mo- ment où ils rencontreraient un premier signe de vie, après quoi, ils marcheraient vers l'Est pendant très longtemps. Ils firent ainsi et c'est de la sorte qu'ils atteignirent la vallée où ils devaient se fixer, où devait naître leur seconde dynastie, et qu'ils ne devaient quitter, bien longtemps après, que pour déferler sur Parhan. Bien entendu, la légende ne rapporte rien de précis sur le mystérieux objet qui permit aux Rabis d'éviter une mort atroce, mais tous

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les conteurs sont formels : il s'agissait bien d'une cou- ronne, le mot fait partie de la tradition. En revanche, les Anciens disputent le point de savoir si cette couronne est celle-là même que portent depuis trois siècles les Tawils qui montent sur le trône, s'il s'agit de celle qui fut apportée à Parhan par les Tchelmouks et si c'est bien la même qui ceignait le front des chefs kolgov quand ils

régnaient sur l'empire. Les Kolgov n'ont fait que trans- mettre un legs précieux. Ils ne savent rien de son origine. Quant aux Tchelmouks, s'ils furent jadis un grand peu- ple, ils sont tombés aujourd'hui dans un tel état d'hébé- tude qu'il interdit presque tout commerce avec eux.

Tout cela, bien sûr, c'est Héra qui me l'a dit. Elle tenait ces histoires de mon frère, qui entretenait lui-mê- me des relations d'affaires avec l'un des chefs de la commu-

nauté rabi. Héra, comme la plupart des Européens de

Parhan, ne prêtait pas grand intérêt à ces récits, mais cette vieille femme avait sur ses compatriotes la supério- rité d'une sensibilité restée très vive. Les Latins, quand

ils perdent leur exubérance naturelle, deviennent lugu- bres. L'esprit d'Héra n'était pas éteint, endormi seule- ment, et parfois traversé d'éclairs de curiosité. En fait, Héra ne comprenait pas bien pourquoi mon frère se

passionnait pour l'histoire de la couronne des Tawils puis- que le mystère qui planait sur l'origine de l'objet sacré faisait partie pour elle du principe même de la vie à Parhan.

« Beaucoup des contraintes qu'on nous impose, disait- elle, ont dû avoir autrefois des raisons d'être. Peut-être ces dernières ont-elles depuis disparu ? Mais quand on

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ignore délibérément les origines d'une règle, cela vous interdit de la remettre en cause.

« Ainsi, ajoutait-elle pour illustrer son propos, per- sonne dans un rayon de quatre lieues autour de la capi- tale ne doit s'écarter des sentiers battus. Un Rekcht a

pris cette décision il y a de nombreux siècles, peut-être parce qu'à l'époque, les serpents venimeux pullulaient aux environs de Parhan. D'autres vous diront que c'était pour éviter que les cultures privées ne soient piétinées mais chacun sait bien qu'il ne pousse presque rien sur le plateau. Là de toute façon n'est pas l'essentiel, continuait Héra. Une seule chose compte : il est interdit de sortir des sentiers battus aux alentours de la capitale et per- sonne ne sait exactement pourquoi. Comme les raisons qui ont amené un empereur à édicter ce rescrit sont in- connues, personne ne songe à le discuter et les gardes tcherkesses, qui n'ont pas d'autre argument, assènent avec une vigueur toute spéciale les vingt coups de bâton qu'en- courent les contrevenants. Il est vrai que ceux-ci sont très peu nombreux. Comment mettre en question un rè- glement qui n'a pas de motivation définie ? L'esprit de critique, forcément logique, des Européens qui échouent à Parhan ne trouve aucune matière sur laquelle s'exercer. Dès après les premiers jours, ils sont donc disposés à y renoncer et cela ne tarde pas. »

En racontant cette histoire, la vieille Italienne s'ani-

mait un peu et je saisissais pour la première fois une lueur de sarcasme au fond de ses yeux. Et je comprenais pourquoi mon frère l'avait élue pour confidente. Mais déjà Héra reprenait :

« Ce système est d'autant plus utile à nos gouvernants

que toutes les règles sont également impératives. Il n'y a pas de grand ou de petit interdit, la peine ne corres-

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pond pas au degré de gravité de la faute mais à la tradition, et de surcroît la sanction est le plus souvent inconnue. Les interdits n'ont pas de cause, ils sont là tout simple- ment. Violer une loi volontairement est dès lors infini-

ment grave. » Le visage d'Héra s'était assombri. « Du moment où vous posez un pied hors du sentier

vous ne remettez pas en cause les raisons qui interdisent cet acte, mais l'interdit lui-même et toute la Loi. Par votre geste, vous avez menacé l'organisation sociale dans son ensemble et non seulement l'un de ses aspects, votre châtiment doit être rigoureux et immédiat. Ainsi, per- sonne n'ose transgresser une loi. Et c'est aussi pourquoi — conclut la vieille Italienne —, nous aimons vivre à Parhan. La vie y coule sans heurt, la mort sans phrase. »

Héra ne devait plus jamais me parler de la sorte. Le lendemain de mon arrivée, dans son minuscule sa-

lon oriental orné de hideux plateaux de cuivre, au travers de propos parfois confus, comme on aura pu en juger, elle m'avait décrit la vie à Parhan. En parlant ainsi, elle ten- tait également de se justifier à mes yeux. Son discours tout entier pouvait se dire : « Je sais bien comment sont les hommes et les choses au Kelisham ; peut-être avons- nous oublié toutes les raisons de l'existence, jusqu'à celles qui nous ont poussés jusqu'ici, mais cela est tellement plus reposant... »

