Literature et folklore - ELTE

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Litteacuterature et folklore dans le reacutecit meacutedieacuteval

Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef ELTE

Budapest 2011

Litteacuterature et folklore dansle reacutecit meacutedieacuteval

Actes du colloque internationalde Budapest les 4ndash5 juin 2010

eacutediteacutes parEMESE EGEDI-KOVAacuteCS

Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef ELTE Budapest 2011

Textes reacuteunis et eacutediteacutes par Emese Egedi-Kovaacutecs

Relecture par Arnaud Precirctre

ISBN 978-963-89326-0-0

copy Les auteurs 2011copy Emese Egedi-Kovaacutecs (eacuted) 2011

copy Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef ELTE 2011

Tout droits de traduction et de reproduction reacuteserveacutes

Table des Matiegraveres

Table des Matiegraveres 5Preacuteface par Michelle Szkilnik 7Michelle Szkilnik Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel 9Imre Szabics Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel

ndash Le Bel Inconnu et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr 21Christine Ferlampin-Acher Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

(Guillaume de Palerne Guillaume drsquoAngleterre Perceforest) 27Beacuteneacutedicte Milland-Bove Barbarie et courtoisie le motif de la tecircte coupeacutee ou

lrsquoeacutecriture de la violence dans le roman arthurien du vers agrave la prose 43Edina Bozoacuteky La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale

franco-italienne 59Krisztina Horvaacuteth Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs 73Alain Corbellari Fabliaux et Leacutegendes urbaines 83Mikloacutes Paacutelfy Godefroi de Lagny pseudonyme agrave la fin du reacutecit

Les pseudonymes 95Myriam Rolland-Perrin Gageure et mutilations 99Anne Delamaire Fils de lrsquoours et cœur de lion

la filiation Estonneacute Passelion dansle Roman de Perceforest 113Aureacutelie Houdebert Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses

drsquoun motif oriental Adenet le Roi Girart drsquoAmiens Geoffrey Chaucer 121Magali Cheynet Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose 133Klaacutera Korompay La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale

du nouveau sur Elefant 151Saacutendor Kiss Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature

franccedilaisedu Moyen Acircge 163Keacutepes Juacutelia Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise

principalement Morgane la Feacutee171Sonia Maura Barillari Le voyage de George Grissaphan

au purgatoire de saint Patrice composantes litteacuteraires et folkloriques 179Alessandro Pozza La balanccediloire et lrsquoescarpolette Oscillations folkloriques

linguistiques et litteacuteraires entre Gregravece ancienne et Occident meacutedieacuteval197Beatrice Barbieri Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteantcoupeur de barbes 213Lucia Baroncini Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes 227Brigitta Vargyas La plume et la quenouilleFonctions et fonctionnement

de lrsquoironie dans les Eacutevangiles des Quenouilles 235Emese Egedi-Kovaacutecs La belle endormie la sagesse animale

et lrsquoherbe meacutedicinale 245

Preacuteface

Litteacuterature et folklore entretiennent au Moyen Acircge des rapports de bon voisinage fondeacutes sur des emprunts et des eacutechanges feacuteconds Le folklo-re nourrit la litteacuterature en lui fournissant des personnages (feacutees lutins

ogres ect) et des motifs En retour la litteacuterature permet agrave tout ce mateacuteriau re-jeteacute par les clercs savants comme Burchard de Worms dans le domaine de la superstition drsquoacceacuteder agrave lrsquoeacutecrit Interrogeacute pris au seacuterieux ou moqueacute deacuteformeacute ou plus exactement transformeacute par les eacutecrivains qui lrsquoaccommodent agrave leur ma-niegravere et au goucirct drsquoun auditoire le plus souvent aristocratique le folklore cette science des peuples voueacutee agrave la transmission orale impregravegne particuliegraverement le reacutecit meacutedieacuteval depuis les lais de Marie de France et les romans de Chreacutetien de Troyes jusqursquoaux romans tardifs comme le Perceforest ou le Conte du Pa-pegau Les traces qursquoil laisse sont parfois leacutegegraveres drsquoautant plus leacutegegraveres que la litteacuterature meacutedieacutevale est fondeacutee sur le constant et patient retravail de la tradi-tion eacutecrite anteacuterieure Soumis agrave de multiples reacuteeacutecritures le motif folklorique laisse agrave peine percevoir son contenu mythique originel Pourtant une incon-gruiteacute ici ou lagrave un deacutetail insolite un comportement difficilement explicable le silence drsquoEnide ou la mort de la chacirctelaine de Vergy attirent lrsquoattention et amegravenent agrave soupccedilonner sous les strates de textes le souvenir du motif folklori-que Mais plus importante et moins vaine qursquoune archeacuteologie de la litteacuterature qui se fixerait pour but drsquoextraire un mateacuteriau original enfoui sans doute agrave ja-mais est lrsquoenquecircte meneacutee au fil des articles de ce volume comprendre agrave quels nouveaux projets la litteacuterature a asservi le mateacuteriau folklorique Les eacutecrivains qui ont utiliseacute cet heacuteritage eacutetaient des artistes Mecircme si beaucoup sont resteacutes anonymes mecircme srsquoils vouaient agrave la tradition un respect bien connu ils ne se consideacuteraient pas comme les conservateurs drsquoun savoir immeacutemorial qursquoils de-vaient transmettre sans lrsquoalteacuterer Bien au contraire ils ont exploiteacute librement le gisement du folklore et agrave lrsquoinstar de Jean lrsquohabile maccedilon et sculpteur du Cli-gegraves sur ce mateacuteriau brut ils ont fondeacute des constructions merveilleuses

Le Colloque international dont les actes sont reacuteunis ici srsquoest tenu agrave Univer-siteacute Eoumltvoumls Loraacutend agrave Budapest les 4 et 5 juin 2010 agrave lrsquoinstigation du Centre

8 Michelle Szkilnik

Interuniversitaire drsquoEacutetudes Franccedilaises du Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef du Deacuteparte-ment drsquoEacutetudes Franccedilaises de Universiteacute Eoumltvoumls Loraacutend et avec le soutien du Centre drsquoEacutetudes du Moyen Acircge de Paris 3 ndash Sorbonne Nouvelle Le preacutesent volume a eacuteteacute publieacute gracircce au soutien du Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef Il a eacuteteacute lui aussi lrsquooccasion de fondations heureuses drsquoune part il a concreacutetiseacute les relations en-tre le Centre drsquoEacutetudes du Moyen Acircge de Paris 3 et Universiteacute Eoumltvoumls Loraacutend drsquoautre part il a vu la creacuteation de la branche hongroise de la Socieacuteteacute Interna-tionale de Litteacuterature Courtoise Les feacutees marraines ayant eacuteteacute ducircment invi-teacutees agrave cette occasion (et magnifiquement traiteacutees) il y a tout lieu drsquoespeacuterer le meilleur pour cette double instauration

Michelle SzkilnikParis le 6 avril 2011

Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

Michelle SzkilnikUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Le XVe siegravecle entretient une relation compliqueacutee avec le folklore et en particu-lier les feacutees Drsquoune part la litteacuterature prend ses distances avec le surnaturel elle rationalise les sceacutenarios merveilleux qursquoelle reacuteutilise elle leur ocircte leur dimen-sion mythique pour les reacuteduire agrave de simples curiositeacutes Le Chevalier au Pape-gau et Ysaiumle le Triste off rent de bons exemples du proceacutedeacute ces deux romans arthuriens tardifs cantonnent en eff et la merveille aux marges du monde dans lequel eacutevoluent les chevaliers qui prennent toutefois plaisir agrave circuler en tou-ristes agrave travers ce museacutee des mirabilia1 Drsquoautre part dans la reacutealiteacute historique on srsquoamuse agrave reprendre des sceacutenarios feacuteeriques pour eacutegayer les fecirctes de cour2 Ces deux attitudes ne sont pas contradictoires Elles trahissent lrsquoune et lrsquoautre la fascination teinteacutee peut-ecirctre de nostalgie qursquoexerce la merveille drsquoorigine folklorique mais reacutevegravelent aussi lrsquoincreacuteduliteacute de lrsquoeacutelite courtoise et eacuteduqueacutee Elles manifestent surtout que les feacutees et leurs cohortes drsquoeacuteleacutements surnaturels sont passeacutees du monde de lrsquoimaginaire populaire agrave la litteacuterature Dans ce nou-

1 Sur ce sujet voir mes articles laquo Le Restor drsquoAlexandre dans Ysaiumle le Triste raquo dans The Medie-val Opus Imitation Rewriting and Transmission in the French Tradition Amsterdam Rodopi 1996 p 181-195 et laquo La Joute des morts La Suite du Merlin Perceforest Le Chevalier au Pape-gau raquo dans Le Monde et lrsquoAutre Monde actes du colloque arthurien organiseacute par D Huumle et Chr Ferlampin-Acher agrave Rennes 8-9 mars 2001 Orleacuteans Paradigme 2002 p 343-357 ainsi que P Victorin Ysaiumle le Triste Une estheacutetique de la Confluence Paris Champion 2002 et son intro-duction agrave lrsquoeacutedition du Chevalier au Papegau Paris Champion (Champion classiques) en parti-culier p 30-33

2 Sur les pas drsquoarmes et emprises particuliegraverement propices agrave la reacuteactivation de sceacutenarios ro-manesques et feacuteeriques on consultera pour commencer Michel Stanesco Jeux drsquoerrance du che-valier meacutedieacuteval aspects ludiques de la fonction guerriegravere dans la litteacuterature du Moyen Acircge flam-boyant Leiden Brill 1988 Alice Planche laquo Du tournoi au theacuteacirctre en Bourgogne raquo Moyen Acircge 81 (1975) p 97-128 Ruth H Cline laquo The Influence of the Romances on Tournament raquo Specu-lum 20 (1945) p 204-211

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vel environnement elles servent de nouvelles intentions Jrsquoaimerais examiner deux textes au statut incertain en tout cas pour le second dans lesquels des motifs folkloriques se sont glisseacutes afi n de comprendre dans quel but ludique politique poeacutetique ils ont eacuteteacute repris Ces reacutecits contemporains le Pas du Per-ron feacutee et le Jouvencel3 ont vraisemblablement eacuteteacute composeacutes par des hommes drsquoarmes plus inteacuteresseacutes a priori par les faits de guerre que par des histoires de feacutees Que de tels auteurs introduisent des eacuteleacutements feacuteeriques dans des reacutecits de joutes et de batailles montre assez lrsquoattrait qursquoexerce encore le folklore mais un folklore eacutedulcoreacute et controcircleacute par un discours rationnel

Le Pas du Perron Feacutee nrsquoa rien en apparence drsquoun texte de fiction4 il srsquoagit de la relation drsquoun pas drsquoarmes qui srsquoest effectivement deacuterouleacute en avril 1463 agrave Bruges et dont le heacuteros deacutefenseur est Philippe de Lalaing chevalier bien connu du duc de Bourgogne Mais comme il arrive de maniegravere tregraves courante au XVe siegravecle lrsquoorganisateur du pas invente un sceacutenario merveilleux qui ajoute une dimension theacuteacirctrale et ludique agrave cette eacutepreuve sportive Le sceacutenario ima-gineacute par Philippe de Lalaing est assez simple le chevalier est le prisonnier de la Dame du Perron Feacutee Il ne pourra ecirctre deacutelivreacute que srsquoil accepte drsquoaffronter di-vers adversaires selon les conditions eacutedicteacutees par la dame Le deacutecor en revan-che est extraordinaire le perron srsquoeacutelegraveve drsquoune quinzaine de pieds sur la place du marcheacute agrave Bruges Peint de couleurs vives mu par quatre griffons actionneacutes par des hommes cacheacutes agrave lrsquointeacuterieur il srsquoouvre pour laisser sortir le deacutefenseur du pas Trois eacutecus lrsquoun noir lrsquoautre violet et le troisiegraveme gris ainsi qursquoun cor sont pendus au perron devant lequel se tient un nain magnifiquement vecirctu

Cet eacuteveacutenement a donneacute lieu agrave deux relations diffeacuterentes preacuteserveacutees pour lrsquoune dans un seul manuscrit (Paris BnF fr 5739) pour lrsquoautre dans deux (Ar-ras BM 915 et Londres BL Lansdowne 285) Chaque relation est preacuteceacutedeacutee drsquoun long preacuteambule explicitant les conditions mateacuterielles dans lesquelles srsquoest tenu le pas et le sceacutenario romanesque sur lequel il est fondeacute Or ces deux preacuteam-bules assez diffeacuterents manifestent particuliegraverement bien lrsquoambiguiumlteacute avec la-quelle les hommes du XVe siegravecle considegraverent cet heacuteritage folklorique Crsquoest ce-

3 Les deux relations du Pas du Perron feacutee ont eacuteteacute composeacutees entre 1463 et 1469 le Jouvencel entre 1460 et 1468

4 Je preacutepare en collaboration avec Chloeacute Horn et Anne Rochebouet une eacutedition critique des deux relations principales de ce pas (agrave paraicirctre dans la collection CFMA chez Champion) Feacutelix Brassart a donneacute une eacutedition de la relation du manuscrit de Paris (Le Pas du Perron Feacutee tenu agrave Bruges en 1463 par le chevalier Philippe de Lalaing Douai 1874) On peut en lire une traduction moderne due agrave C Beaune dans Splendeurs de Bourgogne (Reacutecits et Chroniques) sous la direction de Danielle Reacutegnier-Bohler Paris Laffont (collection Bouquins) 1995 p 1164-1192

11Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

lui du manuscrit de Paris qui joue le mieux le jeu de la fiction Il eacutebauche en effet un veacuteritable petit roman merveilleux en racontant une aventure peacuterilleu-se survenue agrave un chevalier inconnu Le futur deacutefenseur du pas est un cheva-lier errant anonyme (ou plus justement incognito) eacutegareacute dans une lande agrave la tombeacutee de la nuit Comme tout chevalier arthurien dans la mecircme situation il est agrave la recherche drsquoun heacutebergement mais les signes inquieacutetants de lrsquoimmi-nence drsquoune aventure se multiplient la preacutesence de lrsquoeau (le chevalier passe agrave proximiteacute drsquoeacutetangs) la topographie (le chevalier arrive agrave un un estroit pas-sage dans lequel il doit srsquoengager) la deacutecouverte drsquoun perron sur lequel repose un cor une inscription mysteacuterieuse qui invite agrave sonner trois fois du cor en-fin lrsquoarriveacutee subite drsquoun nain hostile comme surgi de terre qui va proposer au chevalier un jeu-parti ou bien le chevalier rebrousse chemin en abandon-nant son cheval et ses armes ou bien il accepte lrsquohospitaliteacute du nain sous des conditions qui ne lui seront reacuteveacuteleacutees que le lendemain Le chevalier opte pour lrsquoheacutebergement et il apprend le lendemain qursquoil est prisonnier de la Dame du Perron Feacutee Comme il se deacutesole drsquoecirctre ainsi retenu la dame lui fait dire par lrsquointermeacutediaire du nain qursquoil pourra retrouver sa liberteacute srsquoil accepte de com-battre tous les chevaliers qui se preacutesenteront au perron selon des modaliteacutes que le nain eacutenumegravere

On a lagrave reacuteunis en une petite dizaine de folios5 bon nombre de clicheacutes du ro-man merveilleux Les seuls protagonistes de ce reacutecit preacuteliminaire sont le nain et le chevalier deux personnages arthuriens typiques La dame dont il nrsquoest jamais dit qursquoelle est une feacutee autre caracteacuteristique familiegravere du roman arthu-rien nrsquoapparaicirct jamais en personne crsquoest le nain son eacutemissaire qui se charge drsquoexpliquer au chevalier sa condition de prisonnier et comment il pourra y eacutechapper Le perron est aussi un lieu commun du roman arthurien Il est sou-vent le support drsquoun objet mysteacuterieux une eacutepeacutee que seul le chevalier eacutelu pour-ra retirer de la pierre ou un cor comme ici Il signale lrsquoendroit ougrave lrsquoaventure se manifeste avec preacutedilection Dans la Suite du Roman de Merlin par exemple le Morholt accompagneacute drsquoune demoiselle et drsquoun eacutecuyer arrive agrave un carre-four marqueacute drsquoune croix et drsquoun perron de marbre orneacute drsquoune inscription in-quieacutetante Il y sera teacutemoin (et victime) de manifestations mysteacuterieuses Yvain y fait la mecircme expeacuterience un peu plus tard6 Le Perron Faeacute dans lequel se dis-

5 Dont une grande partie est toutefois consacreacutee agrave la preacutesentation des regravegles du combat La description proprement merveilleuse occupe quatre folios

6 La Suite du Roman de Merlin eacuted Gilles Roussineau Genegraveve Droz 1996 p 438 et p 469 Sur cet eacutepisode voir mon article laquo La joute des morts raquo art cit

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simule le chevalier gardien du pas rappelle eacutegalement la tombe dans laquelle est emprisonneacute le Chevalier Noir de la Seconde Continuation de Perceval Lui aussi doit garder le lieu sur lrsquoordre drsquoune demoiselle qursquoil a aimeacutee Perceval le libegravere en soulevant agrave lrsquoaide drsquoun levier la pierre qui scelle la tombe7 Quant agrave la combinaison nain cor eacutecu on la rencontre dans le Roman de Ponthus et Si-doine ougrave le heacuteros eacuteponyme sous lrsquoapparence drsquoun chevalier noir deacutecide de te-nir une emprise pregraves de la fontaine de Bellenchon avatar de celle de Barenton puisqursquoil suffit drsquoen arroser la margelle pour deacuteclencher une tempecircte Ponthus a installeacute agrave proximiteacute une tente dont surgit un nain camus qui embouche un cor A ce signal sortent agrave leur tour de la tente un ermite et une demoiselle che-nue qui invitent les adversaires du Chevalier Noir agrave pendre leurs eacutecus agrave cocircteacute de celui du deacutefenseur de la fontaine8 La version des manuscrits drsquoArras et de Londres du Pas du Perron feacutee donne un deacutetail similaire les eacutecus des atta-quants sont eacutegalement accrocheacutes au-dessus du perron

Lrsquoexemple de Ponthus et Sidoine roman bien connu au XVe siegravecle agrave la cour de Bourgogne est particuliegraverement inteacuteressant car lrsquoaventure qui y est deacute-crite est deacutejagrave une mise en scegravene dont les eacuteleacutements merveilleux sont bdquofabri-queacutesrdquo par lrsquoorganisateur de lrsquoeacutepreuve En effet Ponthus forceacute par une ca-lomnie agrave srsquoeacuteloigner de celle qursquoil aime imagine pour se distraire dans son exil de lancer un deacutefi tregraves theacuteacirctraliseacute aux chevaliers de toutes les cours de France Il leur propose de venir se battre chaque mardi pendant un an contre le Chevalier Noir aux armes blanches selon un rituel tregraves preacutecis qursquoil deacutecrit dans la lettre publiant lrsquoemprise Pour Ponthus il srsquoagit donc drsquoun passe-temps courtois et sportif qui lui permet de srsquoexercer aux armes et de manifester son amour agrave Sidoine agrave qui il envoie tous ses adversaires vaincus Mais il nrsquoest prisonnier drsquoaucune coutume neacutefaste qui lrsquoobligerait agrave garder la fontaine comme crsquoeacutetait le cas pour Yvain et avant lui pour Esclados le Roux Le roman de Ponthus et Sidoine prend donc deacutejagrave ses distances par rapport au sceacutenario romanesque en le vidant de son contenu merveilleux Ponthus est un personnage de fiction qui adapte des sceacutenarios romanesques comme les vrais chevaliers de la cour de Bourgogne le feront quelques anneacutees plus

7 The Continuations of the Old French Perceval of Chreacutetien de Troyes The Second Continuation vol IV eacuted W Roach Philadelphie The American Philosophical Society 1971 v 27377-27417

8 Le Roman de Ponthus et Sidoine eacuted Marie-Claude de Creacutecy Genegraveve Droz 1997 p 54 Sur ce sceacutenario pseudo-feacuteerique voir Christine Ferlampin-Acher laquo Feacuteeries et idylles des amours contrarieacutees raquo dans Idylle et reacutecits idylliques agrave la fin du Moyen Acircge dossier theacutematique des CRMH sous la direction de M Szkilnik agrave paraicirctre en 2011

13Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

tard Entre litteacuterature et reacutealiteacute se met ainsi en place un complexe jeu de va-et-vient et drsquoimitation mutuelle Philippe de Lalaing dont on sait qursquoil est lecteur de romans arthuriens connaissait-il Ponthus et Sidoine Le titre ne figure pas dans la liste des ouvrages qui ont pu lrsquoinspirer selon le prologue contenu dans la reacutedaction des manuscrits drsquoArras et de Londres9 En tout eacutetat de cause il a sans aucun doute utiliseacute sa connaissance des merveilles ro-manesques pour concevoir le sceacutenario de son pas Il lrsquoa fait avec une sorte de surabondance de deacutetails tregraves caracteacuteristique de la maniegravere dont les amateurs de pas chevaleresques reprennent les situations romanesques multipliant les indices du merveilleux drsquoune maniegravere qui peut paraicirctre gratuite

Dans la version du manuscrit de Paris ce reacutecit merveilleux est conteacute agrave un public de chevaliers de la cour de Bourgogne par un narrateur qui lrsquointroduit de cette maniegravere

Qomme les humaines voix grandissent les choses selon ce que peu sou-vent sont veues advenir ou selon ce que les ceurs en font grandes extismes par les oiumlr merveileuses compter ainsi et dempuix nagaires o vous nobles princes et chevalliers barons et escuiers de grant pris est advenu chose tresetrange cy entour es pays du treshault et tresvictorieux prince le duc de Bourgoingne que ung povre chevalier fourvoieacute en unes landes et non sa-chant pour prendre adresses pour venir au repaire se trouva sur le serain et apreacutes soleil escons entre deux grans et larges estans plains drsquoeaue (Paris BnF fr 5739 fol 136v)

Apregraves que le nain a fini drsquoeacutenumeacuterer les conditions du combat ce nar-rateur reprend la parole pour dire que passant fortuitement agrave proximiteacute du lieu ougrave est retenu le chevalier il srsquoest chargeacute de la lettre de celui-ci let-tre dont il fait ensuite lecture agrave son auditoire Ce mini-roman arthurien est donc parfaitement deacutelimiteacute par les interventions du narrateur et il est aussi encadreacute par des consideacuterations dont le caractegravere pratique tranche avec le romanesque de lrsquoaventure Le premier paragraphe de la relation purement informatif indique la date du pas et les reports qursquoelle a ducirc su-bir Le paragraphe qui suit le conte merveilleux deacutecrit de maniegravere tregraves reacutea-liste lrsquoeacuterection du perron sur le marcheacute de Bruges et expose le mystegravere des griffons

9 Cette reacutedaction srsquoouvre en effet sur un long prologue qui eacutenumegravere les lectures qui ont don-neacute agrave Philippe lrsquoideacutee drsquoentreprendre son pas drsquoarmes romans et histoires antiques chansons de geste et surtout romans arthuriens qui se taillent la part du lion

14 Michelle Szkilnik

Aux deux costeacutes dudit perron avoit quatre griffons bien et gentement faisa fachon de griffons dedens lesquelz IIII griffons avoit quatre hommes qui conduisoient le mistere drsquoiceulx quatre griffons (Paris BnF fr 5739 fol 142v-143r)

Cet encadrement contribue agrave mettre agrave distance lrsquoeacutepisode merveilleux clairement seacutepareacute de la reacutealiteacute historique Les feacutees et leurs acolytes appar-tiennent agrave lrsquounivers du conte Ils nrsquoentrent pas dans le procegraves verbal du deacute-roulement du pas

La seconde relation du pas choisit une tout autre approche en mecirclant au contraire eacuteleacutements merveilleux et reacutealiteacute historique Le long preacuteambule dans le-quel sont exposeacutees les circonstances de lrsquoentreprise preacutesente avec un recul amu-seacute le sceacutenario Drsquoembleacutee on nous informe que crsquoest Philippe de Lalaing qui a in-venteacute cette fiction de faerie et que lrsquoideacutee lui en est venue agrave la lecture drsquoœuvres diverses en particulier arthuriennes Philippe semble par exemple un lecteur assidu du Perceforest puisque le prologue y fait allusion deux fois et que la dame du Perron feacutee est appeleacutee la Toute Passe surnom de lrsquoamie de Gallafur dans le Roman de Perceforest10 Le caractegravere fictif et romanesque de lrsquoaventure est donc immeacutediatement assumeacute Peut-ecirctre faudrait-il parler de caractegravere theacuteacirctral car il est clair aussi que cette fiction de faerie exige la preacutesence de personnages la dame et le nain interpreacuteteacutes par des comparses de Philippe de Lalaing Or ces personnages entrent en relation avec les individus historiques Crsquoest le nain lui-mecircme par exemple qui explique aux chevaliers de la cour de Bourgogne deacutesi-reux de relever le deacutefi en quoi il consistera Bien que dans le preacuteambule la dame ne se preacutesente pas en personne agrave la cour de Bourgogne mais y deacutepecircche le heacuteraut Lembourg elle viendra elle-mecircme agrave la fin du pas ouvrir le perron pour deacutelivrer Philippe Dans cette espegravece de grande repreacutesentation theacuteacirctrale qursquoest lrsquoentrepri-se du pas du Perron feacutee les acteurs font entrer le public dans leur jeu

Tout en preacutesentant un sceacutenario empreint de mystegravere cette relation en limi-te toutefois le caractegravere merveilleux Certains deacutetails teacutemoignent mecircme drsquoun effort de rationalisation Philippe prisonnier de la dame essaie par exemple de deviner ougrave il est retenu Comme il comprend parfaitement bien la dame il en conclut qursquoil est en France Mais il srsquointerroge alors sur la maniegravere dont lui-mecircme et le perron pourront ecirctre transporteacutes de France en Belgique La dame lui reacutepond alors en souriant

10 Lrsquoeacutepisode ougrave Gallafur (ou Gallafar selon le manuscrit) apparaicirct sous ce nom figure au fol 75v du manuscrit Paris Arsenal 3491 copie de David Aubert

15Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

Ce perron () est de telle nature et moy de telle puissance et seignourieque partout il me plaira le faire transporter estre remuer ou demourer en ung instant il y sera et vous dedens sans avoir nul dangier de corps (Ar-ras 915 fol 34r)

Certes la dame apparaicirct comme doteacutee de pouvoirs surnaturels puisqursquoelle peut deacuteplacer le perron agrave volonteacute mais le reacutedacteur ressent la neacutecessiteacute de jus-tifier ce qui pourrait paraicirctre une invraisemblance De mecircme lorsque Lem-bourg arrive agrave la cour du duc de Bourgogne son reacutecit suscite des questions sur la dame et le lieu ougrave elle reacuteside

Le duc (demanda) a Lembourcg ou estoit ce Perron Faeacute et en quel pays et qursquoil ne ouy jamais parler que en son tamps les dames faees eussent puis-sance de regner de seignouries en ses pays et qursquoil pensoit que lrsquoancien temps du roy Artus revenoit (Arras 915 fol 35r)

Cette allusion au roi Arthur deacutenonce de maniegravere humoristique le caractegravere romanesque du sceacutenario Lembourg preacutetend ne pouvoir reacutepondre aux ques-tions du duc ajoutant toutefois que la dame parle ung tresbeau franchoys (Arras 915 fol 35r) Il est clair que le duc et toute sa cour se precirctent gracieuse-ment au jeu imagineacute par Philippe et la maniegravere dont le prologue habille la reacutea-liteacute (report de la date du pas lecture des chapitres devant la cour installation du perron explications du nain aux chevaliers deacutesireux de toucher les eacutecus) de deacutetails merveilleux (rocircle et pouvoir supposeacutes de la dame) reacutevegravele lrsquoartifice de cette mise en scegravene

Si les chevaliers du XVe siegravecle comme Philippe de Lalaing et les membres de la cour de Bourgogne srsquoemparent des feacutees crsquoest donc avec une distance ludique Les feacutees appartiennent agrave la litteacuterature drsquoimagination En revanche lrsquoutilisation des sceacutenarios feacuteeriques permet de repreacutesenter indirectement la reacutealiteacute politique En effet les couleurs des armes et des eacutecus qui dans les ro-mans arthuriens sont souvent des indices du caractegravere merveilleux de ceux qui les portent renvoient preacuteciseacutement aux participants du pas et suggegraverent une lecture politique de lrsquoaffrontement Les eacutecus que doivent toucher les ad-versaires sont ainsi noir violet et gris Le noir et le violet couleurs arboreacutees aussi par bon nombre de participants sont celles du comte de Charolais le futur Charles le Teacutemeacuteraire le gris et le noir celles de Philippe le Bon Si le violet et le gris ne sont pas des couleurs courantes ni significatives dans le monde arthurien elles ont en revanche un sens eacutevident pour les partici-

16 Michelle Szkilnik

pants et les spectateurs du pas Je ne tenterai pas une lecture politique du pas divers historiens lrsquoont fait qui du reste ont des avis divergents sur le sens du spectacle11 Mais je voudrais simplement insister sur deux aspects importants de cette mise en scegravene drsquoabord sur les menues modifications par rapport aux sceacutenarios leacutegueacutes par la tradition romanesque deacutecalages qui pourraient sembler anodins mais agrave la faveur desquels on le voit se glisse lrsquointention politique ensuite sur le luxe de deacutetails deacutejagrave signaleacute qui lui non plus nrsquoest pas deacutenueacute de signification il srsquoagit bien sucircr dans la reacutealiteacute drsquoeacutepa-ter le chaland dans les textes drsquoeacuteblouir le lecteur et de lrsquoamuser Mais cer-tains deacutetails en toute apparence emprunteacutes gratuitement agrave un roman ont aussi une raison drsquoecirctre politique Crsquoest le cas des eacutecus suspendus au-dessus du perron dont jrsquoai deacutejagrave mentionneacute qursquoils eacutevoquaient la disposition sceacutenique de Ponthus et Sidoine La relation drsquoArras et de Londres justifie cette mesure en disant qursquoelle a eacuteteacute imposeacutee par le duc de Bourgogne pour eacuteviter les ten-sions et les jalousies entre chevaliers Les eacutecus sont pendus agrave mecircme hauteur suivant lrsquoordre dans lequel les adversaires se sont preacutesenteacutes

Et par devant ledit perron bien hault estoient les blasons drsquoarmes des no-bles quy debvoient besoingner assis et mis par ordre ainsy qursquoilz avoient touchieacute et qursquoilz debvoient besoingner sans avoir regard a haultesses ny grandeur car ainsi lrsquoavoit ordonneacute le duc les princes [38vdeg] et grans sei-gneurs de son hostel pour oster les envies ou hainnes quy srsquoen eussent peu ensieuvir (Arras 915 fol 38)

Alors que dans Ponthus et Sidoine la demoiselle chenue impose lrsquoordre de passage en tirant une flegraveche drsquoor dans lrsquoun des eacutecus pendus aux arbres et eacutelit de cette maniegravere parmi les tregraves nombreux chevaliers venus relever le deacutefi les cinquante-deux (un par mardi) qui lui paraissent les meilleurs il est hors de question agrave la cour de Bourgogne de laisser le deacutefenseur du pas seacutelectionner ses adversaires On voit donc comment la reacutealiteacute politique accommode le sceacute-nario romanesque et comment les organisateurs du pas tirent parti drsquoun deacute-

11 Voir Andries Van den Abeele laquo Le Pas du Perron feacutee preacutelude agrave la prise de pouvoir de Char-les le Teacutemeacuteraire raquo (laquo De Wapenpas van de Betoverde Burcht voorbode van de machtsgreep door Karel de Stoute raquo) dans Handelingen van het Genootschap voor Geschiedenis te Brugge t 146 2009 p 93-139 C Beaune introduction agrave la traduction du Pas du Perron Feacutee dans Splendeurs de la cour de Bourgogne op cit p 1166 Jean-Pierre Jourdan laquo Le thegraveme du pas dans le royaume de France agrave la fin du Moyen Acircge raquo Annales de Bourgogne 62 (1990) p 117-133 p 132 en particu-lier et Elodie Lecuppre-Desjardin La ville des ceacutereacutemonies Essai sur la communication politique dans les anciens Pays-Bas bourguignons Turnhout Brepols 2004 en particulier p 205

17Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

tail peut-ecirctre heacuteriteacute drsquoun roman pour envoyer un message aux spectateurs et aux participants Si la dimension ludique semble lrsquoemporter largement et vi-der de leur contenu mythique les motifs folkloriques les organisateurs de pas les reacuteinvestissent partiellement drsquoun sens nouveau sans doute valable ponc-tuellement mais qui redonne agrave lrsquoentreprise un certain seacuterieux Ils tentent de creacuteer en quelque sorte une nouvelle mythologie destineacutee agrave ceacuteleacutebrer la socieacuteteacute courtoise et chevaleresque du XVe siegravecle12

Un texte exactement contemporain des relations du Pas du Perron feacutee uti-

lise eacutegalement un sceacutenario feacuteerique mais drsquoune maniegravere qui reflegravete plutocirct la fascination que le merveilleux continue drsquoexercer sur les hommes du XVe siegravecle Il srsquoagit du Jouvencel de Jean de Bueil Reacutecit agrave cleacute traiteacute drsquoart militai-re biographie romanesque drsquoun homme drsquoarmes le Jouvencel est une œuv-re complexe retraccedilant la carriegravere exemplaire drsquoun jeune militaire agrave la fin du Moyen Acircge13 Ce contexte ne semble guegravere favorable agrave lrsquoentreacutee en scegrave-ne drsquoune feacutee Pourtant dans la derniegravere partie du Jouvencel il est question drsquoune demoiselle insolite qui nrsquoest pas sans eacutevoquer les feacutees arthuriennes Le Jouvencel et son beau-pegravere le roi Amydas viennent de remporter une victoire eacuteclatante sur des barons rebelles qui contestaient au roi une bonne partie de ses terres Les deux hommes sont en train de se faire lire la liste des ennemis morts ou faits prisonniers agrave cette occasion Il est question drsquoun Messire Morcellet instigateur de la reacutebellion le plus traicirctre du monde selon le roi qui reacuteclame le droit de le punir agrave sa faccedilon Agrave quoi le Jouvencel reacutepond qursquoune certaine demoiselle de Grantfort vient drsquoarriver pour payer la ran-ccedilon du traicirctre Le motif de la demoiselle intervenant in extremis pour sau-ver lrsquohomme qursquoelle aime est freacutequent dans la litteacuterature arthurienne En geacuteneacuteral crsquoest au moment ougrave le heacuteros chevalier est sur le point de tuer son adversaire qursquoelle se manifeste obtenant un don en blanc du vainqueur qui deacutecouvre apregraves coup qursquoil vient drsquoaccorder involontairement la vie sauve agrave son ennemi Ici le motif est adapteacute agrave son nouvel environnement messire Morcellet a eacuteteacute captureacute sur le champ de bataille Comme tout prisonnier il est mis agrave ranccedilon par son maicirctre crsquoest-agrave-dire celui qui lrsquoa pris et qui espegravere

12 Sur ce point voir M Stanescto op cit 13 Il existe une eacutedition ancienne du roman de Jean de Bueil Le Jouvencel eacuted de L Lecestre

introduction de C Favre Paris Renouard 1887 2 volumes Toutes les citations renvoient agrave cette eacutedition Jrsquoen preacutepare une nouvelle agrave partir du manuscrit de lrsquoEscorial (SII 16) alors que celle de L Lecestre est baseacutee sur le manuscrit de lrsquoArsenal (fr 3059)

18 Michelle Szkilnik

en tirer une belle somme La demoiselle est en effet precircte agrave payer ung grant argent pour le deacutelivrer14 Elle est venue dans le camp de ses ennemis mu-nie drsquoun sauf-conduit du Jouvencel Mais ce nrsquoest pas lrsquointeacuterecirct qursquoelle porte agrave messire Morcellet qui fait drsquoelle une possible feacutee15 Le roi qui semble bien la connaicirctre deacuteclare ne pas ecirctre surpris qursquoelle veuille racheter le traicirctre car elle est de megraveche avec lui Crsquoest selon le roi la plus forte enchanteres-se et la plus mauvaise femme du monde Elle srsquoest empareacute du chacircteau de la dame de Blanc-Chastel qursquoelle garde prisonniegravere avec ses gens Et dans son propre chacircteau de Grantfort elle tient en son servaige dix chevaliers et plus de vingt jeunes hommes La demoiselle de Grantfort apparaicirct donc comme un avatar de Morgain retenant des chevaliers dans son val mer-veilleux Les noms des lieux dans lesquels elle seacutevit encouragent cette inter-preacutetation Maicirctresse de Grantfort une place qui souligne sa puissance elle regravegne deacutesormais sur Blanc-Chastel dont lrsquoancienne maicirctresse pourrait bien ecirctre elle un avatar drsquoune dame blanche une feacutee protectrice et beacuteneacutefique qui aurait tenteacute de srsquoopposer agrave la demoiselle Les toponymes composeacutes avec lrsquoeacutepithegravete blanc abondent dans la litteacuterature arthurienne Blanche Lan-de Blanche Citeacute Blanche Montaigne Blanche Forest On trouve un Blanc chastel dans le Perceforest16 Ce sont des noms en quelque sorte programma-tiques Or dans le Jouvencel œuvre qui en geacuteneacuteral deacutesigne les endroits fic-tifs par des noms relativement reacutealistes (Crator Luc Escaillon Sardine) le choix de ces toponymes signifiants ne paraicirct pas anodin

Le roi redoute de voir la demoiselle de Grantfort parler avec le Jouvencel et lui recommande de la renvoyer au plus tocirct car il a grant paour qursquoelle [lrsquo]en-chante ou face quelque mal Pour rassurer le roi le Jouvencel oppose agrave lrsquoengin de la demoiselle sa foi en Dieu

Monseigneur laissez-la chanter et enchanter car je ne la crains riens et nrsquoay point paour que telles enchanteries me facent ou sceussent faire mal ne desplaisir car jrsquoay bonne creance en Dieu (II 210)

A la diffeacuterence de la beacutenigne dame du Perron feacutee la demoiselle est donc une enchanteresse maleacutefique allieacutee aux traicirctres et ennemie de Dieu Cette trans-

14 Jouvencel II 20915 Marie-Theacuteregravese de Medeiros a rapidement analyseacute selon les mecircmes lignes ce curieux eacutepi-

sode du Jouvencel Voir son article laquo Deacutefense et illustration de la guerre Le Jouvencel de Jean de Bueil raquo Cahiers de Recherches Meacutedieacutevales (XIIIe-XVe s) 5 1998 p 139-152

16 Crsquoest le chacircteau du roi Peleon livre III tome 1

19Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

formation de la feacutee en enchanteresse a eacuteteacute bien analyseacutee par L Harf-Lancner17 et nrsquoa rien de surprenant dans un texte tardif comme le Jouvencel Ce qui est plus inteacuteressant crsquoest que la demoiselle de Grantfort va perdre mecircme cette qualiteacute de magicienne inquieacutetante Drsquoune part elle disparaicirct du reacutecit aussi vite qursquoelle y est entreacutee nous ne savons ce qursquoil advient drsquoelle apregraves son renvoi alors mecircme que le sort de messire Morcellet nous est raconteacute racheteacute agrave ses maicirctres par le roi lui-mecircme qui veut le livrer agrave la justice il parvient agrave srsquoenfuir et agrave se reacutefugier dans une eacuteglise ougrave il se fait clerc au grand embarras de lrsquoeacutevecirc-que qui est obligeacute de le proteacuteger au titre des privilegraveges eccleacutesiastiques On no-tera le caractegravere deacutetailleacute et reacutealiste de la fuite et de la ruse de messire Morcellet Drsquoautre part le roi tout en qualifiant la dame drsquoenchanteresse lui deacutenie tout veacuteritable pouvoir surnaturel

Aussi dit le roy tout ce qursquoelle a fait crsquoest par la force de son chastel et de son beau langaige et de la subtiliteacute et mauvaistieacute dont elle est pleine Je nrsquoen-tens point que par son enchanterie elle sceust rien faire mais elle seduiroit tout le monde par son engin (II 210)

Meacutechante seacuteductrice qui sait user de belles paroles pour obtenir ce qursquoel-le veut et utiliser la force armeacutee si neacutecessaire la demoiselle de Grantfort ne semble finalement pas posseacuteder de pouvoir magique drsquoorigine diabolique elle nrsquoest qursquoune femme habile et manipulatrice18 Pourquoi alors lrsquointrodui-re avec cette aura quasi feacuteerique drsquoabord dans un reacutecit de guerre aux allures de traiteacute drsquoart militaire Est-ce parce qursquoelle est la meacutetaphore de la seacuteduction que les sceacutenarios romanesques et particuliegraverement feacuteeriques exercent sur les eacutecrivains du XVe siegravecle mecircme les moins susceptibles en apparence drsquoy ceacute-der comme Jean de Bueil homme de guerre et mareacutechal de France Jean de Bueil nrsquoest du reste pas le seul agrave succomber ainsi aux charmes des feacutees Il est un autre homme de guerre qui en a lui aussi inviteacute une dans un texte ougrave elle nrsquoavait pas sa place a priori Antoine de la Sale dans sa Salade œuvre com-posite contenant entre autres une liste drsquohistoriens des exemples de strateacute-gie des chroniques abreacutegeacutees des geacuteneacutealogies et lrsquoordonnance sur les gages de bataille de Philippe le Bel (eacutegalement contenue dans le Jouvencel) insegrave-re le Paradis de la reine Sibylle eacutetrange petit reacutecit preacutesentant un redoutable

17 Les Feacutees au Moyen Acircge Morgane et Meacutelusine la naissance des feacutees Paris Champion 1984 reacuteeacuted 1991 en particulier chap XVI

18 Voir MT de Medeiros art cit p 140-141

20 Michelle Szkilnik

avatar de Morgue19 Dans une pirouette finale Antoine qui semblait accor-der creacutedit agrave cette fable deacuteclare qursquoil a mis en eacutecrit cette histoire pour rire et passer temps20 De maniegravere comparable Jean de Bueil deacutenie tout seacuterieux agrave lrsquoeacutepisode en faisant de la demoiselle de Grantfort une bonne baveuse21 une bavarde dont on peut deacutejouer les propos speacutecieux

Le XVe siegravecle ne croit pas aux feacutees Mais il aime jouer avec leur image Il plai-sante agrave leur sujet il deacutemystifie leur pouvoir supposeacute mais il leur reacuteserve tou-jours une place Crsquoest que les feacutees souvent associeacutees agrave la fiction arthurienne renvoient agrave un monde romanesque qui fait recircver un monde dont on sait qursquoil nrsquoexiste pas ou nrsquoexiste plus mais qursquoon se plaicirct agrave faire surgir le temps drsquoun pas drsquoarmes Les feacutees sont devenues des creacuteatures litteacuteraires Personnages de theacuteacirc-tre ou de roman elles nrsquoont pas de pouvoir dans la reacutealiteacute historique agrave la diffeacute-rence de leurs dangereuses consœurs qui se preacutetendent investies de missions divines alors qursquoelles pourraient bien ecirctre les instruments du diable22 Aussi Philippe le Bon qui entre en riant dans le sceacutenario de Philippe de Lalaing liv-re-t-il Jeanne drsquoArc aux Anglais tandis que Jean de Bueil qui a participeacute au siegravege drsquoOrleacuteans ne fait aucune allusion agrave son ancienne compagne de guerre Le XVe siegravecle joue aux feacutees mais brucircle les sorciegraveres

19 Sur la Salade voir Sylvie Lefegravevre Antoine de la Sale la fabrique de lrsquoœuvre et de lrsquoeacutecrivain Genegraveve Droz 2006

20 Sur ce texte et les eacuteleacutements folkloriques qursquoil contient voir Francine Mora Voyages en Si-byllie Riveneuve eacuteditions Paris 2009 Lrsquoouvrage donne le texte du Paradis dans lrsquoeacutedition de Fer-nand Desonay Lrsquoexpression laquo rire et passer temps raquo se trouve p 296

21 Ce terme est utiliseacute agrave propos drsquoun autre ennemi Guillaume Bernard qui sait raconter des histoires seacuteduisantes auxquelles il ne faut pas accorder trop de creacutedit selon le sire de Roqueton (Jouvencel I 219) Sur cet eacutepisode voir mon article laquo Figure exemplaire et personnage de ro-man Le Jouvencel de Jean de Bueil raquo dans Veacuteriteacute poeacutetique veacuteriteacute politique Mythes modegraveles et ideacuteologies politiques au Moyen Acircge eacuted par J-C Cassard E Gaucher J Kerherveacute Brest CRBC 2007 p 405-417

22 Sur la rationalisation de la figure de la feacutee et corollairement le deacuteveloppement de la croyan-ce aux sorciegraveres on se reportera agrave lrsquoouvrage de Laurence Harf-Lancner Les Feacutees au Moyen Acircge op cit en particulier chap XV

Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel ndash Le Bel Inconnu

et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr

Imre SzabicsUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest ndash Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef

La topique reacutecurrente de la feacutee attirant le chevalier aupregraves drsquoune fontaine ou au bord drsquoun lac drsquoune riviegravere ndash laquo frontiegraveres humides1 raquo entre le monde drsquoici-bas et lrsquoAutre Monde2 ndash a subi une transformation singuliegravere dans nombre de romans et reacutecits courtois des XIIe-XIIIe siegravecles Souvent la feacutee seacutedui-sante ne se contente pas de jeter son deacutevolu sur le chevalier protagoniste mais tente mecircme de le deacutetourner de la quecircte de lrsquoaventure salutaire ou de le seacuteparer de la dame dont il est amoureux (de sa bien-aimeacutee) Dans ces cas elle peut ecirctre rangeacutee parmi les opposantes signifi catives qui cherchent agrave em-pecirccher le heacuteros de mener sa mission agrave bonne fi n Agrave titre drsquoexemple il suffi t peut-ecirctre de rappeler la demoiselle qui convoite Lancelot dans le Chevalier de la charrette dans une scegravene audacieuse elle essaie de mettre agrave lrsquoeacutepreuve la perseacuteveacuterance du heacuteros en quecircte de Gueniegravevre enleveacutee par Meacuteleacuteagant

Dans le roman arthurien occitan Jaufreacute de la fin du XIIe siegravecle la feacutee de Gi-bel3 avatar des feacutees des lais bretons anonymes et de ceux de Marie de France

1 Pour reprendre le terme heureux de J Frappier 2 Sur les rapports complexes et deacutelicats du monde feacuteerique et de la chevalerie voir entre autres

Claude Lecouteux Meacutelusine et le Chevalier au cygne Paris Payot 1982 Jean-Claude Aubally La feacutee et le chevalier Paris Champion 1986 Laurence Harf-Lancner Les Feacutees au Moyen Acircge Morgane et Meacutelu-sine la naissance des feacutees Paris Champion 1984 reacuteeacuted 1991 Idem Le Monde des feacutees dans lrsquoOccident meacutedieacuteval Paris Hachettes Litteacuteratures 2003 Franccediloise Clier-Colombani La Feacutee Meacutelusine au Moyen Acircge images mythes symboles Paris Leacuteopard drsquoor 1991 Pierre Gallais La Feacutee agrave la fontaine et agrave lrsquoarbre Amsterdam Rodopi 1992 Le Monde des feacutees dans la culture meacutedieacutevale Wodan 47 Greifswald 1995

3 Sur le nom curieux de la feacutee voir Reneacute Lavaud et Reneacute Nelli Les Troubadours Bruges Des-cleacutee de Brouwer 1960 t I p 33

22 Imre Szabics

recourt agrave la ruse pour se procurer le service chevaleresque du protagoniste4 Arriveacute agrave une fontaine Jaufreacute entend des appels au secours du fond drsquoun puits Le chevalier se preacutecipite sans tarder pour sauver la jeune fille tombeacutee dans le puits qui nrsquoest autre que la feacutee tentant drsquoattirer agrave elle et dans un pays souter-rain merveilleux le chevalier drsquoArthur

E la donzella tut suumlau Dis a Jaufre laquo Seiner Deu lau Ara-us ai ieu e mon

poder Crsquoas ome nun dei grat saber Mais a mun art et a mun sen Ieu sui acela que tan gen vos vinc querre socors ploran Del gran trebail e dell afan Que mrsquoa fait Fellon drsquoAlbarua Uns malvais hom cui Dieus destrua 5 raquo

Cependant elle suscite lrsquoindignation et la colegravere de Brunissen la bien-aimeacutee de Jaufreacute pour avoir essayeacute de lui arracher ndash bien que laquo provisoi-rement raquo ndash son amoureux Par suite de cette intervention feacuteerique lrsquoamour du chevalier pour sa bien-aimeacutee et sa vaillance chevaleresque risquent drsquoentrer en conflit et drsquoecirctre mis agrave lrsquoeacutepreuve

Obeacuteissant agrave lrsquoimpeacuteratif de la prouesse chevaleresque Jaufreacute se voit obligeacute drsquoeacutecarter le danger imminent qui menace la dame-feacutee de la part drsquoun ennemi impeacutetueux et cruel en le deacutefiant au combat Le chevalier sortant vic-torieux de ce combat le conflit momentaneacute de lrsquoamour et de la prouesse se reacutesout puisque Brunissen ne prend pas en mauvaise part la laquo tentative de seacute-paration raquo de la feacutee de Gibel drsquoautant moins que celle-ci a offert lrsquooccasion agrave Jaufreacute de rendre un service meacuteritoire agrave une dame (dans lrsquoeacutepisode la feacutee de Gi-bel prend lrsquoaspect drsquoune dame courtoise parfaite) et de faire preuve une fois de plus de sa valeur chevaleresque exceptionnelle Et la feacutee apregraves ecirctre sortie de la fontaine le reacutecompense geacuteneacutereusement pour ses efforts lorsqursquoil retourne en chevalier accompli aupregraves de Brunissen agrave Montbrun

Lrsquoeacutepisode du parcours dans le pays souterrain (laquo le plus beau pays du monde raquo plein de montagnes de valleacutees drsquoeaux de forecircts de belles prairies

4 Cette attitude de la feacutee peut ecirctre marqueacutee par le motif laquo F 3023 Fairy wooes mortal man raquo Cf Anita Guerreau-Jalabert Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers (XIIe-XIII

e siegravecles) Genegraveve Droz 1992 p 65

5 Le Roman de Jaufreacute dans Les Troubadours eacuted cit t I v 8755-8764 La donzelle tout tran-quillement dit agrave Jaufreacute laquo Seigneur ndash louange en soit agrave Dieu ndash je vous tiens maintenant en mon pouvoir Je nrsquoai agrave en savoir greacute agrave personne mais seulement agrave mon intelligence et agrave mon artifice Je suis celle qui si courtoisement eacutetait venue toute en pleurs vous demander secours contre Feacutelon drsquoAuberue qui me cause grands tourments et grande angoisse Crsquoest un meacutechant homme ndash Dieu puisse-t-il lrsquoabattre raquo (trad de Reneacute Nelli)

23Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel ndash Le Bel Inconnu et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr

de chacircteaux et de citeacutes mais ravageacute et deacutevasteacute par lrsquoennemi meacutechant de la feacutee) permet agrave Jaufreacute non seulement de connaicirctre une aventure merveilleuse dans lrsquoAutre Monde mais aussi et surtout de pouvoir reacuteparer la faute commise en-vers lrsquohonneur chevaleresque lorsque la premiegravere fois il nrsquoa pas accepteacute de ve-nir en aide agrave la feacutee

Dans le roman courtois Le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu (Bacircgeacute selon Alain Guerreau6) le heacuteros est pareillement exposeacute agrave lrsquoattrac-tion irreacutesistible drsquoune feacutee ravissante la Belle aux Blanches Mains alors qursquoil est en train de remplir une mission importante qui lui a eacuteteacute confieacutee par le roi Arthur (Les ressemblances et paralleacutelismes de la structure nar-rative et theacutematique du roman occitan Jaufreacute et du roman arthurien drsquooiumll Le Bel Inconnu ont eacuteteacute deacutemontreacutes par Laurence Harf-Lancner dans son eacutetude magistrale consacreacutee agrave lrsquoadaptation en prose du Bel Inconnu au XVIe siegravecle sous le titre de lrsquoHistoire de Giglan et de Geoffroy de Mayence qui avait en effet reacuteuni les aventures et quecirctes des laquo deux heacuteros romanesques Guinglain et Jaufreacute7 raquo)

Reacutepondant agrave la demande de la reine du Pays de Galles Ar-thur charge un jeune nouveau venu reacutecemment adoubeacute par lui chevalier de la Table Ronde de se porter au secours de la haute dame meacutetamorphoseacutee en laquo guivre raquo par des enchanteurs malveillants et drsquoaccomplir le laquo fier baiser raquo pour la sauver Le jeune chevalier de belle apparence agrave qui le roi Arthur a donneacute le nom de Bel Inconnu devra srsquoengager dans une seacuterie drsquoeacutepreuves qua-lifiantes en combattant et vainquant des adversaires redoutables les uns apregraves les autres pour convaincre la suivante-messagegravere de la reine de sa vaillance re-marquable et surmonter sa meacutefiance

Sur leur chemin aggraveacute de combats singuliers successifs le Bel Inconnu et sa compagne arrivent agrave un chacircteau fort admirable situeacute sur lrsquoIcircle drsquoOr au bord de la mer dont lrsquoaccegraves leur est interdit par un chevalier deacute-fenseur du passage Cette fois-ci ce nrsquoest pas par la ruse mais en faisant appel agrave son honneur chevaleresque que la feacutee essaie de deacutetourner le protagoniste de sa

6 Alain Guerreau laquo Renaud de Bacircgeacute Le Bel Inconnu Structure symbolique et signification sociale raquo Romania t 103 1982 p 28-82

7 Laurence Harf-Lancner laquo Le Bel Inconnu et sa mise en prose au XVIe siegravecle lrsquoHistoire de Giglan drsquoune estheacutetique agrave lrsquoautre raquo dans Le chevalier et la merveille dans laquoLe Bel Inconnuraquo ou le beau jeu de Renaut eacutetudes recueillies par Jean Dufournet Paris Champion 1996 p 69-89

24 Imre Szabics

mission ndash de sa laquo quecircte nuptiale8 raquo ndash et de lrsquoattirer agrave soi-mecircme Le Bel Inconnu nrsquoest pas en mesure drsquoeacuteviter le combat avec le deacutefenseur redoutable du chacircteau de lrsquoIcircle drsquoOr mais en triomphant de son adversaire il peut agrave la fois mettre fin agrave une laquo sinistre coutume raquo et eacuteliminer un preacutetendant haiuml par la jeune chacirctelai-ne (Sa victoire rappelle curieusement celle de Jaufreacute qui ayant vaincu Fellon drsquoAlbarua parvient eacutegalement agrave faire cesser une menace permanente et dan-gereuse qui pegravese sur la feacutee de Gibel)

La situation naturelle avantageuse ainsi que la richesse et la somptuositeacute exceptionnelles de la citeacute de lrsquoIcircle drsquoOr (doublement preacutesenteacutees par Renaud lors de la premiegravere et de la seconde visite du Bel Inconnu) annon-cent manifestement les effets exteacuterieurs et inteacuterieurs de la feacuteerie et de la magie qui environnent le siegravege de la Belle aux Banches Mains Comme le fait remar-quer eacuteloquemment Francis Dubost

Du cocircteacute de lrsquoIcircle drsquoOr se concentrent toutes les seacuteductions de lrsquoart de

la technique et de la magie comme dans un paradis eacuterotique sorti de quelque recircve oriental luxe beauteacute splendeur ornementale et vestimentaire richesse des eacutetoffes des pierres et des mateacuteriaux profusion de lumiegravere et drsquoornements ivresse des parfums9

La raison drsquoecirctre de ces signes frappants de la feacuteerie et de lrsquoenchantement

rattacheacutes agrave lrsquoabondance et agrave la splendeur extraordinaires de lrsquoIcircle drsquoOr est de creacuteer un milieu propre agrave lrsquoapparition de la feacutee aux blanches mains deacutetentrice effective des forces surnaturelles de lrsquoIcircle drsquoOr et des laquo secrets du destin raquo

Agrave la diffeacuterence des feacutees des lais bretons anonymes et de Ma-rie de France (ou de la feacutee de Gibel) la jeune dame-feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr dispose non seulement du pouvoir de la seacuteduction amoureuse et de laquo la puissance fa-tale et feacuteerique de lrsquoamour10 raquo mais curieusement elle possegravede aussi un savoir profond des laquo sept arts raquo qui lui permet de mieux faire valoir sa prescience du destin et du temps Elle est en effet une laquo feacutee savante raquo

8 Emmanuegravele Baumgartner laquo Feacuteerie-fiction le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu raquo dans Le chevalier et la merveille ouvr cit p 13

9 Francis Dubost laquo Tel cuide bien faire qui faut le laquobeau jeuraquo de Renaut avec le merveilleux raquo dans Le chevalier et la merveille ouvr cit p 35

10 Cf Philippe Walter laquo Figures du temps et formes du destin dans le Bel Inconnu raquo dans Le chevalier et la merveille op cit p 120

25Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel ndash Le Bel Inconnu et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr

(hellip) les set ars me fist aprendre Tant que totes les soc entendre Ari-metiche dyomotrie Ingremance et astrenomie Et des autres aseacutes apris11

Ainsi elle exerce lrsquoeffet de sa nature capricieuse en offrant son em-brassade tout en refusant ses baisers au Bel Inconnu en mecircme temps qursquoelle cherche agrave le dominer et agrave lrsquoorienter par sa laquo science raquo qui connaicirct agrave la fois son passeacute et son avenir

Aux deux points culminants du roman lors du laquo Fier Baiser raquo de la guivre permettant agrave la reine ensorceleacutee Blonde Esmereacutee de recouvrer son apparence humaine ainsi qursquoau moment ougrave srsquoaccomplit lrsquoamour de la Pu-celle aux Blanches Mains et du Bel Inconnu la feacutee mettant en œuvre son omniscience reacutevegravele au chevalier son vrai nom de Guinglain de mecircme que sa haute extraction (crsquoest-agrave-dire qursquoil est le fils de Gauvain le neveu drsquoArthur et de la feacutee Blanchemal) Elle lui apprend aussi qursquoelle le connaicirct et lrsquoaime depuis son enfance ndash elle peut ecirctre consideacutereacutee de la sorte comme sa feacutee-marraine variante folklorique particuliegraverement reacutepandue12 de la feacutee mor-ganienne ndash et crsquoest elle encore qui a envoyeacute Heacutelie la messagegravere de Blonde Esmereacutee agrave la cour drsquoArthur Cependant le rocircle de la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr ne se reacuteduit pas agrave sa prescience par laquelle elle peut connaicirctre le passeacute aussi bien que le destin du heacuteros Eacutetant aussi une dame courtoise parfaite elle sait ini-tier le jeune chevalier qui laquo ne sait pas aimer raquo aux mystegraveres de lrsquoamour et de lrsquoeacuterotique courtois

Par un savant dosage de seacuteduction et de refus drsquoordres et de contre-

ordres de reacutecompenses et de punitions la ravissante feacutee fait deacutecouvrir agrave Guinglain la violence du deacutesir et celle de la souffrance la sublimation par lrsquoamour du courage et de la valeur chevaleresque [hellip] les impatiences du cœur la peur de lrsquoautodestruction et finalement la maicirctrise par abandon de sa volonteacute propre ndash constate avec justesse Michegravele Perret13

11 Renaud de Beaujeu Le Bel Inconnu eacutedition et traduction de Michegravele Perret Paris Cham-pion 2003 v 4937-4941

12 Alain Guerreau art cit p 67 Voir encore Stith Thompson Motif-Index of Folk Literature BloomingtonLondon 19753 laquo F 310 Fairies and human children raquo particuliegraverement laquo F 3111 Fairy godmother raquo

13 Renaud de Beaujeu Le Bel Inconnu eacuted cit Introduction p XIII

26 Imre Szabics

Tout se passe comme si lrsquolaquo eacuteducation sentimentale raquo agrave laquelle le soumet sa feacutee-marraine servait agrave preacuteparer le jeune chevalier agrave son mariage avec Blonde Esmereacutee la princesse du Pays de Galles

Si la premiegravere partie du roman est consacreacutee au travers de combats heacuteroiumlques successifs agrave la mise en valeur de la vaillance chevaleresque du Bel Inconnu la deuxiegraveme phase du poegraveme agrave partir de la rencontre avec la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr propose un contrepoint en nous mettant face agrave un chevalier indeacutecis et eacutebranleacute par la force de lrsquoamour Qui plus est le chevalier drsquoArthur devra non seulement affronter le conflit permanent entre la prouesse et lrsquoamour tout-puissant mais de surcroicirct son eacutetat affectif sera fort bouleverseacute par son heacutesi-tation mecircme entre les deux femmes dont lrsquoune reacutevegravele lrsquoaspect mythique irra-tionnel voire angoissant et pourtant attirant de la passion amoureuse tandis que lrsquoautre en incarne le cocircteacute rassurant admis par les conventions sociales et aboutissant au mariage Renaud de Beaujeu deacuteploie donc agrave merveille le motif tregraves laquo agrave la mode raquo dans les œuvres poeacutetiques de lrsquoeacutepoque de lrsquoopposition entre la princesse et la feacutee

Lrsquoindeacutecision et lrsquoincertitude affectives de Guinglain se traduisent aussi par son va-et-vient entre la Pucelle aux Blanches Mains et Blonde Es-mereacutee Dans un premier temps il parvient encore agrave srsquoarracher agrave la feacutee seacutedui-sante pour accomplir sa mission mais une fois sa tacircche remplie il srsquoenfuit de-vant le bonheur et le bien-ecirctre promis par la princesse sauveacutee pour retrouver la feacutee deacutelaisseacutee de lrsquoIcircle drsquoOr ndash de laquelle il ne peut obtenir que deacutedain et re-fus agrave cause de son comportement anteacuterieur peu chevaleresque Et finalement pour comble de tout ce balancement sentimental le Bel Inconnu renonce de nouveau aux plaisirs de lrsquoamour de la feacutee radoucie pour aller restaurer son in-teacutegriteacute chevaleresque aux tournois et son inteacutegriteacute sociale par le mariage avec la reine du Pays de Galles Cependant lrsquoauteur aviseacute laisse ouverte lrsquoissue de son roman en permettant agrave Guinglain de retourner encore chez la feacutee aux Blanches Mains si lui-mecircme il trouve un accueil favorable aupregraves de sa bien-aimeacutee (reacuteelle ou fictive)

Les meacutetamorphoses du versipellesromanesque (Guillaume de Palerne Guillaume drsquoAngleterre Perceforest)

Christine Ferlampin-AcherUniversiteacute europeacuteenne de Bretagne

Le motif du loup-garou est largement attesteacute dans le folklore aussi bien au Moyen Acircge que plus tard A cocircteacute de nombreux teacutemoignages ponctuels (par exemple chez saint Augustin dans la Topographia Hibernica de Giraut de Cambrie ou dans les Evangiles des Quenouilles) la meacutetamorphose cyclique en loup se retrouve aussi dans des reacutecits brefs comme les lais de Bisclavret ou de Meacutelion Si la meacutetamorphose en animal inquiegravete lrsquohomme meacutedieacuteval le loup-garou semble eacutechapper agrave cette reacuteticence et du XIIe siegravecle agrave la fi n du Moyen Acircge la mode du versipelles ne semble pas srsquoessouffl er comme le suggegravere Biclarel qui fi gure encore dans la premiegravere version de Renart le Contrefait (entre 1319 et 1322) Le loup-garou fonctionne par ailleurs comme archeacutetype de la croyance folklorique tout au long du Moyen Acircge crsquoest sur son exemple que srsquoeacutetend autour de lrsquoan Mil Burchard de Worms dans le livre XIX du Corrector de son Decretum et le clerc qui composa les Evangiles des Quenouilles au XVe siegravecle retient le loup-garou parmi les sujets qursquoabordent ses bavardes fi leuses1 Cette omnipreacutesence paradigma-tique du loup-garou ne doit cependant pas masquer que cette creacuteature in-tervient surtout dans des reacutecits brefs ou dans de courtes anecdotes Dans les romans en vers les presque 10000 octosyllabes de Guillaume de Paler-ne font fi gure drsquoexception en mettant en scegravene Alphonse fi ls du roi drsquoEs-pagne et loup-garou tandis que Guillaume drsquoAngleterre teacutemoigne drsquoune preacutesence eupheacutemiseacutee mais continue du monstre deacutevoreur signaleacutee en particulier par la faim monstrueuse de la megravere et le nom du fi ls grand chasseur Lovel2 Ces deux romans excentriques par rapport aux matiegraveres

1 Voir Anne Paupert Les fileuses et le clerc Paris Champion 1990 p 211-2132 Les eacuteditions citeacutees sont Guillaume drsquoAngleterre eacuted trad et preacutesentation par Christine

28 Christine Ferlampin-Acher

romanesques traditionnelles constituent des exceptions dans un corpus que les meacutetamorphoses animales laissent reacuteticent Cette meacutefi ance en re-vanche disparaicirct agrave la fi n du Moyen Acircge dans le roman en prose de Perce-forest Cette vaste fresque a la caracteacuteristique de ne pas heacutesiter agrave raconter des meacutetamorphoses animales peut-ecirctre parce qursquoil vient apregraves Meacutelusine (qursquoil semble connaicirctre)3 si aucune meacutetamorphose en loup-garou nrsquoest deacutecrite crsquoest agrave quatre substituts la meacutetamorphose en ours en cerf en tau-reau et en levrette qursquoil conviendra de srsquointeacuteresser pour montrer comment Perceforest alors mecircme que son auteur est fascineacute par le folklore et qursquoil cherche agrave bacirctir une mythologie bourguignonne originale met en place des strateacutegies drsquoeacutevitement et de compensation face au succegraves du loup-garou dans les imaginaires de son temps4

Point de place pour les loups-garous dans le monde arthurien ou dans le passeacute des romans antiques Guillaume de Palerne se deacuteroule dans un espace temps autre agrave la fois familier et discregravetement exotique Dans ce reacutecit la preacute-sentation du loup-garou bienveillant qui enlegraveve le heacuteros eacuteponyme tend vers la parodie comme le suggegravere Ana Pairet dans son ouvrage sur la meacutetamorpho-se5 Dans mon article laquo Guillaume de Palerne une parodie raquo6 jrsquoai tenteacute de mecircme de montrer que ce reacutecit dans son ensemble est un roman renardien pa-rodique caracteacuteriseacute par un regard laquo oblique raquo (pour reprendre lrsquoexpression de Ph Hamon) et fondeacute sur un deacutetournement du motif du loup-garou Si aucun eacutecho direct agrave Bisclavret ou Meacutelion nrsquoest deacutecelable dans ce reacutecit si le loup deacute-tourne le modegravele du loup hagiographique et malmegravene la leacutegende de Remus et Romulus lrsquoessentiel me semble dans la copreacutesence dans ce texte du loup-

Ferlampin-Acher Paris Champion Champion Classiques 2007 et Guillaume de Palerne eacuted Alexandre Micha Genegraveve Droz 1990

3 Voir Christine Ferlampin-Acher Perceforest et Zeacutephir propositions autour drsquoun roman ar-thurien bourguignon Genegraveve Droz 2010

4 La bibliographie concernant le loup-garou au Moyen Acircge est pleacutethorique On se contentera de mentionner Gaeumll Milin Les chiens de Dieu La repreacutesentation du loup-garou en Occident (XIe-XXe siegravecles) Brest Centre de Recherche Bretonne et Celtique 1993 Claude Lecouteux Feacutees sorciegraveres et loups-garous au Moyen Acircge Paris Imago 1992 et Philippe Meacutenard laquo Les histoires de loups-ga-rous au Moyen Acircge raquo dans Symposium in Honorem Martin de Riquer Barcelone 1986 p 209-238 et laquo Les histoires de loups-garous raquo dans Travaux de litteacuterature t 17 2004 p 98-117

5 Les mutacions des fables Figures de la meacutetamorphose dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge Paris Champion 2002 p 65-67

6 Dans Les Cahiers de Recherches Meacutedieacutevales La tentation du parodique dans la litteacuterature meacutedieacutevale sous la dir drsquoElisabeth Gaucher t 15 2008 p 59-72

29Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

garou meacutetamorphique et du deacuteguisement en ours Dans un premier temps Guillaume enfant remonte de la Sicile agrave Rome dans la gueule drsquoun loup-ga-rou puis adulte il redescend vers le Sud fuyant la colegravere de lrsquoempereur avec son amie Meacutelior tous deux deacuteguiseacutes en ours Lrsquohybridation entre lrsquohomme et la becircte qursquoelle soit lieacutee agrave la meacutetamorphose ou au travestissement coiumlncide dans les deux cas avec lrsquoexclusion sociale et lrsquoerrance et elle permet une initia-tion amoureuse apprivoisant lrsquoestrangeteacute animale pour fuir Rome Melior et Guillaume qui srsquoaiment se cousent dans des peaux drsquoours (v 2992-ss) Placeacutes parodiquement et avec insistance sous le signe de Dieu qui fait lrsquohomme agrave son image (v 3234) nos heacuteros en forme drsquoours sont proteacutegeacutes par le loup-garou Ils traversent la peacuteninsule italienne humains la nuit becirctes le jour (v 3385-ss) tandis que le loup les accompagne tel un ange gardien Le garox (v 3765) les garit (v 3766) la paronomase est signifiante La becircte les guide vers les Pouilles et crsquoest dans une carriegravere que le preacutevocirct des lieux les deacutecouvre et les pourchas-se Les jeunes gens eacutechangent alors leurs peaux drsquoours (v 4159-ss) contre des peaux de cerf et de biche (v 4342-ss) Crsquoest ainsi qursquoils parviennent en Sicile sous les fenecirctres de la reine Felise la megravere de Guillaume qui ne les reconnaicirct pas mais a un recircve ougrave la traditionnelle symbolique animale est prise au pied de la lettre puisque le garou est symboliseacute par un loup et le couple par des ours qui se transforment en cervideacutes Le temps passe les peaux se reacutetractent sous lrsquoeffet de la chaleur et laissent entrevoir les vecirctements des deux jeunes gens La reine revecirct alors elle aussi une peau de becircte et agrave quatre pattes va agrave la rencon-tre des cervideacutes Apregraves un bon bain chacun reprend son apparence humaine tandis que le garou redevient homme apregraves que son pegravere a pris vengeance de la maracirctre qui lrsquoa transformeacute Apregraves une eacutevocation nourrie des vecirctements qui remplacent les peaux le texte se termine sur deux mariages Guillaume et Melior Alphonse et la sśur de Guillaume

Ce roman met en scegravene une meacutetamorphose en loup-garou ainsi que des deacute-guisements en ours et en cerfs Le loup-garou intervient drsquoabord et accompa-gne le texte de Sicile agrave Rome le deacuteguisement en ours prend la suite de Rome agrave Bonivent et il est relayeacute par le deacuteguisement en cerf Les trois prennent fin en mecircme temps Srsquoil est clair que le problegraveme de lrsquoapparence humaine des rap-ports entre le corps la nature lrsquoanimal drsquoune part et la socieacuteteacute drsquoautre part sont en jeu le texte eacutetablit aussi une eacutequivalence seacutemantique entre la meacuteta-morphose magique le deacuteguisement en becircte le symbolisme onirique et lrsquoheacute-raldique Lrsquoengloutissement et le rapt (le loup qui enlegraveve Guillaume agrave sa megravere Guillaume qui enlegraveve Melior agrave son pegravere) meacutetaphoriseraient la sexualiteacute et la

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neacutecessiteacute exogamique qui aboutit agrave un nouvel eacutequilibre politique et agrave la paix Le motif folklorique du loup-garou et le rite du deacuteguisement en ours qui mar-que pour le jeune couple le renouveau printanier et sexuel sont placeacutes sur le mecircme plan Leur mise en relation ne surprend pas Sophie Bobbeacute a mis en eacutevi-dence dans son ouvrage Lrsquoours et le loup Essai drsquoanthropologie symbolique7 la forte relation entretenue par les deux animaux agrave la fois sur le mode de lrsquooppo-sition et de la compleacutementariteacute sur le plan de la repreacutesentation de la preacutedation sexuelle et de la deacutevoration La place du deacuteguisement en cerf est a priori est moins eacutevidente Le cerf qui perd ses bois est comme lrsquoours associeacute au renou-veau agrave la vie agrave la sexualiteacute crsquoest ce que montrent Anne Lombard-Jourdan8 Claude Gaignebet et Jean-Dominique Lajoux9 La substitution du cerf agrave lrsquoours dans le roman correspond cependant agrave un progregraves si les peaux drsquoours eacutetaient indiffeacuterencieacutees sexuellement deacutesormais le cerf et la biche sont distingueacutes et correspondent agrave la maturation des deux jeunes amants Par ailleurs lrsquoaventure deacutebouche sur lrsquoaccession au trocircne lrsquoours symbole deacutechu de la royauteacute comme lrsquoa bien montreacute Michel Pastoureau10 est remplaceacute par le cerf devenu agrave la fin du Moyen Acircge symbole de la royauteacute franccedilaise Si notre texte datant du XIIIe siegrave-cle est preacutecoce par rapport agrave cette repreacutesentation le cerf christique est depuis longtemps deacutejagrave un symbole royal au service de la paix11

Le folklore est donc dans Guillaume de Palerne un arriegravere-plan signifiant ougrave les reacutecits et les savoirs (le loup-garou est associeacute dans le texte agrave la magie et au livre) les rites (le deacuteguisement) les repreacutesentations en particulier symbo-liques (lrsquoheacuteraldique et lrsquooniromancie) sont penseacutes sur le mecircme plan et en in-teraction tout comme les animaux en jeu sont constitueacutes en systegraveme le loup et lrsquoours (agrave la fois compleacutementaires et opposeacutes) lrsquoours et le cerf (sur le mode de la substitution) Le jeu parodique et comique ne remet pas en cause le po-tentiel seacutemantique du folklore il ne renvoie pas agrave un scepticisme qui exclu-rait les croyances de la senefiance en les rejetant du cocircteacute de la superstition au

7 Paris Editions de la Maison des Sciences de lrsquohomme 20028 Aux origines de Carnaval Paris Odile Jacob 20059 Art profane et religion populaire Paris Presses Universitaires de France 1985 en particu-

lier p 8210 Lrsquoours Histoire drsquoun roi deacutechu Paris Seuil 200711 La trame de Guillaume de Palerne montre que lrsquoauteur eacutetait vraisemblablement conscient

de ce statut de lrsquoours et de la substitution symbolique en cours autour de la royauteacute Le roman est dateacute du deacutebut du XIIIe siegravecle les rois de France nrsquoont pas encore adopteacute le cerf comme emblegrave-me mais le cerf srsquoest deacutejagrave substitueacute agrave lrsquoours comme gibier royal et sa promotion comme symbole christique est nettement engageacutee (voir Michel Pastoureau op cit p 251-ss)

31Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

contraire la parodie textuelle et le travestissement des heacuteros collaborent avec les repreacutesentations carnavalesques associeacutees agrave lrsquoours et au cerf pour signifier la dynamique salvatrice du retournement de lrsquoinversion de la sexualiteacute avec pour enjeu final une restauration politique12

Un autre reacutecit en vers Guillaume drsquoAngleterre meacuterite qursquoon lrsquoexamine rapi-dement13 Guillaume et Gratienne roi et reine drsquoAngleterre quittent le trocircne agrave lrsquoappel de Dieu Dans la forecirct la reine accouche de jumeaux qui seront nom-meacutes Lovel et Marin Lovel est ainsi appeleacute agrave cause du loup qui lrsquoenlegraveve peu apregraves agrave ses parents Comme dans Guillaume de Palerne un loup ravit lrsquoenfant agrave sa megravere et lui sert drsquoemblegraveme (onomastique ou heacuteraldique) sans le deacutevorer ou lui nuire tandis qursquoapparaicirct en configuration une megravere ou une maracirctre deacute-vorante et inquieacutetante Dans le cas drsquoAlphonse il srsquoagit de la belle-megravere dans celui de Lovel de Gratienne qui affameacutee dans la forecirct apregraves lrsquoaccouchement eacutemet le deacutesir de deacutevorer ses enfants14 Dans Guillaume drsquoAngleterre le motif du loup-garou est dilueacute la megravere qui veut manger ses enfants dans la forecirct tient du loup-garou qui pratique lrsquoanthropophagie sylvestre par ailleurs le texte heacutesite agrave deacutesigner drsquoembleacutee lrsquoanimal comme simple loup et ne le fait que dans un second temps laissant peut-ecirctre le temps de son heacutesitation la place agrave un soupccedilon de garouisme (une beste Grant comme leus et leus estoit v 774-77515) enfin Lovel devient chasseur preacutedateur agrave la fin du roman16 Homme

12 Cette restauration conseacutequence de retournements successifs nrsquoest qursquoen apparence para-doxale elle reacutesulte drsquoune cycliciteacute qui est agrave la fois celle du Carnaval des saisons et de lrsquoHistoire

13 Jrsquoai proposeacute dans mon eacutedition de ce texte une relecture parodique de ce reacutecit pour le moins eacutetonnant (eacuted cit p 15-37) Voir aussi mon article laquo Croquer le marmot dans Guillaume drsquoAn-gleterre lrsquoanthropophagie et lrsquoinceste au service drsquoun deacutetournement parodique de lrsquohagiogra-phie raquo dans Romanische Forschungen 2009 t 121 p 343-357

14 Dans Guillaume drsquoAngleterre (v 512-ss) la megravere apregraves la naissance des deux jumeaux eacuteprouve une faim violente et menace de deacutevorer ses enfants le pegravere lui propose alors un mor-ceau de sa propre cuisse elle refuse eacutemue de pitieacute et le pegravere la quitte pour aller chercher de la nourriture lrsquoun des deux garccedilons qui sera nommeacute Lovel est alors enleveacute par un loup (v 772-ss) Dans Guillaume de Palerne Alphonse le fils du roi drsquoEspagne a eacuteteacute transformeacute en loup-garou par sa maracirctre Brande deuxiegraveme eacutepouse de son pegravere et sorciegravere (v 280-ss)

15 Dans Melion (eacuted Prudence Mary OrsquoHara Tobin Genegraveve Droz 1976 p 296-ss le garou est appeleacute leus v 181 183 217hellip) ce qui nrsquoest pas le cas dans Bisclavret de Marie de France (eacuted Jean Rychner Paris Champion 1983 p 61-ss) ougrave il est question de la beste ou du bisclavret mais pas du leu Ce choix de la poeacutetesse contribue agrave valoriser la creacuteature lrsquoemploi du terme leu en re-vanche entretient lrsquoambiguiumlteacute merveilleuse de la creacuteature dans Melion comme dans Guillaume drsquoAngleterre sans pour autant renvoyer agrave la simple animaliteacute naturelle

16 La passion de la chasse est certainement lrsquoun des enjeux de ce reacutecit dont la leacutegende de saint

32 Christine Ferlampin-Acher

portant un nom de loup il est comme le garou un hybride entre lrsquohumain et lrsquoanimal Fils drsquoune femme qui tient du loup-garou nrsquoest-il donc pas lui-mecirc-me une sorte de garou drsquoautant que son pegravere semble ecirctre sanctionneacute pour son amour immodeacutereacute de la chasse Il nrsquoen reste pas moins que le loup-garou nrsquoest dans ce roman qursquoune reacutefeacuterence symbolique implicite

Ces deux reacutecits en vers ont selon moi une dimension parodique (en don-nant agrave ce terme un sens large qui postule une reacuteeacutecriture ndash plus ou moins lacircche ndash ludique mais pas neacutecessairement deacutevalorisante17) Guillaume drsquoAn-gleterre deacutetourne lrsquohagiographie en lanccedilant son reacutecit sur les traces de la leacute-gende de saint Eustache sans pour autant suivre la logique hagiographique deacutetourneacutee vers une restauration royale agrave la fin du roman Guillaume de Pa-lerne deacutetourne agrave Rome la leacutegende de Remus et Romulus eacuteleveacutes par la lou-ve Dans les deux cas Carnaval et ses inversions cycliques entre jeucircne et ri-pailles entre deacuteguisement en becirctes et deacutetournement des rites liturgiques18 me paraicirct le modegravele structurant de ces histoires de roi (ou de fils de roi) qui sont contraints provisoirement de laisser leur trocircne pour mieux le retrouver apregraves Dans ce cadre la place du versipelles qui retourne sa peau explicite ou non se comprend bien le monstre retourne sa peau comme la parodie re-tourne le texte Crsquoest explicitement que Guillaume de Palerne prend en char-ge le loup-garou et les animaux (lrsquoours et le cerf) qui lui sont associeacutes sur le plan folklorique tandis que Guillaume drsquoAngleterre rejette la repreacutesentation monstrueuse dans lrsquoimplicite Dans un cas le motif folklorique inteacutegreacute agrave un reacuteseau signifiant est videacute de son potentiel inquieacutetant (le loup-garou re-devient humain et la maracirctre est punie dans Guillaume de Palerne) dans

Eustache constitue lrsquoarriegravere-plan hagiographique et dont lrsquoun des objets les plus importants sur le plan symbolique est un cor (voir mon article laquo Le cor et la cotte le corps agrave lrsquoeacutepreuve de la fi-deacuteliteacute dans le Roman de Tristan en prose et dans Guillaume drsquoAngleterre raquo dans Cornes et plumes dans la litteacuterature meacutedieacutevale Attributs signes et emblegravemes eacuted Fabienne Pomel Rennes Presses Universitaires de Rennes 2010 p 363-378) A la fin du roman un peu avant la reconnaissance des deux fils par le pegravere ceux-ci apregraves avoir fui les bourgeois qui les ont adopteacutes et veulent leur imposer un meacutetier infamant se retrouvent dans une forecirct et chasse un daim Crsquoest agrave Lovel que re-vient sur lrsquoinvitation de son fregravere (qui semble ainsi reconnaicirctre la primauteacute que lui vaut son nom de preacutedateur) la prioriteacute pour lancer la flegraveche qui abat lrsquoanimal (v 1744-ss) Le forestier chargeacute de surveiller la forecirct les accuse de braconnage Lovel chasseur frauduleux tient bien du loup

17 Voir la preacuteface de Jean-Claude Muumlhlethaler agrave Formes de la critique parodie et satire dans la France et lrsquoItalie meacutedieacutevale eacutetudes reacuteunies par J-Cl Muumlhlethaler A Corbellari et B Wahlen Paris Champion 2003 p 13)

18 Voir mon article laquo Croquer le marmot dans Guillaume drsquoAngleterre lrsquoanthropophagie et lrsquoinceste au service drsquoun deacutetournement parodique de lrsquohagiographie raquo

33Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

lrsquoautre il constitue une hantise aux contours flous refouleacutee et angoissante (Lovel ne changera semble-t-il pas de nom)

Vers 1450 la prose du roman de Perceforest renouvelle lrsquoapproche du folk-lore et annonce Rabelais dans la mesure ougrave lrsquoauteur eacutelabore sciemment une nouvelle mythologie au service des ambitions politiques du duc de Bourgogne Philippe le Bon en rivaliteacute avec lrsquoimaginaire de la royauteacute que se construit la France19 Le folklore nrsquoest plus un simple arriegravere-plan plus ou moins structu-rant cacheacute derriegravere une conjointure et une senefiance qui en masquent lrsquoeacutevi-dence Au XVe siegravecle il inteacuteresse les auteurs au premier chef qui nrsquoheacutesitent pas agrave srsquoen emparer pour le reconstruire voire le reacuteinventer ouvertement20 Perce-forest contribuant au travail de construction laquo nationale raquo de Philippe de Bon a tenteacute de mettre en place une chronique fabuleuse ougrave les terres heacuteteacuterogegravenes du Nord trouveraient une uniteacute dans un folklore eacutelaboreacute autour des feacutees et drsquoun luiton agrave partir de croyances attesteacutees et partageacutees agrave lrsquoeacutepoque reconstrui-tes et eacutetoffeacutees

Dans Perceforest ne se trouve qursquoune reacutefeacuterence explicite au loup-garou dans le livre II Estonneacute a eacuteteacute transformeacute de nuit en ours par la Reine Feacutee et la demoiselle Blanchette qui a vu de loin la becircte suggegravere agrave ses compa-

19 Voir mon livre Perceforest et Zeacutephir approche drsquoun roman arthurien bourguignon Genegrave-ve Droz 2010 On se reacutefeacuterera aux eacuteditions suivantes Le roman de Perceforest Premiegravere partie eacuted Jane H M Taylor Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais 1979 Perceforest Quatriegraveme partie eacuted Gilles Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais 2 t 1987 Perceforest Troisiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais t 1 1988 t 2 1991 t 3 1993 Perceforest Deuxiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuterai-res franccedilais t 1 1999 t 2 2001 Perceforest Premiegravere partie eacuted G Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais 2 t 2007 Selon moi ce reacutecit mecircme srsquoil srsquoappuie sur une version plus ancienne tregraves diffeacuterente de ce qui en a eacuteteacute conserveacute date des anneacutees 1450 et aurait eacuteteacute eacutecrit dans le milieu bourguignon en hommage agrave Philippe le Bon peut-ecirctre par David Aubert agrave la plume de qui nous devons le plus ancien manuscrit conserveacute

20 Deacutejagrave au XIVe siegravecle Artus de Bretagne nrsquoheacutesite pas agrave srsquoengager dans un jeu de reconstruction folklorique qui tient de lrsquośuvre de faussaire (voir mon article laquo Dun monde agrave lautre Artus de Bretagne entre mythe et litteacuterature de lantiquaire agrave la fabrique de faux meubles bretons raquo dans Le monde et lrsquoautre monde textes reacuteunis par D Huumle et C Ferlampin-Acher Orleacuteans Paradig-me 2002 p 129-168) Perceforest quant agrave lui agrave partir deacuteleacutements folkloriques aveacutereacutes construit une invention mythologique chargeacutee dappuyer luniteacute geacuteopolitique des terres septentrionales de Philippe le Bon tout comme un peu plus tard Rabelais contribuera agrave la construction dune mythologie gallicque Le XVe siegravecle en particulier bourguignon a pris conscience de linteacuterecirct agrave la fois litteacuteraire et politique du folklore comme en teacutemoignent par exemple les Evangiles des Quenouilles Voir Madeleine Jeay et Bruno Roy laquo Lrsquoeacutemergence du folklore dans la litteacuterature du XVe siegravecle raquo dans Fifteenth-Century Studies t 2 1979 p 95-117

34 Christine Ferlampin-Acher

gnes qursquoil srsquoagit drsquoun vieil homme dont on dit qursquoil est leu waroux par nuyt (l II t 1 sect575 l 19) Cette hypothegravese ne saurait ecirctre prise au seacuterieux puis-que le lecteur sait qursquoil srsquoagit drsquoEstonneacute meacutetamorphoseacute en ours La croyan-ce folklorique est un discours auquel nrsquoadhegraverent que les jeunes naiumlves Mis agrave part cette mention point de loup-garou dans les six livres de Perceforest Cependant la transformation drsquoEstonneacute en ours par la Reine Feacutee comme le suggegravere lrsquoopinion creacutedule de Blanchette est une forme de garouisme comme celle du loup-garou cette meacutetamorphose est reacuteversible elle est causeacutee par une magicienne se deacuteclenche la nuit et nrsquoaffecte pas complegravete-ment lrsquoindividu lrsquoours se comporte en animal familier comme le garou de Marie de France21 Cette meacutetamorphose a une conseacutequence narrative importante crsquoest parce que la Reine Feacutee a la meacutetamorphose drsquoEstonneacute agrave lrsquoesprit au moment ougrave elle conccediloit un fils qursquoOurseau naicirct pelu comme un ours Cette invention a pour fonction de preacutefigurer Ursus lrsquoancecirctre des Belges dont parle Jacques de Guise dans ses Annales du Hainaut dont jrsquoai pu montrer qursquoelles sont le point de deacutepart de la fable qursquoinvente lrsquoauteur de Perceforest lorsqursquoil raconte que sur les ordres drsquoAlexandre les cheva-liers eacutecossais Le Tor et Estonneacute ont eacuteteacute chargeacutes de conqueacuterir pour la de-moiselle Liriopeacute la Selve Carbonniegravere22 Crsquoest agrave Jacques de Guise que notre auteur doit lrsquoideacutee de la conquecircte du Hainaut par Le Tor et Estonneacute qui sert de base au transfert de la matiegravere arthurienne vers les terres de Philippe le Bon Or dans ces mecircmes chroniques il est question drsquoUrsus premier roi des Belges et drsquoUrsa qui fut leur reine Estonneacute chargeacute de la conquecircte de la Selve Carbonniegravere en Hainaut pour Liriopeacute et transformeacute en ours se-rait le prototype de ce roi dans une repreacutesentation qui srsquoappuie sur le folk-lore tandis que le monde arthurien auquel Perceforest invente une preacute-histoire est susceptible drsquoecirctre annonceacute par cette insistance sur les figures drsquoours en relation avec Arthur peut-ecirctre associeacute agrave lrsquoours dans le domaine arthurien23 Ainsi agrave travers lrsquoours belge certainement et arthurien peut-

21 Sur cette meacutetamorphose voir mon livre Feacutees bestes et luitons Paris Presses Universitaires Paris Sorbonne 2002 p 87-ss

22 Voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 27-ss Voir Jacques de Guyse Annales Hannoniae His-toire du Hainaut traduites en franccedilais avec le texte latin en regard Fortia drsquoUrban Paris 1826-38 t 2 p 3-ss La Selve Carbonniegravere est le nom du Hainaut attesteacute depuis lrsquoAntiquiteacute

23 Voir Michel Pastoureau Lrsquoours histoire drsquoun roi deacutechu op cit p 77 dans les romans ar-thuriens Arthur nrsquoest jamais repreacutesenteacute directement comme un ours mais son nom laquo formuleacute en latin reacutesonne comme celui drsquoun ours redoutable raquo comme lrsquoindique une glose marginale de lrsquoHistoria Britonum citeacutee par Edmond Faral dans La leacutegende arthurienne Paris Champion

35Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

ecirctre lrsquoauteur megravene agrave bien son projet exalter les Pays Bas bourguignonsLe folklore voyait dans lrsquoours un symbole de la sexualiteacute et du cycle des

saisons24 Estonneacute retrouvant une forme humaine en forecirct au printemps seacuteducteur et vigoureux chef de ligneacutee tient de lrsquoours Cependant lrsquoauteur nrsquoheacutesite pas agrave srsquoeacutecarter des repreacutesentations communes toujours soucieux drsquoeacuteviter les procreacuteations contre nature25 il ne recourt pas pour expliquer les traits ursins26 drsquoOurseau agrave une union entre une femme et un ours ou agrave une ourse maternelle (comme dans le cas de Valentin et Orson) et il racon-te simplement une conception sous influence dont il deacutesamorce le potentiel inquieacutetant comme il le fait pour Meacutelusine ou les incubes De plus les repreacute-sentations de lrsquoours insistaient sur son anthropomorphisme qui lui permet-tait de copuler comme les humains27 cette caracteacuteristique est deacuteplaceacutee et lrsquoon voit Estonneacute transformeacute en ours qui srsquohumanise et se dresse pour ma-nier les armes comme un chevalier (et non pour copuler)28

Le loup-garou victime agrave la fois de la diabolisation des imaginaires en cet-te fin de Moyen Acircge29 et du projet de lrsquoauteur drsquoinventer une preacutefiguration

1929 p 138 note 3 Edmond Faral nrsquoaccorde aucun creacutedit agrave laquo ces jeux eacutetymologiques tardifs raquo qui selon lui laquo nrsquoont aucune signification pour lrsquohistoire de la leacutegende raquo Cependant Michel Pas-toureau ajoute agrave cette reacutefeacuterence lrsquoanalyse de la fin de la Mort le Roi Artu ougrave le roi eacutetreint violem-ment Lucan comme un ours Sur ce point il reprend surtout les travaux de Philippe Walter qui a le plus vigoureusement travailleacute autour de lrsquoidentification entre Arthur et lrsquoours (Arthur lrsquoours et le roi Paris Imago 2002) Si le rapport premier en Arthur et lrsquoours nrsquoest pas certain il paraicirct en revanche aveacutereacute que lrsquoours symbole royal nrsquoa pu que laquo contaminer raquo les repreacutesentations drsquoAr-thur roi par excellence Si Arthur nrsquoest peut-ecirctre pas un roi ours drsquoorigine il a pu le devenir au cours du Moyen Acircge

24 Voir Claude Gaignebet et Jean-Dominique Lajoux Art profane et religion populaire Paris Presses Universitaires de France p 89

25 Lrsquoune des probleacutematiques majeures qui orientent Perceforest est la mise agrave lrsquoeacutecart des incubes et des succubes mis agrave part la conception virginale du Christ vers laquelle tend le roman toutes les procreacuteations sont naturelles les feacutees qui srsquounissent aux hommes nrsquoeacutetant pas des esprits sur-naturels mais tout au plus des magiciennes habiles le luiton Zeacutephir qui en tant que luiton eacutetait susceptible selon les croyances drsquoengendrer en une femme comme le pegravere de Merlin ne pro-creacutee jamais voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 391-ss

26 En lrsquoabsence drsquoadjectif correspondant agrave laquo ours raquo nous avons adopteacute ce neacuteologisme sur le modegravele de laquo canin raquo

27 Michel Pastoureau Lrsquoours histoire drsquoun roi deacutechu op cit p 87-ss28 L II t 1 sect583 Estonneacute qui a lrsquoapparence drsquoun ours est sur ses piez de derriere tenant lrsquoes-

cu en sa senestre pate et lrsquoespee en la dextre29 Gaeumll Milin (Les chiens de Dieu op cit p 117-ss) date de la fin du XVe le tournant deacutecisif

marqueacutee par la diabolisation et la reacutepression de la lycanthropie (il signale comme eacuteveacutenement charniegravere la bulle Summis desiderantes affectibus drsquoInnocent VIII en 1484 qui est une laquo veacuteritable

36 Christine Ferlampin-Acher

plutocirct valorisante agrave Ursus a eacuteteacute remplaceacute dans Perceforest par un homme se meacutetamorphosant cycliquement en ours et dont les pulsions sont controcirc-leacutees30 Estonneacute est certes un ours mais prenant le contre-pied des traditions lrsquoauteur fait de sa meacutetamorphose un apprentissage du controcircle du deacutesir et de la courtoisie qui protegravege les femmes contre les preacutedateurs lrsquoours Estonneacute sauve en effet Priande drsquoune violente agression

Par ailleurs comme je le suggegravere dans mon livre Perceforest et Zeacutephir on ne peut exclure que cette laquo chronique raquo puisse ecirctre lue comme un reacutecit agrave clef31 comme crsquoest le cas pour drsquoautres śuvres contemporaines (le Pastoralet ou le Jouvencel de Jean de Bueil) Or Jean de Berry qui cultiva lrsquoours comme em-blegraveme a eacuteteacute vivement critiqueacute pour srsquoecirctre marieacute avec une enfant de douze ans Jeanne de Boulogne et agrave lrsquoeacutepoque ougrave je pense que le Perceforest conserveacute a eacuteteacute eacutecrit (1450-1460) la leacutegende ursine de Jean de Berry est bien implanteacutee com-me le montre Michel Pastoureau32 Crsquoest ainsi qursquoon peut voir sur le folio 1 du manuscrit BnF fr 117 (du XVe siegravecle) une miniature programmatique en qua-tre tableaux qui preacutesente le Lancelot et sous laquelle figure un ours emblegraveme du duc de Berry agrave qui appartint le manuscrit portant un eacutecu il est debout et armeacute exactement dans la posture drsquoEstonneacute transformeacute en ours Or outre qursquoil est un homme ours comme Jean de Berry Estonneacute partage aussi avec ce grand seigneur le fait drsquoavoir eacutepouseacute une toute jeune demoiselle Priande qui sera marieacutee agrave Estonneacute a en effet douze ans lors de sa rencontre avec le che-valier Cette probleacutematique de lrsquoacircge quoique banale puisqursquoelle peut renvoyer agrave la traditionnelle malmarieacutee et que Perceforest eacutevoque aussi les deacuteboires du vieux roi des Sicambres agrave qui Passelion soustrait sa femme33 me paraicirct par-

deacuteclaration de guerre contre la sorcellerie raquo tout en remarquant que cette situation est le reacutesultat drsquoune diabolisation qui srsquoest deacuteveloppeacutee tout au long du Moyen Acircge sur le long terme donc Si Perceforest date des anneacutees 1450-1460 il est contemporain de ce tournant

30 Lrsquoours eacutechappe en grande partie agrave la diabolisation dont est victime le loup Certes comme le note Michel Pastoureau (Lrsquoours op cit p 153) agrave la suite de saint Augustin lrsquoours connut une relative diabolisation qui cependant resta mesureacutee malgreacute Raban Maur Cependant la preacutegnan-ce de lrsquoours comme symbole royal a certainement bloqueacute la diabolisation de lrsquoours qui mecircme lorsqursquoil fut deacutetrocircneacute par le lion comme symbole royal ne connut qursquoune diabolisation modeacutereacutee peut-ecirctre parce qursquoil ressemblait trop agrave lrsquohomme

31 Op cit p 253-ss32 Lrsquoours Histoire drsquoun roi deacutechu op cit p 259-ss33 Voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 285-ss et mon article laquo La laquocervituderaquo amoureuse les

deacuteguisements en cervideacutes dans le livre V de Perceforest raquo agrave paraicirctre dans Le deacuteguisement dans la litteacuterature meacutedieacutevale Revue des Langues Romanes sous la dir de Jean Dufournet et Claude La-chet t CXIV 2010 p 309-326

37Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

ticuliegraverement importante dans le cas des amours drsquoEstonneacute et Priande Lors de leur premiegravere rencontre au cours de laquelle Priande apparaicirct comme une sorte de Perceval34 elle est une enfans dont les chevaliers cherchent les pegravere et megravere (l II t 1 p 5) Crsquoest au moment ougrave Estonneacute srsquoempare drsquoelle qursquoil com-prend qursquoelle a une douzaine drsquoanneacutees (p 6) Mecircme si le chevalier quoique plus acircgeacute que la pucelle nrsquoest pas aussi vieux que Jean de Berry Perceforest me semble attirer agrave nouveau lrsquoattention sur le problegraveme de lrsquoacircge de ces deux per-sonnages dans lrsquoeacutepisode ougrave il est question de leur mariage En effet au mo-ment ougrave ils apprennent que le mariage drsquoEstonneacute et Priande va avoir lieu (l III t 2 p 177) Lyonnel Gadifer Blanche et Flamine sont victimes des en-chantements de la Reine Feacutee les demoiselles voient leur ami tregraves acircgeacute et agrave lrsquoin-verse les chevaliers se croient en face de vieilles femmes Lrsquoenchantement que subissent ces deux couples eacutequilibreacutes en acircge dans la reacutealiteacute attire lrsquoattention sur la probleacutematique de lrsquoacircge au sujet drsquoEstonneacute et Priande dont le mariage vient tout juste drsquoecirctre annonceacute Ours amateur de tregraves jeunes filles (comme lrsquoours du folklore) Estonneacute est cependant le pendant positif de Jean de Berry il en serait mecircme la version amendeacutee il ne provoque aucun scandale il nrsquoest pas sanctionneacute comme lrsquoest le vieux roi des Sicambres amateur de tregraves jeunes femmes Le bourguignon Perceforest met en scegravene Estonneacute ursin et amant drsquoune enfant mais ayant appris agrave canaliser ses pulsions ce nrsquoest pas lui le preacutedateur sexuel mais les chevaliers de Darnant contre lesquels il protegravege la demoiselle Aimeacute de Priande crsquoest un Jean de Berry amendeacute dans le jeu de rivaliteacute entre la France et la Bourgogne qui nourrit le texte Estonneacute est le pen-dant positif de Jean de Berry En effet Estonneacute lors de la premiegravere rencontre enlegraveve la demoiselle terroriseacutee sur son cheval (l II t I p 6) sans mecircme avoir reconnu que crsquoeacutetait une fille (quant Estonneacute eut actaint lrsquoenfant il le prent par le bras et le lieve sur le col de son cheval et regarde que crsquoestoit une pucelle bien de lrsquoeaige de XII ans) Estonneacute nrsquoest pas un preacutedateur sexuel au contraire mecircme quand il aura pris la forme drsquoun ours (animal reacuteputeacute pour sa vigueur sexuelle) il continuera agrave proteacuteger la vertu de la jeune fille en la deacutefendant contre lrsquoagression des chevaliers de Darnant Si Estonneacute a eacuteteacute transformeacute en ours par la Reine Feacutee crsquoest parce qursquoelle le tient comme Le Tor pour respon-sable de lrsquoeacutetat de son eacutepoux le roi Gadifer blesseacute par un sanglier merveilleux Ce nrsquoest donc pas lrsquoardeur sexuelle du personnage qui est en cause Par ailleurs

34 Voir mon article laquo Perceforest et Chreacutetien de Troyes raquo dans De sens rassis Essays in Ho-nor Rupert T Pickens eacuted K Busby B Guidot et L E Whalen Amsterdam New York Rodopi 2005 p 202-ss

38 Christine Ferlampin-Acher

juste apregraves avoir enleveacute la demoiselle sur son cheval lors de la scegravene de ren-contre Estonneacute est assailli par les femmes du peuple sauvage meneacutees par la megravere de la pucelle qui veut deacutefendre sa fille elles se mettent agrave le malmener et il ne se deacutefend pas honteux agrave lrsquoideacutee de frapper une femme Dans une scegravene qui eacutevoque le comique des farces du mari battu ou celui des manifestations de type carnavalesque marqueacute par lrsquoinversion des rapports de force entre les sexes Estonneacute sous les coups baisse piteusement la tecircte et tombe agrave terre (l III t1 sect14) Il nrsquoa donc rien du preacutedateur Lrsquoenfant qursquoil avait enveloppeacutee dans son manteau pour couvrir sa nuditeacute de sauvage a pitieacute de lui explique que contrairement agrave ce que pensent les femmes il nrsquoest pas un diable et le sauve Cette demoiselle enveloppeacutee dans un grand manteau comme le preacutecise avec insistance le texte sauve un homme que sa tenue de chevalier comme un deacute-guisement fait prendre pour un diable (quand lui et ses compagnons ocirctent leur heaume les femmes comprennent que ce sont de simples humains sect15) et qui sera transformeacute en ours avant que lrsquoeacutepisode de civilisation de ces deacuteserts drsquoEcosse ne se termine par le gigantesque incendie (civilisateur car il facilita le deacuteboisement) de la nouvelle citeacute nommeacutee Sauvage (sect31) lrsquoeacutepisode ne man-que pas de reacutesonances carnavalesques (laquo deacuteguisement raquo des chevaliers impor-tance du diable et de lrsquohomme sauvage inversion des rocircles feu reacutegeacuteneacuterateur enlegravevement drsquoune jeune femmehellip) mais il peut aussi dans le cadre drsquoune lec-ture de Perceforest comme roman agrave clef eacutevoquer le fameux Bal des Ardents qui marqua vivement les esprits Ce charivari (qui comme tous les charivaris est carnavalesque) sanctionna en 1393 le troisiegraveme mariage drsquoune demoiselle drsquohonneur de la reine Isabeau de Baviegravere le roi Charles VI deacuteguiseacute en hom-me sauvage aurait peacuteri brucircleacute si la duchesse de Berry ne lrsquoavait pas sauveacute en le mettant sous sa robe pour eacutetouffer les flammes comme le rapporte par exem-ple Froissart dans ses Chroniques35 Si Priande dans sa jeunesse conquise par un chevalier ours36 eacutevoque au lecteur meacutedieacuteval Jeanne de Boulogne le geste

35 Voir Laurence Harf-Lancner laquo Le masque de lrsquohomme sauvage le bal des Ardents dans les chroniques meacutedieacutevales raquo dans Masca maschera masque mask testi e iconografia nelle culture medievali par Rosanna Brusegan Margherita Lecco et Alessandro Zironi Lrsquoimmagine riflessa t 9 2000 p 377-388

36 Ce type de lecture pose un problegraveme lorsque Priande apparaicirct ravie dans sa jeunesse par Estonneacute celui-ci nrsquoest pas encore associeacute agrave lrsquoours il faut attendre 150 folios soit plus de 300 pa-ges de lrsquoeacutedition Gilles Roussineau pour que la Reine Feacutee le meacutetamorphose Cet eacutecart invalide-t-il le rapprochement Je pense que non dans la mesure ougrave Perceforest malgreacute sa longueur nrsquoest pas un reacutecit lineacuteaire qui se construirait par adjonction successive drsquoeacutepisodes mais un texte comple-xe nourri de reacutesonances multiples que son auteur semble avoir mucircri longuement et fonction-

39Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

de la demoiselle qui enfouie dans son grand manteau sauve Estonneacute rappel-le celui qui sauva le roi de France Estonneacute est un Jean de Berry comme lui il eacutepouse les jeunes filles mais crsquoest un Jean de Berry amendeacute qui est aimeacute par sa femme qui le sauve La tendance de Perceforest agrave transposer dans sa fiction des eacuteveacutenements de lrsquoactualiteacute plus ou moins proches que jrsquoai pu eacutetudier au su-jet de la vauderie drsquoArras se trouverait conforteacutee par la preacutesence en filigrane de lrsquohistoire de Priande et Estonneacute du Bal des Ardents de Jeanne de Boulogne et Jean de Berry Certes il faut avancer avec prudence mais la parenteacute entre lrsquohomme sauvage et lrsquoours lrsquoengouement pour ces deux creacuteatures agrave la fin du Moyen Acircge37 la place que ces figures tinrent dans lrsquohistoire de France du fait du sort de Charles VI qui frappa les imaginations me semblent autoriser agrave mettre en relation le couple formeacute par Jean de Berry lrsquohomme ours et Jeanne de Boulogne lrsquoeacutepouse de Jean de Berry ayant sauveacute Charles VI lrsquohomme sau-vage et celui constitueacute par Estonneacute homme ours lui aussi et Priande enfant sauvage eacutepouseacutee par lrsquoours et lrsquoayant sauveacute38

La meacutetamorphose en ours drsquoEstonneacute est suivie de peu par celle qui trans-forme Le Tor en monstrueux taureau agrave neuf tecirctes et Liriopeacute son amie en levrette (l III t 2 p 34-ss) Lrsquoanalogie entre ces eacutepisodes successifs est clai-re les deux heacuteros sont cousins et les trois meacutetamorphoses sont imposeacutees par la Reine Feacutee pour punir les responsables de la blessure que le porc mer-veilleux a fait subir agrave son mari Gadifer Les transformations de Liriopeacute et Le Tor cycliques sont garouesques Le Tor se transforme le jour et Liriopeacute la nuit et ce gracircce agrave un vecirctement ce qui inverse la nuditeacute constitutive du ga-rouisme folklorique et rappelle la fonction des accessoires comme les cein-

nant souvent avec des pierres drsquoattente (comme lrsquoapparition anonyme mais reconnaissable de Zeacutephir dans le songe drsquoincubation drsquoAlexandre dans le livre I) Ainsi lrsquoauteur pouvait fort bien avoir en tecircte de faire de Priande un double de Jeanne de Boulogne et donc de construire Estonneacute par rapport agrave Jean de Berry sans pour autant livrer drsquoembleacutee au lecteur cette clef

37 Voir Richard Bernheimer Wild Men in the Middle Ages A Study in Art Sentiment and De-monology Cambridge 1952 et Timothy Husband The Wild Man Medieval Myth and Symbo-lism New York 1980

38 On peut aussi penser que lrsquoauteur de Perceforest a eacuteteacute frappeacute par le reacutecit que Froissart dans ses chroniques fait des meacutesaventures de Pierre de Beacutearn malheureux chasseur drsquoours (voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 77-ss) Rien ne vient eacutetayer deacutefinitivement lrsquohypothegravese mecircme srsquoil paraicirct tregraves vraisemblable que lrsquoauteur de Perceforest connaissait les Chroniques de Froissart Quoi qursquoil en soit dans le cas de Pierre de Beacutearn quitteacute par sa femme et ses enfants comme dans celui de Jean de Berry (sans descendance de Jeanne de Boulogne) le mariage est malheureux alors qursquoEstonneacute et Priande ont une descendance

40 Christine Ferlampin-Acher

tures dans certaines attestations Le chacirctiment du Tor est drsquoabord supposeacute durer sept ans il en va de mecircme pour les garous du Leinster de la Topogra-phia Hibernica de Giraud de Cambrie (connue de lrsquoauteur)39 qui comme Le Tor et Liriopeacute vont en couple La levrette Liriopeacute est un canideacute version do-mestique du loup la demoiselle serait une sorte de loup-garou domestique eupheacutemiseacute Lrsquoeacutepisode associe agrave chaque personnage un animal rappelant son nom et son comportement Le Tor sanguin se fait taureau monstrueux Li-riopeacute devient une levrette fidegravele40 La peacutenitence passe par une domestication des deacutesirs et leur synchronisation difficile (la synchronisation est drsquoailleurs aussi en jeu dans le cas drsquoEstonneacute et de la jeune Liriopeacute agrave cause de la dif-feacuterence drsquoacircge) Du fait de cette domestication le modegravele du loup ne peut qursquoecirctre mis agrave lrsquoeacutecart De plus la meacutetamorphose du Tor comme celles de Li-riopeacute et drsquoEstonneacute vient en reacuteparation de la blessure qui a rendu Gadifer afoleacute de la cuisse impropre agrave reacutegner (l II t 1 sect574 l III t 2 p 33-34) Lrsquoours Estonneacute semble rythmer le temps comme lrsquoours qui hiberne on le voit en-dormi puis reacuteveilleacute au deacutebut de sa meacutetamorphose il est au matin endormi (sy veyt lrsquoours jesir lez les fenestres qui se dormoit l II t 1 sect578) passent plusieurs anneacutees et on le voit au printemps jouer dans la forecirct avec les jeu-nes filles juste avant que celles-ci ne soient agresseacutees et qursquoil les sauve (l II t 1 sect581) Et crsquoest alors qursquoEstonneacute est sous forme drsquoours que le roi Gadifer (blesseacute impotent agrave cause drsquoEstonneacute et du Tor selon la Reine) reprend de la force et engendre un fils des plus vigoureux Ourseau qui tient de lrsquoours41 il va en forecirct au moment mecircme ougrave sa femme pense agrave lrsquoours Estonneacute quant au Tor et agrave Liriopeacute leur peacutenitence se termine quand le roi deacutecide de se ren-dre agrave la fecircte du Dieu Souverain et retrouve un rocircle politique Les meacutetamor-phoses en taureau et levrette comme la transformation en ours sont donc des formes de garouisme qui au lieu de renvoyer agrave la preacutedation sexuelle et agrave la violence mortifegraveres assurent dans Perceforest au contraire la renaissance cyclique des saisons les engendrements le retour au pouvoir lrsquointeacutegration aux rythmes naturels et historiques

La meacutetamorphose en cerf est quant agrave elle mise en scegravene agrave deux reprises que jrsquoai eacutetudieacutees dans mon article laquo La laquocervituderaquo amoureuse les deacuteguisements

39 Voir G Roussineau eacuted l IV p 1181-118240 De mecircme Lyonnel est associeacute au lion dans le Lai Secret (l III t 1 p 277)41 Voir Feacutees bestes et luitons op cit p 284-ss et Claude Roussel laquo Tristan et Ourseau deux

destins drsquoenfants sauvages raquo dans Cahiers Robinson t 12 2002 p 87-108

41Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

en cervideacutes dans le livre V de Perceforest raquo42 Cette meacutetamorphose concerne Passelion le fils drsquoEstonneacute lrsquohomme ours et prend la forme rationaliseacutee et ritualiseacutee drsquoun deacuteguisement Dans des scegravenes carnavalesques le jeune heacuteros seacuteduit lrsquoeacutepouse drsquoun vieux barbon en se deacuteguisant en cerf (l V f 289) tandis que Marmona (l V f 73) meacutetamorphoseacutee en biche et revecirctue drsquoune peau sous laquelle transparaicirct sa chemise ensanglanteacutee rejoue lrsquohistoire du Cśur Mangeacute Cette meacutetamorphose et ce deacuteguisement en cerf prennent le relais de lrsquoours et du taureau agrave neuf tecirctes pour exprimer la puissance du deacutesir et des pulsions de geacuteneacuteration Par ailleurs le cerf qui devient symbole du roi de France agrave la fin du Moyen Acircge est deacutetourneacute et appuie une lecture ideacuteologique Le cocu vic-time du cerf Passelion est le roi des Sicambres or le Sicambre le plus connu des chroniques meacutedieacutevales est Clovis interpelleacute sous ce nom par saint Remi Passelion en se deacuteguisant en cerf portant une peau trop grande deacutemythi-fie le symbole de la royauteacute franccedilaise en cocufiant le Sicambre Du pegravere au fils drsquoEstonneacute lrsquoours agrave Passelion le cerf sont mis en scegravene des substituts au loup-garou qui confirme qursquoil existe tout au long du Moyen Acircge un systegraveme de repreacutesentations animales structureacute Le garouisme releacutegueacute du cocircteacute des su-perstitions de jeunes filles est remplaceacute dans Perceforest par des meacutetamor-phoses positives qui permettent de reacuteguler la sexualiteacute Ce sont entre autres les unions mal assorties qui sont normaliseacutees les unions steacuteriles sont eacuteviteacutees et lorsqursquoil y a diffeacuterence drsquoacircge soit le mariage est feacutecond et heureux (comme dans le cas drsquoEstonneacute et Priande qui prouvent que lrsquoon peut faire mieux que Jean de Berry) soit il est eacuteviteacute (dans le cas du vieux roi des Sicambres) In-directement lrsquoauteur de Perceforest eacutetablit une eacutemulation entre Bourgogne et France en mettant en scegravene avec Estonneacute le conqueacuterant de la Selve Carbon-niegravere (le Hainaut) un Jean de Berry amendeacute et avec Passelion son fils un ri-val heureux en amour du roi des Sicambres

Les meacutetamorphoses ou les deacuteguisements en animal srsquoinscrivent donc dans un reacuteseau coheacuterent qui correspond agrave leur valeur rituelle et folklorique fon-deacutee sur une maicirctrise du deacutesir de la sexualiteacute de la part animale en lrsquohom-me Les meacutetamorphoses garouesques dans Perceforest ont de plus une dimen-sion ideacuteologique elles contribuent (en inventant une preacutefiguration drsquoUrsus) agrave construire un passeacute mythique aux Pays Bourguignons de Philippe le Bon qui rivalise avec les repreacutesentations associeacutees agrave la France (en deacutetournant le cerf ou

42 laquo La laquocervituderaquo amoureuse les deacuteguisements en cervideacutes dans le livre V de Perceforest raquo art cit

42 Christine Ferlampin-Acher

en mettant en scegravene un avatar positif de Jean de Berry) Comme souvent (jrsquoai pu le constater par exemple dans son eacutelaboration du luiton) lrsquoauteur fait preu-ve drsquointuitions et de vues syncreacutetiques qui lui permettent drsquoeacutetablir des rap-prochements particuliegraverement pertinents (entre lrsquoours et le garou par exem-ple) que nous retrouvons attesteacutes aujourdrsquohui par des anthropologues ou des speacutecialistes du folklore ou des croyances Quant agrave la discreacutetion du loup-garou elle srsquoexplique agrave la fois par la diabolisation de cette figure dans lrsquoimaginaire de la fin du Moyen Acircge peu compatible avec le parti pris de notre auteur de reacutesis-ter agrave cette seacuteduction du Malin et par son habitude de gommer les eacuteleacutements sur lesquels est construite sa fiction lrsquoimaginaire du loup-garou sert drsquoamorce mais il disparaicirct du reacutecit tout comme lrsquohistoire drsquoAmour et Psycheacute essentielle pour comprendre comment Zeacutephir le luiton a eacuteteacute inventeacute reste implicite43

Cette enquecircte confirme agrave la fois la discreacutetion des loups-garous dans les ro-mans et la preacutegnance imaginaire du motif Dans les trois textes eacutetudieacutes se lit par ailleurs une eacutevolution des rapports entre folklore et litteacuterature au XIIIe siegravecle le folklore peut ecirctre perccedilu comme un systegraveme rituel organisant et paci-fiant le monde comme dans Guillaume de Palerne systegraveme qui est suscepti-ble drsquoecirctre refouleacute et de dire lrsquoindicible comme dans Guillaume drsquoAngleterre A la fin du Moyen Acircge dans Perceforest le folklore nrsquoest pas qursquoun systegraveme dont on heacuterite ou dont on subit lrsquoimpreacutegnation il devient lrsquoenjeu de manipulations qui annoncent Rabelais avec une politisation et une historicisation des repreacute-sentations Le loup-garou associeacute traditionnellement agrave la malveillance feacutemi-nine ne saurait trouver sa place dans ce roman qui deacutemonte les accusations de sorcellerie et rachegravete les repreacutesentations feacuteminines inquieacutetantes de Sibille agrave Meacutelusine le reacutecit substitue au loup-garou un reacuteseau drsquoeacutepisodes autour de la meacutetamorphose animale et du deacuteguisement dans lesquels lrsquoours et le cerf le taureau et la levrette servent agrave dire non pas la sexualiteacute preacutedatrice mais la pul-sion vigoureuse des amours partageacutees

43 Voir Perceforest op cit p 304-ss

Barbarie et courtoisie le motif de la tecirctecoupeacutee ou lrsquoeacutecriture de la violence dans le

roman arthurien du vers agrave la prose

Beacuteneacutedicte Milland-BoveUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Parmi les scegravenes imprimeacutees dans la meacutemoire du lecteur de romans arthu-riens celles qui incluent le motif de la laquo tecircte coupeacutee raquo portent agrave son plus haut degreacute une violence paroxystique quasi barbare Nombreuses degraves les premiers romans en vers ndash que lrsquoon pense par exemple agrave la tecircte coupeacutee exposeacutee par Gouvernal dans la hutte des amants reacutefugieacutes dans la forecirct du Morois ndash elles apparaissent encore dans les romans en prose ougrave elles peuvent mecircme faire lrsquoobjet drsquoune deacutemultiplication interne par exemple dans le Perlesvaus ougrave F Dubost avait compteacute 25 occurrences du motif Je laisserai ici de cocircteacute ces romans de la lutte et du combat que sont le Tristan de Beacuteroul ou le Perlesvaus dans lesquels la place de la violence a deacutejagrave eacuteteacute lar-gement eacutetudieacutee pour mrsquointeacuteresser de plus pregraves agrave des romans que lrsquoon qualifi e plus volontiers de courtois au sens moral du terme les romans de Chreacutetien de Troyes le Lancelot-Graal et le Tristan en prose Quelle est la place du motif de la tecircte coupeacutee dans ces œuvres plus policeacutees qui eacutelaborent des normes cour-toises visant par exemple agrave encadrer le combat chevaleresque La deacutecapita-tion est-elle drsquoune maniegravere ou drsquoune autre associeacutee agrave une violence archaiumlque Existe-t-il une autre eacutecriture de la violence du vers agrave la prose

Le motif de la tecircte coupeacutee reacutevegravele laquo les choses cacheacutees depuis la fondation du

1 Aspects fantastiques de la litteacuterature meacutedieacutevale Paris Champion 1992 p 779 et p 992-993 Sur ce mecircme roman voir aussi JR Valette laquo Barbarie et fantasmagorie au deacutebut du XIIIe siegravecle dans Perlesvaus le Haut Livre du Graal raquo dans Meacutelanges barbares Homma-ge agrave Pierre Michel dir JY Debreuille et P Reacutegnier Presses Universitaires de Lyon 2001 p 23-33 Pour une eacutetude de lrsquoassociation entre la tecircte coupeacutee et les figures feacuteminines dans le Perlesvaus je me permets de renvoyer agrave mon livre La demoiselle arthurienne Eacutecriture du personnage et art du reacutecit dans les romans en prose du XIIIe siegravecle Paris Champion 2006 p 476-484

44 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

monde raquo arthurien agrave savoir la preacutesence au cœur de lrsquoexcellence courtoise drsquoune violence indeacutepassable lieacutee agrave une rivaliteacute entre guerriers ainsi qursquoagrave une lutte entre hommes et femmes Lrsquoalliance courtoise et amoureuse est certes possible mais elle est toujours agrave reconqueacuterir et elle se donne parfois dans les œuvres de fin de cycle comme deacutejagrave irreacutemeacutediablement perdue Ainsi la laquo tecircte coupeacutee raquo ou la laquo deacutecapitation raquo nrsquoest pas un motif en contraste le reliquat drsquoun monde violent que le chevalier arthurien serait ameneacute agrave abolir mais une exemplification des apories de la nouvelle eacutethique qui dit excellence et eacutemu-lation dit aussi rivaliteacute violente

Apregraves quelques mots pour mieux cerner le motif ou plutocirct les motifs que lrsquoon peut distinguer autour de la tecircte coupeacutee je me proposerai de suivre deux pistes La premiegravere qui part de lrsquoeacutepisode de la Joie de la Cour dans Erec et Eni-de relie la deacutecapitation agrave une eacutepreuve de valeur la deuxiegraveme issue sans dou-te mais de maniegravere plus lacircche du Chevalier de la Charrette preacutesente la deacuteca-pitation avant tout comme une vengeance ou un chacirctiment

Le motif les motifs de la tecircte coupeacutee essai de deacutefi nition

La tecircte coupeacutee apparaicirct dans la deacutefinition de plusieurs motifs recenseacutes par Stith Thompson dans son Motif Index of folk literature et par A Guerreau-Jalabert dans lrsquoIndex des motifs narratifs dans les romans arthuriens en vers Les plus importants appartiennent aux series Q (laquo Rewards and punish-ments raquo) et S laquo Unnatural Cruelty raquo (laquo Revolting murders and mutilations raquo)

Pour la plupart des critiques lrsquoorigine celtique de ces motifs ne fait pas de doute P Walter J Marx ou Cl Sterckx par exemple ont rappeleacute leur lien avec les coutumes guerriegraveres et les rites religieux du monde celte qui voyait dans la tecircte le siegravege du principe vital Cette importance de la laquo tecircte raquo et les

2 Pour reprendre le titre de lrsquoouvrage de R Girard paru en 1978 Pour une application de sa reacuteflexion sur la violence agrave la litteacuterature arthurienne on pourra consulter plus speacutecifiquement son article laquo Love and Hate in Yvain raquo dans Moderniteacute au Moyen Acircge le deacutefi du passeacute Recher-ches et rencontres ndeg1 eacuted B Cazelles et C Meacutela Genegraveve Droz 1990 p 249-262

3 Bloomington-London 19554 Genegraveve Droz 19925 Q421 Punishment Beheading Q4211 Heads on stakes Punishment by beheading and

placing the head on stakes et S139 2 1 1 Heads of murdered man taken along as Trophy Men-tionnons eacutegalement le motif M221 Beheading bargain giants knight allows to cut off his head he will cut off herorsquos later

6 J Marx La Leacutegende arthurienne et le Graal Paris PUF 1952 reacuteeacuted Slatkine Reprints Ge-

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pratiques rituelles qui lui sont associeacutees existent drsquoailleurs dans drsquoautres ci-vilisations et ont perdureacute dans lrsquoEurope chreacutetienne lrsquoon a pu rapprocher les chasses aux tecirctes et le culte des cracircnes des ancecirctres attesteacutes en Oceacuteanie ou en Afrique du pheacutenomegravene reliquaire martyrs ceacutephalophores chefs-reliquaires cracircnes peints et ossuaires Le motif de la deacutecapitation se retrouve encore en Occident dans le folklore tardif avec parfois des croisements entre lrsquohagiogra-phie et les figures paiumlennes (par exemple autour de cet ogre coupeur de tecircte qursquoest Barbe Bleue )

Nous sommes donc face agrave des motifs aux formes et aux attestations multi-ples qui il ne faut pas lrsquooublier peuvent aussi ecirctre lieacutes agrave des pratiques histori-ques effectives pour prendre un exemple parmi drsquoautres dans la Conquecircte de Constantinople Geoffroy de Villehardouin preacutecise que Boniface de Montfer-rat mortellement blesseacute par une flegraveche bulgare a la tecircte trancheacutee et que cette tecircte est envoyeacutee au roi Johannitza le Valaque

Lrsquohorreur et le sentiment de franchissement drsquoun tabou qui font de ces agis-sements le symbole mecircme de la barbarie viennent de ce que la deacutecapitation nrsquoest pas une mise agrave mort ordinaire elle nrsquoest pas laquo simplement raquo le moment ultime du combat chevaleresque ou guerrier Il y a la plupart du temps auto-nomisation de la tecircte eacuterigeacutee en signe ou insistance sur lrsquoacte de deacutecapitation comme pratique transgressive visant agrave la destruction totale de lrsquoautre Des ta-bous suppleacutementaires peuvent ecirctre franchis lorsque la deacutecapitation nrsquoest pas un acte dirigeacute vers un ennemi mais lorsqursquoelle se donne comme violence in-terne au groupe

Mais quoi qursquoil en soit des origines et du deacuteveloppement ulteacuterieur de ces mo-tifs je voudrais agrave preacutesent suivre leur cheminement dans quelques textes de la litteacuterature arthurienne Selon la terminologie de J J Vincensini dans Motifs et thegravemes du reacutecit meacutedieacuteval le motif est laquo une entiteacute virtuelle qui naicirct de la jonc-tion de deux attributs invariants ses figures organiseacutees en parcours son thegrave-

negraveve 1996 P Walter laquo La tecircte coupeacutee du Morrois (Beacuteroul v 1658-1749) raquo dans De lrsquoaventure eacutepique agrave lrsquoaventure romanesque Meacutelanges offerts agrave Andreacute de Mandach textes reacuteunis par J Cho-cheyras Peter Lang 1997 p 245-255 Cl Sterckx Les Mutilations des ennemis chez les Celtes preacutechreacutetiens La Tecircte les Seins le Graal LrsquoHarmattan 2005

7 Voir lrsquoouvrage de Cl Sterckx deacutejagrave citeacute ou le catalogue de lrsquoexposition laquo La mort nrsquoen saura rien raquo Reliques drsquoEurope et drsquoOceacuteanie (Paris Museacutee des Arts drsquoAfrique et drsquoOceacuteanie 12 octobre 1999-24 janvier 2000) Paris Eacuteditions de la Reacuteunion des Museacutees nationaux 1999

8 Voir C Velay-Vallantin laquo Barbe Bleue le dit lrsquoeacutecrit le repreacutesenteacute (XVIIIe-XIXe siegravecles) raquo Romantisme t 78 1992 p 76

9 La Conquecircte de Constantinople eacuted J Dufournet Paris GF Flammarion 2004 p 312 sect499

46 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

me constant qui plus profond que le niveau figuratif porte un investissement seacutemantique abstrait raquo On peut consideacuterer qursquoexistent plusieurs configurations narratives autour de la figure de la tecircte coupeacutee avec des thegravemes diffeacuterents Deux motifs cousins mrsquointeacuteresseront donc ici construits respectivement autour du thegraveme lsquoeacutepreuve et rivaliteacutersquo dans un cas ndash et lsquovengeancersquo dans lrsquoautre

La deacutecapitation lieacutee agrave une eacutepreuve de valeur

Le premier fil part donc de lrsquoeacutepisode de la Joie de la Cour dans Erec et Enide Comme lrsquoa montreacute L Harf dans son ouvrage Les Feacutees au Moyen Age lrsquoaffron-tement entre Mabonagrain et Erec repose sur le scheacutema sous-jacent du conte dit du geacuteant et de la feacutee largement reacutecrit et transformeacute par Chreacutetien Dans lrsquooptique du conte la deacutecapitation semble ecirctre le sort reacuteserveacute par la feacutee agrave ses amants vain-cus et lrsquoeacutepreuve est organiseacutee par elle pour srsquoassurer le meilleur guerrier comme amant Ce fonctionnement apparaicirct par exemple clairement dans le Bel Incon-nu ougrave le heacuteros deacutecouvre lui aussi un mur heacuterisseacute de tecirctes coupeacutees

laquo Tels est lrsquousages nrsquoen ment mie Et cil qui ici est conquis Si puet estre de la mort fis La teste a maintenant copee Ne ja ne li ert desarmee A tot lrsquoelme serra trencie Et puis en un des pels ficie Avec les autres qui la sont Defors les lices de cel pont raquo Set vint testes i ot et trois Tos fius de contes et de rois Que li chevaliers a conquis qui ert a la pucele amis Ses amis a esteacute cinc ans onques de li nrsquoot ses talans Mais srsquoencor puet deux ans du-rer Si le doit prendre et espouser (hellip) Li usages itels estoit Quant nus de ses amis moroit Quant il estoit mors en bataille Celui prendroit sans nule faille Qui son ami ocis avoit De celui ami refaisoit Por qursquoil peuumlst set ans tenir Lrsquousage faire et maintenir Et qui set ans i puet durer A celui se veut mariumler De li ert sire et del manoir En cel guisse le doit avoir Ele savoit bien sans mentir Que cil qui ce porra furnir Que tant est buens qursquoavoir le doit Por lrsquoesprover iccedilo faisoit

10 Paris Nathan 2000 p 7811 Je laisse de cocircteacute drsquoautres configurations feacutecondes dans les reacutecits meacutedieacutevaux ainsi celle du

laquo jeu du deacutecapiteacute raquo12 Paris Champion 1984 p 347 L Harf reacutesume le scheacutema ainsi laquo Un chevalier peacutenegravetre dans

un espace surnaturel dont la maicirctresse est une femme drsquoune merveilleuse beauteacute Il doit payer son intrusion en combattant le geacuteant de lrsquoAutre Monde Srsquoil eacutechoue il est deacutecapiteacute srsquoil triomphe il devient lui-mecircme lrsquoami de la feacutee raquo

13 Renaut de Beaujeu Le Bel Inconnu eacuted G Perrie Williams Paris Champion 1991 v 1992-2009 et 2013-2028 Lrsquoimage frappante de la palissade de pieux heacuterisseacutes de tecirctes sera reprise dans de nombreux romans en vers posteacuterieurs (voir lrsquoIndex drsquoA Guerreau-Jalabert op cit motif Q4211)

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Chreacutetien de Troyes lui ne donne pas toutes ces explications mais privileacutegie une eacutecriture du mystegravere Ce cimetiegravere barbare qursquoest la palissade de pieux est une merveille sans origine offerte au regard du chevalier

Mes une grant mervoille voit qui poiumlst faire grant peor au plus riche combateor ce fu Tiebauz li Esclavons ne nus de ces que or savons ne Opiniax ne Fernaguz car devant ax sor pex aguz avoit hiaumes lui-sanz et clers et voit de desoz les cerclers paroir teste desoz chascun mes au chief des piex an voit un ou il nrsquoavoit neant ancor fors que tant sole-mant un cor14

On notera que les tecirctes sont pourvues de leur heaume et qursquoErec voit le heaume avant de voir la tecircte agrave lrsquoeffet de contraste succegravede le deacutevoilement pro-gressifhellip Lrsquoeacuteleacutement le plus effrayant devient drsquoailleurs le pieu vide et sur crsquoest sur lui que portera essentiellement le discours du roi Evrain

Amis savez vos que ce monte ceste chose que ci veez Molt en seroiez esfreez se vos ameiez vostre cors car cil seus piex qui est dehors ou vos veez ce cor pandu a molt longuement atendu un chevalier ne savons cui se il atant vos ou autrui Garde ta teste nrsquoi soit mise car li piex siet a la devise bien vos en avoie garni einccedilois que vos venissiez ci Ne cuit que ja mes en issiez si soiez mort et detranchiez Des ore en savez vos itant que li piex vostre teste atant et se ccedilrsquoavient qursquoele i soit mise si con chose li est promise des qursquoil fu mis et dreciez uns autre pex sera fichiez apreacutes celui qui atandra tant que ne sai qui revendra (v 5742-5764)

Aucune preacutecision nrsquoest donneacutee sur lrsquoauteur des deacutecapitations Le choix de tournures utilisant lrsquoinanimeacute sujet ou le passif sans agent (le pieu attend la tecircte du suivant un autre sera ficheacute qui attendrahellip) renforce lrsquoeffet merveilleux drsquoauto-production du pheacutenomegravene tout se passe comme si la palissade srsquoali-mentait elle-mecircme

On ne voit donc jamais la deacutecapitation proprement dite mais uniquement son reacutesultat la menace de la honte de la recreance trouve son expression fan-tasmatique la plus forte dans la vision de ces restes mutileacutes

Erec ne se laisse pas envahir par la peur De mecircme en prenant congeacute drsquoEnide pour franchir la palissade il lui demande de lutter contre ses propres craintes peor avez grant bien le voi si ne savez encor por coi (v 5786) Erec invite Eni-de (et le lecteur ) agrave srsquoarracher agrave la contemplation fascineacutee de la palissade il nie son pouvoir en affirmant que ces tecirctes mutileacutees ne sont pas lrsquoimage de sa pro-

14 Chreacutetien de Troyes Erec et Enide eacuted M Roques Paris Champion 1955 v 5724-5736

48 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

pre mort De mecircme la deacutecapitation elle-mecircme reste en-dehors du champ roma-nesque lrsquoacte nrsquoapparaicirct pas ne demeure que sa trace qui tend agrave se transformer en fantasme terrifiant mais apte agrave srsquoeacutevanouir comme les murailles drsquoair invisi-bles qui entourent lrsquoensemble du jardin Il y a certes combat particuliegraverement violent entre les chevaliers mais la scegravene est ensuite envahie par le dialogue A lrsquoexplication entre Erec et le grand chevalier succegravede lrsquoentretien entre Enide et sa cousine Seule lrsquointervention conjointe du couple de heacuteros rend en deacutefinitive sa Joie agrave la cour et permet la reacutealisation de lrsquoaventure en remettant en coiumlncidence le nom plein de promesses et lrsquoeacutepreuve dont lrsquoissue jusque lagrave avait eacuteteacute funeste

Ainsi lrsquoeacutepreuve reacuteserveacutee par la feacutee au guerrier dans le scheacutema initial devient lrsquoeacutepreuve drsquoun couple Erec comme Enide doivent vaincre leur peur de la mort ainsi que celle de la perte de lrsquoecirctre aimeacutee Cette angoisse de la perte cor-respond aussi agrave ce qui se joue entre Mabonagrain et la demoiselle du jardin

Apparaissent degraves lors clairement les liens de la Joie de la Cour avec les deux premiegraveres coutumes formant la trame du premier vers du roman la chasse au blanc cerf et le concours de lrsquoeacutepervier toutes mettent en place une double eacutepreuve de beauteacute et de vaillance dont lrsquoenjeu est lrsquoaffirmation de lrsquoexcellen-ce drsquoun couple eacuteventuellement au deacutetriment drsquoun autre Elles probleacutematisent drsquoembleacutee les fondements du monde chevaleresque et courtois comment agrave la fois reacuteaffirmer la supreacutematie du couple royal et laisser srsquoexprimer la rivaliteacute chevaleresque par laquelle chaque chevalier veut srsquoaffirmer comme le meilleur et lrsquoheureux amant de la plus belle Erec et Enide est le roman des parades et des solutions agrave la violence le baiser du blanc cerf est octroyeacute par le roi agrave la plus belle qui nrsquoest pas sa femme le chevalier et son eacutepouse non seulement ne deacute-capitent pas leurs rivaux mais ils les reacuteintegravegrent agrave lrsquoespace courtois Le roman propose de substituer la logique de la reconnaissance de lrsquoautre du dialogue et du don agrave lrsquoaffrontement violent Cette substitution est possible au terme drsquoun cheminement complexe ougrave les deux membres du couple heacuteroiumlque se sont eacutega-lement affronteacutes eux-mecircmes

Cette logique probatoire se retrouve dans certains eacutepisodes du Lancelot ou du Tristan en prose dont la matrice semble bien ecirctre celle des coutumes drsquoErec et Enide On peut en proposer le reacutesumeacute suivant une eacutepreuve est instaureacutee par un couple pour eacutetablir la supreacutematie de la dame en beauteacute et du chevalier en prouesse La deacutecapitation dans certains cas ne reacuteapparaicirct pas explicite-ment crsquoest ce qui se passe par exemple pour lrsquohistoire drsquoHeacutelegravene sans Pair au tome VIII du Lancelot en prose Cette libre variation autour des eacuteleacutements de

15 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t VIII Genegraveve Droz 1982 p 398-407

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base drsquoErec et Enide accentue le questionnement autour des enjeux sociaux du mariage et semble pousser agrave son terme la rationalisation du conte du geacuteant et de la feacutee Heacutelegravene est retenue prisonniegravere par son mari pour avoir eu le mal-heur de preacutetendre ecirctre plus belle que lui nrsquoest bon chevalier elle est deacutelivreacutee par Hector qui ne reacuteclame pour toute reacutecompense que drsquoecirctre toucheacute de sa main nue La violence est ici celle des rapports sociaux qui vient exacerber cristalliser et reacuteveacuteler les tensions qui existent au sein du couple lui-mecircme cha-cun veut prouver qursquoil nrsquoest pas celui qui a donneacute le plus en eacutepousant lrsquoautre Lrsquoideacuteal courtois est agrave ce stade du roman preacutesenteacute comme un des modes de reacutesolution possible de ces conflits

Dans deux eacutepisodes du Tristan en prose en revanche on retrouve la deacutecapi-tation comme sanction de lrsquoeacutepreuve Ces deux eacutepisodes se situent tous deux agrave un moment charniegravere de lrsquohistoire des amants Le premier celui des Lointai-nes Icircles a lieu alors que Tristan et Yseut qui viennent juste de boire le phil-tre drsquoamour se dirigent vers la Cornouailles Deacutetourneacutes par une tempecircte ils abordent sur lrsquoIcircle aux Geacuteants ougrave la mauvaise coutume du Chastel des Plors garde la trace drsquoun passeacute sanglant Le deuxiegraveme se place bien plus tard dans lrsquohistoire lorsque les amants quittent la Cornouailles pour se rendre ensemb-le au royaume de Logre gracircce agrave une nef magique appeleacutee Nef de Joie en-voyeacutee par lrsquoenchanteur Mabon Dans les deux cas Tristan et Yseut doivent se soumettre agrave une double eacutepreuve de beauteacute et de vaillance qui se termine par la deacutecapitation effective de leurs adversaires masculins et feacuteminins Tris-tan tue Brunor deacutefenseur de la coutume et pegravere de Galehaut et il deacutecapite la Belle Geacuteante plus loin il coupe la tecircte de Mannonas qui a lui-mecircme deacutecapi-teacute Grisinde Ces deux eacutepisodes sont drsquoautant plus surprenants dans le Tristan en prose que la place de la merveille violente y est souvent tregraves reacuteduite agrave lrsquoin-verse de la preacuteoccupation de la norme qui y est constante Tristan souligne drsquoailleurs qursquoil ne se soumet agrave la coutume que contraint et forceacute

laquo Maleoiz soit qui ceste costume establi Je le ferai puis qursquoil ne puet estre autrement mes bien sachez que je ne fis onques chose se a enviz come ces-te raquo Lors srsquoen va vers la dame lrsquoespee traite et la fiert si durement qursquoil li fait voler la teste loig plus drsquoune lance (eacuted RL Curtis t II p 78)

16 Pour ces deux eacutepisodes voir respectivement Le Roman de Tristan en prose t II eacuted RL Curtis Leiden Brill 1976 p 67-91 et Le Roman de Tristan en prose version du manuscrit 757 de la Bibliothegraveque nationale de Paris t II eacuted N Laborderie et T Delcourt Paris Champion 1999 p 254-336

50 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

Le prosateur insiste sur lrsquoimage du corps feacuteminin deacutecapiteacute en racontant en-suite la quecircte de Deacutelice sœur de Galehaut qui part agrave la recherche de son fregravere agrave la tecircte drsquoun cortegravege funeacuteraire reacuteunissant le corps de son pegravere et la tecircte de sa megravere dans un vessel de fust apareill[ieacute] molt richement Crsquoest seulement une fois remis agrave Galehaut le soin de reacutegler la question de la vengeance des parents et du devenir de la coutume que le corps et la tecircte peuvent disparaicirctre du ro-man en eacutetant enterreacutes ensemble

Si lrsquoeacutepisode reccediloit des deacuteveloppements en aval il est aussi eacutetoffeacute agrave sa sour-ce par un reacutecit reacutetrospectif qui raconte lrsquoorigine de la coutume et la relie agrave drsquoautres deacutecapitations sanglantes Lrsquoeacutetablissement de la coutume remonte agrave lrsquoeacutevangeacutelisation des Lointaines Icircles par Joseph drsquoArimathie Le geacuteant Diale-tes enrageacute dans la foi paiumlenne fait mourir ses douze fils convertis et deacutecapiter tous les disciples de Joseph

La meiumlsmes ou il ariverent veil je que lrsquoen face un chastel et que au fonde-ment dou chastel ait chascuns la teste copee si que li sans de chascun i re-maigne en tel maniegravere que li chastiax soit fondez de lor sanc (eacuted RL Cur-tis t II p 71)

Dialetes se retranche ensuite dans la Roche aux Geacuteants avec la plus belle dame de lrsquoicircle et instaure le principe de la deacutecapitation

cele qui plus bele sera fera lrsquoautre morir et cil qui miaudres chevaliers sera fera lrsquoautre morir (eacuted RL Curtis t II p 73)

Bien des anneacutees plus tard crsquoest Brunor le pegravere de Galehaut qui eacutepouse la Belle Geacuteante derniegravere descendante de Dialetes Galehaut pour sa part quit-tera lrsquoicircle peut-ecirctre pour eacutechapper agrave une situation oedipienne ougrave devenu meilleur chevalier que son pegravere il aurait eu agrave maintenir la coutume avec sa megravere Apregraves la mort de ses parents Galehaut revient ndash seul ndash pour combattre Tristan et Yseut qui sont devenus agrave leur tour et malgreacute eux les maicirctres et les prisonniers de lrsquoicircle Parallegravelement il utilise la force drsquoune troupe armeacutee pour obliger les habitants de lrsquoicircle agrave libeacuterer leurs prisonniers et agrave admettre la fin deacute-finitive de la coutume

Ainsi lrsquoeacutepisode met en place un enchaicircnement drsquoeacuteveacutenements complexe autour drsquoenjeux drsquoordre agrave la fois intime et public La mort de Brunor et de la Belle Geacuteante met fin agrave la violence en chaicircne instaureacutee depuis les meurtres et les martyrs initiaux La Belle Geacuteante dont la tecircte ne sera jamais reacuteunie au

17 Tristan en prose eacuted RL Curtis t II p 79

51Barbarie et courtoisie

corps est lrsquoemblegraveme de la fin deacutefinitive du lignage impie Drsquoun autre cocircteacute la reacuteunion dans un mecircme tombeau du corps de Brunor et de la tecircte de sa bien-aimeacutee ne constitue-t-elle pas une premiegravere image mutileacutee et monstrueuse de ce qui fait lrsquoessence du mythe tristanien une premiegravere relique romanes-que donc

Lrsquointervention du personnage de Galehaut nrsquoest pas anodine Fidegravele au rocircle drsquoentremetteur qursquoil joue dans le Lancelot Galehaut en abolissant la coutu-me va permettre aux amants drsquoeacutechapper agrave la tentation de la reacuteclusion dans lrsquoicircle et les remettre sur la voie de leur propre reacutecit libeacutereacutes Yseut et Tristan peuvent rejoindre Marc agrave qui Yseut est donneacutee comme eacutepouse La jonction srsquoopegravere avec lrsquounivers romanesque du Lancelot et crsquoest ici sans doute de ri-valiteacute litteacuteraire autant que de rivaliteacute amoureuse qursquoil est question le pas-sage consacre en effet la supreacutematie du couple formeacute par Tristan et Yseut leur accord leur harmonie et leur parfaite eacutegaliteacute en valeur (crsquoest le rocircle de la double eacutepreuve et le texte dit bien que pour que cesse la mauvaise cou-tume le meilleur chevalier et la plus belle dame doivent venir ensemble) Le prosateur se livre au deacutemembrement et au remembrement du passeacute litteacuteraire de Galehaut pour en faire une figure qui met en relief la valeur de Tristan et non plus de Lancelot Le passage se termine sur une lettre envoyeacutee agrave Gue-niegravevre ougrave le scripteur deacuteclare ne pouvoir trancher entre Yseut et Gueniegravevre Lancelot et Tristan et entrelace leurs quatre noms La violence est donc agrave la fois abolie en tant qursquoelle est relieacutee agrave un passeacute lointain figureacute par les geacuteants mais elle est aussi reconduite par la reprise du motif dans lrsquoœuvre et par le principe de rivaliteacute qursquoelle instaure entre les deux couples de heacuteros

De mecircme lrsquoeacutepreuve pour le compte de Mabon lrsquoEnchanteur se situe dans le manuscrit 757 agrave un moment charniegravere sur le plan intertextuel comme si le motif ressurgissait degraves lors que le texte avait affaire agrave son propre processus de jointure disjointure et recomposition Les amants deacutesertent en effet leur lieu origine le royaume de Cornouailles pour srsquoinstaller dans la demeure de Lan-celot au royaume de Logre Un long reacutecit de Mabon lui-mecircme explique lrsquoori-gine de la coutume Douze ans auparavant Mabon eacutetait chevalier errant et avait pour compagnon et ami intime Mannonas Cette belle amitieacute se brise lorsque tous deux tombent amoureux de Grisinde la plus belle des deux jeu-nes filles drsquoun pavillon Ils combattent et Manonnas a la victoire Mais il tue eacutegalement le fregravere de la demoiselle qursquoil convoite il srsquoattire ainsi sa haine Les refus reacutepeacuteteacutes de la demoiselle ainsi que ses deacuteclarations reacuteiteacutereacutees selon les-

18 Le Roman de Tristan en prose version du manuscrit fr 757 op cit p 318-328 sect174-178

52 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

quelles sa beauteacute agrave elle est supeacuterieure agrave sa vaillance agrave lui transforment eacutegale-ment les sentiments de Mannonas en une haine tenace Il propose alors agrave la jeune fille les convenances suivantes tous deux chevaucheront en proposant agrave tous les chevaliers et les dames de rencontre de mesurer leur valeur agrave la leur Si Mannonas trouve une plus belle femme il coupera la tecircte agrave Grisinde et si celle-ci trouve un meilleur chevalier elle fera deacutecapiter Mannonas Ainsi crsquoest la haine et non plus la simple eacutemulation qui regravegne au sein du couple qui met agrave lrsquoeacutepreuve Ces eacuteleacutements narratifs deacutejagrave passablement alambiqueacutes se nouent de plus avec la suite de lrsquohistoire de Mabon Celui-ci se contente drsquoabord du lot de consolation la deuxiegraveme demoiselle du pavillon moins belle que Gri-sinde mais fine et intelligente celle-ci ne tarde pas agrave deacuterober agrave Mabon tous les enchantements appris aupregraves de Merlin Lorsque Mabon lui est infidegravele la demoiselle se venge en enchantant Mabon ndash il devient aveugle degraves qursquoil passe lrsquoenceinte de son chacircteau ndash et se donne agrave Mannonas Elle lie la fin de lrsquoenchan-tement agrave la mort de Mannonas et de Grisinde

La violence ici est accompagneacutee drsquoun dispositif narratif complexe ougrave ven-geances et trahisons srsquoentrelacent eacutetroitement jusqursquoagrave perdre le lecteur dans la complexiteacute des cas proposeacutes Le but du prosateur semble avant tout de faire varier les situations et les positions logiques et de combiner diffeacuteremment des eacuteleacutements bien connus quitte agrave perdre complegravetement la force fantasmatique de lrsquoeacutepisode en lui donnant un cocircteacute artificiel La casuistique est reine ainsi lorsque Tristan fait eacutetat de ses scrupules ndash il veut bien tuer le chevalier mais deacutecapiter la demoiselle lui pose problegraveme ndash Mabon le rassure en lui disant que de toutes faccedilons crsquoest Mannonas qui en vertu des convenances eacutetablies lui tranchera lui-mecircme la tecircte

Misire Tristan pensse un petit et puis respont au chief de piece laquo Certes fet il de ceste chose ne sai pas tres bien que dire De metre le chevalier a mort ne feroie je pas trop grant force mes de la demoisele qui tant est bele ainssi com vos meiumlsmes dites ne sai ge que je doie dire car par nulle aventure du monde je ne metroie main en le jusques a la mort ndash En non Dieu fet Mabon il ne convient pas que vos lrsquoocieacutez Mennonas meiumlsmes lrsquoocirra par les conve-nances qui entrrsquoelx sont car tout maintenant que madame Yzeut vendra de-vant lui nus ne la verra qui bien ne die tout erraument que madame Yzeut est plus bele [hellip] Par ceste aventure li aconvendra il morir non mie par vos-tre main mes par la main de Mennonas meiumlsmes qui tant la het que il ne

19 Seul le double emblegraveme de la guimpe qui cocirctoie lrsquoeacutecu au seuil des pavillons ougrave se deacuteroulent lrsquoeacutepreuve semble attester drsquoun effort pour construire une image frappante reacutesumant cette guerre des sexes (Ibid p 330)

53Barbarie et courtoisie

porroit riens du monde plus haiumlr ndash Vos dites voir ce dit Tristan et puis queje conois que la chose puet a ce aler et que je vos puis si merveilleusement se-corre je sui prest que je vos secore en tel maniegravere que je vos envoiera la teste de Mennonas et le chief de la demoisele raquo (eacuted N Laborderie et T Delcourt p 328 sect 179)

Crsquoest ce qui se passe effectivement et Tristan peut en toute bonne conscience combattre le traicirctre et le feacutelon qui a mis agrave mort une aussi belle demoiselle

Du vers agrave la prose ou plutocirct de Chreacutetien de Troyes au Lancelot et au Tristan en prose lrsquoeacutepreuve de la tecircte coupeacutee surgit donc comme deux formes diffeacuteren-tes drsquoimage cacheacutee dans le tapis dans Erec et Enide la palissade de pieux est une image voyante qui rayonne avant de srsquoeffacer derriegravere la trame courtoise dans les romans en prose le motif est inteacutegreacute agrave des entrelacs complexes qui noient la violence sous lrsquoexplication de ses origines et en donnent une eacutevoca-tion plus abstraite Lrsquoacte (couper la tecircte) est finalement moins voyant que la relique (la tecircte coupeacutee)hellip

Cependant le Lancelot et le Tristan savent eacutegalement inventer des reli-ques barbares agrave partir de leur preacutesent romanesque comme on lrsquoa vu dans le Tristan avec le cortegravege funegravebre composeacute par Deacutelice Celles-ci srsquoeacutelabo-rent moins agrave partir de la deacutecapitation-eacutepreuve que de la deacutecapitation-ven-geance qui favorise lrsquoexhibition mais aussi la circulation et lrsquoeacutechange des tecirctes coupeacutees

La deacutecapitation-vengeance

La deacutecapitation-vengeance pourrait se reacutesumer de la faccedilon suivante laquo un per-sonnage coupe ou fait couper la tecircte drsquoun autre personnage qui lrsquoa offenseacute raquo Pour eacutetudier ce motif en deacutetail du vers agrave la prose on pourrait partir du Che-valier de la Charrette et se livrer agrave la comparaison classique avec sa reacutecriture en prose dans le Lancelot Dans le cadre restreint de cet article je me bornerai agrave quelques remarques Le motif de la tecircte coupeacutee est dans le Chevalier de la Charrette associeacute de faccedilon complexe agrave la vengeance car le chevalier qui se li-vre agrave la deacutecapitation nrsquoest pas lrsquooffenseacute il agit pour le compte drsquoune demoiselle qui lui a demandeacute en don la tecircte du chevalier (et Lancelot dans la version en prose est tellement surpris de cette demande que la demoiselle doit preacuteciser qursquoelle souhaite obtenir la tecircte dans sa main et non comme lrsquoa drsquoabord com-

20 Ce motif peut donc ecirctre inclus dans la deacutecapitation-eacutepreuve mecircme si dans le premier cas la deacutecapitation pouvait ecirctre la sanction drsquoun eacutechec davantage que drsquoune offense

54 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

pris Lancelot sauver la vie du chevalier ) La vengeance se mecircle donc ici au don accordeacute agrave une demoiselle Elle correspond au chacirctiment drsquoun type de per-sonnage que Chreacutetien reprendra et deacuteveloppera dans ses romans ulteacuterieurs et notamment dans le Conte du Graal celui de lrsquoOrgueilleux

Le chevalier est en effet une sorte de double de Meacuteleacuteagant (ce dernier fi-nira drsquoailleurs lui aussi deacutecapiteacute) Figure de nautonier tentateur il propose agrave Lancelot un premier marcheacute qui lui permettrait drsquoeacuteviter lrsquoeacutepreuve du Pont de lrsquoEpeacutee agrave condition qursquoil lui reconnaisse le droit de lui trancher la tecircte

laquo Chevaliers antant ccedila qui au Pont de lrsquoEspee an vas se tu viax lrsquoeve pas-seras molt legieremant et soeumlf Je te ferai an une nef molt tost oltre lrsquoeve nagier Mes se je te vuel paaigier quant de lrsquoautre part te tandrai se je vuel la teste an prandrai ou ce non an ma merci iert raquo (v 2632-2642)23

Les personnages drsquoOrgueilleux deacuteclineacutes au masculin ou au feacuteminin seront sans cesse associeacutes au motif de la tecircte coupeacutee soit par des reacutealisations effec-tives soit par des menaces virtuelles Ainsi Lancelot deacutecapite un adversaire lui-mecircme bien proche drsquoun coupeur de tecirctes et qui lui avait proposeacute un mar-cheacute diabolique

Erec et Enide preacutesentait une utilisation du motif de la tecircte coupeacutee sur le mode accompli et tout le sens de lrsquoeacutepisode de la Joie de la Cour eacutetait drsquoem-pecirccher la reacuteiteacuteration de son actualisation dans la trame romanesque Dans le Chevalier de la Charrette la deacutecapitation se deacuteroule bien dans le preacutesent du reacutecit

cil fiert et la teste li vole enmi la lande et li cors chiet A la pucele plaist et siet Li chevaliers la teste prant par les chevox et si la tant a celi qui grant joie an fait (v 2928-2933)

21 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t II Genegraveve Droz 1978 p 55 (XXXVIII 38-39) laquo Frans chevaliers fet ele tu mrsquoas doneacute la teste a cel chevalier kar autresi la li viels tu couper raquo Cil cuide qursquoele li demant la vie celui por garantir si li dist laquo Damoisele je la vos doing kar sor vostre proiere ne lrsquoocirrai je ja se Dieu plest et si mrsquoa il molt forfet Mais je nrsquoescon-dirai ja dame ne damoisele de chose que ne me tort a honte ndash Ha chevaliers fet ele vos mrsquoaveacutes otroieacutes sa teste si me la doneacutes en ma main kar crsquoest li plus desloials qui onques fust raquo

22 Sur ces personnages voir mon article laquo Les Orgueilleux dans le Conte du Graal raquo dans Plaist vos oiumlr bone canccedilon vallant Meacutelanges de Langue et de Litteacuterature meacutedieacutevales offerts agrave F Suard Eacuteditions du Conseil Scientifique de lrsquoUniversiteacute Charles de Gaulle ndash Lille III 2000 t II p 617-627

23 Le Chevalier de la Charrette eacuted C Croizy-Naquet Paris Champion 2006

55Barbarie et courtoisie

Mais la tecircte nrsquoest pas eacuterigeacutee en relique spectaculaire la demoiselle srsquoen va en pendant la tecircte agrave lrsquoarccedilon de son cheval mais on ne reverra plus le maca-bre tropheacutee Reprenant ce mecircme reacutecit dans le Lancelot en prose le prosateur preacutecise quant agrave lui que la demoiselle se deacutebarrasse de la tecircte en la jetant dans un puits

Drsquoautres eacutepisodes des romans en prose reacutefleacutechissent sur la question de la vengeance ses modaliteacutes et son bien-fondeacute en mettant en lumiegravere des mer-veilles effrayantes qui nrsquoont rien agrave envier agrave la puissance drsquoeacutevocation de la pa-lissade de pieux drsquoErec et Enide Une de ces merveilles est lrsquoeacutetrange chacirctiment imagineacute par Lancelot pour punir un mari jaloux de la vengeance expeacuteditive qursquoil a exerceacutee envers sa femme Dans cette affaire Lancelot est pour une part lrsquooffenseacute car crsquoest alors qursquoil eacutetait intervenu en faveur de la demoiselle battue par son mari que celui-ci lrsquoa deacutecapiteacutee Lancelot vainqueur du com-bat qui lrsquooppose au chevalier met en place une peacutenitence destineacutee agrave reacuteparer agrave la fois le tort commis envers la demoiselle et celui infligeacute agrave son honneur le chevalier devra emporter avec lui le corps et la tecircte de la demoiselle qursquoil por-tera attacheacutee par les tresses autour de son cou agrave la cour du roi Arthur du roi Baudemagu et enfin du roi de Norgales pour conter son histoire et srsquoen re-mettre au jugement des demoiselles et des dames La tecircte fonctionne comme trace sanglante de la faute en compleacutement du reacutecit que vient faire le cheva-lier agrave la cour et qui est un mode plus classique pour obtenir sa gracircce Dans les faits crsquoest Arthur qui rendra son verdict le chevalier a meacuteriteacute la mort mais il obtiendra son pardon pour lrsquoamour de Lancelot Crsquoest donc un autre juge-ment qui se prononce en sous-main le roi vante les meacuterites de Lancelot et deacuteclare agrave la reine qursquoelle pourrait bien faire de plus grandes folies que drsquoaimer un tel chevalier

Et la roine srsquoan sourist et dist au roi laquo Sire vos loez trop Lancelot Que sa-vez vos ore se je en avrai envie por les granz biens que vos en dites raquo Et il respont en riant laquo Dame dame si mrsquoaiumlst Diex je nel porroie mie trop loer Et se vos estiez une autre dame et vos en aviez envie ja Diex ne mrsquoaiumlst se ja vos en blasmoie car vos porriez bien faire plus grant folie que li amers par amors raquo (p 344 LXXXIII 73)

24 Lancelot t II p 56 Et li chevaliers hauce lrsquoespee si fiert et li coupe la teste puis le baille a la damoisele Et ele monte si lrsquoemporte grant aleure tant qursquoele vint a un ancien puis molt parfont si le gete ens

25 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t IV Genegraveve Droz 1979 p 316-325 et 339-345

56 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

Curieux procegraves donc ougrave Arthur pour lrsquoamour de lrsquoamant de sa femme ac-quitte un mari qui srsquoest fait justice lui-mecircmehellip et absout par avance sa pro-pre femme et lrsquoamant de celle-ci Tout se passe donc comme si Arthur avait entendu lrsquoavertissement adresseacute par Lancelot la tecircte coupeacutee de la demoiselle que le roi commande mecircme drsquoembaumer semble destineacutee agrave rappeler agrave jamais la faute du mari jaloux

Un eacutepisode des enfances de Gauvain dans la Suite-Huth du Merlin rappel-le de tregraves pregraves ce petit reacutecit du Lancelot tout en se livrant agrave la redistribution habituelle des donneacutees du motif parti pour sa premiegravere aventure juste apregraves son adoubement Gauvain tue sans le vouloir une demoiselle qui srsquointerpose entre lui et son ami dont il veut couper la tecircte Comme le mari meurtrier il est condamneacute agrave porter la tecircte de la demoiselle autour de son cou et agrave srsquoen remettre au jugement des dames et des demoiselles de la cour

laquo Gavain fait elle il couvient que vos le cors de ceste damoisiele que vous aveacutes occhise porteacutes devant vous seur le col de vostre cheval dusques a la court raquo Et il dist que che fera il puis que elle le veult Si le prent et le met devant lui Et elle fait prendre la teste de la damoisiele et li fait par les tre-ches liier entour le col (p 232 sect275)

Il promet eacutegalement de ne jamais srsquoen prendre agrave des demoiselles et de tou-jours les aider ce qui selon le prosateur explique son statut et son surnom de Chevalier des Demoiselles La tecircte coupeacutee srsquointegravegre ici agrave la theacutematique de la mescheance et place lrsquoitineacuteraire de Gauvain sous le signe de lrsquoironie tragique ironie au sein mecircme de la Suite (Gauvain ne deacutecouvre les valeurs courtoises qursquoau terme drsquoun acte ougrave il les a deacutejagrave tregraves gravement bafoueacutees) ainsi que dans une optique intertextuelle le personnage nrsquoaccegravede agrave son identiteacute courtoise que pour se la voir deacutenieacutee par sa faute initiale Le reacutecit passe et Gauvain a beau tenter de se racheter la relique restehellip

Lancelot lui aussi peut ecirctre accuseacute par ce reste fascinant et meacutedusant qursquoest la tecircte coupeacutee Je voudrais finir en eacutevoquant lrsquoaventure en partie accomplie par Lancelot aupregraves de la tombe de son aiumleul Lancelot I raconteacutee au tome V du Lancelot en prose Le caractegravere extraordinaire de la tombe deacutecouverte par Lancelot se signale drsquoembleacutee par la preacutesence de deux lions qui la gardent par le sang vermeil qui en jaillit et par la preacutesence drsquoun autre vessel dans une fon-taine toute proche dont lrsquoeau est bouillonnante Des inscriptions explicitent

26 La Suite du Roman de Merlin eacuted G Roussineau Genegraveve Droz 2006 p 224-237 sect268-28027 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t V Genegraveve Droz 1980 p 117 et sv

57Barbarie et courtoisie

lrsquoaventure agrave accomplir (soulever la lame apaiser le bouillonnement de lrsquoeau) et reacutevegravelent lrsquoidentiteacute du deacutefunt ainsi que sa mutilation Le roi Lancelot pegravere du roi Ban de Beacutenoiumlc a son corps sous la lame sanglante mais sa tecircte est visible dans le vessel de plomb de la fontaine

si vient a la fontainne et esgarde le vessel de plonc et i voit une teste drsquoome blanche et toute chanue et ot le vis aussi vermel com se ce fust li plus biaux hom del monde (p 119-120 XCIII 5)

Lancelot reacuteussit agrave prendre la tecircte ce qui met fin agrave lrsquoeacutecoulement du sang et agrave lever la dalle de la tombe il aperccediloit alors le corps de son aiumleul lui aussi en par-fait eacutetat de conservation Sur le conseil drsquoun ermite Lancelot reacuteunit le corps et la tecircte de son aiumleul non pas dans la tombe qursquoil a ouverte mais dans la chapelle qui est aussi la seacutepulture de lrsquoeacutepouse de Lancelot I la reine Marche Mais il se montre incapable drsquoapaiser le bouillonnement de lrsquoeau de la fontainehellip

Lrsquoexposition de la merveille tout comme le reacutecit destineacute agrave en eacutelucider lrsquoori-gine sont ici explicitement adosseacutes agrave une eacutecriture hagiographique ougrave le culte rendu aux restes deacutemembreacutes est justifieacute par la pureteacute de la vie drsquoun saint hom-me et par le miracle accompli par Dieu en sa faveur Ainsi lrsquoermite embrasse la tecircte de Lancelot lrsquoaiumleul et la place sur son autel pour lrsquoadorer Il insiste sur la sainte vie de lrsquoancecirctre roi eacutevangeacutelisateur et pieux deacutecapiteacute par traicirctrise un jeudi saint par le Duc de la Blanche Garde Celui-ci avait trop eacutecouteacute les lan-gues diaboliques qui voulaient lui faire croire agrave une relation adultegravere entre le roi et sa femme La tombe est ainsi un signe miraculeux tout comme le chacirc-timent divin qui a plongeacute le chacircteau du duc dans les teacutenegravebres Cependant la trame de cet eacutepisode pareacute sous lrsquoautoriteacute de lrsquoermite des voiles du miracle est aussi celle drsquoun conte de vengeance macabre digne des lais du Lauumlstic ou du Cœur Mangeacute La vengeance est bien provoqueacutee par les amours si chastes qursquoelles aient eacuteteacute du roi Lancelot et de la Dame de la Blanche Garde Lrsquoeacutecriture du miracle est deacutetourneacutee au profit drsquoune sainteteacute bien romanesque et donne corps avant tout agrave la figure du martyr drsquoamour Lrsquohistoire reacutefleacutechit bien eacutevi-demment celle de Lancelot et Gueniegravevre agrave un moment ougrave les ermites com-mencent agrave produire la condamnation de Lancelot chevalier luxurieux des-tineacute agrave srsquoeffacer devant la plus haute perfection drsquoun chevalier vierge et chaste Le corps deacutemembreacute est recomposeacute par lrsquoheacuteritier qui procure enfin la seacutepul-ture adeacutequate agrave son aiumleulhellip mais dernier eacutechec peut-ecirctre de Lancelot lrsquoamant cette seacutepulture reacuteunit Lancelot lrsquoaiumleul non pas agrave la femme aimeacutee mais agrave son eacutepouse leacutegitime

58 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

Ainsi dans lrsquoeacutecriture de ce motif de la tecircte coupeacutee la frontiegravere passe moins entre le vers et la prose qursquoentre une eacutecriture de lrsquoeacuteveacutenement dans laquelle la violence tend agrave disparaicirctre derriegravere ses motivations son eacutevaluation morale ses deacuteveloppements futurs et une eacutecriture de la relique dans laquelle elle se fige pour impressionner en force la meacutemoire du lecteur En vers comme en prose se retrouvent ces merveilles barbares effrayantes et fascinantes qui fon-dent la puissance fantasmatique et fantasmagorique de la litteacuterature arthu-rienne La violence disait E Baumgartner est neacutecessaire au roman arthu-rien comme le crime au roman policier La reacutesurgence de la violence extrecircme correspond donc non au retour drsquoune matiegravere folklorique brute que certains textes auraient tenteacute drsquooublier ou de polir mais agrave celui de motifs tregraves travailleacutes litteacuterairement et sans cesse remis sur le meacutetier

La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

Edina BozokyUniversiteacute de Poitiers et Centre drsquoeacutetudes supeacuterieures de civilisation

meacutedieacutevale Poitiers

Le grand-roi des Huns Attila connut une populariteacute litteacuteraire tout agrave fait ex-ceptionnelle en Italie Bien qursquoil nrsquoait meneacute qursquoune seule campagne en Italie durant lrsquoeacuteteacute de 452 avant de mourir en 453 un foisonnement de leacutegendes srsquoest constitueacute autour de lui degraves le haut Moyen Acircge Au Xe siegravecle les incursions hongroises rappelant lrsquoexpeacutedition deacutevastatrice drsquoAttila ont relanceacute la forma-tion des leacutegendes

Crsquoest avant tout dans la reacutegion de Veacuteneacutetie qursquoAttila devient le personnage-cleacute des histoires de fondation de toute une seacuterie de villes Le Chronicon Altina-te la plus ancienne chronique veacutenitienne (premiegravere reacutedaction autour de 1081) qui puise agrave des sources des IXe-Xe siegravecles relate que la ville drsquoAquileacutee avait eacuteteacute fondeacutee par les Troyens mais lorsque le paiumlen Attila entra avec son eacutenorme ar-meacutee en Veacuteneacutetie les habitants des villes riveraines partirent pour srsquoinstaller dans des maisons construites en mer sur des pilotis1 Au milieu du Xe siegravecle lrsquoempereur Constantin Porphyrogeacutenegravete montre aussi qursquoil connaicirct ce reacutecit

Attila le roi des Avares vint et pilla et deacutevasta toute la Francie et tous les Francs () srsquoenfuirent drsquoAquileacutee et des autres chacircteaux de Francie et vinrent sur les icircles inhabiteacutees de Venise et y construisirent des cabanes en raison de leur peur du roi Attila2

Si les chroniques italiennes continuent agrave amplifier les reacutecits de fondation de villes lieacutes agrave Attila crsquoest seulement au XIVe siegravecle qursquoil devient aussi un heacuteros litteacuteraire et fait notable dans des œuvres eacutecrites en langue franccedilaise ou fran-co-veacutenitienne Il srsquoagit drsquoune part drsquoun eacutecrit en prose intituleacute Estoire drsquoAtile

1 Chronicon Altinate eacuted Monumenta Germaniae Historica Scriptores XIV p 44 et 462 Constantin Porphyrogeacutenegravete De administrando imperio sect 28

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en Ytaire et de lrsquoautre drsquoune eacutepopeacutee monumentale franco-italienne en vers la Guerra drsquoAttila La composition de ces eacutecrits srsquoinscrit dans la vogue de po-pulariteacute de la litteacuterature franccedilaise et en particulier de la litteacuterature chevaleres-que (eacutepopeacutee roman) en Italie du Nord3 Ces œuvres inspirent des livrets de colportage et des poegravemes populaires en langue italienne qui connaicirctront un succegraves non neacutegligeable jusqursquoau XIXe siegravecle

Dans ces eacutecrits la leacutegende de la naissance drsquoAttila a la particulariteacute de com-biner des traditions agrave la fois folkloriques et savantes Le texte en prose de lrsquoEs-toire drsquoAtile4 est conserveacute dans un manuscrit en parchemin du XIVe siegravecle de la Bibliothegraveque Saint-Marc (Marciana) de Venise (codex X 96) copieacute agrave partir du Liber de aedificatione Patavie de Giovanni da Nono chroniqueur padouan Il existe aussi une version latine de ce texte dans un manuscrit de Veacuterone (Bi-blioteca civica 209)5 selon lrsquoexplicit crsquoest le texte latin qui deacuterive du franccedilais LrsquoEstoire drsquoAtile serait donc le modegravele drsquoautres œuvres ulteacuterieures

LrsquoEstoire commence par le reacutecit de la diffusion du christianisme par les apocirc-tres en y incluant des eacutepisodes inspireacutes de lrsquoapocryphe Vindicta salvatoris suivis de lrsquohistoire du Graal apporteacute par Joseph drsquoArimathie en Grande-Bre-tagne Puis est eacutevoqueacutee la christianisation de lrsquoItalie par saint Pierre mais aussi par la mission de saint Marc et drsquoHermagore agrave Aquileacutee et par Prosdo-cimus disciple de saint Pierre Crsquoest ici que lrsquoon arrive agrave la leacutegende de la nais-sance drsquoAttila

Voyant la multiplication des chreacutetiens en Italie les paiumlens de Hongrie di-saient qursquoils voulaient les deacutetruire tous Leur roi Ostrubal avait une tregraves belle fille6 sa megravere du lignage des Lombards eacutetait morte La fille est arriveacutee agrave lrsquoacircge drsquoecirctre marieacutee et beaucoup de fils de barons lrsquoaimaient Elle eacutetait tregraves eacuteloquen-te (enparlant) et la luxure lrsquoeacutechauffait Son pegravere voulut la donner agrave femme agrave Auradianz fils de lrsquoempereur de Constantinople Ce fut agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoempe-reur Justinien Voyant que sa fille eacutetait si jolie et eacuteloquente le roi Ostrubal

3 Voir G Holtus et P Wunderli laquo Franco-italien et eacutepopeacutee franco-italienne raquo dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters vol III t 12 fasc 10 laquo Les eacutepopeacutees romanes raquo

4 Estoire drsquoAtile en Ytaire testo in lingua francese del XIV secolo eacuted Virginio Bertolini Veacute-rone Gutenberg 1976

5 Liber Attilae eacuted dans G Bertoni Attila Poema italiano di Nicola da Casola (voir note 9 Niccolograve da Casola) Fribourg 1907 p 111-119

6 Notons que le personnage de la laquo fille du roi de Hongrie raquo est tregraves preacutesent dans la litteacuterature meacutedieacutevale En geacuteneacuteral elle est lrsquoobjet de lrsquoamour incestueux de son pegravere mais elle reacuteussit agrave srsquoen-fuir (Philippe de Remy Manekine Belle Heacutelegravene de Constantinople) Voir F Karlinger laquo Eacutetude de la transmission et des variantes de formes litteacuteraires du motif de La fille du roi de Hongrie dans le Moyen Acircge europeacuteen raquo Iberoromania 18 (1983) p 64-75

61La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

il fit fortifier une tour et lrsquoy enferma en compagnie de nombreusesdemoiselles pour la servir La tour nrsquoavait pas de porte pour que personne ne puisse y entrer ni en sortir on y faisait monter les provisions agrave lrsquoaide drsquoune corde Lors de lrsquoentreacutee de la demoiselle dans la tour son pegravere lui confia un petit leacutevrier et lui dit laquo Belle fille je veux que tu nourrisse ce leacutevrier jusqursquoagrave ce qursquoil puisse aller agrave la chasse raquo Le leacutevrier eacutetait tregraves beau blanc comme neige La demoiselle lrsquoeacutelevait jusqursquoagrave ce qursquoil devint grand Le leacutevrier couchait souvent dans le lit de la demoiselle Une nuit elle eacutetait toute nue dans son lit et le leacutevrier eacutetait agrave cocircteacute drsquoelle La demoiselle eacutetait eacutechauffeacutee par la luxure elle tourna son ventre vers le leacutevrier et le leacutevrier sentant la chaleur de la demoiselle se tourna vers elle et il la connut char-nellement Elle tomba enceinteSes compagnes furent affoleacutees quand elles voyaient grossir son ventre et el-les comprirent par le comportement du leacutevrier qursquoil avait coucheacute avec elle Elles jetegraverent le leacutevrier dans le fosseacute ougrave il se noya La fille du roi eacutetait tellement en colegravere qursquoelle voulut se tuer Mais ses compagnes ne la laissaient jamais seule et elles informegraverent le roi de la situation Quand il entendit cela il fut courrouceacute outre mesure cependant il se dit que crsquoeacutetait de sa fauteAlors il la fit sortir de la tour et la fit eacutepouser par un baron de Hongrie qui en fut tregraves content Il eacutetait tregraves riche et drsquoun haut lignage Il connut sa fem-me et il pensa que lrsquoenfant eacutetait le sien Mais quand lrsquoenfant est neacute il eacutetait moitieacute drsquoaspect humain et moitieacute drsquoaspect canin il estoit demi a la sem-blance drsquoome e demi a la semblance de chienzLe mari en fut tregraves chagrineacute Il aurait mis agrave mort la demoiselle avec lrsquoenfant mais trois raison lrsquoempecircchegraverent il avait peur du roi le roi nrsquoavait pas drsquoheacute-ritier macircle et le royaume serait agrave la demoiselle apregraves la mort de son pegravere et aussi parce qursquoun Juif tregraves savant lui expliqua que lrsquoenfant avait pu pren-dre la forme du leacutevrier si la demoiselle deacutesirait le leacutevrier de tout son cœur au moment ougrave son mari eacutetait avec lui et la connut charnellement Il lui exposa lrsquohistoire de Jacob lorsqursquoil srsquoengagea au service de son oncle Laban7 celui-ci lui promettait toutes les becirctes vaires Jacob utilisa une astuce Il eacutecorccedila des baguettes de diverses sortes et les jeta dans lrsquoeau ougrave les becirctes buvaient Et les macircles saillirent les brebis lagrave et tous les agneaux sont neacutes vaires8

7 Genegravese XXX 25-43 et XXXI 8-12 Pour le salaire de Jacob Laban a promis de lui ceacuteder tous les moutons et chegravevres rayeacutes et tacheteacutes Jacob recourut alors agrave une ruse en eacutecorccedilant des baguettes de peuplier drsquoamandier et de platane qursquoil posa dans les auges ougrave les brebis venaient boire laquo Comme les brebis entraient en chaleur devant les baguettes les brebis mettaient bas des rayeacutes des pointilleacutes des tacheteacutes raquo Agissant sur la vue des femelles par les baguettes barioleacutees Jacob provoqua la naissance des agneaux rayeacutes et tacheteacutes et se procura ainsi un grand nombre de brebis - Sur la croyance de lrsquoinfluence des images sur le fœtus voir plus loin

8 Estoire drsquoAtile V-VI p 45-48

62 Edina Bozoky

Au milieu du XIVe siegravecle un nommeacute Niccolograve da Casola compose une eacutepo-peacutee de 37535 vers en 16 chants sous le titre de La Guerra drsquoAttila9 Elle est conserveacutee dans un seul manuscrit en papier de la Biblioteca Estense de Mo-degravene (ms aW8 16-17) en deux tomes Elle a eacuteteacute commenceacutee en 1358 et ter-mineacutee dix ans plus tard

Lrsquoauteur est identifieacute avec un notaire originaire de Bologne qui vivait agrave la cour de la famille drsquoEste (Estensi) agrave Ferrare Il deacuteveloppe largement les exploits leacutegendaires drsquoAttila en Italie et fait figurer ses ennemis deacutefenseurs du chris-tianisme et de lrsquoItalie comme des ancecirctres glorieux de la famille drsquoEste Sa theacutematique est influenceacutee par des œuvres franccedilaises tels le Roman drsquoAlexan-dre la Chanson drsquoAspremont lrsquoEntreacutee drsquoEspagne et la Pharsale

La naissance drsquoAttila est inteacutegreacutee ici dans un canevas de roman chevale-resque Le roi de Hongrie Ostrubal ayant deacutecideacute drsquoentreprendre une guerre pour deacutetruire le christianisme convoqua sa cour agrave la Pentecocircte () et organisa un tournoi Au vainqueur il promit un eacutepervier jucheacute sur une perche drsquoor ain-si que la main de sa tregraves belle fille Clarie et la moitieacute de son royaume

Deux protagonistes se distinguegraverent au tournoi Justinien fils de lrsquoempe-reur de Constantinople qui arriva accompagneacute de trente chevaliers et Mo-roaut un comte de Hongrie qui possegravedait plus de quarante chacircteaux et deux grandes citeacutes Clarie lrsquoaimait beaucoup Crsquoest Justinien qui remporta le prix Il prit lrsquoeacutepervier mais repartit pour connaicirctre la volonteacute de son pegravere en pro-mettant de revenir avant un an pour se marier Le roi annonccedila la nouvelle agrave sa fille mais apprit que Clarie aimait le comte hongrois Tregraves en colegravere le roi fit alors eacutedifier une tour haute grande grosse et pleine sans porte ni entreacutee Il y fit enfermer Clarie avec de nombreuses pucelles La nourriture et lrsquoeau leur furent apporteacutees par une fenecirctre Le roi confia agrave sa fille un jeune leacutevrier blanc comme la neige qursquoelle devait eacutelever jusqursquoagrave ce qursquoil soit en acircge pour chasser pour prendre le sanglier

Clarie avait une grande et spacieuse chambre elle prenait le leacutevrier avec elle Elle nrsquoavait drsquoautre loisir que de srsquooccuper de lui Le chien devint grand et il avait lrsquohabitude de dormir avec elle la nuit

Clarie oit une ccedilhambre ou la deit dormirGrant et spacieuses e inlec prist a norir

9 Niccolograve da Casola La Guerra drsquoAttila Poema franco-italiano Testo Introduzione Note e Glossario di Guido Stendardo Prefazione di Giulio Bertoni Modena Societagrave tipografica mode-nese 1941 t I p 18-23

63La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

Le livrer petit blans con nois que ait cheirCon li se solaccedile et fist il in saut venirTot la iornee ne ait autres desir Tant noriz il ccedilhiens a tel leisirQursquoel vint grant et isneus et corant par sailir (ch I v 714-720)

Une nuit Clarie dormait nue elle mit le chien sur son lit joua avec lui et laquo le peacutecheacute du monde la fit srsquoeacutechauffer raquo

Une nuit avint que Clarie sens mentirSrsquoest despulez nue li chaut la fist fremirDesor le suen lit li chiens lrsquoaust invahirEt illa se mist cum soy a juer et a rirEt li pechie dou mond si la fist eschaufirLe livrer sent le chaut ou la nature tirHeu lei dolant i lrsquooit aconoir Ila ccedilaqui a li non srsquoen puit atenirEnsi fist il peccedilhie et le diables nir (ch I v 726-734)

Clarie tomba enceinte Voyant cela sa cousine Dianelle prit le leacutevrier et le jeta dans le fosseacute le faisant ainsi peacuterir

De deacutepit Clarie voulait se suicider mais finalement son pegravere la maria avec le comte Moroaut qui en fut tregraves content Mais lrsquoenfant qui naquit eacutetait mi humain mi chien il avait des mains de laquo chreacutetien raquo avec des laquo ongles aigus raquo (des griffes) et il eacutetait tout poilu (la poitrine les jambes le visage) il avait des oreilles pointues de chien sa bouche eacutetait allongeacutee avec de longues dents son premier cri agrave la naissance fut comme un glapissement de chien

Lrsquoinfant fu mout gent et lonc et membruzMes nature lrsquoavoit devisez et partuz Impart hons im part ccedilhiens qui lrsquoavoit veuzBien avoit forme drsquoinfant o tot ses buzMes a mains de cretiens oit les ongles aguz Et tout le ses membres oit de poil investuzLa petrine et la face et le imbes veluzLe oreilles oit de chiens tout droit et non penduzEt sa boche aguz et li dens lonc aparuz

64 Edina Bozoky

Le chief par chanine mes la face adruzIn la front et in le iauz et in le nes voltuzQuant il nasqui de mere un breit oit metuzCum chaels brait et ognole (ch I v 926-938)

Il fut neacuteanmoins accepteacute par le comte agrave qui son ami le Juif Eruspez raconta lrsquohistoire de Jacob (ch I v 993 sq) Il lui preacutedit aussi que lrsquoenfant serait hardi courtois prudrsquohomme et sage qursquoil ferait beaucoup progresser la loi de Ma-homet et qursquoil serait le roi de tous les paiumlens et deacutetruirait la chreacutetienteacute De fait Attila ndash qualifieacute degraves sa naissance de flagellum Dei ndash devient roi de Hongrie tout jeune et entreprend la guerre drsquoItalie Notons qursquoun chien sur fond azur (in champ accedilur un chiens fet ad arccedilant) figure sur la banniegravere de son pegravere adoptif Moroaut (ch IV v 68-69)

On peut constater que la leacutegende de lrsquoorigine bestiale drsquoAttila est un curieux meacutelange de thegravemes que lrsquoon peut consideacuterer comme laquo folkloriques raquo de tradi-tions savantes et de fiction litteacuteraire le tout fortement marqueacute par le contexte historique et ideacuteologique de lrsquoeacutepoque

Premiegraverement ce nrsquoest pas par hasard que le grand-pegravere drsquoAttila est preacutesen-teacute comme un roi hongrois Lrsquoidentification des Huns et des Hongrois remon-te au temps des incursions hongroises du Xe siegravecle et se fonde sur plusieurs facteurs la ressemblance des noms de ces deux peuples (Hunni Hungari) lrsquoidentiteacute du pays (de la reacutegion) drsquoougrave les envahisseurs viennent et bien sucircr la similariteacute de leur modes drsquoaction (cavaliers agissant par surprise venant piller en Occident) Par sa consonance le nom du roi ndash Ostrubal ndash eacutevoque proba-blement lrsquoenvahisseur punique Hastrubal fregravere drsquoHannibal (Deuxiegraveme guer-re punique) Drsquoembleacutee Ostrubal repreacutesente lrsquoennemi jureacute du christianisme fort chagrineacute par la diffusion de celui-ci il veut entreprendre son eacuteradication Lrsquoeacutepopeacutee Guerra drsquoAttila en fait un mahomeacutetan ennemi typique des chreacutetiens dans les chansons de geste mais aussi en raison de la menace turque de plus en plus grave au milieu du XIVe siegravecle

Lrsquoenfermement drsquoune jeune fille pour la preacuteserver est un thegraveme bien attesteacute dans la mythologie et le folklore il srsquoagit du thegraveme T 501 du Motif-Index de Stith Thompson10 (Girl carefully guarded from suitors laquo fille soigneusement soustraite agrave ses preacutetendants raquo) et en particulier le motif T 381 (Imprisoned virgin to prevent knowledge of men [marriage impregnation] Usually kept in

10 S Thompson Motif-Index of Folk Literature Bloomington Indiana University Press 1955-1958

65La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

a tower Vierge emprisonneacutee pour ecirctre preacuteserveacutee des hommes [mariage gros-sesse] Geacuteneacuteralement gardeacutee dans une tour raquo) Lrsquoeacutepopeacutee deacutepeint le caractegravere inaccessible de la tour avec une seule fenecirctre permettant lrsquoapprovisionnement de la princesse et de ses compagnes

Si le texte en prose est bref sur les raisons de lrsquoenfermement ndash la princesse est destineacutee au fils de lrsquoempereur ndash lrsquoeacutepopeacutee situe lrsquoeacutepisode dans un cadre che-valeresque (tournoi rivaliteacute des preacutetendants) lrsquoamplifiant et le rationalisant La reacuteminiscence mythologique ndash la naissance de Perseacutee neacute de Danaeacute fille du roi drsquoArgos enfermeacutee dans une tour drsquoairain que Zeus seacuteduit sous la forme drsquoune pluie drsquoor ndash ne semble pas influencer la leacutegende malgreacute la connaissance qursquoen avaient sans aucun doute les auteurs meacutedieacutevaux

Les deux versions soulignent la nature amoureuse (ardente) de la jeune fille qui la megravene agrave lrsquoaccouplement bestial motif-cleacute de la naissance drsquoAttila

Commenccedilons drsquoabord par le motif de la cynoceacutephalie caracteacuteristique drsquoAt-tila dans la leacutegende Les hommes agrave tecircte de chien figuraient depuis lrsquoAntiquiteacute parmi les laquo peuples monstrueux raquo que lrsquoon imaginait vivre en Extrecircme-Orient en Inde11 Plus tard ils sont parfois mentionneacutes parmi les peuples enfermeacutes par Alexandre le Grand derriegravere le Caucase12 Or degraves le Ve siegravecle on imagine que les Huns font preacuteciseacutement partie de ces laquo nations perverties par Satan raquo repreacutesen-teacutees par Gog et Magog qui sortiront de derriegravere le Caucase agrave la fin des temps13

Quoiqursquoil en soit au XIIIe siegravecle le chroniqueur florentin Robert Malaspina attribue deacutejagrave agrave Attila des oreilles de chien laquo Cet Attila flagellum Dei avait la tecircte chauve et des oreilles comme un chien raquo14 Mais il ne parle point de la leacutegende de lrsquoaccouplement avec le leacutevrier De mecircme le chroniqueur de Padoue Rolandino parle drsquolaquo Attila le chien raquo agrave propos du sac de la ville au milieu du XIIIe siegravecle15

Curieusement le laquo pegravere raquo drsquoAttila le leacutevrier joue un rocircle ambigu dans notre reacutecit Tout drsquoabord le leacutevrier au Moyen Acircge jouissait drsquoun statut speacutecial parmi

11 Voir C Lecouteux laquo Les Cynoceacutephales Eacutetude drsquoune tradition teacuteratologique de lrsquoAntiquiteacute au XIIe s raquo Cahiers de civilisation meacutedieacutevale 24 (1981) p 117-128 R Wittkower LrsquoOrient fabu-leux trad de lrsquoanglais par M Hechter Paris 1991

12 A R Anderson Alexanderrsquos Gate Gog and Magog and the inclosed Nations Cambridge Mass 1932 p 55

13 Ibid p 16-25 14 Malaspina c XXII eacuted Muratori Rerum Italianorum Scriptores VIII p XXII Questo At-

tile flagellum Dei avea la testa calva e gli orecchi a modo di cane15 Rolandino Cronica p 123-124 Et duravit hec rapacitatis insanies fere per dies octo ita

quod hiis diebus fuit nobilis illa civitas paduana pauperior quam eo tempore quo ab Athilla destructa canino translata mutavit locum

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les chiens Au milieu du XIIIe siegravecle Vincent de Beauvais classe les chiens en trois cateacutegories chiens de chasse chiens de garde et leacutevriers qui sont les plus nobles les plus eacuteleacutegants les plus rapides agrave la course les meilleurs agrave la chasse16 Animal eacutetroitement associeacute agrave lrsquoaristocratie agrave la noblesse le leacutevrier a une place preacutepondeacuterante dans lrsquoheacuteraldique17 Bien que chiens de chasse on sait que les leacutevriers pouvaient habiter avec leur maicirctre rester dans son intimiteacute Dans le roman de Partonopeus de Blois (av 1188) Partonopeus rentrant au chacircteau apregraves la chasse renvoie ses chiens sauf deux leacutevriers qursquoil garde aupregraves de lui Auques li tolent son enui (v 860) Dans le mecircme roman le jeune Anseau ayant sauveacute un leacutevrier dans un naufrage lrsquoadopte et le prend toujours avec lui

Il iert si dous en compaignieChier lrsquoavoie comme ma vieO moi estoit o moi couchoitO moi erroit o moi guaitoitEt si prenoit char chascun jourEt o moi traioit la dolour18

Ainsi la cohabitation du leacutevrier avec la princesse dans notre leacutegende cor-respond agrave la reacutealiteacute

Par comparaison avec la jeune fille et sa nature amoureuse le leacutevrier de la leacutegende apparaicirct plutocirct comme une victime Sa couleur blanche suggegravere drsquoembleacutee son innocence ce nrsquoest pas lui qui prend lrsquoinitiative de srsquounir avec la princesse et enfin il subit un veacuteritable martyre Le texte en prose preacutecise que laquo la demoiselle eacutetait eacutechauffeacutee par la luxure elle tourna son ventre vers le leacutevrier raquo La mort tragique du leacutevrier jeteacute dans le fosseacute fait penser agrave la mort injuste du laquo saint raquo leacutevrier Guinefort19 bien qursquoil nrsquoy ait aucune relation entre les deux leacutegendes

Lrsquoaccouplement drsquoun humain avec un animal est un motif preacutesent dans di-verses traditions anciennes et folkloriques Ce thegraveme figure dans les leacutegen-

16 Vincent de Beauvais Speculum naturale XIX c XVI17 P Millet Le chien heacuteraldique dans lrsquoarmorial europeacuteen Puiseaux Pardegraves 199518 Partonopeu de Blois eacuted J Gildea Villanova Penn 1967-1970 v 500-50519 Exemplum drsquoEacutetienne de Bourbon (milieu du XIIIe siegravecle) eacuted Lecoy de la Marche Anecdo-

tes historiques leacutegendes et apologues tireacutes du recueil ineacutedit drsquoEacutetienne de Bourbon dominicain du XIIIe siegravecle Paris 1877 p 325-328 voir J-C Schmitt Le saint leacutevrier Guinefort gueacuterisseur drsquoen-fants depuis le XIIIe siegravecle Paris Flammarion 1979

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des geacuteneacutealogiques de peuples turcs attesteacutees degraves le VIe siegravecle Selon les livres chinois Wei shou (ch CII) et Pei shi (ch LXXXVI) le peuple Kao-chrsquoecirc a pour ancecirctre une jeune fille et un loup Un chef des Hsiung-nu avait deux filles agrave cause de leur beauteacute il les destinait agrave devenir des femmes du Ciel et les en-ferma dans une tour La quatriegraveme anneacutee un loup apparut au sommet de la tour la fille cadette comprit que crsquoeacutetait un animal sacreacute envoyeacute du Ciel Elle devint sa femme leurs descendants sont les Kao-chrsquoecirc20 Alexander Krappe a recenseacute une seacuterie de leacutegendes ndash bulgare turque chinoise aiumlnou mais aussi es-quimau indienne et autres ndash qui mettent en scegravene lrsquounion drsquoune femme avec un animal en particulier avec un chien21 La transmission de contes asiatiques aux auteurs occidentaux est pourtant difficile agrave imaginer Sans chercher aus-si loin il srsquoen trouve aussi des exemples dans la litteacuterature meacutedieacutevale dans la Premiegravere Continuation du Perceval Carados force son pegravere le magicien Eliau-regraves agrave srsquoaccoupler successivement avec une levrette une truie et une jument La levrette donne naissance agrave un chien nommeacute Guinalot fregravere de Carados

La levrette avec laquelle il couchaEn a conccedilu un chienQui fut appeleacute Guinalot Crsquoeacutetait le fregravere de Carados22

Quel est donc le sens de lrsquoorigine bestiale drsquoAttila Il va de soi qursquoelle devait souligner la monstruositeacute du personnage et par contraste exalter la valeur de ses ennemis deacutefenseurs du christianisme et de lrsquoItalie Selon une antique tradition les Huns seraient les descendants des sorciegraveres goths chasseacutees loin de leur peuple et feacutecondeacutees par des deacutemons (laquo esprits immondes raquo) Drsquoapregraves le reacutecit drsquoOrose rapporteacute par Jordanegraves Filimer roi des Goths deacutecouvrit par-mi eux en Scythie des magiciennes appeleacutees laquo haliarunnes raquo (haliurumnas) Il les chassa et les condamna agrave errer dans une contreacutee deacutesertique Crsquoest alors que des laquo esprits immondes raquo qui y vagabondaient srsquoaccouplegraverent avec elles

20 Voir M Dobrovits laquo Maidens Towers and Beasts raquo dans The Role of the Women in the Al-taic World V Veit ed Wiesbaden Harrassovitz Verlag 2007 (Asiatische Forschungen 152) p 47-55 qui se reacutefegravere aux travaux de B Oumlgel Tuumlrk Mitolojisi I Ankara 1971

21 A H Krappe laquo La leacutegende de la naissance miraculeuse drsquoAttila roi des Huns raquo Le Moyen Acircge 41 (1931) p 96-104

22 The Continuations of the Old French ldquoPercevalrdquo of Chreacutetien de Troyes The First Continua-tion eacuted W Roach Philadelphia 1949-1955 v 6201-6204

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Puis elles donnegraverent naissance laquo agrave cette race barbare entre toutes qui drsquoabord se cantonna dans le marais rabougrie hideuse et cheacutetive une race drsquohom-mes pour ainsi dire dont on ne parlait dans aucune autre langue que dans ce qui leur tenait lieu de langage humain raquo23 Dans lrsquohistoriographie meacutedieacutevale hongroise ougrave Attila et les Huns reccediloivent une repreacutesentation positive cette leacute-gende de lrsquoorigine deacutemoniaque est reacutefuteacutee agrave force drsquoarguments scripturaires et rationnels Citant les versets de Luc laquo un esprit nrsquoa ni chair ni os raquo (2439) et de Jean laquo ce qui est neacute de la chair est chair et ce qui est neacute de lrsquoesprit est esprit raquo (3 6) Simon de Keacuteza (vers 1282-1285) affirme contraire agrave la nature et agrave la veacute-riteacute lrsquoideacutee que les esprits puissent engendrer puisqursquoils ne sont pas pourvus drsquoorganes naturels Ainsi il est eacutevident que les Hongrois (Huns) descendent drsquoun homme et drsquoune femme comme les autres nations du monde24

La theacuteorie de la geacuteneacuteration deacutemoniaque des Huns est bien connue au Moyen Acircge apregraves 1230 le thegraveme disparaicirct des deacutebats theacuteologiques mecircme si les trai-teacutes deacutemonologiques le citent de nouveau au XVe et au XVIe siegravecle (tel Jean Wier De prestigiis daemonorum Bacircle 1583)25

Dans notre leacutegende la procreacuteation bestiale remplace lrsquoascendance deacutemonia-que Au Moyen Acircge on croyait en la possibiliteacute drsquounions fertiles entre becirctes et humains les fruits de telles unions des hybrides furent consideacutereacutes comme des monstres Aux XIIIe et XIVe siegravecles les monstres reacutesultats drsquoune trans-gression sont les incarnations favorites du Diable26 Ajoutons que selon cer-tains theacuteologiens meacutedieacutevaux les enfants monstrueux neacutes de rapports bestiaux ne peuvent pas recevoir le baptecircme27 De cette faccedilon Attila un ecirctre hybride se trouve autant que faire se peut exclu du monde chreacutetien Plus concregravetement le motif de lrsquoorigine canine drsquoAttila semble ecirctre lieacute agrave lrsquoassimilation des paiumlens aux

23 Jordanegraves Histoire des Goths sect XXIV Introduction trad et notes drsquoO Devilliers Paris Les Belles Lettres 1995 p 48-49 texte lat eacuted Th Mommsen Monumenta Historiae Germanica Auctores Antiquissimi V1 p 89

24 Simon de Keacuteza Gesta Hungarorum eacuted A Domanovszky Scriptores rerum Hungaricarum tempore ducum regumque stirpis Arpadianae Gestarum t I Budapest 1937 p 141-142 Voir E Bozoky laquo La repreacutesentation ideacuteale drsquoAttila et de son royaume dans lrsquohistoriographie meacutedieacutevale de Hongrie raquo dans Royauteacutes imaginaires (XIIe-XVIe siegravecles) textes reacuteunis par A-H Allirot G Lecuppre et L Scordia Turnhout Brepols 2005 p 19-31

25 Voir M Van der Lugt Le ver le deacutemon et la Vierge Les theacuteories meacutedieacutevales de la geacuteneacuteration extraordinaire Paris Les Belles Lettres 2004 p 254 257 296 347 505

26 Ch Ferlampin-Acher Feacutees bestes et luitons Paris 2002 p 295-29627 M Van der Lugt laquo Lrsquohumaniteacute des monstres et leur accegraves aux sacrements dans la penseacutee

meacutedieacutevale raquo dans Monstre et imaginaire social Approches historiques dir A Caiozzo et A-E Demartini Paris Creaphis 2008 p 147

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chiens Lrsquoorigine de la meacutetaphore chienspaiumlens se trouve dans lrsquoAncien Testa-ment (Psaume LIX = Vulgate LVIII) les paiumlens sont compareacutes aux chiens qui rocircdent autour de la ville en aboyant Les auteurs chreacutetiens commentent sur-tout un passage de lrsquoEacutevangile de Matthieu (XV 21-28) ougrave les Cananeacuteens sont assimileacutes agrave des chiens Apregraves Tertullien Lactance Augustin et Jeacuterocircme lrsquousage de cette meacutetaphore se reacutepand au Moyen Acircge28 non seulement dans la litteacutera-ture theacuteologique mais aussi dans les chansons de geste et ceci jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge Notre leacutegende donne corps ndash litteacuteralement ndash agrave cette meacutetaphore par le motif de la naissance drsquoAttila personnage repreacutesentant le paiumlen par ex-cellence et de surcroicirct dans la Guerra drsquoAttila le paiumlen mahomeacutetan tout cela situeacute dans une veacuteritable ambiance de croisade

Avant drsquoexaminer lrsquoarriegravere-plan ideacuteologique et politique de la leacutegende nous devons jeter un regard sur le dernier eacuteleacutement constitutif du reacutecit agrave savoir lrsquoexplication laquo rationaliste raquo - en fait hypocrite ndash donneacutee par un sage ou par un Juif sage de lrsquoaspect canin drsquoAttila Il srsquoagit de la theacuteorie de lrsquoinfluence de lrsquoimagination sur le fœtus ndash appeleacutee theacuteorie laquo imaginationiste raquo ou laquo imagi-niste raquo Elle est attesteacutee chez les philosophes antiques Ainsi le pseudo-Plutar-que rapporte lrsquoopinion drsquoEmpeacutedocle (Ve siegravecle av J-C) selon laquelle lrsquoimagi-nation de la femme joue un rocircle lors de la conception laquo souvent des femmes ont eacuteteacute amoureuses drsquoimages et de statues et ont enfanteacute des enfants sembla-bles agrave icelles raquo29 De mecircme Pline lrsquoAncien affirme que laquo les ressemblances du fœtus tiennent agrave lrsquoimagination au moment de la conception raquo30 Les auteurs meacutedieacutevaux laquo considegraverent que lrsquoimage imprimeacutee dans lrsquoesprit visuel ou lrsquoesprit fantastique dans le cerveau se propage agrave travers le corps et infecte enfin la se-mence raquo 31 Ils se reacutefegraverent le plus souvent au reacutecit biblique de Laban et de Jacob (Genegravese XXX et XXXI) Dans notre leacutegende cette justification savante est censeacutee disculper la princesse et surtout induire en erreur son mari Il nrsquoest pas eacutetonnant que dans la version de la Guerra drsquoAttila lrsquoexplication fallacieuse vienne drsquoun Juif personnage consideacutereacute comme eacuteminemment pervers

28 Voir G Buumlhrer-Thierry laquo Des paiumlens comme chiens dans le monde germanique et slave du haut Moyen Acircge raquo dans Impies et paiumlens entre Antiquiteacute et Moyen Acircge dir L Mary et M Sot Paris Picard 2002 p 175-187

29 Ps-Plutarque De lrsquoopinion des philosophes livre V ch XII30 Pline lrsquoAncien Histoire naturelle livre VII X 231 Voir M Van der Lugt op cit p 128

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Bien que certains motifs de la leacutegende aient incontestablement une allure folk-lorique leurs sources ne peuvent pas ecirctre identifieacutees Par ailleurs lrsquoutilisation de ces motifs est quelque peu biaiseacutee dans les contes folkloriques ce sont les en-fants supposeacutement bestiaux qui sont destineacutes agrave mourir ou qui sont transformeacutes en animaux tandis qursquoici crsquoest le geacuteniteur animal qui est mis agrave mort En ce qui concerne lrsquoauteur de la Guerra selon ses propres dires il nrsquoa pas puiseacute ses mateacute-riaux dans des contes oraux au contraire il affirme avoir chercheacute des eacutecrits sur Attila dans le Frioul en Istrie en Chalor dans La Marche et en Lombardie

In Friul me sui peneacutez in lrsquoIstrie et in ChalorIn la Marccedilhe et in Lomgbardie et in mant terres et bor Por atrover li escript de Atille et la flor Et quant nrsquoai trouvez in longaccedile FranchorLrsquooie tot translateacute (ch XVI v 6089-6096)

Il preacutetend mecircme qursquoil a trouveacute dans le Frioul une histoire en franccedilais et en bourguignon il parle drsquoune histoire vraie qui aurait eacuteteacute eacutecrite en latin par un certain Thomas drsquoAquileacutee scribe du patriarche Nichete (ch V)

Lrsquoistoire vos dirai si con script NicolaisQue la veraie ystoire in croniche atrovaisE sor un bon auctor que fist un clers veraisQue nez fu drsquoAquillee li son non fu ThomaisDou patriarccedilhe Nichete fu scriban au palais I lrsquoa script in latin au temps de li forfais (ch V v 452-457)

Le caractegravere fictif de ces indications est tout agrave fait probable Le contexte ideacuteologique et politique de la composition de notre leacutegende est complexe Tout drsquoabord la mauvaise image du roi hongroishun peut srsquoexpliquer au moins en partie par les conflits drsquointeacuterecircts qui opposaient Venise et le roi de Hongrie Louis drsquoAnjou en particulier en Dalmatie En 1358 Venise a ducirc renoncer ndash provisoirement ndash agrave cette reacutegion Raffaino de Caresini parlant en 1373 des deacutevastations de Louis drsquoAnjou dans le Frioul srsquoeacutetonne de la barba-rie drsquoun tel roi laquo qui descend non pas drsquoAttila flagellum Dei mais du roi tregraves chreacutetien de France raquo 32

32 Raffaino de Caresini Chronica eacuted E Pastorello Rerum Italicarum Scriptores XII Cittagrave di Castello 1942 p 22

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Mais le regain de populariteacute litteacuteraire drsquoAttila preacutesenteacute comme un ennemi paiumlen assimileacute aux Sarrasins srsquoexplique avant tout par lrsquoatmosphegravere geacuteneacuterale qui reacuteactualise lrsquoideacutee de croisade Elle se reflegravete aussi dans un certain nombre de chansons de geste tardives laquo textes nourris du recircve de croisade qui hante le XIVe siegravecle raquo 33 Dans la Guerra drsquoAttila le roi Attila est clairement assimileacute aux Sarra-sins mahomeacutetans et le thegraveme principal de lrsquoeacutepopeacutee est la deacutefense du christianis-me contre les destructeurs paiumlens deacutesigneacutes comme laquo mahomeacutetans raquo La guerre meneacutee par Attila nrsquoa drsquoautre but que lrsquoaneacuteantissement du christianisme Agrave cette eacutepoque Attila est devenu une figure cristallisant les craintes et les obsessions face agrave lrsquoEnnemi embleacutematique qui est le Sarrasin musulman Pour lrsquoauteur de lrsquoeacutepopeacutee peu importe que Mahomet ait veacutecu au VIIe siegravecle et Attila au Vehellip

Avec lrsquoavanceacutee menaccedilante des Turcs ottomans aux siegravecles suivants une ver-sion abreacutegeacutee de la Guerra drsquoAttila connaicirct une veacuteritable diffusion populaire gracircce agrave des poegravemes et des livrets imprimeacutes En 1472 on publie agrave Venise un Libro drsquoAttila34 poegraveme italien qui se reacutepand en Italie du Nord au XVIe siegravecle Plusieurs strophes chantent lrsquohistoire de la naissance drsquoAttila sur le ton drsquoune rhapsodie populaire (III-XII) La fille du roi de Hongrie est qualifieacutee de laquo belle comme lrsquoeacutetoile du matin au ciel raquo (una figliuola tanto bella Quanto egrave nel ciel la mattutina stella) Son pegravere lrsquoenferme dans une tour avec le petit chien

Ed in sua compagnia un cagnolettoLe diede acciograve seco si trastullasse Ma la fanciulla il prese un di nel lettoE come non so dir lrsquoaccarezzasseSo ben che ne segui un i tristo effetto Perchegrave ella di lui pregna restasse Si dice ma perograve comunque sia Vrsquoegrave chi la crede e chi lrsquoha per bugia

Quand le pegravere apprend que sa fille est tombeacutee enceinte il eacuteprouve une telle colegravere qursquoil maudit le ciel les eacutetoiles et le soleil Il marie sa fille agrave un noble che-valier riche gentil drsquoun haut et grand lignage

33 C Roussel laquo Lrsquoautomne de la chanson de geste raquo Cahiers de recherche meacutedieacutevale 12 (2005) p 15-28 ici p 26

34 Attila flagellum Dei Poemetto in ottava rima riprodotto sulle antiche stampe eacuted A drsquoAn-cona Pise Tipografia Nistri 1864

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En Italie les eacuteditions nombreuses de livrets de colportage teacutemoignent de la populariteacute de lrsquohistoire fabuleuse de la vie et des actions drsquoAttila jusqursquoau XIXe siegravecle Leur plus grande vogue se situe entre 1490 et 1510 Fabriqueacutes dans les ate-liers typographiques de Venise ou de ses possessions de terre ferme (Treacutevise) ces livrets comprennent entre 18 et 52 feuillets et sont orneacutes en geacuteneacuteral drsquoune seule xylographie emprunteacutee agrave lrsquoillustration drsquoautres textes litteacuteraires 35 Leur succegraves srsquoexplique en partie par la vocation de Venise dans la deacutefense de lrsquoOcci-dent face agrave lrsquoennemi ottoman (musulman) dont Attila repreacutesentait lrsquoarcheacutetype

En 1565 est reacutedigeacutee lrsquoadaptation en prose de la premiegravere partie de la Guer-ra drsquoAttila par Giovan Maria Barbieri (1519-1574) important philologue sous le patronage drsquoAlfonso drsquoEste Le texte est publieacute agrave Ferrare en 1568 puis agrave Venise en 1569 Sebastiano Erizzo (1525-1595) insegravere une nouvelle in-tituleacutee Del nascimento di Attila re degli Ungheri dans son recueil Le sei gior-nate (1567)36 De mecircme le thegraveme de lrsquoengendrement drsquoAttila par un chien apparaicirct dans le folklore du Frioul et de lrsquoIstrie37 probablement sous lrsquoeffet de la litteacuterature de colportage

La leacutegende de lrsquoorigine canine drsquoAttila a influenceacute sa repreacutesentation sur les meacutedailles et gravures du XVe au XVIIIe siegravecle Attila y est figureacute le plus sou-vent avec un visage humain mais pourvu drsquooreilles pointues de chien38

35 Voir A Grossi laquo Attila nelle opere a stampa del XVI-XIX secolo raquo dans Attila e gli Unni Mostra itinerante [catalogue] LrsquoErma di Bretschneider 1996 p 123-132 P Devilla laquo Attila fla-gellum Dei in alcune incisioni dal XV al XIX secolo raquo ibid p 132-138 A R Girard laquo Un Attila de papier raquo dans Attila Les influences danubiennes dans lrsquoouest de lrsquoEurope au Ve siegravecle Textes reacuteunis et preacutesenteacutes par J-Y Marin [catalogue] Caen Museacutee de Normandie 1990 p 148-152

36 S Erizzo Le sei giornate Rome Salerno 1977 p 314-31537 Voir A von Mailly Leggende del Friuli e delle Alpi Giulie Gorizia 19863 A Brioni laquo La leg-

genda di Attila con speciale riferimento allrsquoIstria raquo Studi Goriziani 6 (1928) p 49-70 38 Voir E Babelon laquo Attila dans la numismatique raquo Revue numismatique 1914 p 315-316

Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

Krisztina HorvaacutethUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest

Nous avons eu lrsquooccasion dans un ouvrage paru sous la direction de Kata-lin Halaacutesz1 de proposer une eacutetude comparative de certains lais de Marie de France qui ne reacutepondent pas agrave lrsquoappellation de laquo lai breton raquo autrement dit qui dans la classifi cation critique traditionnelle nrsquoentraient pas dans la prestigieu-se cateacutegorie des lais arthuriens ne veacutehiculant pas agrave premiegravere vue les thegravemes et motifs de la fameuse laquo matiegravere roulante raquo dite de Bretagne

Longtemps ces textes se sont contenteacutes du modeste titre de laquo lais narratifs raquo ou laquo courtois raquo puis la critique y a revisiteacute la part du merveilleux consideacutereacute dans ses diffeacuterents aspects tant dans ses manifestations laquo au degreacute zeacutero raquo ndash preacutesence ou non de motifs2 merveilleux ndash que plus geacuteneacuteralement dans la theacute-matique merveilleuse3 apparemment priveacutee de tout eacuteleacutement surnaturel laquo vi-deacutee raquo des motifs merveilleux Outre la diversiteacute theacutematique on a reacutecemment observeacute lrsquoeacutetonnante uniteacute estheacutetique de lrsquoœuvre de Marie de France laquo briegrave-veteacute raquo traduisant lrsquointensiteacute des eacutemotions et sobrieacuteteacute deacutelibeacutereacutee qui relegraveve de lrsquoestheacutetique du conte sont les cleacutes du charme de ces textes et de leur reacuteputation durable ainsi que lrsquoa fort bien montreacute Philippe Meacutenard4

Au cœur de ces contes on lrsquoa maintes fois dit se trouve lrsquoaventure mer-veilleuse qui prend le plus souvent la forme drsquoune rencontre amoureuse

1 laquo Les complexes de Marie de France raquo Eacutetudes de litteacuterature meacutedieacutevale Studia Romanica de Debrecen Series Litteraria fasc XXII Debrecen 2000 p 47-63

2 A titre drsquoexemple citons lrsquoarticle de Franccedilois Suard laquo Lrsquoutilisation des eacuteleacutements folklori-ques dans le lai du Frecircne raquo Cahiers de Civilisation Meacutedieacutevale 1978 p 43-52

3 Voir lrsquoeacutetude de Christine Martineau-Geacutenieys laquo La merveille du Frecircne raquo dans Hommage agrave Jean Dufournet Paris Champion 1993 t II p 925-939

4 Philippe Meacutenard Les Lais de Marie de France contes drsquoamour et drsquoaventure du moyen acircge Paris PUF 1979

74 Krisztina Horvaacuteth

Au centre des lais laquo non feacuteeriques raquo de Marie de France se retrouvent avec une eacutetonnante constance les peacuteripeacuteties drsquoun amour laquo probleacutematique raquo deacute-chireacute et douloureux ougrave les cœurs ne vibrent pas toujours agrave lrsquounisson et ougrave les conflits sont surtout inteacuterieurs la fideacuteliteacute eacuteprouvante et la jalousie cruelle et destructrice Nous avons deacutegageacute de ces amours tumultueuses quelque chose qui ressemble fort agrave ce que la critique du vingtiegraveme siegravecle appelle laquo un mythe personnel raquo (pour parler de meacutetaphores obseacutedantes) et par lagrave mecircme nous avons tenteacute de veacuterifier agrave quel point ces cateacutegories de la critique moderne sont pertinentes pour lrsquoœuvre drsquoun auteur du XIIe siegrave-cle dont la personnaliteacute se deacuterobe toujours agrave nous mais qui agrave la lumiegravere drsquoeacutetudes plus reacutecentes nous paraicirct de plus en plus laquo moderne raquo authenti-que et reacutealiste Ses choix tels que les donnent agrave voir la composition concise et preacutecise des textes trahissent certaines preacuteoccupations psychologiques ou sentimentales bien identifiables

Nous nous proposons aujourdrsquohui de preacutesenter un travail drsquoapprofon-dissement seacutemantique reacutealiseacute sur la base de reacutesultats drsquoun recoupement de diffeacuterents releveacutes de motifs et de thegravemes confronteacutes agrave des theacuteories anthro-pologiques et psychanalytiques plus reacutecentes portant sur la parenteacute et plus preacuteciseacutement sur lrsquoinceste

Apregraves tant de deacutebats de critiques formuleacutees agrave lrsquoencontre des systegravemes de classification ndash que ce soit celle des contes-types ou celle des motifs narra-tifs ndash le conte reste toujours la grande affaire des meacutedieacutevistes et ceci depuis les premiegraveres collectes voici donc pregraves de deux siegravecles Il nrsquoen est que drsquoautant plus regrettable que certaines questions drsquoordre meacutethodologique concer-nant le rapprochement la confrontation la comparaison du conte et du reacute-cit meacutedieacuteval nrsquoaient toujours pas trouveacute de reacuteponses satisfaisantes Avant que le meacutedieacutevisme ne srsquoen trouve quelque peu rougissant nous aimerions rappe-ler quelques constats relatifs agrave la meacutethodologie des rapprochements theacutemati-ques5 constats accablants faits par Anita Guerreau-Jalabert qui allait publier une deacutecennie plus tard une nouvelle ramification des index laquo aarnethompso-niens raquo existants Dans lrsquoarticle citeacute lrsquoauteur observe preuves agrave lrsquoappui

La redondance du catalogue et la liste longue mais en partie reacutepeacutetitive des motifs

Le caractegravere souvent vague de lrsquoindex matriciel

5 Anita Guerreau-Jalabert laquo Romans de Chreacutetien de Troyes et contes folkloriques Rappro-chements theacutematiques et observations de meacutethode raquo dans Romania No104 1983 p 1-48

75Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

Le caractegravere approximatif de certains motifs ducirc en partie agrave un manque de deacutefinition en compreacutehension et en extension de certains drsquoentre eux Il en est ainsi par exemple du motif de lrsquointerdit ou de lrsquoAutre Monde notions rele-vant eacutevidemment du merveilleux entiteacute srsquoaveacuterant elle-mecircme par la suite fort probleacutematique En effet si lrsquoon souhaitait par exemple prendre pour base la reacutepartition theacuteorique todorovienne dont les critegraveres deacutecisifs sont disposition mentale et reacuteaction affective du reacutecepteur tregraves vite le critique meacutedieacuteviste se heurterait agrave des obstacles de fait comme par exemple lrsquoeacuteloignement temporel et le contexte ideacuteologique ndash disons pour simplifier ndash chreacutetien qui excluraient drsquoembleacutee la possibiliteacute drsquoune adheacutesion inconditionnelle agrave la reacutealiteacute du pheacuteno-megravene merveilleux Par la suite certains critiques comme Francis Dubost ont laquo coupeacute le nœud gordien raquo en preacutefeacuterant appeler fantastiques les pheacutenomegravenes merveilleux ndash ceux donc relevant de lrsquoalteacuteriteacute ndash qui ont pu ecirctre observeacutes dans le corpus meacutedieacuteval

Le quatriegraveme point de la critique drsquoAnita Guerreau-Jalabert visait la do-cumentation trop eacutetroitement anglo-saxonne et surtout ameacutericaine agrave laquel-le Stith Thompson limitait son enquecircte Lrsquoinsuffisance de la prise en compte de la litteacuterature critique allemande et franccedilaise explique en effet que certains motifs qui nous tiennent agrave cœur ndash tel que le combat pour lrsquoeacutepervier la chasse au blanc cerf ou le don contraignant lrsquoentreacutee du heacuteros agrave cheval dans un palais ou encore le verger drsquoamour (jardin ndash lieu de rencontre entre lrsquohomme et la femme) soient passeacutes presque inaperccedilus

Enfin lrsquousage du motif-index est jugeacute probleacutematique car derriegravere lrsquoen-semble apparemment laquo rigoureusement ordonneacute raquo se dessine un systegraveme trop compliqueacute de renvois et laquo une inorganisation fondamentale raquo due en partie agrave lrsquoinsuffisance de la reacuteflexion theacuteorique portant sur la deacutefinition mecircme de ce que sont un laquo motif raquo et la laquo folk-literature raquo En reacutesultent des laquo hasards de lecture raquo le choix discutable du corpus mecircme et laquo lrsquoeacutemiette-ment des contenus narratifs raquo qui consiste agrave voir apparaicirctre une mecircme seacute-quence narrative avec des deacutefinitions tantocirct diffeacuterentes tantocirct redondan-tes Ainsi par exemple pouvons-nous faire correspondre agrave lrsquoanneau dans Yvain ou le chevalier au lion une dizaine de motifs reacutepartis dans plusieurs seacuteries numeacuteriques

Le verdict est assez seacutevegravere laquo La vaste typologie qui preacutetend organiser cette volumineuse mais informe matiegravere elle ne pouvait difficilement ecirctre autre chose qursquoun assemblage de fiches de lecture tant bien que mal regrou-peacutees en quelques seacuteries theacutematiques raquo Lrsquoauteure drsquoen conclure agrave lrsquoinaptitu-

76 Krisztina Horvaacuteth

de du motif agrave rendre compte des thegravemes drsquoun texte donneacute et au laquo caractegravere eacuteclateacute de ce mateacuteriau raquo qui le rend comparable agrave un puzzle

Crsquoest suite agrave ces observations qursquoelle a publieacute son propre index6 se pliant en quelque sorte agrave une laquo mauvaise coutume raquo ou si lrsquoon preacutefegravere agrave un consensus scientifique mecircme si laquo lrsquoincoheacuterence du Motif-Index est incontestable raquo et si laquo on peut regretter qursquoil ait servi de base confiante agrave drsquoautres chercheurs raquo7 Il faut reconnaicirctre que les reacuteameacutenagements ulteacuterieurs des catalogues de conte ndash gracircce agrave leur double voire triple systegraveme drsquoentreacutees ndash tiennent compte en partie des critiques formuleacutees preacuteceacutedemment8

Finalement nous nrsquoavons peut-ecirctre pas agrave rougir tant que cela de nos problegrave-mes de meacutedieacutevistes agrave en croire Josiane Bru9 il semblerait que les folkloris-tes eacuteprouvent des difficulteacutes intellectuelles et pratiques similaires aux nocirctres quand il srsquoagit drsquointeacutegrer agrave une classification existante des collectes enregis-treacutees plus reacutecemment (depuis les anneacutees 1960 ) tellement serait grande la dis-pariteacute entre la typologie des analystes et la typologie autochtone Si bien que Josiane Bru avoue par exemple ne reacutepertorier que les contes deacutejagrave transcrits et publieacutes afin de laquo preacuteserver la coheacuterence raquo du catalogue existant ndash agrave enten-dre comme laquo recensement de contes seacutepareacutes du reste de la parole conteuse raquo contes dont Josiane Bru nous rappelle que ce laquo sont des moments de parole coheacuterents mais isoleacutes de leur contexte drsquoeacutenonciation raquo Le document sonore nrsquoest donc tout simplement pas laquo aarnethompsonable raquo et seule lrsquoest la trans-cription steacuteriliseacutee deacutepouilleacutee notamment de lrsquointention du conteur et en geacute-neacuteral de tous les eacuteleacutements qui relegravevent de la performance et peuvent fonda-mentalement modifier la tonaliteacute voire le genre du reacutecit

Que pourrions-nous dire alors nous meacutedieacutevistes du texte litteacuteraire ma-nuscrit de cette laquo manuscriture raquo qui tout autant que le conte est parole conteuse isoleacutee de son contexte drsquoeacutenonciation Nrsquoest-elle peut-ecirctre pas mecircme encore beaucoup plus isoleacutee que la performance orale contemporaine Si les

6 Anita Guerreau-Jalabert Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers (xiie-xiiie siegravecles) Genegraveve Droz laquo Publications romanes et franccedilaises raquo CCII 1992

7 Jean-Jacques Vincensini Motifs et thegravemes du reacutecit meacutedieacuteval Nathan 2000 p 478 Hans-Joumlrg Uther The Types of International Folktales A Classification and Bibliography

Based on the System of Antti Aarne and Stith Thompson FF Communications no 284-286 Hel-sinki Suomalainen Tiedeakademia 2004

9 Josiane Bru laquo Le repeacuterage et la typologie des contes populaires Pourquoi Comment raquo Bulletin de liaison des adheacuterents de lrsquoAFAS [En ligne] 14 | 1999 mis en ligne le 01 octobre 1999 consulteacute le 01 feacutevrier 2011 URL httpafasrevuesorg319

77Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

catalogues existants ne peuvent ecirctre consideacutereacutes tout au plus que comme des grammaires ndash il serait plus judicieux de dire des dictionnaires ndash refleacutetant donc un eacutetat de la langue et non pas de la parole peut-on espeacuterer une ameacute-lioration fonctionnelle de ces outils tout comme le folkloriste espegravere que de nouveaux critegraveres drsquoentreacutee seront conccedilus Est-il vrai ou toujours vrai qursquolaquo une indexation satisfaisante [ne] devrait reacutesulter en theacuteorie que de lrsquoin-terpreacutetation deacutetailleacutee et globale des reacutecits raquo