Elle me fit jurer le secret le plus absolu sur tout ce que j'avais entendu de sa bouche. Un serment de ce genre était, du reste, bien inutile. J'étais décidé à quitter aussi rapidement que je le pourrais la capitale de l'empire. J'ai toujours eu peur des villes, je n'avais pas l 'intention de visiter Parhan où ne subsiste aucun vestige du passé, et mon souhait était de n'avoir à traverser la foule grouil-

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fication entamée depuis des centaines de millénaires ? Cette constatation terrifiante m'apportait pourtant

un soulagement étrange. « Ainsi, me disais-je, même au cœur de son Royaume,

Aushletekh ne peut anéantir d'un seul coup le feu d'une vie opiniâtre... » Et je ne pouvais m'empêcher de par- courir sans cesse cette plaine hermétique dont Celui Qui Porte R'mel avait fait le cimetière de ces Grands An- ciens qui avaient osé le défier et qui y reposaient, cap- turés dans leur sommeil, entraînés par lui de la vie à l'Eternité.

Très loin devant moi de lourds nuages carboniques, témoins du premier âge de la Création, roulaient sur l'horizon.

Je m'étais considérablement écarté de mon chemin quand je tombai en arrêt devant une silhouette plus remarquable que les autres. Le processus de minéralisa- tion y était beaucoup moins avancé et je fus convaincu que j'avais bien en face de moi les restes de formes humaines. Je distinguai les orbites et la bouche qui se dessinaient en creux dans la pierre et je pus même no- ter en m'approchant que la saillie du nez était particuliè- rement protubérante. Avec une répugnance extrême, mais toujours excité par cette invincible attirance que j'ai déjà évoquée, je passai la main sur le crâne...

Plût au ciel, que je n'eusse jamais accompli ce geste, car soudain je sentis que mes doigts entraient en contact avec quelques courtes touffes de poils qui jaillissaient du granite, des cheveux effroyablement épais et raides... Sans doute était-il écrit dans quelque manuscrit aux lettres impavides que rien dans l'horreur ne devait m'être épargné, car je vis aussi que la peau de l'envenimé n'était pas encore tout à fait cristallisée... Ce n'était mê-

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me pas le grain d'un cuir parcheminé que parcouraient mes doigts, c'était plutôt d'épaisses écailles, plus lar- ges et plus dures que celles du caïman, plus froides que celles du serpent.

Alors, le bruit pourtant ténu du cœur qui battait sous cette carapace me sembla insupportable et je m'évanouis...

Il importe peu, en fin de compte, de savoir combien de temps je fus absent de ma conscience. La durée que connaissent les hommes n'avait plus sa raison dans l'Es- pace ou j'évoluais, et pourtant, en revenant à moi, je sus que des moments d'éternité avaient coulé pendant mon sommeil. Les touffes de poils dont le toucher avait provoqué en moi une indicible répulsion avaient dis- paru, l'écorce de la forme s'était pétrifiée, la silhouette était plus compacte, ses membres moins distincts, le dessin de la face s'était estompé, et je n'entendais plus le battement de cœur qui m'avait bouleversé.

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J'abandonnai derrière moi les formes allongées. De- puis longtemps Aushletekh ne s'était pas manifesté pour contrarier ma progression. Sans doute s'était-il contenté de me montrer ce qu'était son pouvoir en jalonnant ma route des restes de ceux de ses adversaires qu'il avait su réunir à son Règne. Et je comprenais ainsi que les oscillations des blocs gélatineux entre lesquels j'avais dû me glisser n'étaient que les cris affaiblis émis par les reliquats de vie qui lui échappaient encore. Ils me disaient d'avoir à redouter le mouvement qui ne serait qu'illusion enfantée par les visées maléfiques de Celui que j'allais rencontrer. Il n'y avait pas de lumière dans le monde où je perdurais, mais bien que mes yeux n'eussent point à s'écarquiller pour percer la pénombre, l'horizon se dérobait devant moi. Je sentais un sol in- connu se dérouler sous mes pas, mou et spongieux comme celui des forêts de zostères. Au-dessus de ce

tapis, flottait une absence de forme précise, de couleur définissable et qui pourtant se transfigurait sans cesse tel un caprice de démon... Aujourd'hui, où j'ai rejoint la Connaissance, il m'est toujours impossible de dire quelles étaient les impressions qui venaient à moi. Je

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sais seulement que ce n'étaient ni des odeurs, ni des lumières, ni des sonorités, ni des chocs, ni des saveurs, mais plutôt la combinaison de tout ce que les sens peuvent percevoir. D'abord indifférente, cette sensation devint progressivement gênante, puis pénible, enfin odieuse. Dans l'éther flottaient des entités inconnues

des hommes. Je pouvais saisir leur approche, leur pré- sence puis leur fuite, mais il m'était impossible de les discerner ; elles disposaient du volume et du temps dans lesquels je me mouvais et l'élargissaient ou le rétré- cissaient à leur guise. Souvent, elles me traversaient comme pour me faire savoir que ma présence était insi- gnifiante, que je n'avais aucune prise sur elles, tandis que, moi, j'étais leur jouet. Leur dilatation emplissait l'espace et me donnait le sentiment d'étouffer, leur resserrement également était affreusement douloureux, car il tendait ma peau et mes muscles vers l'extérieur, comme si nous occupions, elles et moi, une capacité étroitement définie à l'intérieur de laquelle aucun vide n'était toléré. C'était bien leur apparition qui avait en- traîné mon malaise, car celui-ci devint peu à peu into- lérable à compter du moment où les entités entreprirent de me transpercer. Il m'arracha même des cris de souf- france quand telle ou telle de ces entités s'installa dans l'un de mes organes. Durant ces trop longs instants de douleur, je pus identifier très précisément les contours de l'un de mes poumons ou de mes reins. Je perçus leurs contractions, je vis et je sentis fonctionner chaque cellule avec une régularité et une sûreté qui me remplirent d'émerveillement et d'effroi. La mort d'une cellule, la progression d'un virus, un infime ralentisse- ment de la dialyse prirent l'allure de catastrophes ter- rifiantes. L'une des entités se gonfla un moment de

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telle sorte que mon poumon gauche dilaté à l'extrême fit éclater mes côtes qui rompirent avec un bruit de bois brisé pendant que l'air s'engouffrait dans cet or- gane distendu avec un sifflement épouvantable. L'ins- tant d'après tout était redevenu normal, mais la peur était en moi. J'éprouvais une aversion pleine d'horreur pour les entités inconnues, et je découvrais une angoisse nouvelle et incommensurable, puisqu'elle s'appliquait à chacun des éléments de mon corps, si petits fussent-ils. Et cela valait pour toutes les cellules de mon organisme devenues atrocement précieuses et fragiles, elles qui étaient indispensables à la pérennité de mon existence et par conséquent au succès de mon voyage.

Dans le désordre de mon esprit, une voix me souffla : « La force qui assemble les atomes pulvérise sans peine le corps d'un homme. La puissance qui a fixé les pla- nètes aux étoiles ne saurait s'affaiblir en écrasant la min-

ce pellicule animée qui recouvre la Terre... Aushletekh ignore la pléiade de ceux qui viennent le supplier au fond de son domaine ; il leur laisse toucher le Métal Bleu, et, ceci étant fait, il remarque à peine qu'il les a broyés... »

La voix résonna longtemps à travers les entités qui m'avaient pénétré... Et seul peut-être l'ange qui navigue sans espoir à travers les galaxies de glace du Pétros, affamé de lumière et d'humanité, butant à chaque fin de siècle contre les montagnes de cristal et les sphéroï- des de métal durci par le gel absolu, peut savoir le déses- poir qui figeait mon cœur dans une détresse sans nom. En ce temps-là, j'eusse voulu entendre les cris des suppli- ciés étendus sur la roue après qu'on leur a rompu les membres, j'eusse préféré regarder mourir les pestiférés que l'incision de leurs bubons n'a pas sauvés de la putré-

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faction, j'eusse aimé goûter le repas des chacals efflan- qués dont le cercle se rétrécit autour de la tête qui agonise, j'eusse même pu toucher le corps squameux et froid des êtres qui se sont réfugiés dans les entrailles de la terre pour ne pas offenser l'œil de Selloa, si cela m'avait permis d'échapper à cette abomination. Je me sentais capable de commettre les infamies les plus épou- vantables pour cesser d'abriter les entités qui me per- sécutaient.

Or, au comble de ma souffrance, il m'apparut cette certitude étrange, qu'il était impossible que mon corps ait survécu à tant d'épreuves ; et, de fait, quelques ins- tants plus tard, tout à l'entour s'apaisa, les êtres qui m'habitaient se dissolvèrent peu à peu et un grand souf- fle passa au-dessus de ma tête qui disait :

« Jusqu'à présent, je suis venu t'aider, Aushletekh ne pouvait rien contre toi, mais là où tu es ont cessé tous mes pouvoirs. Les blocs gélatineux t'ont averti que tu te déplaçais au cœur du royaume des Illusions et que celles-ci n'étaient rien d'autre que l'œuvre de Celui Qui Porte R'mel. Car là où tu te trouves, le Mau- vais est souverain. Mais si tu te conduis véritablement

comme mon messager, celui-ci sera aussi impuissant que le magicien trahi par ses démons, car, tu peux le savoir maintenant, tu marches avec la vie...

« Ainsi font les civilisations qui se suicident. Elles s'immolent afin que celles qui leur succèdent puissent construire des temples plus élevés sur les ruines aban- données et qu'elles soient en mesure de franchir les obstacles auxquels elles s'étaient heurtées. Ainsi ceux qui sont partis à la recherche du Métal Bleu s'éteindront en lui en le découvrant, mais ils auront mené sur le bon chemin d'autres qui iront au-delà... Sache-le, ton

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corps ne t'appartient plus et la terreur qui l'habitait tout à l'heure n'avait pas de fondement. Retiens en outre ceci qui est la clef de tout : Aushletekh a rem- porté une grande victoire en créant la Terre et le Monde Sensible, mais c'est un succès qui ne supporte pas la durée... Marche encore et tu sauras pourquoi... »

A ces mots, je me sentis plein de confiance, les fan- tasmes s'évanouirent et je me retrouvai dans la caverne à l'intérieur de laquelle je cheminais depuis des siècles. J'ai dit que le sol en était spongieux, j'ajouterai qu'il était tapissé d'algues microscopiques verdâtres, si glis- santes que l'inclinaison du terrain aidant, ma descente devenait très difficile. L'air déjà moite se mit à suinter et la vapeur d'eau s'épaissit au point de brouiller la vue. C'est alors qu'une troupe étrange et formidable accourut du fond de ce liquide en suspension. Chaque particule d'humidité libérait une fraction de cette co- horte qui se recomposait au fur et à mesure qu'elle s'approchait de moi.