Premier constat une telle interpreacutetation ndash en supposant mecircme qursquoelle puis-se exister ndash ne rendrait compte que du seul texte litteacuteraire individuel Au lieu donc de permettre des croisements des recoupements etc cette interpreacuteta-tion ne ferait qursquoisoler le texte en introduisant chaque fois de nouveaux critegrave-res ou pis encore des types ou des motifs ineacutedits

Rappelons deuxiegravemement que le sens drsquoun reacutecit ne reacuteside aucunement dans lrsquoassemblage de ses seacutequences mais dans leur articulation Dans le contexte folklorique lrsquoarticulation des motifs donne les contes-types mais le texte lit-teacuteraire est quant agrave lui absolument irreacuteductible agrave des reacutecits-types ndash reacuteduction agrave laquelle lrsquoIndex des motifs narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers ne srsquoessaie pas bien entendu mais au lieu de laquelle il propose ndash com-me le font plusieurs ouvrages similaires ndash un releveacute dans lrsquoordre de chaque texte des motifs retenus Cet index inverse facilite lrsquoaccegraves au corpus ce qui suffit agrave expliquer le recours agrave ce genre de redistribution dans les outils folklo-riques correspondants Un tel releveacute par vocables (subjects) facilite ainsi la cir-culation dans la derniegravere eacutedition du Types of the Folktale Malheureusement agrave lrsquousage la consultation de ces redistributions srsquoavegravere quelque peu deacutecevante crsquoest ce que nous aimerions illustrer dans ce qui suit par lrsquoexemple de quelques lais de Marie de France

Il nous semble que nous sommes aujourdrsquohui en mesure drsquoeacutetoffer un peu plus la laquo seacutequence steacutereacuteotypeacutee raquo que nous avons choisi de surnommer le laquo com-plexe de Griseacutelidis raquo Pour ce faire nous avons encore une fois pris drsquoassaut les index de motifs et autres catalogues de contes-types nous deacutetachant de la ca-teacutegorie des contes merveilleux pour examiner une autre branche du folklore qui dans la plupart des catalogues de ce genre sera proposeacutee dans un volume diffeacuterent de celui des contes de feacutee souvent tout simplement parce que le tra-vail drsquoenregistrement (laquo aarnethompsonisation raquo ) des recueils procegravede systeacute-matiquement par genres folkloriques Ainsi le Delarue-Tenegraveze10 tout comme

10 Les deux mille pages de la derniegravere eacutedition de cet ouvrage tiennent en un seul volume repre-

78 Krisztina Horvaacuteth

le catalogue hongrois de Kriza Ildikoacute ne recense que dans les derniers volu-mes les contes dits laquo reacutealistes raquo (ou laquo contes-nouvelles raquo pour le catalogue hon-grois) parmi lesquels se trouve le conte-type AT 900 King Trushbeard (Le ti-tre hongrois du conte Rigoacutecsőr kiraacutely vient de lrsquoallemand Koumlnig Drosselbart)

Pour le catalogue Delarue-Tenegraveze il srsquoagit des diffeacuterentes versions de laquo la meacutegegravere apprivoiseacutee raquo et nous pourrions bien sucircr nous interroger sur la perti-nence du vocable retenu si les accents du conte ne tenaient pas agrave des particu-lariteacutes reacutegionales voire individuelles Rappelons-en briegravevement le squelette

Une princesse refuse (pour diffeacuterents motifs) ses preacutetendantsles couvrant de ridicule (surnom sobriquet)La colegravere paternelle lrsquooblige agrave eacutepouser le premier venu (en reacutealiteacute un roi)Apregraves le mariage (la jeune femme eacutetant enceinte) le couple est chasseacuteLe prince deacuteguiseacute fait subir les pires humiliations agrave son eacutepouse qui se re-

trouve agrave son insu servante dans son propre palaisAgrave lrsquooccasion des preacutetendues noces du prince lrsquohomme devant la cour hu-

milie encore son eacutepouse (prise en flagrant deacutelit de vol)Il finit par se reacuteveacuteler et les noces officielles sont ceacuteleacutebreacuteesLagrave encore le reacutesultat des recoupements de motifs serait certes plutocirct mai-

gre mais beaucoup plus concret il srsquoagit pour lrsquoessentiel du motif H 4612 Test of mistressrsquo wifersquos patience attendance at wedding to another Et nous voilagrave au cœur mecircme du noyau seacutemantique de ce complexe de Griseacutelidis

Quels liens sont susceptibles drsquoapparaicirctre entre le scheacutema de conte reacutealiste de la laquo meacutegegravere apprivoiseacutee raquo ou de lrsquoeacutepouse perseacutecuteacutee ndash que lrsquoon retrouve par exemple dans les histoires relatives agrave laquo la jeune fille aux mains coupeacutees raquo ndash et la merveille du Fresne

Pierre Gallais laquo apparente raquo11 la nouvelle de Boccaccio et le lai de Marie de France au conte-type AT 706 proceacutedant donc comme par parataxe par rap-prochements12 En passant une allusion est faite agrave un autre conte-type qui nrsquoest drsquoailleurs pas releveacute dans les reacutegions franccedilaises et francophones mais amplement attesteacute en Allemagne et en Autriche-Hongrie ou encore dans les

nant les quatre tomes publieacutes entre 1976 et 1985 Paul Delarue Marie-Louise Tenegraveze Le conte po-pulaire franccedilais Catalogue raisonneacute des versions de France Maisonneuve et Larose 2002

11 Nous nrsquoaimons pas ce verbe mais il exprime bien ici un certain geste ulteacuterieur qui sur la base drsquoune familiariteacute laquo ressentie raquo par le critique entre deux textes effectue un rapprochement peu argumenteacute presque instinctif

12 Pierre Gallais La Feacutee agrave la fontaine et agrave lrsquoarbre un archeacutetype du conte merveilleux et du reacutecit courtois Amsterdam Rodopi 1992 p 166

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territoires slaves avoisinants ou les Balkans Il srsquoagit du type AT 710 La niegravece de Notre Dame tregraves proche de La fille aux mains coupeacutees Les situations de base sont similaires ndash une enfant promise agrave un ecirctre surnaturel ndash mais dans ce cas-lagrave ce nrsquoest pas au diable mais soit agrave la Vierge soit agrave une dame noire (vrai-semblablement lrsquoune de ces Vierges Noires tregraves appreacutecieacutees dans ces reacutegions) Celle-ci eacutelegraveve dans sa noire demeure ndash temple palais ou comme dans le cas du Fresne une abbaye ndash la jeune fille comme sa propre niegravece mais avec une interdiction La jeune fille va cependant transgresser cet interdit dont crsquoest drsquoailleurs la raison drsquoecirctre et srsquoenfuir avec un roi auquel elle donnera des en-fants Sa marraine va les lui ravir et agrave cause de son mutisme elle sera accuseacutee drsquoinfanticide puis apregraves avoir confesseacute son peacutecheacute sauveacutee in extremis du bucirc-cheacute Ses enfants lui seront rendus etc

Du recoupement de ce scheacutema folklorique avec les reacutesumeacutes proposeacutes par lrsquoIndex drsquoAnita Guerreau-Jalabert nous obtenons ce qui semble de nouveau un assez maigre butin Les seuls eacuteleacutements en commun sont les suivants

R 131 Exposed or abandoned child rescuesR 1319 Porter rescues abandoned childR 13118 Pious woman rescues abandoned child(La distribution seacutemantique est quelque peu discutable car il srsquoagit drsquoune

seacuterie drsquoeacuteveacutenements successifs qui ne procegravede pas par speacutecification mais par suite logique on srsquoapproche concentriquement du lieu sacreacute du centre mythi-que ougrave la jeune fille va poursuivre son eacutevolution jusqursquoagrave la maturiteacute sexuelle)

Un eacuteleacutement reacutecurrent semble encore faire obstacle agrave lrsquoadeacutequation du scheacutema au Lai du Fresne Comme le Fresne les jeunes filles du conte sont abandon-neacutees agrave deux reprises enfant puis abandonneacutees par leur conjoint apregraves avoir donneacute naissance agrave des enfants le plus souvent des jumeaux (T 587 Perseacutecu-tion de la megravere ayant accoucheacute de jumeaux aux cheveux drsquoor) Or srsquoil est bien question de geacutemelliteacute chez Marie de France ce motif a probablement eacuteteacute deacute-placeacute par lrsquoauteur et lrsquoon peut mecircme avancer que crsquoest lagrave lrsquoun des proceacutedeacutes de laquo conjointure raquo savants et conscients qui lui sont propres Nous pouvons citer ici lrsquoexemple de Lanval ougrave le motif deacuteclencheur du scheacutema folklorique agrave sa-voir le meacutefait initial ndash motif de la femme de Putifarndash se trouve pour des rai-sons de construction et drsquoeffet dramatique eacutevidentes transfeacutereacute du deacutebut au milieu de lrsquointrigue introduisant ainsi chez Marie de France la longue seacutequen-ce de procegraves judiciaire qui prend de cette maniegravere une toute autre envergure

En ce qui concerne le Fresne crsquoest bien la geacutemelliteacute qui induit la situation enclenchant la suite des eacuteveacutenements et qui constitue le motif du premier

80 Krisztina Horvaacuteth

abandon de lrsquoheacuteroiumlne Mais la question des jumelles revient eacutegalement dans le nœud du lai lors de lrsquoultime eacutepreuve de lrsquoheacuteroiumlne quand Goron srsquoapprecircte agrave eacutepouser le Coudre sa sœur jumelle (Rappelons que le marquis de Saluces dans le Deacutecameacuteron organise quant agrave lui ses preacutetendues noces avec la fille de Griselda) Outre la theacuteorie psychanalytique du complexe et donc de la repreacute-sentation lieacutee agrave quelque chose comme laquo un mythe personnel raquo chez lrsquoauteur lrsquoanthropologie historique (agrave laquelle nous nous proposons drsquoavoir mainte-nant recours) va nous permettre de recontextualiser le texte litteacuteraire Les eacutetudes portant sur les modes de lrsquoorganisation sociale ont souvent placeacute la parenteacute au cœur de leurs preacuteoccupations lrsquoarticulation des reacuteseaux de pa-renteacute obeacuteit agrave des regravegles drsquoalliance et de consanguiniteacute Dans la terminologie actuelle qui semble toujours un peu confuse quelques preacutecisions srsquoimpo-sent Mecircme si les structures de parenteacute offrent de notables variations suivant lrsquoeacutepoque et la zone drsquoobservation un facteur unificateur et de renforcement des parenteacutes par alliances est partout observeacute agrave savoir le mariage chreacutetien unique et indissoluble Par ce biais lrsquoEacuteglise intervient dans la deacutetermination drsquoune partie au moins des regravegles drsquoalliance et aussi dans le controcircle de leur application au moyen par exemple de la publiciteacute de lrsquoacte qui permet de veacute-rifier lrsquoabsence de tout empecircchement les cas drsquoempecircchement ayant eacuteteacute agrave di-verses reprises deacutefinis par cette mecircme Eacuteglise au cours du Moyen Acircge Il srsquoagit essentiellement de regravegles de prohibition et agrave partir de la fin du XIXe siegravecle de nombreuses theacuteories13 concernant leur origine et leur fonction ont vu le jour

Pour lrsquoanthropologie structurale la prohibition de lrsquoinceste et lrsquoinstitution systeacutematique de diffeacuterentes chaicircnes drsquounion preacutefeacutereacutees sinon prescrites permet drsquoeacutedifier une socieacuteteacute humaine authentique sur la base artificielle des unions par alliance Une theacuteorie plus reacutecente de Franccediloise Heacuteritier14 complegravete les preacute-ceacutedentes en faisant apparaicirctre lrsquoinceste et sa prohibition comme eacutetroitement lieacutes dans chaque culture agrave des ensembles totaux de repreacutesentations qui por-tent sur la personne sur lrsquoorganisation sociale sur le monde et sur les rap-

13 Nous ne retiendrons agrave cet endroit que les exemples suivants Eacutemile Durkheim La prohibition de lrsquoinceste et ses origines (1897) Paris Payot 2008 Une eacutedi-tion numeacuterique est disponible httpdxdoiorgdoi101522claduepro4Sigmund Freud Totem et tabou (1912) Paris Payot 1951 (pour la premiegravere traduction franccedilai-se) Paris Payot coll laquoPetite Bibliothegraveque Payotraquo 2004 Claude Leacutevi-Strauss Les Structures eacuteleacutementaires de la parenteacute Paris PUF 1949 nouv eacuted re-vue La Haye-Paris Mouton 1968

14 Franccediloise Heacuteritier Les deux soeurs et leur megravere anthropologie de lrsquoinceste Paris Eacuted Odile Jacob 1994 reacuteeacuted 1997

81Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

ports de chacune de ces trois entiteacutes entre elles Eacutetudiant diffeacuterentes cultures preuves textuelles agrave lrsquoappui elle deacutemontre qursquoagrave cocircteacute ndash et peut-ecirctre mecircme en amont ndash de lrsquoinceste entre consanguins il existe un inceste de deuxiegraveme type laquo lrsquoinceste des deux sœurs raquo qui implique que la relation incestueuse existe non seulement entre les partenaires mais aussi entre les deux consanguins du mecircme sexe partageant le mecircme partenaire sexuel Ici le critegravere constitutif de lrsquoinceste sera la mise en contact drsquohumeurs (substances liquides) identiques parce que cela met en jeu ce qursquoil y a de plus fondamental dans les socieacuteteacutes hu-maines la faccedilon dont elles construisent leur cateacutegorie mental de lrsquoidentique et du diffeacuterent15 Sur ce point les versets du Coran et du Leacutevitique sont formels et une eacutetude contrastive deacuteployeacutee sur plusieurs cultures et produits culturels conduit agrave affirmer que laquo cet inceste du deuxiegraveme type est mecircme conceptuel-lement agrave lrsquoorigine vraisemblablement de la prohibition de lrsquoinceste telle que nous la connaissons du premier type et non de lrsquoinverse raquo16 Pour lrsquoauteure en tout cas toute la leacutegislation qui a suivi en droit canon et en droit civil concer-nant les interdits sur lrsquoalliance a eacuteteacute calqueacutee sur les interdits de consanguiniteacute et elle est resteacutee en vigueur tregraves longtemps alors qursquoelle ne srsquoappuie sur aucun risque biologique srsquoagissant de parents par alliance Rappelons en outre que laquo cette extension de la notion drsquoinceste raquo devait srsquoaccompagner laquo drsquoun eacutelar-gissement de lrsquoespace interpreacutetatif et partant des enjeux de lrsquointerdit de lrsquoin-ceste qui engage deacutesormais une eacuteconomie du laquo symbolique raquo ndash au sens large cette fois de ce qui nrsquoest pas reacuteductible agrave la seule dimension mateacuterielle eacutecono-mique ou sociale raquo17

Pour conclure provisoirement sur lrsquoimpact de cette question en litteacuterature nous pensons que cet inceste du deuxiegraveme type pourrait bien ecirctre le chaicircnon seacutemantique manquant entre les reacutecits en question et les types de conte men-tionneacutes dont on a pu observer la combinaison sans pour autant avoir reacuteussi agrave approfondir les raisons seacutemiologiques de ce pheacutenomegravene drsquoaffiniteacute notion eacuteta-blie en folklore par Ortutay Gyula18 dans les anneacutees 1950

15 Franccediloise Heacuteritier Un problegraveme toujours actuel lrsquoinceste et son universelle prohibition Collegium Budapest 1996 p 7

16 Ibid p 1017 Voir plus amplement sur le sujet Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich laquo Eacutetendre la

notion drsquoinceste exclusion du tiers et binarisation du ternaire raquo A contrario 12005 (Vol 3) p 5-13

URL wwwcairninforevue-a-contrario-2005-1-page-5htm 18 Lrsquoaffiniteacute deacutefinit dans la litteacuterature orale une parenteacute formelle ou seacutemantique entre œuvres

82 Krisztina Horvaacuteth

En conclusion si nous pouvons soutenir aujourdrsquohui que Fresne lrsquohistoi-re du marquis de Saluces et Eliduc sont en affiniteacute avec les contes-types AT 706 (La jeune fille aux mains coupeacutees) AT 707 (Les enfants aux cheveux drsquoor) AT 710 (La niegravece de la Vierge) mais aussi avec le conte-nouvelle type 900 (La meacutegegravere apprivoiseacutee) crsquoest en raison drsquoun noyau seacutemantique unique eacuteleacutement constituant de ce que nous avons choisi drsquoappeler le complexe de Griseacutelidis19 Ce noyau est en outre indissociable de la notion anthropologique et psychi-que de lrsquoinceste des deux sœurs car ce qui rend les souffrances de nos heacuteroiumlnes proprement insoutenables crsquoest qursquoelles sont toutes eacuteprouveacutees dans une situa-tion de rivaliteacute drsquoautant plus interdite que cette rivaliteacute oppose deux person-nes du mecircme sexe deacutejagrave en rapport drsquoextrecircme proximiteacute

qui permet et favorise la naissance mais aussi la combinaison des variantes (En philologie tex-tuelle on va parler de contamination) Ortutay Gyula Variaacutens invariaacutens affinitaacutes Budapest MTA II osztaacutely koumlzlemeacutenyei 1959

19 laquo Les complexes de Marie de France raquo Eacutetudes de litteacuterature meacutedieacutevale Studia Romanica de Debrecen Series Litteraria fasc XXII Debrecen 2000

Fabliaux et Leacutegendes urbaines

Alain CorbellariUniversiteacute de Lausanne

Rien de plus eacutevident en apparence que les liens des fabliaux avec le folklore La critique scientifi que du XIXe siegravecle a multiplieacute des parallegraveles culturels que les mises en garde de Beacutedier (qui affi rmait qursquoil eacutetait vain de chercher leur origine1) nrsquoont en fait que peu freineacute ce mouvement a abouti agrave lrsquointeacutegra-tion de nombre drsquointrigues de fabliaux aux immenses reacutepertoires de lrsquoeacutecole fi nlandaise de narratologie2 Crsquoest pourtant moins cette piste lieacutee agrave lrsquoimmeacute-moriale histoire des contes que lrsquoon aimerait suivre ici que celle plus souter-raine encore de ces mini-reacutecits que lrsquoon tient pour vrais transmis de bouche agrave oreilles agrave la fois inquieacutetants et plaisants et qui sont connus sous le nom de laquo leacutegendes urbaines raquo De fait ancreacutes dans la quotidienneteacute du Moyen Acircge central les fabliaux apparaissent tout deacutesigneacutes pour colporter et reacutepandre ce type de reacutecits pour ne pas dire de ragots en apparence peu compatibles avec le caractegravere intemporel des leacutegendes arthuriennes ou eacutepiques mais qui par un autre biais fi nissent pourtant par les rejoindre

Les frontiegraveres sont en effet moins claires qursquoil nrsquoy paraicirct de prime abord en-tre le vulgaire racontar et la noble leacutegende et cela fait quelques temps deacutejagrave que la recherche sur les contes et la sociologie des leacutegendes urbaines ont fait leur jonction on nrsquoen est plus agrave opposer les deux domaines comme eacutetanches lrsquoun agrave lrsquoautre et lrsquoon reconnaicirct aujourdrsquohui que la compulsion narrative srsquoincarne volontiers dans des formes compleacutementaires qui concourent toutes agrave lrsquoenri-chissement de notre imaginaire3

1 Joseph Beacutedier Les Fabliaux Paris Champion 18952 Voir Antti Aarne et Stith Thompson The Types of the Folktale Helsinki Academia scien-

tiarum fennica laquo FF Communication raquo 184 19613 Sur les leacutegendes urbaines voir en particulier les travaux de Jean-Bruno Renard Ru-

meurs et leacutegendes urbaines Paris PUF laquo Que-sais-je raquo 20022 Veacuteronique Campion-Vin-cent et Jean-Bruno Renard Leacutegendes urbaines Rumeurs drsquoaujourdrsquohui Paris Payot 1992 Jean-Noeumll Kapferer Rumeurs Le plus vieux meacutedia du monde Paris Seuil 1987 et Jan Ha-rold Brunvand The Baby Train and Other Lusty Urban Legends New York Norton 1993 (ouvrage qui comprend un index des leacutegendes urbaines types)

84 Alain Corbellari

Il nrsquoen reste pas moins que si les reacutesultats de lrsquoeacutevolution des deux types nar-ratifs sont souvent sur le long terme difficiles agrave distinguer leurs modes de propagation et de reacuteception restent bien diffeacuterents

A quoi se reconnaissent les leacutegendes urbaines On srsquoaccorde agrave estimer que trois critegraveres les caracteacuterisent

1) Les leacutegendes urbaines appartiennent au registre de la rumeur et sont preacute-senteacutees comme authentiques mecircme si elles ne sont jamais raconteacutees par leurs protagonistes eux-mecircmes crsquoest en effet toujours agrave un ami ou agrave lrsquoami drsquoun ami ou agrave lrsquoami drsquoun ami drsquounhellip bref agrave un tiers consideacutereacute comme proche que les choses sont censeacutees ecirctre arriveacutees Lrsquoexpeacuterience est facile agrave faire osez douter de la veacuteraciteacute drsquoune telle histoire et vous verrez aussitocirct son narrateur froncer les sourcils Auriez-vous lrsquoaudace de mettre ses dires en doute Corollaire-ment aussi invraisemblable qursquoil soit mdash mygales dans les yuccas doigts dans les boicirctes de conserves ou femmes enceintes ayant des grenouilles dans le ven-tre mdash le reacutecit est toujours directement en phase avec notre contemporaneacuteiteacute et notre quotidienneteacute

2) Les leacutegendes urbaines ont un caractegravere narratif prononceacute On ne se contente pas de nous transmettre un fait incroyable mais on lrsquoenrobe de deacute-tails et drsquoexplications circonstancielles la preacutesence de crocodiles dans les eacutegouts est ainsi dramatiseacutee par le reacutecit eacutepique du combat drsquoun eacuteboueur avec lrsquoun de ces monstres et on ne manque pas de nous expliquer que la preacutesence de ces sauriens parmi les eaux useacutees reacutesultent drsquoune mode que lrsquoon avait eue de les eacutelever beacutebeacutes en appartement et de les jeter dans les toilettes avant qursquoils ne grandissent trophellip

3) Les leacutegendes urbaines se reacutevegravelent ecirctre des reacutecits exemplaires illustrant soit les piegraveges et les dangers de la civilisation moderne (on ne compte plus les histoires qui deacutenoncent la laquo malbouffe raquo ou les expeacuteriences hasardeuses preacute-tendument meneacutees par les savants sur la nature ou lrsquoecirctre humain) soit les comportements irresponsables Pour ne prendre qursquoun exemple le petit reacutecit de retour de voyage racontant lrsquoadoption drsquoun chien exotique qui se reacutevegravele fi-nalement ecirctre un gros rat incite les voyageurs agrave se meacutefier des pays exotiques Ce faisant les leacutegendes urbaines srsquoavegraverent souvent conservatrices voire reacuteac-tionnaires elles confirment les steacutereacuteotypes les atavismes protectionnistes voire dans le pire des cas les reacuteflexes racistes

Il est agrave peine neacutecessaire de preacuteciser que lrsquoadjectif laquo urbaines raquo est particuliegrave-rement mal choisi pour deacutesigner ce type de reacutecits qui nrsquoont pas plus de lien neacute-cessaire avec les villes qursquoavec une conception speacutecifiquement contemporaine

85Fabliaux et Leacutegendes urbaines

de la socieacuteteacute A cet eacutegard Jean-Bruno Renard nous semble aller trop loin en affirmant qursquoelles laquo expriment de maniegravere symbolique les peurs et les espoirs drsquoune moderniteacute en crise4 raquo Il est vrai que crsquoest agrave la faveur du deacuteveloppement moderne de lrsquoinformation et des media que cette cateacutegorie narrative a eacutemer-geacute mais elle est en fait vieille comme le monde Certaines occurrences tregraves anciennes drsquohistoires reacutecemment reacuteactualiseacutees en deacutemontrent la prodigieuse malleacuteabiliteacute Ainsi une rumeur propageacutee par la presse britannique a seacutevi dans le sud de la France entre 1989 et 1991 une femme ivre qui aurait ingurgiteacute un tecirctard aurait eacuteteacute opeacutereacutee un mois apregraves et les chirurgiens auraient vu une gre-nouille bondir de son ventre en cours drsquoopeacuteration Or cette histoire les meacutedieacute-vistes la connaissent puisqursquoelle est adapteacutee drsquoun reacutecit de La Leacutegende doreacutee Neacuteron ayant voulu vivre lrsquoexpeacuterience de lrsquoaccouchement ses meacutedecins lui fi-rent ingurgiter agrave son insu une grenouille vivante qui srsquoagita tant dans son ven-tre que le sinistre empereur exigea que les meacutedecins lrsquoopegraverent laquo avant terme raquo la grenouille srsquoeacutechappant de son ventre alla se cacher dans le palais donnant ainsi agrave ce dernier son nom de Latran (lata rana = laquo grenouille cacheacutee raquo)

Un autre ceacutelegravebre reacutecit meacutedieacuteval a eacutegalement tout de la leacutegende urbaine celui du laquo cœur mangeacute raquo et le caractegravere courtois des reacutecits qui lrsquoutilisent ne constitue pas une objection agrave cette classification ne lui manque ni le caractegravere de rumeur puisqursquoil apparaicirct dans une vida de troubadour (cel-le de Guilhem de Cabestanh) et fut consideacutereacute comme historique jusqursquoau XIXe siegravecle (Stendhal et Raynouard nrsquoavaient aucune difficulteacute agrave le consideacute-rer comme creacutedible) ni le deacuteveloppement narratif meacutenageant le suspense ni le caractegravere exemplaire la morale pouvant si lrsquoon veut bien srsquoen reacuteduire agrave lrsquoinjonction de ne pas convoiter la femme drsquoautrui5 En outre tous les reacutecits plus ou moins anthropophagiques qui abondent dans les rumeurs actuelles peuvent en ecirctre consideacutereacutes comme la menue monnaie des doigts retrouveacutes dans les boicirctes de conserves jusqursquoaux rumeurs entourant la fabrication des pacircteacutes dans certains quartiers pauvres Le motif du festin drsquoAtreacutee lui est eacutevi-demment aussi apparenteacute et srsquoil nous est parvenu dans un cadre mytholo-gique qui ici encore en brouille la perception laquo urbaine raquo rien nrsquoempecircche

4 Jean-Bruno Renard Rumeurs et leacutegendes urbaines op cit 4e de couverture5 On peut consideacuterer que les deux reprises moderniseacutees du thegraveme du laquo cœur mangeacute raquo par

Leacuteon Bloy mdash la premiegravere dans le recueil Sueur de Sang consacreacute agrave des anecdotes tragiques lieacutees agrave la Guerre de 1870 (laquo A la table des vainqueurs 1893) la seconde dans les Histoires deacutesobligeantes (laquo La Fegraveve raquo 1894) mdash font preacuteciseacutement acceacuteder ce motif archaiumlque au statut respectivement de leacutegende urbaine et drsquohistoire drocircle Je me permets de renvoyer agrave mon article laquo Du conte-type agrave la leacutegende urbaine Leacuteon Bloy et le cœur mangeacute raquo Versants No51 2006 p 113-28

86 Alain Corbellari

qursquoil ait pu se reacutepandre eacutegalement et degraves lrsquoAntiquiteacute sous forme de rumeur Ce cas illustre du mecircme coup le caractegravere indissociable des thegravemes dits folk-loriques et des leacutegendes urbaines selon qursquoon insistera sur lrsquoeacuteleacutement mer-veilleux et leacutegendaire drsquoun tel reacutecit ou sur sa veacuteraciteacute et sa contemporaneacuteiteacute on tendra vers lrsquoune ou lrsquoautre deacutetermination geacuteneacuterique6

Lrsquoaspect volontiers reacuteputeacute laquo reacutealiste raquo des fabliaux qui reacutesulte plutocirct drsquoun refus de lrsquoideacutealisme que drsquoune volonteacute de mimeacutetisme7 installe souvent leurs narrations dans un monde immeacutediatement reconnaissable par leurs audi-teurs le boucher drsquoAbbeville le fegravevre de Creil ou les trois dames de Paris sont des personnages que lrsquoon aurait pu cocirctoyer si lrsquoon avait freacutequenteacute ces villes de leur temps et qui sont par excellence candidats aux rumeurs les plus diver-ses Mecircme Connebert sans doute le plus cruel des fabliaux ne sort pas tout agrave fait de lrsquoordre du vraisemblable on admettra que lrsquohistoire de ce precirctre cloueacute par les testicules (et agrave qui on a laisseacute un rasoir pour se libeacuterer) dans une forge en feu nrsquoest pas malgreacute son outrance (mais on croit savoir que les mœurs du temps nrsquoeacutetaient pas tendreshellip) sans deacutegager un certain parfum de fait divers sanglant Michel Simonin grand speacutecialiste des Histoires tragiques dont la Re-naissance eacutetait friande eacutetait convaincu de la filiation des fabliaux agrave ce genre typique du XVIe et XVIIe siegravecle il aimait agrave cet eacutegard citer la frappante formule de Beacutedier selon qui laquo ces mecircmes contes gras les Italiens de la Renaissance les ont tacheacute de sang8 raquo

Les narrateurs des fabliaux insistent souvent sur lrsquoauthenticiteacute de leurs di-res Boivin de Provins dans le fabliau eacuteponyme se fait ainsi agrave la fin du reacutecit le conteur de sa propre histoire il devient le propagateur drsquoune aventure que rien ne nous oblige agrave consideacuterer comme authentique sinon la parole du nar-rateur-acteur garante preacuteciseacutement de lrsquointeacuterecirct que lrsquoon prend agrave son reacutecit9 On sait cependant que les incipit des fabliaux ne se soucient pas toujours de

6 Jean Bruno Renard rappelle et adapte opportuneacutement agrave son sujet dans Rumeurs et leacutegen-des urbaines (op cit p 60-62) les critegraveres proposeacutes par Van Gennep (but veacutereacutediction statut des personnages lieu et temps de lrsquoaction) pour distinguer mythes contes et leacutegendes

7 Sur cet aspect je me permets de renvoyer agrave mon article laquo Recircves et Fabliaux un autre aspect de la ruse feacuteminine raquo Reinardus No15 2002 p 53-62

8 J Beacutedier op cit p 290 Lrsquoallusion agrave Michel Simonin vient du souvenir drsquoune confeacuterence donneacutee agrave lrsquoUniversiteacute de Neuchacirctel en 1992

9 Voir Michel Zink laquo Boivin auteur et personnage raquo Litteacuteratures No6 1982 p 7-13 et Alain Corbellari laquo Boivin de Provins ou le triomphe du monologue raquo Vox Romanica No4950 199091 p 284ndash96

87Fabliaux et Leacutegendes urbaines

situer preacuteciseacutement leur narration et dans bien des cas un vague laquo jadis raquo suf-fit agrave planter le deacutecor Ainsi dans Les Tresses

Jadis avint crsquouns chevaliershellip

dans Le Mire de Brai

Jadis ert uns vilains mout richeshellip

ou dans Le Meunier et les deux clercs

Dui povres clerc furent jadishellip10

Mais la mention drsquoun nom de ville nrsquoest malgreacute tout pas rare volontiers moda-liseacutee il est vrai par un laquo ja raquo qui eacuteloigne dans le temps lrsquoespace apparemment familier Crsquoest le cas du Vilain acircnier

Il avint ja a Monpellierhellip

ou des Trois aveugles de Compiegravegne

Il avint ja defors Compiegnehellip

Le deacutebut de La Bourgeoise drsquoOrleacuteans situe les personnages de maniegravere plus preacutecise

Or vous dirai drsquoune borgoiseune aventure assez cortoise nee et nourrie fu drsquoOrlienset ses sires fu nez drsquoAmiensriches mananz a desmesure

Ici lrsquoeacutetau de la reacutefeacuterentialiteacute se resserre nettement autour des protagonistes Ce que jrsquoaimerais preacuteciseacutement montrer ici crsquoest que dans certains cas les fa-bliaux tentent de nous persuader agrave la maniegravere des leacutegendes urbaines que ce

10 Exemples tireacutes comme les suivants de Fabliaux franccedilais du Moyen Acircge eacuted par Philippe Meacutenard Genegraveve Droz 1979

88 Alain Corbellari

qursquoils nous racontent vient drsquoarriver dans la ville voisine quand bien mecircme les rumeurs qursquoils colportent seraient vieilles comme le monde Orleacuteans nrsquoest cer-tes pas tregraves pregraves drsquoAmiens mais le double jeu de lrsquoeacuteloignement et de la proxi-miteacute nrsquoen est que plus habile

Le fabliau le plus exemplaire de cette deacutemarche reste cependant celui des Trois Dames de Paris Premiegraverement fait exceptionnel son anecdote est dateacutee

Lrsquoan crsquoon dit M CCC et vintun matin devant la grand messeque la femme Adam de Gonnesseet sa niece Maroie Clippedistrent que chacune a la trippeiraient II deniers despendre[hellip]11

on constate par ailleurs que les deux personnages citeacutes ont des noms qui ne semblent pas appartenir agrave lrsquoonomastique conventionnelle des reacutecits faceacutetieux lrsquoune eacutetant mecircme deacutesigneacutee par le nom de son eacutepoux lrsquoauteur Watriquet de Couvins cherche donc visiblement agrave accreacutediter lrsquoideacutee que les protagonistes de son reacutecit sont bien de bourgeoises parisiennes que lrsquoon aurait pu rencon-trer dans la capitale en 132012 On ne tardera pas agrave nous apprendre qursquoelles se rendront agrave la taverne de Perrin du Terne (encore une adresse probablement reconnaissable des contemporains) en compagnie drsquoune certaine dame Ti-faigne personnage que lrsquoon devine lieacute au demi-monde parisien (on parlerait aujourdrsquohui de Reacutegine ou de Madame Claude)

Par ailleurs cet ancrage reacutealiste se greffe sur lrsquointention afficheacutee de nous ra-conter une laquo histoire extraordinaire raquo pour parler comme Edgar Poe ou com-me cette star du petit eacutecran qui voici une trentaine drsquoanneacutees nous reacutegalait de ces reacutecits soi-disant vrais parmi lesquels se reconnaissaient preacuteciseacutement nombre de leacutegendes urbaines13

11 Les Trois Dames de Paris dans Ph Meacutenard (eacuted) op cit v 16-2112 Je remercie ici Boris Bove speacutecialiste du Paris de Philippe le Bel drsquoavoir fait quelques re-

cherches pour moi seul agrave vrai dire le nom de Baillet porteacute par un jeune homme au v 48 sem-ble un nom parisien vraiment connu

13 Je fais bien sucircr reacutefeacuterence aux Histoires extraordinaires de Pierre Bellemare dont les eacuteditions en volumes ont eacuteteacute un des best-sellers de lrsquoeacutedition franccedilaise des anneacutees 70 et 80 Je me souviens

89Fabliaux et Leacutegendes urbaines

Watriquet de Couvins commence en effet son fabliau par une reacutefutation explicite de la matiegravere bretonne

Jadis souloient les merveillesconter as festes et as veillesColins Hauvis Jetrus HersensOr sont a Paris de touz sensles maisons plaines et les ruesde grans merveilles avenuesa III fames nouvelementsi com vous lrsquoorrez ja briementse de vous puis estre escoutez14

Ce prologue a valeur de manifeste poeacutetique les merveilles lointaines des ro-mans de chevalerie ont fait leur temps place aux merveilles du quotidien Les noms mecircme des conteurs eacutegreneacutes dans le troisiegraveme vers contrastent par leur aspect plutocirct conventionnel (des pseudonymes probablement) avec les noms ducircment citeacutes des maritornes parisiennes dont on va nous conter les meacutesaven-tures Mais quelles meacutesaventures De fait lrsquohistoire de ces trois dames qui ivres mortes srsquoendormiront sur la voie publique et seront enterreacutees vivantes avant de se reacuteveiller et de parcourir telles ce que lrsquoon appellerait aujourdrsquohui des zombies les rues de la capitale pour enfin nrsquoayant rien appris de leurs tri-bulations retourner srsquoamuser agrave la taverne cette histoire donc a toutes les ap-parences drsquoun conte fantastique habilement parodieacute On a voulu y reconnaicirctre un lointain eacutecho des mythes indo-europeacuteens du char de lrsquoAurore eacutetudieacutes par Dumeacutezil dans le troisiegraveme volume de Mythe et eacutepopeacutee15 dans les deux cas on constate en effet un lien entre ivresse deacutebrideacutee et renouvellement matinal Ce qui frappe cependant dans le reacutecit de Watriquet crsquoest lrsquoinsistance non tant sur lrsquoinvraisemblance de son reacutecit que sur le fait ndash encore souligneacute par la re-prise du terme laquo merveille raquo ndash qursquoil a eacuteteacute reconnu vrai malgreacute son caractegravere incroyable par de nombreux teacutemoins

encore mdash je pouvais avoir une dizaine drsquoanneacutees mdash drsquoavoir entendu pour la premiegravere fois par la voix de ce conteur hors pair lrsquohistoire des crocodiles dans les eacutegouts localiseacutee si je ne mrsquoabuse agrave Philadelphie dans les anneacutees 1930 et qui mrsquoavait fort impressionneacute

14 Les Trois Dames de Paris v 1-915 Voir Georges Dumeacutezil Mythe et eacutepopeacutee IIIIII Paris Gallimard laquo Quarto raquo 1995 p 1246-

1266 laquo Les travestis des ides de juin raquo

90 Alain Corbellari

La jurent a mout grant vilteacutelrsquoune sus lrsquoautre comme mortestant que par tout guichez et portesde la citeacute furent ouvertescrsquoon vit les merveilles apertes16

Le narrateur en mecircme temps joue abondamment de lrsquoaspect prosaiumlque du spectacle nrsquoheacutesitant pas agrave dire que les femmes gisent laquo comme merdes en mi la voie raquo (v 209) que les maris accourus sont courrouceacutes de voir deacutecouvertes les laquo cus et testes raquo de leur eacutepouses (v 219) et que le vin leur sortait laquo par les gencives [hellip] et par tous les conduis raquo (v 226-227) Lorsqursquoagrave minuit inversant lrsquoordre symbolique du passage de la vie agrave la mort les trois dames se reacuteveillent crsquoest une fois encore face agrave un teacutemoin privileacutegieacute qursquoelle se preacutesentent teacutemoin qui terrifieacute est convaincu des laquo merveilles raquo qursquoil contemple

Et quant ilec les a trouveesde grands merveilles srsquoen seignaet dist laquo Dyables les engignaqui les a raportees cioieacutes seigneur pour Dieu mercicomment sont elles revenues raquo17

Ce qui est en jeu ici crsquoest drsquoailleurs plus que le merveilleux ce que Fran-cis Dubost reconnaicirct comme le laquo fantastique meacutedieacuteval raquo18 Certes le narra-teur prend bien soin de lever toute ambiguiumlteacute mais la peinture qursquoil fait de la terreur des braves bourgeois parisiens insinue agrave lrsquoeacutevidence qursquoil se deacuterou-le ici pour un spectateur non preacutevenu un eacuteveacutenement semblable agrave celui veacutecu par Gauvain au deacutebut de LrsquoAcirctre peacuterilleux ou agrave ceux proposeacutes agrave maintes re-prises aux lecteurs du Perlesvaus La diffeacuterence est de focalisation alors que les conteurs arthuriens font mine de croire aux manifestations surnaturelles qursquoils deacutecrivent afin de mieux nous attacher agrave leurs fictions le narrateur des Trois Dames de Paris et partant son auteur Watriquet de Couvins deacutenoncent la superstition pour ne pas dire lrsquoobscurantisme de leurs contemporains

16 Les Trois Dames de Paris v 184-18817 Ibid v 270-27518 Voir Francis Dubost Aspects fantastiques de la litteacuterature franccedilaise meacutedieacutevale Paris

Champion 1991 2 vol

91Fabliaux et Leacutegendes urbaines

Soulignons le fait qursquoune telle constatation est valable pour lrsquoensemble du corpus des fabliaux Pas une seule fois sinon lorsqursquoil srsquoagit de geacuteneacuterer des effets purement comiques comme dans Le Chevalier qui fit parler les cons le surnaturel nrsquoest preacutesenteacute dans les contes agrave rire sans ecirctre deacutenonceacute comme une supercherie Il y a lagrave soit dit en passant un puissant argument contre lrsquohis-toire des mentaliteacutes agrave tous ceux qui croient les meacutedieacutevaux englueacutes dans une laquo mentaliteacute magique raquo les fabliaux opposent un complet deacutementi en manifes-tant un solide laquo bon sens raquo qui nrsquoa rien agrave envier agrave notre scepticisme rationaliste de soi-disant laquo modernes raquo

Prenons les deux reacutecits parallegraveles drsquoEstormi et des Trois bossus meacutenestrels la trame on le sait en est la mecircme et illustre parfaitement le principe cher agrave Propp et agrave Dumeacutezil selon qui ce nrsquoest pas la conformiteacute des deacutetails (contin-gents) qui prouve la communauteacute drsquoorigine de deux reacutecits mais bien lrsquoidentiteacute de leur fonctionnement structurel De fait dans les deux cas on voit un mari creacutedule enterrer trois cadavres en croyant toujours srsquooccuper drsquoun mecircme per-sonnage qui serait revenu deux fois agrave la vie puis en estourbir encore un qua-triegraveme qui passait malencontreusement par lagrave et nrsquoentretenait avec les trois morts aucun lien qursquoune certaine ressemblance physique Les nombreuses versions du conte du Sacristain illustrent par ailleurs aussi mais sur un autre scheacutema ce thegraveme des laquo cadavres encombrants raquo19 On y voit le corps drsquoun precirc-tre lubrique assassineacute ballotteacute agrave travers drsquoinvraisemblables rebondissements successivement voleacute abandonneacute puis finalement installeacute tel un cavalier de la terrifiante mesnie Hellequin sur un cheval emballeacute le cadavre segraveme la terreur sur son passage Tous ces reacutecits dont les multiples variantes et copies attestent le succegraves font eacutevidemment fond sur la croyance aux fantocircmes que les auteurs de nos fabliaux doivent neacutecessairement consideacuterer comme agrave la fois suffisam-ment partageacutee mais aussi suffisamment mise en doute par leurs contempo-rains pour que lrsquoeffet comique de leurs narrations soit garanti un monde de creacutedules croirait au blasphegraveme un monde de sceptiques hausserait les eacutepaules Il nrsquoexiste donc pas de laquo mentaliteacute meacutedieacutevale raquo agrave proprement parler mais une seacuterie drsquoattitudes possibles dont tout au plus la proportion mais non la distri-bution a pu varier jusqursquoagrave nos jours On peut drsquoailleurs veacuterifier lrsquoeffet de ces reacutecits sur nous-mecircmes pour les sceptiques que nous pensons ecirctre devenus ces contes ne sont pas seulement drocircles agrave proportion de lrsquoimage que nous nous

19 Voir sur ce thegraveme Franccedilois Suard laquo Les trois cadavres encombrants raquo dans Epopeacutee ani-male fable fabliau Actes du IVe colloque de la Socieacuteteacute Internationale Renardienne Evreux 7-11 septembre 1981 Paris PUF 1984 p 611-623

92 Alain Corbellari

faisons de la naiumlveteacute du public drsquoil y a huit siegravecles crsquoest-agrave-dire de la distance que nous prenons avec une certaine ideacutee convenue de la laquo mentaliteacute meacutedieacuteva-le raquo nous nous reacutejouissons aussi de notre identification avec des conteurs ma-lins qui ne sont pas plus dupes que nous de ce que lrsquoon pourrait appeler pour parodier Barthes les laquo effets de merveilleux raquo A ce titre des reacuteinvestissements modernes de thegravemes apparenteacutes agrave celui du laquo cadavre encombrant raquo ne sont pas du tout impossibles20 pour peu que nous songions agrave installer notre reacutecit dans un milieu (sectaire superstitieux ou simplement creacutedule) face auquel nous pourrons faire valoir notre regard exteacuterieur et rationnel

On comprendra aiseacutement qursquoil nrsquoy a rien de plus simple que drsquoanalyser le scheacutema narratif du laquo cadavre encombrant raquo en termes de leacutegende urbaine on y retrouve immeacutediatement lrsquoaspect de rumeur malicieuse (on eacuteprouve un se-cret plaisir agrave voir ces choses arriveacutees aux autres) le suspense narratif lieacute agrave un eacuteleacutement inquieacutetant et le caractegravere exemplaire la morale pouvant se reacutesumer agrave une mise en garde contre la creacuteduliteacute Le caractegravere familier du milieu dans lequel se deacuteroulent les fabliaux rend cette analogie particuliegraverement creacutedible et il y a gros agrave parier que plus drsquoun auditeur meacutedieacuteval apregraves avoir entendu lrsquoun de ces reacutecits srsquoest empresseacute de le reacutepeacuteter en preacutetendant que la meacutesaven-ture eacutetait arriveacute agrave lrsquoami drsquoun ami drsquoun amihellip Une telle remarque vaut au de-meurant pour la plupart des fabliaux srsquoil reste sans doute le plus parlant lrsquoexemple des contes faisant le procegraves des superstitions irrationnelles nrsquoest pas exclusif drsquoun fonctionnement qursquoil faut bien dire naturel degraves lors que la quoti-dienneteacute se preacutesente comme le cadre de preacutedilection de lrsquoanecdote A contra-rio lrsquoinsistance de maint prologue sur lrsquoindistinction spatio-temporelle et sur lrsquoideacutee du laquo jadis raquo doit sans doute ecirctre analyseacutee comme reacutesultant drsquoune double reacutesistance drsquoune part des modegraveles traditionnels lieacutes aux contes arthuriens et agrave lrsquoideacutealisation eacutepique drsquoautre part des conteurs eux-mecircmes parfois visible-ment soucieux de ne pas encourager la pente de leurs reacutecits agrave susciter drsquoindeacute-sirables effets drsquoidentification

A lrsquoissue drsquoune magistrale deacutemonstration preacutesenteacutee elle-mecircme sous forme de reacutecit agrave savoir la narration de la seacuteance de reacutecitation en plein Oceacutean indien en 1887 drsquoun conte dans lequel on pouvait reconnaicirctre un vieux fabliau et dont le succegraves parmi un tregraves cosmopolite auditoire ne pouvait que garantir lrsquoanarchique diffusion Beacutedier concluait la premiegravere partie de son grand livre

20 De fait ce fut le cas en 1948 avec le film LrsquoArmoire volante de Carlo Rim qui offrit lrsquoun de ses meilleurs rocircles agrave Fernandel en fonctionnaire deacutesespeacutereacute de ne pas retrouver le cadavre de sa vieille tante

93Fabliaux et Leacutegendes urbaines

sur les fabliaux par le constat de lrsquoimpossibiliteacute de retrouver les voies de propa-gation drsquoune matiegravere aussi diffuse On se souvient de la belle formule laquo il flot-te eacutepars dans lrsquoair le pollen des contes21 raquo Si Beacutedier a incontestablement voulu dire par lagrave qursquoil eacutetait vain de chercher des origines perpeacutetuellement insaisis-sables on peut aussi lire cette phrase comme une eacutevocation frappante de la formidable plasticiteacute des anecdotes les plus rudimentaires sans cesse suscep-tibles drsquoactualisations nouvelles pour peu qursquoelles rencontrent chez leurs audi-teurs le deacutesir de donner une leccedilon agrave leur prochain Ce que nous apprennent les leacutegendes urbaines crsquoest en effet que nul reacutecit nrsquoest innocent sous couvert de laquo narrer de beaux contes raquo pour reprendre encore une fois une expression de Beacutedier22 lrsquoecirctre humain ne cesse de vouloir illustrer un point moral car tou-te narration bregraveve par sa forme mecircme tend toujours agrave deacutegager un sens agrave va-leur exemplaire Freud au fond ne disait pas autre chose du mot drsquoesprit23 et preacuteciseacutement la leacutegende urbaine nrsquoest rien drsquoautre que la sœur jumelle et enne-mie de lrsquohistoire drocircle toutes deux restent aujourdrsquohui encore les principales formes du reacutecit bref oral indispensables dans toute soireacutee amicale qui se res-pecte et elles ne diffegraverent guegravere que par le poids donneacute dans lrsquoune agrave lrsquoeacutetrange dans lrsquoautre au grotesque drsquoougrave la revendication de veacutereacutediction de la leacutegende urbaine dont lrsquohistoire drocircle se passe pour sa part fort bien24

On assimile geacuteneacuteralement unilateacuteralement le fabliau agrave lrsquohistoire drocircle le reacutesultat en est que lrsquoon se trouve souvent embarrasseacute par sa tendance reacutecur-rente agrave proposer une morale Il serait donc sans doute plus juste de dire que le fabliau reacutealise la fusion de lrsquohistoire drocircle et de la leacutegende urbaine sans renier sa vocation de conte agrave rire il cherche aussi agrave perpeacutetuer la meacutemoire ancestrale mdash et par lagrave eacuteminemment folklorique mdash des rumeurs et anecdo-tes qui nous font reacutefleacutechir sur notre rapport aux autres notre faccedilon drsquoap-preacutehender le monde et les dangers qui nous menacent De fait lrsquoexemplari-teacute des leacutegendes urbaines est fort diffeacuterente de celle des exempla meacutedieacutevaux car ces derniers sont toujours au service drsquoune ideacuteologie explicite celle du christianisme alors que le type de reacutecits dont nous avons essayeacute de montrer qursquoil entrait pour une part deacutecisive dans lrsquoethos des fabliaux entretient avec

21 J Beacutedier Les Fabliaux op cit p 5122 J Beacutedier Les Leacutegendes eacutepiques t I Paris Champion 1914 p 1923 Voir Sigmund Freud Le Mot drsquoesprit et sa relation agrave lrsquoinconscient trad de lrsquoallemand par

Denis Messier Paris Gallimard 198824 Jrsquoai eacutevoqueacute plus haut les deux reacutecits tireacutes par Leacuteon Bloy du motif du cœur mangeacute sous for-

mes respectivement de leacutegende urbaine et drsquohistoire drocircle

94 Alain Corbellari

la morale les mecircmes rapports agrave la fois troubles et impeacuterieux que Freud a deacute-celeacute derriegravere le mot drsquoesprit Si les morales des fabliaux nous semblent sou-vent risibles ce nrsquoest pas parce qursquoelles sont ouvertement parodiques (bien qursquoelles entrent volontiers en conflit avec la morale chreacutetienne) mais bien plutocirct parce que la compulsion narrative qursquoelles illustrent est vieille comme la conscience humaine

Godefroi de Lagny pseudonyme agrave la fi n du reacutecit1

Les pseudonymes

Mikloacutes PaacutelfyUniversiteacute de Szeged

Les devinettes les cache-cache les masques tout comme les pseudonymes alterneacutes sont autant de formes ludiques de lrsquoexpression avant de devenir lieux communs et eacuteleacutements folkloriques au sens tregraves large presque pittoresque de ce mot Le spectateur ou le lecteur sait degraves le deacutebut qursquoil assiste agrave un jeu et rares sont les cas ougrave la duperie est placeacutee agrave la fi n de la performance

Malgreacute de nombreuses hypothegraveses on sait tregraves peu de choses sur la vie de Chreacutetien de Troyes Son nom mecircme est parfois lrsquoobjet de conjectures fantai-sistes Nous ignorons si ce nom deacutesigne le theacuteacirctre de toute une vie ou ne fait que renvoyer agrave des origines plus ou moins lointaines Les eacutepithegravetes troyen ou champenois2 peuvent ecirctre eacutevidentes mais un peu speacutecieuses vu le dialecte francien de Chreacutetien avec ses quelques traces champenoises ndash surtout dans son orthographe3 Certains vont mecircme jusqursquoagrave penser que le nom Chreacutetien de Troyes nrsquoest qursquoun pseudonyme recouvrant peut-ecirctre toute une collectiviteacute4 mais cette hypothegravese ne nous semble qursquoune ideacutee eacutesoteacuterique dont lrsquoessentiel est de maquiller Chreacutetien en adepte cathare

Chose curieuse la possibiliteacute drsquoun autre pseudonyme srsquooffre drsquoune faccedilon plus engageante Il srsquoagit de Godefroi de Lagny agrave qui Chreacutetien aurait confieacute lrsquoachegravevement de Lancelot agrave partir de la ligne 6150 Ce qui peut provo-

1 La premiegravere version de ce petit exposeacute fait partie drsquoun recueil en lrsquohonneur de Madame Zsuzsanna Faacutebiaacuten professeur de linguistique italienne agrave lrsquooccasion de son soixantiegraveme anni-versaire La preacutesente eacutetude est une variante compleacuteteacutee du texte reacutedigeacute en langue hongroise

2 Estelle Doudet Chreacutetien de Troyes Paris Tallandier 2009 passim3 Op cit passim et Cristian-Ioan Pacircnzaru laquo Personnaliteacute de Chreacutetien raquo httpwwwuni-

bucroresourcesmedievalcurs (consulteacute le 25 septembre 2009)4 Ioann Lamy laquo Chreacutetien de Troyes ndash 2 raquo httpwwwgraal-initiationorgChretien-de-

Troyes-2html (consulteacute le 2 avril 2010)

96 Mikloacutes Paacutelfy

quer des soupccedilons crsquoest que Godefroi est un auteur parfaitement inconnu Selon E Baumgartner laquo passant et repassant des prisons de Gorre au royau-me de Logres Lancelot triomphe sans doute de Meacuteleacuteagant mais nul ne sait agrave la fin en trompe-lrsquoœil de ce reacutecit doublement inacheveacute ougrave lrsquoon emmegravene Lancelot (v 7119) ougrave et comment se poursuivent et srsquoachegravevent le destin sen-timental et la carriegravere heacuteroiumlque de lrsquoamant de la reine raquo5 Le mecircme problegraveme est souleveacute dans la preacuteface de lrsquoeacutedition de A Foulet et K D Uitti6 Du point de vue de notre reacuteflexion la question est de savoir si cette issue est accepta-ble malgreacute ses deacutefauts Nous sommes drsquoavis qursquoil srsquoagit plutocirct drsquoun ouvrage acheveacute agrave contrecœur

Lrsquoapregraves-Lancelot Perceval agrave lrsquohorizon

Quant agrave la deacutecision de Chreacutetien drsquoabandonner la reacutedaction de Lancelot il srsquoagit bien drsquoun geste impoli agrave lrsquoeacutegard de Marie de Champagne Les vraies rai-sons doivent donc ecirctre seacuterieuses et Perceval agrave lrsquohorizon doit figurer parmi ces causes Yvain agrave ce moment-lagrave devait ecirctre acheveacute cet achegravevement eacutetant laquo en-codeacute raquo dans la trame du reacutecit ce qui nrsquoest pas le cas de Lancelot ougrave un triomphe de la volonteacute masculine sur le caprice feacuteminin (deacuteclaration de guerre7 adresseacutee agrave Marie et agrave lrsquoesprit reacutegnant agrave sa cour) est impossible

Pourtant Lancelot ne pouvait pas rester inacheveacute le manquement au contrat eacutetant une faute plus grave que la simple discourtoisie Avant de se mettre agrave reacute-diger Perceval Chreacutetien avait besoin drsquoune solution rapide il lui fallait donc prendre les choses en main Qui a donc acheveacute Lancelot si ce nrsquoest pas Chreacute-tien Y a-t-il des arguments seacuterieux pour le pseudonymat de Godefroi de La-gny ou devons-nous nous contenter de quelques questions

Lrsquoimpasse comprise et la neacutecessiteacute drsquoun compromis

Que le nom Godefroi soit une reacutealiteacute ou une fiction la laquo passation de plume raquo constitue une rupture avec la cour de Marie Philippe drsquoAlsace

5 Emmanuegravele Baumgartner Chreacutetien de Troyes Yvain Lancelot la charrette et le lion PUF Eacutetudes Litteacuteraires Paris 1992 octobre p 35

6 Chreacutetien de Troyes Le Chevalier de la Charrette (Lancelot) Texte eacutetabli traduit annoteacute et preacutesenteacute avec variantes par Alfred Foulet et Karl D Uitti de lrsquoUniversiteacute de Princeton (USA) Bordas Paris 1989 p XVII

7 Terme drsquoEstelle Doudet p 186 au sujet de Marc et Ysalt la Blonde

97Godefroi de Lagny pseudonyme agrave la fi n du reacutecit

preacutetendant refuseacute et deacutesenchanteacute aurait-il seacuteduit Chreacutetien Marie aurait-elle sacrifieacute Chreacutetien pour se deacutebarrasser de Philippe Quoi qursquoil en soit lrsquoinachegravevement de Lancelot anticipe celui de Perceval agrave un moment don-neacute les textes reacutesistent agrave toute continuation Ce double inachegravevement nous montre un auteur comprenant sans doute que ces histoires se precirctent mal agrave une conclusion rassurante une quecircte de lrsquoAbsolu ne prendra jamais fin qursquoil srsquoagisse de lrsquoamour divin ou du bonheur personnel aupregraves drsquoun ecirctre humain

Depuis Cligegraves Chreacutetien ne manque pas de susceptibiliteacute drsquoeacutecrivain Si le continuateur est un eacutecrivain meacutediocre comment lui laisser la plume sans manquer de toute digniteacute Si au contraire crsquoest un eacutecrivain de mecircme niveau ce que prouve le texte quelle est la raison pour lrsquoobscuriteacute qui lrsquoentoure Questions troublantes mais qui suggegraverent qursquoil srsquoagit peut-ecirctre drsquoun pseudo-nyme protecteur servant en mecircme temps de compromis agrave la fin du reacutecit du point de vue formel le roman est acheveacute sans deacutebiter trop le compte de Chreacute-tien pour une fin preacutecipiteacutee

Chreacutetien et le meacuteceacutenat ou Chreacutetien et lrsquoesprit courtois

Eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoactiviteacutes abandonneacutees il nrsquoest peut-ecirctre pas er-roneacute de supposer une certaine insatisfaction de Chreacutetien en ce qui concerne ses traductions et adaptations drsquoavant 1170 et aussi agrave lrsquoeacutegard de sa production lyrique du deacutebut des anneacutees 1170 Qui sait ce qursquoil faut entendre par Marc et Ysalt la Blonde laquo essai narratif raquo8 reacutedigeacute avant ou apregraves Eacuterec Cligegraves nrsquoest pas non plus dans le ton deacutefinitif ndash laquo arthurien raquo ndash de Chreacutetienhellip Quant agrave la desti-neacutee de Lancelot et de Perceval ce double abandon nous montrerait-il un laquo ro-mancier qui srsquoaccorde mal avec le meacuteceacutenat et qui reacuteclame de maniegravere couverte mais lisible une entiegravere liberteacute drsquoimagination raquo9

Eacuterec et Yvain cherchent la reacuteponse agrave la mecircme question de savoir comment reacuteconcilier les deux ideacutees la quecircte des aventures et le service permanent de la dame Les rapports entre les deux romans sont plus eacutetroits qursquoon ne lrsquoaurait penseacute De toute faccedilon le fait qursquoYvain se termine par une victoire masculine et que par contre le deacutevouement absolu de Lancelot agrave sa dame jusqursquoagrave lrsquoex-tase devient parfois comique nous font deacutecouvrir un Chreacutetien dont les ideacutees paraissent difficilement compatibles avec lrsquoesprit courtois

8 Terme drsquoEstelle Doudet p 1859 Cristian-Ioan Pacircnzaru op citART CIT

98 Mikloacutes Paacutelfy

La macrostructure de Lancelot

Et pourtant hellip Apregraves toutes ces consideacuterations une analyse soigneuse de la structure de Lancelot nous montre que le rythme du roman est briseacute agrave partir de la ligne 6150 malgreacute toute ressemblance superficielle malgreacute toute finesse stylistique ou tournure de langue Nous sommes drsquoavis que tout cela accuse une autre main

Nous sommes eacutegalement drsquoavis que la Charrette nrsquoest pas inacheveacute Il est vrai cependant que la derniegravere partie est un peu relacirccheacutee et la fin carreacutement preacutecipiteacutee Heureusement agrave cocircteacute des deacutetails laisseacutes dans lrsquoobscuriteacute agrave cocircteacute des vides il y a quelques repegraveres dans ce finale (comme dans tout le roman drsquoailleurs) des reacutepeacutetitions des paralleacutelismes et des dualiteacutes et surtout des scheacutemas psychologiques gracircce auxquels le lecteur attentif sera en mesure de deviner une fin possible Il sera aideacute par les diffeacuterents actes manqueacutes et les non-dits sans parler des trop-dits10 Bien sucircr Chreacutetien peut avoir attireacute lrsquoat-tention de son collegravegue sur ces moyens rheacutetoriques ndash et il peut eacutegalement lui avoir demandeacute drsquoen finir le plus vite possible avec le roman11 Lui-mecircme au sommet de sa carriegravere drsquoeacutecrivain a ducirc ecirctre incapable de renverser lrsquoeacutequilibre de la structure de son roman peut-ecirctre le plus serreacute le mieux reacutedigeacute Il eacutetait un vrai artiste

Godefroi de Lagny ndash Oui

Enfin en ce qui concerne lrsquoinachegravevement de Lancelot et de Perceval cela ne doit pas trop nous affecter Chreacutetien qui avait beaucoup drsquointuition en lit-teacuterature a ducirc se rendre compte du fait que les deux histoires ne se precirctaient agrave aucun accomplissement et que le texte tout comme la situation narrative reacutesistait agrave toute continuation Dans le cas de Lancelot roman moins long Chreacutetien est plus vite arriveacute agrave cette ideacutee ce qui prouve aussi que lrsquoachegravevement est lrsquoœuvre drsquoun poegravete disciple

10 Cf notre eacutetude laquo La Charrette deacutenouement manqueacute ou message cacheacute raquo dans Itineacuteraires francophones Meacutelanges offerts agrave Aacuterpaacuted Viacutegh agrave lrsquooccasion de ses 65 ans p 113-120 Universiteacute de Peacutecs IacuteMEA Kiadoacute 2008

11 Nous ne croyons pas que Geoffroy abbeacute agrave Lagny soit identique agrave Gode-froi Cet abbeacute qui a distribueacute tous ses biens pour aider les affameacutes pendant la gran-de famine de 1032-1033 aurait eacuteteacute tregraves acircgeacute au temps de la reacutedaction de LancelotCf laquo Messere Gaster premier maistre es ars du monde raquo wwwweber-uebersetzungencomMes-serepdf (consulteacute le 24 mars 2010)

Gageure et mutilations

Myriam Rolland-PerrinUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Dans son article laquo Le Cycle de la Gageure raquo qui fait toujours autoriteacute pour ce qui est du classement des œuvres Gaston Paris donne de la gageure la syn-thegravese suivante laquo un homme se porte garant de la vertu drsquoune femme agrave lrsquoen-contre drsquoun autre homme qui se fait fort de la seacuteduire par suite drsquoapparences trompeuses la femme semble avoir en eff et ceacutedeacute au seacuteducteur mais enfi n son innocence est reconnue raquo1 Ce thegraveme narratif internationalement connu sous le nom de Cymbeline depuis la piegravece eacuteponyme de Shakespeare est reacutepertorieacute par Antti Aarne et Stith Th ompson sous le titre laquo motif 882 le pari sur la chasteteacute de la femme raquo2

Le corps feacuteminin est donc au centre de ce motif un corps qui eacutechappe agrave celui qui pensait le posseacuteder par le mariage un corps deacutelusoire perfide et retors un corps enfin eacuteminemment coupable jusqursquoagrave ce que veacuteriteacute soit faite En un mot un corps trompeur qui oblige agrave interroger la valeur des signes

En recourant agrave des textes de genres diffeacuterents nous soulignerons les va-riantes du motif en nous inteacuteressant plus particuliegraverement aux diverses for-mes de mutilation et agrave leur symbolique Nous retiendrons pour cela Le Ro-man du Comte de Poitiers3 dateacute des premiegraveres deacutecennies du XIIIe siegravecle deux exempla du manuscrit de Tours 4684 composeacutes dans la deuxiegraveme moi-tieacute du XIIIe siegravecle et un miracle de Notre-Dame Le Miracle drsquoOton roy drsquoEs-

1 Gaston Paris laquo Le Cycle de la Gageure raquo Romania No 32 1903 p 4812 Antti Aarne amp Stith Thompson The Types of the Folktale A Classification and Bibliography

Second Revision Helsinki 1961 p 299-3003 Le Roman du Comte de Poitiers Poegraveme franccedilais du XIIIe siegravecle eacutedition de Bertil Malmberg

Eacutetudes romanes de Lund Lund 19404 Alfons Hilka Neue Beitraumlge zur Erzaumlhlungsliteratur des Mittelalters (die Compilatio

Singularis Exemplorum der Hs Tours 468 ergaumlnzt durch eine Scwesterhandschrift Bern 679) Breslau Grass und Barth Breslau 1913 p 14 pour le premier et p 16-17 pour le second

100 Myriam Rolland-Perrin

paigne5 dateacute de 1380 Nous y ajouterons un ceacutelegravebre fabliau du XIIIe siegravecle Les tresces6 qui ne relegraveve pas agrave proprement parler de la gageure mais en eacuteclaire bien des aspects par le traitement inverse qursquoil en propose

Le drocircle drsquoos drsquoOton

Dans Le Miracle drsquoOton roy drsquoEspaigne le roi Oton juste apregraves son mariage avec Denise et avant de la quitter pour srsquoen aller guerroyer agrave Rome remet agrave sa femme un curieux cadeau

Je vous pri dame ccedila venezGardez me cest os ci tenezSrsquoen riens avez chier mrsquoamistieacute Car crsquoest drsquoun des doiz de mon pieacuteEt gardez qursquoil ne soit veuNe de nul homme apperceuPour chose nulle qui aviengne Ce sera la secreacutee enseigneQue nous deux lrsquoun a lrsquoautre arons (v 575-583)

Diable quel cadeau extraordinaire et quel drocircle de secret entre un mari et sa femme Oton offre donc agrave sa nouvelle eacutepouse un bout de lui sous la forme drsquoun os drsquoorteil Lrsquoorigine de cette mutilation reste inconnue mais il va de soi que cet os preacutecieusement conserveacute srsquoapparente agrave une relique sacreacutee Cette par-ticulariteacute pourrait srsquoexpliquer par le genre du texte puisque ce miracle a eacuteteacute eacutecrit pour une confreacuterie de la Vierge Comme il fallait srsquoy attendre Denise ne garde pas longtemps pour elle le secret puisque seize vers plus loin elle srsquoem-presse drsquoen faire part agrave sa chambriegravere Esglantine Cette derniegravere voyant lrsquoos demande srsquoil srsquoagit drsquoun os drsquohomme ou de becircte (v 615) et va deacuteposer le preacute-sent dans le coffre agrave bijoux de la reine

Peu apregraves le spectateur voit Oton demander agrave lrsquoempereur la permission de retourner aupregraves de sa femme lorsqursquointervient un certain Berengier qui op-pose aux paroles confiantes drsquoOton des propos misogynes et des provocations

5 Miracles de Notre-Dame eacutedition de Gaston Paris et Ulysse Robert Paris SATF tome IV ndeg XXVIII 1879-1893

6 Les Tresces dans Nouveau recueil complet des fabliaux publieacute par Willem Noomen amp Nico Van Den Boogard Pays-Bas Assen Van Gorcum 1991 tome VI p 207-257

101Gageure et mutilations

Berengier finit par proposer au roi Oton un pari sur la vertu de sa femme (laquo Ga-giez a moy raquo v 671) Oton confiant accepte la laquo fermaille raquo (v 679) et gage sa couronne Il deacutevoile bien maladroitement agrave Berengier que Denise possegravede sur le corps un laquo sain raquo (v 686) qursquoil devra savoir situer et deacutecrire et ajoute qursquoelle possegravede quelque chose qursquoelle tient de lui que le seacuteducteur devra lui preacutesenter pour prouver sa reacuteussite Berengier obtient le fameux os drsquoorteil ainsi que la description du laquo sain raquo en soudoyant la chambriegravere pour trente marcs Fort de ces preuves obtenues par traicirctrise il gagne la gageure et devient roi drsquoEspagne La deuxiegraveme partie du miracle sera consacreacutee agrave la mise au jour de la veacuteriteacute

Arrecirctons-nous un instant Denise est donc confondue par deux preuves la description drsquoun signe qursquoelle a sur le corps et la preacutesentation du fameux os Or Gaston Paris distingue au sein des reacutecits de la gageure trois grands grou-pes Le groupe A correspond agrave la forme primitive du motif qui se caracteacuterise par la preacutesence drsquoune substitution (une femme en remplace une autre) et drsquoune mutilation du corps feacuteminin La mutilation du doigt de pied drsquoOton ne semble donc pas relever de cette cateacutegorie

A titre de comparaison un exemplum du manuscrit de Tours 468 folio 165 verso preacutesente une illustration claire et inteacuteressante de ce groupe A Voici en substance lrsquointrigue un bailli perseacutecute une comtesse en lrsquoabsence de son eacutepoux Elle feint de lui ceacuteder et substitue agrave sa place une servante agrave laquelle le bailli coupe un doigt La dame eacuteloigne la servante mutileacutee et garde sa propre main enveloppeacutee dans un bandage Lorsque le comte revient le bailli accuse la dame drsquoinfideacuteliteacute avec un de ses soldats

Que videns amicos confusos ait Non confundamini Et extrahens digi-tum dixit Qui sain lie son doy sain le deslie Tunc narrans per ordinem falsitatem balliui statim dominus fecit eum suspendi Et ob hoc dicitur vulgariter prouerbium Qui sain lie son doy sain le deslie raquo (p 14)

Presseacutee de se disculper devant son eacutepoux et sa famille la dame deacutevoile alors son doigt intact en prononccedilant le fameux laquo Qui sain lie son doy sain le des-lie raquo devenu proverbial Le bailli est pendu

La mutilation du doigt repreacutesente en effet un moyen barbare mais efficace de prouver la culpabiliteacute feacuteminine Le motif en est reacutepertorieacute par Antti Aarne et Stith Thompson sous le titre laquo K15121 le doigt coupeacute prouve la chasteteacute de lrsquoeacutepouse raquo7 Ce morceau de la femme sera confronteacute au reste du corps et prou-vera agrave la maniegravere drsquoun puzzle la culpabiliteacute Il se veut aussi la preuve que la

7 Op cit

102 Myriam Rolland-Perrin

femme nrsquoest plus intacte qursquoelle a eacuteteacute toucheacutee par un autre Il lui manque quel-que chose elle a fauteacute Gaston Paris eacutevoque le cas drsquoun poegraveme grec dans lequel le seacuteducteur mutile la servante (qursquoil prend pour la maicirctresse) en lui coupant les cheveux ainsi que le doigt qui porte lrsquoanneau8 Le doigt mutileacute entoureacute de lrsquoanneau nuptial ndash qui symbolise lrsquounion des marieacutes y compris sexuelle ndash ren-forcerait donc la valeur de la preuve Preacutesenteacute comme un tropheacutee le doigt coupeacute est agrave la fois une piegravece agrave conviction et un symbole sexuel On peut en ef-fet eacutemettre lrsquohypothegravese que ces mutilations (du doigt ou des cheveux) visent agrave priver la femme infidegravele de sa sexualiteacute agrave la castrer

La mutilation du doigt de pied drsquoOton est diffeacuterente dans la mesure ougrave elle intervient avant mecircme lrsquoinfideacuteliteacute supposeacutee et parce qursquoelle concerne lrsquohom-me et non la femme Gaston Paris souligne la bizarrerie de ce don mais le rat-tache agrave la forme A du motif9 Faut-il consideacuterer ce drocircle drsquoos drsquoOton comme une reacutesurgence mal comprise drsquoune des versions du groupe A ou comme un indicateur de ce qui se joue de maniegravere souterraine dans les textes relevant de la gageure

Lrsquoinfi degravele innocenteacutee

Afin de mieux percevoir les enjeux des mutilations il est instructif de se pen-cher sur un fabliau qui ne relegraveve pas agrave proprement parler du cycle de la gageure mais qui en prend lrsquoexact contre-pied Dans la version longue (II) des Tresces celle que nous retenons pour cette eacutetude une femme srsquoendort avec son amant agrave cocircteacute de son mari Reacuteveilleacute durant la nuit lrsquoeacutepoux devine qursquoil y a un eacutetran-ger et part chercher de la lumiegravere Le temps qursquoil revienne la femme a rem-placeacute lrsquoamant par une mule Srsquoensuit une dispute agrave lrsquoissue de laquelle la fem-me part passer la nuit chez son amant Elle demande alors agrave une voisine de se substituer agrave elle dans le lit conjugal La scegravene centrale du fabliau correspond au chacirctiment que le chevalier fait subir par erreur agrave la malheureuse amie de sa femme Animeacute drsquoune colegravere vengeresse il mutile drsquoun coup de couteau la che-velure qursquoil a deacutejagrave alteacutereacutee

Si li a coupee la treceDont el a au cuer grand destrece (v 226-227)

8 Art cit p 4839 Art cit note 2 p 531

103Gageure et mutilations

Cette mutilation humiliante est ressentie comme un avilissement drsquoautant plus intense qursquoil ne peut pas facilement ecirctre cacheacute agrave lrsquoopinion publique tout comme le doigt coupeacute dans lrsquoexemplum Le mari cache les tresses sous son oreiller sa femme revient et remplace les tresses par la queue du cheval preacute-feacutereacute de son mari

Au cheval a la coe cospeeEt desouz le chevet boutee (v 206-208)

Au reacuteveil la femme deacutevoile lentement son corps indemne et se garde bien de deacutetromper son mari qui croit devenir fou Le deacutevoilement est parallegravele agrave celui du doigt intact dans lrsquoexemplum

Si ce fabliau ne propose aucun pari il montre toutefois une femme reacuteel-lement infidegravele qui parvient agrave persuader son mari de sa fideacuteliteacute Coupable et innocenteacutee elle srsquooppose donc aux autres femmes innocentes mais deacute-clareacutees coupables On comprend donc qursquoil srsquoagit bien du pendant neacutegatif de notre motif la substitution ayant lieu lorsque le mari sort chercher de la lumiegravere De plus ce fabliau propose une assimilation assez eacutevidente entre lrsquohumain et lrsquoanimal la mule remplace lrsquoamant la queue de cheval tient lieu de tresse feacuteminine Cette permeacuteabiliteacute des cateacutegories animale et humaine nrsquoest pas sans rappeler la question de la chambriegravere agrave Denise au sujet de lrsquoos dans Le Miracle drsquoOton

Dame je tiens que crsquoest un os Mais srsquoil est ou drsquoomme ou de besteNrsquoen saroie faire monnesteNe dire voir (v 614-617)

Comme le souligne Franccediloise Laurent dans son article laquo poser lrsquoeacutequiva-lence entre lrsquoamant et la mule la dame et le cheval crsquoest rabaisser lrsquohomme au rang drsquoanimaux esclaves de leurs deacutesirs raquo10 Autrement dit cette femme qui parvient agrave retourner la situation agrave son avantage et agrave assurer sa domination sur son eacutepoux refuse de sacrifier son droit au plaisir Si la mutilation de la tresse

10 laquo Si li a coupee la trece dont el a au cuer grant destrece De lrsquoart du tressage agrave la science du piegravege dans le fabliau Des Tresses raquo dans La Chevelure dans la litteacuterature et lrsquoart du Moyen Acircge sous la direction de Chantal Connochie-Bourgne Senefiance No50 Aix-en-Provence Publications de lrsquoUniversiteacute de Provence 2004 p 244

104 Myriam Rolland-Perrin

feacuteminine doit ecirctre interpreacuteteacutee comme une castration du pouvoir de seacuteduction de la femme infidegravele la mutilation de la queue du cheval favori correspond donc agrave une castration vengeresse du pouvoir sexuel de lrsquohomme En effet queue et peacutenis sont souvent confondus dans la langue argotique si bien qursquoen mutilant lrsquoanimal la femme castre symboliquement son mari par transfert

De mecircme il serait tentant de voir dans la mutilation du doigt reacuteguliegravere-ment assimileacute agrave un symbole phallique dans les gestes obscegravenes une maniegravere de castration Lrsquoos de lrsquoorteil drsquoOton repreacutesenterait dans ce cas la viriliteacute du roi son honneur masculin qursquoil remet entre les mains de sa femme lorsqursquoil part guerroyer et qursquoelle perd en divulguant son secret agrave sa chambriegravere et en faisant passer Oton pour un eacutepoux trompeacute Un des meacuterites du Miracle drsquoOton est donc de souligner lrsquoexistence symeacutetrique (quoique moins intrusive) drsquoune mutilation masculine Pour lrsquohomme marieacute les infideacuteliteacutes supposeacutees de son eacutepouse sont une deacutepossession agrave laquelle correspond la deacutepossession de ses terres Elles sont aussi une atteinte agrave son honneur masculin toutes deux rele-vant drsquoune mutilation sociale

Or excepteacute dans Le Miracle drsquoOton crsquoest la femme qursquoon mutile et non lrsquohomme Comment degraves lors interpreacuteter la mutilation du doigt Michel Er-lich dans La Femme blesseacutee essai sur les mutilations sexuelles feacuteminines eacutetu-die les trois principales mutilations sexuelles imposeacutees aux femmes et rappelle que dans certains gestes obscegravenes de meacutepris tel que far la fica lrsquoextreacutemiteacute du pouce inseacutereacute entre lrsquoindex et le meacutedius replieacutes figure le clitoris11 Le doigt peut donc ecirctre assimileacute agrave lrsquoappendice clitoridien traditionnellement et biologique-ment rapprocheacute du peacutenis Michel Erlich preacutecise que laquo la plupart des theacuteories en vigueur ont tendance agrave consideacuterer ces opeacuterations [excision et infibulation] comme feacuteminisantes car elles suppriment chez la femme des structures geacuteni-tales reacuteputeacutees masculines raquo12 Il srsquoagit donc bien de castrer la femme en faisant disparaicirctre ses attributs sexuels visuellement masculins et en bridant ses ins-tincts reacuteputeacutes insatiables Si lrsquoon suit cette hypothegravese la mutilation de femmes preacutetendument infidegraveles serait agrave rattacher au niveau symbolique agrave lrsquoexcision pratique sociale destineacutee agrave garantir la fideacuteliteacute et la chasteteacute des femmes

Il srsquoagit en deacutefinitive de punir le corps feacuteminin par ougrave il a peacutecheacute La muti-lation du doigt ou de la chevelure de la femme supposeacutee adultegravere correspond agrave une castration Il reste agrave veacuterifier si les autres textes que Gaston Paris classe dans les groupes B et C proposent une approche similaire du corps feacuteminin

11 Paris LrsquoHarmattan 2000 p 23912 Ibid p 14

105Gageure et mutilations

Le saint des saints

Les textes du groupe B ont ceci en commun que le seacuteducteur nrsquoa pas pos-seacutedeacute charnellement la femme ni sa suivante mais qursquoil cherche agrave le faire croire en deacutecrivant une tache de naissance qursquoelle a sur le corps ndash un sain ndash ou en exhibant des bijoux qursquoil srsquoest procureacutes Pas de mutilation donc mais un seacuteducteur de mauvaise foi Gaston Paris preacutecise que laquo la reacuteveacutela-tion drsquoun signe faite par trahison est un adoucissement de la substitution avec mutilation raquo13

Un deuxiegraveme exemplum du ms de Tours 468 manuscrit deacutejagrave citeacute folio 165 verso propose une version eacutepureacutee des reacutecits du groupe B Tout commence par des propos eacutelogieux sur une femme renommeacutee qursquoun homme de lrsquoassistan-ce preacutetend seacuteduire en quinze jours Le mari aussi bien que le vantard gagent leur terre Le seacuteducteur ne pouvant peacuteneacutetrer dans le chacircteau ndash meacutetonymie du corps feacuteminin ndash corrompt la servante de la dame obtient son anneau ainsi que la reacuteveacutelation drsquoun signe que la dame a sur la cuisse

Alius vadens ad castrum intrare non potuit sed per fraudem domicellam domine seduxit Que ei anulum quem maritus ei dederat furata tradidit et signum vnum quod habebat in coxa reuelauit Et veniens ad hec intersignia se fecisse dixit (p 16)

Le vol de lrsquoanneau en lui-mecircme est une version eacutedulcoreacutee de la mutilation du doigt que nous avons preacuteceacutedemment abordeacutee Associeacutees agrave la description drsquoune tache de naissance situeacutee sur le corps agrave un endroit deacuterobeacute aux regards les deux preuves suffisent au seacuteducteur agrave prouver sa reacuteussite La tache de nais-sance nrsquoest pas sans rappeler drsquoautres enseignes dont les servantes eacutetaient les deacutepositaires secrets et corruptibles On pense agrave la rose sur la cuisse de Lieacutenor dans Guillaume de Dole innocemment vanteacutee par la megravere au seacuteneacutechal ou agrave la tache sur le sein droit drsquoEriaut reacuteveacuteleacutee par la vieille Gondreacutee agrave Lisiart dans Le Roman de la Violette

Dans le Miracle drsquoOton que Gaston Paris classe finalement et agrave ce titre dans le groupe B la preuve par lrsquoos drsquoorteil (qui se rattache donc au vol de lrsquoanneau de lrsquoexemplum) est redoubleacutee par la description du sain que Denise porte sur le corps Elle reste inaudible pour les spectateurs puisque voici ce qursquoen dit Be-rengier agrave Oton

13 Art cit p 546

106 Myriam Rolland-Perrin

La dame ay veu hault et basToute nue a plain et de faitJrsquoay drsquoelle ma voulenteacute faitDe son sain bien vous parleray En lrsquooreille le vous diraySe vous voulez (v 940-945)

Le geste theacuteacirctral de Berengier chuchotant agrave lrsquooreille drsquoOton met lrsquoaccent sur le caractegravere indicible de cette tache placeacutee agrave un endroit trop intime du corps et seulement accessible aux amants Mecircme Esglantine la chambriegravere nrsquoen avait pas connaissance puisqursquoelle a ducirc endormir sa maicirctresse par ruse pour deacute-couvrir la localisation du sain Ainsi les deux preuves se reacutepondent en mi-roir jusqursquoagrave lrsquohomonymie lrsquoos drsquoorteil apparenteacute agrave une relique sacreacutee ndash agrave un saint ndash et symbolisant la viriliteacute drsquoOton trouve son homologue dans le signe de naissance ndash le sain ndash deacutevoilant lrsquointimiteacute du corps feacuteminin

Ces taches honteuses en forme de rose ou de violette dans les romans an-teacuterieurs se rattachent selon Franccedilois Suard laquo agrave une expression agrave la fois meacuteto-nymique et meacutetaphorique du sexe de la dame raquo14 Fleurissant sur le corps des heacuteroiumlnes ces taches de naissance autour desquelles se joue lrsquointrigue relegravevent de lrsquoindicible et de lrsquoinvisible Taboues elles sont entoureacutees drsquoun silence res-pectueux presque sacreacute Cacheacutees et mysteacuterieuses elles trahissent la fascina-tion pour le secret du corps feacuteminin

Une comtesse en morceaux

Bien qursquoelle se preacutenomme Rose la comtesse de Poitiers nrsquoest pas confondue par une tache de naissance mais par trois preuves que le seacuteducteur preacutesente au comte preuves qui remplissent en tout point la mecircme fonction que le signe sur le corps Voici en effet le synopsis du Roman du comte de Poitiers que Gas-ton Paris date de 1180 et classe dans le groupe C

Jaloux de lrsquoamour et de la confiance que le comte de Poitiers porte agrave sa fem-me le duc de Normandie se vante de seacuteduire la comtesse en un mois Arriveacute au chacircteau de Poitiers le duc se livre agrave des avances grossiegraveres repousseacutees par la

14 Francois Suard laquo Le Traitement de la gageure dans Le Comte de Poitiers Le Roi Flore et la Belle Jehane et Le Roman de Guillaume de Dole raquo dans laquo Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees raquo Hommage agrave Francis Dubost sous la direction de F Gingras F Le Nan et J-R Valette Paris Champion 2005 p 628

107Gageure et mutilations

comtesse Elle confie sa tristesse agrave sa vieille nourrice Alotru qui propose aus-sitocirct son aide au duc et livre sa fille de lait pour quatre cents marcs preacutefigu-rant en cela la vieille Gondreacutee du Roman de la Violette Comme dans lrsquoexem-plum elle deacuterobe agrave sa maicirctresse son anneau de mariage Elle preacutelegraveve ensuite dix cheveux des deacutemecirclures au moment de la toilette (v 292-299) et deacutecoupe sur le devant de la robe entre les hanches et les genoux un bout de soie ser-geacutee de la taille drsquoune petite piegravece drsquoor

Del bon samit qursquoele ot vestuTrencha un pau del gron devantVous le covrisieacutes drsquoun besant (v 300-302)

Fort de ses preuves le duc de Normandie retourne agrave Paris et montre au comte atterreacute les preuves qursquoAlotru lui a donneacutees

Frans quens crsquoest pechieacutes de mescroireEnsagnes ai qui font a croireVes chi dis de ses cevex sorsQui plus reluisent que fins orsVes chi lrsquoanel que li donastesA icel jor que lrsquoespousastesEt ceste ensagne de cendalFu prise au bon samit roialQue vostre feme avoit vestuJrsquoai gaagnieacute et vous perdu (v 341-350)

Le deacutevoilement des signes nrsquoest en rien laisseacute au hasard Comme le souligne Franccedilois Suard les modaliteacutes pratiques de la tentative de seacuteduction sont se-condaires laquo par rapport agrave la mise en scegravene des reacutesultats apparents de celle-ci autrement dit des laquo enseignes raquo imagineacutees pour faire croire agrave la faute de lrsquoaimeacutee raquo15 Les dix cheveux soustraits aux deacutemecirclures sont le corps mecircme de Rose La preacutesence de cette megraveche entre les mains du duc ne peut srsquoexpliquer que par un corps agrave corps sensuel ou par un don amoureux Vient ensuite lrsquoal-liance preuve plus classique vestige des barbares mutilations du groupe A Quant au morceau de tissu coupeacute sur le devant du manteau il semble a priori une preuve bien teacutenue de lrsquoinfideacuteliteacute de la comtesse Il en va tout autrement si

15 Ibid p 624

108 Myriam Rolland-Perrin

on la considegravere agrave la suite de Nancy Vine Durling comme une image du sexe de la femme16 Ce bout de tissu deacutecoupeacute et livreacute aux regards qui rappelle les fameuses taches de naissance de Denise Lieacutenor ou Euriaut crsquoest lrsquointimiteacute de la comtesse Le manteau troueacute agrave lrsquoavant renvoie de faccedilon meacutetonymique agrave la fi-gure drsquoune femme infidegravele deacutebaucheacutee et luxurieuse il reacutevegravele agrave tous la condui-te preacutetendument infacircmante de la dame Ces trois enseignes qui correspon-dent agrave une possession revendiqueacutee mais fausse offrent neacuteanmoins agrave celui qui les deacutetient un reacuteel moyen de pression sur la femme dans la mesure ougrave leur preacute-sence entre les mains du duc ne peut srsquoexpliquer que par une druumlerie

Le comte est prieacute par le roi Peacutepin de faire venir sa femme dont la blondeur doreacutee correspond agrave celle de la megraveche coupeacutee Elle reconnaicirct ingeacutenument son anneau Le morceau de tissu est mesureacute en public et le comteacute du Poitou est aussitocirct annexeacute au ducheacute de Normandie

Si ces signes renvoient effectivement agrave la comtesse et la deacutesignent comme infidegravele elle nrsquoen demeure pas moins innocente Ses deacuteneacutegations nrsquoy changent rien et son eacutepoux piqueacute dans sa fierteacute masculine envisage en guise de repreacute-sailles de la tuer Tous les textes reprenant le motif de la gageure preacutesentent les signes comme mensongers et les apparences fallacieuses Bien fou qui srsquoy fiehellip et encore plus pour ce qui est de la question du genre

De Denise agrave Denis

Dans Le Roman du Comte de Poitiers le comte se deacuteguise en mendiant et se fait inviter chez le duc Il surprend son ennemi agrave remercier la vieille nour-rice Alotru de lui avoir fourni les piegraveces agrave conviction Le comte part aussitocirct en quecircte de sa femme qursquoil a abandonneacutee en forecirct afin de reacutetablir la veacuteriteacute et de rentrer en possession de son domaine Son deacuteguisement qui le fait passer pour un mendiant et correspond agrave un travestissement social lui permet drsquoac-ceacuteder agrave la veacuteriteacute Crsquoest par la falsification des apparences qursquoil deacutepasse le men-songe des signes

En revanche dans le deuxiegraveme exemplum du manuscrit de Tours ainsi que dans Le Miracle drsquoOton la recherche de la veacuteriteacute eacutechoit aux femmes injuste-ment condamneacutees Si dans la premiegravere partie de ces œuvres le mensonge des signes a joueacute contre elles il va dans la deuxiegraveme partie les servir En effet afin

16 Nancy Vine Durling laquo Womenrsquos Visible Honor in Medieval Romance the example of the Old French Roman du Comte de Poitiers raquo dans Translatio Studii Essays in Honor of Karl D Uit-ti Rodopi Amsterdam 1999 p 121-123

109Gageure et mutilations

drsquoeacutechapper agrave la mort la dame de lrsquoexemplum et Denise se deacuteguisent Or au lieu de se grimer en simples femmes du peuple agrave lrsquoimage de Fresne dans Gale-ran de Bretagne elles se travestissent en hommes

En effet dans lrsquoexemplum la femme ndash que son mari pense avoir noyeacutee ndash se sauve et transforme sa robe en tenue drsquohomme puis devient fregravere convers dans une abbaye de moines

Que euadens et de veste sua vestem virilem faciens ad abbaciam mona-chorum declinans conuersum se fecit et optime se habens per abbatem traditus est regi pro elemosinario qui optime et graciose officium illud fecit (p 16)

Sa conduite est si meacuteritante qursquoelle est donneacutee au roi comme aumocircnier Au cours drsquoune distribution aux pauvres son mari la prend pour lrsquoaumocirc-nier et lui fait part de ses regrets drsquoavoir si cruellement agi envers sa fem-me Loin de se faire connaicirctre elle rentre dans son pays en habit de fem-me Retournant contre le traicirctre une parole mensongegravere afin de le pousser dans ses retranchements selon la ruse deacutesormais bien connue de Lieacutenor dans Guillaume de Dole elle accuse le chevalier de lui avoir fait violence Celui-ci nie lrsquoavoir vue ce qui prouve lrsquoinnocence de la femme injuste-ment accuseacutee Le traicirctre est pendu et la terre rendue au mari La femme a donc agrave son tour appris agrave se servir des signes agrave en jouer agrave les manipuler agrave son avantage

De mecircme dans Le Miracle drsquoOton Denise est preacutevenue par un bourgeois de lrsquoarriveacutee de son eacutepoux deacutetermineacute agrave la tuer et elle srsquoenfuit habilleacutee en homme Sous ce deacuteguisement inteacuteressant du point dramaturgique elle se rend aupregraves du roi Alfons ndash son pegravere ndash et se fait engager en tant qursquoeacutecuyer sous le nom de Denis Le roi Alfons ne tarit pas drsquoeacuteloge sur ce jeune serviteur Lorsque Denise se fait envoyer comme messager aupregraves de lrsquoempereur elle y accuse Beacuterengier qui doit mener un combat judiciaire contre elle Oton miraculeusement aver-ti par Notre-Dame revendique le droit de faire la bataille en tant que mari Le traicirctre et la chambriegravere sont exeacutecuteacutes

Autrement dit ces deux dames travesties se font remarquer par lrsquoexcellen-ce et le meacuterite de leur comportement Auparavant calomnieacutees elles brillent agrave preacutesent par leur honnecircteteacute leur franchise et leur loyauteacute et sont admireacutees des plus grands Sous le couvert drsquoune identiteacute masculine leur conduite rachegravete dans lrsquoeacuteconomie textuelle la faute dont elles sont accuseacutees Le preacutenom Denis lui-mecircme nrsquoest pas sans eacutevoquer le deacuteni Denise refuse drsquoadmettre comme

110 Myriam Rolland-Perrin

juste sa condamnation elle en deacutenie la veacuteriteacute La reacuteveacutelation de la veacuteriteacute reacutecla-me le subterfuge du travestissement en Denis

Le recours au sexe masculin traduit sans doute le besoin de ces femmes drsquoecirctre reconnues et appreacutecieacutees pour leurs qualiteacutes propres Crsquoest eacutegalement le seul moyen envisageable pour eacutetablir leur innocence puisqursquoelles ont eacuteteacute condam-neacutees sans avoir eu lrsquooccasion de se deacutefendre Toutefois il est assez troublant de voir associeacutes dans ces deux textes lrsquoimpossible description drsquoun sain placeacute pregraves des parties geacutenitales lrsquoinfideacuteliteacute supposeacutee de la femme et le travestissement en homme Ainsi Le Miracle drsquoOton dans lequel une femme devient un homme agrave cause drsquoun bout drsquoos qursquoon lui a offert pourrait ecirctre lu comme la mise en scegravene drsquoune virilisation avorteacutee En effet suite au don de lrsquoos Denise est accuseacutee et devient Denis La castration drsquoOton aurait-elle profiteacute agrave son eacutepouse Or alors que Denise est sur le point de combattre Berengier qui lrsquoa accuseacutee Notre-Dame avertit Oton de revenir prendre la place qui lui revient obligeant Denis agrave reacutein-vestir agrave son tour son identiteacute feacuteminine Contrairement agrave ce qursquoavanccedilait Gaston Paris qui estimait que [la Vierge] eacutetait laquo introduite dans le miracle drsquoune faccedilon maladroite et qui [deacutetruisait] le reacutecit primitif raquo17 il nous semble au contraire que Le Miracle drsquoOton par la bizarrerie mecircme du don propose une version aboutie des fantasmes souleveacutes par les textes du cycle de la gageure Le miracle intervient dans cette piegravece comme un reacutegulateur social obligeant les protago-nistes agrave reacuteinteacutegrer leurs rocircles traditionnels

Lorsqursquoelle essaie de convaincre son pegravere qursquoelle nrsquoest pas lrsquoeacutecuyer Denis mais sa fille Denise elle lui donne agrave voir sa poitrine eacutetendard de sa feacuteminiteacute

Tenez regardez ma poitrine Grsquoy ay mamelle conme fame Du monstrer nrsquoest point de diffameLes autres membres secrez touzFemenins ay ce savez vous (v 1996-2000)

Le corps de Denise lrsquoa drsquoabord trahie mais il la sert agrave preacutesent Il permet de dis-tinguer la veacuteriteacute de lrsquoapparence Les secrets de ce corps qui avaient auparavant accuseacute Denise deviennent agrave preacutesent un signe de reconnaissance de sa feacutemi-niteacute Le corps se fait donc vecteur de mensonge aussi bien que de veacuteriteacute Les signes se reacutevegravelent fonciegraverement incertains et soumis au pouvoir de celui qui sait les utiliser

17 Art cit p 530

111Gageure et mutilations

Au terme de cette eacutetude nous voudrions reprendre les mots de Nancy Vine Durling qui soulignait agrave la fin de son article sur lrsquohonneur feacuteminin combien il eacutetait inteacuteressant de relier lrsquoeacutetude des textes du cycle de la gageure tant ils avaient agrave nous apprendre sur les peurs et les particulariteacutes sociales preacutesidant agrave la perception du corps feacuteminin18 En effet la mise en relation de ces cinq tex-tes dont les particulariteacutes geacuteneacuteriques srsquoeffacent devant la plasticiteacute du motif nous a permis de souligner le lien entre le pari sur la fideacuteliteacute de la femme et les mutilations qursquoelle subit injustement Qursquoon entame lrsquointeacutegriteacute de son corps en lui coupant un doigt ou des cheveux qursquoon lui vole son anneau qursquoon deacutevoile une tache de naissance ou bien qursquoon lui deacutecoupe son vecirctement la femme est atteinte dans son intimiteacute sexuelle meacutetonymiquement exhibeacutee Qursquoon accep-te drsquoy lire lrsquoexpression fantasmatique de mutilations sexuelles telles que lrsquoexci-sion ou qursquoon choisisse de nrsquoy voir que la volonteacute de porter atteinte agrave un corps preacutetendument fautif il est indeacuteniable que le corps de la femme est preacutesenteacute comme une proprieacuteteacute masculine dont la valeur est proportionnelle agrave sa fideacute-liteacute ou agrave sa pureteacute La virginiteacute est drsquoailleurs porteacutee aux nues dans ces textes comme une valeur suprecircme mais cela pourrait faire lrsquoobjet drsquoune autre eacutetude

Enfin contrairement agrave ce qursquoavance Gaston Paris et mecircme si les deux exem-pla sont classeacutes par le scribe du manuscrit de Tours sous la rubrique laquo de do-minabus raquo (des dames nobles) il nous semble que ces cinq textes contribuent moins agrave glorifier la femme et ses vertus19 qursquoagrave mettre en eacutevidence la peur du corps feacuteminin et la crainte de ses deacutebordements

18 laquo It is for such reasons that the Old French wager tales desserve to be read and analyzed more closely Such poems ndash particularly when read in conjunction with one another and with other Old French romances ndash have much to tell us about the fears and the social fantasies gover-ning perceptions of the female body in early thirteenth-century France raquo art cit p 127

19 Art cit p 550

Fils de lrsquoours et cœur de lion la fi liation Estonneacute Passelion dans

le Roman de Perceforest

Anne DelamaireUniversiteacute europeacuteenne de Bretagne

Parmi les ambitions affi cheacutees par Perceforest1 se trouve la volonteacute de creacuteer un tout coheacuterent agrave partir drsquoun vaste ensemble de mateacuteriaux regroupant entre autres les romans antiques la matiegravere de Bretagne les traiteacutes drsquooptiques les encyclopeacutedies et le folklore Ce dernier substrat nourrit notamment le person-nage drsquoEstonneacute un impeacutetueux chevalier eacutecossais Associeacute agrave des motifs comme la Mesnie Hellequin ou le charivari Estonneacute est agrave travers diff eacuterents eacutepisodes assimileacute agrave la fi gure mythologique du roi ours Or son fi ls Passelion est vi-siblement placeacute sous le signe du lion La fi liation entre les deux personnages semble donc ecirctre probleacutematique au moins sur le plan symbolique Crsquoest sans compter sur lrsquoingeacuteniositeacute de lrsquoauteur qui en jouant sur les motifs et la richesse du fonds folklorique creacuteeacute une continuiteacute lagrave ougrave regravegne a priori le deacutesordre

Estonneacute est un vaillant chevalier eacutecossais qui se caracteacuterise par sa fougue et une sexualiteacute deacutebordante Prompt agrave seacuteduire la plus proche damoiselle il est souvent contrecarreacute dans ses entreprises galantes par le luiton Zeacutephyr Pro-tecteur aussi bien que perseacutecuteur faceacutetieux Zeacutephyr2 est explicitement ratta-cheacute agrave des croyances locales et agrave une aire geacuteographique (agrave savoir les mareacutecages aux environs de la ville de Brane) Son occupation principale consiste agrave tem-peacuterer les ardeurs drsquoEstonneacute en le faisant plonger indiffeacuteremment dans lrsquoeau la boue les excreacutements ou encore des mares pleines de grenouilles Cette farce

1 Le Roman de Perceforest deuxiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve T L F vol I 1999 et vol II 2001 troisiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve TLF vol I 1988 vol II 1991 vol III 1993 quatriegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve TLF 1987 Le livre V est citeacute drsquoapregraves le manuscrit BnF fr 348 (l V)

2 Sur Zeacutephyr voir Christine Ferlampin-Acher Feacutees bestes et luitons Croyances et mer-veilles dans les romans franccedilais en prose (XIIIe-XIVe siegravecles) Paris Presses Universitaires Paris Sorbonne 2002

114 Anne Delamaire

qui se reacutepegravete paraicirct renvoyer agrave un rite du type charivari lequel avait pour but de deacutenoncer ou de reacuteguler une sexualiteacute perccedilue comme deacuteviante (Par exem-ple lorsqursquoun remariage eacutetait trop rapide ou lorsqursquoil y avait un eacutecart drsquoacircge im-portant entre les deux eacutepoux)

Par lrsquoentremise de Zeacutephyr Estonneacute se trouve eacutegalement assimileacute agrave la figu-re du roi de carnaval Alors que le siegravege de la ville de Brane menace de srsquoeacuteter-niser le chevalier part en quecircte du luiton afin de trouver une issue rapide au conflit Apregraves un des tours dont il est coutumier Zeacutephyr meacutetamorphoseacute en cheval entraicircne Estonneacute dans une folle cavalcade dont les deacutetails recoupent les diffeacuterentes eacutetapes du regravegne de carnaval Lorsqursquoil deacutecouvre le cheval dont il ignore la vraie nature Estonneacute srsquoeacutemerveille devant sa beauteacute et la richesse de son eacutequipement

il regarde pardevant luy et voit lrsquoommel et bien perceut qursquoil y avoit le plus beau cheval qursquoil eust oncques veu et le plus fort [hellip] sy estoit si bien aourneacute de frain et de selle que se ce fust pour le roy Alexandre (l II t 1 sect 121)

Appliqueacutee agrave un cheval la reacutefeacuterence au roi Alexandre eacutevoque indirectement Buceacutephale dont la tradition meacutedieacutevale disait qursquoil se nourrissait de chair hu-maine Derriegravere la munificence de la monture trouveacutee par Estonneacute se profile donc une ombre inquieacutetante le germe du danger La comparaison permet par ailleurs drsquoeacutetablir le chevalier dans son nouveau statut de souverain eacutepheacute-megravere Malgreacute sa surprise Estonneacute enfourche la monture et ainsi couronneacute se trouve emporteacute agrave un galop drsquoenfer Durant cette chevaucheacutee avec un dia-ble le chevalier est durement malmeneacute tour agrave tour frappeacute par les branches et griffeacute par les ronces parmi lesquelles le cheval se preacutecipite deacutelibeacutereacutement (laquo il nrsquoespargnoit ni haye ni buisson ains srsquoen aloit frappant parmy et par tout com-me derveacute raquo ibid) Le calvaire endureacute par Estonneacute correspond agrave la deuxiegraveme eacutetape du carnaval durant laquelle le souverain est battu maltraiteacute voire deacute-membreacute Lrsquoimage drsquoune mise en piegraveces est drsquoailleurs explicitement preacutesente dans le texte

la cote a armer que Estonneacute avoit vestue fut si desciree que il nrsquoy eut rons-se par ou il avoit passeacute qui nrsquoen eust sa piece (ibid)

Conseacutequence directe de ce traitement et ultime eacutetape du carnaval le roi drsquoun jour est deacutechu de son rang Pour Estonneacute le deacutetrocircnement se produit par pertes successives Drsquoabord sa cotte est deacutechireacutee au point dit lrsquoauteur qursquoil ne lui en reste pas de quoi se faire un pansement (laquo en pou drsquoheure il nrsquoen eut sur

115Fils de lrsquoours et cœur de lion

luy dont il peust loyer son doy raquo ibid) Puis ses armes (lance bouclier et heau-me) lui sont enleveacutees3 Or priver un chevalier de son eacutequipement revient agrave le deacuteposseacuteder de son statut Deacutegradeacute Estonneacute est meacutetaphoriquement mis agrave mort comme semble le confirmer lrsquoimage drsquoensevelissement preacutesente un peu plus loin dans le reacutecit Au terme drsquoune autre folle eacutequipeacutee Estonneacute est violemment preacutecipiteacute dans un souterrain il est ainsi englouti par la terre conformeacutement au motif de mort et de renaissance mis en eacutevidence par Claude Gaignebet ou Mikkaiumll Bakhtine 4

Estonneacute ne garda lrsquoheure que le lyon le jecta en ung soupiral drsquoune bove et srsquoen va rifflant aval comme celluy qui ne se sceut a quoy tenir (l II t 1 sect 313)

Toutefois lrsquoeacutepisode qui cristallise avec le plus drsquoefficaciteacute le substrat folk-lorique dont Estonneacute est construit est celui de sa meacutetamorphose au livre II En raison drsquoune sombre rancune et pour avoir peacuteneacutetreacute de nuit dans le jar-din de la reine Lidoire Estonneacute est transformeacute en ours pas cette derniegravere Cette nouvelle peau sied particuliegraverement au chevalier dont les pulsions mal reacutefreacuteneacutees entrent en reacutesonance avec la reacuteputation faite agrave lrsquoours que la tra-dition deacutecrit comme un animal lubrique et un kidnappeur de femmes La muance permet donc drsquoexteacuterioriser visiblement les deacutefauts et les deacutesirs drsquoEs-tonneacute Surtout elle conduit agrave reacuteveacuteler la veacuteritable identiteacute du personnage qui sous les apparences drsquoun bouffon cache la nature du roi ours mythologi-que Meacutetamorphoseacute et rendu amneacutesique Estonneacute vit quelques temps sous le nom de Priant aupregraves de Lidoire et des jeunes filles qursquoelle eacutelegraveve Un jour lors drsquoune promenade en forecirct il sauve ces derniegraveres drsquoune tentative drsquoenlegrave-vement perpeacutetreacutee par deux chevaliers du lignage de Darnant Cet affronte-ment marque un tournant dans lrsquoeacutepisode de la muance et srsquoavegravere crucial agrave la compreacutehension approfondie du personnage Sur un plan strictement narra-tif lrsquoaction heacuteroiumlque drsquoEstonneacute lui vaut drsquoecirctre pardonneacute par la reine feacutee qui lrsquoendort et lui redonne son apparence humaine avant de le faire deacuteposer nu dans la forecirct Sur le plan symbolique la scegravene permet drsquoassimiler Estonneacute agrave

3 laquo Advint que le cheval se adreccedila parmy ung espinoy la ou il convint que Estonneacute perdist son glaive et demoura entres les ronsses et son escu qui a son col pendoit luy fut esrachieacute et demoura pendant a la branche drsquoun arbre raquo l II t 1 sect 122 laquo et le heaume luy estoit tourneacute ce devant der-riere par les branches des arbres qui en avoient les las rompuz raquo l II t 1 sect125

4 Voir Claude Gaignebet Le Carnaval Paris Payot 1974 Mikkaiumll Bakhtine Lrsquoœuvre de Franccedilois Rabelais la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance France Gallimard Nrf 1970

116 Anne Delamaire

deux figures mythiques le berserker ou guerrier agrave peau drsquoours drsquoune part et le roi ours drsquoautre part Revecirctu drsquoune deacutefroque animale Estonneacute agit avec une extrecircme violence durant le combat Il nrsquoheacutesite pas agrave briser la jambe drsquoun adversaire ou agrave un tuer un cheval pour atteindre son cavalier attitu-des drsquoordinaire exclues des combats entre chevaliers Il fait ainsi preuve de la fureur caracteacuteristique des guerriers fauves Surtout en luttant contre une incarnation du chaos pour sauver une beauteacute toute printaniegravere Estonneacute si-gne la victoire du renouveau sur les forces sombres de lrsquohiver De plus la temporaliteacute de la meacutetamorphose correspond en tout point agrave celle du mythe Transformeacute agrave une eacutepoque indeacutetermineacutee Estonneacute se bat au printemps Crsquoest aussi agrave cette peacuteriode qursquoil retrouve son apparence humaine en eacutemergeant du sommeil tout comme lrsquoours sort de son hibernation La victoire drsquoEstonneacute correspond donc au triomphe du roi ours dont la force vitale renaicirct avec la belle saison

Tout comme Estonneacute Passelion beacuteneacuteficie de la protection ambiguumle de Zeacute-phyr Au fil du reacutecit le luiton semble toutefois se faire moins faceacutetieux et bien qursquoil reacuteserve au chevalier certains des tours qursquoil a joueacutes agrave son pegravere lrsquoinfluen-ce des pratiques rituelles et folkloriques se fait moins sentir De fait Passelion semble ecirctre autant un heacuteros eacutepique et mythique que folklorique Ainsi son nom dont la pertinence est confirmeacutee par Zeacutephyr lui-mecircme le place direc-tement sous le signe du lion (laquo sy trsquoa donneacute ta mere bon nom en Passelion car tu le passe en fierteacute raquo l IV t 1 p 194) Or si le regravegne de lrsquoours coiumlncidait avec celui des leacutegendes le lion qui lrsquoa supplanteacute srsquoinscrit dans un univers chevale-resque et courtois5

De la mecircme faccedilon lrsquoenfance de Passelion qui se deacuteroule en deux volets tend agrave faire de lui un personnage heacuteroiumlcomique6 Dans sa prime jeunesse avant lrsquoacircge drsquoun an Passelion est ameneacute agrave venger la mort de son pegravere en tuant son meurtrier Bruyant sans foi Si lrsquoeacutepisode se plaicirct agrave deacutecrire lrsquoenfant Passe-lion comme un ecirctre encore maladroit dans ses gestes et ses paroles il lui attri-bue eacutegalement toutes les caracteacuteristiques drsquoun heacuteros eacutepique Ainsi le motif de la vendetta paraicirct directement emprunteacute agrave la chanson de geste Lrsquoenfant pro-dige srsquoavegravere par ailleurs ecirctre un redoutable guerrier adoubeacute et armeacute durant le siegravege du Chastel de la Garande crsquoest lui qui deacutecoche le trait fatal au traicirctre

5 Sur lrsquoours deacutetrocircneacute par le lion voir Michel Pastoureau Lrsquoours Histoire drsquoun roi deacutechu Paris Seuil 2007

6 Voir laquo Les enfants terribles de Perceforest raquo dans Enfances arthuriennes Actes du colloque de Rennes dir D Huumle et C Ferlampin-Acher Orleacuteans Paradigme 2006 p 237-254

117Fils de lrsquoours et cœur de lion

Quant agrave la juste colegravere qui lrsquoanime elle devient fureur lorsque le garccedilonnet deacutechire agrave pleine dents le cœur de lrsquoennemi tout juste abattu

Passelion [hellip] srsquoen vint a la partie du corps ou tenoit le cuer puis le print aux dents et aux mains et le deschira comme font levriers leur cuiries apregraves la venoison prinse (l IV t 1 p 301)

Le deuxiegraveme volet des enfances de Passelion se deacutetourne des champs de ba-taille pour eacutevoquer ses faceacuteties chez la feacutee Morgane qui a la charge de son eacutedu-cation Le heacuteros srsquoy montre toujours batailleur et violent frappant son cousin chevauchant un veau pour srsquoexercer agrave la lance ou encore coupant les oreilles de plusieurs porcelets pour apaiser sa faim Cette forme de deacutemesure qui srsquoac-compagne eacutegalement de farces agrave tonaliteacute grivoise confegravere agrave Passelion un ca-ractegravere heacuteroiumlcomique qui pourrait faire de lui un ancecirctre de Pantagruel En-fin la catabase qursquoil effectue jeune homme pour aller chercher les armes de son pegravere lrsquoapparente aux heacuteros antiques pour lesquels descentes aux Enfers et quecirctes de lrsquoarmement paternel sont des passages obligeacutes

Estonneacute lrsquoours et Passelion le lion heacuteroiumlque paraissent donc ecirctre des figu-res inconciliables Leur filiation est de plus compliqueacutee par des interfeacuterences avec drsquoautres lignages Ainsi Ourseau fils de Lidoire et de Gadifer se trouve ecirctre un descendant indirecte du chevalier eacutecossais Ourseau a eacuteteacute conccedilu alors que la reine feacutee avait lrsquoesprit occupeacute par la meacutetamorphose qursquoelle venait de faire subir agrave Estonneacute Conformeacutement agrave la croyance meacutedieacutevale lrsquoapparence de cet enfant se ressent des preacuteoccupations maternelles et il vient au monde pelu comme un ours On aura reconnaicirct ici le motif du baumlrenson ou fils de lrsquoours De fait bien que sa conception subisse un deacuteplacement et qursquoelle soit en quel-que sorte rationaliseacutee crsquoest bien du caractegravere ursin drsquoEstonneacute qursquoOurseau a heacuteriteacute Ce transfert explique que Passelion heacuterite de la vigueur de son pegravere mais que son identiteacute ne soit pas marqueacutee par la nature animale de celui-ci En reacutealiteacute la captation de ces caracteacuteristiques par Ourseau et lrsquoexil que ce person-nage connaicirct par la suite semblent correspondre agrave une volonteacute de liquider un heacuteritage trop encombrant Tout comme lrsquoimage de lrsquoours srsquoimmisce dans les penseacutees et la descendance de Lidoire Ourseau interfegravere dans le lignage drsquoEs-tonneacute pour le soulager de traits trop pesants

A lrsquoinverse Passelion pourrait beacuteneacuteficier de lrsquoidentiteacute leacuteonine preacuteceacutedem-ment deacutevolue agrave Lyonnel Doublement preacutesente dans son nom (Lyonnel du Glat roi de Leacuteonnois) la marque du lion srsquoincarne eacutegalement dans lrsquoani-mal que le chevalier apprivoise au livre II Construit sur le triple modegravele de

118 Anne Delamaire

Lancelot Tristan et Yvain Lyonnel incarne lrsquoideacuteal chevaleresque et courtois pendant la premiegravere moitieacute roman Apregraves avoir libeacutereacute la Grande-Bretagne et lrsquoEacutecosse de plusieurs monstres et avoir deacutefendu ces royaumes contre une pre-miegravere invasion romaine se substituant dans cette tacircche au souverain impo-tent Gadifer Lyonnel succombe agrave la bataille du Franc-Palais Or il ne semble plus rien perdurer de cet heacuteroiumlsme et de ce deacutevouement apregraves la mort du heacuteros Certes ces fils Lyonnel et Gadiforus sont de vaillants chevaliers mais ils ne constituent pas des figures de premier plan En srsquounissant agrave Blanche Lyonnel srsquoest en fait attacheacute agrave un lignage ougrave le pouvoir feacuteminin domine Ainsi succes-sivement Lidoire Blanche et Blanchette (grand-megravere megravere et fille) marquent de leurs enchantements et de leurs bienfaits le royaume drsquoEacutecosse Dilueacutee dans une ligneacutee qui favorise le feacuteminin lrsquoidentiteacute leacuteonine semble trouver en Passe-lion un nouveau reacuteceptacle

Il apparaicirct donc que au fil du roman lrsquoauteur se livre agrave un reacuteameacutenagement des symboles qursquoil effectue en modifiant leur reacutepartition entre les diffeacuterents li-gnages Ainsi la volonteacute qursquoil a de reacuteconcilier la filiation entre Estonneacute et Pas-selion est notamment visible dans un indice preacutesent au livre III Pour les be-soins drsquoune piegravece en vers (le Lai Secret) Estonneacute y est deacutesigneacute comme un lion (laquo Le lyumlon jadis mis en cage La jenne chievrette sauvage raquo l III t 1 p 277) Or non seulement lrsquoEacutecossais nrsquoa jamais eacuteteacute qualifieacute en ces termes auparavant mais encore Lyonnel eacutevoqueacute dans le mecircme poegraveme srsquoy voit deacutepouilleacute de son identiteacute Alors que lrsquoimage du fauve aurait ducirc tout naturellement srsquoappliquer au chevalier au lion elle est transfeacutereacutee agrave Estonneacute

Malgreacute les signes semblant indiquer que lrsquoauteur craignait la discontinuiteacute ou voulait liquider une symbolique trop lourde la filiation entre Estonneacute et Passelion srsquoavegravere pourtant complegravetement coheacuterente en grande partie gracircce au parrainage du luiton Zeacutephyr Ainsi Passelion qui a heacuteriteacute de la fougue pater-nelle se montre aussi seacuteducteur que son pegravere et le reacutecit voit srsquoallonger la liste de ses conquecirctes au nombre desquelles figurent Morganette Gaudine Cani-fre Dorine Marmona Toutefois lagrave ougrave Zeacutephyr reacutefreacutenait les ardeurs drsquoEston-neacute il favorise les amours de son fils qui engendre de nombreux descendants chaque fois drsquoune femme diffeacuterente Loin drsquoecirctre arbitraire cette diffeacuterence de traitement reacutepond aux exigences du reacutecit Du vivant drsquoEstonneacute la Grande Bre-tagne et lrsquoEacutecosse sont deux royaumes prospegraveres au sein desquels srsquoopegravere un long travail de civilisation notamment avec la mise au pas du lignage de Dar-nant Cette situation appelle agrave une reacutegulation des forces vives et brutales dont

119Fils de lrsquoours et cœur de lion

Estonneacute et ses pulsions sont les repreacutesentants A lrsquoinverse du temps de Passe-lion les deux pays sont dans eacutetat de deacutesolation conseacutecutif agrave lrsquoinvasion romai-ne Dans ces conditions repeupler ces contreacutees et leur donner une nouvelle geacuteneacuteration de chevaliers tient de lrsquoimpeacuteratif vital Crsquoest pourquoi le luiton fa-vorise la sexualiteacute deacutebordante de Passelion Par conseacutequent il y a dans son changement drsquoattitude une coheacuterence qui explique eacutegalement que lrsquoinfluence des pratiques comme le charivari se fasse moins sentir concernant Passelion Destineacutes agrave opeacuterer une reacutegulation ces rites deviennent inutiles quand il srsquoagit drsquoencourager une nataliteacute agrave tout va

Le substrat folklorique nrsquoest cependant par entiegraverement absent du parcours de Passelion Au livre V (f 289ss) un eacutepisode se reacutevegravele particuliegraverement signi-ficatif A ce moment du reacutecit Passelion est devenu lrsquoamant de Dorine eacutepouse du roi de Sycambre Leur secret menaccedilant drsquoecirctre reacuteveacuteleacute par la vieille chargeacutee de chaperonner la jeune femme ils eacutelaborent un plan recourant agrave un deacuteguise-ment animal Pour justifier ses alleacutees et venues entre sa chambre et le bosquet qui sert de refuge agrave son amant Dorine a en effet preacutetendu qursquoelle y nourris-sait un cerf avec les reliefs de ses repas Soupccedilonneuse la vieille qui srsquoeacuteton-ne qursquoun tel animal se repaisse de viande demande agrave le voir Passelion revecirct alors la peau drsquoun cerf et se preacutesente agrave la vieille en eacutemergeant partiellement des buissons Peu convaincue par cette deacutemonstration la vieille avertit degraves son retour le roi qui fait alors lacirccher ses chiens dans le bosquet Acculeacute dans une caverne Passelion ne doit la vie sauve qursquoagrave lrsquointervention de Zeacutephyr qui se substituant agrave lui surgit de lrsquoanfractuositeacute sous la forme drsquoun cerf et disper-se les hommes du roi Cet eacutepisode qui accumule les eacuteleacutements comiques re-prend entre autres le motif de la mal marieacutee Cependant crsquoest le deacuteguisement en animal qui doit ici retenir lrsquoattention Recouvert de sa peau de cerf Passe-lion subit une transformation qui nrsquoest pas sans rappeler la meacutetamorphose su-bie par son pegravere De fait lrsquoun comme lrsquoautre endossent une identiteacute animale sous lrsquoemprise magique ou amoureuse drsquoune femme De plus le cerf nrsquoest pas tregraves eacuteloigneacute de lrsquoours dans sa porteacutee symbolique Tous deux au pantheacuteon des dieux primitifs ils incarnent en lien avec lrsquoideacutee de fertiliteacute les forces brutes de la nature qui connaissent un renouveau au printemps Pegravere et fils se rejoignent donc dans une ceacuteleacutebration de la vie

Apparemment incoheacuterent le lien entre Estonneacute et Passelion teacutemoigne au contraire de lrsquoart avec laquelle lrsquoauteur ajuste sa matiegravere aux inteacuterecircts de son roman Ours captif ou cerf bondissant animent le reacutecit selon que lrsquoheure est agrave reacutefreacutener ou encourager les pulsions des chevaliers Cette œuvre de reacutegula-

120 Anne Delamaire

tion est notamment deacutevolue agrave Zeacutephyr figure tuteacutelaire garante drsquoune forme de continuiteacute au sein de ce lignage singulier Par ailleurs en cultivant le faux (lrsquoours est le produit drsquoune meacutetamorphose le cerf celui drsquoun deacuteguisement) le roman accouche drsquoune veacuteriteacute ineacutedite et insuffle une vie nouvelle agrave un substrat qui ne demandait qursquoagrave ecirctre redynamiser Ainsi lrsquoidentiteacute animale polymor-phe de la filiation entre Estonneacute et Passelion semble proclamer avec aplomb que le lion est bien le fils de lrsquoours

Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

Adenet le Roi Girart drsquoAmiensGeoff rey Chaucer

Aureacutelie HoudebertUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Sous des noms varieacutes ndash cheval enchanteacute cheval drsquoeacutebegravene ou de fust cheval de Pacolet Clavilentildeo el Aligero ou encore steed of brass ndash apparaicirct de faccedilon reacutecurrente dans la litteacuterature occidentale du XIIIe au XVIe siegravecle une seule et mecircme fi gure issue du folklore oriental Il srsquoagit drsquoun cheval meacutecanique de bois le plus souvent drsquoairain dans certaines versions doteacute de lrsquoextraordi-naire pouvoir de voler Preacutesent dans le folklore indien cet animal fabuleux parcourt drsquoest en ouest un vaste territoire culturel srsquoancrant de plus en plus profondeacutement dans la litteacuterature et puisant agrave chaque eacutetape de son chemine-ment geacuteographique et litteacuteraire les ingreacutedients neacutecessaires agrave son renouvelle-ment On le retrouve ainsi dans des contes indiens persans et arabes sous une forme deacutejagrave litteacuteraire dans un conte des Mille et Une Nuits1 dans deux romans franccedilais en vers de la fi n du XIIIe siegravecle Cleacuteomadegraves et Meacuteliacin2 eux-mecircmes deacuterimeacutes puis traduits en espagnol au siegravecle suivant3 dans Valentin et

1 On trouve le conte du cheval drsquoeacutebegravene dans tous les manuscrits laquo complets raquo des Mille et Une Nuits dans toutes les eacuteditions du recueil (agrave lrsquoexception de celle de Reneacute Khawam) mais aussi dans le recueil des Cent et une Nuits et dans drsquoautres ensembles comme les Livres des Histoires eacutetonnan-tes dont le manuscrit le plus ancien remonte au deacutebut du XIVe siegravecle Voir Aboubakr Chraiumlbi Les Mille et Une Nuits histoire des textes et classification des contes lrsquoHarmattan 2008

2 Les œuvres drsquoAdenet le Roi eacuted Albert Henry Tome V Genegraveve Slatkine 1996 Girart drsquoAmiens Meacuteliacin eacuted Antoinette Saly CUERMA Senefiance 27 1990

3 Pour les versions en prose voir Le Cheval volant en bois eacutedition des deux mises en proses du Cleacuteomadegraves eacuted Fanny Maillet et Richard Trachsler Paris Classiques Garnier laquo Textes Litteacuterai-res du Moyen-Acircge raquo 14 2010 Pour la version espagnole voir El Conde Partinuples Roberto el Diablo Clamades y Clarmonda ed Ignacio B Anzoaacutetegui Buenos Aires Espasa-Calpe 1944 p133-168

122 Aureacutelie Houdebert

Orson4 roman drsquoaventures dont la diff usion europeacuteenne conduira le cheval jusqursquoagrave Cervantegraves5 chez Geoff rey Chaucer dans ses Contes de Cantorbeacutery6 composeacutes en moyen anglais dans les derniegraveres deacutecennies du XIVe siegravecle Conservant de faccedilon remarquable ses caracteacuteristiques primitives qui en font un motif folklorique speacutecifi que le cheval volant dont il est question ici se precircte neacuteanmoins agrave toutes les meacutetamorphoses au greacute de son parcours dans les litteacuteratures drsquoOrient et drsquoOccident

Nous ne preacutetendons pas retracer ici lrsquoensemble de ce parcours mais interro-ger les modaliteacutes de son adaptation litteacuteraire dans deux contextes diffeacuterents agrave un siegravecle drsquoeacutecart dans les deux romans franccedilais Cleacuteomadegraves drsquoAdenet le Roi et Meacuteliacin de Girart drsquoAmiens sommes romanesques en vers composeacutees vers 1285-1295 qui marquent lrsquoentreacutee dans la litteacuterature europeacuteenne du cheval vo-lant et dans le Conte de lrsquoeacutecuyer conte inacheveacute eacutecrit par Geoffrey Chaucer un siegravecle plus tard en Angleterre

Jrsquoenvisagerai ces trois textes comme autant de reacuteponses litteacuteraires aux pro-blegravemes souleveacutes par cette entreprise drsquoassimilation du motif

Le cheminement du motif drsquoAdenet agrave Chaucer

La source directe de Cleacuteomadegraves et de Meacuteliacin reste inconnue mais on sait par les auteurs eux-mecircmes que leur matiegravere heacuteriteacutee de la tradition arabe a transiteacute par lrsquoEspagne avant drsquoarriver jusqursquoagrave eux Lrsquohistoire du cheval vo-lant a connu ensuite une diffusion remarquable due notamment au succegraves du roman drsquoAdenet le Roi Cleacuteomadegraves copieacute dans quinze manuscrits mis en prose traduit et adapteacute plusieurs fois citeacute dans plusieurs œuvres du XIVe et du XVe siegravecle7

Plus difficile agrave eacutetablir est le transfert de cette histoire jusqursquoen Angleterre Deux hypothegraveses me semblent recevables concernant la source de Chaucer pour son steed of brass Soit les romans drsquoAdenet et Girart ou lrsquoun des deux eacutetaient connus du poegravete anglais peacutetri de culture franccedilaise de faccedilon directe ou

4 Valentin et Orson Lyon Jacques Maillet 1489 (BNfr Res-Y2-82)5 Miguel de Cervantes Don Quijote de la Mancha ed John Jay Allen Madrid Caacutetedra

1992 vol 2 chap XLI p 327-3376 William Chaucer laquo The Squirersquos Tale raquo dans Cantorbery Tales eacuted en ligne par The Elec-

tronic Literature Foundation httpwwwcanterburytalesorgcanterbury_taleshtml7 Voir lrsquoeacutedition drsquoAlbert Henry Tome V Introduction p 559-567

123Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

indirecte8 soit le conte oriental a circuleacute en Angleterre indeacutependamment de ses adaptations franccedilaises de faccedilon autonome ou associeacute agrave drsquoautres contes du recueil des Mille et Une Nuits9

Sans entrer dans le deacutetail des arguments il me semble plus probable que Chaucer srsquoappuie sur un mateacuteriau litteacuteraire transmis par lrsquoun des romans franccedilais plutocirct Cleacuteomadegraves que Meacuteliacin sans que lrsquoon puisse eacutetablir avec cer-titude sa source10 Il en dispose en tout cas tregraves librement Son histoire appa-raicirct finalement comme une seacuterie de variations assumeacutees autour drsquoun thegraveme connu bien plus que comme la reacuteeacutecriture drsquoun texte preacutecis

Variations autour de deux traits constitutifs

Deux traits principaux caracteacuterisent le cheval volant degraves lrsquoorigine son meacute-canisme speacutecifique et son emploi en tant qursquoinstrument de conquecircte feacutemi-nine Ces eacuteleacutements se retrouvent dans toutes les versions de lrsquohistoire depuis le conte indien ougrave un tapissier srsquoeacutelegraveve litteacuteralement jusqursquoagrave une princesse gracirc-ce agrave une monture fabriqueacutee par un ami charpentier11 Adenet le Roi et Girart drsquoAmiens exploitent amplement ces donneacutees explorant toutes leurs possibi-liteacutes narratives Chaucer reprend les deux traits mais les modifie consideacutera-

8 Crsquoest lrsquohypothegravese de Vincent Dimarco qui considegravere Cleacuteomadegraves et Meacuteliacin comme des sources possibles de Chaucer sans que lrsquoon puisse eacutetablir drsquoanalogies textuelles et sans certitude historique concernant la preacutesence des romans franccedilais en Angleterre Vincent Dimarco laquo The Squirersquos Tale raquo dans Sources and Analogues of the Canterbury Tales ed Robert MCorreale Mary Hamel Cambridge DS Brewser 2002 p 169-209

9 Crsquoest le postulat de Kathryn L Lynch qui estime que Chaucer a laquo occidentaliseacute raquo un mateacuteriau oriental transmis oralement Kathryn L Lynch laquo East meets West in Chaucerrsquos Squirersquos Tale and Franklinrsquos Tale raquo Speculum a Journal of Medieval Studies vol 70 ndeg 3 Juillet 1995 p 530-551

10 Vincent Dimarco ne cite que Meacuteliacin dans son reacutepertoire de sources et laquo textes analogu-es raquo Il considegravere en effet que le conte de Chaucer est plus proche du roman de Girart que de ce-lui drsquoAdenet en ce qui concerne la structure narrative et lrsquoancrage geacuteographique Il est vrai que Chaucer situe son histoire en Orient comme Girart drsquoAmiens et non pas en Europe comme Adenet encore faut-il bien voir de quel Orient il srsquoagit dans chacun des textes Qursquoy a-t-il de commun entre le royaume Mongol de Russie la Grande Armeacutenie et la Perse si ce nrsquoest la charge imaginaire que contiennent ces noms pour des Occidentaux du XIIIe ou du XIVe siegravecle

11 Le conte du Tisserand qui se fit passer pour Vishnou preacutesent dans le Pantildecatantra met en scegravene un faux laquo garouda raquo imitation meacutecanique de la monture volante magique du dieu Vish-nou En faisant son entreacutee dans le folklore persan puis arabe lrsquooiseau pseudo divin se meacutetamor-phose en cheval de bois mais conserve ce statut de produit manufactureacute extraordinaire des-tineacute agrave la conquecircte drsquoune femme Voir Pantildecatantra trad Edouard Lancereau Paris Gallimard Unesco coll laquo Connaissance de lrsquoOrient raquo 1965 p 93-101

124 Aureacutelie Houdebert

blement Dans le conte oriental le cheval de bois est mis en mouvement par deux chevilles placeacutees dans divers endroits du corps de lrsquoanimal selon les ver-sions12 derriegravere lrsquooreille sur lrsquoeacutepaule droite sur les flancshellip le manque de preacutecision et les contradictions sont constants ce qui explique peut-ecirctre que les deux romanciers franccedilais nrsquoaient pas choisi exactement la mecircme locali-sation des diffeacuterentes chevilles Ils srsquoaccordent en revanche pour doubler le nombre de chevilles et complexifier par conseacutequent le meacutecanisme Aux mou-vements ascendant et descendant ils ajoutent en effet les mouvements lateacute-raux13 Le cavalier peut ainsi imiter grossiegraverement une chevaucheacutee laquo reacuteelle raquo en activant successivement quatre chevilles de bois placeacutees de part et drsquoautre de la monture14 Adenet et Girart srsquoattardent longuement sur ces deacutetails ralen-tissant consideacuterablement le rythme du reacutecit lors du premier vol du heacuteros pour mimer son tacirctonnement et rendre le meacutecanisme intelligible Avec un grand souci de coheacuterence les mecircmes gestes seront reacutepeacuteteacutes agrave chaque envol et agrave chaque atterrissage crsquoest-agrave-dire six fois dans chacun des romans

Chaucer reprend le deacutetail des chevilles mais deacuteconstruit la meacutecanique soi-gneusement eacutetablie par les auteurs franccedilais le nombre de cleacutes et leur posi-tionnement nrsquoapparaissent pas clairement Le narrateur deacutelegravegue lrsquoexplication du meacutecanisme au mysteacuterieux chevalier arriveacute par les airs Celui-ci montre au roi comment faire fonctionner la monture et accompagne son discours de ges-tes15 Or les expressions laquo a pyn raquo laquo another pyn raquo laquo this pyn raquo restent obscures pour le lecteur car le narrateur nrsquoeacutelucide pas les deacuteictiques employeacutes La der-niegravere cheville mentionneacutee est-elle la mecircme que la seconde Ougrave se trouvent-el-les situeacutees Rien ne permet de le savoir drsquoautant que le chevalier entoure son

12 Concernant les diffeacuterentes versions des Mille et Une Nuits voir Aboubakr Chraiumlbi opcit Pour eacutetablir des comparaisons entre les diffeacuterentes versions arabes du conte je me suis appuyeacutee sur le corpus suivant pour les Mille et Une Nuits la version Galland la version Mardrus la ver-sion baseacutee sur les eacuteditions BoulacircqCalcutta de Bencheick et Miquel la version Habicht pour les Cent et Une Nuits la traduction de M Gaudefroy-Demombynes

13 Paul Aebischer fait ainsi remarquer avec humour qursquoil ne manque que la laquo marche arriegravere raquo agrave ce veacutehicule meacutedieacuteval Paul Aebischer laquo Anatomie paleo-descriptive de lrsquoappareil moteur de Clave-lens raquo Boletiacuten de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona 36 1975-76 p 105-114

14 Dans Cleacuteomadegraves les chevilles se trouvent laquo droit au front dou cheval raquo laquo a destre raquo laquo au senestre leacutes raquo laquo vers la poitrine raquo (v 2681-2689) Dans Meacuteliacin laquo El col fu mise la premiere Et lrsquoautre en la crupe derriere Lrsquoautre cheville el flant senestre Et la quarte refu el destre raquo (v 613-616)

15 laquo [hellip] whan yow list to ryden any where Ye mooten trille a pyn stant in his ere Which I shal telle yow bitwix us two [hellip] And whan ye com ther as yow list abyde Bidde hym descende and trille another pyn [hellip] Or if yow liste bidde hym thennes goon Trille this pyn and he wol vanysshe anoon raquo (v 306-318)

125Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

explication de mystegravere annonccedilant que certains deacutetails de fonctionnement ne seront reacuteveacuteleacutes au roi qursquoen tecircte agrave tecircte16 La confusion est encore accentueacutee car si la premiegravere cheville commande bien le deacutecollage et la seconde lrsquoatterrissage elles peuvent aussi bien servir agrave diriger le cheval en avant ou le faire revenir agrave son point de deacutepart17 Quant agrave la troisiegraveme cheville elle perd son rocircle direc-tionnel et sert agrave faire disparaicirctre lrsquoanimal Une quatriegraveme cheville paraicirct donc superflue et il faudra recourir agrave une formule magique pour faire reacuteapparaicirctre le cheval Chaucer multiplie les contradictions et les impreacutecisions quant au fonctionnement du cheval et en annule mecircme lrsquoeffet puisque ce meacutecanisme ingeacutenieux ne sera jamais mis en pratique le roi satisfait des explications em-brouilleacutees et incomplegravetes du chevalier retourne souper et la premiegravere partie du conte srsquoachegraveve sur la disparition inexpliqueacutee du cheval sans qursquoune seule cheville ait eacuteteacute activeacutee18

La seconde caracteacuteristique fondamentale du cheval est son emploi dans le rapt etou le sauvetage drsquoune jeune fille Dans les romans franccedilais lrsquoalternan-ce entre les trois vols solitaires du heacuteros traiteacutes en quelques vers (agrave lrsquoexception du premier vol laborieux) et les trois duos aeacuteriens longuement deacutecrits com-portant le plus souvent des escales idylliques et donnant lieu agrave des chants drsquoal-leacutegresse fait apparaicirctre le cheval comme le support privileacutegieacute de la relation amoureuse Les insertions lyriques particuliegraverement nombreuses dans Meacute-liacin se multiplient lors de ces scegravenes de vol amoureux et figent lrsquoimage du couple en suspens au dessus du monde terrestre

Auxiliaire du couple le cheval est aussi chargeacute de symbolisme eacuterotique en particulier dans Cleacuteomadegraves La fulgurance de ses envols mime la force du deacutesir ce que suggegravere drsquoailleurs la meacutetaphore commune de la flegraveche et le rapprochement subit des corps qursquoil impose provoque agrave deux reprises les eacutemois des cavaliers Crsquoest drsquoabord pour se venger de Cleacuteomadegraves que Crom-part enlegraveve Clarmondine mais sitocirct sur le cheval sa haine se transforme en deacutesir fou pour la jeune fille au point de tenter un viol lors drsquoune halte dans une clairiegravere19 Le heacuteros lui-mecircme doit lutter contre Hardement qui

16 Le messager entoure ses explications de mystegravere agrave travers les formules laquo Which I shal telle yow bitwix us two raquo ou laquo In swich a gyse as I shal to yow seyn Bitwixe yow and me raquo qui suggegraverent lrsquoexistence drsquoun meacutecanisme complexe et secret qui ne sera jamais reacuteveacuteleacute au lecteur

17 Crsquoest ce qursquoexplique le messager lors de la preacutesentation geacuteneacuterale des cadeaux au roi Cam-buskan (v 104-122)

18 laquo The hors vanysshed I noot in what manere Out of hir sighte ye gete namoore of me raquo (v 334-335)

19 Malgreacute un discours relativement courtois et une sinceacuteriteacute touchante Crompart expose

126 Aureacutelie Houdebert

lrsquoassaille alors qursquoil entreprend le voyage du retour avec son amante20 Rien ne dit explicitement que le vol agrave dos de cheval de bois provoque seul un tel deacutesir mais crsquoest toujours au cours drsquoune chevaucheacutee que la tentation se preacute-sente Le cheval megravene drsquoailleurs toujours les amants dans des jardins fermeacutes ou des clairiegraveres isoleacutees hauts lieux du deacuteduit amoureux dans la symboli-que courtoise

Le lien entre le cheval et lrsquoamour est beaucoup moins eacutevident chez Chau-cer qui occulte mecircme cette dimension dans toute la premiegravere partie de son conte Le reacutecit srsquoouvre en effet sur lrsquooffrande faite au roi mongol par un cheva-lier messager du roi drsquoInde et drsquoArabie La motivation du visiteur dans toutes les autres versions du conte est de reacuteclamer au roi en eacutechange de ces cadeaux la main de sa fille Or le chevalier du conte de Chaucer ne demande rien ni pour lui-mecircme ni pour son seigneur tout au plus invite-t-il la fille de Cam-buskan agrave danser lors du banquet21 Le cheval qui figure parmi les preacutesents nrsquoest pas conccedilu pour obtenir une femme il nrsquoest qursquoun cadeau diplomatique de roi agrave roi Lrsquoalliance de la vaillance et de lrsquoamour que symbolisait le cheval volant des romans franccedilais est rompue chez Chaucer Plus loin dans le reacutecit pourtant une chevaucheacutee amoureuse est eacutevoqueacutee les derniers vers du frag-ment conserveacute annonccedilant une troisiegraveme partie pleine drsquoaventures22 Lrsquoeacutecuyer promet agrave son auditoire le reacutecit des amours drsquoAlgarsif fils aicircneacute du roi Cambus-kan qui trouvera et conquerra une femme aideacute du cheval de bronze Mais cette annonce prend place apregraves plus de six cents vers alors mecircme que le fa-meux cheval a disparu du reacutecit pendant trois cents vers Lrsquohistoire du cheval volant est donc loin drsquooccuper tout le reacutecit comme crsquoest le cas dans le conte oriental ni mecircme de servir de structure drsquoensemble comme dans Meacuteliacin

clairement ses intentions laquo Tout serai a vostre vouloir de cuer et de cors et drsquoavoir Mais que vous faites mon plaisir raquo (v 6409-11) Clarmondine comprend parfaitement la menace qui pegravese sur elle durant le voyage et fait promettre agrave son ravisseur de ne rien tenter qui la deacuteshonore avant de lrsquoavoir eacutepouseacutee Crsquoest lrsquoempressement agrave trouver une eacuteglise pour satisfaire agrave cette clause qui poussera Crompart agrave peacuteneacutetrer dans Salerne pour son malheur

20 Le deacutebat qui oppose Hardement et Deacutesir agrave Raison occupe une centaine de vers (v 14413-14520) et trouve son prolongement dans le recircve de Clarmondine qui met en scegravene un lion precirct agrave assaillir la belle (v 14539-14601)

21 laquo This noble kyng is set up in his trone This strange knyght is fet to him ful soone And on the daunce he gooth with Canacee raquo (v 266-8)

22 laquo First wol I telle yow of Cambynskan That in his tyme many a citee wan And after wol I speke Algarsif How that he wan Theodora to his wif For whom ful ofte in greet peril he was Ne hadde he be holpen by the steede of bras And after wol I speke of Cambalo [hellip] raquo (v 655-61)

127Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

et Cleacuteomadegraves De plus cet eacutepisode de quecircte amoureuse gracircce au cheval nrsquoest preacutesenteacute que comme une peacuteripeacutetie parmi drsquoautres pour lesquelles il nrsquoest nul-lement question de cheval de bronze En reacutealiteacute Chaucer reprend tous les eacuteleacute-ments preacutesents dans les deux romans franccedilais dons somptueux faits au roi conquecirctes guerriegraveres et amoureuses duels voyageshellip mais leur ocircte le lien scrupuleusement eacutetabli par Girard drsquoAmiens et Adenet le Roi gracircce au cheval volant23 Chez Chaucer lrsquoanimal meacutecanique nrsquoest deacutecideacutement plus le moteur de lrsquoamour pas plus que celui du reacutecit

Modaliteacutes drsquoacclimatation du cheval le recours agrave des modegraveles litteacuteraires

Pour inteacutegrer ce cheval venu de lrsquoest au pantheacuteon merveilleux des romans franccedilais pour lrsquoacclimater donc Adenet le Roi et Girart drsquoAmiens recourent agrave des modegraveles deacutejagrave bien eacutetablis dans la litteacuterature romane

Le moule le plus eacutevident pour y fondre ce cheval oriental est celui des auto-mates Statues animeacutees repreacutesentant des hommes ou des animaux les auto-mates associent lrsquoart la technologie et la magie Le cheval volant correspond parfaitement agrave ce type drsquoobjet merveilleux Les deux romanciers franccedilais in-sistent tantocirct sur lrsquoun de ces aspects tantocirct sur lrsquoautre manifestant ainsi leurs heacutesitations face agrave cette figure ineacutedite heacuteriteacutee du folklore et exploitant en mecircme temps toutes les ressources de cet objet familier qursquoest lrsquoautomate litteacuteraire

Girart drsquoAmiens insiste surtout sur le caractegravere laquo enchanteacute raquo du cheval En teacutemoigne la description du creacuteateur de lrsquoanimal le philosophe Clama-zart clairement placeacute du cocircteacute du Diable24 Renvoyer ainsi Clamazart du cocircteacute des enchanteurs sulfureux des romans crsquoest ranger son cheval de bois dans la cateacutegorie des enchantements neacutefastes le lecteur averti le perccediloit au deacutebut du roman du moins comme un obstacle placeacute par un ecirctre sur-naturel sur le chemin de gloire du heacuteros et dont ce dernier devra deacutejouer lrsquoenchantement pour progresser Crsquoest ainsi que fonctionnent en effet les

23 Chez Adenet le Roi et Girart drsquoAmiens le motif du cheval de fust est un eacuteleacutement struc-turant les deux romans franccedilais qui insegraverent des eacutepisodes nouveaux et des deacuteveloppements consideacuterables par rapport au conte dont il srsquoinspirent conservent cependant une trame similai-re entiegraverement construite autour du cheval de bois Les grandes eacutetapes du reacutecit sont deacutelimiteacutees par les seacutequences de vols sur le cheval soit trois allers-retours entre lesquels srsquoinsegraverent des peacuteri-peacuteties plus ou moins deacuteveloppeacutees Le cheval de bois assure la coheacuterence des eacutepisodes et des mo-tifs dans les deux romans articulant scegravenes de combat scegravenes de cour et quecirctes amoureuses

24 laquo Il sembloit trop bien Lucifer Tel crsquoon le fait en la painture Kar sa bele regardeuumlre Ardoit comme fus en fournaise raquo (v 457-460)

128 Aureacutelie Houdebert

automates des romans arthuriens horizon litteacuteraire tregraves preacutesent chez Gi-rart drsquoAmiens

Au contraire de son rival Adenet le Roi reacutepugne agrave affirmer le caractegravere ma-gique de son automate et insiste sur son aspect meacutecanique Il fait du roi Crom-part creacuteateur du cheval un savant ruseacute et fourbe mais assimile son savoir-faire agrave celui drsquoun artisan habile plus qursquoagrave celui drsquoun magicien crsquoest ce que signale lrsquoemploi des verbes laquo ovrer raquo et laquo arreacuteer raquo pour eacutevoquer la fabrication de lrsquoobjet25

Par ailleurs le cheval volant drsquoAdenet le Roi met en jeu plus que tout autre les capaciteacutes intellectuelles du cavalier qui doit apprendre agrave maicirctriser le meacuteca-nisme secret de la monture srsquoil veut beacuteneacuteficier de son extraordinaire pouvoir Cleacuteomadegraves doit apprendre par lui-mecircme comment fonctionne lrsquoanimal lors de son premier vol Le meacutecanisme du cheval de fust se comprend srsquoapprend et peut mecircme srsquoenseigner agrave des ecirctres insignifiants comme un messager ce qui banalise consideacuterablement son emploi26 Devenu simple veacutehicule utilitai-re lrsquoautomate paraicirct par conseacutequent bien moins effrayant que ses fregraveres des romans bretons qursquoon ne peut vaincre qursquoen les brisant agrave moins que lrsquoenchan-tement qui les animait ne se dissipe

Un autre modegravele litteacuteraire se superpose dans Cleacuteomadegraves agrave celui des auto-mates et contredit lrsquoeffort de rationalisation du romancier celui des chevaux faeacutes La reacutefeacuterence agrave ces creacuteatures reste discregravete Ce sont drsquoabord les eacutetriers qui srsquoadaptent magiquement agrave la taille du cavalier27 Cette mention des eacutetriers ma-giques est absente de toutes les autres versions de lrsquohistoire Drsquoautre part le poids du cheval srsquoadapte agrave lrsquousage que lrsquoon veut en faire Ainsi lorsque Crom-part deacutecide de porter le cheval de bois afin de ne pas attirer lrsquoattention des villageois en arrivant par les airs il peut le faire aiseacutement car lrsquoobjet ne pegravese soudain plus rien Le narrateur nous preacutecise que mecircme un enfant pourrait transporter lrsquoanimal28 Enfin une figure de cheval faeacute apparaicirct clairement

25 laquo Si faitement le sot ovrer Li rois Crompars et arreacuteer Que quant il voloit il estoit Assez tost ougrave estre vouloit raquo (v 1613-1616)

26 Revenu dans son royaume Cleacuteomadegraves organise les festiviteacutes de son mariage et de son cou-ronnement Il deacutecide de deacutepecirccher un valet sur le cheval de bois afin de faire parvenir au plus vite ses invitations Quelques instructions orales suffisent au messager pour comprendre le meacutecanisme laquo Cleacuteomadegraves li devisa Conment iroit et revenroit Et com fait chemin il tenroit raquo (v 14960-14962)

27 laquo Et estriers tels et si faitis Que srsquouns grans hom ou srsquouns petis I montast trestout a droiture Fussent a point et a mesure raquo (v 2425-2434)

28 laquo Sachiez que li chevaus ert teacutes Que de cui que il fust porteacutes Ne sambloit nule rians pesans

129Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

dans un micro reacutecit crsquoest le cheval merveilleux que le heacuteros invente pour jus-tifier sa preacutesence dans la chambre de Clarmondine Face au pegravere de la jeune fille Cleacuteomadegraves explique qursquoil est lrsquoobjet drsquoun enchantement prononceacute par des feacutees lrsquoobligeant agrave des chevaucheacutees nocturnes effreacuteneacutees sur un cheval volant incontrocirclable29 Ce cheval reste cependant un objet de discours une mystifi-cation du personnage

Adenet le Roi superpose donc plusieurs figures litteacuteraires occidentales sur le cheval oriental jouant sur lrsquoimaginaire collectif de son lectorat cultiveacute pour lrsquointeacutegrer agrave son roman

Chaucer exploite lui aussi les reacutefeacuterences culturelles communes agrave son lecto-rat Il complexifie mecircme consideacuterablement lrsquounivers reacutefeacuterentiel de son conte multipliant les comparaisons pour deacutecrire le cheval

Ce sont drsquoabord les montures merveilleuses des chevaliers bretons qui sont appeleacutees agrave servir de modegravele au cheval lrsquoarriveacutee du chevalier mysteacuterieux (this strange knyght) agrave la cour de Cambuskan srsquoeffectue sur le mode bien connu de lrsquoirruption de lrsquoaventure dans les romans arthuriens La fecircte drsquoanniversaire du roi mongol tradition orientale renvoie aux assembleacutees de la Pentecocircte agrave la cour drsquoArthur Lrsquohomme tout armeacute monteacute sur son cheval de bronze suscite lrsquoeacuteton-nement et rend lrsquoassembleacutee muette reacuteactions typiques face au merveilleux30 La reacutefeacuterence agrave lrsquounivers breton est drsquoailleurs indiqueacutee clairement par lrsquoeacutevocation du personnage de Gauvain qui apporte sa caution courtoise agrave la scegravene31 Le cheval de bronze apparaicirct ainsi drsquoembleacutee comme lrsquoattribut drsquoun chevalier de lrsquoAutre Monde qui cumule les accessoires magiques puisqursquoil porte une eacutepeacutee un an-neau et un miroir doteacutes de pouvoirs surnaturels Le parfum oriental qui impregrave-gne les premiers vers du conte consacreacutes agrave la description des personnages et des coutumes locales est brusquement dissipeacute par cette apparition

[hellip] Uns petis enfes le portast Srsquoadroit les chevilles tornast raquo (v 6599-6608)29 Ce reacutecit assez long reacutepond aux exigences du conte merveilleux chevalier victime drsquoun sort

agrave sa naissance feacutees maleacutefiques chiffres magiques reacutegissant lrsquoenchantement chevaucheacutee noctur-ne sur une monture incontrocirclablehellip (v 3645-3672)

30 laquo In al the hall ne was ther spoken a word For merveille of this knyght hym to biholde Ful bisily ther wayten yonge and olde raquo (v 77-79) Lrsquoeacutetonnement est une composante majeure de la topique merveilleuse dans les romans meacutedieacutevaux Voir Christine Ferlampin-Acher Merveille et topique merveilleuse dans les romans meacutedieacutevaux Paris Champion 2003

31 laquo [hellip] With so heigh reverence and obeisaunce As wel in speche as in contenaunce That Gawayn with his olde curteisye Though he were comen ayeyn out of Fairye Ne koude hym nat amende with a word raquo (v 84-88)

130 Aureacutelie Houdebert

Mais Chaucer nrsquoexploite pas cette veine arthurienne signalant mecircme le ca-ractegravere archaiumlque et douteux de lrsquounivers qursquoil vient drsquoeacutevoquer Gauvain et plus loin Lancelot sont en effet signaleacutes comme appartenant agrave un monde reacute-volu Gauvain est exileacute au pays de Feacuteerie et Lancelot est mort32 Heacuteriteacute drsquoun autre temps le cheval de bronze fait figure de curiositeacute dans un monde ougrave le merveilleux et la creacuteduliteacute ne sont plus de mise Le narrateur aura donc be-soin drsquoautres modegraveles litteacuteraires pour constituer sa figure de cheval volant Il va pour cela deacuteleacuteguer la parole aux personnages qui proposent chacun leur lecture de lrsquoanimal

La premiegravere image qui apparaicirct est celle de lrsquoautomate Crsquoest le chevalier qui la deacuteveloppe dans un discours adresseacute au roi Il explique la fabrication de lrsquoanimal en eacutevoquant un savoir-faire agrave la fois technique et magique Le creacutea-teur du cheval de bronze est preacutesenteacute comme un orfegravevre capable de rendre ses soudures solides et invisibles mais aussi comme un astrologue sachant deacuteter-miner le moment propice pour creacuteer un objet magique33 On reconnaicirct bien lagrave le cheval de fust drsquoAdenet et Girart

Mais immobile dans la cour du chacircteau en plein soleil le cheval continue drsquointerroger la foule Drsquoautres reacutefeacuterences eacutemergent dans les discours des spec-tateurs Se superposent ainsi agrave lrsquoimage de lrsquoautomate des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la tradition encyclopeacutedique le cheval de bronze est en effet deacutecrit en des ter-mes qui rappellent les pages didactiques consacreacutees aux chevaux dans les tex-tes meacutedieacutevaux Lrsquoartiste qui a conccedilu le cheval lui a donneacute des qualiteacutes dignes des meilleurs coursiers de chair sont ainsi mentionneacutees les proportions ideacutea-les de la becircte sa force son œil vif autant de deacutetails absents des romans fran-ccedilais qui font soigneusement la distinction entre cheval de bois et chevaux de chair Les comparaisons appartiennent cette fois au domaine de la litteacuterature pseudo-scientifique le cheval est en effet lrsquoeacutegal des plus nobles montures de Lombardie et drsquoApulie34

Les modegraveles livresques du Moyen acircge ne suffisant pas agrave cerner lrsquoanimal la foule convoque alors des textes plus anciens connus de tous les eacutepopeacutees et my-thes antiques laquo thise olde poetries raquo laquo thise olde geestes raquo se substituent ainsi aux

32 v 27833 laquo He wayted many a constellacioun Er he had doon this operacioun And knew ful many

a seel and many a bond raquo (v 120-122)34 laquo For it so heigh was and so brood and long So wel proporcioned for to been strong Right

as it were a steede of Lumbardye Therwith so horsly and so quyk of eye As it a gentil Poilleys courser were raquo (v 182-186)

131Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

romans meacutedieacutevaux Crsquoest drsquoabord la figure de Peacutegase qui srsquoimpose agrave lrsquoesprit des badauds La mention des ailes de la creacuteature mythique renvoie aux proprieacuteteacutes du cheval de bronze vanteacutees par le chevalier mysteacuterieux car il srsquoagit pour la foule de comprendre comment ce cheval peut voler35 La comparaison srsquoavegravere steacuterile cependant et elle est aussitocirct eacutevacueacutee par une autre comparaison traduisant la peur collective face agrave lrsquoinconnu un personnage anonyme eacutevoque le Cheval de Troie36 Peu importe finalement que ces comparaisons soient pertinentes ou non pour eacutevoquer lrsquoanimal37 ce qursquoelles traduisent avant tout crsquoest lrsquointerroga-tion de lrsquohomme vis-agrave-vis de lrsquoeacutetrange son inquieacutetude mais aussi sa capaciteacute agrave reacuteactiver lrsquoimaginaire le plus ancien face agrave une figure ineacutedite Si le narrateur prend prudemment ses distances avec les opinions de la foule qursquoil qualifie de laquo fantasies raquo il traduit en mecircme temps lrsquoextraordinaire pouvoir de la litteacuterature qui fournit des modegraveles mouvants plastiques et composites aux auteurs qui en disposent agrave leur greacute mais aussi aux lecteurs qui choisissent parmi eux leurs cleacutes drsquointerpreacutetation38 Le cheval volant de Chaucer nrsquoest peut-ecirctre pas fait pour vo-ler finalement et peu importe que le conte soit inacheveacute Le Conte de lrsquoEcuyer apparaicirct bien plus comme un jeu litteacuteraire une reacuteflexion sur la poeacutesie que com-me un reacutecit efficace agrave travers son cheval de bronze Chaucer rend hommage agrave la fiction agrave lrsquoimaginaire libeacutereacutee de la quecircte du vrai et du vraisemblable Il ex-plore tous les possibles drsquoune figure polymorphe et ne choisit aucune interpreacute-tation deacutefinitive De maniegravere significative lrsquoimage finale qui srsquoimpose dans le deacutebat populaire autour du cheval est celle du jongleur et de ses tours39 le cheval est une image laquo an apparence raquo reacutesultant drsquoune pratique illusionniste Nrsquoest-ce pas lagrave justement lrsquoart du conteur conscient de fabriquer du faux pour un public complice qui est eacutevoqueacute

35 laquo [hellip] it was lyk the Pegasee The hors that hadde wynges for to flee raquo (v 198-199)36 laquo Or elles it was the Grekes hors Synoun That broghte Troie to destruccioun As men in

thise olde geestes rede Myn herte quod oon is everemoore in drede I trowe som men of armes been therinne That shapen hem this citee for to wynne raquo (v 200-205)

37 La comparaison avec le Cheval de Troie est beaucoup moins motiveacutee que celle avec Peacutegase sans ailes le cheval conccedilu par Ulysse se rapprochait toutefois du cheval drsquoeacutebegravene du conte et des romans franccedilais par son mateacuteriau en transformant le cheval de fust en cheval de bronze Chau-cer creuse lrsquoeacutecart entre compareacute et comparant lrsquoanalogie se fondant uniquement sur lrsquoideacutee de ruse que la foule meacutefiante semble associer au cheval mysteacuterieux

38 laquo They murmureden as dooth a swarm of been And maden skiles after hir fantasies Rehersynge of thise olde poetries raquo (v 196-197)

39 laquo Another rowned to his felawe lowe And seyde He lyeth it is rather lyk An apparence ymaad by som magyk As jogelours pleyen at thise feestes grete raquo (v 207-210)

132 Aureacutelie Houdebert

Le chemin parcouru par le cheval volant nrsquoest donc pas seulement geacuteogra-phique En passant dans la litteacuterature occidentale au XIIIe siegravecle il eacutelargit les possibles narratifs du roman drsquoaventure meacutedieacuteval permettant aux heacuteros de progresser de conqueacuterir drsquoaimer Il devient un principe dynamique nouveau preacutesent pour longtemps dans les reacutecits europeacuteens

En franchissant la Manche un siegravecle plus tard le cheval perd ses ailes et se deacuterobe Chaucer le cloue au sol avant de le faire disparaicirctre soulignant ain-si son caractegravere immuable et mouvant agrave la fois renonccedilant agrave lrsquoexpliquer pour mieux saluer sa force poeacutetique

Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

Magali CheynetUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

hellip peu apreacutes que Abel fust occis par son frere Cain la terre embue du sang du juste fut certaine anneacutee si tresfertile en tous fruictz qui de ses flans nous sont produytz et singuliegraverement en Mesles que on lrsquoappella de toute memoi-re lrsquoanneacutee des grosses Mesles [hellip] Faictes vostre compte que le monde volun-tiers mangeoit desdictes Mesles [hellip] mais accidens bien divers leurs en ad-vindrent Car agrave tous survint au corps une enfleure tres horrible mais non agrave tous en un mesme lieu [hellip] [Aulcuns] croissoyent par les aureilles lesquelles tant grandes avoyent que de lrsquoune faisoyent pourpoint chausses et sayon de lrsquoautre se couvroyent comme drsquoune cape agrave lrsquoespagnole Et dict on que en Bourbonnoys encores dure lrsquoeraige dont sont dictes aureilles de Bourbon-noys Les aultres croissoyent en long du corps et de ceulx lagrave sont venuz les geans et par eulx Pantagruel1

Les chansons de geste tardives ont fait beaucoup de cas des eacuteleacutements folklo-riques et merveilleux pour renouveler le cadre et les structures du reacutecit Mais qursquoen est-il des mises en prose des chansons qui fleurissent agrave la fin du XIVe siegravecle et au cours du XVe siegravecle Ces œuvres ont pour ambition la transmis-sion des textes en vers du passeacute Le reacutecit subit une meacutetamorphose du vers agrave la prose qui a semble-t-il accompagneacute lrsquoeacutevolution de la lecture vers un mode si-lencieux remplaccedilant la preacutesentation orale Pour reprendre le vocabulaire des remanieurs il srsquoagit de laquo reduire raquo les anciennes histoires de vers en prose le remodelage formel srsquoaccompagne alors drsquoune traduction de lrsquoancien franccedilais au moyen franccedilais ou encore du latin au franccedilais2 ce qui est lrsquooccasion drsquoadap-

1 Franccedilois Rabelais Pantagruel dans Œuvres complegravetes eacuted Mireille Huchon Paris Gallimard coll Pleacuteiade 1994 p 217-219

2 Le prologue de David Aubert agrave son Histoire de Charles Martel (1463) donne une occur-rence tregraves inteacuteressante du terme laquo hellip selon mon petit entendement je le [=lrsquohistoire de Charles Martel] vous voeul declairer en cler francois au mieulx qursquoil me sera possible sans y oster ne ad-jouster rien du mien ne de lrsquoautruy mais mrsquoesforcheray drsquoensieuvir la matiere laquelle jrsquoay prinse et translattee drsquoanchiennes histoires rymees jadiz et reduitte en ceste prose pour ce que au jour

134 Magali Cheynet

ter la matiegravere conteacutee laquo a lrsquoappettit et cours du temps raquo3 Pour David Aubert dans ses Croniques et Conquestes de Charlemaine acheveacutees vers 1458 pour le duc de Bourgogne4 il srsquoagit non seulement de traduire les textes anciens mais aussi de les combiner entre eux puisqursquoil compile pregraves de onze chansons de geste pour reconstituer une histoire complegravete de Charlemagne5 Lrsquoambition de lrsquoauteur vaudois Jean Bagnyon est un peu moindre dans LrsquoHistoire de Charle-magne qursquoil reacutedige avant 1478 pour son protecteur Henri Bolomier puisqursquoil puise essentiellement dans la chanson de Fierabras et qursquoil encadre celle-ci

drsquohuy les grans princes et autres seigneurs appetent plus la prose que la ryme pour le langaige quy est plus entier et nrsquoest mie tant constraint raquo (Bruxelles Bibliothegraveque royale ms 6 trans-cription par Richard E F Straub dans David Aubert escripvain et clerc Amsterdam ndash Atlanta Rodopi 1995 p 52) Pour le sens de laquo traduire raquo (du latin au franccedilais notamment) citons Jean Bagnyon qui articule les diffeacuterentes parties de son Histoire de Charlemagne en commentant la meacutethode qursquoil suit laquo hellip souventeffois jrsquoay esteacute exciteacute de la part de venerable homme messire Henry Bolomier chanoyne de Lausane pour reduire a son plaisir aucunes hystoires tant en latin comme en romans et aultres faccedilons escriptes raquo LrsquoHistoire de Charlemagne (parfois dite Roman de Fierabras) eacuted Hans-Erich Keller Genegraveve Droz 1992 p 1

3 Ms Paris Ars f fr 3324 fol 1vdega Ce manuscrit du XVe siegravecle comprend une prose compi-lant des eacutepisodes de la Chronique du Pseudo-Turpin et de la chanson drsquoAnseiumls de Carthage sous le nom theacutematique de Cronique associee de Charlemaine tres louable et Anseiumls icy couplee (fol G) Nous preacuteparons la transcription de ce texte qui figurera en annexe de notre thegravese de doctorat

4 Le premier tome des Croniques et conquestes eacutetait destineacute agrave Jean de Creacutequy tandis que le second est adresseacute au duc le deuxiegraveme manuscrit a par la suite eacuteteacute relieacute en deux volumes Lrsquoeacutedi-tion de reacutefeacuterence est encore celle de Robert Guiette agrave partir du teacutemoin unique des manuscrits Bruxelles Bibliothegraveque royale de Belgique 9066-9068 David Aubert Croniques et Conquestes de Charlemaine eacuted Robert Guiette Bruxelles Acadeacutemie royale de Belgique Classe des lettres et des sciences morales et politiques Collection des anciens auteurs belges vol I II III 1940-1951 Lrsquoeacutepisode qui nous inteacuteressera ici se trouve dans le deuxiegraveme volume

5 David Aubert puise non seulement dans des chansons de geste mais aussi dans des chroni-ques La Chronique du Pseudo-Turpin dans la traduction Johannes Les Grandes Chroniques de France peut-ecirctre les Annales royales une version de Berte une version de Mainet Doon de Maien-ce LrsquoAnthologie de la reine (pour les histoires drsquoOgier drsquoAspremont) Girart de Vienne Fierabras Re-naud de Montauban La Chanson de Roland Les Quatre fils Aymon Aymeri de Narbonne Galien le Restaureacute La Chanson des Saxons Certains chercheurs comme Andreacute de Mandach pensent que David Aubert a pu croiser plusieurs versions drsquoun mecircme texte dans un veacuteritable travail de critique des textes (Andreacute de Mandach laquo LrsquoAnthologie Chevaleresque de Marguerite drsquoAnjou (BM Royal 15 E VI) et les officines de Saint Augustin de Canterbury Jean Wauquelin de Mons et David Aubert de Hesdin raquo dans Socieacuteteacute Rencesvals VIe congregraves international (Aix-en-Provence 29 aoucirct-4 septem-bre 1973) Aix-en-Provence Universiteacute de Provence 1974 p 315-350) Valeacuterie Guyen-Croquez a reacute-cemment consacreacute une partie de sa thegravese de doctorat effectueacutee sous la direction du Professeur Ber-nard Guidot et soutenue en 2008 agrave lrsquoeacutenumeacuteration et la discussion des diffeacuterentes positions adopteacutees par la critique agrave lrsquoeacutegard des sources de David Aubert (Tradition et originaliteacute dans les laquo Croniques et Conquestes de Charlemaine raquo de David Aubert Universiteacute de Nancy p 48-187 publication eacutelectro-nique httpcyberdocuniv-nancy2frhtdocsdocs_ouvertdoc3412008NAN21006pdf)

135Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

drsquoeacutepisodes provenant de la Chronique du Pseudo-Turpin la chanson de geste est ainsi suivie drsquoun appendice racontant le deacutesastre de Roncevaux et abou-tissant agrave la mort de lrsquoempereur franc6 Cette composition tripartite qui borde lrsquohistoire de Fierabras drsquoun prologue et drsquoun eacutepilogue avait deacutejagrave eacuteteacute adopteacutee par un prosateur anonyme de la fin du XIVe siegravecle ou du deacutebut du XVe siegravecle pour ce qui a eacuteteacute lrsquoune des premiegraveres mises en prose de la chanson de geste7 Voilagrave donc trois textes qui srsquoattachent agrave retranscrire lrsquohistoire de Fierabras ce-lui de David Aubert celui de Bagnyon et celui du prosateur anonyme Cha-cun semble avoir œuvreacute indeacutependamment des autres agrave quelques deacutecennies drsquoeacutecart Srsquoils nrsquoont peut-ecirctre pas suivi la mecircme version du texte ils se sont at-tacheacutes agrave faire revivre en leur temps Fierabras Charlemagne et ses pairs de France dans des textes unifieacutes qui rassemblent les anciennes chansons aimeacutees et les enrichissent agrave diffeacuterentes sources8 Dans ces œuvres hybrides qui com-binent plusieurs textes appartenant agrave des traditions ndash et parfois agrave des langues ndash diffeacuterentes9 je vais mrsquoattacher agrave suivre la silhouette monstrueuse de figures

6 Jean Bagnyon LrsquoHistoire de Charlemagne op cit7 Fierabras roman en prose de la fin du XIVe siegravecle eacuted Jean Miquet Ottawa Eacuteditions de

lrsquoUniversiteacute drsquoOttawa 1983 prose anonyme de Fierabras reacutedigeacutee avant 1410 (fin XIVe ndash deacutebut XVe siegravecle)

8 Ainsi selon Franccedilois Suard David Aubert a sans doute eu accegraves agrave une version en prose de Fierabras deacutesormais perdue mais posteacuterieure agrave celle des manuscrits franccedilais conserveacutes elle aurait mecircme eacuteteacute suffisamment proche du Fierabras provenccedilal pour lui avoir peut-ecirctre servi de modegravele (Franccedilois Suard laquo Fierabras dans trois proses franccedilaises les Cronicques et Conquestes de David Aubert [1458] LrsquoHistoire de Charlemagne de Jehan Bagnyon [entre 1470 et 1478] et lrsquoHistoire de Gerart de Fratte du ms BNF fr 12791 [avant 1550] raquo dans Le Rayonnement de bdquoFierabrasrdquo dans la litteacuterature europeacuteenne actes du colloque international (6 et 7 deacutecembre 2002) sous la direction de Marc Le Person Lyon C E D I C Universiteacute Jean Moulin Lyon 3 2003 p 157-176) En revanche il est possible de rapprocher la version du prosateur anonyme du XIVe siegravecle et celle de Jean Bagnyon puisque tous deux semblent avoir travailleacute agrave partir de textes du Fierabras qursquoAndreacute de Mandach regroupait sous le nom de laquo Versions drsquoart litteacuteraire mosan raquo comprenant les ms de Metz et de Strasbourg (et non comme le soutenait lui-mecircme Mandach agrave partir du groupe B Naissance et deacuteveloppement de la chanson de geste en Europe t V La Geste de Fierabras le jeu du reacuteel et de lrsquoinvraisemblable Genegraveve Droz 1987 p 173 et 147-162 voir lrsquoeacutedition de Hans-Erich Keller op cit p xv pour la prose du XIVe siegravecle voir Maria Carla Marinoni [eacuted] Fierabras anonimo in prosa Parigi B N mss [fr] 2172 4969 Milan Cisalpino-Goliardica 1979)

9 Les compilateurs mettent lrsquoaccent sur leur effort drsquoordonnancement drsquoune matiegravere disjointe hybride Ainsi David Aubert pour satisfaire Jean de Creacutequy laquo comme il en ait desja veu moult de nouveaux mis en avant en plusieurs lieux et que largement en ait fait escripre [= des romans en prose] et que lrsquoeslite de la fleur des histoires et batailles fust mise en delay et au derriere crsquoest assavoir le livre du noble et tryumphant prince Charlemaine le grant qui fu lrsquoun des noeuf preux [hellip] hellipPour quoy mon dit tres-redoubteacute seigneur desirez de joindre le chief

136 Magali Cheynet

elles-mecircmes hybrides qui combinent des traits populaires aussi bien que des traits savants les geacuteants du pont de Mautrible

Lrsquoeacutepisode du pont de Mautrible rassemble trois personnages monstrueux Agalafre qui garde le pont10 un geacuteant qui garde la citeacute11 et sa femme qui avec sa faux essaye de venger la mort de son mari12 en laissant dans une cave ses deux enfants Le monde sarrasin oppose successivement trois obstacles terri-fiants mais peu efficaces agrave la pression de conquecircte des chreacutetiens ndash la chute de Mautrible marque la chute de la frontiegravere entre les deux mondes et se fait le preacutelude symbolique agrave la victoire des chreacutetiens sur les Sarrasins drsquoEspagne La mort des jaiandaux est le terme de la ligneacutee monstrueuse Malgreacute leur bap-tecircme qui les voit prendre les noms de Roland et Olivier ils sont marqueacutes du sceau drsquoune alteacuteriteacute impossible agrave reacutesorber Par contraste le choix du nom des fregraveres drsquoarmes pour baptiser ces fregraveres de sang signifie peut-ecirctre que pour merveilleuse que soit la prouesse des heacuteros Olivier et Roland leur exception nrsquoen est pas moins humaine et borneacutee

Le ceacutelegravebre laquo Vous qui entrez laissez toute espeacuterance raquo pourrait ecirctre ins-crit au fronton de Mautrible crsquoest au peacuteril de leur vie que les chreacutetiens vont le franchir La premiegravere fois les ambassadeurs de Charlemagne envoyeacutes agrave Aigre-more pour reacuteclamer la restitution drsquoOlivier prisonnier et des saintes reliques manquent y laisser leur tecircte ils se retrouvent face au gardien du pont qui leur reacuteclame un tribut exorbitant et ne srsquoen tirent que gracircce agrave la ruse de Naimes qui les fait passer pour des marchands La deuxiegraveme fois crsquoest gracircce agrave un miracle divin que Richard de Normandie parvient agrave franchir en sens inverse lrsquoimpeacute-tueuse riviegravere Flagot pour aller chercher Charlemagne au secours des pairs de France mourant de faim dans Aigremore assieacutegeacutee La troisiegraveme et derniegrave-re fois la ruse ne suffit pas agrave eacuteviter le combat et Charlemagne manque drsquoecirctre submergeacute par le nombre des Sarrasins Ganelon se porte agrave son secours en srsquoop-

avecques les membres mrsquoa chargieacute de curieusement enquerir et viseter pluseurs volumes tant en latin comme en franccedilois en tous lieux ou jrsquoen pourray bonnement recouvrer et en tirer et extraire ce qui servoit a mon pourpos pour les assambler en ung livre raquo (op cit vol 1 p 14) Voir aussi lrsquoextrait du prologue de Jean Bagnyon citeacute en note 2 pour introduire le second livre le compilateur annonce laquo hellip la matiere suyvant est drsquoun roman fait a lrsquoancienne faccedilon sans grant ordonnance dont jrsquoay esteacute juste a le reduyre en prose par chappitres ordonneacutes raquo op cit p 27

10 AgalafreAgoulafreGalafre11 Nommeacute Enkechon par la chanson il est nommeacute Ansetous par la prose anonyme Aupheon

par Jean Bagnyon et Effraon par David Aubert12 AmioteAmyotte est nommeacutee Ammite par David Aubert

137Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

posant ainsi aux membres de sa famille lrsquoombre noire de la trahison com-mence agrave se lever dans le lignage du loyal chevalier Crsquoest alors que le lieu infer-nal preacutesente ses trois monstrueuses eacutemanations successives comme autant de personnifications de la peur agrave surmonter Et drsquoabord Agalafre

Sor le cief drsquoune hache srsquoiert li gloz acotez Lrsquoalemele iert drsquoachier II piez out mesurezPlus trenche que rasors quant il est affillezLi paiens estoit grans hydeusement formez El hasterel deriere avoit les euz tornezPlainne paume out de goule et demi pieacute de nezLes sorchieuz out woulleuz et les guernons meslezEt devant et deriere iert issi figurezA II poitrinnes out les deuz mentons fermez Si avoit II oreilles ains mais ne furent tezKe bien tenoit cascune demi sestier de blez Sor sa teste les torne quant le sou[r]prent lrsquoorrezLes bras out touz bochus et les pieacutes bestornezOmques si laide forme drsquoonme ne fu formez Tres bien semble deable quil soit deschaennez13

Ces figures de lrsquoalteacuteriteacute radicale ces figures de lrsquoAutre sont pourtant para-doxalement familiegraveres au lecteur du XVe siegravecle14 il a deacutejagrave rencontreacute la figure de lrsquooreillard15 qursquoest Agalafre dans le roman plus particuliegraverement dans le

13 V 4892-4906 (laisse CXXIV) Fierabras Chanson de geste du XIIe siegravecle eacuted Marc Le Person Paris Champion coll Classiques franccedilais du Moyen Acircge 2003 p 387

14 Pour une discussion de la pertinence que peut revecirctir le concept drsquoalteacuteriteacute dans les eacutetudes meacutedieacutevales voir Paul Freedman laquo The Medieval Other the Middle Ages as Other raquo dans Mar-vels monsters and miracles sous la direction de Timothy S Jones et David A Sprunger Kala-mazoo Western Michigan University coll Studies in Medieval Culture 2002 p 1-24

15 Pour une histoire de la fable des Panoteacuteens le peuple aux longues oreilles voir lrsquoenquecircte de Claude Lecouteux qui a fait le tour de la question en 1980 dans laquo Les Panoteacuteens sources diffu-sion emploi raquo Eacutetudes germaniques ndeg 353 1980 p 253-266 lrsquoauteur accomplit une traverseacutee des textes en distinguant tradition savante et filiation litteacuteraire avant drsquoouvrir sur les textes litteacuterai-res allemands puis franccedilais lrsquoarticle se termine par une interrogation de la monstruositeacute Claude Lecouteux remarque le relatif manque de populariteacute de cette fable des Panoteacuteens elle nrsquoest jamais employeacutee pour elle-mecircme par les eacutecrivains allemands et franccedilais et ceux-ci se contentent de preacute-lever leur trait physique dominant ndash la longueur de leurs oreilles ndash pour le combiner avec drsquoautres tares physiques comme les pieds contrefaits et la double face dans le cas drsquoAgalafre John Block

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reacutecit de Calogrenant qui ouvre Le Chevalier au lion16 Le bouvier qui aiguille Calogrenant puis Yvain sur les voies de lrsquoaventure reacuteapparaicirct sous une forme burlesque dans le Livre drsquoArtus pour se faire lrsquoincarnation deacuterisoire des in-quieacutetantes ascendances agrave la fois diaboliques et sauvages de Merlin lrsquoenchan-teur y prend en effet lrsquoapparence du gardien de taureaux pour se venger des infideacuteliteacutes de sa bien-aimeacutee en envoyant Calogrenant troubler la quieacutetude des amants En deacuteveloppant les virtualiteacutes du texte en vers la prose exploite aussi la porteacutee comique des grandes oreilles du monstre17 cette puissance burles-que nrsquoest pas absente de lrsquoeacutepisode drsquoAgoulafre dans la chanson de geste ndash nous y reviendrons Mais crsquoest aussi en contexte eacutepique que le lecteur a deacutejagrave pu croi-ser le chemin drsquoun oreillard comme Brahier dans La Chevalerie Ogier ou dans la fonction de portier de Montorgueil dans Gui de Bourgogne18 ndash sans le jeu sur la taille des oreilles ni cette particulariteacute propre agrave Agoulafre drsquoavoir une dou-ble face19 le lecteur aura pu aussi lui trouver des traits communs avec le Cor-

Friedman eacutelargit son enquecircte aux autres types de monstres heacuteriteacutes de la tradition grecque dans les deux premiers chapitres de The Monstrous races in Medieval art and thought Cambridge-Lon-dres Harvard University Press 1981 La critique anglo-saxonne a poursuivi les recherches sur le thegraveme de la monstruositeacute en lrsquoinfleacutechissant dans une perspective psychanalytique (par exemple Jeffrey Jerome Cohen Of Giants Sex monsters and the Middle Ages Minneapolis-Londres Uni-versity of Minnesota Press coll Medieval Cultures 1999) tandis que la critique franccedilaise a plutocirct tendance agrave aborder la speacutecificiteacute textuelle des motifs monstrueux voir Les Geacuteants entre mythe et litteacuterature sous la direction de Marianne Closson et Myriam White-Le Goff Artois Presses Uni-versiteacute coll Eacutetudes litteacuteraires 2007 actes du colloque organiseacute par le Centre de Recherches Litteacute-raires laquo Imaginaire et Didactique raquo (CRELID) agrave lrsquoUniversiteacute drsquoArtois les 24 et 25 novembre 2005 Lrsquointroduction offre une inteacuteressante mise en perspective historique de la figure des geacuteants

16 Chreacutetien de Troyes Le Chevalier au lion eacuted Karl D Uitti trad Philippe Walter Paris Gal-limard coll Pleacuteiade p 346-347 v 286-324

17 Lagrave ougrave Chreacutetien de Troyes se contente de noter que le gardien a laquo Oreilles moussues et grans Autiex com a uns olifanz raquo (v 297-298 p 346 op cit) le prosateur du Livre drsquoArtus introduit un jeu avec les oreilles qui font office de parapluie et de coupe-vent agrave Merlin (ms BNF f fr 337 fol 181vdeg laquo [Merlin] estoit si tresfigurez que les oreilles li pendoient jusqursquoagrave la ceinture aval autresi lees com uns vans [hellip] il plovinoit un petitet si ot sa teste et ses espaules afublee drsquoune de ses oreilles et de lrsquoautre se fu envelopez si qursquoil ne moilla ne tant ne quant oar dedesouz raquo)

18 Gui de Bourgogne eacuted Franccedilois Guessard et Henri Victor Michelant Paris F Vieweg coll Les Anciens poegravetes de la France v 1774-1781 p 54-55 laquo Et virent I jaiant leacutes le guichet ester Portiers ert Huidelon mult fet agrave redouter De si fait pautonier nrsquoorreacutes jamais parler Il ot les sorcils grans et srsquoot le poil leveacute Et si avoit les dens de la bouche geteacutes Les oreilles mossues et les eus enfosseacutes Et ot la jambe plate et le talon creveacute Diex li doinst male honte qui en crois fu penez raquo

19 Agalafre est celui qui doit regarder agrave la fois vers lrsquoavant et vers lrsquoarriegravere On lui demande drsquoabord drsquoempecirccher les chreacutetiens drsquoentrer en terre sarrasine puis de les empecirccher drsquoen sortir Bien sucircr on pense agrave Janus mais il nrsquoest pas eacutevident qursquoil srsquoagisse drsquoune reacutesurgence mythologique plus que drsquoune neacutecessiteacute constitutive de la fonction de gardien occupeacutee par le monstre

139Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

solt du Couronnement Louis le Tournebeuf drsquoAiol ou encore lrsquoOrgueilleux et son fregravere Agrapart dans Huon de Bordeaux20 Au passage lrsquooreillard emprun-te certaines caracteacuteristiques agrave drsquoautres cateacutegories monstrueuses comme celle du luiton puisque le portrait drsquoAgalafre dans Fierabras et ses remaniements est tregraves proche de lrsquoIsabras de la Bataille Loquifer qui se sert drsquoune oreille pour se proteacuteger des intempeacuteries et de lrsquoautre des coups de ses agresseurs21 Quant agrave la femme agrave la faux elle apparaicirct dans plusieurs chansons du cycle de Guillau-me drsquoOrange mais aussi dans la chanson drsquoAnseiumls de Carthage sous le nom de Morimonde et on en passe Autrement dit au moment ougrave travaillent nos re-manieurs ces silhouettes se sont cristalliseacutees en clicheacutes eacutepiques qui reposent sur quelques traits figuraux que lrsquoon retrouve drsquoun texte agrave lrsquoautre haute taille silhouette contrefaite eacutecartement des yeux et couleur rouge de ceux-ci sour-cils broussailleux et peau noire armes non nobles comme une massue ou une

20 Citons le portrait de lrsquoOrgueilleux agrave titre drsquoexemple v 4957-4963 laquo Plaist vous oiumlr con fais fu li maufeacutes Dis et set pieacutes avoit bien mesureacutes Les bras ot gros et les puins bien quarreacutes La teste ot grose et lex iex enfoseacutes Plus furent rouge que carbon enbraseacute Demi piet ot entre lrsquouel et le neacutes Si lais sergans ne fu anqes troveacutes raquo Huon de Bordeaux eacuted Pierre Ruelle Bruxelles-Paris Universiteacute libre de Bruxelles 1960 p 237 (Nous preacutefeacute-rons cette eacutedition ancienne agrave celle de William W Kibler et Franccedilois Suard pour Champion [2003] car le manuscrit M qui a servi de copie de base agrave P Ruelle est proche de la mise en prose du XVe siegravecle) Agrapart a les mecircmes traits que son fregravere lrsquoOrgueilleux et il est armeacute drsquoune faux laquo comme ses freres ensement lrsquoa porteacute raquo (v 6330 op cit p 277) Le deacutedouble-ment narratif de la figure du geacuteant srsquoaccompagne ainsi drsquoun redoublement poeacutetique du mecircme portrait avec quelques variantes mineures concernant notamment leurs habitsDeux variations tregraves inteacuteressantes sont introduites dans le portrait de lrsquoOrgueilleux par la prose du XVe siegravecle de Huon de Bordeaux non seulement elle baptise le geacuteant du nom drsquoAngoulaffre (l 2634 p 99) mais elle lrsquoaffuble aussi de grandes oreilles laquo le geant [hellip] avoit bien xvii piedz de long et selon ce qursquoil estoyt grant avoit le corps fourny de tous membres mais de plus lait ne plus hideux nrsquoen fut oncques veu car il avoyt le chief moult gros et grant oreilles le nez ramu-seleacute et les yeulx enfonsez plus ardans que nrsquoest ung charbon raquo Le laquoHuon de Bordeauxraquo en prose du XVegraveme siegravecle eacuted Michel J Raby New York Peter Lang 1998 p 105 LrsquoAgalafre de Fierabras profiterait-il ici drsquoune faille dans le texte-source de Huon lrsquoabsence de nom propre du geacuteant qui nrsquoest deacutesigneacute que par un trait moral dans le texte en vers (laquo Orguillous raquo) pour refaire surface dans la mise en prose du XVe siegravecle

21 Pour cette liste voir Paul Bancourt Les Musulmans dans les chansons de ges-te du cycle du roi Aix-en-Provence Universiteacute de Provence 1982 p 71 seq Voir aussi Francis Dubost Aspects fantastiques de la litteacuterature narrative meacutedieacuteva-le XIIegraveme-XIIIegraveme siegravecles lrsquoautre lrsquoailleurs lrsquoautrefois Paris Champion 1991 chap 19Dans la Bataille Loquifer Isabras a la peau noire les cheveux heacuterisseacutes le nez tordu un œil au milieu du front et lrsquoautre agrave lrsquoarriegravere de la tecircte qui jette du feu il a le dos bossu et les pieds contre-faits ses oreilles lui servent de bouclier mais parfois aussi de parapluiehellip Mais Isabras nrsquoest pas un geacuteant Cf Dubost op cit p 591

140 Magali Cheynet

faux etc22 Une meacutemoire du reacutecit travaille la repreacutesentation de ces geacuteants qui peuplent les feuillets des bibliothegraveques23

Reacuteeacutecrire en prose ce clicheacute crsquoest donc deacutecrire un personnage ndash mais si lrsquoon veut bien jouer sur les mots crsquoest aussi le deacute-seacutecrire dans le cas de ces remanie-ments en prose Les remanieurs-compilateurs semblent en effet faire preuve drsquoune certaine reacuteticence agrave lrsquoeacutegard de ces clicheacutes qursquoils essayent drsquoadapter ndash au contraire de leurs confregraveres eacutecrivant agrave la mecircme eacutepoque des romans de cheva-lerie comme la prose de Huon de Bordeaux24 Mabrien25 ou La Belle Heacutelegravene de

22 Voir F Dubost op cit p 587 et 589-59023 Nous rapprochons le portier et le couple de geacuteant assorti du couple de jumeaux Mais est-ce

bien dans la mecircme cateacutegorie que les aurait placeacutes un lecteur meacutedieacuteval Les enlumineurs de deux manuscrits du Fierabras semblent avoir nettement distingueacute Agalafre drsquoun cocircteacute les geacuteants du pont de lrsquoautre dans le manuscrit Hanovre Niedersaumlchsische Staatsbibliothek IV-578 Agalafre a une tecircte de sanglier et nrsquoest pas plus grand que les personnages qui lrsquoentourent tandis que la taille du couple EnkechonAmiote est distinctement gigantesque leurs traits restent humains Les trois ont pour point commun de tirer la langue Dans le manuscrit Londres Museacutee Britan-nique Egerton 3028 Agalafre a une tecircte de lion (M Le Person reproduit ces enluminures en appendice de lrsquoouvrage Le Rayonnement de laquoFierabrasraquo dans la litteacuterature europeacuteenne op cit) Agalafre appartient-il aux yeux des enlumineurs agrave une classe animale plutocirct qursquohumaine Ainsi le trait sauvage preacutedominerait-il en lui ndash Francis Dubost parlerait drsquoun marquage dans la cateacute-gorie de lrsquoautrefois ndash tandis que le couple serait plutocirct marqueacute du trait de lrsquoailleurs On songe aux ancecirctres que Rabelais donnera agrave Pantagruel Panoteacuteens et geacuteants sont les produits drsquoun mecircme accident mais aux conseacutequences diffeacuterentes On voit dans lrsquoextrait choisi en eacutepigraphe ici qursquoils appartiennent agrave deux branches distinctes de la ligneacutee difforme creacuteeacutee par les negravefles gorgeacutees du sang de Caiumln La difformiteacute est donc peut-ecirctre lrsquoangle abstrait sous lequel il est leacutegitime de re-grouper en une mecircme famille geacuteants et heacuteritiers des Panoteacuteens

24 La prose de Huon de Bordeaux est agrave cet eacutegard eacuteclairante le remanieur reacuteeacutecrit le portrait de lrsquoOrgueilleux en y injectant agrave notre avis ses souvenirs drsquoAgalafre Mais il renouvelle aussi le portrait du fregravere du geacuteant Agrapart (op cit p 140-141) laquo hellip si tres grant et si merveilleux es-toyt que plus avoit de dix sept piedz de long et estoyt gros a lrsquoadvenant Il avoit ung plain pied en-tre deux sourcilz les yeulx plus rouges et ardans que ung charbon embraseacute Le bout de son nez estoit plus gros que nrsquoestoit le musel drsquoung beuf et avecques ce avoit deux dentz qui de sa bou-che luy sailloyent qui plus avoyent de long drsquoung grant pied chascune Se dire vous vouloye la laide figure qursquoil portoit trop vous pourroye ennuyer a le vous dire dont bien povez penser que quant il estoit courrouceacute sa chiere estoyt moult espoventable car les deux yeulx qursquoil avoit en sa teste paroyent estre deux gros cierges ardans raquo Agrapart porte dans cette prose du XVe siegravecle les deacutefenses drsquoun sanglier et le remanieur insiste sur son animaliteacute en comparant son nez au mufle drsquoun bœuf Tandis que le texte en vers se contentait de reacutepeacuteter la mecircme seacutequence dans le portrait des deux fregraveres geacuteants le prosateur y voit ici matiegravere agrave amplification Il se plaicirct agrave deacutevelopper les caractegraveres hybrides du geacuteant lagrave ougrave nos remanieurs de lrsquohistoire de Fierabras ont comme on le verra plutocirct tendance agrave les reacuteduire

25 Mabrien roman de chevalerie en prose du XVe siegravecle eacuted Philippe Verelst Genegraveve Droz 1998

141Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

Constantinople26 Face agrave ces motifs folkloriques cristalliseacutes en motifs eacutepiques le malaise des compilateurs eacuteclaire peut-ecirctre leur art drsquoeacutecrire ou de reacuteeacutecrire et les meacutecanismes propres de la relecture agrave la fois critique et nostalgique des tex-tes du passeacute que leurs œuvres proposent

Certes nos trois remanieurs ne vont pas aussi loin que celui qui a composeacute le roman de Guillaume drsquoOrange et qui a choisi une solution drsquoeffacement ni la vieille Flohart agrave la faux nrsquoapparaicirct plus dans la reacuteeacutecriture drsquoAliscans ni le luiton Isabras dans la reacuteeacutecriture de la Bataille Loquifer Au contraire nos trois rema-nieurs gardent bien les figures en question mais elles subissent une consideacute-rable reacuteduction leur rocircle dans le reacutecit est reacuteduit par rapport agrave la chanson en vers tandis que seuls des traits minimaux sont donneacutes dans leur description Crsquoest agrave la fois sur le plan narratif et sur le plan descriptif que la part de ces per-sonnages est reacuteduite27

Ainsi les proses eacutevitent-elles la redondance descriptive qui eacutetait le fait de la chanson Dans la chanson crsquoest dans la bouche drsquoOgier que lrsquoon trouve un premier portrait du geacuteant Agalafre28 crsquoest-agrave-dire une premiegravere approche sub-jective de la merveille horrifique qui va ensuite ecirctre confirmeacutee plus loin dans le reacutecit par un deuxiegraveme portrait cette fois-ci confieacute agrave Richard qui eacutenumegravere les difficulteacutes du passage de Mautrible pour Charlemagne29 Ces deux visions subjectives infleacutechies par la peur des personnages sont ancreacutees dans le reacutecit par un troisiegraveme portrait beaucoup plus deacuteveloppeacute qui est le fait du narrateur et vient confirmer la monstruositeacute drsquoAgalafre en la portant agrave une laideur en-core insoupccedilonneacutee par le lecteur par ailleurs des traits descriptifs continuent drsquoecirctre distilleacutes tout au long de lrsquoeacutepisode de Mautrible jusqursquoagrave la mort du geacuteant Autrement dit la chanson joue de sa structure lyrique de reacutepeacutetition mais elle

26 Voir Claude Roussel Conter de geste au XIVe siegravecle Inspiration folklorique et eacutecriture eacutepique dans laquoLa Belle Heacutelegravene de Constantinopleraquo Genegraveve Droz coll Publications romanes et franccedilai-ses 1998

27 Nous nous permettons de jouer sur le sens moderne du mot reacuteduire et sur son sens en an-cien franccedilais laquo traduire raquo

28 v 2562-2594 laisses LXVII-LXVIII op cit p 316-317 laquo Or voi gen Aigremore ou nos devons esrer raquo Dist Ogier le Danois laquo Plus vos convient aller Par foi ains est Maltrible le fort pont a douter [hellip] Si le garde un gaiant qui mout fait a douter Et tient une grant hache de cuivre et drsquoacier cler Nrsquoest campiumlon el monde tant puist souvent geter Ki peuumlst som baston si menu re-muer Conmeuml il fait la hache et venir et aler Qui lrsquoamirant wouldra veier ne esgarder Par milieu deu tel pont le convendra passer ndash Heacute Dex dient Franchois ou devons nos aller raquo

29 v 4807-4810 laisse CXXII op cit p 384

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joue aussi sur le croisement polyphonique des voix qui entourent la merveille et la font naicirctre au reacutecit Mais il nrsquoy a pas de tel jeu drsquoannonce dans les rema-niements Ainsi dans la prose du XIVe siegravecle on nrsquoapprend la monstruositeacute drsquoAgalafre que quelques lignes avant sa mort ndash la description joue alors agrave plein son rocircle de signe qui deacutesigne le personnage agrave une mort leacutegitimeacutee par sa diffor-miteacute30 Lorsqursquoil apparaicirct pour la premiegravere fois dans le reacutecit lors du premier passage des chreacutetiens par Mautrible crsquoest tout simplement sous la deacutesignation neutre de laquo portier raquo31 Crsquoest comme si le prosateur avait voulu deacuteconstruire la surdeacutetermination symbolique qursquoapportait le portrait drsquoAgalafre agrave la descrip-tion de lrsquoimprenable pont de Mautrible enjambant une infranchissable riviegravere torrentueuse et dont le passage est interdit par un tribut impossible agrave payer dans la chanson en effet la preacutesence drsquoAgalafre nrsquoest drsquoabord qursquoune personni-fication de la fonction symbolique du pont comme eacutepreuve qualifiante pour le heacuteros Le lecteur sourit devant le jeu burlesque qui deacutesamorce la tension et se moque de lrsquoappreacutehension de ses heacuteros la chanson deacuteveloppe le contraste en-tre lrsquoaccumulation des traits deacutesignant la tacircche impossible et la faciliteacute avec la-quelle lrsquoeacutepreuve est finalement deacutetourneacutee gracircce agrave la ruse de Naimes Le geacuteant a beau faire peur il est bien naiumlf Le texte en vers joue sur lrsquoattente du lecteur agrave partir de sa meacutemoire culturelle pour produire un effet de deacuteflation comique enteacuterineacutee par le fou-rire des pairs feacutelicitant Naimes de son art du mensonge32 Crsquoest une veacuteritable leccedilon de ruse que Naimes donne ici agrave Roland qui dans sa bouillante impatience se serait bien jeteacute de front contre le geacuteant Roland est

30 Dubost eacutecrit que laquo le portrait du geacuteant srsquoapparente agrave la ceacutereacutemonie preacutealable qui expose le monstre aux regards de la foule Une parade belliqueuse au cours de laquelle se deacutecide la mort du monstre Le portrait preacuteliminaire du geacuteant joue un rocircle comparable au rituel de lrsquoabrivado qui lance les taureaux dans la ville la veille de la corrida afin de reacuteactualiser la menace archaiumlque drsquoexhiber le potentiel de mort et de deacutevastation que repreacutesentent ces becirctes sauvages La preacutesen-tation du geacuteant est une condamnation sans appel de lrsquoautre laquo Voici celui qui doit mourir parce qursquoil peut aussi vous faire mourir raquo annonccedilait implicitement ce portrait tandis que lrsquoaccumula-tion des composantes teacuteratologiques expliquait pourquoi il devait mourir raquo (op cit p 573)

31 laquo Et quant ilz vindrent a la forteresse si grande et si forte ilz furent tous esbahiz come ilz passeront oultre et commancerent a deviser lrsquoun de lrsquoautre bdquoHoo dist dux Naymez seigneurs lessez moy parler et me lessez faire sans sonner mot et au plaisir Dieu je vous passerayrdquo Et ilz distrent que si feroint ilz Dux Naymes ala davant et quant vint pres de la porte le portier saillit au devant et print dux Naymes a la barbe et luy demanda ou il alloit Et Naymez luy respondit qursquoilz aloient a Esgremore dire a lrsquoamiral ung message de par Charlemaigne bdquoVassal dist le portier ilz ne passe par cy nul crestien qui ne paie le trehu du pont ou qursquoil ne meurerdquo raquo Jean Miquet (eacuted) op cit p 86-87

32 v 2642-2643 op cit p 318 laquo Rollant le niers Karlon en avoit ris assez laquoEn la moie foi sire mout savez bien parlerraquo raquo

143Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

une tecircte brucircleacutee parce qursquoil tient agrave porter sur sa selle comme des tropheacutees les tecirctes des Sarrasins qursquoil vient de deacutecapiter il met en jeu sa propre tecircte et celle de ses compagnons Crsquoest bien parce qursquoAgalafre remarque les tecirctes coupeacutees et qursquoil compte faire perdre la leur aux chreacutetiens en leur reacuteclamant un tribut impossible agrave payer crsquoest en vain que Naimes a tenteacute drsquoempecirccher les jeunes chevaliers de porter cette marque drsquoaudace Or la prose ne fait pas mention de cette dispute et se deacutegage ainsi du contexte de rivaliteacute entre jeunes et vieux chevaliers de la chanson de mecircme elle ne montre pas lrsquoagacement de Naimes lorsque Roland jette un Sarrasin par-dessus le parapet du pont De fait dans la prose Roland ressemble deacutejagrave au heacuteros accompli qursquoil sera dans lrsquoeacutepisode de Roncevaux reacutesumeacute en conclusion du reacutecit33 Lrsquoapparition du monstre tend ain-si agrave se vider de son sens

Le texte de David Aubert donne la mecircme impression de reacuteticence face agrave lrsquoin-troduction dans le reacutecit de la perturbation monstrueuse qursquoest Agalafre et lrsquoisole de lrsquoaction il utilise certes plusieurs fois le terme de laquo geacuteant raquo dans les diffeacuterents eacutepisodes qui preacuteparent celui de la prise de Mautrible par Charle-magne ndash mais il ne deacutecrit jamais Agalafre pas mecircme au moment de sa mort Crsquoest comme si le texte srsquoappuyait sur la meacutemoire du lecteur pour construire agrave sa place la repreacutesentation correspondante agrave partir de sa propre culture ro-manesque eacutepique ou folklorique Dans le cas de David Aubert crsquoest comme si le reacutecit eacutevitait de reacuteeacutecrire le clicheacute eacutepique et se fiait au seul pouvoir de la no-mination pour le construire

Mais ne serait-ce pas lagrave tout simplement le signe du travail drsquoabregravegement effectueacute par les deux textes en question par rapport agrave leur modegravele La prose de la fin du XIVe siegravecle est classeacutee dans la cateacutegorie des deacuterimages qui abregrave-gent34 la faccedilon abrupte dont les traits monstrueux drsquoAgalafre sont introduits

33 Jean Bagnyon nrsquoose pas transformer agrave ce point la structure du reacutecit et reste fidegravele agrave son sens quand bien mecircme il est manifestement gecircneacute par celui-ci que Naimes donne une leccedilon de ruse agrave Roland cela va encore car Bagnyon pourra par la suite montrer un Roland qui a com-pris cette leccedilon et srsquoen sert pour vaincre un autre geacuteant Ferragut issu cette fois-ci de la Chro-nique du Pseudo-Turpin Lrsquoeacutepisode sert le mouvement propre agrave la compilation de Bagnyon Mais que Roland profite de la naiumlveteacute du portier de Mautrible pour jeter agrave lrsquoeau un Sarrasin ayant la malchance de croiser son chemin et Bagnyon se sent obligeacute de le justifier laquo Et est assavoir que Roland estoit si fier de couraige qursquoil ne regardoit ne le temps ne le lyeu pour soy gouverner mais voulloit tousjours ouvrer de fait a son ennemys la ont il le pouvoit trouver ce nrsquoestoit pas de merveille car de force et de valleur estoit le non pareil du monde raquo (Jean Bag-nyon op cit p 88)

34 Voir agrave ce propos lrsquoarticle drsquoElio Melli dans laquo Les versions en prose de Fierabras nouvelles recherches raquo dans LrsquoEacutepopeacutee romane Actes du XVe Congregraves International Rencesvals (Poitiers 21-

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pourraient ecirctre le reacutesultat drsquoune certaine recherche drsquoeacuteconomie narrative au deacutetriment de son efficaciteacute De mecircme David Aubert est-il obligeacute drsquoabreacuteger beaucoup les onze textes et plus qursquoil compile srsquoil veut les reacuteunir en un seul en-semble coheacuterent Ses impeacuteratifs de reacuteduction le poussent mecircme parfois agrave des incoheacuterences dues aux coupes qursquoil a effectueacutees par rapport agrave son modegravele y compris dans lrsquoeacutepisode qui nous inteacuteresse ici ainsi lorsqursquoAgalafre explique agrave Richard deacuteguiseacute en marchand les raisons de sa meacutefiance35 en disant qursquoil a deacutejagrave eacuteteacute berneacute par des chreacutetiens qui lui avaient promis le paiement drsquoun im-portant tribut et qui ont ensuite pris la forteresse drsquoAigremore ndash David Aubert oublie ici que dans son texte il nrsquoa pas eacuteteacute question de tribut agrave payer il a coupeacute le jeu sur la ruse du vieux Naimes qui se contente dans sa reacuteeacutecriture de pren-dre la tecircte de lrsquoambassade

Et pourtant malgreacute les coupes que font subir les remaniements agrave leur mo-degravele les passages consacreacutes aux monstres de Mautrible restent drsquoune relative longueur par rapport au reste ainsi dans la prose anonyme la description de la geacuteante agrave la faux occupe approximativement le mecircme volume que dans la chanson en vers36 Le remanieur semble mecircme y voir lrsquooccasion drsquoun raffi-nement de sa prose puisqursquoil fournit une seacutequence complegravete de doublets pour chaque trait et joue sur les rythmes binaires Crsquoest comme si lrsquoeacutecriture deve-nait lrsquoimage du deacutedoublement monstrueux des figures de geacuteants opeacutereacute par le reacutecit dans lrsquoeacutevocation du couple puis des jumeaux qursquoils ont eu

Icelle Amyotte estoit grande drsquoune lance de long et grosse a lrsquoavenant et estoit noire comme moure et avoi[t] les yeulx grous et rougez et tant es-toit laide et diffiguree que crsquoestoit merveillez et hideur a voyr Elle avoit eu deulx enffans dont elle estoit toute novelle relevee Si se craingnit quant elle ouyumlt la noise et eut paour de ses enffans sy se leva toute esche-vellee et ainxi qursquoelle se levoit ung message luy vint dire que son mary Ansetous estoit mort elle srsquoescria et srsquoen yssit toute eschevellee et trova une faulx qursquoelle print en sa main et vint a la rue et trouva les Franczois qui serchient les rues37

27 aoucirct 2000) sous la direction de Gabriel Bianciotto et Claudio Galderisi t II Poitiers Centre drsquoEacutetudes supeacuterieures de civilisation meacutedieacutevale coll Civilisation meacutedieacutevale 2002 p 611-615 ar-ticle repris dans Le Rayonnement de Fierabras dans la litteacuterature europeacuteenne op cit p 151-155

35 Crsquoest-agrave-dire lorsque Richard conduit la prise de Mautrible par les troupes de Charlemagne qursquoil est alleacute chercher en renfort

36 Soit quarante-trois vers dans la chanson (dont neuf consacreacutes au portrait) contre environ vingt-neuf lignes dans la mise en prose anonyme (eacutedition moderne)

37 Op cit p 147

145Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

Quant agrave David Aubert mecircme si le portrait des geacuteants est abreacutegeacute il reste beaucoup plus long que tous les autres portraits fournis par le texte des Cro-niques et Conquestes puisque pour la plupart ils ne deacutepassent pas deux li-gnes et se contentent de souligner des eacuteleacutements deacutejagrave connus par les lecteurs ndash crsquoest-agrave-dire la valeur des personnages pour Anouk de Wolf en effet David Aubert est incapable de donner des traits distinctifs agrave ses personnages et ne sait qursquoune chose srsquoils sont bons ou mauvais38 Agalafre Ammite et Ante-fons sont lrsquoexemple mecircme du mauvais personnage ndash dont la seule fonction est mecircme preacuteciseacutement drsquoecirctre mauvais

Il y a mecircme dans les textes comme une concentration sur la description qui est de plus en plus isoleacutee de lrsquoaction dans le texte de David Aubert les trois geacuteants sont rassembleacutes dans le mecircme chapitre jusqursquoau point de donner lrsquoillusion drsquoune saturation du texte agrave cet endroit et peut-ecirctre drsquoun exorcisme de lrsquoeacutecriture qui fait surgir ici ces motifs pour les liquider une fois pour tou-tes39 En effet il nrsquoy a pas drsquoapparition de geacuteants monstrueux dans le reste des

38 Lrsquoarticle drsquoAnouk de Wolf sur la question est eacuteclairant laquo Art et technique du portrait dans les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert raquo dans Recherches sur la litteacuterature du XVe siegravecle Actes du VIe colloque international sur le Moyen Franccedilais Milan 4-6 mai 1988 sous la direction de Sergio Cigada et Anna Slerca Milan Vita e pensiero 1991 t III p 87-100

39 Crsquoest finalement une interpreacutetation comparable que propose Mary Baine Campbell dans lrsquoouvrage collectif Marvels monsters and miracles (op cit) lorsqursquoelle reproduit p 286 lrsquoillustration de la rubrique laquo Cyclopes raquo dans un livre des costumes de la fin du XVIe siegravecle (Omnium fere gentium nostraeque aetatis Nationum Habitus et Effigies conserveacute agrave la bibliothegraveque Houghton drsquoHarvard Franccedilois Desprez a exeacutecuteacute une version franccedilaise de lrsquoouvrage en 1562 sous le titre de Recueil de la diversiteacute des habits qui sont de present en usage tant as pays drsquoEurope drsquoAsie Affrique amp isles sauvages) Pour M B Campbell ce veacuteritable condenseacute de teacuteratologie qursquooffre cette image de cyclope est en fait une marque drsquohumour lrsquoaccumulation de traits monstrueux emprunteacutes agrave diffeacuterentes traditions sert la mise agrave distance par le grotesque du monstre et des croyances anciennes On reconnaicirct dans ce cyclope entiegraverement poilu les oreilles du Panoteacuteen son menton est colleacute agrave la poitrine ses genoux sont tourneacutes en sens inverse par rapport agrave ses pieds (mais contrairement agrave ce que dit la critique qui en fait un Sciapode on voit distinctement que le monstre a deux jambes ndash la deacuteformation des articulations explique que lrsquoon puisse ecirctre trompeacute par la perspective) Bref il ressemble tout agrave fait agrave notre Agalafre excepteacute qursquoau lieu drsquoecirctre cyclope sur lrsquoarriegravere il lrsquoest sur le front qursquoil est nu ethellip qursquoil nrsquoest peut-ecirctre pas masculin La preacutesence drsquoune figure nue dans un livre qui se propose de recenser les vecirctements des diffeacuterentes nations semble donner raison agrave la critique et lrsquoorienter vers le clin drsquoœil Pourtant il faut avouer que lrsquoargument selon lequel crsquoest simplement lrsquoaccumulation des traits monstrueux provenant de diffeacuterentes sources teacuteratologiques savantes qui produit cet effet de grotesque nrsquoest pas entiegraverement convaincant Le propre du monstre nrsquoest-il pas drsquoecirctre preacuteciseacutement hybride Et drsquoemprunter agrave plusieurs traditions pour les combiner (cf Christine Ferlampin-Acher qui eacutecrit agrave propos des monstres romanesques laquo Le principe qui preacuteside agrave lrsquoinvention de ces creacuteatures est lrsquohybridation Cette hybridation se situe agrave plusieurs niveaux ces monstres sont inspireacutes par

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Croniques et Conquestes de Charlemaine ils sont tous concentreacutes autour de lrsquoeacutepisode de Mautrible40 ndash il nrsquoy a ailleurs dans la compilation que de simples colosses David Aubert rapproche en outre la mort successive des trois geacuteants par rapport au traitement plus eacuteclateacute de la chanson et surtout il rassemble les deux portraits du couple AntefonAmmite tout en les isolant bien du reacutecit Une pause est ainsi meacutenageacutee pour mettre agrave la file toutes les caracteacuteristiques des deux monstres avant de reprendre le cours du reacutecit pour les mettre agrave mort lrsquoun apregraves lrsquoautre Enfin dans son texte les monstres sont priveacutes du discours di-rect qui inscrit la voix de lrsquoalteacuteriteacute dans la chanson et les autres remaniements le discours des chreacutetiens sur cette alteacuteriteacute radicale est lui aussi coupeacute le croise-ment des points de vue est eacuteviteacute

Dans cette saturation eacutetrange du texte qui semble se contracter sur la per-turbation difforme des monstres peut-ecirctre faut-il lire un signe de la fideacuteliteacute du remaniement aux modegraveles heacuteriteacutes de la chanson eacutepique mais aussi un si-gne de la violence que la mise en prose fait subir agrave son modegravele Le traitement que David Aubert impose agrave la structure de lrsquoeacutepisode la condensation dans la description de lrsquointervention des geacuteants monstrueux est peut-ecirctre le fait drsquoune certaine recherche drsquoarchaiumlsme charme suranneacute drsquoune eacutevocation qui fait si-gne vers les vieux textes qursquoil srsquoagit de remanier qui fait signe vers la meacutemoire culturelle du lecteur et appelle sa reconnaissance pour flatter son goucirct de lrsquoan-cien ndash mais qui entre du mecircme coup en contradiction avec le renouvellement de lrsquoestheacutetique impliqueacutee par la reacuteeacutecriture et essaye de glisser au plus vite sur ce passage obligeacute Lrsquoambivalence du traitement serait ainsi la marque du plai-sir ambivalent fourni par la reacuteeacutecriture eacutepique tendue entre conservatisme et

des modegraveles heacuteteacuterogegravenes ils ont un corps constitueacute de piegraveces et de morceaux et sur ce physique pour le moins composite se trouve greffeacute un sen en geacuteneacuteral ambigu et pluriel Ces ecirctres sont divers comme chez Aristote le monstre est celui qui ne ressemble pas au modegravele qui est agrave son origine Feacutees bestes et luitons Croyances et merveilles dans les romans franccedilais en prose Paris Presses de lrsquoUniversiteacute de Paris-Sorbonne coll Traditions amp croyances 2002 p 291-292)

40 David Aubert introduit un geacuteant monstrueux dans lrsquoescarmouche qui voit Olivier ecirctre griegravevement blesseacute juste avant lrsquoeacutepisode de son duel avec Fierabras laquo Ung grant dyable de Sarra-zin nomme Corsault estoit affuble de la grant peau drsquoun vielz serpent qui lui couvroit la teste et tout le corps puis portoit en ses poings ung grant baston chargie de neux et tant faisoit a doub-ter que nul ne lrsquoosoit approchier raquo Olivier lrsquoabat du premier coup mais la blessure qursquoil a reccedilue joue un rocircle capital dans la puissance du combat contre Fierabras le geacuteant au plus haut de sa force est comme un nouveau Goliath face agrave un David encore amoindri par la souffrance Oli-vier est alors lrsquoincarnation du courage de lrsquohomme qui srsquoattaque agrave ce qui le deacutepasse (vol 2 p 24) Selon Franccedilois Suard cette insertion est due agrave la source suivie ici par David Aubert crsquoest-agrave-dire une version proche du Fierabras occitan (Franccedilois Suard art cit) Neacuteanmoins le choix mecircme de cette version rend cette particulariteacute interpreacutetable agrave notre sens

147Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

renouvellement Les remanieurs ont pour point commun de souligner leur fideacuteliteacute agrave leur source agrave lrsquohistoire qursquoils translatent et laquo reacuteduisent raquo de vers en prose ainsi David Aubert se reacutefegravere-t-il plusieurs fois au discours de laquo lrsquohistoi-re raquo qui vient cautionner son discours agrave chaque eacuteleacutement sortant de lrsquoordinaire dans la description des monstres comme la longueur des oreilles drsquoAgalafre et lrsquousage qursquoil en fait Lrsquohistoire de Fierabras fonctionne ainsi agrave la fois comme un garant de son propre reacutecit et comme mise agrave distance de son contenu ndash la reacute-peacutetition des formules laquo comme dist lrsquoistoire raquo laquo lrsquoistoire dist raquo est ainsi le signe de cette ambivalence41 ndash le signe aussi que ces monstres sont des constructions du discours litteacuteraire et appartiennent agrave un patrimoine culturel eacutepique autre-ment dit crsquoest le signe de la mort de ces monstres qui nrsquoexistent plus que dans les anciennes histoires et appartiennent au discours lettreacute des nostalgiques de la chanson de geste

Pourtant la condensation des principaux traits du motif srsquoaccompagne drsquoun certain ameacutenagement Dans le texte de David Aubert crsquoest un ameacutenagement de taille qui est proposeacute puisqursquoun veacuteritable transfert srsquoeffectue entre Agalafre et Antefon crsquoest-agrave-dire entre le gardien du pont et lrsquoeacutepoux de la geacuteante Am-mite Je disais plus haut qursquoAgalafre nrsquoeacutetait pas deacutecrit par David Aubert mais crsquoest parce que crsquoest Antefon qui heacuterite de la forme difforme qui est la sienne dans la tradition de Fierabras Par cette migration les traits monstrueux sont concentreacutes sur le couple et leurs enfants Agalafre nrsquoest plus par contrecoup qursquoun colosse David Aubert isole ainsi les deux segravemes normalement fondus dans le concept de geacuteant crsquoest-agrave-dire la composante physique qursquoest la haute taille drsquoune part et drsquoautre part la composante morale qursquoest la nature maleacute-fique du geacuteant marqueacutee ici par les yeux rouges du couple42 Mais le prosateur anonyme comme David Aubert ont pour trait commun de ne pas trop insis-

41 Voir lrsquoextrait des Croniques et Conquestes de Charlemaine agrave la suite de cet article les itali-ques sont de mon fait

42 Calderoacuten fera un choix inverse dans sa comeacutedie La Puente de Mantible crsquoest le portier Ga-lafre qui concentre tous les traits monstrueux des figures gigantesques qui apparaissent lors du passage du pont Dans la piegravece de Calderoacuten le couple Effraon-Amiette disparaicirct de mecircme que leurs enfants Galafre est clairement une eacutemanation terrifiante du lieu diabolique qursquoest le pont et Calderoacuten souligne la monstruositeacute de Galafre puisqursquoil en fait un ogre menaccedilant de deacutevorer lrsquoeacutecuyer drsquoOlivier qursquoil garde en otage lorsque Roland passe le pont deacuteguiseacute en marchand Cepen-dant lrsquoeacutecuyer parviendra agrave tromper le geacuteant laquo cet ogre niais beaucoup moins terrible que divertis-sant raquo aux yeux drsquoElena Real (laquo La Puente de Mantible une reacuteeacutecriture dramatique de Fierabras raquo dans Le Rayonnement de laquo Fierabras raquo dans la litteacuterature europeacuteenne op cit p 242-243 pour la description du pont p 245-246 pour la conclusion sur le personnage de Galafre) Lrsquoinvention de lrsquoeacutecuyer couard mais ruseacute permet de conserver lrsquoaspect comique du premier passage du pont

148 Magali Cheynet

ter sur la diabolisation des monstres hybrides la mort drsquoAgoulafre comme celle de la geacuteante Ammite sont escamoteacutees par le texte ce qui lui retire du mecircme coup deux traits symboliques drsquoune diabolisation la chute du corps drsquoAgoulafre dans la riviegravere en contrebas la fumeacutee nauseacuteabonde qui srsquoexhale de la bouche de la geacuteante sont coupeacutes par David Aubert Mais le remanieur bourguignon insiste sur la sauvagerie des monstres particuliegraverement sur cel-le drsquoAmmite compareacutee agrave un sanglier puis agrave une chienne gardant ses petits ndash Ammite est surtout une figure de lrsquoalteacuteriteacute en tant qursquoelle est proche de la natu-re et reacuteagit par lrsquoinstinct animal drsquoune femelle crsquoest par opposition au monde chevaleresque qursquoelle fonctionne ce qui explique sa mise agrave mort par un trait drsquoarbalegravete et non par un coup drsquoeacutepeacutee ndash Ammite est le dernier obstacle agrave la prise de Mautrible mais elle nrsquoest pas un obstacle seacuterieux pour Charlemagne Quant au prosateur anonyme les mots diable ou diabolique ne sont mecircme pas prononceacutes ndash au contraire lrsquohumaniteacute drsquoAgalafre est drsquoembleacutee souligneacutee par le prosateur laquo Oncques homme ne vit plus laide forme de homme raquo43

Jean Bagnyon srsquoinscrit en faux face agrave cette atteacutenuation des figures et procegravede au contraire agrave une gradation dans la diabolisation des trois monstres lrsquoassocia-tion avec le diable est drsquoabord meacutetaphorique quand elle srsquoapplique agrave Agalafre avant de devenir eacutepitheacutetique quand elle srsquoapplique au mari drsquoAmmite Effraon parle de sa voix laquo diabolique raquo et du feu sort de la bouche de sa femme agonisan-te symbole de la nature infernale de son acircme Il retravaille ainsi les figures eacutepi-ques dans ce sens et plus particuliegraverement il les eacuteloigne de leurs sources mythi-ques et folkloriques pour les rationaliser le geacuteant Agalafre perd sa double face drsquoautre part si ses oreilles sont drsquoune taille deacutemesureacutee elles ne lui servent plus ni de bouclier ni de parapluie et Agalafre srsquoeacuteloigne ainsi de ses racines antiques et de la race des Panoteacuteens dont il les a heacuteriteacutees agrave travers Pline Srsquoil reste tout laquo tour-tu et contreffay raquo si ses pieds dont deacuteformeacutes ils ne sont pas pour autant laquo bes-tourneacutes raquo en sens inverse Agalafre nrsquoest pas le repreacutesentant drsquoun monde agrave lrsquoen-vers Amyote est eacuteloigneacutee de ses racines chtoniennes lorsque Jean Bagnyon eacutevite de mettre lrsquoaccent sur la cave qui lrsquoabrite et dans laquelle elle nourrit ses deux enfants comme une louve ses louveteaux La mise agrave mort des geacuteants diaboliques est redoubleacutee chez Bagnyon Agalafre a drsquoabord les jambes briseacutees avant que les chreacutetiens ne le tuent en le rouant de coups Amyote toucheacutee par le carreau drsquoar-balegravete de Charlemagne disparaicirct elle aussi dans une cureacutee geacuteneacuterale

Face aux geacuteants la mise en prose anonyme et le texte de David Aubert suivent ainsi une logique diffeacuterente de celle de Jean Bagnyon Le remanieur

43 Jean Miquet (eacuted) op cit sect 211 p 140

149Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

anonyme travaille agrave lrsquoatteacutenuation constitutive de ces figures monstrueuses ndash ce qui est sans doute agrave mettre en rapport avec le fait frappant que Fierabras lui-mecircme nrsquoest plus un colosse ce nrsquoest qursquoun homme grand Si David Aubert accumule les traits monstrueux dans la description ce nrsquoest que pour la li-quider Il est plaisant de remarquer que beaucoup de grands chevaliers de colosses deacutepourvus du segraveme maleacutefique parcourent les pages des Croniques et Conquestes de Charlemaine ndash agrave commencer par Charlemagne lui-mecircme Les figures sont niveleacutees par le haut et la taille deacutemesureacutee des ancecirctres de-vient la marque drsquoune ligneacutee chevaleresque qui nrsquoa plus cours au temps ougrave Da-vid Aubert eacutecrit Si les deux remanieurs rendent les figures gigantesques agrave leur ambivalence ils sont reacuteticents agrave les investir drsquoune porteacutee symbolique aussi forte que dans la chanson crsquoest parce que ces monstres sont des clicheacutes qursquoils trouvent encore leur place dans le reacutecit ndash mais crsquoest aussi en tant que clicheacute qursquoils en sont drsquoune certaine faccedilon exclus et ne retiennent plus lrsquoaccent de lrsquoac-tion drsquoailleurs souvent deacuteplaceacute par le travail de compilation Jean Bagnyon au contraire va dans le sens drsquoune formalisation croissante du clicheacute la diaboli-sation accentueacutee des monstres est une constante du XVe siegravecle Crsquoest une autre faccedilon de mettre agrave mort ces geacuteants puisqursquoils deviennent des signes facilement interpreacutetables les signes transparents drsquoune eacutelection des heacuteros chreacutetiens agrave une action leacutegitime tellement transparents que ce ne sont mecircme plus des mons-tres au sens eacutetymologique du terme44 Mais dans tous les cas le motif est in-fleacutechi par le mode particulier drsquoeacutecriture que partagent nos trois remanieurs les monstres sont peut-ecirctre mis agrave distance parce qursquoils en viennent agrave repreacutesen-ter un autre du texte Lagrave ougrave lrsquohybriditeacute constitutive du monstre fait signe vers une irruption possible du deacutesordre le texte des remanieurs est au contraire une lutte pour lrsquointroduction drsquoun ordre dans une matiegravere heacuteteacuteroclite

Texte de David Aubert la prise de Mautrible et la mort du couple monstrueux (Antefon et Ammite)

Or y avoit en la cite ung autre gaiant grant et hideux plus sans comparai-son que Galafre lequel avoit la garde de la ville de par lrsquoadmiral Balaan nom-me Antefons Et qui de sa facon vouldra savoir lrsquoistoire dist qursquoil estoit grant et desmesure Il avoit plus drsquoun pie de gueulle demi grant pie de nez le corps plus noir que erment deux gros yeulx derriere son hatherel et avoit deux

44 lt monstrare le monster doit ecirctre deacutechiffreacute selon saint Augustin