Venue des abîmes du grand lac intérieur, l'Armée bleue marchait pesamment. Le sol enregistrait en vagues immobiles le lourd piétinement de ces fantômes hiéra- tiques. Dégoulinants d'eau, exsudant la mort, ces guer- riers n'avaient pas de visage, un tissu indigo, scintillant dans la lumière noire, voilait leur face. Ils étaient coiffés

du très haut bonnet de feutre rouge qui couronnait au- trefois les chefs des tribus sahariennes. De longs voiles bleus, verts ou dorés les ceignaient étroitement, cachant jusqu'à la main qui tenait l'épée de combat dont la pointe se montrait parfois au découvert d'un mouve- ment. Leurs amulettes triangulaires d'argent s'entrecho- quaient au rythme de leur pas. Ils avançaient par rangées de neuf, portés par la cadence de tambourins invisibles

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et heurtés selon des rythmes hypnotiques inconnus aux hommes de la surface. Quand ils furent arrivés à quel. ques pieds de moi, leur colonne s'enroula sur elle-même

pour former un cercle. Les guerriers des premiers rangs étaient brillamment vêtus mais au fur et à mesure que le cortège se déployait, surgissaient des soldats affublés d'étoffes décolorées, de sarraus effrangés, guenillés de hardes puantes ou de haillons aux teintes imprécises. Et derrière eux, les femmes, couvertes du voile vert, frappant en cadence leur instrument, se déplaçaient comme autant d'apparitions surgies de la mort, les traits figés, et la peau du visage parcheminée comme n'aurait jamais dû le permettre la moiteur ambiante. Quand le cercle se fut refermé, l'un des hommes, gigantesque et solitaire dans sa splendeur, se figea devant moi et déclara :

« N'as-tu pas entendu évoquer les sentinelles de l'Horreur Sombre ? Nous sommes leurs esclaves et leurs

envoyés. Nos maîtres n'aiment pas qu'un humain se risque à les narguer. Ils ne se complaisent qu'en la compagnie des lémures et des vampires. Ils tolèrent parfois les goules les plus perverses et rarement les harpies, trop douces à leurs yeux. Et pourtant, les sen- tinelles de l'Horreur Sombre ne sont que les laquais des serviteurs de Celui Qui Porte R'mel. Lui nous l'appe- lons plus souvent le Père, car c'est par lui que nous avons pu survivre.

« Nos maîtres estiment qu'il serait irritant pour Lui que tu poursuives ta route plus avant vers le cœur de Son Royaume. Quant à nous, si tu prétends persévérer, nous saurons te contenir. Ce qui Lui est désagréable, nous est odieux. Grâce au Père, nous avons survécu aux sept calamités de la surface, et, quand il le faut, nous savons nous en souvenir...

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« Autrefois, nous habitions des vallées verdoyantes, mais les châtaigniers sont morts, l'herbe s'est desséchée et le sable s'est avancé au cœur de nos prairies. Les wadi se sont vidés de leurs eaux, les poissons suffoquants ont peu à peu appris à ramper en s'aidant de leurs nageoires et on les a appelés lézards, les crocrodiles se sont réfugiés dans les encoignures des rochers à proxi- mité des ultimes nappes d'eau. La vie s'est recroque- villée mais, grâce à Lui, nous, nous n'avons pas souffert. L'horreur et la désolation ayant été portées dans nos tribus, la terre s'est ouverte et de cette fissure sont montés des fantômes qui étaient les Hâves Messagers. Le soir du grand cataclysme, quand les lèvres de la terre nous ont appelés, nos seigneurs ont délibéré sous leurs tentes en peau de chèvre et tous ont choisi le fond de la terre. Ils ont aussi promis aux ombres exigean- tes que leur peuple ne reparaîtrait jamais à la surface. Ils ont juré de servir ceux qui les avaient sauvés. Au-dessus de nos têtes s'étend maintenant le désert, chaque jour plus chaud, chaque jour plus sec, et qui porte chaque jour plus profondément marquée l'empreinte du Néant. Les gazelles dont la course s'allonge pour tenter de franchir les interminables dunes, les vipères desséchées dans leur domaine, les tribus errantes qui ne font plus que porter le témoignage du passé, les derniers cyprès accrochés aux pentes des montagnes de lave et de feu, savent qu'au plus profond de la terre, la vie d'autrefois s'est perpétuée. Les pasteurs aux troupeaux efflanqués se retrouvent parfois la nuit autour d'un puits né du grand cataclysme et ils évoquent le temps de la Terre Ouverte, tandis que les plus âgés pratiquent, pour ten- ter de nous rejoindre, des rituels odieux aux hommes des oasis. Mais pour eux, il est trop tard, la terre ne