150 Magali Cheynet

oreilles moult grandes et en couuroit franchement sa teste comme dist lrsquoistoi-re les iambes tortues et les pies contrefais et sembloit estre mieulx ung dea-ble que autre figure Celluy Antefons auoit une gaiande a femme laquele ge-soit en une caue de deux enfans qui nrsquoauoient point plus de quatre mois mais ilz auoient bien chascun trois pies de haulteur Celle gaiande nrsquoestoit point de mendre grandeur de son mary Elle auoit de haulteur une lance quant elle es-toit de bout et noire comme une cheminee Si auoit les yeulx grans et gros comme boulets rouges et estincelans comme feu de charbon quant il est bien alume la gueule grant et touiours lrsquoauoit ouuerte si qursquoon luy veuoit les dens blans et longs comme fine noif et ne se bougoit point de une vaue ou elle alait-toit ses gaiandiaux Et se son nom voulez sauuoir on lrsquoappelloit Ammite

Sur le pont de Mautrible fu fiere la bataille quant ceulx de la cite y furent assamblez et les gens Charlemaine Anfeton le grant gaiant fist grant fraieur aux crestiens quant il srsquoembati sur eulx Il tenoit ung grant mail de fer dont il menachoit noz crestiens de mort Il en abati ne scay quans deuant Charle-maine qui tant en fu dolant qursquoil iura saint Denis qursquoil le feroit comparer au Sarrazin et tant le poursieuuy qursquoil le fist morir de male mort Lors srsquoefforce-rent les paiens quant ilz eurent perdu leur gaiant Finablement les crestiens srsquoi esprouuerent si vaillamment que maugre les Sarrazins qui vouloient leuer lrsquoun des ponts leuiz de leur coste tantost que le gaiant fu mort gaignerent le-dit pont et le portail Adont furent les Sarrazins moult esbahis dont le cry fu si grant et si hideux par la cite que la gaiande en ouy la nouuelle et yssy hors de la caue comme une chienne qui laisse ses petis chiens et srsquoen vint en la rue ou elle apperceu le poeuple courir pour soy cuidier mettre en saulf lieu Elle demanda que crsquoestoit Lors on luy dist que crsquoestoient crestiens lesquelz auoient occis son seigneur Si prist une faulcz en ses mains et se commenca si hideu-sement a heruper qursquoil nrsquoestoit homme qui nrsquoeust paour et hideur a la veoir Et dist lrsquoistoire qursquoelle ne frapoit coup de celle faulz qursquoelle nrsquoabatist ung crestien ou deux tel fois estoit dont le noble Charlemaine fu moult dolant car chas-cun la fuioit comme une deablesse Adont le noble empereur fist aporter ung arbalestre et drsquoun trait la fist morir car nul ne lrsquoosoit approchier ou autrement elle leur eust fait moult de mal et desplaisir

Ainsi fu Ammite occise et la ville conquise de bout en aultre45

45 David Aubert op cit p 84-85

La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

Klaacutera KorompayUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest

Geacuteza Baacuterczi eacuteminent romaniste au deacutebut de sa carriegravere et devenu par la suite grand speacutecialiste de lrsquohistoire de la langue hongroise aimait agrave dire toujours en franccedilais au sujet de nos choix professionnels laquo On revient toujours agrave ses premiegraveres amours raquo Crsquoest exactement mon cas aujourdrsquohui Puisqursquoil en est ainsi je tiens tout drsquoabord agrave rendre hommage agrave mes deux maicirctres Dezső Pais et Geacuteza Baacuterczi anciens professeurs de cette Universiteacute et eacutelegraveves du Eoumltvoumls Collegium tous deux tregraves attireacutes par lrsquoeacutetude des relations franco-hongroises du Moyen Acircge conscients de la richesse litteacuteraire et culturelle dont ces der-niegraveres eacutetaient porteuses La question mecircme qui apparaicirct dans le titre question relative agrave la Chanson de Roland et agrave la Hongrie meacutedieacutevale fut souleveacutee par ces savants degraves les anneacutees 1920-1930 Si jeune chercheuse jrsquoavais consacreacute une eacutetude approfondie aux traces de la Chanson de Roland dans lrsquoonomastique hongroise1 crsquoest parce que ces professeurs ont su eacuteveiller ma curiositeacute pour les questions qui ne peuvent ecirctre eacutelucideacutees que par la construction de ponts entre plusieurs disciplines Le sujet auquel je reviens aujourdrsquohui se situe au carre-four du domaine hongrois et du domaine franccedilais et aussi au carrefour de la litteacuterature meacutedieacutevale et de lrsquoeacutetude des noms propres Une histoire de regards croiseacutes pourrait-on dire

Au-delagrave du vif inteacuterecirct que je porte agrave ce sujet il y a une raison bien concregrave-te qui mrsquoinvite agrave revenir agrave lrsquointerrogation drsquoautrefois Un texte paru il y a quelques anneacutees dans la revue Magyar Nyelv sur lrsquoorigine du nom de lieu Elefaacutent2 introduit dans le deacutebat un eacuteleacutement dont il nrsquoa jamais eacuteteacute question

1 Klaacutera Korompay Koumlzeacutepkori neveink eacutes a Roland-eacutenek (Lrsquoonomastique de la Hongrie meacutedieacute-vale et la Chanson de Roland) Budapest Akadeacutemiai Kiadoacute 1978

2 Endre Toacuteth laquo Az Elefaacutent helyneacutev eredeteacuteről raquo (Sur lrsquoorigine du nom de lieu Elefaacutent) Magyar Nyelv t 102 2006 p 465-470

152 Klaacutera Korompay

auparavant Il me paraicirct indispensable de faire le point sur certains problegrave-mes en preacutesentant tour agrave tour lrsquointerpreacutetation que jrsquoavais proposeacutee autre-fois la nouveauteacute que repreacutesente lrsquoeacutetymologie toute reacutecente et la synthegrave-se qui peut reacutesulter de la confrontation des points de vue et de la prise en compte des eacuteleacutements nouveaux

La connaissance de la Chanson de Roland dans la Hongrie meacutedieacutevale le teacutemoignage des binocircmes

La mode onomastique consistant agrave donner les noms laquo Roland et Olivier raquo agrave deux fregraveres est un pheacutenomegravene bien connu dans lrsquoEurope meacutedieacutevale De nom-breuses eacutetudes furent consacreacutees agrave lrsquoanalyse de ces cas eacutetudes dont la plus ceacute-legravebre est certainement celle de Madame Rita Lejeune ancienne professeure agrave lrsquouniversiteacute de Liegravege agrave qui nous devons la formulation suivante laquo du moment ougrave lrsquoon voit apparaicirctre dans un document quelconque les noms accoupleacutes de Ro-land et drsquoOlivier il faut se dire que cet accouplement nrsquoest pas ducirc au hasard au contraire il teacutemoigne de la populariteacute du poegraveme de la chanson de geste qui lui a donneacute jour3 raquo Si donc lrsquoapparition dans la mode onomastique drsquoun Roland ou drsquoun Olivier isoleacute ne constitue jamais une preuve en faveur de la connaissance de lrsquoœuvre litteacuteraire puisque ces noms de personne ont existeacute avant la Chan-son de Roland (et selon des recherches plus reacutecentes indeacutependamment de cette derniegravere) chaque fois qursquoils sont donneacutes au sein de la mecircme famille lrsquoun com-me reacutepondant agrave lrsquoappel de lrsquoautre nous sommes en preacutesence drsquoun pheacutenomegravene digne drsquointeacuterecirct drsquoautant que les premiers cas franccedilais des binocircmes laquo Roland et Olivier raquo preacutecegravedent lrsquoapparition des versions eacutecrites permettant par lagrave mecircme de suivre la diffusion de la tradition litteacuteraire Un bilan eacutetabli par Paul Aebischer fait eacutetat de treize cas pour la France lrsquoEspagne et lrsquoItalie des XIe-XIIe siegravecles4

Mes recherches se sont inscrites dans cette ligneacutee Face agrave la multitude des mentions de Roland et drsquoOlivier dans les chartes de la Hongrie meacutedieacutevale jrsquoai entrepris un examen minutieux des documents Le reacutesultat peut se reacutesumer comme ceci pour la peacuteriode des XIIe-XIIIe siegravecles jrsquoai trouveacute 66 personnes appeleacutees Roland (dont la premiegravere apparaicirct entre 1141 et 1146) et 42 personn-nes appeleacutees Olivier (le premier cas hongrois datant de 1202-1203)

3 Rita Lejeune laquo La naissance du couple litteacuteraire ldquoRoland et Olivierrdquo raquo dans Meacutelanges Henri Greacutegoire Bruxelles 1950 t II p 372

4 Paul Aebischer laquo La Chanson de Roland dans le ldquodeacutesert litteacuterairerdquo du xie siegravecle raquo Revue belge de philologie et drsquohistoire t 38 1960 p 730-732

153La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

Bien eacutevidemment la question principale est la suivante y a-t-il des binocircmes hongrois Agrave cette question la reacuteponse est affirmative pour cette mecircme peacute-riode nous sommes en preacutesence de quatre cas de fregraveres deacutenommeacutes laquo Roland et Olivier raquo auxquels srsquoajoutent deux autres cas ougrave la parenteacute est fort probable sans qursquoil srsquoagisse pour autant de fregraveres Une preacutesentation succinte de ces bi-nocircmes sera utile avant drsquoentrer dans le vif du sujet5

1 12411350 Rolando (AacuteUacuteO 7 p 117)6 1249 laquo per Oliuerium magistrum hominem nostrum raquo (MonStrig 1 p 379) Il srsquoagit de deux membres de la fa-mille Raacutetoacutet les chercheurs en geacuteneacutealogie les considegraverent comme fregraveres7 Ils sont tous deux dignitaires de la cour royale Le nom de Roland futur paladin du pays est mentionneacute dans plus de deux cents chartes

2 12631326 laquo Lorandum et Olyuerium filios Andree raquo (UrkBurg 1 p 282) comitat Sopron Ouest de la Hongrie (Loraacutend ou Loacuteraacutent sont les formes hon-groises de Roland)

3 1274 laquo suis fratribus Rolando videlicet et Oliuerio raquo (Szentpeacutetery KritJ 22-3 p 68-69) comitat Torna dans le Nord

4 1300 laquo Oliverio Lorando et Stephano (filiis Christopheri de Gumbas) raquo (ibid p 431) comitat Esztergom centre du pays

Au-delagrave des quatre cas de fregraveres notons les deux cas de parenteacute probable 5 12871325 Olivier fils drsquoOlivier et Roland fils de Roland sont personnages

du mecircme acte juridique laquo fily Comitis Oliueri de Chob pro se et pro Stepha-no Oliuerio [hellip] fratribus suis [hellip] nec non Lorandus filius Lorandi raquo (Ha-zOkm 6 p 328) comitat Zala Ouest du pays

6 1298 La situation est analogue pour le fils drsquoOlivier et Roland laquo Gregori filij Olyueri Lorandi claudi raquo (AacuteUacuteO 10 p 326) Sud-Ouest du pays

Ce qui ressort du teacutemoignage des binocircmes crsquoest que la Hongrie semble avoir accueilli la tradition litteacuteraire degraves la premiegravere moitieacute du xiiie siegravecle au plus tard (Une personne qui figure dans une charte est une personne adul-te neacutee au moins 15 agrave 20 ans avant la reacutedaction de cette derniegravere) Cherchant agrave deacutefinir le contexte historique et culturel de la transmission il faut souligner

5 Pour une analyse plus deacutetailleacutee voir Klaacutera Korompay laquo Quelques cas hongrois du couple ldquoRoland et Olivierrdquo raquo dans Proceedings of 13th International Congress of Onomastic Sciences Os-solineum The Publishing House of the Polish Academy of Sciences 1981 t I p 655-660

6 Pour les sources voir la liste des abreacuteviations agrave la fin de ce texte7 Voir Jaacutenos Karaacutecsonyi A magyar nemzetseacutegek a xiv szaacutezad koumlzepeacuteig (Les clans hongrois

jusqursquoau milieu du xive siegravecle) Budapest 1900 31 p 106

154 Klaacutera Korompay

avant tout lrsquoimportance des relations dynastiques (intenses agrave partir des an-neacutees 1170 et pendant un demi-siegravecle ougrave quatre reines drsquoorigine franccedilaise ar-rivent en Hongrie) de mecircme que lrsquoeacutetablissement de colons wallons dans de nombreuses reacutegions du pays drsquoougrave un cadre riche et complexe pour la diffu-sion de diverses traditions litteacuteraires

Parmi les cas de binocircmes eacutenumeacutereacutes le premier meacuterite une attention toute particuliegravere Au sein de la famille Raacutetoacutet la preacutesence drsquoun Roland et drsquoun Oli-vier nrsquoest pas du tout un pheacutenomegravene isoleacute nous voyons se deacuteployer dans ce milieu une veacuteritable vogue des deux noms transmis de geacuteneacuteration en geacuteneacute-ration et formant drsquoautres cas de binocircmes jusqursquoau XIVe siegravecle Ce pheacutenomegrave-ne ceacutelegravebre fut analyseacute par de nombreux chercheurs8 Son origine litteacuteraire est drsquoautant plus probable que les Raacutetoacutet sont venus drsquoItalie du Sud vers la fin du XIe ou au deacutebut du XIIe siegravecle Nous y reviendrons

Agrave la lumiegravere de lrsquoensemble de ces eacuteleacutements mecircme les cas isoleacutes de Roland et drsquoOlivier peuvent recevoir une interpreacutetation plus nuanceacutee Je me sens as-sez proche de lrsquoavis de Rosellini qui y voyait non pas des preuves mais tout de mecircme des indices en faveur drsquoune origine litteacuteraire9 Drsquoun autre cocircteacute il ne faut pas perdre de vue que la mode elle-mecircme est un facteur important dans la diffusion des noms de personne drsquoougrave la neacutecessiteacute drsquoune grande prudence surtout lors de lrsquoanalyse des mentions plus tardives Notons en tout cas que dans la Hongrie meacutedieacutevale les noms lieacutes agrave la Chanson de Roland ne consti-tuent pas un exemple unique le Roman de Tristan le Roman de Troie et le Roman drsquoAlexandre ont eacutegalement laisseacute des traces dans lrsquoanthroponymie10

8 Cf Szabolcs Vajay laquo A magyar Roland-eacutenek nyomaacuteban raquo (Sur les traces de la Chanson de Roland en hongrois) Irodalomtoumlrteacuteneti Koumlzlemeacutenyek t 72 1968 p 333-337 Klaacutera Korompay op cit p 658-659 Aacutegnes Kurcz Lovagi kultuacutera Magyarorszaacutegon a 13ndash14 szaacutezadban (Culture chevaleresque dans la Hongrie des xiiie-xive siegravecles) Budapest Akadeacutemiai Kiadoacute 1988 p 245-248 310 313

9 Aldo Rosellini laquo Onomastica epica francese in Italia nel medioevo raquo Romania t 79 1958 p 265-266

10 Pour le premier de ces romans voir Klaacutera Korompay laquo Onomastique litteacuteraire le Roman de Tristan et la Hongrie meacutedieacutevale raquo A Herman Ottoacute Muacutezeum eacutevkoumlnyve (Bulletin du Museacutee Herman Ottoacute) sous la direction de Laacuteszloacute Veres et de Gyula Viga Miskolc (Hongrie) t 46 2007 p 564-577 Pour les deux autres voir les travaux de Laacuteszloacute Hadrovics Az oacutemagyar Troacute-ja-regeacuteny nyomai a deacutelszlaacutev irodalomban (Les traces drsquoun Roman de Troie en ancien hongrois dans la litteacuterature des Slaves du sud) Budapest Akadeacutemiai Kiadoacute 1955 laquo A deacutelszlaacutev Nagy Saacutendor-regeacuteny eacutes koumlzeacutepkori irodalmunk raquo (Le Roman drsquoAlexandre chez les Slaves du sud et la litteacuterature hongroise du Moyen Acircge) A Magyar Tudomaacutenyos Akadeacutemia I Osztaacutelyaacutenak Koumlz-lemeacutenyei t 15 1960 p 235-293 Pour le reflet drsquoœuvres litteacuteraires dans lrsquoonomastique des anneacutees 1301-1342 voir Mariann Sliz Neacutevadaacutes eacutes toumlrteacutenelem az Anjou-kor I feleacutenek szemeacutely-

155La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

Tout cela est drsquoautant plus important agrave signaler que pour ce domaine litteacute-raire les textes font entiegraverement deacutefaut

Lrsquoorigine du nom de personne Olivant

Roland Olivier et Olivant sont depuis longtemps consideacutereacutes par les chercheurs hongrois comme trois noms drsquoorigine litteacuteraire transmis par une version fran-ccedilaise ou allemande de la Chanson de Roland La formulation fait parfois ressor-tir lrsquoideacutee qursquoil srsquoagirait de trois noms de personne drsquoorigine franccedilaise Or si crsquoest vrai pour les deux premiers Olivant semble reacutesister agrave cette interpreacutetation Cher-chant agrave y voir clair jrsquoai deacutepouilleacute un certain nombre de cartulaires franccedilais pour arriver agrave la conclusion suivante Olivant ou Olifant en tant que nom de person-ne nrsquoapparaicirct pas dans lrsquoanthroponymie de la France meacutedieacutevale Il semble ecirctre jusqursquoagrave preuve du contraire une particulariteacute du domaine hongrois

Drsquoougrave une deuxiegraveme question drsquoordre eacutetymologique ce nom propre hon-grois ne pourrait-il pas remonter directement agrave lrsquoancien franccedilais olifant nom commun Ce mot a trois sens bien deacutefinis lsquoeacuteleacutephantrsquo lsquoivoirersquo et lsquocor drsquoivoi-rersquo Seulement le passage drsquoun mot drsquoune langue agrave un nom propre drsquoune autre langue preacutesuppose toujours un eacuteleacutement intermeacutediaire soit la langue drsquoaccueil emprunte le mot avant drsquoen former un nom (or ce nrsquoest pas le cas en hongrois) soit la langue drsquoorigine produit elle-mecircme un nom propre qui agrave son tour sera transmis en tant que tel (or ce nrsquoest pas le cas en franccedilais) Sauf dans une ac-ception Certains dictionnaires comme Littreacute font apparaicirctre un sens speacute-cial tregraves preacutecis lsquonom du cor de Rolandrsquo Ce qui revient agrave dire que lrsquoentreacutee en scegravene de Olivant constitue agrave elle seule une preuve des plus solides en faveur de lrsquoorigine litteacuteraire

Dans le domaine hongrois nous trouvons les cas suivants du nom de per-sonne Olivant

1 1264vers 1310 laquo Oliuant et Thomam filios Ezen raquo (HazOkm 6 p 126)

comitat Zala dans lrsquoOuest du pays2 vers 12721274 Olifa (AacuteUacuteO 9 p 46) comitat Vas dans lrsquoOuest [Srsquoagit-il

drsquoune variante du nom ]3 1275 laquo Benedictum et Olibant filios Varro raquo (CD 22 p 253) comitat

Veszpreacutem dans lrsquoOuest

nevei (Onomastique et histoire les noms de personne de la premiegravere partie de la peacuteriode des Anjou) thegravese soutenue en 2010 Budapest p 126-131

156 Klaacutera Korompay

4 1272-1290 laquo Ladizlaus et Stephanus filii Olivanth de Bola raquo (HazOkm 8 p 270) localisation incertaine

5 12931341 laquo Andream filium Apsa de Seregeles pro se et pro Olywanth filio suo raquo (HazOkm 8 p 337) comitat Fejeacuter dans le centre

6 12971299 laquo coram fratribus Wyd et Oliuanto raquo (HazOkm 8 p 390) co-mitat Alsoacute-Feheacuter Transylvanie dans lrsquoEst

7 (1300) laquo Demetrium fratrem Lukach et Olyuant raquo (HazOkm 7 p 320) comitat Bihar dans lrsquoEst

8 1308 laquo domina Aliwanth filia marcus muti [hellip] nunc consors Lorandi raquo (AnjOkm 1 p 164) comitat Zala dans lrsquoOuest

Le nom existe en Hongrie agrave partir du milieu du xiiie siegravecle au plus tard (date proche de lrsquoapparition des premiers binocircmes) Une fois exceptionnellement il est porteacute par une dame (voir le cas 8) il se trouve que le mari de celle-ci srsquoap-pelle Roland Ce nom est assez bien implanteacute pour avoir donneacute eacutegalement un certain nombre de noms de lieu

Voici la liste des noms de lieu tirant leur origine de Olivant

1 1396 Alybanhaza rsquomaison drsquoAlybanrsquo (ZsigmOkl 1 p 482) comitat Zala dans lrsquoOuest

2 1403 Alybanth (ZsigmOkl 21 p 262) nom drsquoune colline comitat Győr dans lrsquoOuest

3 1411 laquo Predium Zyl al nom Oliuanfelde raquo rsquoterre drsquoOliuanrsquo (Csaacutenki 3 p 125) comitat Zala dans lrsquoOuest

4 1414 laquo Poss Olywanchfalwa raquo rsquovillage drsquoOlywanchrdquo (Csaacutenki 3 p 27) co-mitat Zala dans lrsquoOuest

5 1417 laquo Nicolaus de Alyphant raquo ( ZichyOkm 6 p 458-459) Sud du pays Il srsquoagit peut-ecirctre du nom de lieu Elefant de cette mecircme reacutegion voir plus bas cas 2

La forme en v attesteacutee dans la plupart de ces cas meacuterite une reacuteflexion seacute-rieuse drsquoautant qursquoelle est propre aux versions allemandes de la Chanson de Roland Chez Konrad on trouve tantocirct horn tantocirct oliuant voire horn oliuant Chez Le Stricker nous sommes reacuteellement en preacutesence drsquoun nom de cor laquo daz horn heizet Olivant raquo De lagrave agrave lrsquohypothegravese drsquoune influence alleman-de derriegravere la forme du nom de personne hongrois il nrsquoy a qursquoun pas Seule-ment on peut formuler drsquoautres hypothegraveses encore notamment lrsquoinfluence

157La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

exerceacutee par Olivier (Olifant et Olivier pouvant ecirctre ressentis comme tregraves pro-ches srsquoagissant de deux eacuteleacutements apparus dans le mecircme contexte culturel) Ou encore comme me lrsquoa fait remarquer un jour Madame Madeleine Tys-sens professeure agrave lrsquouniversiteacute de Liegravege on peut penser agrave un croisement pos-sible entre Olivier et Roland donnant Olivant et exerccedilant par lagrave mecircme une in-fluence sur Olifant

Une question eacutenigmatique lrsquoorigine de Elefant

Parallegravelement agrave Olivant nous voyons apparaicirctre dans lrsquoanthroponymie de la Hongrie meacutedieacutevale un deuxiegraveme nom de personne dont lrsquoorigine soulegrave-ve de nombreuses questions Voici ses premiegraveres attestations

1 12781322 laquo Petrus filius Elephanth raquo (HazOkm 6 p 235) comitat Bars dans le Nord

2 1286 laquo magistri Elefantis quondam lectoris Strigon raquo (MonStrig 2 p 420) comitat Esztergom dans le centre

3 1337 laquo Paulus filius Elevanthrdquo raquo (HazOkm 3 p 131) comitat Vas dans lrsquoOuest

Le nom de personne Elefant a donneacute deux noms de lieu qui sont les sui-vants

1 1113 laquo de villa Elefant raquo (Gyoumlrffy 4 p 378) localiteacute du comitat Nyitra dans le Nord Apregraves cette premiegravere attestation nous nrsquoavons aucune men-tion pendant 140 ans Ensuite le nom de lieu reacuteapparaicirct reacuteguliegraverement le plus souvent dans sa forme classique 1253 laquo terra nobilium de Elefant raquo (ibid) 1304 laquo terras Mathye de Elephant raquo (MonStrig 2 p 546) 13191323 laquo magister Deseu de Elewanth raquo (AnjOkm 1 p 521) etc Toutefois dans la multitude des formes analogues nous avons quelques attestations du mecircme nom de lieu qui preacutesentent un inteacuterecirct particulier 1323 laquo comes Mathias de Olivanth raquo (AnjOkm 2 p 76) 13241324 laquo magister Deseu de Oliphant raquo (AnjOkm 2 p 114) 1335 laquo Michaeli filio magni Deseu de Alyphant raquo (An-jOkm 3 p 151) 1342 laquo Nicolao filio Mathie de Olyuanch raquo (AnjOkm 4 p 238) etc

2 1458 Elefanth Alyphant 1476 Elefanth (Csaacutenki 2 p 290) localiteacute du comitat Valkoacute dans le Sud

158 Klaacutera Korompay

Vue de loin lrsquoorigine du nom est transparente celui-ci semble venir du mot hongrois elefaacutent (mot emprunteacute au latin meacutedieacuteval attesteacute depuis la fin du XIVe siegravecle mais pouvant ecirctre implanteacute depuis fort longtemps puisque lrsquoin-fluence du latin commence au XIe siegravecle) Rien de plus simple que ce passa-ge quand on pense aux noms drsquoanimaux servant reacuteguliegraverement de base agrave la formation des noms de personne Seulement la connaissance de lrsquoeacuteleacutephant agrave cette eacutepoque-lagrave eacutetait purement livresque Crsquoeacutetait un animal agrave peine imagi-nable comme en teacutemoigne la confusion entre lrsquoeacuteleacutephant et le chameau dans certaines sources meacutedieacutevales Or le nom drsquoun animal imaginaire peut diffici-lement avoir eu un impact assez direct pour entrer dans lrsquoanthroponymie de tous les jours

Plutocirct que drsquoen rester au seul mot elefaacutent orientons-nous vers lrsquoancien fran-ccedilais qui offre une piste beaucoup plus prometteuse La forme olifant y appa-raicirct comme une variante du mot eacuteleacutephant mot remontant au latin elephan-tus venu du grec elephas elephantos11 Retenons le fait que eacuteleacutephant et olifant sont agrave lrsquoorigine les variantes drsquoun seul et mecircme mot Or la premiegravere de ces deux formes avait un eacutequivalent presque identique en ancien hongrois Quoi de plus naturel que de voir intervenir le mot elefaacutent face agrave Olifant ndash nom tout agrave fait insolite apparu dans le contexte de la Chanson de Roland ndash pour pro-duire un pheacutenomegravene drsquoeacutetymologie populaire Le nom de personne Elefant serait donc agrave lrsquoorigine une variante de Olifant neacutee sous lrsquoinfluence de elefaacutent Cette hypothegravese formuleacutee depuis longtemps par les chercheurs hongrois est largement confirmeacutee par lrsquoalternance que preacutesentent les deux noms de lieu de la Hongrie meacutedieacutevale dans le Nord comme dans le Sud Elefant et Olivant (ou Alifant) deacutesignent exactement la mecircme localiteacute

Agrave ceci pregraves qursquoavec cette hypothegravese nous butons sur la date de 1113 date ougrave apparaicirct pour la premiegravere fois le nom de lieu Elefant Peut-on penser agrave une in-fluence de la Chanson de Roland agrave une date aussi preacutecoce (Rappelons qursquoil faudrait tenir compte en plus de plusieurs changements agrave la fois de la fonc-tion et de la forme vu le passage drsquoun nom de personne agrave un nom de lieu et de Olifant agrave Elefant) Crsquoest difficile mais pas tout agrave fait impossible disais-je dans mon petit ouvrage pas impossible dans la mesure ougrave le contexte historique offre des eacuteleacutements dignes drsquointeacuterecirct

Il se trouve qursquoune reine originaire drsquoItalie du Sud arrive en Hongrie en 1097 Il srsquoagit de la fille du duc normand Roger Guiscard future eacutepouse du

11 Dictionnaire historique de la langue franccedilaise sous la direction de Alain Rey Paris Dic-tionnaires Le Robert 1999

159La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

roi Coloman Elle sera suivie vers 1120 par une deuxiegraveme reine fille de Ro-bert duc de Capoue marieacutee agrave Istvaacuten II Or depuis lrsquoarriveacutee des Normands lrsquoItalie du Sud connaicirct la tradition litteacuteraire comme en teacutemoigne un binocirc-me laquo Roland et Olivier raquo attesteacute en 1131 agrave Scafati pregraves de Naples12 de mecircme que drsquoautres traces dans la toponymie et lrsquoart de cette reacutegion Si lrsquoon prend en consideacuteration le fait que la famille Raacutetoacutet connue justement pour son goucirct pro-nonceacute pour les noms accoupleacutes de laquo Roland et Olivier raquo est originaire preacuteciseacute-ment de la mecircme reacutegion et que sa venue en Hongrie se situe agrave la mecircme peacuteriode (eacuteleacutements confirmeacutes par une chronique meacutedieacutevale) le chemin paraicirct baliseacute pour une transmission possible Possible mais extrecircmement preacutecoce13

Je nrsquoentre pas agrave propos du cas ceacutelegravebre de 1113 dans lrsquoanalyse drsquoune histoire familiale celle des Elefaacutenti Depuis de longs siegravecles cette famille fait remon-ter son nom agrave un eacuteleacutephant en chair et en os eacuteleacutephant qui aurait eacuteteacute offert au roi Coloman agrave la fin du XIe siegravecle dans le contexte du premier mariage dy-nastique Cette histoire a fait couler beaucoup drsquoencre14 mais semble ecirctre une interpreacutetation ulteacuterieure cherchant agrave donner un sens agrave un nom de lieu deacutejagrave existant

Une nouvelle approche du nom Elefant

Lrsquoeacutetymologie toute reacutecente eacutevoqueacutee au deacutebut de mon texte15 fut avanceacutee par un historien speacutecialiste des chartes Endre Toacuteth Dans son article paru en 2006 et consacreacute agrave lrsquohistoire bien complexe du nom de lieu Elefant il passe au crible le rapport de ce nom avec le mot elefaacutent drsquoun cocircteacute et le nom de personne Olifant de lrsquoautre Tout cela pour eacutecarter les deux eacutetymologies et en proposer une troi-siegraveme Dans les sources allemandes du ixe siegravecle il a trouveacute les traces drsquoun nom de personne bien singulier En voici les trois premiegraveres mentions 836-870 teacute-moin Helfant 836-876 laquo Elefant clericus raquo 837 teacutemoin Helfant Ce nom se-rait un deacuteriveacute du verbe helfen verbe jouant eacutegalement un rocircle dans la formation de noms de chacircteaux comme Helfenberg Srsquoappuyant sur ces donneacutees qui pro-viennent du domaine bavarois il suppose que le passage de Helfant agrave Elefant a eu lieu dans cette mecircme reacutegion Or en preacutesence drsquoun anthroponyme allemand

12 Voir Paul Aebischer laquo Un eacutecho de la leacutegende de Roland dans lrsquoonomastique napolitaine raquo Archivum romanicum t 20 1936 p 285-288

13 Voir Klaacutera Korompay Koumlzeacutepkori neveink eacutes a Roland-eacutenek op cit p 77-7814 Cf Erik Fuumlgedi Az Elefaacutenthyak (La famille Elefaacutenthy) Budapest Osiris Kiadoacute 199915 Voir note 2

160 Klaacutera Korompay

bien existant lrsquoideacutee srsquoimpose tout naturellement que ce mecircme eacuteleacutement a pu peacute-neacutetrer en Hongrie en compagnie drsquoautres noms de personne drsquoorigine alleman-de En examinant de pregraves les noms que portaient au Moyen Acircge les membres de la famille Elefaacutenti lrsquoauteur y trouve en effet des eacuteleacutements comme Gunter Lam-pert et Altman ce qui confirme son hypothegravese

Lrsquointerpreacutetation actuelle des noms de personne Elefant et Olivant

Face agrave cette eacutetymologie que je considegravere comme tout agrave fait coheacuterente il me reste agrave prendre position en mesurant sa porteacutee pour lrsquoensemble des ques-tions souleveacutees

Jrsquoestime que pour interpreacuteter le cas reacuteellement insolite de 1113 lrsquoeacutetymo-logie proposeacutee par Endre Toacuteth offre un avantage consideacuterable celui de son ancrage solide dans lrsquoanthroponymie bavaroise attesteacutee par des documents Pour ce cas speacutecifique je souscrirai moi-mecircme agrave cette eacutetymologie Faut-il rejeter pour autant lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune influence litteacuteraire venue drsquoItalie du Sud agrave la fin du XIe siegravecle Je nrsquoirai pas jusque-lagrave vu la richesse des traces de la Chanson de Roland dans cette reacutegion et les relations historiques incon-tournables entre celle-ci et la Hongrie Toutefois lrsquoextrecircme preacutecociteacute de la date de 1113 ayant toujours eacuteteacute un eacuteleacutement fragile de la construction et re-connu comme tel je donnerai moi-mecircme la prioriteacute agrave une eacutetymologie qui ne soit pas fondeacutee sur lrsquoorigine litteacuteraire Endre Toacuteth en propose une qui me paraicirct convaincante

En ce qui concerne les quelques rares cas du nom de personne hongrois Ele-fant attesteacute agrave partir du milieu du XIIIe siegravecle (en 1278 on parle deacutejagrave du laquo fils drsquoElefant raquo) je ne vois que deux interpreacutetations possibles soit il srsquoagit toujours de mentions du nom de personne drsquoorigine allemande (comme le pense Endre Toacuteth) soit nous avons affaire agrave des formes (altereacutees sous lrsquoinfluence du mot elefaacutent) de Olifant ~ Olivant nom de personne drsquoorigine litteacuteraire

Car pour en venir agrave lrsquoessentiel de mon propos en ce qui concerne Oli-vant je ne pense pas qursquoil faille modifier quoi que ce soit dans la construction Ce nom de personne eacutevoque agrave lui seul le cor de Roland et teacutemoigne par lagrave mecircme drsquoune origine litteacuteraire Ce qui vaut pour Elefant nrsquoaffecte pas Olivant agrave mon sens Sauf qursquoau fil des siegravecles les deux eacuteleacutements Elefant et Olivant ont eu toutes les chances de se croiser

Que le mot elefaacutent ait eu son mot agrave dire dans lrsquohistoire cela nrsquoa rien drsquoeacuteton-nant puisqursquoil eacutetait preacutesent dans le vocabulaire hongrois Mais qursquoun nom

161La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

implanteacute sous forme de Elefant puisse se transformer ulteacuterieurement en Olivant ou Alifant comme nous le voyons dans les noms de lieu des XIVe et XVe siegravecles voilagrave qui peut surprendre Face agrave ce jeu des formes attesteacute par des mentions forceacutement lacunaires je ne suis sucircre que drsquoune seule chose lrsquoinfluence litteacuteraire dont teacutemoignent ces quelques traces eacutetait sans doute plus varieacutee et certainement plus complexe que nous ne pouvons lrsquoimaginer

Liste des abreacuteviations

AnjOkm = Anjoukori okmaacutenytaacuter (Cartulaire pour la peacuteriode des Anjou) t 1-6 sous la direction de I Nagy Budapest 1878-1891 t 7 sous la direction de Gy Tasnaacutedi Nagy Budapest 1920AacuteUacuteO = Aacuterpaacuted-kori uacutej okmaacutenytaacuter (Nouveau cartulaire pour la peacuteriode des Aacuterpaacuted) publieacute par G Wenzel t 1-12 Pest et Budapest 1860-1874CD = Codex diplomaticus Hungariae ecclesiasticus ac civilis publieacute par Gy Fejeacuter t 1-11 Buda 1829-1844Csaacutenki = Magyarorszaacuteg toumlrteacutenelmi foumlldrajza a Hunyadiak koraacuteban (Geacuteographie his-torique de la Hongrie agrave lrsquoeacutepoque des Hunyadi) par D Csaacutenki t 1-3 5 Budapest 1890-1913Gyoumlrff y = Az Aacuterpaacuted-kori Magyarorszaacuteg toumlrteacuteneti foumlldrajza (Geacuteographie historique de la Hongrie agrave lrsquoeacutepoque des Aacuterpaacuted) par Gy Gyoumlrff y t 1-4 Budapest 1963-1998HazOkm = Hazai okmaacutenytaacuter (Cartulaire pour la Hongrie) t 1-7 Győr et Budapest 1865-1891MonStrig = Monumenta Ecclesiae Strigoniensis t 1-2 publieacutes par F Knauz Eszter-gom 1874-1882 t 3 publieacute par L Dedek-Crescens Esztergom 1924Szentpeacutetery KritJ = Az Aacuterpaacuted-haacutezi kiraacutelyok okleveleinek kritikai jegyzeacuteke (Regesta rerum stirpis Arpadianae critico-diplomatica) publieacute par I Szentpeacutetery t 1-24 Bu-dapest 1923-1987UrkBurg = Urkunden des Burgenlandes und der angrenzenden Gebiete der Komitate Wieselburg Oumldenburg und Eisenburg t1-4 Graz-Koumlln Wien-Graz-Koumlln 1955-1985ZalaOkl = Zala vaacutermegye toumlrteacutenete Okleveacuteltaacuter (Histoire du comitat Zala Cartulaire) publieacute par I Nagy D Veacuteghely et Gy Nagy t 1-2 Budapest 1886-1890ZichyOkm = A zichi eacutes vaacutesonkeői groacutef Zichy-csalaacuted idősb aacutegaacutenak okmaacutenytaacutera (Car-tulaire de la famille Zichy) publieacute par la Socieacuteteacute Hongroise drsquoHistoire t 1-12 Pest et Budapest 1871-1931

ZsigmOkl = Zsigmondkori okleveacuteltaacuter (Cartulaire pour lrsquoeacutepoque du roi Sigismond) publieacute par E Maacutelyusz 1-22 Budapest 1951-1958

Une double valeur des motifs folkloriquesdans la litteacuterature franccedilaise

du Moyen Acircge

Saacutendor KissUniversiteacute de Debrecen

Agrave un moment ougrave lrsquoeacutetude structurale des textes litteacuteraires devenait un pro-gramme consciemment eacutelaboreacute Roman Jakobson a consacreacute quelques pages agrave la diff eacuterence qursquoil croyait deacutecouvrir entre la creacuteation folklorique controcirc-leacutee et consacreacutee par la collectiviteacute et lrsquoactiviteacute litteacuteraire des individus isoleacutes dont chacun apporte sa contribution personnelle reconnue comme telle par le public1 Pour souligner la force de la tradition qui impose une un ensemble complexe de regravegles aux textes folkloriques Jakobson se sert du terme laquo lan-gue raquo ce terme deacutesignera donc lrsquoensemble des conventions ndash le code ndash qui fi xe chaque fois un cadre aux performances particuliegraveres ces performan-ces eacutetant alors assimileacutees dans un esprit saussurien agrave la laquo parole raquo Et il est certain que la laquo censure preacuteventive de la communauteacute2 raquo ne pegravese pas sur les creacuteateurs isoleacutes dans la mecircme mesure que sur lrsquoartiste populaire qui reprend agrave son compte une tradition contraignante tout en la modifi ant eacuteventuelle-ment Mais il nrsquoest pas moins certain que tout auteur litteacuteraire qui accepte drsquoentrer dans le circuit creacuteationndashreacuteception se trouve confronteacute au passeacute de son art ne serait-ce que par le biais des genres cadres conventionnels par ex-cellence qui neacutecessitent de la part des auteurs une prise de position ndash sans doute acceptation et refus agrave la fois Agrave cet eacutegard la litteacuterature meacutedieacutevale est particuliegraverement instructive les formes sociologiques fortement reacuteglemen-teacutees de la reacuteception le rocircle important joueacute par la transmission orale et les cleacutes

1 Roman Jakobson laquo Le folklore forme speacutecifique de creacuteation raquo Eacutecrit en collaboration avec Petr Bogatyrev dans Roman Jakobson Questions de poeacutetique Paris Seuil 1973 p 59-72 (Ori-ginal allemand 1929 traduit par Jean-Claude Duport)

2 Ibid p 62 Pour une application concregravete agrave la litteacuterature du Moyen Acircge v Paul Zumthor Essai de poeacutetique meacutedieacutevale Paris Seuil 1972 p 79-80

164 Saacutendor Kiss

mneacutemotechniques que celle-ci inscrit dans les textes favorisent un mode de creacuteation qui loin de rejeter lrsquoimitation tend agrave garantir sa propre valeur par la translatio artis parallegravele agrave la translatio studii

Cependant au-delagrave de lrsquoexistence drsquoun code drsquoune laquo langue raquo dans le sens jakobsonien ce nouveau-neacute qursquoest la litteacuterature meacutedieacutevale franccedilaise eacutemer-geant aux cocircteacutes de la litteacuterature latine et issue du moins partiellement du mode de creacuteation populaire doit avoir en commun avec le folklore certains proceacutedeacutes ancestraux de lrsquoorganisation textuelle sur le plan lineacuteaire ainsi que sur le plan pour ainsi dire paradigmatique sous forme de motifs librement combinables mais reconnaissables par le public En nous situant maintenant dans le domaine du reacutecit romanesque objet de ces quelques remarques nous entrevoyons agrave lrsquoarriegravere-plan de la litteacuterature narrative naissante un riche en-semble drsquoautres reacutecits (et nous soupccedilonnons lrsquoexistence drsquoun ensemble plus riche encore) reacutecits produits au moins en partie par lrsquoimagination populaire Certes ce qui se distingue le mieux dans cet arriegravere-plan crsquoest la laquo matiegravere de Bretagne raquo il paraicirct impossible neacuteanmoins malgreacute lrsquoabsence presque totale de teacutemoignages directs que des traditions folkloriques proprement laquo gallo-romanes raquo nrsquoaient pas comporteacute des motifs narratifs rattacheacutes agrave des person-nages typiques appartenant agrave la reacutealiteacute ou agrave un monde merveilleux3 Quoi qursquoil en soit lrsquoapport celtique inteacutegreacute par les reacutecits franccedilais meacutedieacutevaux ren-voie agrave une mythologie crsquoest-agrave-dire agrave un essai de deacutechiffrement collectif drsquoun double mystegravere mystegravere du kosmos mystegravere de la mort Cette laquo inspiration raquo bretonne fournit agrave la litteacuterature franccedilaise un ensemble drsquoeacuteleacutements qui trou-veront leur place dans un reacuteseau discursif particulier marqueacute de toute ma-niegravere par lrsquoimagination et la creacuteativiteacute populaires indeacutependamment mecircme de lrsquoinfluence eacutetrangegravere Une synthegravese sortira de cet amalgame une litteacutera-ture narrative sui generis dont le symbolisme qui reste eacutetrange fantastique et souvent inquieacutetant sera apte agrave exprimer de nouvelles aspirations et une nouvelle mentaliteacute drsquoeacutepoque et de classe Pour mettre un tant soit peu drsquoordre parmi les divers aspects qui peuvent nous inteacuteresser dans ce rapprochement des reacutecits franccedilais meacutedieacutevaux et drsquoun arriegravere-plan pour ainsi dire populaire jrsquoaborderai drsquoabord briegravevement ce que jrsquoai appeleacute le laquo paradigmatique raquo pour passer ensuite au laquo syntagmatique raquo et au laquo symbolique raquo Afin drsquoobserver

3 Pour circonscrire la place de cette laquo litteacuterature populaire raquo que nous ignorons agrave peu pregraves complegravetement v Paul Zumthor Histoire litteacuteraire de la France meacutedieacutevale Paris Presses Univer-sitaires de France 1954 p 25 et 40 Michel Zink Le Moyen Acircge litteacuterature franccedilaise Nancy Presses Universitaires de Nancy 1990 p 16-18

165Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge

plus de coheacuterence dans mon propos je me limiterai ici au roman courtois et je puiserai la plupart de mes exemples dans un seul texte le Conte du Graal de Chreacutetien de Troyes4

En ce qui concerne les questions laquo paradigmatiques raquo ndash crsquoest-agrave-dire en fait quelques eacuteleacutements de lrsquoinventaire des motifs qui entrent dans la composi-tion drsquoune œuvre narrative ndash je voudrais eacutevoquer la meacutethode preacuteconiseacutee par Claude Leacutevi-Strauss dans lrsquoeacutetude qursquoil a consacreacutee agrave la laquo structure des my-thes raquo Pour la deacutefinition de cette meacutethode la phrase suivante me paraicirct fon-damentale laquo Si les mythes ont un sens celui-ci ne peut tenir aux eacuteleacutements iso-leacutes qui entrent dans leur composition mais agrave la maniegravere dont ces eacuteleacutements se trouvent combineacutes5 raquo Lrsquoinventaire nrsquoaura donc pas de sens si lrsquoon ne considegravere drsquoembleacutee la relation qui srsquoeacutetablit entre des composants disperseacutes le long du texte Or un laquo composant raquo ne doit pas ecirctre envisageacute ici sous un angle uni-quement reacutefeacuterentiel il ne se deacutefinit pas simplement comme un lsquoecirctre surnatu-relrsquo ou un lsquoobjet magiquersquo puisqursquoil a son propre fonctionnement par lequel il srsquointegravegre dans la trame du reacutecit en la structurant et en y deacutefinissant des niveaux Dans le domaine litteacuteraire qui nous inteacuteresse deux types de fonc-tionnement apparaissent comme deacuteterminants pour la mise en reacutecit des mo-tifs qui peuvent provenir des interrogations traversant lrsquoimagination popu-laire on pourrait les appeler de faccedilon concise laquo eacutetrangeteacute raquo et laquo exception raquo La conjonction et lrsquoarticulation de ces deux fonctionnements contribuent de faccedilon fondamentale agrave lrsquoimpression globale que nous procure la litteacuterature ro-manesque meacutedieacutevale

On peut eacutetablir ainsi un laquo paradigme de lrsquoeacutetrangeteacute raquo les person-nages des reacutecits ndash et crsquoest particuliegraverement vrai de Perceval ndash rencontrent sur leur chemin de faccedilon reacuteiteacutereacutee et comme reacuteguliegravere des laquo anti-reacutealiteacutes raquo crsquoest-agrave-dire des pheacutenomegravenes qui srsquoincrustent dans la reacutealiteacute mais restent inexpli-queacutes ou inexplicables Si jrsquoeacutevoque ici cette preacutesence eacutevidente du conte popu-laire dans le conte courtois crsquoest avant tout pour insister sur lrsquointeacutegration de lrsquolaquo anti-reacuteel raquo dans le laquo reacuteel raquo et sur lrsquoattitude du conteur En effet le narrateur des romans manifeste une double attitude envers les pheacutenomegravenes eacutetranges (qui ne relegravevent pas neacutecessairement du surnaturel mais qui deacutefient les facul-

4 Eacutedition utiliseacutee Chreacutetien de Troyes Le Roman de Perceval ou le Conte du Graal publieacute par William Roach Genegraveve Droz ndash Paris Minard Coll laquo Textes Litteacuteraires Franccedilais raquo 1959 (abreacute-geacutee par la suite en CGr)

5 Claude Leacutevi-Strauss laquo La structure des mythes raquo (1955) dans Claude Leacutevi-Strauss Anthro-pologie structurale Paris Plon 1958 p 232

166 Saacutendor Kiss

teacutes drsquointerpreacutetation du lecteur) drsquoune part il nrsquoest pas eacutetonneacute par lrsquoinexpli-cable et poursuit son discours comme si de rien nrsquoeacutetait (ce sont en fait les per-sonnages qui se montrent impressionneacutes par lrsquoimpreacutevu ou lrsquoinconcevable) mais drsquoautre part le narrateur peut intervenir subjectivement par une carac-teacuterisation qui srsquoattarde un instant sur le pheacutenomegravene et repreacutesente ainsi un ar-recirct un point drsquoorgue dans le cours du reacutecit Voici un exemple de cette dualiteacute tireacute du Conte du Graal Le lendemain drsquoune soireacutee de fecircte Perceval se reacuteveille au chacircteau du Roi Pecirccheur qui srsquoest cependant videacute drsquoun jour agrave lrsquoautre drsquoune maniegravere incompreacutehensible lui-mecircme peut agrave peine srsquoeacutechapper par le pont-levis que lrsquoon legraveve preacutecipitamment derriegravere lui sans aucun autre signe drsquoune quelconque preacutesence humaine Toute cette seacutequence reste sans commentaire de la part du narrateur le heacuteros lui-mecircme est eacutetonneacute certes mais il formule en monologuant des hypothegraveses raisonnables (les habitants du chacircteau ont ducirc passer dans la forecirct voisine ougrave il pourrait les retrouver et leur poser en-fin les questions neacutecessaires pour eacuteclairer les eacuteveacutenements mysteacuterieux de la veille6) En revanche les quelques vers qui sont consacreacutes agrave la description du graal repreacutesentent ce reacutecipient comme un objet constelleacute de pierreries drsquoune beauteacute insurpassable7 Attitude double donc message double Drsquoune part le conteur tient pour eacutevident que le tissu de notre monde familier puisse se deacute-chirer pour laisser voir un autre monde merveilleux et magique incommen-surable avec le nocirctre et hors de notre porteacutee Un fait de syntaxe en apparence insignifiant teacutemoigne de cette conviction crsquoest lrsquoarticle deacutefini appliqueacute aux noms des entiteacutes eacutetranges lors de leur premiegravere mention (il ne srsquoagit donc nullement drsquoun article anaphorique) Le Gueacute Peacuterilleux le Lit de la Merveille sont des reacutealiteacutes ndash ou plutocirct des laquo anti-reacutealiteacutes raquo ndash deacutefinies drsquoabord par cet ar-ticle qui leur donne pour parler comme les grammairiens une laquo assiette raquo et ici une assiette drsquooutre-monde Quand Gauvain srsquoassied sur le Lit de la Mer-veille les eacuteveacutenements extraordinaires qui vont se produire apparaicirctront eux-mecircmes comme laquo preacutedeacutetermineacutes raquo annonceacutes par des articles deacutefinis laquo Et les merveilles se descovrent Et li enchantement aperent raquo (CGr 7826-7827) ndash crsquoest une pluie de flegraveches drsquoorigine inconnue qui se dirige contre son corps et son eacutecu par des fenecirctres qui srsquoouvrent et se ferment drsquoelles-mecircmes fenecirctres don-

6 laquo Et dist qursquoapreacutes als en iroit Savoir se nus drsquoals li diroit De la lance por qursquoele saine Se il puet estre en nule paine Et del graal ou lrsquoen le porte raquo (CGr 3397-3401)

7 laquo Presciumleuses pierres avoit El graal de maintes manieres Des plus riches et des plus chieres Qui en mer ne en terre soient Totes autres pierres passoient Celes del graal sanz dotance raquo (CGr 3234-3239)

167Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge

nant sur un monde laquo autre raquo Dans drsquoautres romans de Chreacutetien la Joie de la Cort8 le Chacircteau de Pesme-Aventure9 font eacutegalement figure de blocs linguisti-ques indeacutecomposables utiliseacutes dans le texte sans preacuteparation deacutenominations drsquoentiteacutes dangereuses et uniques Cependant drsquoautre part la subjectiviteacute du conteur peut affleurer et briser sa neutraliteacute une tension se creacutee alors entre le laquo reacuteel raquo et lrsquolaquo anti-reacuteel raquo entre le monde humain et le monde laquo autre raquo et cela constitue pour les personnages agrave qui le conteur donne la parole un deacutefi une incitation agrave agir Citons encore une fois Yvain le heacuteros srsquoimpose un moment drsquoarrecirct au Chacircteau de Pesme-Aventure pour contempler la misegravere des prison-niegraveres (laquo Il les voit et eles le voient Si srsquoanbrunchent totes et plorent Et une grant piece demorent Qursquoeles nrsquoantendent a rien feire raquo 5200-5203) avant de passer agrave lrsquoaction La reacuteaction des heacuteros est chaque fois semblable Yvain libeacute-rera les captives comme Erec veut conqueacuterir la Joie de la Cort et Gauvain arriveacute au bord du Gueacute Peacuterilleux reconnaicirct clairement lrsquoenjeu du deacutefi il avait entendu affirmer laquo Que cil qui del Gueacute Perilleus Porroit passer lrsquoeve parfonde Qursquoil avroit tot le pris del monde raquo (CGr 8508-8510) Dans les reacutecits ce sont les points ougrave lrsquolaquo eacutetrangeteacute raquo de lrsquooutre-monde est compleacuteteacutee par lrsquolaquo exception-nel raquo dans une articulation parfaite des deux fonctionnements Les ecirctres drsquoex-ception sont chargeacutes drsquoune vocation gracircce agrave leur valeur Selon le nautonier du Conte du Graal lrsquoenchantement qui pegravese sur le chacircteau des laquo dames ancien-nes et des demoiselles orphelines raquo ne pourra ecirctre briseacute que par un chevalier laquo Preu et hardi franc et loial Sanz vilonie et sanz tot mal raquo (7595-7596) or Gauvain correspond agrave ces critegraveres son entreprise reacuteussira et sa valeur srsquoen trouvera augmenteacutee Le laquo paradigme de lrsquoeacutetrangeteacute raquo par sa synthegravese avec les motifs incarnant lrsquolaquo exception raquo sera pourvu drsquoune signification nouvelle

Cette configuration plus fine des donneacutees du reacutecit folklorique impli-que on peut le voir maintenant un constant reacutearrangement des uniteacutes syn-tagmatiques mecircme si deux constituants fondamentaux de lrsquoaction des contes populaires se retrouvent dans les reacutecits litteacuteraires ce sont la quecircte et lrsquoeacutepreu-ve bien connues drsquoapregraves les deacutefinitions de Vladimir Propp10 Le deacutefi lanceacute

8 laquo Lrsquoavanture ce vos plevis La Joie de la Cort a non raquo (Erec et Enide publieacute par Mario Ro-ques Paris Champion 1955 vers 5416-5417)

9 laquo Ensi entrrsquoaus deus chevalchierent Parlant tant que il aprochierent Le chastel de Pesme-Aventure raquo (Le Chevalier au Lion (Yvain) publieacute par Mario Roques Paris Champion 1967 vers 5101-5103)

10 Vladimir Propp Morphologie du conte Paris Seuil Coll laquo Essais raquo 1973 surtout p 36-54 (Original russe 1928 traduit par Marguerite Derrida)

168 Saacutendor Kiss

par un monde hostile et la reacuteponse fournie par le heacuteros se rejoignent lineacuteaire-ment dans le texte et se cristallisent sous la forme de lrsquoaventure qui peut ecirctre conccedilue eacutegalement comme une eacutelaboration et une transformation de la don-neacutee folklorique Lrsquoeacutelaboration signifie drsquoabord naturellement la variation des uniteacutes structurales Gracircce aussi agrave la preacutesence drsquoun mode de reacuteception partiel-lement oral ndash ideacutee tellement chegravere agrave Paul Zumthor11 ndash certaines seacutequences accusent entre elles des ressemblances theacutematiques et mecircme textuelles avec des formules drsquoouverture et de clocircture caracteacuteristiques et permettent lrsquoeacuteta-blissement de types de constituants comme laquo hospitaliteacute et heacutebergement raquo ou laquo combat singulier raquo12 toutefois chez un auteur comme Chreacutetien ces uniteacutes facilement isolables subissent une transformation importante Lrsquoeacutenergie qui anime les heacuteros ressoude pour ainsi dire ces eacutepisodes lrsquoespace sera organi-seacute en chemin qui integravegre et deacutepasse les eacutetapes singuliegraveres et le temps appa-raicirctra comme une suite de noeuds qui correspondent aux activiteacutes centrales des personnages leurs eacutepreuves et leurs fecirctes sociales et amoureuses Or cet-te nouvelle structure spatio-temporelle est porteuse drsquoun sens nouveau sur deux plans au moins Sur le plan individuel drsquoabord le personnage peut ecirctre saisi maintenant dans son eacutevolution Yvain est transformeacute par les tourments du repentir et lrsquohistoire de Perceval constitue le premier laquo roman drsquoappren-tissage raquo de la litteacuterature franccedilaise Au cours de lrsquolaquo eacuteducation sentimentale raquo du heacuteros la rigiditeacute drsquoun premier rituel (comportant lrsquointerdiction de poser une question qui paraicirctrait superflue) cegravede la place agrave une sensibiliteacute accrue et agrave une attitude plus complexe et plus humaine ougrave peuvent entrer les remords et la contrition13 Au-delagrave du plan individuel quecircte et eacutepreuve pourront avoir comme reacutecompense suprecircme la conseacutecration accordeacutee par la communauteacute ideacuteale reacuteinteacutegreacutee par le heacuteros

11 Cf Paul Zumthor La lettre et la voix ndash De la laquo litteacuterature raquo meacutedieacutevale Paris Seuil 1987 p 159 pendant longtemps les textes meacutedieacutevaux laquo procegravedent tous ensemble drsquoune mecircme instan-ce la tradition meacutemorielle transmise enrichie et incarneacutee par la voix raquo

12 Pour une analyse tregraves fournie du fonctionnement de ces uniteacutes textuelles cf Katalin Ha-laacutesz Structures narratives chez Chreacutetien de Troyes Universiteacute de Debrecen Studia Romanica 1980 Concernant les principes de la segmentation v eacutegalement Eugene Dorfman The Narreme in the Medieval Romance Epic An Introduction to Narrative Structures Univ of Toronto Press 1969 p 5-7

13 Citons les paroles de lrsquoaveu que Perceval fait agrave lrsquoermite laquo [hellip] de cele goute de sanc Que a le pointe del fer blanc Vi pendre rien nrsquoen demandai [hellip] Si ai puis euuml si grant doel Que mors euumlsse esteacute mon wel Que Damedieu en obliumlai Ne puis merchi ne li criumlai raquo (CGr 6375-6384) Sur cette eacutevolution de Perceval cf Jean Frappier Chreacutetien de Troyes et le mythe du Graal Paris So-cieacuteteacute drsquoEacutedition drsquoEnseignement Supeacuterieur Paris 1972 p 159-161

169Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge

Le riche tissu du roman meacutedieacuteval naissant offre un terrain propice pour y deacutegager un reacuteseau de symboles fondamentaux qui sont proches de lrsquoimagina-tion populaire et qui drsquoune maniegravere originale transposent sur le plan propre-ment litteacuteraire les interrogations fondamentales des reacutecits mythiques crsquoest-agrave-dire leur formulation des problegravemes de lrsquoexistence et de la mort Sur le plan des suggestions psychologiques la formulation fournie par le reacutecit litteacuteraire recegravele une curieuse dualiteacute Le rythme des aventures la reacuteparation du man-que lrsquoascension du heacuteros et son retour en quelque sorte programmeacute au sein de la communauteacute des eacutelus repreacutesentent le versant euphorique du conte les bornes de lrsquoAutre Monde reculent les adversaires des humains sont mis hors combat Pourtant quand on regarde lrsquoenvers du tissu on est de nouveau saisi par une vague inquieacutetude une angoisse que les forces du destin peuvent re-creacuteer agrave chaque instant Pour les amoureux de Cornouailles le philtre surna-turel a apporteacute laquo mort et destruction raquo comme le dit Marie de France dans le Lai du Chegravevrefeuille Dysphorie eacutemanant de la leacutegende de Tristan et peut-ecirctre euphorie et rayonnement printanier remplissant la cour drsquoArthur Il res-tera toujours des prisonniers agrave libeacuterer et il naicirctra toujours des heacuteros pour srsquoy employer Cette dialectique contenue en germe dans le mythe et le folklore srsquoeacutepanouit dans lrsquoart du reacutecit meacutedieacuteval ougrave ndash comme au Chacircteau du Roi Pecirc-cheur ndash tout deacutepend de la Question et de la Parole

laquo Vos darai armas e destrier raquo Combats de tous les jours et deacutefi s

drsquoici-bas et de lrsquoAu-delagrave dans le Jaufreacute

Imre Gaacutebor MajorossyPPKE BTK Piliscsaba1

IntroductionLe roman occitan meacutedieacuteval sur Jaufreacute est en geacuteneacuteral consideacutereacute comme un ouvrage appartenant aux autres romans drsquoArthus et profondeacutement infl uen-ceacute par leur vision du monde Malgreacute la grande vogue de ce genre au Nord au Moyen Acircge dans le Midi il resta presque inconnu Les romans courtois qui formegraverent petit agrave petit un genre agrave part suivirent un modegravele tregraves clair Agrave partir drsquoun secret mysteacuterieux agrave travers un tregraves grand nombre drsquoaventures ndash souvent incroyables et inouiumles ndash au cours de combats deacutesespeacutereacutes le heacute-ros srsquoavegravere vainqueur dans toutes les situations y compris bien entendu en amour aussi Aventure et amour repreacutesentent en eff et les deux cocircteacutes drsquoune mecircme reacutealiteacute qui vise agrave lrsquoaccomplissement des vertus chevaleresques aussi bien que chreacutetiennes

Chacune de ces eacutetapes et davantage encore se trouvent dans ce roman Il contient aussi une seacuterie drsquoeacuteleacutements eacutenigmatiques ndash figures ou eacuteveacutenements2 Au cours de lrsquohistoire lrsquoactiviteacute primordiale de Jaufreacute est de combattre ce qui se manifeste tout au long de son parcours Au deacutebut de lrsquoouvrage la provoca-tion de Taulat nrsquoest qursquoun preacutelude aux aventures

1 Au cours de la preacuteparation de la confeacuterence lrsquoauteur eacutetait boursier de lrsquoAcadeacutemie des Scien-ces de Hongrie (Bourse de Recherche laquo Jaacutenos Bolyai raquo)

2 Pour en citer quelques-uns lrsquoenlegravevement du roi Arthus par une becircte (v 226-405) la vieille femme (v 3192) le chevalier noir (v 5274-5275) ou le passage agrave travers la fontaine (v 8432-8436) etc laquo Le merveilleux est fort bigarreacute nains geacuteants feacutees sorciegraveres enchantements divers raquo et laquo Crsquoest drsquoailleurs la magie poeacutetique qui retient surtout le lecteur Chaque fois que le chevalier reprend la route on entre dans le merveilleux automatiquement immeacutediatement raquo Charles Camproux Nouvelle histoire de la litteacuterature occitane Paris PUF 1970 p 118 et 117

172 Imre Gaacutebor Majorossy

E vai un cavaler ferirDe la lansa per la peitrinaSi qe als pes de la reinaLrsquoabat mort e puis torna srsquoenE escrida mot autamen laquo Malvas rei per te az aunirO ai fait []3

En mecircme temps celle-ci coiumlncide avec la preacutesentation de Jaufreacute qui vient drsquoannoncer son intention de devenir deacutesormais un vrai chevalier

[] laquo Seiner mus covinensVos qer qe-m detz e garnimensTals co sabetz qe mrsquoan mestierQe segrai aisel cavalierQe tan de mal e tan drsquoenueiVos a fait en vostra cort huei raquo4

Lrsquoanalyse de la structure du passage nous permet de penser que lrsquoattaque de Taulat fait partie de lrsquoentreacutee de Jaufreacute La premiegravere scegravene brutale ndash et il y en aura beaucoup ndash annonce la caracteacuteristique dominante de lrsquoouvrage Ce type de combat va encore souvent se reacutepeacuteter la plupart du temps hors de la cour royale dans une ambiance plutocirct hostile ces combats nous donnent lrsquoocca-sion de deacutecouvrir Jaufreacute comme individu Srsquoil est capable de parfaire sa mis-sion il pourra ecirctre reccedilu dans la communauteacute des chevaliers drsquoArthus comme membre agrave part entiegravere

Arrecirctons-nous lagrave un petit instant car cette affirmation demande agrave ecirctre preacute-ciseacutee La dimension communautaire du roman semble en effet revecirctir un as-pect deacuteterminant Celle-ci comprend des vertus qui ne peuvent ecirctre appri-ses pratiqueacutees et reacutealiseacutees que dans une communauteacute or Jaufreacute nrsquoappartient agrave aucune Il est vraiment un individu ce qui est souligneacute par le titre mecircme de lrsquoouvrage Comme dans un certain nombre de romans courtois ici aussi crsquoest sur le nom du protagoniste que se concentre lrsquoattention Entre lrsquoarriveacutee agrave la cour et son mariage eacutegalement agrave la cour il doit se deacutebrouiller comme che-valier individuel Neacuteanmoins au cours de ses aventures il nrsquoest en reacutealiteacute pas tout seul Agrave partir de son entreacutee agrave la cour toute sa vie srsquoorganise sous lrsquoeacutegide drsquoune communauteacute agrave laquelle il aspire mais qui nrsquoest que spirituellement preacute-

3 Jaufreacute eacuted Reneacute Lavaud et Reneacute Nelli Turnhout Descleacutee de Brouwer 1960 v 580-586a4 Jaufreacute eacuted cit v 597b-602

173laquo Vos darai armas e destrier raquo

sente en mecircme temps qursquoil en est physiquement eacuteloigneacute Toute lrsquoambition de Jaufreacute srsquooriente vers cette communauteacute et surtout vers cette identiteacute chevale-resque reconnue par les chevaliers veacuteritables Il semble inutile de se deman-der ce qui se serait passeacute si Jaufreacute eacutetait demeureacute seul Dans une socieacuteteacute qui se compose drsquoun reacuteseau de communauteacutes mecircme lrsquoindividu se deacutefinit par une communauteacute dont il fait partie Jaufreacute doit trouver sa situation solitaire in-supportable et crsquoest pourquoi il veut srsquoattacher aux chevaliers ce qui nrsquoest pos-sible qursquoapregraves un long parcours plein drsquoaventures exceptionnelles

Dans ce qui suit ce sont les combats ndash dans leur acception eacutelargie drsquoaventu-res ndash qui sont au cśur de notre analyse Un combat manifeste en effet les traits de caractegravere les plus essentiels drsquoun chevalier lesdits traits pouvant se mani-fester eacutegalement en dehors du combat Prouesse et fideacuteliteacute sont aussi utiles au combat qursquoen amour car ainsi que nous lrsquoavons deacutejagrave dit ce sont les deux faces drsquoune mecircme reacutealiteacute Le sens de la vie chevaleresque se manifeste dans le com-bat pour la victoire et dans lrsquoamour pour le bonheur Le combat srsquoeffectue tout comme lrsquoaventure agrave plusieurs niveaux ou pour dire les choses un peu plus simplement agrave la fois dehors et dedans

Les combats exteacuterieurs srsquoorganisent presque toujours autour de Taulat Mecircme srsquoil nrsquoest pas toujours en personne lrsquoennemi chaque figure adversaire repreacutesente et emploie sa force diabolique Comme nous le verrons un peu plus bas Taulat est capable de srsquoemparer de tous ceux qursquoil souhaite conqueacuterir Son pouvoir extraordinaire semble veacuteritablement exiger pour adversaire un che-valier drsquoune valeur exceptionnelle Quant aux combats inteacuterieurs il srsquoagit sur-tout des doutes et des questions que doit affronter Jaufreacute La voie qui megravene au mariage de Jaufreacute et Brunissen nrsquoest pas du tout plate et simple Problegravemes de communication et buts diffeacuterents des partenaires empecircchent une apogeacutee de lrsquoamour Jaufreacute comme Brunissen doivent combattre les difficulteacutes inteacuterieu-res pour atteindre le bonheur suprecircme Nombreux sont donc les combats qui meacuteritent drsquoecirctre analyseacutes drsquoun peu plus pregraves

Combats exteacuterieurs drsquoici-bas

Tout drsquoabord ce sont les combats exteacuterieurs les poursuites et les duels qui atti-rent lrsquoattention du public de nrsquoimporte quelle eacutepoque Jaufreacute srsquoengage reacuteguliegrave-rement dans des conflits qui lui permettent de srsquoimposer en tant que chevalier brave La difficulteacute des combats et la meacutechanceteacute extraordinaire de lrsquoennemi sont signaleacutees drsquoavance au tout deacutebut du roman lors de la scegravene deacutejagrave citeacutee Le

174 Imre Gaacutebor Majorossy

meurtre drsquoun chevalier lrsquoenlegravevement et lrsquohumiliation du roi Arthus signifient un deacutefi inouiuml pour toute la communauteacute Crsquoest le moment parfait pour un jeune candidat qui nrsquoa drsquoautres reacutefeacuterences que son deacutefunt pegravere jadis excellent chevalier de qui le roi se souvient5 encore

La scegravene de lrsquoarriveacutee du jeune Jaufreacute semble soigneusement reacutedigeacutee La structure AndashBndashA (JaufreacutendashTaulatndashJaufreacute ou parolendashactionndashparole) souligne lrsquoopposition fondamentale entre les adversaires dans les combats ulteacuterieurs La mention du chevalier Dozon deacuteceacutedeacute et appreacutecieacute drsquoArthus sert agrave mieux deacute-crire le jeune Jaufreacute il est noble et fidegravele au roi par tradition Sa mission srsquoins-crit donc dans une tradition familiale

Ce deacutebut de carriegravere chevaleresque apparaicirct avec clarteacute comme le moment ougrave le jeune homme prend possession de lrsquoheacuteritage de son pegravere deacuteceacutedeacute Pour entrer dans la communauteacute des chevaliers la renommeacutee du pegravere ne suffit ce-pendant pas il est neacutecessaire de prouver en personne ses capaciteacutes chevale-resques Crsquoest ce que reconnaissent Jaufreacute aussi bien qursquoArthus et crsquoest pour-quoi ce dernier charge le jeune homme de poursuivre Taulat

Les combats et les aventures suivent le mecircme modegravele une fois le deacutefi ac-cepteacute Jaufreacute intervient pour reacutesoudre le problegraveme Une entreacutee brusque et sou-vent cruelle une misegravere ou une peine et un appel au secours preacutecegravedent cette intervention Mecircme srsquoil se dissimule derriegravere des masques incompreacutehensibles Taulat participe en personne agrave chaque duel crsquoest ce que nous allons analyser dans les scegravenes ougrave les deux protagonistes se rencontrent

Cette rencontre est loin de se produire facilement Jaufreacute suit tout le temps les traces de Taulat et nrsquoest teacutemoin de ses meacutefaits que par les vestiges de son passage6 Le premier combat nrsquoa lieu que vers le milieu de lrsquoouvrage Apregraves avoir consideacutereacute les conseacutequences de la vilenie de Taulat Jaufreacute le rencontre pour le combattre

Cependant avant lrsquoanalyse de ce combat essentiel il est profitable de jeter un coup drsquośil sur la scegravene la plus eacutenigmatique du roman qui preacutecegravede le grand combat Apregraves avoir libeacutereacute le chevalier cruellement tortureacute7 Jaufreacute rencontre

5 laquo lsquoCal cavalier e cant presan Barosrsquo dis lo rei lsquoe Dozon De ma taula e de ma cort fon Pros cavalier e enseinatz E anc no fo apoderatz En bataila per cavalier Non aviacutea un tan so-brer Ni tan fort en tota ma terra Ni tan fos mentagutz de guerrarsquo raquo Jaufreacute eacuted cit v 684-693

6 Par ex tortures laquo E a cada j mes de lrsquoan Es lajamens martiriatz Qe cant es gueritz e sanatz De sas plagas e revengutz E Taulat es aisi vengutz Qe-l fai a sos qussos liar E puis fai lrsquoaqel puig pojar Baten ab unas coregadas E cant es sus sun li crebadas Sas plagas denant e detras Tant es afiniumlatz e las raquo Jaufreacute eacuted cit v 5038-5048

7 laquo cavaler nafrat raquo Jaufreacute eacuted cit v 4835

175laquo Vos darai armas e destrier raquo

une figure toute noire8 qui lrsquoattaque sur-le-champ sans aucun deacutelai Il nous faut saisir qursquoau deacutebut du duel Jaufreacute ne voit le chevalier noir qursquoau moment ougrave il est agrave cheval Lrsquoinconnu disparaicirct chaque fois que Jaufreacute se trouve agrave terre et apparaicirct de nouveau lorsque Jaufreacute remonte agrave cheval9 Pour Jaufreacute ces appa-ritions et disparitions inattendues ainsi que les feacuteroces attaques du chevalier inconnu constituent une aventure inouiumle10 Il ne comprend pas tout de suite que son rocircle chevaleresque est drsquoune certaine faccedilon lieacute agrave une position physi-que notamment celle drsquoecirctre agrave dos de cheval Plus tard le combat continue tout de mecircme agrave pied mais lrsquoobscuriteacute rend encore plus difficile de voir et com-battre le chevalier noir La nuit crsquoest son empire De plus ses blessures gueacuteris-sent tout agrave coup ce qui souligne encore mieux son caractegravere extraordinaire La figure de lrsquoadversaire semble vraiment diabolique ses traits de caractegravere exteacuterieurs eacutevoquent tant pour Jaufreacute que pour le public de lrsquoeacutepoque la figure par excellence du Diable telle que lrsquoa constitueacutee le folklore Pour enlever tout doute et souligner la meacutechanceteacute de lrsquoadversaire Jaufreacute affirme laquo [] on es anatz Aqest diumlable aqest malfatz raquo11 La longueur et les circonstances du duel (laquo Qe aiso li a tengut tan Tro qe-l soleils e-l jorn fali raquo12) nous rappelle en mecircme temps un eacutepisode biblique pas moins eacutenigmatique traditionnelle-ment appeleacute le combat de Jacob avec lrsquoange13 La scegravene occitane semble drsquoune

8 laquo Ab tan un cavaler armat Aitan negre cun un carbon raquo Jaufreacute eacuted cit v 5274-52759 Tout de suite apregraves le premier coup de lance laquo Aisi con venc de tal aiumlr Qe Jaufre es cauumltz

el sol [] Mas jen no-l troba ni no-l vi Ni sap ves cal part es anatz De qe srsquoes mot meravilatz raquo Jaufreacute eacuted cit v 5280-5281 et 5288-5290 Mais ensuite laquo E es vas sun caval vengutz E can fo mantenen pojatz Lo cavaler torna viumlatz Totz aparelatz de ferir raquo Jaufreacute eacuted cit v 5296-5299 Plus tard encore laquo E puis torna ves sun caval E-l cavaler venc abrivatz E fort malamen estru-natz raquo Jaufreacute eacuted cit v 5320-5322 Le reacutedacteur anonyme reacutecapitule lui aussi laquo Qe tan con fo a pe no-l vi Mas cant era pojatz tornava E-l ferya e-l derocava E aqui meseis avaliacutea raquo Jaufreacute eacuted cit v 5354-5357

10 laquo lsquoE Deusrsquo dis el lsquocal aventura raquo Jaufreacute eacuted cit v 529411 Jaufreacute eacuted cit v 5337b-533812 Jaufreacute eacuted cit v 5352-535413 Voir Gen 32 23-32 laquo Il ne semble pas trop extravagant de voir ici une scegravene inspireacutee par

le combat biblique de Jacob avec lrsquoange (Gen 32 24) qui se poursuivit pendant toute une nuit raquo Marie-Joseacute Southworth Eacutetude compareacutee de quatre romans meacutedieacutevaux (Jaufreacute Fergus Durmart le Gallois Blancandin et lrsquoOrgueilleuse drsquoAmours) Paris Nizet 1973 p 61 Il est neacutecessaire de seacuteparer le texte lrsquoexeacutegegravese traditionnelle et une intepreacutetation plus eacutetendue Si nous examinons de plus pregraves le texte grec il nous semble clair qursquoil nrsquoy a que des allusions indirectes agrave lrsquointervention personnelle de Dieu Il srsquoagit de quelqursquoun (homme ἄνθρωπος)qui ne veut pas donner son nom (pourquoi veux-tu connaicirctre mon nom καὶ εἶπεν Ινα τί τοῦτο ἐρωτᾷς τὸ ὄνομά μου) ndash car cela signifierait se livrer agrave lrsquoautre Cependant tant la refleacutexion de Jacob ([jrsquoai vu] Dieu face agrave face et ma

176 Imre Gaacutebor Majorossy

certaine maniegravere remanier celle de la Bible Dans celle-ci le combat dure une nuit dans le reacutecit occitan une journeacutee et une nuit Dans le reacutecit biblique crsquoest lrsquoaube qui met en danger lrsquoinconnu de mecircme que crsquoest la nuit qui profite au chevalier noir La clarteacute se fait drsquoune maniegravere diffeacuterente ici et lagrave ndash pour Jacob comme pheacutenomegravene naturel pour Jaufreacute comme manifestation de la foi (ou comme neacutegation drsquoune reacutealiteacute) en lrsquooccurrence gracircce agrave lrsquointervention de lrsquoer-mite comme nous le verrons ci-dessous

Malgreacute les diffeacuterences il nous semble probable que la narration du com-bat se base du moins au niveau structurel sur la scegravene biblique Selon toute vraisemblance lrsquoauteur anonyme du roman occitan ne disposait pas drsquoune connaissance particuliegraverement approfondie de la reacutedaction de lrsquohistoire bi-blique mais le chevalier noir nrsquoen est pas moins aussi eacutenigmatique que lrsquoad-versaire de Jacob Si lrsquoon considegravere lrsquoambiance du reacutecit occitan on retrouve plusieurs paralleacutelismes avec le reacutecit biblique Comme Jacob Jaufreacute se trouve eacutegalement devant une frontiegravere rendue encore moins franchissable par une vieille femme pareille agrave une sorciegravere Agrave vrai dire le grand combat se compose de deux parties une lutte intellectuelle avec la femme et un combat physique avec le chevalier noir Il reste agrave savoir pourquoi le reacutedacteur a jugeacute que la scegravene biblique convenait agrave articuler la victoire preacutealable de Jaufreacute Les deux histoi-res sont bien eacutenigmatiques La diffeacuterence la plus importante est constitueacutee par lrsquoentreacutee en jeu drsquoune troisiegraveme personne Lrsquoermite nrsquoa aucun homologue dans

vie a eacuteteacute sauve Εἶδος θεοῦ εἶδον γὰρ θεὸν πρόσωπον πρὸς πρόσωπον καὶ ἐσώθη μου ἡ ψυχή) que son nouveau nom (Ἰσραήλ) porte la marque divine De plus le prophegravete Oseacutee (125) affirme que lrsquoinconnu eacutetait un ange (laquo lutta avec un ange καὶἐνίσυσενμετὰἀγγέλουraquo) Le passage devait contenir plusieurs reacutecits de diverses traditions remanieacutes plus tard par le reacutedacteur Nrsquoen-trant pas dans lrsquointerpreacutetation deacutetailleacutee du passage biblique il nous semble toutefois important de souligner la complexiteacute de celui-ci qui semble comprendre trois reacutecits Les deux premiers fournissent une explication pour deux noms (Penieumll et Israeumll) Le troisiegraveme sert agrave justifier une in-terdiction rituelle (agrave savoir celle de manger le muscle de la cuisse) dont lrsquoorigine avait sans doute eacuteteacute oublieacutee agrave lrsquoeacutepoque de la reacutedaction du texte Neacuteanmoins le message essentiel se cache encore plus profondeacutement et crsquoest ce qui nous aide dans lrsquointerpreacutetation de cette scegravene du roman occi-tan Si nous consideacuterons le texte biblique en tant que description drsquoune carriegravere il nous semble clair que Jacob se trouve devant une frontiegravere qui nrsquoest pas du tout facile agrave franchir Il est finale-ment sur le point de le faire mais quelqursquoun lrsquoen empecircche et commence agrave lutter avec lui La tenta-tive de traverseacutee peut ainsi ecirctre interpreacuteteacutee comme une transition drsquoune phase de vie agrave une autre qui srsquoavegravere trop difficile Lrsquoinconnu devait remplir plusieurs rocircles lrsquoesprit de ce territoire-ci ou de celui-lagrave mais surtout du torrent qui doit disparaicirctre si lrsquoaube arrive (laquo Laisse-moi car lrsquoaurore srsquoest leveacutee raquo Gen 32 27a) Dans sa forme preacutesente lrsquoeacutepisode biblique explique trois eacuteleacutements de la tradition juive mais plus encore il rend teacutemoignage de la lutte pour le monotheacuteisme La preuve la plus importante en est le nouveau nom de Jacob agrave savoir Israeumll nom qui contient celui de Dieu

177laquo Vos darai armas e destrier raquo

le reacutecit biblique Or son intervention semble indispensable sans quoi Jaufreacute pourrait ecirctre vaincu Comme nous le verrons dans un instant cette interven-tion se caracteacuterise par une seacuterie de signes essentiellement chreacutetiens

La terrible rencontre avec le chevalier noir est preacuteceacutedeacutee par la menace de la vieille femme qui veut absolument renvoyer Jaufreacute Sa deacuteclaration souligne lrsquoimportance de la frontiegravere

Qe can volras ja non poiras Car si passa drsquoaisi enanJa non tornara sens gran danTal con de mortz o de prison14

Elle renonce cependant agrave expliquer le danger Lrsquoattaque inattendue du che-valier noir surprend Jaufreacute et permet au lecteur de comprendre reacutetrospecti-vement lrsquoensemble de la scegravene Malgreacute lrsquoattrait drsquoune interpreacutetation purement psychologique ndash baseacutee sur une certaine projection ou fantaisie ndash nous insis-terions plutocirct sur le sens du paralleacutelisme entre les deux reacutecits Les deux adver-saires sont reacuteels et les duels complexes Pour Jacob combat et transformation du laquo heacuteros raquo ont lieu en mecircme temps pour Jaufreacute de faccedilon seacutepareacutee Les deux eacuteveacutenements portent une signification cacheacutee drsquoune importance consideacuterable Pour Jacob lrsquoeacutetrange combat met un point final agrave la premiegravere partie de sa car-riegravere et signale le deacutebut de quelque chose drsquoautre drsquoentiegraverement neuf Crsquoest pourquoi lrsquoon srsquoattend agrave quelque chose de semblable dans le cas de Jaufreacute Le duel avec le chevalier eacutenigmatique sert agrave preacuteparer le grand combat avec Tau-lat15 Lrsquoimportance de la scegravene ne devient claire qursquoen consideacuterant le milieu du texte la victoire ne peut ecirctre obtenue qursquoagrave lrsquoaide16 de lrsquoermite qui

14 Jaufreacute eacuted cit v 5244-524715 laquo Il reste agrave savoir pourquoi lrsquoauteur a inseacutereacute cet intervalle Pourquoi remettre agrave lrsquoeacutepreuve

la valeur de Jaufreacute [] Nous venons de dire que les aventures de cette deuxiegraveme seacuterie sont une deuxiegraveme version de certaines de la premiegravere seacuterie Cela suggegravere que lrsquoaccomplissement des pre-miegraveres aventures nrsquoa pas eacuteteacute satisfaisant agrave tous les points de vue Jaufreacute en apprenant qursquoil devait attendre une semaine avant de pouvoir se mesurer contre Taulat avait commis les peacutecheacutes de lrsquoim-patience et de lrsquoorgueil ses succegraves preacuteceacutedents lrsquoavaient rendu trop fier [] De mecircme le reste de la semaine passeacute chez lrsquoermite nrsquoest pas une faccedilon de laisser le temps eacutecouler mais ndash tout comme dans Perceval ndash ce temps a une signification spirituelle qui consiste agrave montrer qursquoune retraite du monde favorise le recueillement et la peacutenitence raquo Marie-Joseacute Southworth op cit p 61-62

16 laquo Sa victoire sur le chevalier noir nrsquoeacutetait possible qursquoavec lrsquoaide des armes de lrsquoEacuteglise (laquo Celas ab c lsquoom se deu defendre De diumlable e de sa mainada raquo v 5426-7 ndash nous jugerions plus convena-ble de citer les lignes qui se trouve ici-bas IGM) De lagrave une certaine humiliteacute neacutecessaire pour qursquoil puisse entrer en lrsquoeacutetat de gracircce chreacutetien[ne] raquo Marie-Joseacute Southworth op cit p 62

178 Imre Gaacutebor Majorossy

[] va sas armas penre[]Estola e aiga seinadaLa cros e-l cors de Jhesu CristPuis venc ves cels qe-s son requistTota la nui ta malamenLrsquoaiga gitan los salms disen17

Ceci qui srsquoavegravere bien effi cace E-l cavaler qe-l vi venirPart si drsquoel e pren a fugirTan con pot autamen cridan18

Arriveacute lagrave on suppose19 qursquoil srsquoagissait vraiment du Diable en personne La purifi cation archaiumlque ne saurait drsquoailleurs pas ecirctre omise

E leva srsquoun aurages granDe pluja drsquoaura e de trons20

Cette scegravene et plus particuliegraverement cette pluie lsquorituellersquo nous semblent permet-tre drsquoaffi rmer que Jaufreacute est confronteacute agrave quelqursquoun repreacutesentant le Mal par ex-cellence Lrsquoatmosphegravere obscure21 la cruauteacute particuliegravere et surtout la reacuteaction du chevalier noir aux sacrements signes et symboles chreacutetiens soulignent la suppo-sition de Jaufreacute exprimeacutee par une exclamation que lrsquoennemi doit ecirctre le Diable Celui-ci srsquoavegravere en eff et trop diffi cile agrave vaincre Lrsquointervention de lrsquoermite eacutetablit une reacutefeacuterence compreacutehensible non seulement au christianisme en geacuteneacuteral mais certainement aussi agrave son institution offi cielle Il ne srsquoagit pas ici drsquoune fi gure spi-rituelle ou drsquoune vision mais drsquoun ermite qui megravene une vie contemplative ceacutelegrave-

17 Jaufreacute eacuted cit v 5425 et 5428-543218 Jaufreacute eacuted cit v 5433-543519 En effet il est souligneacute laquo E-s combatet ab lrsquoAversier raquo Jaufreacute eacuted cit v 808820 Jaufreacute eacuted cit v 5436-543721 laquo [] la description eacutevoque lrsquoenfer de sorte que lrsquoon peut voir dans cet eacutepisode un combat

contre le diable symbole du combat contre le mal ougrave les qualiteacutes morales de courage et de perseacute-veacuterance plutocirct que la seule force physique et lrsquoadresse agrave manier les armes remportent la victoire Cet eacutepisode que lrsquoon peut appeler religieux merveilleux ou superstitieux est traiteacute avec seacuterieux par lrsquoauteur Il nrsquoy a pas une seule remarque qui puisse ecirctre interpreacuteteacutee comme eacutetant satirique ou irreacuteveacuterencieuse [] un auteur qui sans ecirctre profondeacutement religieux croit en Dieu et voit dans de nombreux aspects de la vie des manifestations du bien et du mal au sens religieux raquo Marie-Joseacute Southworth op cit p 59

179laquo Vos darai armas e destrier raquo

bre la liturgie et prie reacuteguliegraverement Crsquoest de son aide que Jaufreacute a besoin Quant aux signes mateacuteriaux le reacutedacteur a ducirc les choisir drsquoune maniegravere consciente Lrsquoeacutetole comme robe sacreacutee souligne la fonction sacerdotale et deacutefi nit le rocircle de la personne Elle est en mecircme temps un signe sans eacutequivoque qui srsquoadresse en premier lieu agrave lrsquoennemi Les trois objets jouent une autre fonction eau beacutenite croix et Eucharistie repreacutesentent lrsquoensemble de la doctrine chreacutetienne

Agrave part le motif de la purification qui se retrouve dans presque toutes les re-ligions lrsquoeau beacutenite est le mateacuteriel du sacrement du baptecircme qui est le rite le plus important de lrsquoinitiation chreacutetienne Du point de vue chreacutetien les gens peuvent ecirctre regroupeacutes selon qursquoils ont eacuteteacute baptiseacutes ou non Ainsi lrsquoeau beacutenite a un effet particulier contre quelqursquoun disposant drsquoune force diabolique22 La croix joue un rocircle semblable elle est le symbole de la religion et fait allusion agrave lrsquohistoire du Salut Le fait que lrsquoermite ait eacutegalement recours agrave lrsquoEucharistie souligne la difficulteacute de la situation LrsquoEucharistie appartient aussi agrave lrsquoinitia-tion agrave un niveau plus eacuteleveacute Il nrsquoest permis qursquoagrave deux des participants au com-bat de recevoir lrsquoEucharistie car selon toute vraisemblance les combattants ne sont pas tous chreacutetiens La multipliciteacute des eacuteleacutements purement chreacutetiens teacutemoigne au moins de deux faits Drsquoune part Jaufreacute a besoin drsquoune aide trans-cendante et en plus il lrsquoaccepte23 Drsquoautre part ce curieux combat reacutevegravele aussi que la longue mission de Jaufreacute contient quelque chose de beaucoup plus eacuteten-du et profond Il ne lutte pas seulement pour son honneur et pour sa position agrave lrsquointeacuterieur drsquoune communauteacute mais aussi pour le Bien agrave un niveau pour ainsi dire universel De cette faccedilon Jaufreacute devient un heacuteros par excellence presqursquoun sauveur de la cour du roi Arthus

Lrsquoimportance des eacuteleacutements religieux se manifeste drsquoun autre point de vue encore Hormis le fait qursquoil srsquoagit de tournures typiquement meacutedieacutevales les

22 laquo Car el no es jes cavalers Ans es lo majer aversers Qrsquoen infern abite ni siacutea raquo Jaufreacute eacuted cit v 5477-5479

23 laquo Der Feind der dem Ritter hier den Weg herstellt und dessen er nicht aus eigener Kraft Herr zu werden vermag ist der von der Houmllle entbotene (v 5478 ff) in Rittergestalt erschei-nende Feind der Menschen uumlberhaupt (bdquolo nemicsldquo v 5645) um ihn zu bestehen bedarf es an-derer Waffen bdquolas armas Jesu Christldquo (v 5518) mit denen ihm am Ende der Einsiedler zuhilfe kommt Mit diesem Eingreifen das einen Akt der Gnade impliziert hat sich die entscheiden-de Wendung in der Aventuumlre des Ritters vollzogen Jaufreacute der bisher nur aus eigener Vollk-ommenheit nach den Gesetzen der Wiedervergeltung Recht schuf und seinen Ritterpflichten genuumlgte kann nun der Hilfe Gottes gewiszlig (cf v 5600) gleichsam als Gottes eigener Ritter den Kampf mit seinem Hauptfeind Taulat aufnehmen und dessen Hybris zu Fall bringen raquo Hans-Robert Jauszlig laquo Die Defigurierung des Wunderbaren und der Sinn der Aventuumlre im Jaufreacute raquo Ro-manistisches Jahrbuch VI 1953-54 p 74

180 Imre Gaacutebor Majorossy

invocations religieuses24 jouent un rocircle significatif car elles teacutemoignent25 de la foi et de la confiance de Jaufreacute au moment ougrave il est vraiment en proie au doute Agrave lrsquooccasion drsquoune certaine eacutevaluation des eacuteveacutenements passeacutes il fait presqursquoune profession de foi

Dis Jaufre laquo car no-m fai temensaCar en Deu ai ferma cresensaEs el poder qe mrsquoa donat26

Toutefois les mots suivants semblent deacutejagrave exprimer un doute Es el meu dreit ersquol seu pecatQe-l rendrai recresut e mortQe-l cor mi sen certan e fort27

La reacuteponse arrive tout de suite laquo Hoc si Deu platz raquo28 Crsquoest justement lrsquoor-gueil chevaleresque qui menace lrsquoesprit parfait du heacuteros ndash mecircme srsquoil rend gracircce agrave Dieu pour la victoire Pour se preacuteparer au combat Jaufreacute reste chez lrsquoermite une semaine

Ce nrsquoest donc que maintenant que lrsquoon peut mieux comprendre la bataille avec Taulat Apregraves la scegravene du deacutebut agrave la cour crsquoest la premiegravere fois que Jaufreacute fait face agrave Taulat Souvenons-nous alors crsquoeacutetait Taulat qui avait tueacute un cheva-lier donc provoqueacute la communauteacute des chevaliers et humilieacute le roi Agrave partir de ce moment-lagrave crsquoest agrave Jaufreacute qursquoest confieacutee la mission de se venger de Taulat

En reacutealiteacute le combat avec Taulat se compose de deux parties et il est preacuteceacute-deacute par la pause deacutejagrave mentionneacutee La preacutesentation du moment ougrave Jaufreacute prend congeacute est encore une fois bien construite Apregraves avoir beacuteni le chevalier et le sui-

24 laquo E Deus raquo laquo Deus raquo laquo Santa Mariacutea raquo laquo Per vos mi clam Sant Esperitz raquo Jaufreacute eacuted cit v 5294 5315 5337 5346

25 Soulignant lrsquoimportance de la religiositeacute dans le roman Albert Stimming a regroupeacute les al-lusions et les tournures chreacutetiennes laquo Dahin gehoumlrt vor allen Dingen daszlig ein stark ausgepraumlg-ter Zug von Froumlmmigkeit sich durch den ganzen Roman hindurchzieht So wird bei jeder Gele-genheit und oft ohne eine besondere Veranlassung der Besuch der Kirche oder das Anhoumlren der Messe hervorgehoben [] Dieser Geist der Froumlmmigkeit aumluszligert sich auch darin daszlig die Per-sonen des Gedichtes bei jeder Gelegenheit zu Gott Maria Christo oder einem Heiligen beten raquo Albert Stimming laquo Uumlber den Verfasser des Roman de Jaufreacute raquo Zeitschrift fuumlr romanische Philo-logie No12 1889 p 327 Cette liste peut ecirctre compleacuteteacutee par le Saint comme nous lrsquoavons vu tout agrave lrsquoheure

26 Jaufreacute eacuted cit v 5599-560127 Jaufreacute eacuted cit v 5602-560428 Jaufreacute eacuted cit v 5605b

181laquo Vos darai armas e destrier raquo

vant des yeux lrsquoermite chante une messe du Saint-Esprit laquo Qe Deus lo defen-da e-l guit raquo29 Degraves lors lrsquointervention et la participation de Dieu ndash le supposeacute concours divin ndash accompagneront Jaufreacute et lrsquoaideront agrave parfaire sa vocation

Le combat est introduit par un dialogue assez long et deacutesespeacutereacute Le combat lui-mecircme est en revanche bien court un seul eacutechange de coups suffit pour que les deux guerriers se retrouvent au sol et que Taulat soit gravement blesseacute Son changement de conduite est encore plus frappant

Verges dona santa MariacuteaAbaisatz hui en aqest diacuteaLa feloniacutea de TaulatE lrsquoergueil car trop a durat30

En eff et nous avons aff aire lagrave agrave une conversion veacuteritable Taulat se montre precirct agrave changer sa vie pour la sauver Jaufreacute reconnaicirct ses valeurs srsquoavegravere miseacutericor-dieux et prononce le jugement

E pros eras tu veramenMas trop reinavas malamenEt trop te donavas drsquoerguilE Deus no lrsquoama ni lrsquoacuil31

La mention de lrsquoorgueil nous semble frappante car comme nous lrsquoavons vu Jaufreacute a commis le mecircme peacutecheacute En tout cas il teacutemoigne aussi drsquoun certain changement Le heacuteros attribue la victoire presque uniquement agrave Dieu

E tu potz o aras veserQrsquoeu no sun jes drsquoaqel poderCrsquoap armas sobrar te deguesSi Deus aiumlrat no trsquoagues32

Un peu plus haut le mot jugement nrsquoa pas eacuteteacute employeacute par hasard la scegravene se poursuit par une description de la cour royale ougrave le roi dispose drsquoun pouvoir

29 Jaufreacute eacuted cit v 566030 Jaufreacute eacuted cit v 6057-606031 Jaufreacute eacuted cit v 6079-608232 Jaufreacute eacuted cit 6083-6086 Bien eacutevidemment ces lignes nous eacutevoquent la phrase de Jeacutesus

dans une situation bien diffeacuterente laquo Jeacutesus reacutepondit Tu nrsquoaurais sur moi aucun pouvoir srsquoil ne trsquoavait eacuteteacute donneacute drsquoen haut raquo Jn 18 11a (Traduction Oecumeacutenique de la Bible Paris Cerf 1975-1976) Les deux phrases soulignent lrsquoomnipotence de Dieu

182 Imre Gaacutebor Majorossy

absolu Or plus on avance dans la lecture plus on a lrsquoimpression que ce nrsquoest plus Arthus qui se trouve au centre mais quelqursquoun drsquoautre

Qrsquoen la cort del rei mo seinorEs dels bos cavalers la florDel mun tuit eleit e triatE cil qe sun a tort menatSun per el a dreit mantengutE li ergolos cofundut33

Ici nous pouvons aiseacutement retrouver plusieurs textes bibliques Il nous sem-ble fort probable que la reacutedaction de ce passage srsquoinspirent de deux textes au moins qui servent de modegraveles et ont eacuteteacute remanieacutes Drsquoune part en ce qui concerne la reacutetribution crsquoest le chant de la Vierge Marie agrave lrsquooccasion de sa rencontre avec Elisabeth qui se cache en arriegravere-plan

Il est intervenu de toute la force de son bras il a disperseacute les hommes agrave la penseacutee orgueilleuse il a jeteacute les puissants agrave bas de leurs trocircneset il a eacuteleveacute les humbles les affameacutes il les a combleacutes de bienset les riches il les a renvoyeacutes les mains vides34

Drsquoautre part par lrsquoimage du bon roi qui vit et regravegne pour toujours crsquoest le dis-cours apocalyptique de Jeacutesus qui a ducirc exercer une infl uence deacuteterminante

Devant lui seront rassembleacutees toutes les nationset il seacuteparera les hommes les uns des autrescomme le berger seacutepare les brebis des chegravevresIl placera les brebis agrave sa droiteet les chegravevres agrave sa gauche35

Comme nous lrsquoavons vu dans lrsquoexplication de Jaufreacute un rocircle semblable est tenu ici par le roi Arthus La cour royale repreacutesente le centre absolu du pouvoir ter-restre drsquoorigine divine En ce moment tregraves important lrsquoeacutevocation de lrsquoarriegravere-plan communautaire nous rappelle lrsquoune des intentions les plus profondes de Jaufreacute Par cet acte exceptionnel il peut enfi n espeacuterer ecirctre admis dans la com-

33 Jaufreacute eacuted cit v 6091-609634 Lc 1 51-53 (Traduction Oecumeacutenique de la Bible Paris Cerf 1975-1976)35 Mt 25 32-33 (Traduction Oecumeacutenique de la Bible Paris Cerf 1975-1976)

183laquo Vos darai armas e destrier raquo

munauteacute qui lui est si chegravere En reacutealiteacute les phrases prononceacutees ne srsquoadressent pas seulement agrave Taulat vaincu mais aussi et surtout au monde exteacuterieur y compris la cour du roi Arthus et le public de nrsquoimporte quelle eacutepoque

Le dialogue qui suit le combat plein drsquoun esprit de reacuteconciliation se carac-teacuterise par un ton bien plus calme Pour sa peacutenitence les peacutecheacutes de Taulat sont deux fois pardonneacutes

Dis Jaufreacute laquo Ab me trobarasMerce pos demadada lrsquoas36

De mecircme plus tard en arrivant agrave la cour royale E-l reis con francz hom debonaireLo melhor crsquoanc nasques de maireAsauta-s mais de perdonarTotz temz que de sobreiras farEz ac mantinen perdonatTot son maltalent a Taulat37

La victoire sur Taulat et les fi anccedilailles toutes proches avec Brunissen achegraveve la premiegravere seacuterie drsquoeacuteveacutenements La deuxiegraveme seacuterie srsquoorganisera autour de la Feacutee de Gibel Son vain appel agrave lrsquoaide introduit non seulement de nouvelles aven-tures mais reacutevegravele aussi un monde nouveau resteacute cacheacute jusqursquoici Le monde souterrain va off rir agrave Jaufreacute toute une seacuterie de nouvelles occasions de deacuteve-lopper sa force morale Les deux seacuteries drsquoaventures ont longtemps nourri une discussion parmi les chercheurs quant agrave savoir si lrsquoouvrage a eacuteteacute composeacute par deux reacutedacteurs ou srsquoil peut nrsquoecirctre attribueacute qursquoagrave un seul auteur Il est inutile de reprendre cette discussion car il nous semble beaucoup plus important de poser la question de la neacutecessiteacute artistique de commencer et parcourir un nouveau cycle drsquoaventures Les phases plus calmes repreacutesentent en eff et une partie non moins importante du roman que celles consacreacutees aux combats

Combats inteacuterieurs drsquoIci-bas et de lrsquoAu-delagrave

Ce ne doit pas ecirctre par hasard qursquoune partie de lrsquoaction se deacuteroule dans un monde souterrain Selon toute vraisemblance cet espace drsquoun autre monde est porteur de plusieurs significations Drsquoune part apregraves lrsquoinvitation de la

36 Jaufreacute eacuted cit v 6133-613437 Jaufreacute eacuted cit v 6577-6582

184 Imre Gaacutebor Majorossy

dame en sautant dans la fontaine Jaufreacute laisse ce monde pour entrer dans un autre qui demeure cacheacute aux yeux du public courtois Son deacutepart provo-que deuil et tristesse

Ben er ancui Paradis plenzDe gaug car vos la est intratzMais nus laissatz sa jus iratzAb dolor et ab marimentMort mut as pauc drsquoesgardamentE moacuteut iest mala et descausidaCan los avols laissas a vidaE-ls pros en menatz sens rason38

Lrsquoacte de plainer39 de faccedilon trist e morn40 dont seulement un exemple a eacuteteacute citeacute contient les eacuteleacutements caracteacuteristiques de la peine qui suit la mort de quelqursquoun Lrsquoexpression de la douleur humaine se trouve encore renforceacutee par les mouve-ments du fi degravele cheval

E-l cavals es enrabiumlatzCant en vi son sennhor intrarAissi con si saupes parlarBrama e crida et endilhaE plaing41 si que fun meravilha42

Le caractegravere eacutenigmatique de la disparition de Jaufreacute consideacutereacute comme mort la rend particuliegravere La peine causeacutee par la perte du vaillant chevalier srsquoexprime par diverses reacuteactions psychologiques La stupeacutefaction et la tristesse des che-valiers et des demoiselles (et surtout de Brunissen) font drsquoune certaine maniegravere eacutecho agrave la surprise de la scegravene initiale du roman quelque chose drsquoinouiuml srsquoest passeacute Ce qui importe ndash et que tout le monde comprend ndash crsquoest que crsquoest la fi n et le commencement de quelque chose Lrsquoaventura est ce qui constitue le moment charniegravere laquo Jaufrens es perdutz Cals aventura lo-ns a tout raquo43 Par ailleurs

38 Jaufreacute eacuted cit v 8480-848739 Jaufreacute eacuted cit v 846540 Jaufreacute eacuted cit v 846141 Lrsquoemploi de ce verbe rend les sentiments de lrsquoanimal encore plus humains Le secret crsquoest-agrave-

dire le voyage souterrain de Jaufreacute reste lui bien cacheacute42 Jaufreacute eacuted cit v 8436-844043 Jaufreacute eacuted cit v 8450-8451 Crsquoeacutetait le cas avant et apregraves lrsquoenlegravevement du roi Arthus laquo Qursquoieu

185laquo Vos darai armas e destrier raquo

le territoire souterrain est peut-ecirctre symbolique de valeurs deacutesormais centrales Apregraves sa victoire militaire et morale sur Taulat Jaufreacute part pour un monde qui de plusieurs points de vue paraicirct tregraves eacuteloigneacute du preacuteceacutedent Cette diff eacuterence certainement appreacutecieacutee agrave sa juste valeur par le public courtois ne doit pas non plus ecirctre sous-estimeacutee par les chercheurs Lrsquoanalyse et lrsquointerpreacutetation deacutepen-dent en eff et de la position adopteacutee se joint-on aux chevaliers qui restent ou bien accompagne-t-on Jaufreacute dans son voyage Deacutecider drsquoecirctre aux cocircteacutes de Jau-freacute a une conseacutequence particuliegravere notre interpreacutetation de Jaufreacute doit eacutevoluer tout comme celui-ci srsquoenrichit de nouveaux traits de caractegravere

Dans ce qui suit donc nous nous concentrerons sur ses aventures drsquoune nouvelle sorte agrave savoir les aventures inteacuterieures de Jaufreacute Pour reacutepondre agrave la question concernant la neacutecessiteacute artistique il nous semble clair qursquoapregraves sa victoire extraordinaire sur Taulat Jaufreacute nrsquoest pas encore precirct agrave faire partie de la communauteacute de la Table ronde Crsquoest pourquoi le voyage dans un pays sou-terrain et les aventures qui srsquoensuivent sont destineacutes agrave rendre Jaufreacute plus par-fait du point de vue spirituel et moral

En mecircme temps il est essentiel de se souvenir que les combats inteacuterieurs ne se deacuteroulent pas forceacutement apregraves les combats exteacuterieurs leur rapport nrsquoest donc pas celui drsquoune succession chronologique Les combats de diffeacute-rents niveaux se complegravetent et offrent en mecircme temps agrave Jaufreacute de nouvelles occasions de devenir un chevalier parfait Ce nrsquoest qursquoapregraves sa nouvelle vic-toire agrave la fin du voyage plein drsquoaventures et apregraves son retour qursquoil lui est per-mis de se joindre aux chevaliers et drsquooccuper sa place tant au niveau social qursquoau niveau personnel

non manjariacutea per res Tan esforsada cort qe tenga Entro qe avetnura venga O calque estraina novela De cavaler o de piusela raquo Jaufreacute eacuted cit v 148-152 Et apregraves lrsquoaventure laquo Qe vos ni els non cal laisar Per aventura car trobada Lrsquoavetz si be-us era tardada raquo Jaufreacute eacuted cit v 430-432 Agrave ce point il est sans doute utile drsquoattirer lrsquoattention sur le rocircle modifieacute de lrsquoaventure dans le roman de Jaufreacute Contrairement aux ouvrages anteacuterieurs aux romans de la grande eacutepoque des romans courtois ici lrsquoaventure ne remplit plus une fonction sous-entendue mais est devenue une partie indispensable de la vie courtoise Arthus lui-mecircme considegravere que lrsquoaventure est une chose sans laquelle on ne peut pas continuer agrave vivre La privation de nourriture est eacutegale au renoncement agrave la vie Agrave lrsquoaffirmation drsquoArthus succegravedent une aventure qui menace vraiment la vie du roi puis la provocation de Taulat qui megravene agrave la mort drsquoun chevalier Ces eacuteveacutenements ouvrent le long par-cours de Jaufreacute plein drsquoaventures merveilleuses Sa carriegravere souligne lrsquoimportance de lrsquoaventura non seulement il est un preux chevalier vainqueur dans les combats mais il se montre aussi ca-pable de quitter ce monde crsquoest-agrave-dire de laisser sa vie quand une nouvelle aventure se preacutesente Pour cette bravoure et ce courage la victoire couronnera ses actions dans lrsquoempire de la Feacutee de Gibel et apregraves son retour le bonheur agrave la cour viendra le reacutecompenser

186 Imre Gaacutebor Majorossy

Pour atteindre cet eacutetat de perfection Jaufreacute doit encore subir de nombreu-ses eacutepreuves avant mecircme le deacutefi dans lrsquoempire de la Feacutee de Gibel La plus dif-ficile de ces eacutepreuves se deacuteroule en effet au chacircteau de Montbrun Comme attendu au cours du festin solennel Jaufreacute et Brunissen tombent amoureux lrsquoun de lrsquoautre Le bonheur personnel est donc preacutevu aupregraves de Brunissen dont la merce est agrave gagner Agrave la recherche du sens laquo pleacutenier raquo du mot merce Jean Prosper Theodorus Deroy44 se concentre sur deux seacutequences (v 3017-6924 v 6924-7978) ougrave lrsquoamour de Jaufreacute et Brunissen commence agrave se deacutevelopper Apregraves avoir compareacute quelques passages de troubadours M Deroy relegraveve un sens particulier de ce mot qui rend la merce identique agrave la quinta linea Vene-ris45 En ce sens la demande de Jaufreacute drsquoobtenir la merce de Brunissen est une supplication de pouvoir exprimer son amour aussi au niveau corporel

44 laquo Il srsquoagit drsquoeacutetudier le contenu du concept de merce dans quelques passages qui srsquoy precirctent sans affirmer ni nier si agrave drsquoautres endroits le sens peut en ecirctre aussi vague que gracircce ou pitieacute raquo Jean Prosper Theodorus Deroy laquo Merce ou la quinta linea Veneris raquo Revue des Langues Roma-nes No79 1971 p 309

45 En srsquoappuyant sur lrsquoouvrage de Jean Lemaire de Belges (laquo Les nobles poegravetes disent que cinq lignes y a en amours crsquoest-agrave-dire cinq poinctz ou degrez especiaux crsquoest assavoir le regard le parler lrsquoattouchement le baiser et le dernier qui est le plus deacutesireacute et auquel tous les autres ten-dent pour finale reacutesolution crsquoest celui qursquoon nomme par honnesteteacute le don de mercy raquo Les troys livres des illustrations de Gaule et singularitez de Troye Paris Galliot du Preacute 1531 I 25) et sur le commentaire drsquoAelius Donatus sur lrsquoEunuque de Terence (laquo Quinque lineae sunt amoris sci-licet visus allocutio tactus osculum sive suavium coitus raquo Scholia Terentiana coll amp disp Fri-dericus Schlee Leipzig Teubner 1893 p 106) le savant neacuteerlandais souligne lrsquoimportance de la notion de la merce qui doit ecirctre un symbole des relations sexuelles laquo Comme Jaufreacute nrsquoa pas le courage de faire cette demande [drsquoobtenir la merce IGM] agrave Brunissen de ses propres forces ndash le grand heacuteros est ici bien timide ndash Brunissen tacircche de lrsquoy engager courtoisement Quand Jaufreacute srsquoen aperccediloit il la supplie de le secourir encore par Amitieacute par Dieu (crsquoest-agrave-dire Amor) et par Merce lsquo Domna dis el per Amistat Vos prec per Deu e per Merce [] Que mrsquoen acorratz liumlalmenzrsquo (v 7806-7807 7809) Nous voyons reacuteunis ici par les soins drsquoun poegravete de la finrsquoamor Amitieacute le Dieu drsquoAmour et Merce ndash tres faciunt collegium ndash de mecircme qursquoautrefois Horace avait reacuteuni Veacutenus Iocus et Cupidon lsquoErycina ridens quam Iocus circumvolat et Cupidorsquo (Carmi-num I 2 33) La reacuteponse chreacutetienne de Brunissen ne saurait eacutetonner puisqursquoelle veut devenir sa femme leacutegitime pour elle Dieu crsquoest le Christ lsquoQe voil que-m prengatz a moler E puis poi-retz plus liumlalment De me far a vostre talent E miels venir e miels annar Senz tot repte de ma-lestar De lauzengiers contrariumlos (v 7906-7911) Ces passages montrent bien que la plus haute aspiration des deux amants est lrsquounion des corps couronnant lrsquounion parfaite des cśurs Mais ce couronnement cette derniegravere eacutetape de Veacutenus preacutesuppose merce comme la condition sine qua non Cette merce a deux aspects crsquoest agrave lrsquohomme de lsquoclamar mercersquo crsquoest agrave lui de prendre lrsquoinitia-tive lsquoso que mais femna non fesrsquo (v 7632) crsquoest agrave la femme de lrsquoeacutecouter de lui donner son amour ou de lui refuser (voir Jaufreacute eacuted cit v 7530-7538) raquo Deroy art cit p 312-313

187laquo Vos darai armas e destrier raquo

laquo Domna raquo dis el laquo per AmistatVos prec per Deu e per MerceE prendet mrsquoen en bona feQue mrsquoen acorratz liumlalmenzE senes tutz galiumlamenz raquo46

Cette phrase succegravede aux premiers regards et soupirs amoureux47 et agrave la nuit passeacutee seul ougrave Jaufreacute a eacutelaboreacute toute une deacuteclaration drsquoamour profondeacutement deacutevoueacutee Elle est semblable agrave une priegravere que Jaufreacute voudrait prononcer

Et si-us aviacutea dig de DeuNun o deuriacutea a mal tenerCar el vos nrsquoa donat poder48

Ses sentiments exigent donc un deacutevouement49 qui ne se trouve ailleurs que dans lrsquoaspiration religieuse Drsquoapregraves Albert Stimming50 que nous avons deacutejagrave citeacute lrsquoemploi drsquoun vocabulaire religieux nrsquoest pas du tout eacutetranger agrave Jaufreacute Agrave son sommet le monologue secret contient de nouveau la merce(s)

Mas car vos am veu-us tot lo tortE si per so voletz ma mortPeccat farez a mon vejaire Mais nuil dreit non val ab vos gaireQue tut es en vostre volerMais merces mi degra valerQue-us quer bella domna cortesa51

Si lrsquoon considegravere lrsquoambiance du monologue il apparaicirct clairement que le dis-cours tenu dans la solitude nocturne drsquoune chambre priveacutee mais vide arti-cule un deacutesir profond de libeacuteration La chambre parfaitement calme preacutepareacutee

46 Jaufreacute eacuted cit v 7806-781047 laquo E Brunesenz a sospirat E a tan finamen garat Jaufren et aitan dousament Que lrsquooils

ins el cor li deisen raquo Jaufreacute eacuted cit v 7259-726248 Jaufreacute eacuted cit v 7402-740449 laquo Que tutz es en vostra bailiacutea Mun cor mun saber e mon sen Ma proesa mon ardimen

Mun delieg e ma voluntat De tut mrsquoaves poder enblat E tut es vostre mielz que mieu raquo Jaufreacute eacuted cit v 7396-7401

50 Voir la note 2551 Jaufreacute eacuted cit v 7419-7425 La suite vaut eacutegalement la peine drsquoecirctre analyseacutee Jaufreacute recon-

naicirct la vaniteacute de ce qursquoil imagine laquo Ben sui folz e ben dis folesa Car ja cuit srsquoamistat aver raquo Jau-freacute eacuted cit v 7426-7427

188 Imre Gaacutebor Majorossy

uniquement pour le repos de Jaufreacute srsquoavegravere une sorte de prison mecircme srsquoil ne lui est pas interdit de sortir en reacutealiteacute il est prisonnier Sa priegravere inteacuterieure agrave Brunissen contient le mot-cleacute merce qui est eacutegale agrave la libeacuteration de la solitude

Crsquoest agrave ce point que nous voudrions reprendre et deacutevelopper encore lrsquoanaly-se de M Deroy Agrave notre avis le mot merce possegravede un sens encore plus eacutetendu et par conseacutequent la demande de Jaufreacute que nous avons citeacutee revecirct sans dou-te une signification encore plus riche et complexe52 La racine de ce problegraveme drsquointerpreacutetation se trouve dans le visage double de la merce dont le sens est spirituel ndash souvent religieux ndash autant que seacuteculier La merce au sens de gracircce et de miseacutericorde montre un certain aspect qui la lie eacutetroitement agrave la doctri-ne chreacutetienne et plus particuliegraverement agrave la doctrine de la reacutedemption Selon nous ce que Jaufreacute comprend par merce nrsquoest pas seulement lrsquoamour y com-pris dans son accomplissement physique mais aussi une certaine reacutedemption de sa solitude Son combat inteacuterieur se manifeste bien par la priegravere et par la reacutealisation du discours preacutepareacute Le lendemain il reacuteussit agrave prononcer avec pas-sion cette deacuteclaration que nous avons deacutejagrave citeacutee

laquo Domna raquo dis el laquo per AmistatVos prec per Deu e per MerceE prendet mrsquoen en bona feQue mrsquoen acorratz liumlalmenzE senes tutz galiumlamenz raquo53

52 Il est utile de se pencher sur lrsquoorigine et lrsquoemploi du mot Agrave lrsquoeacutepoque classique la merces si-gnifie salaire reacutecompense prix (pour quelque chose) Dans lrsquoAntiquiteacute chreacutetienne ce sont les premiegraveres traductions des Eacutevangiles qui font apparaicirctre le mot drsquoabord dans le sens de salaire (p ex laquo gaudete et exultate quoniam merces vestra copiosa est in caelis raquo Mt 512 laquo gaudete in illa die et exultate ecce enim merces vestra multa in caelo raquo Lc 623) Le glissement seacutemantique qui va souligner le contenu de la reacutecompense srsquoeacutelabore dans la construction theacuteologique de Saint Paul ougrave la merces est lieacutee agrave la soteacuteriologie laquo in quo habemus redemptionem per sanguinem eius remissionem peccatorum raquo (Eph 17) Lrsquoabsence du mot-cleacute doit ecirctre expliqueacutee par deux termes techniques theacuteologiques redemptio et remissio Au cours des siegravecles suivants qui voit la roma-nisation des provinces (surtout la Gaule) le mot merces se substitue aux mots speacutecialiseacutes Eacutetant donneacute que la romanisation srsquoest effectueacutee en latin vulgaire et que le christianisme srsquoest propageacute parmi les gens les moins cultiveacutes explique sans aucun problegraveme cette substitution Le mot mer-ces a aussi eacuteteacute employeacute pour lrsquoacte abstrait de la reacutedemption De plus il devait ecirctre ressenti com-me plus adeacutequat car crsquoest agrave la laquo merci raquo de Jeacutesus-Christ que sont dues la libeacuteration de lrsquoempire du peacutecheacute et lrsquoentreacutee dans la communauteacute chreacutetienne (bref le baptecircme) La merces a eacuteteacute bien utile pour expliquer le contenu theacuteologique qui eacutetait bien entendu eacutegal drsquoune part agrave lrsquoacte du rachat drsquoautre part au signe de la peine au sang du Christ

53 Jaufreacute eacuted cit v 7806-7810

189laquo Vos darai armas e destrier raquo

Crsquoest maintenant qursquoil nous faut examiner de plus pregraves cette priegravere de Jaufreacute Il emploie le verbe accorrar qui signifi e aussi lsquoaiderrsquo54 Notre interpreacutetation dans le sens drsquoune lsquolibeacuterationrsquo est drsquoailleurs renforceacutee par les vers suivants un peu plus loin

Vos est cella crsquoai encobidaVos est ma mortz vos est ma vidaVos est cella que a desliacuteureMi podes far morir o viacuteure55

En ce sens la reacuteponse positive de Brunissen est vraiment agrave comprendre com-me une libeacuteration par lrsquoamour accompli

laquo Aixi-us tenrai ieu per amic raquoDis Brunesen laquo et per seinorE enaisi auret mrsquoamorE ve-us lo covinent cals er Qe voil que-m prengatz a molerE puis poiretz plus liumlalmentDe me far a vostre talent56

Par cette reacuteponse et par le mariage canonique exigeacute de la part de Brunissen Jaufreacute reccediloit une promesse qui lui ouvre la voie vers le retour et en mecircme temps vers lrsquoentreacutee dans la communauteacute des chevaliers drsquoArthus57 Le combat inteacuterieur se poursuit car il lui faut encore attendre jusqursquoagrave ce que le mariage ait lieu Crsquoest drsquoabord le deacutefi de la Feacutee de Gibel qui met ce projet en peacuteril puis il faut srsquoadapter aux attentes de la cour royale

Nous pensons donc que la merce pour Jaufreacute signifie non seulement une reacute-ponse amoureuse ou preacuteciseacutement la quinta linea Veneris mais aussi un acte li-beacuterateur qui ouvre la voie vers lrsquoaccomplissement personnel aupregraves de Brunis-sen Jaufreacute demande du secours pour se libeacuterer drsquoune part des doutes peacutenibles de lrsquoamour drsquoautre part de la solitude Dans ce qui suit bon nombre de demoiselles suivent les aventures de Jaufreacute il aura bien besoin de la compagnie de Brunis-

54 laquo de me secourir loyalement raquo selon la traduction de lrsquoeacutedition citeacutee (v 7809)55 Jaufreacute eacuted cit v 7827-783056 Jaufreacute eacuted cit v 7902-790857 Ce qui est assureacute aussi par le mariage devant Arthus laquo E si-us platz crsquoaital covenent Me

volhat far tut bonament En la man del bon rei Artus Ja no-us en demandarai plus raquo Jaufreacute eacuted cit v 7917-7921

190 Imre Gaacutebor Majorossy

sen mecircme si elle nrsquoest pas forceacutement une preacutesence physique mais plutocirct un sou-tien spirituel Deacutesormais Jaufreacute appartient agrave une personne sur laquelle il peut srsquoappuyer Il ne fait aucun doute qursquoil aura bien besoin de ce soutien les aventu-res dans le bas pays semblent deacutepasser celles rencontreacutees auparavant

Nous pouvons maintenant enfin regarder drsquoun peu plus pregraves ces aventures qui constituent une autre branche de combats inteacuterieurs Comme nous lrsquoavons mentionneacute un peu plus haut lrsquoexcursion de Jaufreacute doit avoir un sens particu-lier et peut-ecirctre est-elle autre chose qursquoun simple enrichissement de lrsquoaction Lagrave aussi Jaufreacute connaicirct la victoire militaire Agrave lrsquoaffrontement verbal avec Feacute-lon58 succegravede le combat qui apporte la victoire au chevalier du roi Arthus

laquo Seiner clam vos per gran merce59u mrsquoauciumlatz Prendes de meResenso aital co-us volres 60 raquo

Comme Taulat lrsquoa fait Feacutelon reconnaicirct aussi ses peacutecheacutes et srsquoen repent Cepen-dant les deux duels preacutesentent des diff eacuterences Cette fois-ci Jaufreacute a reacuteussi agrave vaincre Feacutelon tout seul sans aucune aide exteacuterieure Alors que Taulat srsquoeacutetait en-fui Feacutelon reste sur le preacute et il est soigneacute par un meacutedecin Jaufreacute a donc lrsquooccasion de manifester sa miseacutericorde et de pratiquer une vertu toute chreacutetienne

Remarquons aussi que la conduite de Jaufreacute a un peu changeacute Il veut retour-ner le plus vite possible la sus61 car il y a lagrave quelqursquoun qui lrsquoattend Hormis sa personne mecircme il nrsquoy a que deux figures qui relient les deux territoires lrsquooiseau reacutecemment laquo soldat raquo de Feacutelon mais maintenant reccedilu comme cadeau pour Arthus et la dame qui avait besoin de secours et dont le nom est la Feacutee de Gibel62 Dans le roman les ecirctres volants sont manifestement lieacutes aux deacutefis militaires ndash par conseacutequent aux combats exteacuterieurs ndash tandis que les dames diverses repreacutesentent le deacutefi en la personne drsquoune femme Apregraves avoir dicircneacute et laisseacute lrsquoempire souterrain la feacutee apparaicirct encore une fois et invite Jaufreacute Bru-

58 Cette conversation contient des eacuteleacutements qui permettent de supposer une sorte de deacutesir sexuel de la part de Feacutelon laquo Vos que est lai sus Deisendet tost am non sa jus e lla putan esca sai fors Que tant mrsquoaura vedat son cors Qursquoades er als guarssons liacuteurada Als plus sotils de ma mainada Crsquoa mus ops nun la voil ieu jes raquo Jaufreacute eacuted cit v 8929b-8935

59 Crsquoest-agrave-dire pour le rachat de sa vie 60 Jaufreacute eacuted cit v 9153-915561 Jaufreacute eacuted cit v 8920b62 laquo Eu sui la fada de Gibel raquo Jaufreacute eacuted cit v 10654

191laquo Vos darai armas e destrier raquo

nissen et le cortegravege63 De cette faccedilon elle assure aussi sa preacutesence dans ce mon-de-ci ainsi que dans la vie de Jaufreacute Sa personne incarne la possibiliteacute pour Jaufreacute drsquoecirctre seacuteduit par une autre femme64 Bien qursquoaucun conflit ne naissent entre elles il nous semble que le cadeau de la Feacutee de Gibel pour Brunissen constitue une reacuteponse raffineacutee

E a Brunesen dun aitanQue tutz aicels que la verianPer re que puasca dir ni farDrsquoella nu-s puscon enojar65

63 La scegravene est fort semblable agrave celle de la nouvelle occitane intituleacutee Lai on cobra de Peire Guilllem de Tolosa Lagrave aussi un chevalier mysteacuterieux en vecirctement multicolore arrive sur un pa-lefroi magnifique Cependant ce qui nous importe vraiment crsquoest la creacuteation drsquoune tente laquo Ab tant vai tendre sus lrsquoerbatge La donzela I trap de colors On ac auzels bestias e flors Totas de fin aur emeratz raquo Peire Guillem de Tolosa Lai on cobra (dans Nouvelles courtoises occita-nes et franccedilaises eacutediteacutees traduites et preacutesenteacutees par Suzanne Meacutejean-Thiolier et Marie-Fran-ccediloise Notz-Grob Paris Livres de Poche 1997) v 232-235 Cf dans Jaufreacute laquo La domna lur a puis mandat Que fassun la tenda fermar raquo Jaufreacute eacuted cit v 10394-10395 Agrave ce sujet qursquoon nous permette de citer notre deuxiegraveme livre laquo La position de la tente semble donc exceptionnelle de plusieurs points de vue elle se trouve entre le chacircteau et la nature Elle devient un eacuteleacutement par-ticulier de la nature une partie reacutegleacutee par la socieacuteteacute chevaleresque inspireacutee de la finrsquoamor dont le verger est aussi un espace canonique pas seulement le chacircteau raquo et aussi laquo [La tente] ne repreacute-sente pas seulement deux gestes tout agrave fait divins une nouvelle creacuteation et une deacutefinition drsquoun nouveau commencement mais ouvre aussi la porte drsquoune autre reacutealiteacute dans laquelle lrsquoamour ne reste pas seulement lrsquoobjet de lrsquoart surtout de la poeacutesie il ne reste pas lrsquoobjet du deacutesir et de lrsquoas-piration mais il fait partie essentielle de la reacutealiteacute quotidienne De ce point de vue la tente sem-ble un veacuteritable microcosme mecircme si seulement au niveau theacuteorique mais lagrave il ne srsquoagit que de lrsquoamour raquo Imre Gaacutebor Majorossy laquo Unas novas vos vuelh contar raquo la spiritualiteacute chreacutetienne dans quelques nouvelles occitanes Frankfurt Peter Lang 2007 p 104 et 109

64 Au moment ougrave Jaufreacute et Brunissen rencontrent la dame qui avait en vain demandeacute secours la conversation revecirct un caractegravere un peu peacutenible La reacuteponse de Brunissen agrave lrsquoeacutenumeacuteration des combats victorieux de Jaufreacute par la dame (laquo Tut suavet entre ssas dentz raquo) paraicirct teacutemoigner drsquoune pointe de jalousie laquo Piacuteucella ben parlat en fol Car qui per forsa nu-l mi tol Nrsquoaurai ieu tot so que-m desir Enanz que-l lais de mi partir [] Annatz querre vostrsquoaventura En autre loc si-us platz amiga Qe drsquoaquest non menaret miga raquo Jaufreacute eacuted cit v 8099-8102 8106-8108 Un peu plus tard Jaufreacute a lrsquooccasion de se mecircler agrave lrsquoaffaire laquo Da-m mas armas que la mrsquoen vau On aug aquesta voacuteut cridar raquo Jaufreacute eacuted cit v 8384-8385 Enfin une troisiegraveme fois lorsque le couple est inviteacute la preacutecaution de Jaufreacute fait allusion agrave une preacutecaution preacutealable laquo Meliumlan fas-sam tost garnir Nostras gens et aparellar Car ben cresas que encantar Nus vol aquesta vera-mens Gardatz vegatz cals estrumens A aportat e que vol dir Ben sapxas qursquoela-ns vol traiumlr raquo Jaufreacute eacuted cit v 10362-10368 Le danger de lrsquoenchantement (encantar) et de la seacuteduction (traiumlr) est perccedilu comme encore plus fort parce qursquoils sont de nouveau sur le preacute ougrave se trouve la fontaine miraculeuse La dame srsquoavegravere cependant veacuteritablement bienveillante laquo Non fusson anc negunas gens Mais servidas tan ricamenz raquo Jaufreacute eacuted cit v 10382-10383

65 Jaufreacute eacuted cit v 10571-10574

192 Imre Gaacutebor Majorossy

La Feacutee souhaite donc quelque chose drsquoirreacuteel qui est plus irreacuteel que le cadeau de Jaufreacute car selon toute vraisemblance Brunissen ne demeurera pas ma-gnifi que pour toujours Lrsquoirreacutealiteacute du souhait suggegravere lrsquoironie drsquoune affi rma-tion qui se base fi nalement sur les phrases anteacuterieures de Brunissen66 Crsquoest un paralleacutelisme et une hyperbole qui relient les deux passages de mecircme qursquoil est impossible de garder la beauteacute de mecircme il est peut-ecirctre impossible de garder la fi deacuteliteacute de Jaufreacute ndash du moins selon la Feacutee

Cette courte preacutesentation clarifie la signification des combats inteacuterieurs pour Jaufreacute Crsquoest en principe sur un plan inteacuterieur que la deuxiegraveme seacuterie drsquoaventures se deacuteroule par rapport aux duels combats et deacutefis preacuteceacutedents lrsquoaccent est mis sur les conflits reacuteels ou possibles de lrsquoacircme humaine Agrave notre avis le deacutefi dans lrsquoempire de la Feacutee de Gibel enrichit le reacutecit drsquoun nouvel as-pect qui drsquoune part eacutetend le champ des activiteacutes possibles de Jaufreacute drsquoautre part multiplie les possibiliteacutes de combats Alors qursquoil a remporteacute une partie de ces combats il reste encore agrave Jaufreacute de nombreuses tacircches chevaleresques agrave accomplir

Approche anthropologique

Pour terminer cette courte explication des combats exteacuterieurs et inteacuterieurs il est utile de proceacuteder agrave une reacutecapitulation rapide de lrsquoensemble du roman Il semble clair que les phases de la carriegravere du jeune chevalier correspondent aux phases drsquoune certaine initiation qui se deacuteroule tout au long de lrsquoouvrage Pour atteindre agrave une certaine perfection personnelle et devenir digne de faire partie drsquoune communauteacute il faut que le jeune homme parcoure un long trajet double qui comporte plusieurs transitions Hormis la transition essentielle crsquoest-agrave-dire celle de lrsquoenfance agrave lrsquoacircge adulte le jeune homme doit en outre se seacuteparer de presque tout ce qui le lie au passeacute et il lui faut se sou-mettre agrave des eacutepreuves varieacutees souvent peacutenibles quelquefois douloureuses Agrave la fi n des aventures exteacuterieures et inteacuterieures drsquoici-bas et de laquo lrsquoAu-delagrave raquo il lui est de nouveau permis de retourner dans un monde auquel il nrsquoappar-tient pourtant plus En eff et il appartient agrave une nouvelle communauteacute et se lie agrave une nouvelle personne

Lu de ce point de vue ce qui se profile derriegravere lrsquoenchaicircnement drsquoeacuteveacutene-

66 Citeacutee ci-dessus laquo Piacuteucella ben parlat en fol Car qui per forsa nu-l mi tol Nrsquoaurai ieu tot so que-m desir Enanz que-l lais de mi partir [] Annatz querre vostrsquoaventura En autre loc si-us platz amiga Qe drsquoaquest non menaret miga raquo Jaufreacute eacuted cit v 8099-8102 8106-8108

193laquo Vos darai armas e destrier raquo

ments spectaculaires proposeacute par le roman crsquoest la seacutequence de lrsquoinitiation67 Agrave son arriveacutee agrave la cour du roi Arthus il nrsquoest pas encore permis agrave Jaufreacute de se dire veacuteritablement chevalier mais il reccediloit une reacuteponse positive68 du roi ce qui lui ouvre la possibiliteacute de le devenir effectivement Sans la permission du roi il lui serait impossible de participer agrave la poursuite de Taulat mais cette autori-sation lui donne une chance de devenir vainqueur

La premiegravere phase de lrsquoinitiation est donc le deacutepart du monde ancien Apregraves la mort de son pegravere et un accueil preacutealable agrave la cour Jaufreacute peut et doit reacutepondre au deacutefi69 Il se seacutepare donc du monde chevaleresque auquel il aspire tellement par ailleurs et commence la poursuite des combats exteacute-rieurs et inteacuterieurs

La diffeacuterence entre les terrains courtois et extra-courtois est bien mise en valeur par une atmosphegravere et une ambiance contrasteacutee La cour drsquoAr-thus et drsquoautres scegravenes courtoises semblent pleines de lumiegravere et de cou-leurs70 alors qursquoau contraire le monde exteacuterieur est beaucoup plus sombre et menaccedilant71 Cette opposition souligne bien que lrsquoessentiel de lrsquoinitiation se deacuteroule dans une ambiance profondeacutement eacutetrangegravere au monde cheva-leresque

En accomplissant sa premiegravere mission le chevalier Jaufreacute atteint un eacutetat personnel qui nrsquoa plus rien agrave voir avec celui de Jaufreacute lrsquoadolescent Il est deacutesormais Jaufreacute le preux vaillant et amoureux Il lui manque72 encore la geacuteneacuterositeacute et la force de la fideacuteliteacute Crsquoest pourquoi il est inviteacute agrave affron-ter encore un deuxiegraveme parcours de deacutefis Les aventures du bas pays lui

67 laquo Roman drsquoaventure Jaufreacute est eacutegalement comme le Conte du Graal mais avec moins drsquoampleur le reacutecit de la transformation drsquoun jeune homme doueacute de solides qualiteacutes physiques et morales en un parfait chevalier et un parfait amant transformation qui srsquoeacutelabore par touches successives au prix drsquoeacutepreuves et de rencontres diverses raquo Emmanuegravele Baumgartner Grundriszlig der Literatur des romanischen Mittelalter IV1 p 628

68 laquo Amix mot volenteiramens Vos darai armas e destrier raquo Jaufreacute eacuted cit v 640-64169 laquo Mais fait me garnimens donar Aitals can a vos plasera Qe segrai aqel qe srsquoen va raquo Jau-

freacute eacuted cit v 634-63670 La diversiteacute culinaire illustre cette richesse laquo Anc nula res non fo a dir Qe rics om a man-

jar desir Gruas ostardas ni paos Signes ni aucas ni capos Grasas galinas ni perdis Pas barutelatz ni bos vis raquo Jaufreacute eacuted cit v 515-520

71 Seule une petite allusion signale que la premiegravere eacutetape de la poursuite se deacuteroule de nuit laquo Annueg can nos degram colgar E Estoutz nos venc asautar A un meu castel aisi pres raquo Jau-freacute eacuted cit v 869-870 Par conseacutequent toute la recherche du deacutepart jusqursquoau dialogue avec le chevalier blesseacute srsquoest passeacutee pendant la nuit

72 laquo Mas ja enantz per negun plag Non enpenrai autra batailla raquo Jaufreacute eacuted cit v 8120-8121

194 Imre Gaacutebor Majorossy

permettent de prouver sa fideacuteliteacute73 agrave Brunissen et de se deacutefendre contre drsquoautres femmes Par son retour il devient capable et digne de continuer la tradition glorieuse de son pegravere deacuteceacutedeacute

Lrsquoinitiation est couronneacutee par le mariage canonique et officiel qui se deacuteroule drsquoune part agrave la cour du roi Arthus74 drsquoautre part agrave lrsquoeacuteglise75 Ces actes qui par-font la double seacuterie drsquoaventures ne signifient pas pour autant que la vie se ter-mine au contraire crsquoest maintenant que Jaufreacute peut et doit participer agrave la vie chevaleresque76 pleine de nouveaux deacutefis et drsquoaventures

Conclusion

Nous espeacuterons avoir expliqueacute le sens des combats les plus importants dans le Jaufreacute Par lsquocombatrsquo nous avons compris toutes sortes de conflits agrave reacutesou-dre qui se deacuteroulent soit agrave lrsquoexteacuterieur soit agrave lrsquointeacuterieur Hormis la repreacutesen-tation traditionnelle le roman illustre les difficulteacutes qui entourent la carriegrave-re initiale drsquoun chevalier quel que soit son lignage Crsquoest ce qui nous permet sans doute de reacutepondre agrave la question de la neacutecessiteacute artistique des aventu-res du bas pays car lrsquoauteur anonyme ne srsquoest pas satisfait de duels multiples avec divers repreacutesentant du Mal eacutevoquer eacutegalement les conflits inteacuterieurs semble lui avoir paru indispensable Crsquoest pourquoi la structure du roman confegravere une place si eacuteminente agrave la deuxiegraveme seacuterie drsquoaventures Et crsquoest aussi pourquoi les femmes jouent un rocircle fort actif au cours de ces aventures Jau-freacute apprend agrave geacuterer ses propres eacutemotions et en mecircme temps agrave se conduire avec les femmes

Quant aux motifs chreacutetiens il apparaicirct clairement que sans mecircme tenir compte de la freacutequence des tournures religieuses de nombreux extraits du ro-

73 Certaines phrases et expressions sporadiques alimentent le soupccedilon que la Dame veut plus qursquoun chevalier brave laquo Seiner Deu lau Ara-us ai ieu e mon poder raquo laquo Seiner ben sai per Deu Que lrsquoestage drsquoaici-us es greu Mais ie-us o dic en veritat Aissi cun em aissi justat Serem ab Brunesen deman E aisso promet vos de plan raquo Jaufreacute eacuted cit v 8756b-8757 et 9225b-9230

74 laquo E-l reis sonet lo fill Dozon Que venga sezer delon se E cant fu assegut Jaufre La reiumlna tut eissament Fes lonc seser Brunesent Jaufreacute eacuted cit v 9708-9712

75 laquo E-l bon arcevesque Gales A fait Brunesen e Jaufres Aqui venir denant lrsquoautar E pres a cascun demandar Si a lrsquoun de lrsquoautre agrat Et amdui ann o autrejat raquo Jaufreacute eacuted cit v 9738-9744

76 laquo E abans que fosson pojatz Meliumlan a comiumlat pres De Brunesen et puis el es Mantenent el caval pojatz E puis sun el camin intratz E remas a Munbrun Jaufres Esgardat si li es ben pres raquo Jaufreacute eacuted cit v 10938-10944

195laquo Vos darai armas e destrier raquo

man teacutemoignent de la foi des protagonistes et surtout de Jaufreacute Tout lrsquounivers chevaleresque vit sous lrsquoeacutegide du christianisme lrsquoactiviteacute chevaleresque qursquoil srsquoagisse des combats militaires ou de lrsquoamour profond se reacutealise drsquoune faccedilon complegravetement chreacutetienne En ce sens toutes sortes de combats trouvent leur place dans le combat universel du Bien et du Mal Par ses combats personnels Jaufreacute srsquoinscrit avec passion dans ce courant

Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuteratureceltique et franccedilaise principalement

Morgane la Feacutee

Keacutepes JuacuteliaMaison drsquoEacutedition Nationale des manuels

Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise sont des ecirctres fabuleux parfois diffi cilement repeacuterables apparaissant et resurgissant sou-vent sous des noms identiques mais avec des traits fort variables drsquoune œuvre agrave lrsquoautre Morgane la Feacutee Morgause ou Viviane Nimue (cette derniegravere consi-deacutereacutee quelquefois aussi comme la Dame du Lac) en sont une bonne illustra-tion dans le cycle arthurien Plusieurs drsquoentre elles sont deacutepourvues drsquoun nom qui les singulariserait malgreacute leur rocircle de protagoniste (cf Lanval de Marie de France) ceci ne peut ecirctre le fruit du hasard Ces feacutees-sorciegraveres se distinguent par leur caractegravere marqueacute et marquant parmi elles je voudrais me concen-trer sur la fi gure de Morgane la Feacutee Un examen plus attentif de quelques ma-nifestations de son personnage inteacuteressant par sa complexiteacute off rira aussi lrsquooccasion drsquoouvrir une fenecirctre sur la litteacuterature des siegravecles suivants

Le mot feacutee date du XIIe siegravecle Il vient du latin fata deacuteriveacute de fatum1 destin (drsquoougrave vient lrsquoexpression Fata Morgana qui se reacutefegravere justement agrave notre feacutee) et il a donneacute fata en italien fada en provenccedilal et langue drsquooc fade dans certaines reacutegions de France sans oublier le nom drsquoun fameux genre portugais le fado Une autre eacutetymologie fait deacuteriver feacutee du latin fari propheacutetiser qui a donneacute en vieux franccedilais le mot faer lsquoenchanter charmer ensorcelerrsquo et faeacute lsquoenchanteacute sorciegravere feacuteersquo (ou fay en anglais Fay est drsquoailleurs un nom propre en anglais) Pour moi la deuxiegraveme explication semble plus convaincante

Les feacutees se rencontrent assez souvent dans les contes celtiques dans lesquels eacutetrangement crsquoest toujours elles qui choisissent le chevalier et non pas lrsquoin-verse Il ne lui vient pas un seul instant agrave lrsquoideacutee qursquoil puisse ne pas aimer cette feacutee Mais il est de tradition de ne pas les nommer directement les tabous les

1 httpsupertomassecenterblognet5119425-Les-Fees

198 Keacutepes Juacutelia

plus freacutequents eacutenonceacutes par les feacutees consistent en cette interdiction (presque toujours existante mais rarement mentionneacutee) Un autre tabou est de reacuteveacuteler leur existence et surtout leur liaison agrave autrui (ceci par contre est toujours ex-plicite) Le chevalier est neacuteanmoins obligeacute de le faire quand mecircme et crsquoest la raison pour laquelle la feacutee le quitte pour toujours sans manquer pourtant de lui apparaicirctre une derniegravere fois pour le sauver et puis lrsquoemmener vers lrsquoautre monde (cf Lanval) Chez les Celtes dans les temps anciens (vers le IXe siegravecle) il eacutetait tout agrave fait admis qursquoune femme prenne lrsquoinitiative drsquoune faccedilon aussi ex-plicite Il est vrai que de telles dames se rencontrent aussi dans la litteacuterature meacutedieacutevale et qursquoil ne srsquoagit pas toujours de feacutees (crsquoest drsquoailleurs lagrave un de mes thegravemes preacutefeacutereacutes)

La feacutee Viviane ou Dame du Lac est un personnage important des leacutegen-des arthuriennes y jouant mecircme plusieurs rocircles elle donne lrsquoeacutepeacutee Excali-bur au roi Arthur ndash dont le fourreau magique orneacute par Morgane la Feacutee la (demi)sœur du roi Arthur est fait pour le proteacuteger de toute blessure fatale au combat Elle eacutelegraveve Lancelot du Lac qui est resteacute orphelin elle enchante Merlin (apregraves avoir appris de lui toute la magie ndash de fait crsquoest pour pouvoir garder sa virginiteacute) et enfin elle guide le roi mourant vers Avalon apregraves la bataille de Camlann Ce dernier geste comme nous le verrons nrsquoest pas son apanage exclusif

Crsquoest en 1148 que la feacutee Morgane a fait sa premiegravere apparition dans la lit-teacuterature En breton son nom signifie laquo siregravene raquo (elle se trouve presque tou-jours pregraves drsquoune eau) mais est deacuteriveacute aussi du nom laquo Matrona raquo Dans La vita de Merlini2 Geoffroy de Monmouth un moine gallois la preacutesente com-me feacutee et magicienne Il eacutevoque notamment son exceptionnelle beauteacute et sa capaciteacute agrave voler Morgane la Feacutee aurait mecircme appris les sciences magiques avec le ceacutelegravebre enchanteur (premier essai du mythe de Viviane et Merlin) Conformeacutement agrave la tradition celtique dans La Mort le roi Artu3 elle vient chercher Arthur et lrsquoemmegravene en Avalon dans un vaisseau enchanteacute (cf ce qui vient drsquoecirctre dit aussi de la Dame du Lac) rocircle en contrepoint de celui de sa consœur Mais comme nous lrsquoavons dit quelquefois au contraire les rocirc-les de ces deux feacutees-sorciegraveres se meacutelangent au point de ne plus pouvoir ecirctre distingueacutes

Vers 1180 le romancier anglais Layamon4 lui confegravere un rocircle et des pou-

2 httpwwwlibrochestereduCamelotGMAvalonhtmvers 919-9403 La mort le roi Artu roman du XIIIe siegravecle publieacute par Jean Frappier Genegraveve Droz 19544 httpwwwgutenbergorgdirs14301430514305-8txt

199Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise principalement Morgane la Feacutee

voirs identiques (elle y figure sous le nom drsquoArgante ) et agrave la fin Arthur mor-tellement blesseacute lors de la bataille de Camlann (aujourdrsquohui Salesbiegraveres) lui est ameneacute pour qursquoelle le gueacuterisse et veille sur lui REacuteF Ce dernier geste sem-ble ecirctre lrsquoeacuteleacutement le plus fixe de son rocircle mecircme si son appreacuteciation a presque constamment changeacute

Quant aux œuvres de Chreacutetien plusieurs vers font reacutefeacuterence agrave elle et il est vraiment frappant que dans Eacuterec et Eacutenide5 son nom apparaisse deux fois avec des rimes quasi identiques

helliplaquo qursquoil fu lrsquoami Morgant la feeet ce fu veritez provee raquo (v 1907-1908)

helliplaquo et ce fu veritez proveeque lrsquoueve an fist Morgue la fee raquo (v 2359-2360)

Chreacutetien eacutevoque aussi son savoir qui lui permet de gueacuterir les plaies (drsquoEacuterec par exemple mais aussi drsquoautres chevaliers) avec un onguent magique (v 4193-4200 ndash cf ce type de savoir chez Yseut) ndash eacutevocation qui srsquoaccorde bien avec la reacutefeacuterence qui est faite dans Yvain6 (v 2947-2951)

Morgane transmet au roman meacutedieacuteval lrsquoesprit des dieux celtiques plus qursquoaucune autre feacutee arthurienne La reacutesurgence du mythe de Morgane a lieu au XIIe siegravecle eacutepoque de lrsquoamour courtois et la feacutee est pour les hom-mes un sujet de fascination Mais agrave la fin du moyen acircge (XIIIe siegravecle) mar-queacutee par une recrudescence de la misogynie Morgane devient sorciegravere Mais pourquoi transformer la feacutee en sorciegravere Morgane repreacutesente lrsquoin-deacutependance et donc la reacutevolte contre lrsquoautoriteacute masculine reacutevolte aussitocirct reacuteprimeacutee dans ce moyen acircge misogyne Nous avons vu que Morgane eacutetait une femme fatale du cycle arthurien ndash tregraves belle ayant beaucoup de char-me et mecircme magicienne et doteacutee des pouvoirs drsquoune reine ndash avec les ca-racteacuteristiques drsquoune deacuteesse celtique qui vont de pair avec la souveraineteacute chez les Celtes

Il peut sembler eacutetrange que le mot laquo sorciegravere raquo soit mentionneacute en relation avec

5 Chreacutetien de Troyes Eacuterec et Eacutenide publieacute par Mario Roques Paris Librairie Honoreacute Cham-pion 1978

6 Chreacutetien de Troyes Le chevalier au lion (Yvain) publieacute par Mario Roques Paris Librairie Honoreacute Champion 1978

200 Keacutepes Juacutelia

une jeune femme radieusement belle mais dans un essai de Geacuteza Keacutepes7 trai-tant de la poeacutesie hongroise ancienne on apprend que du temps du matriarcat les sorciegraveres nrsquoeacutetaient point laides ni vieilles au contraire elles eacutetaient drsquoune beauteacute exceptionnelle et avaient une personnaliteacute tregraves forte et suggestive en fait elles eacutetaient des chamans ndash mais le patriarcat les a transformeacutees ulteacuterieu-rement en femmes vieilles et laides Tout cela laquo rime raquo parfaitement avec la laquo transformation de feacutee en sorciegravere raquo de Morgane mentionneacutee ci-dessus

Avec les grands romans en prose lrsquoimage de Morgane se deacutegrade jusqursquoagrave Ma-lory dans Le Morte DrsquoArthur8 qui la traite de laquo sorceresse raquo probablement sous lrsquoinfluence de La Mort le Roi Artu que nous avons deacutejagrave mentionneacute Dans ces textes-lagrave crsquoest elle qui reacutevegravele au roi Arthur la laquo liaison dangereuse raquo de la reine et de Lancelot du Lac en lui montrant la Chapelle aux images et notamment celles faites par Lancelot qui repreacutesentent son amour pour la reine (cf Salle aux images dans Tristan de Thomas9 ou de fregravere Robert10) Nous pouvons voir par exemple dans Le Tristan en prose comment Morgane envoie au roi Ar-thur une corne magique qui lui reacutevegravele lrsquoadultegravere de Gueniegravevre avec Lancelot (Elle se venge ainsi drsquoelle car Gueniegravevre avait seacutepareacute Morgane de son premier amant Guiomar ndash cousin de la reine) Dans certaines romances elle est aussi amoureuse de Lancelot ce qui rend encore plus compreacutehensible sa haine en-vers la reine mais quelquefois par contre elle veut seulement le seacuteduire pour contrarier la reine qursquoelle hait tant

Il est inteacuteressant de remarquer que dans Le Morte DrsquoArthur de Malory elle se livre au mecircme jeu non pas avec ce couple royal mais avec un autre Marc et Isold preacutefeacuterant pourtant le faire avec Arthur et Gueniegravevrehellip Dans ce texte elle joue aussi un rocircle particulier en relation avec Excalibur qui consiste pa-radoxalement agrave envoyer agrave son fregravere une autre eacutepeacutee une laquo fausse Excalibur raquo afin de le tuer en donnant la vraie agrave son amant Nota bene cependant mecircme dans les diffeacuterentes adaptations de cette œuvre le laquo rocircle final raquo qui lui est deacute-volu nrsquoest pas modifieacute

Morgane cherche agrave proteacuteger la Bretagne de lrsquoinfluence grandissante du

7 Geacuteza Keacutepes laquo A magyar őskoumllteacuteszet nyomairoacutel raquo dans Az idő koumlrvonalai Budapest Mag-vető 1976

8 Sir Thomas Malory Le Morte DrsquoArthur publieacute par Janet Cowen London Penguin Books 19699 Thomas Les Fragments du Roman de Tristan publieacute par Bartina H Wind Paris Librairie

Minard 1960 p 6910 Tristan et Iseut la saga norroise traduit par Daniel Lacroix Lettres Gothiques Paris Livre

de Poche 1989 p 634

201Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise principalement Morgane la Feacutee

catholicisme notamment de lrsquoinfluence de la reine pieuse Gueniegravevre ndash une nouvelle source de conflit entre ces deux femmes Elle voulait deacutefen-dre aupregraves du roi Arthur les anciennes croyances qui eacutetaient agrave la base de ses pouvoirs magiques ainsi que de ceux de Merlin Mais comment les feacutees agrave lrsquoorigine paiumlenne eacutevidente peuvent-elles survivre dans un univers chreacute-tien Sous une forme sans doute aussi attirante mais avec un caractegravere beaucoup moins marquant Selon drsquoautres sources Mordred le fils de Mor-gane de son (demi)-fregravere Arthur (qui tue son pegravere plus tard) nrsquoest pas son fils mais celui drsquoune autre sœur drsquoArthur la reine drsquoOrcanie (Anna ou Mor-gause selon les textes dans la suite du Merlin)

Le changement de rocircle de Morgane pourrions-nous dire est finalement logique au deacutebut quand son comportement (lutter contre le catholicisme) eacutetait consideacutereacute comme positif lrsquoappreacuteciation du personnage lrsquoeacutetait aussi mais apregraves crsquoest preacuteciseacutement le contraire

Dans le poegraveme meacutedieacuteval Gauvain et le Chevalier Vert11 dont lrsquoauteur est in-connu Morgane est laquo lrsquoagent malicieux raquo mais aussi la complice de la belle dame de Haut-Deacutesert femme de Sire Bertilak (lrsquohocircte de Sire Gauvain) La bel-le dame pratiquement srsquooffre trois fois agrave Gauvain pour le dissuader de sa mis-sion en le seacuteduisant mais nrsquoy reacuteussit pas Dire que Morgane organise mecircme lrsquoapparition du Chevalier Vert agrave la cour du roi Arthur agrave cause de son hostiliteacute envers la reine peut sembler eacutetrange et peut-ecirctre exageacutereacute Ce nrsquoest qursquoavant la fin de lrsquohistoire que nous apprenons la compliciteacute de laquo Morgane la deacuteesse raquo (cette expression figure au v 2452 ) Et il y a un autre mystegravere aussi nous pouvons sentir que lsquoquelque chose ne va pasrsquo avec la belle dame non plus Un deacutetail assez important en rapport avec sa personne est que nous ne connais-sons pas son nom (ce qui est comme nous lrsquoavons vu le tabou typique concer-nant les feacutees) Mais ce qui est le plus eacutenigmatique dans la romance crsquoest que (v 1733) avant sa troisiegraveme visite au chevalier se trouve le vers suivant

laquo Mais la dame de lrsquoamour ne pouvait pas dormir raquo (la traduction est la mienne)

Mais que veut dire cette phrase toute la lsquoseacuterie de seacuteductionrsquo ne serait-el-le qursquoun jeu contre Gauvain sans aucune eacutemotion vraie Un rocircle trop bien joueacute Ou ce vers nrsquoest-il destineacute qursquoagrave piquer la curiositeacute des lecteurs Si tel est le cas crsquoest vraiment reacuteussihellip (On pourrait eacutegalement affirmer qursquoune autre raison de se meacutefier est que normalement dans une romance meacutedieacute-vale une dame qui nrsquoest ni feacutee ni sorciegravere ne va pas voir un chevalier dans

11 Sir Gawain and the Green Knight publieacute par Norman Davis Oxford Clarendon Press 1967

202 Keacutepes Juacutelia

son lit mais cela est loin drsquoecirctre tout agrave fait vrai pensons par exemple agrave la visite nocturne de Blanchefleur chez Perceval12 ou bien agrave celle de laquo lrsquoautre raquo Blanchefleur megravere de Tristanhellip Et nrsquooublions pas que nous parlons de da-mes absolument courtoiseshellip)

Dans cette romance le rocircle et la figure de Morgane la Feacutee y sont de fait plus complexes et compliqueacutes qursquoil ne semble tout drsquoabord et mes hypothegraveses concernant le vers eacutenigmatique ci-dessus me semblent loin drsquoecirctre conclusives Cette question vaudrait vraiment la peine drsquoecirctre approfondie mais alors il faudrait srsquooccuper exclusivement de ce personnage dans Sire Gauvain

Signalons que Morgane figure quelquefois laquo indirectement raquo dans les canta-ri italiens dans La Morte di Tristano13 (comme dans le Tristan en prose) Marc tue Tristan avec la lance de Morgane tandis que dans La pulzella Gaia14 nous rencontrons la fille de Morgana se comportant tout comme une feacutee (avec les tabous mentionneacutes preacuteceacutedemment) et son histoire drsquoamour avec Gauvain fi-nit bien Dans certains contes Morgane est dite femme de Gargantua

La confrontation avec la reine est une constante Le nom Gueniegravevre vient selon toute vraisemblance du mot gallois laquo Gwenhwyfar raquo qui signifie laquo blanc fantocircme raquo ou laquo blanche feacutee raquo (crsquoest lrsquoorigine du preacutenom Jennifer) Degraves lors on peut affirmer que Gueniegravevre possegravede un trait feacuteerique qui lui confegravere un ca-ractegravere magique presque de lrsquoAutre monde Ainsi le mystegravere de la reine reste insoluble est-elle donc la repreacutesentante de la chreacutetienteacute agrave la cour drsquoArthur ou bien le contraire ou les deux

La figure de Morgane resurgit aussi dans la litteacuterature contemporaine plu-tocirct sous lrsquoinspiration de la Mort drsquoArtu et lrsquoon y trouve parfois certaines repri-ses textuelles qui proviennent mot agrave mot de la source Un exemple franccedilais vraiment marquant se trouve dans lrsquoœuvre dramatique et musicale de Boris Vian intituleacute Le Chevalier de la Neige15 (inspireacutee par La Mort le Roi Artu preacute-senteacutee en 1953 au 3egraveme Festival de Normandie avec Sylvia Monfort dans le rocircle de la reine que nous avons tous vue et tant aimeacutee dans le film Les Miseacuterables avec Jean Gabin) elle srsquoy voit attribuer des traits neacutegatifs Le livre de Marion Zimmer Bradley (pas neacutecessairement consideacutereacute comme de la litteacuterature) inti-tuleacute Les Brumes drsquoAvalon16 a pour particulariteacute drsquoecirctre centreacute autour de Mor-

12 Chreacutetien de Toyes Perceval Paris Librairie Honoreacute Champion 1981 v 1948-211013 httpwwwclassicitalianiittrecentomorte_tristanohtm14 httpwwwclassicitalianiittrecentopulzella_gaiahtm15 Boris Vian Le chevalier de la neige Paris 1018 197416 Marion Zimmer Bradley The Mists of Avalon London Penguin Books 1982

203Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise principalement Morgane la Feacutee

gane la feacutee sœur drsquoArthur Celle qui geacuteneacuteralement a un rocircle de meacutechante est montreacutee ici sous le jour drsquoun ecirctre humain Elle figure aussi dans le roman de Steinbeck Le roi Arthur et ses preux chevaliers17 inspireacute aussi par la mecircme œuvre Elle y est preacutesenteacutee comme dans le drame de Vian comme belle mais tregraves meacutechante haiumlssant son fregravere et deacutetermineacutee agrave le tuer NB (concernant lrsquoautre NB) dans ces œuvres du XXe siegravecle elle joue presque exclusivement ce type de rocircle soit litteacuterature lsquoclassiquersquo soit simplement lsquofantasyrsquo et elle perd alors son rocircle invariable aupregraves de son fregravere mourant La seule exception en est peut-ecirctre donneacute par Les Brumes drsquoAvalon ce qui est assez inteacuteressant car elle y est repreacutesenteacutee quelquefois avec un caractegravere pire mecircme que dans les œuvres prosaiumlques du Moyen Age qui donnent drsquoelle lrsquoimage la moins favora-ble ndash du moins crsquoest ce que nous pouvions croire jusqursquoagrave preacutesent

17 John Steinbeck The Acts of King Arthur and his Noble Knights London Pan Books 1979

204 Keacutepes Juacutelia

Bibliographie

The Arthurian Encyclopedia publieacute par Norris J Lacy Woodbridge The Boydell Press 1986httpwwwclassicitalianiittrecentomorte_tristanohtmhttpwwwclassicitalianiittrecentopulzella_gaiahtmMarie de France Les lais publieacutes par Jean Rychner Paris Librairie Honoreacute Cham-pion 1978 httpwwwgutenbergorgdirs14301430514305-8txtKeacutepes Geacuteza laquo A magyar őskoumllteacuteszet nyomairoacutel raquo dans Az idő koumlrvonalai Budapest Magvető 1976King Arthurrsquos Death Morte Arthure publieacute par Brian Stone London Penguin Books 1988La mort le roi Artu roman du XIIIe siegravecle publieacute par Jean Frappier Genegraveve Droz 1954httpwwwlibrochestereduCamelotGMAvalonhtm vers 919-940Malory Sir Thomas Le Morte DrsquoArthur ed Janet Cowen London Penguin Books 1969Miles Rosalind Guinevere the Queen of the Summer Country London Simon amp Schuster 1999Sir Gawain and the Green Knight publieacute par Norman Davis Oxford Clarendon Press 1967Steinbeck John The Acts of King Arthur and his Noble Knights London Pan Books 1979Stewert Mary The Prince and the Pilgrim London Hodder amp Stoughton 1995Thomas Les Fragments du Roman de Tristan Publieacute par Bartina H Wind Paris Li-brarie Minard 1960 p 69Tristan et Iseut la saga norroise traduit par Daniel Lacroix Lettres Gothiques Pa-ris Livre de Poche 1989 p 634 Chreacutetien de Troyes Eacuterec et Eacutenide publieacute par Mario Roques Paris Librairie Honoreacute Champion 1978Chreacutetien de Troyes Le chevalier au lion (Yvain) publieacute par Mario Roques Paris Li-brairie Honoreacute Champion 1978Chreacutetien de Toyes Perceval Paris Librarie Honoreacute Champion 1981 v 1948-2110httpvaulthanoveredu~battlesarthurmorganhtmVian Boris Le chevalier de la neige Paris 1018 1974Zimmer Bradley Marion The Mists of Avalon London Penguin Books 1982

Le voyage de George Grissaphanau purgatoire de saint Patrice

composantes litteacuteraires et folkloriques

Sonia Maura BarillariUniversitagrave di Genova

Les Visiones Georgii1 composeacutees par un auteur provenccedilal dans la seconde moitieacute du XIVe siegravecle sont aujourdrsquohui peu connues mais le nombre de ma-nuscrits qui les conserve ndash ils sont douze copieacutes entre le XIVe et le XVe siegravecle ndash semble indiquer que dans le passeacute ce texte a eu un succegraves consideacuterable Ce succegraves a sans aucun doute eacuteteacute encourageacute par le fait que lrsquoœuvre eacutetait lsquoor-ganiquersquo agrave lrsquoestablishment avignonnais elle a eacuteteacute lsquoparraineacuteersquo par lrsquoarchevecircque drsquoArmagh Richard Fitz-Ralph2 primat drsquoIrlande probablement gracircce agrave son neveu Richard Fitz-Ralph Junior qui agrave cette eacutepoque-lagrave reacutesidait agrave la curie pa-pale drsquoAvignon3

Le protagoniste en est George Grissaphan fils drsquoun noble hongrois qui a veacutecu agrave Naples il a servi comme capitaine dans de nombreuses villes et forte-resses des Pouilles ndash y compris Trani et Canosa ndash et srsquoest rendu coupable de nombreux crimes A lrsquoacircge de vingt-quatre ans il se rendit en pegravelerinage agrave Avi-gnon puis agrave Saint-Jacques-de-Compostelle et au cap Finisterre pour finale-ment aller en Irlande ougrave il a obtenu une autorisation pour entrer dans le pur-gatoire de saint Patrice4

1 Visiones Georgii Visiones quas in purgatorio sancti Patricii vidit Georgius miles de Ungaria a D MCCCLIII hrsg von L L Hammerich Kobenhavn Bianco Lunos Bogtrykkeri 1930

2 Cf E Haywood laquo Disdegno umanista Alessandro VI di fronte allrsquoIrlanda raquo dans Princi-pato ecclesiastico e riuso dei classici gli umanisti e Alessandro VI ndash Atti del convegno (Bari-Mon-te SantrsquoAngelo 22-24 maggio 2000) sous la direction de D Canfora ndash M Chiabograve ndash M de Nichilo Roma Ministero per i Beni e le Attivitagrave Culturali p 255-274 et p 269-270

3 On peut le deacuteduire de la lettre que lrsquooncle envoie agrave son neveu (recteur de lrsquoeacuteglise de Trim dans le comteacute de Meath et chanoine drsquoEmly dans le comteacute de Tipperary) qui annonce lrsquoarriveacutee de George

4 Au Moyen Age la peacutenitence dans le purgatoire irlandais eacutetait consideacutereacute comme une expeacuterien-

206 Sonia Maura Barillari

Coordonneacutees historiques et geacuteographiques

Si lrsquoon sait peu de choses voire rien du tout sur les autres visionnaires du purgatoire de saint Patrice nous sommes mieux informeacutes en ce qui concerne George Grissaphan dont nous connaissons non seulement le nom et le preacute-nom mais aussi lrsquoacircge lrsquoorigine la condition sociale et surtout les raisons qui lrsquoavaient persuadeacute drsquoaccomplir une peacutenitence tregraves risqueacutee et oneacutereuse

dominus noster Jhesus Christus [] loqui dignatus est nobis in quodam sibi dilecto et caro adopcionis filio nomine Georgio de Vngaria filio cuiusdam magnati militis et baronis de Vngaria qui Grissaphan nominatur5

Ce qui avait inciteacute George agrave aller en Irlande laquo non equitando sed peditan-do raquo a eacuteteacute un fort deacutesir de se racheter des nombreux peacutecheacutes commis durant sa jeunesse (laquo vtpote ducentis et quinquaginta homicidijs multisque alterius ge-neris et modi peccatis raquo6) comme il eacutetait preacutevu par le rituel il a demandeacute et obtenu la permission de lrsquoarchevecircque drsquoArmagh de lrsquoeacutevecircque de Clogher laquo in cuius dyocesi est ostium purgatorij raquo7 du prieur du monastegravere de lrsquoicircle du pur-gatoire laquo ordinis Sancti Augustini raquo et du prieur geacuteneacuteral des Chevaliers hieacutero-solymitains drsquoIrlande8

Quand George arrive sur lrsquoicircle ndash nous lrsquoapprenons drsquoune lettre9 de lrsquoarchevecirc-que drsquoArmagh ndash il a vingt-quatre ans Dans la mecircme eacutepicirctre il est appeleacute laquo ha-bitator regni Apuliensis raquo et on dit aussi qursquoil eacutetait le fils drsquoun homme noble drsquoorigine hongroise qui reacutesidait agrave Naples et avait occupeacute drsquoimportantes char-ges publiques

ce lsquoextrecircmersquo ceci est dit expresseacutement par lrsquoauteur drsquoune autre vision patricienne Pierre de Cor-nwall qui souligne que la plupart des peacutenitents preacutefegraverent laquo in redemptionem peccatorum suorum uitam peregrinam ducere et limina apostolorum Petri et Pauli Rome uisitare et Ierosolimam et alia sanctorum loca adire [] quam in pericula tanta Purgatorij intrare raquo Cf R Easting laquo Peter of Cornwallrsquos account of st Patrickrsquos Purgatory raquo Analecta bollandiana No 117 1979 p 397-416

5 Visiones Georgii p 75-766 Visiones Georgii p 767 Visiones Georgii p 768 Visiones Georgii p 76-779 Lrsquoœuvre commence en fait avec une seacuterie de six lettres attestant la visite de George au pur-

gatoire irlandais

207Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

Georgius iuuenis homo et robustus etatis xxiiij annorum vel citra constitutus in Apulie partibus capitaneus per illustrissimum principem et dominum dominum Ludovicum regem Vngarie super quamplures ciuitates et castra quamplurima et singulariter super quandam ciuita-tem que dicitur Troya situatam in maritima prope ciuitates Bari et Ba-ruli (que vulgariter dicitur Barleton) et super multa castra videlicet Ca-nusium et alia quamplurima iurisdiccionem exercens et valde rigidus existens in officio sibi commisso vultra modum persecutus et insecutus est partem aduersam in qua quidem persecucione tam per se quam per complices suos mala et dampna innumerabilia videlicet depredaciones quamplurimas et homicidia ad minus cccl personarum iniuste et contra conscienciam interfectarum perpetrauit10

Opprimeacute par le poids de ses fautes George laquo cum vnico famulo sine equo et animali quocumque raquo commence un long voyage qui lrsquoemmegravene drsquoabord agrave Avignon pour demander lrsquoabsolution au pape puis agrave Saint-Jacques-de-Com-postelle et de lagrave apregraves deux journeacutees de marche dans un ermitage connu sous le nom de laquo sancti Guilhelmi raquo pregraves de Sainte-Marie-de-Finisterre il reste cinq mois en ce lieu jusqursquoagrave ce qursquoil deacutecide drsquoaller au ceacutelegravebre purgatoire situeacute laquo in finibus mundi videlicet in Ybernia que est ultima mundi prouin-cia in parte occidentali raquo11 Il marche agrave travers la terre des Basques la Navarre le royaume de France et lrsquoAngleterre pour arriver en Irlande et agrave lrsquolaquo eacuteglise de Saint Patrice raquo Ici il demande et obtient la permission drsquoentrer dans la fosse puis il doit subir un ceacutereacutemonial complexe et rigoureux

oportet ipsum consequenter per xv dies ieiunare in pane grossissimo et in aqua sub certa mensura vtriusque Item completis xv diebus huius-modi ieiunij dicitur per v dies mane et vespere pro illo officium mortuo-rum ac si esset mortuus et sicut pro mortuo per hunc modum colloca-tur enim in medio chori supradicte ecclesie sancti Patricij feretrum cum panno nigro coopertum et ibidem peregrinus Purgatorium intraturus tamquam mortuus collocatur paratis sacerdoti et dyacono subdyacono et accolitis sicut pro mortuis parari consueuerunt Et sic paratis omni-bus cum cruce thuribulo et aqua benedicta incipitur alta voce cantan-do conplete officium mortuorum Quo de mane cantato statim dicitur missa de Requiem pro illo et sicut dictum est de mane ita dicendum et faciendum est de sero preter missam Missam autem dicta dictus pe-regrinus absoluitur ac si deberet ad sepulchrum deduci pulsando tunc

10 Visiones Georgii p 87-8811 Visiones Georgii p 91

208 Sonia Maura Barillari

campanas sicut pro defunctis fieri est consuetum Et iste modus pulsan-di modusque cantandi missam et officium mortuorum per quatuor dies subsequentes obseruatur12

Enfin George avec un important groupe de repreacutesentants des autoriteacutes lo-cales civiles13 et religieuses se rend

ad quandam insulam valde modicam et satis prope iuxta eorum monas-terium in qua quidem insula est quedam valde modica capella et in ca-pella introitus ad modum porte putei seu cellarij sicut in Francia fieri consueuit cuius ostij longitudo quatuor palmorum latitudo autem eius trium palmorum continet mensuram Super quo ostio inuenerunt tres magnos lapides quorum quilibet ad minus erat ponderis vij quintalium vel viij qui supra predicto ostium per triginta conpletos annos fuerant sine aliqua amocione [] Aperto autem ostio prior sopradictus indutus solem-pniter cum ministris suis sicut est fieri consuetum Georgium benedixit Qui quidem Georgius modo ordinato indutus tribus tunicis albis sine zona et capucio discalciatus et capite discoopertus ac eciam dezonatus premis-so signaculo sancte crucis dicendo laquo Jhesu Christe fili dei viui miserere michi peccatori raquo ostium Purgatorij intrauit qui quidem introitus est pu-teus profondissimus profunditatis duorum miliarum et vltra habens gra-dus vertiles et volutuosos ad modum vitis gradualis qui in campanilibus et ipsorum ascensu seu descendsu fieri consueuit14

Avant drsquoentrer deacutefinitivement dans le puits George reccediloit une croix de grande qualiteacute et valeur qursquoil tient dans sa main pendant qursquoil descend les marches de lrsquoescalier en colimaccedilon (similaire agrave ceux des tours ou des clochers dit lrsquoauteur) la descente est effectueacutee dans lrsquoobscuriteacute totale et elle a une lon-gueur de 2 miles et plus Quand il aperccediloit de la lumiegravere il en est reacuteconforteacute et il la suit jusqursquoagrave la derniegravere marche ougrave agrave travers une petite porte il quitte lrsquoes-calier et entre dans une grande plaine deacutesertique dont on nous a dit qursquoelle est une sorte drsquoantichambre du purgatoire

Agrave George ndash comme agrave Owein le premier visiteur lsquolitteacuterairersquo du purgatoire ir-landais ndash sont accordeacutees vingt-quatre heures si apregraves cette peacuteriode agrave lrsquoouver-ture de la porte il nrsquoeacutetait pas lagrave ougrave on lrsquoattendait la porte serait refermeacutee et il serait consideacutereacute comme perdu pour lrsquoeacuteterniteacute George comme Owein par-

12 Visiones Georgii p 94-9513 Lrsquoauteur parle drsquoun vir nobilissimus laquo qui vocatur rex illius patrie dictus Magrath raquo Visio-

nes Georgii p 9514 Visiones Georgii p 95-97

209Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

vient agrave surmonter toutes les eacutepreuves et agrave retrouver la sortie Et il ne revient pas tout seul mais accompagneacute de Saint-Michel archange un miracle qui deacuteclen-che parmi les personnes preacutesentes une deacutevote lsquochassersquo agrave la relique qui a pour objet principal ses vecirctements apregraves quoi le heacuteros se retrouve presque nu15

Il y a plusieurs raisons de srsquooccuper des Visiones Georgii la plus importante crsquoest que cette œuvre est substantiellement indeacutependante du Tractatus de pur-gatorio s Patricii16 le texte le plus ancien dans lequel le site de purgation du Lough Derg est deacutecrit Il est notamment inteacuteressant de prendre en consideacutera-tion les donneacutees objectives concernant lrsquoentreacutee et la configuration exteacuterieure du Purgatoire ainsi que les conditions qui en reacuteglementaient lrsquoaccegraves pour les visiteurs Drsquoeacuteventuelles concordances entre les deux visiones peuvent neacutean-moins ecirctre attribueacutees agrave lrsquoinfluence directe ou indirecte exerceacutee par le Tracta-tus tregraves bien connu au XIVe siegravecle

Comme dans le Tractatus la pratique consistant agrave demander des autorisa-tions pour pouvoir accomplir le rite drsquoexpiation est ici souligneacutee comme sont mentionneacutes les quinze jours de jeucircne et de priegravere neacutecessaire agrave la preacuteparation spirituelle Lrsquoauteur parle aussi de la convocation des fidegraveles ndash clercs et laiumlcs ndash qui sont appeleacutes pour accompagner en procession le peacutenitent jusqursquoagrave la porte du purgatoire ougrave il recevra la derniegravere beacuteneacutediction Sont eacutegalement reacuteaffir-meacutees agrave plusieurs reprises la puissance de lrsquoinvocation du nom du Christ et lrsquourgente neacutecessiteacute de conserver la meacutemoire et les reacutecits de ceux qui ont pu re-venir du purgatoire sains et saufs17

Contrairement agrave ce que nous pouvons lire dans le Tractatus pour Geor-ge crsquoest le culte reacuteserveacute aux morts qui est ceacuteleacutebreacute il est eacutetendu sur un cer-cueil pareacute de noir et les moines reacutecitent la liturgie des morts et ceacutelegravebre la mes-se in requiem pendant que les cloches sonnent laquo sicut pro defunctis fieri est consuetum raquo Il srsquoagit lagrave drsquoun deacutetail que lrsquoon trouve aussi dans les relations

15 Visiones Georgii p 318-31916 On peut le lire dans Das Buch vom laquo Espurgatoire S Patrice raquo der Marie de France und seine

Quelle hrsg von K Warnke Tuumlbingen Max Niemeyer Verlag 1973 [1938]17 Dans ce cas les meacutemoires sont certifieacutes par lrsquoauctoritas de quatre lsquogarantsrsquo deacutesigneacutes par

leur nom et leur fonction laquo videlicet domini Richardi nunc Armachani archiepiscopi [] do-mini Nicolai nunc Clochorensis episcopi [] fratris Paoli prioris monasterij insule Purgatorij sancti Patricij [] fratris Iohannis prioris generalis per Yberniam fratrum hospitalis sancti Io-hannis Ierosolimitani raquo Visiones Georgii p 77-78

210 Sonia Maura Barillari

que Ramoacuten de Perellos18 et Antonio Mannini19 ont faites de leur pegravelerinage au purgatoire irlandais

Une autre diffeacuterence par rapport au Tractatus crsquoest que George affirme ex-plicitement que le purgatoire est situeacute sur une icircle pregraves du monastegravere de chanoi-nes reacuteguliers de lrsquoordre augustinien responsables de la garde de ce lieu sacreacute

duxerunt eundem Georgium ad quandam insulam valde modicam et satis prope iuxta eorum monasterium in qua quidem insula est quedam valde modica capella et in capella introitus ad modum porte putei seu cellarij [] cuius ostij longitudo quatuor palmorum latitudo autem eius trium pal-morum continet mensuram20

Mais ce qui frappe le plus dans les Visiones Georgii crsquoest le soin avec lequel le reacutecit est ancreacute agrave des points de reacutefeacuterence chronologique et geacuteographique exacts et la preacutecision de lrsquoeacutetat civil des protagonistes de lrsquohistoire21 le pegravere de Geor-ge habite agrave Naples George vit entre Trani Bari Barletta Canosa et sa sincegravere contrition le fait aller agrave Avignon agrave Saint-Jacques-de-Compostelle agrave Finister-re en Irlande enfin Il y est accueilli par lrsquoarchevecircque drsquoArmagh dans le chacirc-teau de Dromiskin pregraves de Dundalk dans le comteacute de Louth22 Dans une let-tre agrave son neveu Richard Fitz-Ralph junior (rector de lrsquoeacuteglise de Trim dans le comteacute de Meath et chanoine agrave Emly dans le comteacute de Tipperary) le mecircme ar-chevecircque dira de George qursquoil laquo ad vos venerit raquo se reacutefeacuterant agrave Avignon la ville dans laquelle Richard se trouvait agrave ce moment-lagrave Nous avons lagrave un tableau europeacuteen extrecircmement preacutecis et articuleacute auquel correspond une datation qui ne lrsquoest pas moins la premiegravere lettre de lrsquoarchevecircque drsquoArmagh adresseacutee au chevalier hongrois pourrait avoir eacuteteacute eacutecrite le 19 feacutevrier 135423 un mercredi

18 Cf A Vignaux et A Jeanroy Voyage au Purgatoire de St Patrice Visions de Tundal et de St Paul textes languedociens du quinziegraveme siegravecle Toulouse Eacuteditions Eacutedouard Privat 1903 rist New York-London Johnson Reprint Corporation 1971

19 Cf L Frati laquo Il Purgatorio di S Patrizio secondo Stefano di Bourbon e Umberto da Ro-mans raquo Giornale Storico della Letteratura Italiana No 7 1886 p 140-179

20 Visiones Georgii p 95-9621 Sont ici nommeacutes lrsquoarchevecircque drsquoArmagh Richardus identifieacute avec Richard Fitz-Ralph ti-

tulaire de cette charge de 1347 agrave 1360 Nicolaus eacutevecircque de Clogher (Nicolaus Mac Cathusaigh 1320-1356) Iohannis prieur geacuteneacuteral des Hieacuterosolymitains en Irlande (John of Frowick 1338-1358) et Richard Fitz-Ralph junior (1344-1353)

22 Visiones Georgii p 7923 Le 12 ou le 5 feacutevrier certainement avant la lettre suivante dateacutee du 22 feacutevrier 1354 Visio-

nes Georgii p 80-81

211Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

la seconde ndash qui teacutemoigne de lrsquoexpeacuterience purgatoriale du chevalier ndash le 22 feacute-vrier 1354 le mecircme jour que la troisiegraveme envoyeacutee agrave son neveu La lettre par la-quelle le prieur du monastegravere du purgatoire autorise le jeune homme agrave y entrer est dateacutee du 7 deacutecembre 1353 (laquo in crastino sancti Nicolai episcopi raquo)24 alors que lrsquoattestation de lrsquoeacutevecircque de Clogher qui certifie que ce fait srsquoest reacuteellement passeacute est du 26 deacutecembre de la mecircme anneacutee suivie de celle du prieur geacuteneacute-ral des Hieacuterosolymitains25 dateacutee du 29 janvier 135426 Il est donc eacutevident que George a effectueacute son lsquoentreprisersquo un jour compris entre le 8 et le 25 deacutecem-bre de lrsquoanneacutee 1353 agrave une saison et une latitude fort peu favorables agrave des per-formances de ce type mais comme on le verra dans des conditions pas assez prohibitives pour deacutecourager les peacutecheurs deacutesireux de se racheter

Lrsquoheacuteritage du Tractatus

Il ne faut pas oublier que le Tractatus deacuteveloppe une articulation complexe et que lrsquoaventure veacutecue par le chevalier irlandais en constitue seulement une partie quoique la plus consistante et importante27 Apregraves la dedicatio agrave lrsquoab-beacute de Sartis (lrsquoinspirateur ou pour mieux dire le lsquocommettantrsquo de la mise en œuvre du reacutecit) il y a un prologus dans lequel se reacutefeacuterant agrave lrsquoauctoritas de Greacute-goire le Grand et de saint Augustin lrsquoauteur ndash qui se nomme simplement H de Saltrey ndash traite de la possibiliteacute parfois offerte aux hommes drsquoexpeacuterimenter de leur vivant tout ce que leur reacuteservera lrsquooutre-tombe

Ce prologue est suivi de lrsquoexplication comment le passage qui permet aux peacutecheurs sincegraverement repentis de traverser les territoires du purgatoire en en subissant les peines a eacuteteacute reacuteveacuteleacute agrave saint Patrice Puis le rituel auquel les aspi-rants pegravelerins de lrsquoau-delagrave se soumettent est minutieusement deacutecrit et enfin lrsquoaventure drsquoOwein est raconteacutee Ce reacutecit preacutesente deux interruptions consti-tueacutees par autant drsquolsquohomeacuteliesrsquo dont la premiegravere commente lrsquoheureux franchis-sement de lrsquoeacutepreuve du pons subtilis et lrsquoabandon conseacutecutif des sites de pur-gation alors que la seconde souligne le moment ougrave le protagoniste agrave la fin de

24 Visiones Georgii p 8425 Cette lettre aurait eacuteteacute reacutedigeacutee au chacircteau de Kilmainam (agrave cette eacutepoque-lagrave pregraves de Dublin

actuellement dans la ville mecircme)26 Visiones Georgii p 8627 La subdivision du texte selon lrsquoeacutedition Warnke est en bref celle-ci I Dedicatio - II Prologus

- III Narratio a) De Purgatorio S Patricii b) De Owein milite c) De milite in Purgatorio Ho-milia I d) De Owein milite in Paradiso terrestri Homilia II e) De milite e Purgatorio reuerso f) Testimonium Gileberti - IV Epilogus - V Appendix 1) Testes 2) Narratiunculae Epilogus

212 Sonia Maura Barillari

son seacutejour temporaire dans le Paradis Terrestre srsquoapprecircte agrave faire retour dans notre monde Puis est rapporteacute un teacutemoignage attribueacute agrave Gilbert (le premier narrateur de lrsquohistoire drsquoOwein) qui reacutefute lrsquoopinion de ceux qui ne consideacute-raient pas comme admissible qursquoune expeacuterience de lrsquoautre monde fucirct physique autant que spirituelle

Agrave ce point certains manuscrits28 se terminent avec un bref eacutepilogue eacutepi-logue29 que drsquoautres30 reproduisent agrave la fin drsquoun lsquoappendicersquo composeacute de cinq narratiuncolae drsquoune physionomie apparenteacutee agrave celle des exempla

La structure narrative des Visiones Georgii est quant agrave elle tregraves diffeacuterente apregraves une longue introduction qui deacutecrit les vicissitudes qui ont meneacute George en Irlande et le rite preacuteliminaire agrave son entreacutee dans la construction cachant le passage vers lrsquoau-delagrave le texte propose une seacuterie de vingt-neuf visiones dont les dix-huit premiegraveres ont un deacutecor avec des traits nettement infernaux Dans les neuf visions initiales les diables prennent des formes toujours diffeacuterentes qui mettent lrsquoaccent sur la disposition diabolique au transformisme agrave la meacutetamor-phose et en mecircme temps exploitent les clicheacutes drsquoune litteacuterature exemplaire en-cline agrave mettre en garde les fidegraveles contre les dangers de la vie mondaine ils apparaissent drsquoune fois agrave lrsquoautre sous les traits de becirctes horribles de chevaux et chevaliers armeacutes et belliqueux de femmes lascives de marchands somptueu-sement habilleacutes de serpents et mecircme de moines et precirctres ndash impliquant dans cette diabolisation toutes les conditions sociales tous les lsquoeacutetats du mondersquo

Pour convaincre George drsquoabandonner son chemin de peacutenitence les deacute-mons assument lrsquoaspect de son pegravere et de ses fregraveres ainsi que des demoiselles qui freacutequentaient sa maison des Pouilles Agrave partir de la dixiegraveme visio lrsquoauteur suit plus fidegravelement le modegravele offert par le Tractatus le jeune homme rencon-tre sur son chemin un lac flamboyant un bacirctiment plein de fosses remplies de meacutetal bouillant un puits profond une haute montagne fouetteacutee par un vent glacial un autre puits enfin qui srsquoouvre sur lrsquoabicircme de lrsquoenfer

Le titre de la seiziegraveme visio laquo de diuersis penis purgatorij raquo nous fait com-prendre que les diffeacuterences entre notre texte et sa laquo source raquo sont drsquoessence doctrinale avant mecircme drsquoecirctre relatives au contenu en effet il preacutesente le

28 Ce sont les manuscrits du groupe que Warnke appelle 29 laquo Hec pater uenerande predictus Gilebertus et mihi et aliis pro edificatione narrauit si-

cut ipse ab eodem milite sepius audiuit Ego uero sequens sensum uerborum et narrationis eius prout intelligere potui dixi uobis Si quis autem hinc me reprehendere uoluerit sciat quod ues-tra me hoc scribere iussio coegit raquo K Warnke op cit p 150

30 Ce sont les manuscrits du groupe que Warnke appelle

213Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

voyage qui srsquoaccomplit agrave lrsquointeacuterieur du purgatoire de saint Patrice comme un parcours qui preacutevoit aussi un temps pendant lequel la volonteacute du peacutenitent est mise agrave lrsquoeacutepreuve ainsi que ndash apregraves cette section ndash la preacutesence drsquoun guide lrsquoar-change Michel prodigue drsquoenseignements pour celui qui a reacuteussi agrave surmon-ter les tentations diaboliques et agrave parvenir au veacuteritable lieu de la purgation Ce dernier nrsquoapparaicirct pas tregraves diffeacuterent des reacutegions preacuteceacutedemment deacutecrites les supplices sont semblables et eacutegalement douloureux mais le sort reacuteserveacute aux acircmes est diffeacuterent parce que ndash apregraves de nombreux tourments ndash elles sont destineacutees agrave la gloire eacuteternelle Pour revenir un instant en arriegravere la dix-hui-tiegraveme visio est entiegraverement deacutedieacutee agrave la description de lrsquoenfer et des peines que les damneacutes y souffrent et elle se termine avec une dissertation savante sur les diffeacuterences qui existent entre ces peines et celles qui sont preacutevues pour les es-prits du purgatoire Apregraves cette vision terrible George est accompagneacute aux portes du paradis agrave travers preacutes verts et jardins pleins de fleurs parfumeacutees et de fruits au paradis il verra les anges les saints et les bienheureux et enfin Jeacutesus Christ qui lui donne sa beacuteneacutediction

Lrsquoau-delagrave visiteacute par George preacutesente donc une subdivision diffeacuterente de cel-le du Tractatus qui se limite agrave deacutecrire le purgatoire et le repreacutesente selon la conception de la fin du XIIe siegravecle crsquoest-agrave-dire diviseacute en deux parties un en-droit de purification ougrave officient des diables avec des fonctions punitives et le paradis terrestre ougrave apregraves avoir eacuteteacute purifieacutees arrivent les acircmes et ougrave elles at-tendent drsquoecirctre eacuteleveacutees au ciel Par contre dans les Visiones Georgii les eacutetapes preacutevues sont au nombre de cinq une section lsquoprobatoirersquo ndash le veacuteritable pur-gatoire ndash un premier pons subtilis lrsquoenfer un second pons subtilis un endroit de deacutelices (que nous pouvons identifier au paradis terrestre31) et finalement le paradis ceacuteleste

Cette reacutepartition est apparenteacutee agrave celle qui est preacutesente dans une autre œu-vre ayant comme sujet le purgatoire de saint Patrice le Purgatoire de Ludo-vic de France32 Il est conserveacute dans cinq manuscrits qui en proposent quatre

31 George le confond effectivement avec le paradis ceacuteleste et veacuterifie aupregraves de son guide lrsquoar-change Michel qui deacutement laquo non est proprie paradisus sed speciali pregustacio et participatio paradisi et quedam ymago illius raquo Visiones Georgii p 210

32 Cf S M Barillari laquo Le glosse e lrsquoappendice del Purgatorio di Ludovico di Sur (Napoli BN Vind lat 57 cc 258-263) un caso di contaminazione raquo Studj romanzi (Nuova serie) No 2 2007 p 127-155 laquo I volgarizzamenti e i rifacimenti del Tractatus de Purgatorio s Patricii dalla propaganda religiosa a quella politica raquo dans Comunicazione e propaganda nei secoli XII-XIII Atti del convegno internazionale Messina 24-26 maggio 2007 sous la direction de F Latella e T Sorrenti Roma Viella 2007 p 113-131 laquo Il Purgatorio di Ludovico di Sur (Napoli Biblioteca

214 Sonia Maura Barillari

versions diffeacuterentes lrsquoune latine33 lrsquoautre latine avec un appendice en italien34 une autre catalane35 et une autre encore italienne36 Cette derniegravere a de gran-des affiniteacutes avec les Visiones Georgii au moins du point de vue de la structure interne Elle se diffeacuterencie des autres versions par une consistante interpola-tion qui propose des images et des situations en grande partie tireacutees de lrsquoEnfer de Dante et qui rend neacutecessaire une reacuteorganisation des endroits exploreacutes par le visionnaire selon une nouvelle scansion une section lsquoprobatoirersquo dans la-quelle des diables sous forme de dames tregraves seacuteduisantes essaient drsquoinduire en tentation le peacutenitent un premier pons subtilis la section infernale influenceacutee par la Comeacutedie un second pons subtilis la section purgatoriale le paradis ter-restre et le paradis ceacuteleste (seulement entrevu de loin)37

Les deux textes ndash les Visiones Georgii et le Purgatoire de Ludovic de France ndash sont donc les teacutemoins drsquoun procegraves de transformation de la matiegravere patri-cienne qui vise agrave son renouvellement un renouvellement sans doute motiveacute par lrsquointention de lrsquoadapter agrave des notions et des exigences nouvelles Lrsquoeacutetape qui se preacutesentait sous un aspect infernal et qui dans le Tractatus preacutecegravede le pons subtilis ne correspondant plus agrave une conception plus lsquosobrersquo du pur-gatoire se voit attribuer une nouvelle fonction de laquo clef probatoire raquo apregraves avoir subi preacuteventivement un laquo ravalement raquo deacutemoniaque qui met les tenta-tions au cœur de lrsquoeacutepisode Ceci induit une profonde reacuteorganisation au ni-veau seacutemantique lrsquoideacutee de purification des peacutecheacutes commis perd sensible-ment de son importance alors que celle de lrsquoeacutepreuve de veacuterification de la pureteacute ou de la vertu du heacuteros ndash qui doit se montrer digne de parvenir agrave la destination deacutesigneacutee ndash voit la sienne grandir en proportion inverse

Nazionale Vind lat 57 cc 258-263) un testo a cavallo fra Medioevo e Rinascimento Studi me-dievali (3a serie) No 49 2008 p 759-808 laquo Un Purgatorio umanistico Le vicende testuali di una visio fra latino e volgare raquo dans Lingue e culture fra identitagrave e potere sous la direction de M Arcangeli et C Marcato Formello (Rm) Bonacci 2009 p 123-130

33 P Paris BNF Lat Nouv Acq 1154 cc 7r-10v (fin du XIVe siegravecle)34 V Naples Bibliothegraveque Nationale Vind lat 57 cc 258-263 (fin du XIVe siegravecle) Il y a aussi un

codex descriptus V Naples Bibliothegraveque Nationale Vind lat 57 cc 258-263 (fin du XIVe siegravecle)35 B Barcelona Arxiu de la corona drsquoArago Sant Cugat 82 cc 157r-163v e 83 c 126 (pre-

miegravere moiteacute du XVe siegravecle)36 C Venise Bibliothegraveque du Museacutee Correr 1508 (premier quart du XVe siegravecle) et Pd Pa-

doue Bibliothegraveque Municipale CM 106 cc 44va-49vb (milieu du XVe siegravecle)37 Cf S M Barillari laquo La cittagrave delle dame La sovranitagrave ctonia declinata al femminile fra lrsquoir-

landa e i Monti Sibillini raquo LrsquoImmagine riflessa NS No 18 2009 p 87-121 et p 120-121

215Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

Lrsquoheacuteritage folklorique

Mais le Purgatoire de Ludovic de France manifeste un autre point de contact avec les Visiones Georgii peut-ecirctre drsquoun inteacuterecirct plus grand encore parce qursquoil se reacutefegravere agrave une matiegravere eacutetrangegravere aux visions purgatoriales et drsquoune faccedilon geacute-neacuterale au reacutepertoire drsquoimages qui se reacutepegravete dans les repreacutesentations meacutedieacuteva-les de lrsquoau-delagrave chreacutetien une matiegravere qui au contraire semble tireacutee de la my-thologie preacutechreacutetienne et du folkore dans lequel elle srsquoeacutetait en partie deacuteposeacutee

La section probatoire du Purgatoire de Ludovic de France dans toutes ses versions laisse en effet apparaicirctre une anomalie insolite38 en ce qursquoelle es-saie drsquoobliteacuterer ndash on serait tenteacute de dire de masquer ndash les horreurs des siegrave-ges deacutemoniaques en les dissimulant fictivement sous les apparences drsquoun hortus deliciarum Lrsquoavanceacutee de Ludovic est en effet ponctueacutee par une suc-cession de tentations contre la manifestation desquelles il avait deacutejagrave eacuteteacute mis en garde par le frater albus qui lrsquoavait accueilli dans la salle du purgatoire laquo scias quod invenies temptationes maximas dominarum et domicellarum pulcerrimarum tuo videre que temptabunt multum si poterunt decipere te raquo39 Toutes ces dames et demoiselles le flattent en lui offrant une grande quantiteacute drsquoor une offre associeacutee dans la plupart des cas agrave une invitation agrave rester avec elles Les paroles prononceacutees par lrsquoanticha domina que Ludovic rencontre dans un grand preacute nous en donne un exemple laquo spectavi te per magnum tempus causa dandi tibi unam istarum iuvenum cum qua dabo tibi maximam quantitatem auri quod semper toto tempore vite tue poteris stare cum magno honoreraquo (V)40 Le passage correspondant dans C se distin-gue par une plus grande charge expressive

godi drsquoalegreza o chavalier bello e chortexe e molto piugrave piaxevole Quan-to longo tenpo egrave pasato che io te ograve aspetato per doverte consentire et darte una de queste donzele qual a ti piaze Chredime adoncha che per zerto a ti seragrave bem perpetual E zertamente ella te daragrave e sigrave te uxeragrave piaxevoli deleta-menti et ultra questo tu serai piaxevollemente richo (c 6v)

38 Ludovico Frati lrsquoavait deacutejagrave releveacutee laquo Tradizioni Storiche del Purgatorio di San Patrizio raquo Giornale Storico della Letteratura Italiana No 17 1891 p 46-79

39 Le texte du manuscrit V est eacutediteacute par S M Barillari dans laquo Il Purgatorio di Ludovico di Sur raquo art cit (la citation se trouve p 800) La version du manuscrit C est encore plus explicite laquo sapi che incontenente i demonii vigniragrave da ti in forma de donzele bellisime per sedurte a pe-char chon quelle raquo (c 4v)

40 S M Barillari laquo Il Purgatorio di Ludovico di Sur raquo art cit p 801-802

216 Sonia Maura Barillari

Et si le manuscrit V ndash qui conserve une version plus segraveche et syntheacutetique ndash se limite agrave qualifier les femmes de pulcerrime et iuvenes le manuscrit pa-risien les veacutenitiens et le catalan se reacutepandent en descriptions extrecircmement deacutetailleacutees

statim veniunt mulieres quarum erat incredibilis pulcritudo corizantes salentesque regalibus indumentis indute coronas aureas ornatas pretio-sissimis lapidibus in capite deferebant formose valde lacteo rubeoque colore mixto perfuxe declinantes capillis aureis erant timpora mediocri-ter elevata frontes polite nive erant albiores supercilia arcualia nigredi-ne pendentia decenter oculi aquile pulcriores ac vaghi nimis genne lacte coagulato teneriores nasus valde stillus usque ad labia rectissimus decu-rebat labia rubricunda coralo dentes eburnei velud aties ordinati ut lapis pretiosissimus mens pendebat colum decenti carnositate habebant autem gutur lineatum actualiter in pectore duo poma parva pulcerima leveban-tur In etate xvj vel xvij annorum ad plus videbantur (P c 7v)

me aparve demonii in forma de donzelle in le qual pareva esser tanta bel-leza che non se poria aquiperar a belleza tanto era belle et versso de me vigniva ballando e saltando et era vestite de realle vestimente et aveva chadauna in chapo chorone ornate de pietre pretioxe I suorsquo chapelli spes-sisimi e belli chomo filli drsquooro le tenpie levate li suorsquo fronti alti et molto piugrave bianche che neve i labri et galte vermeglie chome roxe Zegli neri et torti gli ochi piugrave belli et vagi che de aquilla o falchone I suorsquo naxi drich pluy drsquoun stillo denti bianchisimi e adornati a modo de schiere nel peto mostrava do pomedeli picoli e redondi pareva de etate de xv in xvi anni (V c 5r)41

encontinent algunes dones vengueren ves mi ballant e cantant la belea de les quals era tant gran que apenes la poria om dir ne altre creure Car ves-tides eren com a regines e portaven en lur cap corones drsquoaur meravelloses ab moltes pedres presioses lus carns avien pus blanques que let la qual blanquor ere mesqulada la hon feva mester ab color vermela fresca com a rosa E avien cabels fort lonchs e delicats semblant a fil drsquoaur lus fronts eren beles e polits pus blanchs que neu que al mon sis les celles voltades negres los vis avien aguileyns los nas avien forts polits los labis pus ver-mels que corals les dents pus belles que vori fforts be hordenades e lo col fort bel e blanch e ben torneyat les mamelles avien com dues pomes po-ques Le quals dones parien de edad xvj anys poch mes o meyns42

41 Les variantes de Pd sont minimes et purement graphiques42 R Miquel y Planas Llegendes de lrsquoaltra vida Barcelona Giroacute 1914 p 241-252 p 247

217Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

Naturellement conformeacutement agrave la mise en garde du lsquomoine blancrsquo et com-me lrsquoavait bien compris le reacutedacteur du texte elles ne sont autres que des deacute-mons precircts agrave disparaicirctre degraves qursquoon prononce la formule laquo Verbum caro factum est et habitavit in nobis raquo accompagneacutee drsquoun triple signe de croix

Bien que lsquocurieusersquo cette particulariteacute nrsquoest pas du tout eacutetrangegravere aux visions si-tueacutees dans le purgatoire irlandais en 1200 tout pregraves de la date de reacutedaction du Tractatus (entre 1179 et 1185 plus probablement agrave la fin de cette peacuteriode) Peter of Cornwall prieur du couvent de Holy Trinity agrave Algade (Londres) reacutedige un Liber revelationum43 ougrave la transcription du Tractatus est suivie drsquoune autre vision (ff 21va-23ra) baseacutee sur le reacutecit drsquoun certain Bricio44 Celui-ci rapporte que laquo tempore igitur regis Henrici secundi intravit quidam miles Purgatorium illud raquo45 Le deacutecor est sensiblement diffeacuterent de celui qui est esquisseacute par le devancier le plus ceacutelegravebre dans la maison souterraine le chevalier ne se trouve pas en preacutesence drsquoenvoyeacutes ceacute-lestes mais y rencontre un roi nommeacute Gulinus qui lui preacutesente sa fille une jeune femme drsquoune rare beauteacute et qui lui demande srsquoil voudrait faire lrsquoamour avec elle Il y consent et tout de suite un lit est apprecircteacute pour le couple

et ecce cum crederet se miles uti connubio illius puelle aperti sunt oculi eius et vidit truncum vetustissimum et aridissimum et deformem iacere inter amplexus eius et virilem ipsius virgam in quodam foramine facto in illo trunco coartatam46

On peut trouver quelque chose de semblable dans la troisiegraveme visio de Geor-ge ougrave le protagoniste aperccediloit de loin une ville riche et puissante

de cuius porta vidi euntem quandam dominam supra modum et valde mi-rabiliter amabilem et formosam et polcherrimam inter omnes huius mundi mulieres cui similem nunquam vidit in facie in pulchritudine nec in corpo-ris formositate que domina ducentis domicellis vel ultra versus Georgium ob-viam venit et ipsum honorifice recipiendo Predicta domina cum domicella-bus suis erat pulcherrima vultu et corpore sicut erat mirabiliter ornata utpote induta de nobilissimo et ditissimuo scharleto habens in capite coronam pul-cherrimam diversis lapidum preciosorum generibus adornatam et textam47

43 Le texte est conserveacute dans une copie unique ndash presque certainement lrsquooriginal reacutedigeacute par Peter ndash qui se trouve agrave la Lambeth Palace Library (ms 51)

44 Cf S M Barillari laquo Gli infortuni della penitenza Ovvero un purgatorio dai dolorosi am-plessi raquo Lrsquoimmagine riflessa N S No 14 2005 p 87-102

45 R Easting art cit p 413 46 Ibid p 41447 R Easting art cit p 115

218 Sonia Maura Barillari

La dame le reccediloit en qualiteacute de reine du pays et elle se donne agrave lui comme amante en ajoutant que srsquoil lrsquoavait eacutepouseacutee il serait devenu le roi de son royau-me Cependant il suffit qursquoil baisse les yeux pour voir entre les plis du preacutecieux vecirctement les pieds de la dame et pour qursquoil srsquoaperccediloive que ce sont des sabots lrsquoun de cheval lrsquoautre de bœuf un signe tregraves eacutevident de son essence deacutemonia-que une essence qui achegraveve de se reacuteveacuteler quand est profeacutereacute le nom du Christ

et statim immediate cum horribili sonitu fulgurum et tempestatum dya-bolus qui in predicta forma apparuerat cum omnibus suis conplicibus disparuit post eius abscessum remansit fumus fetidissimus super omnes mundi corrupciones48

Mais les textes connexes au purgatoire de saint Patrice ne sont pas les seuls agrave exploiter un tel motif il revient aussi dans Huon drsquoAuvergne chanson de geste franco-italienne qui pourrait avoir eacuteteacute composeacutee ndash du moins dans la forme attesteacutee par les manuscrits49 ndash entre 1315 et 1340 Lrsquoeacutepisode qui nous inteacuteresse50 a lieu pendant le long voyage qui conduira Huon en enfer pour demander agrave Lucifer de reconnaicirctre la suzeraineteacute de Charles Martel en lui rendant hommage il srsquoembarque sur un petit bateau qui mu par une force surnaturelle remonte agrave contre-courant les eaux du fleuve Tigre et apregraves de nombreux jours de navigation il aperccediloit sur une rive trois demoiselles qui entonnent un chant drsquoamour Les jeunes femmes lui souhaitent la bienvenue et lrsquoaccompagnent dans une ville qui a une apparence lsquoparadisiaquersquo Tout de suite il est conduit en preacutesence de la reine qui porte une robe de veuve et qui a la tecircte voileacutee apregraves avoir eacutecouteacute son histoire elle lui promet non seu-

48 Visiones Georgii p 117-11849 Ce sont les mss Hamilton 337 de la Staatsbibliothek de Berlin dateacute de 1341 (B) N III 19

de la Bibliothegraveque Nationale de Turin dateacute de 1441 et partiellement deacutetruit dans lrsquoincendie de 1904 (T) 32 de la Bibliothegraveque du Seacuteminaire Eacutepiscopal de Padoue deacutebut du XVe siegravecle (P) Il y a aussi le lsquoframmento Barbierirsquo conserveacutee agrave la Bibliothegraveque du Archiginnasio de Bologne (Br) B 3489 qui contient les 1264 lignes de lrsquoeacutepisode de la descente drsquoHuon en enfer Cf L A Meregaz-zi laquo LrsquoUgo drsquoAlvernia poema franco-italiano raquo Studj romanzi No 27 1937 p 5-87 p 6 et 15-16 et laquo Lrsquoepisodio del Prete Gianni nellrsquoUgo drsquoAlvernia raquo Studj romanzi No 26 1935 p 5-69 p 5 Il ne faut pas oublier que les textes de ces manuscrits montrent de consideacuterables divergences dans la forme les contenus et la langue Pour un approfondissement bibliographique cf Barillari laquo La cittagrave delle dame raquo art cit p 93-95 n 21

50 Lrsquoeacutepisode est eacutediteacute par E Stengel laquo Huons von Auvergne Keuschheitsprobe Episode aus der franco-venezianischen Chanson de geste von Huon drsquoAuvergne nach den drei erhaltenen Fassungen der Berliner Turiner und Paduaner raquo dans Meacutelanges M Wilmotte Paris Cham-pion 1910 p 685-713

219Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

lement de lrsquoaider dans son entreprise mais aussi de le nommer souverain de ses terres agrave condition qursquoil couche avec elle cette nuit-lagrave

la grant beuteccedil qe ge ay en vos veuumleme torne en joie de ce qursquoavoy perduede monsignor dont ge suy dechauumlesuy restoreccedil por vetre coneuumlepar sir vos tiengen et je por vetre drueReceveccedil moy Ja vos avray renduetote la terre qui ai tant longuemant tenueSi en ceste nuit mrsquoavereccedil en braccedil nueainccedil qe clerteacute soit demain aparuepar force drsquoart dont moy croy reampluevos manderay dedanccedil la jant chauumle51

Huon vrai champion de la fideacuteliteacute conjugale ne cegravede pas agrave cette tentative de seacuteduction il fuit dans un verger et commence agrave se frapper la poitrine avec un caillou en implorant lrsquoaide de Dieu Agrave son retour dans le chacircteau il invoque le nom du Christ et le deacutecor change prodigieusement devant ses yeux Il com-prend ainsi qursquoil a eacuteteacute victime de la tromperie du deacutemon

la damoiselie et li danccedileus vestudevenirent tot diables cornucum grant furor parent estre vencuNuls trons in aer quant li vient sunt creuumlnon fait tiel criccedil puisqursquoil ert derompucum cil diable qui furent confonduSoul en la sale li cons ert remansuda quatre part i estoit apris le fu52

Le lendemain agrave son reacuteveil la ville et le chacircteau se sont eacutevanouis et lui agrave che-val peut continuer son chemin

Selon toute probabiliteacute cette laquo suggestion raquo narrative deacuteclineacutee drsquoune maniegravere diffeacuterente dans les œuvres ici examineacutees peut ecirctre rameneacutee au motif du lsquocadeaursquo

51 B v 6964-6974 (Stengel laquo Huons von Auvergne Keuschheitsprobe raquo p 705)52 V 7077-7084 de la version de B (Stengel laquo Huons von Auvergne Keuschheitsprobe raquo p 710)

Le feu sera ensuite eacuteteint par lrsquointervention de trois anges descendus du ciel pour le consoler

220 Sonia Maura Barillari

ou du lsquogainrsquo de la fille du roi ndash un motif tregraves reacutepandu dans le folklore europeacuteen ndash et agrave celui de lrsquolsquohospitaliteacute sexuellersquo qursquoon trouve freacutequemment dans la litteacuterature irlandaise des origines53 Mais nos reacutecits laissent aussi apparaicirctre en filigrane drsquoeacutevidents liens de filiation avec le mythe de la lsquodeacuteesse royalersquo qui a le pouvoir de donner la royauteacute (parce qursquoelle en est deacutetentrice) agrave celui qui jouit de ses faveurs amoureuses54 Un mythe transposeacute dans une figure qui confirme son identiteacute et ses attributs en eacutetablissant une parfaite eacutequivalence entre la possession de la femme la possession de la terre et la possession du pouvoir55 un mythe dont le succegraves dans la culture celtique et dans les litteacuteratures qui srsquoinspirent drsquoelle56 fut long et durable et qui continue drsquoaffleurer dans le folklore moderne

Dans cette lsquodeacuteesse royalersquo on peut reconnaicirctre un des nombreux avatars de la Seigneure des Animaux une seigneure drsquoun autre monde ndash pas encore conccedilu de faccedilon limitative comme lrsquoAutre Monde lrsquoau-delagrave ndash sur lequel elle regravegne en maicirctrisant les lois des regravegnes veacutegeacutetal et animal Elle est donc aussi une Seigneu-re du Gibier ce qui dans une eacuteconomie fondeacutee principalement sur la chasse57 en fait la deacutepositaire du bien-ecirctre et de lrsquoabondance qursquoelle dispense avec bien-veillance agrave tous ceux qursquoelle a la complaisance drsquoaimer58 Cette entiteacute puissante et munificente conserve les traits propres agrave une existence liminale qui srsquoexplicitent dans une contiguiumlteacute avec le monde animal une contiguiumlteacute qui souvent trans-paraicirct dans le chiffre physique drsquoune meacutetamorphose en apparence partielle et qui eacutevoque avec eacuteloquence la preacutesence simultaneacutee et compatible drsquoune essence double ainsi que de lrsquoappartenance agrave deux reacutealiteacutes agrave deux dimensions

Voilagrave quels pourraient ecirctre les contours sommaires du systegraveme leacutegendaire auquel reacutefegraverent les textes ici pris en consideacuteration chacun des auteurs reacuteeacutelabo-rant cette reacutefeacuterence selon ses propres exigences de composition La version qui

53 Cf R Easting art cit p 40854 Cf C Donagrave laquo Il segreto del re del bosco raquo dans La regalitagrave sous la direction de C Donagrave et

F Zambon Roma Carocci p 65-85 p 66 Cf aussi G Milin Le roi Marc aux oreilles de cheval Genegraveve Droz 1991 p 80-81

55 C Donagrave laquo Il segreto del re del bosco raquo art cit p 7756 Carlo Donagrave relegraveve que dans la plupart des cas il srsquoagit de caracteacuteristiques reacutesiduelles ndash en

quelque sorte de fossilisation mythologique ndash encore reconnaissables au-dessous de seacutedimen-tations plus reacutecentes mais de toute faccedilon deacutepourvues de toute vitaliteacute religieuse drsquoorigine La reacutegulariteacute mecircme de leur reacutepeacutetition est cependant significative (C Donagrave laquo Il segreto del re del bosco raquo art cit p 77)

57 Ce stade eacutevolutif des processus eacuteconomiques se deacuteveloppe et domine au paleacuteolithique58 Cf P Galloni Le ombre della preistoria Metamorfosi storiche dei Signori degli animali

Alessandria Edizioni dellrsquoOrso 2007 p 220-222

221Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

maintient les traces les plus eacutevidentes de cet ascendant mythique ndash abstrac-tion faite de lrsquointerpreacutetation chreacutetienne agrave laquelle la reacutefeacuterence leacutegendaire se plie ndash est sans conteste celle proposeacutee par les Visiones Georgii ougrave la souveraine de la ville surnaturelle qui va agrave la rencontre du protagoniste et veut se don-ner agrave lui pour femme a en guise de pieds deux sabots lrsquoun de cheval lrsquoautre de bœuf laquo respiciens tamen eius pedes vidit alterum eius pedem tamquam pedem bovis alterum quoque tamquam pedem equi raquo59 Crsquoest un deacutetail qui la reacutevegravele proche parente des diviniteacutes hippomorphes qui dans les zones celtique et germanique eacutetaient eacutetroitement associeacutees agrave lrsquoacquisition et agrave la transmission de la royauteacute et de la prospeacuteriteacute Cette entiteacute divine aux traits eacutequins srsquoincar-ne dans des deacuteesses telles que Rhiannon et Epona diviniteacutes lieacutees au cheval et a une hypostase en Macha figure feacuteerique des Ulates similaire agrave Meacutelusine ca-pable de battre agrave la course les plus rapides destriers du roi de lrsquoUlster60 Et tou-tes ces deacuteesses se montrent heacuteritiegraveres drsquoune grande deacuteesse preacutehistorique avec laquelle les souverains srsquoaccouplaient agrave des dates preacutedeacutetermineacutees pour assurer agrave leur peuple une anneacutee favorable61

Crsquoest lagrave lrsquoorigine de la coutume enregistreacutee par Giraldus Cambrensis dans la Topographia hibernica62 selon laquelle dans lrsquoextrecircme nord de lrsquoIrlande on avait lrsquohabitude de consacrer les rois avec un rituel laquo particuliegraverement barbare et abominable raquo celui qui devait ecirctre eacuteleveacute au rang royal srsquoaccouplait publi-quement avec une jument blanche Apregraves lrsquoaccouplement la becircte eacutetait tueacutee coupeacutee en morceaux et cuite dans lrsquoeau le nouveau roi plongeait dans cette eau et tous se nourrissaient de la chair de la jument Un hierograves gagravemos archaiuml-que si lrsquoon veut lsquobestialrsquo (Giraldus le consideacuterait deacutejagrave comme tel agrave la fin du

59 Visiones Georgii p 11660 Cf J Gricourt laquo Epona-Rhiannon-Macha raquo Ogam No 4 1954 Cf aussi R Caprini laquo Re

drsquoInghilterra e cavalli Una piccola storia in Goffredo di Monmouth raquo dans Incroci di lingue e culture nellrsquoInghilterra medievale sous la direction de G C Belletti Alessandria Edizioni dellrsquoOrso 1994 p 7-28 laquo Hengist e Horsa uomini e cavalli raquo Maia ns No 46 1994 p 197-214 laquo Ancora a proposito di cavalli e di trasmissione della cultura raquo Quaderni di semantica No 18 1997 p 291-297 et F Benozzo laquo Epona Rhiannon e Tristano metamorfosi cortese di una dea celtica (a proposito di filologia dei testi folklore e mitologia comparata) raquo Quaderni di seman-tica No 18 1997 281-290

61 Cf Cl Lecouteux Lohengrin e Melusina Una leggenda medievale contro la paura della morte Milano Xenia 1989 [eacuted or Paris Payot 1982] p 158

62 Giraldus Cambrensis Topographia hibernica II 5 (dans Giraldus Cambrensis Opera Re-rum Britannicarum Medii Aevi Scriptores Rolls Series 21 7 vol vol V Topographia hibernica ndash Expugnatio hibernica ed by J F Dimock London 1867 p 169)

222 Sonia Maura Barillari

XIIe siegravecle63) qui se montre cependant encore bien preacutesent dans la meacutemoire et dans lrsquoimagination de lrsquoauteur des Visiones Georgii composeacutees presque deux siegravecles plus tard ougrave il fait lrsquoobjet drsquoune ineacutevitable deacutemonisation

Ainsi se trouve illustreacute un tropisme de la fabulation agrave savoir la tendance agrave lsquocoulerrsquo les contenus dans les moules deacutejagrave precircts et testeacutes de la leacutegende ou du rituel64

63 Giraldus compose la Topographia hibernica immeacutediatement apregraves le voyage en Irlande qursquoil a fait en 1185 avec son seigneur Jean sans Terre

64 Cette meacutetaphore est de Rita Caprini (laquo Re drsquoInghilterra e cavalli raquo art cit p 24)

La balanccediloire et lrsquoescarpolette Oscillations folkloriques linguistiques et

litteacuteraires entre Gregravece ancienne et Occident meacutedieacuteval

Alessandro PozzaUniversiteacute Paris IV

La Vita Fratris Juniperi la vie du fregravere Geniegravevre est une petite œuvre meacutecon-nue de la litteacuterature franciscaine reacutedigeacutee en latin au deacutebut du XIIIe siegravecle et dont est conserveacutee une version en italien posteacuterieure de quelques deacutecennies1 Quoique le texte soit neacute dans un milieu religieux parmi les confregraveres de Fran-ccedilois drsquoAssise il se reacutevegravele beaucoup plus proche de lrsquoesprit des novelle ou des fabliaux franccedilais que des exempla et des hagiographies comme le remarque Guido Davico Bonino2

Bien qursquoil ait presque disparu des priegraveres des fidegraveles drsquoaujourdrsquohui Geniegrave-vre eacutetait tregraves reacuteputeacute au XIIIe siegravecle gracircce agrave son laquo candore eccessivo raquo selon la caracteacuterisation de Giorgio Petrocchi3 Il figurait en fait parmi les plus pro-ches disciples de Franccedilois et le saint exhortait ses confregraveres agrave le prendre com-me modegravele et agrave se rapprocher de plus en plus de4

patientiam fratris Juniperi qui usque ad perfectum statum patientiae perve-nit propter perfectam veritatem propriae vilitatis quam continue prae ocu-lis habebat et summum desiderium imitandi Christum per viam crucis

1 La vita di frate Ginepro (testo latino e volgarizzamento) eacuted Giorgio Petrocchi Bologne Commissione per i testi in lingua 1960

2 Cf I fioretti di san Francesco eacuted Guido Davico Bonino Turin Einaudi 1974 p xii3 La vita di frate Ginepro p ix4 Speculum Perfectionis LXXXV 9 Jrsquoai utiliseacute lrsquoeacutedition contenue dans Fontes Franciscani

sous la direction drsquoEnrico Menestograve Stefano Brufani et Giuseppe Cremascoli Assise Edizioni Porziuncola 1995 p 1848-2053

224 Alessandro Pozza

Les enluminures quelque peu naiumlves du manuscrit 678 de la Bibliothegraveque municipale de Nursie qui contient le Specchio dellrsquoOrdine Minore (XVe siegravecle)5 semblent vouloir illustrer ces mots on y voit les bons fregraveres suivre Jeacutesus en portant la croix du sacrifice6

Lrsquoeacutepisode qui fait lrsquoobjet de cette eacutetude se trouve au chapitre IX de lrsquoeacutedi-tion Petrocchi de la Vita fregravere Geniegravevre en marche vers Rome ougrave il eacutetait deacutejagrave tregraves ceacutelegravebre arrive aux portes de la ville et srsquoaperccediloit que beaucoup de gens srsquoavancent vers lui laquo ex devotione raquo7 Rien nrsquoeacutetait moins chreacutetien que cela ndash Franccedilois le disait souvent ndash rien nrsquoeacutetait plus idolacirctre que de precirccher et de couvrir de louanges des peacutecheurs alors que Dieu seulement est digne de gloire8 Le saint lrsquoavait eacutecrit dans le Speculum Perfectionis9 il lrsquoavait inseacute-reacute dans sa priegravere de salutation aux vertus10 et on le voit repreacutesenteacute dans des manuscrit copieacutes en milieu franciscain comme celui de Nursie eacutevoqueacute agrave lrsquoinstant11 il faut suivre le Christ sur la voie de la croix avec sœur Pauvreteacute et sœur Humiliteacute

Bien que naiumlf fregravere Geniegravevre a ducircment appris le message de Franccedilois et il sait ce qursquoil faut faire pour combattre les dangers de lrsquoidolacirctrie Il deacutecide donc de laquo far la loro divozione venire in favola e in truffa raquo (IX 1) comme lrsquoeacutecrit le vulgarisateur italien crsquoest-agrave-dire de les persuader qursquoil aurait mieux valu adresser ailleurs leurs deacutevotions

Le fregravere remarque alors la preacutesence de deux enfants (IX 2)

5 Ce curieux manuscrit copieacute par le franciscain Giacomo Oddi contient la soi-disant Fran-ceschina un recueil de vies de saints franciscains qui neacuteglige pourtant Geniegravevre Le codex dont on peut voir et teacuteleacutecharger quelques folios sur le site de la Bibliothegraveque municipale de Nur-sie (httpwwwcomunenorciapgitil_comuneservizi_comunaliphp) eacutetait anciennement conserveacute dans la bibliothegraveque du couvent de lrsquoAnnunziata dans la ville ombrienne

6 Cf par exemple la miniature conserveacute au folio 23 r dudit manuscrit (httptinyurlcom2bjq6u7)

7 Pour toutes citations de la Vita cf La vita di frate Ginepro Le chapitre IX en latin et en ita-lien figure aux p 56-59

8 Franccedilois avait lrsquohabitude de parler de soi comme laquo le plus peacutecheur des peacutecheurs raquo Cf Tho-mas de Celano Vita secunda Francisci 122-123 dans Fontes franciscani p 441-639 Bonaven-ture de Bagnorea Legenda maior sancti Francisci VI 7 et X 3 dans Fontes franciscani p 775-961 Speculum Perfectionis LX 8 dans Fontes franciscani p 1848-2053

9 Cf n 410 laquo Domina sancta paupertas Dominus te salvet cum tua sorore sancta humilitate raquo Cf

Franccedilois drsquoAssise Salutatio virtutum 2 dans Fontes franciscani p 223-22411 Cf n 6

225La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Et ideo videns ibi duos pueros super capita cuiusdam ligni super aliotransversaliter positi hinc inde sedentes sic se ludis puerilibus occupantes ut uno puero caput ligni inclinante aliud caput cum sedente ibi puero le-varetur et econtra ut in illo ludo fieri consuevithellip

La description latine du jeu est plutocirct tordue les enfants se trouvent as-sis aux deux extreacutemiteacutes drsquoune longue planche poseacutee sur un bucircche qui sert de pivot et ils srsquoamusent en montant et en descendant Lrsquoauteur anonyme ne connaicirct pas bien eacutevidemment le mot latin pour la nommer mais le vulgari-sateur italien nrsquoa aucun doute et il eacutevite ce deacutetour en preacutecisant que les deux en-fants laquo facevano allrsquoaltalena raquo ils faisaient de la balanccediloire et crsquoest la premiegravere attestation de ce terme en italien12

Geniegravevre srsquoapproche de la balanccediloire il soulegraveve un enfant pour le remplacer et il commence agrave se balancer de plus en plus vite

hellip statim frater Iuniperus uno a capite ligni amoto puero se ibidem cum alio posuit ad ludendum Tandem dicta Romanorum advenit multitudo et cum omnes ipsum viderent sic ludentem mirantur nihilominus eum reverenter salutant Frater vero Iuniperus de ipsorum reverentia et devota salutatione non curans magis de illo ludo sollicitus videbatur Et cum sic exspectando ipsum diu ludentem respexisset et ipse ludum non dimitte-ret aliqui ipsum contemnentes alii ex audita fama aliud verius iudicantes omnes ad propria redierunt

Va frate Ginepro e rimuove uno di questi fanciulli dal legno e montavi su egli e comincia ad altalenare Intanto giugne la gente e maravigliavansi dellrsquoaltalenare di frate Ginepro nondimeno con grande divozione lo sa-lutarono e aspettavano che compiesse il giuoco per accompagnarlo ono-revolmente insino al convento E frate Ginepro di loro salutazione e rive-renza o aspettare poco si curava ma molto sollecitava lrsquoaltalenare E cosigrave aspettando per grande spazio alquanti incominciarono a tediarsi e a dire laquo Che pecorone egrave costui raquo Alquanti conoscendo le sue condizioni si creb-bono in maggiore divozione nondimeno tutti si partirono e lasciarono frate Ginepro in sullrsquoaltalena

Les gens accourent ils regardent Geniegravevre ils srsquoadressent au fregravere mais lui il continue agrave se balancer sans rien dire De plus en plus abasourdis les fidegraveles srsquoimpatientent jusqursquoagrave ce que lrsquoun drsquoentre eux srsquoeacutecrie ndash si lrsquoon en croit la ver-

12 Cf Salvatore Battaglia Grande Dizionario della Lingua Italiana Torino UTET 1961-2002

226 Alessandro Pozza

sion italienne ndash laquo Qursquoest-ce qursquoil est becircte raquo Finalement ils rentrent tous chez eux ceux qui ont compris ceux qui demeurent perplexes et ceux qui sont en-core furieux laissant fregravere Geniegravevre sur la balanccediloire Quand il srsquoaperccediloit qursquoil est deacutesormais seul le fregravere se reacutejouit des railleries dont il a eacuteteacute lrsquoobjet et part joyeux vers le couvent des franciscains de Rome

Cette anecdote pourrait ecirctre un exemplum parmi les autres de la Vita Ge-niegravevre se conduit constamment comme un fou (mais un fou de Dieu bien entendu)13 en dehors des lois du siegravecle Le texte qursquoon vient de lire est une hei-lige Legende selon la terminologie drsquoAndreacute Jolles et le but de lrsquoauteur la Geis-tesbeschaumlftigung14 qui sous-tend la Vita est celle drsquoinviter son public agrave lrsquoimi-tatio agrave lrsquoimitation de Franccedilois et par conseacutequent de Jeacutesus agrave travers Franccedilois La conduite bizarre de Geniegravevre qui reacuteussit agrave se servir du cracircne drsquoun confregravere qursquoil avait aimeacute comme drsquoun bol agrave soupe (XIII) ou agrave se deacutenuder en route pour Viterbe (VIII) lui est neacutecessaire pour ecirctre ridiculiseacute Mais si on comprend clairement pourquoi ces actions lui valent les railleries des gens la scegravene de la balanccediloire est en revanche difficile agrave interpreacuteter

La reacuteaction des paysans semble ne pas ecirctre que la simple conseacutequence du deacute-tournement de lrsquoattention de Geniegravevre sur un jeu enfantin on a au contraire lrsquoimpression que la balanccediloire en tant que telle joue un rocircle dans la deacutegradation de Geniegravevre Comment peut-on donc lier le fait de se balancer agrave lrsquohumiliation

La balanccediloire est un objet bivalent duplice par sa forme mecircme agrave deux laquo branches raquo ainsi que pour sa deacutenomination Le mot laquo balanccediloire raquo en fait nrsquoindique pas seulement le jeu auquel on joue agrave deux sur une longue plan-che fixeacutee au centre mais aussi le siegravege suspendu sur lequel on srsquoinstalle pour se balancer Lrsquoambiguiumlteacute entre les deux jeux est constante dans toutes les langues romanes et mecircme en anglais et en allemand le portugais balanccedilo le castillan columpio le roumain leagăn le sarde bantzicallegravera lrsquoanglais see-saw (ou swing) lrsquoallemand Schaukel et lrsquoitalien altalena15 comme on vient de

13 Pour la valeur que la doctrine franciscaine attribua agrave la folie cf John Saward Perfect fools Oxford Oxford University Press 1980 p 80-103

14 Andreacutes Jolles Einfache Formen Legende Sage Mythe Raumltsel Spruch Kasus Memorabile Maumlrchen Witz Halle (Saale) 1930 p 34-38

15 Dans son eacutetude ethnologique sur les jeux enfantins G Pitregrave dresse une liste de plusieurs dizaines de mots dialectaux italiens qui deacutesignent la balanccediloire Cf G Pitregrave Giuochi fanciul-leschi siciliani Palerme 1883 p 361 n 244

227La balanccediloire et lrsquoescarpolette

le voir possegravedent tous les deux significations Parfois on trouve un terme speacutecifique pour deacutesigner lrsquoun ou lrsquoautre genre de jeu (le franccedilais escarpolet-te par exemple pour le siegravege suspendu ou lrsquoallemand Wippe pour la planche fixeacutee au centre) mais lrsquousage des locuteurs privileacutegie la survivance drsquoun seul mot bivalent16

Bien qursquoil nrsquoy ait que tregraves peu drsquoescarpolettes dans les textes meacutedieacutevaux ndash du moins romains et dans les limites eacutetroites de mes connaissances ndash et bien que les mots pour les deacutesigner aient une attestation plutocirct tardive (altalena en italien est une exception partielle) on sait que le jeu de se balancer a toujours eacuteteacute tregraves pratiqueacute

Les reacutecits des ethnographes laquo dans le meacutetro raquo ou en terre lointaines et les contes recueillis par les folkloristes nous servent de teacutemoignage drsquoune preacutesen-ce antique et extensive des balanccediloires dans les habitudes de lrsquoEurope entiegravere G Pitregrave par exemple relate des chansons de balanccediloire (vacanzita) en Sicile au XIXe siegravecle17 en particulier celles de la fecircte de lrsquoAscension dans le sud-est de lrsquoicircle pregraves de Noto18 Vladimir Propp deacutecrit des traditions semblables dans son volume sur les fecirctes agraires russes la balanccediloire faisait partie des rites de lrsquoAssomption de Marie agrave la mi-aoucirct19

On chantait des chansons de balanccediloire jusqursquoau Maroc des chansons drsquoamour ou des refrains qui battaient la mesure pour ainsi dire du balan-cement Jeanne Jouin nous rapporte une tradition vraiment inteacuteressante avant de partir pour le hajj vers la Mecque la maison du pegravelerin devenait laquo le theacuteacirctre drsquoune seacuteance rituelle drsquoescarpolette agrave laquelle prenait part toute la gent feacuteminine de la famille En telle occasion le va-et-vient de la matesa [le mot arabe pour balanccediloire] eacutetait jugeacute de bon augure et les cordes demeu-

16 Ceci nrsquoest pas vrai pour le hongrois qui utilise plusieurs noms diffeacuterents Cf Gazda Klaacutera laquo Die Schaukel in der ungarischen Volkstradition raquo Acta Ethnographica Hungarica 44 (1-2) 1999 p 113-125 Lrsquoambiguiumlteacute touche mecircme le mouvement de balancement qui se reacutevegravele duplice car il peut ecirctre deacutecomposeacute en un mouvement monter ndash descendre et un autre avant ndash arriegravere Cf Maria Serena Funghi laquo Il mito escatologico del Fedone e la forza vitale dellrsquoaiora raquo La Parola del Passato 35 1980 p 176-201

17 Cf G Pitregrave Giuochi fanciulleschi siciliani Palerme 1883 p 361 n 244 On peut trouver des traditions tregraves proches en Sardaigne cf Giuseppe Ferraro laquo Lrsquoaltalena sarda e il ballo la Monferrina raquo Archivio per lo Studio delle Tradizioni Popolari XII 1893 p 483-487

18 Cf G Pitregrave Spettacoli e feste popolari siciliane Palermo 1881 p 26419 Cf Vladimir Propp Русские аграрные праздники [Russkie agrarnye prazdniki] Leacutenin-

grad Leningradskij Universitet 1963 (traduction franccedilaise par Luise Gruel-Apert Les Fecirctes agraires russes Maisonneuve amp Larose Paris 1987)

228 Alessandro Pozza

rant suspendues pendant lrsquoabsence du voyageur constituaient un gage sym-bolique de lrsquoattachement de celui-ci agrave son foyer raquo20

Ernesto De Martino dans son eacutetude sur les femmes et les hommes atteints de tarentisme dans le Salento la laquo Terre du remords raquo selon le titre de son eacutetu-de sur la religion du Sud de lrsquoItalie nous raconte des rites drsquoexorcisme qui pla-nifiaient une utilisation rituelle de sortes de balanccediloires21

Ce que lrsquoethnologue italien a vu dans les Pouilles se rapproche singu-liegraverement drsquoun reacutecit mythique samoyegravede selon lequel les chamans qui avaient eacuteteacute blesseacutes se balanccedilaient sur une escarpolette pour recouvrer leur santeacute et que cela pouvait aller jusqursquoagrave ressusciter un heacuteros22 En Hongrie finalement selon lrsquoarticle deacutejagrave mentionneacute de Klaacutera Gazda23 la balanccediloire est conccedilue comme un jeu pour les enfants mais aussi comme Zaubermit-tel un auxiliaire magique qui symbolise dans plusieurs contes la porte pour lrsquoAu-delagrave

Apregraves ce bref aperccedilu il est beaucoup plus compliqueacute de liquider la balan-ccediloire comme un simple jeu drsquoenfants et Pierre Le Loyer sieur de la Brosse neacute en Anjou en 1550 semble ecirctre du mecircme avis Apregraves des eacutetudes de droit ce sin-gulier eacuterudit srsquointeacuteressa aux langues anciennes et surtout agrave la deacutemonologie Il eacutecrivit en effet un Discours des Spectres ou Visions et Apparitions drsquoesprits publieacute en 1605 agrave Paris24

Le but de Pierre Le Loyer eacutetait ambitieux il voulait prouver scientifique-ment laquo la certitude des Spectres amp visions des Esprits raquo et analyser laquo les causes des diverses sortes drsquoApparitions drsquoiceux leurs efects leurs differences amp les moyens pour recognoistre les bons amp les mauvais amp chasser les Demons raquo25

20 Jeanne Jouin laquo Chansons de lrsquoescarpolette agrave Fegraves et Rabat-Saleacute raquo Hespeacutereis Archives berbegraveres et bulletin de lrsquoinstitut des hautes eacutetudes marocaines 1954 p 3-4 Cf aussi la chanson drsquoescarpo-lette recueillie par William Marccedilais dans Textes arabes de Tanger Paris Leroux 1911 p 175

21 Cf Ernesto De Martino La terra del rimorso Il Saggiatore Milano 1961 p 209-218 (tra-duction franccedilaise par Claude Proncet La terre du remords Paris Gallimard 1966)

22 Toivo Lehtisalo Juraksamojedische Volksdichtung Helsinki Meacutemoires de la Socieacuteteacute Finno-Ougrienne 1947 p 123

23 Cf n 1624 Pierre Le Loyer Discours et histoires des spectres visions et apparitions des esprits anges

deacutemons et ames se monstrans visibles aux hommes Paris N Buon 160525 Ibid p i

229La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Pour convaincre les critiques les plus reacutenitents ndash les philosophes qui niaient la substance incorporelle ndash il suit un processus qursquoil qualifie pour eacutetrange que cela puisse nous paraicirctre laquo de logique raquo et commence donc par lrsquoexamen des faits veacuterifiables recueillis par laquo les plus celebres autheurs tant Sacrez que Pro-phanes raquo Pour cette raison il exclut de son traiteacute les teacutemoignages auxquels on ne pouvait pas faire confiance ceux des fous ceux des femmes ndash cela va sans dire ndash et ceux des enfants26

Ie nrsquoay que trop parleacute des formes effroyables espouventans les enfans aus-quelles ne se ioindront point mal les masques dont usoient les anciens en leurs banquets ou en leur escarpoulettes amp brandeles Ces masques es-toient agrave divers angles amp faces amp se nommoient Oscilla conme qui diroit Petite-bouches Et eust-on dict en leur branle amp agitation que ces masques eussent eu divers visages drsquoelefant de chien de sanglier drsquoun Geryon ou monstre agrave trois testes amp pareil monstres Et de tels masques irsquoay souve-nance en avuoir veu entre les mains du sieur de Gaiffier Advocat en la Cour de Parlement de Paris curieux de choses antiques Et voyla les ins-trumens machinez contre lrsquoaage tendre qui nrsquoest que trop facile agrave estre seduit amp abuseacute

Voilagrave pourquoi il fallait exclure les plus petits ils sont impressionables car les adultes srsquoamusent agrave les eacutepouvanter avec des histoires effroyables ou encore en suspendant des masques affreux qursquoon appelait oscilla comme faisaient laquo les anciens en leurs banquets ou en leurs escarpolettes raquo (pre-miegravere attestation franccedilaise du terme) Pierre Le Loyer affirme avoir vu une de ces oscilla dans la collection drsquoobjets bizarres du sieur de Gaiffier Voi-lagrave eacutecrit-il freacutemissant drsquoindignation les instruments machineacutes contre lrsquoacircge tendre ces tecirctes pendues que les anciens appelaient oscilla le mot latin qui deacutesignait les balanccediloires

Des tecirctes pendueshellip Si lrsquoon suit cette suggestion on peut penser aux gens qui se balancent sur une balanccediloire comme agrave autant de corps suspendus voi-re pendus A ce propos la scegravene deacutecrite par lrsquoArioste dans la septiegraveme stanza du chant XXXIV de lrsquoOrlando Furioso est tout agrave captivante Entreacute dans une caverne avant de monter sur la lune pour trouver la raison perdue de Roland Astolphe est rapidement enveloppeacute par une fumeacutee noire acirccre et si dense qursquoil

26 Ibid p cv

230 Alessandro Pozza

ne peut presque rien voir Tout ce qursquoil peut saisir crsquoest que quelque chose se balance au-dessus de sa tecircte en haut sous la voucircte de la caverne27

Ma quando va piugrave inanzi piugrave srsquoingrossail fumo e la caligine e gli parechrsquoandare inanzi piugrave troppo non possache saragrave forza a dietro ritornareEcco non sa che sia vede far mossada la volta di sopra come fareil cadavero appeso al vento suoleche molti digrave sia stato allrsquoacqua e al sole

Pour deacutecrire cette vision bouleversante lrsquoArioste utilise une comparaison qui nous concerne cela ressemble au cadavre drsquoun pendu ballotteacute par le vent Crsquoest lrsquoacircme drsquoune peacutecheresse Lidia qui de son vivant avait eacuteteacute trop hautaine notam-ment avec son amoureux et ne srsquoen trouvait maintenant pas moins condamneacutee agrave se balancer pour lrsquoeacuteterniteacute en pleurant sous lrsquoeffet de la fumeacutee noire

Pour lrsquoArioste la comparaison la plus efficace pour deacutesigner quelqursquoun qui se balance est celle du cadavre drsquoun pendu ballotteacute laquo puis ccedila puis lagrave comme le vent varie raquo comme lrsquoa deacutecrit Franccedilois Villon dans sa ceacutelegravebre eacutepitaphe la Ballade des pendus28

La pluye nous a debuez et lavezEt le soleil deseichez et noircisPies corbeaulx nous ont les yeulx cavezEt arracheacute la barbe et les sourcilsJamais nul temps nous ne sommes assis Puis ccedilagrave puis lagrave comme le vent varieA son plaisir sans cesser nous chariePlus becquetez drsquooyseaulx que dez agrave coudre

27 Ludovico Ariosto Orlando furioso eacuted Remo Ceserani et Sergio Zatti Turin UTET 1997 Pour la traduction en franccedilais drsquoAndreacute Rochon cf LrsquoArioste Roland furieux Paris Les Belles Let-tres 2000 laquo Plus il va cependant et plus alors grossissent la fumeacutee le brouillard de sorte qursquoil lui semble qursquoil ne pourra pas beaucoup plus aller encore et qursquoil sera forceacute de rebrousser chemin Voici qursquoil voit bouger de la voucircte drsquoen haut il ne sait pas trop quoi comme fait drsquoordinaire un cadavre resteacute suspendu dans le vent sous lrsquoeau et au soleil de nombreux jours durant raquo

28 La ballade figure dans Franccedilois Villon Poeacutesies complegravetes preacutesentation eacuted et annot de Claude Thiry Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1991

231La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Ce qui mrsquointeacuteresse ici nrsquoest pas de mettre en eacutevidence lrsquoautobiographisme preacute-sumeacute du poegraveme29 ou de souligner le tendre deacutesespoir drsquoun jeu poeacutetique complegrave-tement nouveau mais plutocirct de reacutefleacutechir aux destinataires fictifs de la piegravece Le poegraveme se base sur la polariteacute entre nous un pronom qui revient 20 fois dans ces 35 vers et vous crsquoest-agrave-dire les hommes qui lui survivront Mais tout en confir-mant lrsquoopposition entre nous pauvres et fregraveres humains Franccedilois Villon reven-dique une communauteacute humaine qui deacutepasse les diffeacuterences de substance

Vous nous voiez cy attachez cinq six Quant de la chair que trop avons nourrieEl est pieacuteccedila deacutevoreacutee et pourrieEt nous les os devenons cendre et pouldreDe nostre mal personne ne se rieMais priez Dieu que tous nous vueille absouldre

Les pendus sont accrocheacutes leurs corps sont bouffis deacutelaveacutes pourris et leurs os deviendront rapidement poussiegravere30 Malgreacute cela personne nrsquoa le droit drsquoen rire et de se consideacuterer comme diffeacuterent Ce nrsquoest pas aux hommes de juger mais agrave Dieu et les priegraveres de ceux qui restent vivants peuvent les aider agrave abreacuteger les peines du purgatoire laquo Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre raquo

Ce dernier nous comprend en mecircme temps les pendus et les vivants car lrsquoabsolution reacuteclameacutee pour les pendus est neacutecessaire pour tous31 Apregraves des vers crucircment reacutealistes le poegravete revient sur la crainte des moqueries

Prince Jesus qui sur tous a maistrieGarde qursquoEnfer nrsquoait de nous seigneurie A luy nrsquoayons que faire ne que souldreHumains icy nrsquoa point de mocquerieMais priez Dieu que tous nous vueille absouldre

29 On a longtemps cru lire dans la ballade lrsquoauto-eacutepitaphe que Franccedilois Villon aurait eacutecrite la veille du jour preacutevu pour sa pendaison mais ce nrsquoest qursquoune leacutegende sans aucune confirmation

30 Echo manifeste au livre de la Genegravese laquo In sudore vultus tui vesceris pane donec reverta-ris in terram de qua sumptus es quia pulvis es et in pulverem reverteris raquo Gn III 19 Toutes les citations bibliques sont tireacutees de la Vulgate et leurs traductions en franccedilais de La Nouvelle Bible Segond Villiers-le-Bel Socieacuteteacute biblique franccedilaise 2005

31 On retrouve ici le thegraveme bien connu des trois morts et des trois vifs de la Totentanz de la danse macabre laquo Vous serez ce que nous sommes raquo la ceacutelegravebre eacutepitaphe de Pierre Damien laquo Quod nunc es fuimus es quod sumus ipse futurus raquo

232 Alessandro Pozza

Lrsquoobsession de Franccedilois Villon semble ecirctre de ne pas recevoir les mecircmes reacuteac-tions que fregravere Geniegravevre se souhaitait des insultes et des moqueries adresseacutees agrave des corps qui oscillent soit sur un jeu pour enfants soit sur un gibet

Le stigmate reacuteserveacute agrave la mort par pendaison est un thegraveme tregraves ancien le Dieu biblique maudit les cadavres pendus et la pendaison est consideacutereacutee comme humi-liante dans lrsquoAncien aussi bien que dans le Nouveau Testament (Dt XXI 22-23)32

Quando peccaverit homo quod morte plectendum est et adiudicatus mor-ti adpensus fuerit in patibulo non permanebit cadaver eius in ligno sed in eadem die sepelietur quia maledictus a Deo est qui pendet in ligno et ne-quaquam contaminabis terram tuam quam Dominus Deus tuus dederit tibi in possessionem

Dans lrsquoeacutepicirctre de Paul de Tarse aux Galates lrsquoapocirctre eacutetablit un rapport inteacuteres-sant entre le passage citeacute du Deuteacuteronome et la passion de Jeacutesus (Ga III 13-14)33

Christus nos redemit de maledicto legis factus pro nobis maledictum quia scriptum est maledictus omnis qui pendet in ligno ut in gentibus benedic-tio Abrahae fieret in Christo Iesu ut pollicitationem Spiritus accipiamus per fidem

Selon Paul de Tarse Jeacutesus nous a sauveacutes en prenant sur lui les peacutecheacutes du monde agrave travers le plus honteux des supplices la crucifixion crsquoest-agrave-dire tout compte fait un genre particulier de pendaison La reacuteflexion de lrsquoapocirctre conti-nue dans lrsquoeacutepicirctre aux Philippiens ougrave il eacutecrit quelque chose qui nous reconduit au deacutebut de notre eacutetude en Ombrie au XIIIe siegravecle (Ph II 5-11)34

32 laquo Si un homme coupable drsquoun peacutecheacute passible de mort a eacuteteacute mis agrave mort et que tu lrsquoaies pen-du agrave un bois son cadavre ne passera pas la nuit sur le bois tu lrsquoenseveliras le jour mecircme car celui qui est pendu est une maleacutediction de Dieu tu ne rendras pas impure la terre que le Sei-gneur ton Dieu te donne comme patrimoine raquo (Deuteacuteronome XXI 22-23)

33 laquo Le Christ nous a racheteacutes de la maleacutediction de la loi en devenant maleacutediction pour nous mdash car il est eacutecrit Maudit soit quiconque est pendu au bois mdash afin que pour les paiumlens la beacute-neacutediction drsquoAbraham soit en Jeacutesus-Christ et que par la foi nous recevions lrsquoEsprit promis raquo (Epicirctre aux Galates III 13-14)

34 laquo Ayez entre vous les dispositions qui sont en Jeacutesus-Christ lui qui eacutetait vraiment divin il ne srsquoest pas preacutevalu drsquoun rang drsquoeacutegaliteacute avec Dieu mais il srsquoest videacute de lui-mecircme en se faisant vrai-ment esclave en devenant semblable aux humains reconnu agrave son aspect comme humain il srsquoest abaisseacute lui-mecircme en devenant obeacuteissant jusqursquoagrave la mort mdash la mort sur la croix Crsquoest pourquoi Dieu lrsquoa souverainement eacuteleveacute et lui a accordeacute le nom qui est au-dessus de tout nom pour qursquoau

233La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Hoc enim sentite in vobis quod et in Christo Iesu qui cum in forma Deiesset non rapinam arbitratus est esse se aequalem Deo sed semet ipsum exinanivit formam servi accipiens in similitudinem hominum factus et habitu inventus ut homo humiliavit semet ipsum factus oboediens usque ad mortem mortem autem crucis propter quod et Deus illum exaltavit et donavit illi nomen super omne nomen ut in nomine Iesu omne genu flec-tat caelestium et terrestrium et infernorum et omnis lingua confiteatur quia Dominus Iesus Christus in gloria est Dei Patris

Il faut faire comme Jeacutesus et suivre la voie de la croix comme le proclame Paul de Tarse comme le dira Franccedilois drsquoAssise et comme le fait quasi litteacutera-lement fregravere Geniegravevre en se pendant sur un bois

Cette eacutequivalence inattendue entre pendaison (ou crucifixion) et balanccediloi-re pourrait sembler occasionnelle fortuite et mecircme arbitraire35 mais elle est rendue compreacutehensible par certains rapports existentiels et certains indices mythico-rituels preacutecis36

Les traiteacutes sur la religion grecque deacutecrivent en effet une fecircte atheacutenienne celle des Ανθεστήρια (Anthesteacuteries) qui eacutetait ceacuteleacutebreacutee au deacutebut du mois de mars et dont faisait partie le rite des Αιώρα (Aiora balanccediloires)37 Lieacutee aux ri-

nom de Jeacutesus tout genou fleacutechisse dans les cieux sur la terre et sous la terre et que toute langue reconnaisse que Jeacutesus-Christ est le Seigneur agrave la gloire de Dieu le Pegravere raquo (Epicirctre aux Philippiens II 5-11)

35 Telle est par exemple lrsquoopinion de Ch Picard dans son article sur le symbolisme de Phegrave-dre agrave la balanccediloire Le savant nrsquoenvisage aucun laquo rapport acceptable entre le symbole et la chose symboliseacutee entre la balanccediloire et la pendaison crsquoest-agrave-dire entre un rite agraire hellip et une ma-niegravere de se suicider raquo cf Ch Picard laquo Phegravedre agrave la balanccediloire et le symbolisme des pendaisons raquo Revue Archeacuteologique XXVIII 1928 p 47 et sq citeacute par E De Martino La terra del rimorso p 209 Contre lrsquoaffirmation de Ch Picard cf aussi Carlo Donagrave Per le vie del mondo lrsquoanimale guida e il mito del viaggio Soveria Mannelli Rubbettino Editore 2003 p 382 n 84

36 Nous ne sommes pas en quecircte de lrsquoorigine du motif deacutetecteacute dans deux textes meacutedieacutevaux si diffeacuterents et lointains pas plus que nous nrsquoessayons de deacuteterminer un archeacutetype une source primordiale ou un Urmotiv auquel tout reacuteduire nous cherchons plutocirct dans drsquoautres domaines linguistiques et culturels des confirmations agrave nos hypothegraveses Cf E De Martino La terra del ri-morso p 209

37 Cf Alberto Borghini laquo Il desiderio della Sibylla pendens nel contesto interno e in un contesto analogico il rito dellrsquoaiora raquo Studi Classici e Orientali XLVI 2 1997 p 659-679 Lud-wig Deubner Attische Feste Berlin 1956 B C Dietrich laquo A rite of Swinging during the An-thesteria raquo dans Hermes LXXXIX 1961 p 36-50 M S Funghi laquo Il mito escatologico del Fe-done hellip raquo Jean Hani laquo La fecircte atheacutenienne de lrsquoaiora et le symbolisme de la balanccediloire raquo Revue

234 Alessandro Pozza

tes dionysiaques agrave lrsquoouverture des jarres du vin nouveau ainsi qursquoau culte des morts ndash ce qui est freacutequent parmi les peuples qui enterrent les cadavres ndash le rite preacutevoyait que les jeunes Atheacuteniennes se balancent sur des escarpolettes pendues aux arbres tout en chantant une chanson

Lrsquoorigine mythique du rite est notamment raconteacutee agrave lrsquoeacutepoque augus-teacuteenne38 par le cosmologue Hygin dans son traiteacute De Astronomia39 Dans le chapitre IV du second livre il relate en effet lrsquohistoire drsquoIcaros pegravere de la jeune Eacuterigone et choisi par le dieu Liber pour apprendre aux hommes les faccedilons de cultiver la vigne et produire le vin Lorsqursquoil reacutevegravele son sa-voir nouveau aux bergers de lrsquoAttique ils reacuteagissent de faccedilon inattendue effrayeacutes par les effets de la nouvelle boisson complegravetement ivres ils se convainquent qursquoIcaros les a trompeacutes et le tuent Apregraves avoir retrouveacute la raison bouleverseacutes par le crime qursquoils ont commis les bergegraveres enterrent Icaros au pied drsquoun arbre (II 4 3)

Le lendemain matin Eacuterigone laquo permota desiderio parentis raquo (II 4 4) se met agrave la recherche de son pegravere avec sa chienne Maera qui nrsquoavait cesseacute de hurler depuis la disparition de lrsquohomme Comme dans un roman policier la fille fait renifler un vecirctement drsquoIcaros agrave la chienne et lrsquoanimal la conduit agrave lrsquoarbre qui marque la seacutepulture de lrsquohomme (II 4 4)40

Quod filia simul ac uidit desperata spe solitudine ac pauperie oppressa multis miserata lacrimus in eadem arbore qua parens sepultus uidebatur suspendio sibi mortem consciuit cui canis mortuae spiritu suo parentauit

drsquoeacutetudes grecques 91 1978 p 107-122 Steven H Lonsdale Dance and Ritual Play in Greek Re-ligion Baltimore and London The Johns Hopkins University Press 1993

38 Comme lrsquoeacutecrit Andreacute Le Bœuffle dans lrsquointroduction agrave son eacutedition du texte on ne peut que formuler des hypothegraveses sur la veacuteritable identiteacute de Hygin et sur lrsquoeacutepoque de reacutedaction du traiteacute de cosmologie qui nous inteacuteresse laquo dans la succession chronologique des ouvrages latins drsquoastronomie notre auteur paraicirct hellip occuper une position intermeacutediaire entre Ciceacuteron et Germanicus crsquoest-agrave-dire entre 89 ou 86 avant J-C et 16 ou 17 de notre egravere raquo Cf Hygin LrsquoAstronomie texte eacutetabli et traduit par Andreacute Le Bœuffle Paris Les Belles Lettres 1983 p xxxvii

39 Dans ce traiteacute de cosmologie Hygin ne se borne pas agrave deacutecrire la voucircte ceacuteleste mais il relate les leacutegendes rapportant les aventures qui ont conduit un ecirctre mythologique jusqursquoau ciel ougrave il figure sous forme de constellation Les citations suivantes leurs traductions en franccedilais ainsi que le reacutesumeacute de lrsquoeacutepisode drsquoIcaros et Erigone sont tireacutes de lrsquoeacutedition drsquoAndreacute Le Bœuffle citeacutee agrave la note preacuteceacutedente

40 laquo Aussitocirct agrave cette vue sa fille deacutesespeacutereacutee dans lrsquoaccablement de sa solitude et de sa pauv-reteacute versa drsquoabondantes larmes de pitieacute et se donna la mort en se pendant au mecircme arbre qui marquait la seacutepulture de son pegravere Le chien apaisa par sa propre mort les macircnes de la deacutefunte raquo

235La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Cependant le bienveillant Jupiter les eacutelegraveve jusqursquoau ciel et transforme en constellations Icaros laquo le Bouvier raquo Eacuterigone laquo la Vierge raquo et surtout Canicule sous laquelle le climat se fait torride (II 4 4)

Mais ce nrsquoest pourtant pas la fin de lrsquohistoire car dans la ville attique quel-que chose drsquoinquieacutetant commence agrave se produire un grand nombre de jeunes filles se donnent la mort en se pendant aux arbres laquo sine causa raquo sans motif apparent Les anciens de la ville interrogent Apollon et apprennent qursquoune maleacutediction drsquoEacuterigone est agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutepideacutemie suicidaire la seule chance drsquoeacutechapper agrave ce terrible sort serait drsquoapaiser la jeune fille en instituant un rite nouveau celui des Aiora bien eacutevidemment (II 4 5)41

Qui quod ea se suspenderat instituerunt uti tabula interposita pendentes funibus se iactarent ut qui pendens uento mouertur Quod sacrificium sollemne instituerunt

Lrsquoimage de filles qui se balancent sur une balanccediloire devint freacutequente dans lrsquoiconographie de la Gregravece ancienne on la retrouve sur plusieurs ceacuteramiques42 et selon Pausanias elle figurait mecircme sur la nekya peinte par Polygnote de Thasos dans les lescheacutee des Cnidiens agrave Delphes43 Dans cette grande peinture murale lrsquoartiste avait repreacutesenteacute Phegravedre en train de se balancer ce qui faisait allusion selon le Peacuterieacutegegravete agrave la maniegravere dont elle se donna la mort bien que drsquoune maniegravere moins crue44 Comme le souligne Ernesto De Martino dans les crises survenant chez les femmes grecques la fugue loin de la communau-

41 laquo Puisqursquoelle srsquoeacutetait pendue ils deacutecidegraverent de se suspendre agrave des cordes en intercalant une planche et de se balancer comme un pendu agiteacute par le vent raquo

42 Cf la description et les images du vase attique agrave figures rouges conserveacute au Staatliche Mu-seen de Berlin laquo on the left a woman wearing a chiton and sakkos her mantle pulled down around her waist stoops to push the girl on the swing The girl swings forward her hair and chi-ton flying Her mantle is draped over her lap The swing has four legs three of which are visible A large close-mouthed vessel () is sunk into the ground between the two women and a basket stands on the far left behind the woman pushing the swing A festoon hangs over her head raquo(httpwwwperseustuftseduhopperartifactname=Berlin+F+2394ampobject=Vase)

43 Lrsquoeacutenorme peinture de Polygnote qui repreacutesentait des dizaines de figures mythologiques a deacutesormais disparu et la seule description qursquoon en garde est celle de Pausanias A partir de cela Robert K Kebric a eacutecrit une eacutetude fondamentale pour comprendre lrsquoœuvre de Polygnote dans le contexte historique et politique de la premiegravere moitieacute du Ve siegravecle av J-C Cf M Robertson A History of Greek Art vol I Cambridge 1975 p 247 et R B Kebric The Paintings in the Cnidian Lesche at Delphi and Their Historical Context Leiden E J Brill 1983 en particulier les p 24-25 pour ce qui concerne la repreacutesentation de Phegravedre agrave la balanccediloire

44 Cf Pausanias le Peacuterieacutegegravete Description de la Gregravece XXIX 29 3 citeacute par E De Martino La terra del rimorso p 209

236 Alessandro Pozza

teacute civile comportait souvent le risque de suicide par noyade ou pendaison45 et Arach neacute elle aussi se pend avant drsquoecirctre transformeacutee selon Ovide en on-doyante araigneacutee par une Atheacutena radoucie46

Non tulit infelix laqueoque animosa ligauitGuttura Pententem Pallas miserata leuauitAtque ita laquo Viue quidem pende tamen improba raquo dixit

Arriveacute agrave ce point il me semble possible drsquoaffirmer lrsquoexistence drsquoun noyau theacute-matico-mythique qui se deacutecline de diffeacuterentes maniegraveres dans les textes consideacute-reacutes en fonction de lrsquoeacutepoque de la socieacuteteacute et du groupe social ougrave il se manifeste

A) laquo Pendaison raquo et laquo balanccediloire raquo sont tregraves eacutetroitement lieacutees au point qursquoon a pu voir dans le jeu enfantin une figura de la mort par suspension Crsquoest leur mouvement oscillatoire qui les rapproche et les unit47

B) Lrsquooscillation symbolise en mecircme temps a) la cycliciteacute du temps ndash crsquoest pour cela qursquoon trouve autant drsquoescar-

polettes dans les traditions folkloriques de lrsquoEurope paysanne48 b) la porte par laquelle on passe drsquoune saison agrave lrsquoautre et drsquoun eacutetat

agrave lrsquoautre49

45 Cf E De Martino La terra del rimorso p 20946 Cf Ovide Metamorphoses VI 134-136 laquo Lrsquoinfortuneacutee ne peut supporter lrsquooutrage et

dans son deacutepit elle se noue un lacet autour de la gorge Elle eacutetait pendue quand Pallas ayant pitieacute drsquoelle adoucit son destin Vis lui dit-elle mais reste suspendue miseacuterable raquo (tra-duction Ovide Les Meacutetamorphoses t II [VI-X] texte eacutetabli et traduit par Georges Lafaye Paris Les Belles Lettres 1989) Cet eacutepisode qui montre bien la connexion symbolique entre la pendaison et lrsquooscillation de lrsquoaraigneacutee et justifie les rites drsquoexorcisme auxquels les gens at-teints de tarentisme eacutetaient soumis dans le Salento (cf n 21) est illustreacute tregraves efficacement par une lettrine preacutesente dans un manuscrit des Meacutetamorphoses ovidiennes en franccedilais copieacute en Flandre au XVe siegravecle et conserveacute agrave la Bibliothegraveque Nationale de France (ms BNF fr 137 f 75v - httpwwwiconositindexphpid=1799) Lrsquoimage repreacutesente simultaneacutement Arachneacute pen-due et meacutetamorphoseacutee en araigneacutee

47 Sur le mouvement oscillatoire cf M S Funghi laquo Il mito escatologico del Fedone raquo et les thegraveses de Platon sur lrsquoimportance de lrsquoexercice rythmique comme traitement de lrsquoacircme et du corps (cf Platon Les Lois 790 c-e et Platon Timeacutee 88 d-89 a)

48 Cf n 17 et 1849 Cf n 22

237La balanccediloire et lrsquoescarpolette

c) une projection vers le ciel en Gregravece Eacuterigone monte aux cieux en devenant constellation tandis qursquoen milieu chreacutetien ougrave la seule ascension aux cieux est celle de Marie la tradition drsquoune jeune fille sur une balanccediloire ceacutelegravebre le jour de lrsquoAssomption50

C) La condamnation biblique de la mort par suspension se superpose au fon-dement mythique en y ajoutant la marque de la honte et de lrsquohumiliation dont Franccedilois Villon et fregravere Geniegravevre seront les objets

D) La mort de Jeacutesus mort par pendaison donne une signification nouvel-le aux mots de lrsquoAncien Testament51 lrsquohumiliation de la croix devient le moyen pour racheter les hommes selon Paul de Tarse Il faut donc srsquohumi-lier et suivre le Christ sur la voie de la croix dit Franccedilois drsquoAssise En se ba-lanccedilant sur une planche en bois fregravere Geniegravevre est en fait en train drsquoimiter le Christ et il obtient ce qursquoil veut ce que Jeacutesus reccedilut lorsqursquoil subit la Pas-sion des insultes et des outrages

Mais que se passe-t-il apregraves le XVe siegravecle Qursquoarrive-t-il agrave un mythe qui nous est apparu comme si extensif si capable de se cacher de muter de se dissimu-ler agrave travers le temps et lrsquoespace Selon Philippe Ariegraves quand le mythe se deacute-tache du rite quand il perd son caractegravere communautaire en devenant profa-ne et individuel laquo il sera de plus en plus reacuteserveacute aux enfants dont le reacutepertoire de jeux apparaicirct alors comme le conservatoire de manifestations collectives deacutesormais abandonneacutees par la socieacuteteacute des adultes et deacutesacraliseacutees raquo52

Et pourtant si cela est sans doute vrai pour les individus depuis la fin de lrsquoAncien reacutegime (pour nous tous une balanccediloire nrsquoeacutevoque plus ni la pendai-son ni la porte de lrsquoAu-delagrave ) on peut consideacuterer que lorsqursquoon parle de litteacute-rature les choses sont toujours un peu diffeacuterentes

Crsquoest pourquoi on ne sera pas surpris de faire la connaissance drsquoEffi Briest la protagoniste du roman eacuteponyme de Theodor Fontane pendant qursquoelle se balance sur une escarpolette ni drsquoapprendre que ce jeu symbo-lise dans la totaliteacute du livre le moment du passage entre la fillette qursquoelle eacutetait et la femme qursquoelle a ducirc devenir en eacutepousant un vieil homme riche et

50 Cf n 1951 A ce propos il est toujours utile de se rapporter aux reacuteflexions drsquoErich Auerbach sur le

Kreatuumlrliches cf E Auerbach Mimesis Dargestellte Wirklichkeit in der abendlaumlndischen Litera-tur Francke Ag Verlag Bern 1941 p 237-239

52 Ph Ariegraves Lrsquoenfant et la vie familiale sous lrsquoAncien reacutegime Editions du Seuil Paris 1973 p 64

238 Alessandro Pozza

barbare53 Dans le film Fontane ndash Effi Briest que Rainer Werner Fassbinder a tireacute du roman en 1974 la balanccediloire a la mecircme signification54

Et on ne sera pas mecircme surpris de remarquer que la trageacutedie drsquoHeacutelegravene Grand jean lrsquoheacuteroiumlne du roman Une page drsquoamour drsquoEmile Zola commence par ce simple passe-temps enfantin55 Elle vient de quitter le deuil de son deacute-funt mari et se balance sur une escarpolette elle va de plus en plus vite quand elle voit qursquoun homme srsquoapproche Elle saute se blesse au genou lrsquohomme ac-court il est meacutedecin il srsquoappelle Deberle Il la soignera mais ce sera le deacutebut de la fin leurs vies seront vite brucircleacutees par une passion folle et destructrice

53 Theodor Fontane Effi Briest dans Saumlmtliche Romane Erzaumlhlungen Gedichte Nachgelas-senes t IV Carl Hanser Verlag Muumlnchen 1974 La Schaukel apparaicirct dans la toute premiegravere page du roman

54 Effi Briest da Fontane a Fassbinder sous la direction de L Cimmino D Dottorini G Pan-garo Milan Il castoro 2008

55 Emile Zola Une page drsquoamour dans Les Rougon-Macquart Histoire naturelle et sociale drsquoune famille sous le Second Empire t II Gallimard Paris Cf aussi W Hirdt laquo Zur Schaukels-zene in Zolas Roman Une page drsquoamour Eine komparatistische Motivstudie raquo Arcadia 21 1986 p 129-144

Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

Beatrice BarbieriUniversitagrave degli Studi di Milano

Dans lrsquoHistoria Regum Britanniae de Geoff roy de Monmouth (env 1139) ouvrage qui retrace lrsquohistoire des rois de Bretagne de la fondation agrave la fi n du royaume les passages historiques alternent avec des eacutepisodes qui puisent dans les traditions folkloriques surtout celles du Pays de Galles drsquoougrave son auteur eacutetait originaire Le reacutecit donne au lecteur moderne lrsquoimpression de glisser sans cesse de la chronique agrave la leacutegende

Le combat entre Arthur et Rithon le geacuteant coupeur de barbes est sans conteste un de ces moments tregraves riches en eacuteleacutements folkloriques Lors de sa victoire sur le geacuteant du Mont Saint-Michel Arthur partage avec ses compa-gnons un souvenir de son passeacute en racontant laquo qursquoil nrsquoavait pas rencontreacute pa-reille force depuis le jour ougrave il avait tueacute sur le mont Aravius le geacuteant Rithon qui lrsquoavait inciteacute au combat raquo1 On apprend alors que Rithon eacutetait un terrible geacuteant qui srsquoeacutetait confectionneacute des fourrures avec les barbes des rois qursquoil avait tueacutes ou vaincus2 Il deacutesirait maintenant la barbe drsquoArthur et ordonnait au roi de se la couper et de la lui envoyer En reconnaissant le prestige et la puissance drsquoArthur qui lrsquoemportait sur tous les autres rois Rithon promettait de placer sa barbe au-dessus des autres Lrsquoalternative agrave la remise volontaire de la barbe

1 Geoffroy de Monmouth Histoire des rois de Bretagne traduit et commenteacute par Laurence Mathey-Maille Paris Les Belles Lettres 1992 p 234 Le texte latin est agrave lire dans la reacutecente eacutedi-tion critique par Michael Reeve Geoffrey of Monmouth The history of the kings of Britain An edition and translation of laquo De gestis Britonum raquo (laquo Historia Regum Britanniae raquo) edition by Mi-chael D Reeve translation by Neil Wright Woodbridge The Boydell Press 2007 Citeacutee doreacutena-vant dans les notes comme HRB Le mont Aravius pourrait ecirctre le Snowdon au Pays de Galles mais lrsquoidentification nrsquoest pas certaine (JSP Tatlock The legendary history of Britain Geoffrey of Monmouthrsquos Historia regum Britanniae and its early vernacular versions Berkeley University of California Press 1950 p 64-65)

2 Le texte latin utilise le verbe ambigu peremo (HRB sect 16598)

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eacutetait le combat Celui-ci va bien sucircr avoir lieu car Arthur refuse de donner sa barbe aussi facilement Apregraves une lutte tregraves dure le roi bat le geacuteant et gagne sa barbe et les fourrures3

Au sein de lrsquoHistoria Regum Britanniae ce reacutecit reacutetrospectif possegravede une forte valeur symbolique Drsquoabord comme Huguette Legros lrsquoa bien deacutemon-treacute4 les combats entre heacuteros et geacuteants marquent toujours dans lrsquoHistoria le moment drsquoun eacutechange de domination lors de leur arriveacutee en Bretagne avant de srsquoinstaller dans lrsquoIcircle les Troyens doivent laquo chasser les geacuteants qursquoils trouvegrave-rent dans les cavernes des montagnes raquo5 le combat du Mont Saint-Michel veacute-ritable double du combat contre Rithon laquo preacutefigure comme une sorte de mise en abyme la guerre drsquoArthur contre Rome raquo6 et annonce la victoire bretonne De plus la place de notre reacutecit dans le ldquotempsrdquo de lrsquoHistoria a quelque chose drsquoexceptionnel car il coupe la structure chronologique lineacuteaire pour srsquoouvrir aux plis de la meacutemoire drsquoArthur

Lrsquoexploit contre Rithon se place agrave un moment geacuteneacuterique du passeacute drsquoArthur7 drsquoougrave il surgit avec toute sa puissance pour expliciter lrsquoessence et le destin du heacuteros guerrier insurpassable et deacutefenseur du territoire contre la menace exteacute-rieure personnifieacutee par le geacuteant Le personnage drsquoArthur conserve ici les traits du heacuteros archaiumlque et eacutepique auquel il revient de combattre contre les geacuteants

3 HRB sect 16595-104 laquo Dicebat autem se non inuenisse alium tante uirtutis postquam Ritho-nem gigantem in Arauio monte interfecit qui ipsum ad preliandum inuitauerat Hic namque ex barbis regum quos peremerat fecerat sibi pelles et mandauerat Arturo ut suam barbam diligenter excoriaret atque excoriatam sibi dirigeret et quemadmodum ipse ceteris praeerat regibus ita in honore eius eam ceteris barbis superponeret sin autem prouocabat eum ad proelium et qui for-tior superuenisset pelles et barbam deuicti tulisset Inito itaque certamine triumphauit Arturus et barbam alterius cepit et spolium et postea nulli fortiori illo ouiauerat ut superius asserebat raquo

4 Huguette Legros laquo Arthur contre le geacuteant Un combat symbolique raquo dans Le Roman de Brut entre mythe et histoire Actes du colloque Bagnoles de lrsquoOrne septembre 2001 textes reacuteunis par Claude Letellier et Denis Huumle Orleacuteans Paradigme 2003 p 35-46

5 Laurence Mathey-Maille Histoire des Rois p 49 Les geacuteants eacutetaient les premiers habi-tants de lrsquoicircle

6 Huguette Legros laquo Arthur contre le geacuteant raquo art cit p 44 Lrsquoanalyse tregraves habile drsquoHuguet-te Legros deacutebute par le recircve drsquoArthur pendant la traverseacutee de la Manche et son explication fort symbolique qui laquo nous invite [] agrave nous interroger sur les rapports qui peuvent exister entre ce combat [le combat contre le geacuteant de Mont Saint-Michel] (et ses significations) et la lutte meneacutee par Arthur pour se libeacuterer du joug de Rome raquo (p 39)

7 Geoffroy de Monmouth ne situe pas avec preacutecision le moment du combat entre Arthur et Rithon Celui-ci preacuteceacutedant le combat du Mont Saint-Michel on peut supposer qursquoil est advenu au deacutebut de la carriegravere guerriegravere drsquoArthur mais apregraves le couronnement (le geacuteant reconnaicirct la su-peacuterioriteacute drsquoArthur sur les autres rois ipse ceteris praerrat regibus HRB 156100)

241Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

de garantir la seacutecuriteacute temporelle de son peuple et du territoire Arthur com-bat seul avec son eacutepeacutee les deux terribles monstres8

Rithon incarne drsquoailleurs la menace la plus grande pour la consolidation du royaume Sa deacutefaite marque la maturiteacute drsquoArthur la consolidation de son pou-voir Agrave la fin du combat Arthur devient le proprieacutetaire de la barbe du geacuteant et des fourrures fabriqueacutees avec les barbes de tous les rois crsquoest-agrave-dire qursquoil deacutetient tout leur pouvoir La barbe repreacutesente en effet lrsquoessence mecircme de ses proprieacutetaires elle symbolise agrave la fois la vigueur corporelle de lrsquohomme sa maturiteacute et sa sagesse et lui couper la barbe constitue donc un grave affront Le symbolisme de la barbe qursquoil ne convient pas drsquoapprofondir ici est tregraves reacute-pandu dans des cultures et des milieux varieacutes9 Il suffira de remarquer pour ne pas trop srsquoeacuteloigner du milieu de lrsquoHistoria Regum Britanniae qursquoil est bien preacutesent dans la litteacuterature celtique10 qui eut une telle influence sur la culture et lrsquoimaginaire de Geoffroy de Monmouth et qursquoon en trouve plusieurs exem-ples dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge11

8 Ceci est manifeste dans lrsquoaventure du mont Saint-Michel lorsque Arthur donne lrsquoordre agrave ses compagnons Beduer et Keu qui lrsquoaccompagnent dans la mission de le laisser attaquer seul le monstre (sect 16571) Apregraves la victoire Beduer coupe la tecircte du geacuteant et la victoire sera ceacuteleacutebreacutee par toute lrsquoarmeacutee bretonne Pour les aspects archaiumlques de la royauteacute arthurienne voir Domini-que Boutet Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire Paris Champion 1992 surtout p 114-115 292 et sqq

9 On pourra consulter un dictionnaire des symboles comme par exemple lrsquoEncyclopeacutedie des Symboles eacuted franccedilaise eacutetablie sous la direction de Michel Cazenave Paris Librarie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1996

10 On peut penser agrave Culwych et Olwen (Culhwch and Olwen eacuted Rachel Bromwich et D Simon Evans Cardiff University of Wales Press 1992) pour lequel les eacutediteurs parlent drsquoune vraie ob-session pour les barbes et ougrave on trouve mecircme des liens entre geacuteants et barbes le geacuteant Ysbadad-den doit se raser agrave lrsquooccasion du mariage de sa fille avec Culwych la plupart des eacutepreuves que le futur eacutepoux doit reacuteussir sont lieacutees agrave la deacutecouverte des outils qui vont servir agrave cette tache Dans le catalogue de Aarne-Thompson (Antti Aarne - Stith Thompson The Types of the folktale a classification and bibliography Helsinki Suomalainen tiedeakatemia 1961) le motif folklorique P 6721 Fur made from beards of conquered kings est signaleacute comme eacutetant drsquoorigine galloise

11 Pour ne mentionner que quelques exemples dans Huon de Bordeaux Charlemagne or-donne agrave Huon de se rendre en Babylonie pour prendre la barbe et quatre dents de lrsquoeacutemir dans Floovant au deacutebut du roman le jeune protagoniste coupe la barbe de son maicirctre Cet acte est tellement reacutepreacutehensible que Floovant sera puni drsquoexil On explique par ailleurs que la tonte for-ceacutee de la barbe eacutetait reacuteserveacutee aux voleurs laquo Seignors a ice tens que vos ici oez Adonc estoient tuit li prodome barbez Et li clers et li lais li prestes coronez Et quant [aucuns estoit] aperceuz drsquoanbler Donques li faccediloit lrsquoen les grenons a ouster Et trestoz les forccedilons de la barbe coper Lores estoit hontous honiz et vergondez Si qursquoil ne parousoit entre gantz converser Et quant il estoit pris a mort estoit livrez raquo (Floovant Chanson de geste du XIIe siegravecle eacuted Sven Andolf Uppsala Almquist amp Wiksells Boktryckeri-A-B 1941 v 63-71) Le thegraveme des barbes coupeacutees

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Lrsquoeacutepisode mecircme qui nous concerne ici le combat entre Rithon et Arthur pour la barbe drsquoArthur a eu un certain succegraves dans la litteacuterature franccedilaise succegraves strictement lieacute agrave la reacuteception de lrsquoHistoria Regum Britanniae qui abou-tit en premier lieu agrave des adaptations en vers en milieu anglo-normand le Ro-man de Brut de Wace (1155) et une traduction moins connue en laisses mo-norimes drsquoalexandrins (Harley Brut ou Geste de Bretuns dateacute de la deuxiegraveme moitieacute du XIIe siegravecle)12

En ce qui concerne le traitement du duel entre le roi et le geacuteant Rithon les deux traductions nrsquooffrent pas de surprises car elles suivent fidegravelement la source latine Il faut pourtant souligner que conserver lrsquoeacutepisode relegraveve drsquoun choix drsquoautant plus que celui-ci est indeacutependant de lrsquoeacutevolution du reacutecit et qursquoil aurait pu ecirctre eacutelimineacute sans inconveacutenient manifeste13 Tout en conservant les eacuteleacutements preacutesents chez Geoffroy les deux textes selon une habitude propre

est inseacutereacute laquo dans le cadre des coutumes eacutetranges et peacuterilleuses raquo dans le Perlesvaus au Chastel des Barbes la porte est orneacutee par les tecirctes et les barbes des chevaliers vaincus par les champions du chacircteau (Francis Dubost Aspects fantastiques de la litteacuterature narrative meacutedieacutevale XIIe-XIIIe siegravecles LrsquoAutre lrsquoAilleurs lrsquoAutrefois Paris Champion 1991 p 613 dans cet ouvrage le para-graphe 19IV3b p 610-613 est deacutedieacute agrave laquo Ritho Ritto Rion Ris le coupeur de barbe raquo)

12 Pour le Brut de Wace je cite drsquoapregraves lrsquoeacutedition drsquoIvor Arnold Le Roman de Brut de Wace 2 vol Paris SATF 1938-40 pour le Harley Brut voir Bryan Blakey laquo The Harley Brut An early French translation of Geoffrey de Monmouthrsquos Historia Regum Britanniae raquo Romania 84 p 44-70 Blakey eacutedite une partie de la traduction en alexandrins qui nrsquoest drsquoailleurs conserveacutee que partiellement (nous restent 3492 vers drsquoun ouvrage originaire bien plus long) Une eacutedition inteacute-grale fait lrsquoobjet de ma thegravese doctorale Una traduzione anglonormanna dellrsquolaquo Historia Regum Britanniae di Goffredo di Monmouth raquo la laquo Geste de Bretuns raquo in alessandrini (Harley Brut) Studio ed edizione Critica Tesi di Dottorato Universitagrave degli Studi di Siena aa 2009-2010 Voir aussi Beatrice Barbieri laquo Una traduzione anglonormanna dellrsquoHistoria Regum Britanniae la Geste de Bretuns in alessandrini (Harley Brut) raquo Atti del Convegno della Societagrave Internaziona-le Arturiana (sezione italiana) Pisa 10-11 ottobre 2010 (agrave paraicirctre) Outre ces deux Brut il y a drsquoautres traductions en vers de lrsquoHistoria (Royal Brut Munich Brut etc) Aucune nrsquoest pourtant complegravete ni ne contient le passage qui correspond au chapitre 165

13 Dans le Brut en prose anglo-normande (Julia Marvin The Oldest Anglo-Norman prose Brut Chronicle An edition and translation Woodbridge The Boydell Press 2006) par exem-ple apregraves lrsquoaventure du Mont Saint-Michel il nrsquoy a pas drsquoallusion agrave Rithon Pour drsquoautres versions franccedilaises en prose que je nrsquoanalyse pas ici voir Heacutelegravene Teacutetrel laquo Arthur et le geacuteant aux barbes genegravese et circulation drsquoun eacutepisode fondateur raquo dans Histoires des Bretagnes1 Les mythes fon-dateurs Brest CRBC-UBO 2010 p 167-181 qui donne des transcriptions baseacutees sur lrsquoeacutedition de Geacuteraldine Veysseyre Translater Geoffroy de Monmouth trois traductions en prose franccedilaise de lrsquolaquo Historia regum Britanniae raquo (XIIIe-XVe siegravecles) thegravese de doctorat Paris-Sorbonne 2002 Lrsquoeacutetude fort inteacuteressante de Mme Teacutetrel sur le sujet comprend lrsquoanalyse de plusieurs exemples et inclut outre les textes franccedilais les Brut anglo-saxon gallois et norrois la Saga de Tristan nor-roise et la Mort drsquoArthur de Malory

243Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

aux traducteurs meacutedieacutevaux amplifient et ajoutent quelques deacutetails (surtout en ce qui concerne les moments drsquoaction et de violence) donnant de la cou-leur au reacutecit historique

Bien plus remarquable est le fait qursquoon trouve une reprise de notre eacutepisode chez Thomas dans le Roman de Tristan (fragment Sneyd I)14 Il srsquoagit du seul passage conserveacute du roman directement emprunteacute agrave lrsquoHistoria ou bien agrave une de ses traductions15 Non seulement le sujet mais aussi la technique narrative rappellent lrsquoHistoria le reacutecit prend place autour drsquoune digression car un ex-ploit de Tristan offre le preacutetexte pour raconter la fameuse aventure drsquoArthur

Yseut assise dans sa chambre pense agrave Tristan

Encore le quide ele en EspaigneLa u il ocist le jaiant Le nevod a lrsquoOrguillos grantKi drsquoAfriche ala requerePrinces e reis de tere en tereOrguillos ert hardi e pruzSi se cumbati a tuzPlusurs afolat e ocistE les barbes des mentuns pristUnes pels fist des barbes granz Hahuges e bien traiumlnanz Parler oiuml del rei Artur Ki en tere out si grant honurTel hardement e tel valurVencu ne fut unc en esturA plusurs combatu srsquoesteit

14 Je cite drsquoapregraves lrsquoeacutedition Tristan et Iseut Les poegravemes franccedilais La saga norroise textes origi-naux et inteacutegraux preacutesenteacutes traduits et commenteacutes par Daniel Lacroix et Philippe Walter Pa-ris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1989 p 368-373 ougrave le passage qui nous inteacuteresse se trouve aux vers 663-753

15 Selon Arianna Punzi la version du duel entre Arthur et Rithon du Roman de Tristan deacuterive-rait directement de lrsquoHistoria (laquo Materiali per la datazione del Tristan di Thomas raquo Cultura Neo-latina XLVIII 1988 p 9-71) mais les laquo riprese testuali raquo repeacutereacutees par A Punzi (p 15) pourraient bien remonter agrave lrsquoune des traductions de lrsquoHistoria Pour le succegraves du combat entre Arthur et Ri-thon dans la tradition tristanienne voir Adrian Stevens laquo Killing Giants and Translating Empi-res The History of Britain and the Tristan Romances of Thomas and Gottfried raquo dans Bluetezeit Festschrift Pete Johnson ed Mark Chinca Joachim Heinzle und Christopher Young Tuumlbingen Niemeyer 2000 p 411-26 et Heacuteleacutene Tegravetrel laquo Arthur et le geacuteant raquo art cit p 175-176 Pour les deux auteurs qui drsquoailleurs ne connaissent pas lrsquoarticle de A Punzi il nrsquoy a pas de doute que Thomas laquo borrows from Wacersquos history raquo (Adrian Stevens laquo Killing giants raquo art cit p 409)

244 Beatrice Barbieri

E trestuz vencu aveitQuant li jaianz cest oiumlMande lui cum sun amiQursquoil aveit une noveles pelsMais urle i failli e tassels (v 663-683)

Comme si la convoitise de barbes eacutetait une tare familiale le geacuteant tueacute par Tristan est le neveu du geacuteant coupeur de barbes qui avait deacutefieacute Arthur Thomas ne mentionne pas le nom de Rithon et utilise lrsquoeacutepithegravete lsquoorguillosrsquo Le terme est deacutejagrave associeacute agrave Rithon dans Wace et dans la traduction en alexandrins (Par grant orguil e par fierteacute Avei le rei Artur mandeacute Wace v 11571-2 Par orgoil me de-manda ma barbe od le gernun Harley Brut v 281) tandis que Geoffroy de Mon-mouth ne connotait pas le monstre Selon Thomas le geacuteant vient drsquoAfrique

Apregraves avoir introduit le personnage du geacuteant coupeur de barbes Thomas raconte lrsquohistoire du manteau de barbes et du duel contre Arthur (v 670-729) Si la version offerte par Thomas ne comporte pas de veacuteritables changements quant aux personnages et aux eacuteveacutenements narreacutes elle teacutemoigne de lrsquointeacuterecirct de ce combat aux couleurs eacutepiques pour un lecteur aussi prestigieux que Tho-mas un inteacuterecirct qui deacutepasse le cadre des chroniques geacuteneacutealogiques bretonnes Thomas se sert de lrsquoeacutepisode mecircme srsquoil laquo a la matire nrsquoafirt mie raquo16 pour creacuteer des liens entre la figure de Tristan et celle drsquoArthur qui ont tous deux reacuteussi dans lrsquoexploit de la victoire sur le geacuteant17 Chasser les geacuteants est comme nous lrsquoavons dit une tacircche reacuteserveacutee aux vrais heacuteros

Si avec le Tristan on est sorti du contexte de lrsquohistoire du royaume arthu-rien on y retourne avec les Premiers Faits du Roi Arthur (dateacutes du milieu du XIIIe siegravecle) texte eacutegalement connu sous le nom de Merlin-Vulgate ou Suite Vulgate ou encore Suite historique du Roman de Merlin18 Dans la vaste compi-

16 Tristan v 730 Thomas se sent obligeacute de justifier cette digression qui nrsquoest pas neacutecessaire dans lrsquoeacuteconomie du reacutecit laquo A la matire nrsquoafirt mie Nequedent boen est quel vos die Que niz a cestui cist esteit Ki la barbe aveir voleit Del rei e del empereur Cui Tristan servi a cel jor Quant il esteit en Espagne Ainz qursquoil repairast en Bretaigne raquo (v 730-736)

17 Notons que tandis qursquoArthur se bat pour soi et pour sa barbe Tristan se bat au service de lrsquoempereur drsquoEspagne qui a eacuteteacute menaceacute par le geacuteant Comme deacutejagrave indiqueacute plus haut (cf note 8) le geacuteant srsquooppose au pouvoir royal Adrian Stevens voit dans ce deacutetail du Tristan une critique de la royauteacute laquo Tristan fights in a world where unheroic kings no longer follow the example of Ar-thur by fighting their own fights raquo (laquo Killing giants raquo art cit p 412)

18 Le Livre du Graal I Joseph drsquoArimathie Merlin Les Premiers Faits du roi Arthur Paris Gallimard 2001 eacuted preacutepareacutee par Daniel Poirion publieacutee sous la direction de Philippe Walter avec la collaboration drsquoAnne Berthelot Robert Deschaux Iregravene Freire-Nunes et Geacuterard Gros

245Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

lation en prose que les eacutediteurs de lrsquoeacutedition la plus reacutecente ont nommeacutee Le livre du Graal les Premiers Faits se placent entre le Merlin et le Lancelot et racon-tent les eacuteveacutenements qui suivent le couronnement drsquoArthur crsquoest-agrave-dire princi-palement les guerres qursquoArthur doit mener pour agrandir le royaume et assu-rer son pouvoir19 Selon Philippe Walter le compilateur des Premiers Faits se serait inspireacute du Roman de Brut laquo premier canevas coheacuterent et complet de la vie drsquoArthur de sa naissance agrave sa mort raquo20 qursquoil aurait consideacuterablement am-plifieacute et enrichi drsquoautres mateacuteriaux Parmi les modifications les plus saillantes on remarque une extension du rocircle du geacuteant ici appeleacute Rion (et non plus Ri-thon) Il est le protagoniste de plusieurs eacutepisodes dans le reacutecit et a changeacute de statut social devenu roi il est appeleacute agrave la fois roi drsquoIrlande seigneur des geacuteants et des Saxons laquo Rion des Illes raquo et laquo sires et gouvernerres de toute la terre drsquoOccident raquo En tant que roi il guide son armeacutee dans des batailles longues et sanguinaires contre les Bretons Lors de sa premiegravere apparition il est aussitocirct connoteacute par le macabre vecirctement que nous connaissons le manteau de bar-bes Arthur le reconnaicirct dans la mecircleacutee laquo a la couverture dont il estoit couvers car toutes ses couvertures estoient plainnes de barbes et de couronnes raquo21 Ar-thur le rejoint lrsquoattaque et lrsquoabat mais les troupes secourent leurs comman-dants respectifs et lrsquoaffrontement se geacuteneacuteralise Les Bretons lrsquoemportent sur les Saxons qui srsquoenfuient et sont pourchasseacutes par les Bretons Arthur rattrape Rion dans une profonde valleacutee ougrave ils srsquoaffrontent en combat singulier Lrsquooppo-sition entre le heacuteros et le geacuteant rappelle le modegravele biblique de David contre Go-liath Arthur est petit et jeune et Rion est grand puissant22 Finalement Rion

doreacutenavant citeacute comme Premiers Faits Le texte se lit aussi dans le vol II (LrsquoEstoire de Merlin) de Sommer H O The Vulgate Version of the Arthurian Romances 8 vols Washington Carnegie Institute 1908-1916

19 Selon Michelle Szkilnik (laquo La jeunesse guerriegravere drsquoArthur raquo dans Jeunesse et genegravese du royaume arthurien Les laquo Suites raquo romanesques du laquo Merlin en prose raquo Actes du Colloque des 27 et 28 avril 2007 Eacutecole Normale Supeacuterieure Paris eacutetudes reacuteunies par Nathalie Koble et alii Pa-radigme Orleacuteans 2007 p 17-32) ce sont justement laquo les romans qui srsquointeacuteressent au deacutebut du regravegne drsquoArthur [qui] renouent en partie avec la tradition du roi heacuteroiumlque raquo (p 17) tradition ma-nifeste dans le combat entre Arthur et Rithon M Szkilnik analyse drsquoailleurs notre eacutepisode dans les Premiers Faits (Suite Vulgate) et la Suite du roman de Merlin

20 Premiers Faits p 180821 Premiers Faits sect 29822 Premiers Faits sect 302 p 1106 Arthur est acircgeacute de 18 ans (28 selon certains manuscrits) et il

est appeleacute enfant (p 1110) Le geacuteant laquo estoit grans et fors a merveilles sor tous les homes que on seuumlst et avoit bien ce dist li contes xiv pieacutes de lonc des pieacutes qui adont estoient raquo (p 1106)

246 Beatrice Barbieri

reacutechappe de ce combat et agrave la suite de plusieurs eacuteveacutenements23 rentre dans son pays blesseacute par le roi Ban On entendra parler de lui plus avant dans le reacutecit lorsqursquoil assiegravege la ville de Carmeacutelide pour se venger de sa preacuteceacutedente deacutefai-te24 Crsquoest agrave ce moment-lagrave que Rion envoie un messager agrave la cour du roi Arthur pour lui demander sa barbe Le passage est inseacutereacute dans une scegravene courtoise le messager arrive agrave Camelot agrave la mi-aoucirct pendant un repas fastueux ougrave Keu sert agrave table Son message est transmis oralement ainsi que sous la forme drsquoune lettre qui est lue devant la cour par lrsquoarchevecircque Dubrice et dans laquelle Rion explique lrsquohistoire du manteau et exige la barbe drsquoArthur

laquo Si te conmant que tu mrsquoenvoies ta barbe par un ou par ii de tous tes meillours amis Et puis vien a moi et deviegnes mes hom e tiengnes et re-ccediloives de moi en bone pais ta terre Et se tu ce ne vels faire laisses ta terre et trsquoen vais en essil Car si tost come je aurai conquis le roi Leodegam je men-rai toute mon ost sor toi et te ferai escorchier ta barbe et traire fors de men-ton arrebours ce saces tu tout de vraiement raquo (sect 722 p 1532)

Apregraves la lecture de la lettre et le refus drsquoArthur de ceacuteder sa barbe drsquoautres aventures srsquoinsegraverent dans la narration comme il est freacutequent dans les romans en prose avant que le combat puisse enfin avoir lieu25 Sur une prairie devant toute la cour se deacuteroule une lutte longue et violente Enfin Arthur lrsquoemporte et tran-che la tecircte de lrsquoennemi avec Marmiadoise lrsquoeacutepeacutee du geacuteant qui avait appartenu agrave son ancecirctre Hercule La victoire est ceacuteleacutebreacutee par tous les princes Srsquoensuit une peacuteriode de paix car Arthur a finalement laquo apaiseacute sa terre et mis a repos raquo26

Comme nous lrsquoavons dit les Premiers Faits tout en ajoutant des mateacuteriaux tregraves varieacutes suivent encore dans une certaine mesure le deacuteroulement chro-nologique adopteacute par Geoffroy de Monmouth Crsquoest plus loin dans le reacutecit au moment qui preacutecegravede le combat contre les Romains que se trouve lrsquoeacutepisode du geacuteant du Mont Saint-Michel Mais le compilateur supprime agrave ce moment-lagrave tout souvenir de lrsquoancien combat drsquoArthur contre le geacuteant coupeur de barbes Comme lrsquoa bien noteacute Michelle Szkilnik la comparaison avec le geacuteant du Mont Saint-Michel nrsquoest plus pertinente dans les Premiers Faits car Rion est ici de-venu un laquo puissant seigneur descendant drsquoHercule [] rattacheacute agrave la seacuterie des

23 Premiers Faits sect 302-31624 Premiers Faits sect 72125 Premiers Faits sect 738-74326 Premiers Faits sect 742

247Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

grands chefs saxons qursquoArthur affronte tour agrave tour au deacutebut de son regravegne raquo27Le Rion des Premiers Faits conserve plusieurs traits de lrsquoancien geacuteant - sa

violence barbare sa convoitise aveugle symboliseacutee par le manteau de barbes et surtout son opposition agrave Arthur Mais il est deacutesormais devenu roi et chef drsquoarmeacutee qui conduit les troupes ennemies contre Arthur

Il est aussi question ailleurs drsquoun roi srsquoappelant Rion des Illes agrave savoir dans le Conte du Graal de Chreacutetien de Troyes au moment ougrave Perceval veut se ren-dre agrave la cour drsquoArthur et demande agrave un charbonier la direction pour Cardoeil Lrsquohomme lui indique la voie en ajoutant qursquoil trouvera le roi laquo liegrave et dolant raquo car avec laquo tote srsquoost Srsquoest au roi Rion conbatuz Li rois des Illes est vaincu Et de crsquoest li rois Artus liez Et de ses barons correciez Qui as chasteacutes se departirent La ou lor meillor sejor virent Nrsquoil ne set comant il lor va raquo28 La critique a deacute-battu la question de lrsquoidentiteacute possible du Rion du Conte du Graal et du Rithon de lrsquoHistoria29 sans arriver agrave une conclusion satisfaisante Puisque Chreacutetien ne mentionne ni le gigantisme ni le manteau de barbes traits par ailleurs consubs-tantiels au Rithon de lrsquoHistoria il ne me semble pas qursquoil y ait des indices suffi-sants pour identifier les deux personnages La tradition consistant agrave amalgamer le Rion roi et chef drsquoarmeacutee vaincu agrave la guerre par Arthur et le Rithon geacuteant au manteau de barbes vaincu en combat singulier tradition repreacutesenteacutee par les Premiers Faits pourrait donc ecirctre posteacuterieure agrave Chreacutetien

Cette eacutevolution de Rion ndash le fait drsquoecirctre roi et drsquooccuper un rocircle plus impor-tant dans lrsquoentrelacement du roman ndash se manifeste dans deux autres textes le Chevalier as deus espees et la Suite du roman de Merlin

Dans le Chevalier as deus espees30 roman en vers dateacute entre 1210 et 1235 le reacutecit srsquoouvre sur un dicircner de Pentecocircte agrave Cardoeil et lrsquoarriveacutee soudaine drsquoun messager de la part du roi Ris drsquooutre-Ombre31 Ris a deacutejagrave battu neuf

27 M Szkilnik laquo La jeunesse guerriegravere drsquoArthur raquo art cit p 31 Doreacutenavant citeacute comme laquo La jeunesse raquo

28 Chreacutetien de Troyes Romans de la table ronde Le Conte du Graal eacuted Charles Meacutela Paris Librairie geacuteneacuterale franccedilaise 1994 v 808-815

29 Cf Ernst Brugger Zeitschrift fuumlr franzoumlsische Sprache und Literatur XLIV 1917 p 45-60 (compte rendu de Annette B Hopkins The Influence of Wace on the Arthurian Romances of Chreacutetien de Troyes Manasha Wis 1913 University of Chicago Dissertation) et Margaret Pelan LrsquoInfluence du Brut sur les romanciers franccedilais de son temps Genegraveve Slatkine Reprints 1974 (eacuted orig Paris 1931) p 64-65

30 Le chevalier as deus espees eacuted Paul Vincent Rockwell Cambridge Brewer 2006 Lrsquoeacutedition de Wendelin Foester (Le chevalier as deus espees Halle Niemeyer 1877) reste toujours utile

31 Ombre est le fleuve Humber en Angleterre et outre-Ombre signifie donc lsquoau-delagrave du fleuve

248 Beatrice Barbieri

rois qui sont devenus ses hommes-liges32 et assieacutegeacute les terres de la dame de Caradigan Crsquoest maintenant au tour drsquoArthur de se soumettre Le discours du messager lrsquoexplique clairement

Si veut [scil Ris] krsquoencontre lui vegnieacutesEt ke vostre terre preignieacutesDe lui ndash et il vous croistra ndashU se ce non il enterraEn vostre terre a si grans faisEt a tel force ke ja maisNrsquoen istra devant krsquoil vous aitDesireteacute et a soi traitTout vostre regne a sa devise (v 241-249)

Dans le Chevalier as deus espees le cadre historique de lrsquoHistoria Regum Britanniae a disparu et lrsquoatmosphegravere est pleinement courtoise Notre geacuteant-roi a perdu toute trace de gigantisme il ne lui reste que la macabre passion dis-tinctive pour les barbes drsquoautrui Son nom a aussi un peu changeacute en devenant Ris Comme le souligne Paul Vincent Rockwell eacutediteur du roman lorsqursquoil relegraveve les nombreux traits parodiques propres au texte laquo instead of calling him Rithon or Rion [] the Chevalier as deus espees chooses to call him lsquoRisrsquo which could be read to mean in Old French lsquolaughterrsquo At the beginning of this romance then an invasion led by laughter threatens the hierarchy of Arthu-rian identities raquo (p 16) Ris est un roi ennemi qui a envahi le fief de la dame de Caradigan et menace la paix du monde arthurien Les rois que Ris a vaincus lui ont rendu hommage et il voudrait faire de mecircme avec Arthur Le manteau de barbes nrsquoest plus seulement un tropheacutee de guerre mais un cadeau destineacute agrave laquo srsquoamie a cui lrsquoa otreieacute raquo (v 229) la laquo damoisiele drsquoYslande raquo (v 415)

Apregraves lrsquoeacutepisode initial du deacutefi au tribut de la barbe Ris sera le protagoniste drsquoautres eacutepisodes avant drsquoecirctre enfin battu par Meliadus et de se rendre bles-seacute agrave la cour drsquoArthur En oubliant lrsquoaffront du deacutebut du roman Arthur fait preuve de largesse en faisant soigner Ris et en lui rendant sa liberteacute Ris sera drsquoailleurs inteacutegreacute agrave la suite du roi

Humberrsquo au vers 253 Ris est appeleacute roi de Norombellande (Northumbria)32 Cf v 215-228 laquo Sire li rois Ris vous mande Con cil ki puet et vaut asseacutes Keuml il a ja ix ans

passeacutes Krsquoil est issus de son paiumls Et en ces ix ans a conquis Tout par force et par vasselaige IX rois ki li ont fait homage Srsquoa a cascun son fief creuuml Drsquoentor lui ne se sont meuuml Ains le servent o lor maisnies Si a a cascun escorcies Les barbes et si en fera Penne a i mantel et lrsquoavra Srsquoamie a cui lrsquoa otreieacute raquo

249Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

La Suite du Roman de Merlin33 (ou Suite romanesque du Merlin aussi connue sous le nom de Merlin-Huth) preacutesente de nombreuses ressemblan-ces avec le Chevalier as deus espees qui drsquoapregraves Gilles Roussineau a eacuteteacute lrsquoune de ses sources34 Comme dans celui-ci le reacutecit est courtois et eacuteloigneacute du contexte historique breton Ici non plus Rion nrsquoest un geacuteant mais seulement un roi laquo sires de Norgales raquo Lors drsquoune fecircte agrave Carlion le messager de Rion se rend agrave la cour drsquoArthur et ordonne au roi drsquoenvoyer agrave Rion sa barbe pour qursquoil la fasse coudre sur son manteau en signe de soumission

laquo Rois Artus che te mande le rois Rions li sires de Norgales qursquoil a conquis tresqrsquoa XI rois qui tout sont en son service Et en remembrance de ceste vic-toire a il pris de chascun des rois la barbe et en a fait orler un sien mantel Mais pour chou qursquoil te prise plus que nul qursquoil ait conquist te mande il que se tu ne veuls perdre ta terre vien a lui et se li fai houmage et la rechoif de li Et a cest commandement li envoie ta barbe il le fera metre es ataches de son mantiel Et ensi le fais qursquoil te mande u autrement te ne pues faillir qursquoil ne te toille ta terre car encontre son pooir ne poroies tu durer raquo (sect71)

Arthur reacutepond avec un mot ironique invoquant sa propre jeunesse laquo Biaus amis il ne me samble mie que ja soie chis a qui li rois Rions trsquoen-voia car je nrsquoeuch onques barbe trop sui encore jovenes Et se je encore bien lrsquoavoie ne lrsquoaroit il pas miex ameroie avoir perdu le cief raquo (sect 71)

Lrsquoeacutepisode du manteau de barbes se reacuteduit agrave ce bref eacutechange Il ne sera plus fait allusion agrave ce sujet et la confrontation directe entre Rion et Arthur nrsquoaura pas lieu plus avant dans le reacutecit dans un enchaicircnement drsquoeacuteveacutenements qui rappelle encore le Chevalier as deus espees Rion envahit les terres drsquoArthur et assiegravege le chacircteau de Tarabel35 Cependant Balaain le fait prisonnier pen-dant qursquoil se rend agrave un rendez-vous drsquoamour36 et le conduit agrave la cour drsquoAr-thur ougrave Rion precircte hommage au roi37

Comme dans le Chevalier as deus espees lrsquoopposition entre Rion et Arthur

33 La Suite du Roman de Merlin eacutedition critique par Gilles Roussineau 2 vols Genegraveve Droz 1996 reacuteeacuted 1 vol Genegraveve Droz 2006 Doreacutenavant dans les notes Suite Merlin

34 Cf Suite Merlin p xvi 54-55 et 65-7635 Suite Merlin sect 9136 Lrsquoeacutepisode est fondamental dans le deacuteveloppement du roman gracircce agrave la capture de Rion

Balaain regagne la faveur drsquoArthur qursquoil avait perdue apregraves avoir coupeacute la tecircte drsquoune damoi-selle de la cour

37 Cf Suite Merlin sect 156 laquo Chelui jor fist li rois Rions houmage au roi Artus et rechiut sa terre de lui raquo

250 Beatrice Barbieri

est mitigeacutee adoucie38 Rion nrsquoest pas tueacute et Arthur nrsquoest plus le seul qui puisse le battre il est en effet vaincu par un autre chevalier parti agrave lrsquoaventure tandis qursquoArthur est resteacute agrave preacutesider sa cour

Plus on srsquoeacuteloigne de lrsquoHistoria plus le combat entre Arthur et Rion perd graduellement en force symbolique et en violence eacutepique Bien que les eacuteleacute-ments constitutifs fondamentaux (le roi Arthur Rion le manteau la deacute-faite de celui-ci) se soient conserveacutes ils ont neacuteanmoins changeacute Consideacute-rons par exemple le manteau de barbes leitmotiv reacuteguliegraverement preacutesent dans les diffeacuterents reacutecits il ne reste pourtant pas toujours identique agrave lui-mecircme Si dans lrsquoHistoria ses traductions et encore dans les Premiers Faits la question du manteau eacutetait fondamentale dans Le Chevalier as deus es-pees et dans la Suite du Merlin le manteau semble ecirctre deacutesormais un eacuteleacute-ment steacutereacuteotypeacute et bientocirct oublieacute dans lrsquoeacutecoulement de la narration Il est devenu un accessoire bizarre plutocirct qursquoun objet agrave forte valence symboli-que Arthur cesse par ailleurs de vouloir reacutepondre personnellement au deacutefi honteux Son personnage a glisseacute du guerrier aux traits archaiumlques (encore preacutesent dans les Premiers Faits) au roi courtois qui loin du peacute-ril demeure dans la seacutecuriteacute de sa cour39 La conception des pouvoirs et des rocircles sociaux a elle aussi changeacute Dans la reacuteeacutecriture des deux Merlin en prose et du Chevalier as deus espees les ennemis auxquels Rion a cou-peacute la barbe ne sont ni tueacutes ni geacuteneacuteriquement conquis comme dans les autres textes mais lui rendent hommage et deviennent ses hommes-liges De mecircme la menace du geacuteant en cas de refus de la part drsquoArthur eacutetait-elle tregraves violente dans le Brut

E si Artur cuntrediseitCcedilo que Rithon li requereitCors a cors ensemble venissentE cors a cors se combatissentE li quel drsquoels lrsquoaltre ocirreitU que vif veincre le purreitLa barbe euumlst preiumlst les pels (Wace v 11579-86)

38 M Szkilnik parle drsquoun veacuteritable affadissement du personnage de Rion anticipeacute dans la nar-ration par la modeacuteration de la requecircte de la barbe dans la Suite du Merlin laquo Rion parle de pren-dre la barbe de ses ennemis et non de lrsquoescorchier et traire fors del menton arrebours raquo comme dans les Premiers Faits (laquo La jeunesse raquo p 31)

39 Comme le dit M Szkilnik laquo agrave la logique eacutepique qui preacutevaut dans la Suite Vulgate [ici Premiers Faits] se substitue dans la Suite du Merlin une logique romanesque raquo (laquo La jeunesse raquo p 32)

251Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

tandis que dans la Suite on lrsquoa lu la conseacutequence serait que Rion toille la terre drsquoArthur La conception de la rivaliteacute est rentreacutee dans une dynamique feacuteoda-le ou bien courtoise Rion autrefois symbole du pouvoir aveugle qui doit ecirctre aneacuteanti perd peu a peu les traces de sa monstruositeacute en devenant drsquoabord geacuteant-roi (Premiers Faits) puis simplement roi (Chevalier as deus espees Suite du Merlin) Cessant drsquoecirctre un monstre il peut mecircme ecirctre eacutepargneacute et inteacutegreacute agrave la socieacuteteacute des hommes

Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

Lucia BaronciniUniversitagrave di Bologna

Aujourdrsquohui on a perdu la conception du pouvoir magique des mots si on dit donc agrave quelqursquoun drsquoaller au diable personne ne pensera jamais qursquoun diable va arriver et lrsquoemporter avec soi Au Moyen Age les choses eacutetaient diff eacuterentes1 En 1256 dans lrsquoeacutevecirccheacute de Toulouse une femme eacutepuiseacutee par les maladresses de son fi ls lui crie laquo Je ne veux plus que tu sois mon fi ls je te recommande agrave cinquante milliers de diables raquo Sur le moment rien ne se passe mais agrave minuit les diables arrivent prennent le garccedilon endormi et cherchent agrave lrsquoemporter avec eux en passant par la chemineacutee heureuse-ment le garccedilon se reacuteveille et se recommande agrave la Vierge Le nom de Marie est suffi sant les diables lacircchent prise et il tombe dans la cendre il est sauf mais restera boiteux (et on sait qursquoecirctre boiteux ou estropieacute est le signe drsquoun contact physique avec Dieu ou avec le diable)

Lrsquohistoire que je viens de raconter est un miracle de la Vierge il srsquoagit de la version que lrsquoon trouve dans le recueil latin eacutediteacute par Thomas Crane2 dont la seule traduction en langue vernaculaire que je connaisse se trouve dans la collection italienne du XVe siegravecle que je suis en train drsquoeacutetudier3 En bref il srsquoagit du miracle de lrsquoenfant voueacute au diable dont la version la plus commune commence drsquoailleurs avec la rupture drsquoun vœu de chasteteacute lors de lrsquoengen-drement de lrsquoenfant en question4 Dans lrsquoIndex miraculorum compileacute par le

1 Voir Carla Casagrande et Silvana Vecchio I peccati della lingua disciplina ed etica della parola nella cultura medioevale Rome Istituto della Enciclopedia Italiana 1987 (trad fr Les Peacute-cheacutes de la langue Paris Cerf 1991)

2 Voir Thomas F Crane laquo Miracles of the Virgin raquo Romanic Review No 2 1911 p 235-2793 Il srsquoagit drsquoune collection anonyme et ineacutedite appeleacutee Livre du naufrage par Mary Vincen-

tine Gripkey laquo Mary Legends in Italian Manuscripts in the Major Libraries of Italy raquo Mediaeval Studies No 14 1952 p 9-47 M V Gripkey a enrichi lrsquoeacutetude des manuscrits italiens de mi racles que Levi avait commenceacute voir Il libro dei Cinquanta Miracoli della Vergine publieacute par Ezio Levi Bologne Romagnoli DallrsquoAcqua 1917

4 Il srsquoagit drsquoune variante du pacte avec le diable voir Alfonso DrsquoAgostino laquo Il patto col dia-

254 Lucia Baroncini

pegravere bollandiste Poncelet on trouve au moins sept incipit diffeacuterents qui srsquoen tiennent au mecircme canevas5 deux eacutepoux font vœu de chasteteacute mais le diable pousse le mari agrave le briser la femme facirccheacutee voue alors au diable le fruit de cette nuit A la naissance de lrsquoenfant le diable arrive et ordonne agrave la femme de ne pas le baptiser il viendra le prendre quand il aura grandi Le moment venu le fils deacutecouvre son histoire et va agrave Rome chercher lrsquoaide du Pape mais celui-ci lrsquoenvoie chez un saint ermite qui avec lrsquointervention de la Vierge parvient agrave sauver le garccedilon du diable Lrsquohistoire est raconteacutee entre autres par Gautier de Coincy auteur des Miracles de Nostre Dame6 et dans les Can-tigas de Santa Maria drsquoAlphonse le Sage (cantiga 115)7

On aura sans doute remarqueacute qursquoil srsquoagit du mecircme sujet que la ceacutelegravebre leacute-gende de Robert le Diable dont la version eacutecrite la plus ancienne que lrsquoon connaisse est une reacutedaction en octosyllabes du XIIIe siegravecle8 La duchesse de Normandie ne parvient pas agrave avoir drsquoenfant et lasse de prier Dieu srsquoadresse au diable mais le fils qursquoelle en conccediloit nommeacute Robert est cruel et violent degraves son enfance Une fois devenu adulte il est banni par son pegravere agrave cause de ses meacutefaits ndash surtout contre le clergeacute il devient un terrible brigand (mecircme si on essaye de lrsquoadouber chevalier) jusqursquoau moment ougrave il prend conscience de sa nature furieuse et deacutecouvre le mystegravere de sa naissance Il deacutecide alors drsquoaller en pegravelerinage agrave Rome ougrave le Pape lrsquoenvoie chez un saint ermite qui lui impose une vie de peacutenitence tregraves dure La suite de lrsquohistoire se rattache au motif du laquo petit jardinier aux cheveux drsquoor raquo (AT 314)9 crsquoest-agrave-dire du heacuteros sauveur qui cache son identiteacute mais est reconnu gracircce agrave un signe particulier (ici une blessure qursquoil a reccedilue des Sarrasins) Cependant le motif folklorique qui nous inteacuteresse ici est celui du pacte avec le diable pour lrsquoobtention drsquoun

volo nelle letterature medievali Elementi per unrsquoanalisi narrativa raquo Studi medievali III seacuterie No 45 2004 p 699-752

5 Voir Albert Poncelet laquo Index miraculorum B Virginis Mariae quae saec VI-XV Latine conscripta sunt index postea perficiendus raquo Analecta Bollandiana No 21 1902 p 214-360 nos 300 368 657 1272 1436 1517 1558

6 Gautier de Coincy Les miracles de Nostre Dame publieacute par V Frederic Koenig 6 vol Ge-negraveve Droz 1970

7 Alfonso X el Sabio Cantigas de Santa Maria (cantigas 101 a 260) II publieacute par Walter Mettmann Madrid Castalia 1988 p 45-55

8 Robert le Diable roman drsquoaventures publieacute par Elisabeth Loumlseth Paris Didot 1903 (So-cieacuteteacute des Anciens Textes Franccedilais)

9 Voir Antti Aarne Types of the folk-tale a classification and bibliography translated and en-larged by Stith Thompson New York Burt Franklin 1971 [1928] p 108-169

255Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

heacuteritier classeacute M 219-1 par Aarne-Thompson et croiseacute avec le type S 223 (laquo le couple steacuterile qui se voue au diable et obtient un enfant diabolique raquo)10 Comme lrsquoavait remarqueacute Roland Crane11 la premiegravere partie de Robert le diable correspond agrave la premiegravere partie du reacutecit hagiographique Imram Hui Corra qui circulait en Irlande au XIe siegravecle Le motif est bien preacutesent dans le folklore celtique12 Dans ces deux cas la naissance diabolique du heacuteros (ou des heacuteros vu que dans le reacutecit irlandais il srsquoagit de tripleacutes) donne lieu agrave une attitude drsquoabord cruelle et blaspheacutematoire puis apaiseacutee par le baptecircme et enfin effaceacutee par la peacutenitence Dans le cas du miracle de lrsquoenfant voueacute au diable la preacutesence du diable est constante (comme srsquoil eacutetait un creacutediteur qui est aux trousses drsquoun deacutebiteur insolvable)13 mais il nrsquoinfluence pas le psy-chisme du protagoniste qui est en revanche un personnage tregraves positif par-fois saint srsquoil srsquoagit drsquoun contexte miraculaire ou hagiographique je pense ici au fantomatique saint Sauveur des Miracles de Nostre Dame par person-nages14 ou agrave certaines versions de la vie de saint Antoine de Vienne15

Vouer les fils au diable crsquoest bien entendu la version chreacutetienne du pacte avec un ecirctre surnaturel qui va enlever les enfants agrave la suite drsquoun tort commis par le pegravere ou la megravere de lrsquoenfant en question On peut penser au conte que les fregraveres Grimm nous ont transmis comme Rapunzel (Raiponce en fran-ccedilais) qui se trouve aussi sous le titre de Petrosinella dans Il cunto de li cunti

10 Voir Antti Aarne Motif-Index of Folk-Literature A Classification of Narrative Elements in Folktales Ballades Myths Fables Mediaeval Romances Exempla Fabliaux Jest-Books and Lo-cal Legends revised and enlarged by Stith Thompson vol V Bloomington Indiana University Press 19662 p 41 et p 316

11 Voir Roland S Crane laquo An Irish Analogue of the Legend of Robert the Devil raquo Romanic Review No 5 1914 p 55-67

12 Voir Tom P Cross Motif-index of early Irish literature Bloomington Indiana University Press 1952

13 Il existe sans doute une influence mutuelle entre le langage de la theacuteologie et ceux du droit et de lrsquoeacuteconomie qui se deacuteveloppent pendant le Moyen Acircge surtout agrave propos des rapports entre les hommes Dieu et le diable voir entre autres Toni W Andrus The Devil on the Medieval Sta-ge in France Ann Arbor University Microfilm International 1980 p 134-168 et Adriano Pros-peri Giustizia bendata Percorsi storici di unrsquoimmagine Turin Einaudi 2008

14 Miracles de Nostre Dame par personnages publieacutes drsquoapregraves le manuscrit de la Bibliothegraveque Nationale par Gaston Paris et Ulysse Robert Paris Didot 1876 tome I p 1-56

15 Voir Giuseppe Cocchiara Il diavolo nella tradizione popolare italiana Rome Editori Riu-niti 2004 [1945] p 38-55 Cocchiara preacutesente une seacuterie de poegravemes populaires italiens des XIVe-XVe siegravecle ougrave Antoine deacutedieacute au diable parce que conccedilu pendant un pegravelerinage agrave Saint-Jacques-de-Compostelle est finalement emporteacute en enfer drsquoougrave il est rejeteacute sur terre agrave cause de sa sainteteacute

256 Lucia Baroncini

de Gianbattista Basile (journeacutee II 1)16 Lrsquoinfraction de la megravere qui est en-ceinte est alimentaire elle vole (ou fait voler) une plante aromatique dans le jardin drsquoune sorciegravere laquelle en retour lui demande lrsquoenfant qui naicirctra une jeune fille vient au monde et est enfermeacutee par la sorciegravere dans une haute tour ougrave elle reste prisonniegravere jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee du prince (AT 310 The Mai-den in the Tower) On peut aussi mentionner lrsquohistoire de Liombruno en-fant abandonneacute au diable par son pegravere un pauvre pecirccheur puis sauveacute par une feacutee crsquoest lrsquoincipit du laquo cantare raquo eacuteponyme dont la version eacutecrite est at-testeacutee en Italie agrave la fin du XIVe siegravecle17

Parfois le diable vole litteacuteralement les enfants en profitant drsquoun manque de surveillance le Moyen Acircge nous a transmis la leacutegende de saint Eacutetienne enleveacute dans son berceau par le diable et remplaceacute par un laquo cambion raquo crsquoest-agrave-dire un ecirctre diabolique qui assume la figure de la personne prise en eacutechange On raconte la mecircme histoire agrave propos de saint Laurent (freacutequemment confon-du avec saint Eacutetienne parce que tous deux sont diacres) et de saint Bartheacutele-my comme nous en informe le pegravere De Gaiffier18 Il srsquoagit ici du pheacutenomegravene des changelings une croyance bien connue de ceux qui srsquooccupent de mytho-logie et folklore des pays celtiques et germaniques On trouve un teacutemoignage de cette croyance dans le recueil drsquoexempla composeacute au deacutebut du XIIIe siegravecle par le precirccheur Jacques de Vitry

Quidam enim similes puero quem Gallici chamium (cambion) vocant qui multas nutrices lactendo exhaurit et tamen non proficit nec ad incremen-tum pervenit sed ventrum durum habet et inflatum19

Les reacutepertoires sur le folklore notamment des icircles britanniques donnent plusieurs versions de ces histoires tout en indiquant une seacuterie de meacutethodes pour deacutemasquer les cambions et reacuteobtenir si crsquoest possible son propre en-fant On peut commettre des actes absurdes en preacutesence du changeling il

16 Giambattista Basile Lo cunto de li cunti publieacute par Michele Rak drsquoapregraves la premiegravere eacutedition [Naples 1634-1636] Milan Garzanti 1986 p 284-295

17 Poeti minori del Trecento sous la direction de Natalino Sapegno Milan-Naples Ricciardi 1952 p 843-868

18 Bernard De Gaiffier laquo Le diable voleur drsquoenfants Agrave propos de la naissance des saints Eacutetienne Laurent et Bartheacutelemy raquo dans Eacutetudes critiques drsquohagiographie et drsquoiconologie Bruxel-les Socieacuteteacute des Bollandistes 1967 (Subsidia Hagiographica 43) p 169-193

19 The exempla or illustrative stories from the ldquoSermones vulgaresrdquo of Jacques de Vitry eacutediteacutes par Thomas F Crane New York Burt Franklin 1971 [1890] p 129

257Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

sera obligeacute drsquoaffirmer que de sa longue vie il nrsquoavait jamais rien vu de sem-blable (crsquoest agrave peu pregraves la ruse utiliseacutee dans une version du miracle du diable deacuteguiseacute en valet pour tuer un chevalier un eacutevecircque heacutebergeacute chez le cheva-lier en question srsquoaperccediloit de la nature diabolique du valet en lrsquoobligeant agrave admettre qursquoil eacutetait lagrave le jour de la creacuteation de la lune)20 On peut aussi battre sans pitieacute le laquo cambion raquo jusqursquoagrave provoquer lrsquointervention de sa vraie megravere qui va rendre lrsquoenfant voleacute Ces rituels ne se rencontrent pas dans les histoi-res des saints que je viens de mentionner ougrave lrsquoeacutechange est seulement deacutecou-vert quand le vrai fils devenu adulte va reacuteoccuper sa place et chasse lrsquoecirctre diabolique de chez lui Neacuteanmoins il existe un type de miracle ougrave une veu-ve laquo oblige raquo la Vierge agrave lui rend re son propre fils qui a eacuteteacute emprisonneacute en enlevant la statue de lrsquoEnfant Jeacutesus drsquoentre les bras de sa Megravere on pourrait rattacher cette attitude agrave une croyance ndash assez vaguement deacutefinie ndash comme celle que je viens de rapporter

Le diable ravisseur bien eacutevidemment nrsquoest que le dernier avatar de toute une seacuterie de figures de voleurs drsquoenfants (feacutees sorciegraveres lutins) qui repreacute-sentent autant de strates de croyances en remontant jusqursquoagrave celles ayant des origines vraiment archaiumlques James McCulloch auteur de la tregraves bon-ne entreacutee Changeling de lrsquoEncyclopaedia of religions and ethics formule sur lrsquoorigine de cette croyance trois hypothegraveses qui meacuteritent drsquoecirctre prises en compte21 Tout drsquoabord une explication anthropologique les nour-rissons nrsquoeacutetant pas encore purifieacutes de leur liaison avec lrsquoautre monde sont facilement exposeacutes agrave lrsquoaction des ecirctres surnaturels donneacutee commu-ne agrave bien des cultures pas seulement indo-europeacuteennes et appartenant agrave lrsquounivers symbolique des rites de passage Deuxiegravemement si les parents eacutetaient convaincus que les enfants pouvaient ecirctre enleveacutes et remplaceacutes par des creacuteatures feacuteeriques cette croyance se trouvait renforceacutee dans le cas ougrave lrsquoenfant eacutetait difforme22 tregraves souvent on le brucirclait La croyance avait donc

20 Il srsquoagit de lrsquoun des miracles de la Vierge les plus reacutepandus pendant le Moyen Age connu comme laquo Le diable servant raquo (Voir Frederic C Tubach Index exemplorum a Handbook of Me-dieval Religious Tales Helsinki Suomalainen Tiedeakademia 1969 no 1558) Le dialogue agrave propos de la lune se trouve dans la version donneacutee par Bonvesin de la Riva dans son Vulgare de Elymosinis (voir Bonvesin de la Riva Opere volgari publieacute par Gianfranco Contini Rome So-cietagrave Filologica Romana 1941 vol I p 260-64)

21 Voir James McCulloch entreacutee laquo Changeling raquo dans Encyclopaedia of religions and ethics vol III sous la direction de James Hastings Edinburgh Clark ndash New York Charles Scribnerrsquos Sons 1910

22 Voir Carl Haffter laquo The changeling History and psychodynamics of attitudes to handi-

258 Lucia Baroncini

une reacuteelle terrible correspondance avec des pratiques (pourrait-on dire) drsquoeugeacutenisme les derniers cas drsquoenfants brucircleacutes en tant que laquo cambions raquo se sont produits en Eacutecosse agrave la fin du XIXe siegravecle

Troisiegraveme hypothegravese la lutte entre autochtones et envahisseurs Que les ecirctres feacuteeriques soient la transposition imaginaire drsquoune race reacuteelle crsquoest une af-firmation trop forte mais McCulloch qui comme tous les savants de son eacutepo-que accorde creacutedit au paradigme de lrsquoinvasion des Indo-Europeacuteens eacutevoque la possibiliteacute que sous les traditions relatives aux luttes entre les ecirctres humains et les feacutees se cachent les conflits entre les hommes du Neacuteolithique et ceux du Pa-leacuteolithique (et puis entre les hommes du Neacuteolithique et ceux de lrsquoAcircge du bron-ze) Aujourdrsquohui la paleacuteontologie et lrsquoarcheacuteologie nous informent qursquoil nrsquoy a eu aucune invasion au deacutebut de lrsquoAcircge du bronze23 mais ce qui nous inteacuteresse dans lrsquohypothegravese de McCulloch est lrsquoideacutee de remonter jusqursquoau paysage humain de la preacutehistoire pour essayer drsquoexpliquer une croyance folklorique

Curieusement un grand nombre drsquohistoires qui parlent drsquoenfants voleacutes sont lieacutees aux sites meacutegalithiques rien nrsquoempecircche de penser qursquoelles soient aussi vieilles que les meacutegalithes eux-mecircmes qui eacutetaient aussi des lieux de culte fu-neacuteraire24 Imaginer son propre fils enleveacute par des feacutees est une faccedilon drsquoexorci-ser la douleur provoqueacutee par sa mort on peut aussi penser que la substitution de nourrissons sains agrave des enfants morts ou malades eacutetait une pratique assez reacutepandue dans lrsquoantiquiteacute comme nous le montre la ceacutelegravebre histoire du juge-ment de Salomon25

Lrsquo ethnolinguiste italien Glauco Sanga a tout reacutecemment formuleacute une hy-pothegravese tregraves inteacuteressante sur lrsquoorigine des contes de feacutees lrsquoacte de narration serait une sorte de service offert par des chasseurs-cueilleurs nomades agrave des communauteacutes agricoles seacutedentaires en eacutechange du logement et de la nour-riture26 Nomades conteurs de fables donc et nomades voleurs drsquoenfants comme la penseacutee commune et les contes de feacutees nous ont habitueacute agrave le pen-

capped children in European folklore raquo Journal of the History of the Behavioral Sciences No 4 fasc 1 (1968) p 55-61

23 Voir agrave ce propos la premiegravere partie de Mario Alinei Origini delle lingue drsquoEuropa I La Te-oria della Continuitagrave Bologne Il Mulino 1996

24 Voir Mario Alinei ndash Francesco Benozzo laquo Origini del megalitismo europeo un approccio archeo-etno-dialettologico raquo Quaderni di semantica No 19 2008 vol 2 p 295-332

25 1Rois 3 16-2826 Glauco Sanga laquo Sullrsquoorigine della fiaba raquo dans Pulsione e destini Per Andrea Fassograve sous la

direction de Francesco Benozzo Mattia Cavagna et Matteo Meschiari Modegravene Anemone Ver-nalis 2010 p 175-219

259Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

ser les histoires drsquoenfants enleveacutes ou eacutechangeacutes seraient donc lieacutees agrave lrsquoori-gine mecircme de ce qursquoon appelle le domaine folklorique Lrsquo identiteacute des ravis-seurs qui se transforme agrave chaque fois teacutemoigne de la construction drsquoune stratigraphie folklorique fondeacutee sur les diffeacuterentes eacutetapes de la preacutehistoire et protohistoire humaine dont le diable nrsquoest que la derniegravere manifestation La forme la plus ancienne est probablement celle ougrave lrsquoenfant est voleacute par une sorciegravere une vieille crsquoest-agrave-dire une figure qui remonte aux cultes tregraves ar-chaiumlques consacreacutes agrave la Grande Megravere paleacuteolithique qui donne la vie et aussi la mort27 Les feacutees aussi et pas seulement les sorciegraveres sont lieacutees agrave cette ty-pologie Nrsquooublions pas qursquoen fait la distinction entre feacutees bonnes et feacutees meacute-chantes pour ainsi dire est tardive et chreacutetienne la feacutee marraine peut en mecircme temps ecirctre celle qui emprisonne (crsquoest lagrave lrsquoambiguiumlteacute qui se manifeste chez Morgane Viviane la Dame du Lachellip)28

Les lutins qui eacutechangent les enfants dans leur berceaux enfin comme font les trolls et les nains nous parlent drsquoune eacutepoque ougrave les classes sociales se struc-turent (Acircge des meacutetaux)29 crsquoest agrave ce moment-lagrave que le discours des marginaux et des nomades peut ecirctre pris en compte Agrave la lumiegravere de la preacutehistoire et pro-tohistoire les diffeacuterentes expressions du folklore peuvent ecirctre rameneacutees aux diffeacuterentes eacutetapes du deacuteveloppement de la civilisation humaine il est ainsi possible de surmonter lrsquoideacutee que le folklore est atemporel et donc tregraves dange-reux pour lrsquohistoire de la culture et de la litteacuterature

Certes les croyances des hommes primitifs qui ont donneacute les histoires de voleurs drsquoenfants ne suffisent pas agrave expliquer la complexiteacute de lrsquohagiographie meacutedieacutevale ougrave la theacuteologie chreacutetienne joue un rocircle tregraves important Le diable de la deacutemonologie populaire crsquoest-agrave-dire des exempla des miracles des mys-tegraveres est bien quant agrave lui un avatar des lutins qui agrave partir du Neacuteolithique tra-versent le monde indo-europeacuteen jusqursquoagrave aujourdrsquohui mais la Vierge qui nrsquoa le pouvoir de sauver les victimes des vols du diable que si on invoque son nom vient elle drsquoune autre histoire

27 Voir Mario Alinei op cit p 54-5828 En ce qui concerne lrsquohistoire des feacutees il faut neacutecessairement citer Laurence Harf-Lancner Les

feacutees au moyen acircge Morgane et Meacutelusine La naissance des feacutees Paris Honoreacute Champion 198429 Voir Mario Alinei op cit p 64-71

La plume et la quenouilleFonctions et fonctionnement de lrsquoironie

dans les Eacutevangiles des QuenouillesBrigitta Vargyas

Universiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest ndash Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef

Ouvrage anonyme datant de la fi n du XVe siegravecle les Eacutevangiles des Quenouilles mettent en scegravene des femmes reacuteunies pendant six soireacutees conseacutecutives au cours des laquo longes nuis entre le Noeumll et la Chandeleur raquo (p 6)1 pour travailler ensemble et en mecircme temps pour profi ter de ce temps pour mettre en com-mun une laquo science raquo consideacutereacutee comme par excellence feacuteminine des prati-ques et des recettes plus ou moins laquo magiques raquo qui permettraient de fl eacutechir le destin en sa faveur Chaque soireacutee est preacutesideacutee par une autre laquo eacuterudite raquo et consacreacutee agrave un sujet diff eacuterent Le seul intrus dans ce cercle de femmes est le personnage du secreacutetaire-auteur un folkloriste avant la lettre chargeacute de fi xer par eacutecrit les paroles de celles-ci Ce qui en naicirct est un recueil de 230 croyances populaires des reacutegions de Flandre et de Picardie au milieu du XVe siegravecle

Pour sa forme les Eacutevangiles srsquoinspirent donc de la tradition boccacien-ne qui srsquoeacutepanouira en France au cours du XVIe siegravecle les traits majeurs du genre sont laquo la mise en scegravene drsquoune socieacuteteacute conteuse2 raquo et la structuration de laquo lrsquohistoire raquo en plusieurs soireacutees Les femmes reacuteunies pendant six soireacutees conseacutecutives preacutesident les soireacutees tour agrave tour comme il est habituel pour ce genre de reacutecit et choisissent divers sujets lieacutes aux preacuteoccupations majeures de lrsquohomme (ou plutocirct de la femme) de lrsquoeacutepoque vivant dans un milieu ru-ral (vie conjugale enfants maladies et remegravedes vie agricole) (On ne peut donc pas vraiment parler drsquohistoire dans le sens traditionnel du terme puis-que agrave la diffeacuterence drsquoautres recueils construits selon ce scheacutema narratif les

1 Pour les citations provenant des Eacutevangiles des Quenouilles voir lrsquoeacutedition de P Jannet (Les Eacutevangiles des Quenouilles eacuted P Jannet Paris 1855)

2 G Peacuterouse citeacute par A Paupert Les Fileuses et le Clerc Une eacutetude des laquoEacutevangiles des Que-nouillesraquo Champion (Bibliothegraveque du XVe siegravecle 52) Paris 1990 p 249

262 Brigitta Vargyas

Eacutevangiles ne contiennent pas de contes enchacircsseacutes mais juste des eacutenonceacutes de type proverbial) Le cadre du reacutecit est assureacute par la preacutesence drsquoun narrateur principal le laquo secreacutetaire des dames raquo et par la volonteacute de consigner par eacutecrit des connaissances des pratiques qui ne circulaient jusqursquoalors qursquooralement ou sous des formes eacutecrites peu fiables fragmentaires agrave en croire le narra-teur3 et dont le but nrsquoeacutetait autre que de se moquer de ce sujet et de ses pra-tiquantes (laquo qui pis est raquo dit-il laquo ccedilrsquoa eacuteteacute plus par derrision et mocquerie que autrement raquo p 6)

Tregraves populaire jusqursquoau milieu du XVIe siegravecle cette œuvre dont il nous res-te deux manuscrits connut plusieurs eacuteditions degraves 1475 six eacuteditions incuna-bles quatre eacuteditions du XVIe siegravecle plusieurs traductions et une adaptation en gascon4 Comme preuve de cette populariteacute elle tombe dans le domaine com-mun mais la trace qursquoelle y laisse sera plutocirct drsquoordre proverbial le titre perd sa veacuteritable charge reacutefeacuterentielle et lrsquoexpression laquo conteslivre de la quenouille raquo devient drsquoabord synonyme de litteacuterature populaire en geacuteneacuteral pour marquer ensuite tout discours de peu de valeur De lrsquoouvrage qui est agrave lrsquoorigine de cet emploi il ne reste qursquoun souvenir vague jusqursquoagrave la reacuteimpression des Eacutevangiles par Jannet au milieu du XIXe siegravecle5

Dans un article qui salue celle-ci Anatole de Montaiglon constate simple-ment que malgreacute laquo une certaine pointe de raillerie raquo qui caracteacuterise les prolo-gues laquo la forme reste trop naiumlve et par lagrave la moquerie trop cacheacutee pour que leurs dires ne fussent pas pris au seacuterieux et crsquoest eacutevidemment comme livre utile et usuel que lrsquoouvrage a eacuteteacute reacuteimprimeacute et acheteacute6 raquo

Ce que je propose ici est de nous pencher sur le bien-fondeacute de cette eacutevidence qui consiste agrave traiter cette œuvre comme simple laquo mode drsquoemploi raquo de nuan-cer cette cateacutegorisation en repeacuterant les indices textuels qui permettraient de situer les Eacutevangiles par rapport aux ouvrages pratiques de ce type et de preacuteci-ser si ce recueil admet aussi drsquoautres lectures

3 laquo Et depuis ce temps nrsquoa esteacute aincoires aucun voire que jrsquoaye sceu ne qui soit venu agrave ma co-gnoissance qui ait voulu prendre la peine de les mettre par escript ou en registre au moins le tout ne par ordre mais ce tant pou que fait en a esteacute ce a esteacute confusiblement et par piegraveces puis cy puis lagrave sans tenir aucun ordre raquo (p 5-6)

4 Cf M Jeay Les Eacutevangiles des Quenouilles Vrin Les Presses de lrsquoUniversiteacute de Montreacuteal 1985 p 365 Cf op cit p 60-636 A de Montaiglon laquo Les Eacutevangiles des Quenouilles raquo dans Bibliothegraveque de lrsquoeacutecole des char-

tes Anneacutee 1856 Volume 17 Numeacutero 1 p 390-392 (NDA La mise en italique de laquo eacutevidem-ment raquo vient de moi Drsquoailleurs A Paupert se pose eacutegalement cette question dans opcit)

263La plume et la quenouille

Si nous acceptons lrsquoideacutee de consideacuterer les Eacutevangiles comme livre consulteacute en premiegravere ligne pour son cocircteacute pratique donc en tant que grimoire (livre com-poseacute de recettes de potions de sorts de divers proceacutedeacutes magiques) il est dif-ficile drsquoexpliquer le fait que ce livre tombe pratiquement dans lrsquooubli apregraves un succegraves plutocirct bref au vu de la laquo longeacuteviteacute raquo que connaissent drsquoautres ouvrages de ce genre bien que le XVIe siegravecle connucirct la naissance de diverses listes index condamnant entre autres des laquo livres de magie raquo7 cette pratique a plutocirct sem-bleacute attiser lrsquointeacuterecirct porteacute agrave ce sujet et des œuvres comme le Grand ou le Petit Albert (qui rebutent lrsquohomme drsquoEacuteglise mais font la joie des lecteurs avides de deacutecouvrir les lois eacutesoteacuteriques du monde) entrent malgreacute tout dans la laquo biblio-thegraveque raquo populaire pour les siegravecles agrave venir Les eacuteditions des Eacutevangiles mention-neacutees par lrsquoIndex drsquoAnvers8 srsquoarrecirctent effectivement au milieu du XVIe siegravecle mais comme nous venons de le constater la populariteacute drsquoautres œuvres agrave theacute-matique pareille eacutegalement indexeacutees reste inchangeacutee malgreacute tout interdit

Dans ce travail jrsquoentends deacutemontrer que si leur posteacuteriteacute est diffeacuterente crsquoest aussi pour des raisons qui doivent ecirctre inheacuterentes au texte mecircme Tandis que les autres laquo grimoires raquo se concentrent sur la preacutesentation de diverses prati-ques les Eacutevangiles jouent sur lrsquoideacutee de procurer un accegraves direct agrave un savoir se-cret mais en fin de compte agrave cause preacuteciseacutement du recours agrave la figure drsquoun narrateur-auteur cela reste pure illusion et le reacutecit-cadre qui naicirct de ce pro-ceacutedeacute sera deacuteterminant pour lrsquoentreacutee dans lrsquoœuvre et donc pour son interpreacute-tation Le point de vue que je veux deacutefendre ici consiste agrave deacutemontrer que le texte des Eacutevangiles preacutesente un dosage savant drsquoindices agrave lrsquointeacuterieur du texte et oppose texte et contexte de maniegravere agrave permettre au lecteur compeacutetent9 de saisir le sens implicite du message notamment une distanciation ironique10

7 J M de Bujanda (eacuted) Thesaurus de la litteacuterature interdite au XVIe siegrave cle auteurs ouvrages eacuteditions avec addenda et corrigenda Genegraveve Droz 1996

8 J M de Bujanda (eacuted) Index drsquoAnvers 1569 1570 1571 Sherbrook-Genegraveve ed de lrsquoUniver-siteacute de Sherbrook-Droz 1988 p 339

9 Pour la question des compeacutetences diversifieacutees (linguistique geacuteneacuterique portant sur la connaissance des normes litteacuteraires et rheacutetoriques qui constituent le laquo canon raquo ideacuteologique en-fin) indispensables au deacutechiffrage de lrsquoimplicite cf L Hutcheon laquo Ironie satire parodie raquo Poeacutetique ndeg46 1981 en ligne httpstspacelibraryutorontocabitstream1807102531TSpa-ce0166pdf consulteacute le 27 deacutecembre 2010 Cette question revient eacutegalement chez C Kerbrat-Orecchioni laquo Problegravemes de lrsquoironie raquo Linguistique et Seacutemiologie ndeg2 1976 p10-46

10 Sans vouloir preacutesenter les diverses theacuteories censeacutees donner un modegravele agrave lrsquoexplication de lrsquoironie (ce qui sortirait du cadre de ce travail) je retiens ici la deacutefinition suivante lrsquoironie est un mode de communication dont le sens explicite sera retravailleacute agrave lrsquoaune du contexte etou des

264 Brigitta Vargyas

par rapport agrave un savoir feacuteminin jugeacute laquo suspect raquo Autrement dit les Eacutevangi-les aussi auraient peut-ecirctre gardeacute leur populariteacute au sein du mecircme public si le contenu laquo magique raquo (crsquoest-agrave-dire les realia qui ont eacuteveilleacute lrsquointeacuterecirct des ethno-logues degraves le XIXe siegravecle) lrsquoavait emporteacute sur sa litteacuterariteacute

Quels sont donc les indices qui orienteraient une telle lecture Commen-ccedilons drsquoabord en bon lecteur avec le titre et avec la phrase-thegravese programma-tique qui vient le compleacuteter laquo Cy commence le traittieacute intituleacute les Euvangiles des Quenoilles faittes agrave lrsquoonneur et exaucement des dames raquo (p 1) La juxta-position des deux termes bien eacuteloigneacutes lrsquoun de lrsquoautre Eacutevangiles et quenouille lrsquoun relevant du champ lexical du sacreacute lrsquoautre de celui du profane (la que-nouille outil de travail feacuteminin par excellence eacutetant le symbole mecircme des femmes11) a de quoi eacutetonner le lecteur moderne pourtant la laquo parodia sacra raquo nrsquoeacutetait certainement pas eacutetrangegravere agrave lrsquoesprit de lrsquoeacutepoque12 Le rapprochement de ces deux termes signale degraves le deacutebut que lrsquoauteur se livre agrave un laquo jeu double raquo le fait drsquoavoir recours au terme lourd de sens des laquo Eacutevangiles raquo est repreacute-sentatif du souci de preacutesenter un sujet de grande importance et de la volonteacute drsquoexeacutecuter ce travail avec un soin extrecircme de veacuteraciteacute Dans ce sens il relegraveve de strateacutegies drsquoauthentification qui se verront cependant vite reacutefuteacutees gracircce agrave lrsquoemploi drsquoun eacuteleacutement du monde profane (quenouille) et drsquoune seacuterie drsquoautres remarques qui suivront dans le prologue

Avec la deacutesignation de laquo traiteacute raquo le narrateur signale qursquoil entend faire œu-vre de science En partant de lrsquoideacutee que degraves le deacutebut de la lecture degraves laquo lrsquoen-treacutee raquo dans lrsquoœuvre le lecteur formule ses attentes en fonction des informa-tions rencontreacutees (y compris le nom de lrsquoauteur la deacutesignation du genre et tous les autres eacuteleacutements paratextuels ou autres) dans le cas preacutesent nous re-cevons la laquo promesse raquo (de la part de lrsquoauteur) de lire un texte sur un sujet

signaux intratextuels incompatibles avec ce sens explicite Le deacutecodage de lrsquoironie neacutecessite des compeacutetences linguistiques et extralinguistiques aussi bien de la part de lrsquoeacutemetteur que du reacutecep-teur (Cf DC Muecke laquo Analyse de lrsquoironie raquo Poeacutetique 1978 p 478-494)

11 Voir lrsquoadage dateacute de 1317 laquo le royaume de France ne saurait tomber de lance en quenouille raquo (Phrase dont la langue actuelle garde encore une trace sous lrsquoemploi proverbial laquo tomber en que-nouille raquo avec le sens drsquoecirctre laisseacute agrave lrsquoabandon)

12 Pensons par exemple au Cena Cipriani laquo le modegravele le plus ancien et le plus beau de la pa-rodia sacra meacutedieacutevale ou pour mieux dire de la parodie des textes et des rites sacreacutes raquo (M Bakhtine Estheacutetique et theacuteorie du roman Paris Gallimard 1975 p 427) Concernant la survie de la tradition de la parodia sacra dans le folklore cf V Ginouvegraves laquo Traditions orales en Haute Provence Chansons raquo Bulletin de liaison des adheacuterents de lrsquoAFAS en ligne httpafasrevuesorg97 27 | 2005 mis en ligne le 16 octobre 2005 consulteacute le 30 deacutecembre 2010

265La plume et la quenouille

scientifique et de grande importance (souligneacute par lrsquoemploi du terme eacutevangi-les) Cette apparence reste soutenue sur le plan formel (en ce qui concerne les grandes uniteacutes du prologue qui sont conformes au topos du genre13) mais les anticipations qursquoelle fonde se reacutevegravelent bientocirct erroneacutees

Quel est lrsquoobjectif du travail que le narrateur preacutetend vouloir reacutealiser avec un souci scientifique un souci de veacuteriteacute et auquel il attribue une telle impor-tance Crsquoest laquo lrsquoonneur et exaucement des dames raquo ndash dans un contexte plus large son travail rejoint ainsi les questions souleveacutees par la fameuse laquo querelle des femmes raquo dans laquelle il entend prendre la deacutefense des dames

Dans la suite tout en gardant les apparences du registre propre agrave la litteacutera-ture scientifique le narrateur srsquoexplique sur ses motivations drsquoabord confir-me-t-il beaucoup justifient laquo leurs paroles et raisons raquo par les Eacutevangiles sans connaicirctre veacuteritablement cette œuvre ni ses laquo sages doctoresses et premiegraveres inventerresses raquo Rien que par lrsquoemploi de ce dernier terme ce qui se confir-mera plus tard montre degraves maintenant le bout de lrsquooreille si lrsquoon tient compte du sens peacutejoratif que ce mot avait deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque14 lrsquoauteur en deacutesignant les dames comme laquo inventeresses raquo les traite de menteuses au tout deacutebut de son laquo traiteacute raquo Cependant comme si lrsquoemploi de ce mot nrsquoavait eacuteteacute qursquoun simple lapsus de sa part agrave la surface il donne toujours lrsquoapparence de srsquoen prendre agrave ceux qui se moquent de laquo la grande substance qursquoelles contiennent raquo et laquo ce font-ils toujours en lrsquoamoindrissement et reboutement des dames raquo Son juge-ment ne tarde pas laquo crsquoest pechieacute et grant honte pour ceulx qui ainsy le font raquo alors que les femmes sont source de laquo grande noblesse et [] grans biens raquo (p 1) et il enrichit plus tard cette argumentation drsquoune note personnelle laquo des biens que drsquoelles ay receus assez ne me sauroi loer raquo (p 2) Dans son rocircle de laquo deacutefenseur des dames raquo qui ne tolegravere aucun manquement au respect que lrsquoon doit aux femmes il cite eacutegalement un argument topique de la deacutefense des dames laquo la premiegravere femme fut faitte et creeacute en lieu hault et noble plein de net et pur air raquo un raisonnement auquel fera drsquoailleurs eacutecho dame Ysengrine du Glay (p 10) Bien que le narrateur laquo humble clerc et serviteur raquo des dames (p 2) garde dans ce commencement les apparences drsquoune solidariteacute envers

13 Notamment de srsquoexpliquer sur ses motivations mettre au point des strateacutegies drsquoauthentifi-cation et placer son œuvre dans une perspective historique (v EQ p 5-6) etc

14 Voir le dictionnaire eacutetymologique du CNRS en ligne httpwwwcnrtlfretymologiein-venteur laquo 1431 29 mai inventeresse laquocelle qui imagine quelque chose de mensongerraquo (Sentence dans Isambert Recueil anc lois fr t 8 p 766 menteuse et pernicieuse inventeresse de reacuteveacutela-tions et apparitions [en parlant de Jeanne drsquoArc]) raquo

266 Brigitta Vargyas

les dames (cela pourrait ecirctre du moins lrsquoimpression drsquoun lecteur moins atten-tif ou moins compeacutetent) quelques deacutetails comme nous lrsquoavons vu plus haut jettent deacutejagrave lrsquoombre drsquoune suspicion Le doute quant agrave sa veacuteritable position se confirme face agrave lrsquoeacutenumeacuteration hyperbolique des qualiteacutes feacuteminines (lrsquoexcel-lence de la femme eacutetant une conseacutequence logique des conditions de creacuteation de la premiegravere femme) laquo pour ce sont toutes femmes naturelement nobles nettes doucez courtoises et plein drsquoesprit legier et inventif et si tressoubti que agrave bien pou drsquoayde elles scevent pluiseurs choses agrave venir car les passeacuteez et presen-tes sccedilavent de leur propre nature selon les conjectures et dispositions des temps des personnes des augurements des oyseaux et des des betes et brief de toutes autres creatures comme il apperra ou procegraves de ce livre raquo (p 1-2) Mis agrave part la mention de connaissances qui engloberaient aussi bien les eacuteveacutenements pas-seacutes preacutesents et futurs (lrsquoideacutee de connaissances absolues) au niveau des indi-ces lexicaux lrsquoemploi de mots absolus (toutes deux fois mecircme) ainsi que des adverbes laquo naturelement tres raquo et au niveau des indices syntaxiques lrsquoemploi drsquoune subordonneacutee de conseacutequence agrave valeur drsquointensiteacute (sique) contribuent agrave deacutevoiler le sens implicite ironique Notons eacutegalement lrsquointrusion de lrsquointer-jection laquo et brief raquo qui est de mecircme faccedilon que les emplois hyperboliques deacutejagrave citeacutes source drsquoironie en coupant court agrave lrsquoeacuteloge patheacutetique Par ailleurs lrsquoef-fet ironique reacutesulte aussi de ce que lrsquointerjection est perccedilue dans un texte qui se veut scientifique comme un eacuteleacutement linguistique non compatible avec la deacutefinition du genre (crsquoest un marqueur drsquooraliteacute introduit dans un texte ougrave le lecteur modegravele srsquoattendrait agrave la preacutesence de traits du langage eacutecrit)

Comment expliquer lrsquoeffet ironique qui caracteacuterise cette maniegravere de repreacute-sentation exageacutereacutee Drsquoune part rien que laquo lrsquoencyclopeacutedie raquo du lecteur crsquoest-agrave-dire ses connaissances sur la nature humaine lrsquoempecirccherait drsquoignorer lrsquoin-congruiteacute de cet eacuteloge sans frein et son inadeacutequation agrave la reacutealiteacute (Le lecteur nrsquoest pas censeacute mettre entre parenthegraveses ses connaissances extralinguistiques puisque le texte ne semble pas appartenir agrave un genre pour lequel une telle ab-solutisationscheacutematisation serait acceptable ndash voire un eacuteleacutement indispensa-ble comme par exemple dans les contes ndash mais exploite au contraire le regis-tre scientifique) Confronteacute au conflit du sens litteacuteral et du contexte (contexte dans lrsquoacception que Jonathan Culler donne agrave ce terme)15 le lecteur conclue

15 Dans le sens que Jonathan Culler attribue agrave ce terme le contexte est constitueacute laquo de nos mo-degraveles de vraisemblance agrave lrsquoeacutechelle du comportement humain [] de notre horizon drsquoattente concernant le monde du roman qui nous suggegravere comment interpreacuteter les deacutetails concernant lrsquoaction ou les personnages [] et enfin de notre compeacutetence des proceacutedures usuelles du texte raquo

267La plume et la quenouille

donc agrave un sens laquo intentionnel suggeacutereacute latent raquo16 En mecircme temps lrsquoauteur ouvre pour ainsi dire une parenthegravese avec cette premiegravere preacutesentation ideacuteali-sante une parenthegravese qui ne se referme que lorsque cette image srsquoest enrichie drsquoautres traits moins flatteurs lors de la preacutesentation qui est faite de chacu-ne des dames avant de leur ceacuteder la parole loueacutees auparavant comme si sub-tiles elles srsquoavegraverent ecirctre des maquerelles du troisiegraveme acircge qui excellent dans des sciences peu recommandables et sentent un peu le soufre dame Ysengri-ne du Glay (avec cinq maris derriegravere elle laquo sans les acointes de costeacute raquo p 14) dame Transeline du Croq (qui doit sa renommeacutee surtout agrave ses connaissances en geacuteomancie et toutes sortes de divination et nrsquoest pas ennemie des joies de lrsquoamour malgreacute son acircge avanceacute v p 31) dame Abonde du Four qui laquo avoit es-tudieacute agrave Paris par lrsquoespasse de sept ans au colliege de Glatigny raquo (p 45-46 ndash la rue de Glatigny dans lrsquoIcircle de la Citeacute eacutetait la rue des prostitueacutees17) Sebile des Ma-rez (originaire de Savoie et de Vaud deux reacutegions qui passaient pour ecirctre des terres de sorcellerie18 drsquoougrave laquo science elle avait beaucoup retenu raquo p 57) Gom-berde la Faeacutee (eacutegalement une maquerelle tregraves laquo subtile raquo p 73) et finalement dame Berthe de Corne une laquo consœur raquo de dame Sebile (v p 86) Lrsquoeffet ironi-que vient alors de lrsquoeacuteloge exageacutereacute (lrsquoapparence) suivi drsquoun renversement brutal de ce pieacutedestal19 ducirc au deacuteveloppement du contexte des deacutetails sont reacuteveacuteleacutes agrave lrsquoaune desquels les premiegraveres informations apparaissent comme fausses ou limiteacutees20 ce qui entraicircne le lecteur agrave chercher une interpreacutetation au-delagrave du sens litteacuteral

Pour reacutesumer nous pouvons constater que dans lrsquoextrait citeacute plus haut la preacutesence de lrsquoironie est indiqueacutee drsquoun cocircteacute par des signaux disposeacutes agrave lrsquointeacute-rieur du texte de lrsquoautre par lrsquoincompatibiliteacute du sens litteacuteral du texte avec son

(Citeacute par DC Muecke op cit p 492) Ajoutons que bien que Culler parle ici laquo de notre horizon drsquoattente concernant le monde du roman raquo nous pouvons sans problegraveme eacutetendre cette deacutefinition agrave toutes sortes drsquoautres types de texte eacutetant donneacute que tout texte eacuteveille chez le lecteur des atten-tes (tant drsquoordre formel que sur le plan du contenu etc)

16 C Kerbrat-Orecchioni citeacute par DC Muecke dans opcit p 47917 Drsquoapregraves J Lacarriegravere Les Eacutevangiles des Quenouilles Imago Paris 1987 p 12718 Cf opcit loccit19 Jrsquoemprunte ici une ideacutee et une formule agrave un article de Zs Andraacutes (laquo laquoLes deacutebats du clerc et

du chevalierraquo avagy a lovag vagy a klerikus alkalmasabb-e inkaacutebb a szerelemre raquo Palimpszeszt 20 septembre 2003 en ligne httpmagyar-irodalomeltehupalimpszeszt20_szam01html consulteacute le 27 deacutecembre 2010

20 Voir la deacutefinition de lrsquoironie donneacutee par N Knox dans son premier article citeacute par DC Muecke opcit p 488

268 Brigitta Vargyas

contexte (dans le sens deacutefini ci-dessus)21 Comme nous lrsquoavons deacutejagrave observeacute par rapport agrave la premiegravere phrase du laquo traiteacute raquo (laquo cy commence raquo) lrsquoauteur joue agrave cocircteacute de la carte scientifique eacutegalement celle de la litteacuterature religieuse Pour placer son entreprise dans une perspective plus large il met en parallegravele son laquo projet de sauvegarde raquo avec lrsquoactiviteacute des laquo sains apostres raquo dont laquo qua-tre preudhommes [] plains de veacuteriteacute et vertus raquo ont eacuteteacute eacutelus pour reacutediger les Eacutevangiles de Jeacutesus-Christ il attribue aux laquo six matrones sages et prudentes raquo qui reacuteciteront les Eacutevangiles des Quenouilles une autoriteacute et des qualiteacutes pa-reilles agrave celles des apocirctres Drsquoapregraves lrsquoexplication de lrsquoauteur crsquoest pour satisfaire aux exigences juridiques qui veulent que trois femmes teacutemoignent pour deux hommes qursquoil met en scegravene six conteuses Ce soin de rester conforme aux regrave-gles de droit et ainsi de respecter les exigences drsquoun teacutemoignage fidegravele devient eacutegalement source drsquoironie face au contexte agrave la reacutealiteacute drsquoun sujet plutocirct ridi-cule Le choix de mettre en scegravene justement six femmes est au-delagrave des rai-sons deacutejagrave invoqueacutees motiveacute par le fait que cela lui permet de preacutesenter ainsi la matiegravere diviseacutee en six soireacutees qui eacutevoquent toujours sur le registre religieux les six jours de la Creacuteation Dans ce dernier passage au contraire de lrsquoextrait citeacute plus haut lrsquoauteur ne deacuteploie pas des indices linguistiques proprement dits qui deacutevoileraient un effet ironique mais sa tactique consiste uniquement agrave confronter diffeacuterents types de contexte lrsquoironie ressort tantocirct du conflit en-tre le ton patheacutetique dont le narrateur annonce son entreprise et le ton grivois qursquoil prend ensuite (registres incompatibles comme contexte) tantocirct de celui entre le cadre grandiose (le travail de reacutedaction des apocirctres donneacute comme modegravele) et un sujet qui se reacuteveacutelera ridicule par rapport agrave un tel arriegravere-plan (le contexte est alors la reacutealiteacute suggeacutereacutee des laquo mensonges raquo de vieilles femmes laquo choses toutes sans aucune raison ou aucune bonne consequence raquo p 95)

Il est inteacuteressant de voir qursquoau fur et agrave mesure que le reacutecit avance le narra-teur-auteur quitte sa position de deacutefenseur des dames pour manifester en-fin ouvertement sa deacuteconsideacuteration envers le sujet traiteacute et les femmes dans la laquo conclusion de lrsquoaucteur raquo22 pouvons-nous voir dans cette laquo sortie de lrsquoombre raquo lrsquoindice drsquoune crainte que le sens implicite ironique puisse ecirctre compris de travers un certain niveau drsquoambiguiumlteacute eacutetant lrsquoeacuteleacutement inteacutegrant

21 Cf ibid p 49122 laquo Vous messeigneurs et mes dames qui cest petit traittieacute lirez ou avez leut prenez-le en pas-

setemps drsquooyseuse je vous prie et nrsquoayez regard agrave aucun des chappitres quant au regard drsquoaucune apparence de veacuteriteacute ne drsquoaucune bonne introduction mais prenez le tout estre dit et escript pour demonstrer la fragiliteacute de celles qui ainsi se devisent raquo (EQ p 97)

269La plume et la quenouille

de tout discours ironique23 Nous nrsquoen saurons rien Rappelons toutefois que le deacutecodage de tout message ironique et de mecircme la deacutecouverte du plaisir du texte exigent certaines compeacutetences Face agrave un public compeacutetent dans ce sens lrsquoironie sert ainsi de laquo clin drsquoœil raquo de lrsquoauteur agrave son public Pour repren-dre les termes employeacutes par Booth laquo la constitution drsquoun consensus com-munautaire [] [est] souvent bien plus importante que lrsquoexclusion de victi-mes non conscientes [Un] sentiment [] preacutedomine celui drsquoune reacuteunion de retrouvailles drsquoune communion des esprits de mecircme nature raquo24

Lrsquoironie peut eacutegalement ecirctre consideacutereacutee comme porteuse de la relation entre auteur et narrateur crsquoest notamment par le truchement de lrsquoironie que la voix de lrsquoauteur ndash sa penseacutee implicite donc ndash srsquoexprime tandis que le narrateur ap-paraicirct comme deacutepositaire du sens litteacuteral explicite25

Et enfin nrsquooublions pas le rocircle des manifestations ironiques du narrateur qui agrave la faccedilon drsquoun laquo mode drsquoemploi raquo preacutecegravedent et modifient aussi si toutes les conditions de reacuteception sont reacuteunies la lecture ulteacuterieure du texte tronc (le re-cueil de croyances lui-mecircme) Si crsquoest en fonction du niveau de ses compeacutetences que le lecteur peut acceacuteder agrave plus ou moins de significations tout texte selon le degreacute de conflit entre lrsquoapparence et la reacutealiteacute laquo choisit raquo son public qui en fera des lectures diffeacuterentes Ainsi il est possible drsquoadmettre que les Eacutevangiles aient susciteacute au moins deux lectures deux approches bien distinctes lrsquoune consis-tait agrave y recourir pour des raisons drsquoordre utilitaire ndash mecircme si les manifestations du narrateur qui entouraient les laquo recettes raquo proprement dites pouvaient sem-bler quelque peu deacuteroutantes Lrsquoautre lecture caracteacuteristique drsquoun public plus compeacutetent eacutetait donc fortement orienteacutee par les informations implicites four-nies par un discours laquo incongru raquo et produisait une attitude pareille agrave celle du narrateur-auteur de lrsquointeacuterecirct parfois un amusement condescendant agrave lrsquoeacutegard drsquoune vision du monde qursquoon ne partage plus mais laquo qursquoil est bon de marquer drsquoironie car elle nrsquoest pas assez lointaine pour ne pas menacer raquo26 Cependant

23 laquo Lrsquoironie a fondamentalement agrave voir avec lrsquoambiguiumlteacute et devrait ecirctre envisageacutee avant tout comme un cas particulier de figure drsquoeacutequivoque raquo (A Berrendonner laquo Portrait de lrsquoeacutenonciateur en faux naiumlf raquo Semen en ligne 15 2002 mis en ligne le 29 avril 2007 consulteacute le 27 deacutecembre 2010 httpsemenrevuesorg2400

24 W Booth citeacute par DC Muecke opcit p 48325 laquo Lrsquoeacutetude de lrsquoironie litteacuteraire est absolument indissociable drsquoune interrogation sur le sujet

drsquoeacutenonciation cette instance qui dissimuleacutee derriegravere le texte juge eacutevalue ironise raquo (C Kerbrat-Orecchioni citeacute par DC Muecke DC op cit p 482)

26 Cf M Jeay op cit p 32

270 Brigitta Vargyas

lrsquoaccentuation du clivage entre culture populaire et culture des eacutelites et le chan-gement concomitant des goucircts litteacuteraires ont sonneacute le glas drsquoune œuvre trop ambigueuml pour les uns et plus assez inteacuteressante pour les autres (le sujet nrsquoeacutetant plus agrave une distance laquo inquieacutetante raquo mais bien plus eacuteloigneacute encore de la vision du monde des eacutelites) Lrsquoambiguiumlteacute lieacutee au ton ironique a assureacute ainsi dans un premier temps la populariteacute des Eacutevangiles pour causer ensuite avec le chan-gement de climat culturel sa perte

La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

Emese Egedi-KovaacutecsUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest1

La version la plus connue du conte de laquo la Belle au Bois dormant raquo est sans doute celle de Perrault Celle-ci est cependant le reacutesultat du long mucircrissement drsquoun thegraveme litteacuteraire dont les origines remontent agrave des eacutepoques anteacuterieures Comme le souligne E Zago dans lrsquoarticle intituleacute laquo Some Medieval Versions of Sleeping Beauty Variations on a theme2 raquo les premiegraveres occurrences de ce type de conte sont apparues degraves le Moyen Acircge Elle cite Perceforest et deux reacute-cits occitans Frayre de Joy e Sor de Plaser et le roman de Blandiacute de Cornualha pour lesquels selon elle Eliduc et Cligegraves ont sans doute servi de modegravele du moins pour ce qui est de la scegravene de fausse mort Dans notre eacutetude nous ten-tons cependant drsquoaller plus loin et de retracer un nouveau segment du chemi-nement long et complexe de ce thegraveme litteacuteraire Car si le conte de laquo la Belle au Bois dormant raquo prend sans aucun doute pour la premiegravere fois une forme com-plegravete et eacutelaboreacutee dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge son motif central celui de la laquo belle endormie raquo ne manquait pas de preacutefi gurations litteacuteraires notamment dans la production romanesque byzantine du XIIe siegravecle

Il nous semble drsquoabord utile drsquoeacuteclaircir quelques notions de base concernant notre sujet Nous appellerons laquo Belle au Bois dormant raquo lrsquoensemble de multi-ples motifs caracteacuteristiques3 qui reacutesultent drsquoune entiteacute particuliegravere crsquoest-agrave-dire

1 Eacutetude reacutedigeacutee avec le soutien de Magyar Aacutellami Eoumltvoumls Oumlsztoumlndiacutej (Bourse drsquoeacutetudes Eoumltvoumls de lrsquoEacutetat hongrois) et du projet TAacuteMOP 421B-091KMR-2010-0003 du Fonds Social Euro-peacuteen de lrsquoUnion Europeacuteenne

2 Esther Zago laquo Some Medieval Versions of laquoSleeping Beautyraquo Variations on a Theme raquo Stu-di Francesci 69 (1979) p 417-431

3 M 30112 (Three) fates prophesy at childrsquos birth F 31211 Fairies make good wishes for newborn child D 203102 Fairies cause illusions F 360 Malevolent or destructive fairies D 1964 Magic sleep induced by certain person D 19603 Sleeping Beauty D 1960 Magic sleep

272 Emese Egedi-Kovaacutecs

du conte lui-mecircme dont le thegraveme central est le motif de la laquo belle endormie raquo En ce qui concerne ce dernier on peut le relier eacutetroitement au thegraveme de la laquo morte vivante raquo dont il repreacutesente nous semble-t-il une certaine sous-ca-teacutegorie Sans nous lancer ici dans lrsquoeacutetablissement drsquoune typologie preacutecise du thegraveme de la laquo morte vivante raquo typologie qui meacuteriterait qursquoun article entier lui soit consacreacute nous voulons simplement constater que pour ce qui est des reacute-cits franccedilais meacutedieacutevaux ce motif se divise manifestement en deux types dif-feacuterents la laquo vivante ensevelie raquo et la laquo belle endormie raquo Ces deux variantes se sont deacuteveloppeacutees en effet longtemps cocircte agrave cocircte avant de se seacuteparer deacutefiniti-vement lrsquoune de lrsquoautre La diffeacuterence essentielle entre les deux est la suivante dans le premier type la laquo vivante ensevelie raquo lrsquoheacuteroiumlne donnant lrsquoapparence totale drsquoune morte sera mecircme mise au tombeau drsquoougrave elle finira par srsquoeacutevader Si dans le premier type lrsquoaccent est mis sur le fait de la mort dans le deuxiegrave-me celui de la laquo belle endormie raquo on insiste avant tout sur le spectacle mira-culeux qui permet de penser plutocirct agrave un sommeil magique qursquoagrave la mort une jeune fille plongeacutee dans une leacutethargie profonde dont la beauteacute et la fraicirccheur de corps ne changent en rien malgreacute le temps qui passe est eacutetendue dans un endroit extraordinaire peacuteneacutetreacute de surnaturel et complegravetement isoleacute qui nrsquoest accessible qursquoaux eacutelus En ce qui concerne les œuvres meacutedieacutevales la laquo vivante ensevelie raquo est avant tout repreacutesenteacutee par le personnage de Feacutenice dans Cli-gegraves la laquo belle endormie raquo par celui de Zellandine dans Perceforest Quoique la laquo morte vivante raquo soit eacutevidemment un thegraveme tout agrave fait universel appa-raissant dans de nombreuses cultures lrsquoune de ses occurrences drsquoailleurs peu connue jusqursquoici est agrave souligner en raison des parallegraveles frappants avec des reacutecits franccedilais notamment avec Eliduc et Cligegraves Il srsquoagit du roman de Theacuteo-dore Prodrome Rhodantheacute et Dosiclegraves eacutecrit agrave Byzance au XIIe siegravecle et qui contient drsquoailleurs eacutegalement le motif de la laquo belle endormie raquo Voici briegraveve-ment le contexte dans lequel la scegravene de la laquo vivante ensevelie raquo srsquoinsegravere

Les amoureux Rhodantheacute et Dosiclegraves apregraves une longue seacuteparation et main-tes aventures se retrouvent finalement dans la maison de Craton Remplis de joie par leurs heureuses retrouvailles ils se preacuteparent avec impatience agrave leurs noces imminentes Cependant la fille de leur hocircte qui srsquoappelle Myrilla tom-

D 19604 Deathlike sleep D 2167 Corpse magically saved from corruption D 6 Enchanted cast-le F 771 Extraordinary castle D 11492 Magic tower F 772 Extraordinary tower etc (Antti Aarne amp Stith Thompson The Types of the Folktale A Classification and Bibliography Second Revision Helsinki 1961 Anita Guerreau-Jalabert Index des Motifs Narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers (XIIe-XIIIe siegravecles) Genegraveve 1992)

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be elle-mecircme amoureuse de Dosiclegraves Par jalousie elle cherche donc agrave eacutecarter sa rivale Rhodantheacute Tous ses efforts ayant eacutechoueacute elle deacutecide alors de faire boire un poison agrave la jeune fille qui ne la tuerait pas mais paralyserait seule-ment son corps Crsquoest agrave la fin drsquoun festin qursquoelle lui donne finalement la coupe contenant le breuvage somnifegravere en lrsquoabsence du fianceacute de la jeune fille Dosi-clegraves eacutetant parti agrave la chasse Degraves que Rhodantheacute absorbe le contenu de la coupe elle devient demi-morte ne pouvant plus ni bouger ni parler

Comme agrave notre connaissance il nrsquoexiste aucune traduction franccedilaise de ce roman ndash agrave part celle du XVIIIe siegravecle faite par P Franccedilois Godard de Beau-champs qui semble plutocirct une adaptation qursquoune traduction exacte ndash nous nous permettons pour cette scegravene de proposer la nocirctre

430 435 440 445 450

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455 460 465 470 475 480 485

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490 495 500 505 510 515 520

Alors le bruit prit fin et avec le mecircme bruit le banquet aussi (430) Lrsquoenvie de Myrilla ne cessa pourtant pas tout le reste du temps elle tramait de mauvais desseins et cousait le lin des recircts par lesquels elle pourrait capturer Rhodan-theacute Lorsque tout moyen est fermeacute agrave la jalousie (435) ndash car ayant tout essayeacute

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elle nrsquoavait que subi des eacutechecs ndash que fait-elle enfin quelle ruse machine-t-el-le Elle emplit une coupe de potion deacuteleacutetegravere et comme Cratandre ainsi que Dosiklegraves est alleacute agrave la chasse (440) elle la lui donne pour boire durant le ban-quet Lrsquoeffet de la coupe nrsquoest pas la mort subite ni la perte de lrsquoesprit ou une autre maladie mais seulement le relacircchement du corps entier Degraves que Rho-dantheacute eut donc bu la coupe (445) aussitocirct toute sa figure subit des convul-sions tout son corps se deacutetendit et comme un cadavre elle avait besoin de quelqursquoun pour la mouvoir car elle ne se mouvait pas Ah cœur jaloux et meacute-chant Pour atteindre lrsquoamour pour avoir lrsquounion (450) ndash ce qursquoelle nrsquoavait pas pu obtenir par une juste deacutecision ndash pour srsquounir avec Dosiclegraves comme fianceacute elle causa le relacircchement du corps de la jeune fille Il nrsquoy a pas lagrave-bas main agis-sant et bougeant ni doigts car ceux-ci ne font plus rien (455) il nrsquoy a pas lagrave-bas pied bien preacutepareacute agrave marcher ni langue babillarde ni bouche bougeant Mais pourquoi dire les autres deacutetails Car pour le dire en paroles simples et conci-ses aucun des membres de la jeune fille nrsquoavait drsquoeacutenergie (460) Voilagrave ce que fit Myrilla par son attitude meacutechante mais qursquoen est-il des mains des dieux et de la loi de Justice Ne se sont-ils pas tout de suite reacutevolteacutes contre la meacutechance-teacute Certainement car ils deacutetestent la nature maligne Pendant que Cratandre et Dosiclegraves comme je lrsquoai dit (465) chassaient au milieu des fourreacutes ils trou-vegraverent une ourse affligeacutee drsquoune paralysie4 morte au cocircteacute droit et ne bougeant pas se traicircnant seulement du cocircteacute gauche Arriveacutee agrave un lieu herbeux (470) elle cueillit une tregraves belle herbe ndash dont la racine eacutetait blanche la feuille similaire aux roses aux roses rouges et non aux roses de couleur blanche agrave celles qui ont mecircme beaucoup de branches penchant vers la terre dont la peau se voit pourpre (475) en un mot toute lrsquoherbe eacutetait belle et tricolore ndash elle se frotta de celle-ci les membres morts Lrsquoexperte en nature (lrsquoourse dont jrsquoai parleacute) re-vivifia tout le corps mort et une fois gueacuterie srsquoenfuit en courant (480) Dosiclegraves voyant ce spectacle eacutetrange et srsquoeacutetonnant de cet eacuteveacutenement ndash mais comment il nrsquoen aurait-il pas eacuteteacute ainsi si les animaux connaissent par une intelligence na-turelle ce que nous ignorons souvent mecircme apregraves avoir appris ndash se baissa et prit lrsquoherbe meacutedicinale (485) et sans srsquoattarder sans passer le moindre temps il reprit avec Cratandre le chemin de la maison Alors qursquoils entraient un ser-viteur se hacircta agrave leur rencontre et se reacutepandant en lamentations commen-ccedila sa miseacuterable annonce reacuteveacutelant heacutelas le relacircchement du corps de la vier-ge (490) Quel cœur eut soudain Dosiclegraves et quelle lamentation il commenccedila

4 Paul drsquoEacutegine mentionne dans son œuvre cette maladie (laquo raquo) ainsi que sa theacuterapie (Paulus Aegineta III 18)

277La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

apregraves lrsquoavoir eacutecouteacute celui qui ne lrsquoa jamais subi ne peut pas le dire laquo Ah de nouveau le commencement drsquoautres drames Tykhegrave de nouveau le rire pour toi et les peines pour Dosiclegraves (495) Rhodantheacute est atteinte du relacircchement du corps et morte vivante elle ne bouge en aucune maniegravere Rhodantheacute est ma-lade et le chevalier Dosiclegraves court agrave la chasse avec des chiens Crsquoest hier que jrsquoai vu Rhodantheacute cruelle Jalousie (500) hier non pas avant-hier ou encore avant malveillante Tykheacute raquo Apregraves ces mots il srsquoapprocha de la jeune fille et en versant les larmes agrave juste titre il fouilla les replis de son vecirctement pour trouver lrsquoherbe Degraves qursquoil lrsquoeut trouveacutee il la tira et en la frottant tout autour il revigora le corps entier de la fille relacirccheacutee et la reacuteanima ndash ah gracircce divine Et celle qui ndash pas le moins du monde ndash ne bougeait en aucune maniegravere sauta alla vers celui qui la deacutesirait et mit un terme au chant plaintif de son ami en pleurs (510) Dosiclegraves la voyant vivante et debout parlant comme elle vou-lait et bougeant srsquoeacutecria laquo Je suis deacutejagrave certain Dieux sauveurs que vous pre-nez soin de mes affaires et de celles de ma fianceacutee Je me confie agrave vous pour toujours (515) je mets en vous lrsquoespoir de mon mariage Et agrave toi ourse quelle gracircce te faut-il de notre part en reacutecompense pour lrsquoherbe drsquoor que tu mrsquoas don-neacutee Certes ndash que les dieux soient teacutemoins de ma parole ndash je ne heurterai ja-mais de ma large eacutepeacutee les ourses (520) je ne plongerai pas mon fer dans celles qui mrsquoont instruit raquo (Theacuteodore Prodrome Rhodantheacute et Dosiclegraves VIII v 428-520 [traduit en prose])5

Il est inteacuteressant de noter que dans le texte grec au vers 496 nous trouvons le terminus technicus parfait du thegraveme de la laquo morte vivante raquo laquo raquo (lsquovivante elle meurtrsquo) qui ne se rencontre drsquoailleurs guegravere dans les œuvres franccedilaises

Le parallegravele avec le lai drsquoEliduc de Marie de France en ce qui concerne lrsquoeacutepi-sode de la fausse mort est bien visible Les motifs ougrave la parenteacute semble incon-testable sont les suivants

la mort apparente de lrsquoheacuteroiumlne (D 1960 Magic sleep D 19603 Sleeping Beauty D 19604 Deathlike sleep)

lrsquoanimal preacutesentant une cure de reacutesurrection (B 300 Helpful animal B 512 Medicine shown by animal E 181 Means of resuscitation learned F 950 Marvelous cures)

5 Theodori Prodromi De Rhodanthes et Dosiclis amoribus libri IX edidit M Marcovich Stutgardiae et Lipsiae In Aedibus BG Teubneri 1992

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lrsquoherbe ressuscitante de couleur rouge (D 77111 Disenchantment by flower D 965 Magic plant D 96512 Magic grass D 12931 Red as magic co-lor D 1500141 Magic healing grass flower E 50 Resuscitation by magic E 105 Resuscitation by herbs F 814 Extraordinary flower)

Le premier trait identique est bien sucircr que dans les deux reacutecits lrsquoheacuteroiumlne est prise drsquoun sommeil leacutethargique tregraves profond Les circonstances mecircmes ainsi que la cause directe en sont assez semblables il srsquoagit dans les deux histoires drsquoun triangle amoureux les personnages feacuteminins de lrsquoeacutepisode eacutetant rivales lrsquoune de lrsquoautre Or la catalepsie de la jeune fille reacutesulte de cette probleacutematique Si chez Prodrome cette mort apparente est bien voulue et projeteacutee par My-rilla alors que dans le Lai de Marie de France elle frappe Guilliadun de faccedilon complegravetement inattendue le ressort essentiel nrsquoen est pas moins le mecircme agrave sa-voir le deacutesespoir amoureux

Mes entre ses braz la teneite cunfortout ceo qursquoil poeit del mal que ele aveit en mere de ceo qursquoele oiuml numerque femme espuse ot sis amisaltre que li en sun paiumlsDesur sun vis cheiuml pasmee tute pale desculuree En la pasmeisun demura qursquoel ne revint ne suspira Cil ki ensemble od lui lrsquoen porte quidot pur veir qursquoele fust morte (Eliduc v 847-858)6

Quant de sa femme oiuml parlerde duel que oi mrsquoestut pasmer (Eliduc v 1079ndash1080)

Pour atteindre lrsquoamour pour que lrsquounion soit sienne ndash ce qursquoelle nrsquoavait pu obtenir par une juste deacutecision ndash pour srsquounir avec Dosiclegraves comme fianceacute elle causa le relacircchement du corps de la jeune fille (Rhodantheacute et Dosiclegraves VIII v 449-452)

6 Je cite le texte toujours dans lrsquoeacutedition suivante Les Lais de Marie de France trad L Harf-Lancner Paris Le Livre de poche collection Classiques meacutedieacutevaux 1998

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Dans les deux reacutecits ces mortes vivantes restent laquo sur scegravene raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelles ne sont pas inhumeacutees ce qui facilite eacutevidemment drsquoun point de vue laquo technique raquo la cure extraordinaire Neacuteanmoins chez Prodrome ce proces-sus semble un peu artificiel et agrave notre avis deacutetermineacute par des hasards trop nombreux tandis que la belle fille srsquoeacutetend cataleptique dans la maison de Craton Dosiclegraves ignorant cela rencontre agrave ce moment preacutecis une ourse qui elle-mecircme demi-morte se gueacuterit devant les yeux du jeune chevalier gracircce agrave une herbe Celui-ci bien qursquoignorant toujours tout de lrsquoeacutetat de son amie cueille aussitocirct cette herbe (en se disant peut-ecirctre que laquo cela servira bien agrave quelque chose raquo ) avec laquelle degraves qursquoil aura appris la mauvaise nouvelle il pourra ressusciter sa fianceacutee Chez Marie de France en revanche ces motifs srsquoagregravegent de maniegravere plus heureuse les eacuteveacutenements srsquoenchaicircnant de faccedilon plus naturelle et logique tout en permettant agrave des eacuteveacutenements inattendus de se produire une belette passe sur le corps de la belle morte alors que Guilde-luec eacutepouse compreacutehensive et bienveillante drsquoEliduc se trouve dans la cha-pelle Son serviteur tue lrsquoanimal sur-le-champ mais apregraves quelques minutes apparaicirct une autre belette qui ne tarde pas agrave chercher un remegravede efficace pour ranimer sa compagne

Une musteile vint curantde suz lrsquoalter esteit eissue e li vadlez lrsquoaveit feruepur ceo que sur le cors passadrsquoun bastun qursquoil tint la tuaEn mi lrsquoaire lrsquoaveit geteeNe demura qursquoune loeumlequant sa cumpaigne i acurutsi vit la place u ele jutEntur la teste li alae del pieacute suvent la marchaQuant ne la pot faire leversemblant faiseit de doel menerDe la chapele esteit eissue as herbes est el bois venueOd ses denz a prise une flurtute de vermeille colur

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Hastivement revait ariereDedenz la buche en tel manierea sa cumpaigne lrsquoaveit miseque li vadlez aveit ociseen es lrsquoure fu revescue La dame lrsquoa aparceuumleAl vadlet crie laquo Retien la Getez frans huem mar srsquoen ira raquoE il geta si la ferique la florete li cheiumlLa dame lieve si la prentAriere va hastivementDedenz la buche a la pucelemeteit la flur ki tant fu beleUn petitet i demuracele revint e suspira (Eliduc v 1032ndash1064)

La ressuscitation de la belette tueacutee au moyen de lrsquoherbe meacutedicinale agrave proximiteacute immeacutediate de la belle morte semble fournir un enseignement net qui suggegravere agrave Guildeluec de faccedilon lumineuse comment faire pour reacuteanimer la morte Ici toutefois les laquo coiumlncidences raquo srsquoinscrivent dans une autre perspective que celle du hasard agrave savoir celle de la merveille Or celle-ci est suggeacutereacutee et mecircme soigneusement preacutepareacutee par la narration Agrave partir du moment ougrave Guilliadun tombe en leacutethargie tout megravene en ef-fet vers le merveilleux Tout drsquoabord le lieu ougrave Eliduc transporte la belle morte est sans conteste un endroit extraordinaire impreacutegneacute de surnaturel et bien isoleacute semblable agrave ceux ougrave reposent (comme nous lrsquoavons souligneacute dans notre deacutefinition) toutes les laquo belles endormies raquo Crsquoest une chapelle lieu sacreacute se trouvant dans une forecirct qui isole hermeacutetiquement celle-ci de la ville et de toute reacutegion peupleacutee

Une forest aveit en tur POINT trente liwes ot de lungurUns seinz hermites i maneite une chapele i aveit quarante anz i aveit esteacuteMeinte feiz ot od lui parleacute

281La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

A lui ceo dist la porteraen sa chapele lrsquoenforra (Eliduc v 889-896)

Le saint ermite (laquo seinz hermites raquo) est nous semble-t-il lrsquoemblegraveme de cet endroit fabuleux le nom laquo hermites raquo renvoie agrave lrsquoisolement (lt lat eremus i n lt gr [2]deacutesert solitaire isoleacute) tandis que lrsquoadjectif laquo seinz raquo eacutevoque le surnaturel ce qui est au-delagrave des cadres habituels Lrsquoermite nrsquoa drsquoailleurs visi-blement pas drsquoautre fonction dans le reacutecit que de deacuteterminer la nature du lieu ougrave la merveille va bientocirct se reacutealiser crsquoest-agrave-dire de preacuteciser la qualiteacute agrave la fois surnaturelle et isoleacutee de cet endroit Car quand Eliduc et ses compagnons re-trouvent lrsquoermite il est deacutejagrave mort depuis huit jours (laquo Uit jurs esteit devant finiz li seinz hermites li parfiz La tumbe novele trova raquo v 917-919) et contrai-rement agrave Guilliadun il ne revient plus jamais agrave la vie et dans la suite du reacute-cit non plus il nrsquoest pas question de lui Il nrsquoest en outre pas tregraves clair pourquoi ce lieu ne conviendrait pas agrave Eliduc pour ensevelir plutocirct qursquoexposer la laquo deacute-pouille raquo de son amie alors que la tombe du saint ermite a eacutegalement eacuteteacute creu-seacutee lagrave-bas comme si lrsquoexplication nrsquoeacutetait qursquoun preacutetexte de la part drsquoEliduc et encore davantage de celle de la poeacutetesse pour que la jeune fille puisse rester visible Car pour que les merveilles puissent se reacutealiser (corps de la belle mor-te sauveacute de lrsquoalteacuteration reacutesurrection gracircce agrave une herbe) il est bien entendu ab-solument neacutecessaire que la belle morte reste laquo en scegravene raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle ne soit pas mise au tombeau Guilliadun nrsquoest donc pas ensevelie mais simple-ment eacutetendue sur lrsquoautel ce qui permet donc de contempler son corps inerte Ensuite la merveille de la reacutesurrection est eacutegalement preacutepareacutee par lrsquoimage de la belle morte qui comme toutes les laquo Belles au Bois dormant raquo conserve mi-raculeusement la pleacutenitude de sa beauteacute son visage demeurant frais et roseacute

En la pasmeisun la trovot ne reveneit ne suspirot De ceo li semblot granz merveille qursquoil la veeit blanche e vermeille unkes la colur ne perdi fors un petit qursquoele enpali (Eliduc v 969-974)

e vit le lit a la puceleki resemblot rose nuvele (Eliduc v 1011-1012)

282 Emese Egedi-Kovaacutecs

Bref lrsquoheacutesitation drsquoEliduc agrave enterrer son amie le choix du lieu sacreacute pour le repos de la jeune fille au fin fond de la forecirct et surtout la description de la belle morte montrant des signes de vie tout cela ouvre donc petit agrave petit la voie agrave la ressuscitation merveilleuse La couleur de lrsquoherbe meacutedicinale qui reacutepond parfaitement agrave celle de la belle endormie ndash toutes deux sont en effet vermeilles ndash parachegraveve la lente preacuteparation agrave la merveille de la reacutesurrection Tandis que chez Prodrome la composition de lrsquoeacutepisode de fausse mort ne se conforme donc guegravere agrave un plan de deacuteveloppement eacutelaboreacute dans le Lai de Ma-rie de France ce motif semble minutieusement exploiteacute Le hasard eacutetant rem-placeacute par la merveille dans le reacutecit franccedilais le motif de la laquo belle endormie raquo entre visiblement dans une nouvelle phase drsquoeacutevolution qui preacutepare sans dou-te le chemin au futur conte de feacutee de la laquo Belle au Bois dormant raquo En effet le reacutecit de Marie de France contient deacutejagrave quoique de faccedilon plutocirct discregravete tous les eacuteleacutements merveilleux qui font partie des caracteacuteristiques essentielles pro-pres aux versions posteacuterieures agrave savoir le motif de la belle endormie celui du corps restant visible sans ecirctre enterreacute qui conserve sa beauteacute et sa fraicirccheur et celui de lrsquoendroit extraordinaire peacuteneacutetreacute de surnaturel et complegravetement isoleacute ougrave repose la jeune fille

Quant au motif de lrsquolaquo animal preacutesentant une cure de reacutesurrection raquo il nrsquoest pas sans avoir fait lrsquoobjet de plusieurs changements Le plus eacutevident est que chez Prodrome il srsquoagit drsquoune ourse alors que chez Marie de France lrsquoon a une belette Chez Marie de France le choix drsquoune belette reflegravete probable-ment lrsquoinfluence de croyance celte7 Lrsquoautre divergence marquante ndash le nom-bre des animaux ndash concerne cependant plutocirct leur fonction Ce type de scegravene ndash la preacutesentation drsquoune cure de reacutesurrection ndash par analogie neacutecessiterait au moins deux acteurs diffeacuterents lrsquoun qui servirait de victime personnage eacutequi-valent agrave la laquo morte vivante raquo et sur lequel cette cure va srsquoeffectuer et lrsquoautre qui remplirait le rocircle du laquo meacutedecin raquo trouvant lrsquoherbe magique Or dans le roman byzantin lrsquoourse est agrave la fois la laquo victime raquo et le laquo meacutedecin raquo en une personne tandis que dans Eliduc ces deux fonctions sont diviseacutees et attribueacutees agrave deux belettes diffeacuterentes Autrement dit chez Prodrome lrsquoanimal est laquo deacutedoubleacute raquo ayant la moitieacute du corps mort tandis que lrsquoautre est vivante alors que chez Marie celui-ci est laquo redoubleacute raquo car y figurent deux belettes agrave la fois En outre le redoublement chez Marie remplit mecircme une fonction narratologique sup-

7 Voir Pierre Jonin laquo Le Bacircton et la Belette ou Marie de France devant la matiegravere celtique raquo dans Meacutelanges de langue et litteacuterature franccedilaises offerts agrave Charles Foulon vol II (Marche Ro-mane 30 1980) p 164

283La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

pleacutementaire releveacutee par Fabienne Pomel analysant minutieusement les jeux de miroirs dans Eliduc elle souligne que laquo la scegravene merveilleuse apparaicirct [hellip] comme un miroir trouble du reacutecit principal raquo8 ainsi que celui laquo drsquoautres scegravenes merveilleuses raquo le couple animal refleacutetant les couples humains Ce proceacutedeacute de mise en abyme est renforceacute par laquo la reprise des mecircmes expressions parfois en chiasme raquo dans cette scegravene

En ce qui concerne lrsquoherbe meacutedicinale crsquoest plutocirct la ressemblance entre les deux auteurs qursquoil faut agrave notre avis souligner son effet comme sa cou-leur eacutetant tregraves semblable Si chez Prodrome lrsquoherbe est bien de trois cou-leurs le laquo rougeoiement raquo semble toutefois dominer la racine de cette herbe est blanche sa feuille est rouge alors que ses branches sont pourpres Pro-drome renforce encore lrsquoimage drsquoune plante rouge par la remarque reacutepeacuteteacutee que les feuilles sont semblables en couleur laquo aux roses rouges et non aux ro-ses de couleur blanche raquo9 Dans Eliduc la fleur meacutedicinale est entiegraverement vermeille (laquo Od ses denz a prise une flur tute de vermeille colur raquo v 1047-1048) Les deux auteurs semblent donc insister sur lrsquoimportance de la cou-leur rouge sans doute pour le sens magique traditionnellement attacheacute agrave celle-ci (D 12931 Red as magic color) Que cette couleur ne soit pas sans importance et qursquoelle ait une connotation merveilleuse dans Eliduc appa-raicirct clairement dans la description de la belle endormie conservant la cou-leur vermeille de son teint (laquo De ceo li semblot granz merveille qursquoil la veeit blanche e vermeille raquo v 971-972) La rime de laquo vermeille raquo avec laquo merveille raquo semble rendre plus eacutetroite la relation entre les deux mots

Le paralleacutelisme entre le roman de Prodrome et Eliduc en ce qui concerne la scegravene de fausse mort semble assez eacutevident Eliduc nrsquoest cependant pas le seul reacutecit franccedilais qui montre des ressemblances remarquables avec le reacutecit byzan-tin dans Cligegraves de Chreacutetien de Troyes nous retrouvons eacutegalement quelques parallegraveles avec Prodrome mais qui concernent de tout autres eacuteleacutements que dans le Lai de Marie de France Dans le reacutecit de Chreacutetien de Troyes le contex-te de la mort apparente est tregraves similaire agrave celui de Prodrome il srsquoagit toujours drsquoun triangle amoureux agrave la probleacutematique duquel la ruse de fausse mort veut apporter une solution Certes dans Cligegraves il nrsquoy a ni animal ni herbe qui res-

8 Fabienne Pomel laquo Les Belettes et la Florete magique le miroir trouble du merveilleux dans Eliduc raquo dans Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees Hommage agrave Francis Dubost Honoreacute Champion Paris 2005 p 512-513

9 Selon le teacutemoignage de Paul drsquoEacutegine (Paulus Aegineta) et celui de Dioscurides une herbe pos-seacutedant la mecircme puissance eacutetait connue agrave cette eacutepoque on lrsquoappelait laquo selinon agreon heteron raquo

284 Emese Egedi-Kovaacutecs

suscite Le motif de la laquo morte vivante raquo montre mecircme clairement les caracteacute-ristiques de la laquo vivante ensevelie raquo type de reacutecit que nous avons distingueacute en introduction de celui de la laquo belle endormie raquo Ici la ressemblance reacuteside avant tout dans lrsquoeffet de la potion car ce breuvage ne fait pas perdre la conscience agrave la jeune fille mais paralyse seulement son corps Feacutenice tout comme Rho-dantheacute demeure tout agrave fait consciente pendant sa leacutethargie et seul son corps devient totalement insensible et paralyseacute

La poison a boivre li doneEt lors des qursquoele lrsquoot beuumleLi est troblee la veuumleEt a le vis si pale et blancCrsquoon srsquoele euumlst perdu le sancNe pieacute ne main ne remeuumlst qui vive escorchier la deuumlstNel ne se crosle ne dit motEt srsquoantant ele bien et otLe duel que lrsquoempereres mainneEt le cri don la sale est plainne (Cligegraves v 5760-5770)10

elle la lui donne agrave boire durant le banquet Lrsquoeffet de la coupe nrsquoest pas la mort subite ni la perte de lrsquoesprit ou une autre maladie mais seulement le re-lacircchement du corps entier (Rhodantheacute et Dosiclegraves VIII v 441-443)

F Meunier affirme par ailleurs dans son ouvrage sur le roman byzantin du XIIe siegravecle que les reacutecits franccedilais contemporains notamment Cligegraves nrsquoont sans doute exerceacute aucune influence sur le roman de Prodrome11 En effet selon la datation eacutegalement accepteacutee par F Meunier le roman de Prodrome a eacuteteacute composeacute entre 1143 et 1149 tandis que Cligegraves date de 1176 Cette chronologie suggeacutererait mecircme une possibiliteacute drsquoinfluence toute contraire Sans nous lan-cer dans la question de la filiation entre lrsquoœuvre de Prodrome et ses pendants franccedilais nous voulons simplement faire remarquer que dans cette question le thegraveme de la fausse mort semble un moment cleacute Vu que ce motif ndash la mort

10 Je cite le texte toujours dans lrsquoeacutedition suivante Chreacutetien de Troyes Cligegraves eacuted L Harf-Lan-cner Paris Champion 2006

11 F Meunier Le roman byzantin du XIIe siegravecle Agrave la deacutecouverte drsquoun nouveau monde Paris Champion 2007 p 250

285La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

apparente drsquoune jeune fille causeacutee par une potion somnifegravere ndash apparaissait deacutejagrave bien anteacuterieurement dans un des romans helleacutenistiques Les Eacutepheacutesiaques de Xeacutenophon drsquoEacutephegravese dans lequel Prodrome lui aussi puise ouvertement il semble plus vraisemblable que ce soient les romanciers franccedilais qui se sont inspireacutes de leur collegravegue byzantin et non lrsquoinverse La question du rapport en-tre les romans byzantins et les reacutecits franccedilais du XIIe siegravecle reste donc selon nous encore agrave revoir

Pour conclure nous pouvons donc constater que le long voyage du motif de la laquo belle endormie raquo nrsquoa manifestement pas commenceacute par les reacutecits franccedilais et occitans meacutedieacutevaux ce motif apparaissant au moins dans un des romans byzantins contemporains Cependant malgreacute lrsquoidentiteacute des eacuteleacutements essen-tiels il est visible que crsquoest lrsquoimaginaire occidental notamment celui de Marie de France qui est neacutecessaire pour que ce motif puisse se doter des caracteacuteris-tiques susceptibles drsquoen faire un conte de feacutee agrave part entiegravere En eacutetablissant les laquo circonstances raquo adeacutequates agrave lrsquoapparition de la ressuscitation merveilleuse agrave savoir laisser la belle endormie non enterreacutee dans un endroit extraordinaire et isoleacute et permettre ainsi aux autres personnages non seulement de contem-pler le miracle du corps conservant sa fraicirccheur mais aussi de pouvoir effec-tuer une cure de reacutesurrection Marie de France a trouveacute sans le savoir tous les eacuteleacutements fondamentaux pour le thegraveme central du fameux conte de la laquo Belle au Bois dormant raquo

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Page 2: Literature et folklore - ELTE

Litteacuterature et folklore dansle reacutecit meacutedieacuteval

Actes du colloque internationalde Budapest les 4ndash5 juin 2010

eacutediteacutes parEMESE EGEDI-KOVAacuteCS

Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef ELTE Budapest 2011

Textes reacuteunis et eacutediteacutes par Emese Egedi-Kovaacutecs

Relecture par Arnaud Precirctre

ISBN 978-963-89326-0-0

copy Les auteurs 2011copy Emese Egedi-Kovaacutecs (eacuted) 2011

copy Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef ELTE 2011

Tout droits de traduction et de reproduction reacuteserveacutes

Table des Matiegraveres

Table des Matiegraveres 5Preacuteface par Michelle Szkilnik 7Michelle Szkilnik Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel 9Imre Szabics Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel

ndash Le Bel Inconnu et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr 21Christine Ferlampin-Acher Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

(Guillaume de Palerne Guillaume drsquoAngleterre Perceforest) 27Beacuteneacutedicte Milland-Bove Barbarie et courtoisie le motif de la tecircte coupeacutee ou

lrsquoeacutecriture de la violence dans le roman arthurien du vers agrave la prose 43Edina Bozoacuteky La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale

franco-italienne 59Krisztina Horvaacuteth Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs 73Alain Corbellari Fabliaux et Leacutegendes urbaines 83Mikloacutes Paacutelfy Godefroi de Lagny pseudonyme agrave la fin du reacutecit

Les pseudonymes 95Myriam Rolland-Perrin Gageure et mutilations 99Anne Delamaire Fils de lrsquoours et cœur de lion

la filiation Estonneacute Passelion dansle Roman de Perceforest 113Aureacutelie Houdebert Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses

drsquoun motif oriental Adenet le Roi Girart drsquoAmiens Geoffrey Chaucer 121Magali Cheynet Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose 133Klaacutera Korompay La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale

du nouveau sur Elefant 151Saacutendor Kiss Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature

franccedilaisedu Moyen Acircge 163Keacutepes Juacutelia Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise

principalement Morgane la Feacutee171Sonia Maura Barillari Le voyage de George Grissaphan

au purgatoire de saint Patrice composantes litteacuteraires et folkloriques 179Alessandro Pozza La balanccediloire et lrsquoescarpolette Oscillations folkloriques

linguistiques et litteacuteraires entre Gregravece ancienne et Occident meacutedieacuteval197Beatrice Barbieri Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteantcoupeur de barbes 213Lucia Baroncini Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes 227Brigitta Vargyas La plume et la quenouilleFonctions et fonctionnement

de lrsquoironie dans les Eacutevangiles des Quenouilles 235Emese Egedi-Kovaacutecs La belle endormie la sagesse animale

et lrsquoherbe meacutedicinale 245

Preacuteface

Litteacuterature et folklore entretiennent au Moyen Acircge des rapports de bon voisinage fondeacutes sur des emprunts et des eacutechanges feacuteconds Le folklo-re nourrit la litteacuterature en lui fournissant des personnages (feacutees lutins

ogres ect) et des motifs En retour la litteacuterature permet agrave tout ce mateacuteriau re-jeteacute par les clercs savants comme Burchard de Worms dans le domaine de la superstition drsquoacceacuteder agrave lrsquoeacutecrit Interrogeacute pris au seacuterieux ou moqueacute deacuteformeacute ou plus exactement transformeacute par les eacutecrivains qui lrsquoaccommodent agrave leur ma-niegravere et au goucirct drsquoun auditoire le plus souvent aristocratique le folklore cette science des peuples voueacutee agrave la transmission orale impregravegne particuliegraverement le reacutecit meacutedieacuteval depuis les lais de Marie de France et les romans de Chreacutetien de Troyes jusqursquoaux romans tardifs comme le Perceforest ou le Conte du Pa-pegau Les traces qursquoil laisse sont parfois leacutegegraveres drsquoautant plus leacutegegraveres que la litteacuterature meacutedieacutevale est fondeacutee sur le constant et patient retravail de la tradi-tion eacutecrite anteacuterieure Soumis agrave de multiples reacuteeacutecritures le motif folklorique laisse agrave peine percevoir son contenu mythique originel Pourtant une incon-gruiteacute ici ou lagrave un deacutetail insolite un comportement difficilement explicable le silence drsquoEnide ou la mort de la chacirctelaine de Vergy attirent lrsquoattention et amegravenent agrave soupccedilonner sous les strates de textes le souvenir du motif folklori-que Mais plus importante et moins vaine qursquoune archeacuteologie de la litteacuterature qui se fixerait pour but drsquoextraire un mateacuteriau original enfoui sans doute agrave ja-mais est lrsquoenquecircte meneacutee au fil des articles de ce volume comprendre agrave quels nouveaux projets la litteacuterature a asservi le mateacuteriau folklorique Les eacutecrivains qui ont utiliseacute cet heacuteritage eacutetaient des artistes Mecircme si beaucoup sont resteacutes anonymes mecircme srsquoils vouaient agrave la tradition un respect bien connu ils ne se consideacuteraient pas comme les conservateurs drsquoun savoir immeacutemorial qursquoils de-vaient transmettre sans lrsquoalteacuterer Bien au contraire ils ont exploiteacute librement le gisement du folklore et agrave lrsquoinstar de Jean lrsquohabile maccedilon et sculpteur du Cli-gegraves sur ce mateacuteriau brut ils ont fondeacute des constructions merveilleuses

Le Colloque international dont les actes sont reacuteunis ici srsquoest tenu agrave Univer-siteacute Eoumltvoumls Loraacutend agrave Budapest les 4 et 5 juin 2010 agrave lrsquoinstigation du Centre

8 Michelle Szkilnik

Interuniversitaire drsquoEacutetudes Franccedilaises du Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef du Deacuteparte-ment drsquoEacutetudes Franccedilaises de Universiteacute Eoumltvoumls Loraacutend et avec le soutien du Centre drsquoEacutetudes du Moyen Acircge de Paris 3 ndash Sorbonne Nouvelle Le preacutesent volume a eacuteteacute publieacute gracircce au soutien du Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef Il a eacuteteacute lui aussi lrsquooccasion de fondations heureuses drsquoune part il a concreacutetiseacute les relations en-tre le Centre drsquoEacutetudes du Moyen Acircge de Paris 3 et Universiteacute Eoumltvoumls Loraacutend drsquoautre part il a vu la creacuteation de la branche hongroise de la Socieacuteteacute Interna-tionale de Litteacuterature Courtoise Les feacutees marraines ayant eacuteteacute ducircment invi-teacutees agrave cette occasion (et magnifiquement traiteacutees) il y a tout lieu drsquoespeacuterer le meilleur pour cette double instauration

Michelle SzkilnikParis le 6 avril 2011

Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

Michelle SzkilnikUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Le XVe siegravecle entretient une relation compliqueacutee avec le folklore et en particu-lier les feacutees Drsquoune part la litteacuterature prend ses distances avec le surnaturel elle rationalise les sceacutenarios merveilleux qursquoelle reacuteutilise elle leur ocircte leur dimen-sion mythique pour les reacuteduire agrave de simples curiositeacutes Le Chevalier au Pape-gau et Ysaiumle le Triste off rent de bons exemples du proceacutedeacute ces deux romans arthuriens tardifs cantonnent en eff et la merveille aux marges du monde dans lequel eacutevoluent les chevaliers qui prennent toutefois plaisir agrave circuler en tou-ristes agrave travers ce museacutee des mirabilia1 Drsquoautre part dans la reacutealiteacute historique on srsquoamuse agrave reprendre des sceacutenarios feacuteeriques pour eacutegayer les fecirctes de cour2 Ces deux attitudes ne sont pas contradictoires Elles trahissent lrsquoune et lrsquoautre la fascination teinteacutee peut-ecirctre de nostalgie qursquoexerce la merveille drsquoorigine folklorique mais reacutevegravelent aussi lrsquoincreacuteduliteacute de lrsquoeacutelite courtoise et eacuteduqueacutee Elles manifestent surtout que les feacutees et leurs cohortes drsquoeacuteleacutements surnaturels sont passeacutees du monde de lrsquoimaginaire populaire agrave la litteacuterature Dans ce nou-

1 Sur ce sujet voir mes articles laquo Le Restor drsquoAlexandre dans Ysaiumle le Triste raquo dans The Medie-val Opus Imitation Rewriting and Transmission in the French Tradition Amsterdam Rodopi 1996 p 181-195 et laquo La Joute des morts La Suite du Merlin Perceforest Le Chevalier au Pape-gau raquo dans Le Monde et lrsquoAutre Monde actes du colloque arthurien organiseacute par D Huumle et Chr Ferlampin-Acher agrave Rennes 8-9 mars 2001 Orleacuteans Paradigme 2002 p 343-357 ainsi que P Victorin Ysaiumle le Triste Une estheacutetique de la Confluence Paris Champion 2002 et son intro-duction agrave lrsquoeacutedition du Chevalier au Papegau Paris Champion (Champion classiques) en parti-culier p 30-33

2 Sur les pas drsquoarmes et emprises particuliegraverement propices agrave la reacuteactivation de sceacutenarios ro-manesques et feacuteeriques on consultera pour commencer Michel Stanesco Jeux drsquoerrance du che-valier meacutedieacuteval aspects ludiques de la fonction guerriegravere dans la litteacuterature du Moyen Acircge flam-boyant Leiden Brill 1988 Alice Planche laquo Du tournoi au theacuteacirctre en Bourgogne raquo Moyen Acircge 81 (1975) p 97-128 Ruth H Cline laquo The Influence of the Romances on Tournament raquo Specu-lum 20 (1945) p 204-211

10 Michelle Szkilnik

vel environnement elles servent de nouvelles intentions Jrsquoaimerais examiner deux textes au statut incertain en tout cas pour le second dans lesquels des motifs folkloriques se sont glisseacutes afi n de comprendre dans quel but ludique politique poeacutetique ils ont eacuteteacute repris Ces reacutecits contemporains le Pas du Per-ron feacutee et le Jouvencel3 ont vraisemblablement eacuteteacute composeacutes par des hommes drsquoarmes plus inteacuteresseacutes a priori par les faits de guerre que par des histoires de feacutees Que de tels auteurs introduisent des eacuteleacutements feacuteeriques dans des reacutecits de joutes et de batailles montre assez lrsquoattrait qursquoexerce encore le folklore mais un folklore eacutedulcoreacute et controcircleacute par un discours rationnel

Le Pas du Perron Feacutee nrsquoa rien en apparence drsquoun texte de fiction4 il srsquoagit de la relation drsquoun pas drsquoarmes qui srsquoest effectivement deacuterouleacute en avril 1463 agrave Bruges et dont le heacuteros deacutefenseur est Philippe de Lalaing chevalier bien connu du duc de Bourgogne Mais comme il arrive de maniegravere tregraves courante au XVe siegravecle lrsquoorganisateur du pas invente un sceacutenario merveilleux qui ajoute une dimension theacuteacirctrale et ludique agrave cette eacutepreuve sportive Le sceacutenario ima-gineacute par Philippe de Lalaing est assez simple le chevalier est le prisonnier de la Dame du Perron Feacutee Il ne pourra ecirctre deacutelivreacute que srsquoil accepte drsquoaffronter di-vers adversaires selon les conditions eacutedicteacutees par la dame Le deacutecor en revan-che est extraordinaire le perron srsquoeacutelegraveve drsquoune quinzaine de pieds sur la place du marcheacute agrave Bruges Peint de couleurs vives mu par quatre griffons actionneacutes par des hommes cacheacutes agrave lrsquointeacuterieur il srsquoouvre pour laisser sortir le deacutefenseur du pas Trois eacutecus lrsquoun noir lrsquoautre violet et le troisiegraveme gris ainsi qursquoun cor sont pendus au perron devant lequel se tient un nain magnifiquement vecirctu

Cet eacuteveacutenement a donneacute lieu agrave deux relations diffeacuterentes preacuteserveacutees pour lrsquoune dans un seul manuscrit (Paris BnF fr 5739) pour lrsquoautre dans deux (Ar-ras BM 915 et Londres BL Lansdowne 285) Chaque relation est preacuteceacutedeacutee drsquoun long preacuteambule explicitant les conditions mateacuterielles dans lesquelles srsquoest tenu le pas et le sceacutenario romanesque sur lequel il est fondeacute Or ces deux preacuteam-bules assez diffeacuterents manifestent particuliegraverement bien lrsquoambiguiumlteacute avec la-quelle les hommes du XVe siegravecle considegraverent cet heacuteritage folklorique Crsquoest ce-

3 Les deux relations du Pas du Perron feacutee ont eacuteteacute composeacutees entre 1463 et 1469 le Jouvencel entre 1460 et 1468

4 Je preacutepare en collaboration avec Chloeacute Horn et Anne Rochebouet une eacutedition critique des deux relations principales de ce pas (agrave paraicirctre dans la collection CFMA chez Champion) Feacutelix Brassart a donneacute une eacutedition de la relation du manuscrit de Paris (Le Pas du Perron Feacutee tenu agrave Bruges en 1463 par le chevalier Philippe de Lalaing Douai 1874) On peut en lire une traduction moderne due agrave C Beaune dans Splendeurs de Bourgogne (Reacutecits et Chroniques) sous la direction de Danielle Reacutegnier-Bohler Paris Laffont (collection Bouquins) 1995 p 1164-1192

11Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

lui du manuscrit de Paris qui joue le mieux le jeu de la fiction Il eacutebauche en effet un veacuteritable petit roman merveilleux en racontant une aventure peacuterilleu-se survenue agrave un chevalier inconnu Le futur deacutefenseur du pas est un cheva-lier errant anonyme (ou plus justement incognito) eacutegareacute dans une lande agrave la tombeacutee de la nuit Comme tout chevalier arthurien dans la mecircme situation il est agrave la recherche drsquoun heacutebergement mais les signes inquieacutetants de lrsquoimmi-nence drsquoune aventure se multiplient la preacutesence de lrsquoeau (le chevalier passe agrave proximiteacute drsquoeacutetangs) la topographie (le chevalier arrive agrave un un estroit pas-sage dans lequel il doit srsquoengager) la deacutecouverte drsquoun perron sur lequel repose un cor une inscription mysteacuterieuse qui invite agrave sonner trois fois du cor en-fin lrsquoarriveacutee subite drsquoun nain hostile comme surgi de terre qui va proposer au chevalier un jeu-parti ou bien le chevalier rebrousse chemin en abandon-nant son cheval et ses armes ou bien il accepte lrsquohospitaliteacute du nain sous des conditions qui ne lui seront reacuteveacuteleacutees que le lendemain Le chevalier opte pour lrsquoheacutebergement et il apprend le lendemain qursquoil est prisonnier de la Dame du Perron Feacutee Comme il se deacutesole drsquoecirctre ainsi retenu la dame lui fait dire par lrsquointermeacutediaire du nain qursquoil pourra retrouver sa liberteacute srsquoil accepte de com-battre tous les chevaliers qui se preacutesenteront au perron selon des modaliteacutes que le nain eacutenumegravere

On a lagrave reacuteunis en une petite dizaine de folios5 bon nombre de clicheacutes du ro-man merveilleux Les seuls protagonistes de ce reacutecit preacuteliminaire sont le nain et le chevalier deux personnages arthuriens typiques La dame dont il nrsquoest jamais dit qursquoelle est une feacutee autre caracteacuteristique familiegravere du roman arthu-rien nrsquoapparaicirct jamais en personne crsquoest le nain son eacutemissaire qui se charge drsquoexpliquer au chevalier sa condition de prisonnier et comment il pourra y eacutechapper Le perron est aussi un lieu commun du roman arthurien Il est sou-vent le support drsquoun objet mysteacuterieux une eacutepeacutee que seul le chevalier eacutelu pour-ra retirer de la pierre ou un cor comme ici Il signale lrsquoendroit ougrave lrsquoaventure se manifeste avec preacutedilection Dans la Suite du Roman de Merlin par exemple le Morholt accompagneacute drsquoune demoiselle et drsquoun eacutecuyer arrive agrave un carre-four marqueacute drsquoune croix et drsquoun perron de marbre orneacute drsquoune inscription in-quieacutetante Il y sera teacutemoin (et victime) de manifestations mysteacuterieuses Yvain y fait la mecircme expeacuterience un peu plus tard6 Le Perron Faeacute dans lequel se dis-

5 Dont une grande partie est toutefois consacreacutee agrave la preacutesentation des regravegles du combat La description proprement merveilleuse occupe quatre folios

6 La Suite du Roman de Merlin eacuted Gilles Roussineau Genegraveve Droz 1996 p 438 et p 469 Sur cet eacutepisode voir mon article laquo La joute des morts raquo art cit

12 Michelle Szkilnik

simule le chevalier gardien du pas rappelle eacutegalement la tombe dans laquelle est emprisonneacute le Chevalier Noir de la Seconde Continuation de Perceval Lui aussi doit garder le lieu sur lrsquoordre drsquoune demoiselle qursquoil a aimeacutee Perceval le libegravere en soulevant agrave lrsquoaide drsquoun levier la pierre qui scelle la tombe7 Quant agrave la combinaison nain cor eacutecu on la rencontre dans le Roman de Ponthus et Si-doine ougrave le heacuteros eacuteponyme sous lrsquoapparence drsquoun chevalier noir deacutecide de te-nir une emprise pregraves de la fontaine de Bellenchon avatar de celle de Barenton puisqursquoil suffit drsquoen arroser la margelle pour deacuteclencher une tempecircte Ponthus a installeacute agrave proximiteacute une tente dont surgit un nain camus qui embouche un cor A ce signal sortent agrave leur tour de la tente un ermite et une demoiselle che-nue qui invitent les adversaires du Chevalier Noir agrave pendre leurs eacutecus agrave cocircteacute de celui du deacutefenseur de la fontaine8 La version des manuscrits drsquoArras et de Londres du Pas du Perron feacutee donne un deacutetail similaire les eacutecus des atta-quants sont eacutegalement accrocheacutes au-dessus du perron

Lrsquoexemple de Ponthus et Sidoine roman bien connu au XVe siegravecle agrave la cour de Bourgogne est particuliegraverement inteacuteressant car lrsquoaventure qui y est deacute-crite est deacutejagrave une mise en scegravene dont les eacuteleacutements merveilleux sont bdquofabri-queacutesrdquo par lrsquoorganisateur de lrsquoeacutepreuve En effet Ponthus forceacute par une ca-lomnie agrave srsquoeacuteloigner de celle qursquoil aime imagine pour se distraire dans son exil de lancer un deacutefi tregraves theacuteacirctraliseacute aux chevaliers de toutes les cours de France Il leur propose de venir se battre chaque mardi pendant un an contre le Chevalier Noir aux armes blanches selon un rituel tregraves preacutecis qursquoil deacutecrit dans la lettre publiant lrsquoemprise Pour Ponthus il srsquoagit donc drsquoun passe-temps courtois et sportif qui lui permet de srsquoexercer aux armes et de manifester son amour agrave Sidoine agrave qui il envoie tous ses adversaires vaincus Mais il nrsquoest prisonnier drsquoaucune coutume neacutefaste qui lrsquoobligerait agrave garder la fontaine comme crsquoeacutetait le cas pour Yvain et avant lui pour Esclados le Roux Le roman de Ponthus et Sidoine prend donc deacutejagrave ses distances par rapport au sceacutenario romanesque en le vidant de son contenu merveilleux Ponthus est un personnage de fiction qui adapte des sceacutenarios romanesques comme les vrais chevaliers de la cour de Bourgogne le feront quelques anneacutees plus

7 The Continuations of the Old French Perceval of Chreacutetien de Troyes The Second Continuation vol IV eacuted W Roach Philadelphie The American Philosophical Society 1971 v 27377-27417

8 Le Roman de Ponthus et Sidoine eacuted Marie-Claude de Creacutecy Genegraveve Droz 1997 p 54 Sur ce sceacutenario pseudo-feacuteerique voir Christine Ferlampin-Acher laquo Feacuteeries et idylles des amours contrarieacutees raquo dans Idylle et reacutecits idylliques agrave la fin du Moyen Acircge dossier theacutematique des CRMH sous la direction de M Szkilnik agrave paraicirctre en 2011

13Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

tard Entre litteacuterature et reacutealiteacute se met ainsi en place un complexe jeu de va-et-vient et drsquoimitation mutuelle Philippe de Lalaing dont on sait qursquoil est lecteur de romans arthuriens connaissait-il Ponthus et Sidoine Le titre ne figure pas dans la liste des ouvrages qui ont pu lrsquoinspirer selon le prologue contenu dans la reacutedaction des manuscrits drsquoArras et de Londres9 En tout eacutetat de cause il a sans aucun doute utiliseacute sa connaissance des merveilles ro-manesques pour concevoir le sceacutenario de son pas Il lrsquoa fait avec une sorte de surabondance de deacutetails tregraves caracteacuteristique de la maniegravere dont les amateurs de pas chevaleresques reprennent les situations romanesques multipliant les indices du merveilleux drsquoune maniegravere qui peut paraicirctre gratuite

Dans la version du manuscrit de Paris ce reacutecit merveilleux est conteacute agrave un public de chevaliers de la cour de Bourgogne par un narrateur qui lrsquointroduit de cette maniegravere

Qomme les humaines voix grandissent les choses selon ce que peu sou-vent sont veues advenir ou selon ce que les ceurs en font grandes extismes par les oiumlr merveileuses compter ainsi et dempuix nagaires o vous nobles princes et chevalliers barons et escuiers de grant pris est advenu chose tresetrange cy entour es pays du treshault et tresvictorieux prince le duc de Bourgoingne que ung povre chevalier fourvoieacute en unes landes et non sa-chant pour prendre adresses pour venir au repaire se trouva sur le serain et apreacutes soleil escons entre deux grans et larges estans plains drsquoeaue (Paris BnF fr 5739 fol 136v)

Apregraves que le nain a fini drsquoeacutenumeacuterer les conditions du combat ce nar-rateur reprend la parole pour dire que passant fortuitement agrave proximiteacute du lieu ougrave est retenu le chevalier il srsquoest chargeacute de la lettre de celui-ci let-tre dont il fait ensuite lecture agrave son auditoire Ce mini-roman arthurien est donc parfaitement deacutelimiteacute par les interventions du narrateur et il est aussi encadreacute par des consideacuterations dont le caractegravere pratique tranche avec le romanesque de lrsquoaventure Le premier paragraphe de la relation purement informatif indique la date du pas et les reports qursquoelle a ducirc su-bir Le paragraphe qui suit le conte merveilleux deacutecrit de maniegravere tregraves reacutea-liste lrsquoeacuterection du perron sur le marcheacute de Bruges et expose le mystegravere des griffons

9 Cette reacutedaction srsquoouvre en effet sur un long prologue qui eacutenumegravere les lectures qui ont don-neacute agrave Philippe lrsquoideacutee drsquoentreprendre son pas drsquoarmes romans et histoires antiques chansons de geste et surtout romans arthuriens qui se taillent la part du lion

14 Michelle Szkilnik

Aux deux costeacutes dudit perron avoit quatre griffons bien et gentement faisa fachon de griffons dedens lesquelz IIII griffons avoit quatre hommes qui conduisoient le mistere drsquoiceulx quatre griffons (Paris BnF fr 5739 fol 142v-143r)

Cet encadrement contribue agrave mettre agrave distance lrsquoeacutepisode merveilleux clairement seacutepareacute de la reacutealiteacute historique Les feacutees et leurs acolytes appar-tiennent agrave lrsquounivers du conte Ils nrsquoentrent pas dans le procegraves verbal du deacute-roulement du pas

La seconde relation du pas choisit une tout autre approche en mecirclant au contraire eacuteleacutements merveilleux et reacutealiteacute historique Le long preacuteambule dans le-quel sont exposeacutees les circonstances de lrsquoentreprise preacutesente avec un recul amu-seacute le sceacutenario Drsquoembleacutee on nous informe que crsquoest Philippe de Lalaing qui a in-venteacute cette fiction de faerie et que lrsquoideacutee lui en est venue agrave la lecture drsquoœuvres diverses en particulier arthuriennes Philippe semble par exemple un lecteur assidu du Perceforest puisque le prologue y fait allusion deux fois et que la dame du Perron feacutee est appeleacutee la Toute Passe surnom de lrsquoamie de Gallafur dans le Roman de Perceforest10 Le caractegravere fictif et romanesque de lrsquoaventure est donc immeacutediatement assumeacute Peut-ecirctre faudrait-il parler de caractegravere theacuteacirctral car il est clair aussi que cette fiction de faerie exige la preacutesence de personnages la dame et le nain interpreacuteteacutes par des comparses de Philippe de Lalaing Or ces personnages entrent en relation avec les individus historiques Crsquoest le nain lui-mecircme par exemple qui explique aux chevaliers de la cour de Bourgogne deacutesi-reux de relever le deacutefi en quoi il consistera Bien que dans le preacuteambule la dame ne se preacutesente pas en personne agrave la cour de Bourgogne mais y deacutepecircche le heacuteraut Lembourg elle viendra elle-mecircme agrave la fin du pas ouvrir le perron pour deacutelivrer Philippe Dans cette espegravece de grande repreacutesentation theacuteacirctrale qursquoest lrsquoentrepri-se du pas du Perron feacutee les acteurs font entrer le public dans leur jeu

Tout en preacutesentant un sceacutenario empreint de mystegravere cette relation en limi-te toutefois le caractegravere merveilleux Certains deacutetails teacutemoignent mecircme drsquoun effort de rationalisation Philippe prisonnier de la dame essaie par exemple de deviner ougrave il est retenu Comme il comprend parfaitement bien la dame il en conclut qursquoil est en France Mais il srsquointerroge alors sur la maniegravere dont lui-mecircme et le perron pourront ecirctre transporteacutes de France en Belgique La dame lui reacutepond alors en souriant

10 Lrsquoeacutepisode ougrave Gallafur (ou Gallafar selon le manuscrit) apparaicirct sous ce nom figure au fol 75v du manuscrit Paris Arsenal 3491 copie de David Aubert

15Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

Ce perron () est de telle nature et moy de telle puissance et seignourieque partout il me plaira le faire transporter estre remuer ou demourer en ung instant il y sera et vous dedens sans avoir nul dangier de corps (Ar-ras 915 fol 34r)

Certes la dame apparaicirct comme doteacutee de pouvoirs surnaturels puisqursquoelle peut deacuteplacer le perron agrave volonteacute mais le reacutedacteur ressent la neacutecessiteacute de jus-tifier ce qui pourrait paraicirctre une invraisemblance De mecircme lorsque Lem-bourg arrive agrave la cour du duc de Bourgogne son reacutecit suscite des questions sur la dame et le lieu ougrave elle reacuteside

Le duc (demanda) a Lembourcg ou estoit ce Perron Faeacute et en quel pays et qursquoil ne ouy jamais parler que en son tamps les dames faees eussent puis-sance de regner de seignouries en ses pays et qursquoil pensoit que lrsquoancien temps du roy Artus revenoit (Arras 915 fol 35r)

Cette allusion au roi Arthur deacutenonce de maniegravere humoristique le caractegravere romanesque du sceacutenario Lembourg preacutetend ne pouvoir reacutepondre aux ques-tions du duc ajoutant toutefois que la dame parle ung tresbeau franchoys (Arras 915 fol 35r) Il est clair que le duc et toute sa cour se precirctent gracieuse-ment au jeu imagineacute par Philippe et la maniegravere dont le prologue habille la reacutea-liteacute (report de la date du pas lecture des chapitres devant la cour installation du perron explications du nain aux chevaliers deacutesireux de toucher les eacutecus) de deacutetails merveilleux (rocircle et pouvoir supposeacutes de la dame) reacutevegravele lrsquoartifice de cette mise en scegravene

Si les chevaliers du XVe siegravecle comme Philippe de Lalaing et les membres de la cour de Bourgogne srsquoemparent des feacutees crsquoest donc avec une distance ludique Les feacutees appartiennent agrave la litteacuterature drsquoimagination En revanche lrsquoutilisation des sceacutenarios feacuteeriques permet de repreacutesenter indirectement la reacutealiteacute politique En effet les couleurs des armes et des eacutecus qui dans les ro-mans arthuriens sont souvent des indices du caractegravere merveilleux de ceux qui les portent renvoient preacuteciseacutement aux participants du pas et suggegraverent une lecture politique de lrsquoaffrontement Les eacutecus que doivent toucher les ad-versaires sont ainsi noir violet et gris Le noir et le violet couleurs arboreacutees aussi par bon nombre de participants sont celles du comte de Charolais le futur Charles le Teacutemeacuteraire le gris et le noir celles de Philippe le Bon Si le violet et le gris ne sont pas des couleurs courantes ni significatives dans le monde arthurien elles ont en revanche un sens eacutevident pour les partici-

16 Michelle Szkilnik

pants et les spectateurs du pas Je ne tenterai pas une lecture politique du pas divers historiens lrsquoont fait qui du reste ont des avis divergents sur le sens du spectacle11 Mais je voudrais simplement insister sur deux aspects importants de cette mise en scegravene drsquoabord sur les menues modifications par rapport aux sceacutenarios leacutegueacutes par la tradition romanesque deacutecalages qui pourraient sembler anodins mais agrave la faveur desquels on le voit se glisse lrsquointention politique ensuite sur le luxe de deacutetails deacutejagrave signaleacute qui lui non plus nrsquoest pas deacutenueacute de signification il srsquoagit bien sucircr dans la reacutealiteacute drsquoeacutepa-ter le chaland dans les textes drsquoeacuteblouir le lecteur et de lrsquoamuser Mais cer-tains deacutetails en toute apparence emprunteacutes gratuitement agrave un roman ont aussi une raison drsquoecirctre politique Crsquoest le cas des eacutecus suspendus au-dessus du perron dont jrsquoai deacutejagrave mentionneacute qursquoils eacutevoquaient la disposition sceacutenique de Ponthus et Sidoine La relation drsquoArras et de Londres justifie cette mesure en disant qursquoelle a eacuteteacute imposeacutee par le duc de Bourgogne pour eacuteviter les ten-sions et les jalousies entre chevaliers Les eacutecus sont pendus agrave mecircme hauteur suivant lrsquoordre dans lequel les adversaires se sont preacutesenteacutes

Et par devant ledit perron bien hault estoient les blasons drsquoarmes des no-bles quy debvoient besoingner assis et mis par ordre ainsy qursquoilz avoient touchieacute et qursquoilz debvoient besoingner sans avoir regard a haultesses ny grandeur car ainsi lrsquoavoit ordonneacute le duc les princes [38vdeg] et grans sei-gneurs de son hostel pour oster les envies ou hainnes quy srsquoen eussent peu ensieuvir (Arras 915 fol 38)

Alors que dans Ponthus et Sidoine la demoiselle chenue impose lrsquoordre de passage en tirant une flegraveche drsquoor dans lrsquoun des eacutecus pendus aux arbres et eacutelit de cette maniegravere parmi les tregraves nombreux chevaliers venus relever le deacutefi les cinquante-deux (un par mardi) qui lui paraissent les meilleurs il est hors de question agrave la cour de Bourgogne de laisser le deacutefenseur du pas seacutelectionner ses adversaires On voit donc comment la reacutealiteacute politique accommode le sceacute-nario romanesque et comment les organisateurs du pas tirent parti drsquoun deacute-

11 Voir Andries Van den Abeele laquo Le Pas du Perron feacutee preacutelude agrave la prise de pouvoir de Char-les le Teacutemeacuteraire raquo (laquo De Wapenpas van de Betoverde Burcht voorbode van de machtsgreep door Karel de Stoute raquo) dans Handelingen van het Genootschap voor Geschiedenis te Brugge t 146 2009 p 93-139 C Beaune introduction agrave la traduction du Pas du Perron Feacutee dans Splendeurs de la cour de Bourgogne op cit p 1166 Jean-Pierre Jourdan laquo Le thegraveme du pas dans le royaume de France agrave la fin du Moyen Acircge raquo Annales de Bourgogne 62 (1990) p 117-133 p 132 en particu-lier et Elodie Lecuppre-Desjardin La ville des ceacutereacutemonies Essai sur la communication politique dans les anciens Pays-Bas bourguignons Turnhout Brepols 2004 en particulier p 205

17Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

tail peut-ecirctre heacuteriteacute drsquoun roman pour envoyer un message aux spectateurs et aux participants Si la dimension ludique semble lrsquoemporter largement et vi-der de leur contenu mythique les motifs folkloriques les organisateurs de pas les reacuteinvestissent partiellement drsquoun sens nouveau sans doute valable ponc-tuellement mais qui redonne agrave lrsquoentreprise un certain seacuterieux Ils tentent de creacuteer en quelque sorte une nouvelle mythologie destineacutee agrave ceacuteleacutebrer la socieacuteteacute courtoise et chevaleresque du XVe siegravecle12

Un texte exactement contemporain des relations du Pas du Perron feacutee uti-

lise eacutegalement un sceacutenario feacuteerique mais drsquoune maniegravere qui reflegravete plutocirct la fascination que le merveilleux continue drsquoexercer sur les hommes du XVe siegravecle Il srsquoagit du Jouvencel de Jean de Bueil Reacutecit agrave cleacute traiteacute drsquoart militai-re biographie romanesque drsquoun homme drsquoarmes le Jouvencel est une œuv-re complexe retraccedilant la carriegravere exemplaire drsquoun jeune militaire agrave la fin du Moyen Acircge13 Ce contexte ne semble guegravere favorable agrave lrsquoentreacutee en scegrave-ne drsquoune feacutee Pourtant dans la derniegravere partie du Jouvencel il est question drsquoune demoiselle insolite qui nrsquoest pas sans eacutevoquer les feacutees arthuriennes Le Jouvencel et son beau-pegravere le roi Amydas viennent de remporter une victoire eacuteclatante sur des barons rebelles qui contestaient au roi une bonne partie de ses terres Les deux hommes sont en train de se faire lire la liste des ennemis morts ou faits prisonniers agrave cette occasion Il est question drsquoun Messire Morcellet instigateur de la reacutebellion le plus traicirctre du monde selon le roi qui reacuteclame le droit de le punir agrave sa faccedilon Agrave quoi le Jouvencel reacutepond qursquoune certaine demoiselle de Grantfort vient drsquoarriver pour payer la ran-ccedilon du traicirctre Le motif de la demoiselle intervenant in extremis pour sau-ver lrsquohomme qursquoelle aime est freacutequent dans la litteacuterature arthurienne En geacuteneacuteral crsquoest au moment ougrave le heacuteros chevalier est sur le point de tuer son adversaire qursquoelle se manifeste obtenant un don en blanc du vainqueur qui deacutecouvre apregraves coup qursquoil vient drsquoaccorder involontairement la vie sauve agrave son ennemi Ici le motif est adapteacute agrave son nouvel environnement messire Morcellet a eacuteteacute captureacute sur le champ de bataille Comme tout prisonnier il est mis agrave ranccedilon par son maicirctre crsquoest-agrave-dire celui qui lrsquoa pris et qui espegravere

12 Sur ce point voir M Stanescto op cit 13 Il existe une eacutedition ancienne du roman de Jean de Bueil Le Jouvencel eacuted de L Lecestre

introduction de C Favre Paris Renouard 1887 2 volumes Toutes les citations renvoient agrave cette eacutedition Jrsquoen preacutepare une nouvelle agrave partir du manuscrit de lrsquoEscorial (SII 16) alors que celle de L Lecestre est baseacutee sur le manuscrit de lrsquoArsenal (fr 3059)

18 Michelle Szkilnik

en tirer une belle somme La demoiselle est en effet precircte agrave payer ung grant argent pour le deacutelivrer14 Elle est venue dans le camp de ses ennemis mu-nie drsquoun sauf-conduit du Jouvencel Mais ce nrsquoest pas lrsquointeacuterecirct qursquoelle porte agrave messire Morcellet qui fait drsquoelle une possible feacutee15 Le roi qui semble bien la connaicirctre deacuteclare ne pas ecirctre surpris qursquoelle veuille racheter le traicirctre car elle est de megraveche avec lui Crsquoest selon le roi la plus forte enchanteres-se et la plus mauvaise femme du monde Elle srsquoest empareacute du chacircteau de la dame de Blanc-Chastel qursquoelle garde prisonniegravere avec ses gens Et dans son propre chacircteau de Grantfort elle tient en son servaige dix chevaliers et plus de vingt jeunes hommes La demoiselle de Grantfort apparaicirct donc comme un avatar de Morgain retenant des chevaliers dans son val mer-veilleux Les noms des lieux dans lesquels elle seacutevit encouragent cette inter-preacutetation Maicirctresse de Grantfort une place qui souligne sa puissance elle regravegne deacutesormais sur Blanc-Chastel dont lrsquoancienne maicirctresse pourrait bien ecirctre elle un avatar drsquoune dame blanche une feacutee protectrice et beacuteneacutefique qui aurait tenteacute de srsquoopposer agrave la demoiselle Les toponymes composeacutes avec lrsquoeacutepithegravete blanc abondent dans la litteacuterature arthurienne Blanche Lan-de Blanche Citeacute Blanche Montaigne Blanche Forest On trouve un Blanc chastel dans le Perceforest16 Ce sont des noms en quelque sorte programma-tiques Or dans le Jouvencel œuvre qui en geacuteneacuteral deacutesigne les endroits fic-tifs par des noms relativement reacutealistes (Crator Luc Escaillon Sardine) le choix de ces toponymes signifiants ne paraicirct pas anodin

Le roi redoute de voir la demoiselle de Grantfort parler avec le Jouvencel et lui recommande de la renvoyer au plus tocirct car il a grant paour qursquoelle [lrsquo]en-chante ou face quelque mal Pour rassurer le roi le Jouvencel oppose agrave lrsquoengin de la demoiselle sa foi en Dieu

Monseigneur laissez-la chanter et enchanter car je ne la crains riens et nrsquoay point paour que telles enchanteries me facent ou sceussent faire mal ne desplaisir car jrsquoay bonne creance en Dieu (II 210)

A la diffeacuterence de la beacutenigne dame du Perron feacutee la demoiselle est donc une enchanteresse maleacutefique allieacutee aux traicirctres et ennemie de Dieu Cette trans-

14 Jouvencel II 20915 Marie-Theacuteregravese de Medeiros a rapidement analyseacute selon les mecircmes lignes ce curieux eacutepi-

sode du Jouvencel Voir son article laquo Deacutefense et illustration de la guerre Le Jouvencel de Jean de Bueil raquo Cahiers de Recherches Meacutedieacutevales (XIIIe-XVe s) 5 1998 p 139-152

16 Crsquoest le chacircteau du roi Peleon livre III tome 1

19Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

formation de la feacutee en enchanteresse a eacuteteacute bien analyseacutee par L Harf-Lancner17 et nrsquoa rien de surprenant dans un texte tardif comme le Jouvencel Ce qui est plus inteacuteressant crsquoest que la demoiselle de Grantfort va perdre mecircme cette qualiteacute de magicienne inquieacutetante Drsquoune part elle disparaicirct du reacutecit aussi vite qursquoelle y est entreacutee nous ne savons ce qursquoil advient drsquoelle apregraves son renvoi alors mecircme que le sort de messire Morcellet nous est raconteacute racheteacute agrave ses maicirctres par le roi lui-mecircme qui veut le livrer agrave la justice il parvient agrave srsquoenfuir et agrave se reacutefugier dans une eacuteglise ougrave il se fait clerc au grand embarras de lrsquoeacutevecirc-que qui est obligeacute de le proteacuteger au titre des privilegraveges eccleacutesiastiques On no-tera le caractegravere deacutetailleacute et reacutealiste de la fuite et de la ruse de messire Morcellet Drsquoautre part le roi tout en qualifiant la dame drsquoenchanteresse lui deacutenie tout veacuteritable pouvoir surnaturel

Aussi dit le roy tout ce qursquoelle a fait crsquoest par la force de son chastel et de son beau langaige et de la subtiliteacute et mauvaistieacute dont elle est pleine Je nrsquoen-tens point que par son enchanterie elle sceust rien faire mais elle seduiroit tout le monde par son engin (II 210)

Meacutechante seacuteductrice qui sait user de belles paroles pour obtenir ce qursquoel-le veut et utiliser la force armeacutee si neacutecessaire la demoiselle de Grantfort ne semble finalement pas posseacuteder de pouvoir magique drsquoorigine diabolique elle nrsquoest qursquoune femme habile et manipulatrice18 Pourquoi alors lrsquointrodui-re avec cette aura quasi feacuteerique drsquoabord dans un reacutecit de guerre aux allures de traiteacute drsquoart militaire Est-ce parce qursquoelle est la meacutetaphore de la seacuteduction que les sceacutenarios romanesques et particuliegraverement feacuteeriques exercent sur les eacutecrivains du XVe siegravecle mecircme les moins susceptibles en apparence drsquoy ceacute-der comme Jean de Bueil homme de guerre et mareacutechal de France Jean de Bueil nrsquoest du reste pas le seul agrave succomber ainsi aux charmes des feacutees Il est un autre homme de guerre qui en a lui aussi inviteacute une dans un texte ougrave elle nrsquoavait pas sa place a priori Antoine de la Sale dans sa Salade œuvre com-posite contenant entre autres une liste drsquohistoriens des exemples de strateacute-gie des chroniques abreacutegeacutees des geacuteneacutealogies et lrsquoordonnance sur les gages de bataille de Philippe le Bel (eacutegalement contenue dans le Jouvencel) insegrave-re le Paradis de la reine Sibylle eacutetrange petit reacutecit preacutesentant un redoutable

17 Les Feacutees au Moyen Acircge Morgane et Meacutelusine la naissance des feacutees Paris Champion 1984 reacuteeacuted 1991 en particulier chap XVI

18 Voir MT de Medeiros art cit p 140-141

20 Michelle Szkilnik

avatar de Morgue19 Dans une pirouette finale Antoine qui semblait accor-der creacutedit agrave cette fable deacuteclare qursquoil a mis en eacutecrit cette histoire pour rire et passer temps20 De maniegravere comparable Jean de Bueil deacutenie tout seacuterieux agrave lrsquoeacutepisode en faisant de la demoiselle de Grantfort une bonne baveuse21 une bavarde dont on peut deacutejouer les propos speacutecieux

Le XVe siegravecle ne croit pas aux feacutees Mais il aime jouer avec leur image Il plai-sante agrave leur sujet il deacutemystifie leur pouvoir supposeacute mais il leur reacuteserve tou-jours une place Crsquoest que les feacutees souvent associeacutees agrave la fiction arthurienne renvoient agrave un monde romanesque qui fait recircver un monde dont on sait qursquoil nrsquoexiste pas ou nrsquoexiste plus mais qursquoon se plaicirct agrave faire surgir le temps drsquoun pas drsquoarmes Les feacutees sont devenues des creacuteatures litteacuteraires Personnages de theacuteacirc-tre ou de roman elles nrsquoont pas de pouvoir dans la reacutealiteacute historique agrave la diffeacute-rence de leurs dangereuses consœurs qui se preacutetendent investies de missions divines alors qursquoelles pourraient bien ecirctre les instruments du diable22 Aussi Philippe le Bon qui entre en riant dans le sceacutenario de Philippe de Lalaing liv-re-t-il Jeanne drsquoArc aux Anglais tandis que Jean de Bueil qui a participeacute au siegravege drsquoOrleacuteans ne fait aucune allusion agrave son ancienne compagne de guerre Le XVe siegravecle joue aux feacutees mais brucircle les sorciegraveres

19 Sur la Salade voir Sylvie Lefegravevre Antoine de la Sale la fabrique de lrsquoœuvre et de lrsquoeacutecrivain Genegraveve Droz 2006

20 Sur ce texte et les eacuteleacutements folkloriques qursquoil contient voir Francine Mora Voyages en Si-byllie Riveneuve eacuteditions Paris 2009 Lrsquoouvrage donne le texte du Paradis dans lrsquoeacutedition de Fer-nand Desonay Lrsquoexpression laquo rire et passer temps raquo se trouve p 296

21 Ce terme est utiliseacute agrave propos drsquoun autre ennemi Guillaume Bernard qui sait raconter des histoires seacuteduisantes auxquelles il ne faut pas accorder trop de creacutedit selon le sire de Roqueton (Jouvencel I 219) Sur cet eacutepisode voir mon article laquo Figure exemplaire et personnage de ro-man Le Jouvencel de Jean de Bueil raquo dans Veacuteriteacute poeacutetique veacuteriteacute politique Mythes modegraveles et ideacuteologies politiques au Moyen Acircge eacuted par J-C Cassard E Gaucher J Kerherveacute Brest CRBC 2007 p 405-417

22 Sur la rationalisation de la figure de la feacutee et corollairement le deacuteveloppement de la croyan-ce aux sorciegraveres on se reportera agrave lrsquoouvrage de Laurence Harf-Lancner Les Feacutees au Moyen Acircge op cit en particulier chap XV

Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel ndash Le Bel Inconnu

et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr

Imre SzabicsUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest ndash Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef

La topique reacutecurrente de la feacutee attirant le chevalier aupregraves drsquoune fontaine ou au bord drsquoun lac drsquoune riviegravere ndash laquo frontiegraveres humides1 raquo entre le monde drsquoici-bas et lrsquoAutre Monde2 ndash a subi une transformation singuliegravere dans nombre de romans et reacutecits courtois des XIIe-XIIIe siegravecles Souvent la feacutee seacutedui-sante ne se contente pas de jeter son deacutevolu sur le chevalier protagoniste mais tente mecircme de le deacutetourner de la quecircte de lrsquoaventure salutaire ou de le seacuteparer de la dame dont il est amoureux (de sa bien-aimeacutee) Dans ces cas elle peut ecirctre rangeacutee parmi les opposantes signifi catives qui cherchent agrave em-pecirccher le heacuteros de mener sa mission agrave bonne fi n Agrave titre drsquoexemple il suffi t peut-ecirctre de rappeler la demoiselle qui convoite Lancelot dans le Chevalier de la charrette dans une scegravene audacieuse elle essaie de mettre agrave lrsquoeacutepreuve la perseacuteveacuterance du heacuteros en quecircte de Gueniegravevre enleveacutee par Meacuteleacuteagant

Dans le roman arthurien occitan Jaufreacute de la fin du XIIe siegravecle la feacutee de Gi-bel3 avatar des feacutees des lais bretons anonymes et de ceux de Marie de France

1 Pour reprendre le terme heureux de J Frappier 2 Sur les rapports complexes et deacutelicats du monde feacuteerique et de la chevalerie voir entre autres

Claude Lecouteux Meacutelusine et le Chevalier au cygne Paris Payot 1982 Jean-Claude Aubally La feacutee et le chevalier Paris Champion 1986 Laurence Harf-Lancner Les Feacutees au Moyen Acircge Morgane et Meacutelu-sine la naissance des feacutees Paris Champion 1984 reacuteeacuted 1991 Idem Le Monde des feacutees dans lrsquoOccident meacutedieacuteval Paris Hachettes Litteacuteratures 2003 Franccediloise Clier-Colombani La Feacutee Meacutelusine au Moyen Acircge images mythes symboles Paris Leacuteopard drsquoor 1991 Pierre Gallais La Feacutee agrave la fontaine et agrave lrsquoarbre Amsterdam Rodopi 1992 Le Monde des feacutees dans la culture meacutedieacutevale Wodan 47 Greifswald 1995

3 Sur le nom curieux de la feacutee voir Reneacute Lavaud et Reneacute Nelli Les Troubadours Bruges Des-cleacutee de Brouwer 1960 t I p 33

22 Imre Szabics

recourt agrave la ruse pour se procurer le service chevaleresque du protagoniste4 Arriveacute agrave une fontaine Jaufreacute entend des appels au secours du fond drsquoun puits Le chevalier se preacutecipite sans tarder pour sauver la jeune fille tombeacutee dans le puits qui nrsquoest autre que la feacutee tentant drsquoattirer agrave elle et dans un pays souter-rain merveilleux le chevalier drsquoArthur

E la donzella tut suumlau Dis a Jaufre laquo Seiner Deu lau Ara-us ai ieu e mon

poder Crsquoas ome nun dei grat saber Mais a mun art et a mun sen Ieu sui acela que tan gen vos vinc querre socors ploran Del gran trebail e dell afan Que mrsquoa fait Fellon drsquoAlbarua Uns malvais hom cui Dieus destrua 5 raquo

Cependant elle suscite lrsquoindignation et la colegravere de Brunissen la bien-aimeacutee de Jaufreacute pour avoir essayeacute de lui arracher ndash bien que laquo provisoi-rement raquo ndash son amoureux Par suite de cette intervention feacuteerique lrsquoamour du chevalier pour sa bien-aimeacutee et sa vaillance chevaleresque risquent drsquoentrer en conflit et drsquoecirctre mis agrave lrsquoeacutepreuve

Obeacuteissant agrave lrsquoimpeacuteratif de la prouesse chevaleresque Jaufreacute se voit obligeacute drsquoeacutecarter le danger imminent qui menace la dame-feacutee de la part drsquoun ennemi impeacutetueux et cruel en le deacutefiant au combat Le chevalier sortant vic-torieux de ce combat le conflit momentaneacute de lrsquoamour et de la prouesse se reacutesout puisque Brunissen ne prend pas en mauvaise part la laquo tentative de seacute-paration raquo de la feacutee de Gibel drsquoautant moins que celle-ci a offert lrsquooccasion agrave Jaufreacute de rendre un service meacuteritoire agrave une dame (dans lrsquoeacutepisode la feacutee de Gi-bel prend lrsquoaspect drsquoune dame courtoise parfaite) et de faire preuve une fois de plus de sa valeur chevaleresque exceptionnelle Et la feacutee apregraves ecirctre sortie de la fontaine le reacutecompense geacuteneacutereusement pour ses efforts lorsqursquoil retourne en chevalier accompli aupregraves de Brunissen agrave Montbrun

Lrsquoeacutepisode du parcours dans le pays souterrain (laquo le plus beau pays du monde raquo plein de montagnes de valleacutees drsquoeaux de forecircts de belles prairies

4 Cette attitude de la feacutee peut ecirctre marqueacutee par le motif laquo F 3023 Fairy wooes mortal man raquo Cf Anita Guerreau-Jalabert Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers (XIIe-XIII

e siegravecles) Genegraveve Droz 1992 p 65

5 Le Roman de Jaufreacute dans Les Troubadours eacuted cit t I v 8755-8764 La donzelle tout tran-quillement dit agrave Jaufreacute laquo Seigneur ndash louange en soit agrave Dieu ndash je vous tiens maintenant en mon pouvoir Je nrsquoai agrave en savoir greacute agrave personne mais seulement agrave mon intelligence et agrave mon artifice Je suis celle qui si courtoisement eacutetait venue toute en pleurs vous demander secours contre Feacutelon drsquoAuberue qui me cause grands tourments et grande angoisse Crsquoest un meacutechant homme ndash Dieu puisse-t-il lrsquoabattre raquo (trad de Reneacute Nelli)

23Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel ndash Le Bel Inconnu et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr

de chacircteaux et de citeacutes mais ravageacute et deacutevasteacute par lrsquoennemi meacutechant de la feacutee) permet agrave Jaufreacute non seulement de connaicirctre une aventure merveilleuse dans lrsquoAutre Monde mais aussi et surtout de pouvoir reacuteparer la faute commise en-vers lrsquohonneur chevaleresque lorsque la premiegravere fois il nrsquoa pas accepteacute de ve-nir en aide agrave la feacutee

Dans le roman courtois Le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu (Bacircgeacute selon Alain Guerreau6) le heacuteros est pareillement exposeacute agrave lrsquoattrac-tion irreacutesistible drsquoune feacutee ravissante la Belle aux Blanches Mains alors qursquoil est en train de remplir une mission importante qui lui a eacuteteacute confieacutee par le roi Arthur (Les ressemblances et paralleacutelismes de la structure nar-rative et theacutematique du roman occitan Jaufreacute et du roman arthurien drsquooiumll Le Bel Inconnu ont eacuteteacute deacutemontreacutes par Laurence Harf-Lancner dans son eacutetude magistrale consacreacutee agrave lrsquoadaptation en prose du Bel Inconnu au XVIe siegravecle sous le titre de lrsquoHistoire de Giglan et de Geoffroy de Mayence qui avait en effet reacuteuni les aventures et quecirctes des laquo deux heacuteros romanesques Guinglain et Jaufreacute7 raquo)

Reacutepondant agrave la demande de la reine du Pays de Galles Ar-thur charge un jeune nouveau venu reacutecemment adoubeacute par lui chevalier de la Table Ronde de se porter au secours de la haute dame meacutetamorphoseacutee en laquo guivre raquo par des enchanteurs malveillants et drsquoaccomplir le laquo fier baiser raquo pour la sauver Le jeune chevalier de belle apparence agrave qui le roi Arthur a donneacute le nom de Bel Inconnu devra srsquoengager dans une seacuterie drsquoeacutepreuves qua-lifiantes en combattant et vainquant des adversaires redoutables les uns apregraves les autres pour convaincre la suivante-messagegravere de la reine de sa vaillance re-marquable et surmonter sa meacutefiance

Sur leur chemin aggraveacute de combats singuliers successifs le Bel Inconnu et sa compagne arrivent agrave un chacircteau fort admirable situeacute sur lrsquoIcircle drsquoOr au bord de la mer dont lrsquoaccegraves leur est interdit par un chevalier deacute-fenseur du passage Cette fois-ci ce nrsquoest pas par la ruse mais en faisant appel agrave son honneur chevaleresque que la feacutee essaie de deacutetourner le protagoniste de sa

6 Alain Guerreau laquo Renaud de Bacircgeacute Le Bel Inconnu Structure symbolique et signification sociale raquo Romania t 103 1982 p 28-82