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se rouvrira plus. Et nous, nous marchons sans trêve dans la mer des origines, et la soif ne nous tourmente plus. Gloire en soit rendue au Père qui hante la création et qui partage son lit avec la mort... Lui qui nous a préservés de la souffrance du jour, de la lumière du soleil, du déchirement de la conscience, Lui ne tolé- rerait pas que tu arrives au fond de sa caverne gonflé de pensées sacrilèges. Il prêche le renoncement de l'Esprit, l'accomplissement dans la matière, et ton or- gueil délirant te pousse à le défier... Il te reste très peu de temps pour te repentir... Et si tu persistes dans ta folie monstrueuse, alors crains de ne trouver jamais ni le repos, ni l'oubli... »

Sur ces paroles redoutables, le guerrier solitaire se tut, et comme s'ils s'enfonçaient avec lui dans le silence, ses compagnons vacillèrent peu à peu, le cercle s'élargit puis la foule s'estompa jusqu'à rejoindre chaque goutte- lette en suspension et à disparaître dans l'atmosphère ambiante.

Une fois encore, j'étais seul dans la grotte. Alors je commençai ma descente dans la douce moiteur des temps très anciens où la vie n'était pas encore sortie des océans. Dessinées sur les parois de la grotte main- tenant visibles, des peintures étranges portaient témoi- gnage des époques situées aux lisières de l'Humanité. Elles racontaient l'apparition et la disparition de civi- lisations nées en quelques heures, mortes en peu de minutes qui n'avaient dominé la Terre que l'espace de quelques instants mais avaient couvert la planète d'un réseau de tentacules optiques plus serrées que jamais l'homme n'en pourra réaliser.

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Ces fresques rapportaient encore les premières ten- tatives et les premiers échecs de Selloa, quand il eut maîtrisé la colère qui l'avait saisi à la vue de cette planète, fruit des entrailles de son Rival. Elles témoi- gnaient du Tâtonnement Initial mais aussi de la puis- sance fabuleuse qu'avaient déployé les deux adversaires au cours du Grand Combat de la création, épisode gran- diose de la lutte sans mesure qui les oppose depuis l'origine des temps. Je sais maintenant qu'il existe sur la Terre, quelques prêtres, adorateurs du Mauvais qui conservent les reproductions déformées des peintures de la grotte sur des tablettes cachées. Ce ne sont là que gribouillages torturés et pleins de ténèbres, mais les augures infernaux savent qu'ils témoignent des pre- miers revers de Selloa et ils prophétisent que les occupants de notre Univers subiront un sort analogue à celui que connurent les civilisations ante-humaines. Ces prêtres pervers croient que le temps de la déso- lation approche, et déjà ils appellent à leur aide les grands reptiles volants réfugiés depuis des millénaires dans les cavernes de l'Himalaya. Ils osent évoquer le règne des infusoires géants. Et pourtant leurs blasphè- mes restent sans écho parce que Celui Qui Porte R'mel veut que la destinée ne puisse plus jamais enfanter de rien. Il pense que les horreurs qu'interpellent ses dis- ciples fervents, feraient encore subir à l'humanité un sort trop doux.

Je suis donc entré dans la mer des origines. Et comme je la pénétrai, commença de m'apparaître le spectacle hallucinant du commencement. En remontant

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le temps, j'ai compté les années par milliards. J'ai vu dériver les continents, les chaînes montagneuses se faire et se défaire. J'ai assisté aux combats menés par les grandes araignées, premières souveraines de la terre ferme que massacraient les scorpions bleus, ivres d'être à peine sortis de l'océan... J'ai encore fait un pas dans le temps et tout cela a pris fin... J'ai voulu retenir le moment où la terre a cessé d'être peuplée d'animaux et je n'ai pu que suivre l'envol et la disparition des grandes fougères arborescentes. Et puis, j'ai vu qu'il n'y avait plus rien hors de la mer, rien d'autre que les volcans crachant la lave noire venue du cœur de la

planète, le granite sans âme et les Tables dont j'ai parlé. Alors, j'ai encore un peu avancé. Le rideau du temps s'est levé et l'eau m'a recouvert tout entier. Qui pourrait croire à la véracité du spectacle qu'il m'a été donné de contempler ? Je ne veux pas parler des pieu- vres caparaçonnées d'os effilés ou des serpents sous- marins, je veux évoquer les civilisations sans nombre que l'histoire ignore, les sociétés admirables de poissons à tête d'homme, leurs refuges ciselés dans le corail, leurs combats contre les mollusques rangés en cohortes régulières, leur découverte de sources d'énergie insoup- çonnées...

Enfin, le temps s'écoulant, j'ai vu disparaître la mer, et la terre se montrer nue.

Là était l'œuvre d'Aushletekh : les cauchemars les

plus morbides des fous hallucinés ne sauraient rendre compte de la violence de ce monde de l'obscurité. La furie et le fracas des éléments résonnaient de la rage de leur créateur. Le vent y sifflait la mort et les tempê-

tes d'aujourd'hui n'y auraient fait mine que de médio- cres brises, car le tonnerre dans son ardeur fissurait

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l'écorce de la planète dans laquelle il ouvrait d'inter- minables crevasses. De ces failles jaillissaient de lourdes vagues de laves vertes et mordorées, tandis que les cendres brûlantes montaient infiniment haut dans le

ciel. L'atmosphère était faite de gaz mortels qui se dissolvaient en bouillonnant dans de rares flaques d'eau. Les rayons d'une lumière frissonnante frappaient des roches métalliques qui explosaient en projetant leurs éclats très loin dans l'espace intersidéral. Et sur cette terre de la dévastation, il n'y avait qu'un lieu de paix, le site immuable des Tables de Granite, à la présence inconcevable et redoutable.