7 Laurence Harf-Lancner laquo Le Bel Inconnu et sa mise en prose au XVIe siegravecle lrsquoHistoire de Giglan drsquoune estheacutetique agrave lrsquoautre raquo dans Le chevalier et la merveille dans laquoLe Bel Inconnuraquo ou le beau jeu de Renaut eacutetudes recueillies par Jean Dufournet Paris Champion 1996 p 69-89

24 Imre Szabics

mission ndash de sa laquo quecircte nuptiale8 raquo ndash et de lrsquoattirer agrave soi-mecircme Le Bel Inconnu nrsquoest pas en mesure drsquoeacuteviter le combat avec le deacutefenseur redoutable du chacircteau de lrsquoIcircle drsquoOr mais en triomphant de son adversaire il peut agrave la fois mettre fin agrave une laquo sinistre coutume raquo et eacuteliminer un preacutetendant haiuml par la jeune chacirctelai-ne (Sa victoire rappelle curieusement celle de Jaufreacute qui ayant vaincu Fellon drsquoAlbarua parvient eacutegalement agrave faire cesser une menace permanente et dan-gereuse qui pegravese sur la feacutee de Gibel)

La situation naturelle avantageuse ainsi que la richesse et la somptuositeacute exceptionnelles de la citeacute de lrsquoIcircle drsquoOr (doublement preacutesenteacutees par Renaud lors de la premiegravere et de la seconde visite du Bel Inconnu) annon-cent manifestement les effets exteacuterieurs et inteacuterieurs de la feacuteerie et de la magie qui environnent le siegravege de la Belle aux Banches Mains Comme le fait remar-quer eacuteloquemment Francis Dubost

Du cocircteacute de lrsquoIcircle drsquoOr se concentrent toutes les seacuteductions de lrsquoart de

la technique et de la magie comme dans un paradis eacuterotique sorti de quelque recircve oriental luxe beauteacute splendeur ornementale et vestimentaire richesse des eacutetoffes des pierres et des mateacuteriaux profusion de lumiegravere et drsquoornements ivresse des parfums9

La raison drsquoecirctre de ces signes frappants de la feacuteerie et de lrsquoenchantement

rattacheacutes agrave lrsquoabondance et agrave la splendeur extraordinaires de lrsquoIcircle drsquoOr est de creacuteer un milieu propre agrave lrsquoapparition de la feacutee aux blanches mains deacutetentrice effective des forces surnaturelles de lrsquoIcircle drsquoOr et des laquo secrets du destin raquo

Agrave la diffeacuterence des feacutees des lais bretons anonymes et de Ma-rie de France (ou de la feacutee de Gibel) la jeune dame-feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr dispose non seulement du pouvoir de la seacuteduction amoureuse et de laquo la puissance fa-tale et feacuteerique de lrsquoamour10 raquo mais curieusement elle possegravede aussi un savoir profond des laquo sept arts raquo qui lui permet de mieux faire valoir sa prescience du destin et du temps Elle est en effet une laquo feacutee savante raquo

8 Emmanuegravele Baumgartner laquo Feacuteerie-fiction le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu raquo dans Le chevalier et la merveille ouvr cit p 13

9 Francis Dubost laquo Tel cuide bien faire qui faut le laquobeau jeuraquo de Renaut avec le merveilleux raquo dans Le chevalier et la merveille ouvr cit p 35

10 Cf Philippe Walter laquo Figures du temps et formes du destin dans le Bel Inconnu raquo dans Le chevalier et la merveille op cit p 120

25Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel ndash Le Bel Inconnu et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr

(hellip) les set ars me fist aprendre Tant que totes les soc entendre Ari-metiche dyomotrie Ingremance et astrenomie Et des autres aseacutes apris11

Ainsi elle exerce lrsquoeffet de sa nature capricieuse en offrant son em-brassade tout en refusant ses baisers au Bel Inconnu en mecircme temps qursquoelle cherche agrave le dominer et agrave lrsquoorienter par sa laquo science raquo qui connaicirct agrave la fois son passeacute et son avenir

Aux deux points culminants du roman lors du laquo Fier Baiser raquo de la guivre permettant agrave la reine ensorceleacutee Blonde Esmereacutee de recouvrer son apparence humaine ainsi qursquoau moment ougrave srsquoaccomplit lrsquoamour de la Pu-celle aux Blanches Mains et du Bel Inconnu la feacutee mettant en œuvre son omniscience reacutevegravele au chevalier son vrai nom de Guinglain de mecircme que sa haute extraction (crsquoest-agrave-dire qursquoil est le fils de Gauvain le neveu drsquoArthur et de la feacutee Blanchemal) Elle lui apprend aussi qursquoelle le connaicirct et lrsquoaime depuis son enfance ndash elle peut ecirctre consideacutereacutee de la sorte comme sa feacutee-marraine variante folklorique particuliegraverement reacutepandue12 de la feacutee mor-ganienne ndash et crsquoest elle encore qui a envoyeacute Heacutelie la messagegravere de Blonde Esmereacutee agrave la cour drsquoArthur Cependant le rocircle de la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr ne se reacuteduit pas agrave sa prescience par laquelle elle peut connaicirctre le passeacute aussi bien que le destin du heacuteros Eacutetant aussi une dame courtoise parfaite elle sait ini-tier le jeune chevalier qui laquo ne sait pas aimer raquo aux mystegraveres de lrsquoamour et de lrsquoeacuterotique courtois

Par un savant dosage de seacuteduction et de refus drsquoordres et de contre-

ordres de reacutecompenses et de punitions la ravissante feacutee fait deacutecouvrir agrave Guinglain la violence du deacutesir et celle de la souffrance la sublimation par lrsquoamour du courage et de la valeur chevaleresque [hellip] les impatiences du cœur la peur de lrsquoautodestruction et finalement la maicirctrise par abandon de sa volonteacute propre ndash constate avec justesse Michegravele Perret13

11 Renaud de Beaujeu Le Bel Inconnu eacutedition et traduction de Michegravele Perret Paris Cham-pion 2003 v 4937-4941

12 Alain Guerreau art cit p 67 Voir encore Stith Thompson Motif-Index of Folk Literature BloomingtonLondon 19753 laquo F 310 Fairies and human children raquo particuliegraverement laquo F 3111 Fairy godmother raquo

13 Renaud de Beaujeu Le Bel Inconnu eacuted cit Introduction p XIII

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Tout se passe comme si lrsquolaquo eacuteducation sentimentale raquo agrave laquelle le soumet sa feacutee-marraine servait agrave preacuteparer le jeune chevalier agrave son mariage avec Blonde Esmereacutee la princesse du Pays de Galles

Si la premiegravere partie du roman est consacreacutee au travers de combats heacuteroiumlques successifs agrave la mise en valeur de la vaillance chevaleresque du Bel Inconnu la deuxiegraveme phase du poegraveme agrave partir de la rencontre avec la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr propose un contrepoint en nous mettant face agrave un chevalier indeacutecis et eacutebranleacute par la force de lrsquoamour Qui plus est le chevalier drsquoArthur devra non seulement affronter le conflit permanent entre la prouesse et lrsquoamour tout-puissant mais de surcroicirct son eacutetat affectif sera fort bouleverseacute par son heacutesi-tation mecircme entre les deux femmes dont lrsquoune reacutevegravele lrsquoaspect mythique irra-tionnel voire angoissant et pourtant attirant de la passion amoureuse tandis que lrsquoautre en incarne le cocircteacute rassurant admis par les conventions sociales et aboutissant au mariage Renaud de Beaujeu deacuteploie donc agrave merveille le motif tregraves laquo agrave la mode raquo dans les œuvres poeacutetiques de lrsquoeacutepoque de lrsquoopposition entre la princesse et la feacutee

Lrsquoindeacutecision et lrsquoincertitude affectives de Guinglain se traduisent aussi par son va-et-vient entre la Pucelle aux Blanches Mains et Blonde Es-mereacutee Dans un premier temps il parvient encore agrave srsquoarracher agrave la feacutee seacutedui-sante pour accomplir sa mission mais une fois sa tacircche remplie il srsquoenfuit de-vant le bonheur et le bien-ecirctre promis par la princesse sauveacutee pour retrouver la feacutee deacutelaisseacutee de lrsquoIcircle drsquoOr ndash de laquelle il ne peut obtenir que deacutedain et re-fus agrave cause de son comportement anteacuterieur peu chevaleresque Et finalement pour comble de tout ce balancement sentimental le Bel Inconnu renonce de nouveau aux plaisirs de lrsquoamour de la feacutee radoucie pour aller restaurer son in-teacutegriteacute chevaleresque aux tournois et son inteacutegriteacute sociale par le mariage avec la reine du Pays de Galles Cependant lrsquoauteur aviseacute laisse ouverte lrsquoissue de son roman en permettant agrave Guinglain de retourner encore chez la feacutee aux Blanches Mains si lui-mecircme il trouve un accueil favorable aupregraves de sa bien-aimeacutee (reacuteelle ou fictive)

Les meacutetamorphoses du versipellesromanesque (Guillaume de Palerne Guillaume drsquoAngleterre Perceforest)

Christine Ferlampin-AcherUniversiteacute europeacuteenne de Bretagne

Le motif du loup-garou est largement attesteacute dans le folklore aussi bien au Moyen Acircge que plus tard A cocircteacute de nombreux teacutemoignages ponctuels (par exemple chez saint Augustin dans la Topographia Hibernica de Giraut de Cambrie ou dans les Evangiles des Quenouilles) la meacutetamorphose cyclique en loup se retrouve aussi dans des reacutecits brefs comme les lais de Bisclavret ou de Meacutelion Si la meacutetamorphose en animal inquiegravete lrsquohomme meacutedieacuteval le loup-garou semble eacutechapper agrave cette reacuteticence et du XIIe siegravecle agrave la fi n du Moyen Acircge la mode du versipelles ne semble pas srsquoessouffl er comme le suggegravere Biclarel qui fi gure encore dans la premiegravere version de Renart le Contrefait (entre 1319 et 1322) Le loup-garou fonctionne par ailleurs comme archeacutetype de la croyance folklorique tout au long du Moyen Acircge crsquoest sur son exemple que srsquoeacutetend autour de lrsquoan Mil Burchard de Worms dans le livre XIX du Corrector de son Decretum et le clerc qui composa les Evangiles des Quenouilles au XVe siegravecle retient le loup-garou parmi les sujets qursquoabordent ses bavardes fi leuses1 Cette omnipreacutesence paradigma-tique du loup-garou ne doit cependant pas masquer que cette creacuteature in-tervient surtout dans des reacutecits brefs ou dans de courtes anecdotes Dans les romans en vers les presque 10000 octosyllabes de Guillaume de Paler-ne font fi gure drsquoexception en mettant en scegravene Alphonse fi ls du roi drsquoEs-pagne et loup-garou tandis que Guillaume drsquoAngleterre teacutemoigne drsquoune preacutesence eupheacutemiseacutee mais continue du monstre deacutevoreur signaleacutee en particulier par la faim monstrueuse de la megravere et le nom du fi ls grand chasseur Lovel2 Ces deux romans excentriques par rapport aux matiegraveres

1 Voir Anne Paupert Les fileuses et le clerc Paris Champion 1990 p 211-2132 Les eacuteditions citeacutees sont Guillaume drsquoAngleterre eacuted trad et preacutesentation par Christine

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romanesques traditionnelles constituent des exceptions dans un corpus que les meacutetamorphoses animales laissent reacuteticent Cette meacutefi ance en re-vanche disparaicirct agrave la fi n du Moyen Acircge dans le roman en prose de Perce-forest Cette vaste fresque a la caracteacuteristique de ne pas heacutesiter agrave raconter des meacutetamorphoses animales peut-ecirctre parce qursquoil vient apregraves Meacutelusine (qursquoil semble connaicirctre)3 si aucune meacutetamorphose en loup-garou nrsquoest deacutecrite crsquoest agrave quatre substituts la meacutetamorphose en ours en cerf en tau-reau et en levrette qursquoil conviendra de srsquointeacuteresser pour montrer comment Perceforest alors mecircme que son auteur est fascineacute par le folklore et qursquoil cherche agrave bacirctir une mythologie bourguignonne originale met en place des strateacutegies drsquoeacutevitement et de compensation face au succegraves du loup-garou dans les imaginaires de son temps4

Point de place pour les loups-garous dans le monde arthurien ou dans le passeacute des romans antiques Guillaume de Palerne se deacuteroule dans un espace temps autre agrave la fois familier et discregravetement exotique Dans ce reacutecit la preacute-sentation du loup-garou bienveillant qui enlegraveve le heacuteros eacuteponyme tend vers la parodie comme le suggegravere Ana Pairet dans son ouvrage sur la meacutetamorpho-se5 Dans mon article laquo Guillaume de Palerne une parodie raquo6 jrsquoai tenteacute de mecircme de montrer que ce reacutecit dans son ensemble est un roman renardien pa-rodique caracteacuteriseacute par un regard laquo oblique raquo (pour reprendre lrsquoexpression de Ph Hamon) et fondeacute sur un deacutetournement du motif du loup-garou Si aucun eacutecho direct agrave Bisclavret ou Meacutelion nrsquoest deacutecelable dans ce reacutecit si le loup deacute-tourne le modegravele du loup hagiographique et malmegravene la leacutegende de Remus et Romulus lrsquoessentiel me semble dans la copreacutesence dans ce texte du loup-

Ferlampin-Acher Paris Champion Champion Classiques 2007 et Guillaume de Palerne eacuted Alexandre Micha Genegraveve Droz 1990

3 Voir Christine Ferlampin-Acher Perceforest et Zeacutephir propositions autour drsquoun roman ar-thurien bourguignon Genegraveve Droz 2010

4 La bibliographie concernant le loup-garou au Moyen Acircge est pleacutethorique On se contentera de mentionner Gaeumll Milin Les chiens de Dieu La repreacutesentation du loup-garou en Occident (XIe-XXe siegravecles) Brest Centre de Recherche Bretonne et Celtique 1993 Claude Lecouteux Feacutees sorciegraveres et loups-garous au Moyen Acircge Paris Imago 1992 et Philippe Meacutenard laquo Les histoires de loups-ga-rous au Moyen Acircge raquo dans Symposium in Honorem Martin de Riquer Barcelone 1986 p 209-238 et laquo Les histoires de loups-garous raquo dans Travaux de litteacuterature t 17 2004 p 98-117

5 Les mutacions des fables Figures de la meacutetamorphose dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge Paris Champion 2002 p 65-67

6 Dans Les Cahiers de Recherches Meacutedieacutevales La tentation du parodique dans la litteacuterature meacutedieacutevale sous la dir drsquoElisabeth Gaucher t 15 2008 p 59-72

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garou meacutetamorphique et du deacuteguisement en ours Dans un premier temps Guillaume enfant remonte de la Sicile agrave Rome dans la gueule drsquoun loup-ga-rou puis adulte il redescend vers le Sud fuyant la colegravere de lrsquoempereur avec son amie Meacutelior tous deux deacuteguiseacutes en ours Lrsquohybridation entre lrsquohomme et la becircte qursquoelle soit lieacutee agrave la meacutetamorphose ou au travestissement coiumlncide dans les deux cas avec lrsquoexclusion sociale et lrsquoerrance et elle permet une initia-tion amoureuse apprivoisant lrsquoestrangeteacute animale pour fuir Rome Melior et Guillaume qui srsquoaiment se cousent dans des peaux drsquoours (v 2992-ss) Placeacutes parodiquement et avec insistance sous le signe de Dieu qui fait lrsquohomme agrave son image (v 3234) nos heacuteros en forme drsquoours sont proteacutegeacutes par le loup-garou Ils traversent la peacuteninsule italienne humains la nuit becirctes le jour (v 3385-ss) tandis que le loup les accompagne tel un ange gardien Le garox (v 3765) les garit (v 3766) la paronomase est signifiante La becircte les guide vers les Pouilles et crsquoest dans une carriegravere que le preacutevocirct des lieux les deacutecouvre et les pourchas-se Les jeunes gens eacutechangent alors leurs peaux drsquoours (v 4159-ss) contre des peaux de cerf et de biche (v 4342-ss) Crsquoest ainsi qursquoils parviennent en Sicile sous les fenecirctres de la reine Felise la megravere de Guillaume qui ne les reconnaicirct pas mais a un recircve ougrave la traditionnelle symbolique animale est prise au pied de la lettre puisque le garou est symboliseacute par un loup et le couple par des ours qui se transforment en cervideacutes Le temps passe les peaux se reacutetractent sous lrsquoeffet de la chaleur et laissent entrevoir les vecirctements des deux jeunes gens La reine revecirct alors elle aussi une peau de becircte et agrave quatre pattes va agrave la rencon-tre des cervideacutes Apregraves un bon bain chacun reprend son apparence humaine tandis que le garou redevient homme apregraves que son pegravere a pris vengeance de la maracirctre qui lrsquoa transformeacute Apregraves une eacutevocation nourrie des vecirctements qui remplacent les peaux le texte se termine sur deux mariages Guillaume et Melior Alphonse et la sśur de Guillaume

Ce roman met en scegravene une meacutetamorphose en loup-garou ainsi que des deacute-guisements en ours et en cerfs Le loup-garou intervient drsquoabord et accompa-gne le texte de Sicile agrave Rome le deacuteguisement en ours prend la suite de Rome agrave Bonivent et il est relayeacute par le deacuteguisement en cerf Les trois prennent fin en mecircme temps Srsquoil est clair que le problegraveme de lrsquoapparence humaine des rap-ports entre le corps la nature lrsquoanimal drsquoune part et la socieacuteteacute drsquoautre part sont en jeu le texte eacutetablit aussi une eacutequivalence seacutemantique entre la meacuteta-morphose magique le deacuteguisement en becircte le symbolisme onirique et lrsquoheacute-raldique Lrsquoengloutissement et le rapt (le loup qui enlegraveve Guillaume agrave sa megravere Guillaume qui enlegraveve Melior agrave son pegravere) meacutetaphoriseraient la sexualiteacute et la

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neacutecessiteacute exogamique qui aboutit agrave un nouvel eacutequilibre politique et agrave la paix Le motif folklorique du loup-garou et le rite du deacuteguisement en ours qui mar-que pour le jeune couple le renouveau printanier et sexuel sont placeacutes sur le mecircme plan Leur mise en relation ne surprend pas Sophie Bobbeacute a mis en eacutevi-dence dans son ouvrage Lrsquoours et le loup Essai drsquoanthropologie symbolique7 la forte relation entretenue par les deux animaux agrave la fois sur le mode de lrsquooppo-sition et de la compleacutementariteacute sur le plan de la repreacutesentation de la preacutedation sexuelle et de la deacutevoration La place du deacuteguisement en cerf est a priori est moins eacutevidente Le cerf qui perd ses bois est comme lrsquoours associeacute au renou-veau agrave la vie agrave la sexualiteacute crsquoest ce que montrent Anne Lombard-Jourdan8 Claude Gaignebet et Jean-Dominique Lajoux9 La substitution du cerf agrave lrsquoours dans le roman correspond cependant agrave un progregraves si les peaux drsquoours eacutetaient indiffeacuterencieacutees sexuellement deacutesormais le cerf et la biche sont distingueacutes et correspondent agrave la maturation des deux jeunes amants Par ailleurs lrsquoaventure deacutebouche sur lrsquoaccession au trocircne lrsquoours symbole deacutechu de la royauteacute comme lrsquoa bien montreacute Michel Pastoureau10 est remplaceacute par le cerf devenu agrave la fin du Moyen Acircge symbole de la royauteacute franccedilaise Si notre texte datant du XIIIe siegrave-cle est preacutecoce par rapport agrave cette repreacutesentation le cerf christique est depuis longtemps deacutejagrave un symbole royal au service de la paix11

Le folklore est donc dans Guillaume de Palerne un arriegravere-plan signifiant ougrave les reacutecits et les savoirs (le loup-garou est associeacute dans le texte agrave la magie et au livre) les rites (le deacuteguisement) les repreacutesentations en particulier symbo-liques (lrsquoheacuteraldique et lrsquooniromancie) sont penseacutes sur le mecircme plan et en in-teraction tout comme les animaux en jeu sont constitueacutes en systegraveme le loup et lrsquoours (agrave la fois compleacutementaires et opposeacutes) lrsquoours et le cerf (sur le mode de la substitution) Le jeu parodique et comique ne remet pas en cause le po-tentiel seacutemantique du folklore il ne renvoie pas agrave un scepticisme qui exclu-rait les croyances de la senefiance en les rejetant du cocircteacute de la superstition au

7 Paris Editions de la Maison des Sciences de lrsquohomme 20028 Aux origines de Carnaval Paris Odile Jacob 20059 Art profane et religion populaire Paris Presses Universitaires de France 1985 en particu-

lier p 8210 Lrsquoours Histoire drsquoun roi deacutechu Paris Seuil 200711 La trame de Guillaume de Palerne montre que lrsquoauteur eacutetait vraisemblablement conscient

de ce statut de lrsquoours et de la substitution symbolique en cours autour de la royauteacute Le roman est dateacute du deacutebut du XIIIe siegravecle les rois de France nrsquoont pas encore adopteacute le cerf comme emblegrave-me mais le cerf srsquoest deacutejagrave substitueacute agrave lrsquoours comme gibier royal et sa promotion comme symbole christique est nettement engageacutee (voir Michel Pastoureau op cit p 251-ss)

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contraire la parodie textuelle et le travestissement des heacuteros collaborent avec les repreacutesentations carnavalesques associeacutees agrave lrsquoours et au cerf pour signifier la dynamique salvatrice du retournement de lrsquoinversion de la sexualiteacute avec pour enjeu final une restauration politique12

Un autre reacutecit en vers Guillaume drsquoAngleterre meacuterite qursquoon lrsquoexamine rapi-dement13 Guillaume et Gratienne roi et reine drsquoAngleterre quittent le trocircne agrave lrsquoappel de Dieu Dans la forecirct la reine accouche de jumeaux qui seront nom-meacutes Lovel et Marin Lovel est ainsi appeleacute agrave cause du loup qui lrsquoenlegraveve peu apregraves agrave ses parents Comme dans Guillaume de Palerne un loup ravit lrsquoenfant agrave sa megravere et lui sert drsquoemblegraveme (onomastique ou heacuteraldique) sans le deacutevorer ou lui nuire tandis qursquoapparaicirct en configuration une megravere ou une maracirctre deacute-vorante et inquieacutetante Dans le cas drsquoAlphonse il srsquoagit de la belle-megravere dans celui de Lovel de Gratienne qui affameacutee dans la forecirct apregraves lrsquoaccouchement eacutemet le deacutesir de deacutevorer ses enfants14 Dans Guillaume drsquoAngleterre le motif du loup-garou est dilueacute la megravere qui veut manger ses enfants dans la forecirct tient du loup-garou qui pratique lrsquoanthropophagie sylvestre par ailleurs le texte heacutesite agrave deacutesigner drsquoembleacutee lrsquoanimal comme simple loup et ne le fait que dans un second temps laissant peut-ecirctre le temps de son heacutesitation la place agrave un soupccedilon de garouisme (une beste Grant comme leus et leus estoit v 774-77515) enfin Lovel devient chasseur preacutedateur agrave la fin du roman16 Homme

12 Cette restauration conseacutequence de retournements successifs nrsquoest qursquoen apparence para-doxale elle reacutesulte drsquoune cycliciteacute qui est agrave la fois celle du Carnaval des saisons et de lrsquoHistoire

13 Jrsquoai proposeacute dans mon eacutedition de ce texte une relecture parodique de ce reacutecit pour le moins eacutetonnant (eacuted cit p 15-37) Voir aussi mon article laquo Croquer le marmot dans Guillaume drsquoAn-gleterre lrsquoanthropophagie et lrsquoinceste au service drsquoun deacutetournement parodique de lrsquohagiogra-phie raquo dans Romanische Forschungen 2009 t 121 p 343-357

14 Dans Guillaume drsquoAngleterre (v 512-ss) la megravere apregraves la naissance des deux jumeaux eacuteprouve une faim violente et menace de deacutevorer ses enfants le pegravere lui propose alors un mor-ceau de sa propre cuisse elle refuse eacutemue de pitieacute et le pegravere la quitte pour aller chercher de la nourriture lrsquoun des deux garccedilons qui sera nommeacute Lovel est alors enleveacute par un loup (v 772-ss) Dans Guillaume de Palerne Alphonse le fils du roi drsquoEspagne a eacuteteacute transformeacute en loup-garou par sa maracirctre Brande deuxiegraveme eacutepouse de son pegravere et sorciegravere (v 280-ss)

15 Dans Melion (eacuted Prudence Mary OrsquoHara Tobin Genegraveve Droz 1976 p 296-ss le garou est appeleacute leus v 181 183 217hellip) ce qui nrsquoest pas le cas dans Bisclavret de Marie de France (eacuted Jean Rychner Paris Champion 1983 p 61-ss) ougrave il est question de la beste ou du bisclavret mais pas du leu Ce choix de la poeacutetesse contribue agrave valoriser la creacuteature lrsquoemploi du terme leu en re-vanche entretient lrsquoambiguiumlteacute merveilleuse de la creacuteature dans Melion comme dans Guillaume drsquoAngleterre sans pour autant renvoyer agrave la simple animaliteacute naturelle

16 La passion de la chasse est certainement lrsquoun des enjeux de ce reacutecit dont la leacutegende de saint

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portant un nom de loup il est comme le garou un hybride entre lrsquohumain et lrsquoanimal Fils drsquoune femme qui tient du loup-garou nrsquoest-il donc pas lui-mecirc-me une sorte de garou drsquoautant que son pegravere semble ecirctre sanctionneacute pour son amour immodeacutereacute de la chasse Il nrsquoen reste pas moins que le loup-garou nrsquoest dans ce roman qursquoune reacutefeacuterence symbolique implicite

Ces deux reacutecits en vers ont selon moi une dimension parodique (en don-nant agrave ce terme un sens large qui postule une reacuteeacutecriture ndash plus ou moins lacircche ndash ludique mais pas neacutecessairement deacutevalorisante17) Guillaume drsquoAn-gleterre deacutetourne lrsquohagiographie en lanccedilant son reacutecit sur les traces de la leacute-gende de saint Eustache sans pour autant suivre la logique hagiographique deacutetourneacutee vers une restauration royale agrave la fin du roman Guillaume de Pa-lerne deacutetourne agrave Rome la leacutegende de Remus et Romulus eacuteleveacutes par la lou-ve Dans les deux cas Carnaval et ses inversions cycliques entre jeucircne et ri-pailles entre deacuteguisement en becirctes et deacutetournement des rites liturgiques18 me paraicirct le modegravele structurant de ces histoires de roi (ou de fils de roi) qui sont contraints provisoirement de laisser leur trocircne pour mieux le retrouver apregraves Dans ce cadre la place du versipelles qui retourne sa peau explicite ou non se comprend bien le monstre retourne sa peau comme la parodie re-tourne le texte Crsquoest explicitement que Guillaume de Palerne prend en char-ge le loup-garou et les animaux (lrsquoours et le cerf) qui lui sont associeacutes sur le plan folklorique tandis que Guillaume drsquoAngleterre rejette la repreacutesentation monstrueuse dans lrsquoimplicite Dans un cas le motif folklorique inteacutegreacute agrave un reacuteseau signifiant est videacute de son potentiel inquieacutetant (le loup-garou re-devient humain et la maracirctre est punie dans Guillaume de Palerne) dans

Eustache constitue lrsquoarriegravere-plan hagiographique et dont lrsquoun des objets les plus importants sur le plan symbolique est un cor (voir mon article laquo Le cor et la cotte le corps agrave lrsquoeacutepreuve de la fi-deacuteliteacute dans le Roman de Tristan en prose et dans Guillaume drsquoAngleterre raquo dans Cornes et plumes dans la litteacuterature meacutedieacutevale Attributs signes et emblegravemes eacuted Fabienne Pomel Rennes Presses Universitaires de Rennes 2010 p 363-378) A la fin du roman un peu avant la reconnaissance des deux fils par le pegravere ceux-ci apregraves avoir fui les bourgeois qui les ont adopteacutes et veulent leur imposer un meacutetier infamant se retrouvent dans une forecirct et chasse un daim Crsquoest agrave Lovel que re-vient sur lrsquoinvitation de son fregravere (qui semble ainsi reconnaicirctre la primauteacute que lui vaut son nom de preacutedateur) la prioriteacute pour lancer la flegraveche qui abat lrsquoanimal (v 1744-ss) Le forestier chargeacute de surveiller la forecirct les accuse de braconnage Lovel chasseur frauduleux tient bien du loup

17 Voir la preacuteface de Jean-Claude Muumlhlethaler agrave Formes de la critique parodie et satire dans la France et lrsquoItalie meacutedieacutevale eacutetudes reacuteunies par J-Cl Muumlhlethaler A Corbellari et B Wahlen Paris Champion 2003 p 13)

18 Voir mon article laquo Croquer le marmot dans Guillaume drsquoAngleterre lrsquoanthropophagie et lrsquoinceste au service drsquoun deacutetournement parodique de lrsquohagiographie raquo

33Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

lrsquoautre il constitue une hantise aux contours flous refouleacutee et angoissante (Lovel ne changera semble-t-il pas de nom)

Vers 1450 la prose du roman de Perceforest renouvelle lrsquoapproche du folk-lore et annonce Rabelais dans la mesure ougrave lrsquoauteur eacutelabore sciemment une nouvelle mythologie au service des ambitions politiques du duc de Bourgogne Philippe le Bon en rivaliteacute avec lrsquoimaginaire de la royauteacute que se construit la France19 Le folklore nrsquoest plus un simple arriegravere-plan plus ou moins structu-rant cacheacute derriegravere une conjointure et une senefiance qui en masquent lrsquoeacutevi-dence Au XVe siegravecle il inteacuteresse les auteurs au premier chef qui nrsquoheacutesitent pas agrave srsquoen emparer pour le reconstruire voire le reacuteinventer ouvertement20 Perce-forest contribuant au travail de construction laquo nationale raquo de Philippe de Bon a tenteacute de mettre en place une chronique fabuleuse ougrave les terres heacuteteacuterogegravenes du Nord trouveraient une uniteacute dans un folklore eacutelaboreacute autour des feacutees et drsquoun luiton agrave partir de croyances attesteacutees et partageacutees agrave lrsquoeacutepoque reconstrui-tes et eacutetoffeacutees

Dans Perceforest ne se trouve qursquoune reacutefeacuterence explicite au loup-garou dans le livre II Estonneacute a eacuteteacute transformeacute de nuit en ours par la Reine Feacutee et la demoiselle Blanchette qui a vu de loin la becircte suggegravere agrave ses compa-

19 Voir mon livre Perceforest et Zeacutephir approche drsquoun roman arthurien bourguignon Genegrave-ve Droz 2010 On se reacutefeacuterera aux eacuteditions suivantes Le roman de Perceforest Premiegravere partie eacuted Jane H M Taylor Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais 1979 Perceforest Quatriegraveme partie eacuted Gilles Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais 2 t 1987 Perceforest Troisiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais t 1 1988 t 2 1991 t 3 1993 Perceforest Deuxiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuterai-res franccedilais t 1 1999 t 2 2001 Perceforest Premiegravere partie eacuted G Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais 2 t 2007 Selon moi ce reacutecit mecircme srsquoil srsquoappuie sur une version plus ancienne tregraves diffeacuterente de ce qui en a eacuteteacute conserveacute date des anneacutees 1450 et aurait eacuteteacute eacutecrit dans le milieu bourguignon en hommage agrave Philippe le Bon peut-ecirctre par David Aubert agrave la plume de qui nous devons le plus ancien manuscrit conserveacute

20 Deacutejagrave au XIVe siegravecle Artus de Bretagne nrsquoheacutesite pas agrave srsquoengager dans un jeu de reconstruction folklorique qui tient de lrsquośuvre de faussaire (voir mon article laquo Dun monde agrave lautre Artus de Bretagne entre mythe et litteacuterature de lantiquaire agrave la fabrique de faux meubles bretons raquo dans Le monde et lrsquoautre monde textes reacuteunis par D Huumle et C Ferlampin-Acher Orleacuteans Paradig-me 2002 p 129-168) Perceforest quant agrave lui agrave partir deacuteleacutements folkloriques aveacutereacutes construit une invention mythologique chargeacutee dappuyer luniteacute geacuteopolitique des terres septentrionales de Philippe le Bon tout comme un peu plus tard Rabelais contribuera agrave la construction dune mythologie gallicque Le XVe siegravecle en particulier bourguignon a pris conscience de linteacuterecirct agrave la fois litteacuteraire et politique du folklore comme en teacutemoignent par exemple les Evangiles des Quenouilles Voir Madeleine Jeay et Bruno Roy laquo Lrsquoeacutemergence du folklore dans la litteacuterature du XVe siegravecle raquo dans Fifteenth-Century Studies t 2 1979 p 95-117

34 Christine Ferlampin-Acher

gnes qursquoil srsquoagit drsquoun vieil homme dont on dit qursquoil est leu waroux par nuyt (l II t 1 sect575 l 19) Cette hypothegravese ne saurait ecirctre prise au seacuterieux puis-que le lecteur sait qursquoil srsquoagit drsquoEstonneacute meacutetamorphoseacute en ours La croyan-ce folklorique est un discours auquel nrsquoadhegraverent que les jeunes naiumlves Mis agrave part cette mention point de loup-garou dans les six livres de Perceforest Cependant la transformation drsquoEstonneacute en ours par la Reine Feacutee comme le suggegravere lrsquoopinion creacutedule de Blanchette est une forme de garouisme comme celle du loup-garou cette meacutetamorphose est reacuteversible elle est causeacutee par une magicienne se deacuteclenche la nuit et nrsquoaffecte pas complegravete-ment lrsquoindividu lrsquoours se comporte en animal familier comme le garou de Marie de France21 Cette meacutetamorphose a une conseacutequence narrative importante crsquoest parce que la Reine Feacutee a la meacutetamorphose drsquoEstonneacute agrave lrsquoesprit au moment ougrave elle conccediloit un fils qursquoOurseau naicirct pelu comme un ours Cette invention a pour fonction de preacutefigurer Ursus lrsquoancecirctre des Belges dont parle Jacques de Guise dans ses Annales du Hainaut dont jrsquoai pu montrer qursquoelles sont le point de deacutepart de la fable qursquoinvente lrsquoauteur de Perceforest lorsqursquoil raconte que sur les ordres drsquoAlexandre les cheva-liers eacutecossais Le Tor et Estonneacute ont eacuteteacute chargeacutes de conqueacuterir pour la de-moiselle Liriopeacute la Selve Carbonniegravere22 Crsquoest agrave Jacques de Guise que notre auteur doit lrsquoideacutee de la conquecircte du Hainaut par Le Tor et Estonneacute qui sert de base au transfert de la matiegravere arthurienne vers les terres de Philippe le Bon Or dans ces mecircmes chroniques il est question drsquoUrsus premier roi des Belges et drsquoUrsa qui fut leur reine Estonneacute chargeacute de la conquecircte de la Selve Carbonniegravere en Hainaut pour Liriopeacute et transformeacute en ours se-rait le prototype de ce roi dans une repreacutesentation qui srsquoappuie sur le folk-lore tandis que le monde arthurien auquel Perceforest invente une preacute-histoire est susceptible drsquoecirctre annonceacute par cette insistance sur les figures drsquoours en relation avec Arthur peut-ecirctre associeacute agrave lrsquoours dans le domaine arthurien23 Ainsi agrave travers lrsquoours belge certainement et arthurien peut-

21 Sur cette meacutetamorphose voir mon livre Feacutees bestes et luitons Paris Presses Universitaires Paris Sorbonne 2002 p 87-ss

22 Voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 27-ss Voir Jacques de Guyse Annales Hannoniae His-toire du Hainaut traduites en franccedilais avec le texte latin en regard Fortia drsquoUrban Paris 1826-38 t 2 p 3-ss La Selve Carbonniegravere est le nom du Hainaut attesteacute depuis lrsquoAntiquiteacute

23 Voir Michel Pastoureau Lrsquoours histoire drsquoun roi deacutechu op cit p 77 dans les romans ar-thuriens Arthur nrsquoest jamais repreacutesenteacute directement comme un ours mais son nom laquo formuleacute en latin reacutesonne comme celui drsquoun ours redoutable raquo comme lrsquoindique une glose marginale de lrsquoHistoria Britonum citeacutee par Edmond Faral dans La leacutegende arthurienne Paris Champion

35Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

ecirctre lrsquoauteur megravene agrave bien son projet exalter les Pays Bas bourguignonsLe folklore voyait dans lrsquoours un symbole de la sexualiteacute et du cycle des

saisons24 Estonneacute retrouvant une forme humaine en forecirct au printemps seacuteducteur et vigoureux chef de ligneacutee tient de lrsquoours Cependant lrsquoauteur nrsquoheacutesite pas agrave srsquoeacutecarter des repreacutesentations communes toujours soucieux drsquoeacuteviter les procreacuteations contre nature25 il ne recourt pas pour expliquer les traits ursins26 drsquoOurseau agrave une union entre une femme et un ours ou agrave une ourse maternelle (comme dans le cas de Valentin et Orson) et il racon-te simplement une conception sous influence dont il deacutesamorce le potentiel inquieacutetant comme il le fait pour Meacutelusine ou les incubes De plus les repreacute-sentations de lrsquoours insistaient sur son anthropomorphisme qui lui permet-tait de copuler comme les humains27 cette caracteacuteristique est deacuteplaceacutee et lrsquoon voit Estonneacute transformeacute en ours qui srsquohumanise et se dresse pour ma-nier les armes comme un chevalier (et non pour copuler)28

Le loup-garou victime agrave la fois de la diabolisation des imaginaires en cet-te fin de Moyen Acircge29 et du projet de lrsquoauteur drsquoinventer une preacutefiguration

1929 p 138 note 3 Edmond Faral nrsquoaccorde aucun creacutedit agrave laquo ces jeux eacutetymologiques tardifs raquo qui selon lui laquo nrsquoont aucune signification pour lrsquohistoire de la leacutegende raquo Cependant Michel Pas-toureau ajoute agrave cette reacutefeacuterence lrsquoanalyse de la fin de la Mort le Roi Artu ougrave le roi eacutetreint violem-ment Lucan comme un ours Sur ce point il reprend surtout les travaux de Philippe Walter qui a le plus vigoureusement travailleacute autour de lrsquoidentification entre Arthur et lrsquoours (Arthur lrsquoours et le roi Paris Imago 2002) Si le rapport premier en Arthur et lrsquoours nrsquoest pas certain il paraicirct en revanche aveacutereacute que lrsquoours symbole royal nrsquoa pu que laquo contaminer raquo les repreacutesentations drsquoAr-thur roi par excellence Si Arthur nrsquoest peut-ecirctre pas un roi ours drsquoorigine il a pu le devenir au cours du Moyen Acircge

24 Voir Claude Gaignebet et Jean-Dominique Lajoux Art profane et religion populaire Paris Presses Universitaires de France p 89

25 Lrsquoune des probleacutematiques majeures qui orientent Perceforest est la mise agrave lrsquoeacutecart des incubes et des succubes mis agrave part la conception virginale du Christ vers laquelle tend le roman toutes les procreacuteations sont naturelles les feacutees qui srsquounissent aux hommes nrsquoeacutetant pas des esprits sur-naturels mais tout au plus des magiciennes habiles le luiton Zeacutephir qui en tant que luiton eacutetait susceptible selon les croyances drsquoengendrer en une femme comme le pegravere de Merlin ne pro-creacutee jamais voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 391-ss

26 En lrsquoabsence drsquoadjectif correspondant agrave laquo ours raquo nous avons adopteacute ce neacuteologisme sur le modegravele de laquo canin raquo

27 Michel Pastoureau Lrsquoours histoire drsquoun roi deacutechu op cit p 87-ss28 L II t 1 sect583 Estonneacute qui a lrsquoapparence drsquoun ours est sur ses piez de derriere tenant lrsquoes-

cu en sa senestre pate et lrsquoespee en la dextre29 Gaeumll Milin (Les chiens de Dieu op cit p 117-ss) date de la fin du XVe le tournant deacutecisif

marqueacutee par la diabolisation et la reacutepression de la lycanthropie (il signale comme eacuteveacutenement charniegravere la bulle Summis desiderantes affectibus drsquoInnocent VIII en 1484 qui est une laquo veacuteritable

36 Christine Ferlampin-Acher

plutocirct valorisante agrave Ursus a eacuteteacute remplaceacute dans Perceforest par un homme se meacutetamorphosant cycliquement en ours et dont les pulsions sont controcirc-leacutees30 Estonneacute est certes un ours mais prenant le contre-pied des traditions lrsquoauteur fait de sa meacutetamorphose un apprentissage du controcircle du deacutesir et de la courtoisie qui protegravege les femmes contre les preacutedateurs lrsquoours Estonneacute sauve en effet Priande drsquoune violente agression

Par ailleurs comme je le suggegravere dans mon livre Perceforest et Zeacutephir on ne peut exclure que cette laquo chronique raquo puisse ecirctre lue comme un reacutecit agrave clef31 comme crsquoest le cas pour drsquoautres śuvres contemporaines (le Pastoralet ou le Jouvencel de Jean de Bueil) Or Jean de Berry qui cultiva lrsquoours comme em-blegraveme a eacuteteacute vivement critiqueacute pour srsquoecirctre marieacute avec une enfant de douze ans Jeanne de Boulogne et agrave lrsquoeacutepoque ougrave je pense que le Perceforest conserveacute a eacuteteacute eacutecrit (1450-1460) la leacutegende ursine de Jean de Berry est bien implanteacutee com-me le montre Michel Pastoureau32 Crsquoest ainsi qursquoon peut voir sur le folio 1 du manuscrit BnF fr 117 (du XVe siegravecle) une miniature programmatique en qua-tre tableaux qui preacutesente le Lancelot et sous laquelle figure un ours emblegraveme du duc de Berry agrave qui appartint le manuscrit portant un eacutecu il est debout et armeacute exactement dans la posture drsquoEstonneacute transformeacute en ours Or outre qursquoil est un homme ours comme Jean de Berry Estonneacute partage aussi avec ce grand seigneur le fait drsquoavoir eacutepouseacute une toute jeune demoiselle Priande qui sera marieacutee agrave Estonneacute a en effet douze ans lors de sa rencontre avec le che-valier Cette probleacutematique de lrsquoacircge quoique banale puisqursquoelle peut renvoyer agrave la traditionnelle malmarieacutee et que Perceforest eacutevoque aussi les deacuteboires du vieux roi des Sicambres agrave qui Passelion soustrait sa femme33 me paraicirct par-

deacuteclaration de guerre contre la sorcellerie raquo tout en remarquant que cette situation est le reacutesultat drsquoune diabolisation qui srsquoest deacuteveloppeacutee tout au long du Moyen Acircge sur le long terme donc Si Perceforest date des anneacutees 1450-1460 il est contemporain de ce tournant

30 Lrsquoours eacutechappe en grande partie agrave la diabolisation dont est victime le loup Certes comme le note Michel Pastoureau (Lrsquoours op cit p 153) agrave la suite de saint Augustin lrsquoours connut une relative diabolisation qui cependant resta mesureacutee malgreacute Raban Maur Cependant la preacutegnan-ce de lrsquoours comme symbole royal a certainement bloqueacute la diabolisation de lrsquoours qui mecircme lorsqursquoil fut deacutetrocircneacute par le lion comme symbole royal ne connut qursquoune diabolisation modeacutereacutee peut-ecirctre parce qursquoil ressemblait trop agrave lrsquohomme

31 Op cit p 253-ss32 Lrsquoours Histoire drsquoun roi deacutechu op cit p 259-ss33 Voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 285-ss et mon article laquo La laquocervituderaquo amoureuse les

deacuteguisements en cervideacutes dans le livre V de Perceforest raquo agrave paraicirctre dans Le deacuteguisement dans la litteacuterature meacutedieacutevale Revue des Langues Romanes sous la dir de Jean Dufournet et Claude La-chet t CXIV 2010 p 309-326

37Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

ticuliegraverement importante dans le cas des amours drsquoEstonneacute et Priande Lors de leur premiegravere rencontre au cours de laquelle Priande apparaicirct comme une sorte de Perceval34 elle est une enfans dont les chevaliers cherchent les pegravere et megravere (l II t 1 p 5) Crsquoest au moment ougrave Estonneacute srsquoempare drsquoelle qursquoil com-prend qursquoelle a une douzaine drsquoanneacutees (p 6) Mecircme si le chevalier quoique plus acircgeacute que la pucelle nrsquoest pas aussi vieux que Jean de Berry Perceforest me semble attirer agrave nouveau lrsquoattention sur le problegraveme de lrsquoacircge de ces deux per-sonnages dans lrsquoeacutepisode ougrave il est question de leur mariage En effet au mo-ment ougrave ils apprennent que le mariage drsquoEstonneacute et Priande va avoir lieu (l III t 2 p 177) Lyonnel Gadifer Blanche et Flamine sont victimes des en-chantements de la Reine Feacutee les demoiselles voient leur ami tregraves acircgeacute et agrave lrsquoin-verse les chevaliers se croient en face de vieilles femmes Lrsquoenchantement que subissent ces deux couples eacutequilibreacutes en acircge dans la reacutealiteacute attire lrsquoattention sur la probleacutematique de lrsquoacircge au sujet drsquoEstonneacute et Priande dont le mariage vient tout juste drsquoecirctre annonceacute Ours amateur de tregraves jeunes filles (comme lrsquoours du folklore) Estonneacute est cependant le pendant positif de Jean de Berry il en serait mecircme la version amendeacutee il ne provoque aucun scandale il nrsquoest pas sanctionneacute comme lrsquoest le vieux roi des Sicambres amateur de tregraves jeunes femmes Le bourguignon Perceforest met en scegravene Estonneacute ursin et amant drsquoune enfant mais ayant appris agrave canaliser ses pulsions ce nrsquoest pas lui le preacutedateur sexuel mais les chevaliers de Darnant contre lesquels il protegravege la demoiselle Aimeacute de Priande crsquoest un Jean de Berry amendeacute dans le jeu de rivaliteacute entre la France et la Bourgogne qui nourrit le texte Estonneacute est le pen-dant positif de Jean de Berry En effet Estonneacute lors de la premiegravere rencontre enlegraveve la demoiselle terroriseacutee sur son cheval (l II t I p 6) sans mecircme avoir reconnu que crsquoeacutetait une fille (quant Estonneacute eut actaint lrsquoenfant il le prent par le bras et le lieve sur le col de son cheval et regarde que crsquoestoit une pucelle bien de lrsquoeaige de XII ans) Estonneacute nrsquoest pas un preacutedateur sexuel au contraire mecircme quand il aura pris la forme drsquoun ours (animal reacuteputeacute pour sa vigueur sexuelle) il continuera agrave proteacuteger la vertu de la jeune fille en la deacutefendant contre lrsquoagression des chevaliers de Darnant Si Estonneacute a eacuteteacute transformeacute en ours par la Reine Feacutee crsquoest parce qursquoelle le tient comme Le Tor pour respon-sable de lrsquoeacutetat de son eacutepoux le roi Gadifer blesseacute par un sanglier merveilleux Ce nrsquoest donc pas lrsquoardeur sexuelle du personnage qui est en cause Par ailleurs

34 Voir mon article laquo Perceforest et Chreacutetien de Troyes raquo dans De sens rassis Essays in Ho-nor Rupert T Pickens eacuted K Busby B Guidot et L E Whalen Amsterdam New York Rodopi 2005 p 202-ss

38 Christine Ferlampin-Acher

juste apregraves avoir enleveacute la demoiselle sur son cheval lors de la scegravene de ren-contre Estonneacute est assailli par les femmes du peuple sauvage meneacutees par la megravere de la pucelle qui veut deacutefendre sa fille elles se mettent agrave le malmener et il ne se deacutefend pas honteux agrave lrsquoideacutee de frapper une femme Dans une scegravene qui eacutevoque le comique des farces du mari battu ou celui des manifestations de type carnavalesque marqueacute par lrsquoinversion des rapports de force entre les sexes Estonneacute sous les coups baisse piteusement la tecircte et tombe agrave terre (l III t1 sect14) Il nrsquoa donc rien du preacutedateur Lrsquoenfant qursquoil avait enveloppeacutee dans son manteau pour couvrir sa nuditeacute de sauvage a pitieacute de lui explique que contrairement agrave ce que pensent les femmes il nrsquoest pas un diable et le sauve Cette demoiselle enveloppeacutee dans un grand manteau comme le preacutecise avec insistance le texte sauve un homme que sa tenue de chevalier comme un deacute-guisement fait prendre pour un diable (quand lui et ses compagnons ocirctent leur heaume les femmes comprennent que ce sont de simples humains sect15) et qui sera transformeacute en ours avant que lrsquoeacutepisode de civilisation de ces deacuteserts drsquoEcosse ne se termine par le gigantesque incendie (civilisateur car il facilita le deacuteboisement) de la nouvelle citeacute nommeacutee Sauvage (sect31) lrsquoeacutepisode ne man-que pas de reacutesonances carnavalesques (laquo deacuteguisement raquo des chevaliers impor-tance du diable et de lrsquohomme sauvage inversion des rocircles feu reacutegeacuteneacuterateur enlegravevement drsquoune jeune femmehellip) mais il peut aussi dans le cadre drsquoune lec-ture de Perceforest comme roman agrave clef eacutevoquer le fameux Bal des Ardents qui marqua vivement les esprits Ce charivari (qui comme tous les charivaris est carnavalesque) sanctionna en 1393 le troisiegraveme mariage drsquoune demoiselle drsquohonneur de la reine Isabeau de Baviegravere le roi Charles VI deacuteguiseacute en hom-me sauvage aurait peacuteri brucircleacute si la duchesse de Berry ne lrsquoavait pas sauveacute en le mettant sous sa robe pour eacutetouffer les flammes comme le rapporte par exem-ple Froissart dans ses Chroniques35 Si Priande dans sa jeunesse conquise par un chevalier ours36 eacutevoque au lecteur meacutedieacuteval Jeanne de Boulogne le geste

35 Voir Laurence Harf-Lancner laquo Le masque de lrsquohomme sauvage le bal des Ardents dans les chroniques meacutedieacutevales raquo dans Masca maschera masque mask testi e iconografia nelle culture medievali par Rosanna Brusegan Margherita Lecco et Alessandro Zironi Lrsquoimmagine riflessa t 9 2000 p 377-388

36 Ce type de lecture pose un problegraveme lorsque Priande apparaicirct ravie dans sa jeunesse par Estonneacute celui-ci nrsquoest pas encore associeacute agrave lrsquoours il faut attendre 150 folios soit plus de 300 pa-ges de lrsquoeacutedition Gilles Roussineau pour que la Reine Feacutee le meacutetamorphose Cet eacutecart invalide-t-il le rapprochement Je pense que non dans la mesure ougrave Perceforest malgreacute sa longueur nrsquoest pas un reacutecit lineacuteaire qui se construirait par adjonction successive drsquoeacutepisodes mais un texte comple-xe nourri de reacutesonances multiples que son auteur semble avoir mucircri longuement et fonction-

39Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

de la demoiselle qui enfouie dans son grand manteau sauve Estonneacute rappel-le celui qui sauva le roi de France Estonneacute est un Jean de Berry comme lui il eacutepouse les jeunes filles mais crsquoest un Jean de Berry amendeacute qui est aimeacute par sa femme qui le sauve La tendance de Perceforest agrave transposer dans sa fiction des eacuteveacutenements de lrsquoactualiteacute plus ou moins proches que jrsquoai pu eacutetudier au su-jet de la vauderie drsquoArras se trouverait conforteacutee par la preacutesence en filigrane de lrsquohistoire de Priande et Estonneacute du Bal des Ardents de Jeanne de Boulogne et Jean de Berry Certes il faut avancer avec prudence mais la parenteacute entre lrsquohomme sauvage et lrsquoours lrsquoengouement pour ces deux creacuteatures agrave la fin du Moyen Acircge37 la place que ces figures tinrent dans lrsquohistoire de France du fait du sort de Charles VI qui frappa les imaginations me semblent autoriser agrave mettre en relation le couple formeacute par Jean de Berry lrsquohomme ours et Jeanne de Boulogne lrsquoeacutepouse de Jean de Berry ayant sauveacute Charles VI lrsquohomme sau-vage et celui constitueacute par Estonneacute homme ours lui aussi et Priande enfant sauvage eacutepouseacutee par lrsquoours et lrsquoayant sauveacute38

La meacutetamorphose en ours drsquoEstonneacute est suivie de peu par celle qui trans-forme Le Tor en monstrueux taureau agrave neuf tecirctes et Liriopeacute son amie en levrette (l III t 2 p 34-ss) Lrsquoanalogie entre ces eacutepisodes successifs est clai-re les deux heacuteros sont cousins et les trois meacutetamorphoses sont imposeacutees par la Reine Feacutee pour punir les responsables de la blessure que le porc mer-veilleux a fait subir agrave son mari Gadifer Les transformations de Liriopeacute et Le Tor cycliques sont garouesques Le Tor se transforme le jour et Liriopeacute la nuit et ce gracircce agrave un vecirctement ce qui inverse la nuditeacute constitutive du ga-rouisme folklorique et rappelle la fonction des accessoires comme les cein-

nant souvent avec des pierres drsquoattente (comme lrsquoapparition anonyme mais reconnaissable de Zeacutephir dans le songe drsquoincubation drsquoAlexandre dans le livre I) Ainsi lrsquoauteur pouvait fort bien avoir en tecircte de faire de Priande un double de Jeanne de Boulogne et donc de construire Estonneacute par rapport agrave Jean de Berry sans pour autant livrer drsquoembleacutee au lecteur cette clef

37 Voir Richard Bernheimer Wild Men in the Middle Ages A Study in Art Sentiment and De-monology Cambridge 1952 et Timothy Husband The Wild Man Medieval Myth and Symbo-lism New York 1980

38 On peut aussi penser que lrsquoauteur de Perceforest a eacuteteacute frappeacute par le reacutecit que Froissart dans ses chroniques fait des meacutesaventures de Pierre de Beacutearn malheureux chasseur drsquoours (voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 77-ss) Rien ne vient eacutetayer deacutefinitivement lrsquohypothegravese mecircme srsquoil paraicirct tregraves vraisemblable que lrsquoauteur de Perceforest connaissait les Chroniques de Froissart Quoi qursquoil en soit dans le cas de Pierre de Beacutearn quitteacute par sa femme et ses enfants comme dans celui de Jean de Berry (sans descendance de Jeanne de Boulogne) le mariage est malheureux alors qursquoEstonneacute et Priande ont une descendance

40 Christine Ferlampin-Acher

tures dans certaines attestations Le chacirctiment du Tor est drsquoabord supposeacute durer sept ans il en va de mecircme pour les garous du Leinster de la Topogra-phia Hibernica de Giraud de Cambrie (connue de lrsquoauteur)39 qui comme Le Tor et Liriopeacute vont en couple La levrette Liriopeacute est un canideacute version do-mestique du loup la demoiselle serait une sorte de loup-garou domestique eupheacutemiseacute Lrsquoeacutepisode associe agrave chaque personnage un animal rappelant son nom et son comportement Le Tor sanguin se fait taureau monstrueux Li-riopeacute devient une levrette fidegravele40 La peacutenitence passe par une domestication des deacutesirs et leur synchronisation difficile (la synchronisation est drsquoailleurs aussi en jeu dans le cas drsquoEstonneacute et de la jeune Liriopeacute agrave cause de la dif-feacuterence drsquoacircge) Du fait de cette domestication le modegravele du loup ne peut qursquoecirctre mis agrave lrsquoeacutecart De plus la meacutetamorphose du Tor comme celles de Li-riopeacute et drsquoEstonneacute vient en reacuteparation de la blessure qui a rendu Gadifer afoleacute de la cuisse impropre agrave reacutegner (l II t 1 sect574 l III t 2 p 33-34) Lrsquoours Estonneacute semble rythmer le temps comme lrsquoours qui hiberne on le voit en-dormi puis reacuteveilleacute au deacutebut de sa meacutetamorphose il est au matin endormi (sy veyt lrsquoours jesir lez les fenestres qui se dormoit l II t 1 sect578) passent plusieurs anneacutees et on le voit au printemps jouer dans la forecirct avec les jeu-nes filles juste avant que celles-ci ne soient agresseacutees et qursquoil les sauve (l II t 1 sect581) Et crsquoest alors qursquoEstonneacute est sous forme drsquoours que le roi Gadifer (blesseacute impotent agrave cause drsquoEstonneacute et du Tor selon la Reine) reprend de la force et engendre un fils des plus vigoureux Ourseau qui tient de lrsquoours41 il va en forecirct au moment mecircme ougrave sa femme pense agrave lrsquoours Estonneacute quant au Tor et agrave Liriopeacute leur peacutenitence se termine quand le roi deacutecide de se ren-dre agrave la fecircte du Dieu Souverain et retrouve un rocircle politique Les meacutetamor-phoses en taureau et levrette comme la transformation en ours sont donc des formes de garouisme qui au lieu de renvoyer agrave la preacutedation sexuelle et agrave la violence mortifegraveres assurent dans Perceforest au contraire la renaissance cyclique des saisons les engendrements le retour au pouvoir lrsquointeacutegration aux rythmes naturels et historiques

La meacutetamorphose en cerf est quant agrave elle mise en scegravene agrave deux reprises que jrsquoai eacutetudieacutees dans mon article laquo La laquocervituderaquo amoureuse les deacuteguisements

39 Voir G Roussineau eacuted l IV p 1181-118240 De mecircme Lyonnel est associeacute au lion dans le Lai Secret (l III t 1 p 277)41 Voir Feacutees bestes et luitons op cit p 284-ss et Claude Roussel laquo Tristan et Ourseau deux

destins drsquoenfants sauvages raquo dans Cahiers Robinson t 12 2002 p 87-108

41Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

en cervideacutes dans le livre V de Perceforest raquo42 Cette meacutetamorphose concerne Passelion le fils drsquoEstonneacute lrsquohomme ours et prend la forme rationaliseacutee et ritualiseacutee drsquoun deacuteguisement Dans des scegravenes carnavalesques le jeune heacuteros seacuteduit lrsquoeacutepouse drsquoun vieux barbon en se deacuteguisant en cerf (l V f 289) tandis que Marmona (l V f 73) meacutetamorphoseacutee en biche et revecirctue drsquoune peau sous laquelle transparaicirct sa chemise ensanglanteacutee rejoue lrsquohistoire du Cśur Mangeacute Cette meacutetamorphose et ce deacuteguisement en cerf prennent le relais de lrsquoours et du taureau agrave neuf tecirctes pour exprimer la puissance du deacutesir et des pulsions de geacuteneacuteration Par ailleurs le cerf qui devient symbole du roi de France agrave la fin du Moyen Acircge est deacutetourneacute et appuie une lecture ideacuteologique Le cocu vic-time du cerf Passelion est le roi des Sicambres or le Sicambre le plus connu des chroniques meacutedieacutevales est Clovis interpelleacute sous ce nom par saint Remi Passelion en se deacuteguisant en cerf portant une peau trop grande deacutemythi-fie le symbole de la royauteacute franccedilaise en cocufiant le Sicambre Du pegravere au fils drsquoEstonneacute lrsquoours agrave Passelion le cerf sont mis en scegravene des substituts au loup-garou qui confirme qursquoil existe tout au long du Moyen Acircge un systegraveme de repreacutesentations animales structureacute Le garouisme releacutegueacute du cocircteacute des su-perstitions de jeunes filles est remplaceacute dans Perceforest par des meacutetamor-phoses positives qui permettent de reacuteguler la sexualiteacute Ce sont entre autres les unions mal assorties qui sont normaliseacutees les unions steacuteriles sont eacuteviteacutees et lorsqursquoil y a diffeacuterence drsquoacircge soit le mariage est feacutecond et heureux (comme dans le cas drsquoEstonneacute et Priande qui prouvent que lrsquoon peut faire mieux que Jean de Berry) soit il est eacuteviteacute (dans le cas du vieux roi des Sicambres) In-directement lrsquoauteur de Perceforest eacutetablit une eacutemulation entre Bourgogne et France en mettant en scegravene avec Estonneacute le conqueacuterant de la Selve Carbon-niegravere (le Hainaut) un Jean de Berry amendeacute et avec Passelion son fils un ri-val heureux en amour du roi des Sicambres

Les meacutetamorphoses ou les deacuteguisements en animal srsquoinscrivent donc dans un reacuteseau coheacuterent qui correspond agrave leur valeur rituelle et folklorique fon-deacutee sur une maicirctrise du deacutesir de la sexualiteacute de la part animale en lrsquohom-me Les meacutetamorphoses garouesques dans Perceforest ont de plus une dimen-sion ideacuteologique elles contribuent (en inventant une preacutefiguration drsquoUrsus) agrave construire un passeacute mythique aux Pays Bourguignons de Philippe le Bon qui rivalise avec les repreacutesentations associeacutees agrave la France (en deacutetournant le cerf ou

42 laquo La laquocervituderaquo amoureuse les deacuteguisements en cervideacutes dans le livre V de Perceforest raquo art cit

42 Christine Ferlampin-Acher

en mettant en scegravene un avatar positif de Jean de Berry) Comme souvent (jrsquoai pu le constater par exemple dans son eacutelaboration du luiton) lrsquoauteur fait preu-ve drsquointuitions et de vues syncreacutetiques qui lui permettent drsquoeacutetablir des rap-prochements particuliegraverement pertinents (entre lrsquoours et le garou par exem-ple) que nous retrouvons attesteacutes aujourdrsquohui par des anthropologues ou des speacutecialistes du folklore ou des croyances Quant agrave la discreacutetion du loup-garou elle srsquoexplique agrave la fois par la diabolisation de cette figure dans lrsquoimaginaire de la fin du Moyen Acircge peu compatible avec le parti pris de notre auteur de reacutesis-ter agrave cette seacuteduction du Malin et par son habitude de gommer les eacuteleacutements sur lesquels est construite sa fiction lrsquoimaginaire du loup-garou sert drsquoamorce mais il disparaicirct du reacutecit tout comme lrsquohistoire drsquoAmour et Psycheacute essentielle pour comprendre comment Zeacutephir le luiton a eacuteteacute inventeacute reste implicite43

Cette enquecircte confirme agrave la fois la discreacutetion des loups-garous dans les ro-mans et la preacutegnance imaginaire du motif Dans les trois textes eacutetudieacutes se lit par ailleurs une eacutevolution des rapports entre folklore et litteacuterature au XIIIe siegravecle le folklore peut ecirctre perccedilu comme un systegraveme rituel organisant et paci-fiant le monde comme dans Guillaume de Palerne systegraveme qui est suscepti-ble drsquoecirctre refouleacute et de dire lrsquoindicible comme dans Guillaume drsquoAngleterre A la fin du Moyen Acircge dans Perceforest le folklore nrsquoest pas qursquoun systegraveme dont on heacuterite ou dont on subit lrsquoimpreacutegnation il devient lrsquoenjeu de manipulations qui annoncent Rabelais avec une politisation et une historicisation des repreacute-sentations Le loup-garou associeacute traditionnellement agrave la malveillance feacutemi-nine ne saurait trouver sa place dans ce roman qui deacutemonte les accusations de sorcellerie et rachegravete les repreacutesentations feacuteminines inquieacutetantes de Sibille agrave Meacutelusine le reacutecit substitue au loup-garou un reacuteseau drsquoeacutepisodes autour de la meacutetamorphose animale et du deacuteguisement dans lesquels lrsquoours et le cerf le taureau et la levrette servent agrave dire non pas la sexualiteacute preacutedatrice mais la pul-sion vigoureuse des amours partageacutees

43 Voir Perceforest op cit p 304-ss

Barbarie et courtoisie le motif de la tecirctecoupeacutee ou lrsquoeacutecriture de la violence dans le

roman arthurien du vers agrave la prose

Beacuteneacutedicte Milland-BoveUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Parmi les scegravenes imprimeacutees dans la meacutemoire du lecteur de romans arthu-riens celles qui incluent le motif de la laquo tecircte coupeacutee raquo portent agrave son plus haut degreacute une violence paroxystique quasi barbare Nombreuses degraves les premiers romans en vers ndash que lrsquoon pense par exemple agrave la tecircte coupeacutee exposeacutee par Gouvernal dans la hutte des amants reacutefugieacutes dans la forecirct du Morois ndash elles apparaissent encore dans les romans en prose ougrave elles peuvent mecircme faire lrsquoobjet drsquoune deacutemultiplication interne par exemple dans le Perlesvaus ougrave F Dubost avait compteacute 25 occurrences du motif Je laisserai ici de cocircteacute ces romans de la lutte et du combat que sont le Tristan de Beacuteroul ou le Perlesvaus dans lesquels la place de la violence a deacutejagrave eacuteteacute lar-gement eacutetudieacutee pour mrsquointeacuteresser de plus pregraves agrave des romans que lrsquoon qualifi e plus volontiers de courtois au sens moral du terme les romans de Chreacutetien de Troyes le Lancelot-Graal et le Tristan en prose Quelle est la place du motif de la tecircte coupeacutee dans ces œuvres plus policeacutees qui eacutelaborent des normes cour-toises visant par exemple agrave encadrer le combat chevaleresque La deacutecapita-tion est-elle drsquoune maniegravere ou drsquoune autre associeacutee agrave une violence archaiumlque Existe-t-il une autre eacutecriture de la violence du vers agrave la prose

Le motif de la tecircte coupeacutee reacutevegravele laquo les choses cacheacutees depuis la fondation du

1 Aspects fantastiques de la litteacuterature meacutedieacutevale Paris Champion 1992 p 779 et p 992-993 Sur ce mecircme roman voir aussi JR Valette laquo Barbarie et fantasmagorie au deacutebut du XIIIe siegravecle dans Perlesvaus le Haut Livre du Graal raquo dans Meacutelanges barbares Homma-ge agrave Pierre Michel dir JY Debreuille et P Reacutegnier Presses Universitaires de Lyon 2001 p 23-33 Pour une eacutetude de lrsquoassociation entre la tecircte coupeacutee et les figures feacuteminines dans le Perlesvaus je me permets de renvoyer agrave mon livre La demoiselle arthurienne Eacutecriture du personnage et art du reacutecit dans les romans en prose du XIIIe siegravecle Paris Champion 2006 p 476-484

44 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

monde raquo arthurien agrave savoir la preacutesence au cœur de lrsquoexcellence courtoise drsquoune violence indeacutepassable lieacutee agrave une rivaliteacute entre guerriers ainsi qursquoagrave une lutte entre hommes et femmes Lrsquoalliance courtoise et amoureuse est certes possible mais elle est toujours agrave reconqueacuterir et elle se donne parfois dans les œuvres de fin de cycle comme deacutejagrave irreacutemeacutediablement perdue Ainsi la laquo tecircte coupeacutee raquo ou la laquo deacutecapitation raquo nrsquoest pas un motif en contraste le reliquat drsquoun monde violent que le chevalier arthurien serait ameneacute agrave abolir mais une exemplification des apories de la nouvelle eacutethique qui dit excellence et eacutemu-lation dit aussi rivaliteacute violente

Apregraves quelques mots pour mieux cerner le motif ou plutocirct les motifs que lrsquoon peut distinguer autour de la tecircte coupeacutee je me proposerai de suivre deux pistes La premiegravere qui part de lrsquoeacutepisode de la Joie de la Cour dans Erec et Eni-de relie la deacutecapitation agrave une eacutepreuve de valeur la deuxiegraveme issue sans dou-te mais de maniegravere plus lacircche du Chevalier de la Charrette preacutesente la deacuteca-pitation avant tout comme une vengeance ou un chacirctiment

Le motif les motifs de la tecircte coupeacutee essai de deacutefi nition

La tecircte coupeacutee apparaicirct dans la deacutefinition de plusieurs motifs recenseacutes par Stith Thompson dans son Motif Index of folk literature et par A Guerreau-Jalabert dans lrsquoIndex des motifs narratifs dans les romans arthuriens en vers Les plus importants appartiennent aux series Q (laquo Rewards and punish-ments raquo) et S laquo Unnatural Cruelty raquo (laquo Revolting murders and mutilations raquo)

Pour la plupart des critiques lrsquoorigine celtique de ces motifs ne fait pas de doute P Walter J Marx ou Cl Sterckx par exemple ont rappeleacute leur lien avec les coutumes guerriegraveres et les rites religieux du monde celte qui voyait dans la tecircte le siegravege du principe vital Cette importance de la laquo tecircte raquo et les

2 Pour reprendre le titre de lrsquoouvrage de R Girard paru en 1978 Pour une application de sa reacuteflexion sur la violence agrave la litteacuterature arthurienne on pourra consulter plus speacutecifiquement son article laquo Love and Hate in Yvain raquo dans Moderniteacute au Moyen Acircge le deacutefi du passeacute Recher-ches et rencontres ndeg1 eacuted B Cazelles et C Meacutela Genegraveve Droz 1990 p 249-262

3 Bloomington-London 19554 Genegraveve Droz 19925 Q421 Punishment Beheading Q4211 Heads on stakes Punishment by beheading and

placing the head on stakes et S139 2 1 1 Heads of murdered man taken along as Trophy Men-tionnons eacutegalement le motif M221 Beheading bargain giants knight allows to cut off his head he will cut off herorsquos later

6 J Marx La Leacutegende arthurienne et le Graal Paris PUF 1952 reacuteeacuted Slatkine Reprints Ge-

45Barbarie et courtoisie

pratiques rituelles qui lui sont associeacutees existent drsquoailleurs dans drsquoautres ci-vilisations et ont perdureacute dans lrsquoEurope chreacutetienne lrsquoon a pu rapprocher les chasses aux tecirctes et le culte des cracircnes des ancecirctres attesteacutes en Oceacuteanie ou en Afrique du pheacutenomegravene reliquaire martyrs ceacutephalophores chefs-reliquaires cracircnes peints et ossuaires Le motif de la deacutecapitation se retrouve encore en Occident dans le folklore tardif avec parfois des croisements entre lrsquohagiogra-phie et les figures paiumlennes (par exemple autour de cet ogre coupeur de tecircte qursquoest Barbe Bleue )

Nous sommes donc face agrave des motifs aux formes et aux attestations multi-ples qui il ne faut pas lrsquooublier peuvent aussi ecirctre lieacutes agrave des pratiques histori-ques effectives pour prendre un exemple parmi drsquoautres dans la Conquecircte de Constantinople Geoffroy de Villehardouin preacutecise que Boniface de Montfer-rat mortellement blesseacute par une flegraveche bulgare a la tecircte trancheacutee et que cette tecircte est envoyeacutee au roi Johannitza le Valaque

Lrsquohorreur et le sentiment de franchissement drsquoun tabou qui font de ces agis-sements le symbole mecircme de la barbarie viennent de ce que la deacutecapitation nrsquoest pas une mise agrave mort ordinaire elle nrsquoest pas laquo simplement raquo le moment ultime du combat chevaleresque ou guerrier Il y a la plupart du temps auto-nomisation de la tecircte eacuterigeacutee en signe ou insistance sur lrsquoacte de deacutecapitation comme pratique transgressive visant agrave la destruction totale de lrsquoautre Des ta-bous suppleacutementaires peuvent ecirctre franchis lorsque la deacutecapitation nrsquoest pas un acte dirigeacute vers un ennemi mais lorsqursquoelle se donne comme violence in-terne au groupe

Mais quoi qursquoil en soit des origines et du deacuteveloppement ulteacuterieur de ces mo-tifs je voudrais agrave preacutesent suivre leur cheminement dans quelques textes de la litteacuterature arthurienne Selon la terminologie de J J Vincensini dans Motifs et thegravemes du reacutecit meacutedieacuteval le motif est laquo une entiteacute virtuelle qui naicirct de la jonc-tion de deux attributs invariants ses figures organiseacutees en parcours son thegrave-

negraveve 1996 P Walter laquo La tecircte coupeacutee du Morrois (Beacuteroul v 1658-1749) raquo dans De lrsquoaventure eacutepique agrave lrsquoaventure romanesque Meacutelanges offerts agrave Andreacute de Mandach textes reacuteunis par J Cho-cheyras Peter Lang 1997 p 245-255 Cl Sterckx Les Mutilations des ennemis chez les Celtes preacutechreacutetiens La Tecircte les Seins le Graal LrsquoHarmattan 2005

7 Voir lrsquoouvrage de Cl Sterckx deacutejagrave citeacute ou le catalogue de lrsquoexposition laquo La mort nrsquoen saura rien raquo Reliques drsquoEurope et drsquoOceacuteanie (Paris Museacutee des Arts drsquoAfrique et drsquoOceacuteanie 12 octobre 1999-24 janvier 2000) Paris Eacuteditions de la Reacuteunion des Museacutees nationaux 1999

8 Voir C Velay-Vallantin laquo Barbe Bleue le dit lrsquoeacutecrit le repreacutesenteacute (XVIIIe-XIXe siegravecles) raquo Romantisme t 78 1992 p 76

9 La Conquecircte de Constantinople eacuted J Dufournet Paris GF Flammarion 2004 p 312 sect499

46 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

me constant qui plus profond que le niveau figuratif porte un investissement seacutemantique abstrait raquo On peut consideacuterer qursquoexistent plusieurs configurations narratives autour de la figure de la tecircte coupeacutee avec des thegravemes diffeacuterents Deux motifs cousins mrsquointeacuteresseront donc ici construits respectivement autour du thegraveme lsquoeacutepreuve et rivaliteacutersquo dans un cas ndash et lsquovengeancersquo dans lrsquoautre

La deacutecapitation lieacutee agrave une eacutepreuve de valeur

Le premier fil part donc de lrsquoeacutepisode de la Joie de la Cour dans Erec et Enide Comme lrsquoa montreacute L Harf dans son ouvrage Les Feacutees au Moyen Age lrsquoaffron-tement entre Mabonagrain et Erec repose sur le scheacutema sous-jacent du conte dit du geacuteant et de la feacutee largement reacutecrit et transformeacute par Chreacutetien Dans lrsquooptique du conte la deacutecapitation semble ecirctre le sort reacuteserveacute par la feacutee agrave ses amants vain-cus et lrsquoeacutepreuve est organiseacutee par elle pour srsquoassurer le meilleur guerrier comme amant Ce fonctionnement apparaicirct par exemple clairement dans le Bel Incon-nu ougrave le heacuteros deacutecouvre lui aussi un mur heacuterisseacute de tecirctes coupeacutees

laquo Tels est lrsquousages nrsquoen ment mie Et cil qui ici est conquis Si puet estre de la mort fis La teste a maintenant copee Ne ja ne li ert desarmee A tot lrsquoelme serra trencie Et puis en un des pels ficie Avec les autres qui la sont Defors les lices de cel pont raquo Set vint testes i ot et trois Tos fius de contes et de rois Que li chevaliers a conquis qui ert a la pucele amis Ses amis a esteacute cinc ans onques de li nrsquoot ses talans Mais srsquoencor puet deux ans du-rer Si le doit prendre et espouser (hellip) Li usages itels estoit Quant nus de ses amis moroit Quant il estoit mors en bataille Celui prendroit sans nule faille Qui son ami ocis avoit De celui ami refaisoit Por qursquoil peuumlst set ans tenir Lrsquousage faire et maintenir Et qui set ans i puet durer A celui se veut mariumler De li ert sire et del manoir En cel guisse le doit avoir Ele savoit bien sans mentir Que cil qui ce porra furnir Que tant est buens qursquoavoir le doit Por lrsquoesprover iccedilo faisoit

10 Paris Nathan 2000 p 7811 Je laisse de cocircteacute drsquoautres configurations feacutecondes dans les reacutecits meacutedieacutevaux ainsi celle du

laquo jeu du deacutecapiteacute raquo12 Paris Champion 1984 p 347 L Harf reacutesume le scheacutema ainsi laquo Un chevalier peacutenegravetre dans

un espace surnaturel dont la maicirctresse est une femme drsquoune merveilleuse beauteacute Il doit payer son intrusion en combattant le geacuteant de lrsquoAutre Monde Srsquoil eacutechoue il est deacutecapiteacute srsquoil triomphe il devient lui-mecircme lrsquoami de la feacutee raquo

13 Renaut de Beaujeu Le Bel Inconnu eacuted G Perrie Williams Paris Champion 1991 v 1992-2009 et 2013-2028 Lrsquoimage frappante de la palissade de pieux heacuterisseacutes de tecirctes sera reprise dans de nombreux romans en vers posteacuterieurs (voir lrsquoIndex drsquoA Guerreau-Jalabert op cit motif Q4211)

47Barbarie et courtoisie

Chreacutetien de Troyes lui ne donne pas toutes ces explications mais privileacutegie une eacutecriture du mystegravere Ce cimetiegravere barbare qursquoest la palissade de pieux est une merveille sans origine offerte au regard du chevalier

Mes une grant mervoille voit qui poiumlst faire grant peor au plus riche combateor ce fu Tiebauz li Esclavons ne nus de ces que or savons ne Opiniax ne Fernaguz car devant ax sor pex aguz avoit hiaumes lui-sanz et clers et voit de desoz les cerclers paroir teste desoz chascun mes au chief des piex an voit un ou il nrsquoavoit neant ancor fors que tant sole-mant un cor14

On notera que les tecirctes sont pourvues de leur heaume et qursquoErec voit le heaume avant de voir la tecircte agrave lrsquoeffet de contraste succegravede le deacutevoilement pro-gressifhellip Lrsquoeacuteleacutement le plus effrayant devient drsquoailleurs le pieu vide et sur crsquoest sur lui que portera essentiellement le discours du roi Evrain

Amis savez vos que ce monte ceste chose que ci veez Molt en seroiez esfreez se vos ameiez vostre cors car cil seus piex qui est dehors ou vos veez ce cor pandu a molt longuement atendu un chevalier ne savons cui se il atant vos ou autrui Garde ta teste nrsquoi soit mise car li piex siet a la devise bien vos en avoie garni einccedilois que vos venissiez ci Ne cuit que ja mes en issiez si soiez mort et detranchiez Des ore en savez vos itant que li piex vostre teste atant et se ccedilrsquoavient qursquoele i soit mise si con chose li est promise des qursquoil fu mis et dreciez uns autre pex sera fichiez apreacutes celui qui atandra tant que ne sai qui revendra (v 5742-5764)

Aucune preacutecision nrsquoest donneacutee sur lrsquoauteur des deacutecapitations Le choix de tournures utilisant lrsquoinanimeacute sujet ou le passif sans agent (le pieu attend la tecircte du suivant un autre sera ficheacute qui attendrahellip) renforce lrsquoeffet merveilleux drsquoauto-production du pheacutenomegravene tout se passe comme si la palissade srsquoali-mentait elle-mecircme

On ne voit donc jamais la deacutecapitation proprement dite mais uniquement son reacutesultat la menace de la honte de la recreance trouve son expression fan-tasmatique la plus forte dans la vision de ces restes mutileacutes

Erec ne se laisse pas envahir par la peur De mecircme en prenant congeacute drsquoEnide pour franchir la palissade il lui demande de lutter contre ses propres craintes peor avez grant bien le voi si ne savez encor por coi (v 5786) Erec invite Eni-de (et le lecteur ) agrave srsquoarracher agrave la contemplation fascineacutee de la palissade il nie son pouvoir en affirmant que ces tecirctes mutileacutees ne sont pas lrsquoimage de sa pro-

14 Chreacutetien de Troyes Erec et Enide eacuted M Roques Paris Champion 1955 v 5724-5736

48 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

pre mort De mecircme la deacutecapitation elle-mecircme reste en-dehors du champ roma-nesque lrsquoacte nrsquoapparaicirct pas ne demeure que sa trace qui tend agrave se transformer en fantasme terrifiant mais apte agrave srsquoeacutevanouir comme les murailles drsquoair invisi-bles qui entourent lrsquoensemble du jardin Il y a certes combat particuliegraverement violent entre les chevaliers mais la scegravene est ensuite envahie par le dialogue A lrsquoexplication entre Erec et le grand chevalier succegravede lrsquoentretien entre Enide et sa cousine Seule lrsquointervention conjointe du couple de heacuteros rend en deacutefinitive sa Joie agrave la cour et permet la reacutealisation de lrsquoaventure en remettant en coiumlncidence le nom plein de promesses et lrsquoeacutepreuve dont lrsquoissue jusque lagrave avait eacuteteacute funeste

Ainsi lrsquoeacutepreuve reacuteserveacutee par la feacutee au guerrier dans le scheacutema initial devient lrsquoeacutepreuve drsquoun couple Erec comme Enide doivent vaincre leur peur de la mort ainsi que celle de la perte de lrsquoecirctre aimeacutee Cette angoisse de la perte cor-respond aussi agrave ce qui se joue entre Mabonagrain et la demoiselle du jardin

Apparaissent degraves lors clairement les liens de la Joie de la Cour avec les deux premiegraveres coutumes formant la trame du premier vers du roman la chasse au blanc cerf et le concours de lrsquoeacutepervier toutes mettent en place une double eacutepreuve de beauteacute et de vaillance dont lrsquoenjeu est lrsquoaffirmation de lrsquoexcellen-ce drsquoun couple eacuteventuellement au deacutetriment drsquoun autre Elles probleacutematisent drsquoembleacutee les fondements du monde chevaleresque et courtois comment agrave la fois reacuteaffirmer la supreacutematie du couple royal et laisser srsquoexprimer la rivaliteacute chevaleresque par laquelle chaque chevalier veut srsquoaffirmer comme le meilleur et lrsquoheureux amant de la plus belle Erec et Enide est le roman des parades et des solutions agrave la violence le baiser du blanc cerf est octroyeacute par le roi agrave la plus belle qui nrsquoest pas sa femme le chevalier et son eacutepouse non seulement ne deacute-capitent pas leurs rivaux mais ils les reacuteintegravegrent agrave lrsquoespace courtois Le roman propose de substituer la logique de la reconnaissance de lrsquoautre du dialogue et du don agrave lrsquoaffrontement violent Cette substitution est possible au terme drsquoun cheminement complexe ougrave les deux membres du couple heacuteroiumlque se sont eacutega-lement affronteacutes eux-mecircmes

Cette logique probatoire se retrouve dans certains eacutepisodes du Lancelot ou du Tristan en prose dont la matrice semble bien ecirctre celle des coutumes drsquoErec et Enide On peut en proposer le reacutesumeacute suivant une eacutepreuve est instaureacutee par un couple pour eacutetablir la supreacutematie de la dame en beauteacute et du chevalier en prouesse La deacutecapitation dans certains cas ne reacuteapparaicirct pas explicite-ment crsquoest ce qui se passe par exemple pour lrsquohistoire drsquoHeacutelegravene sans Pair au tome VIII du Lancelot en prose Cette libre variation autour des eacuteleacutements de

15 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t VIII Genegraveve Droz 1982 p 398-407

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base drsquoErec et Enide accentue le questionnement autour des enjeux sociaux du mariage et semble pousser agrave son terme la rationalisation du conte du geacuteant et de la feacutee Heacutelegravene est retenue prisonniegravere par son mari pour avoir eu le mal-heur de preacutetendre ecirctre plus belle que lui nrsquoest bon chevalier elle est deacutelivreacutee par Hector qui ne reacuteclame pour toute reacutecompense que drsquoecirctre toucheacute de sa main nue La violence est ici celle des rapports sociaux qui vient exacerber cristalliser et reacuteveacuteler les tensions qui existent au sein du couple lui-mecircme cha-cun veut prouver qursquoil nrsquoest pas celui qui a donneacute le plus en eacutepousant lrsquoautre Lrsquoideacuteal courtois est agrave ce stade du roman preacutesenteacute comme un des modes de reacutesolution possible de ces conflits

Dans deux eacutepisodes du Tristan en prose en revanche on retrouve la deacutecapi-tation comme sanction de lrsquoeacutepreuve Ces deux eacutepisodes se situent tous deux agrave un moment charniegravere de lrsquohistoire des amants Le premier celui des Lointai-nes Icircles a lieu alors que Tristan et Yseut qui viennent juste de boire le phil-tre drsquoamour se dirigent vers la Cornouailles Deacutetourneacutes par une tempecircte ils abordent sur lrsquoIcircle aux Geacuteants ougrave la mauvaise coutume du Chastel des Plors garde la trace drsquoun passeacute sanglant Le deuxiegraveme se place bien plus tard dans lrsquohistoire lorsque les amants quittent la Cornouailles pour se rendre ensemb-le au royaume de Logre gracircce agrave une nef magique appeleacutee Nef de Joie en-voyeacutee par lrsquoenchanteur Mabon Dans les deux cas Tristan et Yseut doivent se soumettre agrave une double eacutepreuve de beauteacute et de vaillance qui se termine par la deacutecapitation effective de leurs adversaires masculins et feacuteminins Tris-tan tue Brunor deacutefenseur de la coutume et pegravere de Galehaut et il deacutecapite la Belle Geacuteante plus loin il coupe la tecircte de Mannonas qui a lui-mecircme deacutecapi-teacute Grisinde Ces deux eacutepisodes sont drsquoautant plus surprenants dans le Tristan en prose que la place de la merveille violente y est souvent tregraves reacuteduite agrave lrsquoin-verse de la preacuteoccupation de la norme qui y est constante Tristan souligne drsquoailleurs qursquoil ne se soumet agrave la coutume que contraint et forceacute

laquo Maleoiz soit qui ceste costume establi Je le ferai puis qursquoil ne puet estre autrement mes bien sachez que je ne fis onques chose se a enviz come ces-te raquo Lors srsquoen va vers la dame lrsquoespee traite et la fiert si durement qursquoil li fait voler la teste loig plus drsquoune lance (eacuted RL Curtis t II p 78)

16 Pour ces deux eacutepisodes voir respectivement Le Roman de Tristan en prose t II eacuted RL Curtis Leiden Brill 1976 p 67-91 et Le Roman de Tristan en prose version du manuscrit 757 de la Bibliothegraveque nationale de Paris t II eacuted N Laborderie et T Delcourt Paris Champion 1999 p 254-336

50 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

Le prosateur insiste sur lrsquoimage du corps feacuteminin deacutecapiteacute en racontant en-suite la quecircte de Deacutelice sœur de Galehaut qui part agrave la recherche de son fregravere agrave la tecircte drsquoun cortegravege funeacuteraire reacuteunissant le corps de son pegravere et la tecircte de sa megravere dans un vessel de fust apareill[ieacute] molt richement Crsquoest seulement une fois remis agrave Galehaut le soin de reacutegler la question de la vengeance des parents et du devenir de la coutume que le corps et la tecircte peuvent disparaicirctre du ro-man en eacutetant enterreacutes ensemble

Si lrsquoeacutepisode reccediloit des deacuteveloppements en aval il est aussi eacutetoffeacute agrave sa sour-ce par un reacutecit reacutetrospectif qui raconte lrsquoorigine de la coutume et la relie agrave drsquoautres deacutecapitations sanglantes Lrsquoeacutetablissement de la coutume remonte agrave lrsquoeacutevangeacutelisation des Lointaines Icircles par Joseph drsquoArimathie Le geacuteant Diale-tes enrageacute dans la foi paiumlenne fait mourir ses douze fils convertis et deacutecapiter tous les disciples de Joseph

La meiumlsmes ou il ariverent veil je que lrsquoen face un chastel et que au fonde-ment dou chastel ait chascuns la teste copee si que li sans de chascun i re-maigne en tel maniegravere que li chastiax soit fondez de lor sanc (eacuted RL Cur-tis t II p 71)

Dialetes se retranche ensuite dans la Roche aux Geacuteants avec la plus belle dame de lrsquoicircle et instaure le principe de la deacutecapitation

cele qui plus bele sera fera lrsquoautre morir et cil qui miaudres chevaliers sera fera lrsquoautre morir (eacuted RL Curtis t II p 73)

Bien des anneacutees plus tard crsquoest Brunor le pegravere de Galehaut qui eacutepouse la Belle Geacuteante derniegravere descendante de Dialetes Galehaut pour sa part quit-tera lrsquoicircle peut-ecirctre pour eacutechapper agrave une situation oedipienne ougrave devenu meilleur chevalier que son pegravere il aurait eu agrave maintenir la coutume avec sa megravere Apregraves la mort de ses parents Galehaut revient ndash seul ndash pour combattre Tristan et Yseut qui sont devenus agrave leur tour et malgreacute eux les maicirctres et les prisonniers de lrsquoicircle Parallegravelement il utilise la force drsquoune troupe armeacutee pour obliger les habitants de lrsquoicircle agrave libeacuterer leurs prisonniers et agrave admettre la fin deacute-finitive de la coutume

Ainsi lrsquoeacutepisode met en place un enchaicircnement drsquoeacuteveacutenements complexe autour drsquoenjeux drsquoordre agrave la fois intime et public La mort de Brunor et de la Belle Geacuteante met fin agrave la violence en chaicircne instaureacutee depuis les meurtres et les martyrs initiaux La Belle Geacuteante dont la tecircte ne sera jamais reacuteunie au

17 Tristan en prose eacuted RL Curtis t II p 79

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corps est lrsquoemblegraveme de la fin deacutefinitive du lignage impie Drsquoun autre cocircteacute la reacuteunion dans un mecircme tombeau du corps de Brunor et de la tecircte de sa bien-aimeacutee ne constitue-t-elle pas une premiegravere image mutileacutee et monstrueuse de ce qui fait lrsquoessence du mythe tristanien une premiegravere relique romanes-que donc

Lrsquointervention du personnage de Galehaut nrsquoest pas anodine Fidegravele au rocircle drsquoentremetteur qursquoil joue dans le Lancelot Galehaut en abolissant la coutu-me va permettre aux amants drsquoeacutechapper agrave la tentation de la reacuteclusion dans lrsquoicircle et les remettre sur la voie de leur propre reacutecit libeacutereacutes Yseut et Tristan peuvent rejoindre Marc agrave qui Yseut est donneacutee comme eacutepouse La jonction srsquoopegravere avec lrsquounivers romanesque du Lancelot et crsquoest ici sans doute de ri-valiteacute litteacuteraire autant que de rivaliteacute amoureuse qursquoil est question le pas-sage consacre en effet la supreacutematie du couple formeacute par Tristan et Yseut leur accord leur harmonie et leur parfaite eacutegaliteacute en valeur (crsquoest le rocircle de la double eacutepreuve et le texte dit bien que pour que cesse la mauvaise cou-tume le meilleur chevalier et la plus belle dame doivent venir ensemble) Le prosateur se livre au deacutemembrement et au remembrement du passeacute litteacuteraire de Galehaut pour en faire une figure qui met en relief la valeur de Tristan et non plus de Lancelot Le passage se termine sur une lettre envoyeacutee agrave Gue-niegravevre ougrave le scripteur deacuteclare ne pouvoir trancher entre Yseut et Gueniegravevre Lancelot et Tristan et entrelace leurs quatre noms La violence est donc agrave la fois abolie en tant qursquoelle est relieacutee agrave un passeacute lointain figureacute par les geacuteants mais elle est aussi reconduite par la reprise du motif dans lrsquoœuvre et par le principe de rivaliteacute qursquoelle instaure entre les deux couples de heacuteros

De mecircme lrsquoeacutepreuve pour le compte de Mabon lrsquoEnchanteur se situe dans le manuscrit 757 agrave un moment charniegravere sur le plan intertextuel comme si le motif ressurgissait degraves lors que le texte avait affaire agrave son propre processus de jointure disjointure et recomposition Les amants deacutesertent en effet leur lieu origine le royaume de Cornouailles pour srsquoinstaller dans la demeure de Lan-celot au royaume de Logre Un long reacutecit de Mabon lui-mecircme explique lrsquoori-gine de la coutume Douze ans auparavant Mabon eacutetait chevalier errant et avait pour compagnon et ami intime Mannonas Cette belle amitieacute se brise lorsque tous deux tombent amoureux de Grisinde la plus belle des deux jeu-nes filles drsquoun pavillon Ils combattent et Manonnas a la victoire Mais il tue eacutegalement le fregravere de la demoiselle qursquoil convoite il srsquoattire ainsi sa haine Les refus reacutepeacuteteacutes de la demoiselle ainsi que ses deacuteclarations reacuteiteacutereacutees selon les-

18 Le Roman de Tristan en prose version du manuscrit fr 757 op cit p 318-328 sect174-178

52 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

quelles sa beauteacute agrave elle est supeacuterieure agrave sa vaillance agrave lui transforment eacutegale-ment les sentiments de Mannonas en une haine tenace Il propose alors agrave la jeune fille les convenances suivantes tous deux chevaucheront en proposant agrave tous les chevaliers et les dames de rencontre de mesurer leur valeur agrave la leur Si Mannonas trouve une plus belle femme il coupera la tecircte agrave Grisinde et si celle-ci trouve un meilleur chevalier elle fera deacutecapiter Mannonas Ainsi crsquoest la haine et non plus la simple eacutemulation qui regravegne au sein du couple qui met agrave lrsquoeacutepreuve Ces eacuteleacutements narratifs deacutejagrave passablement alambiqueacutes se nouent de plus avec la suite de lrsquohistoire de Mabon Celui-ci se contente drsquoabord du lot de consolation la deuxiegraveme demoiselle du pavillon moins belle que Gri-sinde mais fine et intelligente celle-ci ne tarde pas agrave deacuterober agrave Mabon tous les enchantements appris aupregraves de Merlin Lorsque Mabon lui est infidegravele la demoiselle se venge en enchantant Mabon ndash il devient aveugle degraves qursquoil passe lrsquoenceinte de son chacircteau ndash et se donne agrave Mannonas Elle lie la fin de lrsquoenchan-tement agrave la mort de Mannonas et de Grisinde

La violence ici est accompagneacutee drsquoun dispositif narratif complexe ougrave ven-geances et trahisons srsquoentrelacent eacutetroitement jusqursquoagrave perdre le lecteur dans la complexiteacute des cas proposeacutes Le but du prosateur semble avant tout de faire varier les situations et les positions logiques et de combiner diffeacuteremment des eacuteleacutements bien connus quitte agrave perdre complegravetement la force fantasmatique de lrsquoeacutepisode en lui donnant un cocircteacute artificiel La casuistique est reine ainsi lorsque Tristan fait eacutetat de ses scrupules ndash il veut bien tuer le chevalier mais deacutecapiter la demoiselle lui pose problegraveme ndash Mabon le rassure en lui disant que de toutes faccedilons crsquoest Mannonas qui en vertu des convenances eacutetablies lui tranchera lui-mecircme la tecircte

Misire Tristan pensse un petit et puis respont au chief de piece laquo Certes fet il de ceste chose ne sai pas tres bien que dire De metre le chevalier a mort ne feroie je pas trop grant force mes de la demoisele qui tant est bele ainssi com vos meiumlsmes dites ne sai ge que je doie dire car par nulle aventure du monde je ne metroie main en le jusques a la mort ndash En non Dieu fet Mabon il ne convient pas que vos lrsquoocieacutez Mennonas meiumlsmes lrsquoocirra par les conve-nances qui entrrsquoelx sont car tout maintenant que madame Yzeut vendra de-vant lui nus ne la verra qui bien ne die tout erraument que madame Yzeut est plus bele [hellip] Par ceste aventure li aconvendra il morir non mie par vos-tre main mes par la main de Mennonas meiumlsmes qui tant la het que il ne

19 Seul le double emblegraveme de la guimpe qui cocirctoie lrsquoeacutecu au seuil des pavillons ougrave se deacuteroulent lrsquoeacutepreuve semble attester drsquoun effort pour construire une image frappante reacutesumant cette guerre des sexes (Ibid p 330)

53Barbarie et courtoisie

porroit riens du monde plus haiumlr ndash Vos dites voir ce dit Tristan et puis queje conois que la chose puet a ce aler et que je vos puis si merveilleusement se-corre je sui prest que je vos secore en tel maniegravere que je vos envoiera la teste de Mennonas et le chief de la demoisele raquo (eacuted N Laborderie et T Delcourt p 328 sect 179)

Crsquoest ce qui se passe effectivement et Tristan peut en toute bonne conscience combattre le traicirctre et le feacutelon qui a mis agrave mort une aussi belle demoiselle

Du vers agrave la prose ou plutocirct de Chreacutetien de Troyes au Lancelot et au Tristan en prose lrsquoeacutepreuve de la tecircte coupeacutee surgit donc comme deux formes diffeacuteren-tes drsquoimage cacheacutee dans le tapis dans Erec et Enide la palissade de pieux est une image voyante qui rayonne avant de srsquoeffacer derriegravere la trame courtoise dans les romans en prose le motif est inteacutegreacute agrave des entrelacs complexes qui noient la violence sous lrsquoexplication de ses origines et en donnent une eacutevoca-tion plus abstraite Lrsquoacte (couper la tecircte) est finalement moins voyant que la relique (la tecircte coupeacutee)hellip

Cependant le Lancelot et le Tristan savent eacutegalement inventer des reli-ques barbares agrave partir de leur preacutesent romanesque comme on lrsquoa vu dans le Tristan avec le cortegravege funegravebre composeacute par Deacutelice Celles-ci srsquoeacutelabo-rent moins agrave partir de la deacutecapitation-eacutepreuve que de la deacutecapitation-ven-geance qui favorise lrsquoexhibition mais aussi la circulation et lrsquoeacutechange des tecirctes coupeacutees

La deacutecapitation-vengeance

La deacutecapitation-vengeance pourrait se reacutesumer de la faccedilon suivante laquo un per-sonnage coupe ou fait couper la tecircte drsquoun autre personnage qui lrsquoa offenseacute raquo Pour eacutetudier ce motif en deacutetail du vers agrave la prose on pourrait partir du Che-valier de la Charrette et se livrer agrave la comparaison classique avec sa reacutecriture en prose dans le Lancelot Dans le cadre restreint de cet article je me bornerai agrave quelques remarques Le motif de la tecircte coupeacutee est dans le Chevalier de la Charrette associeacute de faccedilon complexe agrave la vengeance car le chevalier qui se li-vre agrave la deacutecapitation nrsquoest pas lrsquooffenseacute il agit pour le compte drsquoune demoiselle qui lui a demandeacute en don la tecircte du chevalier (et Lancelot dans la version en prose est tellement surpris de cette demande que la demoiselle doit preacuteciser qursquoelle souhaite obtenir la tecircte dans sa main et non comme lrsquoa drsquoabord com-

20 Ce motif peut donc ecirctre inclus dans la deacutecapitation-eacutepreuve mecircme si dans le premier cas la deacutecapitation pouvait ecirctre la sanction drsquoun eacutechec davantage que drsquoune offense

54 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

pris Lancelot sauver la vie du chevalier ) La vengeance se mecircle donc ici au don accordeacute agrave une demoiselle Elle correspond au chacirctiment drsquoun type de per-sonnage que Chreacutetien reprendra et deacuteveloppera dans ses romans ulteacuterieurs et notamment dans le Conte du Graal celui de lrsquoOrgueilleux

Le chevalier est en effet une sorte de double de Meacuteleacuteagant (ce dernier fi-nira drsquoailleurs lui aussi deacutecapiteacute) Figure de nautonier tentateur il propose agrave Lancelot un premier marcheacute qui lui permettrait drsquoeacuteviter lrsquoeacutepreuve du Pont de lrsquoEpeacutee agrave condition qursquoil lui reconnaisse le droit de lui trancher la tecircte

laquo Chevaliers antant ccedila qui au Pont de lrsquoEspee an vas se tu viax lrsquoeve pas-seras molt legieremant et soeumlf Je te ferai an une nef molt tost oltre lrsquoeve nagier Mes se je te vuel paaigier quant de lrsquoautre part te tandrai se je vuel la teste an prandrai ou ce non an ma merci iert raquo (v 2632-2642)23

Les personnages drsquoOrgueilleux deacuteclineacutes au masculin ou au feacuteminin seront sans cesse associeacutes au motif de la tecircte coupeacutee soit par des reacutealisations effec-tives soit par des menaces virtuelles Ainsi Lancelot deacutecapite un adversaire lui-mecircme bien proche drsquoun coupeur de tecirctes et qui lui avait proposeacute un mar-cheacute diabolique

Erec et Enide preacutesentait une utilisation du motif de la tecircte coupeacutee sur le mode accompli et tout le sens de lrsquoeacutepisode de la Joie de la Cour eacutetait drsquoem-pecirccher la reacuteiteacuteration de son actualisation dans la trame romanesque Dans le Chevalier de la Charrette la deacutecapitation se deacuteroule bien dans le preacutesent du reacutecit

cil fiert et la teste li vole enmi la lande et li cors chiet A la pucele plaist et siet Li chevaliers la teste prant par les chevox et si la tant a celi qui grant joie an fait (v 2928-2933)

21 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t II Genegraveve Droz 1978 p 55 (XXXVIII 38-39) laquo Frans chevaliers fet ele tu mrsquoas doneacute la teste a cel chevalier kar autresi la li viels tu couper raquo Cil cuide qursquoele li demant la vie celui por garantir si li dist laquo Damoisele je la vos doing kar sor vostre proiere ne lrsquoocirrai je ja se Dieu plest et si mrsquoa il molt forfet Mais je nrsquoescon-dirai ja dame ne damoisele de chose que ne me tort a honte ndash Ha chevaliers fet ele vos mrsquoaveacutes otroieacutes sa teste si me la doneacutes en ma main kar crsquoest li plus desloials qui onques fust raquo

22 Sur ces personnages voir mon article laquo Les Orgueilleux dans le Conte du Graal raquo dans Plaist vos oiumlr bone canccedilon vallant Meacutelanges de Langue et de Litteacuterature meacutedieacutevales offerts agrave F Suard Eacuteditions du Conseil Scientifique de lrsquoUniversiteacute Charles de Gaulle ndash Lille III 2000 t II p 617-627

23 Le Chevalier de la Charrette eacuted C Croizy-Naquet Paris Champion 2006

55Barbarie et courtoisie

Mais la tecircte nrsquoest pas eacuterigeacutee en relique spectaculaire la demoiselle srsquoen va en pendant la tecircte agrave lrsquoarccedilon de son cheval mais on ne reverra plus le maca-bre tropheacutee Reprenant ce mecircme reacutecit dans le Lancelot en prose le prosateur preacutecise quant agrave lui que la demoiselle se deacutebarrasse de la tecircte en la jetant dans un puits

Drsquoautres eacutepisodes des romans en prose reacutefleacutechissent sur la question de la vengeance ses modaliteacutes et son bien-fondeacute en mettant en lumiegravere des mer-veilles effrayantes qui nrsquoont rien agrave envier agrave la puissance drsquoeacutevocation de la pa-lissade de pieux drsquoErec et Enide Une de ces merveilles est lrsquoeacutetrange chacirctiment imagineacute par Lancelot pour punir un mari jaloux de la vengeance expeacuteditive qursquoil a exerceacutee envers sa femme Dans cette affaire Lancelot est pour une part lrsquooffenseacute car crsquoest alors qursquoil eacutetait intervenu en faveur de la demoiselle battue par son mari que celui-ci lrsquoa deacutecapiteacutee Lancelot vainqueur du com-bat qui lrsquooppose au chevalier met en place une peacutenitence destineacutee agrave reacuteparer agrave la fois le tort commis envers la demoiselle et celui infligeacute agrave son honneur le chevalier devra emporter avec lui le corps et la tecircte de la demoiselle qursquoil por-tera attacheacutee par les tresses autour de son cou agrave la cour du roi Arthur du roi Baudemagu et enfin du roi de Norgales pour conter son histoire et srsquoen re-mettre au jugement des demoiselles et des dames La tecircte fonctionne comme trace sanglante de la faute en compleacutement du reacutecit que vient faire le cheva-lier agrave la cour et qui est un mode plus classique pour obtenir sa gracircce Dans les faits crsquoest Arthur qui rendra son verdict le chevalier a meacuteriteacute la mort mais il obtiendra son pardon pour lrsquoamour de Lancelot Crsquoest donc un autre juge-ment qui se prononce en sous-main le roi vante les meacuterites de Lancelot et deacuteclare agrave la reine qursquoelle pourrait bien faire de plus grandes folies que drsquoaimer un tel chevalier

Et la roine srsquoan sourist et dist au roi laquo Sire vos loez trop Lancelot Que sa-vez vos ore se je en avrai envie por les granz biens que vos en dites raquo Et il respont en riant laquo Dame dame si mrsquoaiumlst Diex je nel porroie mie trop loer Et se vos estiez une autre dame et vos en aviez envie ja Diex ne mrsquoaiumlst se ja vos en blasmoie car vos porriez bien faire plus grant folie que li amers par amors raquo (p 344 LXXXIII 73)

24 Lancelot t II p 56 Et li chevaliers hauce lrsquoespee si fiert et li coupe la teste puis le baille a la damoisele Et ele monte si lrsquoemporte grant aleure tant qursquoele vint a un ancien puis molt parfont si le gete ens

25 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t IV Genegraveve Droz 1979 p 316-325 et 339-345

56 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

Curieux procegraves donc ougrave Arthur pour lrsquoamour de lrsquoamant de sa femme ac-quitte un mari qui srsquoest fait justice lui-mecircmehellip et absout par avance sa pro-pre femme et lrsquoamant de celle-ci Tout se passe donc comme si Arthur avait entendu lrsquoavertissement adresseacute par Lancelot la tecircte coupeacutee de la demoiselle que le roi commande mecircme drsquoembaumer semble destineacutee agrave rappeler agrave jamais la faute du mari jaloux

Un eacutepisode des enfances de Gauvain dans la Suite-Huth du Merlin rappel-le de tregraves pregraves ce petit reacutecit du Lancelot tout en se livrant agrave la redistribution habituelle des donneacutees du motif parti pour sa premiegravere aventure juste apregraves son adoubement Gauvain tue sans le vouloir une demoiselle qui srsquointerpose entre lui et son ami dont il veut couper la tecircte Comme le mari meurtrier il est condamneacute agrave porter la tecircte de la demoiselle autour de son cou et agrave srsquoen remettre au jugement des dames et des demoiselles de la cour

laquo Gavain fait elle il couvient que vos le cors de ceste damoisiele que vous aveacutes occhise porteacutes devant vous seur le col de vostre cheval dusques a la court raquo Et il dist que che fera il puis que elle le veult Si le prent et le met devant lui Et elle fait prendre la teste de la damoisiele et li fait par les tre-ches liier entour le col (p 232 sect275)

Il promet eacutegalement de ne jamais srsquoen prendre agrave des demoiselles et de tou-jours les aider ce qui selon le prosateur explique son statut et son surnom de Chevalier des Demoiselles La tecircte coupeacutee srsquointegravegre ici agrave la theacutematique de la mescheance et place lrsquoitineacuteraire de Gauvain sous le signe de lrsquoironie tragique ironie au sein mecircme de la Suite (Gauvain ne deacutecouvre les valeurs courtoises qursquoau terme drsquoun acte ougrave il les a deacutejagrave tregraves gravement bafoueacutees) ainsi que dans une optique intertextuelle le personnage nrsquoaccegravede agrave son identiteacute courtoise que pour se la voir deacutenieacutee par sa faute initiale Le reacutecit passe et Gauvain a beau tenter de se racheter la relique restehellip

Lancelot lui aussi peut ecirctre accuseacute par ce reste fascinant et meacutedusant qursquoest la tecircte coupeacutee Je voudrais finir en eacutevoquant lrsquoaventure en partie accomplie par Lancelot aupregraves de la tombe de son aiumleul Lancelot I raconteacutee au tome V du Lancelot en prose Le caractegravere extraordinaire de la tombe deacutecouverte par Lancelot se signale drsquoembleacutee par la preacutesence de deux lions qui la gardent par le sang vermeil qui en jaillit et par la preacutesence drsquoun autre vessel dans une fon-taine toute proche dont lrsquoeau est bouillonnante Des inscriptions explicitent

26 La Suite du Roman de Merlin eacuted G Roussineau Genegraveve Droz 2006 p 224-237 sect268-28027 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t V Genegraveve Droz 1980 p 117 et sv

57Barbarie et courtoisie

lrsquoaventure agrave accomplir (soulever la lame apaiser le bouillonnement de lrsquoeau) et reacutevegravelent lrsquoidentiteacute du deacutefunt ainsi que sa mutilation Le roi Lancelot pegravere du roi Ban de Beacutenoiumlc a son corps sous la lame sanglante mais sa tecircte est visible dans le vessel de plomb de la fontaine

si vient a la fontainne et esgarde le vessel de plonc et i voit une teste drsquoome blanche et toute chanue et ot le vis aussi vermel com se ce fust li plus biaux hom del monde (p 119-120 XCIII 5)

Lancelot reacuteussit agrave prendre la tecircte ce qui met fin agrave lrsquoeacutecoulement du sang et agrave lever la dalle de la tombe il aperccediloit alors le corps de son aiumleul lui aussi en par-fait eacutetat de conservation Sur le conseil drsquoun ermite Lancelot reacuteunit le corps et la tecircte de son aiumleul non pas dans la tombe qursquoil a ouverte mais dans la chapelle qui est aussi la seacutepulture de lrsquoeacutepouse de Lancelot I la reine Marche Mais il se montre incapable drsquoapaiser le bouillonnement de lrsquoeau de la fontainehellip

Lrsquoexposition de la merveille tout comme le reacutecit destineacute agrave en eacutelucider lrsquoori-gine sont ici explicitement adosseacutes agrave une eacutecriture hagiographique ougrave le culte rendu aux restes deacutemembreacutes est justifieacute par la pureteacute de la vie drsquoun saint hom-me et par le miracle accompli par Dieu en sa faveur Ainsi lrsquoermite embrasse la tecircte de Lancelot lrsquoaiumleul et la place sur son autel pour lrsquoadorer Il insiste sur la sainte vie de lrsquoancecirctre roi eacutevangeacutelisateur et pieux deacutecapiteacute par traicirctrise un jeudi saint par le Duc de la Blanche Garde Celui-ci avait trop eacutecouteacute les lan-gues diaboliques qui voulaient lui faire croire agrave une relation adultegravere entre le roi et sa femme La tombe est ainsi un signe miraculeux tout comme le chacirc-timent divin qui a plongeacute le chacircteau du duc dans les teacutenegravebres Cependant la trame de cet eacutepisode pareacute sous lrsquoautoriteacute de lrsquoermite des voiles du miracle est aussi celle drsquoun conte de vengeance macabre digne des lais du Lauumlstic ou du Cœur Mangeacute La vengeance est bien provoqueacutee par les amours si chastes qursquoelles aient eacuteteacute du roi Lancelot et de la Dame de la Blanche Garde Lrsquoeacutecriture du miracle est deacutetourneacutee au profit drsquoune sainteteacute bien romanesque et donne corps avant tout agrave la figure du martyr drsquoamour Lrsquohistoire reacutefleacutechit bien eacutevi-demment celle de Lancelot et Gueniegravevre agrave un moment ougrave les ermites com-mencent agrave produire la condamnation de Lancelot chevalier luxurieux des-tineacute agrave srsquoeffacer devant la plus haute perfection drsquoun chevalier vierge et chaste Le corps deacutemembreacute est recomposeacute par lrsquoheacuteritier qui procure enfin la seacutepul-ture adeacutequate agrave son aiumleulhellip mais dernier eacutechec peut-ecirctre de Lancelot lrsquoamant cette seacutepulture reacuteunit Lancelot lrsquoaiumleul non pas agrave la femme aimeacutee mais agrave son eacutepouse leacutegitime

58 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

Ainsi dans lrsquoeacutecriture de ce motif de la tecircte coupeacutee la frontiegravere passe moins entre le vers et la prose qursquoentre une eacutecriture de lrsquoeacuteveacutenement dans laquelle la violence tend agrave disparaicirctre derriegravere ses motivations son eacutevaluation morale ses deacuteveloppements futurs et une eacutecriture de la relique dans laquelle elle se fige pour impressionner en force la meacutemoire du lecteur En vers comme en prose se retrouvent ces merveilles barbares effrayantes et fascinantes qui fon-dent la puissance fantasmatique et fantasmagorique de la litteacuterature arthu-rienne La violence disait E Baumgartner est neacutecessaire au roman arthu-rien comme le crime au roman policier La reacutesurgence de la violence extrecircme correspond donc non au retour drsquoune matiegravere folklorique brute que certains textes auraient tenteacute drsquooublier ou de polir mais agrave celui de motifs tregraves travailleacutes litteacuterairement et sans cesse remis sur le meacutetier

La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

Edina BozokyUniversiteacute de Poitiers et Centre drsquoeacutetudes supeacuterieures de civilisation

meacutedieacutevale Poitiers

Le grand-roi des Huns Attila connut une populariteacute litteacuteraire tout agrave fait ex-ceptionnelle en Italie Bien qursquoil nrsquoait meneacute qursquoune seule campagne en Italie durant lrsquoeacuteteacute de 452 avant de mourir en 453 un foisonnement de leacutegendes srsquoest constitueacute autour de lui degraves le haut Moyen Acircge Au Xe siegravecle les incursions hongroises rappelant lrsquoexpeacutedition deacutevastatrice drsquoAttila ont relanceacute la forma-tion des leacutegendes

Crsquoest avant tout dans la reacutegion de Veacuteneacutetie qursquoAttila devient le personnage-cleacute des histoires de fondation de toute une seacuterie de villes Le Chronicon Altina-te la plus ancienne chronique veacutenitienne (premiegravere reacutedaction autour de 1081) qui puise agrave des sources des IXe-Xe siegravecles relate que la ville drsquoAquileacutee avait eacuteteacute fondeacutee par les Troyens mais lorsque le paiumlen Attila entra avec son eacutenorme ar-meacutee en Veacuteneacutetie les habitants des villes riveraines partirent pour srsquoinstaller dans des maisons construites en mer sur des pilotis1 Au milieu du Xe siegravecle lrsquoempereur Constantin Porphyrogeacutenegravete montre aussi qursquoil connaicirct ce reacutecit

Attila le roi des Avares vint et pilla et deacutevasta toute la Francie et tous les Francs () srsquoenfuirent drsquoAquileacutee et des autres chacircteaux de Francie et vinrent sur les icircles inhabiteacutees de Venise et y construisirent des cabanes en raison de leur peur du roi Attila2

Si les chroniques italiennes continuent agrave amplifier les reacutecits de fondation de villes lieacutes agrave Attila crsquoest seulement au XIVe siegravecle qursquoil devient aussi un heacuteros litteacuteraire et fait notable dans des œuvres eacutecrites en langue franccedilaise ou fran-co-veacutenitienne Il srsquoagit drsquoune part drsquoun eacutecrit en prose intituleacute Estoire drsquoAtile

1 Chronicon Altinate eacuted Monumenta Germaniae Historica Scriptores XIV p 44 et 462 Constantin Porphyrogeacutenegravete De administrando imperio sect 28

60 Edina Bozoky

en Ytaire et de lrsquoautre drsquoune eacutepopeacutee monumentale franco-italienne en vers la Guerra drsquoAttila La composition de ces eacutecrits srsquoinscrit dans la vogue de po-pulariteacute de la litteacuterature franccedilaise et en particulier de la litteacuterature chevaleres-que (eacutepopeacutee roman) en Italie du Nord3 Ces œuvres inspirent des livrets de colportage et des poegravemes populaires en langue italienne qui connaicirctront un succegraves non neacutegligeable jusqursquoau XIXe siegravecle

Dans ces eacutecrits la leacutegende de la naissance drsquoAttila a la particulariteacute de com-biner des traditions agrave la fois folkloriques et savantes Le texte en prose de lrsquoEs-toire drsquoAtile4 est conserveacute dans un manuscrit en parchemin du XIVe siegravecle de la Bibliothegraveque Saint-Marc (Marciana) de Venise (codex X 96) copieacute agrave partir du Liber de aedificatione Patavie de Giovanni da Nono chroniqueur padouan Il existe aussi une version latine de ce texte dans un manuscrit de Veacuterone (Bi-blioteca civica 209)5 selon lrsquoexplicit crsquoest le texte latin qui deacuterive du franccedilais LrsquoEstoire drsquoAtile serait donc le modegravele drsquoautres œuvres ulteacuterieures

LrsquoEstoire commence par le reacutecit de la diffusion du christianisme par les apocirc-tres en y incluant des eacutepisodes inspireacutes de lrsquoapocryphe Vindicta salvatoris suivis de lrsquohistoire du Graal apporteacute par Joseph drsquoArimathie en Grande-Bre-tagne Puis est eacutevoqueacutee la christianisation de lrsquoItalie par saint Pierre mais aussi par la mission de saint Marc et drsquoHermagore agrave Aquileacutee et par Prosdo-cimus disciple de saint Pierre Crsquoest ici que lrsquoon arrive agrave la leacutegende de la nais-sance drsquoAttila

Voyant la multiplication des chreacutetiens en Italie les paiumlens de Hongrie di-saient qursquoils voulaient les deacutetruire tous Leur roi Ostrubal avait une tregraves belle fille6 sa megravere du lignage des Lombards eacutetait morte La fille est arriveacutee agrave lrsquoacircge drsquoecirctre marieacutee et beaucoup de fils de barons lrsquoaimaient Elle eacutetait tregraves eacuteloquen-te (enparlant) et la luxure lrsquoeacutechauffait Son pegravere voulut la donner agrave femme agrave Auradianz fils de lrsquoempereur de Constantinople Ce fut agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoempe-reur Justinien Voyant que sa fille eacutetait si jolie et eacuteloquente le roi Ostrubal

3 Voir G Holtus et P Wunderli laquo Franco-italien et eacutepopeacutee franco-italienne raquo dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters vol III t 12 fasc 10 laquo Les eacutepopeacutees romanes raquo

4 Estoire drsquoAtile en Ytaire testo in lingua francese del XIV secolo eacuted Virginio Bertolini Veacute-rone Gutenberg 1976

5 Liber Attilae eacuted dans G Bertoni Attila Poema italiano di Nicola da Casola (voir note 9 Niccolograve da Casola) Fribourg 1907 p 111-119

6 Notons que le personnage de la laquo fille du roi de Hongrie raquo est tregraves preacutesent dans la litteacuterature meacutedieacutevale En geacuteneacuteral elle est lrsquoobjet de lrsquoamour incestueux de son pegravere mais elle reacuteussit agrave srsquoen-fuir (Philippe de Remy Manekine Belle Heacutelegravene de Constantinople) Voir F Karlinger laquo Eacutetude de la transmission et des variantes de formes litteacuteraires du motif de La fille du roi de Hongrie dans le Moyen Acircge europeacuteen raquo Iberoromania 18 (1983) p 64-75

61La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

il fit fortifier une tour et lrsquoy enferma en compagnie de nombreusesdemoiselles pour la servir La tour nrsquoavait pas de porte pour que personne ne puisse y entrer ni en sortir on y faisait monter les provisions agrave lrsquoaide drsquoune corde Lors de lrsquoentreacutee de la demoiselle dans la tour son pegravere lui confia un petit leacutevrier et lui dit laquo Belle fille je veux que tu nourrisse ce leacutevrier jusqursquoagrave ce qursquoil puisse aller agrave la chasse raquo Le leacutevrier eacutetait tregraves beau blanc comme neige La demoiselle lrsquoeacutelevait jusqursquoagrave ce qursquoil devint grand Le leacutevrier couchait souvent dans le lit de la demoiselle Une nuit elle eacutetait toute nue dans son lit et le leacutevrier eacutetait agrave cocircteacute drsquoelle La demoiselle eacutetait eacutechauffeacutee par la luxure elle tourna son ventre vers le leacutevrier et le leacutevrier sentant la chaleur de la demoiselle se tourna vers elle et il la connut char-nellement Elle tomba enceinteSes compagnes furent affoleacutees quand elles voyaient grossir son ventre et el-les comprirent par le comportement du leacutevrier qursquoil avait coucheacute avec elle Elles jetegraverent le leacutevrier dans le fosseacute ougrave il se noya La fille du roi eacutetait tellement en colegravere qursquoelle voulut se tuer Mais ses compagnes ne la laissaient jamais seule et elles informegraverent le roi de la situation Quand il entendit cela il fut courrouceacute outre mesure cependant il se dit que crsquoeacutetait de sa fauteAlors il la fit sortir de la tour et la fit eacutepouser par un baron de Hongrie qui en fut tregraves content Il eacutetait tregraves riche et drsquoun haut lignage Il connut sa fem-me et il pensa que lrsquoenfant eacutetait le sien Mais quand lrsquoenfant est neacute il eacutetait moitieacute drsquoaspect humain et moitieacute drsquoaspect canin il estoit demi a la sem-blance drsquoome e demi a la semblance de chienzLe mari en fut tregraves chagrineacute Il aurait mis agrave mort la demoiselle avec lrsquoenfant mais trois raison lrsquoempecircchegraverent il avait peur du roi le roi nrsquoavait pas drsquoheacute-ritier macircle et le royaume serait agrave la demoiselle apregraves la mort de son pegravere et aussi parce qursquoun Juif tregraves savant lui expliqua que lrsquoenfant avait pu pren-dre la forme du leacutevrier si la demoiselle deacutesirait le leacutevrier de tout son cœur au moment ougrave son mari eacutetait avec lui et la connut charnellement Il lui exposa lrsquohistoire de Jacob lorsqursquoil srsquoengagea au service de son oncle Laban7 celui-ci lui promettait toutes les becirctes vaires Jacob utilisa une astuce Il eacutecorccedila des baguettes de diverses sortes et les jeta dans lrsquoeau ougrave les becirctes buvaient Et les macircles saillirent les brebis lagrave et tous les agneaux sont neacutes vaires8

7 Genegravese XXX 25-43 et XXXI 8-12 Pour le salaire de Jacob Laban a promis de lui ceacuteder tous les moutons et chegravevres rayeacutes et tacheteacutes Jacob recourut alors agrave une ruse en eacutecorccedilant des baguettes de peuplier drsquoamandier et de platane qursquoil posa dans les auges ougrave les brebis venaient boire laquo Comme les brebis entraient en chaleur devant les baguettes les brebis mettaient bas des rayeacutes des pointilleacutes des tacheteacutes raquo Agissant sur la vue des femelles par les baguettes barioleacutees Jacob provoqua la naissance des agneaux rayeacutes et tacheteacutes et se procura ainsi un grand nombre de brebis - Sur la croyance de lrsquoinfluence des images sur le fœtus voir plus loin

8 Estoire drsquoAtile V-VI p 45-48

62 Edina Bozoky

Au milieu du XIVe siegravecle un nommeacute Niccolograve da Casola compose une eacutepo-peacutee de 37535 vers en 16 chants sous le titre de La Guerra drsquoAttila9 Elle est conserveacutee dans un seul manuscrit en papier de la Biblioteca Estense de Mo-degravene (ms aW8 16-17) en deux tomes Elle a eacuteteacute commenceacutee en 1358 et ter-mineacutee dix ans plus tard

Lrsquoauteur est identifieacute avec un notaire originaire de Bologne qui vivait agrave la cour de la famille drsquoEste (Estensi) agrave Ferrare Il deacuteveloppe largement les exploits leacutegendaires drsquoAttila en Italie et fait figurer ses ennemis deacutefenseurs du chris-tianisme et de lrsquoItalie comme des ancecirctres glorieux de la famille drsquoEste Sa theacutematique est influenceacutee par des œuvres franccedilaises tels le Roman drsquoAlexan-dre la Chanson drsquoAspremont lrsquoEntreacutee drsquoEspagne et la Pharsale

La naissance drsquoAttila est inteacutegreacutee ici dans un canevas de roman chevale-resque Le roi de Hongrie Ostrubal ayant deacutecideacute drsquoentreprendre une guerre pour deacutetruire le christianisme convoqua sa cour agrave la Pentecocircte () et organisa un tournoi Au vainqueur il promit un eacutepervier jucheacute sur une perche drsquoor ain-si que la main de sa tregraves belle fille Clarie et la moitieacute de son royaume

Deux protagonistes se distinguegraverent au tournoi Justinien fils de lrsquoempe-reur de Constantinople qui arriva accompagneacute de trente chevaliers et Mo-roaut un comte de Hongrie qui possegravedait plus de quarante chacircteaux et deux grandes citeacutes Clarie lrsquoaimait beaucoup Crsquoest Justinien qui remporta le prix Il prit lrsquoeacutepervier mais repartit pour connaicirctre la volonteacute de son pegravere en pro-mettant de revenir avant un an pour se marier Le roi annonccedila la nouvelle agrave sa fille mais apprit que Clarie aimait le comte hongrois Tregraves en colegravere le roi fit alors eacutedifier une tour haute grande grosse et pleine sans porte ni entreacutee Il y fit enfermer Clarie avec de nombreuses pucelles La nourriture et lrsquoeau leur furent apporteacutees par une fenecirctre Le roi confia agrave sa fille un jeune leacutevrier blanc comme la neige qursquoelle devait eacutelever jusqursquoagrave ce qursquoil soit en acircge pour chasser pour prendre le sanglier

Clarie avait une grande et spacieuse chambre elle prenait le leacutevrier avec elle Elle nrsquoavait drsquoautre loisir que de srsquooccuper de lui Le chien devint grand et il avait lrsquohabitude de dormir avec elle la nuit

Clarie oit une ccedilhambre ou la deit dormirGrant et spacieuses e inlec prist a norir

9 Niccolograve da Casola La Guerra drsquoAttila Poema franco-italiano Testo Introduzione Note e Glossario di Guido Stendardo Prefazione di Giulio Bertoni Modena Societagrave tipografica mode-nese 1941 t I p 18-23

63La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

Le livrer petit blans con nois que ait cheirCon li se solaccedile et fist il in saut venirTot la iornee ne ait autres desir Tant noriz il ccedilhiens a tel leisirQursquoel vint grant et isneus et corant par sailir (ch I v 714-720)

Une nuit Clarie dormait nue elle mit le chien sur son lit joua avec lui et laquo le peacutecheacute du monde la fit srsquoeacutechauffer raquo

Une nuit avint que Clarie sens mentirSrsquoest despulez nue li chaut la fist fremirDesor le suen lit li chiens lrsquoaust invahirEt illa se mist cum soy a juer et a rirEt li pechie dou mond si la fist eschaufirLe livrer sent le chaut ou la nature tirHeu lei dolant i lrsquooit aconoir Ila ccedilaqui a li non srsquoen puit atenirEnsi fist il peccedilhie et le diables nir (ch I v 726-734)

Clarie tomba enceinte Voyant cela sa cousine Dianelle prit le leacutevrier et le jeta dans le fosseacute le faisant ainsi peacuterir

De deacutepit Clarie voulait se suicider mais finalement son pegravere la maria avec le comte Moroaut qui en fut tregraves content Mais lrsquoenfant qui naquit eacutetait mi humain mi chien il avait des mains de laquo chreacutetien raquo avec des laquo ongles aigus raquo (des griffes) et il eacutetait tout poilu (la poitrine les jambes le visage) il avait des oreilles pointues de chien sa bouche eacutetait allongeacutee avec de longues dents son premier cri agrave la naissance fut comme un glapissement de chien

Lrsquoinfant fu mout gent et lonc et membruzMes nature lrsquoavoit devisez et partuz Impart hons im part ccedilhiens qui lrsquoavoit veuzBien avoit forme drsquoinfant o tot ses buzMes a mains de cretiens oit les ongles aguz Et tout le ses membres oit de poil investuzLa petrine et la face et le imbes veluzLe oreilles oit de chiens tout droit et non penduzEt sa boche aguz et li dens lonc aparuz

64 Edina Bozoky

Le chief par chanine mes la face adruzIn la front et in le iauz et in le nes voltuzQuant il nasqui de mere un breit oit metuzCum chaels brait et ognole (ch I v 926-938)

Il fut neacuteanmoins accepteacute par le comte agrave qui son ami le Juif Eruspez raconta lrsquohistoire de Jacob (ch I v 993 sq) Il lui preacutedit aussi que lrsquoenfant serait hardi courtois prudrsquohomme et sage qursquoil ferait beaucoup progresser la loi de Ma-homet et qursquoil serait le roi de tous les paiumlens et deacutetruirait la chreacutetienteacute De fait Attila ndash qualifieacute degraves sa naissance de flagellum Dei ndash devient roi de Hongrie tout jeune et entreprend la guerre drsquoItalie Notons qursquoun chien sur fond azur (in champ accedilur un chiens fet ad arccedilant) figure sur la banniegravere de son pegravere adoptif Moroaut (ch IV v 68-69)

On peut constater que la leacutegende de lrsquoorigine bestiale drsquoAttila est un curieux meacutelange de thegravemes que lrsquoon peut consideacuterer comme laquo folkloriques raquo de tradi-tions savantes et de fiction litteacuteraire le tout fortement marqueacute par le contexte historique et ideacuteologique de lrsquoeacutepoque

Premiegraverement ce nrsquoest pas par hasard que le grand-pegravere drsquoAttila est preacutesen-teacute comme un roi hongrois Lrsquoidentification des Huns et des Hongrois remon-te au temps des incursions hongroises du Xe siegravecle et se fonde sur plusieurs facteurs la ressemblance des noms de ces deux peuples (Hunni Hungari) lrsquoidentiteacute du pays (de la reacutegion) drsquoougrave les envahisseurs viennent et bien sucircr la similariteacute de leur modes drsquoaction (cavaliers agissant par surprise venant piller en Occident) Par sa consonance le nom du roi ndash Ostrubal ndash eacutevoque proba-blement lrsquoenvahisseur punique Hastrubal fregravere drsquoHannibal (Deuxiegraveme guer-re punique) Drsquoembleacutee Ostrubal repreacutesente lrsquoennemi jureacute du christianisme fort chagrineacute par la diffusion de celui-ci il veut entreprendre son eacuteradication Lrsquoeacutepopeacutee Guerra drsquoAttila en fait un mahomeacutetan ennemi typique des chreacutetiens dans les chansons de geste mais aussi en raison de la menace turque de plus en plus grave au milieu du XIVe siegravecle

Lrsquoenfermement drsquoune jeune fille pour la preacuteserver est un thegraveme bien attesteacute dans la mythologie et le folklore il srsquoagit du thegraveme T 501 du Motif-Index de Stith Thompson10 (Girl carefully guarded from suitors laquo fille soigneusement soustraite agrave ses preacutetendants raquo) et en particulier le motif T 381 (Imprisoned virgin to prevent knowledge of men [marriage impregnation] Usually kept in

10 S Thompson Motif-Index of Folk Literature Bloomington Indiana University Press 1955-1958

65La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

a tower Vierge emprisonneacutee pour ecirctre preacuteserveacutee des hommes [mariage gros-sesse] Geacuteneacuteralement gardeacutee dans une tour raquo) Lrsquoeacutepopeacutee deacutepeint le caractegravere inaccessible de la tour avec une seule fenecirctre permettant lrsquoapprovisionnement de la princesse et de ses compagnes

Si le texte en prose est bref sur les raisons de lrsquoenfermement ndash la princesse est destineacutee au fils de lrsquoempereur ndash lrsquoeacutepopeacutee situe lrsquoeacutepisode dans un cadre che-valeresque (tournoi rivaliteacute des preacutetendants) lrsquoamplifiant et le rationalisant La reacuteminiscence mythologique ndash la naissance de Perseacutee neacute de Danaeacute fille du roi drsquoArgos enfermeacutee dans une tour drsquoairain que Zeus seacuteduit sous la forme drsquoune pluie drsquoor ndash ne semble pas influencer la leacutegende malgreacute la connaissance qursquoen avaient sans aucun doute les auteurs meacutedieacutevaux

Les deux versions soulignent la nature amoureuse (ardente) de la jeune fille qui la megravene agrave lrsquoaccouplement bestial motif-cleacute de la naissance drsquoAttila

Commenccedilons drsquoabord par le motif de la cynoceacutephalie caracteacuteristique drsquoAt-tila dans la leacutegende Les hommes agrave tecircte de chien figuraient depuis lrsquoAntiquiteacute parmi les laquo peuples monstrueux raquo que lrsquoon imaginait vivre en Extrecircme-Orient en Inde11 Plus tard ils sont parfois mentionneacutes parmi les peuples enfermeacutes par Alexandre le Grand derriegravere le Caucase12 Or degraves le Ve siegravecle on imagine que les Huns font preacuteciseacutement partie de ces laquo nations perverties par Satan raquo repreacutesen-teacutees par Gog et Magog qui sortiront de derriegravere le Caucase agrave la fin des temps13

Quoiqursquoil en soit au XIIIe siegravecle le chroniqueur florentin Robert Malaspina attribue deacutejagrave agrave Attila des oreilles de chien laquo Cet Attila flagellum Dei avait la tecircte chauve et des oreilles comme un chien raquo14 Mais il ne parle point de la leacutegende de lrsquoaccouplement avec le leacutevrier De mecircme le chroniqueur de Padoue Rolandino parle drsquolaquo Attila le chien raquo agrave propos du sac de la ville au milieu du XIIIe siegravecle15

Curieusement le laquo pegravere raquo drsquoAttila le leacutevrier joue un rocircle ambigu dans notre reacutecit Tout drsquoabord le leacutevrier au Moyen Acircge jouissait drsquoun statut speacutecial parmi

11 Voir C Lecouteux laquo Les Cynoceacutephales Eacutetude drsquoune tradition teacuteratologique de lrsquoAntiquiteacute au XIIe s raquo Cahiers de civilisation meacutedieacutevale 24 (1981) p 117-128 R Wittkower LrsquoOrient fabu-leux trad de lrsquoanglais par M Hechter Paris 1991

12 A R Anderson Alexanderrsquos Gate Gog and Magog and the inclosed Nations Cambridge Mass 1932 p 55

13 Ibid p 16-25 14 Malaspina c XXII eacuted Muratori Rerum Italianorum Scriptores VIII p XXII Questo At-

tile flagellum Dei avea la testa calva e gli orecchi a modo di cane15 Rolandino Cronica p 123-124 Et duravit hec rapacitatis insanies fere per dies octo ita

quod hiis diebus fuit nobilis illa civitas paduana pauperior quam eo tempore quo ab Athilla destructa canino translata mutavit locum

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les chiens Au milieu du XIIIe siegravecle Vincent de Beauvais classe les chiens en trois cateacutegories chiens de chasse chiens de garde et leacutevriers qui sont les plus nobles les plus eacuteleacutegants les plus rapides agrave la course les meilleurs agrave la chasse16 Animal eacutetroitement associeacute agrave lrsquoaristocratie agrave la noblesse le leacutevrier a une place preacutepondeacuterante dans lrsquoheacuteraldique17 Bien que chiens de chasse on sait que les leacutevriers pouvaient habiter avec leur maicirctre rester dans son intimiteacute Dans le roman de Partonopeus de Blois (av 1188) Partonopeus rentrant au chacircteau apregraves la chasse renvoie ses chiens sauf deux leacutevriers qursquoil garde aupregraves de lui Auques li tolent son enui (v 860) Dans le mecircme roman le jeune Anseau ayant sauveacute un leacutevrier dans un naufrage lrsquoadopte et le prend toujours avec lui

Il iert si dous en compaignieChier lrsquoavoie comme ma vieO moi estoit o moi couchoitO moi erroit o moi guaitoitEt si prenoit char chascun jourEt o moi traioit la dolour18

Ainsi la cohabitation du leacutevrier avec la princesse dans notre leacutegende cor-respond agrave la reacutealiteacute

Par comparaison avec la jeune fille et sa nature amoureuse le leacutevrier de la leacutegende apparaicirct plutocirct comme une victime Sa couleur blanche suggegravere drsquoembleacutee son innocence ce nrsquoest pas lui qui prend lrsquoinitiative de srsquounir avec la princesse et enfin il subit un veacuteritable martyre Le texte en prose preacutecise que laquo la demoiselle eacutetait eacutechauffeacutee par la luxure elle tourna son ventre vers le leacutevrier raquo La mort tragique du leacutevrier jeteacute dans le fosseacute fait penser agrave la mort injuste du laquo saint raquo leacutevrier Guinefort19 bien qursquoil nrsquoy ait aucune relation entre les deux leacutegendes

Lrsquoaccouplement drsquoun humain avec un animal est un motif preacutesent dans di-verses traditions anciennes et folkloriques Ce thegraveme figure dans les leacutegen-

16 Vincent de Beauvais Speculum naturale XIX c XVI17 P Millet Le chien heacuteraldique dans lrsquoarmorial europeacuteen Puiseaux Pardegraves 199518 Partonopeu de Blois eacuted J Gildea Villanova Penn 1967-1970 v 500-50519 Exemplum drsquoEacutetienne de Bourbon (milieu du XIIIe siegravecle) eacuted Lecoy de la Marche Anecdo-

tes historiques leacutegendes et apologues tireacutes du recueil ineacutedit drsquoEacutetienne de Bourbon dominicain du XIIIe siegravecle Paris 1877 p 325-328 voir J-C Schmitt Le saint leacutevrier Guinefort gueacuterisseur drsquoen-fants depuis le XIIIe siegravecle Paris Flammarion 1979

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des geacuteneacutealogiques de peuples turcs attesteacutees degraves le VIe siegravecle Selon les livres chinois Wei shou (ch CII) et Pei shi (ch LXXXVI) le peuple Kao-chrsquoecirc a pour ancecirctre une jeune fille et un loup Un chef des Hsiung-nu avait deux filles agrave cause de leur beauteacute il les destinait agrave devenir des femmes du Ciel et les en-ferma dans une tour La quatriegraveme anneacutee un loup apparut au sommet de la tour la fille cadette comprit que crsquoeacutetait un animal sacreacute envoyeacute du Ciel Elle devint sa femme leurs descendants sont les Kao-chrsquoecirc20 Alexander Krappe a recenseacute une seacuterie de leacutegendes ndash bulgare turque chinoise aiumlnou mais aussi es-quimau indienne et autres ndash qui mettent en scegravene lrsquounion drsquoune femme avec un animal en particulier avec un chien21 La transmission de contes asiatiques aux auteurs occidentaux est pourtant difficile agrave imaginer Sans chercher aus-si loin il srsquoen trouve aussi des exemples dans la litteacuterature meacutedieacutevale dans la Premiegravere Continuation du Perceval Carados force son pegravere le magicien Eliau-regraves agrave srsquoaccoupler successivement avec une levrette une truie et une jument La levrette donne naissance agrave un chien nommeacute Guinalot fregravere de Carados

La levrette avec laquelle il couchaEn a conccedilu un chienQui fut appeleacute Guinalot Crsquoeacutetait le fregravere de Carados22

Quel est donc le sens de lrsquoorigine bestiale drsquoAttila Il va de soi qursquoelle devait souligner la monstruositeacute du personnage et par contraste exalter la valeur de ses ennemis deacutefenseurs du christianisme et de lrsquoItalie Selon une antique tradition les Huns seraient les descendants des sorciegraveres goths chasseacutees loin de leur peuple et feacutecondeacutees par des deacutemons (laquo esprits immondes raquo) Drsquoapregraves le reacutecit drsquoOrose rapporteacute par Jordanegraves Filimer roi des Goths deacutecouvrit par-mi eux en Scythie des magiciennes appeleacutees laquo haliarunnes raquo (haliurumnas) Il les chassa et les condamna agrave errer dans une contreacutee deacutesertique Crsquoest alors que des laquo esprits immondes raquo qui y vagabondaient srsquoaccouplegraverent avec elles

20 Voir M Dobrovits laquo Maidens Towers and Beasts raquo dans The Role of the Women in the Al-taic World V Veit ed Wiesbaden Harrassovitz Verlag 2007 (Asiatische Forschungen 152) p 47-55 qui se reacutefegravere aux travaux de B Oumlgel Tuumlrk Mitolojisi I Ankara 1971

21 A H Krappe laquo La leacutegende de la naissance miraculeuse drsquoAttila roi des Huns raquo Le Moyen Acircge 41 (1931) p 96-104

22 The Continuations of the Old French ldquoPercevalrdquo of Chreacutetien de Troyes The First Continua-tion eacuted W Roach Philadelphia 1949-1955 v 6201-6204

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Puis elles donnegraverent naissance laquo agrave cette race barbare entre toutes qui drsquoabord se cantonna dans le marais rabougrie hideuse et cheacutetive une race drsquohom-mes pour ainsi dire dont on ne parlait dans aucune autre langue que dans ce qui leur tenait lieu de langage humain raquo23 Dans lrsquohistoriographie meacutedieacutevale hongroise ougrave Attila et les Huns reccediloivent une repreacutesentation positive cette leacute-gende de lrsquoorigine deacutemoniaque est reacutefuteacutee agrave force drsquoarguments scripturaires et rationnels Citant les versets de Luc laquo un esprit nrsquoa ni chair ni os raquo (2439) et de Jean laquo ce qui est neacute de la chair est chair et ce qui est neacute de lrsquoesprit est esprit raquo (3 6) Simon de Keacuteza (vers 1282-1285) affirme contraire agrave la nature et agrave la veacute-riteacute lrsquoideacutee que les esprits puissent engendrer puisqursquoils ne sont pas pourvus drsquoorganes naturels Ainsi il est eacutevident que les Hongrois (Huns) descendent drsquoun homme et drsquoune femme comme les autres nations du monde24

La theacuteorie de la geacuteneacuteration deacutemoniaque des Huns est bien connue au Moyen Acircge apregraves 1230 le thegraveme disparaicirct des deacutebats theacuteologiques mecircme si les trai-teacutes deacutemonologiques le citent de nouveau au XVe et au XVIe siegravecle (tel Jean Wier De prestigiis daemonorum Bacircle 1583)25

Dans notre leacutegende la procreacuteation bestiale remplace lrsquoascendance deacutemonia-que Au Moyen Acircge on croyait en la possibiliteacute drsquounions fertiles entre becirctes et humains les fruits de telles unions des hybrides furent consideacutereacutes comme des monstres Aux XIIIe et XIVe siegravecles les monstres reacutesultats drsquoune trans-gression sont les incarnations favorites du Diable26 Ajoutons que selon cer-tains theacuteologiens meacutedieacutevaux les enfants monstrueux neacutes de rapports bestiaux ne peuvent pas recevoir le baptecircme27 De cette faccedilon Attila un ecirctre hybride se trouve autant que faire se peut exclu du monde chreacutetien Plus concregravetement le motif de lrsquoorigine canine drsquoAttila semble ecirctre lieacute agrave lrsquoassimilation des paiumlens aux

23 Jordanegraves Histoire des Goths sect XXIV Introduction trad et notes drsquoO Devilliers Paris Les Belles Lettres 1995 p 48-49 texte lat eacuted Th Mommsen Monumenta Historiae Germanica Auctores Antiquissimi V1 p 89

24 Simon de Keacuteza Gesta Hungarorum eacuted A Domanovszky Scriptores rerum Hungaricarum tempore ducum regumque stirpis Arpadianae Gestarum t I Budapest 1937 p 141-142 Voir E Bozoky laquo La repreacutesentation ideacuteale drsquoAttila et de son royaume dans lrsquohistoriographie meacutedieacutevale de Hongrie raquo dans Royauteacutes imaginaires (XIIe-XVIe siegravecles) textes reacuteunis par A-H Allirot G Lecuppre et L Scordia Turnhout Brepols 2005 p 19-31

25 Voir M Van der Lugt Le ver le deacutemon et la Vierge Les theacuteories meacutedieacutevales de la geacuteneacuteration extraordinaire Paris Les Belles Lettres 2004 p 254 257 296 347 505

26 Ch Ferlampin-Acher Feacutees bestes et luitons Paris 2002 p 295-29627 M Van der Lugt laquo Lrsquohumaniteacute des monstres et leur accegraves aux sacrements dans la penseacutee

meacutedieacutevale raquo dans Monstre et imaginaire social Approches historiques dir A Caiozzo et A-E Demartini Paris Creaphis 2008 p 147

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chiens Lrsquoorigine de la meacutetaphore chienspaiumlens se trouve dans lrsquoAncien Testa-ment (Psaume LIX = Vulgate LVIII) les paiumlens sont compareacutes aux chiens qui rocircdent autour de la ville en aboyant Les auteurs chreacutetiens commentent sur-tout un passage de lrsquoEacutevangile de Matthieu (XV 21-28) ougrave les Cananeacuteens sont assimileacutes agrave des chiens Apregraves Tertullien Lactance Augustin et Jeacuterocircme lrsquousage de cette meacutetaphore se reacutepand au Moyen Acircge28 non seulement dans la litteacutera-ture theacuteologique mais aussi dans les chansons de geste et ceci jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge Notre leacutegende donne corps ndash litteacuteralement ndash agrave cette meacutetaphore par le motif de la naissance drsquoAttila personnage repreacutesentant le paiumlen par ex-cellence et de surcroicirct dans la Guerra drsquoAttila le paiumlen mahomeacutetan tout cela situeacute dans une veacuteritable ambiance de croisade

Avant drsquoexaminer lrsquoarriegravere-plan ideacuteologique et politique de la leacutegende nous devons jeter un regard sur le dernier eacuteleacutement constitutif du reacutecit agrave savoir lrsquoexplication laquo rationaliste raquo - en fait hypocrite ndash donneacutee par un sage ou par un Juif sage de lrsquoaspect canin drsquoAttila Il srsquoagit de la theacuteorie de lrsquoinfluence de lrsquoimagination sur le fœtus ndash appeleacutee theacuteorie laquo imaginationiste raquo ou laquo imagi-niste raquo Elle est attesteacutee chez les philosophes antiques Ainsi le pseudo-Plutar-que rapporte lrsquoopinion drsquoEmpeacutedocle (Ve siegravecle av J-C) selon laquelle lrsquoimagi-nation de la femme joue un rocircle lors de la conception laquo souvent des femmes ont eacuteteacute amoureuses drsquoimages et de statues et ont enfanteacute des enfants sembla-bles agrave icelles raquo29 De mecircme Pline lrsquoAncien affirme que laquo les ressemblances du fœtus tiennent agrave lrsquoimagination au moment de la conception raquo30 Les auteurs meacutedieacutevaux laquo considegraverent que lrsquoimage imprimeacutee dans lrsquoesprit visuel ou lrsquoesprit fantastique dans le cerveau se propage agrave travers le corps et infecte enfin la se-mence raquo 31 Ils se reacutefegraverent le plus souvent au reacutecit biblique de Laban et de Jacob (Genegravese XXX et XXXI) Dans notre leacutegende cette justification savante est censeacutee disculper la princesse et surtout induire en erreur son mari Il nrsquoest pas eacutetonnant que dans la version de la Guerra drsquoAttila lrsquoexplication fallacieuse vienne drsquoun Juif personnage consideacutereacute comme eacuteminemment pervers

28 Voir G Buumlhrer-Thierry laquo Des paiumlens comme chiens dans le monde germanique et slave du haut Moyen Acircge raquo dans Impies et paiumlens entre Antiquiteacute et Moyen Acircge dir L Mary et M Sot Paris Picard 2002 p 175-187

29 Ps-Plutarque De lrsquoopinion des philosophes livre V ch XII30 Pline lrsquoAncien Histoire naturelle livre VII X 231 Voir M Van der Lugt op cit p 128

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Bien que certains motifs de la leacutegende aient incontestablement une allure folk-lorique leurs sources ne peuvent pas ecirctre identifieacutees Par ailleurs lrsquoutilisation de ces motifs est quelque peu biaiseacutee dans les contes folkloriques ce sont les en-fants supposeacutement bestiaux qui sont destineacutes agrave mourir ou qui sont transformeacutes en animaux tandis qursquoici crsquoest le geacuteniteur animal qui est mis agrave mort En ce qui concerne lrsquoauteur de la Guerra selon ses propres dires il nrsquoa pas puiseacute ses mateacute-riaux dans des contes oraux au contraire il affirme avoir chercheacute des eacutecrits sur Attila dans le Frioul en Istrie en Chalor dans La Marche et en Lombardie

In Friul me sui peneacutez in lrsquoIstrie et in ChalorIn la Marccedilhe et in Lomgbardie et in mant terres et bor Por atrover li escript de Atille et la flor Et quant nrsquoai trouvez in longaccedile FranchorLrsquooie tot translateacute (ch XVI v 6089-6096)

Il preacutetend mecircme qursquoil a trouveacute dans le Frioul une histoire en franccedilais et en bourguignon il parle drsquoune histoire vraie qui aurait eacuteteacute eacutecrite en latin par un certain Thomas drsquoAquileacutee scribe du patriarche Nichete (ch V)

Lrsquoistoire vos dirai si con script NicolaisQue la veraie ystoire in croniche atrovaisE sor un bon auctor que fist un clers veraisQue nez fu drsquoAquillee li son non fu ThomaisDou patriarccedilhe Nichete fu scriban au palais I lrsquoa script in latin au temps de li forfais (ch V v 452-457)

Le caractegravere fictif de ces indications est tout agrave fait probable Le contexte ideacuteologique et politique de la composition de notre leacutegende est complexe Tout drsquoabord la mauvaise image du roi hongroishun peut srsquoexpliquer au moins en partie par les conflits drsquointeacuterecircts qui opposaient Venise et le roi de Hongrie Louis drsquoAnjou en particulier en Dalmatie En 1358 Venise a ducirc renoncer ndash provisoirement ndash agrave cette reacutegion Raffaino de Caresini parlant en 1373 des deacutevastations de Louis drsquoAnjou dans le Frioul srsquoeacutetonne de la barba-rie drsquoun tel roi laquo qui descend non pas drsquoAttila flagellum Dei mais du roi tregraves chreacutetien de France raquo 32

32 Raffaino de Caresini Chronica eacuted E Pastorello Rerum Italicarum Scriptores XII Cittagrave di Castello 1942 p 22

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Mais le regain de populariteacute litteacuteraire drsquoAttila preacutesenteacute comme un ennemi paiumlen assimileacute aux Sarrasins srsquoexplique avant tout par lrsquoatmosphegravere geacuteneacuterale qui reacuteactualise lrsquoideacutee de croisade Elle se reflegravete aussi dans un certain nombre de chansons de geste tardives laquo textes nourris du recircve de croisade qui hante le XIVe siegravecle raquo 33 Dans la Guerra drsquoAttila le roi Attila est clairement assimileacute aux Sarra-sins mahomeacutetans et le thegraveme principal de lrsquoeacutepopeacutee est la deacutefense du christianis-me contre les destructeurs paiumlens deacutesigneacutes comme laquo mahomeacutetans raquo La guerre meneacutee par Attila nrsquoa drsquoautre but que lrsquoaneacuteantissement du christianisme Agrave cette eacutepoque Attila est devenu une figure cristallisant les craintes et les obsessions face agrave lrsquoEnnemi embleacutematique qui est le Sarrasin musulman Pour lrsquoauteur de lrsquoeacutepopeacutee peu importe que Mahomet ait veacutecu au VIIe siegravecle et Attila au Vehellip

Avec lrsquoavanceacutee menaccedilante des Turcs ottomans aux siegravecles suivants une ver-sion abreacutegeacutee de la Guerra drsquoAttila connaicirct une veacuteritable diffusion populaire gracircce agrave des poegravemes et des livrets imprimeacutes En 1472 on publie agrave Venise un Libro drsquoAttila34 poegraveme italien qui se reacutepand en Italie du Nord au XVIe siegravecle Plusieurs strophes chantent lrsquohistoire de la naissance drsquoAttila sur le ton drsquoune rhapsodie populaire (III-XII) La fille du roi de Hongrie est qualifieacutee de laquo belle comme lrsquoeacutetoile du matin au ciel raquo (una figliuola tanto bella Quanto egrave nel ciel la mattutina stella) Son pegravere lrsquoenferme dans une tour avec le petit chien

Ed in sua compagnia un cagnolettoLe diede acciograve seco si trastullasse Ma la fanciulla il prese un di nel lettoE come non so dir lrsquoaccarezzasseSo ben che ne segui un i tristo effetto Perchegrave ella di lui pregna restasse Si dice ma perograve comunque sia Vrsquoegrave chi la crede e chi lrsquoha per bugia

Quand le pegravere apprend que sa fille est tombeacutee enceinte il eacuteprouve une telle colegravere qursquoil maudit le ciel les eacutetoiles et le soleil Il marie sa fille agrave un noble che-valier riche gentil drsquoun haut et grand lignage

33 C Roussel laquo Lrsquoautomne de la chanson de geste raquo Cahiers de recherche meacutedieacutevale 12 (2005) p 15-28 ici p 26

34 Attila flagellum Dei Poemetto in ottava rima riprodotto sulle antiche stampe eacuted A drsquoAn-cona Pise Tipografia Nistri 1864

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En Italie les eacuteditions nombreuses de livrets de colportage teacutemoignent de la populariteacute de lrsquohistoire fabuleuse de la vie et des actions drsquoAttila jusqursquoau XIXe siegravecle Leur plus grande vogue se situe entre 1490 et 1510 Fabriqueacutes dans les ate-liers typographiques de Venise ou de ses possessions de terre ferme (Treacutevise) ces livrets comprennent entre 18 et 52 feuillets et sont orneacutes en geacuteneacuteral drsquoune seule xylographie emprunteacutee agrave lrsquoillustration drsquoautres textes litteacuteraires 35 Leur succegraves srsquoexplique en partie par la vocation de Venise dans la deacutefense de lrsquoOcci-dent face agrave lrsquoennemi ottoman (musulman) dont Attila repreacutesentait lrsquoarcheacutetype

En 1565 est reacutedigeacutee lrsquoadaptation en prose de la premiegravere partie de la Guer-ra drsquoAttila par Giovan Maria Barbieri (1519-1574) important philologue sous le patronage drsquoAlfonso drsquoEste Le texte est publieacute agrave Ferrare en 1568 puis agrave Venise en 1569 Sebastiano Erizzo (1525-1595) insegravere une nouvelle in-tituleacutee Del nascimento di Attila re degli Ungheri dans son recueil Le sei gior-nate (1567)36 De mecircme le thegraveme de lrsquoengendrement drsquoAttila par un chien apparaicirct dans le folklore du Frioul et de lrsquoIstrie37 probablement sous lrsquoeffet de la litteacuterature de colportage

La leacutegende de lrsquoorigine canine drsquoAttila a influenceacute sa repreacutesentation sur les meacutedailles et gravures du XVe au XVIIIe siegravecle Attila y est figureacute le plus sou-vent avec un visage humain mais pourvu drsquooreilles pointues de chien38

35 Voir A Grossi laquo Attila nelle opere a stampa del XVI-XIX secolo raquo dans Attila e gli Unni Mostra itinerante [catalogue] LrsquoErma di Bretschneider 1996 p 123-132 P Devilla laquo Attila fla-gellum Dei in alcune incisioni dal XV al XIX secolo raquo ibid p 132-138 A R Girard laquo Un Attila de papier raquo dans Attila Les influences danubiennes dans lrsquoouest de lrsquoEurope au Ve siegravecle Textes reacuteunis et preacutesenteacutes par J-Y Marin [catalogue] Caen Museacutee de Normandie 1990 p 148-152

36 S Erizzo Le sei giornate Rome Salerno 1977 p 314-31537 Voir A von Mailly Leggende del Friuli e delle Alpi Giulie Gorizia 19863 A Brioni laquo La leg-

genda di Attila con speciale riferimento allrsquoIstria raquo Studi Goriziani 6 (1928) p 49-70 38 Voir E Babelon laquo Attila dans la numismatique raquo Revue numismatique 1914 p 315-316

Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

Krisztina HorvaacutethUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest

Nous avons eu lrsquooccasion dans un ouvrage paru sous la direction de Kata-lin Halaacutesz1 de proposer une eacutetude comparative de certains lais de Marie de France qui ne reacutepondent pas agrave lrsquoappellation de laquo lai breton raquo autrement dit qui dans la classifi cation critique traditionnelle nrsquoentraient pas dans la prestigieu-se cateacutegorie des lais arthuriens ne veacutehiculant pas agrave premiegravere vue les thegravemes et motifs de la fameuse laquo matiegravere roulante raquo dite de Bretagne

Longtemps ces textes se sont contenteacutes du modeste titre de laquo lais narratifs raquo ou laquo courtois raquo puis la critique y a revisiteacute la part du merveilleux consideacutereacute dans ses diffeacuterents aspects tant dans ses manifestations laquo au degreacute zeacutero raquo ndash preacutesence ou non de motifs2 merveilleux ndash que plus geacuteneacuteralement dans la theacute-matique merveilleuse3 apparemment priveacutee de tout eacuteleacutement surnaturel laquo vi-deacutee raquo des motifs merveilleux Outre la diversiteacute theacutematique on a reacutecemment observeacute lrsquoeacutetonnante uniteacute estheacutetique de lrsquoœuvre de Marie de France laquo briegrave-veteacute raquo traduisant lrsquointensiteacute des eacutemotions et sobrieacuteteacute deacutelibeacutereacutee qui relegraveve de lrsquoestheacutetique du conte sont les cleacutes du charme de ces textes et de leur reacuteputation durable ainsi que lrsquoa fort bien montreacute Philippe Meacutenard4

Au cœur de ces contes on lrsquoa maintes fois dit se trouve lrsquoaventure mer-veilleuse qui prend le plus souvent la forme drsquoune rencontre amoureuse

1 laquo Les complexes de Marie de France raquo Eacutetudes de litteacuterature meacutedieacutevale Studia Romanica de Debrecen Series Litteraria fasc XXII Debrecen 2000 p 47-63

2 A titre drsquoexemple citons lrsquoarticle de Franccedilois Suard laquo Lrsquoutilisation des eacuteleacutements folklori-ques dans le lai du Frecircne raquo Cahiers de Civilisation Meacutedieacutevale 1978 p 43-52

3 Voir lrsquoeacutetude de Christine Martineau-Geacutenieys laquo La merveille du Frecircne raquo dans Hommage agrave Jean Dufournet Paris Champion 1993 t II p 925-939

4 Philippe Meacutenard Les Lais de Marie de France contes drsquoamour et drsquoaventure du moyen acircge Paris PUF 1979

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Au centre des lais laquo non feacuteeriques raquo de Marie de France se retrouvent avec une eacutetonnante constance les peacuteripeacuteties drsquoun amour laquo probleacutematique raquo deacute-chireacute et douloureux ougrave les cœurs ne vibrent pas toujours agrave lrsquounisson et ougrave les conflits sont surtout inteacuterieurs la fideacuteliteacute eacuteprouvante et la jalousie cruelle et destructrice Nous avons deacutegageacute de ces amours tumultueuses quelque chose qui ressemble fort agrave ce que la critique du vingtiegraveme siegravecle appelle laquo un mythe personnel raquo (pour parler de meacutetaphores obseacutedantes) et par lagrave mecircme nous avons tenteacute de veacuterifier agrave quel point ces cateacutegories de la critique moderne sont pertinentes pour lrsquoœuvre drsquoun auteur du XIIe siegrave-cle dont la personnaliteacute se deacuterobe toujours agrave nous mais qui agrave la lumiegravere drsquoeacutetudes plus reacutecentes nous paraicirct de plus en plus laquo moderne raquo authenti-que et reacutealiste Ses choix tels que les donnent agrave voir la composition concise et preacutecise des textes trahissent certaines preacuteoccupations psychologiques ou sentimentales bien identifiables

Nous nous proposons aujourdrsquohui de preacutesenter un travail drsquoapprofon-dissement seacutemantique reacutealiseacute sur la base de reacutesultats drsquoun recoupement de diffeacuterents releveacutes de motifs et de thegravemes confronteacutes agrave des theacuteories anthro-pologiques et psychanalytiques plus reacutecentes portant sur la parenteacute et plus preacuteciseacutement sur lrsquoinceste

Apregraves tant de deacutebats de critiques formuleacutees agrave lrsquoencontre des systegravemes de classification ndash que ce soit celle des contes-types ou celle des motifs narra-tifs ndash le conte reste toujours la grande affaire des meacutedieacutevistes et ceci depuis les premiegraveres collectes voici donc pregraves de deux siegravecles Il nrsquoen est que drsquoautant plus regrettable que certaines questions drsquoordre meacutethodologique concer-nant le rapprochement la confrontation la comparaison du conte et du reacute-cit meacutedieacuteval nrsquoaient toujours pas trouveacute de reacuteponses satisfaisantes Avant que le meacutedieacutevisme ne srsquoen trouve quelque peu rougissant nous aimerions rappe-ler quelques constats relatifs agrave la meacutethodologie des rapprochements theacutemati-ques5 constats accablants faits par Anita Guerreau-Jalabert qui allait publier une deacutecennie plus tard une nouvelle ramification des index laquo aarnethompso-niens raquo existants Dans lrsquoarticle citeacute lrsquoauteur observe preuves agrave lrsquoappui

La redondance du catalogue et la liste longue mais en partie reacutepeacutetitive des motifs

Le caractegravere souvent vague de lrsquoindex matriciel

5 Anita Guerreau-Jalabert laquo Romans de Chreacutetien de Troyes et contes folkloriques Rappro-chements theacutematiques et observations de meacutethode raquo dans Romania No104 1983 p 1-48

75Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

Le caractegravere approximatif de certains motifs ducirc en partie agrave un manque de deacutefinition en compreacutehension et en extension de certains drsquoentre eux Il en est ainsi par exemple du motif de lrsquointerdit ou de lrsquoAutre Monde notions rele-vant eacutevidemment du merveilleux entiteacute srsquoaveacuterant elle-mecircme par la suite fort probleacutematique En effet si lrsquoon souhaitait par exemple prendre pour base la reacutepartition theacuteorique todorovienne dont les critegraveres deacutecisifs sont disposition mentale et reacuteaction affective du reacutecepteur tregraves vite le critique meacutedieacuteviste se heurterait agrave des obstacles de fait comme par exemple lrsquoeacuteloignement temporel et le contexte ideacuteologique ndash disons pour simplifier ndash chreacutetien qui excluraient drsquoembleacutee la possibiliteacute drsquoune adheacutesion inconditionnelle agrave la reacutealiteacute du pheacuteno-megravene merveilleux Par la suite certains critiques comme Francis Dubost ont laquo coupeacute le nœud gordien raquo en preacutefeacuterant appeler fantastiques les pheacutenomegravenes merveilleux ndash ceux donc relevant de lrsquoalteacuteriteacute ndash qui ont pu ecirctre observeacutes dans le corpus meacutedieacuteval

Le quatriegraveme point de la critique drsquoAnita Guerreau-Jalabert visait la do-cumentation trop eacutetroitement anglo-saxonne et surtout ameacutericaine agrave laquel-le Stith Thompson limitait son enquecircte Lrsquoinsuffisance de la prise en compte de la litteacuterature critique allemande et franccedilaise explique en effet que certains motifs qui nous tiennent agrave cœur ndash tel que le combat pour lrsquoeacutepervier la chasse au blanc cerf ou le don contraignant lrsquoentreacutee du heacuteros agrave cheval dans un palais ou encore le verger drsquoamour (jardin ndash lieu de rencontre entre lrsquohomme et la femme) soient passeacutes presque inaperccedilus

Enfin lrsquousage du motif-index est jugeacute probleacutematique car derriegravere lrsquoen-semble apparemment laquo rigoureusement ordonneacute raquo se dessine un systegraveme trop compliqueacute de renvois et laquo une inorganisation fondamentale raquo due en partie agrave lrsquoinsuffisance de la reacuteflexion theacuteorique portant sur la deacutefinition mecircme de ce que sont un laquo motif raquo et la laquo folk-literature raquo En reacutesultent des laquo hasards de lecture raquo le choix discutable du corpus mecircme et laquo lrsquoeacutemiette-ment des contenus narratifs raquo qui consiste agrave voir apparaicirctre une mecircme seacute-quence narrative avec des deacutefinitions tantocirct diffeacuterentes tantocirct redondan-tes Ainsi par exemple pouvons-nous faire correspondre agrave lrsquoanneau dans Yvain ou le chevalier au lion une dizaine de motifs reacutepartis dans plusieurs seacuteries numeacuteriques

Le verdict est assez seacutevegravere laquo La vaste typologie qui preacutetend organiser cette volumineuse mais informe matiegravere elle ne pouvait difficilement ecirctre autre chose qursquoun assemblage de fiches de lecture tant bien que mal regrou-peacutees en quelques seacuteries theacutematiques raquo Lrsquoauteure drsquoen conclure agrave lrsquoinaptitu-

76 Krisztina Horvaacuteth

de du motif agrave rendre compte des thegravemes drsquoun texte donneacute et au laquo caractegravere eacuteclateacute de ce mateacuteriau raquo qui le rend comparable agrave un puzzle

Crsquoest suite agrave ces observations qursquoelle a publieacute son propre index6 se pliant en quelque sorte agrave une laquo mauvaise coutume raquo ou si lrsquoon preacutefegravere agrave un consensus scientifique mecircme si laquo lrsquoincoheacuterence du Motif-Index est incontestable raquo et si laquo on peut regretter qursquoil ait servi de base confiante agrave drsquoautres chercheurs raquo7 Il faut reconnaicirctre que les reacuteameacutenagements ulteacuterieurs des catalogues de conte ndash gracircce agrave leur double voire triple systegraveme drsquoentreacutees ndash tiennent compte en partie des critiques formuleacutees preacuteceacutedemment8

Finalement nous nrsquoavons peut-ecirctre pas agrave rougir tant que cela de nos problegrave-mes de meacutedieacutevistes agrave en croire Josiane Bru9 il semblerait que les folkloris-tes eacuteprouvent des difficulteacutes intellectuelles et pratiques similaires aux nocirctres quand il srsquoagit drsquointeacutegrer agrave une classification existante des collectes enregis-treacutees plus reacutecemment (depuis les anneacutees 1960 ) tellement serait grande la dis-pariteacute entre la typologie des analystes et la typologie autochtone Si bien que Josiane Bru avoue par exemple ne reacutepertorier que les contes deacutejagrave transcrits et publieacutes afin de laquo preacuteserver la coheacuterence raquo du catalogue existant ndash agrave enten-dre comme laquo recensement de contes seacutepareacutes du reste de la parole conteuse raquo contes dont Josiane Bru nous rappelle que ce laquo sont des moments de parole coheacuterents mais isoleacutes de leur contexte drsquoeacutenonciation raquo Le document sonore nrsquoest donc tout simplement pas laquo aarnethompsonable raquo et seule lrsquoest la trans-cription steacuteriliseacutee deacutepouilleacutee notamment de lrsquointention du conteur et en geacute-neacuteral de tous les eacuteleacutements qui relegravevent de la performance et peuvent fonda-mentalement modifier la tonaliteacute voire le genre du reacutecit

Que pourrions-nous dire alors nous meacutedieacutevistes du texte litteacuteraire ma-nuscrit de cette laquo manuscriture raquo qui tout autant que le conte est parole conteuse isoleacutee de son contexte drsquoeacutenonciation Nrsquoest-elle peut-ecirctre pas mecircme encore beaucoup plus isoleacutee que la performance orale contemporaine Si les

6 Anita Guerreau-Jalabert Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers (xiie-xiiie siegravecles) Genegraveve Droz laquo Publications romanes et franccedilaises raquo CCII 1992

7 Jean-Jacques Vincensini Motifs et thegravemes du reacutecit meacutedieacuteval Nathan 2000 p 478 Hans-Joumlrg Uther The Types of International Folktales A Classification and Bibliography

Based on the System of Antti Aarne and Stith Thompson FF Communications no 284-286 Hel-sinki Suomalainen Tiedeakademia 2004

9 Josiane Bru laquo Le repeacuterage et la typologie des contes populaires Pourquoi Comment raquo Bulletin de liaison des adheacuterents de lrsquoAFAS [En ligne] 14 | 1999 mis en ligne le 01 octobre 1999 consulteacute le 01 feacutevrier 2011 URL httpafasrevuesorg319

77Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

catalogues existants ne peuvent ecirctre consideacutereacutes tout au plus que comme des grammaires ndash il serait plus judicieux de dire des dictionnaires ndash refleacutetant donc un eacutetat de la langue et non pas de la parole peut-on espeacuterer une ameacute-lioration fonctionnelle de ces outils tout comme le folkloriste espegravere que de nouveaux critegraveres drsquoentreacutee seront conccedilus Est-il vrai ou toujours vrai qursquolaquo une indexation satisfaisante [ne] devrait reacutesulter en theacuteorie que de lrsquoin-terpreacutetation deacutetailleacutee et globale des reacutecits raquo

Premier constat une telle interpreacutetation ndash en supposant mecircme qursquoelle puis-se exister ndash ne rendrait compte que du seul texte litteacuteraire individuel Au lieu donc de permettre des croisements des recoupements etc cette interpreacuteta-tion ne ferait qursquoisoler le texte en introduisant chaque fois de nouveaux critegrave-res ou pis encore des types ou des motifs ineacutedits

Rappelons deuxiegravemement que le sens drsquoun reacutecit ne reacuteside aucunement dans lrsquoassemblage de ses seacutequences mais dans leur articulation Dans le contexte folklorique lrsquoarticulation des motifs donne les contes-types mais le texte lit-teacuteraire est quant agrave lui absolument irreacuteductible agrave des reacutecits-types ndash reacuteduction agrave laquelle lrsquoIndex des motifs narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers ne srsquoessaie pas bien entendu mais au lieu de laquelle il propose ndash com-me le font plusieurs ouvrages similaires ndash un releveacute dans lrsquoordre de chaque texte des motifs retenus Cet index inverse facilite lrsquoaccegraves au corpus ce qui suffit agrave expliquer le recours agrave ce genre de redistribution dans les outils folklo-riques correspondants Un tel releveacute par vocables (subjects) facilite ainsi la cir-culation dans la derniegravere eacutedition du Types of the Folktale Malheureusement agrave lrsquousage la consultation de ces redistributions srsquoavegravere quelque peu deacutecevante crsquoest ce que nous aimerions illustrer dans ce qui suit par lrsquoexemple de quelques lais de Marie de France

Il nous semble que nous sommes aujourdrsquohui en mesure drsquoeacutetoffer un peu plus la laquo seacutequence steacutereacuteotypeacutee raquo que nous avons choisi de surnommer le laquo com-plexe de Griseacutelidis raquo Pour ce faire nous avons encore une fois pris drsquoassaut les index de motifs et autres catalogues de contes-types nous deacutetachant de la ca-teacutegorie des contes merveilleux pour examiner une autre branche du folklore qui dans la plupart des catalogues de ce genre sera proposeacutee dans un volume diffeacuterent de celui des contes de feacutee souvent tout simplement parce que le tra-vail drsquoenregistrement (laquo aarnethompsonisation raquo ) des recueils procegravede systeacute-matiquement par genres folkloriques Ainsi le Delarue-Tenegraveze10 tout comme

10 Les deux mille pages de la derniegravere eacutedition de cet ouvrage tiennent en un seul volume repre-

78 Krisztina Horvaacuteth

le catalogue hongrois de Kriza Ildikoacute ne recense que dans les derniers volu-mes les contes dits laquo reacutealistes raquo (ou laquo contes-nouvelles raquo pour le catalogue hon-grois) parmi lesquels se trouve le conte-type AT 900 King Trushbeard (Le ti-tre hongrois du conte Rigoacutecsőr kiraacutely vient de lrsquoallemand Koumlnig Drosselbart)

Pour le catalogue Delarue-Tenegraveze il srsquoagit des diffeacuterentes versions de laquo la meacutegegravere apprivoiseacutee raquo et nous pourrions bien sucircr nous interroger sur la perti-nence du vocable retenu si les accents du conte ne tenaient pas agrave des particu-lariteacutes reacutegionales voire individuelles Rappelons-en briegravevement le squelette

Une princesse refuse (pour diffeacuterents motifs) ses preacutetendantsles couvrant de ridicule (surnom sobriquet)La colegravere paternelle lrsquooblige agrave eacutepouser le premier venu (en reacutealiteacute un roi)Apregraves le mariage (la jeune femme eacutetant enceinte) le couple est chasseacuteLe prince deacuteguiseacute fait subir les pires humiliations agrave son eacutepouse qui se re-

trouve agrave son insu servante dans son propre palaisAgrave lrsquooccasion des preacutetendues noces du prince lrsquohomme devant la cour hu-

milie encore son eacutepouse (prise en flagrant deacutelit de vol)Il finit par se reacuteveacuteler et les noces officielles sont ceacuteleacutebreacuteesLagrave encore le reacutesultat des recoupements de motifs serait certes plutocirct mai-

gre mais beaucoup plus concret il srsquoagit pour lrsquoessentiel du motif H 4612 Test of mistressrsquo wifersquos patience attendance at wedding to another Et nous voilagrave au cœur mecircme du noyau seacutemantique de ce complexe de Griseacutelidis

Quels liens sont susceptibles drsquoapparaicirctre entre le scheacutema de conte reacutealiste de la laquo meacutegegravere apprivoiseacutee raquo ou de lrsquoeacutepouse perseacutecuteacutee ndash que lrsquoon retrouve par exemple dans les histoires relatives agrave laquo la jeune fille aux mains coupeacutees raquo ndash et la merveille du Fresne

Pierre Gallais laquo apparente raquo11 la nouvelle de Boccaccio et le lai de Marie de France au conte-type AT 706 proceacutedant donc comme par parataxe par rap-prochements12 En passant une allusion est faite agrave un autre conte-type qui nrsquoest drsquoailleurs pas releveacute dans les reacutegions franccedilaises et francophones mais amplement attesteacute en Allemagne et en Autriche-Hongrie ou encore dans les

nant les quatre tomes publieacutes entre 1976 et 1985 Paul Delarue Marie-Louise Tenegraveze Le conte po-pulaire franccedilais Catalogue raisonneacute des versions de France Maisonneuve et Larose 2002

11 Nous nrsquoaimons pas ce verbe mais il exprime bien ici un certain geste ulteacuterieur qui sur la base drsquoune familiariteacute laquo ressentie raquo par le critique entre deux textes effectue un rapprochement peu argumenteacute presque instinctif

12 Pierre Gallais La Feacutee agrave la fontaine et agrave lrsquoarbre un archeacutetype du conte merveilleux et du reacutecit courtois Amsterdam Rodopi 1992 p 166

79Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

territoires slaves avoisinants ou les Balkans Il srsquoagit du type AT 710 La niegravece de Notre Dame tregraves proche de La fille aux mains coupeacutees Les situations de base sont similaires ndash une enfant promise agrave un ecirctre surnaturel ndash mais dans ce cas-lagrave ce nrsquoest pas au diable mais soit agrave la Vierge soit agrave une dame noire (vrai-semblablement lrsquoune de ces Vierges Noires tregraves appreacutecieacutees dans ces reacutegions) Celle-ci eacutelegraveve dans sa noire demeure ndash temple palais ou comme dans le cas du Fresne une abbaye ndash la jeune fille comme sa propre niegravece mais avec une interdiction La jeune fille va cependant transgresser cet interdit dont crsquoest drsquoailleurs la raison drsquoecirctre et srsquoenfuir avec un roi auquel elle donnera des en-fants Sa marraine va les lui ravir et agrave cause de son mutisme elle sera accuseacutee drsquoinfanticide puis apregraves avoir confesseacute son peacutecheacute sauveacutee in extremis du bucirc-cheacute Ses enfants lui seront rendus etc

Du recoupement de ce scheacutema folklorique avec les reacutesumeacutes proposeacutes par lrsquoIndex drsquoAnita Guerreau-Jalabert nous obtenons ce qui semble de nouveau un assez maigre butin Les seuls eacuteleacutements en commun sont les suivants

R 131 Exposed or abandoned child rescuesR 1319 Porter rescues abandoned childR 13118 Pious woman rescues abandoned child(La distribution seacutemantique est quelque peu discutable car il srsquoagit drsquoune

seacuterie drsquoeacuteveacutenements successifs qui ne procegravede pas par speacutecification mais par suite logique on srsquoapproche concentriquement du lieu sacreacute du centre mythi-que ougrave la jeune fille va poursuivre son eacutevolution jusqursquoagrave la maturiteacute sexuelle)

Un eacuteleacutement reacutecurrent semble encore faire obstacle agrave lrsquoadeacutequation du scheacutema au Lai du Fresne Comme le Fresne les jeunes filles du conte sont abandon-neacutees agrave deux reprises enfant puis abandonneacutees par leur conjoint apregraves avoir donneacute naissance agrave des enfants le plus souvent des jumeaux (T 587 Perseacutecu-tion de la megravere ayant accoucheacute de jumeaux aux cheveux drsquoor) Or srsquoil est bien question de geacutemelliteacute chez Marie de France ce motif a probablement eacuteteacute deacute-placeacute par lrsquoauteur et lrsquoon peut mecircme avancer que crsquoest lagrave lrsquoun des proceacutedeacutes de laquo conjointure raquo savants et conscients qui lui sont propres Nous pouvons citer ici lrsquoexemple de Lanval ougrave le motif deacuteclencheur du scheacutema folklorique agrave sa-voir le meacutefait initial ndash motif de la femme de Putifarndash se trouve pour des rai-sons de construction et drsquoeffet dramatique eacutevidentes transfeacutereacute du deacutebut au milieu de lrsquointrigue introduisant ainsi chez Marie de France la longue seacutequen-ce de procegraves judiciaire qui prend de cette maniegravere une toute autre envergure

En ce qui concerne le Fresne crsquoest bien la geacutemelliteacute qui induit la situation enclenchant la suite des eacuteveacutenements et qui constitue le motif du premier

80 Krisztina Horvaacuteth

abandon de lrsquoheacuteroiumlne Mais la question des jumelles revient eacutegalement dans le nœud du lai lors de lrsquoultime eacutepreuve de lrsquoheacuteroiumlne quand Goron srsquoapprecircte agrave eacutepouser le Coudre sa sœur jumelle (Rappelons que le marquis de Saluces dans le Deacutecameacuteron organise quant agrave lui ses preacutetendues noces avec la fille de Griselda) Outre la theacuteorie psychanalytique du complexe et donc de la repreacute-sentation lieacutee agrave quelque chose comme laquo un mythe personnel raquo chez lrsquoauteur lrsquoanthropologie historique (agrave laquelle nous nous proposons drsquoavoir mainte-nant recours) va nous permettre de recontextualiser le texte litteacuteraire Les eacutetudes portant sur les modes de lrsquoorganisation sociale ont souvent placeacute la parenteacute au cœur de leurs preacuteoccupations lrsquoarticulation des reacuteseaux de pa-renteacute obeacuteit agrave des regravegles drsquoalliance et de consanguiniteacute Dans la terminologie actuelle qui semble toujours un peu confuse quelques preacutecisions srsquoimpo-sent Mecircme si les structures de parenteacute offrent de notables variations suivant lrsquoeacutepoque et la zone drsquoobservation un facteur unificateur et de renforcement des parenteacutes par alliances est partout observeacute agrave savoir le mariage chreacutetien unique et indissoluble Par ce biais lrsquoEacuteglise intervient dans la deacutetermination drsquoune partie au moins des regravegles drsquoalliance et aussi dans le controcircle de leur application au moyen par exemple de la publiciteacute de lrsquoacte qui permet de veacute-rifier lrsquoabsence de tout empecircchement les cas drsquoempecircchement ayant eacuteteacute agrave di-verses reprises deacutefinis par cette mecircme Eacuteglise au cours du Moyen Acircge Il srsquoagit essentiellement de regravegles de prohibition et agrave partir de la fin du XIXe siegravecle de nombreuses theacuteories13 concernant leur origine et leur fonction ont vu le jour

Pour lrsquoanthropologie structurale la prohibition de lrsquoinceste et lrsquoinstitution systeacutematique de diffeacuterentes chaicircnes drsquounion preacutefeacutereacutees sinon prescrites permet drsquoeacutedifier une socieacuteteacute humaine authentique sur la base artificielle des unions par alliance Une theacuteorie plus reacutecente de Franccediloise Heacuteritier14 complegravete les preacute-ceacutedentes en faisant apparaicirctre lrsquoinceste et sa prohibition comme eacutetroitement lieacutes dans chaque culture agrave des ensembles totaux de repreacutesentations qui por-tent sur la personne sur lrsquoorganisation sociale sur le monde et sur les rap-

13 Nous ne retiendrons agrave cet endroit que les exemples suivants Eacutemile Durkheim La prohibition de lrsquoinceste et ses origines (1897) Paris Payot 2008 Une eacutedi-tion numeacuterique est disponible httpdxdoiorgdoi101522claduepro4Sigmund Freud Totem et tabou (1912) Paris Payot 1951 (pour la premiegravere traduction franccedilai-se) Paris Payot coll laquoPetite Bibliothegraveque Payotraquo 2004 Claude Leacutevi-Strauss Les Structures eacuteleacutementaires de la parenteacute Paris PUF 1949 nouv eacuted re-vue La Haye-Paris Mouton 1968

14 Franccediloise Heacuteritier Les deux soeurs et leur megravere anthropologie de lrsquoinceste Paris Eacuted Odile Jacob 1994 reacuteeacuted 1997

81Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

ports de chacune de ces trois entiteacutes entre elles Eacutetudiant diffeacuterentes cultures preuves textuelles agrave lrsquoappui elle deacutemontre qursquoagrave cocircteacute ndash et peut-ecirctre mecircme en amont ndash de lrsquoinceste entre consanguins il existe un inceste de deuxiegraveme type laquo lrsquoinceste des deux sœurs raquo qui implique que la relation incestueuse existe non seulement entre les partenaires mais aussi entre les deux consanguins du mecircme sexe partageant le mecircme partenaire sexuel Ici le critegravere constitutif de lrsquoinceste sera la mise en contact drsquohumeurs (substances liquides) identiques parce que cela met en jeu ce qursquoil y a de plus fondamental dans les socieacuteteacutes hu-maines la faccedilon dont elles construisent leur cateacutegorie mental de lrsquoidentique et du diffeacuterent15 Sur ce point les versets du Coran et du Leacutevitique sont formels et une eacutetude contrastive deacuteployeacutee sur plusieurs cultures et produits culturels conduit agrave affirmer que laquo cet inceste du deuxiegraveme type est mecircme conceptuel-lement agrave lrsquoorigine vraisemblablement de la prohibition de lrsquoinceste telle que nous la connaissons du premier type et non de lrsquoinverse raquo16 Pour lrsquoauteure en tout cas toute la leacutegislation qui a suivi en droit canon et en droit civil concer-nant les interdits sur lrsquoalliance a eacuteteacute calqueacutee sur les interdits de consanguiniteacute et elle est resteacutee en vigueur tregraves longtemps alors qursquoelle ne srsquoappuie sur aucun risque biologique srsquoagissant de parents par alliance Rappelons en outre que laquo cette extension de la notion drsquoinceste raquo devait srsquoaccompagner laquo drsquoun eacutelar-gissement de lrsquoespace interpreacutetatif et partant des enjeux de lrsquointerdit de lrsquoin-ceste qui engage deacutesormais une eacuteconomie du laquo symbolique raquo ndash au sens large cette fois de ce qui nrsquoest pas reacuteductible agrave la seule dimension mateacuterielle eacutecono-mique ou sociale raquo17

Pour conclure provisoirement sur lrsquoimpact de cette question en litteacuterature nous pensons que cet inceste du deuxiegraveme type pourrait bien ecirctre le chaicircnon seacutemantique manquant entre les reacutecits en question et les types de conte men-tionneacutes dont on a pu observer la combinaison sans pour autant avoir reacuteussi agrave approfondir les raisons seacutemiologiques de ce pheacutenomegravene drsquoaffiniteacute notion eacuteta-blie en folklore par Ortutay Gyula18 dans les anneacutees 1950

15 Franccediloise Heacuteritier Un problegraveme toujours actuel lrsquoinceste et son universelle prohibition Collegium Budapest 1996 p 7

16 Ibid p 1017 Voir plus amplement sur le sujet Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich laquo Eacutetendre la

notion drsquoinceste exclusion du tiers et binarisation du ternaire raquo A contrario 12005 (Vol 3) p 5-13

URL wwwcairninforevue-a-contrario-2005-1-page-5htm 18 Lrsquoaffiniteacute deacutefinit dans la litteacuterature orale une parenteacute formelle ou seacutemantique entre œuvres

82 Krisztina Horvaacuteth

En conclusion si nous pouvons soutenir aujourdrsquohui que Fresne lrsquohistoi-re du marquis de Saluces et Eliduc sont en affiniteacute avec les contes-types AT 706 (La jeune fille aux mains coupeacutees) AT 707 (Les enfants aux cheveux drsquoor) AT 710 (La niegravece de la Vierge) mais aussi avec le conte-nouvelle type 900 (La meacutegegravere apprivoiseacutee) crsquoest en raison drsquoun noyau seacutemantique unique eacuteleacutement constituant de ce que nous avons choisi drsquoappeler le complexe de Griseacutelidis19 Ce noyau est en outre indissociable de la notion anthropologique et psychi-que de lrsquoinceste des deux sœurs car ce qui rend les souffrances de nos heacuteroiumlnes proprement insoutenables crsquoest qursquoelles sont toutes eacuteprouveacutees dans une situa-tion de rivaliteacute drsquoautant plus interdite que cette rivaliteacute oppose deux person-nes du mecircme sexe deacutejagrave en rapport drsquoextrecircme proximiteacute

qui permet et favorise la naissance mais aussi la combinaison des variantes (En philologie tex-tuelle on va parler de contamination) Ortutay Gyula Variaacutens invariaacutens affinitaacutes Budapest MTA II osztaacutely koumlzlemeacutenyei 1959

19 laquo Les complexes de Marie de France raquo Eacutetudes de litteacuterature meacutedieacutevale Studia Romanica de Debrecen Series Litteraria fasc XXII Debrecen 2000

Fabliaux et Leacutegendes urbaines

Alain CorbellariUniversiteacute de Lausanne

Rien de plus eacutevident en apparence que les liens des fabliaux avec le folklore La critique scientifi que du XIXe siegravecle a multiplieacute des parallegraveles culturels que les mises en garde de Beacutedier (qui affi rmait qursquoil eacutetait vain de chercher leur origine1) nrsquoont en fait que peu freineacute ce mouvement a abouti agrave lrsquointeacutegra-tion de nombre drsquointrigues de fabliaux aux immenses reacutepertoires de lrsquoeacutecole fi nlandaise de narratologie2 Crsquoest pourtant moins cette piste lieacutee agrave lrsquoimmeacute-moriale histoire des contes que lrsquoon aimerait suivre ici que celle plus souter-raine encore de ces mini-reacutecits que lrsquoon tient pour vrais transmis de bouche agrave oreilles agrave la fois inquieacutetants et plaisants et qui sont connus sous le nom de laquo leacutegendes urbaines raquo De fait ancreacutes dans la quotidienneteacute du Moyen Acircge central les fabliaux apparaissent tout deacutesigneacutes pour colporter et reacutepandre ce type de reacutecits pour ne pas dire de ragots en apparence peu compatibles avec le caractegravere intemporel des leacutegendes arthuriennes ou eacutepiques mais qui par un autre biais fi nissent pourtant par les rejoindre

Les frontiegraveres sont en effet moins claires qursquoil nrsquoy paraicirct de prime abord en-tre le vulgaire racontar et la noble leacutegende et cela fait quelques temps deacutejagrave que la recherche sur les contes et la sociologie des leacutegendes urbaines ont fait leur jonction on nrsquoen est plus agrave opposer les deux domaines comme eacutetanches lrsquoun agrave lrsquoautre et lrsquoon reconnaicirct aujourdrsquohui que la compulsion narrative srsquoincarne volontiers dans des formes compleacutementaires qui concourent toutes agrave lrsquoenri-chissement de notre imaginaire3

1 Joseph Beacutedier Les Fabliaux Paris Champion 18952 Voir Antti Aarne et Stith Thompson The Types of the Folktale Helsinki Academia scien-

tiarum fennica laquo FF Communication raquo 184 19613 Sur les leacutegendes urbaines voir en particulier les travaux de Jean-Bruno Renard Ru-

meurs et leacutegendes urbaines Paris PUF laquo Que-sais-je raquo 20022 Veacuteronique Campion-Vin-cent et Jean-Bruno Renard Leacutegendes urbaines Rumeurs drsquoaujourdrsquohui Paris Payot 1992 Jean-Noeumll Kapferer Rumeurs Le plus vieux meacutedia du monde Paris Seuil 1987 et Jan Ha-rold Brunvand The Baby Train and Other Lusty Urban Legends New York Norton 1993 (ouvrage qui comprend un index des leacutegendes urbaines types)

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Il nrsquoen reste pas moins que si les reacutesultats de lrsquoeacutevolution des deux types nar-ratifs sont souvent sur le long terme difficiles agrave distinguer leurs modes de propagation et de reacuteception restent bien diffeacuterents

A quoi se reconnaissent les leacutegendes urbaines On srsquoaccorde agrave estimer que trois critegraveres les caracteacuterisent

1) Les leacutegendes urbaines appartiennent au registre de la rumeur et sont preacute-senteacutees comme authentiques mecircme si elles ne sont jamais raconteacutees par leurs protagonistes eux-mecircmes crsquoest en effet toujours agrave un ami ou agrave lrsquoami drsquoun ami ou agrave lrsquoami drsquoun ami drsquounhellip bref agrave un tiers consideacutereacute comme proche que les choses sont censeacutees ecirctre arriveacutees Lrsquoexpeacuterience est facile agrave faire osez douter de la veacuteraciteacute drsquoune telle histoire et vous verrez aussitocirct son narrateur froncer les sourcils Auriez-vous lrsquoaudace de mettre ses dires en doute Corollaire-ment aussi invraisemblable qursquoil soit mdash mygales dans les yuccas doigts dans les boicirctes de conserves ou femmes enceintes ayant des grenouilles dans le ven-tre mdash le reacutecit est toujours directement en phase avec notre contemporaneacuteiteacute et notre quotidienneteacute

2) Les leacutegendes urbaines ont un caractegravere narratif prononceacute On ne se contente pas de nous transmettre un fait incroyable mais on lrsquoenrobe de deacute-tails et drsquoexplications circonstancielles la preacutesence de crocodiles dans les eacutegouts est ainsi dramatiseacutee par le reacutecit eacutepique du combat drsquoun eacuteboueur avec lrsquoun de ces monstres et on ne manque pas de nous expliquer que la preacutesence de ces sauriens parmi les eaux useacutees reacutesultent drsquoune mode que lrsquoon avait eue de les eacutelever beacutebeacutes en appartement et de les jeter dans les toilettes avant qursquoils ne grandissent trophellip

3) Les leacutegendes urbaines se reacutevegravelent ecirctre des reacutecits exemplaires illustrant soit les piegraveges et les dangers de la civilisation moderne (on ne compte plus les histoires qui deacutenoncent la laquo malbouffe raquo ou les expeacuteriences hasardeuses preacute-tendument meneacutees par les savants sur la nature ou lrsquoecirctre humain) soit les comportements irresponsables Pour ne prendre qursquoun exemple le petit reacutecit de retour de voyage racontant lrsquoadoption drsquoun chien exotique qui se reacutevegravele fi-nalement ecirctre un gros rat incite les voyageurs agrave se meacutefier des pays exotiques Ce faisant les leacutegendes urbaines srsquoavegraverent souvent conservatrices voire reacuteac-tionnaires elles confirment les steacutereacuteotypes les atavismes protectionnistes voire dans le pire des cas les reacuteflexes racistes

Il est agrave peine neacutecessaire de preacuteciser que lrsquoadjectif laquo urbaines raquo est particuliegrave-rement mal choisi pour deacutesigner ce type de reacutecits qui nrsquoont pas plus de lien neacute-cessaire avec les villes qursquoavec une conception speacutecifiquement contemporaine

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de la socieacuteteacute A cet eacutegard Jean-Bruno Renard nous semble aller trop loin en affirmant qursquoelles laquo expriment de maniegravere symbolique les peurs et les espoirs drsquoune moderniteacute en crise4 raquo Il est vrai que crsquoest agrave la faveur du deacuteveloppement moderne de lrsquoinformation et des media que cette cateacutegorie narrative a eacutemer-geacute mais elle est en fait vieille comme le monde Certaines occurrences tregraves anciennes drsquohistoires reacutecemment reacuteactualiseacutees en deacutemontrent la prodigieuse malleacuteabiliteacute Ainsi une rumeur propageacutee par la presse britannique a seacutevi dans le sud de la France entre 1989 et 1991 une femme ivre qui aurait ingurgiteacute un tecirctard aurait eacuteteacute opeacutereacutee un mois apregraves et les chirurgiens auraient vu une gre-nouille bondir de son ventre en cours drsquoopeacuteration Or cette histoire les meacutedieacute-vistes la connaissent puisqursquoelle est adapteacutee drsquoun reacutecit de La Leacutegende doreacutee Neacuteron ayant voulu vivre lrsquoexpeacuterience de lrsquoaccouchement ses meacutedecins lui fi-rent ingurgiter agrave son insu une grenouille vivante qui srsquoagita tant dans son ven-tre que le sinistre empereur exigea que les meacutedecins lrsquoopegraverent laquo avant terme raquo la grenouille srsquoeacutechappant de son ventre alla se cacher dans le palais donnant ainsi agrave ce dernier son nom de Latran (lata rana = laquo grenouille cacheacutee raquo)

Un autre ceacutelegravebre reacutecit meacutedieacuteval a eacutegalement tout de la leacutegende urbaine celui du laquo cœur mangeacute raquo et le caractegravere courtois des reacutecits qui lrsquoutilisent ne constitue pas une objection agrave cette classification ne lui manque ni le caractegravere de rumeur puisqursquoil apparaicirct dans une vida de troubadour (cel-le de Guilhem de Cabestanh) et fut consideacutereacute comme historique jusqursquoau XIXe siegravecle (Stendhal et Raynouard nrsquoavaient aucune difficulteacute agrave le consideacute-rer comme creacutedible) ni le deacuteveloppement narratif meacutenageant le suspense ni le caractegravere exemplaire la morale pouvant si lrsquoon veut bien srsquoen reacuteduire agrave lrsquoinjonction de ne pas convoiter la femme drsquoautrui5 En outre tous les reacutecits plus ou moins anthropophagiques qui abondent dans les rumeurs actuelles peuvent en ecirctre consideacutereacutes comme la menue monnaie des doigts retrouveacutes dans les boicirctes de conserves jusqursquoaux rumeurs entourant la fabrication des pacircteacutes dans certains quartiers pauvres Le motif du festin drsquoAtreacutee lui est eacutevi-demment aussi apparenteacute et srsquoil nous est parvenu dans un cadre mytholo-gique qui ici encore en brouille la perception laquo urbaine raquo rien nrsquoempecircche

4 Jean-Bruno Renard Rumeurs et leacutegendes urbaines op cit 4e de couverture5 On peut consideacuterer que les deux reprises moderniseacutees du thegraveme du laquo cœur mangeacute raquo par

Leacuteon Bloy mdash la premiegravere dans le recueil Sueur de Sang consacreacute agrave des anecdotes tragiques lieacutees agrave la Guerre de 1870 (laquo A la table des vainqueurs 1893) la seconde dans les Histoires deacutesobligeantes (laquo La Fegraveve raquo 1894) mdash font preacuteciseacutement acceacuteder ce motif archaiumlque au statut respectivement de leacutegende urbaine et drsquohistoire drocircle Je me permets de renvoyer agrave mon article laquo Du conte-type agrave la leacutegende urbaine Leacuteon Bloy et le cœur mangeacute raquo Versants No51 2006 p 113-28

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qursquoil ait pu se reacutepandre eacutegalement et degraves lrsquoAntiquiteacute sous forme de rumeur Ce cas illustre du mecircme coup le caractegravere indissociable des thegravemes dits folk-loriques et des leacutegendes urbaines selon qursquoon insistera sur lrsquoeacuteleacutement mer-veilleux et leacutegendaire drsquoun tel reacutecit ou sur sa veacuteraciteacute et sa contemporaneacuteiteacute on tendra vers lrsquoune ou lrsquoautre deacutetermination geacuteneacuterique6

Lrsquoaspect volontiers reacuteputeacute laquo reacutealiste raquo des fabliaux qui reacutesulte plutocirct drsquoun refus de lrsquoideacutealisme que drsquoune volonteacute de mimeacutetisme7 installe souvent leurs narrations dans un monde immeacutediatement reconnaissable par leurs audi-teurs le boucher drsquoAbbeville le fegravevre de Creil ou les trois dames de Paris sont des personnages que lrsquoon aurait pu cocirctoyer si lrsquoon avait freacutequenteacute ces villes de leur temps et qui sont par excellence candidats aux rumeurs les plus diver-ses Mecircme Connebert sans doute le plus cruel des fabliaux ne sort pas tout agrave fait de lrsquoordre du vraisemblable on admettra que lrsquohistoire de ce precirctre cloueacute par les testicules (et agrave qui on a laisseacute un rasoir pour se libeacuterer) dans une forge en feu nrsquoest pas malgreacute son outrance (mais on croit savoir que les mœurs du temps nrsquoeacutetaient pas tendreshellip) sans deacutegager un certain parfum de fait divers sanglant Michel Simonin grand speacutecialiste des Histoires tragiques dont la Re-naissance eacutetait friande eacutetait convaincu de la filiation des fabliaux agrave ce genre typique du XVIe et XVIIe siegravecle il aimait agrave cet eacutegard citer la frappante formule de Beacutedier selon qui laquo ces mecircmes contes gras les Italiens de la Renaissance les ont tacheacute de sang8 raquo

Les narrateurs des fabliaux insistent souvent sur lrsquoauthenticiteacute de leurs di-res Boivin de Provins dans le fabliau eacuteponyme se fait ainsi agrave la fin du reacutecit le conteur de sa propre histoire il devient le propagateur drsquoune aventure que rien ne nous oblige agrave consideacuterer comme authentique sinon la parole du nar-rateur-acteur garante preacuteciseacutement de lrsquointeacuterecirct que lrsquoon prend agrave son reacutecit9 On sait cependant que les incipit des fabliaux ne se soucient pas toujours de

6 Jean Bruno Renard rappelle et adapte opportuneacutement agrave son sujet dans Rumeurs et leacutegen-des urbaines (op cit p 60-62) les critegraveres proposeacutes par Van Gennep (but veacutereacutediction statut des personnages lieu et temps de lrsquoaction) pour distinguer mythes contes et leacutegendes

7 Sur cet aspect je me permets de renvoyer agrave mon article laquo Recircves et Fabliaux un autre aspect de la ruse feacuteminine raquo Reinardus No15 2002 p 53-62

8 J Beacutedier op cit p 290 Lrsquoallusion agrave Michel Simonin vient du souvenir drsquoune confeacuterence donneacutee agrave lrsquoUniversiteacute de Neuchacirctel en 1992

9 Voir Michel Zink laquo Boivin auteur et personnage raquo Litteacuteratures No6 1982 p 7-13 et Alain Corbellari laquo Boivin de Provins ou le triomphe du monologue raquo Vox Romanica No4950 199091 p 284ndash96

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situer preacuteciseacutement leur narration et dans bien des cas un vague laquo jadis raquo suf-fit agrave planter le deacutecor Ainsi dans Les Tresses

Jadis avint crsquouns chevaliershellip

dans Le Mire de Brai

Jadis ert uns vilains mout richeshellip

ou dans Le Meunier et les deux clercs

Dui povres clerc furent jadishellip10

Mais la mention drsquoun nom de ville nrsquoest malgreacute tout pas rare volontiers moda-liseacutee il est vrai par un laquo ja raquo qui eacuteloigne dans le temps lrsquoespace apparemment familier Crsquoest le cas du Vilain acircnier

Il avint ja a Monpellierhellip

ou des Trois aveugles de Compiegravegne

Il avint ja defors Compiegnehellip

Le deacutebut de La Bourgeoise drsquoOrleacuteans situe les personnages de maniegravere plus preacutecise

Or vous dirai drsquoune borgoiseune aventure assez cortoise nee et nourrie fu drsquoOrlienset ses sires fu nez drsquoAmiensriches mananz a desmesure

Ici lrsquoeacutetau de la reacutefeacuterentialiteacute se resserre nettement autour des protagonistes Ce que jrsquoaimerais preacuteciseacutement montrer ici crsquoest que dans certains cas les fa-bliaux tentent de nous persuader agrave la maniegravere des leacutegendes urbaines que ce

10 Exemples tireacutes comme les suivants de Fabliaux franccedilais du Moyen Acircge eacuted par Philippe Meacutenard Genegraveve Droz 1979

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qursquoils nous racontent vient drsquoarriver dans la ville voisine quand bien mecircme les rumeurs qursquoils colportent seraient vieilles comme le monde Orleacuteans nrsquoest cer-tes pas tregraves pregraves drsquoAmiens mais le double jeu de lrsquoeacuteloignement et de la proxi-miteacute nrsquoen est que plus habile

Le fabliau le plus exemplaire de cette deacutemarche reste cependant celui des Trois Dames de Paris Premiegraverement fait exceptionnel son anecdote est dateacutee

Lrsquoan crsquoon dit M CCC et vintun matin devant la grand messeque la femme Adam de Gonnesseet sa niece Maroie Clippedistrent que chacune a la trippeiraient II deniers despendre[hellip]11

on constate par ailleurs que les deux personnages citeacutes ont des noms qui ne semblent pas appartenir agrave lrsquoonomastique conventionnelle des reacutecits faceacutetieux lrsquoune eacutetant mecircme deacutesigneacutee par le nom de son eacutepoux lrsquoauteur Watriquet de Couvins cherche donc visiblement agrave accreacutediter lrsquoideacutee que les protagonistes de son reacutecit sont bien de bourgeoises parisiennes que lrsquoon aurait pu rencon-trer dans la capitale en 132012 On ne tardera pas agrave nous apprendre qursquoelles se rendront agrave la taverne de Perrin du Terne (encore une adresse probablement reconnaissable des contemporains) en compagnie drsquoune certaine dame Ti-faigne personnage que lrsquoon devine lieacute au demi-monde parisien (on parlerait aujourdrsquohui de Reacutegine ou de Madame Claude)

Par ailleurs cet ancrage reacutealiste se greffe sur lrsquointention afficheacutee de nous ra-conter une laquo histoire extraordinaire raquo pour parler comme Edgar Poe ou com-me cette star du petit eacutecran qui voici une trentaine drsquoanneacutees nous reacutegalait de ces reacutecits soi-disant vrais parmi lesquels se reconnaissaient preacuteciseacutement nombre de leacutegendes urbaines13

11 Les Trois Dames de Paris dans Ph Meacutenard (eacuted) op cit v 16-2112 Je remercie ici Boris Bove speacutecialiste du Paris de Philippe le Bel drsquoavoir fait quelques re-

cherches pour moi seul agrave vrai dire le nom de Baillet porteacute par un jeune homme au v 48 sem-ble un nom parisien vraiment connu

13 Je fais bien sucircr reacutefeacuterence aux Histoires extraordinaires de Pierre Bellemare dont les eacuteditions en volumes ont eacuteteacute un des best-sellers de lrsquoeacutedition franccedilaise des anneacutees 70 et 80 Je me souviens

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Watriquet de Couvins commence en effet son fabliau par une reacutefutation explicite de la matiegravere bretonne

Jadis souloient les merveillesconter as festes et as veillesColins Hauvis Jetrus HersensOr sont a Paris de touz sensles maisons plaines et les ruesde grans merveilles avenuesa III fames nouvelementsi com vous lrsquoorrez ja briementse de vous puis estre escoutez14

Ce prologue a valeur de manifeste poeacutetique les merveilles lointaines des ro-mans de chevalerie ont fait leur temps place aux merveilles du quotidien Les noms mecircme des conteurs eacutegreneacutes dans le troisiegraveme vers contrastent par leur aspect plutocirct conventionnel (des pseudonymes probablement) avec les noms ducircment citeacutes des maritornes parisiennes dont on va nous conter les meacutesaven-tures Mais quelles meacutesaventures De fait lrsquohistoire de ces trois dames qui ivres mortes srsquoendormiront sur la voie publique et seront enterreacutees vivantes avant de se reacuteveiller et de parcourir telles ce que lrsquoon appellerait aujourdrsquohui des zombies les rues de la capitale pour enfin nrsquoayant rien appris de leurs tri-bulations retourner srsquoamuser agrave la taverne cette histoire donc a toutes les ap-parences drsquoun conte fantastique habilement parodieacute On a voulu y reconnaicirctre un lointain eacutecho des mythes indo-europeacuteens du char de lrsquoAurore eacutetudieacutes par Dumeacutezil dans le troisiegraveme volume de Mythe et eacutepopeacutee15 dans les deux cas on constate en effet un lien entre ivresse deacutebrideacutee et renouvellement matinal Ce qui frappe cependant dans le reacutecit de Watriquet crsquoest lrsquoinsistance non tant sur lrsquoinvraisemblance de son reacutecit que sur le fait ndash encore souligneacute par la re-prise du terme laquo merveille raquo ndash qursquoil a eacuteteacute reconnu vrai malgreacute son caractegravere incroyable par de nombreux teacutemoins

encore mdash je pouvais avoir une dizaine drsquoanneacutees mdash drsquoavoir entendu pour la premiegravere fois par la voix de ce conteur hors pair lrsquohistoire des crocodiles dans les eacutegouts localiseacutee si je ne mrsquoabuse agrave Philadelphie dans les anneacutees 1930 et qui mrsquoavait fort impressionneacute

14 Les Trois Dames de Paris v 1-915 Voir Georges Dumeacutezil Mythe et eacutepopeacutee IIIIII Paris Gallimard laquo Quarto raquo 1995 p 1246-

1266 laquo Les travestis des ides de juin raquo

90 Alain Corbellari

La jurent a mout grant vilteacutelrsquoune sus lrsquoautre comme mortestant que par tout guichez et portesde la citeacute furent ouvertescrsquoon vit les merveilles apertes16

Le narrateur en mecircme temps joue abondamment de lrsquoaspect prosaiumlque du spectacle nrsquoheacutesitant pas agrave dire que les femmes gisent laquo comme merdes en mi la voie raquo (v 209) que les maris accourus sont courrouceacutes de voir deacutecouvertes les laquo cus et testes raquo de leur eacutepouses (v 219) et que le vin leur sortait laquo par les gencives [hellip] et par tous les conduis raquo (v 226-227) Lorsqursquoagrave minuit inversant lrsquoordre symbolique du passage de la vie agrave la mort les trois dames se reacuteveillent crsquoest une fois encore face agrave un teacutemoin privileacutegieacute qursquoelle se preacutesentent teacutemoin qui terrifieacute est convaincu des laquo merveilles raquo qursquoil contemple

Et quant ilec les a trouveesde grands merveilles srsquoen seignaet dist laquo Dyables les engignaqui les a raportees cioieacutes seigneur pour Dieu mercicomment sont elles revenues raquo17

Ce qui est en jeu ici crsquoest drsquoailleurs plus que le merveilleux ce que Fran-cis Dubost reconnaicirct comme le laquo fantastique meacutedieacuteval raquo18 Certes le narra-teur prend bien soin de lever toute ambiguiumlteacute mais la peinture qursquoil fait de la terreur des braves bourgeois parisiens insinue agrave lrsquoeacutevidence qursquoil se deacuterou-le ici pour un spectateur non preacutevenu un eacuteveacutenement semblable agrave celui veacutecu par Gauvain au deacutebut de LrsquoAcirctre peacuterilleux ou agrave ceux proposeacutes agrave maintes re-prises aux lecteurs du Perlesvaus La diffeacuterence est de focalisation alors que les conteurs arthuriens font mine de croire aux manifestations surnaturelles qursquoils deacutecrivent afin de mieux nous attacher agrave leurs fictions le narrateur des Trois Dames de Paris et partant son auteur Watriquet de Couvins deacutenoncent la superstition pour ne pas dire lrsquoobscurantisme de leurs contemporains

16 Les Trois Dames de Paris v 184-18817 Ibid v 270-27518 Voir Francis Dubost Aspects fantastiques de la litteacuterature franccedilaise meacutedieacutevale Paris

Champion 1991 2 vol

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Soulignons le fait qursquoune telle constatation est valable pour lrsquoensemble du corpus des fabliaux Pas une seule fois sinon lorsqursquoil srsquoagit de geacuteneacuterer des effets purement comiques comme dans Le Chevalier qui fit parler les cons le surnaturel nrsquoest preacutesenteacute dans les contes agrave rire sans ecirctre deacutenonceacute comme une supercherie Il y a lagrave soit dit en passant un puissant argument contre lrsquohis-toire des mentaliteacutes agrave tous ceux qui croient les meacutedieacutevaux englueacutes dans une laquo mentaliteacute magique raquo les fabliaux opposent un complet deacutementi en manifes-tant un solide laquo bon sens raquo qui nrsquoa rien agrave envier agrave notre scepticisme rationaliste de soi-disant laquo modernes raquo

Prenons les deux reacutecits parallegraveles drsquoEstormi et des Trois bossus meacutenestrels la trame on le sait en est la mecircme et illustre parfaitement le principe cher agrave Propp et agrave Dumeacutezil selon qui ce nrsquoest pas la conformiteacute des deacutetails (contin-gents) qui prouve la communauteacute drsquoorigine de deux reacutecits mais bien lrsquoidentiteacute de leur fonctionnement structurel De fait dans les deux cas on voit un mari creacutedule enterrer trois cadavres en croyant toujours srsquooccuper drsquoun mecircme per-sonnage qui serait revenu deux fois agrave la vie puis en estourbir encore un qua-triegraveme qui passait malencontreusement par lagrave et nrsquoentretenait avec les trois morts aucun lien qursquoune certaine ressemblance physique Les nombreuses versions du conte du Sacristain illustrent par ailleurs aussi mais sur un autre scheacutema ce thegraveme des laquo cadavres encombrants raquo19 On y voit le corps drsquoun precirc-tre lubrique assassineacute ballotteacute agrave travers drsquoinvraisemblables rebondissements successivement voleacute abandonneacute puis finalement installeacute tel un cavalier de la terrifiante mesnie Hellequin sur un cheval emballeacute le cadavre segraveme la terreur sur son passage Tous ces reacutecits dont les multiples variantes et copies attestent le succegraves font eacutevidemment fond sur la croyance aux fantocircmes que les auteurs de nos fabliaux doivent neacutecessairement consideacuterer comme agrave la fois suffisam-ment partageacutee mais aussi suffisamment mise en doute par leurs contempo-rains pour que lrsquoeffet comique de leurs narrations soit garanti un monde de creacutedules croirait au blasphegraveme un monde de sceptiques hausserait les eacutepaules Il nrsquoexiste donc pas de laquo mentaliteacute meacutedieacutevale raquo agrave proprement parler mais une seacuterie drsquoattitudes possibles dont tout au plus la proportion mais non la distri-bution a pu varier jusqursquoagrave nos jours On peut drsquoailleurs veacuterifier lrsquoeffet de ces reacutecits sur nous-mecircmes pour les sceptiques que nous pensons ecirctre devenus ces contes ne sont pas seulement drocircles agrave proportion de lrsquoimage que nous nous

19 Voir sur ce thegraveme Franccedilois Suard laquo Les trois cadavres encombrants raquo dans Epopeacutee ani-male fable fabliau Actes du IVe colloque de la Socieacuteteacute Internationale Renardienne Evreux 7-11 septembre 1981 Paris PUF 1984 p 611-623

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faisons de la naiumlveteacute du public drsquoil y a huit siegravecles crsquoest-agrave-dire de la distance que nous prenons avec une certaine ideacutee convenue de la laquo mentaliteacute meacutedieacuteva-le raquo nous nous reacutejouissons aussi de notre identification avec des conteurs ma-lins qui ne sont pas plus dupes que nous de ce que lrsquoon pourrait appeler pour parodier Barthes les laquo effets de merveilleux raquo A ce titre des reacuteinvestissements modernes de thegravemes apparenteacutes agrave celui du laquo cadavre encombrant raquo ne sont pas du tout impossibles20 pour peu que nous songions agrave installer notre reacutecit dans un milieu (sectaire superstitieux ou simplement creacutedule) face auquel nous pourrons faire valoir notre regard exteacuterieur et rationnel

On comprendra aiseacutement qursquoil nrsquoy a rien de plus simple que drsquoanalyser le scheacutema narratif du laquo cadavre encombrant raquo en termes de leacutegende urbaine on y retrouve immeacutediatement lrsquoaspect de rumeur malicieuse (on eacuteprouve un se-cret plaisir agrave voir ces choses arriveacutees aux autres) le suspense narratif lieacute agrave un eacuteleacutement inquieacutetant et le caractegravere exemplaire la morale pouvant se reacutesumer agrave une mise en garde contre la creacuteduliteacute Le caractegravere familier du milieu dans lequel se deacuteroulent les fabliaux rend cette analogie particuliegraverement creacutedible et il y a gros agrave parier que plus drsquoun auditeur meacutedieacuteval apregraves avoir entendu lrsquoun de ces reacutecits srsquoest empresseacute de le reacutepeacuteter en preacutetendant que la meacutesaven-ture eacutetait arriveacute agrave lrsquoami drsquoun ami drsquoun amihellip Une telle remarque vaut au de-meurant pour la plupart des fabliaux srsquoil reste sans doute le plus parlant lrsquoexemple des contes faisant le procegraves des superstitions irrationnelles nrsquoest pas exclusif drsquoun fonctionnement qursquoil faut bien dire naturel degraves lors que la quoti-dienneteacute se preacutesente comme le cadre de preacutedilection de lrsquoanecdote A contra-rio lrsquoinsistance de maint prologue sur lrsquoindistinction spatio-temporelle et sur lrsquoideacutee du laquo jadis raquo doit sans doute ecirctre analyseacutee comme reacutesultant drsquoune double reacutesistance drsquoune part des modegraveles traditionnels lieacutes aux contes arthuriens et agrave lrsquoideacutealisation eacutepique drsquoautre part des conteurs eux-mecircmes parfois visible-ment soucieux de ne pas encourager la pente de leurs reacutecits agrave susciter drsquoindeacute-sirables effets drsquoidentification

A lrsquoissue drsquoune magistrale deacutemonstration preacutesenteacutee elle-mecircme sous forme de reacutecit agrave savoir la narration de la seacuteance de reacutecitation en plein Oceacutean indien en 1887 drsquoun conte dans lequel on pouvait reconnaicirctre un vieux fabliau et dont le succegraves parmi un tregraves cosmopolite auditoire ne pouvait que garantir lrsquoanarchique diffusion Beacutedier concluait la premiegravere partie de son grand livre

20 De fait ce fut le cas en 1948 avec le film LrsquoArmoire volante de Carlo Rim qui offrit lrsquoun de ses meilleurs rocircles agrave Fernandel en fonctionnaire deacutesespeacutereacute de ne pas retrouver le cadavre de sa vieille tante

93Fabliaux et Leacutegendes urbaines

sur les fabliaux par le constat de lrsquoimpossibiliteacute de retrouver les voies de propa-gation drsquoune matiegravere aussi diffuse On se souvient de la belle formule laquo il flot-te eacutepars dans lrsquoair le pollen des contes21 raquo Si Beacutedier a incontestablement voulu dire par lagrave qursquoil eacutetait vain de chercher des origines perpeacutetuellement insaisis-sables on peut aussi lire cette phrase comme une eacutevocation frappante de la formidable plasticiteacute des anecdotes les plus rudimentaires sans cesse suscep-tibles drsquoactualisations nouvelles pour peu qursquoelles rencontrent chez leurs audi-teurs le deacutesir de donner une leccedilon agrave leur prochain Ce que nous apprennent les leacutegendes urbaines crsquoest en effet que nul reacutecit nrsquoest innocent sous couvert de laquo narrer de beaux contes raquo pour reprendre encore une fois une expression de Beacutedier22 lrsquoecirctre humain ne cesse de vouloir illustrer un point moral car tou-te narration bregraveve par sa forme mecircme tend toujours agrave deacutegager un sens agrave va-leur exemplaire Freud au fond ne disait pas autre chose du mot drsquoesprit23 et preacuteciseacutement la leacutegende urbaine nrsquoest rien drsquoautre que la sœur jumelle et enne-mie de lrsquohistoire drocircle toutes deux restent aujourdrsquohui encore les principales formes du reacutecit bref oral indispensables dans toute soireacutee amicale qui se res-pecte et elles ne diffegraverent guegravere que par le poids donneacute dans lrsquoune agrave lrsquoeacutetrange dans lrsquoautre au grotesque drsquoougrave la revendication de veacutereacutediction de la leacutegende urbaine dont lrsquohistoire drocircle se passe pour sa part fort bien24

On assimile geacuteneacuteralement unilateacuteralement le fabliau agrave lrsquohistoire drocircle le reacutesultat en est que lrsquoon se trouve souvent embarrasseacute par sa tendance reacutecur-rente agrave proposer une morale Il serait donc sans doute plus juste de dire que le fabliau reacutealise la fusion de lrsquohistoire drocircle et de la leacutegende urbaine sans renier sa vocation de conte agrave rire il cherche aussi agrave perpeacutetuer la meacutemoire ancestrale mdash et par lagrave eacuteminemment folklorique mdash des rumeurs et anecdo-tes qui nous font reacutefleacutechir sur notre rapport aux autres notre faccedilon drsquoap-preacutehender le monde et les dangers qui nous menacent De fait lrsquoexemplari-teacute des leacutegendes urbaines est fort diffeacuterente de celle des exempla meacutedieacutevaux car ces derniers sont toujours au service drsquoune ideacuteologie explicite celle du christianisme alors que le type de reacutecits dont nous avons essayeacute de montrer qursquoil entrait pour une part deacutecisive dans lrsquoethos des fabliaux entretient avec

21 J Beacutedier Les Fabliaux op cit p 5122 J Beacutedier Les Leacutegendes eacutepiques t I Paris Champion 1914 p 1923 Voir Sigmund Freud Le Mot drsquoesprit et sa relation agrave lrsquoinconscient trad de lrsquoallemand par

Denis Messier Paris Gallimard 198824 Jrsquoai eacutevoqueacute plus haut les deux reacutecits tireacutes par Leacuteon Bloy du motif du cœur mangeacute sous for-

mes respectivement de leacutegende urbaine et drsquohistoire drocircle

94 Alain Corbellari

la morale les mecircmes rapports agrave la fois troubles et impeacuterieux que Freud a deacute-celeacute derriegravere le mot drsquoesprit Si les morales des fabliaux nous semblent sou-vent risibles ce nrsquoest pas parce qursquoelles sont ouvertement parodiques (bien qursquoelles entrent volontiers en conflit avec la morale chreacutetienne) mais bien plutocirct parce que la compulsion narrative qursquoelles illustrent est vieille comme la conscience humaine

Godefroi de Lagny pseudonyme agrave la fi n du reacutecit1

Les pseudonymes

Mikloacutes PaacutelfyUniversiteacute de Szeged

Les devinettes les cache-cache les masques tout comme les pseudonymes alterneacutes sont autant de formes ludiques de lrsquoexpression avant de devenir lieux communs et eacuteleacutements folkloriques au sens tregraves large presque pittoresque de ce mot Le spectateur ou le lecteur sait degraves le deacutebut qursquoil assiste agrave un jeu et rares sont les cas ougrave la duperie est placeacutee agrave la fi n de la performance

Malgreacute de nombreuses hypothegraveses on sait tregraves peu de choses sur la vie de Chreacutetien de Troyes Son nom mecircme est parfois lrsquoobjet de conjectures fantai-sistes Nous ignorons si ce nom deacutesigne le theacuteacirctre de toute une vie ou ne fait que renvoyer agrave des origines plus ou moins lointaines Les eacutepithegravetes troyen ou champenois2 peuvent ecirctre eacutevidentes mais un peu speacutecieuses vu le dialecte francien de Chreacutetien avec ses quelques traces champenoises ndash surtout dans son orthographe3 Certains vont mecircme jusqursquoagrave penser que le nom Chreacutetien de Troyes nrsquoest qursquoun pseudonyme recouvrant peut-ecirctre toute une collectiviteacute4 mais cette hypothegravese ne nous semble qursquoune ideacutee eacutesoteacuterique dont lrsquoessentiel est de maquiller Chreacutetien en adepte cathare

Chose curieuse la possibiliteacute drsquoun autre pseudonyme srsquooffre drsquoune faccedilon plus engageante Il srsquoagit de Godefroi de Lagny agrave qui Chreacutetien aurait confieacute lrsquoachegravevement de Lancelot agrave partir de la ligne 6150 Ce qui peut provo-

1 La premiegravere version de ce petit exposeacute fait partie drsquoun recueil en lrsquohonneur de Madame Zsuzsanna Faacutebiaacuten professeur de linguistique italienne agrave lrsquooccasion de son soixantiegraveme anni-versaire La preacutesente eacutetude est une variante compleacuteteacutee du texte reacutedigeacute en langue hongroise

2 Estelle Doudet Chreacutetien de Troyes Paris Tallandier 2009 passim3 Op cit passim et Cristian-Ioan Pacircnzaru laquo Personnaliteacute de Chreacutetien raquo httpwwwuni-

bucroresourcesmedievalcurs (consulteacute le 25 septembre 2009)4 Ioann Lamy laquo Chreacutetien de Troyes ndash 2 raquo httpwwwgraal-initiationorgChretien-de-

Troyes-2html (consulteacute le 2 avril 2010)

96 Mikloacutes Paacutelfy

quer des soupccedilons crsquoest que Godefroi est un auteur parfaitement inconnu Selon E Baumgartner laquo passant et repassant des prisons de Gorre au royau-me de Logres Lancelot triomphe sans doute de Meacuteleacuteagant mais nul ne sait agrave la fin en trompe-lrsquoœil de ce reacutecit doublement inacheveacute ougrave lrsquoon emmegravene Lancelot (v 7119) ougrave et comment se poursuivent et srsquoachegravevent le destin sen-timental et la carriegravere heacuteroiumlque de lrsquoamant de la reine raquo5 Le mecircme problegraveme est souleveacute dans la preacuteface de lrsquoeacutedition de A Foulet et K D Uitti6 Du point de vue de notre reacuteflexion la question est de savoir si cette issue est accepta-ble malgreacute ses deacutefauts Nous sommes drsquoavis qursquoil srsquoagit plutocirct drsquoun ouvrage acheveacute agrave contrecœur