Ce n'était pas le domaine de la mort. C'était celui de la matière. Ni la vie, ni l'esprit, n'y avaient leur place et Selloa n'y pouvait rien car telle était la Terre sortie des mains d'Aushletekh.

J'ai encore remonté le cours de la Destinée. J'ai assis- té à la naissance de l'astre dans le grand flamboiement des trente-six mille soleils dont parlent les légendes que colportent dans le désert de Tadmor les âmes des morts-vivants. J'ai voyagé sans trêve à travers les éten- dues intergalactiques que ni Selloa, ni Aushletekh n'habitent, et dans lesquelles pâturent les Bêtes à mé- moire de Dieu. J'ai vu le cosmos se disloquer et se re- former... J'ai même pressenti l'instant de la création et le pourquoi de la Naissance Initiale ; mais, hélas aussitôt après m'avoir effleuré l'Idée-Mère s'est enfuie. Dans un monde sans univers, dans cette galaxie sans soleil et sans planète, où n'existent ni la durée, ni la matière, elle avait la puissance des mouvements qui soulèvent et brisent la terre. Elle était dense comme

l'acier que traitent les sorciers du Stram, mais si je l'ai approchée, je n'ai pas pu la pénétrer... Dans mon

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orgueil insensé, peut-être fugitivement me suis-je de- mandé, si Selloa et Aushletekh n'avaient pas, quelle que fût leur puissance, conçu comme moi, la déception et l'amertume qu'engendre l'échec aux portes de la Connaissance... Aujourd'hui, je sais qu'Ils n'ont per- mis ni l'Un, ni l'Autre que l'Idée me fût donnée. M'ayant laissé entrevoir la source de toute chose, Ils m'ont rame-

né au fond de la caverne devant l'antre que gardent les sentinelles de l'Horreur Sombre...

Elles étaient là, telles qu'en elles-mêmes inimaginables et prévisibles, masses glauques et jaunâtres, informes mais susceptibles de se transmuer instantanément en l'une quelconque des abominations qui ont hanté l'es- prit des hommes depuis les prémices de la création, hydres et vampires, incubes et succubes, lémures et goules, loups-garous et nécrophages ailés, démons vipé- ridés et dragons fulminants, zombis livides et spectres maléfiques. Elles étaient là répandues sur le sol de la caverne, masse apparemment inerte et émolliée, pour- ries de leur propre ignominie, agonisantes d'avoir trop détruit, atteintes jusque dans les vers qui les rongeaient de la contagion des morts qu'elles avaient donnée. De leur amoncellement faiblement translucide montait une

vapeur sourde qui masquait le fond de la grotte. Quel- ques pas au-delà de cette masse spongieuse, les parois s'abaissaient en demi-cercle. Comme le laissaient enten-

dre tous les récits, les sentinelles de l'Horreur Sombre étaient donc le dernier obstacle qui se dressait devant le Métal Bleu des Tawils. J'étais arrivé au Centre de la Terre.

Au premier pas que je fis vers les Suprêmes Gardiens, l'amas répugnant commença de s'animer. Il se gonfla en monticules desquels émergèrent des têtes qui s'éti-

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rèrent jusqu'à se percher très haut au-dessus de moi. Sur chacune d'elles une protubérance squameuse et bleuâtre indiquait la présence d'un œil, un petit orifice noir celui d'une bouche.

A l'extrémité de cous interminables, les têtes dan- sèrent un moment, puis en lents vacillements, elles s'inclinèrent jusqu'à moi et je crus défaillir sous leur senteur immonde. Mais je ne pouvais, ni ne voulais fuir. Alors, j'aspirai lentement et profondément le re- mugle détestable. Pourquoi tenter, une fois encore, de dire l'innommable ? Ni l'odeur douceâtre du cadavre, ni le relent infâme qui monte des égouts des bas quar- tiers de la ville maudite de Karakh les soirs d'orage, ni la puanteur des abattoirs sacrés de la vallée d'Oumr el-Kzir, ni même l'exhalaison putride des Marais de Smylie qui foudroient le voyageur, ne peuvent donner la moindre idée de cette infamie... Mon cœur et mes poumons n'auraient pu la subir, mais mes sens avaient déjà été menés bien au-delà de tout ce que l'homme peut supporter. J'écoutais donc sans tressaillir la harangue que prononçaient simultanément les multiples bouches de la masse infecte... De chacune d'entre elles me par- venait un timbre distordu allant chercher dans d'im- possibles gammes des notes très graves ou très aiguës. Certaines restaient muettes de longs moments, d'autres émettaient des sons saccadés mais leur concert compo- sait une voix d'une musicalité étrange, où chaque mot se trouvait doté d'une harmonie qui en évoquait la si- gnification. Le contraste entre l'horreur du spectacle et la douceur du discours me faisait fermer les yeux, ralentir ma respiration pour tenter de m'arracher à l'odieux et de m'évader dans la sensualité des sonorités. « Nous savons bien, disait la voix multiple, qui nous