Lrsquoapregraves-Lancelot Perceval agrave lrsquohorizon

Quant agrave la deacutecision de Chreacutetien drsquoabandonner la reacutedaction de Lancelot il srsquoagit bien drsquoun geste impoli agrave lrsquoeacutegard de Marie de Champagne Les vraies rai-sons doivent donc ecirctre seacuterieuses et Perceval agrave lrsquohorizon doit figurer parmi ces causes Yvain agrave ce moment-lagrave devait ecirctre acheveacute cet achegravevement eacutetant laquo en-codeacute raquo dans la trame du reacutecit ce qui nrsquoest pas le cas de Lancelot ougrave un triomphe de la volonteacute masculine sur le caprice feacuteminin (deacuteclaration de guerre7 adresseacutee agrave Marie et agrave lrsquoesprit reacutegnant agrave sa cour) est impossible

Pourtant Lancelot ne pouvait pas rester inacheveacute le manquement au contrat eacutetant une faute plus grave que la simple discourtoisie Avant de se mettre agrave reacute-diger Perceval Chreacutetien avait besoin drsquoune solution rapide il lui fallait donc prendre les choses en main Qui a donc acheveacute Lancelot si ce nrsquoest pas Chreacute-tien Y a-t-il des arguments seacuterieux pour le pseudonymat de Godefroi de La-gny ou devons-nous nous contenter de quelques questions

Lrsquoimpasse comprise et la neacutecessiteacute drsquoun compromis

Que le nom Godefroi soit une reacutealiteacute ou une fiction la laquo passation de plume raquo constitue une rupture avec la cour de Marie Philippe drsquoAlsace

5 Emmanuegravele Baumgartner Chreacutetien de Troyes Yvain Lancelot la charrette et le lion PUF Eacutetudes Litteacuteraires Paris 1992 octobre p 35

6 Chreacutetien de Troyes Le Chevalier de la Charrette (Lancelot) Texte eacutetabli traduit annoteacute et preacutesenteacute avec variantes par Alfred Foulet et Karl D Uitti de lrsquoUniversiteacute de Princeton (USA) Bordas Paris 1989 p XVII

7 Terme drsquoEstelle Doudet p 186 au sujet de Marc et Ysalt la Blonde

97Godefroi de Lagny pseudonyme agrave la fi n du reacutecit

preacutetendant refuseacute et deacutesenchanteacute aurait-il seacuteduit Chreacutetien Marie aurait-elle sacrifieacute Chreacutetien pour se deacutebarrasser de Philippe Quoi qursquoil en soit lrsquoinachegravevement de Lancelot anticipe celui de Perceval agrave un moment don-neacute les textes reacutesistent agrave toute continuation Ce double inachegravevement nous montre un auteur comprenant sans doute que ces histoires se precirctent mal agrave une conclusion rassurante une quecircte de lrsquoAbsolu ne prendra jamais fin qursquoil srsquoagisse de lrsquoamour divin ou du bonheur personnel aupregraves drsquoun ecirctre humain

Depuis Cligegraves Chreacutetien ne manque pas de susceptibiliteacute drsquoeacutecrivain Si le continuateur est un eacutecrivain meacutediocre comment lui laisser la plume sans manquer de toute digniteacute Si au contraire crsquoest un eacutecrivain de mecircme niveau ce que prouve le texte quelle est la raison pour lrsquoobscuriteacute qui lrsquoentoure Questions troublantes mais qui suggegraverent qursquoil srsquoagit peut-ecirctre drsquoun pseudo-nyme protecteur servant en mecircme temps de compromis agrave la fin du reacutecit du point de vue formel le roman est acheveacute sans deacutebiter trop le compte de Chreacute-tien pour une fin preacutecipiteacutee

Chreacutetien et le meacuteceacutenat ou Chreacutetien et lrsquoesprit courtois

Eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoactiviteacutes abandonneacutees il nrsquoest peut-ecirctre pas er-roneacute de supposer une certaine insatisfaction de Chreacutetien en ce qui concerne ses traductions et adaptations drsquoavant 1170 et aussi agrave lrsquoeacutegard de sa production lyrique du deacutebut des anneacutees 1170 Qui sait ce qursquoil faut entendre par Marc et Ysalt la Blonde laquo essai narratif raquo8 reacutedigeacute avant ou apregraves Eacuterec Cligegraves nrsquoest pas non plus dans le ton deacutefinitif ndash laquo arthurien raquo ndash de Chreacutetienhellip Quant agrave la desti-neacutee de Lancelot et de Perceval ce double abandon nous montrerait-il un laquo ro-mancier qui srsquoaccorde mal avec le meacuteceacutenat et qui reacuteclame de maniegravere couverte mais lisible une entiegravere liberteacute drsquoimagination raquo9

Eacuterec et Yvain cherchent la reacuteponse agrave la mecircme question de savoir comment reacuteconcilier les deux ideacutees la quecircte des aventures et le service permanent de la dame Les rapports entre les deux romans sont plus eacutetroits qursquoon ne lrsquoaurait penseacute De toute faccedilon le fait qursquoYvain se termine par une victoire masculine et que par contre le deacutevouement absolu de Lancelot agrave sa dame jusqursquoagrave lrsquoex-tase devient parfois comique nous font deacutecouvrir un Chreacutetien dont les ideacutees paraissent difficilement compatibles avec lrsquoesprit courtois

8 Terme drsquoEstelle Doudet p 1859 Cristian-Ioan Pacircnzaru op citART CIT

98 Mikloacutes Paacutelfy

La macrostructure de Lancelot

Et pourtant hellip Apregraves toutes ces consideacuterations une analyse soigneuse de la structure de Lancelot nous montre que le rythme du roman est briseacute agrave partir de la ligne 6150 malgreacute toute ressemblance superficielle malgreacute toute finesse stylistique ou tournure de langue Nous sommes drsquoavis que tout cela accuse une autre main

Nous sommes eacutegalement drsquoavis que la Charrette nrsquoest pas inacheveacute Il est vrai cependant que la derniegravere partie est un peu relacirccheacutee et la fin carreacutement preacutecipiteacutee Heureusement agrave cocircteacute des deacutetails laisseacutes dans lrsquoobscuriteacute agrave cocircteacute des vides il y a quelques repegraveres dans ce finale (comme dans tout le roman drsquoailleurs) des reacutepeacutetitions des paralleacutelismes et des dualiteacutes et surtout des scheacutemas psychologiques gracircce auxquels le lecteur attentif sera en mesure de deviner une fin possible Il sera aideacute par les diffeacuterents actes manqueacutes et les non-dits sans parler des trop-dits10 Bien sucircr Chreacutetien peut avoir attireacute lrsquoat-tention de son collegravegue sur ces moyens rheacutetoriques ndash et il peut eacutegalement lui avoir demandeacute drsquoen finir le plus vite possible avec le roman11 Lui-mecircme au sommet de sa carriegravere drsquoeacutecrivain a ducirc ecirctre incapable de renverser lrsquoeacutequilibre de la structure de son roman peut-ecirctre le plus serreacute le mieux reacutedigeacute Il eacutetait un vrai artiste

Godefroi de Lagny ndash Oui

Enfin en ce qui concerne lrsquoinachegravevement de Lancelot et de Perceval cela ne doit pas trop nous affecter Chreacutetien qui avait beaucoup drsquointuition en lit-teacuterature a ducirc se rendre compte du fait que les deux histoires ne se precirctaient agrave aucun accomplissement et que le texte tout comme la situation narrative reacutesistait agrave toute continuation Dans le cas de Lancelot roman moins long Chreacutetien est plus vite arriveacute agrave cette ideacutee ce qui prouve aussi que lrsquoachegravevement est lrsquoœuvre drsquoun poegravete disciple

10 Cf notre eacutetude laquo La Charrette deacutenouement manqueacute ou message cacheacute raquo dans Itineacuteraires francophones Meacutelanges offerts agrave Aacuterpaacuted Viacutegh agrave lrsquooccasion de ses 65 ans p 113-120 Universiteacute de Peacutecs IacuteMEA Kiadoacute 2008

11 Nous ne croyons pas que Geoffroy abbeacute agrave Lagny soit identique agrave Gode-froi Cet abbeacute qui a distribueacute tous ses biens pour aider les affameacutes pendant la gran-de famine de 1032-1033 aurait eacuteteacute tregraves acircgeacute au temps de la reacutedaction de LancelotCf laquo Messere Gaster premier maistre es ars du monde raquo wwwweber-uebersetzungencomMes-serepdf (consulteacute le 24 mars 2010)

Gageure et mutilations

Myriam Rolland-PerrinUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Dans son article laquo Le Cycle de la Gageure raquo qui fait toujours autoriteacute pour ce qui est du classement des œuvres Gaston Paris donne de la gageure la syn-thegravese suivante laquo un homme se porte garant de la vertu drsquoune femme agrave lrsquoen-contre drsquoun autre homme qui se fait fort de la seacuteduire par suite drsquoapparences trompeuses la femme semble avoir en eff et ceacutedeacute au seacuteducteur mais enfi n son innocence est reconnue raquo1 Ce thegraveme narratif internationalement connu sous le nom de Cymbeline depuis la piegravece eacuteponyme de Shakespeare est reacutepertorieacute par Antti Aarne et Stith Th ompson sous le titre laquo motif 882 le pari sur la chasteteacute de la femme raquo2

Le corps feacuteminin est donc au centre de ce motif un corps qui eacutechappe agrave celui qui pensait le posseacuteder par le mariage un corps deacutelusoire perfide et retors un corps enfin eacuteminemment coupable jusqursquoagrave ce que veacuteriteacute soit faite En un mot un corps trompeur qui oblige agrave interroger la valeur des signes

En recourant agrave des textes de genres diffeacuterents nous soulignerons les va-riantes du motif en nous inteacuteressant plus particuliegraverement aux diverses for-mes de mutilation et agrave leur symbolique Nous retiendrons pour cela Le Ro-man du Comte de Poitiers3 dateacute des premiegraveres deacutecennies du XIIIe siegravecle deux exempla du manuscrit de Tours 4684 composeacutes dans la deuxiegraveme moi-tieacute du XIIIe siegravecle et un miracle de Notre-Dame Le Miracle drsquoOton roy drsquoEs-

1 Gaston Paris laquo Le Cycle de la Gageure raquo Romania No 32 1903 p 4812 Antti Aarne amp Stith Thompson The Types of the Folktale A Classification and Bibliography

Second Revision Helsinki 1961 p 299-3003 Le Roman du Comte de Poitiers Poegraveme franccedilais du XIIIe siegravecle eacutedition de Bertil Malmberg

Eacutetudes romanes de Lund Lund 19404 Alfons Hilka Neue Beitraumlge zur Erzaumlhlungsliteratur des Mittelalters (die Compilatio

Singularis Exemplorum der Hs Tours 468 ergaumlnzt durch eine Scwesterhandschrift Bern 679) Breslau Grass und Barth Breslau 1913 p 14 pour le premier et p 16-17 pour le second

100 Myriam Rolland-Perrin

paigne5 dateacute de 1380 Nous y ajouterons un ceacutelegravebre fabliau du XIIIe siegravecle Les tresces6 qui ne relegraveve pas agrave proprement parler de la gageure mais en eacuteclaire bien des aspects par le traitement inverse qursquoil en propose

Le drocircle drsquoos drsquoOton

Dans Le Miracle drsquoOton roy drsquoEspaigne le roi Oton juste apregraves son mariage avec Denise et avant de la quitter pour srsquoen aller guerroyer agrave Rome remet agrave sa femme un curieux cadeau

Je vous pri dame ccedila venezGardez me cest os ci tenezSrsquoen riens avez chier mrsquoamistieacute Car crsquoest drsquoun des doiz de mon pieacuteEt gardez qursquoil ne soit veuNe de nul homme apperceuPour chose nulle qui aviengne Ce sera la secreacutee enseigneQue nous deux lrsquoun a lrsquoautre arons (v 575-583)

Diable quel cadeau extraordinaire et quel drocircle de secret entre un mari et sa femme Oton offre donc agrave sa nouvelle eacutepouse un bout de lui sous la forme drsquoun os drsquoorteil Lrsquoorigine de cette mutilation reste inconnue mais il va de soi que cet os preacutecieusement conserveacute srsquoapparente agrave une relique sacreacutee Cette par-ticulariteacute pourrait srsquoexpliquer par le genre du texte puisque ce miracle a eacuteteacute eacutecrit pour une confreacuterie de la Vierge Comme il fallait srsquoy attendre Denise ne garde pas longtemps pour elle le secret puisque seize vers plus loin elle srsquoem-presse drsquoen faire part agrave sa chambriegravere Esglantine Cette derniegravere voyant lrsquoos demande srsquoil srsquoagit drsquoun os drsquohomme ou de becircte (v 615) et va deacuteposer le preacute-sent dans le coffre agrave bijoux de la reine

Peu apregraves le spectateur voit Oton demander agrave lrsquoempereur la permission de retourner aupregraves de sa femme lorsqursquointervient un certain Berengier qui op-pose aux paroles confiantes drsquoOton des propos misogynes et des provocations

5 Miracles de Notre-Dame eacutedition de Gaston Paris et Ulysse Robert Paris SATF tome IV ndeg XXVIII 1879-1893

6 Les Tresces dans Nouveau recueil complet des fabliaux publieacute par Willem Noomen amp Nico Van Den Boogard Pays-Bas Assen Van Gorcum 1991 tome VI p 207-257

101Gageure et mutilations

Berengier finit par proposer au roi Oton un pari sur la vertu de sa femme (laquo Ga-giez a moy raquo v 671) Oton confiant accepte la laquo fermaille raquo (v 679) et gage sa couronne Il deacutevoile bien maladroitement agrave Berengier que Denise possegravede sur le corps un laquo sain raquo (v 686) qursquoil devra savoir situer et deacutecrire et ajoute qursquoelle possegravede quelque chose qursquoelle tient de lui que le seacuteducteur devra lui preacutesenter pour prouver sa reacuteussite Berengier obtient le fameux os drsquoorteil ainsi que la description du laquo sain raquo en soudoyant la chambriegravere pour trente marcs Fort de ces preuves obtenues par traicirctrise il gagne la gageure et devient roi drsquoEspagne La deuxiegraveme partie du miracle sera consacreacutee agrave la mise au jour de la veacuteriteacute

Arrecirctons-nous un instant Denise est donc confondue par deux preuves la description drsquoun signe qursquoelle a sur le corps et la preacutesentation du fameux os Or Gaston Paris distingue au sein des reacutecits de la gageure trois grands grou-pes Le groupe A correspond agrave la forme primitive du motif qui se caracteacuterise par la preacutesence drsquoune substitution (une femme en remplace une autre) et drsquoune mutilation du corps feacuteminin La mutilation du doigt de pied drsquoOton ne semble donc pas relever de cette cateacutegorie

A titre de comparaison un exemplum du manuscrit de Tours 468 folio 165 verso preacutesente une illustration claire et inteacuteressante de ce groupe A Voici en substance lrsquointrigue un bailli perseacutecute une comtesse en lrsquoabsence de son eacutepoux Elle feint de lui ceacuteder et substitue agrave sa place une servante agrave laquelle le bailli coupe un doigt La dame eacuteloigne la servante mutileacutee et garde sa propre main enveloppeacutee dans un bandage Lorsque le comte revient le bailli accuse la dame drsquoinfideacuteliteacute avec un de ses soldats

Que videns amicos confusos ait Non confundamini Et extrahens digi-tum dixit Qui sain lie son doy sain le deslie Tunc narrans per ordinem falsitatem balliui statim dominus fecit eum suspendi Et ob hoc dicitur vulgariter prouerbium Qui sain lie son doy sain le deslie raquo (p 14)

Presseacutee de se disculper devant son eacutepoux et sa famille la dame deacutevoile alors son doigt intact en prononccedilant le fameux laquo Qui sain lie son doy sain le des-lie raquo devenu proverbial Le bailli est pendu

La mutilation du doigt repreacutesente en effet un moyen barbare mais efficace de prouver la culpabiliteacute feacuteminine Le motif en est reacutepertorieacute par Antti Aarne et Stith Thompson sous le titre laquo K15121 le doigt coupeacute prouve la chasteteacute de lrsquoeacutepouse raquo7 Ce morceau de la femme sera confronteacute au reste du corps et prou-vera agrave la maniegravere drsquoun puzzle la culpabiliteacute Il se veut aussi la preuve que la

7 Op cit

102 Myriam Rolland-Perrin

femme nrsquoest plus intacte qursquoelle a eacuteteacute toucheacutee par un autre Il lui manque quel-que chose elle a fauteacute Gaston Paris eacutevoque le cas drsquoun poegraveme grec dans lequel le seacuteducteur mutile la servante (qursquoil prend pour la maicirctresse) en lui coupant les cheveux ainsi que le doigt qui porte lrsquoanneau8 Le doigt mutileacute entoureacute de lrsquoanneau nuptial ndash qui symbolise lrsquounion des marieacutes y compris sexuelle ndash ren-forcerait donc la valeur de la preuve Preacutesenteacute comme un tropheacutee le doigt coupeacute est agrave la fois une piegravece agrave conviction et un symbole sexuel On peut en ef-fet eacutemettre lrsquohypothegravese que ces mutilations (du doigt ou des cheveux) visent agrave priver la femme infidegravele de sa sexualiteacute agrave la castrer

La mutilation du doigt de pied drsquoOton est diffeacuterente dans la mesure ougrave elle intervient avant mecircme lrsquoinfideacuteliteacute supposeacutee et parce qursquoelle concerne lrsquohom-me et non la femme Gaston Paris souligne la bizarrerie de ce don mais le rat-tache agrave la forme A du motif9 Faut-il consideacuterer ce drocircle drsquoos drsquoOton comme une reacutesurgence mal comprise drsquoune des versions du groupe A ou comme un indicateur de ce qui se joue de maniegravere souterraine dans les textes relevant de la gageure

Lrsquoinfi degravele innocenteacutee

Afin de mieux percevoir les enjeux des mutilations il est instructif de se pen-cher sur un fabliau qui ne relegraveve pas agrave proprement parler du cycle de la gageure mais qui en prend lrsquoexact contre-pied Dans la version longue (II) des Tresces celle que nous retenons pour cette eacutetude une femme srsquoendort avec son amant agrave cocircteacute de son mari Reacuteveilleacute durant la nuit lrsquoeacutepoux devine qursquoil y a un eacutetran-ger et part chercher de la lumiegravere Le temps qursquoil revienne la femme a rem-placeacute lrsquoamant par une mule Srsquoensuit une dispute agrave lrsquoissue de laquelle la fem-me part passer la nuit chez son amant Elle demande alors agrave une voisine de se substituer agrave elle dans le lit conjugal La scegravene centrale du fabliau correspond au chacirctiment que le chevalier fait subir par erreur agrave la malheureuse amie de sa femme Animeacute drsquoune colegravere vengeresse il mutile drsquoun coup de couteau la che-velure qursquoil a deacutejagrave alteacutereacutee

Si li a coupee la treceDont el a au cuer grand destrece (v 226-227)

8 Art cit p 4839 Art cit note 2 p 531

103Gageure et mutilations

Cette mutilation humiliante est ressentie comme un avilissement drsquoautant plus intense qursquoil ne peut pas facilement ecirctre cacheacute agrave lrsquoopinion publique tout comme le doigt coupeacute dans lrsquoexemplum Le mari cache les tresses sous son oreiller sa femme revient et remplace les tresses par la queue du cheval preacute-feacutereacute de son mari

Au cheval a la coe cospeeEt desouz le chevet boutee (v 206-208)

Au reacuteveil la femme deacutevoile lentement son corps indemne et se garde bien de deacutetromper son mari qui croit devenir fou Le deacutevoilement est parallegravele agrave celui du doigt intact dans lrsquoexemplum

Si ce fabliau ne propose aucun pari il montre toutefois une femme reacuteel-lement infidegravele qui parvient agrave persuader son mari de sa fideacuteliteacute Coupable et innocenteacutee elle srsquooppose donc aux autres femmes innocentes mais deacute-clareacutees coupables On comprend donc qursquoil srsquoagit bien du pendant neacutegatif de notre motif la substitution ayant lieu lorsque le mari sort chercher de la lumiegravere De plus ce fabliau propose une assimilation assez eacutevidente entre lrsquohumain et lrsquoanimal la mule remplace lrsquoamant la queue de cheval tient lieu de tresse feacuteminine Cette permeacuteabiliteacute des cateacutegories animale et humaine nrsquoest pas sans rappeler la question de la chambriegravere agrave Denise au sujet de lrsquoos dans Le Miracle drsquoOton

Dame je tiens que crsquoest un os Mais srsquoil est ou drsquoomme ou de besteNrsquoen saroie faire monnesteNe dire voir (v 614-617)

Comme le souligne Franccediloise Laurent dans son article laquo poser lrsquoeacutequiva-lence entre lrsquoamant et la mule la dame et le cheval crsquoest rabaisser lrsquohomme au rang drsquoanimaux esclaves de leurs deacutesirs raquo10 Autrement dit cette femme qui parvient agrave retourner la situation agrave son avantage et agrave assurer sa domination sur son eacutepoux refuse de sacrifier son droit au plaisir Si la mutilation de la tresse

10 laquo Si li a coupee la trece dont el a au cuer grant destrece De lrsquoart du tressage agrave la science du piegravege dans le fabliau Des Tresses raquo dans La Chevelure dans la litteacuterature et lrsquoart du Moyen Acircge sous la direction de Chantal Connochie-Bourgne Senefiance No50 Aix-en-Provence Publications de lrsquoUniversiteacute de Provence 2004 p 244

104 Myriam Rolland-Perrin

feacuteminine doit ecirctre interpreacuteteacutee comme une castration du pouvoir de seacuteduction de la femme infidegravele la mutilation de la queue du cheval favori correspond donc agrave une castration vengeresse du pouvoir sexuel de lrsquohomme En effet queue et peacutenis sont souvent confondus dans la langue argotique si bien qursquoen mutilant lrsquoanimal la femme castre symboliquement son mari par transfert

De mecircme il serait tentant de voir dans la mutilation du doigt reacuteguliegravere-ment assimileacute agrave un symbole phallique dans les gestes obscegravenes une maniegravere de castration Lrsquoos de lrsquoorteil drsquoOton repreacutesenterait dans ce cas la viriliteacute du roi son honneur masculin qursquoil remet entre les mains de sa femme lorsqursquoil part guerroyer et qursquoelle perd en divulguant son secret agrave sa chambriegravere et en faisant passer Oton pour un eacutepoux trompeacute Un des meacuterites du Miracle drsquoOton est donc de souligner lrsquoexistence symeacutetrique (quoique moins intrusive) drsquoune mutilation masculine Pour lrsquohomme marieacute les infideacuteliteacutes supposeacutees de son eacutepouse sont une deacutepossession agrave laquelle correspond la deacutepossession de ses terres Elles sont aussi une atteinte agrave son honneur masculin toutes deux rele-vant drsquoune mutilation sociale

Or excepteacute dans Le Miracle drsquoOton crsquoest la femme qursquoon mutile et non lrsquohomme Comment degraves lors interpreacuteter la mutilation du doigt Michel Er-lich dans La Femme blesseacutee essai sur les mutilations sexuelles feacuteminines eacutetu-die les trois principales mutilations sexuelles imposeacutees aux femmes et rappelle que dans certains gestes obscegravenes de meacutepris tel que far la fica lrsquoextreacutemiteacute du pouce inseacutereacute entre lrsquoindex et le meacutedius replieacutes figure le clitoris11 Le doigt peut donc ecirctre assimileacute agrave lrsquoappendice clitoridien traditionnellement et biologique-ment rapprocheacute du peacutenis Michel Erlich preacutecise que laquo la plupart des theacuteories en vigueur ont tendance agrave consideacuterer ces opeacuterations [excision et infibulation] comme feacuteminisantes car elles suppriment chez la femme des structures geacuteni-tales reacuteputeacutees masculines raquo12 Il srsquoagit donc bien de castrer la femme en faisant disparaicirctre ses attributs sexuels visuellement masculins et en bridant ses ins-tincts reacuteputeacutes insatiables Si lrsquoon suit cette hypothegravese la mutilation de femmes preacutetendument infidegraveles serait agrave rattacher au niveau symbolique agrave lrsquoexcision pratique sociale destineacutee agrave garantir la fideacuteliteacute et la chasteteacute des femmes

Il srsquoagit en deacutefinitive de punir le corps feacuteminin par ougrave il a peacutecheacute La muti-lation du doigt ou de la chevelure de la femme supposeacutee adultegravere correspond agrave une castration Il reste agrave veacuterifier si les autres textes que Gaston Paris classe dans les groupes B et C proposent une approche similaire du corps feacuteminin

11 Paris LrsquoHarmattan 2000 p 23912 Ibid p 14

105Gageure et mutilations

Le saint des saints

Les textes du groupe B ont ceci en commun que le seacuteducteur nrsquoa pas pos-seacutedeacute charnellement la femme ni sa suivante mais qursquoil cherche agrave le faire croire en deacutecrivant une tache de naissance qursquoelle a sur le corps ndash un sain ndash ou en exhibant des bijoux qursquoil srsquoest procureacutes Pas de mutilation donc mais un seacuteducteur de mauvaise foi Gaston Paris preacutecise que laquo la reacuteveacutela-tion drsquoun signe faite par trahison est un adoucissement de la substitution avec mutilation raquo13

Un deuxiegraveme exemplum du ms de Tours 468 manuscrit deacutejagrave citeacute folio 165 verso propose une version eacutepureacutee des reacutecits du groupe B Tout commence par des propos eacutelogieux sur une femme renommeacutee qursquoun homme de lrsquoassistan-ce preacutetend seacuteduire en quinze jours Le mari aussi bien que le vantard gagent leur terre Le seacuteducteur ne pouvant peacuteneacutetrer dans le chacircteau ndash meacutetonymie du corps feacuteminin ndash corrompt la servante de la dame obtient son anneau ainsi que la reacuteveacutelation drsquoun signe que la dame a sur la cuisse

Alius vadens ad castrum intrare non potuit sed per fraudem domicellam domine seduxit Que ei anulum quem maritus ei dederat furata tradidit et signum vnum quod habebat in coxa reuelauit Et veniens ad hec intersignia se fecisse dixit (p 16)

Le vol de lrsquoanneau en lui-mecircme est une version eacutedulcoreacutee de la mutilation du doigt que nous avons preacuteceacutedemment abordeacutee Associeacutees agrave la description drsquoune tache de naissance situeacutee sur le corps agrave un endroit deacuterobeacute aux regards les deux preuves suffisent au seacuteducteur agrave prouver sa reacuteussite La tache de nais-sance nrsquoest pas sans rappeler drsquoautres enseignes dont les servantes eacutetaient les deacutepositaires secrets et corruptibles On pense agrave la rose sur la cuisse de Lieacutenor dans Guillaume de Dole innocemment vanteacutee par la megravere au seacuteneacutechal ou agrave la tache sur le sein droit drsquoEriaut reacuteveacuteleacutee par la vieille Gondreacutee agrave Lisiart dans Le Roman de la Violette

Dans le Miracle drsquoOton que Gaston Paris classe finalement et agrave ce titre dans le groupe B la preuve par lrsquoos drsquoorteil (qui se rattache donc au vol de lrsquoanneau de lrsquoexemplum) est redoubleacutee par la description du sain que Denise porte sur le corps Elle reste inaudible pour les spectateurs puisque voici ce qursquoen dit Be-rengier agrave Oton

13 Art cit p 546

106 Myriam Rolland-Perrin

La dame ay veu hault et basToute nue a plain et de faitJrsquoay drsquoelle ma voulenteacute faitDe son sain bien vous parleray En lrsquooreille le vous diraySe vous voulez (v 940-945)

Le geste theacuteacirctral de Berengier chuchotant agrave lrsquooreille drsquoOton met lrsquoaccent sur le caractegravere indicible de cette tache placeacutee agrave un endroit trop intime du corps et seulement accessible aux amants Mecircme Esglantine la chambriegravere nrsquoen avait pas connaissance puisqursquoelle a ducirc endormir sa maicirctresse par ruse pour deacute-couvrir la localisation du sain Ainsi les deux preuves se reacutepondent en mi-roir jusqursquoagrave lrsquohomonymie lrsquoos drsquoorteil apparenteacute agrave une relique sacreacutee ndash agrave un saint ndash et symbolisant la viriliteacute drsquoOton trouve son homologue dans le signe de naissance ndash le sain ndash deacutevoilant lrsquointimiteacute du corps feacuteminin

Ces taches honteuses en forme de rose ou de violette dans les romans an-teacuterieurs se rattachent selon Franccedilois Suard laquo agrave une expression agrave la fois meacuteto-nymique et meacutetaphorique du sexe de la dame raquo14 Fleurissant sur le corps des heacuteroiumlnes ces taches de naissance autour desquelles se joue lrsquointrigue relegravevent de lrsquoindicible et de lrsquoinvisible Taboues elles sont entoureacutees drsquoun silence res-pectueux presque sacreacute Cacheacutees et mysteacuterieuses elles trahissent la fascina-tion pour le secret du corps feacuteminin

Une comtesse en morceaux

Bien qursquoelle se preacutenomme Rose la comtesse de Poitiers nrsquoest pas confondue par une tache de naissance mais par trois preuves que le seacuteducteur preacutesente au comte preuves qui remplissent en tout point la mecircme fonction que le signe sur le corps Voici en effet le synopsis du Roman du comte de Poitiers que Gas-ton Paris date de 1180 et classe dans le groupe C

Jaloux de lrsquoamour et de la confiance que le comte de Poitiers porte agrave sa fem-me le duc de Normandie se vante de seacuteduire la comtesse en un mois Arriveacute au chacircteau de Poitiers le duc se livre agrave des avances grossiegraveres repousseacutees par la

14 Francois Suard laquo Le Traitement de la gageure dans Le Comte de Poitiers Le Roi Flore et la Belle Jehane et Le Roman de Guillaume de Dole raquo dans laquo Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees raquo Hommage agrave Francis Dubost sous la direction de F Gingras F Le Nan et J-R Valette Paris Champion 2005 p 628

107Gageure et mutilations

comtesse Elle confie sa tristesse agrave sa vieille nourrice Alotru qui propose aus-sitocirct son aide au duc et livre sa fille de lait pour quatre cents marcs preacutefigu-rant en cela la vieille Gondreacutee du Roman de la Violette Comme dans lrsquoexem-plum elle deacuterobe agrave sa maicirctresse son anneau de mariage Elle preacutelegraveve ensuite dix cheveux des deacutemecirclures au moment de la toilette (v 292-299) et deacutecoupe sur le devant de la robe entre les hanches et les genoux un bout de soie ser-geacutee de la taille drsquoune petite piegravece drsquoor

Del bon samit qursquoele ot vestuTrencha un pau del gron devantVous le covrisieacutes drsquoun besant (v 300-302)

Fort de ses preuves le duc de Normandie retourne agrave Paris et montre au comte atterreacute les preuves qursquoAlotru lui a donneacutees

Frans quens crsquoest pechieacutes de mescroireEnsagnes ai qui font a croireVes chi dis de ses cevex sorsQui plus reluisent que fins orsVes chi lrsquoanel que li donastesA icel jor que lrsquoespousastesEt ceste ensagne de cendalFu prise au bon samit roialQue vostre feme avoit vestuJrsquoai gaagnieacute et vous perdu (v 341-350)

Le deacutevoilement des signes nrsquoest en rien laisseacute au hasard Comme le souligne Franccedilois Suard les modaliteacutes pratiques de la tentative de seacuteduction sont se-condaires laquo par rapport agrave la mise en scegravene des reacutesultats apparents de celle-ci autrement dit des laquo enseignes raquo imagineacutees pour faire croire agrave la faute de lrsquoaimeacutee raquo15 Les dix cheveux soustraits aux deacutemecirclures sont le corps mecircme de Rose La preacutesence de cette megraveche entre les mains du duc ne peut srsquoexpliquer que par un corps agrave corps sensuel ou par un don amoureux Vient ensuite lrsquoal-liance preuve plus classique vestige des barbares mutilations du groupe A Quant au morceau de tissu coupeacute sur le devant du manteau il semble a priori une preuve bien teacutenue de lrsquoinfideacuteliteacute de la comtesse Il en va tout autrement si

15 Ibid p 624

108 Myriam Rolland-Perrin

on la considegravere agrave la suite de Nancy Vine Durling comme une image du sexe de la femme16 Ce bout de tissu deacutecoupeacute et livreacute aux regards qui rappelle les fameuses taches de naissance de Denise Lieacutenor ou Euriaut crsquoest lrsquointimiteacute de la comtesse Le manteau troueacute agrave lrsquoavant renvoie de faccedilon meacutetonymique agrave la fi-gure drsquoune femme infidegravele deacutebaucheacutee et luxurieuse il reacutevegravele agrave tous la condui-te preacutetendument infacircmante de la dame Ces trois enseignes qui correspon-dent agrave une possession revendiqueacutee mais fausse offrent neacuteanmoins agrave celui qui les deacutetient un reacuteel moyen de pression sur la femme dans la mesure ougrave leur preacute-sence entre les mains du duc ne peut srsquoexpliquer que par une druumlerie

Le comte est prieacute par le roi Peacutepin de faire venir sa femme dont la blondeur doreacutee correspond agrave celle de la megraveche coupeacutee Elle reconnaicirct ingeacutenument son anneau Le morceau de tissu est mesureacute en public et le comteacute du Poitou est aussitocirct annexeacute au ducheacute de Normandie

Si ces signes renvoient effectivement agrave la comtesse et la deacutesignent comme infidegravele elle nrsquoen demeure pas moins innocente Ses deacuteneacutegations nrsquoy changent rien et son eacutepoux piqueacute dans sa fierteacute masculine envisage en guise de repreacute-sailles de la tuer Tous les textes reprenant le motif de la gageure preacutesentent les signes comme mensongers et les apparences fallacieuses Bien fou qui srsquoy fiehellip et encore plus pour ce qui est de la question du genre

De Denise agrave Denis

Dans Le Roman du Comte de Poitiers le comte se deacuteguise en mendiant et se fait inviter chez le duc Il surprend son ennemi agrave remercier la vieille nour-rice Alotru de lui avoir fourni les piegraveces agrave conviction Le comte part aussitocirct en quecircte de sa femme qursquoil a abandonneacutee en forecirct afin de reacutetablir la veacuteriteacute et de rentrer en possession de son domaine Son deacuteguisement qui le fait passer pour un mendiant et correspond agrave un travestissement social lui permet drsquoac-ceacuteder agrave la veacuteriteacute Crsquoest par la falsification des apparences qursquoil deacutepasse le men-songe des signes

En revanche dans le deuxiegraveme exemplum du manuscrit de Tours ainsi que dans Le Miracle drsquoOton la recherche de la veacuteriteacute eacutechoit aux femmes injuste-ment condamneacutees Si dans la premiegravere partie de ces œuvres le mensonge des signes a joueacute contre elles il va dans la deuxiegraveme partie les servir En effet afin

16 Nancy Vine Durling laquo Womenrsquos Visible Honor in Medieval Romance the example of the Old French Roman du Comte de Poitiers raquo dans Translatio Studii Essays in Honor of Karl D Uit-ti Rodopi Amsterdam 1999 p 121-123

109Gageure et mutilations

drsquoeacutechapper agrave la mort la dame de lrsquoexemplum et Denise se deacuteguisent Or au lieu de se grimer en simples femmes du peuple agrave lrsquoimage de Fresne dans Gale-ran de Bretagne elles se travestissent en hommes

En effet dans lrsquoexemplum la femme ndash que son mari pense avoir noyeacutee ndash se sauve et transforme sa robe en tenue drsquohomme puis devient fregravere convers dans une abbaye de moines

Que euadens et de veste sua vestem virilem faciens ad abbaciam mona-chorum declinans conuersum se fecit et optime se habens per abbatem traditus est regi pro elemosinario qui optime et graciose officium illud fecit (p 16)

Sa conduite est si meacuteritante qursquoelle est donneacutee au roi comme aumocircnier Au cours drsquoune distribution aux pauvres son mari la prend pour lrsquoaumocirc-nier et lui fait part de ses regrets drsquoavoir si cruellement agi envers sa fem-me Loin de se faire connaicirctre elle rentre dans son pays en habit de fem-me Retournant contre le traicirctre une parole mensongegravere afin de le pousser dans ses retranchements selon la ruse deacutesormais bien connue de Lieacutenor dans Guillaume de Dole elle accuse le chevalier de lui avoir fait violence Celui-ci nie lrsquoavoir vue ce qui prouve lrsquoinnocence de la femme injuste-ment accuseacutee Le traicirctre est pendu et la terre rendue au mari La femme a donc agrave son tour appris agrave se servir des signes agrave en jouer agrave les manipuler agrave son avantage

De mecircme dans Le Miracle drsquoOton Denise est preacutevenue par un bourgeois de lrsquoarriveacutee de son eacutepoux deacutetermineacute agrave la tuer et elle srsquoenfuit habilleacutee en homme Sous ce deacuteguisement inteacuteressant du point dramaturgique elle se rend aupregraves du roi Alfons ndash son pegravere ndash et se fait engager en tant qursquoeacutecuyer sous le nom de Denis Le roi Alfons ne tarit pas drsquoeacuteloge sur ce jeune serviteur Lorsque Denise se fait envoyer comme messager aupregraves de lrsquoempereur elle y accuse Beacuterengier qui doit mener un combat judiciaire contre elle Oton miraculeusement aver-ti par Notre-Dame revendique le droit de faire la bataille en tant que mari Le traicirctre et la chambriegravere sont exeacutecuteacutes

Autrement dit ces deux dames travesties se font remarquer par lrsquoexcellen-ce et le meacuterite de leur comportement Auparavant calomnieacutees elles brillent agrave preacutesent par leur honnecircteteacute leur franchise et leur loyauteacute et sont admireacutees des plus grands Sous le couvert drsquoune identiteacute masculine leur conduite rachegravete dans lrsquoeacuteconomie textuelle la faute dont elles sont accuseacutees Le preacutenom Denis lui-mecircme nrsquoest pas sans eacutevoquer le deacuteni Denise refuse drsquoadmettre comme

110 Myriam Rolland-Perrin

juste sa condamnation elle en deacutenie la veacuteriteacute La reacuteveacutelation de la veacuteriteacute reacutecla-me le subterfuge du travestissement en Denis

Le recours au sexe masculin traduit sans doute le besoin de ces femmes drsquoecirctre reconnues et appreacutecieacutees pour leurs qualiteacutes propres Crsquoest eacutegalement le seul moyen envisageable pour eacutetablir leur innocence puisqursquoelles ont eacuteteacute condam-neacutees sans avoir eu lrsquooccasion de se deacutefendre Toutefois il est assez troublant de voir associeacutes dans ces deux textes lrsquoimpossible description drsquoun sain placeacute pregraves des parties geacutenitales lrsquoinfideacuteliteacute supposeacutee de la femme et le travestissement en homme Ainsi Le Miracle drsquoOton dans lequel une femme devient un homme agrave cause drsquoun bout drsquoos qursquoon lui a offert pourrait ecirctre lu comme la mise en scegravene drsquoune virilisation avorteacutee En effet suite au don de lrsquoos Denise est accuseacutee et devient Denis La castration drsquoOton aurait-elle profiteacute agrave son eacutepouse Or alors que Denise est sur le point de combattre Berengier qui lrsquoa accuseacutee Notre-Dame avertit Oton de revenir prendre la place qui lui revient obligeant Denis agrave reacutein-vestir agrave son tour son identiteacute feacuteminine Contrairement agrave ce qursquoavanccedilait Gaston Paris qui estimait que [la Vierge] eacutetait laquo introduite dans le miracle drsquoune faccedilon maladroite et qui [deacutetruisait] le reacutecit primitif raquo17 il nous semble au contraire que Le Miracle drsquoOton par la bizarrerie mecircme du don propose une version aboutie des fantasmes souleveacutes par les textes du cycle de la gageure Le miracle intervient dans cette piegravece comme un reacutegulateur social obligeant les protago-nistes agrave reacuteinteacutegrer leurs rocircles traditionnels

Lorsqursquoelle essaie de convaincre son pegravere qursquoelle nrsquoest pas lrsquoeacutecuyer Denis mais sa fille Denise elle lui donne agrave voir sa poitrine eacutetendard de sa feacuteminiteacute

Tenez regardez ma poitrine Grsquoy ay mamelle conme fame Du monstrer nrsquoest point de diffameLes autres membres secrez touzFemenins ay ce savez vous (v 1996-2000)

Le corps de Denise lrsquoa drsquoabord trahie mais il la sert agrave preacutesent Il permet de dis-tinguer la veacuteriteacute de lrsquoapparence Les secrets de ce corps qui avaient auparavant accuseacute Denise deviennent agrave preacutesent un signe de reconnaissance de sa feacutemi-niteacute Le corps se fait donc vecteur de mensonge aussi bien que de veacuteriteacute Les signes se reacutevegravelent fonciegraverement incertains et soumis au pouvoir de celui qui sait les utiliser

17 Art cit p 530

111Gageure et mutilations

Au terme de cette eacutetude nous voudrions reprendre les mots de Nancy Vine Durling qui soulignait agrave la fin de son article sur lrsquohonneur feacuteminin combien il eacutetait inteacuteressant de relier lrsquoeacutetude des textes du cycle de la gageure tant ils avaient agrave nous apprendre sur les peurs et les particulariteacutes sociales preacutesidant agrave la perception du corps feacuteminin18 En effet la mise en relation de ces cinq tex-tes dont les particulariteacutes geacuteneacuteriques srsquoeffacent devant la plasticiteacute du motif nous a permis de souligner le lien entre le pari sur la fideacuteliteacute de la femme et les mutilations qursquoelle subit injustement Qursquoon entame lrsquointeacutegriteacute de son corps en lui coupant un doigt ou des cheveux qursquoon lui vole son anneau qursquoon deacutevoile une tache de naissance ou bien qursquoon lui deacutecoupe son vecirctement la femme est atteinte dans son intimiteacute sexuelle meacutetonymiquement exhibeacutee Qursquoon accep-te drsquoy lire lrsquoexpression fantasmatique de mutilations sexuelles telles que lrsquoexci-sion ou qursquoon choisisse de nrsquoy voir que la volonteacute de porter atteinte agrave un corps preacutetendument fautif il est indeacuteniable que le corps de la femme est preacutesenteacute comme une proprieacuteteacute masculine dont la valeur est proportionnelle agrave sa fideacute-liteacute ou agrave sa pureteacute La virginiteacute est drsquoailleurs porteacutee aux nues dans ces textes comme une valeur suprecircme mais cela pourrait faire lrsquoobjet drsquoune autre eacutetude

Enfin contrairement agrave ce qursquoavance Gaston Paris et mecircme si les deux exem-pla sont classeacutes par le scribe du manuscrit de Tours sous la rubrique laquo de do-minabus raquo (des dames nobles) il nous semble que ces cinq textes contribuent moins agrave glorifier la femme et ses vertus19 qursquoagrave mettre en eacutevidence la peur du corps feacuteminin et la crainte de ses deacutebordements

18 laquo It is for such reasons that the Old French wager tales desserve to be read and analyzed more closely Such poems ndash particularly when read in conjunction with one another and with other Old French romances ndash have much to tell us about the fears and the social fantasies gover-ning perceptions of the female body in early thirteenth-century France raquo art cit p 127

19 Art cit p 550

Fils de lrsquoours et cœur de lion la fi liation Estonneacute Passelion dans

le Roman de Perceforest

Anne DelamaireUniversiteacute europeacuteenne de Bretagne

Parmi les ambitions affi cheacutees par Perceforest1 se trouve la volonteacute de creacuteer un tout coheacuterent agrave partir drsquoun vaste ensemble de mateacuteriaux regroupant entre autres les romans antiques la matiegravere de Bretagne les traiteacutes drsquooptiques les encyclopeacutedies et le folklore Ce dernier substrat nourrit notamment le person-nage drsquoEstonneacute un impeacutetueux chevalier eacutecossais Associeacute agrave des motifs comme la Mesnie Hellequin ou le charivari Estonneacute est agrave travers diff eacuterents eacutepisodes assimileacute agrave la fi gure mythologique du roi ours Or son fi ls Passelion est vi-siblement placeacute sous le signe du lion La fi liation entre les deux personnages semble donc ecirctre probleacutematique au moins sur le plan symbolique Crsquoest sans compter sur lrsquoingeacuteniositeacute de lrsquoauteur qui en jouant sur les motifs et la richesse du fonds folklorique creacuteeacute une continuiteacute lagrave ougrave regravegne a priori le deacutesordre

Estonneacute est un vaillant chevalier eacutecossais qui se caracteacuterise par sa fougue et une sexualiteacute deacutebordante Prompt agrave seacuteduire la plus proche damoiselle il est souvent contrecarreacute dans ses entreprises galantes par le luiton Zeacutephyr Pro-tecteur aussi bien que perseacutecuteur faceacutetieux Zeacutephyr2 est explicitement ratta-cheacute agrave des croyances locales et agrave une aire geacuteographique (agrave savoir les mareacutecages aux environs de la ville de Brane) Son occupation principale consiste agrave tem-peacuterer les ardeurs drsquoEstonneacute en le faisant plonger indiffeacuteremment dans lrsquoeau la boue les excreacutements ou encore des mares pleines de grenouilles Cette farce

1 Le Roman de Perceforest deuxiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve T L F vol I 1999 et vol II 2001 troisiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve TLF vol I 1988 vol II 1991 vol III 1993 quatriegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve TLF 1987 Le livre V est citeacute drsquoapregraves le manuscrit BnF fr 348 (l V)

2 Sur Zeacutephyr voir Christine Ferlampin-Acher Feacutees bestes et luitons Croyances et mer-veilles dans les romans franccedilais en prose (XIIIe-XIVe siegravecles) Paris Presses Universitaires Paris Sorbonne 2002

114 Anne Delamaire

qui se reacutepegravete paraicirct renvoyer agrave un rite du type charivari lequel avait pour but de deacutenoncer ou de reacuteguler une sexualiteacute perccedilue comme deacuteviante (Par exem-ple lorsqursquoun remariage eacutetait trop rapide ou lorsqursquoil y avait un eacutecart drsquoacircge im-portant entre les deux eacutepoux)

Par lrsquoentremise de Zeacutephyr Estonneacute se trouve eacutegalement assimileacute agrave la figu-re du roi de carnaval Alors que le siegravege de la ville de Brane menace de srsquoeacuteter-niser le chevalier part en quecircte du luiton afin de trouver une issue rapide au conflit Apregraves un des tours dont il est coutumier Zeacutephyr meacutetamorphoseacute en cheval entraicircne Estonneacute dans une folle cavalcade dont les deacutetails recoupent les diffeacuterentes eacutetapes du regravegne de carnaval Lorsqursquoil deacutecouvre le cheval dont il ignore la vraie nature Estonneacute srsquoeacutemerveille devant sa beauteacute et la richesse de son eacutequipement

il regarde pardevant luy et voit lrsquoommel et bien perceut qursquoil y avoit le plus beau cheval qursquoil eust oncques veu et le plus fort [hellip] sy estoit si bien aourneacute de frain et de selle que se ce fust pour le roy Alexandre (l II t 1 sect 121)

Appliqueacutee agrave un cheval la reacutefeacuterence au roi Alexandre eacutevoque indirectement Buceacutephale dont la tradition meacutedieacutevale disait qursquoil se nourrissait de chair hu-maine Derriegravere la munificence de la monture trouveacutee par Estonneacute se profile donc une ombre inquieacutetante le germe du danger La comparaison permet par ailleurs drsquoeacutetablir le chevalier dans son nouveau statut de souverain eacutepheacute-megravere Malgreacute sa surprise Estonneacute enfourche la monture et ainsi couronneacute se trouve emporteacute agrave un galop drsquoenfer Durant cette chevaucheacutee avec un dia-ble le chevalier est durement malmeneacute tour agrave tour frappeacute par les branches et griffeacute par les ronces parmi lesquelles le cheval se preacutecipite deacutelibeacutereacutement (laquo il nrsquoespargnoit ni haye ni buisson ains srsquoen aloit frappant parmy et par tout com-me derveacute raquo ibid) Le calvaire endureacute par Estonneacute correspond agrave la deuxiegraveme eacutetape du carnaval durant laquelle le souverain est battu maltraiteacute voire deacute-membreacute Lrsquoimage drsquoune mise en piegraveces est drsquoailleurs explicitement preacutesente dans le texte

la cote a armer que Estonneacute avoit vestue fut si desciree que il nrsquoy eut rons-se par ou il avoit passeacute qui nrsquoen eust sa piece (ibid)

Conseacutequence directe de ce traitement et ultime eacutetape du carnaval le roi drsquoun jour est deacutechu de son rang Pour Estonneacute le deacutetrocircnement se produit par pertes successives Drsquoabord sa cotte est deacutechireacutee au point dit lrsquoauteur qursquoil ne lui en reste pas de quoi se faire un pansement (laquo en pou drsquoheure il nrsquoen eut sur

115Fils de lrsquoours et cœur de lion

luy dont il peust loyer son doy raquo ibid) Puis ses armes (lance bouclier et heau-me) lui sont enleveacutees3 Or priver un chevalier de son eacutequipement revient agrave le deacuteposseacuteder de son statut Deacutegradeacute Estonneacute est meacutetaphoriquement mis agrave mort comme semble le confirmer lrsquoimage drsquoensevelissement preacutesente un peu plus loin dans le reacutecit Au terme drsquoune autre folle eacutequipeacutee Estonneacute est violemment preacutecipiteacute dans un souterrain il est ainsi englouti par la terre conformeacutement au motif de mort et de renaissance mis en eacutevidence par Claude Gaignebet ou Mikkaiumll Bakhtine 4

Estonneacute ne garda lrsquoheure que le lyon le jecta en ung soupiral drsquoune bove et srsquoen va rifflant aval comme celluy qui ne se sceut a quoy tenir (l II t 1 sect 313)

Toutefois lrsquoeacutepisode qui cristallise avec le plus drsquoefficaciteacute le substrat folk-lorique dont Estonneacute est construit est celui de sa meacutetamorphose au livre II En raison drsquoune sombre rancune et pour avoir peacuteneacutetreacute de nuit dans le jar-din de la reine Lidoire Estonneacute est transformeacute en ours pas cette derniegravere Cette nouvelle peau sied particuliegraverement au chevalier dont les pulsions mal reacutefreacuteneacutees entrent en reacutesonance avec la reacuteputation faite agrave lrsquoours que la tra-dition deacutecrit comme un animal lubrique et un kidnappeur de femmes La muance permet donc drsquoexteacuterioriser visiblement les deacutefauts et les deacutesirs drsquoEs-tonneacute Surtout elle conduit agrave reacuteveacuteler la veacuteritable identiteacute du personnage qui sous les apparences drsquoun bouffon cache la nature du roi ours mythologi-que Meacutetamorphoseacute et rendu amneacutesique Estonneacute vit quelques temps sous le nom de Priant aupregraves de Lidoire et des jeunes filles qursquoelle eacutelegraveve Un jour lors drsquoune promenade en forecirct il sauve ces derniegraveres drsquoune tentative drsquoenlegrave-vement perpeacutetreacutee par deux chevaliers du lignage de Darnant Cet affronte-ment marque un tournant dans lrsquoeacutepisode de la muance et srsquoavegravere crucial agrave la compreacutehension approfondie du personnage Sur un plan strictement narra-tif lrsquoaction heacuteroiumlque drsquoEstonneacute lui vaut drsquoecirctre pardonneacute par la reine feacutee qui lrsquoendort et lui redonne son apparence humaine avant de le faire deacuteposer nu dans la forecirct Sur le plan symbolique la scegravene permet drsquoassimiler Estonneacute agrave

3 laquo Advint que le cheval se adreccedila parmy ung espinoy la ou il convint que Estonneacute perdist son glaive et demoura entres les ronsses et son escu qui a son col pendoit luy fut esrachieacute et demoura pendant a la branche drsquoun arbre raquo l II t 1 sect 122 laquo et le heaume luy estoit tourneacute ce devant der-riere par les branches des arbres qui en avoient les las rompuz raquo l II t 1 sect125

4 Voir Claude Gaignebet Le Carnaval Paris Payot 1974 Mikkaiumll Bakhtine Lrsquoœuvre de Franccedilois Rabelais la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance France Gallimard Nrf 1970

116 Anne Delamaire

deux figures mythiques le berserker ou guerrier agrave peau drsquoours drsquoune part et le roi ours drsquoautre part Revecirctu drsquoune deacutefroque animale Estonneacute agit avec une extrecircme violence durant le combat Il nrsquoheacutesite pas agrave briser la jambe drsquoun adversaire ou agrave un tuer un cheval pour atteindre son cavalier attitu-des drsquoordinaire exclues des combats entre chevaliers Il fait ainsi preuve de la fureur caracteacuteristique des guerriers fauves Surtout en luttant contre une incarnation du chaos pour sauver une beauteacute toute printaniegravere Estonneacute si-gne la victoire du renouveau sur les forces sombres de lrsquohiver De plus la temporaliteacute de la meacutetamorphose correspond en tout point agrave celle du mythe Transformeacute agrave une eacutepoque indeacutetermineacutee Estonneacute se bat au printemps Crsquoest aussi agrave cette peacuteriode qursquoil retrouve son apparence humaine en eacutemergeant du sommeil tout comme lrsquoours sort de son hibernation La victoire drsquoEstonneacute correspond donc au triomphe du roi ours dont la force vitale renaicirct avec la belle saison

Tout comme Estonneacute Passelion beacuteneacuteficie de la protection ambiguumle de Zeacute-phyr Au fil du reacutecit le luiton semble toutefois se faire moins faceacutetieux et bien qursquoil reacuteserve au chevalier certains des tours qursquoil a joueacutes agrave son pegravere lrsquoinfluen-ce des pratiques rituelles et folkloriques se fait moins sentir De fait Passelion semble ecirctre autant un heacuteros eacutepique et mythique que folklorique Ainsi son nom dont la pertinence est confirmeacutee par Zeacutephyr lui-mecircme le place direc-tement sous le signe du lion (laquo sy trsquoa donneacute ta mere bon nom en Passelion car tu le passe en fierteacute raquo l IV t 1 p 194) Or si le regravegne de lrsquoours coiumlncidait avec celui des leacutegendes le lion qui lrsquoa supplanteacute srsquoinscrit dans un univers chevale-resque et courtois5

De la mecircme faccedilon lrsquoenfance de Passelion qui se deacuteroule en deux volets tend agrave faire de lui un personnage heacuteroiumlcomique6 Dans sa prime jeunesse avant lrsquoacircge drsquoun an Passelion est ameneacute agrave venger la mort de son pegravere en tuant son meurtrier Bruyant sans foi Si lrsquoeacutepisode se plaicirct agrave deacutecrire lrsquoenfant Passe-lion comme un ecirctre encore maladroit dans ses gestes et ses paroles il lui attri-bue eacutegalement toutes les caracteacuteristiques drsquoun heacuteros eacutepique Ainsi le motif de la vendetta paraicirct directement emprunteacute agrave la chanson de geste Lrsquoenfant pro-dige srsquoavegravere par ailleurs ecirctre un redoutable guerrier adoubeacute et armeacute durant le siegravege du Chastel de la Garande crsquoest lui qui deacutecoche le trait fatal au traicirctre

5 Sur lrsquoours deacutetrocircneacute par le lion voir Michel Pastoureau Lrsquoours Histoire drsquoun roi deacutechu Paris Seuil 2007

6 Voir laquo Les enfants terribles de Perceforest raquo dans Enfances arthuriennes Actes du colloque de Rennes dir D Huumle et C Ferlampin-Acher Orleacuteans Paradigme 2006 p 237-254

117Fils de lrsquoours et cœur de lion

Quant agrave la juste colegravere qui lrsquoanime elle devient fureur lorsque le garccedilonnet deacutechire agrave pleine dents le cœur de lrsquoennemi tout juste abattu

Passelion [hellip] srsquoen vint a la partie du corps ou tenoit le cuer puis le print aux dents et aux mains et le deschira comme font levriers leur cuiries apregraves la venoison prinse (l IV t 1 p 301)

Le deuxiegraveme volet des enfances de Passelion se deacutetourne des champs de ba-taille pour eacutevoquer ses faceacuteties chez la feacutee Morgane qui a la charge de son eacutedu-cation Le heacuteros srsquoy montre toujours batailleur et violent frappant son cousin chevauchant un veau pour srsquoexercer agrave la lance ou encore coupant les oreilles de plusieurs porcelets pour apaiser sa faim Cette forme de deacutemesure qui srsquoac-compagne eacutegalement de farces agrave tonaliteacute grivoise confegravere agrave Passelion un ca-ractegravere heacuteroiumlcomique qui pourrait faire de lui un ancecirctre de Pantagruel En-fin la catabase qursquoil effectue jeune homme pour aller chercher les armes de son pegravere lrsquoapparente aux heacuteros antiques pour lesquels descentes aux Enfers et quecirctes de lrsquoarmement paternel sont des passages obligeacutes

Estonneacute lrsquoours et Passelion le lion heacuteroiumlque paraissent donc ecirctre des figu-res inconciliables Leur filiation est de plus compliqueacutee par des interfeacuterences avec drsquoautres lignages Ainsi Ourseau fils de Lidoire et de Gadifer se trouve ecirctre un descendant indirecte du chevalier eacutecossais Ourseau a eacuteteacute conccedilu alors que la reine feacutee avait lrsquoesprit occupeacute par la meacutetamorphose qursquoelle venait de faire subir agrave Estonneacute Conformeacutement agrave la croyance meacutedieacutevale lrsquoapparence de cet enfant se ressent des preacuteoccupations maternelles et il vient au monde pelu comme un ours On aura reconnaicirct ici le motif du baumlrenson ou fils de lrsquoours De fait bien que sa conception subisse un deacuteplacement et qursquoelle soit en quel-que sorte rationaliseacutee crsquoest bien du caractegravere ursin drsquoEstonneacute qursquoOurseau a heacuteriteacute Ce transfert explique que Passelion heacuterite de la vigueur de son pegravere mais que son identiteacute ne soit pas marqueacutee par la nature animale de celui-ci En reacutealiteacute la captation de ces caracteacuteristiques par Ourseau et lrsquoexil que ce person-nage connaicirct par la suite semblent correspondre agrave une volonteacute de liquider un heacuteritage trop encombrant Tout comme lrsquoimage de lrsquoours srsquoimmisce dans les penseacutees et la descendance de Lidoire Ourseau interfegravere dans le lignage drsquoEs-tonneacute pour le soulager de traits trop pesants

A lrsquoinverse Passelion pourrait beacuteneacuteficier de lrsquoidentiteacute leacuteonine preacuteceacutedem-ment deacutevolue agrave Lyonnel Doublement preacutesente dans son nom (Lyonnel du Glat roi de Leacuteonnois) la marque du lion srsquoincarne eacutegalement dans lrsquoani-mal que le chevalier apprivoise au livre II Construit sur le triple modegravele de

118 Anne Delamaire

Lancelot Tristan et Yvain Lyonnel incarne lrsquoideacuteal chevaleresque et courtois pendant la premiegravere moitieacute roman Apregraves avoir libeacutereacute la Grande-Bretagne et lrsquoEacutecosse de plusieurs monstres et avoir deacutefendu ces royaumes contre une pre-miegravere invasion romaine se substituant dans cette tacircche au souverain impo-tent Gadifer Lyonnel succombe agrave la bataille du Franc-Palais Or il ne semble plus rien perdurer de cet heacuteroiumlsme et de ce deacutevouement apregraves la mort du heacuteros Certes ces fils Lyonnel et Gadiforus sont de vaillants chevaliers mais ils ne constituent pas des figures de premier plan En srsquounissant agrave Blanche Lyonnel srsquoest en fait attacheacute agrave un lignage ougrave le pouvoir feacuteminin domine Ainsi succes-sivement Lidoire Blanche et Blanchette (grand-megravere megravere et fille) marquent de leurs enchantements et de leurs bienfaits le royaume drsquoEacutecosse Dilueacutee dans une ligneacutee qui favorise le feacuteminin lrsquoidentiteacute leacuteonine semble trouver en Passe-lion un nouveau reacuteceptacle

Il apparaicirct donc que au fil du roman lrsquoauteur se livre agrave un reacuteameacutenagement des symboles qursquoil effectue en modifiant leur reacutepartition entre les diffeacuterents li-gnages Ainsi la volonteacute qursquoil a de reacuteconcilier la filiation entre Estonneacute et Pas-selion est notamment visible dans un indice preacutesent au livre III Pour les be-soins drsquoune piegravece en vers (le Lai Secret) Estonneacute y est deacutesigneacute comme un lion (laquo Le lyumlon jadis mis en cage La jenne chievrette sauvage raquo l III t 1 p 277) Or non seulement lrsquoEacutecossais nrsquoa jamais eacuteteacute qualifieacute en ces termes auparavant mais encore Lyonnel eacutevoqueacute dans le mecircme poegraveme srsquoy voit deacutepouilleacute de son identiteacute Alors que lrsquoimage du fauve aurait ducirc tout naturellement srsquoappliquer au chevalier au lion elle est transfeacutereacutee agrave Estonneacute

Malgreacute les signes semblant indiquer que lrsquoauteur craignait la discontinuiteacute ou voulait liquider une symbolique trop lourde la filiation entre Estonneacute et Passelion srsquoavegravere pourtant complegravetement coheacuterente en grande partie gracircce au parrainage du luiton Zeacutephyr Ainsi Passelion qui a heacuteriteacute de la fougue pater-nelle se montre aussi seacuteducteur que son pegravere et le reacutecit voit srsquoallonger la liste de ses conquecirctes au nombre desquelles figurent Morganette Gaudine Cani-fre Dorine Marmona Toutefois lagrave ougrave Zeacutephyr reacutefreacutenait les ardeurs drsquoEston-neacute il favorise les amours de son fils qui engendre de nombreux descendants chaque fois drsquoune femme diffeacuterente Loin drsquoecirctre arbitraire cette diffeacuterence de traitement reacutepond aux exigences du reacutecit Du vivant drsquoEstonneacute la Grande Bre-tagne et lrsquoEacutecosse sont deux royaumes prospegraveres au sein desquels srsquoopegravere un long travail de civilisation notamment avec la mise au pas du lignage de Dar-nant Cette situation appelle agrave une reacutegulation des forces vives et brutales dont

119Fils de lrsquoours et cœur de lion

Estonneacute et ses pulsions sont les repreacutesentants A lrsquoinverse du temps de Passe-lion les deux pays sont dans eacutetat de deacutesolation conseacutecutif agrave lrsquoinvasion romai-ne Dans ces conditions repeupler ces contreacutees et leur donner une nouvelle geacuteneacuteration de chevaliers tient de lrsquoimpeacuteratif vital Crsquoest pourquoi le luiton fa-vorise la sexualiteacute deacutebordante de Passelion Par conseacutequent il y a dans son changement drsquoattitude une coheacuterence qui explique eacutegalement que lrsquoinfluence des pratiques comme le charivari se fasse moins sentir concernant Passelion Destineacutes agrave opeacuterer une reacutegulation ces rites deviennent inutiles quand il srsquoagit drsquoencourager une nataliteacute agrave tout va

Le substrat folklorique nrsquoest cependant par entiegraverement absent du parcours de Passelion Au livre V (f 289ss) un eacutepisode se reacutevegravele particuliegraverement signi-ficatif A ce moment du reacutecit Passelion est devenu lrsquoamant de Dorine eacutepouse du roi de Sycambre Leur secret menaccedilant drsquoecirctre reacuteveacuteleacute par la vieille chargeacutee de chaperonner la jeune femme ils eacutelaborent un plan recourant agrave un deacuteguise-ment animal Pour justifier ses alleacutees et venues entre sa chambre et le bosquet qui sert de refuge agrave son amant Dorine a en effet preacutetendu qursquoelle y nourris-sait un cerf avec les reliefs de ses repas Soupccedilonneuse la vieille qui srsquoeacuteton-ne qursquoun tel animal se repaisse de viande demande agrave le voir Passelion revecirct alors la peau drsquoun cerf et se preacutesente agrave la vieille en eacutemergeant partiellement des buissons Peu convaincue par cette deacutemonstration la vieille avertit degraves son retour le roi qui fait alors lacirccher ses chiens dans le bosquet Acculeacute dans une caverne Passelion ne doit la vie sauve qursquoagrave lrsquointervention de Zeacutephyr qui se substituant agrave lui surgit de lrsquoanfractuositeacute sous la forme drsquoun cerf et disper-se les hommes du roi Cet eacutepisode qui accumule les eacuteleacutements comiques re-prend entre autres le motif de la mal marieacutee Cependant crsquoest le deacuteguisement en animal qui doit ici retenir lrsquoattention Recouvert de sa peau de cerf Passe-lion subit une transformation qui nrsquoest pas sans rappeler la meacutetamorphose su-bie par son pegravere De fait lrsquoun comme lrsquoautre endossent une identiteacute animale sous lrsquoemprise magique ou amoureuse drsquoune femme De plus le cerf nrsquoest pas tregraves eacuteloigneacute de lrsquoours dans sa porteacutee symbolique Tous deux au pantheacuteon des dieux primitifs ils incarnent en lien avec lrsquoideacutee de fertiliteacute les forces brutes de la nature qui connaissent un renouveau au printemps Pegravere et fils se rejoignent donc dans une ceacuteleacutebration de la vie

Apparemment incoheacuterent le lien entre Estonneacute et Passelion teacutemoigne au contraire de lrsquoart avec laquelle lrsquoauteur ajuste sa matiegravere aux inteacuterecircts de son roman Ours captif ou cerf bondissant animent le reacutecit selon que lrsquoheure est agrave reacutefreacutener ou encourager les pulsions des chevaliers Cette œuvre de reacutegula-

120 Anne Delamaire

tion est notamment deacutevolue agrave Zeacutephyr figure tuteacutelaire garante drsquoune forme de continuiteacute au sein de ce lignage singulier Par ailleurs en cultivant le faux (lrsquoours est le produit drsquoune meacutetamorphose le cerf celui drsquoun deacuteguisement) le roman accouche drsquoune veacuteriteacute ineacutedite et insuffle une vie nouvelle agrave un substrat qui ne demandait qursquoagrave ecirctre redynamiser Ainsi lrsquoidentiteacute animale polymor-phe de la filiation entre Estonneacute et Passelion semble proclamer avec aplomb que le lion est bien le fils de lrsquoours

Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

Adenet le Roi Girart drsquoAmiensGeoff rey Chaucer

Aureacutelie HoudebertUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Sous des noms varieacutes ndash cheval enchanteacute cheval drsquoeacutebegravene ou de fust cheval de Pacolet Clavilentildeo el Aligero ou encore steed of brass ndash apparaicirct de faccedilon reacutecurrente dans la litteacuterature occidentale du XIIIe au XVIe siegravecle une seule et mecircme fi gure issue du folklore oriental Il srsquoagit drsquoun cheval meacutecanique de bois le plus souvent drsquoairain dans certaines versions doteacute de lrsquoextraordi-naire pouvoir de voler Preacutesent dans le folklore indien cet animal fabuleux parcourt drsquoest en ouest un vaste territoire culturel srsquoancrant de plus en plus profondeacutement dans la litteacuterature et puisant agrave chaque eacutetape de son chemine-ment geacuteographique et litteacuteraire les ingreacutedients neacutecessaires agrave son renouvelle-ment On le retrouve ainsi dans des contes indiens persans et arabes sous une forme deacutejagrave litteacuteraire dans un conte des Mille et Une Nuits1 dans deux romans franccedilais en vers de la fi n du XIIIe siegravecle Cleacuteomadegraves et Meacuteliacin2 eux-mecircmes deacuterimeacutes puis traduits en espagnol au siegravecle suivant3 dans Valentin et

1 On trouve le conte du cheval drsquoeacutebegravene dans tous les manuscrits laquo complets raquo des Mille et Une Nuits dans toutes les eacuteditions du recueil (agrave lrsquoexception de celle de Reneacute Khawam) mais aussi dans le recueil des Cent et une Nuits et dans drsquoautres ensembles comme les Livres des Histoires eacutetonnan-tes dont le manuscrit le plus ancien remonte au deacutebut du XIVe siegravecle Voir Aboubakr Chraiumlbi Les Mille et Une Nuits histoire des textes et classification des contes lrsquoHarmattan 2008

2 Les œuvres drsquoAdenet le Roi eacuted Albert Henry Tome V Genegraveve Slatkine 1996 Girart drsquoAmiens Meacuteliacin eacuted Antoinette Saly CUERMA Senefiance 27 1990

3 Pour les versions en prose voir Le Cheval volant en bois eacutedition des deux mises en proses du Cleacuteomadegraves eacuted Fanny Maillet et Richard Trachsler Paris Classiques Garnier laquo Textes Litteacuterai-res du Moyen-Acircge raquo 14 2010 Pour la version espagnole voir El Conde Partinuples Roberto el Diablo Clamades y Clarmonda ed Ignacio B Anzoaacutetegui Buenos Aires Espasa-Calpe 1944 p133-168

122 Aureacutelie Houdebert

Orson4 roman drsquoaventures dont la diff usion europeacuteenne conduira le cheval jusqursquoagrave Cervantegraves5 chez Geoff rey Chaucer dans ses Contes de Cantorbeacutery6 composeacutes en moyen anglais dans les derniegraveres deacutecennies du XIVe siegravecle Conservant de faccedilon remarquable ses caracteacuteristiques primitives qui en font un motif folklorique speacutecifi que le cheval volant dont il est question ici se precircte neacuteanmoins agrave toutes les meacutetamorphoses au greacute de son parcours dans les litteacuteratures drsquoOrient et drsquoOccident

Nous ne preacutetendons pas retracer ici lrsquoensemble de ce parcours mais interro-ger les modaliteacutes de son adaptation litteacuteraire dans deux contextes diffeacuterents agrave un siegravecle drsquoeacutecart dans les deux romans franccedilais Cleacuteomadegraves drsquoAdenet le Roi et Meacuteliacin de Girart drsquoAmiens sommes romanesques en vers composeacutees vers 1285-1295 qui marquent lrsquoentreacutee dans la litteacuterature europeacuteenne du cheval vo-lant et dans le Conte de lrsquoeacutecuyer conte inacheveacute eacutecrit par Geoffrey Chaucer un siegravecle plus tard en Angleterre

Jrsquoenvisagerai ces trois textes comme autant de reacuteponses litteacuteraires aux pro-blegravemes souleveacutes par cette entreprise drsquoassimilation du motif

Le cheminement du motif drsquoAdenet agrave Chaucer

La source directe de Cleacuteomadegraves et de Meacuteliacin reste inconnue mais on sait par les auteurs eux-mecircmes que leur matiegravere heacuteriteacutee de la tradition arabe a transiteacute par lrsquoEspagne avant drsquoarriver jusqursquoagrave eux Lrsquohistoire du cheval vo-lant a connu ensuite une diffusion remarquable due notamment au succegraves du roman drsquoAdenet le Roi Cleacuteomadegraves copieacute dans quinze manuscrits mis en prose traduit et adapteacute plusieurs fois citeacute dans plusieurs œuvres du XIVe et du XVe siegravecle7

Plus difficile agrave eacutetablir est le transfert de cette histoire jusqursquoen Angleterre Deux hypothegraveses me semblent recevables concernant la source de Chaucer pour son steed of brass Soit les romans drsquoAdenet et Girart ou lrsquoun des deux eacutetaient connus du poegravete anglais peacutetri de culture franccedilaise de faccedilon directe ou

4 Valentin et Orson Lyon Jacques Maillet 1489 (BNfr Res-Y2-82)5 Miguel de Cervantes Don Quijote de la Mancha ed John Jay Allen Madrid Caacutetedra

1992 vol 2 chap XLI p 327-3376 William Chaucer laquo The Squirersquos Tale raquo dans Cantorbery Tales eacuted en ligne par The Elec-

tronic Literature Foundation httpwwwcanterburytalesorgcanterbury_taleshtml7 Voir lrsquoeacutedition drsquoAlbert Henry Tome V Introduction p 559-567

123Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

indirecte8 soit le conte oriental a circuleacute en Angleterre indeacutependamment de ses adaptations franccedilaises de faccedilon autonome ou associeacute agrave drsquoautres contes du recueil des Mille et Une Nuits9

Sans entrer dans le deacutetail des arguments il me semble plus probable que Chaucer srsquoappuie sur un mateacuteriau litteacuteraire transmis par lrsquoun des romans franccedilais plutocirct Cleacuteomadegraves que Meacuteliacin sans que lrsquoon puisse eacutetablir avec cer-titude sa source10 Il en dispose en tout cas tregraves librement Son histoire appa-raicirct finalement comme une seacuterie de variations assumeacutees autour drsquoun thegraveme connu bien plus que comme la reacuteeacutecriture drsquoun texte preacutecis

Variations autour de deux traits constitutifs

Deux traits principaux caracteacuterisent le cheval volant degraves lrsquoorigine son meacute-canisme speacutecifique et son emploi en tant qursquoinstrument de conquecircte feacutemi-nine Ces eacuteleacutements se retrouvent dans toutes les versions de lrsquohistoire depuis le conte indien ougrave un tapissier srsquoeacutelegraveve litteacuteralement jusqursquoagrave une princesse gracirc-ce agrave une monture fabriqueacutee par un ami charpentier11 Adenet le Roi et Girart drsquoAmiens exploitent amplement ces donneacutees explorant toutes leurs possibi-liteacutes narratives Chaucer reprend les deux traits mais les modifie consideacutera-

8 Crsquoest lrsquohypothegravese de Vincent Dimarco qui considegravere Cleacuteomadegraves et Meacuteliacin comme des sources possibles de Chaucer sans que lrsquoon puisse eacutetablir drsquoanalogies textuelles et sans certitude historique concernant la preacutesence des romans franccedilais en Angleterre Vincent Dimarco laquo The Squirersquos Tale raquo dans Sources and Analogues of the Canterbury Tales ed Robert MCorreale Mary Hamel Cambridge DS Brewser 2002 p 169-209

9 Crsquoest le postulat de Kathryn L Lynch qui estime que Chaucer a laquo occidentaliseacute raquo un mateacuteriau oriental transmis oralement Kathryn L Lynch laquo East meets West in Chaucerrsquos Squirersquos Tale and Franklinrsquos Tale raquo Speculum a Journal of Medieval Studies vol 70 ndeg 3 Juillet 1995 p 530-551

10 Vincent Dimarco ne cite que Meacuteliacin dans son reacutepertoire de sources et laquo textes analogu-es raquo Il considegravere en effet que le conte de Chaucer est plus proche du roman de Girart que de ce-lui drsquoAdenet en ce qui concerne la structure narrative et lrsquoancrage geacuteographique Il est vrai que Chaucer situe son histoire en Orient comme Girart drsquoAmiens et non pas en Europe comme Adenet encore faut-il bien voir de quel Orient il srsquoagit dans chacun des textes Qursquoy a-t-il de commun entre le royaume Mongol de Russie la Grande Armeacutenie et la Perse si ce nrsquoest la charge imaginaire que contiennent ces noms pour des Occidentaux du XIIIe ou du XIVe siegravecle

11 Le conte du Tisserand qui se fit passer pour Vishnou preacutesent dans le Pantildecatantra met en scegravene un faux laquo garouda raquo imitation meacutecanique de la monture volante magique du dieu Vish-nou En faisant son entreacutee dans le folklore persan puis arabe lrsquooiseau pseudo divin se meacutetamor-phose en cheval de bois mais conserve ce statut de produit manufactureacute extraordinaire des-tineacute agrave la conquecircte drsquoune femme Voir Pantildecatantra trad Edouard Lancereau Paris Gallimard Unesco coll laquo Connaissance de lrsquoOrient raquo 1965 p 93-101

124 Aureacutelie Houdebert

blement Dans le conte oriental le cheval de bois est mis en mouvement par deux chevilles placeacutees dans divers endroits du corps de lrsquoanimal selon les ver-sions12 derriegravere lrsquooreille sur lrsquoeacutepaule droite sur les flancshellip le manque de preacutecision et les contradictions sont constants ce qui explique peut-ecirctre que les deux romanciers franccedilais nrsquoaient pas choisi exactement la mecircme locali-sation des diffeacuterentes chevilles Ils srsquoaccordent en revanche pour doubler le nombre de chevilles et complexifier par conseacutequent le meacutecanisme Aux mou-vements ascendant et descendant ils ajoutent en effet les mouvements lateacute-raux13 Le cavalier peut ainsi imiter grossiegraverement une chevaucheacutee laquo reacuteelle raquo en activant successivement quatre chevilles de bois placeacutees de part et drsquoautre de la monture14 Adenet et Girart srsquoattardent longuement sur ces deacutetails ralen-tissant consideacuterablement le rythme du reacutecit lors du premier vol du heacuteros pour mimer son tacirctonnement et rendre le meacutecanisme intelligible Avec un grand souci de coheacuterence les mecircmes gestes seront reacutepeacuteteacutes agrave chaque envol et agrave chaque atterrissage crsquoest-agrave-dire six fois dans chacun des romans

Chaucer reprend le deacutetail des chevilles mais deacuteconstruit la meacutecanique soi-gneusement eacutetablie par les auteurs franccedilais le nombre de cleacutes et leur posi-tionnement nrsquoapparaissent pas clairement Le narrateur deacutelegravegue lrsquoexplication du meacutecanisme au mysteacuterieux chevalier arriveacute par les airs Celui-ci montre au roi comment faire fonctionner la monture et accompagne son discours de ges-tes15 Or les expressions laquo a pyn raquo laquo another pyn raquo laquo this pyn raquo restent obscures pour le lecteur car le narrateur nrsquoeacutelucide pas les deacuteictiques employeacutes La der-niegravere cheville mentionneacutee est-elle la mecircme que la seconde Ougrave se trouvent-el-les situeacutees Rien ne permet de le savoir drsquoautant que le chevalier entoure son

12 Concernant les diffeacuterentes versions des Mille et Une Nuits voir Aboubakr Chraiumlbi opcit Pour eacutetablir des comparaisons entre les diffeacuterentes versions arabes du conte je me suis appuyeacutee sur le corpus suivant pour les Mille et Une Nuits la version Galland la version Mardrus la ver-sion baseacutee sur les eacuteditions BoulacircqCalcutta de Bencheick et Miquel la version Habicht pour les Cent et Une Nuits la traduction de M Gaudefroy-Demombynes

13 Paul Aebischer fait ainsi remarquer avec humour qursquoil ne manque que la laquo marche arriegravere raquo agrave ce veacutehicule meacutedieacuteval Paul Aebischer laquo Anatomie paleo-descriptive de lrsquoappareil moteur de Clave-lens raquo Boletiacuten de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona 36 1975-76 p 105-114

14 Dans Cleacuteomadegraves les chevilles se trouvent laquo droit au front dou cheval raquo laquo a destre raquo laquo au senestre leacutes raquo laquo vers la poitrine raquo (v 2681-2689) Dans Meacuteliacin laquo El col fu mise la premiere Et lrsquoautre en la crupe derriere Lrsquoautre cheville el flant senestre Et la quarte refu el destre raquo (v 613-616)

15 laquo [hellip] whan yow list to ryden any where Ye mooten trille a pyn stant in his ere Which I shal telle yow bitwix us two [hellip] And whan ye com ther as yow list abyde Bidde hym descende and trille another pyn [hellip] Or if yow liste bidde hym thennes goon Trille this pyn and he wol vanysshe anoon raquo (v 306-318)

125Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

explication de mystegravere annonccedilant que certains deacutetails de fonctionnement ne seront reacuteveacuteleacutes au roi qursquoen tecircte agrave tecircte16 La confusion est encore accentueacutee car si la premiegravere cheville commande bien le deacutecollage et la seconde lrsquoatterrissage elles peuvent aussi bien servir agrave diriger le cheval en avant ou le faire revenir agrave son point de deacutepart17 Quant agrave la troisiegraveme cheville elle perd son rocircle direc-tionnel et sert agrave faire disparaicirctre lrsquoanimal Une quatriegraveme cheville paraicirct donc superflue et il faudra recourir agrave une formule magique pour faire reacuteapparaicirctre le cheval Chaucer multiplie les contradictions et les impreacutecisions quant au fonctionnement du cheval et en annule mecircme lrsquoeffet puisque ce meacutecanisme ingeacutenieux ne sera jamais mis en pratique le roi satisfait des explications em-brouilleacutees et incomplegravetes du chevalier retourne souper et la premiegravere partie du conte srsquoachegraveve sur la disparition inexpliqueacutee du cheval sans qursquoune seule cheville ait eacuteteacute activeacutee18

La seconde caracteacuteristique fondamentale du cheval est son emploi dans le rapt etou le sauvetage drsquoune jeune fille Dans les romans franccedilais lrsquoalternan-ce entre les trois vols solitaires du heacuteros traiteacutes en quelques vers (agrave lrsquoexception du premier vol laborieux) et les trois duos aeacuteriens longuement deacutecrits com-portant le plus souvent des escales idylliques et donnant lieu agrave des chants drsquoal-leacutegresse fait apparaicirctre le cheval comme le support privileacutegieacute de la relation amoureuse Les insertions lyriques particuliegraverement nombreuses dans Meacute-liacin se multiplient lors de ces scegravenes de vol amoureux et figent lrsquoimage du couple en suspens au dessus du monde terrestre

Auxiliaire du couple le cheval est aussi chargeacute de symbolisme eacuterotique en particulier dans Cleacuteomadegraves La fulgurance de ses envols mime la force du deacutesir ce que suggegravere drsquoailleurs la meacutetaphore commune de la flegraveche et le rapprochement subit des corps qursquoil impose provoque agrave deux reprises les eacutemois des cavaliers Crsquoest drsquoabord pour se venger de Cleacuteomadegraves que Crom-part enlegraveve Clarmondine mais sitocirct sur le cheval sa haine se transforme en deacutesir fou pour la jeune fille au point de tenter un viol lors drsquoune halte dans une clairiegravere19 Le heacuteros lui-mecircme doit lutter contre Hardement qui

16 Le messager entoure ses explications de mystegravere agrave travers les formules laquo Which I shal telle yow bitwix us two raquo ou laquo In swich a gyse as I shal to yow seyn Bitwixe yow and me raquo qui suggegraverent lrsquoexistence drsquoun meacutecanisme complexe et secret qui ne sera jamais reacuteveacuteleacute au lecteur

17 Crsquoest ce qursquoexplique le messager lors de la preacutesentation geacuteneacuterale des cadeaux au roi Cam-buskan (v 104-122)

18 laquo The hors vanysshed I noot in what manere Out of hir sighte ye gete namoore of me raquo (v 334-335)

19 Malgreacute un discours relativement courtois et une sinceacuteriteacute touchante Crompart expose

126 Aureacutelie Houdebert

lrsquoassaille alors qursquoil entreprend le voyage du retour avec son amante20 Rien ne dit explicitement que le vol agrave dos de cheval de bois provoque seul un tel deacutesir mais crsquoest toujours au cours drsquoune chevaucheacutee que la tentation se preacute-sente Le cheval megravene drsquoailleurs toujours les amants dans des jardins fermeacutes ou des clairiegraveres isoleacutees hauts lieux du deacuteduit amoureux dans la symboli-que courtoise

Le lien entre le cheval et lrsquoamour est beaucoup moins eacutevident chez Chau-cer qui occulte mecircme cette dimension dans toute la premiegravere partie de son conte Le reacutecit srsquoouvre en effet sur lrsquooffrande faite au roi mongol par un cheva-lier messager du roi drsquoInde et drsquoArabie La motivation du visiteur dans toutes les autres versions du conte est de reacuteclamer au roi en eacutechange de ces cadeaux la main de sa fille Or le chevalier du conte de Chaucer ne demande rien ni pour lui-mecircme ni pour son seigneur tout au plus invite-t-il la fille de Cam-buskan agrave danser lors du banquet21 Le cheval qui figure parmi les preacutesents nrsquoest pas conccedilu pour obtenir une femme il nrsquoest qursquoun cadeau diplomatique de roi agrave roi Lrsquoalliance de la vaillance et de lrsquoamour que symbolisait le cheval volant des romans franccedilais est rompue chez Chaucer Plus loin dans le reacutecit pourtant une chevaucheacutee amoureuse est eacutevoqueacutee les derniers vers du frag-ment conserveacute annonccedilant une troisiegraveme partie pleine drsquoaventures22 Lrsquoeacutecuyer promet agrave son auditoire le reacutecit des amours drsquoAlgarsif fils aicircneacute du roi Cambus-kan qui trouvera et conquerra une femme aideacute du cheval de bronze Mais cette annonce prend place apregraves plus de six cents vers alors mecircme que le fa-meux cheval a disparu du reacutecit pendant trois cents vers Lrsquohistoire du cheval volant est donc loin drsquooccuper tout le reacutecit comme crsquoest le cas dans le conte oriental ni mecircme de servir de structure drsquoensemble comme dans Meacuteliacin

clairement ses intentions laquo Tout serai a vostre vouloir de cuer et de cors et drsquoavoir Mais que vous faites mon plaisir raquo (v 6409-11) Clarmondine comprend parfaitement la menace qui pegravese sur elle durant le voyage et fait promettre agrave son ravisseur de ne rien tenter qui la deacuteshonore avant de lrsquoavoir eacutepouseacutee Crsquoest lrsquoempressement agrave trouver une eacuteglise pour satisfaire agrave cette clause qui poussera Crompart agrave peacuteneacutetrer dans Salerne pour son malheur

20 Le deacutebat qui oppose Hardement et Deacutesir agrave Raison occupe une centaine de vers (v 14413-14520) et trouve son prolongement dans le recircve de Clarmondine qui met en scegravene un lion precirct agrave assaillir la belle (v 14539-14601)

21 laquo This noble kyng is set up in his trone This strange knyght is fet to him ful soone And on the daunce he gooth with Canacee raquo (v 266-8)

22 laquo First wol I telle yow of Cambynskan That in his tyme many a citee wan And after wol I speke Algarsif How that he wan Theodora to his wif For whom ful ofte in greet peril he was Ne hadde he be holpen by the steede of bras And after wol I speke of Cambalo [hellip] raquo (v 655-61)

127Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

et Cleacuteomadegraves De plus cet eacutepisode de quecircte amoureuse gracircce au cheval nrsquoest preacutesenteacute que comme une peacuteripeacutetie parmi drsquoautres pour lesquelles il nrsquoest nul-lement question de cheval de bronze En reacutealiteacute Chaucer reprend tous les eacuteleacute-ments preacutesents dans les deux romans franccedilais dons somptueux faits au roi conquecirctes guerriegraveres et amoureuses duels voyageshellip mais leur ocircte le lien scrupuleusement eacutetabli par Girard drsquoAmiens et Adenet le Roi gracircce au cheval volant23 Chez Chaucer lrsquoanimal meacutecanique nrsquoest deacutecideacutement plus le moteur de lrsquoamour pas plus que celui du reacutecit

Modaliteacutes drsquoacclimatation du cheval le recours agrave des modegraveles litteacuteraires

Pour inteacutegrer ce cheval venu de lrsquoest au pantheacuteon merveilleux des romans franccedilais pour lrsquoacclimater donc Adenet le Roi et Girart drsquoAmiens recourent agrave des modegraveles deacutejagrave bien eacutetablis dans la litteacuterature romane

Le moule le plus eacutevident pour y fondre ce cheval oriental est celui des auto-mates Statues animeacutees repreacutesentant des hommes ou des animaux les auto-mates associent lrsquoart la technologie et la magie Le cheval volant correspond parfaitement agrave ce type drsquoobjet merveilleux Les deux romanciers franccedilais in-sistent tantocirct sur lrsquoun de ces aspects tantocirct sur lrsquoautre manifestant ainsi leurs heacutesitations face agrave cette figure ineacutedite heacuteriteacutee du folklore et exploitant en mecircme temps toutes les ressources de cet objet familier qursquoest lrsquoautomate litteacuteraire

Girart drsquoAmiens insiste surtout sur le caractegravere laquo enchanteacute raquo du cheval En teacutemoigne la description du creacuteateur de lrsquoanimal le philosophe Clama-zart clairement placeacute du cocircteacute du Diable24 Renvoyer ainsi Clamazart du cocircteacute des enchanteurs sulfureux des romans crsquoest ranger son cheval de bois dans la cateacutegorie des enchantements neacutefastes le lecteur averti le perccediloit au deacutebut du roman du moins comme un obstacle placeacute par un ecirctre sur-naturel sur le chemin de gloire du heacuteros et dont ce dernier devra deacutejouer lrsquoenchantement pour progresser Crsquoest ainsi que fonctionnent en effet les

23 Chez Adenet le Roi et Girart drsquoAmiens le motif du cheval de fust est un eacuteleacutement struc-turant les deux romans franccedilais qui insegraverent des eacutepisodes nouveaux et des deacuteveloppements consideacuterables par rapport au conte dont il srsquoinspirent conservent cependant une trame similai-re entiegraverement construite autour du cheval de bois Les grandes eacutetapes du reacutecit sont deacutelimiteacutees par les seacutequences de vols sur le cheval soit trois allers-retours entre lesquels srsquoinsegraverent des peacuteri-peacuteties plus ou moins deacuteveloppeacutees Le cheval de bois assure la coheacuterence des eacutepisodes et des mo-tifs dans les deux romans articulant scegravenes de combat scegravenes de cour et quecirctes amoureuses

24 laquo Il sembloit trop bien Lucifer Tel crsquoon le fait en la painture Kar sa bele regardeuumlre Ardoit comme fus en fournaise raquo (v 457-460)

128 Aureacutelie Houdebert

automates des romans arthuriens horizon litteacuteraire tregraves preacutesent chez Gi-rart drsquoAmiens

Au contraire de son rival Adenet le Roi reacutepugne agrave affirmer le caractegravere ma-gique de son automate et insiste sur son aspect meacutecanique Il fait du roi Crom-part creacuteateur du cheval un savant ruseacute et fourbe mais assimile son savoir-faire agrave celui drsquoun artisan habile plus qursquoagrave celui drsquoun magicien crsquoest ce que signale lrsquoemploi des verbes laquo ovrer raquo et laquo arreacuteer raquo pour eacutevoquer la fabrication de lrsquoobjet25

Par ailleurs le cheval volant drsquoAdenet le Roi met en jeu plus que tout autre les capaciteacutes intellectuelles du cavalier qui doit apprendre agrave maicirctriser le meacuteca-nisme secret de la monture srsquoil veut beacuteneacuteficier de son extraordinaire pouvoir Cleacuteomadegraves doit apprendre par lui-mecircme comment fonctionne lrsquoanimal lors de son premier vol Le meacutecanisme du cheval de fust se comprend srsquoapprend et peut mecircme srsquoenseigner agrave des ecirctres insignifiants comme un messager ce qui banalise consideacuterablement son emploi26 Devenu simple veacutehicule utilitai-re lrsquoautomate paraicirct par conseacutequent bien moins effrayant que ses fregraveres des romans bretons qursquoon ne peut vaincre qursquoen les brisant agrave moins que lrsquoenchan-tement qui les animait ne se dissipe

Un autre modegravele litteacuteraire se superpose dans Cleacuteomadegraves agrave celui des auto-mates et contredit lrsquoeffort de rationalisation du romancier celui des chevaux faeacutes La reacutefeacuterence agrave ces creacuteatures reste discregravete Ce sont drsquoabord les eacutetriers qui srsquoadaptent magiquement agrave la taille du cavalier27 Cette mention des eacutetriers ma-giques est absente de toutes les autres versions de lrsquohistoire Drsquoautre part le poids du cheval srsquoadapte agrave lrsquousage que lrsquoon veut en faire Ainsi lorsque Crom-part deacutecide de porter le cheval de bois afin de ne pas attirer lrsquoattention des villageois en arrivant par les airs il peut le faire aiseacutement car lrsquoobjet ne pegravese soudain plus rien Le narrateur nous preacutecise que mecircme un enfant pourrait transporter lrsquoanimal28 Enfin une figure de cheval faeacute apparaicirct clairement

25 laquo Si faitement le sot ovrer Li rois Crompars et arreacuteer Que quant il voloit il estoit Assez tost ougrave estre vouloit raquo (v 1613-1616)

26 Revenu dans son royaume Cleacuteomadegraves organise les festiviteacutes de son mariage et de son cou-ronnement Il deacutecide de deacutepecirccher un valet sur le cheval de bois afin de faire parvenir au plus vite ses invitations Quelques instructions orales suffisent au messager pour comprendre le meacutecanisme laquo Cleacuteomadegraves li devisa Conment iroit et revenroit Et com fait chemin il tenroit raquo (v 14960-14962)

27 laquo Et estriers tels et si faitis Que srsquouns grans hom ou srsquouns petis I montast trestout a droiture Fussent a point et a mesure raquo (v 2425-2434)

28 laquo Sachiez que li chevaus ert teacutes Que de cui que il fust porteacutes Ne sambloit nule rians pesans

129Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

dans un micro reacutecit crsquoest le cheval merveilleux que le heacuteros invente pour jus-tifier sa preacutesence dans la chambre de Clarmondine Face au pegravere de la jeune fille Cleacuteomadegraves explique qursquoil est lrsquoobjet drsquoun enchantement prononceacute par des feacutees lrsquoobligeant agrave des chevaucheacutees nocturnes effreacuteneacutees sur un cheval volant incontrocirclable29 Ce cheval reste cependant un objet de discours une mystifi-cation du personnage

Adenet le Roi superpose donc plusieurs figures litteacuteraires occidentales sur le cheval oriental jouant sur lrsquoimaginaire collectif de son lectorat cultiveacute pour lrsquointeacutegrer agrave son roman

Chaucer exploite lui aussi les reacutefeacuterences culturelles communes agrave son lecto-rat Il complexifie mecircme consideacuterablement lrsquounivers reacutefeacuterentiel de son conte multipliant les comparaisons pour deacutecrire le cheval

Ce sont drsquoabord les montures merveilleuses des chevaliers bretons qui sont appeleacutees agrave servir de modegravele au cheval lrsquoarriveacutee du chevalier mysteacuterieux (this strange knyght) agrave la cour de Cambuskan srsquoeffectue sur le mode bien connu de lrsquoirruption de lrsquoaventure dans les romans arthuriens La fecircte drsquoanniversaire du roi mongol tradition orientale renvoie aux assembleacutees de la Pentecocircte agrave la cour drsquoArthur Lrsquohomme tout armeacute monteacute sur son cheval de bronze suscite lrsquoeacuteton-nement et rend lrsquoassembleacutee muette reacuteactions typiques face au merveilleux30 La reacutefeacuterence agrave lrsquounivers breton est drsquoailleurs indiqueacutee clairement par lrsquoeacutevocation du personnage de Gauvain qui apporte sa caution courtoise agrave la scegravene31 Le cheval de bronze apparaicirct ainsi drsquoembleacutee comme lrsquoattribut drsquoun chevalier de lrsquoAutre Monde qui cumule les accessoires magiques puisqursquoil porte une eacutepeacutee un an-neau et un miroir doteacutes de pouvoirs surnaturels Le parfum oriental qui impregrave-gne les premiers vers du conte consacreacutes agrave la description des personnages et des coutumes locales est brusquement dissipeacute par cette apparition

[hellip] Uns petis enfes le portast Srsquoadroit les chevilles tornast raquo (v 6599-6608)29 Ce reacutecit assez long reacutepond aux exigences du conte merveilleux chevalier victime drsquoun sort

agrave sa naissance feacutees maleacutefiques chiffres magiques reacutegissant lrsquoenchantement chevaucheacutee noctur-ne sur une monture incontrocirclablehellip (v 3645-3672)

30 laquo In al the hall ne was ther spoken a word For merveille of this knyght hym to biholde Ful bisily ther wayten yonge and olde raquo (v 77-79) Lrsquoeacutetonnement est une composante majeure de la topique merveilleuse dans les romans meacutedieacutevaux Voir Christine Ferlampin-Acher Merveille et topique merveilleuse dans les romans meacutedieacutevaux Paris Champion 2003

31 laquo [hellip] With so heigh reverence and obeisaunce As wel in speche as in contenaunce That Gawayn with his olde curteisye Though he were comen ayeyn out of Fairye Ne koude hym nat amende with a word raquo (v 84-88)

130 Aureacutelie Houdebert

Mais Chaucer nrsquoexploite pas cette veine arthurienne signalant mecircme le ca-ractegravere archaiumlque et douteux de lrsquounivers qursquoil vient drsquoeacutevoquer Gauvain et plus loin Lancelot sont en effet signaleacutes comme appartenant agrave un monde reacute-volu Gauvain est exileacute au pays de Feacuteerie et Lancelot est mort32 Heacuteriteacute drsquoun autre temps le cheval de bronze fait figure de curiositeacute dans un monde ougrave le merveilleux et la creacuteduliteacute ne sont plus de mise Le narrateur aura donc be-soin drsquoautres modegraveles litteacuteraires pour constituer sa figure de cheval volant Il va pour cela deacuteleacuteguer la parole aux personnages qui proposent chacun leur lecture de lrsquoanimal

La premiegravere image qui apparaicirct est celle de lrsquoautomate Crsquoest le chevalier qui la deacuteveloppe dans un discours adresseacute au roi Il explique la fabrication de lrsquoanimal en eacutevoquant un savoir-faire agrave la fois technique et magique Le creacutea-teur du cheval de bronze est preacutesenteacute comme un orfegravevre capable de rendre ses soudures solides et invisibles mais aussi comme un astrologue sachant deacuteter-miner le moment propice pour creacuteer un objet magique33 On reconnaicirct bien lagrave le cheval de fust drsquoAdenet et Girart

Mais immobile dans la cour du chacircteau en plein soleil le cheval continue drsquointerroger la foule Drsquoautres reacutefeacuterences eacutemergent dans les discours des spec-tateurs Se superposent ainsi agrave lrsquoimage de lrsquoautomate des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la tradition encyclopeacutedique le cheval de bronze est en effet deacutecrit en des ter-mes qui rappellent les pages didactiques consacreacutees aux chevaux dans les tex-tes meacutedieacutevaux Lrsquoartiste qui a conccedilu le cheval lui a donneacute des qualiteacutes dignes des meilleurs coursiers de chair sont ainsi mentionneacutees les proportions ideacutea-les de la becircte sa force son œil vif autant de deacutetails absents des romans fran-ccedilais qui font soigneusement la distinction entre cheval de bois et chevaux de chair Les comparaisons appartiennent cette fois au domaine de la litteacuterature pseudo-scientifique le cheval est en effet lrsquoeacutegal des plus nobles montures de Lombardie et drsquoApulie34

Les modegraveles livresques du Moyen acircge ne suffisant pas agrave cerner lrsquoanimal la foule convoque alors des textes plus anciens connus de tous les eacutepopeacutees et my-thes antiques laquo thise olde poetries raquo laquo thise olde geestes raquo se substituent ainsi aux

32 v 27833 laquo He wayted many a constellacioun Er he had doon this operacioun And knew ful many

a seel and many a bond raquo (v 120-122)34 laquo For it so heigh was and so brood and long So wel proporcioned for to been strong Right

as it were a steede of Lumbardye Therwith so horsly and so quyk of eye As it a gentil Poilleys courser were raquo (v 182-186)

131Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

romans meacutedieacutevaux Crsquoest drsquoabord la figure de Peacutegase qui srsquoimpose agrave lrsquoesprit des badauds La mention des ailes de la creacuteature mythique renvoie aux proprieacuteteacutes du cheval de bronze vanteacutees par le chevalier mysteacuterieux car il srsquoagit pour la foule de comprendre comment ce cheval peut voler35 La comparaison srsquoavegravere steacuterile cependant et elle est aussitocirct eacutevacueacutee par une autre comparaison traduisant la peur collective face agrave lrsquoinconnu un personnage anonyme eacutevoque le Cheval de Troie36 Peu importe finalement que ces comparaisons soient pertinentes ou non pour eacutevoquer lrsquoanimal37 ce qursquoelles traduisent avant tout crsquoest lrsquointerroga-tion de lrsquohomme vis-agrave-vis de lrsquoeacutetrange son inquieacutetude mais aussi sa capaciteacute agrave reacuteactiver lrsquoimaginaire le plus ancien face agrave une figure ineacutedite Si le narrateur prend prudemment ses distances avec les opinions de la foule qursquoil qualifie de laquo fantasies raquo il traduit en mecircme temps lrsquoextraordinaire pouvoir de la litteacuterature qui fournit des modegraveles mouvants plastiques et composites aux auteurs qui en disposent agrave leur greacute mais aussi aux lecteurs qui choisissent parmi eux leurs cleacutes drsquointerpreacutetation38 Le cheval volant de Chaucer nrsquoest peut-ecirctre pas fait pour vo-ler finalement et peu importe que le conte soit inacheveacute Le Conte de lrsquoEcuyer apparaicirct bien plus comme un jeu litteacuteraire une reacuteflexion sur la poeacutesie que com-me un reacutecit efficace agrave travers son cheval de bronze Chaucer rend hommage agrave la fiction agrave lrsquoimaginaire libeacutereacutee de la quecircte du vrai et du vraisemblable Il ex-plore tous les possibles drsquoune figure polymorphe et ne choisit aucune interpreacute-tation deacutefinitive De maniegravere significative lrsquoimage finale qui srsquoimpose dans le deacutebat populaire autour du cheval est celle du jongleur et de ses tours39 le cheval est une image laquo an apparence raquo reacutesultant drsquoune pratique illusionniste Nrsquoest-ce pas lagrave justement lrsquoart du conteur conscient de fabriquer du faux pour un public complice qui est eacutevoqueacute

35 laquo [hellip] it was lyk the Pegasee The hors that hadde wynges for to flee raquo (v 198-199)36 laquo Or elles it was the Grekes hors Synoun That broghte Troie to destruccioun As men in

thise olde geestes rede Myn herte quod oon is everemoore in drede I trowe som men of armes been therinne That shapen hem this citee for to wynne raquo (v 200-205)

37 La comparaison avec le Cheval de Troie est beaucoup moins motiveacutee que celle avec Peacutegase sans ailes le cheval conccedilu par Ulysse se rapprochait toutefois du cheval drsquoeacutebegravene du conte et des romans franccedilais par son mateacuteriau en transformant le cheval de fust en cheval de bronze Chau-cer creuse lrsquoeacutecart entre compareacute et comparant lrsquoanalogie se fondant uniquement sur lrsquoideacutee de ruse que la foule meacutefiante semble associer au cheval mysteacuterieux

38 laquo They murmureden as dooth a swarm of been And maden skiles after hir fantasies Rehersynge of thise olde poetries raquo (v 196-197)

39 laquo Another rowned to his felawe lowe And seyde He lyeth it is rather lyk An apparence ymaad by som magyk As jogelours pleyen at thise feestes grete raquo (v 207-210)

132 Aureacutelie Houdebert

Le chemin parcouru par le cheval volant nrsquoest donc pas seulement geacuteogra-phique En passant dans la litteacuterature occidentale au XIIIe siegravecle il eacutelargit les possibles narratifs du roman drsquoaventure meacutedieacuteval permettant aux heacuteros de progresser de conqueacuterir drsquoaimer Il devient un principe dynamique nouveau preacutesent pour longtemps dans les reacutecits europeacuteens

En franchissant la Manche un siegravecle plus tard le cheval perd ses ailes et se deacuterobe Chaucer le cloue au sol avant de le faire disparaicirctre soulignant ain-si son caractegravere immuable et mouvant agrave la fois renonccedilant agrave lrsquoexpliquer pour mieux saluer sa force poeacutetique

Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

Magali CheynetUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

hellip peu apreacutes que Abel fust occis par son frere Cain la terre embue du sang du juste fut certaine anneacutee si tresfertile en tous fruictz qui de ses flans nous sont produytz et singuliegraverement en Mesles que on lrsquoappella de toute memoi-re lrsquoanneacutee des grosses Mesles [hellip] Faictes vostre compte que le monde volun-tiers mangeoit desdictes Mesles [hellip] mais accidens bien divers leurs en ad-vindrent Car agrave tous survint au corps une enfleure tres horrible mais non agrave tous en un mesme lieu [hellip] [Aulcuns] croissoyent par les aureilles lesquelles tant grandes avoyent que de lrsquoune faisoyent pourpoint chausses et sayon de lrsquoautre se couvroyent comme drsquoune cape agrave lrsquoespagnole Et dict on que en Bourbonnoys encores dure lrsquoeraige dont sont dictes aureilles de Bourbon-noys Les aultres croissoyent en long du corps et de ceulx lagrave sont venuz les geans et par eulx Pantagruel1

Les chansons de geste tardives ont fait beaucoup de cas des eacuteleacutements folklo-riques et merveilleux pour renouveler le cadre et les structures du reacutecit Mais qursquoen est-il des mises en prose des chansons qui fleurissent agrave la fin du XIVe siegravecle et au cours du XVe siegravecle Ces œuvres ont pour ambition la transmis-sion des textes en vers du passeacute Le reacutecit subit une meacutetamorphose du vers agrave la prose qui a semble-t-il accompagneacute lrsquoeacutevolution de la lecture vers un mode si-lencieux remplaccedilant la preacutesentation orale Pour reprendre le vocabulaire des remanieurs il srsquoagit de laquo reduire raquo les anciennes histoires de vers en prose le remodelage formel srsquoaccompagne alors drsquoune traduction de lrsquoancien franccedilais au moyen franccedilais ou encore du latin au franccedilais2 ce qui est lrsquooccasion drsquoadap-

1 Franccedilois Rabelais Pantagruel dans Œuvres complegravetes eacuted Mireille Huchon Paris Gallimard coll Pleacuteiade 1994 p 217-219

2 Le prologue de David Aubert agrave son Histoire de Charles Martel (1463) donne une occur-rence tregraves inteacuteressante du terme laquo hellip selon mon petit entendement je le [=lrsquohistoire de Charles Martel] vous voeul declairer en cler francois au mieulx qursquoil me sera possible sans y oster ne ad-jouster rien du mien ne de lrsquoautruy mais mrsquoesforcheray drsquoensieuvir la matiere laquelle jrsquoay prinse et translattee drsquoanchiennes histoires rymees jadiz et reduitte en ceste prose pour ce que au jour

134 Magali Cheynet

ter la matiegravere conteacutee laquo a lrsquoappettit et cours du temps raquo3 Pour David Aubert dans ses Croniques et Conquestes de Charlemaine acheveacutees vers 1458 pour le duc de Bourgogne4 il srsquoagit non seulement de traduire les textes anciens mais aussi de les combiner entre eux puisqursquoil compile pregraves de onze chansons de geste pour reconstituer une histoire complegravete de Charlemagne5 Lrsquoambition de lrsquoauteur vaudois Jean Bagnyon est un peu moindre dans LrsquoHistoire de Charle-magne qursquoil reacutedige avant 1478 pour son protecteur Henri Bolomier puisqursquoil puise essentiellement dans la chanson de Fierabras et qursquoil encadre celle-ci

drsquohuy les grans princes et autres seigneurs appetent plus la prose que la ryme pour le langaige quy est plus entier et nrsquoest mie tant constraint raquo (Bruxelles Bibliothegraveque royale ms 6 trans-cription par Richard E F Straub dans David Aubert escripvain et clerc Amsterdam ndash Atlanta Rodopi 1995 p 52) Pour le sens de laquo traduire raquo (du latin au franccedilais notamment) citons Jean Bagnyon qui articule les diffeacuterentes parties de son Histoire de Charlemagne en commentant la meacutethode qursquoil suit laquo hellip souventeffois jrsquoay esteacute exciteacute de la part de venerable homme messire Henry Bolomier chanoyne de Lausane pour reduire a son plaisir aucunes hystoires tant en latin comme en romans et aultres faccedilons escriptes raquo LrsquoHistoire de Charlemagne (parfois dite Roman de Fierabras) eacuted Hans-Erich Keller Genegraveve Droz 1992 p 1

3 Ms Paris Ars f fr 3324 fol 1vdega Ce manuscrit du XVe siegravecle comprend une prose compi-lant des eacutepisodes de la Chronique du Pseudo-Turpin et de la chanson drsquoAnseiumls de Carthage sous le nom theacutematique de Cronique associee de Charlemaine tres louable et Anseiumls icy couplee (fol G) Nous preacuteparons la transcription de ce texte qui figurera en annexe de notre thegravese de doctorat

4 Le premier tome des Croniques et conquestes eacutetait destineacute agrave Jean de Creacutequy tandis que le second est adresseacute au duc le deuxiegraveme manuscrit a par la suite eacuteteacute relieacute en deux volumes Lrsquoeacutedi-tion de reacutefeacuterence est encore celle de Robert Guiette agrave partir du teacutemoin unique des manuscrits Bruxelles Bibliothegraveque royale de Belgique 9066-9068 David Aubert Croniques et Conquestes de Charlemaine eacuted Robert Guiette Bruxelles Acadeacutemie royale de Belgique Classe des lettres et des sciences morales et politiques Collection des anciens auteurs belges vol I II III 1940-1951 Lrsquoeacutepisode qui nous inteacuteressera ici se trouve dans le deuxiegraveme volume

5 David Aubert puise non seulement dans des chansons de geste mais aussi dans des chroni-ques La Chronique du Pseudo-Turpin dans la traduction Johannes Les Grandes Chroniques de France peut-ecirctre les Annales royales une version de Berte une version de Mainet Doon de Maien-ce LrsquoAnthologie de la reine (pour les histoires drsquoOgier drsquoAspremont) Girart de Vienne Fierabras Re-naud de Montauban La Chanson de Roland Les Quatre fils Aymon Aymeri de Narbonne Galien le Restaureacute La Chanson des Saxons Certains chercheurs comme Andreacute de Mandach pensent que David Aubert a pu croiser plusieurs versions drsquoun mecircme texte dans un veacuteritable travail de critique des textes (Andreacute de Mandach laquo LrsquoAnthologie Chevaleresque de Marguerite drsquoAnjou (BM Royal 15 E VI) et les officines de Saint Augustin de Canterbury Jean Wauquelin de Mons et David Aubert de Hesdin raquo dans Socieacuteteacute Rencesvals VIe congregraves international (Aix-en-Provence 29 aoucirct-4 septem-bre 1973) Aix-en-Provence Universiteacute de Provence 1974 p 315-350) Valeacuterie Guyen-Croquez a reacute-cemment consacreacute une partie de sa thegravese de doctorat effectueacutee sous la direction du Professeur Ber-nard Guidot et soutenue en 2008 agrave lrsquoeacutenumeacuteration et la discussion des diffeacuterentes positions adopteacutees par la critique agrave lrsquoeacutegard des sources de David Aubert (Tradition et originaliteacute dans les laquo Croniques et Conquestes de Charlemaine raquo de David Aubert Universiteacute de Nancy p 48-187 publication eacutelectro-nique httpcyberdocuniv-nancy2frhtdocsdocs_ouvertdoc3412008NAN21006pdf)

135Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

drsquoeacutepisodes provenant de la Chronique du Pseudo-Turpin la chanson de geste est ainsi suivie drsquoun appendice racontant le deacutesastre de Roncevaux et abou-tissant agrave la mort de lrsquoempereur franc6 Cette composition tripartite qui borde lrsquohistoire de Fierabras drsquoun prologue et drsquoun eacutepilogue avait deacutejagrave eacuteteacute adopteacutee par un prosateur anonyme de la fin du XIVe siegravecle ou du deacutebut du XVe siegravecle pour ce qui a eacuteteacute lrsquoune des premiegraveres mises en prose de la chanson de geste7 Voilagrave donc trois textes qui srsquoattachent agrave retranscrire lrsquohistoire de Fierabras ce-lui de David Aubert celui de Bagnyon et celui du prosateur anonyme Cha-cun semble avoir œuvreacute indeacutependamment des autres agrave quelques deacutecennies drsquoeacutecart Srsquoils nrsquoont peut-ecirctre pas suivi la mecircme version du texte ils se sont at-tacheacutes agrave faire revivre en leur temps Fierabras Charlemagne et ses pairs de France dans des textes unifieacutes qui rassemblent les anciennes chansons aimeacutees et les enrichissent agrave diffeacuterentes sources8 Dans ces œuvres hybrides qui com-binent plusieurs textes appartenant agrave des traditions ndash et parfois agrave des langues ndash diffeacuterentes9 je vais mrsquoattacher agrave suivre la silhouette monstrueuse de figures

6 Jean Bagnyon LrsquoHistoire de Charlemagne op cit7 Fierabras roman en prose de la fin du XIVe siegravecle eacuted Jean Miquet Ottawa Eacuteditions de

lrsquoUniversiteacute drsquoOttawa 1983 prose anonyme de Fierabras reacutedigeacutee avant 1410 (fin XIVe ndash deacutebut XVe siegravecle)

8 Ainsi selon Franccedilois Suard David Aubert a sans doute eu accegraves agrave une version en prose de Fierabras deacutesormais perdue mais posteacuterieure agrave celle des manuscrits franccedilais conserveacutes elle aurait mecircme eacuteteacute suffisamment proche du Fierabras provenccedilal pour lui avoir peut-ecirctre servi de modegravele (Franccedilois Suard laquo Fierabras dans trois proses franccedilaises les Cronicques et Conquestes de David Aubert [1458] LrsquoHistoire de Charlemagne de Jehan Bagnyon [entre 1470 et 1478] et lrsquoHistoire de Gerart de Fratte du ms BNF fr 12791 [avant 1550] raquo dans Le Rayonnement de bdquoFierabrasrdquo dans la litteacuterature europeacuteenne actes du colloque international (6 et 7 deacutecembre 2002) sous la direction de Marc Le Person Lyon C E D I C Universiteacute Jean Moulin Lyon 3 2003 p 157-176) En revanche il est possible de rapprocher la version du prosateur anonyme du XIVe siegravecle et celle de Jean Bagnyon puisque tous deux semblent avoir travailleacute agrave partir de textes du Fierabras qursquoAndreacute de Mandach regroupait sous le nom de laquo Versions drsquoart litteacuteraire mosan raquo comprenant les ms de Metz et de Strasbourg (et non comme le soutenait lui-mecircme Mandach agrave partir du groupe B Naissance et deacuteveloppement de la chanson de geste en Europe t V La Geste de Fierabras le jeu du reacuteel et de lrsquoinvraisemblable Genegraveve Droz 1987 p 173 et 147-162 voir lrsquoeacutedition de Hans-Erich Keller op cit p xv pour la prose du XIVe siegravecle voir Maria Carla Marinoni [eacuted] Fierabras anonimo in prosa Parigi B N mss [fr] 2172 4969 Milan Cisalpino-Goliardica 1979)

9 Les compilateurs mettent lrsquoaccent sur leur effort drsquoordonnancement drsquoune matiegravere disjointe hybride Ainsi David Aubert pour satisfaire Jean de Creacutequy laquo comme il en ait desja veu moult de nouveaux mis en avant en plusieurs lieux et que largement en ait fait escripre [= des romans en prose] et que lrsquoeslite de la fleur des histoires et batailles fust mise en delay et au derriere crsquoest assavoir le livre du noble et tryumphant prince Charlemaine le grant qui fu lrsquoun des noeuf preux [hellip] hellipPour quoy mon dit tres-redoubteacute seigneur desirez de joindre le chief

136 Magali Cheynet

elles-mecircmes hybrides qui combinent des traits populaires aussi bien que des traits savants les geacuteants du pont de Mautrible

Lrsquoeacutepisode du pont de Mautrible rassemble trois personnages monstrueux Agalafre qui garde le pont10 un geacuteant qui garde la citeacute11 et sa femme qui avec sa faux essaye de venger la mort de son mari12 en laissant dans une cave ses deux enfants Le monde sarrasin oppose successivement trois obstacles terri-fiants mais peu efficaces agrave la pression de conquecircte des chreacutetiens ndash la chute de Mautrible marque la chute de la frontiegravere entre les deux mondes et se fait le preacutelude symbolique agrave la victoire des chreacutetiens sur les Sarrasins drsquoEspagne La mort des jaiandaux est le terme de la ligneacutee monstrueuse Malgreacute leur bap-tecircme qui les voit prendre les noms de Roland et Olivier ils sont marqueacutes du sceau drsquoune alteacuteriteacute impossible agrave reacutesorber Par contraste le choix du nom des fregraveres drsquoarmes pour baptiser ces fregraveres de sang signifie peut-ecirctre que pour merveilleuse que soit la prouesse des heacuteros Olivier et Roland leur exception nrsquoen est pas moins humaine et borneacutee

Le ceacutelegravebre laquo Vous qui entrez laissez toute espeacuterance raquo pourrait ecirctre ins-crit au fronton de Mautrible crsquoest au peacuteril de leur vie que les chreacutetiens vont le franchir La premiegravere fois les ambassadeurs de Charlemagne envoyeacutes agrave Aigre-more pour reacuteclamer la restitution drsquoOlivier prisonnier et des saintes reliques manquent y laisser leur tecircte ils se retrouvent face au gardien du pont qui leur reacuteclame un tribut exorbitant et ne srsquoen tirent que gracircce agrave la ruse de Naimes qui les fait passer pour des marchands La deuxiegraveme fois crsquoest gracircce agrave un miracle divin que Richard de Normandie parvient agrave franchir en sens inverse lrsquoimpeacute-tueuse riviegravere Flagot pour aller chercher Charlemagne au secours des pairs de France mourant de faim dans Aigremore assieacutegeacutee La troisiegraveme et derniegrave-re fois la ruse ne suffit pas agrave eacuteviter le combat et Charlemagne manque drsquoecirctre submergeacute par le nombre des Sarrasins Ganelon se porte agrave son secours en srsquoop-

avecques les membres mrsquoa chargieacute de curieusement enquerir et viseter pluseurs volumes tant en latin comme en franccedilois en tous lieux ou jrsquoen pourray bonnement recouvrer et en tirer et extraire ce qui servoit a mon pourpos pour les assambler en ung livre raquo (op cit vol 1 p 14) Voir aussi lrsquoextrait du prologue de Jean Bagnyon citeacute en note 2 pour introduire le second livre le compilateur annonce laquo hellip la matiere suyvant est drsquoun roman fait a lrsquoancienne faccedilon sans grant ordonnance dont jrsquoay esteacute juste a le reduyre en prose par chappitres ordonneacutes raquo op cit p 27

10 AgalafreAgoulafreGalafre11 Nommeacute Enkechon par la chanson il est nommeacute Ansetous par la prose anonyme Aupheon

par Jean Bagnyon et Effraon par David Aubert12 AmioteAmyotte est nommeacutee Ammite par David Aubert

137Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

posant ainsi aux membres de sa famille lrsquoombre noire de la trahison com-mence agrave se lever dans le lignage du loyal chevalier Crsquoest alors que le lieu infer-nal preacutesente ses trois monstrueuses eacutemanations successives comme autant de personnifications de la peur agrave surmonter Et drsquoabord Agalafre

Sor le cief drsquoune hache srsquoiert li gloz acotez Lrsquoalemele iert drsquoachier II piez out mesurezPlus trenche que rasors quant il est affillezLi paiens estoit grans hydeusement formez El hasterel deriere avoit les euz tornezPlainne paume out de goule et demi pieacute de nezLes sorchieuz out woulleuz et les guernons meslezEt devant et deriere iert issi figurezA II poitrinnes out les deuz mentons fermez Si avoit II oreilles ains mais ne furent tezKe bien tenoit cascune demi sestier de blez Sor sa teste les torne quant le sou[r]prent lrsquoorrezLes bras out touz bochus et les pieacutes bestornezOmques si laide forme drsquoonme ne fu formez Tres bien semble deable quil soit deschaennez13

Ces figures de lrsquoalteacuteriteacute radicale ces figures de lrsquoAutre sont pourtant para-doxalement familiegraveres au lecteur du XVe siegravecle14 il a deacutejagrave rencontreacute la figure de lrsquooreillard15 qursquoest Agalafre dans le roman plus particuliegraverement dans le

13 V 4892-4906 (laisse CXXIV) Fierabras Chanson de geste du XIIe siegravecle eacuted Marc Le Person Paris Champion coll Classiques franccedilais du Moyen Acircge 2003 p 387

14 Pour une discussion de la pertinence que peut revecirctir le concept drsquoalteacuteriteacute dans les eacutetudes meacutedieacutevales voir Paul Freedman laquo The Medieval Other the Middle Ages as Other raquo dans Mar-vels monsters and miracles sous la direction de Timothy S Jones et David A Sprunger Kala-mazoo Western Michigan University coll Studies in Medieval Culture 2002 p 1-24

15 Pour une histoire de la fable des Panoteacuteens le peuple aux longues oreilles voir lrsquoenquecircte de Claude Lecouteux qui a fait le tour de la question en 1980 dans laquo Les Panoteacuteens sources diffu-sion emploi raquo Eacutetudes germaniques ndeg 353 1980 p 253-266 lrsquoauteur accomplit une traverseacutee des textes en distinguant tradition savante et filiation litteacuteraire avant drsquoouvrir sur les textes litteacuterai-res allemands puis franccedilais lrsquoarticle se termine par une interrogation de la monstruositeacute Claude Lecouteux remarque le relatif manque de populariteacute de cette fable des Panoteacuteens elle nrsquoest jamais employeacutee pour elle-mecircme par les eacutecrivains allemands et franccedilais et ceux-ci se contentent de preacute-lever leur trait physique dominant ndash la longueur de leurs oreilles ndash pour le combiner avec drsquoautres tares physiques comme les pieds contrefaits et la double face dans le cas drsquoAgalafre John Block

138 Magali Cheynet

reacutecit de Calogrenant qui ouvre Le Chevalier au lion16 Le bouvier qui aiguille Calogrenant puis Yvain sur les voies de lrsquoaventure reacuteapparaicirct sous une forme burlesque dans le Livre drsquoArtus pour se faire lrsquoincarnation deacuterisoire des in-quieacutetantes ascendances agrave la fois diaboliques et sauvages de Merlin lrsquoenchan-teur y prend en effet lrsquoapparence du gardien de taureaux pour se venger des infideacuteliteacutes de sa bien-aimeacutee en envoyant Calogrenant troubler la quieacutetude des amants En deacuteveloppant les virtualiteacutes du texte en vers la prose exploite aussi la porteacutee comique des grandes oreilles du monstre17 cette puissance burles-que nrsquoest pas absente de lrsquoeacutepisode drsquoAgoulafre dans la chanson de geste ndash nous y reviendrons Mais crsquoest aussi en contexte eacutepique que le lecteur a deacutejagrave pu croi-ser le chemin drsquoun oreillard comme Brahier dans La Chevalerie Ogier ou dans la fonction de portier de Montorgueil dans Gui de Bourgogne18 ndash sans le jeu sur la taille des oreilles ni cette particulariteacute propre agrave Agoulafre drsquoavoir une dou-ble face19 le lecteur aura pu aussi lui trouver des traits communs avec le Cor-

Friedman eacutelargit son enquecircte aux autres types de monstres heacuteriteacutes de la tradition grecque dans les deux premiers chapitres de The Monstrous races in Medieval art and thought Cambridge-Lon-dres Harvard University Press 1981 La critique anglo-saxonne a poursuivi les recherches sur le thegraveme de la monstruositeacute en lrsquoinfleacutechissant dans une perspective psychanalytique (par exemple Jeffrey Jerome Cohen Of Giants Sex monsters and the Middle Ages Minneapolis-Londres Uni-versity of Minnesota Press coll Medieval Cultures 1999) tandis que la critique franccedilaise a plutocirct tendance agrave aborder la speacutecificiteacute textuelle des motifs monstrueux voir Les Geacuteants entre mythe et litteacuterature sous la direction de Marianne Closson et Myriam White-Le Goff Artois Presses Uni-versiteacute coll Eacutetudes litteacuteraires 2007 actes du colloque organiseacute par le Centre de Recherches Litteacute-raires laquo Imaginaire et Didactique raquo (CRELID) agrave lrsquoUniversiteacute drsquoArtois les 24 et 25 novembre 2005 Lrsquointroduction offre une inteacuteressante mise en perspective historique de la figure des geacuteants

16 Chreacutetien de Troyes Le Chevalier au lion eacuted Karl D Uitti trad Philippe Walter Paris Gal-limard coll Pleacuteiade p 346-347 v 286-324

17 Lagrave ougrave Chreacutetien de Troyes se contente de noter que le gardien a laquo Oreilles moussues et grans Autiex com a uns olifanz raquo (v 297-298 p 346 op cit) le prosateur du Livre drsquoArtus introduit un jeu avec les oreilles qui font office de parapluie et de coupe-vent agrave Merlin (ms BNF f fr 337 fol 181vdeg laquo [Merlin] estoit si tresfigurez que les oreilles li pendoient jusqursquoagrave la ceinture aval autresi lees com uns vans [hellip] il plovinoit un petitet si ot sa teste et ses espaules afublee drsquoune de ses oreilles et de lrsquoautre se fu envelopez si qursquoil ne moilla ne tant ne quant oar dedesouz raquo)

18 Gui de Bourgogne eacuted Franccedilois Guessard et Henri Victor Michelant Paris F Vieweg coll Les Anciens poegravetes de la France v 1774-1781 p 54-55 laquo Et virent I jaiant leacutes le guichet ester Portiers ert Huidelon mult fet agrave redouter De si fait pautonier nrsquoorreacutes jamais parler Il ot les sorcils grans et srsquoot le poil leveacute Et si avoit les dens de la bouche geteacutes Les oreilles mossues et les eus enfosseacutes Et ot la jambe plate et le talon creveacute Diex li doinst male honte qui en crois fu penez raquo

19 Agalafre est celui qui doit regarder agrave la fois vers lrsquoavant et vers lrsquoarriegravere On lui demande drsquoabord drsquoempecirccher les chreacutetiens drsquoentrer en terre sarrasine puis de les empecirccher drsquoen sortir Bien sucircr on pense agrave Janus mais il nrsquoest pas eacutevident qursquoil srsquoagisse drsquoune reacutesurgence mythologique plus que drsquoune neacutecessiteacute constitutive de la fonction de gardien occupeacutee par le monstre

139Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

solt du Couronnement Louis le Tournebeuf drsquoAiol ou encore lrsquoOrgueilleux et son fregravere Agrapart dans Huon de Bordeaux20 Au passage lrsquooreillard emprun-te certaines caracteacuteristiques agrave drsquoautres cateacutegories monstrueuses comme celle du luiton puisque le portrait drsquoAgalafre dans Fierabras et ses remaniements est tregraves proche de lrsquoIsabras de la Bataille Loquifer qui se sert drsquoune oreille pour se proteacuteger des intempeacuteries et de lrsquoautre des coups de ses agresseurs21 Quant agrave la femme agrave la faux elle apparaicirct dans plusieurs chansons du cycle de Guillau-me drsquoOrange mais aussi dans la chanson drsquoAnseiumls de Carthage sous le nom de Morimonde et on en passe Autrement dit au moment ougrave travaillent nos re-manieurs ces silhouettes se sont cristalliseacutees en clicheacutes eacutepiques qui reposent sur quelques traits figuraux que lrsquoon retrouve drsquoun texte agrave lrsquoautre haute taille silhouette contrefaite eacutecartement des yeux et couleur rouge de ceux-ci sour-cils broussailleux et peau noire armes non nobles comme une massue ou une

20 Citons le portrait de lrsquoOrgueilleux agrave titre drsquoexemple v 4957-4963 laquo Plaist vous oiumlr con fais fu li maufeacutes Dis et set pieacutes avoit bien mesureacutes Les bras ot gros et les puins bien quarreacutes La teste ot grose et lex iex enfoseacutes Plus furent rouge que carbon enbraseacute Demi piet ot entre lrsquouel et le neacutes Si lais sergans ne fu anqes troveacutes raquo Huon de Bordeaux eacuted Pierre Ruelle Bruxelles-Paris Universiteacute libre de Bruxelles 1960 p 237 (Nous preacutefeacute-rons cette eacutedition ancienne agrave celle de William W Kibler et Franccedilois Suard pour Champion [2003] car le manuscrit M qui a servi de copie de base agrave P Ruelle est proche de la mise en prose du XVe siegravecle) Agrapart a les mecircmes traits que son fregravere lrsquoOrgueilleux et il est armeacute drsquoune faux laquo comme ses freres ensement lrsquoa porteacute raquo (v 6330 op cit p 277) Le deacutedouble-ment narratif de la figure du geacuteant srsquoaccompagne ainsi drsquoun redoublement poeacutetique du mecircme portrait avec quelques variantes mineures concernant notamment leurs habitsDeux variations tregraves inteacuteressantes sont introduites dans le portrait de lrsquoOrgueilleux par la prose du XVe siegravecle de Huon de Bordeaux non seulement elle baptise le geacuteant du nom drsquoAngoulaffre (l 2634 p 99) mais elle lrsquoaffuble aussi de grandes oreilles laquo le geant [hellip] avoit bien xvii piedz de long et selon ce qursquoil estoyt grant avoit le corps fourny de tous membres mais de plus lait ne plus hideux nrsquoen fut oncques veu car il avoyt le chief moult gros et grant oreilles le nez ramu-seleacute et les yeulx enfonsez plus ardans que nrsquoest ung charbon raquo Le laquoHuon de Bordeauxraquo en prose du XVegraveme siegravecle eacuted Michel J Raby New York Peter Lang 1998 p 105 LrsquoAgalafre de Fierabras profiterait-il ici drsquoune faille dans le texte-source de Huon lrsquoabsence de nom propre du geacuteant qui nrsquoest deacutesigneacute que par un trait moral dans le texte en vers (laquo Orguillous raquo) pour refaire surface dans la mise en prose du XVe siegravecle

21 Pour cette liste voir Paul Bancourt Les Musulmans dans les chansons de ges-te du cycle du roi Aix-en-Provence Universiteacute de Provence 1982 p 71 seq Voir aussi Francis Dubost Aspects fantastiques de la litteacuterature narrative meacutedieacuteva-le XIIegraveme-XIIIegraveme siegravecles lrsquoautre lrsquoailleurs lrsquoautrefois Paris Champion 1991 chap 19Dans la Bataille Loquifer Isabras a la peau noire les cheveux heacuterisseacutes le nez tordu un œil au milieu du front et lrsquoautre agrave lrsquoarriegravere de la tecircte qui jette du feu il a le dos bossu et les pieds contre-faits ses oreilles lui servent de bouclier mais parfois aussi de parapluiehellip Mais Isabras nrsquoest pas un geacuteant Cf Dubost op cit p 591

140 Magali Cheynet

faux etc22 Une meacutemoire du reacutecit travaille la repreacutesentation de ces geacuteants qui peuplent les feuillets des bibliothegraveques23

Reacuteeacutecrire en prose ce clicheacute crsquoest donc deacutecrire un personnage ndash mais si lrsquoon veut bien jouer sur les mots crsquoest aussi le deacute-seacutecrire dans le cas de ces remanie-ments en prose Les remanieurs-compilateurs semblent en effet faire preuve drsquoune certaine reacuteticence agrave lrsquoeacutegard de ces clicheacutes qursquoils essayent drsquoadapter ndash au contraire de leurs confregraveres eacutecrivant agrave la mecircme eacutepoque des romans de cheva-lerie comme la prose de Huon de Bordeaux24 Mabrien25 ou La Belle Heacutelegravene de

22 Voir F Dubost op cit p 587 et 589-59023 Nous rapprochons le portier et le couple de geacuteant assorti du couple de jumeaux Mais est-ce

bien dans la mecircme cateacutegorie que les aurait placeacutes un lecteur meacutedieacuteval Les enlumineurs de deux manuscrits du Fierabras semblent avoir nettement distingueacute Agalafre drsquoun cocircteacute les geacuteants du pont de lrsquoautre dans le manuscrit Hanovre Niedersaumlchsische Staatsbibliothek IV-578 Agalafre a une tecircte de sanglier et nrsquoest pas plus grand que les personnages qui lrsquoentourent tandis que la taille du couple EnkechonAmiote est distinctement gigantesque leurs traits restent humains Les trois ont pour point commun de tirer la langue Dans le manuscrit Londres Museacutee Britan-nique Egerton 3028 Agalafre a une tecircte de lion (M Le Person reproduit ces enluminures en appendice de lrsquoouvrage Le Rayonnement de laquoFierabrasraquo dans la litteacuterature europeacuteenne op cit) Agalafre appartient-il aux yeux des enlumineurs agrave une classe animale plutocirct qursquohumaine Ainsi le trait sauvage preacutedominerait-il en lui ndash Francis Dubost parlerait drsquoun marquage dans la cateacute-gorie de lrsquoautrefois ndash tandis que le couple serait plutocirct marqueacute du trait de lrsquoailleurs On songe aux ancecirctres que Rabelais donnera agrave Pantagruel Panoteacuteens et geacuteants sont les produits drsquoun mecircme accident mais aux conseacutequences diffeacuterentes On voit dans lrsquoextrait choisi en eacutepigraphe ici qursquoils appartiennent agrave deux branches distinctes de la ligneacutee difforme creacuteeacutee par les negravefles gorgeacutees du sang de Caiumln La difformiteacute est donc peut-ecirctre lrsquoangle abstrait sous lequel il est leacutegitime de re-grouper en une mecircme famille geacuteants et heacuteritiers des Panoteacuteens

24 La prose de Huon de Bordeaux est agrave cet eacutegard eacuteclairante le remanieur reacuteeacutecrit le portrait de lrsquoOrgueilleux en y injectant agrave notre avis ses souvenirs drsquoAgalafre Mais il renouvelle aussi le portrait du fregravere du geacuteant Agrapart (op cit p 140-141) laquo hellip si tres grant et si merveilleux es-toyt que plus avoit de dix sept piedz de long et estoyt gros a lrsquoadvenant Il avoit ung plain pied en-tre deux sourcilz les yeulx plus rouges et ardans que ung charbon embraseacute Le bout de son nez estoit plus gros que nrsquoestoit le musel drsquoung beuf et avecques ce avoit deux dentz qui de sa bou-che luy sailloyent qui plus avoyent de long drsquoung grant pied chascune Se dire vous vouloye la laide figure qursquoil portoit trop vous pourroye ennuyer a le vous dire dont bien povez penser que quant il estoit courrouceacute sa chiere estoyt moult espoventable car les deux yeulx qursquoil avoit en sa teste paroyent estre deux gros cierges ardans raquo Agrapart porte dans cette prose du XVe siegravecle les deacutefenses drsquoun sanglier et le remanieur insiste sur son animaliteacute en comparant son nez au mufle drsquoun bœuf Tandis que le texte en vers se contentait de reacutepeacuteter la mecircme seacutequence dans le portrait des deux fregraveres geacuteants le prosateur y voit ici matiegravere agrave amplification Il se plaicirct agrave deacutevelopper les caractegraveres hybrides du geacuteant lagrave ougrave nos remanieurs de lrsquohistoire de Fierabras ont comme on le verra plutocirct tendance agrave les reacuteduire

25 Mabrien roman de chevalerie en prose du XVe siegravecle eacuted Philippe Verelst Genegraveve Droz 1998

141Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

Constantinople26 Face agrave ces motifs folkloriques cristalliseacutes en motifs eacutepiques le malaise des compilateurs eacuteclaire peut-ecirctre leur art drsquoeacutecrire ou de reacuteeacutecrire et les meacutecanismes propres de la relecture agrave la fois critique et nostalgique des tex-tes du passeacute que leurs œuvres proposent

Certes nos trois remanieurs ne vont pas aussi loin que celui qui a composeacute le roman de Guillaume drsquoOrange et qui a choisi une solution drsquoeffacement ni la vieille Flohart agrave la faux nrsquoapparaicirct plus dans la reacuteeacutecriture drsquoAliscans ni le luiton Isabras dans la reacuteeacutecriture de la Bataille Loquifer Au contraire nos trois rema-nieurs gardent bien les figures en question mais elles subissent une consideacute-rable reacuteduction leur rocircle dans le reacutecit est reacuteduit par rapport agrave la chanson en vers tandis que seuls des traits minimaux sont donneacutes dans leur description Crsquoest agrave la fois sur le plan narratif et sur le plan descriptif que la part de ces per-sonnages est reacuteduite27

Ainsi les proses eacutevitent-elles la redondance descriptive qui eacutetait le fait de la chanson Dans la chanson crsquoest dans la bouche drsquoOgier que lrsquoon trouve un premier portrait du geacuteant Agalafre28 crsquoest-agrave-dire une premiegravere approche sub-jective de la merveille horrifique qui va ensuite ecirctre confirmeacutee plus loin dans le reacutecit par un deuxiegraveme portrait cette fois-ci confieacute agrave Richard qui eacutenumegravere les difficulteacutes du passage de Mautrible pour Charlemagne29 Ces deux visions subjectives infleacutechies par la peur des personnages sont ancreacutees dans le reacutecit par un troisiegraveme portrait beaucoup plus deacuteveloppeacute qui est le fait du narrateur et vient confirmer la monstruositeacute drsquoAgalafre en la portant agrave une laideur en-core insoupccedilonneacutee par le lecteur par ailleurs des traits descriptifs continuent drsquoecirctre distilleacutes tout au long de lrsquoeacutepisode de Mautrible jusqursquoagrave la mort du geacuteant Autrement dit la chanson joue de sa structure lyrique de reacutepeacutetition mais elle

26 Voir Claude Roussel Conter de geste au XIVe siegravecle Inspiration folklorique et eacutecriture eacutepique dans laquoLa Belle Heacutelegravene de Constantinopleraquo Genegraveve Droz coll Publications romanes et franccedilai-ses 1998

27 Nous nous permettons de jouer sur le sens moderne du mot reacuteduire et sur son sens en an-cien franccedilais laquo traduire raquo

28 v 2562-2594 laisses LXVII-LXVIII op cit p 316-317 laquo Or voi gen Aigremore ou nos devons esrer raquo Dist Ogier le Danois laquo Plus vos convient aller Par foi ains est Maltrible le fort pont a douter [hellip] Si le garde un gaiant qui mout fait a douter Et tient une grant hache de cuivre et drsquoacier cler Nrsquoest campiumlon el monde tant puist souvent geter Ki peuumlst som baston si menu re-muer Conmeuml il fait la hache et venir et aler Qui lrsquoamirant wouldra veier ne esgarder Par milieu deu tel pont le convendra passer ndash Heacute Dex dient Franchois ou devons nos aller raquo

29 v 4807-4810 laisse CXXII op cit p 384

142 Magali Cheynet

joue aussi sur le croisement polyphonique des voix qui entourent la merveille et la font naicirctre au reacutecit Mais il nrsquoy a pas de tel jeu drsquoannonce dans les rema-niements Ainsi dans la prose du XIVe siegravecle on nrsquoapprend la monstruositeacute drsquoAgalafre que quelques lignes avant sa mort ndash la description joue alors agrave plein son rocircle de signe qui deacutesigne le personnage agrave une mort leacutegitimeacutee par sa diffor-miteacute30 Lorsqursquoil apparaicirct pour la premiegravere fois dans le reacutecit lors du premier passage des chreacutetiens par Mautrible crsquoest tout simplement sous la deacutesignation neutre de laquo portier raquo31 Crsquoest comme si le prosateur avait voulu deacuteconstruire la surdeacutetermination symbolique qursquoapportait le portrait drsquoAgalafre agrave la descrip-tion de lrsquoimprenable pont de Mautrible enjambant une infranchissable riviegravere torrentueuse et dont le passage est interdit par un tribut impossible agrave payer dans la chanson en effet la preacutesence drsquoAgalafre nrsquoest drsquoabord qursquoune personni-fication de la fonction symbolique du pont comme eacutepreuve qualifiante pour le heacuteros Le lecteur sourit devant le jeu burlesque qui deacutesamorce la tension et se moque de lrsquoappreacutehension de ses heacuteros la chanson deacuteveloppe le contraste en-tre lrsquoaccumulation des traits deacutesignant la tacircche impossible et la faciliteacute avec la-quelle lrsquoeacutepreuve est finalement deacutetourneacutee gracircce agrave la ruse de Naimes Le geacuteant a beau faire peur il est bien naiumlf Le texte en vers joue sur lrsquoattente du lecteur agrave partir de sa meacutemoire culturelle pour produire un effet de deacuteflation comique enteacuterineacutee par le fou-rire des pairs feacutelicitant Naimes de son art du mensonge32 Crsquoest une veacuteritable leccedilon de ruse que Naimes donne ici agrave Roland qui dans sa bouillante impatience se serait bien jeteacute de front contre le geacuteant Roland est

30 Dubost eacutecrit que laquo le portrait du geacuteant srsquoapparente agrave la ceacutereacutemonie preacutealable qui expose le monstre aux regards de la foule Une parade belliqueuse au cours de laquelle se deacutecide la mort du monstre Le portrait preacuteliminaire du geacuteant joue un rocircle comparable au rituel de lrsquoabrivado qui lance les taureaux dans la ville la veille de la corrida afin de reacuteactualiser la menace archaiumlque drsquoexhiber le potentiel de mort et de deacutevastation que repreacutesentent ces becirctes sauvages La preacutesen-tation du geacuteant est une condamnation sans appel de lrsquoautre laquo Voici celui qui doit mourir parce qursquoil peut aussi vous faire mourir raquo annonccedilait implicitement ce portrait tandis que lrsquoaccumula-tion des composantes teacuteratologiques expliquait pourquoi il devait mourir raquo (op cit p 573)

31 laquo Et quant ilz vindrent a la forteresse si grande et si forte ilz furent tous esbahiz come ilz passeront oultre et commancerent a deviser lrsquoun de lrsquoautre bdquoHoo dist dux Naymez seigneurs lessez moy parler et me lessez faire sans sonner mot et au plaisir Dieu je vous passerayrdquo Et ilz distrent que si feroint ilz Dux Naymes ala davant et quant vint pres de la porte le portier saillit au devant et print dux Naymes a la barbe et luy demanda ou il alloit Et Naymez luy respondit qursquoilz aloient a Esgremore dire a lrsquoamiral ung message de par Charlemaigne bdquoVassal dist le portier ilz ne passe par cy nul crestien qui ne paie le trehu du pont ou qursquoil ne meurerdquo raquo Jean Miquet (eacuted) op cit p 86-87

32 v 2642-2643 op cit p 318 laquo Rollant le niers Karlon en avoit ris assez laquoEn la moie foi sire mout savez bien parlerraquo raquo

143Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

une tecircte brucircleacutee parce qursquoil tient agrave porter sur sa selle comme des tropheacutees les tecirctes des Sarrasins qursquoil vient de deacutecapiter il met en jeu sa propre tecircte et celle de ses compagnons Crsquoest bien parce qursquoAgalafre remarque les tecirctes coupeacutees et qursquoil compte faire perdre la leur aux chreacutetiens en leur reacuteclamant un tribut impossible agrave payer crsquoest en vain que Naimes a tenteacute drsquoempecirccher les jeunes chevaliers de porter cette marque drsquoaudace Or la prose ne fait pas mention de cette dispute et se deacutegage ainsi du contexte de rivaliteacute entre jeunes et vieux chevaliers de la chanson de mecircme elle ne montre pas lrsquoagacement de Naimes lorsque Roland jette un Sarrasin par-dessus le parapet du pont De fait dans la prose Roland ressemble deacutejagrave au heacuteros accompli qursquoil sera dans lrsquoeacutepisode de Roncevaux reacutesumeacute en conclusion du reacutecit33 Lrsquoapparition du monstre tend ain-si agrave se vider de son sens

Le texte de David Aubert donne la mecircme impression de reacuteticence face agrave lrsquoin-troduction dans le reacutecit de la perturbation monstrueuse qursquoest Agalafre et lrsquoisole de lrsquoaction il utilise certes plusieurs fois le terme de laquo geacuteant raquo dans les diffeacuterents eacutepisodes qui preacuteparent celui de la prise de Mautrible par Charle-magne ndash mais il ne deacutecrit jamais Agalafre pas mecircme au moment de sa mort Crsquoest comme si le texte srsquoappuyait sur la meacutemoire du lecteur pour construire agrave sa place la repreacutesentation correspondante agrave partir de sa propre culture ro-manesque eacutepique ou folklorique Dans le cas de David Aubert crsquoest comme si le reacutecit eacutevitait de reacuteeacutecrire le clicheacute eacutepique et se fiait au seul pouvoir de la no-mination pour le construire

Mais ne serait-ce pas lagrave tout simplement le signe du travail drsquoabregravegement effectueacute par les deux textes en question par rapport agrave leur modegravele La prose de la fin du XIVe siegravecle est classeacutee dans la cateacutegorie des deacuterimages qui abregrave-gent34 la faccedilon abrupte dont les traits monstrueux drsquoAgalafre sont introduits

33 Jean Bagnyon nrsquoose pas transformer agrave ce point la structure du reacutecit et reste fidegravele agrave son sens quand bien mecircme il est manifestement gecircneacute par celui-ci que Naimes donne une leccedilon de ruse agrave Roland cela va encore car Bagnyon pourra par la suite montrer un Roland qui a com-pris cette leccedilon et srsquoen sert pour vaincre un autre geacuteant Ferragut issu cette fois-ci de la Chro-nique du Pseudo-Turpin Lrsquoeacutepisode sert le mouvement propre agrave la compilation de Bagnyon Mais que Roland profite de la naiumlveteacute du portier de Mautrible pour jeter agrave lrsquoeau un Sarrasin ayant la malchance de croiser son chemin et Bagnyon se sent obligeacute de le justifier laquo Et est assavoir que Roland estoit si fier de couraige qursquoil ne regardoit ne le temps ne le lyeu pour soy gouverner mais voulloit tousjours ouvrer de fait a son ennemys la ont il le pouvoit trouver ce nrsquoestoit pas de merveille car de force et de valleur estoit le non pareil du monde raquo (Jean Bag-nyon op cit p 88)

34 Voir agrave ce propos lrsquoarticle drsquoElio Melli dans laquo Les versions en prose de Fierabras nouvelles recherches raquo dans LrsquoEacutepopeacutee romane Actes du XVe Congregraves International Rencesvals (Poitiers 21-

144 Magali Cheynet

pourraient ecirctre le reacutesultat drsquoune certaine recherche drsquoeacuteconomie narrative au deacutetriment de son efficaciteacute De mecircme David Aubert est-il obligeacute drsquoabreacuteger beaucoup les onze textes et plus qursquoil compile srsquoil veut les reacuteunir en un seul en-semble coheacuterent Ses impeacuteratifs de reacuteduction le poussent mecircme parfois agrave des incoheacuterences dues aux coupes qursquoil a effectueacutees par rapport agrave son modegravele y compris dans lrsquoeacutepisode qui nous inteacuteresse ici ainsi lorsqursquoAgalafre explique agrave Richard deacuteguiseacute en marchand les raisons de sa meacutefiance35 en disant qursquoil a deacutejagrave eacuteteacute berneacute par des chreacutetiens qui lui avaient promis le paiement drsquoun im-portant tribut et qui ont ensuite pris la forteresse drsquoAigremore ndash David Aubert oublie ici que dans son texte il nrsquoa pas eacuteteacute question de tribut agrave payer il a coupeacute le jeu sur la ruse du vieux Naimes qui se contente dans sa reacuteeacutecriture de pren-dre la tecircte de lrsquoambassade

Et pourtant malgreacute les coupes que font subir les remaniements agrave leur mo-degravele les passages consacreacutes aux monstres de Mautrible restent drsquoune relative longueur par rapport au reste ainsi dans la prose anonyme la description de la geacuteante agrave la faux occupe approximativement le mecircme volume que dans la chanson en vers36 Le remanieur semble mecircme y voir lrsquooccasion drsquoun raffi-nement de sa prose puisqursquoil fournit une seacutequence complegravete de doublets pour chaque trait et joue sur les rythmes binaires Crsquoest comme si lrsquoeacutecriture deve-nait lrsquoimage du deacutedoublement monstrueux des figures de geacuteants opeacutereacute par le reacutecit dans lrsquoeacutevocation du couple puis des jumeaux qursquoils ont eu

Icelle Amyotte estoit grande drsquoune lance de long et grosse a lrsquoavenant et estoit noire comme moure et avoi[t] les yeulx grous et rougez et tant es-toit laide et diffiguree que crsquoestoit merveillez et hideur a voyr Elle avoit eu deulx enffans dont elle estoit toute novelle relevee Si se craingnit quant elle ouyumlt la noise et eut paour de ses enffans sy se leva toute esche-vellee et ainxi qursquoelle se levoit ung message luy vint dire que son mary Ansetous estoit mort elle srsquoescria et srsquoen yssit toute eschevellee et trova une faulx qursquoelle print en sa main et vint a la rue et trouva les Franczois qui serchient les rues37

27 aoucirct 2000) sous la direction de Gabriel Bianciotto et Claudio Galderisi t II Poitiers Centre drsquoEacutetudes supeacuterieures de civilisation meacutedieacutevale coll Civilisation meacutedieacutevale 2002 p 611-615 ar-ticle repris dans Le Rayonnement de Fierabras dans la litteacuterature europeacuteenne op cit p 151-155

35 Crsquoest-agrave-dire lorsque Richard conduit la prise de Mautrible par les troupes de Charlemagne qursquoil est alleacute chercher en renfort

36 Soit quarante-trois vers dans la chanson (dont neuf consacreacutes au portrait) contre environ vingt-neuf lignes dans la mise en prose anonyme (eacutedition moderne)

37 Op cit p 147

145Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

Quant agrave David Aubert mecircme si le portrait des geacuteants est abreacutegeacute il reste beaucoup plus long que tous les autres portraits fournis par le texte des Cro-niques et Conquestes puisque pour la plupart ils ne deacutepassent pas deux li-gnes et se contentent de souligner des eacuteleacutements deacutejagrave connus par les lecteurs ndash crsquoest-agrave-dire la valeur des personnages pour Anouk de Wolf en effet David Aubert est incapable de donner des traits distinctifs agrave ses personnages et ne sait qursquoune chose srsquoils sont bons ou mauvais38 Agalafre Ammite et Ante-fons sont lrsquoexemple mecircme du mauvais personnage ndash dont la seule fonction est mecircme preacuteciseacutement drsquoecirctre mauvais

Il y a mecircme dans les textes comme une concentration sur la description qui est de plus en plus isoleacutee de lrsquoaction dans le texte de David Aubert les trois geacuteants sont rassembleacutes dans le mecircme chapitre jusqursquoau point de donner lrsquoillusion drsquoune saturation du texte agrave cet endroit et peut-ecirctre drsquoun exorcisme de lrsquoeacutecriture qui fait surgir ici ces motifs pour les liquider une fois pour tou-tes39 En effet il nrsquoy a pas drsquoapparition de geacuteants monstrueux dans le reste des

38 Lrsquoarticle drsquoAnouk de Wolf sur la question est eacuteclairant laquo Art et technique du portrait dans les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert raquo dans Recherches sur la litteacuterature du XVe siegravecle Actes du VIe colloque international sur le Moyen Franccedilais Milan 4-6 mai 1988 sous la direction de Sergio Cigada et Anna Slerca Milan Vita e pensiero 1991 t III p 87-100

39 Crsquoest finalement une interpreacutetation comparable que propose Mary Baine Campbell dans lrsquoouvrage collectif Marvels monsters and miracles (op cit) lorsqursquoelle reproduit p 286 lrsquoillustration de la rubrique laquo Cyclopes raquo dans un livre des costumes de la fin du XVIe siegravecle (Omnium fere gentium nostraeque aetatis Nationum Habitus et Effigies conserveacute agrave la bibliothegraveque Houghton drsquoHarvard Franccedilois Desprez a exeacutecuteacute une version franccedilaise de lrsquoouvrage en 1562 sous le titre de Recueil de la diversiteacute des habits qui sont de present en usage tant as pays drsquoEurope drsquoAsie Affrique amp isles sauvages) Pour M B Campbell ce veacuteritable condenseacute de teacuteratologie qursquooffre cette image de cyclope est en fait une marque drsquohumour lrsquoaccumulation de traits monstrueux emprunteacutes agrave diffeacuterentes traditions sert la mise agrave distance par le grotesque du monstre et des croyances anciennes On reconnaicirct dans ce cyclope entiegraverement poilu les oreilles du Panoteacuteen son menton est colleacute agrave la poitrine ses genoux sont tourneacutes en sens inverse par rapport agrave ses pieds (mais contrairement agrave ce que dit la critique qui en fait un Sciapode on voit distinctement que le monstre a deux jambes ndash la deacuteformation des articulations explique que lrsquoon puisse ecirctre trompeacute par la perspective) Bref il ressemble tout agrave fait agrave notre Agalafre excepteacute qursquoau lieu drsquoecirctre cyclope sur lrsquoarriegravere il lrsquoest sur le front qursquoil est nu ethellip qursquoil nrsquoest peut-ecirctre pas masculin La preacutesence drsquoune figure nue dans un livre qui se propose de recenser les vecirctements des diffeacuterentes nations semble donner raison agrave la critique et lrsquoorienter vers le clin drsquoœil Pourtant il faut avouer que lrsquoargument selon lequel crsquoest simplement lrsquoaccumulation des traits monstrueux provenant de diffeacuterentes sources teacuteratologiques savantes qui produit cet effet de grotesque nrsquoest pas entiegraverement convaincant Le propre du monstre nrsquoest-il pas drsquoecirctre preacuteciseacutement hybride Et drsquoemprunter agrave plusieurs traditions pour les combiner (cf Christine Ferlampin-Acher qui eacutecrit agrave propos des monstres romanesques laquo Le principe qui preacuteside agrave lrsquoinvention de ces creacuteatures est lrsquohybridation Cette hybridation se situe agrave plusieurs niveaux ces monstres sont inspireacutes par

146 Magali Cheynet

Croniques et Conquestes de Charlemaine ils sont tous concentreacutes autour de lrsquoeacutepisode de Mautrible40 ndash il nrsquoy a ailleurs dans la compilation que de simples colosses David Aubert rapproche en outre la mort successive des trois geacuteants par rapport au traitement plus eacuteclateacute de la chanson et surtout il rassemble les deux portraits du couple AntefonAmmite tout en les isolant bien du reacutecit Une pause est ainsi meacutenageacutee pour mettre agrave la file toutes les caracteacuteristiques des deux monstres avant de reprendre le cours du reacutecit pour les mettre agrave mort lrsquoun apregraves lrsquoautre Enfin dans son texte les monstres sont priveacutes du discours di-rect qui inscrit la voix de lrsquoalteacuteriteacute dans la chanson et les autres remaniements le discours des chreacutetiens sur cette alteacuteriteacute radicale est lui aussi coupeacute le croise-ment des points de vue est eacuteviteacute

Dans cette saturation eacutetrange du texte qui semble se contracter sur la per-turbation difforme des monstres peut-ecirctre faut-il lire un signe de la fideacuteliteacute du remaniement aux modegraveles heacuteriteacutes de la chanson eacutepique mais aussi un si-gne de la violence que la mise en prose fait subir agrave son modegravele Le traitement que David Aubert impose agrave la structure de lrsquoeacutepisode la condensation dans la description de lrsquointervention des geacuteants monstrueux est peut-ecirctre le fait drsquoune certaine recherche drsquoarchaiumlsme charme suranneacute drsquoune eacutevocation qui fait si-gne vers les vieux textes qursquoil srsquoagit de remanier qui fait signe vers la meacutemoire culturelle du lecteur et appelle sa reconnaissance pour flatter son goucirct de lrsquoan-cien ndash mais qui entre du mecircme coup en contradiction avec le renouvellement de lrsquoestheacutetique impliqueacutee par la reacuteeacutecriture et essaye de glisser au plus vite sur ce passage obligeacute Lrsquoambivalence du traitement serait ainsi la marque du plai-sir ambivalent fourni par la reacuteeacutecriture eacutepique tendue entre conservatisme et

des modegraveles heacuteteacuterogegravenes ils ont un corps constitueacute de piegraveces et de morceaux et sur ce physique pour le moins composite se trouve greffeacute un sen en geacuteneacuteral ambigu et pluriel Ces ecirctres sont divers comme chez Aristote le monstre est celui qui ne ressemble pas au modegravele qui est agrave son origine Feacutees bestes et luitons Croyances et merveilles dans les romans franccedilais en prose Paris Presses de lrsquoUniversiteacute de Paris-Sorbonne coll Traditions amp croyances 2002 p 291-292)

40 David Aubert introduit un geacuteant monstrueux dans lrsquoescarmouche qui voit Olivier ecirctre griegravevement blesseacute juste avant lrsquoeacutepisode de son duel avec Fierabras laquo Ung grant dyable de Sarra-zin nomme Corsault estoit affuble de la grant peau drsquoun vielz serpent qui lui couvroit la teste et tout le corps puis portoit en ses poings ung grant baston chargie de neux et tant faisoit a doub-ter que nul ne lrsquoosoit approchier raquo Olivier lrsquoabat du premier coup mais la blessure qursquoil a reccedilue joue un rocircle capital dans la puissance du combat contre Fierabras le geacuteant au plus haut de sa force est comme un nouveau Goliath face agrave un David encore amoindri par la souffrance Oli-vier est alors lrsquoincarnation du courage de lrsquohomme qui srsquoattaque agrave ce qui le deacutepasse (vol 2 p 24) Selon Franccedilois Suard cette insertion est due agrave la source suivie ici par David Aubert crsquoest-agrave-dire une version proche du Fierabras occitan (Franccedilois Suard art cit) Neacuteanmoins le choix mecircme de cette version rend cette particulariteacute interpreacutetable agrave notre sens

147Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

renouvellement Les remanieurs ont pour point commun de souligner leur fideacuteliteacute agrave leur source agrave lrsquohistoire qursquoils translatent et laquo reacuteduisent raquo de vers en prose ainsi David Aubert se reacutefegravere-t-il plusieurs fois au discours de laquo lrsquohistoi-re raquo qui vient cautionner son discours agrave chaque eacuteleacutement sortant de lrsquoordinaire dans la description des monstres comme la longueur des oreilles drsquoAgalafre et lrsquousage qursquoil en fait Lrsquohistoire de Fierabras fonctionne ainsi agrave la fois comme un garant de son propre reacutecit et comme mise agrave distance de son contenu ndash la reacute-peacutetition des formules laquo comme dist lrsquoistoire raquo laquo lrsquoistoire dist raquo est ainsi le signe de cette ambivalence41 ndash le signe aussi que ces monstres sont des constructions du discours litteacuteraire et appartiennent agrave un patrimoine culturel eacutepique autre-ment dit crsquoest le signe de la mort de ces monstres qui nrsquoexistent plus que dans les anciennes histoires et appartiennent au discours lettreacute des nostalgiques de la chanson de geste

Pourtant la condensation des principaux traits du motif srsquoaccompagne drsquoun certain ameacutenagement Dans le texte de David Aubert crsquoest un ameacutenagement de taille qui est proposeacute puisqursquoun veacuteritable transfert srsquoeffectue entre Agalafre et Antefon crsquoest-agrave-dire entre le gardien du pont et lrsquoeacutepoux de la geacuteante Am-mite Je disais plus haut qursquoAgalafre nrsquoeacutetait pas deacutecrit par David Aubert mais crsquoest parce que crsquoest Antefon qui heacuterite de la forme difforme qui est la sienne dans la tradition de Fierabras Par cette migration les traits monstrueux sont concentreacutes sur le couple et leurs enfants Agalafre nrsquoest plus par contrecoup qursquoun colosse David Aubert isole ainsi les deux segravemes normalement fondus dans le concept de geacuteant crsquoest-agrave-dire la composante physique qursquoest la haute taille drsquoune part et drsquoautre part la composante morale qursquoest la nature maleacute-fique du geacuteant marqueacutee ici par les yeux rouges du couple42 Mais le prosateur anonyme comme David Aubert ont pour trait commun de ne pas trop insis-

41 Voir lrsquoextrait des Croniques et Conquestes de Charlemaine agrave la suite de cet article les itali-ques sont de mon fait

42 Calderoacuten fera un choix inverse dans sa comeacutedie La Puente de Mantible crsquoest le portier Ga-lafre qui concentre tous les traits monstrueux des figures gigantesques qui apparaissent lors du passage du pont Dans la piegravece de Calderoacuten le couple Effraon-Amiette disparaicirct de mecircme que leurs enfants Galafre est clairement une eacutemanation terrifiante du lieu diabolique qursquoest le pont et Calderoacuten souligne la monstruositeacute de Galafre puisqursquoil en fait un ogre menaccedilant de deacutevorer lrsquoeacutecuyer drsquoOlivier qursquoil garde en otage lorsque Roland passe le pont deacuteguiseacute en marchand Cepen-dant lrsquoeacutecuyer parviendra agrave tromper le geacuteant laquo cet ogre niais beaucoup moins terrible que divertis-sant raquo aux yeux drsquoElena Real (laquo La Puente de Mantible une reacuteeacutecriture dramatique de Fierabras raquo dans Le Rayonnement de laquo Fierabras raquo dans la litteacuterature europeacuteenne op cit p 242-243 pour la description du pont p 245-246 pour la conclusion sur le personnage de Galafre) Lrsquoinvention de lrsquoeacutecuyer couard mais ruseacute permet de conserver lrsquoaspect comique du premier passage du pont

148 Magali Cheynet

ter sur la diabolisation des monstres hybrides la mort drsquoAgoulafre comme celle de la geacuteante Ammite sont escamoteacutees par le texte ce qui lui retire du mecircme coup deux traits symboliques drsquoune diabolisation la chute du corps drsquoAgoulafre dans la riviegravere en contrebas la fumeacutee nauseacuteabonde qui srsquoexhale de la bouche de la geacuteante sont coupeacutes par David Aubert Mais le remanieur bourguignon insiste sur la sauvagerie des monstres particuliegraverement sur cel-le drsquoAmmite compareacutee agrave un sanglier puis agrave une chienne gardant ses petits ndash Ammite est surtout une figure de lrsquoalteacuteriteacute en tant qursquoelle est proche de la natu-re et reacuteagit par lrsquoinstinct animal drsquoune femelle crsquoest par opposition au monde chevaleresque qursquoelle fonctionne ce qui explique sa mise agrave mort par un trait drsquoarbalegravete et non par un coup drsquoeacutepeacutee ndash Ammite est le dernier obstacle agrave la prise de Mautrible mais elle nrsquoest pas un obstacle seacuterieux pour Charlemagne Quant au prosateur anonyme les mots diable ou diabolique ne sont mecircme pas prononceacutes ndash au contraire lrsquohumaniteacute drsquoAgalafre est drsquoembleacutee souligneacutee par le prosateur laquo Oncques homme ne vit plus laide forme de homme raquo43

Jean Bagnyon srsquoinscrit en faux face agrave cette atteacutenuation des figures et procegravede au contraire agrave une gradation dans la diabolisation des trois monstres lrsquoassocia-tion avec le diable est drsquoabord meacutetaphorique quand elle srsquoapplique agrave Agalafre avant de devenir eacutepitheacutetique quand elle srsquoapplique au mari drsquoAmmite Effraon parle de sa voix laquo diabolique raquo et du feu sort de la bouche de sa femme agonisan-te symbole de la nature infernale de son acircme Il retravaille ainsi les figures eacutepi-ques dans ce sens et plus particuliegraverement il les eacuteloigne de leurs sources mythi-ques et folkloriques pour les rationaliser le geacuteant Agalafre perd sa double face drsquoautre part si ses oreilles sont drsquoune taille deacutemesureacutee elles ne lui servent plus ni de bouclier ni de parapluie et Agalafre srsquoeacuteloigne ainsi de ses racines antiques et de la race des Panoteacuteens dont il les a heacuteriteacutees agrave travers Pline Srsquoil reste tout laquo tour-tu et contreffay raquo si ses pieds dont deacuteformeacutes ils ne sont pas pour autant laquo bes-tourneacutes raquo en sens inverse Agalafre nrsquoest pas le repreacutesentant drsquoun monde agrave lrsquoen-vers Amyote est eacuteloigneacutee de ses racines chtoniennes lorsque Jean Bagnyon eacutevite de mettre lrsquoaccent sur la cave qui lrsquoabrite et dans laquelle elle nourrit ses deux enfants comme une louve ses louveteaux La mise agrave mort des geacuteants diaboliques est redoubleacutee chez Bagnyon Agalafre a drsquoabord les jambes briseacutees avant que les chreacutetiens ne le tuent en le rouant de coups Amyote toucheacutee par le carreau drsquoar-balegravete de Charlemagne disparaicirct elle aussi dans une cureacutee geacuteneacuterale

Face aux geacuteants la mise en prose anonyme et le texte de David Aubert suivent ainsi une logique diffeacuterente de celle de Jean Bagnyon Le remanieur

43 Jean Miquet (eacuted) op cit sect 211 p 140

149Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

anonyme travaille agrave lrsquoatteacutenuation constitutive de ces figures monstrueuses ndash ce qui est sans doute agrave mettre en rapport avec le fait frappant que Fierabras lui-mecircme nrsquoest plus un colosse ce nrsquoest qursquoun homme grand Si David Aubert accumule les traits monstrueux dans la description ce nrsquoest que pour la li-quider Il est plaisant de remarquer que beaucoup de grands chevaliers de colosses deacutepourvus du segraveme maleacutefique parcourent les pages des Croniques et Conquestes de Charlemaine ndash agrave commencer par Charlemagne lui-mecircme Les figures sont niveleacutees par le haut et la taille deacutemesureacutee des ancecirctres de-vient la marque drsquoune ligneacutee chevaleresque qui nrsquoa plus cours au temps ougrave Da-vid Aubert eacutecrit Si les deux remanieurs rendent les figures gigantesques agrave leur ambivalence ils sont reacuteticents agrave les investir drsquoune porteacutee symbolique aussi forte que dans la chanson crsquoest parce que ces monstres sont des clicheacutes qursquoils trouvent encore leur place dans le reacutecit ndash mais crsquoest aussi en tant que clicheacute qursquoils en sont drsquoune certaine faccedilon exclus et ne retiennent plus lrsquoaccent de lrsquoac-tion drsquoailleurs souvent deacuteplaceacute par le travail de compilation Jean Bagnyon au contraire va dans le sens drsquoune formalisation croissante du clicheacute la diaboli-sation accentueacutee des monstres est une constante du XVe siegravecle Crsquoest une autre faccedilon de mettre agrave mort ces geacuteants puisqursquoils deviennent des signes facilement interpreacutetables les signes transparents drsquoune eacutelection des heacuteros chreacutetiens agrave une action leacutegitime tellement transparents que ce ne sont mecircme plus des mons-tres au sens eacutetymologique du terme44 Mais dans tous les cas le motif est in-fleacutechi par le mode particulier drsquoeacutecriture que partagent nos trois remanieurs les monstres sont peut-ecirctre mis agrave distance parce qursquoils en viennent agrave repreacutesen-ter un autre du texte Lagrave ougrave lrsquohybriditeacute constitutive du monstre fait signe vers une irruption possible du deacutesordre le texte des remanieurs est au contraire une lutte pour lrsquointroduction drsquoun ordre dans une matiegravere heacuteteacuteroclite

Texte de David Aubert la prise de Mautrible et la mort du couple monstrueux (Antefon et Ammite)

Or y avoit en la cite ung autre gaiant grant et hideux plus sans comparai-son que Galafre lequel avoit la garde de la ville de par lrsquoadmiral Balaan nom-me Antefons Et qui de sa facon vouldra savoir lrsquoistoire dist qursquoil estoit grant et desmesure Il avoit plus drsquoun pie de gueulle demi grant pie de nez le corps plus noir que erment deux gros yeulx derriere son hatherel et avoit deux

44 lt monstrare le monster doit ecirctre deacutechiffreacute selon saint Augustin

150 Magali Cheynet

oreilles moult grandes et en couuroit franchement sa teste comme dist lrsquoistoi-re les iambes tortues et les pies contrefais et sembloit estre mieulx ung dea-ble que autre figure Celluy Antefons auoit une gaiande a femme laquele ge-soit en une caue de deux enfans qui nrsquoauoient point plus de quatre mois mais ilz auoient bien chascun trois pies de haulteur Celle gaiande nrsquoestoit point de mendre grandeur de son mary Elle auoit de haulteur une lance quant elle es-toit de bout et noire comme une cheminee Si auoit les yeulx grans et gros comme boulets rouges et estincelans comme feu de charbon quant il est bien alume la gueule grant et touiours lrsquoauoit ouuerte si qursquoon luy veuoit les dens blans et longs comme fine noif et ne se bougoit point de une vaue ou elle alait-toit ses gaiandiaux Et se son nom voulez sauuoir on lrsquoappelloit Ammite

Sur le pont de Mautrible fu fiere la bataille quant ceulx de la cite y furent assamblez et les gens Charlemaine Anfeton le grant gaiant fist grant fraieur aux crestiens quant il srsquoembati sur eulx Il tenoit ung grant mail de fer dont il menachoit noz crestiens de mort Il en abati ne scay quans deuant Charle-maine qui tant en fu dolant qursquoil iura saint Denis qursquoil le feroit comparer au Sarrazin et tant le poursieuuy qursquoil le fist morir de male mort Lors srsquoefforce-rent les paiens quant ilz eurent perdu leur gaiant Finablement les crestiens srsquoi esprouuerent si vaillamment que maugre les Sarrazins qui vouloient leuer lrsquoun des ponts leuiz de leur coste tantost que le gaiant fu mort gaignerent le-dit pont et le portail Adont furent les Sarrazins moult esbahis dont le cry fu si grant et si hideux par la cite que la gaiande en ouy la nouuelle et yssy hors de la caue comme une chienne qui laisse ses petis chiens et srsquoen vint en la rue ou elle apperceu le poeuple courir pour soy cuidier mettre en saulf lieu Elle demanda que crsquoestoit Lors on luy dist que crsquoestoient crestiens lesquelz auoient occis son seigneur Si prist une faulcz en ses mains et se commenca si hideu-sement a heruper qursquoil nrsquoestoit homme qui nrsquoeust paour et hideur a la veoir Et dist lrsquoistoire qursquoelle ne frapoit coup de celle faulz qursquoelle nrsquoabatist ung crestien ou deux tel fois estoit dont le noble Charlemaine fu moult dolant car chas-cun la fuioit comme une deablesse Adont le noble empereur fist aporter ung arbalestre et drsquoun trait la fist morir car nul ne lrsquoosoit approchier ou autrement elle leur eust fait moult de mal et desplaisir

Ainsi fu Ammite occise et la ville conquise de bout en aultre45

45 David Aubert op cit p 84-85

La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

Klaacutera KorompayUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest

Geacuteza Baacuterczi eacuteminent romaniste au deacutebut de sa carriegravere et devenu par la suite grand speacutecialiste de lrsquohistoire de la langue hongroise aimait agrave dire toujours en franccedilais au sujet de nos choix professionnels laquo On revient toujours agrave ses premiegraveres amours raquo Crsquoest exactement mon cas aujourdrsquohui Puisqursquoil en est ainsi je tiens tout drsquoabord agrave rendre hommage agrave mes deux maicirctres Dezső Pais et Geacuteza Baacuterczi anciens professeurs de cette Universiteacute et eacutelegraveves du Eoumltvoumls Collegium tous deux tregraves attireacutes par lrsquoeacutetude des relations franco-hongroises du Moyen Acircge conscients de la richesse litteacuteraire et culturelle dont ces der-niegraveres eacutetaient porteuses La question mecircme qui apparaicirct dans le titre question relative agrave la Chanson de Roland et agrave la Hongrie meacutedieacutevale fut souleveacutee par ces savants degraves les anneacutees 1920-1930 Si jeune chercheuse jrsquoavais consacreacute une eacutetude approfondie aux traces de la Chanson de Roland dans lrsquoonomastique hongroise1 crsquoest parce que ces professeurs ont su eacuteveiller ma curiositeacute pour les questions qui ne peuvent ecirctre eacutelucideacutees que par la construction de ponts entre plusieurs disciplines Le sujet auquel je reviens aujourdrsquohui se situe au carre-four du domaine hongrois et du domaine franccedilais et aussi au carrefour de la litteacuterature meacutedieacutevale et de lrsquoeacutetude des noms propres Une histoire de regards croiseacutes pourrait-on dire

Au-delagrave du vif inteacuterecirct que je porte agrave ce sujet il y a une raison bien concregrave-te qui mrsquoinvite agrave revenir agrave lrsquointerrogation drsquoautrefois Un texte paru il y a quelques anneacutees dans la revue Magyar Nyelv sur lrsquoorigine du nom de lieu Elefaacutent2 introduit dans le deacutebat un eacuteleacutement dont il nrsquoa jamais eacuteteacute question

1 Klaacutera Korompay Koumlzeacutepkori neveink eacutes a Roland-eacutenek (Lrsquoonomastique de la Hongrie meacutedieacute-vale et la Chanson de Roland) Budapest Akadeacutemiai Kiadoacute 1978

2 Endre Toacuteth laquo Az Elefaacutent helyneacutev eredeteacuteről raquo (Sur lrsquoorigine du nom de lieu Elefaacutent) Magyar Nyelv t 102 2006 p 465-470

152 Klaacutera Korompay

auparavant Il me paraicirct indispensable de faire le point sur certains problegrave-mes en preacutesentant tour agrave tour lrsquointerpreacutetation que jrsquoavais proposeacutee autre-fois la nouveauteacute que repreacutesente lrsquoeacutetymologie toute reacutecente et la synthegrave-se qui peut reacutesulter de la confrontation des points de vue et de la prise en compte des eacuteleacutements nouveaux

La connaissance de la Chanson de Roland dans la Hongrie meacutedieacutevale le teacutemoignage des binocircmes

La mode onomastique consistant agrave donner les noms laquo Roland et Olivier raquo agrave deux fregraveres est un pheacutenomegravene bien connu dans lrsquoEurope meacutedieacutevale De nom-breuses eacutetudes furent consacreacutees agrave lrsquoanalyse de ces cas eacutetudes dont la plus ceacute-legravebre est certainement celle de Madame Rita Lejeune ancienne professeure agrave lrsquouniversiteacute de Liegravege agrave qui nous devons la formulation suivante laquo du moment ougrave lrsquoon voit apparaicirctre dans un document quelconque les noms accoupleacutes de Ro-land et drsquoOlivier il faut se dire que cet accouplement nrsquoest pas ducirc au hasard au contraire il teacutemoigne de la populariteacute du poegraveme de la chanson de geste qui lui a donneacute jour3 raquo Si donc lrsquoapparition dans la mode onomastique drsquoun Roland ou drsquoun Olivier isoleacute ne constitue jamais une preuve en faveur de la connaissance de lrsquoœuvre litteacuteraire puisque ces noms de personne ont existeacute avant la Chan-son de Roland (et selon des recherches plus reacutecentes indeacutependamment de cette derniegravere) chaque fois qursquoils sont donneacutes au sein de la mecircme famille lrsquoun com-me reacutepondant agrave lrsquoappel de lrsquoautre nous sommes en preacutesence drsquoun pheacutenomegravene digne drsquointeacuterecirct drsquoautant que les premiers cas franccedilais des binocircmes laquo Roland et Olivier raquo preacutecegravedent lrsquoapparition des versions eacutecrites permettant par lagrave mecircme de suivre la diffusion de la tradition litteacuteraire Un bilan eacutetabli par Paul Aebischer fait eacutetat de treize cas pour la France lrsquoEspagne et lrsquoItalie des XIe-XIIe siegravecles4

Mes recherches se sont inscrites dans cette ligneacutee Face agrave la multitude des mentions de Roland et drsquoOlivier dans les chartes de la Hongrie meacutedieacutevale jrsquoai entrepris un examen minutieux des documents Le reacutesultat peut se reacutesumer comme ceci pour la peacuteriode des XIIe-XIIIe siegravecles jrsquoai trouveacute 66 personnes appeleacutees Roland (dont la premiegravere apparaicirct entre 1141 et 1146) et 42 personn-nes appeleacutees Olivier (le premier cas hongrois datant de 1202-1203)

3 Rita Lejeune laquo La naissance du couple litteacuteraire ldquoRoland et Olivierrdquo raquo dans Meacutelanges Henri Greacutegoire Bruxelles 1950 t II p 372

4 Paul Aebischer laquo La Chanson de Roland dans le ldquodeacutesert litteacuterairerdquo du xie siegravecle raquo Revue belge de philologie et drsquohistoire t 38 1960 p 730-732

153La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

Bien eacutevidemment la question principale est la suivante y a-t-il des binocircmes hongrois Agrave cette question la reacuteponse est affirmative pour cette mecircme peacute-riode nous sommes en preacutesence de quatre cas de fregraveres deacutenommeacutes laquo Roland et Olivier raquo auxquels srsquoajoutent deux autres cas ougrave la parenteacute est fort probable sans qursquoil srsquoagisse pour autant de fregraveres Une preacutesentation succinte de ces bi-nocircmes sera utile avant drsquoentrer dans le vif du sujet5

1 12411350 Rolando (AacuteUacuteO 7 p 117)6 1249 laquo per Oliuerium magistrum hominem nostrum raquo (MonStrig 1 p 379) Il srsquoagit de deux membres de la fa-mille Raacutetoacutet les chercheurs en geacuteneacutealogie les considegraverent comme fregraveres7 Ils sont tous deux dignitaires de la cour royale Le nom de Roland futur paladin du pays est mentionneacute dans plus de deux cents chartes

2 12631326 laquo Lorandum et Olyuerium filios Andree raquo (UrkBurg 1 p 282) comitat Sopron Ouest de la Hongrie (Loraacutend ou Loacuteraacutent sont les formes hon-groises de Roland)

3 1274 laquo suis fratribus Rolando videlicet et Oliuerio raquo (Szentpeacutetery KritJ 22-3 p 68-69) comitat Torna dans le Nord

4 1300 laquo Oliverio Lorando et Stephano (filiis Christopheri de Gumbas) raquo (ibid p 431) comitat Esztergom centre du pays

Au-delagrave des quatre cas de fregraveres notons les deux cas de parenteacute probable 5 12871325 Olivier fils drsquoOlivier et Roland fils de Roland sont personnages

du mecircme acte juridique laquo fily Comitis Oliueri de Chob pro se et pro Stepha-no Oliuerio [hellip] fratribus suis [hellip] nec non Lorandus filius Lorandi raquo (Ha-zOkm 6 p 328) comitat Zala Ouest du pays

6 1298 La situation est analogue pour le fils drsquoOlivier et Roland laquo Gregori filij Olyueri Lorandi claudi raquo (AacuteUacuteO 10 p 326) Sud-Ouest du pays

Ce qui ressort du teacutemoignage des binocircmes crsquoest que la Hongrie semble avoir accueilli la tradition litteacuteraire degraves la premiegravere moitieacute du xiiie siegravecle au plus tard (Une personne qui figure dans une charte est une personne adul-te neacutee au moins 15 agrave 20 ans avant la reacutedaction de cette derniegravere) Cherchant agrave deacutefinir le contexte historique et culturel de la transmission il faut souligner

5 Pour une analyse plus deacutetailleacutee voir Klaacutera Korompay laquo Quelques cas hongrois du couple ldquoRoland et Olivierrdquo raquo dans Proceedings of 13th International Congress of Onomastic Sciences Os-solineum The Publishing House of the Polish Academy of Sciences 1981 t I p 655-660

6 Pour les sources voir la liste des abreacuteviations agrave la fin de ce texte7 Voir Jaacutenos Karaacutecsonyi A magyar nemzetseacutegek a xiv szaacutezad koumlzepeacuteig (Les clans hongrois

jusqursquoau milieu du xive siegravecle) Budapest 1900 31 p 106

154 Klaacutera Korompay

avant tout lrsquoimportance des relations dynastiques (intenses agrave partir des an-neacutees 1170 et pendant un demi-siegravecle ougrave quatre reines drsquoorigine franccedilaise ar-rivent en Hongrie) de mecircme que lrsquoeacutetablissement de colons wallons dans de nombreuses reacutegions du pays drsquoougrave un cadre riche et complexe pour la diffu-sion de diverses traditions litteacuteraires

Parmi les cas de binocircmes eacutenumeacutereacutes le premier meacuterite une attention toute particuliegravere Au sein de la famille Raacutetoacutet la preacutesence drsquoun Roland et drsquoun Oli-vier nrsquoest pas du tout un pheacutenomegravene isoleacute nous voyons se deacuteployer dans ce milieu une veacuteritable vogue des deux noms transmis de geacuteneacuteration en geacuteneacute-ration et formant drsquoautres cas de binocircmes jusqursquoau XIVe siegravecle Ce pheacutenomegrave-ne ceacutelegravebre fut analyseacute par de nombreux chercheurs8 Son origine litteacuteraire est drsquoautant plus probable que les Raacutetoacutet sont venus drsquoItalie du Sud vers la fin du XIe ou au deacutebut du XIIe siegravecle Nous y reviendrons

Agrave la lumiegravere de lrsquoensemble de ces eacuteleacutements mecircme les cas isoleacutes de Roland et drsquoOlivier peuvent recevoir une interpreacutetation plus nuanceacutee Je me sens as-sez proche de lrsquoavis de Rosellini qui y voyait non pas des preuves mais tout de mecircme des indices en faveur drsquoune origine litteacuteraire9 Drsquoun autre cocircteacute il ne faut pas perdre de vue que la mode elle-mecircme est un facteur important dans la diffusion des noms de personne drsquoougrave la neacutecessiteacute drsquoune grande prudence surtout lors de lrsquoanalyse des mentions plus tardives Notons en tout cas que dans la Hongrie meacutedieacutevale les noms lieacutes agrave la Chanson de Roland ne consti-tuent pas un exemple unique le Roman de Tristan le Roman de Troie et le Roman drsquoAlexandre ont eacutegalement laisseacute des traces dans lrsquoanthroponymie10

8 Cf Szabolcs Vajay laquo A magyar Roland-eacutenek nyomaacuteban raquo (Sur les traces de la Chanson de Roland en hongrois) Irodalomtoumlrteacuteneti Koumlzlemeacutenyek t 72 1968 p 333-337 Klaacutera Korompay op cit p 658-659 Aacutegnes Kurcz Lovagi kultuacutera Magyarorszaacutegon a 13ndash14 szaacutezadban (Culture chevaleresque dans la Hongrie des xiiie-xive siegravecles) Budapest Akadeacutemiai Kiadoacute 1988 p 245-248 310 313

9 Aldo Rosellini laquo Onomastica epica francese in Italia nel medioevo raquo Romania t 79 1958 p 265-266

10 Pour le premier de ces romans voir Klaacutera Korompay laquo Onomastique litteacuteraire le Roman de Tristan et la Hongrie meacutedieacutevale raquo A Herman Ottoacute Muacutezeum eacutevkoumlnyve (Bulletin du Museacutee Herman Ottoacute) sous la direction de Laacuteszloacute Veres et de Gyula Viga Miskolc (Hongrie) t 46 2007 p 564-577 Pour les deux autres voir les travaux de Laacuteszloacute Hadrovics Az oacutemagyar Troacute-ja-regeacuteny nyomai a deacutelszlaacutev irodalomban (Les traces drsquoun Roman de Troie en ancien hongrois dans la litteacuterature des Slaves du sud) Budapest Akadeacutemiai Kiadoacute 1955 laquo A deacutelszlaacutev Nagy Saacutendor-regeacuteny eacutes koumlzeacutepkori irodalmunk raquo (Le Roman drsquoAlexandre chez les Slaves du sud et la litteacuterature hongroise du Moyen Acircge) A Magyar Tudomaacutenyos Akadeacutemia I Osztaacutelyaacutenak Koumlz-lemeacutenyei t 15 1960 p 235-293 Pour le reflet drsquoœuvres litteacuteraires dans lrsquoonomastique des anneacutees 1301-1342 voir Mariann Sliz Neacutevadaacutes eacutes toumlrteacutenelem az Anjou-kor I feleacutenek szemeacutely-

155La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

Tout cela est drsquoautant plus important agrave signaler que pour ce domaine litteacute-raire les textes font entiegraverement deacutefaut

Lrsquoorigine du nom de personne Olivant

Roland Olivier et Olivant sont depuis longtemps consideacutereacutes par les chercheurs hongrois comme trois noms drsquoorigine litteacuteraire transmis par une version fran-ccedilaise ou allemande de la Chanson de Roland La formulation fait parfois ressor-tir lrsquoideacutee qursquoil srsquoagirait de trois noms de personne drsquoorigine franccedilaise Or si crsquoest vrai pour les deux premiers Olivant semble reacutesister agrave cette interpreacutetation Cher-chant agrave y voir clair jrsquoai deacutepouilleacute un certain nombre de cartulaires franccedilais pour arriver agrave la conclusion suivante Olivant ou Olifant en tant que nom de person-ne nrsquoapparaicirct pas dans lrsquoanthroponymie de la France meacutedieacutevale Il semble ecirctre jusqursquoagrave preuve du contraire une particulariteacute du domaine hongrois

Drsquoougrave une deuxiegraveme question drsquoordre eacutetymologique ce nom propre hon-grois ne pourrait-il pas remonter directement agrave lrsquoancien franccedilais olifant nom commun Ce mot a trois sens bien deacutefinis lsquoeacuteleacutephantrsquo lsquoivoirersquo et lsquocor drsquoivoi-rersquo Seulement le passage drsquoun mot drsquoune langue agrave un nom propre drsquoune autre langue preacutesuppose toujours un eacuteleacutement intermeacutediaire soit la langue drsquoaccueil emprunte le mot avant drsquoen former un nom (or ce nrsquoest pas le cas en hongrois) soit la langue drsquoorigine produit elle-mecircme un nom propre qui agrave son tour sera transmis en tant que tel (or ce nrsquoest pas le cas en franccedilais) Sauf dans une ac-ception Certains dictionnaires comme Littreacute font apparaicirctre un sens speacute-cial tregraves preacutecis lsquonom du cor de Rolandrsquo Ce qui revient agrave dire que lrsquoentreacutee en scegravene de Olivant constitue agrave elle seule une preuve des plus solides en faveur de lrsquoorigine litteacuteraire

Dans le domaine hongrois nous trouvons les cas suivants du nom de per-sonne Olivant

1 1264vers 1310 laquo Oliuant et Thomam filios Ezen raquo (HazOkm 6 p 126)

comitat Zala dans lrsquoOuest du pays2 vers 12721274 Olifa (AacuteUacuteO 9 p 46) comitat Vas dans lrsquoOuest [Srsquoagit-il

drsquoune variante du nom ]3 1275 laquo Benedictum et Olibant filios Varro raquo (CD 22 p 253) comitat

Veszpreacutem dans lrsquoOuest

nevei (Onomastique et histoire les noms de personne de la premiegravere partie de la peacuteriode des Anjou) thegravese soutenue en 2010 Budapest p 126-131

156 Klaacutera Korompay

4 1272-1290 laquo Ladizlaus et Stephanus filii Olivanth de Bola raquo (HazOkm 8 p 270) localisation incertaine

5 12931341 laquo Andream filium Apsa de Seregeles pro se et pro Olywanth filio suo raquo (HazOkm 8 p 337) comitat Fejeacuter dans le centre

6 12971299 laquo coram fratribus Wyd et Oliuanto raquo (HazOkm 8 p 390) co-mitat Alsoacute-Feheacuter Transylvanie dans lrsquoEst

7 (1300) laquo Demetrium fratrem Lukach et Olyuant raquo (HazOkm 7 p 320) comitat Bihar dans lrsquoEst

8 1308 laquo domina Aliwanth filia marcus muti [hellip] nunc consors Lorandi raquo (AnjOkm 1 p 164) comitat Zala dans lrsquoOuest

Le nom existe en Hongrie agrave partir du milieu du xiiie siegravecle au plus tard (date proche de lrsquoapparition des premiers binocircmes) Une fois exceptionnellement il est porteacute par une dame (voir le cas 8) il se trouve que le mari de celle-ci srsquoap-pelle Roland Ce nom est assez bien implanteacute pour avoir donneacute eacutegalement un certain nombre de noms de lieu

Voici la liste des noms de lieu tirant leur origine de Olivant

1 1396 Alybanhaza rsquomaison drsquoAlybanrsquo (ZsigmOkl 1 p 482) comitat Zala dans lrsquoOuest

2 1403 Alybanth (ZsigmOkl 21 p 262) nom drsquoune colline comitat Győr dans lrsquoOuest

3 1411 laquo Predium Zyl al nom Oliuanfelde raquo rsquoterre drsquoOliuanrsquo (Csaacutenki 3 p 125) comitat Zala dans lrsquoOuest

4 1414 laquo Poss Olywanchfalwa raquo rsquovillage drsquoOlywanchrdquo (Csaacutenki 3 p 27) co-mitat Zala dans lrsquoOuest

5 1417 laquo Nicolaus de Alyphant raquo ( ZichyOkm 6 p 458-459) Sud du pays Il srsquoagit peut-ecirctre du nom de lieu Elefant de cette mecircme reacutegion voir plus bas cas 2

La forme en v attesteacutee dans la plupart de ces cas meacuterite une reacuteflexion seacute-rieuse drsquoautant qursquoelle est propre aux versions allemandes de la Chanson de Roland Chez Konrad on trouve tantocirct horn tantocirct oliuant voire horn oliuant Chez Le Stricker nous sommes reacuteellement en preacutesence drsquoun nom de cor laquo daz horn heizet Olivant raquo De lagrave agrave lrsquohypothegravese drsquoune influence alleman-de derriegravere la forme du nom de personne hongrois il nrsquoy a qursquoun pas Seule-ment on peut formuler drsquoautres hypothegraveses encore notamment lrsquoinfluence

157La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

exerceacutee par Olivier (Olifant et Olivier pouvant ecirctre ressentis comme tregraves pro-ches srsquoagissant de deux eacuteleacutements apparus dans le mecircme contexte culturel) Ou encore comme me lrsquoa fait remarquer un jour Madame Madeleine Tys-sens professeure agrave lrsquouniversiteacute de Liegravege on peut penser agrave un croisement pos-sible entre Olivier et Roland donnant Olivant et exerccedilant par lagrave mecircme une in-fluence sur Olifant

Une question eacutenigmatique lrsquoorigine de Elefant

Parallegravelement agrave Olivant nous voyons apparaicirctre dans lrsquoanthroponymie de la Hongrie meacutedieacutevale un deuxiegraveme nom de personne dont lrsquoorigine soulegrave-ve de nombreuses questions Voici ses premiegraveres attestations

1 12781322 laquo Petrus filius Elephanth raquo (HazOkm 6 p 235) comitat Bars dans le Nord

2 1286 laquo magistri Elefantis quondam lectoris Strigon raquo (MonStrig 2 p 420) comitat Esztergom dans le centre

3 1337 laquo Paulus filius Elevanthrdquo raquo (HazOkm 3 p 131) comitat Vas dans lrsquoOuest

Le nom de personne Elefant a donneacute deux noms de lieu qui sont les sui-vants

1 1113 laquo de villa Elefant raquo (Gyoumlrffy 4 p 378) localiteacute du comitat Nyitra dans le Nord Apregraves cette premiegravere attestation nous nrsquoavons aucune men-tion pendant 140 ans Ensuite le nom de lieu reacuteapparaicirct reacuteguliegraverement le plus souvent dans sa forme classique 1253 laquo terra nobilium de Elefant raquo (ibid) 1304 laquo terras Mathye de Elephant raquo (MonStrig 2 p 546) 13191323 laquo magister Deseu de Elewanth raquo (AnjOkm 1 p 521) etc Toutefois dans la multitude des formes analogues nous avons quelques attestations du mecircme nom de lieu qui preacutesentent un inteacuterecirct particulier 1323 laquo comes Mathias de Olivanth raquo (AnjOkm 2 p 76) 13241324 laquo magister Deseu de Oliphant raquo (AnjOkm 2 p 114) 1335 laquo Michaeli filio magni Deseu de Alyphant raquo (An-jOkm 3 p 151) 1342 laquo Nicolao filio Mathie de Olyuanch raquo (AnjOkm 4 p 238) etc

2 1458 Elefanth Alyphant 1476 Elefanth (Csaacutenki 2 p 290) localiteacute du comitat Valkoacute dans le Sud

158 Klaacutera Korompay

Vue de loin lrsquoorigine du nom est transparente celui-ci semble venir du mot hongrois elefaacutent (mot emprunteacute au latin meacutedieacuteval attesteacute depuis la fin du XIVe siegravecle mais pouvant ecirctre implanteacute depuis fort longtemps puisque lrsquoin-fluence du latin commence au XIe siegravecle) Rien de plus simple que ce passa-ge quand on pense aux noms drsquoanimaux servant reacuteguliegraverement de base agrave la formation des noms de personne Seulement la connaissance de lrsquoeacuteleacutephant agrave cette eacutepoque-lagrave eacutetait purement livresque Crsquoeacutetait un animal agrave peine imagi-nable comme en teacutemoigne la confusion entre lrsquoeacuteleacutephant et le chameau dans certaines sources meacutedieacutevales Or le nom drsquoun animal imaginaire peut diffici-lement avoir eu un impact assez direct pour entrer dans lrsquoanthroponymie de tous les jours

Plutocirct que drsquoen rester au seul mot elefaacutent orientons-nous vers lrsquoancien fran-ccedilais qui offre une piste beaucoup plus prometteuse La forme olifant y appa-raicirct comme une variante du mot eacuteleacutephant mot remontant au latin elephan-tus venu du grec elephas elephantos11 Retenons le fait que eacuteleacutephant et olifant sont agrave lrsquoorigine les variantes drsquoun seul et mecircme mot Or la premiegravere de ces deux formes avait un eacutequivalent presque identique en ancien hongrois Quoi de plus naturel que de voir intervenir le mot elefaacutent face agrave Olifant ndash nom tout agrave fait insolite apparu dans le contexte de la Chanson de Roland ndash pour pro-duire un pheacutenomegravene drsquoeacutetymologie populaire Le nom de personne Elefant serait donc agrave lrsquoorigine une variante de Olifant neacutee sous lrsquoinfluence de elefaacutent Cette hypothegravese formuleacutee depuis longtemps par les chercheurs hongrois est largement confirmeacutee par lrsquoalternance que preacutesentent les deux noms de lieu de la Hongrie meacutedieacutevale dans le Nord comme dans le Sud Elefant et Olivant (ou Alifant) deacutesignent exactement la mecircme localiteacute

Agrave ceci pregraves qursquoavec cette hypothegravese nous butons sur la date de 1113 date ougrave apparaicirct pour la premiegravere fois le nom de lieu Elefant Peut-on penser agrave une in-fluence de la Chanson de Roland agrave une date aussi preacutecoce (Rappelons qursquoil faudrait tenir compte en plus de plusieurs changements agrave la fois de la fonc-tion et de la forme vu le passage drsquoun nom de personne agrave un nom de lieu et de Olifant agrave Elefant) Crsquoest difficile mais pas tout agrave fait impossible disais-je dans mon petit ouvrage pas impossible dans la mesure ougrave le contexte historique offre des eacuteleacutements dignes drsquointeacuterecirct

Il se trouve qursquoune reine originaire drsquoItalie du Sud arrive en Hongrie en 1097 Il srsquoagit de la fille du duc normand Roger Guiscard future eacutepouse du

11 Dictionnaire historique de la langue franccedilaise sous la direction de Alain Rey Paris Dic-tionnaires Le Robert 1999

159La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

roi Coloman Elle sera suivie vers 1120 par une deuxiegraveme reine fille de Ro-bert duc de Capoue marieacutee agrave Istvaacuten II Or depuis lrsquoarriveacutee des Normands lrsquoItalie du Sud connaicirct la tradition litteacuteraire comme en teacutemoigne un binocirc-me laquo Roland et Olivier raquo attesteacute en 1131 agrave Scafati pregraves de Naples12 de mecircme que drsquoautres traces dans la toponymie et lrsquoart de cette reacutegion Si lrsquoon prend en consideacuteration le fait que la famille Raacutetoacutet connue justement pour son goucirct pro-nonceacute pour les noms accoupleacutes de laquo Roland et Olivier raquo est originaire preacuteciseacute-ment de la mecircme reacutegion et que sa venue en Hongrie se situe agrave la mecircme peacuteriode (eacuteleacutements confirmeacutes par une chronique meacutedieacutevale) le chemin paraicirct baliseacute pour une transmission possible Possible mais extrecircmement preacutecoce13

Je nrsquoentre pas agrave propos du cas ceacutelegravebre de 1113 dans lrsquoanalyse drsquoune histoire familiale celle des Elefaacutenti Depuis de longs siegravecles cette famille fait remon-ter son nom agrave un eacuteleacutephant en chair et en os eacuteleacutephant qui aurait eacuteteacute offert au roi Coloman agrave la fin du XIe siegravecle dans le contexte du premier mariage dy-nastique Cette histoire a fait couler beaucoup drsquoencre14 mais semble ecirctre une interpreacutetation ulteacuterieure cherchant agrave donner un sens agrave un nom de lieu deacutejagrave existant

Une nouvelle approche du nom Elefant

Lrsquoeacutetymologie toute reacutecente eacutevoqueacutee au deacutebut de mon texte15 fut avanceacutee par un historien speacutecialiste des chartes Endre Toacuteth Dans son article paru en 2006 et consacreacute agrave lrsquohistoire bien complexe du nom de lieu Elefant il passe au crible le rapport de ce nom avec le mot elefaacutent drsquoun cocircteacute et le nom de personne Olifant de lrsquoautre Tout cela pour eacutecarter les deux eacutetymologies et en proposer une troi-siegraveme Dans les sources allemandes du ixe siegravecle il a trouveacute les traces drsquoun nom de personne bien singulier En voici les trois premiegraveres mentions 836-870 teacute-moin Helfant 836-876 laquo Elefant clericus raquo 837 teacutemoin Helfant Ce nom se-rait un deacuteriveacute du verbe helfen verbe jouant eacutegalement un rocircle dans la formation de noms de chacircteaux comme Helfenberg Srsquoappuyant sur ces donneacutees qui pro-viennent du domaine bavarois il suppose que le passage de Helfant agrave Elefant a eu lieu dans cette mecircme reacutegion Or en preacutesence drsquoun anthroponyme allemand

12 Voir Paul Aebischer laquo Un eacutecho de la leacutegende de Roland dans lrsquoonomastique napolitaine raquo Archivum romanicum t 20 1936 p 285-288

13 Voir Klaacutera Korompay Koumlzeacutepkori neveink eacutes a Roland-eacutenek op cit p 77-7814 Cf Erik Fuumlgedi Az Elefaacutenthyak (La famille Elefaacutenthy) Budapest Osiris Kiadoacute 199915 Voir note 2

160 Klaacutera Korompay

bien existant lrsquoideacutee srsquoimpose tout naturellement que ce mecircme eacuteleacutement a pu peacute-neacutetrer en Hongrie en compagnie drsquoautres noms de personne drsquoorigine alleman-de En examinant de pregraves les noms que portaient au Moyen Acircge les membres de la famille Elefaacutenti lrsquoauteur y trouve en effet des eacuteleacutements comme Gunter Lam-pert et Altman ce qui confirme son hypothegravese

Lrsquointerpreacutetation actuelle des noms de personne Elefant et Olivant

Face agrave cette eacutetymologie que je considegravere comme tout agrave fait coheacuterente il me reste agrave prendre position en mesurant sa porteacutee pour lrsquoensemble des ques-tions souleveacutees

Jrsquoestime que pour interpreacuteter le cas reacuteellement insolite de 1113 lrsquoeacutetymo-logie proposeacutee par Endre Toacuteth offre un avantage consideacuterable celui de son ancrage solide dans lrsquoanthroponymie bavaroise attesteacutee par des documents Pour ce cas speacutecifique je souscrirai moi-mecircme agrave cette eacutetymologie Faut-il rejeter pour autant lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune influence litteacuteraire venue drsquoItalie du Sud agrave la fin du XIe siegravecle Je nrsquoirai pas jusque-lagrave vu la richesse des traces de la Chanson de Roland dans cette reacutegion et les relations historiques incon-tournables entre celle-ci et la Hongrie Toutefois lrsquoextrecircme preacutecociteacute de la date de 1113 ayant toujours eacuteteacute un eacuteleacutement fragile de la construction et re-connu comme tel je donnerai moi-mecircme la prioriteacute agrave une eacutetymologie qui ne soit pas fondeacutee sur lrsquoorigine litteacuteraire Endre Toacuteth en propose une qui me paraicirct convaincante

En ce qui concerne les quelques rares cas du nom de personne hongrois Ele-fant attesteacute agrave partir du milieu du XIIIe siegravecle (en 1278 on parle deacutejagrave du laquo fils drsquoElefant raquo) je ne vois que deux interpreacutetations possibles soit il srsquoagit toujours de mentions du nom de personne drsquoorigine allemande (comme le pense Endre Toacuteth) soit nous avons affaire agrave des formes (altereacutees sous lrsquoinfluence du mot elefaacutent) de Olifant ~ Olivant nom de personne drsquoorigine litteacuteraire

Car pour en venir agrave lrsquoessentiel de mon propos en ce qui concerne Oli-vant je ne pense pas qursquoil faille modifier quoi que ce soit dans la construction Ce nom de personne eacutevoque agrave lui seul le cor de Roland et teacutemoigne par lagrave mecircme drsquoune origine litteacuteraire Ce qui vaut pour Elefant nrsquoaffecte pas Olivant agrave mon sens Sauf qursquoau fil des siegravecles les deux eacuteleacutements Elefant et Olivant ont eu toutes les chances de se croiser

Que le mot elefaacutent ait eu son mot agrave dire dans lrsquohistoire cela nrsquoa rien drsquoeacuteton-nant puisqursquoil eacutetait preacutesent dans le vocabulaire hongrois Mais qursquoun nom

161La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

implanteacute sous forme de Elefant puisse se transformer ulteacuterieurement en Olivant ou Alifant comme nous le voyons dans les noms de lieu des XIVe et XVe siegravecles voilagrave qui peut surprendre Face agrave ce jeu des formes attesteacute par des mentions forceacutement lacunaires je ne suis sucircre que drsquoune seule chose lrsquoinfluence litteacuteraire dont teacutemoignent ces quelques traces eacutetait sans doute plus varieacutee et certainement plus complexe que nous ne pouvons lrsquoimaginer

Liste des abreacuteviations

AnjOkm = Anjoukori okmaacutenytaacuter (Cartulaire pour la peacuteriode des Anjou) t 1-6 sous la direction de I Nagy Budapest 1878-1891 t 7 sous la direction de Gy Tasnaacutedi Nagy Budapest 1920AacuteUacuteO = Aacuterpaacuted-kori uacutej okmaacutenytaacuter (Nouveau cartulaire pour la peacuteriode des Aacuterpaacuted) publieacute par G Wenzel t 1-12 Pest et Budapest 1860-1874CD = Codex diplomaticus Hungariae ecclesiasticus ac civilis publieacute par Gy Fejeacuter t 1-11 Buda 1829-1844Csaacutenki = Magyarorszaacuteg toumlrteacutenelmi foumlldrajza a Hunyadiak koraacuteban (Geacuteographie his-torique de la Hongrie agrave lrsquoeacutepoque des Hunyadi) par D Csaacutenki t 1-3 5 Budapest 1890-1913Gyoumlrff y = Az Aacuterpaacuted-kori Magyarorszaacuteg toumlrteacuteneti foumlldrajza (Geacuteographie historique de la Hongrie agrave lrsquoeacutepoque des Aacuterpaacuted) par Gy Gyoumlrff y t 1-4 Budapest 1963-1998HazOkm = Hazai okmaacutenytaacuter (Cartulaire pour la Hongrie) t 1-7 Győr et Budapest 1865-1891MonStrig = Monumenta Ecclesiae Strigoniensis t 1-2 publieacutes par F Knauz Eszter-gom 1874-1882 t 3 publieacute par L Dedek-Crescens Esztergom 1924Szentpeacutetery KritJ = Az Aacuterpaacuted-haacutezi kiraacutelyok okleveleinek kritikai jegyzeacuteke (Regesta rerum stirpis Arpadianae critico-diplomatica) publieacute par I Szentpeacutetery t 1-24 Bu-dapest 1923-1987UrkBurg = Urkunden des Burgenlandes und der angrenzenden Gebiete der Komitate Wieselburg Oumldenburg und Eisenburg t1-4 Graz-Koumlln Wien-Graz-Koumlln 1955-1985ZalaOkl = Zala vaacutermegye toumlrteacutenete Okleveacuteltaacuter (Histoire du comitat Zala Cartulaire) publieacute par I Nagy D Veacuteghely et Gy Nagy t 1-2 Budapest 1886-1890ZichyOkm = A zichi eacutes vaacutesonkeői groacutef Zichy-csalaacuted idősb aacutegaacutenak okmaacutenytaacutera (Car-tulaire de la famille Zichy) publieacute par la Socieacuteteacute Hongroise drsquoHistoire t 1-12 Pest et Budapest 1871-1931

ZsigmOkl = Zsigmondkori okleveacuteltaacuter (Cartulaire pour lrsquoeacutepoque du roi Sigismond) publieacute par E Maacutelyusz 1-22 Budapest 1951-1958

Une double valeur des motifs folkloriquesdans la litteacuterature franccedilaise

du Moyen Acircge

Saacutendor KissUniversiteacute de Debrecen

Agrave un moment ougrave lrsquoeacutetude structurale des textes litteacuteraires devenait un pro-gramme consciemment eacutelaboreacute Roman Jakobson a consacreacute quelques pages agrave la diff eacuterence qursquoil croyait deacutecouvrir entre la creacuteation folklorique controcirc-leacutee et consacreacutee par la collectiviteacute et lrsquoactiviteacute litteacuteraire des individus isoleacutes dont chacun apporte sa contribution personnelle reconnue comme telle par le public1 Pour souligner la force de la tradition qui impose une un ensemble complexe de regravegles aux textes folkloriques Jakobson se sert du terme laquo lan-gue raquo ce terme deacutesignera donc lrsquoensemble des conventions ndash le code ndash qui fi xe chaque fois un cadre aux performances particuliegraveres ces performan-ces eacutetant alors assimileacutees dans un esprit saussurien agrave la laquo parole raquo Et il est certain que la laquo censure preacuteventive de la communauteacute2 raquo ne pegravese pas sur les creacuteateurs isoleacutes dans la mecircme mesure que sur lrsquoartiste populaire qui reprend agrave son compte une tradition contraignante tout en la modifi ant eacuteventuelle-ment Mais il nrsquoest pas moins certain que tout auteur litteacuteraire qui accepte drsquoentrer dans le circuit creacuteationndashreacuteception se trouve confronteacute au passeacute de son art ne serait-ce que par le biais des genres cadres conventionnels par ex-cellence qui neacutecessitent de la part des auteurs une prise de position ndash sans doute acceptation et refus agrave la fois Agrave cet eacutegard la litteacuterature meacutedieacutevale est particuliegraverement instructive les formes sociologiques fortement reacuteglemen-teacutees de la reacuteception le rocircle important joueacute par la transmission orale et les cleacutes

1 Roman Jakobson laquo Le folklore forme speacutecifique de creacuteation raquo Eacutecrit en collaboration avec Petr Bogatyrev dans Roman Jakobson Questions de poeacutetique Paris Seuil 1973 p 59-72 (Ori-ginal allemand 1929 traduit par Jean-Claude Duport)

2 Ibid p 62 Pour une application concregravete agrave la litteacuterature du Moyen Acircge v Paul Zumthor Essai de poeacutetique meacutedieacutevale Paris Seuil 1972 p 79-80

164 Saacutendor Kiss

mneacutemotechniques que celle-ci inscrit dans les textes favorisent un mode de creacuteation qui loin de rejeter lrsquoimitation tend agrave garantir sa propre valeur par la translatio artis parallegravele agrave la translatio studii

Cependant au-delagrave de lrsquoexistence drsquoun code drsquoune laquo langue raquo dans le sens jakobsonien ce nouveau-neacute qursquoest la litteacuterature meacutedieacutevale franccedilaise eacutemer-geant aux cocircteacutes de la litteacuterature latine et issue du moins partiellement du mode de creacuteation populaire doit avoir en commun avec le folklore certains proceacutedeacutes ancestraux de lrsquoorganisation textuelle sur le plan lineacuteaire ainsi que sur le plan pour ainsi dire paradigmatique sous forme de motifs librement combinables mais reconnaissables par le public En nous situant maintenant dans le domaine du reacutecit romanesque objet de ces quelques remarques nous entrevoyons agrave lrsquoarriegravere-plan de la litteacuterature narrative naissante un riche en-semble drsquoautres reacutecits (et nous soupccedilonnons lrsquoexistence drsquoun ensemble plus riche encore) reacutecits produits au moins en partie par lrsquoimagination populaire Certes ce qui se distingue le mieux dans cet arriegravere-plan crsquoest la laquo matiegravere de Bretagne raquo il paraicirct impossible neacuteanmoins malgreacute lrsquoabsence presque totale de teacutemoignages directs que des traditions folkloriques proprement laquo gallo-romanes raquo nrsquoaient pas comporteacute des motifs narratifs rattacheacutes agrave des person-nages typiques appartenant agrave la reacutealiteacute ou agrave un monde merveilleux3 Quoi qursquoil en soit lrsquoapport celtique inteacutegreacute par les reacutecits franccedilais meacutedieacutevaux ren-voie agrave une mythologie crsquoest-agrave-dire agrave un essai de deacutechiffrement collectif drsquoun double mystegravere mystegravere du kosmos mystegravere de la mort Cette laquo inspiration raquo bretonne fournit agrave la litteacuterature franccedilaise un ensemble drsquoeacuteleacutements qui trou-veront leur place dans un reacuteseau discursif particulier marqueacute de toute ma-niegravere par lrsquoimagination et la creacuteativiteacute populaires indeacutependamment mecircme de lrsquoinfluence eacutetrangegravere Une synthegravese sortira de cet amalgame une litteacutera-ture narrative sui generis dont le symbolisme qui reste eacutetrange fantastique et souvent inquieacutetant sera apte agrave exprimer de nouvelles aspirations et une nouvelle mentaliteacute drsquoeacutepoque et de classe Pour mettre un tant soit peu drsquoordre parmi les divers aspects qui peuvent nous inteacuteresser dans ce rapprochement des reacutecits franccedilais meacutedieacutevaux et drsquoun arriegravere-plan pour ainsi dire populaire jrsquoaborderai drsquoabord briegravevement ce que jrsquoai appeleacute le laquo paradigmatique raquo pour passer ensuite au laquo syntagmatique raquo et au laquo symbolique raquo Afin drsquoobserver

3 Pour circonscrire la place de cette laquo litteacuterature populaire raquo que nous ignorons agrave peu pregraves complegravetement v Paul Zumthor Histoire litteacuteraire de la France meacutedieacutevale Paris Presses Univer-sitaires de France 1954 p 25 et 40 Michel Zink Le Moyen Acircge litteacuterature franccedilaise Nancy Presses Universitaires de Nancy 1990 p 16-18

165Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge

plus de coheacuterence dans mon propos je me limiterai ici au roman courtois et je puiserai la plupart de mes exemples dans un seul texte le Conte du Graal de Chreacutetien de Troyes4

En ce qui concerne les questions laquo paradigmatiques raquo ndash crsquoest-agrave-dire en fait quelques eacuteleacutements de lrsquoinventaire des motifs qui entrent dans la composi-tion drsquoune œuvre narrative ndash je voudrais eacutevoquer la meacutethode preacuteconiseacutee par Claude Leacutevi-Strauss dans lrsquoeacutetude qursquoil a consacreacutee agrave la laquo structure des my-thes raquo Pour la deacutefinition de cette meacutethode la phrase suivante me paraicirct fon-damentale laquo Si les mythes ont un sens celui-ci ne peut tenir aux eacuteleacutements iso-leacutes qui entrent dans leur composition mais agrave la maniegravere dont ces eacuteleacutements se trouvent combineacutes5 raquo Lrsquoinventaire nrsquoaura donc pas de sens si lrsquoon ne considegravere drsquoembleacutee la relation qui srsquoeacutetablit entre des composants disperseacutes le long du texte Or un laquo composant raquo ne doit pas ecirctre envisageacute ici sous un angle uni-quement reacutefeacuterentiel il ne se deacutefinit pas simplement comme un lsquoecirctre surnatu-relrsquo ou un lsquoobjet magiquersquo puisqursquoil a son propre fonctionnement par lequel il srsquointegravegre dans la trame du reacutecit en la structurant et en y deacutefinissant des niveaux Dans le domaine litteacuteraire qui nous inteacuteresse deux types de fonc-tionnement apparaissent comme deacuteterminants pour la mise en reacutecit des mo-tifs qui peuvent provenir des interrogations traversant lrsquoimagination popu-laire on pourrait les appeler de faccedilon concise laquo eacutetrangeteacute raquo et laquo exception raquo La conjonction et lrsquoarticulation de ces deux fonctionnements contribuent de faccedilon fondamentale agrave lrsquoimpression globale que nous procure la litteacuterature ro-manesque meacutedieacutevale

On peut eacutetablir ainsi un laquo paradigme de lrsquoeacutetrangeteacute raquo les person-nages des reacutecits ndash et crsquoest particuliegraverement vrai de Perceval ndash rencontrent sur leur chemin de faccedilon reacuteiteacutereacutee et comme reacuteguliegravere des laquo anti-reacutealiteacutes raquo crsquoest-agrave-dire des pheacutenomegravenes qui srsquoincrustent dans la reacutealiteacute mais restent inexpli-queacutes ou inexplicables Si jrsquoeacutevoque ici cette preacutesence eacutevidente du conte popu-laire dans le conte courtois crsquoest avant tout pour insister sur lrsquointeacutegration de lrsquolaquo anti-reacuteel raquo dans le laquo reacuteel raquo et sur lrsquoattitude du conteur En effet le narrateur des romans manifeste une double attitude envers les pheacutenomegravenes eacutetranges (qui ne relegravevent pas neacutecessairement du surnaturel mais qui deacutefient les facul-

4 Eacutedition utiliseacutee Chreacutetien de Troyes Le Roman de Perceval ou le Conte du Graal publieacute par William Roach Genegraveve Droz ndash Paris Minard Coll laquo Textes Litteacuteraires Franccedilais raquo 1959 (abreacute-geacutee par la suite en CGr)

5 Claude Leacutevi-Strauss laquo La structure des mythes raquo (1955) dans Claude Leacutevi-Strauss Anthro-pologie structurale Paris Plon 1958 p 232

166 Saacutendor Kiss

teacutes drsquointerpreacutetation du lecteur) drsquoune part il nrsquoest pas eacutetonneacute par lrsquoinexpli-cable et poursuit son discours comme si de rien nrsquoeacutetait (ce sont en fait les per-sonnages qui se montrent impressionneacutes par lrsquoimpreacutevu ou lrsquoinconcevable) mais drsquoautre part le narrateur peut intervenir subjectivement par une carac-teacuterisation qui srsquoattarde un instant sur le pheacutenomegravene et repreacutesente ainsi un ar-recirct un point drsquoorgue dans le cours du reacutecit Voici un exemple de cette dualiteacute tireacute du Conte du Graal Le lendemain drsquoune soireacutee de fecircte Perceval se reacuteveille au chacircteau du Roi Pecirccheur qui srsquoest cependant videacute drsquoun jour agrave lrsquoautre drsquoune maniegravere incompreacutehensible lui-mecircme peut agrave peine srsquoeacutechapper par le pont-levis que lrsquoon legraveve preacutecipitamment derriegravere lui sans aucun autre signe drsquoune quelconque preacutesence humaine Toute cette seacutequence reste sans commentaire de la part du narrateur le heacuteros lui-mecircme est eacutetonneacute certes mais il formule en monologuant des hypothegraveses raisonnables (les habitants du chacircteau ont ducirc passer dans la forecirct voisine ougrave il pourrait les retrouver et leur poser en-fin les questions neacutecessaires pour eacuteclairer les eacuteveacutenements mysteacuterieux de la veille6) En revanche les quelques vers qui sont consacreacutes agrave la description du graal repreacutesentent ce reacutecipient comme un objet constelleacute de pierreries drsquoune beauteacute insurpassable7 Attitude double donc message double Drsquoune part le conteur tient pour eacutevident que le tissu de notre monde familier puisse se deacute-chirer pour laisser voir un autre monde merveilleux et magique incommen-surable avec le nocirctre et hors de notre porteacutee Un fait de syntaxe en apparence insignifiant teacutemoigne de cette conviction crsquoest lrsquoarticle deacutefini appliqueacute aux noms des entiteacutes eacutetranges lors de leur premiegravere mention (il ne srsquoagit donc nullement drsquoun article anaphorique) Le Gueacute Peacuterilleux le Lit de la Merveille sont des reacutealiteacutes ndash ou plutocirct des laquo anti-reacutealiteacutes raquo ndash deacutefinies drsquoabord par cet ar-ticle qui leur donne pour parler comme les grammairiens une laquo assiette raquo et ici une assiette drsquooutre-monde Quand Gauvain srsquoassied sur le Lit de la Mer-veille les eacuteveacutenements extraordinaires qui vont se produire apparaicirctront eux-mecircmes comme laquo preacutedeacutetermineacutes raquo annonceacutes par des articles deacutefinis laquo Et les merveilles se descovrent Et li enchantement aperent raquo (CGr 7826-7827) ndash crsquoest une pluie de flegraveches drsquoorigine inconnue qui se dirige contre son corps et son eacutecu par des fenecirctres qui srsquoouvrent et se ferment drsquoelles-mecircmes fenecirctres don-

6 laquo Et dist qursquoapreacutes als en iroit Savoir se nus drsquoals li diroit De la lance por qursquoele saine Se il puet estre en nule paine Et del graal ou lrsquoen le porte raquo (CGr 3397-3401)

7 laquo Presciumleuses pierres avoit El graal de maintes manieres Des plus riches et des plus chieres Qui en mer ne en terre soient Totes autres pierres passoient Celes del graal sanz dotance raquo (CGr 3234-3239)

167Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge

nant sur un monde laquo autre raquo Dans drsquoautres romans de Chreacutetien la Joie de la Cort8 le Chacircteau de Pesme-Aventure9 font eacutegalement figure de blocs linguisti-ques indeacutecomposables utiliseacutes dans le texte sans preacuteparation deacutenominations drsquoentiteacutes dangereuses et uniques Cependant drsquoautre part la subjectiviteacute du conteur peut affleurer et briser sa neutraliteacute une tension se creacutee alors entre le laquo reacuteel raquo et lrsquolaquo anti-reacuteel raquo entre le monde humain et le monde laquo autre raquo et cela constitue pour les personnages agrave qui le conteur donne la parole un deacutefi une incitation agrave agir Citons encore une fois Yvain le heacuteros srsquoimpose un moment drsquoarrecirct au Chacircteau de Pesme-Aventure pour contempler la misegravere des prison-niegraveres (laquo Il les voit et eles le voient Si srsquoanbrunchent totes et plorent Et une grant piece demorent Qursquoeles nrsquoantendent a rien feire raquo 5200-5203) avant de passer agrave lrsquoaction La reacuteaction des heacuteros est chaque fois semblable Yvain libeacute-rera les captives comme Erec veut conqueacuterir la Joie de la Cort et Gauvain arriveacute au bord du Gueacute Peacuterilleux reconnaicirct clairement lrsquoenjeu du deacutefi il avait entendu affirmer laquo Que cil qui del Gueacute Perilleus Porroit passer lrsquoeve parfonde Qursquoil avroit tot le pris del monde raquo (CGr 8508-8510) Dans les reacutecits ce sont les points ougrave lrsquolaquo eacutetrangeteacute raquo de lrsquooutre-monde est compleacuteteacutee par lrsquolaquo exception-nel raquo dans une articulation parfaite des deux fonctionnements Les ecirctres drsquoex-ception sont chargeacutes drsquoune vocation gracircce agrave leur valeur Selon le nautonier du Conte du Graal lrsquoenchantement qui pegravese sur le chacircteau des laquo dames ancien-nes et des demoiselles orphelines raquo ne pourra ecirctre briseacute que par un chevalier laquo Preu et hardi franc et loial Sanz vilonie et sanz tot mal raquo (7595-7596) or Gauvain correspond agrave ces critegraveres son entreprise reacuteussira et sa valeur srsquoen trouvera augmenteacutee Le laquo paradigme de lrsquoeacutetrangeteacute raquo par sa synthegravese avec les motifs incarnant lrsquolaquo exception raquo sera pourvu drsquoune signification nouvelle

Cette configuration plus fine des donneacutees du reacutecit folklorique impli-que on peut le voir maintenant un constant reacutearrangement des uniteacutes syn-tagmatiques mecircme si deux constituants fondamentaux de lrsquoaction des contes populaires se retrouvent dans les reacutecits litteacuteraires ce sont la quecircte et lrsquoeacutepreu-ve bien connues drsquoapregraves les deacutefinitions de Vladimir Propp10 Le deacutefi lanceacute

8 laquo Lrsquoavanture ce vos plevis La Joie de la Cort a non raquo (Erec et Enide publieacute par Mario Ro-ques Paris Champion 1955 vers 5416-5417)

9 laquo Ensi entrrsquoaus deus chevalchierent Parlant tant que il aprochierent Le chastel de Pesme-Aventure raquo (Le Chevalier au Lion (Yvain) publieacute par Mario Roques Paris Champion 1967 vers 5101-5103)

10 Vladimir Propp Morphologie du conte Paris Seuil Coll laquo Essais raquo 1973 surtout p 36-54 (Original russe 1928 traduit par Marguerite Derrida)