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avons devant nous. Nous avons appris à te connaître au long des siècles sur lesquels tu courais. Nous avons vu comment tu franchissais les obstacles placés sur ta route. Nous avons apprécié ton énergie, mais nous t'avons souvent senti faiblir, nous avons même pu par- fois t'imaginer à notre merci. Et quand tu eus été seul, nos émissaires t'eussent aspiré jusqu'à notre antre, mais Selloa allait à ton côté et il suppléait tes défaillances. Et comme tu as su entretenir sa présence au cœur de ton cœur, il a ralenti ta chute vers le fond de la caverne, la transformant en un itinéraire de l'extase. Tu t'es peu à peu aguerri et aujourd'hui tu peux nous écouter sans défaillir. Mais, comme tous ceux qui ont un jour em- prunté la piste du Nord, tu as oublié depuis longtemps pourquoi tu marches. Tu pousses toujours de l'avant. Insensiblement tu as perdu la conscience du temps et de la distance, seuls t'émeuvent le nombre et la taille des barrières qui jalonnent ta route. En te recroque- villant au fond de ta mémoire, seulement saurais-tu te rappeler ce qui t'a fait un jour quitter ton foyer et tes parents, gagner Parhan, la ville qui vit de l'oubli, tra- verser des villages échappés de l'Histoire, t'engager dans le désert de Tadmor, aller toujours plus loin vers les frontières de l'imaginaire, côtoyer les évadés du temps, t'enfoncer enfin dans le royaume de celui dont les Ini- tiés n'osent pas prononcer le nom... Sache ceci, qui devrait te faire frémir : Quand tu as reçu l'appel de ton frère, il avait depuis longtemps déjà rejoint le rè- gne de la Matière que les Parhanis ignorants appellent le Métal Bleu et que nous savons être la perfection de l'Univers Incréé. Il a fallu la puissante protection de Selloa pour que ta course ne s'accélère pas sans cesse jusqu'à ce que les paysages défilent sous tes pas sans

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que tu les reconnaisses, que tu ne puisses plus même entendre les avertissements les plus rudes, que ta soif de la matière t'alourdisse et te précipite, haletant de désir, au fond de la grotte, pour y être consacré parti- cule infime du Chaos Suprême.

« Tu ne t'es pas laissé enivrer, mais, vois-tu, les épreuves que tu as subies n'étaient guère que confron- tation à l'horreur. Il est facile à l'homme de lutter

contre ce qui ne lui inspire qu'exécration et répugnance, toute sa nature l'y pousse. Combien lui est-il, en revan- che, plus malaisé de se retenir sur la pente où le por- tent tous ses désirs. Aujourd'hui il te faut négliger les vieux enseignements ! Tu dois savoir que l'enfer n'est pas torture... Il est calme, repos et oubli. Le puissant ravissement de l'amour, ce moment où la tension dou- loureuse qui porte les corps l'un vers l'autre subitement se brise, rend un instant éternels l'homme et la femme, réunis dans l'anéantissement. C'est le dernier et le plus beau legs que vous ayez reçu, le seul qui vous reste de l'instant de la création. Mais cette petite mort est fugace. Les amants rechutent dans l'humanité qui les humilie pour lui avoir un moment échappé, la honte saisit celui-ci, l'agacement celui-là, la fatigue cet autre, l'ennui ce dernier... Essaie, en revanche, d'imaginer ce que peut être le ciel sans nuage de la conscience miné- rale, le paradis uniforme, sans ombre et sans lumière, du Dedans de l'Onyx ou de la Pierre Noire et tu n'auras encore qu'une faible idée de la jouissance sans fin que représente l'accès au Métal Bleu. C'est que dans la pierre et dans le métal la folle ronde de l'électron au- tour du noyau de l'atome chagrine encore Celui Qui Porte R'mel. Il la tolère comme un moindre mal de

l'Univers en mouvement, mais il préfère l'Incréé, le

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Chaos Enorme, l'Absolu de l'Immobilité, l'Image d'Eternité de ce que tu appelles, comme les hommes, le Métal Bleu et que nous préférons nommer simple- ment la Matière. La Matière est une, elle ne se compose que d'elle-même, aucune ride ne plisse sa surface, au- cun frémissement intérieur ne la fait vibrer. La durée

n'y a pas de sens parce que le mouvement y est in- connu, parce qu'elle existe depuis l'origine des Temps, et qu'elle ne passera pas avant eux. Son poids est infini, sa densité inimaginable, car elle est la substance de laquelle sont nés les mondes. Elle est celle à qui ont fait retour les créatures percluses de vie, elle est l'apai- sement parfait. Elle est le Bonheur auquel n'osent as- pirer les humains tendus vers le destin de leur race et oublieux de leur extraction. La Matière est la mère de

toute chose : certains ont eu le courage de s'y replon- ger, d'autres ont hésité, mais tous ont rêvé de la rejoin- dre tels le nouveau-né hurlant dès les premières secondes de sa vie l'horreur que lui inspire la Nature et qui aspire de tout son être à regagner le sein maternel.

« Ceux qui ont fait retour à la matière ont trouvé l'accomplissement serein de tout ce qu'ils avaient rêvé. Plus rien ne saurait les toucher. Ils ne connaîtront ja- mais le drame des âmes errantes qui divaguent au-delà des limites des nébuleuses inconnues, privées à tout jamais de l'espoir de rejoindre un jour les royaumes du Passé ou du Futur. »

Les voix se turent un moment, puis elles reprirent :

« Notre but n'est pas de te tenter mais de t'éclairer, et aussi de te lancer cet avertissement :

« Tu n'es pas arrivé ici de notre consentement. Tu as parcouru tout ce chemin parce que tu crois que le royaume de Selloa n'est ouvert qu'à ceux qui ont

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visité le fond de la grotte d'Aushletekh. Ta présence est pour nous un sacrilège, ton évasion nous serait in- supportable. Mais vois-tu, si tu t'échappes, ce sera sans espoir de retour, et tu dois savoir que tu manqueras à jamais le contentement du corps et de l'Esprit. Et le royaume de Selloa est bien loin d'ici... D'ailleurs, vois !... »

La musique de cette voix était si mélodieuse que ses paroles s'imprimaient en notes d'or dans ma mémoire. Et dans la lumière polychrome que restitue le cristal de roche, je VOYAIS mon esprit se durcir, s'ossifier comme s'il voulait retenir l'empreinte du discours. Le silence retrouvé dans la caverne lui apporta un apai- sement léger, un répit fugitif.

L'un après l'autre les têtes monstrueuses s'abaissèrent de sorte qu'enfin une seule se tint encore au-dessus de moi. Puis, la Capite, en une ronde oscillatoire très lente, descendit vers le fond de la caverne, et l'éclat du Mé- tal Bleu fulgura à travers la vapeur qui me l'avait tenu caché. La sonorité lumineuse de la Matière était mate

et grave, et pourtant presqu'insupportable car une phos- phorescence inquiétante en émanait par intermittence.

Aujourd'hui où tout cela m'indiffère, je ne souhaite pas, là-dessus, en dire plus. Mais je n'oublierai jamais ce que je vis ensuite. La première des sentinelles s'approcha de la Matière. A quelques pas du Métal Bleu, elle interrompit son mouvement ondulant et sournois et elle prononça une formule dont les sonorités grinçantes évoquaient les objurgations désespérées des sorciers qui habitent les hautes plaines du S'nillm quand ils pressentent la venue des aurores boréales... Puis, elle détacha de la masse de métal une minuscule particule

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qui grossit jusqu'à occuper presque tout l'espace resté libre dans la caverne.

Lorsque le développement de la Matière fut arrêté par les parois, la Capite prononça de nouveau la formu- le, et de nouveau elle préleva sur le Métal une particule minuscule tandis que la masse qui venait d'être créée faisait retour au bloc principal. L'opération se répéta plusieurs milliers de fois, jusqu'au moment, où, au bout d'un temps qui me parut infini, je pus sentir la présence de mon frère... Il n'était pas debout devant moi. Je ne le voyais pas et pourtant je savais qu'il était là, calme et apaisé comme je ne l'avais jamais connu. Il était là, corpuscule infime, composant microscopique de la Matière. Je ne pouvais communiquer avec lui, et pour- tant je le pressentais plein de la quiétude qui fut celle du Chaos Originel, du temps où l'absence de vie n'était pas péché puisque la vie elle-même était inconcevable. Car lui, au cœur du Métal Bleu, mourait à lui-même à chaque instant dans une paix imperturbable. Et je sus que cela était bon ; car, vient un moment où l'homme qui a choisi de lutter sur la Terre doit trouver le repos auquel il a droit pour s'être, sa vie durant, tant déchiré et tant violenté. Mais je sus aussi que cette voie n'était pas la mienne et que, pour m'être tenu dédaigneuse- ment éloigné des batailles du monde, je m'étais condam- né aux affres de l'Esprit.

Tout devenait tragiquement clair : parcourant le mê- me chemin, nous ne pouvions nous rencontrer puisque mon frère courait joyeusement à sa mort alors que j'étais en quête de l'ineffable ; lui, baignait désormais dans la concorde quand me restait l'intangible à conqué- rir... Et cette pensée me faisait gémir de désespoir...

La Capite émit encore quelques paroles et tout s'en

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fut... Puis les autres têtes se relevèrent au-dessus de la masse immonde et reprirent leur discours :

« Le Père ne te parlera pas, affirmèrent-elles. Nous sommes chargées de transcrire ses pensées à ton usage ; son intelligence s'appelle plénitude, ses concepts ne sont pas à la taille de l'esprit humain et tu ne saurais les recevoir. Nous avons pour mission de t'offrir à choisir entre la béatitude de ceux qui ont rejoint la Matière et l'incertitude déchirante des Quêteurs de l'Esprit, condam- nés à tourner dans le labyrinthe sans issue que Solloa leur propose... Entre la quiétude et l'angoisse, le doute n'est permis qu'au fou... Pour la dernière fois nous te proposons de t'accueillir. Après cela il sera trop tard... Nous suivras-tu, rejoindras-tu ton frère ? »

Je ne comprends toujours pas aujourd'hui comment j'ai su répondre : « Non. » Je crois bien que Selloa, malgré l'avertissement qu'il m'avait lancé d'avoir à ré- soudre seul les dernières difficultés du chemin, m'a porté assistance au fond du royaume de son Rival. Ce cri, est-ce bien moi qui ai voulu le pousser ? Ce refus farouche est-ce bien moi qui ai choisi de le proférer ? Il est sorti de ma bouche comme une réplique attentive à l'instant du des- tin, embusquée au détour de l'enchevêtrement d'un jeu de patience millénaire.