168 Saacutendor Kiss

par un monde hostile et la reacuteponse fournie par le heacuteros se rejoignent lineacuteaire-ment dans le texte et se cristallisent sous la forme de lrsquoaventure qui peut ecirctre conccedilue eacutegalement comme une eacutelaboration et une transformation de la don-neacutee folklorique Lrsquoeacutelaboration signifie drsquoabord naturellement la variation des uniteacutes structurales Gracircce aussi agrave la preacutesence drsquoun mode de reacuteception partiel-lement oral ndash ideacutee tellement chegravere agrave Paul Zumthor11 ndash certaines seacutequences accusent entre elles des ressemblances theacutematiques et mecircme textuelles avec des formules drsquoouverture et de clocircture caracteacuteristiques et permettent lrsquoeacuteta-blissement de types de constituants comme laquo hospitaliteacute et heacutebergement raquo ou laquo combat singulier raquo12 toutefois chez un auteur comme Chreacutetien ces uniteacutes facilement isolables subissent une transformation importante Lrsquoeacutenergie qui anime les heacuteros ressoude pour ainsi dire ces eacutepisodes lrsquoespace sera organi-seacute en chemin qui integravegre et deacutepasse les eacutetapes singuliegraveres et le temps appa-raicirctra comme une suite de noeuds qui correspondent aux activiteacutes centrales des personnages leurs eacutepreuves et leurs fecirctes sociales et amoureuses Or cet-te nouvelle structure spatio-temporelle est porteuse drsquoun sens nouveau sur deux plans au moins Sur le plan individuel drsquoabord le personnage peut ecirctre saisi maintenant dans son eacutevolution Yvain est transformeacute par les tourments du repentir et lrsquohistoire de Perceval constitue le premier laquo roman drsquoappren-tissage raquo de la litteacuterature franccedilaise Au cours de lrsquolaquo eacuteducation sentimentale raquo du heacuteros la rigiditeacute drsquoun premier rituel (comportant lrsquointerdiction de poser une question qui paraicirctrait superflue) cegravede la place agrave une sensibiliteacute accrue et agrave une attitude plus complexe et plus humaine ougrave peuvent entrer les remords et la contrition13 Au-delagrave du plan individuel quecircte et eacutepreuve pourront avoir comme reacutecompense suprecircme la conseacutecration accordeacutee par la communauteacute ideacuteale reacuteinteacutegreacutee par le heacuteros

11 Cf Paul Zumthor La lettre et la voix ndash De la laquo litteacuterature raquo meacutedieacutevale Paris Seuil 1987 p 159 pendant longtemps les textes meacutedieacutevaux laquo procegravedent tous ensemble drsquoune mecircme instan-ce la tradition meacutemorielle transmise enrichie et incarneacutee par la voix raquo

12 Pour une analyse tregraves fournie du fonctionnement de ces uniteacutes textuelles cf Katalin Ha-laacutesz Structures narratives chez Chreacutetien de Troyes Universiteacute de Debrecen Studia Romanica 1980 Concernant les principes de la segmentation v eacutegalement Eugene Dorfman The Narreme in the Medieval Romance Epic An Introduction to Narrative Structures Univ of Toronto Press 1969 p 5-7

13 Citons les paroles de lrsquoaveu que Perceval fait agrave lrsquoermite laquo [hellip] de cele goute de sanc Que a le pointe del fer blanc Vi pendre rien nrsquoen demandai [hellip] Si ai puis euuml si grant doel Que mors euumlsse esteacute mon wel Que Damedieu en obliumlai Ne puis merchi ne li criumlai raquo (CGr 6375-6384) Sur cette eacutevolution de Perceval cf Jean Frappier Chreacutetien de Troyes et le mythe du Graal Paris So-cieacuteteacute drsquoEacutedition drsquoEnseignement Supeacuterieur Paris 1972 p 159-161

169Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge

Le riche tissu du roman meacutedieacuteval naissant offre un terrain propice pour y deacutegager un reacuteseau de symboles fondamentaux qui sont proches de lrsquoimagina-tion populaire et qui drsquoune maniegravere originale transposent sur le plan propre-ment litteacuteraire les interrogations fondamentales des reacutecits mythiques crsquoest-agrave-dire leur formulation des problegravemes de lrsquoexistence et de la mort Sur le plan des suggestions psychologiques la formulation fournie par le reacutecit litteacuteraire recegravele une curieuse dualiteacute Le rythme des aventures la reacuteparation du man-que lrsquoascension du heacuteros et son retour en quelque sorte programmeacute au sein de la communauteacute des eacutelus repreacutesentent le versant euphorique du conte les bornes de lrsquoAutre Monde reculent les adversaires des humains sont mis hors combat Pourtant quand on regarde lrsquoenvers du tissu on est de nouveau saisi par une vague inquieacutetude une angoisse que les forces du destin peuvent re-creacuteer agrave chaque instant Pour les amoureux de Cornouailles le philtre surna-turel a apporteacute laquo mort et destruction raquo comme le dit Marie de France dans le Lai du Chegravevrefeuille Dysphorie eacutemanant de la leacutegende de Tristan et peut-ecirctre euphorie et rayonnement printanier remplissant la cour drsquoArthur Il res-tera toujours des prisonniers agrave libeacuterer et il naicirctra toujours des heacuteros pour srsquoy employer Cette dialectique contenue en germe dans le mythe et le folklore srsquoeacutepanouit dans lrsquoart du reacutecit meacutedieacuteval ougrave ndash comme au Chacircteau du Roi Pecirc-cheur ndash tout deacutepend de la Question et de la Parole

laquo Vos darai armas e destrier raquo Combats de tous les jours et deacutefi s

drsquoici-bas et de lrsquoAu-delagrave dans le Jaufreacute

Imre Gaacutebor MajorossyPPKE BTK Piliscsaba1

IntroductionLe roman occitan meacutedieacuteval sur Jaufreacute est en geacuteneacuteral consideacutereacute comme un ouvrage appartenant aux autres romans drsquoArthus et profondeacutement infl uen-ceacute par leur vision du monde Malgreacute la grande vogue de ce genre au Nord au Moyen Acircge dans le Midi il resta presque inconnu Les romans courtois qui formegraverent petit agrave petit un genre agrave part suivirent un modegravele tregraves clair Agrave partir drsquoun secret mysteacuterieux agrave travers un tregraves grand nombre drsquoaventures ndash souvent incroyables et inouiumles ndash au cours de combats deacutesespeacutereacutes le heacute-ros srsquoavegravere vainqueur dans toutes les situations y compris bien entendu en amour aussi Aventure et amour repreacutesentent en eff et les deux cocircteacutes drsquoune mecircme reacutealiteacute qui vise agrave lrsquoaccomplissement des vertus chevaleresques aussi bien que chreacutetiennes

Chacune de ces eacutetapes et davantage encore se trouvent dans ce roman Il contient aussi une seacuterie drsquoeacuteleacutements eacutenigmatiques ndash figures ou eacuteveacutenements2 Au cours de lrsquohistoire lrsquoactiviteacute primordiale de Jaufreacute est de combattre ce qui se manifeste tout au long de son parcours Au deacutebut de lrsquoouvrage la provoca-tion de Taulat nrsquoest qursquoun preacutelude aux aventures

1 Au cours de la preacuteparation de la confeacuterence lrsquoauteur eacutetait boursier de lrsquoAcadeacutemie des Scien-ces de Hongrie (Bourse de Recherche laquo Jaacutenos Bolyai raquo)

2 Pour en citer quelques-uns lrsquoenlegravevement du roi Arthus par une becircte (v 226-405) la vieille femme (v 3192) le chevalier noir (v 5274-5275) ou le passage agrave travers la fontaine (v 8432-8436) etc laquo Le merveilleux est fort bigarreacute nains geacuteants feacutees sorciegraveres enchantements divers raquo et laquo Crsquoest drsquoailleurs la magie poeacutetique qui retient surtout le lecteur Chaque fois que le chevalier reprend la route on entre dans le merveilleux automatiquement immeacutediatement raquo Charles Camproux Nouvelle histoire de la litteacuterature occitane Paris PUF 1970 p 118 et 117

172 Imre Gaacutebor Majorossy

E vai un cavaler ferirDe la lansa per la peitrinaSi qe als pes de la reinaLrsquoabat mort e puis torna srsquoenE escrida mot autamen laquo Malvas rei per te az aunirO ai fait []3

En mecircme temps celle-ci coiumlncide avec la preacutesentation de Jaufreacute qui vient drsquoannoncer son intention de devenir deacutesormais un vrai chevalier

[] laquo Seiner mus covinensVos qer qe-m detz e garnimensTals co sabetz qe mrsquoan mestierQe segrai aisel cavalierQe tan de mal e tan drsquoenueiVos a fait en vostra cort huei raquo4

Lrsquoanalyse de la structure du passage nous permet de penser que lrsquoattaque de Taulat fait partie de lrsquoentreacutee de Jaufreacute La premiegravere scegravene brutale ndash et il y en aura beaucoup ndash annonce la caracteacuteristique dominante de lrsquoouvrage Ce type de combat va encore souvent se reacutepeacuteter la plupart du temps hors de la cour royale dans une ambiance plutocirct hostile ces combats nous donnent lrsquoocca-sion de deacutecouvrir Jaufreacute comme individu Srsquoil est capable de parfaire sa mis-sion il pourra ecirctre reccedilu dans la communauteacute des chevaliers drsquoArthus comme membre agrave part entiegravere

Arrecirctons-nous lagrave un petit instant car cette affirmation demande agrave ecirctre preacute-ciseacutee La dimension communautaire du roman semble en effet revecirctir un as-pect deacuteterminant Celle-ci comprend des vertus qui ne peuvent ecirctre appri-ses pratiqueacutees et reacutealiseacutees que dans une communauteacute or Jaufreacute nrsquoappartient agrave aucune Il est vraiment un individu ce qui est souligneacute par le titre mecircme de lrsquoouvrage Comme dans un certain nombre de romans courtois ici aussi crsquoest sur le nom du protagoniste que se concentre lrsquoattention Entre lrsquoarriveacutee agrave la cour et son mariage eacutegalement agrave la cour il doit se deacutebrouiller comme che-valier individuel Neacuteanmoins au cours de ses aventures il nrsquoest en reacutealiteacute pas tout seul Agrave partir de son entreacutee agrave la cour toute sa vie srsquoorganise sous lrsquoeacutegide drsquoune communauteacute agrave laquelle il aspire mais qui nrsquoest que spirituellement preacute-

3 Jaufreacute eacuted Reneacute Lavaud et Reneacute Nelli Turnhout Descleacutee de Brouwer 1960 v 580-586a4 Jaufreacute eacuted cit v 597b-602

173laquo Vos darai armas e destrier raquo

sente en mecircme temps qursquoil en est physiquement eacuteloigneacute Toute lrsquoambition de Jaufreacute srsquooriente vers cette communauteacute et surtout vers cette identiteacute chevale-resque reconnue par les chevaliers veacuteritables Il semble inutile de se deman-der ce qui se serait passeacute si Jaufreacute eacutetait demeureacute seul Dans une socieacuteteacute qui se compose drsquoun reacuteseau de communauteacutes mecircme lrsquoindividu se deacutefinit par une communauteacute dont il fait partie Jaufreacute doit trouver sa situation solitaire in-supportable et crsquoest pourquoi il veut srsquoattacher aux chevaliers ce qui nrsquoest pos-sible qursquoapregraves un long parcours plein drsquoaventures exceptionnelles

Dans ce qui suit ce sont les combats ndash dans leur acception eacutelargie drsquoaventu-res ndash qui sont au cśur de notre analyse Un combat manifeste en effet les traits de caractegravere les plus essentiels drsquoun chevalier lesdits traits pouvant se mani-fester eacutegalement en dehors du combat Prouesse et fideacuteliteacute sont aussi utiles au combat qursquoen amour car ainsi que nous lrsquoavons deacutejagrave dit ce sont les deux faces drsquoune mecircme reacutealiteacute Le sens de la vie chevaleresque se manifeste dans le com-bat pour la victoire et dans lrsquoamour pour le bonheur Le combat srsquoeffectue tout comme lrsquoaventure agrave plusieurs niveaux ou pour dire les choses un peu plus simplement agrave la fois dehors et dedans

Les combats exteacuterieurs srsquoorganisent presque toujours autour de Taulat Mecircme srsquoil nrsquoest pas toujours en personne lrsquoennemi chaque figure adversaire repreacutesente et emploie sa force diabolique Comme nous le verrons un peu plus bas Taulat est capable de srsquoemparer de tous ceux qursquoil souhaite conqueacuterir Son pouvoir extraordinaire semble veacuteritablement exiger pour adversaire un che-valier drsquoune valeur exceptionnelle Quant aux combats inteacuterieurs il srsquoagit sur-tout des doutes et des questions que doit affronter Jaufreacute La voie qui megravene au mariage de Jaufreacute et Brunissen nrsquoest pas du tout plate et simple Problegravemes de communication et buts diffeacuterents des partenaires empecircchent une apogeacutee de lrsquoamour Jaufreacute comme Brunissen doivent combattre les difficulteacutes inteacuterieu-res pour atteindre le bonheur suprecircme Nombreux sont donc les combats qui meacuteritent drsquoecirctre analyseacutes drsquoun peu plus pregraves

Combats exteacuterieurs drsquoici-bas

Tout drsquoabord ce sont les combats exteacuterieurs les poursuites et les duels qui atti-rent lrsquoattention du public de nrsquoimporte quelle eacutepoque Jaufreacute srsquoengage reacuteguliegrave-rement dans des conflits qui lui permettent de srsquoimposer en tant que chevalier brave La difficulteacute des combats et la meacutechanceteacute extraordinaire de lrsquoennemi sont signaleacutees drsquoavance au tout deacutebut du roman lors de la scegravene deacutejagrave citeacutee Le

174 Imre Gaacutebor Majorossy

meurtre drsquoun chevalier lrsquoenlegravevement et lrsquohumiliation du roi Arthus signifient un deacutefi inouiuml pour toute la communauteacute Crsquoest le moment parfait pour un jeune candidat qui nrsquoa drsquoautres reacutefeacuterences que son deacutefunt pegravere jadis excellent chevalier de qui le roi se souvient5 encore

La scegravene de lrsquoarriveacutee du jeune Jaufreacute semble soigneusement reacutedigeacutee La structure AndashBndashA (JaufreacutendashTaulatndashJaufreacute ou parolendashactionndashparole) souligne lrsquoopposition fondamentale entre les adversaires dans les combats ulteacuterieurs La mention du chevalier Dozon deacuteceacutedeacute et appreacutecieacute drsquoArthus sert agrave mieux deacute-crire le jeune Jaufreacute il est noble et fidegravele au roi par tradition Sa mission srsquoins-crit donc dans une tradition familiale

Ce deacutebut de carriegravere chevaleresque apparaicirct avec clarteacute comme le moment ougrave le jeune homme prend possession de lrsquoheacuteritage de son pegravere deacuteceacutedeacute Pour entrer dans la communauteacute des chevaliers la renommeacutee du pegravere ne suffit ce-pendant pas il est neacutecessaire de prouver en personne ses capaciteacutes chevale-resques Crsquoest ce que reconnaissent Jaufreacute aussi bien qursquoArthus et crsquoest pour-quoi ce dernier charge le jeune homme de poursuivre Taulat

Les combats et les aventures suivent le mecircme modegravele une fois le deacutefi ac-cepteacute Jaufreacute intervient pour reacutesoudre le problegraveme Une entreacutee brusque et sou-vent cruelle une misegravere ou une peine et un appel au secours preacutecegravedent cette intervention Mecircme srsquoil se dissimule derriegravere des masques incompreacutehensibles Taulat participe en personne agrave chaque duel crsquoest ce que nous allons analyser dans les scegravenes ougrave les deux protagonistes se rencontrent

Cette rencontre est loin de se produire facilement Jaufreacute suit tout le temps les traces de Taulat et nrsquoest teacutemoin de ses meacutefaits que par les vestiges de son passage6 Le premier combat nrsquoa lieu que vers le milieu de lrsquoouvrage Apregraves avoir consideacutereacute les conseacutequences de la vilenie de Taulat Jaufreacute le rencontre pour le combattre

Cependant avant lrsquoanalyse de ce combat essentiel il est profitable de jeter un coup drsquośil sur la scegravene la plus eacutenigmatique du roman qui preacutecegravede le grand combat Apregraves avoir libeacutereacute le chevalier cruellement tortureacute7 Jaufreacute rencontre

5 laquo lsquoCal cavalier e cant presan Barosrsquo dis lo rei lsquoe Dozon De ma taula e de ma cort fon Pros cavalier e enseinatz E anc no fo apoderatz En bataila per cavalier Non aviacutea un tan so-brer Ni tan fort en tota ma terra Ni tan fos mentagutz de guerrarsquo raquo Jaufreacute eacuted cit v 684-693

6 Par ex tortures laquo E a cada j mes de lrsquoan Es lajamens martiriatz Qe cant es gueritz e sanatz De sas plagas e revengutz E Taulat es aisi vengutz Qe-l fai a sos qussos liar E puis fai lrsquoaqel puig pojar Baten ab unas coregadas E cant es sus sun li crebadas Sas plagas denant e detras Tant es afiniumlatz e las raquo Jaufreacute eacuted cit v 5038-5048

7 laquo cavaler nafrat raquo Jaufreacute eacuted cit v 4835

175laquo Vos darai armas e destrier raquo

une figure toute noire8 qui lrsquoattaque sur-le-champ sans aucun deacutelai Il nous faut saisir qursquoau deacutebut du duel Jaufreacute ne voit le chevalier noir qursquoau moment ougrave il est agrave cheval Lrsquoinconnu disparaicirct chaque fois que Jaufreacute se trouve agrave terre et apparaicirct de nouveau lorsque Jaufreacute remonte agrave cheval9 Pour Jaufreacute ces appa-ritions et disparitions inattendues ainsi que les feacuteroces attaques du chevalier inconnu constituent une aventure inouiumle10 Il ne comprend pas tout de suite que son rocircle chevaleresque est drsquoune certaine faccedilon lieacute agrave une position physi-que notamment celle drsquoecirctre agrave dos de cheval Plus tard le combat continue tout de mecircme agrave pied mais lrsquoobscuriteacute rend encore plus difficile de voir et com-battre le chevalier noir La nuit crsquoest son empire De plus ses blessures gueacuteris-sent tout agrave coup ce qui souligne encore mieux son caractegravere extraordinaire La figure de lrsquoadversaire semble vraiment diabolique ses traits de caractegravere exteacuterieurs eacutevoquent tant pour Jaufreacute que pour le public de lrsquoeacutepoque la figure par excellence du Diable telle que lrsquoa constitueacutee le folklore Pour enlever tout doute et souligner la meacutechanceteacute de lrsquoadversaire Jaufreacute affirme laquo [] on es anatz Aqest diumlable aqest malfatz raquo11 La longueur et les circonstances du duel (laquo Qe aiso li a tengut tan Tro qe-l soleils e-l jorn fali raquo12) nous rappelle en mecircme temps un eacutepisode biblique pas moins eacutenigmatique traditionnelle-ment appeleacute le combat de Jacob avec lrsquoange13 La scegravene occitane semble drsquoune

8 laquo Ab tan un cavaler armat Aitan negre cun un carbon raquo Jaufreacute eacuted cit v 5274-52759 Tout de suite apregraves le premier coup de lance laquo Aisi con venc de tal aiumlr Qe Jaufre es cauumltz

el sol [] Mas jen no-l troba ni no-l vi Ni sap ves cal part es anatz De qe srsquoes mot meravilatz raquo Jaufreacute eacuted cit v 5280-5281 et 5288-5290 Mais ensuite laquo E es vas sun caval vengutz E can fo mantenen pojatz Lo cavaler torna viumlatz Totz aparelatz de ferir raquo Jaufreacute eacuted cit v 5296-5299 Plus tard encore laquo E puis torna ves sun caval E-l cavaler venc abrivatz E fort malamen estru-natz raquo Jaufreacute eacuted cit v 5320-5322 Le reacutedacteur anonyme reacutecapitule lui aussi laquo Qe tan con fo a pe no-l vi Mas cant era pojatz tornava E-l ferya e-l derocava E aqui meseis avaliacutea raquo Jaufreacute eacuted cit v 5354-5357

10 laquo lsquoE Deusrsquo dis el lsquocal aventura raquo Jaufreacute eacuted cit v 529411 Jaufreacute eacuted cit v 5337b-533812 Jaufreacute eacuted cit v 5352-535413 Voir Gen 32 23-32 laquo Il ne semble pas trop extravagant de voir ici une scegravene inspireacutee par

le combat biblique de Jacob avec lrsquoange (Gen 32 24) qui se poursuivit pendant toute une nuit raquo Marie-Joseacute Southworth Eacutetude compareacutee de quatre romans meacutedieacutevaux (Jaufreacute Fergus Durmart le Gallois Blancandin et lrsquoOrgueilleuse drsquoAmours) Paris Nizet 1973 p 61 Il est neacutecessaire de seacuteparer le texte lrsquoexeacutegegravese traditionnelle et une intepreacutetation plus eacutetendue Si nous examinons de plus pregraves le texte grec il nous semble clair qursquoil nrsquoy a que des allusions indirectes agrave lrsquointervention personnelle de Dieu Il srsquoagit de quelqursquoun (homme ἄνθρωπος)qui ne veut pas donner son nom (pourquoi veux-tu connaicirctre mon nom καὶ εἶπεν Ινα τί τοῦτο ἐρωτᾷς τὸ ὄνομά μου) ndash car cela signifierait se livrer agrave lrsquoautre Cependant tant la refleacutexion de Jacob ([jrsquoai vu] Dieu face agrave face et ma

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certaine maniegravere remanier celle de la Bible Dans celle-ci le combat dure une nuit dans le reacutecit occitan une journeacutee et une nuit Dans le reacutecit biblique crsquoest lrsquoaube qui met en danger lrsquoinconnu de mecircme que crsquoest la nuit qui profite au chevalier noir La clarteacute se fait drsquoune maniegravere diffeacuterente ici et lagrave ndash pour Jacob comme pheacutenomegravene naturel pour Jaufreacute comme manifestation de la foi (ou comme neacutegation drsquoune reacutealiteacute) en lrsquooccurrence gracircce agrave lrsquointervention de lrsquoer-mite comme nous le verrons ci-dessous

Malgreacute les diffeacuterences il nous semble probable que la narration du com-bat se base du moins au niveau structurel sur la scegravene biblique Selon toute vraisemblance lrsquoauteur anonyme du roman occitan ne disposait pas drsquoune connaissance particuliegraverement approfondie de la reacutedaction de lrsquohistoire bi-blique mais le chevalier noir nrsquoen est pas moins aussi eacutenigmatique que lrsquoad-versaire de Jacob Si lrsquoon considegravere lrsquoambiance du reacutecit occitan on retrouve plusieurs paralleacutelismes avec le reacutecit biblique Comme Jacob Jaufreacute se trouve eacutegalement devant une frontiegravere rendue encore moins franchissable par une vieille femme pareille agrave une sorciegravere Agrave vrai dire le grand combat se compose de deux parties une lutte intellectuelle avec la femme et un combat physique avec le chevalier noir Il reste agrave savoir pourquoi le reacutedacteur a jugeacute que la scegravene biblique convenait agrave articuler la victoire preacutealable de Jaufreacute Les deux histoi-res sont bien eacutenigmatiques La diffeacuterence la plus importante est constitueacutee par lrsquoentreacutee en jeu drsquoune troisiegraveme personne Lrsquoermite nrsquoa aucun homologue dans

vie a eacuteteacute sauve Εἶδος θεοῦ εἶδον γὰρ θεὸν πρόσωπον πρὸς πρόσωπον καὶ ἐσώθη μου ἡ ψυχή) que son nouveau nom (Ἰσραήλ) porte la marque divine De plus le prophegravete Oseacutee (125) affirme que lrsquoinconnu eacutetait un ange (laquo lutta avec un ange καὶἐνίσυσενμετὰἀγγέλουraquo) Le passage devait contenir plusieurs reacutecits de diverses traditions remanieacutes plus tard par le reacutedacteur Nrsquoen-trant pas dans lrsquointerpreacutetation deacutetailleacutee du passage biblique il nous semble toutefois important de souligner la complexiteacute de celui-ci qui semble comprendre trois reacutecits Les deux premiers fournissent une explication pour deux noms (Penieumll et Israeumll) Le troisiegraveme sert agrave justifier une in-terdiction rituelle (agrave savoir celle de manger le muscle de la cuisse) dont lrsquoorigine avait sans doute eacuteteacute oublieacutee agrave lrsquoeacutepoque de la reacutedaction du texte Neacuteanmoins le message essentiel se cache encore plus profondeacutement et crsquoest ce qui nous aide dans lrsquointerpreacutetation de cette scegravene du roman occi-tan Si nous consideacuterons le texte biblique en tant que description drsquoune carriegravere il nous semble clair que Jacob se trouve devant une frontiegravere qui nrsquoest pas du tout facile agrave franchir Il est finale-ment sur le point de le faire mais quelqursquoun lrsquoen empecircche et commence agrave lutter avec lui La tenta-tive de traverseacutee peut ainsi ecirctre interpreacuteteacutee comme une transition drsquoune phase de vie agrave une autre qui srsquoavegravere trop difficile Lrsquoinconnu devait remplir plusieurs rocircles lrsquoesprit de ce territoire-ci ou de celui-lagrave mais surtout du torrent qui doit disparaicirctre si lrsquoaube arrive (laquo Laisse-moi car lrsquoaurore srsquoest leveacutee raquo Gen 32 27a) Dans sa forme preacutesente lrsquoeacutepisode biblique explique trois eacuteleacutements de la tradition juive mais plus encore il rend teacutemoignage de la lutte pour le monotheacuteisme La preuve la plus importante en est le nouveau nom de Jacob agrave savoir Israeumll nom qui contient celui de Dieu

177laquo Vos darai armas e destrier raquo

le reacutecit biblique Or son intervention semble indispensable sans quoi Jaufreacute pourrait ecirctre vaincu Comme nous le verrons dans un instant cette interven-tion se caracteacuterise par une seacuterie de signes essentiellement chreacutetiens

La terrible rencontre avec le chevalier noir est preacuteceacutedeacutee par la menace de la vieille femme qui veut absolument renvoyer Jaufreacute Sa deacuteclaration souligne lrsquoimportance de la frontiegravere

Qe can volras ja non poiras Car si passa drsquoaisi enanJa non tornara sens gran danTal con de mortz o de prison14

Elle renonce cependant agrave expliquer le danger Lrsquoattaque inattendue du che-valier noir surprend Jaufreacute et permet au lecteur de comprendre reacutetrospecti-vement lrsquoensemble de la scegravene Malgreacute lrsquoattrait drsquoune interpreacutetation purement psychologique ndash baseacutee sur une certaine projection ou fantaisie ndash nous insis-terions plutocirct sur le sens du paralleacutelisme entre les deux reacutecits Les deux adver-saires sont reacuteels et les duels complexes Pour Jacob combat et transformation du laquo heacuteros raquo ont lieu en mecircme temps pour Jaufreacute de faccedilon seacutepareacutee Les deux eacuteveacutenements portent une signification cacheacutee drsquoune importance consideacuterable Pour Jacob lrsquoeacutetrange combat met un point final agrave la premiegravere partie de sa car-riegravere et signale le deacutebut de quelque chose drsquoautre drsquoentiegraverement neuf Crsquoest pourquoi lrsquoon srsquoattend agrave quelque chose de semblable dans le cas de Jaufreacute Le duel avec le chevalier eacutenigmatique sert agrave preacuteparer le grand combat avec Tau-lat15 Lrsquoimportance de la scegravene ne devient claire qursquoen consideacuterant le milieu du texte la victoire ne peut ecirctre obtenue qursquoagrave lrsquoaide16 de lrsquoermite qui

14 Jaufreacute eacuted cit v 5244-524715 laquo Il reste agrave savoir pourquoi lrsquoauteur a inseacutereacute cet intervalle Pourquoi remettre agrave lrsquoeacutepreuve

la valeur de Jaufreacute [] Nous venons de dire que les aventures de cette deuxiegraveme seacuterie sont une deuxiegraveme version de certaines de la premiegravere seacuterie Cela suggegravere que lrsquoaccomplissement des pre-miegraveres aventures nrsquoa pas eacuteteacute satisfaisant agrave tous les points de vue Jaufreacute en apprenant qursquoil devait attendre une semaine avant de pouvoir se mesurer contre Taulat avait commis les peacutecheacutes de lrsquoim-patience et de lrsquoorgueil ses succegraves preacuteceacutedents lrsquoavaient rendu trop fier [] De mecircme le reste de la semaine passeacute chez lrsquoermite nrsquoest pas une faccedilon de laisser le temps eacutecouler mais ndash tout comme dans Perceval ndash ce temps a une signification spirituelle qui consiste agrave montrer qursquoune retraite du monde favorise le recueillement et la peacutenitence raquo Marie-Joseacute Southworth op cit p 61-62

16 laquo Sa victoire sur le chevalier noir nrsquoeacutetait possible qursquoavec lrsquoaide des armes de lrsquoEacuteglise (laquo Celas ab c lsquoom se deu defendre De diumlable e de sa mainada raquo v 5426-7 ndash nous jugerions plus convena-ble de citer les lignes qui se trouve ici-bas IGM) De lagrave une certaine humiliteacute neacutecessaire pour qursquoil puisse entrer en lrsquoeacutetat de gracircce chreacutetien[ne] raquo Marie-Joseacute Southworth op cit p 62

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[] va sas armas penre[]Estola e aiga seinadaLa cros e-l cors de Jhesu CristPuis venc ves cels qe-s son requistTota la nui ta malamenLrsquoaiga gitan los salms disen17

Ceci qui srsquoavegravere bien effi cace E-l cavaler qe-l vi venirPart si drsquoel e pren a fugirTan con pot autamen cridan18

Arriveacute lagrave on suppose19 qursquoil srsquoagissait vraiment du Diable en personne La purifi cation archaiumlque ne saurait drsquoailleurs pas ecirctre omise

E leva srsquoun aurages granDe pluja drsquoaura e de trons20

Cette scegravene et plus particuliegraverement cette pluie lsquorituellersquo nous semblent permet-tre drsquoaffi rmer que Jaufreacute est confronteacute agrave quelqursquoun repreacutesentant le Mal par ex-cellence Lrsquoatmosphegravere obscure21 la cruauteacute particuliegravere et surtout la reacuteaction du chevalier noir aux sacrements signes et symboles chreacutetiens soulignent la suppo-sition de Jaufreacute exprimeacutee par une exclamation que lrsquoennemi doit ecirctre le Diable Celui-ci srsquoavegravere en eff et trop diffi cile agrave vaincre Lrsquointervention de lrsquoermite eacutetablit une reacutefeacuterence compreacutehensible non seulement au christianisme en geacuteneacuteral mais certainement aussi agrave son institution offi cielle Il ne srsquoagit pas ici drsquoune fi gure spi-rituelle ou drsquoune vision mais drsquoun ermite qui megravene une vie contemplative ceacutelegrave-

17 Jaufreacute eacuted cit v 5425 et 5428-543218 Jaufreacute eacuted cit v 5433-543519 En effet il est souligneacute laquo E-s combatet ab lrsquoAversier raquo Jaufreacute eacuted cit v 808820 Jaufreacute eacuted cit v 5436-543721 laquo [] la description eacutevoque lrsquoenfer de sorte que lrsquoon peut voir dans cet eacutepisode un combat

contre le diable symbole du combat contre le mal ougrave les qualiteacutes morales de courage et de perseacute-veacuterance plutocirct que la seule force physique et lrsquoadresse agrave manier les armes remportent la victoire Cet eacutepisode que lrsquoon peut appeler religieux merveilleux ou superstitieux est traiteacute avec seacuterieux par lrsquoauteur Il nrsquoy a pas une seule remarque qui puisse ecirctre interpreacuteteacutee comme eacutetant satirique ou irreacuteveacuterencieuse [] un auteur qui sans ecirctre profondeacutement religieux croit en Dieu et voit dans de nombreux aspects de la vie des manifestations du bien et du mal au sens religieux raquo Marie-Joseacute Southworth op cit p 59

179laquo Vos darai armas e destrier raquo

bre la liturgie et prie reacuteguliegraverement Crsquoest de son aide que Jaufreacute a besoin Quant aux signes mateacuteriaux le reacutedacteur a ducirc les choisir drsquoune maniegravere consciente Lrsquoeacutetole comme robe sacreacutee souligne la fonction sacerdotale et deacutefi nit le rocircle de la personne Elle est en mecircme temps un signe sans eacutequivoque qui srsquoadresse en premier lieu agrave lrsquoennemi Les trois objets jouent une autre fonction eau beacutenite croix et Eucharistie repreacutesentent lrsquoensemble de la doctrine chreacutetienne

Agrave part le motif de la purification qui se retrouve dans presque toutes les re-ligions lrsquoeau beacutenite est le mateacuteriel du sacrement du baptecircme qui est le rite le plus important de lrsquoinitiation chreacutetienne Du point de vue chreacutetien les gens peuvent ecirctre regroupeacutes selon qursquoils ont eacuteteacute baptiseacutes ou non Ainsi lrsquoeau beacutenite a un effet particulier contre quelqursquoun disposant drsquoune force diabolique22 La croix joue un rocircle semblable elle est le symbole de la religion et fait allusion agrave lrsquohistoire du Salut Le fait que lrsquoermite ait eacutegalement recours agrave lrsquoEucharistie souligne la difficulteacute de la situation LrsquoEucharistie appartient aussi agrave lrsquoinitia-tion agrave un niveau plus eacuteleveacute Il nrsquoest permis qursquoagrave deux des participants au com-bat de recevoir lrsquoEucharistie car selon toute vraisemblance les combattants ne sont pas tous chreacutetiens La multipliciteacute des eacuteleacutements purement chreacutetiens teacutemoigne au moins de deux faits Drsquoune part Jaufreacute a besoin drsquoune aide trans-cendante et en plus il lrsquoaccepte23 Drsquoautre part ce curieux combat reacutevegravele aussi que la longue mission de Jaufreacute contient quelque chose de beaucoup plus eacuteten-du et profond Il ne lutte pas seulement pour son honneur et pour sa position agrave lrsquointeacuterieur drsquoune communauteacute mais aussi pour le Bien agrave un niveau pour ainsi dire universel De cette faccedilon Jaufreacute devient un heacuteros par excellence presqursquoun sauveur de la cour du roi Arthus

Lrsquoimportance des eacuteleacutements religieux se manifeste drsquoun autre point de vue encore Hormis le fait qursquoil srsquoagit de tournures typiquement meacutedieacutevales les

22 laquo Car el no es jes cavalers Ans es lo majer aversers Qrsquoen infern abite ni siacutea raquo Jaufreacute eacuted cit v 5477-5479

23 laquo Der Feind der dem Ritter hier den Weg herstellt und dessen er nicht aus eigener Kraft Herr zu werden vermag ist der von der Houmllle entbotene (v 5478 ff) in Rittergestalt erschei-nende Feind der Menschen uumlberhaupt (bdquolo nemicsldquo v 5645) um ihn zu bestehen bedarf es an-derer Waffen bdquolas armas Jesu Christldquo (v 5518) mit denen ihm am Ende der Einsiedler zuhilfe kommt Mit diesem Eingreifen das einen Akt der Gnade impliziert hat sich die entscheiden-de Wendung in der Aventuumlre des Ritters vollzogen Jaufreacute der bisher nur aus eigener Vollk-ommenheit nach den Gesetzen der Wiedervergeltung Recht schuf und seinen Ritterpflichten genuumlgte kann nun der Hilfe Gottes gewiszlig (cf v 5600) gleichsam als Gottes eigener Ritter den Kampf mit seinem Hauptfeind Taulat aufnehmen und dessen Hybris zu Fall bringen raquo Hans-Robert Jauszlig laquo Die Defigurierung des Wunderbaren und der Sinn der Aventuumlre im Jaufreacute raquo Ro-manistisches Jahrbuch VI 1953-54 p 74

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invocations religieuses24 jouent un rocircle significatif car elles teacutemoignent25 de la foi et de la confiance de Jaufreacute au moment ougrave il est vraiment en proie au doute Agrave lrsquooccasion drsquoune certaine eacutevaluation des eacuteveacutenements passeacutes il fait presqursquoune profession de foi

Dis Jaufre laquo car no-m fai temensaCar en Deu ai ferma cresensaEs el poder qe mrsquoa donat26

Toutefois les mots suivants semblent deacutejagrave exprimer un doute Es el meu dreit ersquol seu pecatQe-l rendrai recresut e mortQe-l cor mi sen certan e fort27

La reacuteponse arrive tout de suite laquo Hoc si Deu platz raquo28 Crsquoest justement lrsquoor-gueil chevaleresque qui menace lrsquoesprit parfait du heacuteros ndash mecircme srsquoil rend gracircce agrave Dieu pour la victoire Pour se preacuteparer au combat Jaufreacute reste chez lrsquoermite une semaine

Ce nrsquoest donc que maintenant que lrsquoon peut mieux comprendre la bataille avec Taulat Apregraves la scegravene du deacutebut agrave la cour crsquoest la premiegravere fois que Jaufreacute fait face agrave Taulat Souvenons-nous alors crsquoeacutetait Taulat qui avait tueacute un cheva-lier donc provoqueacute la communauteacute des chevaliers et humilieacute le roi Agrave partir de ce moment-lagrave crsquoest agrave Jaufreacute qursquoest confieacutee la mission de se venger de Taulat

En reacutealiteacute le combat avec Taulat se compose de deux parties et il est preacuteceacute-deacute par la pause deacutejagrave mentionneacutee La preacutesentation du moment ougrave Jaufreacute prend congeacute est encore une fois bien construite Apregraves avoir beacuteni le chevalier et le sui-

24 laquo E Deus raquo laquo Deus raquo laquo Santa Mariacutea raquo laquo Per vos mi clam Sant Esperitz raquo Jaufreacute eacuted cit v 5294 5315 5337 5346

25 Soulignant lrsquoimportance de la religiositeacute dans le roman Albert Stimming a regroupeacute les al-lusions et les tournures chreacutetiennes laquo Dahin gehoumlrt vor allen Dingen daszlig ein stark ausgepraumlg-ter Zug von Froumlmmigkeit sich durch den ganzen Roman hindurchzieht So wird bei jeder Gele-genheit und oft ohne eine besondere Veranlassung der Besuch der Kirche oder das Anhoumlren der Messe hervorgehoben [] Dieser Geist der Froumlmmigkeit aumluszligert sich auch darin daszlig die Per-sonen des Gedichtes bei jeder Gelegenheit zu Gott Maria Christo oder einem Heiligen beten raquo Albert Stimming laquo Uumlber den Verfasser des Roman de Jaufreacute raquo Zeitschrift fuumlr romanische Philo-logie No12 1889 p 327 Cette liste peut ecirctre compleacuteteacutee par le Saint comme nous lrsquoavons vu tout agrave lrsquoheure

26 Jaufreacute eacuted cit v 5599-560127 Jaufreacute eacuted cit v 5602-560428 Jaufreacute eacuted cit v 5605b

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vant des yeux lrsquoermite chante une messe du Saint-Esprit laquo Qe Deus lo defen-da e-l guit raquo29 Degraves lors lrsquointervention et la participation de Dieu ndash le supposeacute concours divin ndash accompagneront Jaufreacute et lrsquoaideront agrave parfaire sa vocation

Le combat est introduit par un dialogue assez long et deacutesespeacutereacute Le combat lui-mecircme est en revanche bien court un seul eacutechange de coups suffit pour que les deux guerriers se retrouvent au sol et que Taulat soit gravement blesseacute Son changement de conduite est encore plus frappant

Verges dona santa MariacuteaAbaisatz hui en aqest diacuteaLa feloniacutea de TaulatE lrsquoergueil car trop a durat30

En eff et nous avons aff aire lagrave agrave une conversion veacuteritable Taulat se montre precirct agrave changer sa vie pour la sauver Jaufreacute reconnaicirct ses valeurs srsquoavegravere miseacutericor-dieux et prononce le jugement

E pros eras tu veramenMas trop reinavas malamenEt trop te donavas drsquoerguilE Deus no lrsquoama ni lrsquoacuil31

La mention de lrsquoorgueil nous semble frappante car comme nous lrsquoavons vu Jaufreacute a commis le mecircme peacutecheacute En tout cas il teacutemoigne aussi drsquoun certain changement Le heacuteros attribue la victoire presque uniquement agrave Dieu

E tu potz o aras veserQrsquoeu no sun jes drsquoaqel poderCrsquoap armas sobrar te deguesSi Deus aiumlrat no trsquoagues32

Un peu plus haut le mot jugement nrsquoa pas eacuteteacute employeacute par hasard la scegravene se poursuit par une description de la cour royale ougrave le roi dispose drsquoun pouvoir

29 Jaufreacute eacuted cit v 566030 Jaufreacute eacuted cit v 6057-606031 Jaufreacute eacuted cit v 6079-608232 Jaufreacute eacuted cit 6083-6086 Bien eacutevidemment ces lignes nous eacutevoquent la phrase de Jeacutesus

dans une situation bien diffeacuterente laquo Jeacutesus reacutepondit Tu nrsquoaurais sur moi aucun pouvoir srsquoil ne trsquoavait eacuteteacute donneacute drsquoen haut raquo Jn 18 11a (Traduction Oecumeacutenique de la Bible Paris Cerf 1975-1976) Les deux phrases soulignent lrsquoomnipotence de Dieu

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absolu Or plus on avance dans la lecture plus on a lrsquoimpression que ce nrsquoest plus Arthus qui se trouve au centre mais quelqursquoun drsquoautre

Qrsquoen la cort del rei mo seinorEs dels bos cavalers la florDel mun tuit eleit e triatE cil qe sun a tort menatSun per el a dreit mantengutE li ergolos cofundut33

Ici nous pouvons aiseacutement retrouver plusieurs textes bibliques Il nous sem-ble fort probable que la reacutedaction de ce passage srsquoinspirent de deux textes au moins qui servent de modegraveles et ont eacuteteacute remanieacutes Drsquoune part en ce qui concerne la reacutetribution crsquoest le chant de la Vierge Marie agrave lrsquooccasion de sa rencontre avec Elisabeth qui se cache en arriegravere-plan

Il est intervenu de toute la force de son bras il a disperseacute les hommes agrave la penseacutee orgueilleuse il a jeteacute les puissants agrave bas de leurs trocircneset il a eacuteleveacute les humbles les affameacutes il les a combleacutes de bienset les riches il les a renvoyeacutes les mains vides34

Drsquoautre part par lrsquoimage du bon roi qui vit et regravegne pour toujours crsquoest le dis-cours apocalyptique de Jeacutesus qui a ducirc exercer une infl uence deacuteterminante

Devant lui seront rassembleacutees toutes les nationset il seacuteparera les hommes les uns des autrescomme le berger seacutepare les brebis des chegravevresIl placera les brebis agrave sa droiteet les chegravevres agrave sa gauche35

Comme nous lrsquoavons vu dans lrsquoexplication de Jaufreacute un rocircle semblable est tenu ici par le roi Arthus La cour royale repreacutesente le centre absolu du pouvoir ter-restre drsquoorigine divine En ce moment tregraves important lrsquoeacutevocation de lrsquoarriegravere-plan communautaire nous rappelle lrsquoune des intentions les plus profondes de Jaufreacute Par cet acte exceptionnel il peut enfi n espeacuterer ecirctre admis dans la com-

33 Jaufreacute eacuted cit v 6091-609634 Lc 1 51-53 (Traduction Oecumeacutenique de la Bible Paris Cerf 1975-1976)35 Mt 25 32-33 (Traduction Oecumeacutenique de la Bible Paris Cerf 1975-1976)

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munauteacute qui lui est si chegravere En reacutealiteacute les phrases prononceacutees ne srsquoadressent pas seulement agrave Taulat vaincu mais aussi et surtout au monde exteacuterieur y compris la cour du roi Arthus et le public de nrsquoimporte quelle eacutepoque

Le dialogue qui suit le combat plein drsquoun esprit de reacuteconciliation se carac-teacuterise par un ton bien plus calme Pour sa peacutenitence les peacutecheacutes de Taulat sont deux fois pardonneacutes

Dis Jaufreacute laquo Ab me trobarasMerce pos demadada lrsquoas36

De mecircme plus tard en arrivant agrave la cour royale E-l reis con francz hom debonaireLo melhor crsquoanc nasques de maireAsauta-s mais de perdonarTotz temz que de sobreiras farEz ac mantinen perdonatTot son maltalent a Taulat37

La victoire sur Taulat et les fi anccedilailles toutes proches avec Brunissen achegraveve la premiegravere seacuterie drsquoeacuteveacutenements La deuxiegraveme seacuterie srsquoorganisera autour de la Feacutee de Gibel Son vain appel agrave lrsquoaide introduit non seulement de nouvelles aven-tures mais reacutevegravele aussi un monde nouveau resteacute cacheacute jusqursquoici Le monde souterrain va off rir agrave Jaufreacute toute une seacuterie de nouvelles occasions de deacuteve-lopper sa force morale Les deux seacuteries drsquoaventures ont longtemps nourri une discussion parmi les chercheurs quant agrave savoir si lrsquoouvrage a eacuteteacute composeacute par deux reacutedacteurs ou srsquoil peut nrsquoecirctre attribueacute qursquoagrave un seul auteur Il est inutile de reprendre cette discussion car il nous semble beaucoup plus important de poser la question de la neacutecessiteacute artistique de commencer et parcourir un nouveau cycle drsquoaventures Les phases plus calmes repreacutesentent en eff et une partie non moins importante du roman que celles consacreacutees aux combats

Combats inteacuterieurs drsquoIci-bas et de lrsquoAu-delagrave

Ce ne doit pas ecirctre par hasard qursquoune partie de lrsquoaction se deacuteroule dans un monde souterrain Selon toute vraisemblance cet espace drsquoun autre monde est porteur de plusieurs significations Drsquoune part apregraves lrsquoinvitation de la

36 Jaufreacute eacuted cit v 6133-613437 Jaufreacute eacuted cit v 6577-6582

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dame en sautant dans la fontaine Jaufreacute laisse ce monde pour entrer dans un autre qui demeure cacheacute aux yeux du public courtois Son deacutepart provo-que deuil et tristesse

Ben er ancui Paradis plenzDe gaug car vos la est intratzMais nus laissatz sa jus iratzAb dolor et ab marimentMort mut as pauc drsquoesgardamentE moacuteut iest mala et descausidaCan los avols laissas a vidaE-ls pros en menatz sens rason38

Lrsquoacte de plainer39 de faccedilon trist e morn40 dont seulement un exemple a eacuteteacute citeacute contient les eacuteleacutements caracteacuteristiques de la peine qui suit la mort de quelqursquoun Lrsquoexpression de la douleur humaine se trouve encore renforceacutee par les mouve-ments du fi degravele cheval

E-l cavals es enrabiumlatzCant en vi son sennhor intrarAissi con si saupes parlarBrama e crida et endilhaE plaing41 si que fun meravilha42

Le caractegravere eacutenigmatique de la disparition de Jaufreacute consideacutereacute comme mort la rend particuliegravere La peine causeacutee par la perte du vaillant chevalier srsquoexprime par diverses reacuteactions psychologiques La stupeacutefaction et la tristesse des che-valiers et des demoiselles (et surtout de Brunissen) font drsquoune certaine maniegravere eacutecho agrave la surprise de la scegravene initiale du roman quelque chose drsquoinouiuml srsquoest passeacute Ce qui importe ndash et que tout le monde comprend ndash crsquoest que crsquoest la fi n et le commencement de quelque chose Lrsquoaventura est ce qui constitue le moment charniegravere laquo Jaufrens es perdutz Cals aventura lo-ns a tout raquo43 Par ailleurs

38 Jaufreacute eacuted cit v 8480-848739 Jaufreacute eacuted cit v 846540 Jaufreacute eacuted cit v 846141 Lrsquoemploi de ce verbe rend les sentiments de lrsquoanimal encore plus humains Le secret crsquoest-agrave-

dire le voyage souterrain de Jaufreacute reste lui bien cacheacute42 Jaufreacute eacuted cit v 8436-844043 Jaufreacute eacuted cit v 8450-8451 Crsquoeacutetait le cas avant et apregraves lrsquoenlegravevement du roi Arthus laquo Qursquoieu

185laquo Vos darai armas e destrier raquo

le territoire souterrain est peut-ecirctre symbolique de valeurs deacutesormais centrales Apregraves sa victoire militaire et morale sur Taulat Jaufreacute part pour un monde qui de plusieurs points de vue paraicirct tregraves eacuteloigneacute du preacuteceacutedent Cette diff eacuterence certainement appreacutecieacutee agrave sa juste valeur par le public courtois ne doit pas non plus ecirctre sous-estimeacutee par les chercheurs Lrsquoanalyse et lrsquointerpreacutetation deacutepen-dent en eff et de la position adopteacutee se joint-on aux chevaliers qui restent ou bien accompagne-t-on Jaufreacute dans son voyage Deacutecider drsquoecirctre aux cocircteacutes de Jau-freacute a une conseacutequence particuliegravere notre interpreacutetation de Jaufreacute doit eacutevoluer tout comme celui-ci srsquoenrichit de nouveaux traits de caractegravere

Dans ce qui suit donc nous nous concentrerons sur ses aventures drsquoune nouvelle sorte agrave savoir les aventures inteacuterieures de Jaufreacute Pour reacutepondre agrave la question concernant la neacutecessiteacute artistique il nous semble clair qursquoapregraves sa victoire extraordinaire sur Taulat Jaufreacute nrsquoest pas encore precirct agrave faire partie de la communauteacute de la Table ronde Crsquoest pourquoi le voyage dans un pays sou-terrain et les aventures qui srsquoensuivent sont destineacutes agrave rendre Jaufreacute plus par-fait du point de vue spirituel et moral

En mecircme temps il est essentiel de se souvenir que les combats inteacuterieurs ne se deacuteroulent pas forceacutement apregraves les combats exteacuterieurs leur rapport nrsquoest donc pas celui drsquoune succession chronologique Les combats de diffeacute-rents niveaux se complegravetent et offrent en mecircme temps agrave Jaufreacute de nouvelles occasions de devenir un chevalier parfait Ce nrsquoest qursquoapregraves sa nouvelle vic-toire agrave la fin du voyage plein drsquoaventures et apregraves son retour qursquoil lui est per-mis de se joindre aux chevaliers et drsquooccuper sa place tant au niveau social qursquoau niveau personnel

non manjariacutea per res Tan esforsada cort qe tenga Entro qe avetnura venga O calque estraina novela De cavaler o de piusela raquo Jaufreacute eacuted cit v 148-152 Et apregraves lrsquoaventure laquo Qe vos ni els non cal laisar Per aventura car trobada Lrsquoavetz si be-us era tardada raquo Jaufreacute eacuted cit v 430-432 Agrave ce point il est sans doute utile drsquoattirer lrsquoattention sur le rocircle modifieacute de lrsquoaventure dans le roman de Jaufreacute Contrairement aux ouvrages anteacuterieurs aux romans de la grande eacutepoque des romans courtois ici lrsquoaventure ne remplit plus une fonction sous-entendue mais est devenue une partie indispensable de la vie courtoise Arthus lui-mecircme considegravere que lrsquoaventure est une chose sans laquelle on ne peut pas continuer agrave vivre La privation de nourriture est eacutegale au renoncement agrave la vie Agrave lrsquoaffirmation drsquoArthus succegravedent une aventure qui menace vraiment la vie du roi puis la provocation de Taulat qui megravene agrave la mort drsquoun chevalier Ces eacuteveacutenements ouvrent le long par-cours de Jaufreacute plein drsquoaventures merveilleuses Sa carriegravere souligne lrsquoimportance de lrsquoaventura non seulement il est un preux chevalier vainqueur dans les combats mais il se montre aussi ca-pable de quitter ce monde crsquoest-agrave-dire de laisser sa vie quand une nouvelle aventure se preacutesente Pour cette bravoure et ce courage la victoire couronnera ses actions dans lrsquoempire de la Feacutee de Gibel et apregraves son retour le bonheur agrave la cour viendra le reacutecompenser

186 Imre Gaacutebor Majorossy

Pour atteindre cet eacutetat de perfection Jaufreacute doit encore subir de nombreu-ses eacutepreuves avant mecircme le deacutefi dans lrsquoempire de la Feacutee de Gibel La plus dif-ficile de ces eacutepreuves se deacuteroule en effet au chacircteau de Montbrun Comme attendu au cours du festin solennel Jaufreacute et Brunissen tombent amoureux lrsquoun de lrsquoautre Le bonheur personnel est donc preacutevu aupregraves de Brunissen dont la merce est agrave gagner Agrave la recherche du sens laquo pleacutenier raquo du mot merce Jean Prosper Theodorus Deroy44 se concentre sur deux seacutequences (v 3017-6924 v 6924-7978) ougrave lrsquoamour de Jaufreacute et Brunissen commence agrave se deacutevelopper Apregraves avoir compareacute quelques passages de troubadours M Deroy relegraveve un sens particulier de ce mot qui rend la merce identique agrave la quinta linea Vene-ris45 En ce sens la demande de Jaufreacute drsquoobtenir la merce de Brunissen est une supplication de pouvoir exprimer son amour aussi au niveau corporel

44 laquo Il srsquoagit drsquoeacutetudier le contenu du concept de merce dans quelques passages qui srsquoy precirctent sans affirmer ni nier si agrave drsquoautres endroits le sens peut en ecirctre aussi vague que gracircce ou pitieacute raquo Jean Prosper Theodorus Deroy laquo Merce ou la quinta linea Veneris raquo Revue des Langues Roma-nes No79 1971 p 309

45 En srsquoappuyant sur lrsquoouvrage de Jean Lemaire de Belges (laquo Les nobles poegravetes disent que cinq lignes y a en amours crsquoest-agrave-dire cinq poinctz ou degrez especiaux crsquoest assavoir le regard le parler lrsquoattouchement le baiser et le dernier qui est le plus deacutesireacute et auquel tous les autres ten-dent pour finale reacutesolution crsquoest celui qursquoon nomme par honnesteteacute le don de mercy raquo Les troys livres des illustrations de Gaule et singularitez de Troye Paris Galliot du Preacute 1531 I 25) et sur le commentaire drsquoAelius Donatus sur lrsquoEunuque de Terence (laquo Quinque lineae sunt amoris sci-licet visus allocutio tactus osculum sive suavium coitus raquo Scholia Terentiana coll amp disp Fri-dericus Schlee Leipzig Teubner 1893 p 106) le savant neacuteerlandais souligne lrsquoimportance de la notion de la merce qui doit ecirctre un symbole des relations sexuelles laquo Comme Jaufreacute nrsquoa pas le courage de faire cette demande [drsquoobtenir la merce IGM] agrave Brunissen de ses propres forces ndash le grand heacuteros est ici bien timide ndash Brunissen tacircche de lrsquoy engager courtoisement Quand Jaufreacute srsquoen aperccediloit il la supplie de le secourir encore par Amitieacute par Dieu (crsquoest-agrave-dire Amor) et par Merce lsquo Domna dis el per Amistat Vos prec per Deu e per Merce [] Que mrsquoen acorratz liumlalmenzrsquo (v 7806-7807 7809) Nous voyons reacuteunis ici par les soins drsquoun poegravete de la finrsquoamor Amitieacute le Dieu drsquoAmour et Merce ndash tres faciunt collegium ndash de mecircme qursquoautrefois Horace avait reacuteuni Veacutenus Iocus et Cupidon lsquoErycina ridens quam Iocus circumvolat et Cupidorsquo (Carmi-num I 2 33) La reacuteponse chreacutetienne de Brunissen ne saurait eacutetonner puisqursquoelle veut devenir sa femme leacutegitime pour elle Dieu crsquoest le Christ lsquoQe voil que-m prengatz a moler E puis poi-retz plus liumlalment De me far a vostre talent E miels venir e miels annar Senz tot repte de ma-lestar De lauzengiers contrariumlos (v 7906-7911) Ces passages montrent bien que la plus haute aspiration des deux amants est lrsquounion des corps couronnant lrsquounion parfaite des cśurs Mais ce couronnement cette derniegravere eacutetape de Veacutenus preacutesuppose merce comme la condition sine qua non Cette merce a deux aspects crsquoest agrave lrsquohomme de lsquoclamar mercersquo crsquoest agrave lui de prendre lrsquoinitia-tive lsquoso que mais femna non fesrsquo (v 7632) crsquoest agrave la femme de lrsquoeacutecouter de lui donner son amour ou de lui refuser (voir Jaufreacute eacuted cit v 7530-7538) raquo Deroy art cit p 312-313

187laquo Vos darai armas e destrier raquo

laquo Domna raquo dis el laquo per AmistatVos prec per Deu e per MerceE prendet mrsquoen en bona feQue mrsquoen acorratz liumlalmenzE senes tutz galiumlamenz raquo46

Cette phrase succegravede aux premiers regards et soupirs amoureux47 et agrave la nuit passeacutee seul ougrave Jaufreacute a eacutelaboreacute toute une deacuteclaration drsquoamour profondeacutement deacutevoueacutee Elle est semblable agrave une priegravere que Jaufreacute voudrait prononcer

Et si-us aviacutea dig de DeuNun o deuriacutea a mal tenerCar el vos nrsquoa donat poder48

Ses sentiments exigent donc un deacutevouement49 qui ne se trouve ailleurs que dans lrsquoaspiration religieuse Drsquoapregraves Albert Stimming50 que nous avons deacutejagrave citeacute lrsquoemploi drsquoun vocabulaire religieux nrsquoest pas du tout eacutetranger agrave Jaufreacute Agrave son sommet le monologue secret contient de nouveau la merce(s)

Mas car vos am veu-us tot lo tortE si per so voletz ma mortPeccat farez a mon vejaire Mais nuil dreit non val ab vos gaireQue tut es en vostre volerMais merces mi degra valerQue-us quer bella domna cortesa51

Si lrsquoon considegravere lrsquoambiance du monologue il apparaicirct clairement que le dis-cours tenu dans la solitude nocturne drsquoune chambre priveacutee mais vide arti-cule un deacutesir profond de libeacuteration La chambre parfaitement calme preacutepareacutee

46 Jaufreacute eacuted cit v 7806-781047 laquo E Brunesenz a sospirat E a tan finamen garat Jaufren et aitan dousament Que lrsquooils

ins el cor li deisen raquo Jaufreacute eacuted cit v 7259-726248 Jaufreacute eacuted cit v 7402-740449 laquo Que tutz es en vostra bailiacutea Mun cor mun saber e mon sen Ma proesa mon ardimen

Mun delieg e ma voluntat De tut mrsquoaves poder enblat E tut es vostre mielz que mieu raquo Jaufreacute eacuted cit v 7396-7401

50 Voir la note 2551 Jaufreacute eacuted cit v 7419-7425 La suite vaut eacutegalement la peine drsquoecirctre analyseacutee Jaufreacute recon-

naicirct la vaniteacute de ce qursquoil imagine laquo Ben sui folz e ben dis folesa Car ja cuit srsquoamistat aver raquo Jau-freacute eacuted cit v 7426-7427

188 Imre Gaacutebor Majorossy

uniquement pour le repos de Jaufreacute srsquoavegravere une sorte de prison mecircme srsquoil ne lui est pas interdit de sortir en reacutealiteacute il est prisonnier Sa priegravere inteacuterieure agrave Brunissen contient le mot-cleacute merce qui est eacutegale agrave la libeacuteration de la solitude

Crsquoest agrave ce point que nous voudrions reprendre et deacutevelopper encore lrsquoanaly-se de M Deroy Agrave notre avis le mot merce possegravede un sens encore plus eacutetendu et par conseacutequent la demande de Jaufreacute que nous avons citeacutee revecirct sans dou-te une signification encore plus riche et complexe52 La racine de ce problegraveme drsquointerpreacutetation se trouve dans le visage double de la merce dont le sens est spirituel ndash souvent religieux ndash autant que seacuteculier La merce au sens de gracircce et de miseacutericorde montre un certain aspect qui la lie eacutetroitement agrave la doctri-ne chreacutetienne et plus particuliegraverement agrave la doctrine de la reacutedemption Selon nous ce que Jaufreacute comprend par merce nrsquoest pas seulement lrsquoamour y com-pris dans son accomplissement physique mais aussi une certaine reacutedemption de sa solitude Son combat inteacuterieur se manifeste bien par la priegravere et par la reacutealisation du discours preacutepareacute Le lendemain il reacuteussit agrave prononcer avec pas-sion cette deacuteclaration que nous avons deacutejagrave citeacutee

laquo Domna raquo dis el laquo per AmistatVos prec per Deu e per MerceE prendet mrsquoen en bona feQue mrsquoen acorratz liumlalmenzE senes tutz galiumlamenz raquo53

52 Il est utile de se pencher sur lrsquoorigine et lrsquoemploi du mot Agrave lrsquoeacutepoque classique la merces si-gnifie salaire reacutecompense prix (pour quelque chose) Dans lrsquoAntiquiteacute chreacutetienne ce sont les premiegraveres traductions des Eacutevangiles qui font apparaicirctre le mot drsquoabord dans le sens de salaire (p ex laquo gaudete et exultate quoniam merces vestra copiosa est in caelis raquo Mt 512 laquo gaudete in illa die et exultate ecce enim merces vestra multa in caelo raquo Lc 623) Le glissement seacutemantique qui va souligner le contenu de la reacutecompense srsquoeacutelabore dans la construction theacuteologique de Saint Paul ougrave la merces est lieacutee agrave la soteacuteriologie laquo in quo habemus redemptionem per sanguinem eius remissionem peccatorum raquo (Eph 17) Lrsquoabsence du mot-cleacute doit ecirctre expliqueacutee par deux termes techniques theacuteologiques redemptio et remissio Au cours des siegravecles suivants qui voit la roma-nisation des provinces (surtout la Gaule) le mot merces se substitue aux mots speacutecialiseacutes Eacutetant donneacute que la romanisation srsquoest effectueacutee en latin vulgaire et que le christianisme srsquoest propageacute parmi les gens les moins cultiveacutes explique sans aucun problegraveme cette substitution Le mot mer-ces a aussi eacuteteacute employeacute pour lrsquoacte abstrait de la reacutedemption De plus il devait ecirctre ressenti com-me plus adeacutequat car crsquoest agrave la laquo merci raquo de Jeacutesus-Christ que sont dues la libeacuteration de lrsquoempire du peacutecheacute et lrsquoentreacutee dans la communauteacute chreacutetienne (bref le baptecircme) La merces a eacuteteacute bien utile pour expliquer le contenu theacuteologique qui eacutetait bien entendu eacutegal drsquoune part agrave lrsquoacte du rachat drsquoautre part au signe de la peine au sang du Christ

53 Jaufreacute eacuted cit v 7806-7810

189laquo Vos darai armas e destrier raquo

Crsquoest maintenant qursquoil nous faut examiner de plus pregraves cette priegravere de Jaufreacute Il emploie le verbe accorrar qui signifi e aussi lsquoaiderrsquo54 Notre interpreacutetation dans le sens drsquoune lsquolibeacuterationrsquo est drsquoailleurs renforceacutee par les vers suivants un peu plus loin

Vos est cella crsquoai encobidaVos est ma mortz vos est ma vidaVos est cella que a desliacuteureMi podes far morir o viacuteure55

En ce sens la reacuteponse positive de Brunissen est vraiment agrave comprendre com-me une libeacuteration par lrsquoamour accompli

laquo Aixi-us tenrai ieu per amic raquoDis Brunesen laquo et per seinorE enaisi auret mrsquoamorE ve-us lo covinent cals er Qe voil que-m prengatz a molerE puis poiretz plus liumlalmentDe me far a vostre talent56

Par cette reacuteponse et par le mariage canonique exigeacute de la part de Brunissen Jaufreacute reccediloit une promesse qui lui ouvre la voie vers le retour et en mecircme temps vers lrsquoentreacutee dans la communauteacute des chevaliers drsquoArthus57 Le combat inteacuterieur se poursuit car il lui faut encore attendre jusqursquoagrave ce que le mariage ait lieu Crsquoest drsquoabord le deacutefi de la Feacutee de Gibel qui met ce projet en peacuteril puis il faut srsquoadapter aux attentes de la cour royale

Nous pensons donc que la merce pour Jaufreacute signifie non seulement une reacute-ponse amoureuse ou preacuteciseacutement la quinta linea Veneris mais aussi un acte li-beacuterateur qui ouvre la voie vers lrsquoaccomplissement personnel aupregraves de Brunis-sen Jaufreacute demande du secours pour se libeacuterer drsquoune part des doutes peacutenibles de lrsquoamour drsquoautre part de la solitude Dans ce qui suit bon nombre de demoiselles suivent les aventures de Jaufreacute il aura bien besoin de la compagnie de Brunis-

54 laquo de me secourir loyalement raquo selon la traduction de lrsquoeacutedition citeacutee (v 7809)55 Jaufreacute eacuted cit v 7827-783056 Jaufreacute eacuted cit v 7902-790857 Ce qui est assureacute aussi par le mariage devant Arthus laquo E si-us platz crsquoaital covenent Me

volhat far tut bonament En la man del bon rei Artus Ja no-us en demandarai plus raquo Jaufreacute eacuted cit v 7917-7921

190 Imre Gaacutebor Majorossy

sen mecircme si elle nrsquoest pas forceacutement une preacutesence physique mais plutocirct un sou-tien spirituel Deacutesormais Jaufreacute appartient agrave une personne sur laquelle il peut srsquoappuyer Il ne fait aucun doute qursquoil aura bien besoin de ce soutien les aventu-res dans le bas pays semblent deacutepasser celles rencontreacutees auparavant

Nous pouvons maintenant enfin regarder drsquoun peu plus pregraves ces aventures qui constituent une autre branche de combats inteacuterieurs Comme nous lrsquoavons mentionneacute un peu plus haut lrsquoexcursion de Jaufreacute doit avoir un sens particu-lier et peut-ecirctre est-elle autre chose qursquoun simple enrichissement de lrsquoaction Lagrave aussi Jaufreacute connaicirct la victoire militaire Agrave lrsquoaffrontement verbal avec Feacute-lon58 succegravede le combat qui apporte la victoire au chevalier du roi Arthus

laquo Seiner clam vos per gran merce59u mrsquoauciumlatz Prendes de meResenso aital co-us volres 60 raquo

Comme Taulat lrsquoa fait Feacutelon reconnaicirct aussi ses peacutecheacutes et srsquoen repent Cepen-dant les deux duels preacutesentent des diff eacuterences Cette fois-ci Jaufreacute a reacuteussi agrave vaincre Feacutelon tout seul sans aucune aide exteacuterieure Alors que Taulat srsquoeacutetait en-fui Feacutelon reste sur le preacute et il est soigneacute par un meacutedecin Jaufreacute a donc lrsquooccasion de manifester sa miseacutericorde et de pratiquer une vertu toute chreacutetienne

Remarquons aussi que la conduite de Jaufreacute a un peu changeacute Il veut retour-ner le plus vite possible la sus61 car il y a lagrave quelqursquoun qui lrsquoattend Hormis sa personne mecircme il nrsquoy a que deux figures qui relient les deux territoires lrsquooiseau reacutecemment laquo soldat raquo de Feacutelon mais maintenant reccedilu comme cadeau pour Arthus et la dame qui avait besoin de secours et dont le nom est la Feacutee de Gibel62 Dans le roman les ecirctres volants sont manifestement lieacutes aux deacutefis militaires ndash par conseacutequent aux combats exteacuterieurs ndash tandis que les dames diverses repreacutesentent le deacutefi en la personne drsquoune femme Apregraves avoir dicircneacute et laisseacute lrsquoempire souterrain la feacutee apparaicirct encore une fois et invite Jaufreacute Bru-

58 Cette conversation contient des eacuteleacutements qui permettent de supposer une sorte de deacutesir sexuel de la part de Feacutelon laquo Vos que est lai sus Deisendet tost am non sa jus e lla putan esca sai fors Que tant mrsquoaura vedat son cors Qursquoades er als guarssons liacuteurada Als plus sotils de ma mainada Crsquoa mus ops nun la voil ieu jes raquo Jaufreacute eacuted cit v 8929b-8935

59 Crsquoest-agrave-dire pour le rachat de sa vie 60 Jaufreacute eacuted cit v 9153-915561 Jaufreacute eacuted cit v 8920b62 laquo Eu sui la fada de Gibel raquo Jaufreacute eacuted cit v 10654

191laquo Vos darai armas e destrier raquo

nissen et le cortegravege63 De cette faccedilon elle assure aussi sa preacutesence dans ce mon-de-ci ainsi que dans la vie de Jaufreacute Sa personne incarne la possibiliteacute pour Jaufreacute drsquoecirctre seacuteduit par une autre femme64 Bien qursquoaucun conflit ne naissent entre elles il nous semble que le cadeau de la Feacutee de Gibel pour Brunissen constitue une reacuteponse raffineacutee

E a Brunesen dun aitanQue tutz aicels que la verianPer re que puasca dir ni farDrsquoella nu-s puscon enojar65

63 La scegravene est fort semblable agrave celle de la nouvelle occitane intituleacutee Lai on cobra de Peire Guilllem de Tolosa Lagrave aussi un chevalier mysteacuterieux en vecirctement multicolore arrive sur un pa-lefroi magnifique Cependant ce qui nous importe vraiment crsquoest la creacuteation drsquoune tente laquo Ab tant vai tendre sus lrsquoerbatge La donzela I trap de colors On ac auzels bestias e flors Totas de fin aur emeratz raquo Peire Guillem de Tolosa Lai on cobra (dans Nouvelles courtoises occita-nes et franccedilaises eacutediteacutees traduites et preacutesenteacutees par Suzanne Meacutejean-Thiolier et Marie-Fran-ccediloise Notz-Grob Paris Livres de Poche 1997) v 232-235 Cf dans Jaufreacute laquo La domna lur a puis mandat Que fassun la tenda fermar raquo Jaufreacute eacuted cit v 10394-10395 Agrave ce sujet qursquoon nous permette de citer notre deuxiegraveme livre laquo La position de la tente semble donc exceptionnelle de plusieurs points de vue elle se trouve entre le chacircteau et la nature Elle devient un eacuteleacutement par-ticulier de la nature une partie reacutegleacutee par la socieacuteteacute chevaleresque inspireacutee de la finrsquoamor dont le verger est aussi un espace canonique pas seulement le chacircteau raquo et aussi laquo [La tente] ne repreacute-sente pas seulement deux gestes tout agrave fait divins une nouvelle creacuteation et une deacutefinition drsquoun nouveau commencement mais ouvre aussi la porte drsquoune autre reacutealiteacute dans laquelle lrsquoamour ne reste pas seulement lrsquoobjet de lrsquoart surtout de la poeacutesie il ne reste pas lrsquoobjet du deacutesir et de lrsquoas-piration mais il fait partie essentielle de la reacutealiteacute quotidienne De ce point de vue la tente sem-ble un veacuteritable microcosme mecircme si seulement au niveau theacuteorique mais lagrave il ne srsquoagit que de lrsquoamour raquo Imre Gaacutebor Majorossy laquo Unas novas vos vuelh contar raquo la spiritualiteacute chreacutetienne dans quelques nouvelles occitanes Frankfurt Peter Lang 2007 p 104 et 109

64 Au moment ougrave Jaufreacute et Brunissen rencontrent la dame qui avait en vain demandeacute secours la conversation revecirct un caractegravere un peu peacutenible La reacuteponse de Brunissen agrave lrsquoeacutenumeacuteration des combats victorieux de Jaufreacute par la dame (laquo Tut suavet entre ssas dentz raquo) paraicirct teacutemoigner drsquoune pointe de jalousie laquo Piacuteucella ben parlat en fol Car qui per forsa nu-l mi tol Nrsquoaurai ieu tot so que-m desir Enanz que-l lais de mi partir [] Annatz querre vostrsquoaventura En autre loc si-us platz amiga Qe drsquoaquest non menaret miga raquo Jaufreacute eacuted cit v 8099-8102 8106-8108 Un peu plus tard Jaufreacute a lrsquooccasion de se mecircler agrave lrsquoaffaire laquo Da-m mas armas que la mrsquoen vau On aug aquesta voacuteut cridar raquo Jaufreacute eacuted cit v 8384-8385 Enfin une troisiegraveme fois lorsque le couple est inviteacute la preacutecaution de Jaufreacute fait allusion agrave une preacutecaution preacutealable laquo Meliumlan fas-sam tost garnir Nostras gens et aparellar Car ben cresas que encantar Nus vol aquesta vera-mens Gardatz vegatz cals estrumens A aportat e que vol dir Ben sapxas qursquoela-ns vol traiumlr raquo Jaufreacute eacuted cit v 10362-10368 Le danger de lrsquoenchantement (encantar) et de la seacuteduction (traiumlr) est perccedilu comme encore plus fort parce qursquoils sont de nouveau sur le preacute ougrave se trouve la fontaine miraculeuse La dame srsquoavegravere cependant veacuteritablement bienveillante laquo Non fusson anc negunas gens Mais servidas tan ricamenz raquo Jaufreacute eacuted cit v 10382-10383

65 Jaufreacute eacuted cit v 10571-10574

192 Imre Gaacutebor Majorossy

La Feacutee souhaite donc quelque chose drsquoirreacuteel qui est plus irreacuteel que le cadeau de Jaufreacute car selon toute vraisemblance Brunissen ne demeurera pas ma-gnifi que pour toujours Lrsquoirreacutealiteacute du souhait suggegravere lrsquoironie drsquoune affi rma-tion qui se base fi nalement sur les phrases anteacuterieures de Brunissen66 Crsquoest un paralleacutelisme et une hyperbole qui relient les deux passages de mecircme qursquoil est impossible de garder la beauteacute de mecircme il est peut-ecirctre impossible de garder la fi deacuteliteacute de Jaufreacute ndash du moins selon la Feacutee

Cette courte preacutesentation clarifie la signification des combats inteacuterieurs pour Jaufreacute Crsquoest en principe sur un plan inteacuterieur que la deuxiegraveme seacuterie drsquoaventures se deacuteroule par rapport aux duels combats et deacutefis preacuteceacutedents lrsquoaccent est mis sur les conflits reacuteels ou possibles de lrsquoacircme humaine Agrave notre avis le deacutefi dans lrsquoempire de la Feacutee de Gibel enrichit le reacutecit drsquoun nouvel as-pect qui drsquoune part eacutetend le champ des activiteacutes possibles de Jaufreacute drsquoautre part multiplie les possibiliteacutes de combats Alors qursquoil a remporteacute une partie de ces combats il reste encore agrave Jaufreacute de nombreuses tacircches chevaleresques agrave accomplir

Approche anthropologique

Pour terminer cette courte explication des combats exteacuterieurs et inteacuterieurs il est utile de proceacuteder agrave une reacutecapitulation rapide de lrsquoensemble du roman Il semble clair que les phases de la carriegravere du jeune chevalier correspondent aux phases drsquoune certaine initiation qui se deacuteroule tout au long de lrsquoouvrage Pour atteindre agrave une certaine perfection personnelle et devenir digne de faire partie drsquoune communauteacute il faut que le jeune homme parcoure un long trajet double qui comporte plusieurs transitions Hormis la transition essentielle crsquoest-agrave-dire celle de lrsquoenfance agrave lrsquoacircge adulte le jeune homme doit en outre se seacuteparer de presque tout ce qui le lie au passeacute et il lui faut se sou-mettre agrave des eacutepreuves varieacutees souvent peacutenibles quelquefois douloureuses Agrave la fi n des aventures exteacuterieures et inteacuterieures drsquoici-bas et de laquo lrsquoAu-delagrave raquo il lui est de nouveau permis de retourner dans un monde auquel il nrsquoappar-tient pourtant plus En eff et il appartient agrave une nouvelle communauteacute et se lie agrave une nouvelle personne

Lu de ce point de vue ce qui se profile derriegravere lrsquoenchaicircnement drsquoeacuteveacutene-

66 Citeacutee ci-dessus laquo Piacuteucella ben parlat en fol Car qui per forsa nu-l mi tol Nrsquoaurai ieu tot so que-m desir Enanz que-l lais de mi partir [] Annatz querre vostrsquoaventura En autre loc si-us platz amiga Qe drsquoaquest non menaret miga raquo Jaufreacute eacuted cit v 8099-8102 8106-8108

193laquo Vos darai armas e destrier raquo

ments spectaculaires proposeacute par le roman crsquoest la seacutequence de lrsquoinitiation67 Agrave son arriveacutee agrave la cour du roi Arthus il nrsquoest pas encore permis agrave Jaufreacute de se dire veacuteritablement chevalier mais il reccediloit une reacuteponse positive68 du roi ce qui lui ouvre la possibiliteacute de le devenir effectivement Sans la permission du roi il lui serait impossible de participer agrave la poursuite de Taulat mais cette autori-sation lui donne une chance de devenir vainqueur

La premiegravere phase de lrsquoinitiation est donc le deacutepart du monde ancien Apregraves la mort de son pegravere et un accueil preacutealable agrave la cour Jaufreacute peut et doit reacutepondre au deacutefi69 Il se seacutepare donc du monde chevaleresque auquel il aspire tellement par ailleurs et commence la poursuite des combats exteacute-rieurs et inteacuterieurs

La diffeacuterence entre les terrains courtois et extra-courtois est bien mise en valeur par une atmosphegravere et une ambiance contrasteacutee La cour drsquoAr-thus et drsquoautres scegravenes courtoises semblent pleines de lumiegravere et de cou-leurs70 alors qursquoau contraire le monde exteacuterieur est beaucoup plus sombre et menaccedilant71 Cette opposition souligne bien que lrsquoessentiel de lrsquoinitiation se deacuteroule dans une ambiance profondeacutement eacutetrangegravere au monde cheva-leresque

En accomplissant sa premiegravere mission le chevalier Jaufreacute atteint un eacutetat personnel qui nrsquoa plus rien agrave voir avec celui de Jaufreacute lrsquoadolescent Il est deacutesormais Jaufreacute le preux vaillant et amoureux Il lui manque72 encore la geacuteneacuterositeacute et la force de la fideacuteliteacute Crsquoest pourquoi il est inviteacute agrave affron-ter encore un deuxiegraveme parcours de deacutefis Les aventures du bas pays lui

67 laquo Roman drsquoaventure Jaufreacute est eacutegalement comme le Conte du Graal mais avec moins drsquoampleur le reacutecit de la transformation drsquoun jeune homme doueacute de solides qualiteacutes physiques et morales en un parfait chevalier et un parfait amant transformation qui srsquoeacutelabore par touches successives au prix drsquoeacutepreuves et de rencontres diverses raquo Emmanuegravele Baumgartner Grundriszlig der Literatur des romanischen Mittelalter IV1 p 628

68 laquo Amix mot volenteiramens Vos darai armas e destrier raquo Jaufreacute eacuted cit v 640-64169 laquo Mais fait me garnimens donar Aitals can a vos plasera Qe segrai aqel qe srsquoen va raquo Jau-

freacute eacuted cit v 634-63670 La diversiteacute culinaire illustre cette richesse laquo Anc nula res non fo a dir Qe rics om a man-

jar desir Gruas ostardas ni paos Signes ni aucas ni capos Grasas galinas ni perdis Pas barutelatz ni bos vis raquo Jaufreacute eacuted cit v 515-520

71 Seule une petite allusion signale que la premiegravere eacutetape de la poursuite se deacuteroule de nuit laquo Annueg can nos degram colgar E Estoutz nos venc asautar A un meu castel aisi pres raquo Jau-freacute eacuted cit v 869-870 Par conseacutequent toute la recherche du deacutepart jusqursquoau dialogue avec le chevalier blesseacute srsquoest passeacutee pendant la nuit

72 laquo Mas ja enantz per negun plag Non enpenrai autra batailla raquo Jaufreacute eacuted cit v 8120-8121

194 Imre Gaacutebor Majorossy

permettent de prouver sa fideacuteliteacute73 agrave Brunissen et de se deacutefendre contre drsquoautres femmes Par son retour il devient capable et digne de continuer la tradition glorieuse de son pegravere deacuteceacutedeacute

Lrsquoinitiation est couronneacutee par le mariage canonique et officiel qui se deacuteroule drsquoune part agrave la cour du roi Arthus74 drsquoautre part agrave lrsquoeacuteglise75 Ces actes qui par-font la double seacuterie drsquoaventures ne signifient pas pour autant que la vie se ter-mine au contraire crsquoest maintenant que Jaufreacute peut et doit participer agrave la vie chevaleresque76 pleine de nouveaux deacutefis et drsquoaventures

Conclusion

Nous espeacuterons avoir expliqueacute le sens des combats les plus importants dans le Jaufreacute Par lsquocombatrsquo nous avons compris toutes sortes de conflits agrave reacutesou-dre qui se deacuteroulent soit agrave lrsquoexteacuterieur soit agrave lrsquointeacuterieur Hormis la repreacutesen-tation traditionnelle le roman illustre les difficulteacutes qui entourent la carriegrave-re initiale drsquoun chevalier quel que soit son lignage Crsquoest ce qui nous permet sans doute de reacutepondre agrave la question de la neacutecessiteacute artistique des aventu-res du bas pays car lrsquoauteur anonyme ne srsquoest pas satisfait de duels multiples avec divers repreacutesentant du Mal eacutevoquer eacutegalement les conflits inteacuterieurs semble lui avoir paru indispensable Crsquoest pourquoi la structure du roman confegravere une place si eacuteminente agrave la deuxiegraveme seacuterie drsquoaventures Et crsquoest aussi pourquoi les femmes jouent un rocircle fort actif au cours de ces aventures Jau-freacute apprend agrave geacuterer ses propres eacutemotions et en mecircme temps agrave se conduire avec les femmes

Quant aux motifs chreacutetiens il apparaicirct clairement que sans mecircme tenir compte de la freacutequence des tournures religieuses de nombreux extraits du ro-

73 Certaines phrases et expressions sporadiques alimentent le soupccedilon que la Dame veut plus qursquoun chevalier brave laquo Seiner Deu lau Ara-us ai ieu e mon poder raquo laquo Seiner ben sai per Deu Que lrsquoestage drsquoaici-us es greu Mais ie-us o dic en veritat Aissi cun em aissi justat Serem ab Brunesen deman E aisso promet vos de plan raquo Jaufreacute eacuted cit v 8756b-8757 et 9225b-9230

74 laquo E-l reis sonet lo fill Dozon Que venga sezer delon se E cant fu assegut Jaufre La reiumlna tut eissament Fes lonc seser Brunesent Jaufreacute eacuted cit v 9708-9712

75 laquo E-l bon arcevesque Gales A fait Brunesen e Jaufres Aqui venir denant lrsquoautar E pres a cascun demandar Si a lrsquoun de lrsquoautre agrat Et amdui ann o autrejat raquo Jaufreacute eacuted cit v 9738-9744

76 laquo E abans que fosson pojatz Meliumlan a comiumlat pres De Brunesen et puis el es Mantenent el caval pojatz E puis sun el camin intratz E remas a Munbrun Jaufres Esgardat si li es ben pres raquo Jaufreacute eacuted cit v 10938-10944

195laquo Vos darai armas e destrier raquo

man teacutemoignent de la foi des protagonistes et surtout de Jaufreacute Tout lrsquounivers chevaleresque vit sous lrsquoeacutegide du christianisme lrsquoactiviteacute chevaleresque qursquoil srsquoagisse des combats militaires ou de lrsquoamour profond se reacutealise drsquoune faccedilon complegravetement chreacutetienne En ce sens toutes sortes de combats trouvent leur place dans le combat universel du Bien et du Mal Par ses combats personnels Jaufreacute srsquoinscrit avec passion dans ce courant

Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuteratureceltique et franccedilaise principalement

Morgane la Feacutee

Keacutepes JuacuteliaMaison drsquoEacutedition Nationale des manuels

Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise sont des ecirctres fabuleux parfois diffi cilement repeacuterables apparaissant et resurgissant sou-vent sous des noms identiques mais avec des traits fort variables drsquoune œuvre agrave lrsquoautre Morgane la Feacutee Morgause ou Viviane Nimue (cette derniegravere consi-deacutereacutee quelquefois aussi comme la Dame du Lac) en sont une bonne illustra-tion dans le cycle arthurien Plusieurs drsquoentre elles sont deacutepourvues drsquoun nom qui les singulariserait malgreacute leur rocircle de protagoniste (cf Lanval de Marie de France) ceci ne peut ecirctre le fruit du hasard Ces feacutees-sorciegraveres se distinguent par leur caractegravere marqueacute et marquant parmi elles je voudrais me concen-trer sur la fi gure de Morgane la Feacutee Un examen plus attentif de quelques ma-nifestations de son personnage inteacuteressant par sa complexiteacute off rira aussi lrsquooccasion drsquoouvrir une fenecirctre sur la litteacuterature des siegravecles suivants

Le mot feacutee date du XIIe siegravecle Il vient du latin fata deacuteriveacute de fatum1 destin (drsquoougrave vient lrsquoexpression Fata Morgana qui se reacutefegravere justement agrave notre feacutee) et il a donneacute fata en italien fada en provenccedilal et langue drsquooc fade dans certaines reacutegions de France sans oublier le nom drsquoun fameux genre portugais le fado Une autre eacutetymologie fait deacuteriver feacutee du latin fari propheacutetiser qui a donneacute en vieux franccedilais le mot faer lsquoenchanter charmer ensorcelerrsquo et faeacute lsquoenchanteacute sorciegravere feacuteersquo (ou fay en anglais Fay est drsquoailleurs un nom propre en anglais) Pour moi la deuxiegraveme explication semble plus convaincante

Les feacutees se rencontrent assez souvent dans les contes celtiques dans lesquels eacutetrangement crsquoest toujours elles qui choisissent le chevalier et non pas lrsquoin-verse Il ne lui vient pas un seul instant agrave lrsquoideacutee qursquoil puisse ne pas aimer cette feacutee Mais il est de tradition de ne pas les nommer directement les tabous les

1 httpsupertomassecenterblognet5119425-Les-Fees

198 Keacutepes Juacutelia

plus freacutequents eacutenonceacutes par les feacutees consistent en cette interdiction (presque toujours existante mais rarement mentionneacutee) Un autre tabou est de reacuteveacuteler leur existence et surtout leur liaison agrave autrui (ceci par contre est toujours ex-plicite) Le chevalier est neacuteanmoins obligeacute de le faire quand mecircme et crsquoest la raison pour laquelle la feacutee le quitte pour toujours sans manquer pourtant de lui apparaicirctre une derniegravere fois pour le sauver et puis lrsquoemmener vers lrsquoautre monde (cf Lanval) Chez les Celtes dans les temps anciens (vers le IXe siegravecle) il eacutetait tout agrave fait admis qursquoune femme prenne lrsquoinitiative drsquoune faccedilon aussi ex-plicite Il est vrai que de telles dames se rencontrent aussi dans la litteacuterature meacutedieacutevale et qursquoil ne srsquoagit pas toujours de feacutees (crsquoest drsquoailleurs lagrave un de mes thegravemes preacutefeacutereacutes)

La feacutee Viviane ou Dame du Lac est un personnage important des leacutegen-des arthuriennes y jouant mecircme plusieurs rocircles elle donne lrsquoeacutepeacutee Excali-bur au roi Arthur ndash dont le fourreau magique orneacute par Morgane la Feacutee la (demi)sœur du roi Arthur est fait pour le proteacuteger de toute blessure fatale au combat Elle eacutelegraveve Lancelot du Lac qui est resteacute orphelin elle enchante Merlin (apregraves avoir appris de lui toute la magie ndash de fait crsquoest pour pouvoir garder sa virginiteacute) et enfin elle guide le roi mourant vers Avalon apregraves la bataille de Camlann Ce dernier geste comme nous le verrons nrsquoest pas son apanage exclusif

Crsquoest en 1148 que la feacutee Morgane a fait sa premiegravere apparition dans la lit-teacuterature En breton son nom signifie laquo siregravene raquo (elle se trouve presque tou-jours pregraves drsquoune eau) mais est deacuteriveacute aussi du nom laquo Matrona raquo Dans La vita de Merlini2 Geoffroy de Monmouth un moine gallois la preacutesente com-me feacutee et magicienne Il eacutevoque notamment son exceptionnelle beauteacute et sa capaciteacute agrave voler Morgane la Feacutee aurait mecircme appris les sciences magiques avec le ceacutelegravebre enchanteur (premier essai du mythe de Viviane et Merlin) Conformeacutement agrave la tradition celtique dans La Mort le roi Artu3 elle vient chercher Arthur et lrsquoemmegravene en Avalon dans un vaisseau enchanteacute (cf ce qui vient drsquoecirctre dit aussi de la Dame du Lac) rocircle en contrepoint de celui de sa consœur Mais comme nous lrsquoavons dit quelquefois au contraire les rocirc-les de ces deux feacutees-sorciegraveres se meacutelangent au point de ne plus pouvoir ecirctre distingueacutes

Vers 1180 le romancier anglais Layamon4 lui confegravere un rocircle et des pou-

2 httpwwwlibrochestereduCamelotGMAvalonhtmvers 919-9403 La mort le roi Artu roman du XIIIe siegravecle publieacute par Jean Frappier Genegraveve Droz 19544 httpwwwgutenbergorgdirs14301430514305-8txt

199Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise principalement Morgane la Feacutee

voirs identiques (elle y figure sous le nom drsquoArgante ) et agrave la fin Arthur mor-tellement blesseacute lors de la bataille de Camlann (aujourdrsquohui Salesbiegraveres) lui est ameneacute pour qursquoelle le gueacuterisse et veille sur lui REacuteF Ce dernier geste sem-ble ecirctre lrsquoeacuteleacutement le plus fixe de son rocircle mecircme si son appreacuteciation a presque constamment changeacute

Quant aux œuvres de Chreacutetien plusieurs vers font reacutefeacuterence agrave elle et il est vraiment frappant que dans Eacuterec et Eacutenide5 son nom apparaisse deux fois avec des rimes quasi identiques

helliplaquo qursquoil fu lrsquoami Morgant la feeet ce fu veritez provee raquo (v 1907-1908)

helliplaquo et ce fu veritez proveeque lrsquoueve an fist Morgue la fee raquo (v 2359-2360)

Chreacutetien eacutevoque aussi son savoir qui lui permet de gueacuterir les plaies (drsquoEacuterec par exemple mais aussi drsquoautres chevaliers) avec un onguent magique (v 4193-4200 ndash cf ce type de savoir chez Yseut) ndash eacutevocation qui srsquoaccorde bien avec la reacutefeacuterence qui est faite dans Yvain6 (v 2947-2951)

Morgane transmet au roman meacutedieacuteval lrsquoesprit des dieux celtiques plus qursquoaucune autre feacutee arthurienne La reacutesurgence du mythe de Morgane a lieu au XIIe siegravecle eacutepoque de lrsquoamour courtois et la feacutee est pour les hom-mes un sujet de fascination Mais agrave la fin du moyen acircge (XIIIe siegravecle) mar-queacutee par une recrudescence de la misogynie Morgane devient sorciegravere Mais pourquoi transformer la feacutee en sorciegravere Morgane repreacutesente lrsquoin-deacutependance et donc la reacutevolte contre lrsquoautoriteacute masculine reacutevolte aussitocirct reacuteprimeacutee dans ce moyen acircge misogyne Nous avons vu que Morgane eacutetait une femme fatale du cycle arthurien ndash tregraves belle ayant beaucoup de char-me et mecircme magicienne et doteacutee des pouvoirs drsquoune reine ndash avec les ca-racteacuteristiques drsquoune deacuteesse celtique qui vont de pair avec la souveraineteacute chez les Celtes

Il peut sembler eacutetrange que le mot laquo sorciegravere raquo soit mentionneacute en relation avec

5 Chreacutetien de Troyes Eacuterec et Eacutenide publieacute par Mario Roques Paris Librairie Honoreacute Cham-pion 1978

6 Chreacutetien de Troyes Le chevalier au lion (Yvain) publieacute par Mario Roques Paris Librairie Honoreacute Champion 1978

200 Keacutepes Juacutelia

une jeune femme radieusement belle mais dans un essai de Geacuteza Keacutepes7 trai-tant de la poeacutesie hongroise ancienne on apprend que du temps du matriarcat les sorciegraveres nrsquoeacutetaient point laides ni vieilles au contraire elles eacutetaient drsquoune beauteacute exceptionnelle et avaient une personnaliteacute tregraves forte et suggestive en fait elles eacutetaient des chamans ndash mais le patriarcat les a transformeacutees ulteacuterieu-rement en femmes vieilles et laides Tout cela laquo rime raquo parfaitement avec la laquo transformation de feacutee en sorciegravere raquo de Morgane mentionneacutee ci-dessus

Avec les grands romans en prose lrsquoimage de Morgane se deacutegrade jusqursquoagrave Ma-lory dans Le Morte DrsquoArthur8 qui la traite de laquo sorceresse raquo probablement sous lrsquoinfluence de La Mort le Roi Artu que nous avons deacutejagrave mentionneacute Dans ces textes-lagrave crsquoest elle qui reacutevegravele au roi Arthur la laquo liaison dangereuse raquo de la reine et de Lancelot du Lac en lui montrant la Chapelle aux images et notamment celles faites par Lancelot qui repreacutesentent son amour pour la reine (cf Salle aux images dans Tristan de Thomas9 ou de fregravere Robert10) Nous pouvons voir par exemple dans Le Tristan en prose comment Morgane envoie au roi Ar-thur une corne magique qui lui reacutevegravele lrsquoadultegravere de Gueniegravevre avec Lancelot (Elle se venge ainsi drsquoelle car Gueniegravevre avait seacutepareacute Morgane de son premier amant Guiomar ndash cousin de la reine) Dans certaines romances elle est aussi amoureuse de Lancelot ce qui rend encore plus compreacutehensible sa haine en-vers la reine mais quelquefois par contre elle veut seulement le seacuteduire pour contrarier la reine qursquoelle hait tant

Il est inteacuteressant de remarquer que dans Le Morte DrsquoArthur de Malory elle se livre au mecircme jeu non pas avec ce couple royal mais avec un autre Marc et Isold preacutefeacuterant pourtant le faire avec Arthur et Gueniegravevrehellip Dans ce texte elle joue aussi un rocircle particulier en relation avec Excalibur qui consiste pa-radoxalement agrave envoyer agrave son fregravere une autre eacutepeacutee une laquo fausse Excalibur raquo afin de le tuer en donnant la vraie agrave son amant Nota bene cependant mecircme dans les diffeacuterentes adaptations de cette œuvre le laquo rocircle final raquo qui lui est deacute-volu nrsquoest pas modifieacute

Morgane cherche agrave proteacuteger la Bretagne de lrsquoinfluence grandissante du

7 Geacuteza Keacutepes laquo A magyar őskoumllteacuteszet nyomairoacutel raquo dans Az idő koumlrvonalai Budapest Mag-vető 1976

8 Sir Thomas Malory Le Morte DrsquoArthur publieacute par Janet Cowen London Penguin Books 19699 Thomas Les Fragments du Roman de Tristan publieacute par Bartina H Wind Paris Librairie

Minard 1960 p 6910 Tristan et Iseut la saga norroise traduit par Daniel Lacroix Lettres Gothiques Paris Livre

de Poche 1989 p 634

201Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise principalement Morgane la Feacutee

catholicisme notamment de lrsquoinfluence de la reine pieuse Gueniegravevre ndash une nouvelle source de conflit entre ces deux femmes Elle voulait deacutefen-dre aupregraves du roi Arthur les anciennes croyances qui eacutetaient agrave la base de ses pouvoirs magiques ainsi que de ceux de Merlin Mais comment les feacutees agrave lrsquoorigine paiumlenne eacutevidente peuvent-elles survivre dans un univers chreacute-tien Sous une forme sans doute aussi attirante mais avec un caractegravere beaucoup moins marquant Selon drsquoautres sources Mordred le fils de Mor-gane de son (demi)-fregravere Arthur (qui tue son pegravere plus tard) nrsquoest pas son fils mais celui drsquoune autre sœur drsquoArthur la reine drsquoOrcanie (Anna ou Mor-gause selon les textes dans la suite du Merlin)

Le changement de rocircle de Morgane pourrions-nous dire est finalement logique au deacutebut quand son comportement (lutter contre le catholicisme) eacutetait consideacutereacute comme positif lrsquoappreacuteciation du personnage lrsquoeacutetait aussi mais apregraves crsquoest preacuteciseacutement le contraire

Dans le poegraveme meacutedieacuteval Gauvain et le Chevalier Vert11 dont lrsquoauteur est in-connu Morgane est laquo lrsquoagent malicieux raquo mais aussi la complice de la belle dame de Haut-Deacutesert femme de Sire Bertilak (lrsquohocircte de Sire Gauvain) La bel-le dame pratiquement srsquooffre trois fois agrave Gauvain pour le dissuader de sa mis-sion en le seacuteduisant mais nrsquoy reacuteussit pas Dire que Morgane organise mecircme lrsquoapparition du Chevalier Vert agrave la cour du roi Arthur agrave cause de son hostiliteacute envers la reine peut sembler eacutetrange et peut-ecirctre exageacutereacute Ce nrsquoest qursquoavant la fin de lrsquohistoire que nous apprenons la compliciteacute de laquo Morgane la deacuteesse raquo (cette expression figure au v 2452 ) Et il y a un autre mystegravere aussi nous pouvons sentir que lsquoquelque chose ne va pasrsquo avec la belle dame non plus Un deacutetail assez important en rapport avec sa personne est que nous ne connais-sons pas son nom (ce qui est comme nous lrsquoavons vu le tabou typique concer-nant les feacutees) Mais ce qui est le plus eacutenigmatique dans la romance crsquoest que (v 1733) avant sa troisiegraveme visite au chevalier se trouve le vers suivant

laquo Mais la dame de lrsquoamour ne pouvait pas dormir raquo (la traduction est la mienne)

Mais que veut dire cette phrase toute la lsquoseacuterie de seacuteductionrsquo ne serait-el-le qursquoun jeu contre Gauvain sans aucune eacutemotion vraie Un rocircle trop bien joueacute Ou ce vers nrsquoest-il destineacute qursquoagrave piquer la curiositeacute des lecteurs Si tel est le cas crsquoest vraiment reacuteussihellip (On pourrait eacutegalement affirmer qursquoune autre raison de se meacutefier est que normalement dans une romance meacutedieacute-vale une dame qui nrsquoest ni feacutee ni sorciegravere ne va pas voir un chevalier dans

11 Sir Gawain and the Green Knight publieacute par Norman Davis Oxford Clarendon Press 1967

202 Keacutepes Juacutelia

son lit mais cela est loin drsquoecirctre tout agrave fait vrai pensons par exemple agrave la visite nocturne de Blanchefleur chez Perceval12 ou bien agrave celle de laquo lrsquoautre raquo Blanchefleur megravere de Tristanhellip Et nrsquooublions pas que nous parlons de da-mes absolument courtoiseshellip)

Dans cette romance le rocircle et la figure de Morgane la Feacutee y sont de fait plus complexes et compliqueacutes qursquoil ne semble tout drsquoabord et mes hypothegraveses concernant le vers eacutenigmatique ci-dessus me semblent loin drsquoecirctre conclusives Cette question vaudrait vraiment la peine drsquoecirctre approfondie mais alors il faudrait srsquooccuper exclusivement de ce personnage dans Sire Gauvain

Signalons que Morgane figure quelquefois laquo indirectement raquo dans les canta-ri italiens dans La Morte di Tristano13 (comme dans le Tristan en prose) Marc tue Tristan avec la lance de Morgane tandis que dans La pulzella Gaia14 nous rencontrons la fille de Morgana se comportant tout comme une feacutee (avec les tabous mentionneacutes preacuteceacutedemment) et son histoire drsquoamour avec Gauvain fi-nit bien Dans certains contes Morgane est dite femme de Gargantua

La confrontation avec la reine est une constante Le nom Gueniegravevre vient selon toute vraisemblance du mot gallois laquo Gwenhwyfar raquo qui signifie laquo blanc fantocircme raquo ou laquo blanche feacutee raquo (crsquoest lrsquoorigine du preacutenom Jennifer) Degraves lors on peut affirmer que Gueniegravevre possegravede un trait feacuteerique qui lui confegravere un ca-ractegravere magique presque de lrsquoAutre monde Ainsi le mystegravere de la reine reste insoluble est-elle donc la repreacutesentante de la chreacutetienteacute agrave la cour drsquoArthur ou bien le contraire ou les deux

La figure de Morgane resurgit aussi dans la litteacuterature contemporaine plu-tocirct sous lrsquoinspiration de la Mort drsquoArtu et lrsquoon y trouve parfois certaines repri-ses textuelles qui proviennent mot agrave mot de la source Un exemple franccedilais vraiment marquant se trouve dans lrsquoœuvre dramatique et musicale de Boris Vian intituleacute Le Chevalier de la Neige15 (inspireacutee par La Mort le Roi Artu preacute-senteacutee en 1953 au 3egraveme Festival de Normandie avec Sylvia Monfort dans le rocircle de la reine que nous avons tous vue et tant aimeacutee dans le film Les Miseacuterables avec Jean Gabin) elle srsquoy voit attribuer des traits neacutegatifs Le livre de Marion Zimmer Bradley (pas neacutecessairement consideacutereacute comme de la litteacuterature) inti-tuleacute Les Brumes drsquoAvalon16 a pour particulariteacute drsquoecirctre centreacute autour de Mor-

12 Chreacutetien de Toyes Perceval Paris Librairie Honoreacute Champion 1981 v 1948-211013 httpwwwclassicitalianiittrecentomorte_tristanohtm14 httpwwwclassicitalianiittrecentopulzella_gaiahtm15 Boris Vian Le chevalier de la neige Paris 1018 197416 Marion Zimmer Bradley The Mists of Avalon London Penguin Books 1982

203Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise principalement Morgane la Feacutee

gane la feacutee sœur drsquoArthur Celle qui geacuteneacuteralement a un rocircle de meacutechante est montreacutee ici sous le jour drsquoun ecirctre humain Elle figure aussi dans le roman de Steinbeck Le roi Arthur et ses preux chevaliers17 inspireacute aussi par la mecircme œuvre Elle y est preacutesenteacutee comme dans le drame de Vian comme belle mais tregraves meacutechante haiumlssant son fregravere et deacutetermineacutee agrave le tuer NB (concernant lrsquoautre NB) dans ces œuvres du XXe siegravecle elle joue presque exclusivement ce type de rocircle soit litteacuterature lsquoclassiquersquo soit simplement lsquofantasyrsquo et elle perd alors son rocircle invariable aupregraves de son fregravere mourant La seule exception en est peut-ecirctre donneacute par Les Brumes drsquoAvalon ce qui est assez inteacuteressant car elle y est repreacutesenteacutee quelquefois avec un caractegravere pire mecircme que dans les œuvres prosaiumlques du Moyen Age qui donnent drsquoelle lrsquoimage la moins favora-ble ndash du moins crsquoest ce que nous pouvions croire jusqursquoagrave preacutesent

17 John Steinbeck The Acts of King Arthur and his Noble Knights London Pan Books 1979

204 Keacutepes Juacutelia

Bibliographie

The Arthurian Encyclopedia publieacute par Norris J Lacy Woodbridge The Boydell Press 1986httpwwwclassicitalianiittrecentomorte_tristanohtmhttpwwwclassicitalianiittrecentopulzella_gaiahtmMarie de France Les lais publieacutes par Jean Rychner Paris Librairie Honoreacute Cham-pion 1978 httpwwwgutenbergorgdirs14301430514305-8txtKeacutepes Geacuteza laquo A magyar őskoumllteacuteszet nyomairoacutel raquo dans Az idő koumlrvonalai Budapest Magvető 1976King Arthurrsquos Death Morte Arthure publieacute par Brian Stone London Penguin Books 1988La mort le roi Artu roman du XIIIe siegravecle publieacute par Jean Frappier Genegraveve Droz 1954httpwwwlibrochestereduCamelotGMAvalonhtm vers 919-940Malory Sir Thomas Le Morte DrsquoArthur ed Janet Cowen London Penguin Books 1969Miles Rosalind Guinevere the Queen of the Summer Country London Simon amp Schuster 1999Sir Gawain and the Green Knight publieacute par Norman Davis Oxford Clarendon Press 1967Steinbeck John The Acts of King Arthur and his Noble Knights London Pan Books 1979Stewert Mary The Prince and the Pilgrim London Hodder amp Stoughton 1995Thomas Les Fragments du Roman de Tristan Publieacute par Bartina H Wind Paris Li-brarie Minard 1960 p 69Tristan et Iseut la saga norroise traduit par Daniel Lacroix Lettres Gothiques Pa-ris Livre de Poche 1989 p 634 Chreacutetien de Troyes Eacuterec et Eacutenide publieacute par Mario Roques Paris Librairie Honoreacute Champion 1978Chreacutetien de Troyes Le chevalier au lion (Yvain) publieacute par Mario Roques Paris Li-brairie Honoreacute Champion 1978Chreacutetien de Toyes Perceval Paris Librarie Honoreacute Champion 1981 v 1948-2110httpvaulthanoveredu~battlesarthurmorganhtmVian Boris Le chevalier de la neige Paris 1018 1974Zimmer Bradley Marion The Mists of Avalon London Penguin Books 1982

Le voyage de George Grissaphanau purgatoire de saint Patrice

composantes litteacuteraires et folkloriques

Sonia Maura BarillariUniversitagrave di Genova

Les Visiones Georgii1 composeacutees par un auteur provenccedilal dans la seconde moitieacute du XIVe siegravecle sont aujourdrsquohui peu connues mais le nombre de ma-nuscrits qui les conserve ndash ils sont douze copieacutes entre le XIVe et le XVe siegravecle ndash semble indiquer que dans le passeacute ce texte a eu un succegraves consideacuterable Ce succegraves a sans aucun doute eacuteteacute encourageacute par le fait que lrsquoœuvre eacutetait lsquoor-ganiquersquo agrave lrsquoestablishment avignonnais elle a eacuteteacute lsquoparraineacuteersquo par lrsquoarchevecircque drsquoArmagh Richard Fitz-Ralph2 primat drsquoIrlande probablement gracircce agrave son neveu Richard Fitz-Ralph Junior qui agrave cette eacutepoque-lagrave reacutesidait agrave la curie pa-pale drsquoAvignon3

Le protagoniste en est George Grissaphan fils drsquoun noble hongrois qui a veacutecu agrave Naples il a servi comme capitaine dans de nombreuses villes et forte-resses des Pouilles ndash y compris Trani et Canosa ndash et srsquoest rendu coupable de nombreux crimes A lrsquoacircge de vingt-quatre ans il se rendit en pegravelerinage agrave Avi-gnon puis agrave Saint-Jacques-de-Compostelle et au cap Finisterre pour finale-ment aller en Irlande ougrave il a obtenu une autorisation pour entrer dans le pur-gatoire de saint Patrice4

1 Visiones Georgii Visiones quas in purgatorio sancti Patricii vidit Georgius miles de Ungaria a D MCCCLIII hrsg von L L Hammerich Kobenhavn Bianco Lunos Bogtrykkeri 1930

2 Cf E Haywood laquo Disdegno umanista Alessandro VI di fronte allrsquoIrlanda raquo dans Princi-pato ecclesiastico e riuso dei classici gli umanisti e Alessandro VI ndash Atti del convegno (Bari-Mon-te SantrsquoAngelo 22-24 maggio 2000) sous la direction de D Canfora ndash M Chiabograve ndash M de Nichilo Roma Ministero per i Beni e le Attivitagrave Culturali p 255-274 et p 269-270

3 On peut le deacuteduire de la lettre que lrsquooncle envoie agrave son neveu (recteur de lrsquoeacuteglise de Trim dans le comteacute de Meath et chanoine drsquoEmly dans le comteacute de Tipperary) qui annonce lrsquoarriveacutee de George

4 Au Moyen Age la peacutenitence dans le purgatoire irlandais eacutetait consideacutereacute comme une expeacuterien-

206 Sonia Maura Barillari

Coordonneacutees historiques et geacuteographiques

Si lrsquoon sait peu de choses voire rien du tout sur les autres visionnaires du purgatoire de saint Patrice nous sommes mieux informeacutes en ce qui concerne George Grissaphan dont nous connaissons non seulement le nom et le preacute-nom mais aussi lrsquoacircge lrsquoorigine la condition sociale et surtout les raisons qui lrsquoavaient persuadeacute drsquoaccomplir une peacutenitence tregraves risqueacutee et oneacutereuse

dominus noster Jhesus Christus [] loqui dignatus est nobis in quodam sibi dilecto et caro adopcionis filio nomine Georgio de Vngaria filio cuiusdam magnati militis et baronis de Vngaria qui Grissaphan nominatur5

Ce qui avait inciteacute George agrave aller en Irlande laquo non equitando sed peditan-do raquo a eacuteteacute un fort deacutesir de se racheter des nombreux peacutecheacutes commis durant sa jeunesse (laquo vtpote ducentis et quinquaginta homicidijs multisque alterius ge-neris et modi peccatis raquo6) comme il eacutetait preacutevu par le rituel il a demandeacute et obtenu la permission de lrsquoarchevecircque drsquoArmagh de lrsquoeacutevecircque de Clogher laquo in cuius dyocesi est ostium purgatorij raquo7 du prieur du monastegravere de lrsquoicircle du pur-gatoire laquo ordinis Sancti Augustini raquo et du prieur geacuteneacuteral des Chevaliers hieacutero-solymitains drsquoIrlande8

Quand George arrive sur lrsquoicircle ndash nous lrsquoapprenons drsquoune lettre9 de lrsquoarchevecirc-que drsquoArmagh ndash il a vingt-quatre ans Dans la mecircme eacutepicirctre il est appeleacute laquo ha-bitator regni Apuliensis raquo et on dit aussi qursquoil eacutetait le fils drsquoun homme noble drsquoorigine hongroise qui reacutesidait agrave Naples et avait occupeacute drsquoimportantes char-ges publiques

ce lsquoextrecircmersquo ceci est dit expresseacutement par lrsquoauteur drsquoune autre vision patricienne Pierre de Cor-nwall qui souligne que la plupart des peacutenitents preacutefegraverent laquo in redemptionem peccatorum suorum uitam peregrinam ducere et limina apostolorum Petri et Pauli Rome uisitare et Ierosolimam et alia sanctorum loca adire [] quam in pericula tanta Purgatorij intrare raquo Cf R Easting laquo Peter of Cornwallrsquos account of st Patrickrsquos Purgatory raquo Analecta bollandiana No 117 1979 p 397-416

5 Visiones Georgii p 75-766 Visiones Georgii p 767 Visiones Georgii p 768 Visiones Georgii p 76-779 Lrsquoœuvre commence en fait avec une seacuterie de six lettres attestant la visite de George au pur-

gatoire irlandais

207Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

Georgius iuuenis homo et robustus etatis xxiiij annorum vel citra constitutus in Apulie partibus capitaneus per illustrissimum principem et dominum dominum Ludovicum regem Vngarie super quamplures ciuitates et castra quamplurima et singulariter super quandam ciuita-tem que dicitur Troya situatam in maritima prope ciuitates Bari et Ba-ruli (que vulgariter dicitur Barleton) et super multa castra videlicet Ca-nusium et alia quamplurima iurisdiccionem exercens et valde rigidus existens in officio sibi commisso vultra modum persecutus et insecutus est partem aduersam in qua quidem persecucione tam per se quam per complices suos mala et dampna innumerabilia videlicet depredaciones quamplurimas et homicidia ad minus cccl personarum iniuste et contra conscienciam interfectarum perpetrauit10

Opprimeacute par le poids de ses fautes George laquo cum vnico famulo sine equo et animali quocumque raquo commence un long voyage qui lrsquoemmegravene drsquoabord agrave Avignon pour demander lrsquoabsolution au pape puis agrave Saint-Jacques-de-Com-postelle et de lagrave apregraves deux journeacutees de marche dans un ermitage connu sous le nom de laquo sancti Guilhelmi raquo pregraves de Sainte-Marie-de-Finisterre il reste cinq mois en ce lieu jusqursquoagrave ce qursquoil deacutecide drsquoaller au ceacutelegravebre purgatoire situeacute laquo in finibus mundi videlicet in Ybernia que est ultima mundi prouin-cia in parte occidentali raquo11 Il marche agrave travers la terre des Basques la Navarre le royaume de France et lrsquoAngleterre pour arriver en Irlande et agrave lrsquolaquo eacuteglise de Saint Patrice raquo Ici il demande et obtient la permission drsquoentrer dans la fosse puis il doit subir un ceacutereacutemonial complexe et rigoureux

oportet ipsum consequenter per xv dies ieiunare in pane grossissimo et in aqua sub certa mensura vtriusque Item completis xv diebus huius-modi ieiunij dicitur per v dies mane et vespere pro illo officium mortuo-rum ac si esset mortuus et sicut pro mortuo per hunc modum colloca-tur enim in medio chori supradicte ecclesie sancti Patricij feretrum cum panno nigro coopertum et ibidem peregrinus Purgatorium intraturus tamquam mortuus collocatur paratis sacerdoti et dyacono subdyacono et accolitis sicut pro mortuis parari consueuerunt Et sic paratis omni-bus cum cruce thuribulo et aqua benedicta incipitur alta voce cantan-do conplete officium mortuorum Quo de mane cantato statim dicitur missa de Requiem pro illo et sicut dictum est de mane ita dicendum et faciendum est de sero preter missam Missam autem dicta dictus pe-regrinus absoluitur ac si deberet ad sepulchrum deduci pulsando tunc

10 Visiones Georgii p 87-8811 Visiones Georgii p 91

208 Sonia Maura Barillari

campanas sicut pro defunctis fieri est consuetum Et iste modus pulsan-di modusque cantandi missam et officium mortuorum per quatuor dies subsequentes obseruatur12

Enfin George avec un important groupe de repreacutesentants des autoriteacutes lo-cales civiles13 et religieuses se rend

ad quandam insulam valde modicam et satis prope iuxta eorum monas-terium in qua quidem insula est quedam valde modica capella et in ca-pella introitus ad modum porte putei seu cellarij sicut in Francia fieri consueuit cuius ostij longitudo quatuor palmorum latitudo autem eius trium palmorum continet mensuram Super quo ostio inuenerunt tres magnos lapides quorum quilibet ad minus erat ponderis vij quintalium vel viij qui supra predicto ostium per triginta conpletos annos fuerant sine aliqua amocione [] Aperto autem ostio prior sopradictus indutus solem-pniter cum ministris suis sicut est fieri consuetum Georgium benedixit Qui quidem Georgius modo ordinato indutus tribus tunicis albis sine zona et capucio discalciatus et capite discoopertus ac eciam dezonatus premis-so signaculo sancte crucis dicendo laquo Jhesu Christe fili dei viui miserere michi peccatori raquo ostium Purgatorij intrauit qui quidem introitus est pu-teus profondissimus profunditatis duorum miliarum et vltra habens gra-dus vertiles et volutuosos ad modum vitis gradualis qui in campanilibus et ipsorum ascensu seu descendsu fieri consueuit14

Avant drsquoentrer deacutefinitivement dans le puits George reccediloit une croix de grande qualiteacute et valeur qursquoil tient dans sa main pendant qursquoil descend les marches de lrsquoescalier en colimaccedilon (similaire agrave ceux des tours ou des clochers dit lrsquoauteur) la descente est effectueacutee dans lrsquoobscuriteacute totale et elle a une lon-gueur de 2 miles et plus Quand il aperccediloit de la lumiegravere il en est reacuteconforteacute et il la suit jusqursquoagrave la derniegravere marche ougrave agrave travers une petite porte il quitte lrsquoes-calier et entre dans une grande plaine deacutesertique dont on nous a dit qursquoelle est une sorte drsquoantichambre du purgatoire

Agrave George ndash comme agrave Owein le premier visiteur lsquolitteacuterairersquo du purgatoire ir-landais ndash sont accordeacutees vingt-quatre heures si apregraves cette peacuteriode agrave lrsquoouver-ture de la porte il nrsquoeacutetait pas lagrave ougrave on lrsquoattendait la porte serait refermeacutee et il serait consideacutereacute comme perdu pour lrsquoeacuteterniteacute George comme Owein par-

12 Visiones Georgii p 94-9513 Lrsquoauteur parle drsquoun vir nobilissimus laquo qui vocatur rex illius patrie dictus Magrath raquo Visio-

nes Georgii p 9514 Visiones Georgii p 95-97

209Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

vient agrave surmonter toutes les eacutepreuves et agrave retrouver la sortie Et il ne revient pas tout seul mais accompagneacute de Saint-Michel archange un miracle qui deacuteclen-che parmi les personnes preacutesentes une deacutevote lsquochassersquo agrave la relique qui a pour objet principal ses vecirctements apregraves quoi le heacuteros se retrouve presque nu15

Il y a plusieurs raisons de srsquooccuper des Visiones Georgii la plus importante crsquoest que cette œuvre est substantiellement indeacutependante du Tractatus de pur-gatorio s Patricii16 le texte le plus ancien dans lequel le site de purgation du Lough Derg est deacutecrit Il est notamment inteacuteressant de prendre en consideacutera-tion les donneacutees objectives concernant lrsquoentreacutee et la configuration exteacuterieure du Purgatoire ainsi que les conditions qui en reacuteglementaient lrsquoaccegraves pour les visiteurs Drsquoeacuteventuelles concordances entre les deux visiones peuvent neacutean-moins ecirctre attribueacutees agrave lrsquoinfluence directe ou indirecte exerceacutee par le Tracta-tus tregraves bien connu au XIVe siegravecle

Comme dans le Tractatus la pratique consistant agrave demander des autorisa-tions pour pouvoir accomplir le rite drsquoexpiation est ici souligneacutee comme sont mentionneacutes les quinze jours de jeucircne et de priegravere neacutecessaire agrave la preacuteparation spirituelle Lrsquoauteur parle aussi de la convocation des fidegraveles ndash clercs et laiumlcs ndash qui sont appeleacutes pour accompagner en procession le peacutenitent jusqursquoagrave la porte du purgatoire ougrave il recevra la derniegravere beacuteneacutediction Sont eacutegalement reacuteaffir-meacutees agrave plusieurs reprises la puissance de lrsquoinvocation du nom du Christ et lrsquourgente neacutecessiteacute de conserver la meacutemoire et les reacutecits de ceux qui ont pu re-venir du purgatoire sains et saufs17

Contrairement agrave ce que nous pouvons lire dans le Tractatus pour Geor-ge crsquoest le culte reacuteserveacute aux morts qui est ceacuteleacutebreacute il est eacutetendu sur un cer-cueil pareacute de noir et les moines reacutecitent la liturgie des morts et ceacutelegravebre la mes-se in requiem pendant que les cloches sonnent laquo sicut pro defunctis fieri est consuetum raquo Il srsquoagit lagrave drsquoun deacutetail que lrsquoon trouve aussi dans les relations

15 Visiones Georgii p 318-31916 On peut le lire dans Das Buch vom laquo Espurgatoire S Patrice raquo der Marie de France und seine

Quelle hrsg von K Warnke Tuumlbingen Max Niemeyer Verlag 1973 [1938]17 Dans ce cas les meacutemoires sont certifieacutes par lrsquoauctoritas de quatre lsquogarantsrsquo deacutesigneacutes par

leur nom et leur fonction laquo videlicet domini Richardi nunc Armachani archiepiscopi [] do-mini Nicolai nunc Clochorensis episcopi [] fratris Paoli prioris monasterij insule Purgatorij sancti Patricij [] fratris Iohannis prioris generalis per Yberniam fratrum hospitalis sancti Io-hannis Ierosolimitani raquo Visiones Georgii p 77-78

210 Sonia Maura Barillari

que Ramoacuten de Perellos18 et Antonio Mannini19 ont faites de leur pegravelerinage au purgatoire irlandais

Une autre diffeacuterence par rapport au Tractatus crsquoest que George affirme ex-plicitement que le purgatoire est situeacute sur une icircle pregraves du monastegravere de chanoi-nes reacuteguliers de lrsquoordre augustinien responsables de la garde de ce lieu sacreacute

duxerunt eundem Georgium ad quandam insulam valde modicam et satis prope iuxta eorum monasterium in qua quidem insula est quedam valde modica capella et in capella introitus ad modum porte putei seu cellarij [] cuius ostij longitudo quatuor palmorum latitudo autem eius trium pal-morum continet mensuram20

Mais ce qui frappe le plus dans les Visiones Georgii crsquoest le soin avec lequel le reacutecit est ancreacute agrave des points de reacutefeacuterence chronologique et geacuteographique exacts et la preacutecision de lrsquoeacutetat civil des protagonistes de lrsquohistoire21 le pegravere de Geor-ge habite agrave Naples George vit entre Trani Bari Barletta Canosa et sa sincegravere contrition le fait aller agrave Avignon agrave Saint-Jacques-de-Compostelle agrave Finister-re en Irlande enfin Il y est accueilli par lrsquoarchevecircque drsquoArmagh dans le chacirc-teau de Dromiskin pregraves de Dundalk dans le comteacute de Louth22 Dans une let-tre agrave son neveu Richard Fitz-Ralph junior (rector de lrsquoeacuteglise de Trim dans le comteacute de Meath et chanoine agrave Emly dans le comteacute de Tipperary) le mecircme ar-chevecircque dira de George qursquoil laquo ad vos venerit raquo se reacutefeacuterant agrave Avignon la ville dans laquelle Richard se trouvait agrave ce moment-lagrave Nous avons lagrave un tableau europeacuteen extrecircmement preacutecis et articuleacute auquel correspond une datation qui ne lrsquoest pas moins la premiegravere lettre de lrsquoarchevecircque drsquoArmagh adresseacutee au chevalier hongrois pourrait avoir eacuteteacute eacutecrite le 19 feacutevrier 135423 un mercredi

18 Cf A Vignaux et A Jeanroy Voyage au Purgatoire de St Patrice Visions de Tundal et de St Paul textes languedociens du quinziegraveme siegravecle Toulouse Eacuteditions Eacutedouard Privat 1903 rist New York-London Johnson Reprint Corporation 1971

19 Cf L Frati laquo Il Purgatorio di S Patrizio secondo Stefano di Bourbon e Umberto da Ro-mans raquo Giornale Storico della Letteratura Italiana No 7 1886 p 140-179

20 Visiones Georgii p 95-9621 Sont ici nommeacutes lrsquoarchevecircque drsquoArmagh Richardus identifieacute avec Richard Fitz-Ralph ti-

tulaire de cette charge de 1347 agrave 1360 Nicolaus eacutevecircque de Clogher (Nicolaus Mac Cathusaigh 1320-1356) Iohannis prieur geacuteneacuteral des Hieacuterosolymitains en Irlande (John of Frowick 1338-1358) et Richard Fitz-Ralph junior (1344-1353)

22 Visiones Georgii p 7923 Le 12 ou le 5 feacutevrier certainement avant la lettre suivante dateacutee du 22 feacutevrier 1354 Visio-

nes Georgii p 80-81

211Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

la seconde ndash qui teacutemoigne de lrsquoexpeacuterience purgatoriale du chevalier ndash le 22 feacute-vrier 1354 le mecircme jour que la troisiegraveme envoyeacutee agrave son neveu La lettre par la-quelle le prieur du monastegravere du purgatoire autorise le jeune homme agrave y entrer est dateacutee du 7 deacutecembre 1353 (laquo in crastino sancti Nicolai episcopi raquo)24 alors que lrsquoattestation de lrsquoeacutevecircque de Clogher qui certifie que ce fait srsquoest reacuteellement passeacute est du 26 deacutecembre de la mecircme anneacutee suivie de celle du prieur geacuteneacute-ral des Hieacuterosolymitains25 dateacutee du 29 janvier 135426 Il est donc eacutevident que George a effectueacute son lsquoentreprisersquo un jour compris entre le 8 et le 25 deacutecem-bre de lrsquoanneacutee 1353 agrave une saison et une latitude fort peu favorables agrave des per-formances de ce type mais comme on le verra dans des conditions pas assez prohibitives pour deacutecourager les peacutecheurs deacutesireux de se racheter

Lrsquoheacuteritage du Tractatus

Il ne faut pas oublier que le Tractatus deacuteveloppe une articulation complexe et que lrsquoaventure veacutecue par le chevalier irlandais en constitue seulement une partie quoique la plus consistante et importante27 Apregraves la dedicatio agrave lrsquoab-beacute de Sartis (lrsquoinspirateur ou pour mieux dire le lsquocommettantrsquo de la mise en œuvre du reacutecit) il y a un prologus dans lequel se reacutefeacuterant agrave lrsquoauctoritas de Greacute-goire le Grand et de saint Augustin lrsquoauteur ndash qui se nomme simplement H de Saltrey ndash traite de la possibiliteacute parfois offerte aux hommes drsquoexpeacuterimenter de leur vivant tout ce que leur reacuteservera lrsquooutre-tombe

Ce prologue est suivi de lrsquoexplication comment le passage qui permet aux peacutecheurs sincegraverement repentis de traverser les territoires du purgatoire en en subissant les peines a eacuteteacute reacuteveacuteleacute agrave saint Patrice Puis le rituel auquel les aspi-rants pegravelerins de lrsquoau-delagrave se soumettent est minutieusement deacutecrit et enfin lrsquoaventure drsquoOwein est raconteacutee Ce reacutecit preacutesente deux interruptions consti-tueacutees par autant drsquolsquohomeacuteliesrsquo dont la premiegravere commente lrsquoheureux franchis-sement de lrsquoeacutepreuve du pons subtilis et lrsquoabandon conseacutecutif des sites de pur-gation alors que la seconde souligne le moment ougrave le protagoniste agrave la fin de

24 Visiones Georgii p 8425 Cette lettre aurait eacuteteacute reacutedigeacutee au chacircteau de Kilmainam (agrave cette eacutepoque-lagrave pregraves de Dublin

actuellement dans la ville mecircme)26 Visiones Georgii p 8627 La subdivision du texte selon lrsquoeacutedition Warnke est en bref celle-ci I Dedicatio - II Prologus

- III Narratio a) De Purgatorio S Patricii b) De Owein milite c) De milite in Purgatorio Ho-milia I d) De Owein milite in Paradiso terrestri Homilia II e) De milite e Purgatorio reuerso f) Testimonium Gileberti - IV Epilogus - V Appendix 1) Testes 2) Narratiunculae Epilogus

212 Sonia Maura Barillari

son seacutejour temporaire dans le Paradis Terrestre srsquoapprecircte agrave faire retour dans notre monde Puis est rapporteacute un teacutemoignage attribueacute agrave Gilbert (le premier narrateur de lrsquohistoire drsquoOwein) qui reacutefute lrsquoopinion de ceux qui ne consideacute-raient pas comme admissible qursquoune expeacuterience de lrsquoautre monde fucirct physique autant que spirituelle

Agrave ce point certains manuscrits28 se terminent avec un bref eacutepilogue eacutepi-logue29 que drsquoautres30 reproduisent agrave la fin drsquoun lsquoappendicersquo composeacute de cinq narratiuncolae drsquoune physionomie apparenteacutee agrave celle des exempla

La structure narrative des Visiones Georgii est quant agrave elle tregraves diffeacuterente apregraves une longue introduction qui deacutecrit les vicissitudes qui ont meneacute George en Irlande et le rite preacuteliminaire agrave son entreacutee dans la construction cachant le passage vers lrsquoau-delagrave le texte propose une seacuterie de vingt-neuf visiones dont les dix-huit premiegraveres ont un deacutecor avec des traits nettement infernaux Dans les neuf visions initiales les diables prennent des formes toujours diffeacuterentes qui mettent lrsquoaccent sur la disposition diabolique au transformisme agrave la meacutetamor-phose et en mecircme temps exploitent les clicheacutes drsquoune litteacuterature exemplaire en-cline agrave mettre en garde les fidegraveles contre les dangers de la vie mondaine ils apparaissent drsquoune fois agrave lrsquoautre sous les traits de becirctes horribles de chevaux et chevaliers armeacutes et belliqueux de femmes lascives de marchands somptueu-sement habilleacutes de serpents et mecircme de moines et precirctres ndash impliquant dans cette diabolisation toutes les conditions sociales tous les lsquoeacutetats du mondersquo

Pour convaincre George drsquoabandonner son chemin de peacutenitence les deacute-mons assument lrsquoaspect de son pegravere et de ses fregraveres ainsi que des demoiselles qui freacutequentaient sa maison des Pouilles Agrave partir de la dixiegraveme visio lrsquoauteur suit plus fidegravelement le modegravele offert par le Tractatus le jeune homme rencon-tre sur son chemin un lac flamboyant un bacirctiment plein de fosses remplies de meacutetal bouillant un puits profond une haute montagne fouetteacutee par un vent glacial un autre puits enfin qui srsquoouvre sur lrsquoabicircme de lrsquoenfer

Le titre de la seiziegraveme visio laquo de diuersis penis purgatorij raquo nous fait com-prendre que les diffeacuterences entre notre texte et sa laquo source raquo sont drsquoessence doctrinale avant mecircme drsquoecirctre relatives au contenu en effet il preacutesente le

28 Ce sont les manuscrits du groupe que Warnke appelle 29 laquo Hec pater uenerande predictus Gilebertus et mihi et aliis pro edificatione narrauit si-

cut ipse ab eodem milite sepius audiuit Ego uero sequens sensum uerborum et narrationis eius prout intelligere potui dixi uobis Si quis autem hinc me reprehendere uoluerit sciat quod ues-tra me hoc scribere iussio coegit raquo K Warnke op cit p 150

30 Ce sont les manuscrits du groupe que Warnke appelle

213Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

voyage qui srsquoaccomplit agrave lrsquointeacuterieur du purgatoire de saint Patrice comme un parcours qui preacutevoit aussi un temps pendant lequel la volonteacute du peacutenitent est mise agrave lrsquoeacutepreuve ainsi que ndash apregraves cette section ndash la preacutesence drsquoun guide lrsquoar-change Michel prodigue drsquoenseignements pour celui qui a reacuteussi agrave surmon-ter les tentations diaboliques et agrave parvenir au veacuteritable lieu de la purgation Ce dernier nrsquoapparaicirct pas tregraves diffeacuterent des reacutegions preacuteceacutedemment deacutecrites les supplices sont semblables et eacutegalement douloureux mais le sort reacuteserveacute aux acircmes est diffeacuterent parce que ndash apregraves de nombreux tourments ndash elles sont destineacutees agrave la gloire eacuteternelle Pour revenir un instant en arriegravere la dix-hui-tiegraveme visio est entiegraverement deacutedieacutee agrave la description de lrsquoenfer et des peines que les damneacutes y souffrent et elle se termine avec une dissertation savante sur les diffeacuterences qui existent entre ces peines et celles qui sont preacutevues pour les es-prits du purgatoire Apregraves cette vision terrible George est accompagneacute aux portes du paradis agrave travers preacutes verts et jardins pleins de fleurs parfumeacutees et de fruits au paradis il verra les anges les saints et les bienheureux et enfin Jeacutesus Christ qui lui donne sa beacuteneacutediction

Lrsquoau-delagrave visiteacute par George preacutesente donc une subdivision diffeacuterente de cel-le du Tractatus qui se limite agrave deacutecrire le purgatoire et le repreacutesente selon la conception de la fin du XIIe siegravecle crsquoest-agrave-dire diviseacute en deux parties un en-droit de purification ougrave officient des diables avec des fonctions punitives et le paradis terrestre ougrave apregraves avoir eacuteteacute purifieacutees arrivent les acircmes et ougrave elles at-tendent drsquoecirctre eacuteleveacutees au ciel Par contre dans les Visiones Georgii les eacutetapes preacutevues sont au nombre de cinq une section lsquoprobatoirersquo ndash le veacuteritable pur-gatoire ndash un premier pons subtilis lrsquoenfer un second pons subtilis un endroit de deacutelices (que nous pouvons identifier au paradis terrestre31) et finalement le paradis ceacuteleste

Cette reacutepartition est apparenteacutee agrave celle qui est preacutesente dans une autre œu-vre ayant comme sujet le purgatoire de saint Patrice le Purgatoire de Ludo-vic de France32 Il est conserveacute dans cinq manuscrits qui en proposent quatre

31 George le confond effectivement avec le paradis ceacuteleste et veacuterifie aupregraves de son guide lrsquoar-change Michel qui deacutement laquo non est proprie paradisus sed speciali pregustacio et participatio paradisi et quedam ymago illius raquo Visiones Georgii p 210

32 Cf S M Barillari laquo Le glosse e lrsquoappendice del Purgatorio di Ludovico di Sur (Napoli BN Vind lat 57 cc 258-263) un caso di contaminazione raquo Studj romanzi (Nuova serie) No 2 2007 p 127-155 laquo I volgarizzamenti e i rifacimenti del Tractatus de Purgatorio s Patricii dalla propaganda religiosa a quella politica raquo dans Comunicazione e propaganda nei secoli XII-XIII Atti del convegno internazionale Messina 24-26 maggio 2007 sous la direction de F Latella e T Sorrenti Roma Viella 2007 p 113-131 laquo Il Purgatorio di Ludovico di Sur (Napoli Biblioteca

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versions diffeacuterentes lrsquoune latine33 lrsquoautre latine avec un appendice en italien34 une autre catalane35 et une autre encore italienne36 Cette derniegravere a de gran-des affiniteacutes avec les Visiones Georgii au moins du point de vue de la structure interne Elle se diffeacuterencie des autres versions par une consistante interpola-tion qui propose des images et des situations en grande partie tireacutees de lrsquoEnfer de Dante et qui rend neacutecessaire une reacuteorganisation des endroits exploreacutes par le visionnaire selon une nouvelle scansion une section lsquoprobatoirersquo dans la-quelle des diables sous forme de dames tregraves seacuteduisantes essaient drsquoinduire en tentation le peacutenitent un premier pons subtilis la section infernale influenceacutee par la Comeacutedie un second pons subtilis la section purgatoriale le paradis ter-restre et le paradis ceacuteleste (seulement entrevu de loin)37

Les deux textes ndash les Visiones Georgii et le Purgatoire de Ludovic de France ndash sont donc les teacutemoins drsquoun procegraves de transformation de la matiegravere patri-cienne qui vise agrave son renouvellement un renouvellement sans doute motiveacute par lrsquointention de lrsquoadapter agrave des notions et des exigences nouvelles Lrsquoeacutetape qui se preacutesentait sous un aspect infernal et qui dans le Tractatus preacutecegravede le pons subtilis ne correspondant plus agrave une conception plus lsquosobrersquo du pur-gatoire se voit attribuer une nouvelle fonction de laquo clef probatoire raquo apregraves avoir subi preacuteventivement un laquo ravalement raquo deacutemoniaque qui met les tenta-tions au cœur de lrsquoeacutepisode Ceci induit une profonde reacuteorganisation au ni-veau seacutemantique lrsquoideacutee de purification des peacutecheacutes commis perd sensible-ment de son importance alors que celle de lrsquoeacutepreuve de veacuterification de la pureteacute ou de la vertu du heacuteros ndash qui doit se montrer digne de parvenir agrave la destination deacutesigneacutee ndash voit la sienne grandir en proportion inverse

Nazionale Vind lat 57 cc 258-263) un testo a cavallo fra Medioevo e Rinascimento Studi me-dievali (3a serie) No 49 2008 p 759-808 laquo Un Purgatorio umanistico Le vicende testuali di una visio fra latino e volgare raquo dans Lingue e culture fra identitagrave e potere sous la direction de M Arcangeli et C Marcato Formello (Rm) Bonacci 2009 p 123-130

33 P Paris BNF Lat Nouv Acq 1154 cc 7r-10v (fin du XIVe siegravecle)34 V Naples Bibliothegraveque Nationale Vind lat 57 cc 258-263 (fin du XIVe siegravecle) Il y a aussi un

codex descriptus V Naples Bibliothegraveque Nationale Vind lat 57 cc 258-263 (fin du XIVe siegravecle)35 B Barcelona Arxiu de la corona drsquoArago Sant Cugat 82 cc 157r-163v e 83 c 126 (pre-

miegravere moiteacute du XVe siegravecle)36 C Venise Bibliothegraveque du Museacutee Correr 1508 (premier quart du XVe siegravecle) et Pd Pa-

doue Bibliothegraveque Municipale CM 106 cc 44va-49vb (milieu du XVe siegravecle)37 Cf S M Barillari laquo La cittagrave delle dame La sovranitagrave ctonia declinata al femminile fra lrsquoir-

landa e i Monti Sibillini raquo LrsquoImmagine riflessa NS No 18 2009 p 87-121 et p 120-121

215Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

Lrsquoheacuteritage folklorique

Mais le Purgatoire de Ludovic de France manifeste un autre point de contact avec les Visiones Georgii peut-ecirctre drsquoun inteacuterecirct plus grand encore parce qursquoil se reacutefegravere agrave une matiegravere eacutetrangegravere aux visions purgatoriales et drsquoune faccedilon geacute-neacuterale au reacutepertoire drsquoimages qui se reacutepegravete dans les repreacutesentations meacutedieacuteva-les de lrsquoau-delagrave chreacutetien une matiegravere qui au contraire semble tireacutee de la my-thologie preacutechreacutetienne et du folkore dans lequel elle srsquoeacutetait en partie deacuteposeacutee

La section probatoire du Purgatoire de Ludovic de France dans toutes ses versions laisse en effet apparaicirctre une anomalie insolite38 en ce qursquoelle es-saie drsquoobliteacuterer ndash on serait tenteacute de dire de masquer ndash les horreurs des siegrave-ges deacutemoniaques en les dissimulant fictivement sous les apparences drsquoun hortus deliciarum Lrsquoavanceacutee de Ludovic est en effet ponctueacutee par une suc-cession de tentations contre la manifestation desquelles il avait deacutejagrave eacuteteacute mis en garde par le frater albus qui lrsquoavait accueilli dans la salle du purgatoire laquo scias quod invenies temptationes maximas dominarum et domicellarum pulcerrimarum tuo videre que temptabunt multum si poterunt decipere te raquo39 Toutes ces dames et demoiselles le flattent en lui offrant une grande quantiteacute drsquoor une offre associeacutee dans la plupart des cas agrave une invitation agrave rester avec elles Les paroles prononceacutees par lrsquoanticha domina que Ludovic rencontre dans un grand preacute nous en donne un exemple laquo spectavi te per magnum tempus causa dandi tibi unam istarum iuvenum cum qua dabo tibi maximam quantitatem auri quod semper toto tempore vite tue poteris stare cum magno honoreraquo (V)40 Le passage correspondant dans C se distin-gue par une plus grande charge expressive

godi drsquoalegreza o chavalier bello e chortexe e molto piugrave piaxevole Quan-to longo tenpo egrave pasato che io te ograve aspetato per doverte consentire et darte una de queste donzele qual a ti piaze Chredime adoncha che per zerto a ti seragrave bem perpetual E zertamente ella te daragrave e sigrave te uxeragrave piaxevoli deleta-menti et ultra questo tu serai piaxevollemente richo (c 6v)

38 Ludovico Frati lrsquoavait deacutejagrave releveacutee laquo Tradizioni Storiche del Purgatorio di San Patrizio raquo Giornale Storico della Letteratura Italiana No 17 1891 p 46-79

39 Le texte du manuscrit V est eacutediteacute par S M Barillari dans laquo Il Purgatorio di Ludovico di Sur raquo art cit (la citation se trouve p 800) La version du manuscrit C est encore plus explicite laquo sapi che incontenente i demonii vigniragrave da ti in forma de donzele bellisime per sedurte a pe-char chon quelle raquo (c 4v)

40 S M Barillari laquo Il Purgatorio di Ludovico di Sur raquo art cit p 801-802

216 Sonia Maura Barillari

Et si le manuscrit V ndash qui conserve une version plus segraveche et syntheacutetique ndash se limite agrave qualifier les femmes de pulcerrime et iuvenes le manuscrit pa-risien les veacutenitiens et le catalan se reacutepandent en descriptions extrecircmement deacutetailleacutees

statim veniunt mulieres quarum erat incredibilis pulcritudo corizantes salentesque regalibus indumentis indute coronas aureas ornatas pretio-sissimis lapidibus in capite deferebant formose valde lacteo rubeoque colore mixto perfuxe declinantes capillis aureis erant timpora mediocri-ter elevata frontes polite nive erant albiores supercilia arcualia nigredi-ne pendentia decenter oculi aquile pulcriores ac vaghi nimis genne lacte coagulato teneriores nasus valde stillus usque ad labia rectissimus decu-rebat labia rubricunda coralo dentes eburnei velud aties ordinati ut lapis pretiosissimus mens pendebat colum decenti carnositate habebant autem gutur lineatum actualiter in pectore duo poma parva pulcerima leveban-tur In etate xvj vel xvij annorum ad plus videbantur (P c 7v)

me aparve demonii in forma de donzelle in le qual pareva esser tanta bel-leza che non se poria aquiperar a belleza tanto era belle et versso de me vigniva ballando e saltando et era vestite de realle vestimente et aveva chadauna in chapo chorone ornate de pietre pretioxe I suorsquo chapelli spes-sisimi e belli chomo filli drsquooro le tenpie levate li suorsquo fronti alti et molto piugrave bianche che neve i labri et galte vermeglie chome roxe Zegli neri et torti gli ochi piugrave belli et vagi che de aquilla o falchone I suorsquo naxi drich pluy drsquoun stillo denti bianchisimi e adornati a modo de schiere nel peto mostrava do pomedeli picoli e redondi pareva de etate de xv in xvi anni (V c 5r)41

encontinent algunes dones vengueren ves mi ballant e cantant la belea de les quals era tant gran que apenes la poria om dir ne altre creure Car ves-tides eren com a regines e portaven en lur cap corones drsquoaur meravelloses ab moltes pedres presioses lus carns avien pus blanques que let la qual blanquor ere mesqulada la hon feva mester ab color vermela fresca com a rosa E avien cabels fort lonchs e delicats semblant a fil drsquoaur lus fronts eren beles e polits pus blanchs que neu que al mon sis les celles voltades negres los vis avien aguileyns los nas avien forts polits los labis pus ver-mels que corals les dents pus belles que vori fforts be hordenades e lo col fort bel e blanch e ben torneyat les mamelles avien com dues pomes po-ques Le quals dones parien de edad xvj anys poch mes o meyns42

41 Les variantes de Pd sont minimes et purement graphiques42 R Miquel y Planas Llegendes de lrsquoaltra vida Barcelona Giroacute 1914 p 241-252 p 247

217Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

Naturellement conformeacutement agrave la mise en garde du lsquomoine blancrsquo et com-me lrsquoavait bien compris le reacutedacteur du texte elles ne sont autres que des deacute-mons precircts agrave disparaicirctre degraves qursquoon prononce la formule laquo Verbum caro factum est et habitavit in nobis raquo accompagneacutee drsquoun triple signe de croix

Bien que lsquocurieusersquo cette particulariteacute nrsquoest pas du tout eacutetrangegravere aux visions si-tueacutees dans le purgatoire irlandais en 1200 tout pregraves de la date de reacutedaction du Tractatus (entre 1179 et 1185 plus probablement agrave la fin de cette peacuteriode) Peter of Cornwall prieur du couvent de Holy Trinity agrave Algade (Londres) reacutedige un Liber revelationum43 ougrave la transcription du Tractatus est suivie drsquoune autre vision (ff 21va-23ra) baseacutee sur le reacutecit drsquoun certain Bricio44 Celui-ci rapporte que laquo tempore igitur regis Henrici secundi intravit quidam miles Purgatorium illud raquo45 Le deacutecor est sensiblement diffeacuterent de celui qui est esquisseacute par le devancier le plus ceacutelegravebre dans la maison souterraine le chevalier ne se trouve pas en preacutesence drsquoenvoyeacutes ceacute-lestes mais y rencontre un roi nommeacute Gulinus qui lui preacutesente sa fille une jeune femme drsquoune rare beauteacute et qui lui demande srsquoil voudrait faire lrsquoamour avec elle Il y consent et tout de suite un lit est apprecircteacute pour le couple

et ecce cum crederet se miles uti connubio illius puelle aperti sunt oculi eius et vidit truncum vetustissimum et aridissimum et deformem iacere inter amplexus eius et virilem ipsius virgam in quodam foramine facto in illo trunco coartatam46

On peut trouver quelque chose de semblable dans la troisiegraveme visio de Geor-ge ougrave le protagoniste aperccediloit de loin une ville riche et puissante

de cuius porta vidi euntem quandam dominam supra modum et valde mi-rabiliter amabilem et formosam et polcherrimam inter omnes huius mundi mulieres cui similem nunquam vidit in facie in pulchritudine nec in corpo-ris formositate que domina ducentis domicellis vel ultra versus Georgium ob-viam venit et ipsum honorifice recipiendo Predicta domina cum domicella-bus suis erat pulcherrima vultu et corpore sicut erat mirabiliter ornata utpote induta de nobilissimo et ditissimuo scharleto habens in capite coronam pul-cherrimam diversis lapidum preciosorum generibus adornatam et textam47

43 Le texte est conserveacute dans une copie unique ndash presque certainement lrsquooriginal reacutedigeacute par Peter ndash qui se trouve agrave la Lambeth Palace Library (ms 51)

44 Cf S M Barillari laquo Gli infortuni della penitenza Ovvero un purgatorio dai dolorosi am-plessi raquo Lrsquoimmagine riflessa N S No 14 2005 p 87-102

45 R Easting art cit p 413 46 Ibid p 41447 R Easting art cit p 115

218 Sonia Maura Barillari

La dame le reccediloit en qualiteacute de reine du pays et elle se donne agrave lui comme amante en ajoutant que srsquoil lrsquoavait eacutepouseacutee il serait devenu le roi de son royau-me Cependant il suffit qursquoil baisse les yeux pour voir entre les plis du preacutecieux vecirctement les pieds de la dame et pour qursquoil srsquoaperccediloive que ce sont des sabots lrsquoun de cheval lrsquoautre de bœuf un signe tregraves eacutevident de son essence deacutemonia-que une essence qui achegraveve de se reacuteveacuteler quand est profeacutereacute le nom du Christ

et statim immediate cum horribili sonitu fulgurum et tempestatum dya-bolus qui in predicta forma apparuerat cum omnibus suis conplicibus disparuit post eius abscessum remansit fumus fetidissimus super omnes mundi corrupciones48

Mais les textes connexes au purgatoire de saint Patrice ne sont pas les seuls agrave exploiter un tel motif il revient aussi dans Huon drsquoAuvergne chanson de geste franco-italienne qui pourrait avoir eacuteteacute composeacutee ndash du moins dans la forme attesteacutee par les manuscrits49 ndash entre 1315 et 1340 Lrsquoeacutepisode qui nous inteacuteresse50 a lieu pendant le long voyage qui conduira Huon en enfer pour demander agrave Lucifer de reconnaicirctre la suzeraineteacute de Charles Martel en lui rendant hommage il srsquoembarque sur un petit bateau qui mu par une force surnaturelle remonte agrave contre-courant les eaux du fleuve Tigre et apregraves de nombreux jours de navigation il aperccediloit sur une rive trois demoiselles qui entonnent un chant drsquoamour Les jeunes femmes lui souhaitent la bienvenue et lrsquoaccompagnent dans une ville qui a une apparence lsquoparadisiaquersquo Tout de suite il est conduit en preacutesence de la reine qui porte une robe de veuve et qui a la tecircte voileacutee apregraves avoir eacutecouteacute son histoire elle lui promet non seu-

48 Visiones Georgii p 117-11849 Ce sont les mss Hamilton 337 de la Staatsbibliothek de Berlin dateacute de 1341 (B) N III 19

de la Bibliothegraveque Nationale de Turin dateacute de 1441 et partiellement deacutetruit dans lrsquoincendie de 1904 (T) 32 de la Bibliothegraveque du Seacuteminaire Eacutepiscopal de Padoue deacutebut du XVe siegravecle (P) Il y a aussi le lsquoframmento Barbierirsquo conserveacutee agrave la Bibliothegraveque du Archiginnasio de Bologne (Br) B 3489 qui contient les 1264 lignes de lrsquoeacutepisode de la descente drsquoHuon en enfer Cf L A Meregaz-zi laquo LrsquoUgo drsquoAlvernia poema franco-italiano raquo Studj romanzi No 27 1937 p 5-87 p 6 et 15-16 et laquo Lrsquoepisodio del Prete Gianni nellrsquoUgo drsquoAlvernia raquo Studj romanzi No 26 1935 p 5-69 p 5 Il ne faut pas oublier que les textes de ces manuscrits montrent de consideacuterables divergences dans la forme les contenus et la langue Pour un approfondissement bibliographique cf Barillari laquo La cittagrave delle dame raquo art cit p 93-95 n 21

50 Lrsquoeacutepisode est eacutediteacute par E Stengel laquo Huons von Auvergne Keuschheitsprobe Episode aus der franco-venezianischen Chanson de geste von Huon drsquoAuvergne nach den drei erhaltenen Fassungen der Berliner Turiner und Paduaner raquo dans Meacutelanges M Wilmotte Paris Cham-pion 1910 p 685-713

219Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

lement de lrsquoaider dans son entreprise mais aussi de le nommer souverain de ses terres agrave condition qursquoil couche avec elle cette nuit-lagrave

la grant beuteccedil qe ge ay en vos veuumleme torne en joie de ce qursquoavoy perduede monsignor dont ge suy dechauumlesuy restoreccedil por vetre coneuumlepar sir vos tiengen et je por vetre drueReceveccedil moy Ja vos avray renduetote la terre qui ai tant longuemant tenueSi en ceste nuit mrsquoavereccedil en braccedil nueainccedil qe clerteacute soit demain aparuepar force drsquoart dont moy croy reampluevos manderay dedanccedil la jant chauumle51

Huon vrai champion de la fideacuteliteacute conjugale ne cegravede pas agrave cette tentative de seacuteduction il fuit dans un verger et commence agrave se frapper la poitrine avec un caillou en implorant lrsquoaide de Dieu Agrave son retour dans le chacircteau il invoque le nom du Christ et le deacutecor change prodigieusement devant ses yeux Il com-prend ainsi qursquoil a eacuteteacute victime de la tromperie du deacutemon

la damoiselie et li danccedileus vestudevenirent tot diables cornucum grant furor parent estre vencuNuls trons in aer quant li vient sunt creuumlnon fait tiel criccedil puisqursquoil ert derompucum cil diable qui furent confonduSoul en la sale li cons ert remansuda quatre part i estoit apris le fu52

Le lendemain agrave son reacuteveil la ville et le chacircteau se sont eacutevanouis et lui agrave che-val peut continuer son chemin

Selon toute probabiliteacute cette laquo suggestion raquo narrative deacuteclineacutee drsquoune maniegravere diffeacuterente dans les œuvres ici examineacutees peut ecirctre rameneacutee au motif du lsquocadeaursquo

51 B v 6964-6974 (Stengel laquo Huons von Auvergne Keuschheitsprobe raquo p 705)52 V 7077-7084 de la version de B (Stengel laquo Huons von Auvergne Keuschheitsprobe raquo p 710)

Le feu sera ensuite eacuteteint par lrsquointervention de trois anges descendus du ciel pour le consoler

220 Sonia Maura Barillari

ou du lsquogainrsquo de la fille du roi ndash un motif tregraves reacutepandu dans le folklore europeacuteen ndash et agrave celui de lrsquolsquohospitaliteacute sexuellersquo qursquoon trouve freacutequemment dans la litteacuterature irlandaise des origines53 Mais nos reacutecits laissent aussi apparaicirctre en filigrane drsquoeacutevidents liens de filiation avec le mythe de la lsquodeacuteesse royalersquo qui a le pouvoir de donner la royauteacute (parce qursquoelle en est deacutetentrice) agrave celui qui jouit de ses faveurs amoureuses54 Un mythe transposeacute dans une figure qui confirme son identiteacute et ses attributs en eacutetablissant une parfaite eacutequivalence entre la possession de la femme la possession de la terre et la possession du pouvoir55 un mythe dont le succegraves dans la culture celtique et dans les litteacuteratures qui srsquoinspirent drsquoelle56 fut long et durable et qui continue drsquoaffleurer dans le folklore moderne

Dans cette lsquodeacuteesse royalersquo on peut reconnaicirctre un des nombreux avatars de la Seigneure des Animaux une seigneure drsquoun autre monde ndash pas encore conccedilu de faccedilon limitative comme lrsquoAutre Monde lrsquoau-delagrave ndash sur lequel elle regravegne en maicirctrisant les lois des regravegnes veacutegeacutetal et animal Elle est donc aussi une Seigneu-re du Gibier ce qui dans une eacuteconomie fondeacutee principalement sur la chasse57 en fait la deacutepositaire du bien-ecirctre et de lrsquoabondance qursquoelle dispense avec bien-veillance agrave tous ceux qursquoelle a la complaisance drsquoaimer58 Cette entiteacute puissante et munificente conserve les traits propres agrave une existence liminale qui srsquoexplicitent dans une contiguiumlteacute avec le monde animal une contiguiumlteacute qui souvent trans-paraicirct dans le chiffre physique drsquoune meacutetamorphose en apparence partielle et qui eacutevoque avec eacuteloquence la preacutesence simultaneacutee et compatible drsquoune essence double ainsi que de lrsquoappartenance agrave deux reacutealiteacutes agrave deux dimensions

Voilagrave quels pourraient ecirctre les contours sommaires du systegraveme leacutegendaire auquel reacutefegraverent les textes ici pris en consideacuteration chacun des auteurs reacuteeacutelabo-rant cette reacutefeacuterence selon ses propres exigences de composition La version qui

53 Cf R Easting art cit p 40854 Cf C Donagrave laquo Il segreto del re del bosco raquo dans La regalitagrave sous la direction de C Donagrave et

F Zambon Roma Carocci p 65-85 p 66 Cf aussi G Milin Le roi Marc aux oreilles de cheval Genegraveve Droz 1991 p 80-81

55 C Donagrave laquo Il segreto del re del bosco raquo art cit p 7756 Carlo Donagrave relegraveve que dans la plupart des cas il srsquoagit de caracteacuteristiques reacutesiduelles ndash en

quelque sorte de fossilisation mythologique ndash encore reconnaissables au-dessous de seacutedimen-tations plus reacutecentes mais de toute faccedilon deacutepourvues de toute vitaliteacute religieuse drsquoorigine La reacutegulariteacute mecircme de leur reacutepeacutetition est cependant significative (C Donagrave laquo Il segreto del re del bosco raquo art cit p 77)

57 Ce stade eacutevolutif des processus eacuteconomiques se deacuteveloppe et domine au paleacuteolithique58 Cf P Galloni Le ombre della preistoria Metamorfosi storiche dei Signori degli animali

Alessandria Edizioni dellrsquoOrso 2007 p 220-222

221Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

maintient les traces les plus eacutevidentes de cet ascendant mythique ndash abstrac-tion faite de lrsquointerpreacutetation chreacutetienne agrave laquelle la reacutefeacuterence leacutegendaire se plie ndash est sans conteste celle proposeacutee par les Visiones Georgii ougrave la souveraine de la ville surnaturelle qui va agrave la rencontre du protagoniste et veut se don-ner agrave lui pour femme a en guise de pieds deux sabots lrsquoun de cheval lrsquoautre de bœuf laquo respiciens tamen eius pedes vidit alterum eius pedem tamquam pedem bovis alterum quoque tamquam pedem equi raquo59 Crsquoest un deacutetail qui la reacutevegravele proche parente des diviniteacutes hippomorphes qui dans les zones celtique et germanique eacutetaient eacutetroitement associeacutees agrave lrsquoacquisition et agrave la transmission de la royauteacute et de la prospeacuteriteacute Cette entiteacute divine aux traits eacutequins srsquoincar-ne dans des deacuteesses telles que Rhiannon et Epona diviniteacutes lieacutees au cheval et a une hypostase en Macha figure feacuteerique des Ulates similaire agrave Meacutelusine ca-pable de battre agrave la course les plus rapides destriers du roi de lrsquoUlster60 Et tou-tes ces deacuteesses se montrent heacuteritiegraveres drsquoune grande deacuteesse preacutehistorique avec laquelle les souverains srsquoaccouplaient agrave des dates preacutedeacutetermineacutees pour assurer agrave leur peuple une anneacutee favorable61

Crsquoest lagrave lrsquoorigine de la coutume enregistreacutee par Giraldus Cambrensis dans la Topographia hibernica62 selon laquelle dans lrsquoextrecircme nord de lrsquoIrlande on avait lrsquohabitude de consacrer les rois avec un rituel laquo particuliegraverement barbare et abominable raquo celui qui devait ecirctre eacuteleveacute au rang royal srsquoaccouplait publi-quement avec une jument blanche Apregraves lrsquoaccouplement la becircte eacutetait tueacutee coupeacutee en morceaux et cuite dans lrsquoeau le nouveau roi plongeait dans cette eau et tous se nourrissaient de la chair de la jument Un hierograves gagravemos archaiuml-que si lrsquoon veut lsquobestialrsquo (Giraldus le consideacuterait deacutejagrave comme tel agrave la fin du

59 Visiones Georgii p 11660 Cf J Gricourt laquo Epona-Rhiannon-Macha raquo Ogam No 4 1954 Cf aussi R Caprini laquo Re

drsquoInghilterra e cavalli Una piccola storia in Goffredo di Monmouth raquo dans Incroci di lingue e culture nellrsquoInghilterra medievale sous la direction de G C Belletti Alessandria Edizioni dellrsquoOrso 1994 p 7-28 laquo Hengist e Horsa uomini e cavalli raquo Maia ns No 46 1994 p 197-214 laquo Ancora a proposito di cavalli e di trasmissione della cultura raquo Quaderni di semantica No 18 1997 p 291-297 et F Benozzo laquo Epona Rhiannon e Tristano metamorfosi cortese di una dea celtica (a proposito di filologia dei testi folklore e mitologia comparata) raquo Quaderni di seman-tica No 18 1997 281-290

61 Cf Cl Lecouteux Lohengrin e Melusina Una leggenda medievale contro la paura della morte Milano Xenia 1989 [eacuted or Paris Payot 1982] p 158

62 Giraldus Cambrensis Topographia hibernica II 5 (dans Giraldus Cambrensis Opera Re-rum Britannicarum Medii Aevi Scriptores Rolls Series 21 7 vol vol V Topographia hibernica ndash Expugnatio hibernica ed by J F Dimock London 1867 p 169)

222 Sonia Maura Barillari

XIIe siegravecle63) qui se montre cependant encore bien preacutesent dans la meacutemoire et dans lrsquoimagination de lrsquoauteur des Visiones Georgii composeacutees presque deux siegravecles plus tard ougrave il fait lrsquoobjet drsquoune ineacutevitable deacutemonisation

Ainsi se trouve illustreacute un tropisme de la fabulation agrave savoir la tendance agrave lsquocoulerrsquo les contenus dans les moules deacutejagrave precircts et testeacutes de la leacutegende ou du rituel64

63 Giraldus compose la Topographia hibernica immeacutediatement apregraves le voyage en Irlande qursquoil a fait en 1185 avec son seigneur Jean sans Terre

64 Cette meacutetaphore est de Rita Caprini (laquo Re drsquoInghilterra e cavalli raquo art cit p 24)

La balanccediloire et lrsquoescarpolette Oscillations folkloriques linguistiques et

litteacuteraires entre Gregravece ancienne et Occident meacutedieacuteval

Alessandro PozzaUniversiteacute Paris IV

La Vita Fratris Juniperi la vie du fregravere Geniegravevre est une petite œuvre meacutecon-nue de la litteacuterature franciscaine reacutedigeacutee en latin au deacutebut du XIIIe siegravecle et dont est conserveacutee une version en italien posteacuterieure de quelques deacutecennies1 Quoique le texte soit neacute dans un milieu religieux parmi les confregraveres de Fran-ccedilois drsquoAssise il se reacutevegravele beaucoup plus proche de lrsquoesprit des novelle ou des fabliaux franccedilais que des exempla et des hagiographies comme le remarque Guido Davico Bonino2

Bien qursquoil ait presque disparu des priegraveres des fidegraveles drsquoaujourdrsquohui Geniegrave-vre eacutetait tregraves reacuteputeacute au XIIIe siegravecle gracircce agrave son laquo candore eccessivo raquo selon la caracteacuterisation de Giorgio Petrocchi3 Il figurait en fait parmi les plus pro-ches disciples de Franccedilois et le saint exhortait ses confregraveres agrave le prendre com-me modegravele et agrave se rapprocher de plus en plus de4

patientiam fratris Juniperi qui usque ad perfectum statum patientiae perve-nit propter perfectam veritatem propriae vilitatis quam continue prae ocu-lis habebat et summum desiderium imitandi Christum per viam crucis

1 La vita di frate Ginepro (testo latino e volgarizzamento) eacuted Giorgio Petrocchi Bologne Commissione per i testi in lingua 1960

2 Cf I fioretti di san Francesco eacuted Guido Davico Bonino Turin Einaudi 1974 p xii3 La vita di frate Ginepro p ix4 Speculum Perfectionis LXXXV 9 Jrsquoai utiliseacute lrsquoeacutedition contenue dans Fontes Franciscani

sous la direction drsquoEnrico Menestograve Stefano Brufani et Giuseppe Cremascoli Assise Edizioni Porziuncola 1995 p 1848-2053

224 Alessandro Pozza

Les enluminures quelque peu naiumlves du manuscrit 678 de la Bibliothegraveque municipale de Nursie qui contient le Specchio dellrsquoOrdine Minore (XVe siegravecle)5 semblent vouloir illustrer ces mots on y voit les bons fregraveres suivre Jeacutesus en portant la croix du sacrifice6

Lrsquoeacutepisode qui fait lrsquoobjet de cette eacutetude se trouve au chapitre IX de lrsquoeacutedi-tion Petrocchi de la Vita fregravere Geniegravevre en marche vers Rome ougrave il eacutetait deacutejagrave tregraves ceacutelegravebre arrive aux portes de la ville et srsquoaperccediloit que beaucoup de gens srsquoavancent vers lui laquo ex devotione raquo7 Rien nrsquoeacutetait moins chreacutetien que cela ndash Franccedilois le disait souvent ndash rien nrsquoeacutetait plus idolacirctre que de precirccher et de couvrir de louanges des peacutecheurs alors que Dieu seulement est digne de gloire8 Le saint lrsquoavait eacutecrit dans le Speculum Perfectionis9 il lrsquoavait inseacute-reacute dans sa priegravere de salutation aux vertus10 et on le voit repreacutesenteacute dans des manuscrit copieacutes en milieu franciscain comme celui de Nursie eacutevoqueacute agrave lrsquoinstant11 il faut suivre le Christ sur la voie de la croix avec sœur Pauvreteacute et sœur Humiliteacute

Bien que naiumlf fregravere Geniegravevre a ducircment appris le message de Franccedilois et il sait ce qursquoil faut faire pour combattre les dangers de lrsquoidolacirctrie Il deacutecide donc de laquo far la loro divozione venire in favola e in truffa raquo (IX 1) comme lrsquoeacutecrit le vulgarisateur italien crsquoest-agrave-dire de les persuader qursquoil aurait mieux valu adresser ailleurs leurs deacutevotions

Le fregravere remarque alors la preacutesence de deux enfants (IX 2)

5 Ce curieux manuscrit copieacute par le franciscain Giacomo Oddi contient la soi-disant Fran-ceschina un recueil de vies de saints franciscains qui neacuteglige pourtant Geniegravevre Le codex dont on peut voir et teacuteleacutecharger quelques folios sur le site de la Bibliothegraveque municipale de Nur-sie (httpwwwcomunenorciapgitil_comuneservizi_comunaliphp) eacutetait anciennement conserveacute dans la bibliothegraveque du couvent de lrsquoAnnunziata dans la ville ombrienne

6 Cf par exemple la miniature conserveacute au folio 23 r dudit manuscrit (httptinyurlcom2bjq6u7)

7 Pour toutes citations de la Vita cf La vita di frate Ginepro Le chapitre IX en latin et en ita-lien figure aux p 56-59

8 Franccedilois avait lrsquohabitude de parler de soi comme laquo le plus peacutecheur des peacutecheurs raquo Cf Tho-mas de Celano Vita secunda Francisci 122-123 dans Fontes franciscani p 441-639 Bonaven-ture de Bagnorea Legenda maior sancti Francisci VI 7 et X 3 dans Fontes franciscani p 775-961 Speculum Perfectionis LX 8 dans Fontes franciscani p 1848-2053

9 Cf n 410 laquo Domina sancta paupertas Dominus te salvet cum tua sorore sancta humilitate raquo Cf

Franccedilois drsquoAssise Salutatio virtutum 2 dans Fontes franciscani p 223-22411 Cf n 6

225La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Et ideo videns ibi duos pueros super capita cuiusdam ligni super aliotransversaliter positi hinc inde sedentes sic se ludis puerilibus occupantes ut uno puero caput ligni inclinante aliud caput cum sedente ibi puero le-varetur et econtra ut in illo ludo fieri consuevithellip

La description latine du jeu est plutocirct tordue les enfants se trouvent as-sis aux deux extreacutemiteacutes drsquoune longue planche poseacutee sur un bucircche qui sert de pivot et ils srsquoamusent en montant et en descendant Lrsquoauteur anonyme ne connaicirct pas bien eacutevidemment le mot latin pour la nommer mais le vulgari-sateur italien nrsquoa aucun doute et il eacutevite ce deacutetour en preacutecisant que les deux en-fants laquo facevano allrsquoaltalena raquo ils faisaient de la balanccediloire et crsquoest la premiegravere attestation de ce terme en italien12

Geniegravevre srsquoapproche de la balanccediloire il soulegraveve un enfant pour le remplacer et il commence agrave se balancer de plus en plus vite

hellip statim frater Iuniperus uno a capite ligni amoto puero se ibidem cum alio posuit ad ludendum Tandem dicta Romanorum advenit multitudo et cum omnes ipsum viderent sic ludentem mirantur nihilominus eum reverenter salutant Frater vero Iuniperus de ipsorum reverentia et devota salutatione non curans magis de illo ludo sollicitus videbatur Et cum sic exspectando ipsum diu ludentem respexisset et ipse ludum non dimitte-ret aliqui ipsum contemnentes alii ex audita fama aliud verius iudicantes omnes ad propria redierunt

Va frate Ginepro e rimuove uno di questi fanciulli dal legno e montavi su egli e comincia ad altalenare Intanto giugne la gente e maravigliavansi dellrsquoaltalenare di frate Ginepro nondimeno con grande divozione lo sa-lutarono e aspettavano che compiesse il giuoco per accompagnarlo ono-revolmente insino al convento E frate Ginepro di loro salutazione e rive-renza o aspettare poco si curava ma molto sollecitava lrsquoaltalenare E cosigrave aspettando per grande spazio alquanti incominciarono a tediarsi e a dire laquo Che pecorone egrave costui raquo Alquanti conoscendo le sue condizioni si creb-bono in maggiore divozione nondimeno tutti si partirono e lasciarono frate Ginepro in sullrsquoaltalena

Les gens accourent ils regardent Geniegravevre ils srsquoadressent au fregravere mais lui il continue agrave se balancer sans rien dire De plus en plus abasourdis les fidegraveles srsquoimpatientent jusqursquoagrave ce que lrsquoun drsquoentre eux srsquoeacutecrie ndash si lrsquoon en croit la ver-

12 Cf Salvatore Battaglia Grande Dizionario della Lingua Italiana Torino UTET 1961-2002

226 Alessandro Pozza

sion italienne ndash laquo Qursquoest-ce qursquoil est becircte raquo Finalement ils rentrent tous chez eux ceux qui ont compris ceux qui demeurent perplexes et ceux qui sont en-core furieux laissant fregravere Geniegravevre sur la balanccediloire Quand il srsquoaperccediloit qursquoil est deacutesormais seul le fregravere se reacutejouit des railleries dont il a eacuteteacute lrsquoobjet et part joyeux vers le couvent des franciscains de Rome

Cette anecdote pourrait ecirctre un exemplum parmi les autres de la Vita Ge-niegravevre se conduit constamment comme un fou (mais un fou de Dieu bien entendu)13 en dehors des lois du siegravecle Le texte qursquoon vient de lire est une hei-lige Legende selon la terminologie drsquoAndreacute Jolles et le but de lrsquoauteur la Geis-tesbeschaumlftigung14 qui sous-tend la Vita est celle drsquoinviter son public agrave lrsquoimi-tatio agrave lrsquoimitation de Franccedilois et par conseacutequent de Jeacutesus agrave travers Franccedilois La conduite bizarre de Geniegravevre qui reacuteussit agrave se servir du cracircne drsquoun confregravere qursquoil avait aimeacute comme drsquoun bol agrave soupe (XIII) ou agrave se deacutenuder en route pour Viterbe (VIII) lui est neacutecessaire pour ecirctre ridiculiseacute Mais si on comprend clairement pourquoi ces actions lui valent les railleries des gens la scegravene de la balanccediloire est en revanche difficile agrave interpreacuteter

La reacuteaction des paysans semble ne pas ecirctre que la simple conseacutequence du deacute-tournement de lrsquoattention de Geniegravevre sur un jeu enfantin on a au contraire lrsquoimpression que la balanccediloire en tant que telle joue un rocircle dans la deacutegradation de Geniegravevre Comment peut-on donc lier le fait de se balancer agrave lrsquohumiliation

La balanccediloire est un objet bivalent duplice par sa forme mecircme agrave deux laquo branches raquo ainsi que pour sa deacutenomination Le mot laquo balanccediloire raquo en fait nrsquoindique pas seulement le jeu auquel on joue agrave deux sur une longue plan-che fixeacutee au centre mais aussi le siegravege suspendu sur lequel on srsquoinstalle pour se balancer Lrsquoambiguiumlteacute entre les deux jeux est constante dans toutes les langues romanes et mecircme en anglais et en allemand le portugais balanccedilo le castillan columpio le roumain leagăn le sarde bantzicallegravera lrsquoanglais see-saw (ou swing) lrsquoallemand Schaukel et lrsquoitalien altalena15 comme on vient de

13 Pour la valeur que la doctrine franciscaine attribua agrave la folie cf John Saward Perfect fools Oxford Oxford University Press 1980 p 80-103

14 Andreacutes Jolles Einfache Formen Legende Sage Mythe Raumltsel Spruch Kasus Memorabile Maumlrchen Witz Halle (Saale) 1930 p 34-38

15 Dans son eacutetude ethnologique sur les jeux enfantins G Pitregrave dresse une liste de plusieurs dizaines de mots dialectaux italiens qui deacutesignent la balanccediloire Cf G Pitregrave Giuochi fanciul-leschi siciliani Palerme 1883 p 361 n 244

227La balanccediloire et lrsquoescarpolette

le voir possegravedent tous les deux significations Parfois on trouve un terme speacutecifique pour deacutesigner lrsquoun ou lrsquoautre genre de jeu (le franccedilais escarpolet-te par exemple pour le siegravege suspendu ou lrsquoallemand Wippe pour la planche fixeacutee au centre) mais lrsquousage des locuteurs privileacutegie la survivance drsquoun seul mot bivalent16

Bien qursquoil nrsquoy ait que tregraves peu drsquoescarpolettes dans les textes meacutedieacutevaux ndash du moins romains et dans les limites eacutetroites de mes connaissances ndash et bien que les mots pour les deacutesigner aient une attestation plutocirct tardive (altalena en italien est une exception partielle) on sait que le jeu de se balancer a toujours eacuteteacute tregraves pratiqueacute

Les reacutecits des ethnographes laquo dans le meacutetro raquo ou en terre lointaines et les contes recueillis par les folkloristes nous servent de teacutemoignage drsquoune preacutesen-ce antique et extensive des balanccediloires dans les habitudes de lrsquoEurope entiegravere G Pitregrave par exemple relate des chansons de balanccediloire (vacanzita) en Sicile au XIXe siegravecle17 en particulier celles de la fecircte de lrsquoAscension dans le sud-est de lrsquoicircle pregraves de Noto18 Vladimir Propp deacutecrit des traditions semblables dans son volume sur les fecirctes agraires russes la balanccediloire faisait partie des rites de lrsquoAssomption de Marie agrave la mi-aoucirct19

On chantait des chansons de balanccediloire jusqursquoau Maroc des chansons drsquoamour ou des refrains qui battaient la mesure pour ainsi dire du balan-cement Jeanne Jouin nous rapporte une tradition vraiment inteacuteressante avant de partir pour le hajj vers la Mecque la maison du pegravelerin devenait laquo le theacuteacirctre drsquoune seacuteance rituelle drsquoescarpolette agrave laquelle prenait part toute la gent feacuteminine de la famille En telle occasion le va-et-vient de la matesa [le mot arabe pour balanccediloire] eacutetait jugeacute de bon augure et les cordes demeu-

16 Ceci nrsquoest pas vrai pour le hongrois qui utilise plusieurs noms diffeacuterents Cf Gazda Klaacutera laquo Die Schaukel in der ungarischen Volkstradition raquo Acta Ethnographica Hungarica 44 (1-2) 1999 p 113-125 Lrsquoambiguiumlteacute touche mecircme le mouvement de balancement qui se reacutevegravele duplice car il peut ecirctre deacutecomposeacute en un mouvement monter ndash descendre et un autre avant ndash arriegravere Cf Maria Serena Funghi laquo Il mito escatologico del Fedone e la forza vitale dellrsquoaiora raquo La Parola del Passato 35 1980 p 176-201

17 Cf G Pitregrave Giuochi fanciulleschi siciliani Palerme 1883 p 361 n 244 On peut trouver des traditions tregraves proches en Sardaigne cf Giuseppe Ferraro laquo Lrsquoaltalena sarda e il ballo la Monferrina raquo Archivio per lo Studio delle Tradizioni Popolari XII 1893 p 483-487

18 Cf G Pitregrave Spettacoli e feste popolari siciliane Palermo 1881 p 26419 Cf Vladimir Propp Русские аграрные праздники [Russkie agrarnye prazdniki] Leacutenin-

grad Leningradskij Universitet 1963 (traduction franccedilaise par Luise Gruel-Apert Les Fecirctes agraires russes Maisonneuve amp Larose Paris 1987)

228 Alessandro Pozza

rant suspendues pendant lrsquoabsence du voyageur constituaient un gage sym-bolique de lrsquoattachement de celui-ci agrave son foyer raquo20

Ernesto De Martino dans son eacutetude sur les femmes et les hommes atteints de tarentisme dans le Salento la laquo Terre du remords raquo selon le titre de son eacutetu-de sur la religion du Sud de lrsquoItalie nous raconte des rites drsquoexorcisme qui pla-nifiaient une utilisation rituelle de sortes de balanccediloires21

Ce que lrsquoethnologue italien a vu dans les Pouilles se rapproche singu-liegraverement drsquoun reacutecit mythique samoyegravede selon lequel les chamans qui avaient eacuteteacute blesseacutes se balanccedilaient sur une escarpolette pour recouvrer leur santeacute et que cela pouvait aller jusqursquoagrave ressusciter un heacuteros22 En Hongrie finalement selon lrsquoarticle deacutejagrave mentionneacute de Klaacutera Gazda23 la balanccediloire est conccedilue comme un jeu pour les enfants mais aussi comme Zaubermit-tel un auxiliaire magique qui symbolise dans plusieurs contes la porte pour lrsquoAu-delagrave

Apregraves ce bref aperccedilu il est beaucoup plus compliqueacute de liquider la balan-ccediloire comme un simple jeu drsquoenfants et Pierre Le Loyer sieur de la Brosse neacute en Anjou en 1550 semble ecirctre du mecircme avis Apregraves des eacutetudes de droit ce sin-gulier eacuterudit srsquointeacuteressa aux langues anciennes et surtout agrave la deacutemonologie Il eacutecrivit en effet un Discours des Spectres ou Visions et Apparitions drsquoesprits publieacute en 1605 agrave Paris24

Le but de Pierre Le Loyer eacutetait ambitieux il voulait prouver scientifique-ment laquo la certitude des Spectres amp visions des Esprits raquo et analyser laquo les causes des diverses sortes drsquoApparitions drsquoiceux leurs efects leurs differences amp les moyens pour recognoistre les bons amp les mauvais amp chasser les Demons raquo25

20 Jeanne Jouin laquo Chansons de lrsquoescarpolette agrave Fegraves et Rabat-Saleacute raquo Hespeacutereis Archives berbegraveres et bulletin de lrsquoinstitut des hautes eacutetudes marocaines 1954 p 3-4 Cf aussi la chanson drsquoescarpo-lette recueillie par William Marccedilais dans Textes arabes de Tanger Paris Leroux 1911 p 175

21 Cf Ernesto De Martino La terra del rimorso Il Saggiatore Milano 1961 p 209-218 (tra-duction franccedilaise par Claude Proncet La terre du remords Paris Gallimard 1966)

22 Toivo Lehtisalo Juraksamojedische Volksdichtung Helsinki Meacutemoires de la Socieacuteteacute Finno-Ougrienne 1947 p 123

23 Cf n 1624 Pierre Le Loyer Discours et histoires des spectres visions et apparitions des esprits anges

deacutemons et ames se monstrans visibles aux hommes Paris N Buon 160525 Ibid p i

229La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Pour convaincre les critiques les plus reacutenitents ndash les philosophes qui niaient la substance incorporelle ndash il suit un processus qursquoil qualifie pour eacutetrange que cela puisse nous paraicirctre laquo de logique raquo et commence donc par lrsquoexamen des faits veacuterifiables recueillis par laquo les plus celebres autheurs tant Sacrez que Pro-phanes raquo Pour cette raison il exclut de son traiteacute les teacutemoignages auxquels on ne pouvait pas faire confiance ceux des fous ceux des femmes ndash cela va sans dire ndash et ceux des enfants26

Ie nrsquoay que trop parleacute des formes effroyables espouventans les enfans aus-quelles ne se ioindront point mal les masques dont usoient les anciens en leurs banquets ou en leur escarpoulettes amp brandeles Ces masques es-toient agrave divers angles amp faces amp se nommoient Oscilla conme qui diroit Petite-bouches Et eust-on dict en leur branle amp agitation que ces masques eussent eu divers visages drsquoelefant de chien de sanglier drsquoun Geryon ou monstre agrave trois testes amp pareil monstres Et de tels masques irsquoay souve-nance en avuoir veu entre les mains du sieur de Gaiffier Advocat en la Cour de Parlement de Paris curieux de choses antiques Et voyla les ins-trumens machinez contre lrsquoaage tendre qui nrsquoest que trop facile agrave estre seduit amp abuseacute

Voilagrave pourquoi il fallait exclure les plus petits ils sont impressionables car les adultes srsquoamusent agrave les eacutepouvanter avec des histoires effroyables ou encore en suspendant des masques affreux qursquoon appelait oscilla comme faisaient laquo les anciens en leurs banquets ou en leurs escarpolettes raquo (pre-miegravere attestation franccedilaise du terme) Pierre Le Loyer affirme avoir vu une de ces oscilla dans la collection drsquoobjets bizarres du sieur de Gaiffier Voi-lagrave eacutecrit-il freacutemissant drsquoindignation les instruments machineacutes contre lrsquoacircge tendre ces tecirctes pendues que les anciens appelaient oscilla le mot latin qui deacutesignait les balanccediloires

Des tecirctes pendueshellip Si lrsquoon suit cette suggestion on peut penser aux gens qui se balancent sur une balanccediloire comme agrave autant de corps suspendus voi-re pendus A ce propos la scegravene deacutecrite par lrsquoArioste dans la septiegraveme stanza du chant XXXIV de lrsquoOrlando Furioso est tout agrave captivante Entreacute dans une caverne avant de monter sur la lune pour trouver la raison perdue de Roland Astolphe est rapidement enveloppeacute par une fumeacutee noire acirccre et si dense qursquoil

26 Ibid p cv

230 Alessandro Pozza

ne peut presque rien voir Tout ce qursquoil peut saisir crsquoest que quelque chose se balance au-dessus de sa tecircte en haut sous la voucircte de la caverne27

Ma quando va piugrave inanzi piugrave srsquoingrossail fumo e la caligine e gli parechrsquoandare inanzi piugrave troppo non possache saragrave forza a dietro ritornareEcco non sa che sia vede far mossada la volta di sopra come fareil cadavero appeso al vento suoleche molti digrave sia stato allrsquoacqua e al sole

Pour deacutecrire cette vision bouleversante lrsquoArioste utilise une comparaison qui nous concerne cela ressemble au cadavre drsquoun pendu ballotteacute par le vent Crsquoest lrsquoacircme drsquoune peacutecheresse Lidia qui de son vivant avait eacuteteacute trop hautaine notam-ment avec son amoureux et ne srsquoen trouvait maintenant pas moins condamneacutee agrave se balancer pour lrsquoeacuteterniteacute en pleurant sous lrsquoeffet de la fumeacutee noire

Pour lrsquoArioste la comparaison la plus efficace pour deacutesigner quelqursquoun qui se balance est celle du cadavre drsquoun pendu ballotteacute laquo puis ccedila puis lagrave comme le vent varie raquo comme lrsquoa deacutecrit Franccedilois Villon dans sa ceacutelegravebre eacutepitaphe la Ballade des pendus28

La pluye nous a debuez et lavezEt le soleil deseichez et noircisPies corbeaulx nous ont les yeulx cavezEt arracheacute la barbe et les sourcilsJamais nul temps nous ne sommes assis Puis ccedilagrave puis lagrave comme le vent varieA son plaisir sans cesser nous chariePlus becquetez drsquooyseaulx que dez agrave coudre

27 Ludovico Ariosto Orlando furioso eacuted Remo Ceserani et Sergio Zatti Turin UTET 1997 Pour la traduction en franccedilais drsquoAndreacute Rochon cf LrsquoArioste Roland furieux Paris Les Belles Let-tres 2000 laquo Plus il va cependant et plus alors grossissent la fumeacutee le brouillard de sorte qursquoil lui semble qursquoil ne pourra pas beaucoup plus aller encore et qursquoil sera forceacute de rebrousser chemin Voici qursquoil voit bouger de la voucircte drsquoen haut il ne sait pas trop quoi comme fait drsquoordinaire un cadavre resteacute suspendu dans le vent sous lrsquoeau et au soleil de nombreux jours durant raquo

28 La ballade figure dans Franccedilois Villon Poeacutesies complegravetes preacutesentation eacuted et annot de Claude Thiry Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1991

231La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Ce qui mrsquointeacuteresse ici nrsquoest pas de mettre en eacutevidence lrsquoautobiographisme preacute-sumeacute du poegraveme29 ou de souligner le tendre deacutesespoir drsquoun jeu poeacutetique complegrave-tement nouveau mais plutocirct de reacutefleacutechir aux destinataires fictifs de la piegravece Le poegraveme se base sur la polariteacute entre nous un pronom qui revient 20 fois dans ces 35 vers et vous crsquoest-agrave-dire les hommes qui lui survivront Mais tout en confir-mant lrsquoopposition entre nous pauvres et fregraveres humains Franccedilois Villon reven-dique une communauteacute humaine qui deacutepasse les diffeacuterences de substance

Vous nous voiez cy attachez cinq six Quant de la chair que trop avons nourrieEl est pieacuteccedila deacutevoreacutee et pourrieEt nous les os devenons cendre et pouldreDe nostre mal personne ne se rieMais priez Dieu que tous nous vueille absouldre

Les pendus sont accrocheacutes leurs corps sont bouffis deacutelaveacutes pourris et leurs os deviendront rapidement poussiegravere30 Malgreacute cela personne nrsquoa le droit drsquoen rire et de se consideacuterer comme diffeacuterent Ce nrsquoest pas aux hommes de juger mais agrave Dieu et les priegraveres de ceux qui restent vivants peuvent les aider agrave abreacuteger les peines du purgatoire laquo Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre raquo

Ce dernier nous comprend en mecircme temps les pendus et les vivants car lrsquoabsolution reacuteclameacutee pour les pendus est neacutecessaire pour tous31 Apregraves des vers crucircment reacutealistes le poegravete revient sur la crainte des moqueries

Prince Jesus qui sur tous a maistrieGarde qursquoEnfer nrsquoait de nous seigneurie A luy nrsquoayons que faire ne que souldreHumains icy nrsquoa point de mocquerieMais priez Dieu que tous nous vueille absouldre

29 On a longtemps cru lire dans la ballade lrsquoauto-eacutepitaphe que Franccedilois Villon aurait eacutecrite la veille du jour preacutevu pour sa pendaison mais ce nrsquoest qursquoune leacutegende sans aucune confirmation

30 Echo manifeste au livre de la Genegravese laquo In sudore vultus tui vesceris pane donec reverta-ris in terram de qua sumptus es quia pulvis es et in pulverem reverteris raquo Gn III 19 Toutes les citations bibliques sont tireacutees de la Vulgate et leurs traductions en franccedilais de La Nouvelle Bible Segond Villiers-le-Bel Socieacuteteacute biblique franccedilaise 2005

31 On retrouve ici le thegraveme bien connu des trois morts et des trois vifs de la Totentanz de la danse macabre laquo Vous serez ce que nous sommes raquo la ceacutelegravebre eacutepitaphe de Pierre Damien laquo Quod nunc es fuimus es quod sumus ipse futurus raquo

232 Alessandro Pozza

Lrsquoobsession de Franccedilois Villon semble ecirctre de ne pas recevoir les mecircmes reacuteac-tions que fregravere Geniegravevre se souhaitait des insultes et des moqueries adresseacutees agrave des corps qui oscillent soit sur un jeu pour enfants soit sur un gibet

Le stigmate reacuteserveacute agrave la mort par pendaison est un thegraveme tregraves ancien le Dieu biblique maudit les cadavres pendus et la pendaison est consideacutereacutee comme humi-liante dans lrsquoAncien aussi bien que dans le Nouveau Testament (Dt XXI 22-23)32

Quando peccaverit homo quod morte plectendum est et adiudicatus mor-ti adpensus fuerit in patibulo non permanebit cadaver eius in ligno sed in eadem die sepelietur quia maledictus a Deo est qui pendet in ligno et ne-quaquam contaminabis terram tuam quam Dominus Deus tuus dederit tibi in possessionem

Dans lrsquoeacutepicirctre de Paul de Tarse aux Galates lrsquoapocirctre eacutetablit un rapport inteacuteres-sant entre le passage citeacute du Deuteacuteronome et la passion de Jeacutesus (Ga III 13-14)33

Christus nos redemit de maledicto legis factus pro nobis maledictum quia scriptum est maledictus omnis qui pendet in ligno ut in gentibus benedic-tio Abrahae fieret in Christo Iesu ut pollicitationem Spiritus accipiamus per fidem

Selon Paul de Tarse Jeacutesus nous a sauveacutes en prenant sur lui les peacutecheacutes du monde agrave travers le plus honteux des supplices la crucifixion crsquoest-agrave-dire tout compte fait un genre particulier de pendaison La reacuteflexion de lrsquoapocirctre conti-nue dans lrsquoeacutepicirctre aux Philippiens ougrave il eacutecrit quelque chose qui nous reconduit au deacutebut de notre eacutetude en Ombrie au XIIIe siegravecle (Ph II 5-11)34

32 laquo Si un homme coupable drsquoun peacutecheacute passible de mort a eacuteteacute mis agrave mort et que tu lrsquoaies pen-du agrave un bois son cadavre ne passera pas la nuit sur le bois tu lrsquoenseveliras le jour mecircme car celui qui est pendu est une maleacutediction de Dieu tu ne rendras pas impure la terre que le Sei-gneur ton Dieu te donne comme patrimoine raquo (Deuteacuteronome XXI 22-23)

33 laquo Le Christ nous a racheteacutes de la maleacutediction de la loi en devenant maleacutediction pour nous mdash car il est eacutecrit Maudit soit quiconque est pendu au bois mdash afin que pour les paiumlens la beacute-neacutediction drsquoAbraham soit en Jeacutesus-Christ et que par la foi nous recevions lrsquoEsprit promis raquo (Epicirctre aux Galates III 13-14)

34 laquo Ayez entre vous les dispositions qui sont en Jeacutesus-Christ lui qui eacutetait vraiment divin il ne srsquoest pas preacutevalu drsquoun rang drsquoeacutegaliteacute avec Dieu mais il srsquoest videacute de lui-mecircme en se faisant vrai-ment esclave en devenant semblable aux humains reconnu agrave son aspect comme humain il srsquoest abaisseacute lui-mecircme en devenant obeacuteissant jusqursquoagrave la mort mdash la mort sur la croix Crsquoest pourquoi Dieu lrsquoa souverainement eacuteleveacute et lui a accordeacute le nom qui est au-dessus de tout nom pour qursquoau

233La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Hoc enim sentite in vobis quod et in Christo Iesu qui cum in forma Deiesset non rapinam arbitratus est esse se aequalem Deo sed semet ipsum exinanivit formam servi accipiens in similitudinem hominum factus et habitu inventus ut homo humiliavit semet ipsum factus oboediens usque ad mortem mortem autem crucis propter quod et Deus illum exaltavit et donavit illi nomen super omne nomen ut in nomine Iesu omne genu flec-tat caelestium et terrestrium et infernorum et omnis lingua confiteatur quia Dominus Iesus Christus in gloria est Dei Patris

Il faut faire comme Jeacutesus et suivre la voie de la croix comme le proclame Paul de Tarse comme le dira Franccedilois drsquoAssise et comme le fait quasi litteacutera-lement fregravere Geniegravevre en se pendant sur un bois

Cette eacutequivalence inattendue entre pendaison (ou crucifixion) et balanccediloi-re pourrait sembler occasionnelle fortuite et mecircme arbitraire35 mais elle est rendue compreacutehensible par certains rapports existentiels et certains indices mythico-rituels preacutecis36

Les traiteacutes sur la religion grecque deacutecrivent en effet une fecircte atheacutenienne celle des Ανθεστήρια (Anthesteacuteries) qui eacutetait ceacuteleacutebreacutee au deacutebut du mois de mars et dont faisait partie le rite des Αιώρα (Aiora balanccediloires)37 Lieacutee aux ri-

nom de Jeacutesus tout genou fleacutechisse dans les cieux sur la terre et sous la terre et que toute langue reconnaisse que Jeacutesus-Christ est le Seigneur agrave la gloire de Dieu le Pegravere raquo (Epicirctre aux Philippiens II 5-11)

35 Telle est par exemple lrsquoopinion de Ch Picard dans son article sur le symbolisme de Phegrave-dre agrave la balanccediloire Le savant nrsquoenvisage aucun laquo rapport acceptable entre le symbole et la chose symboliseacutee entre la balanccediloire et la pendaison crsquoest-agrave-dire entre un rite agraire hellip et une ma-niegravere de se suicider raquo cf Ch Picard laquo Phegravedre agrave la balanccediloire et le symbolisme des pendaisons raquo Revue Archeacuteologique XXVIII 1928 p 47 et sq citeacute par E De Martino La terra del rimorso p 209 Contre lrsquoaffirmation de Ch Picard cf aussi Carlo Donagrave Per le vie del mondo lrsquoanimale guida e il mito del viaggio Soveria Mannelli Rubbettino Editore 2003 p 382 n 84

36 Nous ne sommes pas en quecircte de lrsquoorigine du motif deacutetecteacute dans deux textes meacutedieacutevaux si diffeacuterents et lointains pas plus que nous nrsquoessayons de deacuteterminer un archeacutetype une source primordiale ou un Urmotiv auquel tout reacuteduire nous cherchons plutocirct dans drsquoautres domaines linguistiques et culturels des confirmations agrave nos hypothegraveses Cf E De Martino La terra del ri-morso p 209

37 Cf Alberto Borghini laquo Il desiderio della Sibylla pendens nel contesto interno e in un contesto analogico il rito dellrsquoaiora raquo Studi Classici e Orientali XLVI 2 1997 p 659-679 Lud-wig Deubner Attische Feste Berlin 1956 B C Dietrich laquo A rite of Swinging during the An-thesteria raquo dans Hermes LXXXIX 1961 p 36-50 M S Funghi laquo Il mito escatologico del Fe-done hellip raquo Jean Hani laquo La fecircte atheacutenienne de lrsquoaiora et le symbolisme de la balanccediloire raquo Revue

234 Alessandro Pozza

tes dionysiaques agrave lrsquoouverture des jarres du vin nouveau ainsi qursquoau culte des morts ndash ce qui est freacutequent parmi les peuples qui enterrent les cadavres ndash le rite preacutevoyait que les jeunes Atheacuteniennes se balancent sur des escarpolettes pendues aux arbres tout en chantant une chanson

Lrsquoorigine mythique du rite est notamment raconteacutee agrave lrsquoeacutepoque augus-teacuteenne38 par le cosmologue Hygin dans son traiteacute De Astronomia39 Dans le chapitre IV du second livre il relate en effet lrsquohistoire drsquoIcaros pegravere de la jeune Eacuterigone et choisi par le dieu Liber pour apprendre aux hommes les faccedilons de cultiver la vigne et produire le vin Lorsqursquoil reacutevegravele son sa-voir nouveau aux bergers de lrsquoAttique ils reacuteagissent de faccedilon inattendue effrayeacutes par les effets de la nouvelle boisson complegravetement ivres ils se convainquent qursquoIcaros les a trompeacutes et le tuent Apregraves avoir retrouveacute la raison bouleverseacutes par le crime qursquoils ont commis les bergegraveres enterrent Icaros au pied drsquoun arbre (II 4 3)

Le lendemain matin Eacuterigone laquo permota desiderio parentis raquo (II 4 4) se met agrave la recherche de son pegravere avec sa chienne Maera qui nrsquoavait cesseacute de hurler depuis la disparition de lrsquohomme Comme dans un roman policier la fille fait renifler un vecirctement drsquoIcaros agrave la chienne et lrsquoanimal la conduit agrave lrsquoarbre qui marque la seacutepulture de lrsquohomme (II 4 4)40

Quod filia simul ac uidit desperata spe solitudine ac pauperie oppressa multis miserata lacrimus in eadem arbore qua parens sepultus uidebatur suspendio sibi mortem consciuit cui canis mortuae spiritu suo parentauit

drsquoeacutetudes grecques 91 1978 p 107-122 Steven H Lonsdale Dance and Ritual Play in Greek Re-ligion Baltimore and London The Johns Hopkins University Press 1993

38 Comme lrsquoeacutecrit Andreacute Le Bœuffle dans lrsquointroduction agrave son eacutedition du texte on ne peut que formuler des hypothegraveses sur la veacuteritable identiteacute de Hygin et sur lrsquoeacutepoque de reacutedaction du traiteacute de cosmologie qui nous inteacuteresse laquo dans la succession chronologique des ouvrages latins drsquoastronomie notre auteur paraicirct hellip occuper une position intermeacutediaire entre Ciceacuteron et Germanicus crsquoest-agrave-dire entre 89 ou 86 avant J-C et 16 ou 17 de notre egravere raquo Cf Hygin LrsquoAstronomie texte eacutetabli et traduit par Andreacute Le Bœuffle Paris Les Belles Lettres 1983 p xxxvii

39 Dans ce traiteacute de cosmologie Hygin ne se borne pas agrave deacutecrire la voucircte ceacuteleste mais il relate les leacutegendes rapportant les aventures qui ont conduit un ecirctre mythologique jusqursquoau ciel ougrave il figure sous forme de constellation Les citations suivantes leurs traductions en franccedilais ainsi que le reacutesumeacute de lrsquoeacutepisode drsquoIcaros et Erigone sont tireacutes de lrsquoeacutedition drsquoAndreacute Le Bœuffle citeacutee agrave la note preacuteceacutedente

40 laquo Aussitocirct agrave cette vue sa fille deacutesespeacutereacutee dans lrsquoaccablement de sa solitude et de sa pauv-reteacute versa drsquoabondantes larmes de pitieacute et se donna la mort en se pendant au mecircme arbre qui marquait la seacutepulture de son pegravere Le chien apaisa par sa propre mort les macircnes de la deacutefunte raquo

235La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Cependant le bienveillant Jupiter les eacutelegraveve jusqursquoau ciel et transforme en constellations Icaros laquo le Bouvier raquo Eacuterigone laquo la Vierge raquo et surtout Canicule sous laquelle le climat se fait torride (II 4 4)

Mais ce nrsquoest pourtant pas la fin de lrsquohistoire car dans la ville attique quel-que chose drsquoinquieacutetant commence agrave se produire un grand nombre de jeunes filles se donnent la mort en se pendant aux arbres laquo sine causa raquo sans motif apparent Les anciens de la ville interrogent Apollon et apprennent qursquoune maleacutediction drsquoEacuterigone est agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutepideacutemie suicidaire la seule chance drsquoeacutechapper agrave ce terrible sort serait drsquoapaiser la jeune fille en instituant un rite nouveau celui des Aiora bien eacutevidemment (II 4 5)41

Qui quod ea se suspenderat instituerunt uti tabula interposita pendentes funibus se iactarent ut qui pendens uento mouertur Quod sacrificium sollemne instituerunt

Lrsquoimage de filles qui se balancent sur une balanccediloire devint freacutequente dans lrsquoiconographie de la Gregravece ancienne on la retrouve sur plusieurs ceacuteramiques42 et selon Pausanias elle figurait mecircme sur la nekya peinte par Polygnote de Thasos dans les lescheacutee des Cnidiens agrave Delphes43 Dans cette grande peinture murale lrsquoartiste avait repreacutesenteacute Phegravedre en train de se balancer ce qui faisait allusion selon le Peacuterieacutegegravete agrave la maniegravere dont elle se donna la mort bien que drsquoune maniegravere moins crue44 Comme le souligne Ernesto De Martino dans les crises survenant chez les femmes grecques la fugue loin de la communau-

41 laquo Puisqursquoelle srsquoeacutetait pendue ils deacutecidegraverent de se suspendre agrave des cordes en intercalant une planche et de se balancer comme un pendu agiteacute par le vent raquo

42 Cf la description et les images du vase attique agrave figures rouges conserveacute au Staatliche Mu-seen de Berlin laquo on the left a woman wearing a chiton and sakkos her mantle pulled down around her waist stoops to push the girl on the swing The girl swings forward her hair and chi-ton flying Her mantle is draped over her lap The swing has four legs three of which are visible A large close-mouthed vessel () is sunk into the ground between the two women and a basket stands on the far left behind the woman pushing the swing A festoon hangs over her head raquo(httpwwwperseustuftseduhopperartifactname=Berlin+F+2394ampobject=Vase)

43 Lrsquoeacutenorme peinture de Polygnote qui repreacutesentait des dizaines de figures mythologiques a deacutesormais disparu et la seule description qursquoon en garde est celle de Pausanias A partir de cela Robert K Kebric a eacutecrit une eacutetude fondamentale pour comprendre lrsquoœuvre de Polygnote dans le contexte historique et politique de la premiegravere moitieacute du Ve siegravecle av J-C Cf M Robertson A History of Greek Art vol I Cambridge 1975 p 247 et R B Kebric The Paintings in the Cnidian Lesche at Delphi and Their Historical Context Leiden E J Brill 1983 en particulier les p 24-25 pour ce qui concerne la repreacutesentation de Phegravedre agrave la balanccediloire

44 Cf Pausanias le Peacuterieacutegegravete Description de la Gregravece XXIX 29 3 citeacute par E De Martino La terra del rimorso p 209

236 Alessandro Pozza

teacute civile comportait souvent le risque de suicide par noyade ou pendaison45 et Arach neacute elle aussi se pend avant drsquoecirctre transformeacutee selon Ovide en on-doyante araigneacutee par une Atheacutena radoucie46

Non tulit infelix laqueoque animosa ligauitGuttura Pententem Pallas miserata leuauitAtque ita laquo Viue quidem pende tamen improba raquo dixit

Arriveacute agrave ce point il me semble possible drsquoaffirmer lrsquoexistence drsquoun noyau theacute-matico-mythique qui se deacutecline de diffeacuterentes maniegraveres dans les textes consideacute-reacutes en fonction de lrsquoeacutepoque de la socieacuteteacute et du groupe social ougrave il se manifeste

A) laquo Pendaison raquo et laquo balanccediloire raquo sont tregraves eacutetroitement lieacutees au point qursquoon a pu voir dans le jeu enfantin une figura de la mort par suspension Crsquoest leur mouvement oscillatoire qui les rapproche et les unit47

B) Lrsquooscillation symbolise en mecircme temps a) la cycliciteacute du temps ndash crsquoest pour cela qursquoon trouve autant drsquoescar-

polettes dans les traditions folkloriques de lrsquoEurope paysanne48 b) la porte par laquelle on passe drsquoune saison agrave lrsquoautre et drsquoun eacutetat

agrave lrsquoautre49

45 Cf E De Martino La terra del rimorso p 20946 Cf Ovide Metamorphoses VI 134-136 laquo Lrsquoinfortuneacutee ne peut supporter lrsquooutrage et

dans son deacutepit elle se noue un lacet autour de la gorge Elle eacutetait pendue quand Pallas ayant pitieacute drsquoelle adoucit son destin Vis lui dit-elle mais reste suspendue miseacuterable raquo (tra-duction Ovide Les Meacutetamorphoses t II [VI-X] texte eacutetabli et traduit par Georges Lafaye Paris Les Belles Lettres 1989) Cet eacutepisode qui montre bien la connexion symbolique entre la pendaison et lrsquooscillation de lrsquoaraigneacutee et justifie les rites drsquoexorcisme auxquels les gens at-teints de tarentisme eacutetaient soumis dans le Salento (cf n 21) est illustreacute tregraves efficacement par une lettrine preacutesente dans un manuscrit des Meacutetamorphoses ovidiennes en franccedilais copieacute en Flandre au XVe siegravecle et conserveacute agrave la Bibliothegraveque Nationale de France (ms BNF fr 137 f 75v - httpwwwiconositindexphpid=1799) Lrsquoimage repreacutesente simultaneacutement Arachneacute pen-due et meacutetamorphoseacutee en araigneacutee

47 Sur le mouvement oscillatoire cf M S Funghi laquo Il mito escatologico del Fedone raquo et les thegraveses de Platon sur lrsquoimportance de lrsquoexercice rythmique comme traitement de lrsquoacircme et du corps (cf Platon Les Lois 790 c-e et Platon Timeacutee 88 d-89 a)

48 Cf n 17 et 1849 Cf n 22

237La balanccediloire et lrsquoescarpolette

c) une projection vers le ciel en Gregravece Eacuterigone monte aux cieux en devenant constellation tandis qursquoen milieu chreacutetien ougrave la seule ascension aux cieux est celle de Marie la tradition drsquoune jeune fille sur une balanccediloire ceacutelegravebre le jour de lrsquoAssomption50

C) La condamnation biblique de la mort par suspension se superpose au fon-dement mythique en y ajoutant la marque de la honte et de lrsquohumiliation dont Franccedilois Villon et fregravere Geniegravevre seront les objets

D) La mort de Jeacutesus mort par pendaison donne une signification nouvel-le aux mots de lrsquoAncien Testament51 lrsquohumiliation de la croix devient le moyen pour racheter les hommes selon Paul de Tarse Il faut donc srsquohumi-lier et suivre le Christ sur la voie de la croix dit Franccedilois drsquoAssise En se ba-lanccedilant sur une planche en bois fregravere Geniegravevre est en fait en train drsquoimiter le Christ et il obtient ce qursquoil veut ce que Jeacutesus reccedilut lorsqursquoil subit la Pas-sion des insultes et des outrages

Mais que se passe-t-il apregraves le XVe siegravecle Qursquoarrive-t-il agrave un mythe qui nous est apparu comme si extensif si capable de se cacher de muter de se dissimu-ler agrave travers le temps et lrsquoespace Selon Philippe Ariegraves quand le mythe se deacute-tache du rite quand il perd son caractegravere communautaire en devenant profa-ne et individuel laquo il sera de plus en plus reacuteserveacute aux enfants dont le reacutepertoire de jeux apparaicirct alors comme le conservatoire de manifestations collectives deacutesormais abandonneacutees par la socieacuteteacute des adultes et deacutesacraliseacutees raquo52

Et pourtant si cela est sans doute vrai pour les individus depuis la fin de lrsquoAncien reacutegime (pour nous tous une balanccediloire nrsquoeacutevoque plus ni la pendai-son ni la porte de lrsquoAu-delagrave ) on peut consideacuterer que lorsqursquoon parle de litteacute-rature les choses sont toujours un peu diffeacuterentes

Crsquoest pourquoi on ne sera pas surpris de faire la connaissance drsquoEffi Briest la protagoniste du roman eacuteponyme de Theodor Fontane pendant qursquoelle se balance sur une escarpolette ni drsquoapprendre que ce jeu symbo-lise dans la totaliteacute du livre le moment du passage entre la fillette qursquoelle eacutetait et la femme qursquoelle a ducirc devenir en eacutepousant un vieil homme riche et

50 Cf n 1951 A ce propos il est toujours utile de se rapporter aux reacuteflexions drsquoErich Auerbach sur le

Kreatuumlrliches cf E Auerbach Mimesis Dargestellte Wirklichkeit in der abendlaumlndischen Litera-tur Francke Ag Verlag Bern 1941 p 237-239

52 Ph Ariegraves Lrsquoenfant et la vie familiale sous lrsquoAncien reacutegime Editions du Seuil Paris 1973 p 64

238 Alessandro Pozza

barbare53 Dans le film Fontane ndash Effi Briest que Rainer Werner Fassbinder a tireacute du roman en 1974 la balanccediloire a la mecircme signification54

Et on ne sera pas mecircme surpris de remarquer que la trageacutedie drsquoHeacutelegravene Grand jean lrsquoheacuteroiumlne du roman Une page drsquoamour drsquoEmile Zola commence par ce simple passe-temps enfantin55 Elle vient de quitter le deuil de son deacute-funt mari et se balance sur une escarpolette elle va de plus en plus vite quand elle voit qursquoun homme srsquoapproche Elle saute se blesse au genou lrsquohomme ac-court il est meacutedecin il srsquoappelle Deberle Il la soignera mais ce sera le deacutebut de la fin leurs vies seront vite brucircleacutees par une passion folle et destructrice

53 Theodor Fontane Effi Briest dans Saumlmtliche Romane Erzaumlhlungen Gedichte Nachgelas-senes t IV Carl Hanser Verlag Muumlnchen 1974 La Schaukel apparaicirct dans la toute premiegravere page du roman

54 Effi Briest da Fontane a Fassbinder sous la direction de L Cimmino D Dottorini G Pan-garo Milan Il castoro 2008

55 Emile Zola Une page drsquoamour dans Les Rougon-Macquart Histoire naturelle et sociale drsquoune famille sous le Second Empire t II Gallimard Paris Cf aussi W Hirdt laquo Zur Schaukels-zene in Zolas Roman Une page drsquoamour Eine komparatistische Motivstudie raquo Arcadia 21 1986 p 129-144

Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

Beatrice BarbieriUniversitagrave degli Studi di Milano

Dans lrsquoHistoria Regum Britanniae de Geoff roy de Monmouth (env 1139) ouvrage qui retrace lrsquohistoire des rois de Bretagne de la fondation agrave la fi n du royaume les passages historiques alternent avec des eacutepisodes qui puisent dans les traditions folkloriques surtout celles du Pays de Galles drsquoougrave son auteur eacutetait originaire Le reacutecit donne au lecteur moderne lrsquoimpression de glisser sans cesse de la chronique agrave la leacutegende

Le combat entre Arthur et Rithon le geacuteant coupeur de barbes est sans conteste un de ces moments tregraves riches en eacuteleacutements folkloriques Lors de sa victoire sur le geacuteant du Mont Saint-Michel Arthur partage avec ses compa-gnons un souvenir de son passeacute en racontant laquo qursquoil nrsquoavait pas rencontreacute pa-reille force depuis le jour ougrave il avait tueacute sur le mont Aravius le geacuteant Rithon qui lrsquoavait inciteacute au combat raquo1 On apprend alors que Rithon eacutetait un terrible geacuteant qui srsquoeacutetait confectionneacute des fourrures avec les barbes des rois qursquoil avait tueacutes ou vaincus2 Il deacutesirait maintenant la barbe drsquoArthur et ordonnait au roi de se la couper et de la lui envoyer En reconnaissant le prestige et la puissance drsquoArthur qui lrsquoemportait sur tous les autres rois Rithon promettait de placer sa barbe au-dessus des autres Lrsquoalternative agrave la remise volontaire de la barbe

1 Geoffroy de Monmouth Histoire des rois de Bretagne traduit et commenteacute par Laurence Mathey-Maille Paris Les Belles Lettres 1992 p 234 Le texte latin est agrave lire dans la reacutecente eacutedi-tion critique par Michael Reeve Geoffrey of Monmouth The history of the kings of Britain An edition and translation of laquo De gestis Britonum raquo (laquo Historia Regum Britanniae raquo) edition by Mi-chael D Reeve translation by Neil Wright Woodbridge The Boydell Press 2007 Citeacutee doreacutena-vant dans les notes comme HRB Le mont Aravius pourrait ecirctre le Snowdon au Pays de Galles mais lrsquoidentification nrsquoest pas certaine (JSP Tatlock The legendary history of Britain Geoffrey of Monmouthrsquos Historia regum Britanniae and its early vernacular versions Berkeley University of California Press 1950 p 64-65)

2 Le texte latin utilise le verbe ambigu peremo (HRB sect 16598)

240 Beatrice Barbieri

eacutetait le combat Celui-ci va bien sucircr avoir lieu car Arthur refuse de donner sa barbe aussi facilement Apregraves une lutte tregraves dure le roi bat le geacuteant et gagne sa barbe et les fourrures3

Au sein de lrsquoHistoria Regum Britanniae ce reacutecit reacutetrospectif possegravede une forte valeur symbolique Drsquoabord comme Huguette Legros lrsquoa bien deacutemon-treacute4 les combats entre heacuteros et geacuteants marquent toujours dans lrsquoHistoria le moment drsquoun eacutechange de domination lors de leur arriveacutee en Bretagne avant de srsquoinstaller dans lrsquoIcircle les Troyens doivent laquo chasser les geacuteants qursquoils trouvegrave-rent dans les cavernes des montagnes raquo5 le combat du Mont Saint-Michel veacute-ritable double du combat contre Rithon laquo preacutefigure comme une sorte de mise en abyme la guerre drsquoArthur contre Rome raquo6 et annonce la victoire bretonne De plus la place de notre reacutecit dans le ldquotempsrdquo de lrsquoHistoria a quelque chose drsquoexceptionnel car il coupe la structure chronologique lineacuteaire pour srsquoouvrir aux plis de la meacutemoire drsquoArthur

Lrsquoexploit contre Rithon se place agrave un moment geacuteneacuterique du passeacute drsquoArthur7 drsquoougrave il surgit avec toute sa puissance pour expliciter lrsquoessence et le destin du heacuteros guerrier insurpassable et deacutefenseur du territoire contre la menace exteacute-rieure personnifieacutee par le geacuteant Le personnage drsquoArthur conserve ici les traits du heacuteros archaiumlque et eacutepique auquel il revient de combattre contre les geacuteants

3 HRB sect 16595-104 laquo Dicebat autem se non inuenisse alium tante uirtutis postquam Ritho-nem gigantem in Arauio monte interfecit qui ipsum ad preliandum inuitauerat Hic namque ex barbis regum quos peremerat fecerat sibi pelles et mandauerat Arturo ut suam barbam diligenter excoriaret atque excoriatam sibi dirigeret et quemadmodum ipse ceteris praeerat regibus ita in honore eius eam ceteris barbis superponeret sin autem prouocabat eum ad proelium et qui for-tior superuenisset pelles et barbam deuicti tulisset Inito itaque certamine triumphauit Arturus et barbam alterius cepit et spolium et postea nulli fortiori illo ouiauerat ut superius asserebat raquo

4 Huguette Legros laquo Arthur contre le geacuteant Un combat symbolique raquo dans Le Roman de Brut entre mythe et histoire Actes du colloque Bagnoles de lrsquoOrne septembre 2001 textes reacuteunis par Claude Letellier et Denis Huumle Orleacuteans Paradigme 2003 p 35-46

5 Laurence Mathey-Maille Histoire des Rois p 49 Les geacuteants eacutetaient les premiers habi-tants de lrsquoicircle

6 Huguette Legros laquo Arthur contre le geacuteant raquo art cit p 44 Lrsquoanalyse tregraves habile drsquoHuguet-te Legros deacutebute par le recircve drsquoArthur pendant la traverseacutee de la Manche et son explication fort symbolique qui laquo nous invite [] agrave nous interroger sur les rapports qui peuvent exister entre ce combat [le combat contre le geacuteant de Mont Saint-Michel] (et ses significations) et la lutte meneacutee par Arthur pour se libeacuterer du joug de Rome raquo (p 39)

7 Geoffroy de Monmouth ne situe pas avec preacutecision le moment du combat entre Arthur et Rithon Celui-ci preacuteceacutedant le combat du Mont Saint-Michel on peut supposer qursquoil est advenu au deacutebut de la carriegravere guerriegravere drsquoArthur mais apregraves le couronnement (le geacuteant reconnaicirct la su-peacuterioriteacute drsquoArthur sur les autres rois ipse ceteris praerrat regibus HRB 156100)

241Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

de garantir la seacutecuriteacute temporelle de son peuple et du territoire Arthur com-bat seul avec son eacutepeacutee les deux terribles monstres8

Rithon incarne drsquoailleurs la menace la plus grande pour la consolidation du royaume Sa deacutefaite marque la maturiteacute drsquoArthur la consolidation de son pou-voir Agrave la fin du combat Arthur devient le proprieacutetaire de la barbe du geacuteant et des fourrures fabriqueacutees avec les barbes de tous les rois crsquoest-agrave-dire qursquoil deacutetient tout leur pouvoir La barbe repreacutesente en effet lrsquoessence mecircme de ses proprieacutetaires elle symbolise agrave la fois la vigueur corporelle de lrsquohomme sa maturiteacute et sa sagesse et lui couper la barbe constitue donc un grave affront Le symbolisme de la barbe qursquoil ne convient pas drsquoapprofondir ici est tregraves reacute-pandu dans des cultures et des milieux varieacutes9 Il suffira de remarquer pour ne pas trop srsquoeacuteloigner du milieu de lrsquoHistoria Regum Britanniae qursquoil est bien preacutesent dans la litteacuterature celtique10 qui eut une telle influence sur la culture et lrsquoimaginaire de Geoffroy de Monmouth et qursquoon en trouve plusieurs exem-ples dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge11

8 Ceci est manifeste dans lrsquoaventure du mont Saint-Michel lorsque Arthur donne lrsquoordre agrave ses compagnons Beduer et Keu qui lrsquoaccompagnent dans la mission de le laisser attaquer seul le monstre (sect 16571) Apregraves la victoire Beduer coupe la tecircte du geacuteant et la victoire sera ceacuteleacutebreacutee par toute lrsquoarmeacutee bretonne Pour les aspects archaiumlques de la royauteacute arthurienne voir Domini-que Boutet Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire Paris Champion 1992 surtout p 114-115 292 et sqq

9 On pourra consulter un dictionnaire des symboles comme par exemple lrsquoEncyclopeacutedie des Symboles eacuted franccedilaise eacutetablie sous la direction de Michel Cazenave Paris Librarie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1996

10 On peut penser agrave Culwych et Olwen (Culhwch and Olwen eacuted Rachel Bromwich et D Simon Evans Cardiff University of Wales Press 1992) pour lequel les eacutediteurs parlent drsquoune vraie ob-session pour les barbes et ougrave on trouve mecircme des liens entre geacuteants et barbes le geacuteant Ysbadad-den doit se raser agrave lrsquooccasion du mariage de sa fille avec Culwych la plupart des eacutepreuves que le futur eacutepoux doit reacuteussir sont lieacutees agrave la deacutecouverte des outils qui vont servir agrave cette tache Dans le catalogue de Aarne-Thompson (Antti Aarne - Stith Thompson The Types of the folktale a classification and bibliography Helsinki Suomalainen tiedeakatemia 1961) le motif folklorique P 6721 Fur made from beards of conquered kings est signaleacute comme eacutetant drsquoorigine galloise

11 Pour ne mentionner que quelques exemples dans Huon de Bordeaux Charlemagne or-donne agrave Huon de se rendre en Babylonie pour prendre la barbe et quatre dents de lrsquoeacutemir dans Floovant au deacutebut du roman le jeune protagoniste coupe la barbe de son maicirctre Cet acte est tellement reacutepreacutehensible que Floovant sera puni drsquoexil On explique par ailleurs que la tonte for-ceacutee de la barbe eacutetait reacuteserveacutee aux voleurs laquo Seignors a ice tens que vos ici oez Adonc estoient tuit li prodome barbez Et li clers et li lais li prestes coronez Et quant [aucuns estoit] aperceuz drsquoanbler Donques li faccediloit lrsquoen les grenons a ouster Et trestoz les forccedilons de la barbe coper Lores estoit hontous honiz et vergondez Si qursquoil ne parousoit entre gantz converser Et quant il estoit pris a mort estoit livrez raquo (Floovant Chanson de geste du XIIe siegravecle eacuted Sven Andolf Uppsala Almquist amp Wiksells Boktryckeri-A-B 1941 v 63-71) Le thegraveme des barbes coupeacutees

242 Beatrice Barbieri

Lrsquoeacutepisode mecircme qui nous concerne ici le combat entre Rithon et Arthur pour la barbe drsquoArthur a eu un certain succegraves dans la litteacuterature franccedilaise succegraves strictement lieacute agrave la reacuteception de lrsquoHistoria Regum Britanniae qui abou-tit en premier lieu agrave des adaptations en vers en milieu anglo-normand le Ro-man de Brut de Wace (1155) et une traduction moins connue en laisses mo-norimes drsquoalexandrins (Harley Brut ou Geste de Bretuns dateacute de la deuxiegraveme moitieacute du XIIe siegravecle)12

En ce qui concerne le traitement du duel entre le roi et le geacuteant Rithon les deux traductions nrsquooffrent pas de surprises car elles suivent fidegravelement la source latine Il faut pourtant souligner que conserver lrsquoeacutepisode relegraveve drsquoun choix drsquoautant plus que celui-ci est indeacutependant de lrsquoeacutevolution du reacutecit et qursquoil aurait pu ecirctre eacutelimineacute sans inconveacutenient manifeste13 Tout en conservant les eacuteleacutements preacutesents chez Geoffroy les deux textes selon une habitude propre

est inseacutereacute laquo dans le cadre des coutumes eacutetranges et peacuterilleuses raquo dans le Perlesvaus au Chastel des Barbes la porte est orneacutee par les tecirctes et les barbes des chevaliers vaincus par les champions du chacircteau (Francis Dubost Aspects fantastiques de la litteacuterature narrative meacutedieacutevale XIIe-XIIIe siegravecles LrsquoAutre lrsquoAilleurs lrsquoAutrefois Paris Champion 1991 p 613 dans cet ouvrage le para-graphe 19IV3b p 610-613 est deacutedieacute agrave laquo Ritho Ritto Rion Ris le coupeur de barbe raquo)

12 Pour le Brut de Wace je cite drsquoapregraves lrsquoeacutedition drsquoIvor Arnold Le Roman de Brut de Wace 2 vol Paris SATF 1938-40 pour le Harley Brut voir Bryan Blakey laquo The Harley Brut An early French translation of Geoffrey de Monmouthrsquos Historia Regum Britanniae raquo Romania 84 p 44-70 Blakey eacutedite une partie de la traduction en alexandrins qui nrsquoest drsquoailleurs conserveacutee que partiellement (nous restent 3492 vers drsquoun ouvrage originaire bien plus long) Une eacutedition inteacute-grale fait lrsquoobjet de ma thegravese doctorale Una traduzione anglonormanna dellrsquolaquo Historia Regum Britanniae di Goffredo di Monmouth raquo la laquo Geste de Bretuns raquo in alessandrini (Harley Brut) Studio ed edizione Critica Tesi di Dottorato Universitagrave degli Studi di Siena aa 2009-2010 Voir aussi Beatrice Barbieri laquo Una traduzione anglonormanna dellrsquoHistoria Regum Britanniae la Geste de Bretuns in alessandrini (Harley Brut) raquo Atti del Convegno della Societagrave Internaziona-le Arturiana (sezione italiana) Pisa 10-11 ottobre 2010 (agrave paraicirctre) Outre ces deux Brut il y a drsquoautres traductions en vers de lrsquoHistoria (Royal Brut Munich Brut etc) Aucune nrsquoest pourtant complegravete ni ne contient le passage qui correspond au chapitre 165

13 Dans le Brut en prose anglo-normande (Julia Marvin The Oldest Anglo-Norman prose Brut Chronicle An edition and translation Woodbridge The Boydell Press 2006) par exem-ple apregraves lrsquoaventure du Mont Saint-Michel il nrsquoy a pas drsquoallusion agrave Rithon Pour drsquoautres versions franccedilaises en prose que je nrsquoanalyse pas ici voir Heacutelegravene Teacutetrel laquo Arthur et le geacuteant aux barbes genegravese et circulation drsquoun eacutepisode fondateur raquo dans Histoires des Bretagnes1 Les mythes fon-dateurs Brest CRBC-UBO 2010 p 167-181 qui donne des transcriptions baseacutees sur lrsquoeacutedition de Geacuteraldine Veysseyre Translater Geoffroy de Monmouth trois traductions en prose franccedilaise de lrsquolaquo Historia regum Britanniae raquo (XIIIe-XVe siegravecles) thegravese de doctorat Paris-Sorbonne 2002 Lrsquoeacutetude fort inteacuteressante de Mme Teacutetrel sur le sujet comprend lrsquoanalyse de plusieurs exemples et inclut outre les textes franccedilais les Brut anglo-saxon gallois et norrois la Saga de Tristan nor-roise et la Mort drsquoArthur de Malory

243Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

aux traducteurs meacutedieacutevaux amplifient et ajoutent quelques deacutetails (surtout en ce qui concerne les moments drsquoaction et de violence) donnant de la cou-leur au reacutecit historique

Bien plus remarquable est le fait qursquoon trouve une reprise de notre eacutepisode chez Thomas dans le Roman de Tristan (fragment Sneyd I)14 Il srsquoagit du seul passage conserveacute du roman directement emprunteacute agrave lrsquoHistoria ou bien agrave une de ses traductions15 Non seulement le sujet mais aussi la technique narrative rappellent lrsquoHistoria le reacutecit prend place autour drsquoune digression car un ex-ploit de Tristan offre le preacutetexte pour raconter la fameuse aventure drsquoArthur

Yseut assise dans sa chambre pense agrave Tristan

Encore le quide ele en EspaigneLa u il ocist le jaiant Le nevod a lrsquoOrguillos grantKi drsquoAfriche ala requerePrinces e reis de tere en tereOrguillos ert hardi e pruzSi se cumbati a tuzPlusurs afolat e ocistE les barbes des mentuns pristUnes pels fist des barbes granz Hahuges e bien traiumlnanz Parler oiuml del rei Artur Ki en tere out si grant honurTel hardement e tel valurVencu ne fut unc en esturA plusurs combatu srsquoesteit

14 Je cite drsquoapregraves lrsquoeacutedition Tristan et Iseut Les poegravemes franccedilais La saga norroise textes origi-naux et inteacutegraux preacutesenteacutes traduits et commenteacutes par Daniel Lacroix et Philippe Walter Pa-ris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1989 p 368-373 ougrave le passage qui nous inteacuteresse se trouve aux vers 663-753

15 Selon Arianna Punzi la version du duel entre Arthur et Rithon du Roman de Tristan deacuterive-rait directement de lrsquoHistoria (laquo Materiali per la datazione del Tristan di Thomas raquo Cultura Neo-latina XLVIII 1988 p 9-71) mais les laquo riprese testuali raquo repeacutereacutees par A Punzi (p 15) pourraient bien remonter agrave lrsquoune des traductions de lrsquoHistoria Pour le succegraves du combat entre Arthur et Ri-thon dans la tradition tristanienne voir Adrian Stevens laquo Killing Giants and Translating Empi-res The History of Britain and the Tristan Romances of Thomas and Gottfried raquo dans Bluetezeit Festschrift Pete Johnson ed Mark Chinca Joachim Heinzle und Christopher Young Tuumlbingen Niemeyer 2000 p 411-26 et Heacuteleacutene Tegravetrel laquo Arthur et le geacuteant raquo art cit p 175-176 Pour les deux auteurs qui drsquoailleurs ne connaissent pas lrsquoarticle de A Punzi il nrsquoy a pas de doute que Thomas laquo borrows from Wacersquos history raquo (Adrian Stevens laquo Killing giants raquo art cit p 409)

244 Beatrice Barbieri

E trestuz vencu aveitQuant li jaianz cest oiumlMande lui cum sun amiQursquoil aveit une noveles pelsMais urle i failli e tassels (v 663-683)

Comme si la convoitise de barbes eacutetait une tare familiale le geacuteant tueacute par Tristan est le neveu du geacuteant coupeur de barbes qui avait deacutefieacute Arthur Thomas ne mentionne pas le nom de Rithon et utilise lrsquoeacutepithegravete lsquoorguillosrsquo Le terme est deacutejagrave associeacute agrave Rithon dans Wace et dans la traduction en alexandrins (Par grant orguil e par fierteacute Avei le rei Artur mandeacute Wace v 11571-2 Par orgoil me de-manda ma barbe od le gernun Harley Brut v 281) tandis que Geoffroy de Mon-mouth ne connotait pas le monstre Selon Thomas le geacuteant vient drsquoAfrique

Apregraves avoir introduit le personnage du geacuteant coupeur de barbes Thomas raconte lrsquohistoire du manteau de barbes et du duel contre Arthur (v 670-729) Si la version offerte par Thomas ne comporte pas de veacuteritables changements quant aux personnages et aux eacuteveacutenements narreacutes elle teacutemoigne de lrsquointeacuterecirct de ce combat aux couleurs eacutepiques pour un lecteur aussi prestigieux que Tho-mas un inteacuterecirct qui deacutepasse le cadre des chroniques geacuteneacutealogiques bretonnes Thomas se sert de lrsquoeacutepisode mecircme srsquoil laquo a la matire nrsquoafirt mie raquo16 pour creacuteer des liens entre la figure de Tristan et celle drsquoArthur qui ont tous deux reacuteussi dans lrsquoexploit de la victoire sur le geacuteant17 Chasser les geacuteants est comme nous lrsquoavons dit une tacircche reacuteserveacutee aux vrais heacuteros

Si avec le Tristan on est sorti du contexte de lrsquohistoire du royaume arthu-rien on y retourne avec les Premiers Faits du Roi Arthur (dateacutes du milieu du XIIIe siegravecle) texte eacutegalement connu sous le nom de Merlin-Vulgate ou Suite Vulgate ou encore Suite historique du Roman de Merlin18 Dans la vaste compi-

16 Tristan v 730 Thomas se sent obligeacute de justifier cette digression qui nrsquoest pas neacutecessaire dans lrsquoeacuteconomie du reacutecit laquo A la matire nrsquoafirt mie Nequedent boen est quel vos die Que niz a cestui cist esteit Ki la barbe aveir voleit Del rei e del empereur Cui Tristan servi a cel jor Quant il esteit en Espagne Ainz qursquoil repairast en Bretaigne raquo (v 730-736)

17 Notons que tandis qursquoArthur se bat pour soi et pour sa barbe Tristan se bat au service de lrsquoempereur drsquoEspagne qui a eacuteteacute menaceacute par le geacuteant Comme deacutejagrave indiqueacute plus haut (cf note 8) le geacuteant srsquooppose au pouvoir royal Adrian Stevens voit dans ce deacutetail du Tristan une critique de la royauteacute laquo Tristan fights in a world where unheroic kings no longer follow the example of Ar-thur by fighting their own fights raquo (laquo Killing giants raquo art cit p 412)

18 Le Livre du Graal I Joseph drsquoArimathie Merlin Les Premiers Faits du roi Arthur Paris Gallimard 2001 eacuted preacutepareacutee par Daniel Poirion publieacutee sous la direction de Philippe Walter avec la collaboration drsquoAnne Berthelot Robert Deschaux Iregravene Freire-Nunes et Geacuterard Gros

245Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

lation en prose que les eacutediteurs de lrsquoeacutedition la plus reacutecente ont nommeacutee Le livre du Graal les Premiers Faits se placent entre le Merlin et le Lancelot et racon-tent les eacuteveacutenements qui suivent le couronnement drsquoArthur crsquoest-agrave-dire princi-palement les guerres qursquoArthur doit mener pour agrandir le royaume et assu-rer son pouvoir19 Selon Philippe Walter le compilateur des Premiers Faits se serait inspireacute du Roman de Brut laquo premier canevas coheacuterent et complet de la vie drsquoArthur de sa naissance agrave sa mort raquo20 qursquoil aurait consideacuterablement am-plifieacute et enrichi drsquoautres mateacuteriaux Parmi les modifications les plus saillantes on remarque une extension du rocircle du geacuteant ici appeleacute Rion (et non plus Ri-thon) Il est le protagoniste de plusieurs eacutepisodes dans le reacutecit et a changeacute de statut social devenu roi il est appeleacute agrave la fois roi drsquoIrlande seigneur des geacuteants et des Saxons laquo Rion des Illes raquo et laquo sires et gouvernerres de toute la terre drsquoOccident raquo En tant que roi il guide son armeacutee dans des batailles longues et sanguinaires contre les Bretons Lors de sa premiegravere apparition il est aussitocirct connoteacute par le macabre vecirctement que nous connaissons le manteau de bar-bes Arthur le reconnaicirct dans la mecircleacutee laquo a la couverture dont il estoit couvers car toutes ses couvertures estoient plainnes de barbes et de couronnes raquo21 Ar-thur le rejoint lrsquoattaque et lrsquoabat mais les troupes secourent leurs comman-dants respectifs et lrsquoaffrontement se geacuteneacuteralise Les Bretons lrsquoemportent sur les Saxons qui srsquoenfuient et sont pourchasseacutes par les Bretons Arthur rattrape Rion dans une profonde valleacutee ougrave ils srsquoaffrontent en combat singulier Lrsquooppo-sition entre le heacuteros et le geacuteant rappelle le modegravele biblique de David contre Go-liath Arthur est petit et jeune et Rion est grand puissant22 Finalement Rion

doreacutenavant citeacute comme Premiers Faits Le texte se lit aussi dans le vol II (LrsquoEstoire de Merlin) de Sommer H O The Vulgate Version of the Arthurian Romances 8 vols Washington Carnegie Institute 1908-1916

19 Selon Michelle Szkilnik (laquo La jeunesse guerriegravere drsquoArthur raquo dans Jeunesse et genegravese du royaume arthurien Les laquo Suites raquo romanesques du laquo Merlin en prose raquo Actes du Colloque des 27 et 28 avril 2007 Eacutecole Normale Supeacuterieure Paris eacutetudes reacuteunies par Nathalie Koble et alii Pa-radigme Orleacuteans 2007 p 17-32) ce sont justement laquo les romans qui srsquointeacuteressent au deacutebut du regravegne drsquoArthur [qui] renouent en partie avec la tradition du roi heacuteroiumlque raquo (p 17) tradition ma-nifeste dans le combat entre Arthur et Rithon M Szkilnik analyse drsquoailleurs notre eacutepisode dans les Premiers Faits (Suite Vulgate) et la Suite du roman de Merlin

20 Premiers Faits p 180821 Premiers Faits sect 29822 Premiers Faits sect 302 p 1106 Arthur est acircgeacute de 18 ans (28 selon certains manuscrits) et il

est appeleacute enfant (p 1110) Le geacuteant laquo estoit grans et fors a merveilles sor tous les homes que on seuumlst et avoit bien ce dist li contes xiv pieacutes de lonc des pieacutes qui adont estoient raquo (p 1106)

246 Beatrice Barbieri

reacutechappe de ce combat et agrave la suite de plusieurs eacuteveacutenements23 rentre dans son pays blesseacute par le roi Ban On entendra parler de lui plus avant dans le reacutecit lorsqursquoil assiegravege la ville de Carmeacutelide pour se venger de sa preacuteceacutedente deacutefai-te24 Crsquoest agrave ce moment-lagrave que Rion envoie un messager agrave la cour du roi Arthur pour lui demander sa barbe Le passage est inseacutereacute dans une scegravene courtoise le messager arrive agrave Camelot agrave la mi-aoucirct pendant un repas fastueux ougrave Keu sert agrave table Son message est transmis oralement ainsi que sous la forme drsquoune lettre qui est lue devant la cour par lrsquoarchevecircque Dubrice et dans laquelle Rion explique lrsquohistoire du manteau et exige la barbe drsquoArthur

laquo Si te conmant que tu mrsquoenvoies ta barbe par un ou par ii de tous tes meillours amis Et puis vien a moi et deviegnes mes hom e tiengnes et re-ccediloives de moi en bone pais ta terre Et se tu ce ne vels faire laisses ta terre et trsquoen vais en essil Car si tost come je aurai conquis le roi Leodegam je men-rai toute mon ost sor toi et te ferai escorchier ta barbe et traire fors de men-ton arrebours ce saces tu tout de vraiement raquo (sect 722 p 1532)

Apregraves la lecture de la lettre et le refus drsquoArthur de ceacuteder sa barbe drsquoautres aventures srsquoinsegraverent dans la narration comme il est freacutequent dans les romans en prose avant que le combat puisse enfin avoir lieu25 Sur une prairie devant toute la cour se deacuteroule une lutte longue et violente Enfin Arthur lrsquoemporte et tran-che la tecircte de lrsquoennemi avec Marmiadoise lrsquoeacutepeacutee du geacuteant qui avait appartenu agrave son ancecirctre Hercule La victoire est ceacuteleacutebreacutee par tous les princes Srsquoensuit une peacuteriode de paix car Arthur a finalement laquo apaiseacute sa terre et mis a repos raquo26

Comme nous lrsquoavons dit les Premiers Faits tout en ajoutant des mateacuteriaux tregraves varieacutes suivent encore dans une certaine mesure le deacuteroulement chro-nologique adopteacute par Geoffroy de Monmouth Crsquoest plus loin dans le reacutecit au moment qui preacutecegravede le combat contre les Romains que se trouve lrsquoeacutepisode du geacuteant du Mont Saint-Michel Mais le compilateur supprime agrave ce moment-lagrave tout souvenir de lrsquoancien combat drsquoArthur contre le geacuteant coupeur de barbes Comme lrsquoa bien noteacute Michelle Szkilnik la comparaison avec le geacuteant du Mont Saint-Michel nrsquoest plus pertinente dans les Premiers Faits car Rion est ici de-venu un laquo puissant seigneur descendant drsquoHercule [] rattacheacute agrave la seacuterie des

23 Premiers Faits sect 302-31624 Premiers Faits sect 72125 Premiers Faits sect 738-74326 Premiers Faits sect 742

247Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

grands chefs saxons qursquoArthur affronte tour agrave tour au deacutebut de son regravegne raquo27Le Rion des Premiers Faits conserve plusieurs traits de lrsquoancien geacuteant - sa

violence barbare sa convoitise aveugle symboliseacutee par le manteau de barbes et surtout son opposition agrave Arthur Mais il est deacutesormais devenu roi et chef drsquoarmeacutee qui conduit les troupes ennemies contre Arthur

Il est aussi question ailleurs drsquoun roi srsquoappelant Rion des Illes agrave savoir dans le Conte du Graal de Chreacutetien de Troyes au moment ougrave Perceval veut se ren-dre agrave la cour drsquoArthur et demande agrave un charbonier la direction pour Cardoeil Lrsquohomme lui indique la voie en ajoutant qursquoil trouvera le roi laquo liegrave et dolant raquo car avec laquo tote srsquoost Srsquoest au roi Rion conbatuz Li rois des Illes est vaincu Et de crsquoest li rois Artus liez Et de ses barons correciez Qui as chasteacutes se departirent La ou lor meillor sejor virent Nrsquoil ne set comant il lor va raquo28 La critique a deacute-battu la question de lrsquoidentiteacute possible du Rion du Conte du Graal et du Rithon de lrsquoHistoria29 sans arriver agrave une conclusion satisfaisante Puisque Chreacutetien ne mentionne ni le gigantisme ni le manteau de barbes traits par ailleurs consubs-tantiels au Rithon de lrsquoHistoria il ne me semble pas qursquoil y ait des indices suffi-sants pour identifier les deux personnages La tradition consistant agrave amalgamer le Rion roi et chef drsquoarmeacutee vaincu agrave la guerre par Arthur et le Rithon geacuteant au manteau de barbes vaincu en combat singulier tradition repreacutesenteacutee par les Premiers Faits pourrait donc ecirctre posteacuterieure agrave Chreacutetien

Cette eacutevolution de Rion ndash le fait drsquoecirctre roi et drsquooccuper un rocircle plus impor-tant dans lrsquoentrelacement du roman ndash se manifeste dans deux autres textes le Chevalier as deus espees et la Suite du roman de Merlin

Dans le Chevalier as deus espees30 roman en vers dateacute entre 1210 et 1235 le reacutecit srsquoouvre sur un dicircner de Pentecocircte agrave Cardoeil et lrsquoarriveacutee soudaine drsquoun messager de la part du roi Ris drsquooutre-Ombre31 Ris a deacutejagrave battu neuf

27 M Szkilnik laquo La jeunesse guerriegravere drsquoArthur raquo art cit p 31 Doreacutenavant citeacute comme laquo La jeunesse raquo

28 Chreacutetien de Troyes Romans de la table ronde Le Conte du Graal eacuted Charles Meacutela Paris Librairie geacuteneacuterale franccedilaise 1994 v 808-815

29 Cf Ernst Brugger Zeitschrift fuumlr franzoumlsische Sprache und Literatur XLIV 1917 p 45-60 (compte rendu de Annette B Hopkins The Influence of Wace on the Arthurian Romances of Chreacutetien de Troyes Manasha Wis 1913 University of Chicago Dissertation) et Margaret Pelan LrsquoInfluence du Brut sur les romanciers franccedilais de son temps Genegraveve Slatkine Reprints 1974 (eacuted orig Paris 1931) p 64-65

30 Le chevalier as deus espees eacuted Paul Vincent Rockwell Cambridge Brewer 2006 Lrsquoeacutedition de Wendelin Foester (Le chevalier as deus espees Halle Niemeyer 1877) reste toujours utile

31 Ombre est le fleuve Humber en Angleterre et outre-Ombre signifie donc lsquoau-delagrave du fleuve

248 Beatrice Barbieri

rois qui sont devenus ses hommes-liges32 et assieacutegeacute les terres de la dame de Caradigan Crsquoest maintenant au tour drsquoArthur de se soumettre Le discours du messager lrsquoexplique clairement

Si veut [scil Ris] krsquoencontre lui vegnieacutesEt ke vostre terre preignieacutesDe lui ndash et il vous croistra ndashU se ce non il enterraEn vostre terre a si grans faisEt a tel force ke ja maisNrsquoen istra devant krsquoil vous aitDesireteacute et a soi traitTout vostre regne a sa devise (v 241-249)

Dans le Chevalier as deus espees le cadre historique de lrsquoHistoria Regum Britanniae a disparu et lrsquoatmosphegravere est pleinement courtoise Notre geacuteant-roi a perdu toute trace de gigantisme il ne lui reste que la macabre passion dis-tinctive pour les barbes drsquoautrui Son nom a aussi un peu changeacute en devenant Ris Comme le souligne Paul Vincent Rockwell eacutediteur du roman lorsqursquoil relegraveve les nombreux traits parodiques propres au texte laquo instead of calling him Rithon or Rion [] the Chevalier as deus espees chooses to call him lsquoRisrsquo which could be read to mean in Old French lsquolaughterrsquo At the beginning of this romance then an invasion led by laughter threatens the hierarchy of Arthu-rian identities raquo (p 16) Ris est un roi ennemi qui a envahi le fief de la dame de Caradigan et menace la paix du monde arthurien Les rois que Ris a vaincus lui ont rendu hommage et il voudrait faire de mecircme avec Arthur Le manteau de barbes nrsquoest plus seulement un tropheacutee de guerre mais un cadeau destineacute agrave laquo srsquoamie a cui lrsquoa otreieacute raquo (v 229) la laquo damoisiele drsquoYslande raquo (v 415)

Apregraves lrsquoeacutepisode initial du deacutefi au tribut de la barbe Ris sera le protagoniste drsquoautres eacutepisodes avant drsquoecirctre enfin battu par Meliadus et de se rendre bles-seacute agrave la cour drsquoArthur En oubliant lrsquoaffront du deacutebut du roman Arthur fait preuve de largesse en faisant soigner Ris et en lui rendant sa liberteacute Ris sera drsquoailleurs inteacutegreacute agrave la suite du roi

Humberrsquo au vers 253 Ris est appeleacute roi de Norombellande (Northumbria)32 Cf v 215-228 laquo Sire li rois Ris vous mande Con cil ki puet et vaut asseacutes Keuml il a ja ix ans

passeacutes Krsquoil est issus de son paiumls Et en ces ix ans a conquis Tout par force et par vasselaige IX rois ki li ont fait homage Srsquoa a cascun son fief creuuml Drsquoentor lui ne se sont meuuml Ains le servent o lor maisnies Si a a cascun escorcies Les barbes et si en fera Penne a i mantel et lrsquoavra Srsquoamie a cui lrsquoa otreieacute raquo

249Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

La Suite du Roman de Merlin33 (ou Suite romanesque du Merlin aussi connue sous le nom de Merlin-Huth) preacutesente de nombreuses ressemblan-ces avec le Chevalier as deus espees qui drsquoapregraves Gilles Roussineau a eacuteteacute lrsquoune de ses sources34 Comme dans celui-ci le reacutecit est courtois et eacuteloigneacute du contexte historique breton Ici non plus Rion nrsquoest un geacuteant mais seulement un roi laquo sires de Norgales raquo Lors drsquoune fecircte agrave Carlion le messager de Rion se rend agrave la cour drsquoArthur et ordonne au roi drsquoenvoyer agrave Rion sa barbe pour qursquoil la fasse coudre sur son manteau en signe de soumission

laquo Rois Artus che te mande le rois Rions li sires de Norgales qursquoil a conquis tresqrsquoa XI rois qui tout sont en son service Et en remembrance de ceste vic-toire a il pris de chascun des rois la barbe et en a fait orler un sien mantel Mais pour chou qursquoil te prise plus que nul qursquoil ait conquist te mande il que se tu ne veuls perdre ta terre vien a lui et se li fai houmage et la rechoif de li Et a cest commandement li envoie ta barbe il le fera metre es ataches de son mantiel Et ensi le fais qursquoil te mande u autrement te ne pues faillir qursquoil ne te toille ta terre car encontre son pooir ne poroies tu durer raquo (sect71)

Arthur reacutepond avec un mot ironique invoquant sa propre jeunesse laquo Biaus amis il ne me samble mie que ja soie chis a qui li rois Rions trsquoen-voia car je nrsquoeuch onques barbe trop sui encore jovenes Et se je encore bien lrsquoavoie ne lrsquoaroit il pas miex ameroie avoir perdu le cief raquo (sect 71)

Lrsquoeacutepisode du manteau de barbes se reacuteduit agrave ce bref eacutechange Il ne sera plus fait allusion agrave ce sujet et la confrontation directe entre Rion et Arthur nrsquoaura pas lieu plus avant dans le reacutecit dans un enchaicircnement drsquoeacuteveacutenements qui rappelle encore le Chevalier as deus espees Rion envahit les terres drsquoArthur et assiegravege le chacircteau de Tarabel35 Cependant Balaain le fait prisonnier pen-dant qursquoil se rend agrave un rendez-vous drsquoamour36 et le conduit agrave la cour drsquoAr-thur ougrave Rion precircte hommage au roi37

Comme dans le Chevalier as deus espees lrsquoopposition entre Rion et Arthur

33 La Suite du Roman de Merlin eacutedition critique par Gilles Roussineau 2 vols Genegraveve Droz 1996 reacuteeacuted 1 vol Genegraveve Droz 2006 Doreacutenavant dans les notes Suite Merlin

34 Cf Suite Merlin p xvi 54-55 et 65-7635 Suite Merlin sect 9136 Lrsquoeacutepisode est fondamental dans le deacuteveloppement du roman gracircce agrave la capture de Rion

Balaain regagne la faveur drsquoArthur qursquoil avait perdue apregraves avoir coupeacute la tecircte drsquoune damoi-selle de la cour

37 Cf Suite Merlin sect 156 laquo Chelui jor fist li rois Rions houmage au roi Artus et rechiut sa terre de lui raquo

250 Beatrice Barbieri

est mitigeacutee adoucie38 Rion nrsquoest pas tueacute et Arthur nrsquoest plus le seul qui puisse le battre il est en effet vaincu par un autre chevalier parti agrave lrsquoaventure tandis qursquoArthur est resteacute agrave preacutesider sa cour

Plus on srsquoeacuteloigne de lrsquoHistoria plus le combat entre Arthur et Rion perd graduellement en force symbolique et en violence eacutepique Bien que les eacuteleacute-ments constitutifs fondamentaux (le roi Arthur Rion le manteau la deacute-faite de celui-ci) se soient conserveacutes ils ont neacuteanmoins changeacute Consideacute-rons par exemple le manteau de barbes leitmotiv reacuteguliegraverement preacutesent dans les diffeacuterents reacutecits il ne reste pourtant pas toujours identique agrave lui-mecircme Si dans lrsquoHistoria ses traductions et encore dans les Premiers Faits la question du manteau eacutetait fondamentale dans Le Chevalier as deus es-pees et dans la Suite du Merlin le manteau semble ecirctre deacutesormais un eacuteleacute-ment steacutereacuteotypeacute et bientocirct oublieacute dans lrsquoeacutecoulement de la narration Il est devenu un accessoire bizarre plutocirct qursquoun objet agrave forte valence symboli-que Arthur cesse par ailleurs de vouloir reacutepondre personnellement au deacutefi honteux Son personnage a glisseacute du guerrier aux traits archaiumlques (encore preacutesent dans les Premiers Faits) au roi courtois qui loin du peacute-ril demeure dans la seacutecuriteacute de sa cour39 La conception des pouvoirs et des rocircles sociaux a elle aussi changeacute Dans la reacuteeacutecriture des deux Merlin en prose et du Chevalier as deus espees les ennemis auxquels Rion a cou-peacute la barbe ne sont ni tueacutes ni geacuteneacuteriquement conquis comme dans les autres textes mais lui rendent hommage et deviennent ses hommes-liges De mecircme la menace du geacuteant en cas de refus de la part drsquoArthur eacutetait-elle tregraves violente dans le Brut

E si Artur cuntrediseitCcedilo que Rithon li requereitCors a cors ensemble venissentE cors a cors se combatissentE li quel drsquoels lrsquoaltre ocirreitU que vif veincre le purreitLa barbe euumlst preiumlst les pels (Wace v 11579-86)

38 M Szkilnik parle drsquoun veacuteritable affadissement du personnage de Rion anticipeacute dans la nar-ration par la modeacuteration de la requecircte de la barbe dans la Suite du Merlin laquo Rion parle de pren-dre la barbe de ses ennemis et non de lrsquoescorchier et traire fors del menton arrebours raquo comme dans les Premiers Faits (laquo La jeunesse raquo p 31)

39 Comme le dit M Szkilnik laquo agrave la logique eacutepique qui preacutevaut dans la Suite Vulgate [ici Premiers Faits] se substitue dans la Suite du Merlin une logique romanesque raquo (laquo La jeunesse raquo p 32)

251Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

tandis que dans la Suite on lrsquoa lu la conseacutequence serait que Rion toille la terre drsquoArthur La conception de la rivaliteacute est rentreacutee dans une dynamique feacuteoda-le ou bien courtoise Rion autrefois symbole du pouvoir aveugle qui doit ecirctre aneacuteanti perd peu a peu les traces de sa monstruositeacute en devenant drsquoabord geacuteant-roi (Premiers Faits) puis simplement roi (Chevalier as deus espees Suite du Merlin) Cessant drsquoecirctre un monstre il peut mecircme ecirctre eacutepargneacute et inteacutegreacute agrave la socieacuteteacute des hommes

Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

Lucia BaronciniUniversitagrave di Bologna

Aujourdrsquohui on a perdu la conception du pouvoir magique des mots si on dit donc agrave quelqursquoun drsquoaller au diable personne ne pensera jamais qursquoun diable va arriver et lrsquoemporter avec soi Au Moyen Age les choses eacutetaient diff eacuterentes1 En 1256 dans lrsquoeacutevecirccheacute de Toulouse une femme eacutepuiseacutee par les maladresses de son fi ls lui crie laquo Je ne veux plus que tu sois mon fi ls je te recommande agrave cinquante milliers de diables raquo Sur le moment rien ne se passe mais agrave minuit les diables arrivent prennent le garccedilon endormi et cherchent agrave lrsquoemporter avec eux en passant par la chemineacutee heureuse-ment le garccedilon se reacuteveille et se recommande agrave la Vierge Le nom de Marie est suffi sant les diables lacircchent prise et il tombe dans la cendre il est sauf mais restera boiteux (et on sait qursquoecirctre boiteux ou estropieacute est le signe drsquoun contact physique avec Dieu ou avec le diable)

Lrsquohistoire que je viens de raconter est un miracle de la Vierge il srsquoagit de la version que lrsquoon trouve dans le recueil latin eacutediteacute par Thomas Crane2 dont la seule traduction en langue vernaculaire que je connaisse se trouve dans la collection italienne du XVe siegravecle que je suis en train drsquoeacutetudier3 En bref il srsquoagit du miracle de lrsquoenfant voueacute au diable dont la version la plus commune commence drsquoailleurs avec la rupture drsquoun vœu de chasteteacute lors de lrsquoengen-drement de lrsquoenfant en question4 Dans lrsquoIndex miraculorum compileacute par le

1 Voir Carla Casagrande et Silvana Vecchio I peccati della lingua disciplina ed etica della parola nella cultura medioevale Rome Istituto della Enciclopedia Italiana 1987 (trad fr Les Peacute-cheacutes de la langue Paris Cerf 1991)

2 Voir Thomas F Crane laquo Miracles of the Virgin raquo Romanic Review No 2 1911 p 235-2793 Il srsquoagit drsquoune collection anonyme et ineacutedite appeleacutee Livre du naufrage par Mary Vincen-

tine Gripkey laquo Mary Legends in Italian Manuscripts in the Major Libraries of Italy raquo Mediaeval Studies No 14 1952 p 9-47 M V Gripkey a enrichi lrsquoeacutetude des manuscrits italiens de mi racles que Levi avait commenceacute voir Il libro dei Cinquanta Miracoli della Vergine publieacute par Ezio Levi Bologne Romagnoli DallrsquoAcqua 1917

4 Il srsquoagit drsquoune variante du pacte avec le diable voir Alfonso DrsquoAgostino laquo Il patto col dia-

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pegravere bollandiste Poncelet on trouve au moins sept incipit diffeacuterents qui srsquoen tiennent au mecircme canevas5 deux eacutepoux font vœu de chasteteacute mais le diable pousse le mari agrave le briser la femme facirccheacutee voue alors au diable le fruit de cette nuit A la naissance de lrsquoenfant le diable arrive et ordonne agrave la femme de ne pas le baptiser il viendra le prendre quand il aura grandi Le moment venu le fils deacutecouvre son histoire et va agrave Rome chercher lrsquoaide du Pape mais celui-ci lrsquoenvoie chez un saint ermite qui avec lrsquointervention de la Vierge parvient agrave sauver le garccedilon du diable Lrsquohistoire est raconteacutee entre autres par Gautier de Coincy auteur des Miracles de Nostre Dame6 et dans les Can-tigas de Santa Maria drsquoAlphonse le Sage (cantiga 115)7

On aura sans doute remarqueacute qursquoil srsquoagit du mecircme sujet que la ceacutelegravebre leacute-gende de Robert le Diable dont la version eacutecrite la plus ancienne que lrsquoon connaisse est une reacutedaction en octosyllabes du XIIIe siegravecle8 La duchesse de Normandie ne parvient pas agrave avoir drsquoenfant et lasse de prier Dieu srsquoadresse au diable mais le fils qursquoelle en conccediloit nommeacute Robert est cruel et violent degraves son enfance Une fois devenu adulte il est banni par son pegravere agrave cause de ses meacutefaits ndash surtout contre le clergeacute il devient un terrible brigand (mecircme si on essaye de lrsquoadouber chevalier) jusqursquoau moment ougrave il prend conscience de sa nature furieuse et deacutecouvre le mystegravere de sa naissance Il deacutecide alors drsquoaller en pegravelerinage agrave Rome ougrave le Pape lrsquoenvoie chez un saint ermite qui lui impose une vie de peacutenitence tregraves dure La suite de lrsquohistoire se rattache au motif du laquo petit jardinier aux cheveux drsquoor raquo (AT 314)9 crsquoest-agrave-dire du heacuteros sauveur qui cache son identiteacute mais est reconnu gracircce agrave un signe particulier (ici une blessure qursquoil a reccedilue des Sarrasins) Cependant le motif folklorique qui nous inteacuteresse ici est celui du pacte avec le diable pour lrsquoobtention drsquoun

volo nelle letterature medievali Elementi per unrsquoanalisi narrativa raquo Studi medievali III seacuterie No 45 2004 p 699-752

5 Voir Albert Poncelet laquo Index miraculorum B Virginis Mariae quae saec VI-XV Latine conscripta sunt index postea perficiendus raquo Analecta Bollandiana No 21 1902 p 214-360 nos 300 368 657 1272 1436 1517 1558

6 Gautier de Coincy Les miracles de Nostre Dame publieacute par V Frederic Koenig 6 vol Ge-negraveve Droz 1970

7 Alfonso X el Sabio Cantigas de Santa Maria (cantigas 101 a 260) II publieacute par Walter Mettmann Madrid Castalia 1988 p 45-55

8 Robert le Diable roman drsquoaventures publieacute par Elisabeth Loumlseth Paris Didot 1903 (So-cieacuteteacute des Anciens Textes Franccedilais)

9 Voir Antti Aarne Types of the folk-tale a classification and bibliography translated and en-larged by Stith Thompson New York Burt Franklin 1971 [1928] p 108-169

255Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

heacuteritier classeacute M 219-1 par Aarne-Thompson et croiseacute avec le type S 223 (laquo le couple steacuterile qui se voue au diable et obtient un enfant diabolique raquo)10 Comme lrsquoavait remarqueacute Roland Crane11 la premiegravere partie de Robert le diable correspond agrave la premiegravere partie du reacutecit hagiographique Imram Hui Corra qui circulait en Irlande au XIe siegravecle Le motif est bien preacutesent dans le folklore celtique12 Dans ces deux cas la naissance diabolique du heacuteros (ou des heacuteros vu que dans le reacutecit irlandais il srsquoagit de tripleacutes) donne lieu agrave une attitude drsquoabord cruelle et blaspheacutematoire puis apaiseacutee par le baptecircme et enfin effaceacutee par la peacutenitence Dans le cas du miracle de lrsquoenfant voueacute au diable la preacutesence du diable est constante (comme srsquoil eacutetait un creacutediteur qui est aux trousses drsquoun deacutebiteur insolvable)13 mais il nrsquoinfluence pas le psy-chisme du protagoniste qui est en revanche un personnage tregraves positif par-fois saint srsquoil srsquoagit drsquoun contexte miraculaire ou hagiographique je pense ici au fantomatique saint Sauveur des Miracles de Nostre Dame par person-nages14 ou agrave certaines versions de la vie de saint Antoine de Vienne15

Vouer les fils au diable crsquoest bien entendu la version chreacutetienne du pacte avec un ecirctre surnaturel qui va enlever les enfants agrave la suite drsquoun tort commis par le pegravere ou la megravere de lrsquoenfant en question On peut penser au conte que les fregraveres Grimm nous ont transmis comme Rapunzel (Raiponce en fran-ccedilais) qui se trouve aussi sous le titre de Petrosinella dans Il cunto de li cunti

10 Voir Antti Aarne Motif-Index of Folk-Literature A Classification of Narrative Elements in Folktales Ballades Myths Fables Mediaeval Romances Exempla Fabliaux Jest-Books and Lo-cal Legends revised and enlarged by Stith Thompson vol V Bloomington Indiana University Press 19662 p 41 et p 316

11 Voir Roland S Crane laquo An Irish Analogue of the Legend of Robert the Devil raquo Romanic Review No 5 1914 p 55-67

12 Voir Tom P Cross Motif-index of early Irish literature Bloomington Indiana University Press 1952

13 Il existe sans doute une influence mutuelle entre le langage de la theacuteologie et ceux du droit et de lrsquoeacuteconomie qui se deacuteveloppent pendant le Moyen Acircge surtout agrave propos des rapports entre les hommes Dieu et le diable voir entre autres Toni W Andrus The Devil on the Medieval Sta-ge in France Ann Arbor University Microfilm International 1980 p 134-168 et Adriano Pros-peri Giustizia bendata Percorsi storici di unrsquoimmagine Turin Einaudi 2008

14 Miracles de Nostre Dame par personnages publieacutes drsquoapregraves le manuscrit de la Bibliothegraveque Nationale par Gaston Paris et Ulysse Robert Paris Didot 1876 tome I p 1-56

15 Voir Giuseppe Cocchiara Il diavolo nella tradizione popolare italiana Rome Editori Riu-niti 2004 [1945] p 38-55 Cocchiara preacutesente une seacuterie de poegravemes populaires italiens des XIVe-XVe siegravecle ougrave Antoine deacutedieacute au diable parce que conccedilu pendant un pegravelerinage agrave Saint-Jacques-de-Compostelle est finalement emporteacute en enfer drsquoougrave il est rejeteacute sur terre agrave cause de sa sainteteacute

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de Gianbattista Basile (journeacutee II 1)16 Lrsquoinfraction de la megravere qui est en-ceinte est alimentaire elle vole (ou fait voler) une plante aromatique dans le jardin drsquoune sorciegravere laquelle en retour lui demande lrsquoenfant qui naicirctra une jeune fille vient au monde et est enfermeacutee par la sorciegravere dans une haute tour ougrave elle reste prisonniegravere jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee du prince (AT 310 The Mai-den in the Tower) On peut aussi mentionner lrsquohistoire de Liombruno en-fant abandonneacute au diable par son pegravere un pauvre pecirccheur puis sauveacute par une feacutee crsquoest lrsquoincipit du laquo cantare raquo eacuteponyme dont la version eacutecrite est at-testeacutee en Italie agrave la fin du XIVe siegravecle17

Parfois le diable vole litteacuteralement les enfants en profitant drsquoun manque de surveillance le Moyen Acircge nous a transmis la leacutegende de saint Eacutetienne enleveacute dans son berceau par le diable et remplaceacute par un laquo cambion raquo crsquoest-agrave-dire un ecirctre diabolique qui assume la figure de la personne prise en eacutechange On raconte la mecircme histoire agrave propos de saint Laurent (freacutequemment confon-du avec saint Eacutetienne parce que tous deux sont diacres) et de saint Bartheacutele-my comme nous en informe le pegravere De Gaiffier18 Il srsquoagit ici du pheacutenomegravene des changelings une croyance bien connue de ceux qui srsquooccupent de mytho-logie et folklore des pays celtiques et germaniques On trouve un teacutemoignage de cette croyance dans le recueil drsquoexempla composeacute au deacutebut du XIIIe siegravecle par le precirccheur Jacques de Vitry

Quidam enim similes puero quem Gallici chamium (cambion) vocant qui multas nutrices lactendo exhaurit et tamen non proficit nec ad incremen-tum pervenit sed ventrum durum habet et inflatum19

Les reacutepertoires sur le folklore notamment des icircles britanniques donnent plusieurs versions de ces histoires tout en indiquant une seacuterie de meacutethodes pour deacutemasquer les cambions et reacuteobtenir si crsquoest possible son propre en-fant On peut commettre des actes absurdes en preacutesence du changeling il

16 Giambattista Basile Lo cunto de li cunti publieacute par Michele Rak drsquoapregraves la premiegravere eacutedition [Naples 1634-1636] Milan Garzanti 1986 p 284-295

17 Poeti minori del Trecento sous la direction de Natalino Sapegno Milan-Naples Ricciardi 1952 p 843-868

18 Bernard De Gaiffier laquo Le diable voleur drsquoenfants Agrave propos de la naissance des saints Eacutetienne Laurent et Bartheacutelemy raquo dans Eacutetudes critiques drsquohagiographie et drsquoiconologie Bruxel-les Socieacuteteacute des Bollandistes 1967 (Subsidia Hagiographica 43) p 169-193

19 The exempla or illustrative stories from the ldquoSermones vulgaresrdquo of Jacques de Vitry eacutediteacutes par Thomas F Crane New York Burt Franklin 1971 [1890] p 129

257Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

sera obligeacute drsquoaffirmer que de sa longue vie il nrsquoavait jamais rien vu de sem-blable (crsquoest agrave peu pregraves la ruse utiliseacutee dans une version du miracle du diable deacuteguiseacute en valet pour tuer un chevalier un eacutevecircque heacutebergeacute chez le cheva-lier en question srsquoaperccediloit de la nature diabolique du valet en lrsquoobligeant agrave admettre qursquoil eacutetait lagrave le jour de la creacuteation de la lune)20 On peut aussi battre sans pitieacute le laquo cambion raquo jusqursquoagrave provoquer lrsquointervention de sa vraie megravere qui va rendre lrsquoenfant voleacute Ces rituels ne se rencontrent pas dans les histoi-res des saints que je viens de mentionner ougrave lrsquoeacutechange est seulement deacutecou-vert quand le vrai fils devenu adulte va reacuteoccuper sa place et chasse lrsquoecirctre diabolique de chez lui Neacuteanmoins il existe un type de miracle ougrave une veu-ve laquo oblige raquo la Vierge agrave lui rend re son propre fils qui a eacuteteacute emprisonneacute en enlevant la statue de lrsquoEnfant Jeacutesus drsquoentre les bras de sa Megravere on pourrait rattacher cette attitude agrave une croyance ndash assez vaguement deacutefinie ndash comme celle que je viens de rapporter

Le diable ravisseur bien eacutevidemment nrsquoest que le dernier avatar de toute une seacuterie de figures de voleurs drsquoenfants (feacutees sorciegraveres lutins) qui repreacute-sentent autant de strates de croyances en remontant jusqursquoagrave celles ayant des origines vraiment archaiumlques James McCulloch auteur de la tregraves bon-ne entreacutee Changeling de lrsquoEncyclopaedia of religions and ethics formule sur lrsquoorigine de cette croyance trois hypothegraveses qui meacuteritent drsquoecirctre prises en compte21 Tout drsquoabord une explication anthropologique les nour-rissons nrsquoeacutetant pas encore purifieacutes de leur liaison avec lrsquoautre monde sont facilement exposeacutes agrave lrsquoaction des ecirctres surnaturels donneacutee commu-ne agrave bien des cultures pas seulement indo-europeacuteennes et appartenant agrave lrsquounivers symbolique des rites de passage Deuxiegravemement si les parents eacutetaient convaincus que les enfants pouvaient ecirctre enleveacutes et remplaceacutes par des creacuteatures feacuteeriques cette croyance se trouvait renforceacutee dans le cas ougrave lrsquoenfant eacutetait difforme22 tregraves souvent on le brucirclait La croyance avait donc

20 Il srsquoagit de lrsquoun des miracles de la Vierge les plus reacutepandus pendant le Moyen Age connu comme laquo Le diable servant raquo (Voir Frederic C Tubach Index exemplorum a Handbook of Me-dieval Religious Tales Helsinki Suomalainen Tiedeakademia 1969 no 1558) Le dialogue agrave propos de la lune se trouve dans la version donneacutee par Bonvesin de la Riva dans son Vulgare de Elymosinis (voir Bonvesin de la Riva Opere volgari publieacute par Gianfranco Contini Rome So-cietagrave Filologica Romana 1941 vol I p 260-64)

21 Voir James McCulloch entreacutee laquo Changeling raquo dans Encyclopaedia of religions and ethics vol III sous la direction de James Hastings Edinburgh Clark ndash New York Charles Scribnerrsquos Sons 1910

22 Voir Carl Haffter laquo The changeling History and psychodynamics of attitudes to handi-

258 Lucia Baroncini

une reacuteelle terrible correspondance avec des pratiques (pourrait-on dire) drsquoeugeacutenisme les derniers cas drsquoenfants brucircleacutes en tant que laquo cambions raquo se sont produits en Eacutecosse agrave la fin du XIXe siegravecle

Troisiegraveme hypothegravese la lutte entre autochtones et envahisseurs Que les ecirctres feacuteeriques soient la transposition imaginaire drsquoune race reacuteelle crsquoest une af-firmation trop forte mais McCulloch qui comme tous les savants de son eacutepo-que accorde creacutedit au paradigme de lrsquoinvasion des Indo-Europeacuteens eacutevoque la possibiliteacute que sous les traditions relatives aux luttes entre les ecirctres humains et les feacutees se cachent les conflits entre les hommes du Neacuteolithique et ceux du Pa-leacuteolithique (et puis entre les hommes du Neacuteolithique et ceux de lrsquoAcircge du bron-ze) Aujourdrsquohui la paleacuteontologie et lrsquoarcheacuteologie nous informent qursquoil nrsquoy a eu aucune invasion au deacutebut de lrsquoAcircge du bronze23 mais ce qui nous inteacuteresse dans lrsquohypothegravese de McCulloch est lrsquoideacutee de remonter jusqursquoau paysage humain de la preacutehistoire pour essayer drsquoexpliquer une croyance folklorique

Curieusement un grand nombre drsquohistoires qui parlent drsquoenfants voleacutes sont lieacutees aux sites meacutegalithiques rien nrsquoempecircche de penser qursquoelles soient aussi vieilles que les meacutegalithes eux-mecircmes qui eacutetaient aussi des lieux de culte fu-neacuteraire24 Imaginer son propre fils enleveacute par des feacutees est une faccedilon drsquoexorci-ser la douleur provoqueacutee par sa mort on peut aussi penser que la substitution de nourrissons sains agrave des enfants morts ou malades eacutetait une pratique assez reacutepandue dans lrsquoantiquiteacute comme nous le montre la ceacutelegravebre histoire du juge-ment de Salomon25

Lrsquo ethnolinguiste italien Glauco Sanga a tout reacutecemment formuleacute une hy-pothegravese tregraves inteacuteressante sur lrsquoorigine des contes de feacutees lrsquoacte de narration serait une sorte de service offert par des chasseurs-cueilleurs nomades agrave des communauteacutes agricoles seacutedentaires en eacutechange du logement et de la nour-riture26 Nomades conteurs de fables donc et nomades voleurs drsquoenfants comme la penseacutee commune et les contes de feacutees nous ont habitueacute agrave le pen-

capped children in European folklore raquo Journal of the History of the Behavioral Sciences No 4 fasc 1 (1968) p 55-61

23 Voir agrave ce propos la premiegravere partie de Mario Alinei Origini delle lingue drsquoEuropa I La Te-oria della Continuitagrave Bologne Il Mulino 1996

24 Voir Mario Alinei ndash Francesco Benozzo laquo Origini del megalitismo europeo un approccio archeo-etno-dialettologico raquo Quaderni di semantica No 19 2008 vol 2 p 295-332

25 1Rois 3 16-2826 Glauco Sanga laquo Sullrsquoorigine della fiaba raquo dans Pulsione e destini Per Andrea Fassograve sous la

direction de Francesco Benozzo Mattia Cavagna et Matteo Meschiari Modegravene Anemone Ver-nalis 2010 p 175-219

259Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

ser les histoires drsquoenfants enleveacutes ou eacutechangeacutes seraient donc lieacutees agrave lrsquoori-gine mecircme de ce qursquoon appelle le domaine folklorique Lrsquo identiteacute des ravis-seurs qui se transforme agrave chaque fois teacutemoigne de la construction drsquoune stratigraphie folklorique fondeacutee sur les diffeacuterentes eacutetapes de la preacutehistoire et protohistoire humaine dont le diable nrsquoest que la derniegravere manifestation La forme la plus ancienne est probablement celle ougrave lrsquoenfant est voleacute par une sorciegravere une vieille crsquoest-agrave-dire une figure qui remonte aux cultes tregraves ar-chaiumlques consacreacutes agrave la Grande Megravere paleacuteolithique qui donne la vie et aussi la mort27 Les feacutees aussi et pas seulement les sorciegraveres sont lieacutees agrave cette ty-pologie Nrsquooublions pas qursquoen fait la distinction entre feacutees bonnes et feacutees meacute-chantes pour ainsi dire est tardive et chreacutetienne la feacutee marraine peut en mecircme temps ecirctre celle qui emprisonne (crsquoest lagrave lrsquoambiguiumlteacute qui se manifeste chez Morgane Viviane la Dame du Lachellip)28

Les lutins qui eacutechangent les enfants dans leur berceaux enfin comme font les trolls et les nains nous parlent drsquoune eacutepoque ougrave les classes sociales se struc-turent (Acircge des meacutetaux)29 crsquoest agrave ce moment-lagrave que le discours des marginaux et des nomades peut ecirctre pris en compte Agrave la lumiegravere de la preacutehistoire et pro-tohistoire les diffeacuterentes expressions du folklore peuvent ecirctre rameneacutees aux diffeacuterentes eacutetapes du deacuteveloppement de la civilisation humaine il est ainsi possible de surmonter lrsquoideacutee que le folklore est atemporel et donc tregraves dange-reux pour lrsquohistoire de la culture et de la litteacuterature

Certes les croyances des hommes primitifs qui ont donneacute les histoires de voleurs drsquoenfants ne suffisent pas agrave expliquer la complexiteacute de lrsquohagiographie meacutedieacutevale ougrave la theacuteologie chreacutetienne joue un rocircle tregraves important Le diable de la deacutemonologie populaire crsquoest-agrave-dire des exempla des miracles des mys-tegraveres est bien quant agrave lui un avatar des lutins qui agrave partir du Neacuteolithique tra-versent le monde indo-europeacuteen jusqursquoagrave aujourdrsquohui mais la Vierge qui nrsquoa le pouvoir de sauver les victimes des vols du diable que si on invoque son nom vient elle drsquoune autre histoire

27 Voir Mario Alinei op cit p 54-5828 En ce qui concerne lrsquohistoire des feacutees il faut neacutecessairement citer Laurence Harf-Lancner Les

feacutees au moyen acircge Morgane et Meacutelusine La naissance des feacutees Paris Honoreacute Champion 198429 Voir Mario Alinei op cit p 64-71

La plume et la quenouilleFonctions et fonctionnement de lrsquoironie

dans les Eacutevangiles des QuenouillesBrigitta Vargyas

Universiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest ndash Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef

Ouvrage anonyme datant de la fi n du XVe siegravecle les Eacutevangiles des Quenouilles mettent en scegravene des femmes reacuteunies pendant six soireacutees conseacutecutives au cours des laquo longes nuis entre le Noeumll et la Chandeleur raquo (p 6)1 pour travailler ensemble et en mecircme temps pour profi ter de ce temps pour mettre en com-mun une laquo science raquo consideacutereacutee comme par excellence feacuteminine des prati-ques et des recettes plus ou moins laquo magiques raquo qui permettraient de fl eacutechir le destin en sa faveur Chaque soireacutee est preacutesideacutee par une autre laquo eacuterudite raquo et consacreacutee agrave un sujet diff eacuterent Le seul intrus dans ce cercle de femmes est le personnage du secreacutetaire-auteur un folkloriste avant la lettre chargeacute de fi xer par eacutecrit les paroles de celles-ci Ce qui en naicirct est un recueil de 230 croyances populaires des reacutegions de Flandre et de Picardie au milieu du XVe siegravecle

Pour sa forme les Eacutevangiles srsquoinspirent donc de la tradition boccacien-ne qui srsquoeacutepanouira en France au cours du XVIe siegravecle les traits majeurs du genre sont laquo la mise en scegravene drsquoune socieacuteteacute conteuse2 raquo et la structuration de laquo lrsquohistoire raquo en plusieurs soireacutees Les femmes reacuteunies pendant six soireacutees conseacutecutives preacutesident les soireacutees tour agrave tour comme il est habituel pour ce genre de reacutecit et choisissent divers sujets lieacutes aux preacuteoccupations majeures de lrsquohomme (ou plutocirct de la femme) de lrsquoeacutepoque vivant dans un milieu ru-ral (vie conjugale enfants maladies et remegravedes vie agricole) (On ne peut donc pas vraiment parler drsquohistoire dans le sens traditionnel du terme puis-que agrave la diffeacuterence drsquoautres recueils construits selon ce scheacutema narratif les

1 Pour les citations provenant des Eacutevangiles des Quenouilles voir lrsquoeacutedition de P Jannet (Les Eacutevangiles des Quenouilles eacuted P Jannet Paris 1855)

2 G Peacuterouse citeacute par A Paupert Les Fileuses et le Clerc Une eacutetude des laquoEacutevangiles des Que-nouillesraquo Champion (Bibliothegraveque du XVe siegravecle 52) Paris 1990 p 249

262 Brigitta Vargyas

Eacutevangiles ne contiennent pas de contes enchacircsseacutes mais juste des eacutenonceacutes de type proverbial) Le cadre du reacutecit est assureacute par la preacutesence drsquoun narrateur principal le laquo secreacutetaire des dames raquo et par la volonteacute de consigner par eacutecrit des connaissances des pratiques qui ne circulaient jusqursquoalors qursquooralement ou sous des formes eacutecrites peu fiables fragmentaires agrave en croire le narra-teur3 et dont le but nrsquoeacutetait autre que de se moquer de ce sujet et de ses pra-tiquantes (laquo qui pis est raquo dit-il laquo ccedilrsquoa eacuteteacute plus par derrision et mocquerie que autrement raquo p 6)

Tregraves populaire jusqursquoau milieu du XVIe siegravecle cette œuvre dont il nous res-te deux manuscrits connut plusieurs eacuteditions degraves 1475 six eacuteditions incuna-bles quatre eacuteditions du XVIe siegravecle plusieurs traductions et une adaptation en gascon4 Comme preuve de cette populariteacute elle tombe dans le domaine com-mun mais la trace qursquoelle y laisse sera plutocirct drsquoordre proverbial le titre perd sa veacuteritable charge reacutefeacuterentielle et lrsquoexpression laquo conteslivre de la quenouille raquo devient drsquoabord synonyme de litteacuterature populaire en geacuteneacuteral pour marquer ensuite tout discours de peu de valeur De lrsquoouvrage qui est agrave lrsquoorigine de cet emploi il ne reste qursquoun souvenir vague jusqursquoagrave la reacuteimpression des Eacutevangiles par Jannet au milieu du XIXe siegravecle5

Dans un article qui salue celle-ci Anatole de Montaiglon constate simple-ment que malgreacute laquo une certaine pointe de raillerie raquo qui caracteacuterise les prolo-gues laquo la forme reste trop naiumlve et par lagrave la moquerie trop cacheacutee pour que leurs dires ne fussent pas pris au seacuterieux et crsquoest eacutevidemment comme livre utile et usuel que lrsquoouvrage a eacuteteacute reacuteimprimeacute et acheteacute6 raquo

Ce que je propose ici est de nous pencher sur le bien-fondeacute de cette eacutevidence qui consiste agrave traiter cette œuvre comme simple laquo mode drsquoemploi raquo de nuan-cer cette cateacutegorisation en repeacuterant les indices textuels qui permettraient de situer les Eacutevangiles par rapport aux ouvrages pratiques de ce type et de preacuteci-ser si ce recueil admet aussi drsquoautres lectures

3 laquo Et depuis ce temps nrsquoa esteacute aincoires aucun voire que jrsquoaye sceu ne qui soit venu agrave ma co-gnoissance qui ait voulu prendre la peine de les mettre par escript ou en registre au moins le tout ne par ordre mais ce tant pou que fait en a esteacute ce a esteacute confusiblement et par piegraveces puis cy puis lagrave sans tenir aucun ordre raquo (p 5-6)

4 Cf M Jeay Les Eacutevangiles des Quenouilles Vrin Les Presses de lrsquoUniversiteacute de Montreacuteal 1985 p 365 Cf op cit p 60-636 A de Montaiglon laquo Les Eacutevangiles des Quenouilles raquo dans Bibliothegraveque de lrsquoeacutecole des char-

tes Anneacutee 1856 Volume 17 Numeacutero 1 p 390-392 (NDA La mise en italique de laquo eacutevidem-ment raquo vient de moi Drsquoailleurs A Paupert se pose eacutegalement cette question dans opcit)

263La plume et la quenouille

Si nous acceptons lrsquoideacutee de consideacuterer les Eacutevangiles comme livre consulteacute en premiegravere ligne pour son cocircteacute pratique donc en tant que grimoire (livre com-poseacute de recettes de potions de sorts de divers proceacutedeacutes magiques) il est dif-ficile drsquoexpliquer le fait que ce livre tombe pratiquement dans lrsquooubli apregraves un succegraves plutocirct bref au vu de la laquo longeacuteviteacute raquo que connaissent drsquoautres ouvrages de ce genre bien que le XVIe siegravecle connucirct la naissance de diverses listes index condamnant entre autres des laquo livres de magie raquo7 cette pratique a plutocirct sem-bleacute attiser lrsquointeacuterecirct porteacute agrave ce sujet et des œuvres comme le Grand ou le Petit Albert (qui rebutent lrsquohomme drsquoEacuteglise mais font la joie des lecteurs avides de deacutecouvrir les lois eacutesoteacuteriques du monde) entrent malgreacute tout dans la laquo biblio-thegraveque raquo populaire pour les siegravecles agrave venir Les eacuteditions des Eacutevangiles mention-neacutees par lrsquoIndex drsquoAnvers8 srsquoarrecirctent effectivement au milieu du XVIe siegravecle mais comme nous venons de le constater la populariteacute drsquoautres œuvres agrave theacute-matique pareille eacutegalement indexeacutees reste inchangeacutee malgreacute tout interdit

Dans ce travail jrsquoentends deacutemontrer que si leur posteacuteriteacute est diffeacuterente crsquoest aussi pour des raisons qui doivent ecirctre inheacuterentes au texte mecircme Tandis que les autres laquo grimoires raquo se concentrent sur la preacutesentation de diverses prati-ques les Eacutevangiles jouent sur lrsquoideacutee de procurer un accegraves direct agrave un savoir se-cret mais en fin de compte agrave cause preacuteciseacutement du recours agrave la figure drsquoun narrateur-auteur cela reste pure illusion et le reacutecit-cadre qui naicirct de ce pro-ceacutedeacute sera deacuteterminant pour lrsquoentreacutee dans lrsquoœuvre et donc pour son interpreacute-tation Le point de vue que je veux deacutefendre ici consiste agrave deacutemontrer que le texte des Eacutevangiles preacutesente un dosage savant drsquoindices agrave lrsquointeacuterieur du texte et oppose texte et contexte de maniegravere agrave permettre au lecteur compeacutetent9 de saisir le sens implicite du message notamment une distanciation ironique10

7 J M de Bujanda (eacuted) Thesaurus de la litteacuterature interdite au XVIe siegrave cle auteurs ouvrages eacuteditions avec addenda et corrigenda Genegraveve Droz 1996

8 J M de Bujanda (eacuted) Index drsquoAnvers 1569 1570 1571 Sherbrook-Genegraveve ed de lrsquoUniver-siteacute de Sherbrook-Droz 1988 p 339

9 Pour la question des compeacutetences diversifieacutees (linguistique geacuteneacuterique portant sur la connaissance des normes litteacuteraires et rheacutetoriques qui constituent le laquo canon raquo ideacuteologique en-fin) indispensables au deacutechiffrage de lrsquoimplicite cf L Hutcheon laquo Ironie satire parodie raquo Poeacutetique ndeg46 1981 en ligne httpstspacelibraryutorontocabitstream1807102531TSpa-ce0166pdf consulteacute le 27 deacutecembre 2010 Cette question revient eacutegalement chez C Kerbrat-Orecchioni laquo Problegravemes de lrsquoironie raquo Linguistique et Seacutemiologie ndeg2 1976 p10-46

10 Sans vouloir preacutesenter les diverses theacuteories censeacutees donner un modegravele agrave lrsquoexplication de lrsquoironie (ce qui sortirait du cadre de ce travail) je retiens ici la deacutefinition suivante lrsquoironie est un mode de communication dont le sens explicite sera retravailleacute agrave lrsquoaune du contexte etou des

264 Brigitta Vargyas

par rapport agrave un savoir feacuteminin jugeacute laquo suspect raquo Autrement dit les Eacutevangi-les aussi auraient peut-ecirctre gardeacute leur populariteacute au sein du mecircme public si le contenu laquo magique raquo (crsquoest-agrave-dire les realia qui ont eacuteveilleacute lrsquointeacuterecirct des ethno-logues degraves le XIXe siegravecle) lrsquoavait emporteacute sur sa litteacuterariteacute

Quels sont donc les indices qui orienteraient une telle lecture Commen-ccedilons drsquoabord en bon lecteur avec le titre et avec la phrase-thegravese programma-tique qui vient le compleacuteter laquo Cy commence le traittieacute intituleacute les Euvangiles des Quenoilles faittes agrave lrsquoonneur et exaucement des dames raquo (p 1) La juxta-position des deux termes bien eacuteloigneacutes lrsquoun de lrsquoautre Eacutevangiles et quenouille lrsquoun relevant du champ lexical du sacreacute lrsquoautre de celui du profane (la que-nouille outil de travail feacuteminin par excellence eacutetant le symbole mecircme des femmes11) a de quoi eacutetonner le lecteur moderne pourtant la laquo parodia sacra raquo nrsquoeacutetait certainement pas eacutetrangegravere agrave lrsquoesprit de lrsquoeacutepoque12 Le rapprochement de ces deux termes signale degraves le deacutebut que lrsquoauteur se livre agrave un laquo jeu double raquo le fait drsquoavoir recours au terme lourd de sens des laquo Eacutevangiles raquo est repreacute-sentatif du souci de preacutesenter un sujet de grande importance et de la volonteacute drsquoexeacutecuter ce travail avec un soin extrecircme de veacuteraciteacute Dans ce sens il relegraveve de strateacutegies drsquoauthentification qui se verront cependant vite reacutefuteacutees gracircce agrave lrsquoemploi drsquoun eacuteleacutement du monde profane (quenouille) et drsquoune seacuterie drsquoautres remarques qui suivront dans le prologue

Avec la deacutesignation de laquo traiteacute raquo le narrateur signale qursquoil entend faire œu-vre de science En partant de lrsquoideacutee que degraves le deacutebut de la lecture degraves laquo lrsquoen-treacutee raquo dans lrsquoœuvre le lecteur formule ses attentes en fonction des informa-tions rencontreacutees (y compris le nom de lrsquoauteur la deacutesignation du genre et tous les autres eacuteleacutements paratextuels ou autres) dans le cas preacutesent nous re-cevons la laquo promesse raquo (de la part de lrsquoauteur) de lire un texte sur un sujet

signaux intratextuels incompatibles avec ce sens explicite Le deacutecodage de lrsquoironie neacutecessite des compeacutetences linguistiques et extralinguistiques aussi bien de la part de lrsquoeacutemetteur que du reacutecep-teur (Cf DC Muecke laquo Analyse de lrsquoironie raquo Poeacutetique 1978 p 478-494)

11 Voir lrsquoadage dateacute de 1317 laquo le royaume de France ne saurait tomber de lance en quenouille raquo (Phrase dont la langue actuelle garde encore une trace sous lrsquoemploi proverbial laquo tomber en que-nouille raquo avec le sens drsquoecirctre laisseacute agrave lrsquoabandon)

12 Pensons par exemple au Cena Cipriani laquo le modegravele le plus ancien et le plus beau de la pa-rodia sacra meacutedieacutevale ou pour mieux dire de la parodie des textes et des rites sacreacutes raquo (M Bakhtine Estheacutetique et theacuteorie du roman Paris Gallimard 1975 p 427) Concernant la survie de la tradition de la parodia sacra dans le folklore cf V Ginouvegraves laquo Traditions orales en Haute Provence Chansons raquo Bulletin de liaison des adheacuterents de lrsquoAFAS en ligne httpafasrevuesorg97 27 | 2005 mis en ligne le 16 octobre 2005 consulteacute le 30 deacutecembre 2010

265La plume et la quenouille

scientifique et de grande importance (souligneacute par lrsquoemploi du terme eacutevangi-les) Cette apparence reste soutenue sur le plan formel (en ce qui concerne les grandes uniteacutes du prologue qui sont conformes au topos du genre13) mais les anticipations qursquoelle fonde se reacutevegravelent bientocirct erroneacutees

Quel est lrsquoobjectif du travail que le narrateur preacutetend vouloir reacutealiser avec un souci scientifique un souci de veacuteriteacute et auquel il attribue une telle impor-tance Crsquoest laquo lrsquoonneur et exaucement des dames raquo ndash dans un contexte plus large son travail rejoint ainsi les questions souleveacutees par la fameuse laquo querelle des femmes raquo dans laquelle il entend prendre la deacutefense des dames

Dans la suite tout en gardant les apparences du registre propre agrave la litteacutera-ture scientifique le narrateur srsquoexplique sur ses motivations drsquoabord confir-me-t-il beaucoup justifient laquo leurs paroles et raisons raquo par les Eacutevangiles sans connaicirctre veacuteritablement cette œuvre ni ses laquo sages doctoresses et premiegraveres inventerresses raquo Rien que par lrsquoemploi de ce dernier terme ce qui se confir-mera plus tard montre degraves maintenant le bout de lrsquooreille si lrsquoon tient compte du sens peacutejoratif que ce mot avait deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque14 lrsquoauteur en deacutesignant les dames comme laquo inventeresses raquo les traite de menteuses au tout deacutebut de son laquo traiteacute raquo Cependant comme si lrsquoemploi de ce mot nrsquoavait eacuteteacute qursquoun simple lapsus de sa part agrave la surface il donne toujours lrsquoapparence de srsquoen prendre agrave ceux qui se moquent de laquo la grande substance qursquoelles contiennent raquo et laquo ce font-ils toujours en lrsquoamoindrissement et reboutement des dames raquo Son juge-ment ne tarde pas laquo crsquoest pechieacute et grant honte pour ceulx qui ainsy le font raquo alors que les femmes sont source de laquo grande noblesse et [] grans biens raquo (p 1) et il enrichit plus tard cette argumentation drsquoune note personnelle laquo des biens que drsquoelles ay receus assez ne me sauroi loer raquo (p 2) Dans son rocircle de laquo deacutefenseur des dames raquo qui ne tolegravere aucun manquement au respect que lrsquoon doit aux femmes il cite eacutegalement un argument topique de la deacutefense des dames laquo la premiegravere femme fut faitte et creeacute en lieu hault et noble plein de net et pur air raquo un raisonnement auquel fera drsquoailleurs eacutecho dame Ysengrine du Glay (p 10) Bien que le narrateur laquo humble clerc et serviteur raquo des dames (p 2) garde dans ce commencement les apparences drsquoune solidariteacute envers

13 Notamment de srsquoexpliquer sur ses motivations mettre au point des strateacutegies drsquoauthentifi-cation et placer son œuvre dans une perspective historique (v EQ p 5-6) etc

14 Voir le dictionnaire eacutetymologique du CNRS en ligne httpwwwcnrtlfretymologiein-venteur laquo 1431 29 mai inventeresse laquocelle qui imagine quelque chose de mensongerraquo (Sentence dans Isambert Recueil anc lois fr t 8 p 766 menteuse et pernicieuse inventeresse de reacuteveacutela-tions et apparitions [en parlant de Jeanne drsquoArc]) raquo

266 Brigitta Vargyas

les dames (cela pourrait ecirctre du moins lrsquoimpression drsquoun lecteur moins atten-tif ou moins compeacutetent) quelques deacutetails comme nous lrsquoavons vu plus haut jettent deacutejagrave lrsquoombre drsquoune suspicion Le doute quant agrave sa veacuteritable position se confirme face agrave lrsquoeacutenumeacuteration hyperbolique des qualiteacutes feacuteminines (lrsquoexcel-lence de la femme eacutetant une conseacutequence logique des conditions de creacuteation de la premiegravere femme) laquo pour ce sont toutes femmes naturelement nobles nettes doucez courtoises et plein drsquoesprit legier et inventif et si tressoubti que agrave bien pou drsquoayde elles scevent pluiseurs choses agrave venir car les passeacuteez et presen-tes sccedilavent de leur propre nature selon les conjectures et dispositions des temps des personnes des augurements des oyseaux et des des betes et brief de toutes autres creatures comme il apperra ou procegraves de ce livre raquo (p 1-2) Mis agrave part la mention de connaissances qui engloberaient aussi bien les eacuteveacutenements pas-seacutes preacutesents et futurs (lrsquoideacutee de connaissances absolues) au niveau des indi-ces lexicaux lrsquoemploi de mots absolus (toutes deux fois mecircme) ainsi que des adverbes laquo naturelement tres raquo et au niveau des indices syntaxiques lrsquoemploi drsquoune subordonneacutee de conseacutequence agrave valeur drsquointensiteacute (sique) contribuent agrave deacutevoiler le sens implicite ironique Notons eacutegalement lrsquointrusion de lrsquointer-jection laquo et brief raquo qui est de mecircme faccedilon que les emplois hyperboliques deacutejagrave citeacutes source drsquoironie en coupant court agrave lrsquoeacuteloge patheacutetique Par ailleurs lrsquoef-fet ironique reacutesulte aussi de ce que lrsquointerjection est perccedilue dans un texte qui se veut scientifique comme un eacuteleacutement linguistique non compatible avec la deacutefinition du genre (crsquoest un marqueur drsquooraliteacute introduit dans un texte ougrave le lecteur modegravele srsquoattendrait agrave la preacutesence de traits du langage eacutecrit)

Comment expliquer lrsquoeffet ironique qui caracteacuterise cette maniegravere de repreacute-sentation exageacutereacutee Drsquoune part rien que laquo lrsquoencyclopeacutedie raquo du lecteur crsquoest-agrave-dire ses connaissances sur la nature humaine lrsquoempecirccherait drsquoignorer lrsquoin-congruiteacute de cet eacuteloge sans frein et son inadeacutequation agrave la reacutealiteacute (Le lecteur nrsquoest pas censeacute mettre entre parenthegraveses ses connaissances extralinguistiques puisque le texte ne semble pas appartenir agrave un genre pour lequel une telle ab-solutisationscheacutematisation serait acceptable ndash voire un eacuteleacutement indispensa-ble comme par exemple dans les contes ndash mais exploite au contraire le regis-tre scientifique) Confronteacute au conflit du sens litteacuteral et du contexte (contexte dans lrsquoacception que Jonathan Culler donne agrave ce terme)15 le lecteur conclue

15 Dans le sens que Jonathan Culler attribue agrave ce terme le contexte est constitueacute laquo de nos mo-degraveles de vraisemblance agrave lrsquoeacutechelle du comportement humain [] de notre horizon drsquoattente concernant le monde du roman qui nous suggegravere comment interpreacuteter les deacutetails concernant lrsquoaction ou les personnages [] et enfin de notre compeacutetence des proceacutedures usuelles du texte raquo

267La plume et la quenouille

donc agrave un sens laquo intentionnel suggeacutereacute latent raquo16 En mecircme temps lrsquoauteur ouvre pour ainsi dire une parenthegravese avec cette premiegravere preacutesentation ideacuteali-sante une parenthegravese qui ne se referme que lorsque cette image srsquoest enrichie drsquoautres traits moins flatteurs lors de la preacutesentation qui est faite de chacu-ne des dames avant de leur ceacuteder la parole loueacutees auparavant comme si sub-tiles elles srsquoavegraverent ecirctre des maquerelles du troisiegraveme acircge qui excellent dans des sciences peu recommandables et sentent un peu le soufre dame Ysengri-ne du Glay (avec cinq maris derriegravere elle laquo sans les acointes de costeacute raquo p 14) dame Transeline du Croq (qui doit sa renommeacutee surtout agrave ses connaissances en geacuteomancie et toutes sortes de divination et nrsquoest pas ennemie des joies de lrsquoamour malgreacute son acircge avanceacute v p 31) dame Abonde du Four qui laquo avoit es-tudieacute agrave Paris par lrsquoespasse de sept ans au colliege de Glatigny raquo (p 45-46 ndash la rue de Glatigny dans lrsquoIcircle de la Citeacute eacutetait la rue des prostitueacutees17) Sebile des Ma-rez (originaire de Savoie et de Vaud deux reacutegions qui passaient pour ecirctre des terres de sorcellerie18 drsquoougrave laquo science elle avait beaucoup retenu raquo p 57) Gom-berde la Faeacutee (eacutegalement une maquerelle tregraves laquo subtile raquo p 73) et finalement dame Berthe de Corne une laquo consœur raquo de dame Sebile (v p 86) Lrsquoeffet ironi-que vient alors de lrsquoeacuteloge exageacutereacute (lrsquoapparence) suivi drsquoun renversement brutal de ce pieacutedestal19 ducirc au deacuteveloppement du contexte des deacutetails sont reacuteveacuteleacutes agrave lrsquoaune desquels les premiegraveres informations apparaissent comme fausses ou limiteacutees20 ce qui entraicircne le lecteur agrave chercher une interpreacutetation au-delagrave du sens litteacuteral

Pour reacutesumer nous pouvons constater que dans lrsquoextrait citeacute plus haut la preacutesence de lrsquoironie est indiqueacutee drsquoun cocircteacute par des signaux disposeacutes agrave lrsquointeacute-rieur du texte de lrsquoautre par lrsquoincompatibiliteacute du sens litteacuteral du texte avec son

(Citeacute par DC Muecke op cit p 492) Ajoutons que bien que Culler parle ici laquo de notre horizon drsquoattente concernant le monde du roman raquo nous pouvons sans problegraveme eacutetendre cette deacutefinition agrave toutes sortes drsquoautres types de texte eacutetant donneacute que tout texte eacuteveille chez le lecteur des atten-tes (tant drsquoordre formel que sur le plan du contenu etc)

16 C Kerbrat-Orecchioni citeacute par DC Muecke dans opcit p 47917 Drsquoapregraves J Lacarriegravere Les Eacutevangiles des Quenouilles Imago Paris 1987 p 12718 Cf opcit loccit19 Jrsquoemprunte ici une ideacutee et une formule agrave un article de Zs Andraacutes (laquo laquoLes deacutebats du clerc et

du chevalierraquo avagy a lovag vagy a klerikus alkalmasabb-e inkaacutebb a szerelemre raquo Palimpszeszt 20 septembre 2003 en ligne httpmagyar-irodalomeltehupalimpszeszt20_szam01html consulteacute le 27 deacutecembre 2010

20 Voir la deacutefinition de lrsquoironie donneacutee par N Knox dans son premier article citeacute par DC Muecke opcit p 488

268 Brigitta Vargyas

contexte (dans le sens deacutefini ci-dessus)21 Comme nous lrsquoavons deacutejagrave observeacute par rapport agrave la premiegravere phrase du laquo traiteacute raquo (laquo cy commence raquo) lrsquoauteur joue agrave cocircteacute de la carte scientifique eacutegalement celle de la litteacuterature religieuse Pour placer son entreprise dans une perspective plus large il met en parallegravele son laquo projet de sauvegarde raquo avec lrsquoactiviteacute des laquo sains apostres raquo dont laquo qua-tre preudhommes [] plains de veacuteriteacute et vertus raquo ont eacuteteacute eacutelus pour reacutediger les Eacutevangiles de Jeacutesus-Christ il attribue aux laquo six matrones sages et prudentes raquo qui reacuteciteront les Eacutevangiles des Quenouilles une autoriteacute et des qualiteacutes pa-reilles agrave celles des apocirctres Drsquoapregraves lrsquoexplication de lrsquoauteur crsquoest pour satisfaire aux exigences juridiques qui veulent que trois femmes teacutemoignent pour deux hommes qursquoil met en scegravene six conteuses Ce soin de rester conforme aux regrave-gles de droit et ainsi de respecter les exigences drsquoun teacutemoignage fidegravele devient eacutegalement source drsquoironie face au contexte agrave la reacutealiteacute drsquoun sujet plutocirct ridi-cule Le choix de mettre en scegravene justement six femmes est au-delagrave des rai-sons deacutejagrave invoqueacutees motiveacute par le fait que cela lui permet de preacutesenter ainsi la matiegravere diviseacutee en six soireacutees qui eacutevoquent toujours sur le registre religieux les six jours de la Creacuteation Dans ce dernier passage au contraire de lrsquoextrait citeacute plus haut lrsquoauteur ne deacuteploie pas des indices linguistiques proprement dits qui deacutevoileraient un effet ironique mais sa tactique consiste uniquement agrave confronter diffeacuterents types de contexte lrsquoironie ressort tantocirct du conflit en-tre le ton patheacutetique dont le narrateur annonce son entreprise et le ton grivois qursquoil prend ensuite (registres incompatibles comme contexte) tantocirct de celui entre le cadre grandiose (le travail de reacutedaction des apocirctres donneacute comme modegravele) et un sujet qui se reacuteveacutelera ridicule par rapport agrave un tel arriegravere-plan (le contexte est alors la reacutealiteacute suggeacutereacutee des laquo mensonges raquo de vieilles femmes laquo choses toutes sans aucune raison ou aucune bonne consequence raquo p 95)

Il est inteacuteressant de voir qursquoau fur et agrave mesure que le reacutecit avance le narra-teur-auteur quitte sa position de deacutefenseur des dames pour manifester en-fin ouvertement sa deacuteconsideacuteration envers le sujet traiteacute et les femmes dans la laquo conclusion de lrsquoaucteur raquo22 pouvons-nous voir dans cette laquo sortie de lrsquoombre raquo lrsquoindice drsquoune crainte que le sens implicite ironique puisse ecirctre compris de travers un certain niveau drsquoambiguiumlteacute eacutetant lrsquoeacuteleacutement inteacutegrant

21 Cf ibid p 49122 laquo Vous messeigneurs et mes dames qui cest petit traittieacute lirez ou avez leut prenez-le en pas-

setemps drsquooyseuse je vous prie et nrsquoayez regard agrave aucun des chappitres quant au regard drsquoaucune apparence de veacuteriteacute ne drsquoaucune bonne introduction mais prenez le tout estre dit et escript pour demonstrer la fragiliteacute de celles qui ainsi se devisent raquo (EQ p 97)

269La plume et la quenouille

de tout discours ironique23 Nous nrsquoen saurons rien Rappelons toutefois que le deacutecodage de tout message ironique et de mecircme la deacutecouverte du plaisir du texte exigent certaines compeacutetences Face agrave un public compeacutetent dans ce sens lrsquoironie sert ainsi de laquo clin drsquoœil raquo de lrsquoauteur agrave son public Pour repren-dre les termes employeacutes par Booth laquo la constitution drsquoun consensus com-munautaire [] [est] souvent bien plus importante que lrsquoexclusion de victi-mes non conscientes [Un] sentiment [] preacutedomine celui drsquoune reacuteunion de retrouvailles drsquoune communion des esprits de mecircme nature raquo24

Lrsquoironie peut eacutegalement ecirctre consideacutereacutee comme porteuse de la relation entre auteur et narrateur crsquoest notamment par le truchement de lrsquoironie que la voix de lrsquoauteur ndash sa penseacutee implicite donc ndash srsquoexprime tandis que le narrateur ap-paraicirct comme deacutepositaire du sens litteacuteral explicite25

Et enfin nrsquooublions pas le rocircle des manifestations ironiques du narrateur qui agrave la faccedilon drsquoun laquo mode drsquoemploi raquo preacutecegravedent et modifient aussi si toutes les conditions de reacuteception sont reacuteunies la lecture ulteacuterieure du texte tronc (le re-cueil de croyances lui-mecircme) Si crsquoest en fonction du niveau de ses compeacutetences que le lecteur peut acceacuteder agrave plus ou moins de significations tout texte selon le degreacute de conflit entre lrsquoapparence et la reacutealiteacute laquo choisit raquo son public qui en fera des lectures diffeacuterentes Ainsi il est possible drsquoadmettre que les Eacutevangiles aient susciteacute au moins deux lectures deux approches bien distinctes lrsquoune consis-tait agrave y recourir pour des raisons drsquoordre utilitaire ndash mecircme si les manifestations du narrateur qui entouraient les laquo recettes raquo proprement dites pouvaient sem-bler quelque peu deacuteroutantes Lrsquoautre lecture caracteacuteristique drsquoun public plus compeacutetent eacutetait donc fortement orienteacutee par les informations implicites four-nies par un discours laquo incongru raquo et produisait une attitude pareille agrave celle du narrateur-auteur de lrsquointeacuterecirct parfois un amusement condescendant agrave lrsquoeacutegard drsquoune vision du monde qursquoon ne partage plus mais laquo qursquoil est bon de marquer drsquoironie car elle nrsquoest pas assez lointaine pour ne pas menacer raquo26 Cependant

23 laquo Lrsquoironie a fondamentalement agrave voir avec lrsquoambiguiumlteacute et devrait ecirctre envisageacutee avant tout comme un cas particulier de figure drsquoeacutequivoque raquo (A Berrendonner laquo Portrait de lrsquoeacutenonciateur en faux naiumlf raquo Semen en ligne 15 2002 mis en ligne le 29 avril 2007 consulteacute le 27 deacutecembre 2010 httpsemenrevuesorg2400

24 W Booth citeacute par DC Muecke opcit p 48325 laquo Lrsquoeacutetude de lrsquoironie litteacuteraire est absolument indissociable drsquoune interrogation sur le sujet

drsquoeacutenonciation cette instance qui dissimuleacutee derriegravere le texte juge eacutevalue ironise raquo (C Kerbrat-Orecchioni citeacute par DC Muecke DC op cit p 482)

26 Cf M Jeay op cit p 32

270 Brigitta Vargyas

lrsquoaccentuation du clivage entre culture populaire et culture des eacutelites et le chan-gement concomitant des goucircts litteacuteraires ont sonneacute le glas drsquoune œuvre trop ambigueuml pour les uns et plus assez inteacuteressante pour les autres (le sujet nrsquoeacutetant plus agrave une distance laquo inquieacutetante raquo mais bien plus eacuteloigneacute encore de la vision du monde des eacutelites) Lrsquoambiguiumlteacute lieacutee au ton ironique a assureacute ainsi dans un premier temps la populariteacute des Eacutevangiles pour causer ensuite avec le chan-gement de climat culturel sa perte

La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

Emese Egedi-KovaacutecsUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest1

La version la plus connue du conte de laquo la Belle au Bois dormant raquo est sans doute celle de Perrault Celle-ci est cependant le reacutesultat du long mucircrissement drsquoun thegraveme litteacuteraire dont les origines remontent agrave des eacutepoques anteacuterieures Comme le souligne E Zago dans lrsquoarticle intituleacute laquo Some Medieval Versions of Sleeping Beauty Variations on a theme2 raquo les premiegraveres occurrences de ce type de conte sont apparues degraves le Moyen Acircge Elle cite Perceforest et deux reacute-cits occitans Frayre de Joy e Sor de Plaser et le roman de Blandiacute de Cornualha pour lesquels selon elle Eliduc et Cligegraves ont sans doute servi de modegravele du moins pour ce qui est de la scegravene de fausse mort Dans notre eacutetude nous ten-tons cependant drsquoaller plus loin et de retracer un nouveau segment du chemi-nement long et complexe de ce thegraveme litteacuteraire Car si le conte de laquo la Belle au Bois dormant raquo prend sans aucun doute pour la premiegravere fois une forme com-plegravete et eacutelaboreacutee dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge son motif central celui de la laquo belle endormie raquo ne manquait pas de preacutefi gurations litteacuteraires notamment dans la production romanesque byzantine du XIIe siegravecle

Il nous semble drsquoabord utile drsquoeacuteclaircir quelques notions de base concernant notre sujet Nous appellerons laquo Belle au Bois dormant raquo lrsquoensemble de multi-ples motifs caracteacuteristiques3 qui reacutesultent drsquoune entiteacute particuliegravere crsquoest-agrave-dire

1 Eacutetude reacutedigeacutee avec le soutien de Magyar Aacutellami Eoumltvoumls Oumlsztoumlndiacutej (Bourse drsquoeacutetudes Eoumltvoumls de lrsquoEacutetat hongrois) et du projet TAacuteMOP 421B-091KMR-2010-0003 du Fonds Social Euro-peacuteen de lrsquoUnion Europeacuteenne

2 Esther Zago laquo Some Medieval Versions of laquoSleeping Beautyraquo Variations on a Theme raquo Stu-di Francesci 69 (1979) p 417-431

3 M 30112 (Three) fates prophesy at childrsquos birth F 31211 Fairies make good wishes for newborn child D 203102 Fairies cause illusions F 360 Malevolent or destructive fairies D 1964 Magic sleep induced by certain person D 19603 Sleeping Beauty D 1960 Magic sleep

272 Emese Egedi-Kovaacutecs

du conte lui-mecircme dont le thegraveme central est le motif de la laquo belle endormie raquo En ce qui concerne ce dernier on peut le relier eacutetroitement au thegraveme de la laquo morte vivante raquo dont il repreacutesente nous semble-t-il une certaine sous-ca-teacutegorie Sans nous lancer ici dans lrsquoeacutetablissement drsquoune typologie preacutecise du thegraveme de la laquo morte vivante raquo typologie qui meacuteriterait qursquoun article entier lui soit consacreacute nous voulons simplement constater que pour ce qui est des reacute-cits franccedilais meacutedieacutevaux ce motif se divise manifestement en deux types dif-feacuterents la laquo vivante ensevelie raquo et la laquo belle endormie raquo Ces deux variantes se sont deacuteveloppeacutees en effet longtemps cocircte agrave cocircte avant de se seacuteparer deacutefiniti-vement lrsquoune de lrsquoautre La diffeacuterence essentielle entre les deux est la suivante dans le premier type la laquo vivante ensevelie raquo lrsquoheacuteroiumlne donnant lrsquoapparence totale drsquoune morte sera mecircme mise au tombeau drsquoougrave elle finira par srsquoeacutevader Si dans le premier type lrsquoaccent est mis sur le fait de la mort dans le deuxiegrave-me celui de la laquo belle endormie raquo on insiste avant tout sur le spectacle mira-culeux qui permet de penser plutocirct agrave un sommeil magique qursquoagrave la mort une jeune fille plongeacutee dans une leacutethargie profonde dont la beauteacute et la fraicirccheur de corps ne changent en rien malgreacute le temps qui passe est eacutetendue dans un endroit extraordinaire peacuteneacutetreacute de surnaturel et complegravetement isoleacute qui nrsquoest accessible qursquoaux eacutelus En ce qui concerne les œuvres meacutedieacutevales la laquo vivante ensevelie raquo est avant tout repreacutesenteacutee par le personnage de Feacutenice dans Cli-gegraves la laquo belle endormie raquo par celui de Zellandine dans Perceforest Quoique la laquo morte vivante raquo soit eacutevidemment un thegraveme tout agrave fait universel appa-raissant dans de nombreuses cultures lrsquoune de ses occurrences drsquoailleurs peu connue jusqursquoici est agrave souligner en raison des parallegraveles frappants avec des reacutecits franccedilais notamment avec Eliduc et Cligegraves Il srsquoagit du roman de Theacuteo-dore Prodrome Rhodantheacute et Dosiclegraves eacutecrit agrave Byzance au XIIe siegravecle et qui contient drsquoailleurs eacutegalement le motif de la laquo belle endormie raquo Voici briegraveve-ment le contexte dans lequel la scegravene de la laquo vivante ensevelie raquo srsquoinsegravere

Les amoureux Rhodantheacute et Dosiclegraves apregraves une longue seacuteparation et main-tes aventures se retrouvent finalement dans la maison de Craton Remplis de joie par leurs heureuses retrouvailles ils se preacuteparent avec impatience agrave leurs noces imminentes Cependant la fille de leur hocircte qui srsquoappelle Myrilla tom-

D 19604 Deathlike sleep D 2167 Corpse magically saved from corruption D 6 Enchanted cast-le F 771 Extraordinary castle D 11492 Magic tower F 772 Extraordinary tower etc (Antti Aarne amp Stith Thompson The Types of the Folktale A Classification and Bibliography Second Revision Helsinki 1961 Anita Guerreau-Jalabert Index des Motifs Narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers (XIIe-XIIIe siegravecles) Genegraveve 1992)

273La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

be elle-mecircme amoureuse de Dosiclegraves Par jalousie elle cherche donc agrave eacutecarter sa rivale Rhodantheacute Tous ses efforts ayant eacutechoueacute elle deacutecide alors de faire boire un poison agrave la jeune fille qui ne la tuerait pas mais paralyserait seule-ment son corps Crsquoest agrave la fin drsquoun festin qursquoelle lui donne finalement la coupe contenant le breuvage somnifegravere en lrsquoabsence du fianceacute de la jeune fille Dosi-clegraves eacutetant parti agrave la chasse Degraves que Rhodantheacute absorbe le contenu de la coupe elle devient demi-morte ne pouvant plus ni bouger ni parler

Comme agrave notre connaissance il nrsquoexiste aucune traduction franccedilaise de ce roman ndash agrave part celle du XVIIIe siegravecle faite par P Franccedilois Godard de Beau-champs qui semble plutocirct une adaptation qursquoune traduction exacte ndash nous nous permettons pour cette scegravene de proposer la nocirctre

430 435 440 445 450

274 Emese Egedi-Kovaacutecs

455 460 465 470 475 480 485

275La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

490 495 500 505 510 515 520

Alors le bruit prit fin et avec le mecircme bruit le banquet aussi (430) Lrsquoenvie de Myrilla ne cessa pourtant pas tout le reste du temps elle tramait de mauvais desseins et cousait le lin des recircts par lesquels elle pourrait capturer Rhodan-theacute Lorsque tout moyen est fermeacute agrave la jalousie (435) ndash car ayant tout essayeacute

276 Emese Egedi-Kovaacutecs

elle nrsquoavait que subi des eacutechecs ndash que fait-elle enfin quelle ruse machine-t-el-le Elle emplit une coupe de potion deacuteleacutetegravere et comme Cratandre ainsi que Dosiklegraves est alleacute agrave la chasse (440) elle la lui donne pour boire durant le ban-quet Lrsquoeffet de la coupe nrsquoest pas la mort subite ni la perte de lrsquoesprit ou une autre maladie mais seulement le relacircchement du corps entier Degraves que Rho-dantheacute eut donc bu la coupe (445) aussitocirct toute sa figure subit des convul-sions tout son corps se deacutetendit et comme un cadavre elle avait besoin de quelqursquoun pour la mouvoir car elle ne se mouvait pas Ah cœur jaloux et meacute-chant Pour atteindre lrsquoamour pour avoir lrsquounion (450) ndash ce qursquoelle nrsquoavait pas pu obtenir par une juste deacutecision ndash pour srsquounir avec Dosiclegraves comme fianceacute elle causa le relacircchement du corps de la jeune fille Il nrsquoy a pas lagrave-bas main agis-sant et bougeant ni doigts car ceux-ci ne font plus rien (455) il nrsquoy a pas lagrave-bas pied bien preacutepareacute agrave marcher ni langue babillarde ni bouche bougeant Mais pourquoi dire les autres deacutetails Car pour le dire en paroles simples et conci-ses aucun des membres de la jeune fille nrsquoavait drsquoeacutenergie (460) Voilagrave ce que fit Myrilla par son attitude meacutechante mais qursquoen est-il des mains des dieux et de la loi de Justice Ne se sont-ils pas tout de suite reacutevolteacutes contre la meacutechance-teacute Certainement car ils deacutetestent la nature maligne Pendant que Cratandre et Dosiclegraves comme je lrsquoai dit (465) chassaient au milieu des fourreacutes ils trou-vegraverent une ourse affligeacutee drsquoune paralysie4 morte au cocircteacute droit et ne bougeant pas se traicircnant seulement du cocircteacute gauche Arriveacutee agrave un lieu herbeux (470) elle cueillit une tregraves belle herbe ndash dont la racine eacutetait blanche la feuille similaire aux roses aux roses rouges et non aux roses de couleur blanche agrave celles qui ont mecircme beaucoup de branches penchant vers la terre dont la peau se voit pourpre (475) en un mot toute lrsquoherbe eacutetait belle et tricolore ndash elle se frotta de celle-ci les membres morts Lrsquoexperte en nature (lrsquoourse dont jrsquoai parleacute) re-vivifia tout le corps mort et une fois gueacuterie srsquoenfuit en courant (480) Dosiclegraves voyant ce spectacle eacutetrange et srsquoeacutetonnant de cet eacuteveacutenement ndash mais comment il nrsquoen aurait-il pas eacuteteacute ainsi si les animaux connaissent par une intelligence na-turelle ce que nous ignorons souvent mecircme apregraves avoir appris ndash se baissa et prit lrsquoherbe meacutedicinale (485) et sans srsquoattarder sans passer le moindre temps il reprit avec Cratandre le chemin de la maison Alors qursquoils entraient un ser-viteur se hacircta agrave leur rencontre et se reacutepandant en lamentations commen-ccedila sa miseacuterable annonce reacuteveacutelant heacutelas le relacircchement du corps de la vier-ge (490) Quel cœur eut soudain Dosiclegraves et quelle lamentation il commenccedila

4 Paul drsquoEacutegine mentionne dans son œuvre cette maladie (laquo raquo) ainsi que sa theacuterapie (Paulus Aegineta III 18)

277La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

apregraves lrsquoavoir eacutecouteacute celui qui ne lrsquoa jamais subi ne peut pas le dire laquo Ah de nouveau le commencement drsquoautres drames Tykhegrave de nouveau le rire pour toi et les peines pour Dosiclegraves (495) Rhodantheacute est atteinte du relacircchement du corps et morte vivante elle ne bouge en aucune maniegravere Rhodantheacute est ma-lade et le chevalier Dosiclegraves court agrave la chasse avec des chiens Crsquoest hier que jrsquoai vu Rhodantheacute cruelle Jalousie (500) hier non pas avant-hier ou encore avant malveillante Tykheacute raquo Apregraves ces mots il srsquoapprocha de la jeune fille et en versant les larmes agrave juste titre il fouilla les replis de son vecirctement pour trouver lrsquoherbe Degraves qursquoil lrsquoeut trouveacutee il la tira et en la frottant tout autour il revigora le corps entier de la fille relacirccheacutee et la reacuteanima ndash ah gracircce divine Et celle qui ndash pas le moins du monde ndash ne bougeait en aucune maniegravere sauta alla vers celui qui la deacutesirait et mit un terme au chant plaintif de son ami en pleurs (510) Dosiclegraves la voyant vivante et debout parlant comme elle vou-lait et bougeant srsquoeacutecria laquo Je suis deacutejagrave certain Dieux sauveurs que vous pre-nez soin de mes affaires et de celles de ma fianceacutee Je me confie agrave vous pour toujours (515) je mets en vous lrsquoespoir de mon mariage Et agrave toi ourse quelle gracircce te faut-il de notre part en reacutecompense pour lrsquoherbe drsquoor que tu mrsquoas don-neacutee Certes ndash que les dieux soient teacutemoins de ma parole ndash je ne heurterai ja-mais de ma large eacutepeacutee les ourses (520) je ne plongerai pas mon fer dans celles qui mrsquoont instruit raquo (Theacuteodore Prodrome Rhodantheacute et Dosiclegraves VIII v 428-520 [traduit en prose])5

Il est inteacuteressant de noter que dans le texte grec au vers 496 nous trouvons le terminus technicus parfait du thegraveme de la laquo morte vivante raquo laquo raquo (lsquovivante elle meurtrsquo) qui ne se rencontre drsquoailleurs guegravere dans les œuvres franccedilaises

Le parallegravele avec le lai drsquoEliduc de Marie de France en ce qui concerne lrsquoeacutepi-sode de la fausse mort est bien visible Les motifs ougrave la parenteacute semble incon-testable sont les suivants

la mort apparente de lrsquoheacuteroiumlne (D 1960 Magic sleep D 19603 Sleeping Beauty D 19604 Deathlike sleep)

lrsquoanimal preacutesentant une cure de reacutesurrection (B 300 Helpful animal B 512 Medicine shown by animal E 181 Means of resuscitation learned F 950 Marvelous cures)

5 Theodori Prodromi De Rhodanthes et Dosiclis amoribus libri IX edidit M Marcovich Stutgardiae et Lipsiae In Aedibus BG Teubneri 1992

278 Emese Egedi-Kovaacutecs

lrsquoherbe ressuscitante de couleur rouge (D 77111 Disenchantment by flower D 965 Magic plant D 96512 Magic grass D 12931 Red as magic co-lor D 1500141 Magic healing grass flower E 50 Resuscitation by magic E 105 Resuscitation by herbs F 814 Extraordinary flower)

Le premier trait identique est bien sucircr que dans les deux reacutecits lrsquoheacuteroiumlne est prise drsquoun sommeil leacutethargique tregraves profond Les circonstances mecircmes ainsi que la cause directe en sont assez semblables il srsquoagit dans les deux histoires drsquoun triangle amoureux les personnages feacuteminins de lrsquoeacutepisode eacutetant rivales lrsquoune de lrsquoautre Or la catalepsie de la jeune fille reacutesulte de cette probleacutematique Si chez Prodrome cette mort apparente est bien voulue et projeteacutee par My-rilla alors que dans le Lai de Marie de France elle frappe Guilliadun de faccedilon complegravetement inattendue le ressort essentiel nrsquoen est pas moins le mecircme agrave sa-voir le deacutesespoir amoureux

Mes entre ses braz la teneite cunfortout ceo qursquoil poeit del mal que ele aveit en mere de ceo qursquoele oiuml numerque femme espuse ot sis amisaltre que li en sun paiumlsDesur sun vis cheiuml pasmee tute pale desculuree En la pasmeisun demura qursquoel ne revint ne suspira Cil ki ensemble od lui lrsquoen porte quidot pur veir qursquoele fust morte (Eliduc v 847-858)6

Quant de sa femme oiuml parlerde duel que oi mrsquoestut pasmer (Eliduc v 1079ndash1080)

Pour atteindre lrsquoamour pour que lrsquounion soit sienne ndash ce qursquoelle nrsquoavait pu obtenir par une juste deacutecision ndash pour srsquounir avec Dosiclegraves comme fianceacute elle causa le relacircchement du corps de la jeune fille (Rhodantheacute et Dosiclegraves VIII v 449-452)

6 Je cite le texte toujours dans lrsquoeacutedition suivante Les Lais de Marie de France trad L Harf-Lancner Paris Le Livre de poche collection Classiques meacutedieacutevaux 1998

279La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

Dans les deux reacutecits ces mortes vivantes restent laquo sur scegravene raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelles ne sont pas inhumeacutees ce qui facilite eacutevidemment drsquoun point de vue laquo technique raquo la cure extraordinaire Neacuteanmoins chez Prodrome ce proces-sus semble un peu artificiel et agrave notre avis deacutetermineacute par des hasards trop nombreux tandis que la belle fille srsquoeacutetend cataleptique dans la maison de Craton Dosiclegraves ignorant cela rencontre agrave ce moment preacutecis une ourse qui elle-mecircme demi-morte se gueacuterit devant les yeux du jeune chevalier gracircce agrave une herbe Celui-ci bien qursquoignorant toujours tout de lrsquoeacutetat de son amie cueille aussitocirct cette herbe (en se disant peut-ecirctre que laquo cela servira bien agrave quelque chose raquo ) avec laquelle degraves qursquoil aura appris la mauvaise nouvelle il pourra ressusciter sa fianceacutee Chez Marie de France en revanche ces motifs srsquoagregravegent de maniegravere plus heureuse les eacuteveacutenements srsquoenchaicircnant de faccedilon plus naturelle et logique tout en permettant agrave des eacuteveacutenements inattendus de se produire une belette passe sur le corps de la belle morte alors que Guilde-luec eacutepouse compreacutehensive et bienveillante drsquoEliduc se trouve dans la cha-pelle Son serviteur tue lrsquoanimal sur-le-champ mais apregraves quelques minutes apparaicirct une autre belette qui ne tarde pas agrave chercher un remegravede efficace pour ranimer sa compagne

Une musteile vint curantde suz lrsquoalter esteit eissue e li vadlez lrsquoaveit feruepur ceo que sur le cors passadrsquoun bastun qursquoil tint la tuaEn mi lrsquoaire lrsquoaveit geteeNe demura qursquoune loeumlequant sa cumpaigne i acurutsi vit la place u ele jutEntur la teste li alae del pieacute suvent la marchaQuant ne la pot faire leversemblant faiseit de doel menerDe la chapele esteit eissue as herbes est el bois venueOd ses denz a prise une flurtute de vermeille colur

280 Emese Egedi-Kovaacutecs

Hastivement revait ariereDedenz la buche en tel manierea sa cumpaigne lrsquoaveit miseque li vadlez aveit ociseen es lrsquoure fu revescue La dame lrsquoa aparceuumleAl vadlet crie laquo Retien la Getez frans huem mar srsquoen ira raquoE il geta si la ferique la florete li cheiumlLa dame lieve si la prentAriere va hastivementDedenz la buche a la pucelemeteit la flur ki tant fu beleUn petitet i demuracele revint e suspira (Eliduc v 1032ndash1064)

La ressuscitation de la belette tueacutee au moyen de lrsquoherbe meacutedicinale agrave proximiteacute immeacutediate de la belle morte semble fournir un enseignement net qui suggegravere agrave Guildeluec de faccedilon lumineuse comment faire pour reacuteanimer la morte Ici toutefois les laquo coiumlncidences raquo srsquoinscrivent dans une autre perspective que celle du hasard agrave savoir celle de la merveille Or celle-ci est suggeacutereacutee et mecircme soigneusement preacutepareacutee par la narration Agrave partir du moment ougrave Guilliadun tombe en leacutethargie tout megravene en ef-fet vers le merveilleux Tout drsquoabord le lieu ougrave Eliduc transporte la belle morte est sans conteste un endroit extraordinaire impreacutegneacute de surnaturel et bien isoleacute semblable agrave ceux ougrave reposent (comme nous lrsquoavons souligneacute dans notre deacutefinition) toutes les laquo belles endormies raquo Crsquoest une chapelle lieu sacreacute se trouvant dans une forecirct qui isole hermeacutetiquement celle-ci de la ville et de toute reacutegion peupleacutee

Une forest aveit en tur POINT trente liwes ot de lungurUns seinz hermites i maneite une chapele i aveit quarante anz i aveit esteacuteMeinte feiz ot od lui parleacute

281La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

A lui ceo dist la porteraen sa chapele lrsquoenforra (Eliduc v 889-896)

Le saint ermite (laquo seinz hermites raquo) est nous semble-t-il lrsquoemblegraveme de cet endroit fabuleux le nom laquo hermites raquo renvoie agrave lrsquoisolement (lt lat eremus i n lt gr [2]deacutesert solitaire isoleacute) tandis que lrsquoadjectif laquo seinz raquo eacutevoque le surnaturel ce qui est au-delagrave des cadres habituels Lrsquoermite nrsquoa drsquoailleurs visi-blement pas drsquoautre fonction dans le reacutecit que de deacuteterminer la nature du lieu ougrave la merveille va bientocirct se reacutealiser crsquoest-agrave-dire de preacuteciser la qualiteacute agrave la fois surnaturelle et isoleacutee de cet endroit Car quand Eliduc et ses compagnons re-trouvent lrsquoermite il est deacutejagrave mort depuis huit jours (laquo Uit jurs esteit devant finiz li seinz hermites li parfiz La tumbe novele trova raquo v 917-919) et contrai-rement agrave Guilliadun il ne revient plus jamais agrave la vie et dans la suite du reacute-cit non plus il nrsquoest pas question de lui Il nrsquoest en outre pas tregraves clair pourquoi ce lieu ne conviendrait pas agrave Eliduc pour ensevelir plutocirct qursquoexposer la laquo deacute-pouille raquo de son amie alors que la tombe du saint ermite a eacutegalement eacuteteacute creu-seacutee lagrave-bas comme si lrsquoexplication nrsquoeacutetait qursquoun preacutetexte de la part drsquoEliduc et encore davantage de celle de la poeacutetesse pour que la jeune fille puisse rester visible Car pour que les merveilles puissent se reacutealiser (corps de la belle mor-te sauveacute de lrsquoalteacuteration reacutesurrection gracircce agrave une herbe) il est bien entendu ab-solument neacutecessaire que la belle morte reste laquo en scegravene raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle ne soit pas mise au tombeau Guilliadun nrsquoest donc pas ensevelie mais simple-ment eacutetendue sur lrsquoautel ce qui permet donc de contempler son corps inerte Ensuite la merveille de la reacutesurrection est eacutegalement preacutepareacutee par lrsquoimage de la belle morte qui comme toutes les laquo Belles au Bois dormant raquo conserve mi-raculeusement la pleacutenitude de sa beauteacute son visage demeurant frais et roseacute

En la pasmeisun la trovot ne reveneit ne suspirot De ceo li semblot granz merveille qursquoil la veeit blanche e vermeille unkes la colur ne perdi fors un petit qursquoele enpali (Eliduc v 969-974)

e vit le lit a la puceleki resemblot rose nuvele (Eliduc v 1011-1012)

282 Emese Egedi-Kovaacutecs

Bref lrsquoheacutesitation drsquoEliduc agrave enterrer son amie le choix du lieu sacreacute pour le repos de la jeune fille au fin fond de la forecirct et surtout la description de la belle morte montrant des signes de vie tout cela ouvre donc petit agrave petit la voie agrave la ressuscitation merveilleuse La couleur de lrsquoherbe meacutedicinale qui reacutepond parfaitement agrave celle de la belle endormie ndash toutes deux sont en effet vermeilles ndash parachegraveve la lente preacuteparation agrave la merveille de la reacutesurrection Tandis que chez Prodrome la composition de lrsquoeacutepisode de fausse mort ne se conforme donc guegravere agrave un plan de deacuteveloppement eacutelaboreacute dans le Lai de Ma-rie de France ce motif semble minutieusement exploiteacute Le hasard eacutetant rem-placeacute par la merveille dans le reacutecit franccedilais le motif de la laquo belle endormie raquo entre visiblement dans une nouvelle phase drsquoeacutevolution qui preacutepare sans dou-te le chemin au futur conte de feacutee de la laquo Belle au Bois dormant raquo En effet le reacutecit de Marie de France contient deacutejagrave quoique de faccedilon plutocirct discregravete tous les eacuteleacutements merveilleux qui font partie des caracteacuteristiques essentielles pro-pres aux versions posteacuterieures agrave savoir le motif de la belle endormie celui du corps restant visible sans ecirctre enterreacute qui conserve sa beauteacute et sa fraicirccheur et celui de lrsquoendroit extraordinaire peacuteneacutetreacute de surnaturel et complegravetement isoleacute ougrave repose la jeune fille

Quant au motif de lrsquolaquo animal preacutesentant une cure de reacutesurrection raquo il nrsquoest pas sans avoir fait lrsquoobjet de plusieurs changements Le plus eacutevident est que chez Prodrome il srsquoagit drsquoune ourse alors que chez Marie de France lrsquoon a une belette Chez Marie de France le choix drsquoune belette reflegravete probable-ment lrsquoinfluence de croyance celte7 Lrsquoautre divergence marquante ndash le nom-bre des animaux ndash concerne cependant plutocirct leur fonction Ce type de scegravene ndash la preacutesentation drsquoune cure de reacutesurrection ndash par analogie neacutecessiterait au moins deux acteurs diffeacuterents lrsquoun qui servirait de victime personnage eacutequi-valent agrave la laquo morte vivante raquo et sur lequel cette cure va srsquoeffectuer et lrsquoautre qui remplirait le rocircle du laquo meacutedecin raquo trouvant lrsquoherbe magique Or dans le roman byzantin lrsquoourse est agrave la fois la laquo victime raquo et le laquo meacutedecin raquo en une personne tandis que dans Eliduc ces deux fonctions sont diviseacutees et attribueacutees agrave deux belettes diffeacuterentes Autrement dit chez Prodrome lrsquoanimal est laquo deacutedoubleacute raquo ayant la moitieacute du corps mort tandis que lrsquoautre est vivante alors que chez Marie celui-ci est laquo redoubleacute raquo car y figurent deux belettes agrave la fois En outre le redoublement chez Marie remplit mecircme une fonction narratologique sup-

7 Voir Pierre Jonin laquo Le Bacircton et la Belette ou Marie de France devant la matiegravere celtique raquo dans Meacutelanges de langue et litteacuterature franccedilaises offerts agrave Charles Foulon vol II (Marche Ro-mane 30 1980) p 164

283La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

pleacutementaire releveacutee par Fabienne Pomel analysant minutieusement les jeux de miroirs dans Eliduc elle souligne que laquo la scegravene merveilleuse apparaicirct [hellip] comme un miroir trouble du reacutecit principal raquo8 ainsi que celui laquo drsquoautres scegravenes merveilleuses raquo le couple animal refleacutetant les couples humains Ce proceacutedeacute de mise en abyme est renforceacute par laquo la reprise des mecircmes expressions parfois en chiasme raquo dans cette scegravene

En ce qui concerne lrsquoherbe meacutedicinale crsquoest plutocirct la ressemblance entre les deux auteurs qursquoil faut agrave notre avis souligner son effet comme sa cou-leur eacutetant tregraves semblable Si chez Prodrome lrsquoherbe est bien de trois cou-leurs le laquo rougeoiement raquo semble toutefois dominer la racine de cette herbe est blanche sa feuille est rouge alors que ses branches sont pourpres Pro-drome renforce encore lrsquoimage drsquoune plante rouge par la remarque reacutepeacuteteacutee que les feuilles sont semblables en couleur laquo aux roses rouges et non aux ro-ses de couleur blanche raquo9 Dans Eliduc la fleur meacutedicinale est entiegraverement vermeille (laquo Od ses denz a prise une flur tute de vermeille colur raquo v 1047-1048) Les deux auteurs semblent donc insister sur lrsquoimportance de la cou-leur rouge sans doute pour le sens magique traditionnellement attacheacute agrave celle-ci (D 12931 Red as magic color) Que cette couleur ne soit pas sans importance et qursquoelle ait une connotation merveilleuse dans Eliduc appa-raicirct clairement dans la description de la belle endormie conservant la cou-leur vermeille de son teint (laquo De ceo li semblot granz merveille qursquoil la veeit blanche e vermeille raquo v 971-972) La rime de laquo vermeille raquo avec laquo merveille raquo semble rendre plus eacutetroite la relation entre les deux mots

Le paralleacutelisme entre le roman de Prodrome et Eliduc en ce qui concerne la scegravene de fausse mort semble assez eacutevident Eliduc nrsquoest cependant pas le seul reacutecit franccedilais qui montre des ressemblances remarquables avec le reacutecit byzan-tin dans Cligegraves de Chreacutetien de Troyes nous retrouvons eacutegalement quelques parallegraveles avec Prodrome mais qui concernent de tout autres eacuteleacutements que dans le Lai de Marie de France Dans le reacutecit de Chreacutetien de Troyes le contex-te de la mort apparente est tregraves similaire agrave celui de Prodrome il srsquoagit toujours drsquoun triangle amoureux agrave la probleacutematique duquel la ruse de fausse mort veut apporter une solution Certes dans Cligegraves il nrsquoy a ni animal ni herbe qui res-

8 Fabienne Pomel laquo Les Belettes et la Florete magique le miroir trouble du merveilleux dans Eliduc raquo dans Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees Hommage agrave Francis Dubost Honoreacute Champion Paris 2005 p 512-513

9 Selon le teacutemoignage de Paul drsquoEacutegine (Paulus Aegineta) et celui de Dioscurides une herbe pos-seacutedant la mecircme puissance eacutetait connue agrave cette eacutepoque on lrsquoappelait laquo selinon agreon heteron raquo

284 Emese Egedi-Kovaacutecs

suscite Le motif de la laquo morte vivante raquo montre mecircme clairement les caracteacute-ristiques de la laquo vivante ensevelie raquo type de reacutecit que nous avons distingueacute en introduction de celui de la laquo belle endormie raquo Ici la ressemblance reacuteside avant tout dans lrsquoeffet de la potion car ce breuvage ne fait pas perdre la conscience agrave la jeune fille mais paralyse seulement son corps Feacutenice tout comme Rho-dantheacute demeure tout agrave fait consciente pendant sa leacutethargie et seul son corps devient totalement insensible et paralyseacute

La poison a boivre li doneEt lors des qursquoele lrsquoot beuumleLi est troblee la veuumleEt a le vis si pale et blancCrsquoon srsquoele euumlst perdu le sancNe pieacute ne main ne remeuumlst qui vive escorchier la deuumlstNel ne se crosle ne dit motEt srsquoantant ele bien et otLe duel que lrsquoempereres mainneEt le cri don la sale est plainne (Cligegraves v 5760-5770)10

elle la lui donne agrave boire durant le banquet Lrsquoeffet de la coupe nrsquoest pas la mort subite ni la perte de lrsquoesprit ou une autre maladie mais seulement le re-lacircchement du corps entier (Rhodantheacute et Dosiclegraves VIII v 441-443)

F Meunier affirme par ailleurs dans son ouvrage sur le roman byzantin du XIIe siegravecle que les reacutecits franccedilais contemporains notamment Cligegraves nrsquoont sans doute exerceacute aucune influence sur le roman de Prodrome11 En effet selon la datation eacutegalement accepteacutee par F Meunier le roman de Prodrome a eacuteteacute composeacute entre 1143 et 1149 tandis que Cligegraves date de 1176 Cette chronologie suggeacutererait mecircme une possibiliteacute drsquoinfluence toute contraire Sans nous lan-cer dans la question de la filiation entre lrsquoœuvre de Prodrome et ses pendants franccedilais nous voulons simplement faire remarquer que dans cette question le thegraveme de la fausse mort semble un moment cleacute Vu que ce motif ndash la mort

10 Je cite le texte toujours dans lrsquoeacutedition suivante Chreacutetien de Troyes Cligegraves eacuted L Harf-Lan-cner Paris Champion 2006

11 F Meunier Le roman byzantin du XIIe siegravecle Agrave la deacutecouverte drsquoun nouveau monde Paris Champion 2007 p 250

285La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

apparente drsquoune jeune fille causeacutee par une potion somnifegravere ndash apparaissait deacutejagrave bien anteacuterieurement dans un des romans helleacutenistiques Les Eacutepheacutesiaques de Xeacutenophon drsquoEacutephegravese dans lequel Prodrome lui aussi puise ouvertement il semble plus vraisemblable que ce soient les romanciers franccedilais qui se sont inspireacutes de leur collegravegue byzantin et non lrsquoinverse La question du rapport en-tre les romans byzantins et les reacutecits franccedilais du XIIe siegravecle reste donc selon nous encore agrave revoir

Pour conclure nous pouvons donc constater que le long voyage du motif de la laquo belle endormie raquo nrsquoa manifestement pas commenceacute par les reacutecits franccedilais et occitans meacutedieacutevaux ce motif apparaissant au moins dans un des romans byzantins contemporains Cependant malgreacute lrsquoidentiteacute des eacuteleacutements essen-tiels il est visible que crsquoest lrsquoimaginaire occidental notamment celui de Marie de France qui est neacutecessaire pour que ce motif puisse se doter des caracteacuteris-tiques susceptibles drsquoen faire un conte de feacutee agrave part entiegravere En eacutetablissant les laquo circonstances raquo adeacutequates agrave lrsquoapparition de la ressuscitation merveilleuse agrave savoir laisser la belle endormie non enterreacutee dans un endroit extraordinaire et isoleacute et permettre ainsi aux autres personnages non seulement de contem-pler le miracle du corps conservant sa fraicirccheur mais aussi de pouvoir effec-tuer une cure de reacutesurrection Marie de France a trouveacute sans le savoir tous les eacuteleacutements fondamentaux pour le thegraveme central du fameux conte de la laquo Belle au Bois dormant raquo

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Page 3: Literature et folklore - ELTE

Textes reacuteunis et eacutediteacutes par Emese Egedi-Kovaacutecs

Relecture par Arnaud Precirctre

ISBN 978-963-89326-0-0

copy Les auteurs 2011copy Emese Egedi-Kovaacutecs (eacuted) 2011

copy Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef ELTE 2011

Tout droits de traduction et de reproduction reacuteserveacutes

Table des Matiegraveres

Table des Matiegraveres 5Preacuteface par Michelle Szkilnik 7Michelle Szkilnik Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel 9Imre Szabics Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel

ndash Le Bel Inconnu et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr 21Christine Ferlampin-Acher Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

(Guillaume de Palerne Guillaume drsquoAngleterre Perceforest) 27Beacuteneacutedicte Milland-Bove Barbarie et courtoisie le motif de la tecircte coupeacutee ou

lrsquoeacutecriture de la violence dans le roman arthurien du vers agrave la prose 43Edina Bozoacuteky La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale

franco-italienne 59Krisztina Horvaacuteth Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs 73Alain Corbellari Fabliaux et Leacutegendes urbaines 83Mikloacutes Paacutelfy Godefroi de Lagny pseudonyme agrave la fin du reacutecit

Les pseudonymes 95Myriam Rolland-Perrin Gageure et mutilations 99Anne Delamaire Fils de lrsquoours et cœur de lion

la filiation Estonneacute Passelion dansle Roman de Perceforest 113Aureacutelie Houdebert Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses

drsquoun motif oriental Adenet le Roi Girart drsquoAmiens Geoffrey Chaucer 121Magali Cheynet Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose 133Klaacutera Korompay La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale

du nouveau sur Elefant 151Saacutendor Kiss Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature

franccedilaisedu Moyen Acircge 163Keacutepes Juacutelia Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise

principalement Morgane la Feacutee171Sonia Maura Barillari Le voyage de George Grissaphan

au purgatoire de saint Patrice composantes litteacuteraires et folkloriques 179Alessandro Pozza La balanccediloire et lrsquoescarpolette Oscillations folkloriques

linguistiques et litteacuteraires entre Gregravece ancienne et Occident meacutedieacuteval197Beatrice Barbieri Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteantcoupeur de barbes 213Lucia Baroncini Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes 227Brigitta Vargyas La plume et la quenouilleFonctions et fonctionnement

de lrsquoironie dans les Eacutevangiles des Quenouilles 235Emese Egedi-Kovaacutecs La belle endormie la sagesse animale

et lrsquoherbe meacutedicinale 245

Preacuteface

Litteacuterature et folklore entretiennent au Moyen Acircge des rapports de bon voisinage fondeacutes sur des emprunts et des eacutechanges feacuteconds Le folklo-re nourrit la litteacuterature en lui fournissant des personnages (feacutees lutins

ogres ect) et des motifs En retour la litteacuterature permet agrave tout ce mateacuteriau re-jeteacute par les clercs savants comme Burchard de Worms dans le domaine de la superstition drsquoacceacuteder agrave lrsquoeacutecrit Interrogeacute pris au seacuterieux ou moqueacute deacuteformeacute ou plus exactement transformeacute par les eacutecrivains qui lrsquoaccommodent agrave leur ma-niegravere et au goucirct drsquoun auditoire le plus souvent aristocratique le folklore cette science des peuples voueacutee agrave la transmission orale impregravegne particuliegraverement le reacutecit meacutedieacuteval depuis les lais de Marie de France et les romans de Chreacutetien de Troyes jusqursquoaux romans tardifs comme le Perceforest ou le Conte du Pa-pegau Les traces qursquoil laisse sont parfois leacutegegraveres drsquoautant plus leacutegegraveres que la litteacuterature meacutedieacutevale est fondeacutee sur le constant et patient retravail de la tradi-tion eacutecrite anteacuterieure Soumis agrave de multiples reacuteeacutecritures le motif folklorique laisse agrave peine percevoir son contenu mythique originel Pourtant une incon-gruiteacute ici ou lagrave un deacutetail insolite un comportement difficilement explicable le silence drsquoEnide ou la mort de la chacirctelaine de Vergy attirent lrsquoattention et amegravenent agrave soupccedilonner sous les strates de textes le souvenir du motif folklori-que Mais plus importante et moins vaine qursquoune archeacuteologie de la litteacuterature qui se fixerait pour but drsquoextraire un mateacuteriau original enfoui sans doute agrave ja-mais est lrsquoenquecircte meneacutee au fil des articles de ce volume comprendre agrave quels nouveaux projets la litteacuterature a asservi le mateacuteriau folklorique Les eacutecrivains qui ont utiliseacute cet heacuteritage eacutetaient des artistes Mecircme si beaucoup sont resteacutes anonymes mecircme srsquoils vouaient agrave la tradition un respect bien connu ils ne se consideacuteraient pas comme les conservateurs drsquoun savoir immeacutemorial qursquoils de-vaient transmettre sans lrsquoalteacuterer Bien au contraire ils ont exploiteacute librement le gisement du folklore et agrave lrsquoinstar de Jean lrsquohabile maccedilon et sculpteur du Cli-gegraves sur ce mateacuteriau brut ils ont fondeacute des constructions merveilleuses

Le Colloque international dont les actes sont reacuteunis ici srsquoest tenu agrave Univer-siteacute Eoumltvoumls Loraacutend agrave Budapest les 4 et 5 juin 2010 agrave lrsquoinstigation du Centre

8 Michelle Szkilnik

Interuniversitaire drsquoEacutetudes Franccedilaises du Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef du Deacuteparte-ment drsquoEacutetudes Franccedilaises de Universiteacute Eoumltvoumls Loraacutend et avec le soutien du Centre drsquoEacutetudes du Moyen Acircge de Paris 3 ndash Sorbonne Nouvelle Le preacutesent volume a eacuteteacute publieacute gracircce au soutien du Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef Il a eacuteteacute lui aussi lrsquooccasion de fondations heureuses drsquoune part il a concreacutetiseacute les relations en-tre le Centre drsquoEacutetudes du Moyen Acircge de Paris 3 et Universiteacute Eoumltvoumls Loraacutend drsquoautre part il a vu la creacuteation de la branche hongroise de la Socieacuteteacute Interna-tionale de Litteacuterature Courtoise Les feacutees marraines ayant eacuteteacute ducircment invi-teacutees agrave cette occasion (et magnifiquement traiteacutees) il y a tout lieu drsquoespeacuterer le meilleur pour cette double instauration

Michelle SzkilnikParis le 6 avril 2011

Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

Michelle SzkilnikUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Le XVe siegravecle entretient une relation compliqueacutee avec le folklore et en particu-lier les feacutees Drsquoune part la litteacuterature prend ses distances avec le surnaturel elle rationalise les sceacutenarios merveilleux qursquoelle reacuteutilise elle leur ocircte leur dimen-sion mythique pour les reacuteduire agrave de simples curiositeacutes Le Chevalier au Pape-gau et Ysaiumle le Triste off rent de bons exemples du proceacutedeacute ces deux romans arthuriens tardifs cantonnent en eff et la merveille aux marges du monde dans lequel eacutevoluent les chevaliers qui prennent toutefois plaisir agrave circuler en tou-ristes agrave travers ce museacutee des mirabilia1 Drsquoautre part dans la reacutealiteacute historique on srsquoamuse agrave reprendre des sceacutenarios feacuteeriques pour eacutegayer les fecirctes de cour2 Ces deux attitudes ne sont pas contradictoires Elles trahissent lrsquoune et lrsquoautre la fascination teinteacutee peut-ecirctre de nostalgie qursquoexerce la merveille drsquoorigine folklorique mais reacutevegravelent aussi lrsquoincreacuteduliteacute de lrsquoeacutelite courtoise et eacuteduqueacutee Elles manifestent surtout que les feacutees et leurs cohortes drsquoeacuteleacutements surnaturels sont passeacutees du monde de lrsquoimaginaire populaire agrave la litteacuterature Dans ce nou-

1 Sur ce sujet voir mes articles laquo Le Restor drsquoAlexandre dans Ysaiumle le Triste raquo dans The Medie-val Opus Imitation Rewriting and Transmission in the French Tradition Amsterdam Rodopi 1996 p 181-195 et laquo La Joute des morts La Suite du Merlin Perceforest Le Chevalier au Pape-gau raquo dans Le Monde et lrsquoAutre Monde actes du colloque arthurien organiseacute par D Huumle et Chr Ferlampin-Acher agrave Rennes 8-9 mars 2001 Orleacuteans Paradigme 2002 p 343-357 ainsi que P Victorin Ysaiumle le Triste Une estheacutetique de la Confluence Paris Champion 2002 et son intro-duction agrave lrsquoeacutedition du Chevalier au Papegau Paris Champion (Champion classiques) en parti-culier p 30-33

2 Sur les pas drsquoarmes et emprises particuliegraverement propices agrave la reacuteactivation de sceacutenarios ro-manesques et feacuteeriques on consultera pour commencer Michel Stanesco Jeux drsquoerrance du che-valier meacutedieacuteval aspects ludiques de la fonction guerriegravere dans la litteacuterature du Moyen Acircge flam-boyant Leiden Brill 1988 Alice Planche laquo Du tournoi au theacuteacirctre en Bourgogne raquo Moyen Acircge 81 (1975) p 97-128 Ruth H Cline laquo The Influence of the Romances on Tournament raquo Specu-lum 20 (1945) p 204-211

10 Michelle Szkilnik

vel environnement elles servent de nouvelles intentions Jrsquoaimerais examiner deux textes au statut incertain en tout cas pour le second dans lesquels des motifs folkloriques se sont glisseacutes afi n de comprendre dans quel but ludique politique poeacutetique ils ont eacuteteacute repris Ces reacutecits contemporains le Pas du Per-ron feacutee et le Jouvencel3 ont vraisemblablement eacuteteacute composeacutes par des hommes drsquoarmes plus inteacuteresseacutes a priori par les faits de guerre que par des histoires de feacutees Que de tels auteurs introduisent des eacuteleacutements feacuteeriques dans des reacutecits de joutes et de batailles montre assez lrsquoattrait qursquoexerce encore le folklore mais un folklore eacutedulcoreacute et controcircleacute par un discours rationnel

Le Pas du Perron Feacutee nrsquoa rien en apparence drsquoun texte de fiction4 il srsquoagit de la relation drsquoun pas drsquoarmes qui srsquoest effectivement deacuterouleacute en avril 1463 agrave Bruges et dont le heacuteros deacutefenseur est Philippe de Lalaing chevalier bien connu du duc de Bourgogne Mais comme il arrive de maniegravere tregraves courante au XVe siegravecle lrsquoorganisateur du pas invente un sceacutenario merveilleux qui ajoute une dimension theacuteacirctrale et ludique agrave cette eacutepreuve sportive Le sceacutenario ima-gineacute par Philippe de Lalaing est assez simple le chevalier est le prisonnier de la Dame du Perron Feacutee Il ne pourra ecirctre deacutelivreacute que srsquoil accepte drsquoaffronter di-vers adversaires selon les conditions eacutedicteacutees par la dame Le deacutecor en revan-che est extraordinaire le perron srsquoeacutelegraveve drsquoune quinzaine de pieds sur la place du marcheacute agrave Bruges Peint de couleurs vives mu par quatre griffons actionneacutes par des hommes cacheacutes agrave lrsquointeacuterieur il srsquoouvre pour laisser sortir le deacutefenseur du pas Trois eacutecus lrsquoun noir lrsquoautre violet et le troisiegraveme gris ainsi qursquoun cor sont pendus au perron devant lequel se tient un nain magnifiquement vecirctu

Cet eacuteveacutenement a donneacute lieu agrave deux relations diffeacuterentes preacuteserveacutees pour lrsquoune dans un seul manuscrit (Paris BnF fr 5739) pour lrsquoautre dans deux (Ar-ras BM 915 et Londres BL Lansdowne 285) Chaque relation est preacuteceacutedeacutee drsquoun long preacuteambule explicitant les conditions mateacuterielles dans lesquelles srsquoest tenu le pas et le sceacutenario romanesque sur lequel il est fondeacute Or ces deux preacuteam-bules assez diffeacuterents manifestent particuliegraverement bien lrsquoambiguiumlteacute avec la-quelle les hommes du XVe siegravecle considegraverent cet heacuteritage folklorique Crsquoest ce-

3 Les deux relations du Pas du Perron feacutee ont eacuteteacute composeacutees entre 1463 et 1469 le Jouvencel entre 1460 et 1468

4 Je preacutepare en collaboration avec Chloeacute Horn et Anne Rochebouet une eacutedition critique des deux relations principales de ce pas (agrave paraicirctre dans la collection CFMA chez Champion) Feacutelix Brassart a donneacute une eacutedition de la relation du manuscrit de Paris (Le Pas du Perron Feacutee tenu agrave Bruges en 1463 par le chevalier Philippe de Lalaing Douai 1874) On peut en lire une traduction moderne due agrave C Beaune dans Splendeurs de Bourgogne (Reacutecits et Chroniques) sous la direction de Danielle Reacutegnier-Bohler Paris Laffont (collection Bouquins) 1995 p 1164-1192

11Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

lui du manuscrit de Paris qui joue le mieux le jeu de la fiction Il eacutebauche en effet un veacuteritable petit roman merveilleux en racontant une aventure peacuterilleu-se survenue agrave un chevalier inconnu Le futur deacutefenseur du pas est un cheva-lier errant anonyme (ou plus justement incognito) eacutegareacute dans une lande agrave la tombeacutee de la nuit Comme tout chevalier arthurien dans la mecircme situation il est agrave la recherche drsquoun heacutebergement mais les signes inquieacutetants de lrsquoimmi-nence drsquoune aventure se multiplient la preacutesence de lrsquoeau (le chevalier passe agrave proximiteacute drsquoeacutetangs) la topographie (le chevalier arrive agrave un un estroit pas-sage dans lequel il doit srsquoengager) la deacutecouverte drsquoun perron sur lequel repose un cor une inscription mysteacuterieuse qui invite agrave sonner trois fois du cor en-fin lrsquoarriveacutee subite drsquoun nain hostile comme surgi de terre qui va proposer au chevalier un jeu-parti ou bien le chevalier rebrousse chemin en abandon-nant son cheval et ses armes ou bien il accepte lrsquohospitaliteacute du nain sous des conditions qui ne lui seront reacuteveacuteleacutees que le lendemain Le chevalier opte pour lrsquoheacutebergement et il apprend le lendemain qursquoil est prisonnier de la Dame du Perron Feacutee Comme il se deacutesole drsquoecirctre ainsi retenu la dame lui fait dire par lrsquointermeacutediaire du nain qursquoil pourra retrouver sa liberteacute srsquoil accepte de com-battre tous les chevaliers qui se preacutesenteront au perron selon des modaliteacutes que le nain eacutenumegravere

On a lagrave reacuteunis en une petite dizaine de folios5 bon nombre de clicheacutes du ro-man merveilleux Les seuls protagonistes de ce reacutecit preacuteliminaire sont le nain et le chevalier deux personnages arthuriens typiques La dame dont il nrsquoest jamais dit qursquoelle est une feacutee autre caracteacuteristique familiegravere du roman arthu-rien nrsquoapparaicirct jamais en personne crsquoest le nain son eacutemissaire qui se charge drsquoexpliquer au chevalier sa condition de prisonnier et comment il pourra y eacutechapper Le perron est aussi un lieu commun du roman arthurien Il est sou-vent le support drsquoun objet mysteacuterieux une eacutepeacutee que seul le chevalier eacutelu pour-ra retirer de la pierre ou un cor comme ici Il signale lrsquoendroit ougrave lrsquoaventure se manifeste avec preacutedilection Dans la Suite du Roman de Merlin par exemple le Morholt accompagneacute drsquoune demoiselle et drsquoun eacutecuyer arrive agrave un carre-four marqueacute drsquoune croix et drsquoun perron de marbre orneacute drsquoune inscription in-quieacutetante Il y sera teacutemoin (et victime) de manifestations mysteacuterieuses Yvain y fait la mecircme expeacuterience un peu plus tard6 Le Perron Faeacute dans lequel se dis-

5 Dont une grande partie est toutefois consacreacutee agrave la preacutesentation des regravegles du combat La description proprement merveilleuse occupe quatre folios

6 La Suite du Roman de Merlin eacuted Gilles Roussineau Genegraveve Droz 1996 p 438 et p 469 Sur cet eacutepisode voir mon article laquo La joute des morts raquo art cit

12 Michelle Szkilnik

simule le chevalier gardien du pas rappelle eacutegalement la tombe dans laquelle est emprisonneacute le Chevalier Noir de la Seconde Continuation de Perceval Lui aussi doit garder le lieu sur lrsquoordre drsquoune demoiselle qursquoil a aimeacutee Perceval le libegravere en soulevant agrave lrsquoaide drsquoun levier la pierre qui scelle la tombe7 Quant agrave la combinaison nain cor eacutecu on la rencontre dans le Roman de Ponthus et Si-doine ougrave le heacuteros eacuteponyme sous lrsquoapparence drsquoun chevalier noir deacutecide de te-nir une emprise pregraves de la fontaine de Bellenchon avatar de celle de Barenton puisqursquoil suffit drsquoen arroser la margelle pour deacuteclencher une tempecircte Ponthus a installeacute agrave proximiteacute une tente dont surgit un nain camus qui embouche un cor A ce signal sortent agrave leur tour de la tente un ermite et une demoiselle che-nue qui invitent les adversaires du Chevalier Noir agrave pendre leurs eacutecus agrave cocircteacute de celui du deacutefenseur de la fontaine8 La version des manuscrits drsquoArras et de Londres du Pas du Perron feacutee donne un deacutetail similaire les eacutecus des atta-quants sont eacutegalement accrocheacutes au-dessus du perron

Lrsquoexemple de Ponthus et Sidoine roman bien connu au XVe siegravecle agrave la cour de Bourgogne est particuliegraverement inteacuteressant car lrsquoaventure qui y est deacute-crite est deacutejagrave une mise en scegravene dont les eacuteleacutements merveilleux sont bdquofabri-queacutesrdquo par lrsquoorganisateur de lrsquoeacutepreuve En effet Ponthus forceacute par une ca-lomnie agrave srsquoeacuteloigner de celle qursquoil aime imagine pour se distraire dans son exil de lancer un deacutefi tregraves theacuteacirctraliseacute aux chevaliers de toutes les cours de France Il leur propose de venir se battre chaque mardi pendant un an contre le Chevalier Noir aux armes blanches selon un rituel tregraves preacutecis qursquoil deacutecrit dans la lettre publiant lrsquoemprise Pour Ponthus il srsquoagit donc drsquoun passe-temps courtois et sportif qui lui permet de srsquoexercer aux armes et de manifester son amour agrave Sidoine agrave qui il envoie tous ses adversaires vaincus Mais il nrsquoest prisonnier drsquoaucune coutume neacutefaste qui lrsquoobligerait agrave garder la fontaine comme crsquoeacutetait le cas pour Yvain et avant lui pour Esclados le Roux Le roman de Ponthus et Sidoine prend donc deacutejagrave ses distances par rapport au sceacutenario romanesque en le vidant de son contenu merveilleux Ponthus est un personnage de fiction qui adapte des sceacutenarios romanesques comme les vrais chevaliers de la cour de Bourgogne le feront quelques anneacutees plus

7 The Continuations of the Old French Perceval of Chreacutetien de Troyes The Second Continuation vol IV eacuted W Roach Philadelphie The American Philosophical Society 1971 v 27377-27417

8 Le Roman de Ponthus et Sidoine eacuted Marie-Claude de Creacutecy Genegraveve Droz 1997 p 54 Sur ce sceacutenario pseudo-feacuteerique voir Christine Ferlampin-Acher laquo Feacuteeries et idylles des amours contrarieacutees raquo dans Idylle et reacutecits idylliques agrave la fin du Moyen Acircge dossier theacutematique des CRMH sous la direction de M Szkilnik agrave paraicirctre en 2011

13Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

tard Entre litteacuterature et reacutealiteacute se met ainsi en place un complexe jeu de va-et-vient et drsquoimitation mutuelle Philippe de Lalaing dont on sait qursquoil est lecteur de romans arthuriens connaissait-il Ponthus et Sidoine Le titre ne figure pas dans la liste des ouvrages qui ont pu lrsquoinspirer selon le prologue contenu dans la reacutedaction des manuscrits drsquoArras et de Londres9 En tout eacutetat de cause il a sans aucun doute utiliseacute sa connaissance des merveilles ro-manesques pour concevoir le sceacutenario de son pas Il lrsquoa fait avec une sorte de surabondance de deacutetails tregraves caracteacuteristique de la maniegravere dont les amateurs de pas chevaleresques reprennent les situations romanesques multipliant les indices du merveilleux drsquoune maniegravere qui peut paraicirctre gratuite

Dans la version du manuscrit de Paris ce reacutecit merveilleux est conteacute agrave un public de chevaliers de la cour de Bourgogne par un narrateur qui lrsquointroduit de cette maniegravere

Qomme les humaines voix grandissent les choses selon ce que peu sou-vent sont veues advenir ou selon ce que les ceurs en font grandes extismes par les oiumlr merveileuses compter ainsi et dempuix nagaires o vous nobles princes et chevalliers barons et escuiers de grant pris est advenu chose tresetrange cy entour es pays du treshault et tresvictorieux prince le duc de Bourgoingne que ung povre chevalier fourvoieacute en unes landes et non sa-chant pour prendre adresses pour venir au repaire se trouva sur le serain et apreacutes soleil escons entre deux grans et larges estans plains drsquoeaue (Paris BnF fr 5739 fol 136v)

Apregraves que le nain a fini drsquoeacutenumeacuterer les conditions du combat ce nar-rateur reprend la parole pour dire que passant fortuitement agrave proximiteacute du lieu ougrave est retenu le chevalier il srsquoest chargeacute de la lettre de celui-ci let-tre dont il fait ensuite lecture agrave son auditoire Ce mini-roman arthurien est donc parfaitement deacutelimiteacute par les interventions du narrateur et il est aussi encadreacute par des consideacuterations dont le caractegravere pratique tranche avec le romanesque de lrsquoaventure Le premier paragraphe de la relation purement informatif indique la date du pas et les reports qursquoelle a ducirc su-bir Le paragraphe qui suit le conte merveilleux deacutecrit de maniegravere tregraves reacutea-liste lrsquoeacuterection du perron sur le marcheacute de Bruges et expose le mystegravere des griffons

9 Cette reacutedaction srsquoouvre en effet sur un long prologue qui eacutenumegravere les lectures qui ont don-neacute agrave Philippe lrsquoideacutee drsquoentreprendre son pas drsquoarmes romans et histoires antiques chansons de geste et surtout romans arthuriens qui se taillent la part du lion

14 Michelle Szkilnik

Aux deux costeacutes dudit perron avoit quatre griffons bien et gentement faisa fachon de griffons dedens lesquelz IIII griffons avoit quatre hommes qui conduisoient le mistere drsquoiceulx quatre griffons (Paris BnF fr 5739 fol 142v-143r)

Cet encadrement contribue agrave mettre agrave distance lrsquoeacutepisode merveilleux clairement seacutepareacute de la reacutealiteacute historique Les feacutees et leurs acolytes appar-tiennent agrave lrsquounivers du conte Ils nrsquoentrent pas dans le procegraves verbal du deacute-roulement du pas

La seconde relation du pas choisit une tout autre approche en mecirclant au contraire eacuteleacutements merveilleux et reacutealiteacute historique Le long preacuteambule dans le-quel sont exposeacutees les circonstances de lrsquoentreprise preacutesente avec un recul amu-seacute le sceacutenario Drsquoembleacutee on nous informe que crsquoest Philippe de Lalaing qui a in-venteacute cette fiction de faerie et que lrsquoideacutee lui en est venue agrave la lecture drsquoœuvres diverses en particulier arthuriennes Philippe semble par exemple un lecteur assidu du Perceforest puisque le prologue y fait allusion deux fois et que la dame du Perron feacutee est appeleacutee la Toute Passe surnom de lrsquoamie de Gallafur dans le Roman de Perceforest10 Le caractegravere fictif et romanesque de lrsquoaventure est donc immeacutediatement assumeacute Peut-ecirctre faudrait-il parler de caractegravere theacuteacirctral car il est clair aussi que cette fiction de faerie exige la preacutesence de personnages la dame et le nain interpreacuteteacutes par des comparses de Philippe de Lalaing Or ces personnages entrent en relation avec les individus historiques Crsquoest le nain lui-mecircme par exemple qui explique aux chevaliers de la cour de Bourgogne deacutesi-reux de relever le deacutefi en quoi il consistera Bien que dans le preacuteambule la dame ne se preacutesente pas en personne agrave la cour de Bourgogne mais y deacutepecircche le heacuteraut Lembourg elle viendra elle-mecircme agrave la fin du pas ouvrir le perron pour deacutelivrer Philippe Dans cette espegravece de grande repreacutesentation theacuteacirctrale qursquoest lrsquoentrepri-se du pas du Perron feacutee les acteurs font entrer le public dans leur jeu

Tout en preacutesentant un sceacutenario empreint de mystegravere cette relation en limi-te toutefois le caractegravere merveilleux Certains deacutetails teacutemoignent mecircme drsquoun effort de rationalisation Philippe prisonnier de la dame essaie par exemple de deviner ougrave il est retenu Comme il comprend parfaitement bien la dame il en conclut qursquoil est en France Mais il srsquointerroge alors sur la maniegravere dont lui-mecircme et le perron pourront ecirctre transporteacutes de France en Belgique La dame lui reacutepond alors en souriant

10 Lrsquoeacutepisode ougrave Gallafur (ou Gallafar selon le manuscrit) apparaicirct sous ce nom figure au fol 75v du manuscrit Paris Arsenal 3491 copie de David Aubert

15Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

Ce perron () est de telle nature et moy de telle puissance et seignourieque partout il me plaira le faire transporter estre remuer ou demourer en ung instant il y sera et vous dedens sans avoir nul dangier de corps (Ar-ras 915 fol 34r)

Certes la dame apparaicirct comme doteacutee de pouvoirs surnaturels puisqursquoelle peut deacuteplacer le perron agrave volonteacute mais le reacutedacteur ressent la neacutecessiteacute de jus-tifier ce qui pourrait paraicirctre une invraisemblance De mecircme lorsque Lem-bourg arrive agrave la cour du duc de Bourgogne son reacutecit suscite des questions sur la dame et le lieu ougrave elle reacuteside

Le duc (demanda) a Lembourcg ou estoit ce Perron Faeacute et en quel pays et qursquoil ne ouy jamais parler que en son tamps les dames faees eussent puis-sance de regner de seignouries en ses pays et qursquoil pensoit que lrsquoancien temps du roy Artus revenoit (Arras 915 fol 35r)

Cette allusion au roi Arthur deacutenonce de maniegravere humoristique le caractegravere romanesque du sceacutenario Lembourg preacutetend ne pouvoir reacutepondre aux ques-tions du duc ajoutant toutefois que la dame parle ung tresbeau franchoys (Arras 915 fol 35r) Il est clair que le duc et toute sa cour se precirctent gracieuse-ment au jeu imagineacute par Philippe et la maniegravere dont le prologue habille la reacutea-liteacute (report de la date du pas lecture des chapitres devant la cour installation du perron explications du nain aux chevaliers deacutesireux de toucher les eacutecus) de deacutetails merveilleux (rocircle et pouvoir supposeacutes de la dame) reacutevegravele lrsquoartifice de cette mise en scegravene

Si les chevaliers du XVe siegravecle comme Philippe de Lalaing et les membres de la cour de Bourgogne srsquoemparent des feacutees crsquoest donc avec une distance ludique Les feacutees appartiennent agrave la litteacuterature drsquoimagination En revanche lrsquoutilisation des sceacutenarios feacuteeriques permet de repreacutesenter indirectement la reacutealiteacute politique En effet les couleurs des armes et des eacutecus qui dans les ro-mans arthuriens sont souvent des indices du caractegravere merveilleux de ceux qui les portent renvoient preacuteciseacutement aux participants du pas et suggegraverent une lecture politique de lrsquoaffrontement Les eacutecus que doivent toucher les ad-versaires sont ainsi noir violet et gris Le noir et le violet couleurs arboreacutees aussi par bon nombre de participants sont celles du comte de Charolais le futur Charles le Teacutemeacuteraire le gris et le noir celles de Philippe le Bon Si le violet et le gris ne sont pas des couleurs courantes ni significatives dans le monde arthurien elles ont en revanche un sens eacutevident pour les partici-

16 Michelle Szkilnik

pants et les spectateurs du pas Je ne tenterai pas une lecture politique du pas divers historiens lrsquoont fait qui du reste ont des avis divergents sur le sens du spectacle11 Mais je voudrais simplement insister sur deux aspects importants de cette mise en scegravene drsquoabord sur les menues modifications par rapport aux sceacutenarios leacutegueacutes par la tradition romanesque deacutecalages qui pourraient sembler anodins mais agrave la faveur desquels on le voit se glisse lrsquointention politique ensuite sur le luxe de deacutetails deacutejagrave signaleacute qui lui non plus nrsquoest pas deacutenueacute de signification il srsquoagit bien sucircr dans la reacutealiteacute drsquoeacutepa-ter le chaland dans les textes drsquoeacuteblouir le lecteur et de lrsquoamuser Mais cer-tains deacutetails en toute apparence emprunteacutes gratuitement agrave un roman ont aussi une raison drsquoecirctre politique Crsquoest le cas des eacutecus suspendus au-dessus du perron dont jrsquoai deacutejagrave mentionneacute qursquoils eacutevoquaient la disposition sceacutenique de Ponthus et Sidoine La relation drsquoArras et de Londres justifie cette mesure en disant qursquoelle a eacuteteacute imposeacutee par le duc de Bourgogne pour eacuteviter les ten-sions et les jalousies entre chevaliers Les eacutecus sont pendus agrave mecircme hauteur suivant lrsquoordre dans lequel les adversaires se sont preacutesenteacutes

Et par devant ledit perron bien hault estoient les blasons drsquoarmes des no-bles quy debvoient besoingner assis et mis par ordre ainsy qursquoilz avoient touchieacute et qursquoilz debvoient besoingner sans avoir regard a haultesses ny grandeur car ainsi lrsquoavoit ordonneacute le duc les princes [38vdeg] et grans sei-gneurs de son hostel pour oster les envies ou hainnes quy srsquoen eussent peu ensieuvir (Arras 915 fol 38)

Alors que dans Ponthus et Sidoine la demoiselle chenue impose lrsquoordre de passage en tirant une flegraveche drsquoor dans lrsquoun des eacutecus pendus aux arbres et eacutelit de cette maniegravere parmi les tregraves nombreux chevaliers venus relever le deacutefi les cinquante-deux (un par mardi) qui lui paraissent les meilleurs il est hors de question agrave la cour de Bourgogne de laisser le deacutefenseur du pas seacutelectionner ses adversaires On voit donc comment la reacutealiteacute politique accommode le sceacute-nario romanesque et comment les organisateurs du pas tirent parti drsquoun deacute-

11 Voir Andries Van den Abeele laquo Le Pas du Perron feacutee preacutelude agrave la prise de pouvoir de Char-les le Teacutemeacuteraire raquo (laquo De Wapenpas van de Betoverde Burcht voorbode van de machtsgreep door Karel de Stoute raquo) dans Handelingen van het Genootschap voor Geschiedenis te Brugge t 146 2009 p 93-139 C Beaune introduction agrave la traduction du Pas du Perron Feacutee dans Splendeurs de la cour de Bourgogne op cit p 1166 Jean-Pierre Jourdan laquo Le thegraveme du pas dans le royaume de France agrave la fin du Moyen Acircge raquo Annales de Bourgogne 62 (1990) p 117-133 p 132 en particu-lier et Elodie Lecuppre-Desjardin La ville des ceacutereacutemonies Essai sur la communication politique dans les anciens Pays-Bas bourguignons Turnhout Brepols 2004 en particulier p 205

17Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

tail peut-ecirctre heacuteriteacute drsquoun roman pour envoyer un message aux spectateurs et aux participants Si la dimension ludique semble lrsquoemporter largement et vi-der de leur contenu mythique les motifs folkloriques les organisateurs de pas les reacuteinvestissent partiellement drsquoun sens nouveau sans doute valable ponc-tuellement mais qui redonne agrave lrsquoentreprise un certain seacuterieux Ils tentent de creacuteer en quelque sorte une nouvelle mythologie destineacutee agrave ceacuteleacutebrer la socieacuteteacute courtoise et chevaleresque du XVe siegravecle12

Un texte exactement contemporain des relations du Pas du Perron feacutee uti-

lise eacutegalement un sceacutenario feacuteerique mais drsquoune maniegravere qui reflegravete plutocirct la fascination que le merveilleux continue drsquoexercer sur les hommes du XVe siegravecle Il srsquoagit du Jouvencel de Jean de Bueil Reacutecit agrave cleacute traiteacute drsquoart militai-re biographie romanesque drsquoun homme drsquoarmes le Jouvencel est une œuv-re complexe retraccedilant la carriegravere exemplaire drsquoun jeune militaire agrave la fin du Moyen Acircge13 Ce contexte ne semble guegravere favorable agrave lrsquoentreacutee en scegrave-ne drsquoune feacutee Pourtant dans la derniegravere partie du Jouvencel il est question drsquoune demoiselle insolite qui nrsquoest pas sans eacutevoquer les feacutees arthuriennes Le Jouvencel et son beau-pegravere le roi Amydas viennent de remporter une victoire eacuteclatante sur des barons rebelles qui contestaient au roi une bonne partie de ses terres Les deux hommes sont en train de se faire lire la liste des ennemis morts ou faits prisonniers agrave cette occasion Il est question drsquoun Messire Morcellet instigateur de la reacutebellion le plus traicirctre du monde selon le roi qui reacuteclame le droit de le punir agrave sa faccedilon Agrave quoi le Jouvencel reacutepond qursquoune certaine demoiselle de Grantfort vient drsquoarriver pour payer la ran-ccedilon du traicirctre Le motif de la demoiselle intervenant in extremis pour sau-ver lrsquohomme qursquoelle aime est freacutequent dans la litteacuterature arthurienne En geacuteneacuteral crsquoest au moment ougrave le heacuteros chevalier est sur le point de tuer son adversaire qursquoelle se manifeste obtenant un don en blanc du vainqueur qui deacutecouvre apregraves coup qursquoil vient drsquoaccorder involontairement la vie sauve agrave son ennemi Ici le motif est adapteacute agrave son nouvel environnement messire Morcellet a eacuteteacute captureacute sur le champ de bataille Comme tout prisonnier il est mis agrave ranccedilon par son maicirctre crsquoest-agrave-dire celui qui lrsquoa pris et qui espegravere

12 Sur ce point voir M Stanescto op cit 13 Il existe une eacutedition ancienne du roman de Jean de Bueil Le Jouvencel eacuted de L Lecestre

introduction de C Favre Paris Renouard 1887 2 volumes Toutes les citations renvoient agrave cette eacutedition Jrsquoen preacutepare une nouvelle agrave partir du manuscrit de lrsquoEscorial (SII 16) alors que celle de L Lecestre est baseacutee sur le manuscrit de lrsquoArsenal (fr 3059)

18 Michelle Szkilnik

en tirer une belle somme La demoiselle est en effet precircte agrave payer ung grant argent pour le deacutelivrer14 Elle est venue dans le camp de ses ennemis mu-nie drsquoun sauf-conduit du Jouvencel Mais ce nrsquoest pas lrsquointeacuterecirct qursquoelle porte agrave messire Morcellet qui fait drsquoelle une possible feacutee15 Le roi qui semble bien la connaicirctre deacuteclare ne pas ecirctre surpris qursquoelle veuille racheter le traicirctre car elle est de megraveche avec lui Crsquoest selon le roi la plus forte enchanteres-se et la plus mauvaise femme du monde Elle srsquoest empareacute du chacircteau de la dame de Blanc-Chastel qursquoelle garde prisonniegravere avec ses gens Et dans son propre chacircteau de Grantfort elle tient en son servaige dix chevaliers et plus de vingt jeunes hommes La demoiselle de Grantfort apparaicirct donc comme un avatar de Morgain retenant des chevaliers dans son val mer-veilleux Les noms des lieux dans lesquels elle seacutevit encouragent cette inter-preacutetation Maicirctresse de Grantfort une place qui souligne sa puissance elle regravegne deacutesormais sur Blanc-Chastel dont lrsquoancienne maicirctresse pourrait bien ecirctre elle un avatar drsquoune dame blanche une feacutee protectrice et beacuteneacutefique qui aurait tenteacute de srsquoopposer agrave la demoiselle Les toponymes composeacutes avec lrsquoeacutepithegravete blanc abondent dans la litteacuterature arthurienne Blanche Lan-de Blanche Citeacute Blanche Montaigne Blanche Forest On trouve un Blanc chastel dans le Perceforest16 Ce sont des noms en quelque sorte programma-tiques Or dans le Jouvencel œuvre qui en geacuteneacuteral deacutesigne les endroits fic-tifs par des noms relativement reacutealistes (Crator Luc Escaillon Sardine) le choix de ces toponymes signifiants ne paraicirct pas anodin

Le roi redoute de voir la demoiselle de Grantfort parler avec le Jouvencel et lui recommande de la renvoyer au plus tocirct car il a grant paour qursquoelle [lrsquo]en-chante ou face quelque mal Pour rassurer le roi le Jouvencel oppose agrave lrsquoengin de la demoiselle sa foi en Dieu

Monseigneur laissez-la chanter et enchanter car je ne la crains riens et nrsquoay point paour que telles enchanteries me facent ou sceussent faire mal ne desplaisir car jrsquoay bonne creance en Dieu (II 210)

A la diffeacuterence de la beacutenigne dame du Perron feacutee la demoiselle est donc une enchanteresse maleacutefique allieacutee aux traicirctres et ennemie de Dieu Cette trans-

14 Jouvencel II 20915 Marie-Theacuteregravese de Medeiros a rapidement analyseacute selon les mecircmes lignes ce curieux eacutepi-

sode du Jouvencel Voir son article laquo Deacutefense et illustration de la guerre Le Jouvencel de Jean de Bueil raquo Cahiers de Recherches Meacutedieacutevales (XIIIe-XVe s) 5 1998 p 139-152

16 Crsquoest le chacircteau du roi Peleon livre III tome 1

19Le retour des feacutees dans le Pas du Perron feacutee et le Jouvencel

formation de la feacutee en enchanteresse a eacuteteacute bien analyseacutee par L Harf-Lancner17 et nrsquoa rien de surprenant dans un texte tardif comme le Jouvencel Ce qui est plus inteacuteressant crsquoest que la demoiselle de Grantfort va perdre mecircme cette qualiteacute de magicienne inquieacutetante Drsquoune part elle disparaicirct du reacutecit aussi vite qursquoelle y est entreacutee nous ne savons ce qursquoil advient drsquoelle apregraves son renvoi alors mecircme que le sort de messire Morcellet nous est raconteacute racheteacute agrave ses maicirctres par le roi lui-mecircme qui veut le livrer agrave la justice il parvient agrave srsquoenfuir et agrave se reacutefugier dans une eacuteglise ougrave il se fait clerc au grand embarras de lrsquoeacutevecirc-que qui est obligeacute de le proteacuteger au titre des privilegraveges eccleacutesiastiques On no-tera le caractegravere deacutetailleacute et reacutealiste de la fuite et de la ruse de messire Morcellet Drsquoautre part le roi tout en qualifiant la dame drsquoenchanteresse lui deacutenie tout veacuteritable pouvoir surnaturel

Aussi dit le roy tout ce qursquoelle a fait crsquoest par la force de son chastel et de son beau langaige et de la subtiliteacute et mauvaistieacute dont elle est pleine Je nrsquoen-tens point que par son enchanterie elle sceust rien faire mais elle seduiroit tout le monde par son engin (II 210)

Meacutechante seacuteductrice qui sait user de belles paroles pour obtenir ce qursquoel-le veut et utiliser la force armeacutee si neacutecessaire la demoiselle de Grantfort ne semble finalement pas posseacuteder de pouvoir magique drsquoorigine diabolique elle nrsquoest qursquoune femme habile et manipulatrice18 Pourquoi alors lrsquointrodui-re avec cette aura quasi feacuteerique drsquoabord dans un reacutecit de guerre aux allures de traiteacute drsquoart militaire Est-ce parce qursquoelle est la meacutetaphore de la seacuteduction que les sceacutenarios romanesques et particuliegraverement feacuteeriques exercent sur les eacutecrivains du XVe siegravecle mecircme les moins susceptibles en apparence drsquoy ceacute-der comme Jean de Bueil homme de guerre et mareacutechal de France Jean de Bueil nrsquoest du reste pas le seul agrave succomber ainsi aux charmes des feacutees Il est un autre homme de guerre qui en a lui aussi inviteacute une dans un texte ougrave elle nrsquoavait pas sa place a priori Antoine de la Sale dans sa Salade œuvre com-posite contenant entre autres une liste drsquohistoriens des exemples de strateacute-gie des chroniques abreacutegeacutees des geacuteneacutealogies et lrsquoordonnance sur les gages de bataille de Philippe le Bel (eacutegalement contenue dans le Jouvencel) insegrave-re le Paradis de la reine Sibylle eacutetrange petit reacutecit preacutesentant un redoutable

17 Les Feacutees au Moyen Acircge Morgane et Meacutelusine la naissance des feacutees Paris Champion 1984 reacuteeacuted 1991 en particulier chap XVI

18 Voir MT de Medeiros art cit p 140-141

20 Michelle Szkilnik

avatar de Morgue19 Dans une pirouette finale Antoine qui semblait accor-der creacutedit agrave cette fable deacuteclare qursquoil a mis en eacutecrit cette histoire pour rire et passer temps20 De maniegravere comparable Jean de Bueil deacutenie tout seacuterieux agrave lrsquoeacutepisode en faisant de la demoiselle de Grantfort une bonne baveuse21 une bavarde dont on peut deacutejouer les propos speacutecieux

Le XVe siegravecle ne croit pas aux feacutees Mais il aime jouer avec leur image Il plai-sante agrave leur sujet il deacutemystifie leur pouvoir supposeacute mais il leur reacuteserve tou-jours une place Crsquoest que les feacutees souvent associeacutees agrave la fiction arthurienne renvoient agrave un monde romanesque qui fait recircver un monde dont on sait qursquoil nrsquoexiste pas ou nrsquoexiste plus mais qursquoon se plaicirct agrave faire surgir le temps drsquoun pas drsquoarmes Les feacutees sont devenues des creacuteatures litteacuteraires Personnages de theacuteacirc-tre ou de roman elles nrsquoont pas de pouvoir dans la reacutealiteacute historique agrave la diffeacute-rence de leurs dangereuses consœurs qui se preacutetendent investies de missions divines alors qursquoelles pourraient bien ecirctre les instruments du diable22 Aussi Philippe le Bon qui entre en riant dans le sceacutenario de Philippe de Lalaing liv-re-t-il Jeanne drsquoArc aux Anglais tandis que Jean de Bueil qui a participeacute au siegravege drsquoOrleacuteans ne fait aucune allusion agrave son ancienne compagne de guerre Le XVe siegravecle joue aux feacutees mais brucircle les sorciegraveres

19 Sur la Salade voir Sylvie Lefegravevre Antoine de la Sale la fabrique de lrsquoœuvre et de lrsquoeacutecrivain Genegraveve Droz 2006

20 Sur ce texte et les eacuteleacutements folkloriques qursquoil contient voir Francine Mora Voyages en Si-byllie Riveneuve eacuteditions Paris 2009 Lrsquoouvrage donne le texte du Paradis dans lrsquoeacutedition de Fer-nand Desonay Lrsquoexpression laquo rire et passer temps raquo se trouve p 296

21 Ce terme est utiliseacute agrave propos drsquoun autre ennemi Guillaume Bernard qui sait raconter des histoires seacuteduisantes auxquelles il ne faut pas accorder trop de creacutedit selon le sire de Roqueton (Jouvencel I 219) Sur cet eacutepisode voir mon article laquo Figure exemplaire et personnage de ro-man Le Jouvencel de Jean de Bueil raquo dans Veacuteriteacute poeacutetique veacuteriteacute politique Mythes modegraveles et ideacuteologies politiques au Moyen Acircge eacuted par J-C Cassard E Gaucher J Kerherveacute Brest CRBC 2007 p 405-417

22 Sur la rationalisation de la figure de la feacutee et corollairement le deacuteveloppement de la croyan-ce aux sorciegraveres on se reportera agrave lrsquoouvrage de Laurence Harf-Lancner Les Feacutees au Moyen Acircge op cit en particulier chap XV

Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel ndash Le Bel Inconnu

et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr

Imre SzabicsUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest ndash Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef

La topique reacutecurrente de la feacutee attirant le chevalier aupregraves drsquoune fontaine ou au bord drsquoun lac drsquoune riviegravere ndash laquo frontiegraveres humides1 raquo entre le monde drsquoici-bas et lrsquoAutre Monde2 ndash a subi une transformation singuliegravere dans nombre de romans et reacutecits courtois des XIIe-XIIIe siegravecles Souvent la feacutee seacutedui-sante ne se contente pas de jeter son deacutevolu sur le chevalier protagoniste mais tente mecircme de le deacutetourner de la quecircte de lrsquoaventure salutaire ou de le seacuteparer de la dame dont il est amoureux (de sa bien-aimeacutee) Dans ces cas elle peut ecirctre rangeacutee parmi les opposantes signifi catives qui cherchent agrave em-pecirccher le heacuteros de mener sa mission agrave bonne fi n Agrave titre drsquoexemple il suffi t peut-ecirctre de rappeler la demoiselle qui convoite Lancelot dans le Chevalier de la charrette dans une scegravene audacieuse elle essaie de mettre agrave lrsquoeacutepreuve la perseacuteveacuterance du heacuteros en quecircte de Gueniegravevre enleveacutee par Meacuteleacuteagant

Dans le roman arthurien occitan Jaufreacute de la fin du XIIe siegravecle la feacutee de Gi-bel3 avatar des feacutees des lais bretons anonymes et de ceux de Marie de France

1 Pour reprendre le terme heureux de J Frappier 2 Sur les rapports complexes et deacutelicats du monde feacuteerique et de la chevalerie voir entre autres

Claude Lecouteux Meacutelusine et le Chevalier au cygne Paris Payot 1982 Jean-Claude Aubally La feacutee et le chevalier Paris Champion 1986 Laurence Harf-Lancner Les Feacutees au Moyen Acircge Morgane et Meacutelu-sine la naissance des feacutees Paris Champion 1984 reacuteeacuted 1991 Idem Le Monde des feacutees dans lrsquoOccident meacutedieacuteval Paris Hachettes Litteacuteratures 2003 Franccediloise Clier-Colombani La Feacutee Meacutelusine au Moyen Acircge images mythes symboles Paris Leacuteopard drsquoor 1991 Pierre Gallais La Feacutee agrave la fontaine et agrave lrsquoarbre Amsterdam Rodopi 1992 Le Monde des feacutees dans la culture meacutedieacutevale Wodan 47 Greifswald 1995

3 Sur le nom curieux de la feacutee voir Reneacute Lavaud et Reneacute Nelli Les Troubadours Bruges Des-cleacutee de Brouwer 1960 t I p 33

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recourt agrave la ruse pour se procurer le service chevaleresque du protagoniste4 Arriveacute agrave une fontaine Jaufreacute entend des appels au secours du fond drsquoun puits Le chevalier se preacutecipite sans tarder pour sauver la jeune fille tombeacutee dans le puits qui nrsquoest autre que la feacutee tentant drsquoattirer agrave elle et dans un pays souter-rain merveilleux le chevalier drsquoArthur

E la donzella tut suumlau Dis a Jaufre laquo Seiner Deu lau Ara-us ai ieu e mon

poder Crsquoas ome nun dei grat saber Mais a mun art et a mun sen Ieu sui acela que tan gen vos vinc querre socors ploran Del gran trebail e dell afan Que mrsquoa fait Fellon drsquoAlbarua Uns malvais hom cui Dieus destrua 5 raquo

Cependant elle suscite lrsquoindignation et la colegravere de Brunissen la bien-aimeacutee de Jaufreacute pour avoir essayeacute de lui arracher ndash bien que laquo provisoi-rement raquo ndash son amoureux Par suite de cette intervention feacuteerique lrsquoamour du chevalier pour sa bien-aimeacutee et sa vaillance chevaleresque risquent drsquoentrer en conflit et drsquoecirctre mis agrave lrsquoeacutepreuve

Obeacuteissant agrave lrsquoimpeacuteratif de la prouesse chevaleresque Jaufreacute se voit obligeacute drsquoeacutecarter le danger imminent qui menace la dame-feacutee de la part drsquoun ennemi impeacutetueux et cruel en le deacutefiant au combat Le chevalier sortant vic-torieux de ce combat le conflit momentaneacute de lrsquoamour et de la prouesse se reacutesout puisque Brunissen ne prend pas en mauvaise part la laquo tentative de seacute-paration raquo de la feacutee de Gibel drsquoautant moins que celle-ci a offert lrsquooccasion agrave Jaufreacute de rendre un service meacuteritoire agrave une dame (dans lrsquoeacutepisode la feacutee de Gi-bel prend lrsquoaspect drsquoune dame courtoise parfaite) et de faire preuve une fois de plus de sa valeur chevaleresque exceptionnelle Et la feacutee apregraves ecirctre sortie de la fontaine le reacutecompense geacuteneacutereusement pour ses efforts lorsqursquoil retourne en chevalier accompli aupregraves de Brunissen agrave Montbrun

Lrsquoeacutepisode du parcours dans le pays souterrain (laquo le plus beau pays du monde raquo plein de montagnes de valleacutees drsquoeaux de forecircts de belles prairies

4 Cette attitude de la feacutee peut ecirctre marqueacutee par le motif laquo F 3023 Fairy wooes mortal man raquo Cf Anita Guerreau-Jalabert Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers (XIIe-XIII

e siegravecles) Genegraveve Droz 1992 p 65

5 Le Roman de Jaufreacute dans Les Troubadours eacuted cit t I v 8755-8764 La donzelle tout tran-quillement dit agrave Jaufreacute laquo Seigneur ndash louange en soit agrave Dieu ndash je vous tiens maintenant en mon pouvoir Je nrsquoai agrave en savoir greacute agrave personne mais seulement agrave mon intelligence et agrave mon artifice Je suis celle qui si courtoisement eacutetait venue toute en pleurs vous demander secours contre Feacutelon drsquoAuberue qui me cause grands tourments et grande angoisse Crsquoest un meacutechant homme ndash Dieu puisse-t-il lrsquoabattre raquo (trad de Reneacute Nelli)

23Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel ndash Le Bel Inconnu et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr

de chacircteaux et de citeacutes mais ravageacute et deacutevasteacute par lrsquoennemi meacutechant de la feacutee) permet agrave Jaufreacute non seulement de connaicirctre une aventure merveilleuse dans lrsquoAutre Monde mais aussi et surtout de pouvoir reacuteparer la faute commise en-vers lrsquohonneur chevaleresque lorsque la premiegravere fois il nrsquoa pas accepteacute de ve-nir en aide agrave la feacutee

Dans le roman courtois Le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu (Bacircgeacute selon Alain Guerreau6) le heacuteros est pareillement exposeacute agrave lrsquoattrac-tion irreacutesistible drsquoune feacutee ravissante la Belle aux Blanches Mains alors qursquoil est en train de remplir une mission importante qui lui a eacuteteacute confieacutee par le roi Arthur (Les ressemblances et paralleacutelismes de la structure nar-rative et theacutematique du roman occitan Jaufreacute et du roman arthurien drsquooiumll Le Bel Inconnu ont eacuteteacute deacutemontreacutes par Laurence Harf-Lancner dans son eacutetude magistrale consacreacutee agrave lrsquoadaptation en prose du Bel Inconnu au XVIe siegravecle sous le titre de lrsquoHistoire de Giglan et de Geoffroy de Mayence qui avait en effet reacuteuni les aventures et quecirctes des laquo deux heacuteros romanesques Guinglain et Jaufreacute7 raquo)

Reacutepondant agrave la demande de la reine du Pays de Galles Ar-thur charge un jeune nouveau venu reacutecemment adoubeacute par lui chevalier de la Table Ronde de se porter au secours de la haute dame meacutetamorphoseacutee en laquo guivre raquo par des enchanteurs malveillants et drsquoaccomplir le laquo fier baiser raquo pour la sauver Le jeune chevalier de belle apparence agrave qui le roi Arthur a donneacute le nom de Bel Inconnu devra srsquoengager dans une seacuterie drsquoeacutepreuves qua-lifiantes en combattant et vainquant des adversaires redoutables les uns apregraves les autres pour convaincre la suivante-messagegravere de la reine de sa vaillance re-marquable et surmonter sa meacutefiance

Sur leur chemin aggraveacute de combats singuliers successifs le Bel Inconnu et sa compagne arrivent agrave un chacircteau fort admirable situeacute sur lrsquoIcircle drsquoOr au bord de la mer dont lrsquoaccegraves leur est interdit par un chevalier deacute-fenseur du passage Cette fois-ci ce nrsquoest pas par la ruse mais en faisant appel agrave son honneur chevaleresque que la feacutee essaie de deacutetourner le protagoniste de sa

6 Alain Guerreau laquo Renaud de Bacircgeacute Le Bel Inconnu Structure symbolique et signification sociale raquo Romania t 103 1982 p 28-82

7 Laurence Harf-Lancner laquo Le Bel Inconnu et sa mise en prose au XVIe siegravecle lrsquoHistoire de Giglan drsquoune estheacutetique agrave lrsquoautre raquo dans Le chevalier et la merveille dans laquoLe Bel Inconnuraquo ou le beau jeu de Renaut eacutetudes recueillies par Jean Dufournet Paris Champion 1996 p 69-89

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mission ndash de sa laquo quecircte nuptiale8 raquo ndash et de lrsquoattirer agrave soi-mecircme Le Bel Inconnu nrsquoest pas en mesure drsquoeacuteviter le combat avec le deacutefenseur redoutable du chacircteau de lrsquoIcircle drsquoOr mais en triomphant de son adversaire il peut agrave la fois mettre fin agrave une laquo sinistre coutume raquo et eacuteliminer un preacutetendant haiuml par la jeune chacirctelai-ne (Sa victoire rappelle curieusement celle de Jaufreacute qui ayant vaincu Fellon drsquoAlbarua parvient eacutegalement agrave faire cesser une menace permanente et dan-gereuse qui pegravese sur la feacutee de Gibel)

La situation naturelle avantageuse ainsi que la richesse et la somptuositeacute exceptionnelles de la citeacute de lrsquoIcircle drsquoOr (doublement preacutesenteacutees par Renaud lors de la premiegravere et de la seconde visite du Bel Inconnu) annon-cent manifestement les effets exteacuterieurs et inteacuterieurs de la feacuteerie et de la magie qui environnent le siegravege de la Belle aux Banches Mains Comme le fait remar-quer eacuteloquemment Francis Dubost

Du cocircteacute de lrsquoIcircle drsquoOr se concentrent toutes les seacuteductions de lrsquoart de

la technique et de la magie comme dans un paradis eacuterotique sorti de quelque recircve oriental luxe beauteacute splendeur ornementale et vestimentaire richesse des eacutetoffes des pierres et des mateacuteriaux profusion de lumiegravere et drsquoornements ivresse des parfums9

La raison drsquoecirctre de ces signes frappants de la feacuteerie et de lrsquoenchantement

rattacheacutes agrave lrsquoabondance et agrave la splendeur extraordinaires de lrsquoIcircle drsquoOr est de creacuteer un milieu propre agrave lrsquoapparition de la feacutee aux blanches mains deacutetentrice effective des forces surnaturelles de lrsquoIcircle drsquoOr et des laquo secrets du destin raquo

Agrave la diffeacuterence des feacutees des lais bretons anonymes et de Ma-rie de France (ou de la feacutee de Gibel) la jeune dame-feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr dispose non seulement du pouvoir de la seacuteduction amoureuse et de laquo la puissance fa-tale et feacuteerique de lrsquoamour10 raquo mais curieusement elle possegravede aussi un savoir profond des laquo sept arts raquo qui lui permet de mieux faire valoir sa prescience du destin et du temps Elle est en effet une laquo feacutee savante raquo

8 Emmanuegravele Baumgartner laquo Feacuteerie-fiction le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu raquo dans Le chevalier et la merveille ouvr cit p 13

9 Francis Dubost laquo Tel cuide bien faire qui faut le laquobeau jeuraquo de Renaut avec le merveilleux raquo dans Le chevalier et la merveille ouvr cit p 35

10 Cf Philippe Walter laquo Figures du temps et formes du destin dans le Bel Inconnu raquo dans Le chevalier et la merveille op cit p 120

25Chevaliers deacutetourneacutes Jaufreacute et la feacutee de Gibel ndash Le Bel Inconnu et la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr

(hellip) les set ars me fist aprendre Tant que totes les soc entendre Ari-metiche dyomotrie Ingremance et astrenomie Et des autres aseacutes apris11

Ainsi elle exerce lrsquoeffet de sa nature capricieuse en offrant son em-brassade tout en refusant ses baisers au Bel Inconnu en mecircme temps qursquoelle cherche agrave le dominer et agrave lrsquoorienter par sa laquo science raquo qui connaicirct agrave la fois son passeacute et son avenir

Aux deux points culminants du roman lors du laquo Fier Baiser raquo de la guivre permettant agrave la reine ensorceleacutee Blonde Esmereacutee de recouvrer son apparence humaine ainsi qursquoau moment ougrave srsquoaccomplit lrsquoamour de la Pu-celle aux Blanches Mains et du Bel Inconnu la feacutee mettant en œuvre son omniscience reacutevegravele au chevalier son vrai nom de Guinglain de mecircme que sa haute extraction (crsquoest-agrave-dire qursquoil est le fils de Gauvain le neveu drsquoArthur et de la feacutee Blanchemal) Elle lui apprend aussi qursquoelle le connaicirct et lrsquoaime depuis son enfance ndash elle peut ecirctre consideacutereacutee de la sorte comme sa feacutee-marraine variante folklorique particuliegraverement reacutepandue12 de la feacutee mor-ganienne ndash et crsquoest elle encore qui a envoyeacute Heacutelie la messagegravere de Blonde Esmereacutee agrave la cour drsquoArthur Cependant le rocircle de la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr ne se reacuteduit pas agrave sa prescience par laquelle elle peut connaicirctre le passeacute aussi bien que le destin du heacuteros Eacutetant aussi une dame courtoise parfaite elle sait ini-tier le jeune chevalier qui laquo ne sait pas aimer raquo aux mystegraveres de lrsquoamour et de lrsquoeacuterotique courtois

Par un savant dosage de seacuteduction et de refus drsquoordres et de contre-

ordres de reacutecompenses et de punitions la ravissante feacutee fait deacutecouvrir agrave Guinglain la violence du deacutesir et celle de la souffrance la sublimation par lrsquoamour du courage et de la valeur chevaleresque [hellip] les impatiences du cœur la peur de lrsquoautodestruction et finalement la maicirctrise par abandon de sa volonteacute propre ndash constate avec justesse Michegravele Perret13

11 Renaud de Beaujeu Le Bel Inconnu eacutedition et traduction de Michegravele Perret Paris Cham-pion 2003 v 4937-4941

12 Alain Guerreau art cit p 67 Voir encore Stith Thompson Motif-Index of Folk Literature BloomingtonLondon 19753 laquo F 310 Fairies and human children raquo particuliegraverement laquo F 3111 Fairy godmother raquo

13 Renaud de Beaujeu Le Bel Inconnu eacuted cit Introduction p XIII

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Tout se passe comme si lrsquolaquo eacuteducation sentimentale raquo agrave laquelle le soumet sa feacutee-marraine servait agrave preacuteparer le jeune chevalier agrave son mariage avec Blonde Esmereacutee la princesse du Pays de Galles

Si la premiegravere partie du roman est consacreacutee au travers de combats heacuteroiumlques successifs agrave la mise en valeur de la vaillance chevaleresque du Bel Inconnu la deuxiegraveme phase du poegraveme agrave partir de la rencontre avec la feacutee de lrsquoIcircle drsquoOr propose un contrepoint en nous mettant face agrave un chevalier indeacutecis et eacutebranleacute par la force de lrsquoamour Qui plus est le chevalier drsquoArthur devra non seulement affronter le conflit permanent entre la prouesse et lrsquoamour tout-puissant mais de surcroicirct son eacutetat affectif sera fort bouleverseacute par son heacutesi-tation mecircme entre les deux femmes dont lrsquoune reacutevegravele lrsquoaspect mythique irra-tionnel voire angoissant et pourtant attirant de la passion amoureuse tandis que lrsquoautre en incarne le cocircteacute rassurant admis par les conventions sociales et aboutissant au mariage Renaud de Beaujeu deacuteploie donc agrave merveille le motif tregraves laquo agrave la mode raquo dans les œuvres poeacutetiques de lrsquoeacutepoque de lrsquoopposition entre la princesse et la feacutee

Lrsquoindeacutecision et lrsquoincertitude affectives de Guinglain se traduisent aussi par son va-et-vient entre la Pucelle aux Blanches Mains et Blonde Es-mereacutee Dans un premier temps il parvient encore agrave srsquoarracher agrave la feacutee seacutedui-sante pour accomplir sa mission mais une fois sa tacircche remplie il srsquoenfuit de-vant le bonheur et le bien-ecirctre promis par la princesse sauveacutee pour retrouver la feacutee deacutelaisseacutee de lrsquoIcircle drsquoOr ndash de laquelle il ne peut obtenir que deacutedain et re-fus agrave cause de son comportement anteacuterieur peu chevaleresque Et finalement pour comble de tout ce balancement sentimental le Bel Inconnu renonce de nouveau aux plaisirs de lrsquoamour de la feacutee radoucie pour aller restaurer son in-teacutegriteacute chevaleresque aux tournois et son inteacutegriteacute sociale par le mariage avec la reine du Pays de Galles Cependant lrsquoauteur aviseacute laisse ouverte lrsquoissue de son roman en permettant agrave Guinglain de retourner encore chez la feacutee aux Blanches Mains si lui-mecircme il trouve un accueil favorable aupregraves de sa bien-aimeacutee (reacuteelle ou fictive)

Les meacutetamorphoses du versipellesromanesque (Guillaume de Palerne Guillaume drsquoAngleterre Perceforest)

Christine Ferlampin-AcherUniversiteacute europeacuteenne de Bretagne

Le motif du loup-garou est largement attesteacute dans le folklore aussi bien au Moyen Acircge que plus tard A cocircteacute de nombreux teacutemoignages ponctuels (par exemple chez saint Augustin dans la Topographia Hibernica de Giraut de Cambrie ou dans les Evangiles des Quenouilles) la meacutetamorphose cyclique en loup se retrouve aussi dans des reacutecits brefs comme les lais de Bisclavret ou de Meacutelion Si la meacutetamorphose en animal inquiegravete lrsquohomme meacutedieacuteval le loup-garou semble eacutechapper agrave cette reacuteticence et du XIIe siegravecle agrave la fi n du Moyen Acircge la mode du versipelles ne semble pas srsquoessouffl er comme le suggegravere Biclarel qui fi gure encore dans la premiegravere version de Renart le Contrefait (entre 1319 et 1322) Le loup-garou fonctionne par ailleurs comme archeacutetype de la croyance folklorique tout au long du Moyen Acircge crsquoest sur son exemple que srsquoeacutetend autour de lrsquoan Mil Burchard de Worms dans le livre XIX du Corrector de son Decretum et le clerc qui composa les Evangiles des Quenouilles au XVe siegravecle retient le loup-garou parmi les sujets qursquoabordent ses bavardes fi leuses1 Cette omnipreacutesence paradigma-tique du loup-garou ne doit cependant pas masquer que cette creacuteature in-tervient surtout dans des reacutecits brefs ou dans de courtes anecdotes Dans les romans en vers les presque 10000 octosyllabes de Guillaume de Paler-ne font fi gure drsquoexception en mettant en scegravene Alphonse fi ls du roi drsquoEs-pagne et loup-garou tandis que Guillaume drsquoAngleterre teacutemoigne drsquoune preacutesence eupheacutemiseacutee mais continue du monstre deacutevoreur signaleacutee en particulier par la faim monstrueuse de la megravere et le nom du fi ls grand chasseur Lovel2 Ces deux romans excentriques par rapport aux matiegraveres

1 Voir Anne Paupert Les fileuses et le clerc Paris Champion 1990 p 211-2132 Les eacuteditions citeacutees sont Guillaume drsquoAngleterre eacuted trad et preacutesentation par Christine

28 Christine Ferlampin-Acher

romanesques traditionnelles constituent des exceptions dans un corpus que les meacutetamorphoses animales laissent reacuteticent Cette meacutefi ance en re-vanche disparaicirct agrave la fi n du Moyen Acircge dans le roman en prose de Perce-forest Cette vaste fresque a la caracteacuteristique de ne pas heacutesiter agrave raconter des meacutetamorphoses animales peut-ecirctre parce qursquoil vient apregraves Meacutelusine (qursquoil semble connaicirctre)3 si aucune meacutetamorphose en loup-garou nrsquoest deacutecrite crsquoest agrave quatre substituts la meacutetamorphose en ours en cerf en tau-reau et en levrette qursquoil conviendra de srsquointeacuteresser pour montrer comment Perceforest alors mecircme que son auteur est fascineacute par le folklore et qursquoil cherche agrave bacirctir une mythologie bourguignonne originale met en place des strateacutegies drsquoeacutevitement et de compensation face au succegraves du loup-garou dans les imaginaires de son temps4

Point de place pour les loups-garous dans le monde arthurien ou dans le passeacute des romans antiques Guillaume de Palerne se deacuteroule dans un espace temps autre agrave la fois familier et discregravetement exotique Dans ce reacutecit la preacute-sentation du loup-garou bienveillant qui enlegraveve le heacuteros eacuteponyme tend vers la parodie comme le suggegravere Ana Pairet dans son ouvrage sur la meacutetamorpho-se5 Dans mon article laquo Guillaume de Palerne une parodie raquo6 jrsquoai tenteacute de mecircme de montrer que ce reacutecit dans son ensemble est un roman renardien pa-rodique caracteacuteriseacute par un regard laquo oblique raquo (pour reprendre lrsquoexpression de Ph Hamon) et fondeacute sur un deacutetournement du motif du loup-garou Si aucun eacutecho direct agrave Bisclavret ou Meacutelion nrsquoest deacutecelable dans ce reacutecit si le loup deacute-tourne le modegravele du loup hagiographique et malmegravene la leacutegende de Remus et Romulus lrsquoessentiel me semble dans la copreacutesence dans ce texte du loup-

Ferlampin-Acher Paris Champion Champion Classiques 2007 et Guillaume de Palerne eacuted Alexandre Micha Genegraveve Droz 1990

3 Voir Christine Ferlampin-Acher Perceforest et Zeacutephir propositions autour drsquoun roman ar-thurien bourguignon Genegraveve Droz 2010

4 La bibliographie concernant le loup-garou au Moyen Acircge est pleacutethorique On se contentera de mentionner Gaeumll Milin Les chiens de Dieu La repreacutesentation du loup-garou en Occident (XIe-XXe siegravecles) Brest Centre de Recherche Bretonne et Celtique 1993 Claude Lecouteux Feacutees sorciegraveres et loups-garous au Moyen Acircge Paris Imago 1992 et Philippe Meacutenard laquo Les histoires de loups-ga-rous au Moyen Acircge raquo dans Symposium in Honorem Martin de Riquer Barcelone 1986 p 209-238 et laquo Les histoires de loups-garous raquo dans Travaux de litteacuterature t 17 2004 p 98-117

5 Les mutacions des fables Figures de la meacutetamorphose dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge Paris Champion 2002 p 65-67

6 Dans Les Cahiers de Recherches Meacutedieacutevales La tentation du parodique dans la litteacuterature meacutedieacutevale sous la dir drsquoElisabeth Gaucher t 15 2008 p 59-72

29Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

garou meacutetamorphique et du deacuteguisement en ours Dans un premier temps Guillaume enfant remonte de la Sicile agrave Rome dans la gueule drsquoun loup-ga-rou puis adulte il redescend vers le Sud fuyant la colegravere de lrsquoempereur avec son amie Meacutelior tous deux deacuteguiseacutes en ours Lrsquohybridation entre lrsquohomme et la becircte qursquoelle soit lieacutee agrave la meacutetamorphose ou au travestissement coiumlncide dans les deux cas avec lrsquoexclusion sociale et lrsquoerrance et elle permet une initia-tion amoureuse apprivoisant lrsquoestrangeteacute animale pour fuir Rome Melior et Guillaume qui srsquoaiment se cousent dans des peaux drsquoours (v 2992-ss) Placeacutes parodiquement et avec insistance sous le signe de Dieu qui fait lrsquohomme agrave son image (v 3234) nos heacuteros en forme drsquoours sont proteacutegeacutes par le loup-garou Ils traversent la peacuteninsule italienne humains la nuit becirctes le jour (v 3385-ss) tandis que le loup les accompagne tel un ange gardien Le garox (v 3765) les garit (v 3766) la paronomase est signifiante La becircte les guide vers les Pouilles et crsquoest dans une carriegravere que le preacutevocirct des lieux les deacutecouvre et les pourchas-se Les jeunes gens eacutechangent alors leurs peaux drsquoours (v 4159-ss) contre des peaux de cerf et de biche (v 4342-ss) Crsquoest ainsi qursquoils parviennent en Sicile sous les fenecirctres de la reine Felise la megravere de Guillaume qui ne les reconnaicirct pas mais a un recircve ougrave la traditionnelle symbolique animale est prise au pied de la lettre puisque le garou est symboliseacute par un loup et le couple par des ours qui se transforment en cervideacutes Le temps passe les peaux se reacutetractent sous lrsquoeffet de la chaleur et laissent entrevoir les vecirctements des deux jeunes gens La reine revecirct alors elle aussi une peau de becircte et agrave quatre pattes va agrave la rencon-tre des cervideacutes Apregraves un bon bain chacun reprend son apparence humaine tandis que le garou redevient homme apregraves que son pegravere a pris vengeance de la maracirctre qui lrsquoa transformeacute Apregraves une eacutevocation nourrie des vecirctements qui remplacent les peaux le texte se termine sur deux mariages Guillaume et Melior Alphonse et la sśur de Guillaume

Ce roman met en scegravene une meacutetamorphose en loup-garou ainsi que des deacute-guisements en ours et en cerfs Le loup-garou intervient drsquoabord et accompa-gne le texte de Sicile agrave Rome le deacuteguisement en ours prend la suite de Rome agrave Bonivent et il est relayeacute par le deacuteguisement en cerf Les trois prennent fin en mecircme temps Srsquoil est clair que le problegraveme de lrsquoapparence humaine des rap-ports entre le corps la nature lrsquoanimal drsquoune part et la socieacuteteacute drsquoautre part sont en jeu le texte eacutetablit aussi une eacutequivalence seacutemantique entre la meacuteta-morphose magique le deacuteguisement en becircte le symbolisme onirique et lrsquoheacute-raldique Lrsquoengloutissement et le rapt (le loup qui enlegraveve Guillaume agrave sa megravere Guillaume qui enlegraveve Melior agrave son pegravere) meacutetaphoriseraient la sexualiteacute et la

30 Christine Ferlampin-Acher

neacutecessiteacute exogamique qui aboutit agrave un nouvel eacutequilibre politique et agrave la paix Le motif folklorique du loup-garou et le rite du deacuteguisement en ours qui mar-que pour le jeune couple le renouveau printanier et sexuel sont placeacutes sur le mecircme plan Leur mise en relation ne surprend pas Sophie Bobbeacute a mis en eacutevi-dence dans son ouvrage Lrsquoours et le loup Essai drsquoanthropologie symbolique7 la forte relation entretenue par les deux animaux agrave la fois sur le mode de lrsquooppo-sition et de la compleacutementariteacute sur le plan de la repreacutesentation de la preacutedation sexuelle et de la deacutevoration La place du deacuteguisement en cerf est a priori est moins eacutevidente Le cerf qui perd ses bois est comme lrsquoours associeacute au renou-veau agrave la vie agrave la sexualiteacute crsquoest ce que montrent Anne Lombard-Jourdan8 Claude Gaignebet et Jean-Dominique Lajoux9 La substitution du cerf agrave lrsquoours dans le roman correspond cependant agrave un progregraves si les peaux drsquoours eacutetaient indiffeacuterencieacutees sexuellement deacutesormais le cerf et la biche sont distingueacutes et correspondent agrave la maturation des deux jeunes amants Par ailleurs lrsquoaventure deacutebouche sur lrsquoaccession au trocircne lrsquoours symbole deacutechu de la royauteacute comme lrsquoa bien montreacute Michel Pastoureau10 est remplaceacute par le cerf devenu agrave la fin du Moyen Acircge symbole de la royauteacute franccedilaise Si notre texte datant du XIIIe siegrave-cle est preacutecoce par rapport agrave cette repreacutesentation le cerf christique est depuis longtemps deacutejagrave un symbole royal au service de la paix11

Le folklore est donc dans Guillaume de Palerne un arriegravere-plan signifiant ougrave les reacutecits et les savoirs (le loup-garou est associeacute dans le texte agrave la magie et au livre) les rites (le deacuteguisement) les repreacutesentations en particulier symbo-liques (lrsquoheacuteraldique et lrsquooniromancie) sont penseacutes sur le mecircme plan et en in-teraction tout comme les animaux en jeu sont constitueacutes en systegraveme le loup et lrsquoours (agrave la fois compleacutementaires et opposeacutes) lrsquoours et le cerf (sur le mode de la substitution) Le jeu parodique et comique ne remet pas en cause le po-tentiel seacutemantique du folklore il ne renvoie pas agrave un scepticisme qui exclu-rait les croyances de la senefiance en les rejetant du cocircteacute de la superstition au

7 Paris Editions de la Maison des Sciences de lrsquohomme 20028 Aux origines de Carnaval Paris Odile Jacob 20059 Art profane et religion populaire Paris Presses Universitaires de France 1985 en particu-

lier p 8210 Lrsquoours Histoire drsquoun roi deacutechu Paris Seuil 200711 La trame de Guillaume de Palerne montre que lrsquoauteur eacutetait vraisemblablement conscient

de ce statut de lrsquoours et de la substitution symbolique en cours autour de la royauteacute Le roman est dateacute du deacutebut du XIIIe siegravecle les rois de France nrsquoont pas encore adopteacute le cerf comme emblegrave-me mais le cerf srsquoest deacutejagrave substitueacute agrave lrsquoours comme gibier royal et sa promotion comme symbole christique est nettement engageacutee (voir Michel Pastoureau op cit p 251-ss)

31Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

contraire la parodie textuelle et le travestissement des heacuteros collaborent avec les repreacutesentations carnavalesques associeacutees agrave lrsquoours et au cerf pour signifier la dynamique salvatrice du retournement de lrsquoinversion de la sexualiteacute avec pour enjeu final une restauration politique12

Un autre reacutecit en vers Guillaume drsquoAngleterre meacuterite qursquoon lrsquoexamine rapi-dement13 Guillaume et Gratienne roi et reine drsquoAngleterre quittent le trocircne agrave lrsquoappel de Dieu Dans la forecirct la reine accouche de jumeaux qui seront nom-meacutes Lovel et Marin Lovel est ainsi appeleacute agrave cause du loup qui lrsquoenlegraveve peu apregraves agrave ses parents Comme dans Guillaume de Palerne un loup ravit lrsquoenfant agrave sa megravere et lui sert drsquoemblegraveme (onomastique ou heacuteraldique) sans le deacutevorer ou lui nuire tandis qursquoapparaicirct en configuration une megravere ou une maracirctre deacute-vorante et inquieacutetante Dans le cas drsquoAlphonse il srsquoagit de la belle-megravere dans celui de Lovel de Gratienne qui affameacutee dans la forecirct apregraves lrsquoaccouchement eacutemet le deacutesir de deacutevorer ses enfants14 Dans Guillaume drsquoAngleterre le motif du loup-garou est dilueacute la megravere qui veut manger ses enfants dans la forecirct tient du loup-garou qui pratique lrsquoanthropophagie sylvestre par ailleurs le texte heacutesite agrave deacutesigner drsquoembleacutee lrsquoanimal comme simple loup et ne le fait que dans un second temps laissant peut-ecirctre le temps de son heacutesitation la place agrave un soupccedilon de garouisme (une beste Grant comme leus et leus estoit v 774-77515) enfin Lovel devient chasseur preacutedateur agrave la fin du roman16 Homme

12 Cette restauration conseacutequence de retournements successifs nrsquoest qursquoen apparence para-doxale elle reacutesulte drsquoune cycliciteacute qui est agrave la fois celle du Carnaval des saisons et de lrsquoHistoire

13 Jrsquoai proposeacute dans mon eacutedition de ce texte une relecture parodique de ce reacutecit pour le moins eacutetonnant (eacuted cit p 15-37) Voir aussi mon article laquo Croquer le marmot dans Guillaume drsquoAn-gleterre lrsquoanthropophagie et lrsquoinceste au service drsquoun deacutetournement parodique de lrsquohagiogra-phie raquo dans Romanische Forschungen 2009 t 121 p 343-357

14 Dans Guillaume drsquoAngleterre (v 512-ss) la megravere apregraves la naissance des deux jumeaux eacuteprouve une faim violente et menace de deacutevorer ses enfants le pegravere lui propose alors un mor-ceau de sa propre cuisse elle refuse eacutemue de pitieacute et le pegravere la quitte pour aller chercher de la nourriture lrsquoun des deux garccedilons qui sera nommeacute Lovel est alors enleveacute par un loup (v 772-ss) Dans Guillaume de Palerne Alphonse le fils du roi drsquoEspagne a eacuteteacute transformeacute en loup-garou par sa maracirctre Brande deuxiegraveme eacutepouse de son pegravere et sorciegravere (v 280-ss)

15 Dans Melion (eacuted Prudence Mary OrsquoHara Tobin Genegraveve Droz 1976 p 296-ss le garou est appeleacute leus v 181 183 217hellip) ce qui nrsquoest pas le cas dans Bisclavret de Marie de France (eacuted Jean Rychner Paris Champion 1983 p 61-ss) ougrave il est question de la beste ou du bisclavret mais pas du leu Ce choix de la poeacutetesse contribue agrave valoriser la creacuteature lrsquoemploi du terme leu en re-vanche entretient lrsquoambiguiumlteacute merveilleuse de la creacuteature dans Melion comme dans Guillaume drsquoAngleterre sans pour autant renvoyer agrave la simple animaliteacute naturelle

16 La passion de la chasse est certainement lrsquoun des enjeux de ce reacutecit dont la leacutegende de saint

32 Christine Ferlampin-Acher

portant un nom de loup il est comme le garou un hybride entre lrsquohumain et lrsquoanimal Fils drsquoune femme qui tient du loup-garou nrsquoest-il donc pas lui-mecirc-me une sorte de garou drsquoautant que son pegravere semble ecirctre sanctionneacute pour son amour immodeacutereacute de la chasse Il nrsquoen reste pas moins que le loup-garou nrsquoest dans ce roman qursquoune reacutefeacuterence symbolique implicite

Ces deux reacutecits en vers ont selon moi une dimension parodique (en don-nant agrave ce terme un sens large qui postule une reacuteeacutecriture ndash plus ou moins lacircche ndash ludique mais pas neacutecessairement deacutevalorisante17) Guillaume drsquoAn-gleterre deacutetourne lrsquohagiographie en lanccedilant son reacutecit sur les traces de la leacute-gende de saint Eustache sans pour autant suivre la logique hagiographique deacutetourneacutee vers une restauration royale agrave la fin du roman Guillaume de Pa-lerne deacutetourne agrave Rome la leacutegende de Remus et Romulus eacuteleveacutes par la lou-ve Dans les deux cas Carnaval et ses inversions cycliques entre jeucircne et ri-pailles entre deacuteguisement en becirctes et deacutetournement des rites liturgiques18 me paraicirct le modegravele structurant de ces histoires de roi (ou de fils de roi) qui sont contraints provisoirement de laisser leur trocircne pour mieux le retrouver apregraves Dans ce cadre la place du versipelles qui retourne sa peau explicite ou non se comprend bien le monstre retourne sa peau comme la parodie re-tourne le texte Crsquoest explicitement que Guillaume de Palerne prend en char-ge le loup-garou et les animaux (lrsquoours et le cerf) qui lui sont associeacutes sur le plan folklorique tandis que Guillaume drsquoAngleterre rejette la repreacutesentation monstrueuse dans lrsquoimplicite Dans un cas le motif folklorique inteacutegreacute agrave un reacuteseau signifiant est videacute de son potentiel inquieacutetant (le loup-garou re-devient humain et la maracirctre est punie dans Guillaume de Palerne) dans

Eustache constitue lrsquoarriegravere-plan hagiographique et dont lrsquoun des objets les plus importants sur le plan symbolique est un cor (voir mon article laquo Le cor et la cotte le corps agrave lrsquoeacutepreuve de la fi-deacuteliteacute dans le Roman de Tristan en prose et dans Guillaume drsquoAngleterre raquo dans Cornes et plumes dans la litteacuterature meacutedieacutevale Attributs signes et emblegravemes eacuted Fabienne Pomel Rennes Presses Universitaires de Rennes 2010 p 363-378) A la fin du roman un peu avant la reconnaissance des deux fils par le pegravere ceux-ci apregraves avoir fui les bourgeois qui les ont adopteacutes et veulent leur imposer un meacutetier infamant se retrouvent dans une forecirct et chasse un daim Crsquoest agrave Lovel que re-vient sur lrsquoinvitation de son fregravere (qui semble ainsi reconnaicirctre la primauteacute que lui vaut son nom de preacutedateur) la prioriteacute pour lancer la flegraveche qui abat lrsquoanimal (v 1744-ss) Le forestier chargeacute de surveiller la forecirct les accuse de braconnage Lovel chasseur frauduleux tient bien du loup

17 Voir la preacuteface de Jean-Claude Muumlhlethaler agrave Formes de la critique parodie et satire dans la France et lrsquoItalie meacutedieacutevale eacutetudes reacuteunies par J-Cl Muumlhlethaler A Corbellari et B Wahlen Paris Champion 2003 p 13)

18 Voir mon article laquo Croquer le marmot dans Guillaume drsquoAngleterre lrsquoanthropophagie et lrsquoinceste au service drsquoun deacutetournement parodique de lrsquohagiographie raquo

33Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

lrsquoautre il constitue une hantise aux contours flous refouleacutee et angoissante (Lovel ne changera semble-t-il pas de nom)

Vers 1450 la prose du roman de Perceforest renouvelle lrsquoapproche du folk-lore et annonce Rabelais dans la mesure ougrave lrsquoauteur eacutelabore sciemment une nouvelle mythologie au service des ambitions politiques du duc de Bourgogne Philippe le Bon en rivaliteacute avec lrsquoimaginaire de la royauteacute que se construit la France19 Le folklore nrsquoest plus un simple arriegravere-plan plus ou moins structu-rant cacheacute derriegravere une conjointure et une senefiance qui en masquent lrsquoeacutevi-dence Au XVe siegravecle il inteacuteresse les auteurs au premier chef qui nrsquoheacutesitent pas agrave srsquoen emparer pour le reconstruire voire le reacuteinventer ouvertement20 Perce-forest contribuant au travail de construction laquo nationale raquo de Philippe de Bon a tenteacute de mettre en place une chronique fabuleuse ougrave les terres heacuteteacuterogegravenes du Nord trouveraient une uniteacute dans un folklore eacutelaboreacute autour des feacutees et drsquoun luiton agrave partir de croyances attesteacutees et partageacutees agrave lrsquoeacutepoque reconstrui-tes et eacutetoffeacutees

Dans Perceforest ne se trouve qursquoune reacutefeacuterence explicite au loup-garou dans le livre II Estonneacute a eacuteteacute transformeacute de nuit en ours par la Reine Feacutee et la demoiselle Blanchette qui a vu de loin la becircte suggegravere agrave ses compa-

19 Voir mon livre Perceforest et Zeacutephir approche drsquoun roman arthurien bourguignon Genegrave-ve Droz 2010 On se reacutefeacuterera aux eacuteditions suivantes Le roman de Perceforest Premiegravere partie eacuted Jane H M Taylor Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais 1979 Perceforest Quatriegraveme partie eacuted Gilles Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais 2 t 1987 Perceforest Troisiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais t 1 1988 t 2 1991 t 3 1993 Perceforest Deuxiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuterai-res franccedilais t 1 1999 t 2 2001 Perceforest Premiegravere partie eacuted G Roussineau Genegraveve Droz Textes litteacuteraires franccedilais 2 t 2007 Selon moi ce reacutecit mecircme srsquoil srsquoappuie sur une version plus ancienne tregraves diffeacuterente de ce qui en a eacuteteacute conserveacute date des anneacutees 1450 et aurait eacuteteacute eacutecrit dans le milieu bourguignon en hommage agrave Philippe le Bon peut-ecirctre par David Aubert agrave la plume de qui nous devons le plus ancien manuscrit conserveacute

20 Deacutejagrave au XIVe siegravecle Artus de Bretagne nrsquoheacutesite pas agrave srsquoengager dans un jeu de reconstruction folklorique qui tient de lrsquośuvre de faussaire (voir mon article laquo Dun monde agrave lautre Artus de Bretagne entre mythe et litteacuterature de lantiquaire agrave la fabrique de faux meubles bretons raquo dans Le monde et lrsquoautre monde textes reacuteunis par D Huumle et C Ferlampin-Acher Orleacuteans Paradig-me 2002 p 129-168) Perceforest quant agrave lui agrave partir deacuteleacutements folkloriques aveacutereacutes construit une invention mythologique chargeacutee dappuyer luniteacute geacuteopolitique des terres septentrionales de Philippe le Bon tout comme un peu plus tard Rabelais contribuera agrave la construction dune mythologie gallicque Le XVe siegravecle en particulier bourguignon a pris conscience de linteacuterecirct agrave la fois litteacuteraire et politique du folklore comme en teacutemoignent par exemple les Evangiles des Quenouilles Voir Madeleine Jeay et Bruno Roy laquo Lrsquoeacutemergence du folklore dans la litteacuterature du XVe siegravecle raquo dans Fifteenth-Century Studies t 2 1979 p 95-117

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gnes qursquoil srsquoagit drsquoun vieil homme dont on dit qursquoil est leu waroux par nuyt (l II t 1 sect575 l 19) Cette hypothegravese ne saurait ecirctre prise au seacuterieux puis-que le lecteur sait qursquoil srsquoagit drsquoEstonneacute meacutetamorphoseacute en ours La croyan-ce folklorique est un discours auquel nrsquoadhegraverent que les jeunes naiumlves Mis agrave part cette mention point de loup-garou dans les six livres de Perceforest Cependant la transformation drsquoEstonneacute en ours par la Reine Feacutee comme le suggegravere lrsquoopinion creacutedule de Blanchette est une forme de garouisme comme celle du loup-garou cette meacutetamorphose est reacuteversible elle est causeacutee par une magicienne se deacuteclenche la nuit et nrsquoaffecte pas complegravete-ment lrsquoindividu lrsquoours se comporte en animal familier comme le garou de Marie de France21 Cette meacutetamorphose a une conseacutequence narrative importante crsquoest parce que la Reine Feacutee a la meacutetamorphose drsquoEstonneacute agrave lrsquoesprit au moment ougrave elle conccediloit un fils qursquoOurseau naicirct pelu comme un ours Cette invention a pour fonction de preacutefigurer Ursus lrsquoancecirctre des Belges dont parle Jacques de Guise dans ses Annales du Hainaut dont jrsquoai pu montrer qursquoelles sont le point de deacutepart de la fable qursquoinvente lrsquoauteur de Perceforest lorsqursquoil raconte que sur les ordres drsquoAlexandre les cheva-liers eacutecossais Le Tor et Estonneacute ont eacuteteacute chargeacutes de conqueacuterir pour la de-moiselle Liriopeacute la Selve Carbonniegravere22 Crsquoest agrave Jacques de Guise que notre auteur doit lrsquoideacutee de la conquecircte du Hainaut par Le Tor et Estonneacute qui sert de base au transfert de la matiegravere arthurienne vers les terres de Philippe le Bon Or dans ces mecircmes chroniques il est question drsquoUrsus premier roi des Belges et drsquoUrsa qui fut leur reine Estonneacute chargeacute de la conquecircte de la Selve Carbonniegravere en Hainaut pour Liriopeacute et transformeacute en ours se-rait le prototype de ce roi dans une repreacutesentation qui srsquoappuie sur le folk-lore tandis que le monde arthurien auquel Perceforest invente une preacute-histoire est susceptible drsquoecirctre annonceacute par cette insistance sur les figures drsquoours en relation avec Arthur peut-ecirctre associeacute agrave lrsquoours dans le domaine arthurien23 Ainsi agrave travers lrsquoours belge certainement et arthurien peut-

21 Sur cette meacutetamorphose voir mon livre Feacutees bestes et luitons Paris Presses Universitaires Paris Sorbonne 2002 p 87-ss

22 Voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 27-ss Voir Jacques de Guyse Annales Hannoniae His-toire du Hainaut traduites en franccedilais avec le texte latin en regard Fortia drsquoUrban Paris 1826-38 t 2 p 3-ss La Selve Carbonniegravere est le nom du Hainaut attesteacute depuis lrsquoAntiquiteacute

23 Voir Michel Pastoureau Lrsquoours histoire drsquoun roi deacutechu op cit p 77 dans les romans ar-thuriens Arthur nrsquoest jamais repreacutesenteacute directement comme un ours mais son nom laquo formuleacute en latin reacutesonne comme celui drsquoun ours redoutable raquo comme lrsquoindique une glose marginale de lrsquoHistoria Britonum citeacutee par Edmond Faral dans La leacutegende arthurienne Paris Champion

35Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

ecirctre lrsquoauteur megravene agrave bien son projet exalter les Pays Bas bourguignonsLe folklore voyait dans lrsquoours un symbole de la sexualiteacute et du cycle des

saisons24 Estonneacute retrouvant une forme humaine en forecirct au printemps seacuteducteur et vigoureux chef de ligneacutee tient de lrsquoours Cependant lrsquoauteur nrsquoheacutesite pas agrave srsquoeacutecarter des repreacutesentations communes toujours soucieux drsquoeacuteviter les procreacuteations contre nature25 il ne recourt pas pour expliquer les traits ursins26 drsquoOurseau agrave une union entre une femme et un ours ou agrave une ourse maternelle (comme dans le cas de Valentin et Orson) et il racon-te simplement une conception sous influence dont il deacutesamorce le potentiel inquieacutetant comme il le fait pour Meacutelusine ou les incubes De plus les repreacute-sentations de lrsquoours insistaient sur son anthropomorphisme qui lui permet-tait de copuler comme les humains27 cette caracteacuteristique est deacuteplaceacutee et lrsquoon voit Estonneacute transformeacute en ours qui srsquohumanise et se dresse pour ma-nier les armes comme un chevalier (et non pour copuler)28

Le loup-garou victime agrave la fois de la diabolisation des imaginaires en cet-te fin de Moyen Acircge29 et du projet de lrsquoauteur drsquoinventer une preacutefiguration

1929 p 138 note 3 Edmond Faral nrsquoaccorde aucun creacutedit agrave laquo ces jeux eacutetymologiques tardifs raquo qui selon lui laquo nrsquoont aucune signification pour lrsquohistoire de la leacutegende raquo Cependant Michel Pas-toureau ajoute agrave cette reacutefeacuterence lrsquoanalyse de la fin de la Mort le Roi Artu ougrave le roi eacutetreint violem-ment Lucan comme un ours Sur ce point il reprend surtout les travaux de Philippe Walter qui a le plus vigoureusement travailleacute autour de lrsquoidentification entre Arthur et lrsquoours (Arthur lrsquoours et le roi Paris Imago 2002) Si le rapport premier en Arthur et lrsquoours nrsquoest pas certain il paraicirct en revanche aveacutereacute que lrsquoours symbole royal nrsquoa pu que laquo contaminer raquo les repreacutesentations drsquoAr-thur roi par excellence Si Arthur nrsquoest peut-ecirctre pas un roi ours drsquoorigine il a pu le devenir au cours du Moyen Acircge

24 Voir Claude Gaignebet et Jean-Dominique Lajoux Art profane et religion populaire Paris Presses Universitaires de France p 89

25 Lrsquoune des probleacutematiques majeures qui orientent Perceforest est la mise agrave lrsquoeacutecart des incubes et des succubes mis agrave part la conception virginale du Christ vers laquelle tend le roman toutes les procreacuteations sont naturelles les feacutees qui srsquounissent aux hommes nrsquoeacutetant pas des esprits sur-naturels mais tout au plus des magiciennes habiles le luiton Zeacutephir qui en tant que luiton eacutetait susceptible selon les croyances drsquoengendrer en une femme comme le pegravere de Merlin ne pro-creacutee jamais voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 391-ss

26 En lrsquoabsence drsquoadjectif correspondant agrave laquo ours raquo nous avons adopteacute ce neacuteologisme sur le modegravele de laquo canin raquo

27 Michel Pastoureau Lrsquoours histoire drsquoun roi deacutechu op cit p 87-ss28 L II t 1 sect583 Estonneacute qui a lrsquoapparence drsquoun ours est sur ses piez de derriere tenant lrsquoes-

cu en sa senestre pate et lrsquoespee en la dextre29 Gaeumll Milin (Les chiens de Dieu op cit p 117-ss) date de la fin du XVe le tournant deacutecisif

marqueacutee par la diabolisation et la reacutepression de la lycanthropie (il signale comme eacuteveacutenement charniegravere la bulle Summis desiderantes affectibus drsquoInnocent VIII en 1484 qui est une laquo veacuteritable

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plutocirct valorisante agrave Ursus a eacuteteacute remplaceacute dans Perceforest par un homme se meacutetamorphosant cycliquement en ours et dont les pulsions sont controcirc-leacutees30 Estonneacute est certes un ours mais prenant le contre-pied des traditions lrsquoauteur fait de sa meacutetamorphose un apprentissage du controcircle du deacutesir et de la courtoisie qui protegravege les femmes contre les preacutedateurs lrsquoours Estonneacute sauve en effet Priande drsquoune violente agression

Par ailleurs comme je le suggegravere dans mon livre Perceforest et Zeacutephir on ne peut exclure que cette laquo chronique raquo puisse ecirctre lue comme un reacutecit agrave clef31 comme crsquoest le cas pour drsquoautres śuvres contemporaines (le Pastoralet ou le Jouvencel de Jean de Bueil) Or Jean de Berry qui cultiva lrsquoours comme em-blegraveme a eacuteteacute vivement critiqueacute pour srsquoecirctre marieacute avec une enfant de douze ans Jeanne de Boulogne et agrave lrsquoeacutepoque ougrave je pense que le Perceforest conserveacute a eacuteteacute eacutecrit (1450-1460) la leacutegende ursine de Jean de Berry est bien implanteacutee com-me le montre Michel Pastoureau32 Crsquoest ainsi qursquoon peut voir sur le folio 1 du manuscrit BnF fr 117 (du XVe siegravecle) une miniature programmatique en qua-tre tableaux qui preacutesente le Lancelot et sous laquelle figure un ours emblegraveme du duc de Berry agrave qui appartint le manuscrit portant un eacutecu il est debout et armeacute exactement dans la posture drsquoEstonneacute transformeacute en ours Or outre qursquoil est un homme ours comme Jean de Berry Estonneacute partage aussi avec ce grand seigneur le fait drsquoavoir eacutepouseacute une toute jeune demoiselle Priande qui sera marieacutee agrave Estonneacute a en effet douze ans lors de sa rencontre avec le che-valier Cette probleacutematique de lrsquoacircge quoique banale puisqursquoelle peut renvoyer agrave la traditionnelle malmarieacutee et que Perceforest eacutevoque aussi les deacuteboires du vieux roi des Sicambres agrave qui Passelion soustrait sa femme33 me paraicirct par-

deacuteclaration de guerre contre la sorcellerie raquo tout en remarquant que cette situation est le reacutesultat drsquoune diabolisation qui srsquoest deacuteveloppeacutee tout au long du Moyen Acircge sur le long terme donc Si Perceforest date des anneacutees 1450-1460 il est contemporain de ce tournant

30 Lrsquoours eacutechappe en grande partie agrave la diabolisation dont est victime le loup Certes comme le note Michel Pastoureau (Lrsquoours op cit p 153) agrave la suite de saint Augustin lrsquoours connut une relative diabolisation qui cependant resta mesureacutee malgreacute Raban Maur Cependant la preacutegnan-ce de lrsquoours comme symbole royal a certainement bloqueacute la diabolisation de lrsquoours qui mecircme lorsqursquoil fut deacutetrocircneacute par le lion comme symbole royal ne connut qursquoune diabolisation modeacutereacutee peut-ecirctre parce qursquoil ressemblait trop agrave lrsquohomme

31 Op cit p 253-ss32 Lrsquoours Histoire drsquoun roi deacutechu op cit p 259-ss33 Voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 285-ss et mon article laquo La laquocervituderaquo amoureuse les

deacuteguisements en cervideacutes dans le livre V de Perceforest raquo agrave paraicirctre dans Le deacuteguisement dans la litteacuterature meacutedieacutevale Revue des Langues Romanes sous la dir de Jean Dufournet et Claude La-chet t CXIV 2010 p 309-326

37Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

ticuliegraverement importante dans le cas des amours drsquoEstonneacute et Priande Lors de leur premiegravere rencontre au cours de laquelle Priande apparaicirct comme une sorte de Perceval34 elle est une enfans dont les chevaliers cherchent les pegravere et megravere (l II t 1 p 5) Crsquoest au moment ougrave Estonneacute srsquoempare drsquoelle qursquoil com-prend qursquoelle a une douzaine drsquoanneacutees (p 6) Mecircme si le chevalier quoique plus acircgeacute que la pucelle nrsquoest pas aussi vieux que Jean de Berry Perceforest me semble attirer agrave nouveau lrsquoattention sur le problegraveme de lrsquoacircge de ces deux per-sonnages dans lrsquoeacutepisode ougrave il est question de leur mariage En effet au mo-ment ougrave ils apprennent que le mariage drsquoEstonneacute et Priande va avoir lieu (l III t 2 p 177) Lyonnel Gadifer Blanche et Flamine sont victimes des en-chantements de la Reine Feacutee les demoiselles voient leur ami tregraves acircgeacute et agrave lrsquoin-verse les chevaliers se croient en face de vieilles femmes Lrsquoenchantement que subissent ces deux couples eacutequilibreacutes en acircge dans la reacutealiteacute attire lrsquoattention sur la probleacutematique de lrsquoacircge au sujet drsquoEstonneacute et Priande dont le mariage vient tout juste drsquoecirctre annonceacute Ours amateur de tregraves jeunes filles (comme lrsquoours du folklore) Estonneacute est cependant le pendant positif de Jean de Berry il en serait mecircme la version amendeacutee il ne provoque aucun scandale il nrsquoest pas sanctionneacute comme lrsquoest le vieux roi des Sicambres amateur de tregraves jeunes femmes Le bourguignon Perceforest met en scegravene Estonneacute ursin et amant drsquoune enfant mais ayant appris agrave canaliser ses pulsions ce nrsquoest pas lui le preacutedateur sexuel mais les chevaliers de Darnant contre lesquels il protegravege la demoiselle Aimeacute de Priande crsquoest un Jean de Berry amendeacute dans le jeu de rivaliteacute entre la France et la Bourgogne qui nourrit le texte Estonneacute est le pen-dant positif de Jean de Berry En effet Estonneacute lors de la premiegravere rencontre enlegraveve la demoiselle terroriseacutee sur son cheval (l II t I p 6) sans mecircme avoir reconnu que crsquoeacutetait une fille (quant Estonneacute eut actaint lrsquoenfant il le prent par le bras et le lieve sur le col de son cheval et regarde que crsquoestoit une pucelle bien de lrsquoeaige de XII ans) Estonneacute nrsquoest pas un preacutedateur sexuel au contraire mecircme quand il aura pris la forme drsquoun ours (animal reacuteputeacute pour sa vigueur sexuelle) il continuera agrave proteacuteger la vertu de la jeune fille en la deacutefendant contre lrsquoagression des chevaliers de Darnant Si Estonneacute a eacuteteacute transformeacute en ours par la Reine Feacutee crsquoest parce qursquoelle le tient comme Le Tor pour respon-sable de lrsquoeacutetat de son eacutepoux le roi Gadifer blesseacute par un sanglier merveilleux Ce nrsquoest donc pas lrsquoardeur sexuelle du personnage qui est en cause Par ailleurs

34 Voir mon article laquo Perceforest et Chreacutetien de Troyes raquo dans De sens rassis Essays in Ho-nor Rupert T Pickens eacuted K Busby B Guidot et L E Whalen Amsterdam New York Rodopi 2005 p 202-ss

38 Christine Ferlampin-Acher

juste apregraves avoir enleveacute la demoiselle sur son cheval lors de la scegravene de ren-contre Estonneacute est assailli par les femmes du peuple sauvage meneacutees par la megravere de la pucelle qui veut deacutefendre sa fille elles se mettent agrave le malmener et il ne se deacutefend pas honteux agrave lrsquoideacutee de frapper une femme Dans une scegravene qui eacutevoque le comique des farces du mari battu ou celui des manifestations de type carnavalesque marqueacute par lrsquoinversion des rapports de force entre les sexes Estonneacute sous les coups baisse piteusement la tecircte et tombe agrave terre (l III t1 sect14) Il nrsquoa donc rien du preacutedateur Lrsquoenfant qursquoil avait enveloppeacutee dans son manteau pour couvrir sa nuditeacute de sauvage a pitieacute de lui explique que contrairement agrave ce que pensent les femmes il nrsquoest pas un diable et le sauve Cette demoiselle enveloppeacutee dans un grand manteau comme le preacutecise avec insistance le texte sauve un homme que sa tenue de chevalier comme un deacute-guisement fait prendre pour un diable (quand lui et ses compagnons ocirctent leur heaume les femmes comprennent que ce sont de simples humains sect15) et qui sera transformeacute en ours avant que lrsquoeacutepisode de civilisation de ces deacuteserts drsquoEcosse ne se termine par le gigantesque incendie (civilisateur car il facilita le deacuteboisement) de la nouvelle citeacute nommeacutee Sauvage (sect31) lrsquoeacutepisode ne man-que pas de reacutesonances carnavalesques (laquo deacuteguisement raquo des chevaliers impor-tance du diable et de lrsquohomme sauvage inversion des rocircles feu reacutegeacuteneacuterateur enlegravevement drsquoune jeune femmehellip) mais il peut aussi dans le cadre drsquoune lec-ture de Perceforest comme roman agrave clef eacutevoquer le fameux Bal des Ardents qui marqua vivement les esprits Ce charivari (qui comme tous les charivaris est carnavalesque) sanctionna en 1393 le troisiegraveme mariage drsquoune demoiselle drsquohonneur de la reine Isabeau de Baviegravere le roi Charles VI deacuteguiseacute en hom-me sauvage aurait peacuteri brucircleacute si la duchesse de Berry ne lrsquoavait pas sauveacute en le mettant sous sa robe pour eacutetouffer les flammes comme le rapporte par exem-ple Froissart dans ses Chroniques35 Si Priande dans sa jeunesse conquise par un chevalier ours36 eacutevoque au lecteur meacutedieacuteval Jeanne de Boulogne le geste

35 Voir Laurence Harf-Lancner laquo Le masque de lrsquohomme sauvage le bal des Ardents dans les chroniques meacutedieacutevales raquo dans Masca maschera masque mask testi e iconografia nelle culture medievali par Rosanna Brusegan Margherita Lecco et Alessandro Zironi Lrsquoimmagine riflessa t 9 2000 p 377-388

36 Ce type de lecture pose un problegraveme lorsque Priande apparaicirct ravie dans sa jeunesse par Estonneacute celui-ci nrsquoest pas encore associeacute agrave lrsquoours il faut attendre 150 folios soit plus de 300 pa-ges de lrsquoeacutedition Gilles Roussineau pour que la Reine Feacutee le meacutetamorphose Cet eacutecart invalide-t-il le rapprochement Je pense que non dans la mesure ougrave Perceforest malgreacute sa longueur nrsquoest pas un reacutecit lineacuteaire qui se construirait par adjonction successive drsquoeacutepisodes mais un texte comple-xe nourri de reacutesonances multiples que son auteur semble avoir mucircri longuement et fonction-

39Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

de la demoiselle qui enfouie dans son grand manteau sauve Estonneacute rappel-le celui qui sauva le roi de France Estonneacute est un Jean de Berry comme lui il eacutepouse les jeunes filles mais crsquoest un Jean de Berry amendeacute qui est aimeacute par sa femme qui le sauve La tendance de Perceforest agrave transposer dans sa fiction des eacuteveacutenements de lrsquoactualiteacute plus ou moins proches que jrsquoai pu eacutetudier au su-jet de la vauderie drsquoArras se trouverait conforteacutee par la preacutesence en filigrane de lrsquohistoire de Priande et Estonneacute du Bal des Ardents de Jeanne de Boulogne et Jean de Berry Certes il faut avancer avec prudence mais la parenteacute entre lrsquohomme sauvage et lrsquoours lrsquoengouement pour ces deux creacuteatures agrave la fin du Moyen Acircge37 la place que ces figures tinrent dans lrsquohistoire de France du fait du sort de Charles VI qui frappa les imaginations me semblent autoriser agrave mettre en relation le couple formeacute par Jean de Berry lrsquohomme ours et Jeanne de Boulogne lrsquoeacutepouse de Jean de Berry ayant sauveacute Charles VI lrsquohomme sau-vage et celui constitueacute par Estonneacute homme ours lui aussi et Priande enfant sauvage eacutepouseacutee par lrsquoours et lrsquoayant sauveacute38

La meacutetamorphose en ours drsquoEstonneacute est suivie de peu par celle qui trans-forme Le Tor en monstrueux taureau agrave neuf tecirctes et Liriopeacute son amie en levrette (l III t 2 p 34-ss) Lrsquoanalogie entre ces eacutepisodes successifs est clai-re les deux heacuteros sont cousins et les trois meacutetamorphoses sont imposeacutees par la Reine Feacutee pour punir les responsables de la blessure que le porc mer-veilleux a fait subir agrave son mari Gadifer Les transformations de Liriopeacute et Le Tor cycliques sont garouesques Le Tor se transforme le jour et Liriopeacute la nuit et ce gracircce agrave un vecirctement ce qui inverse la nuditeacute constitutive du ga-rouisme folklorique et rappelle la fonction des accessoires comme les cein-

nant souvent avec des pierres drsquoattente (comme lrsquoapparition anonyme mais reconnaissable de Zeacutephir dans le songe drsquoincubation drsquoAlexandre dans le livre I) Ainsi lrsquoauteur pouvait fort bien avoir en tecircte de faire de Priande un double de Jeanne de Boulogne et donc de construire Estonneacute par rapport agrave Jean de Berry sans pour autant livrer drsquoembleacutee au lecteur cette clef

37 Voir Richard Bernheimer Wild Men in the Middle Ages A Study in Art Sentiment and De-monology Cambridge 1952 et Timothy Husband The Wild Man Medieval Myth and Symbo-lism New York 1980

38 On peut aussi penser que lrsquoauteur de Perceforest a eacuteteacute frappeacute par le reacutecit que Froissart dans ses chroniques fait des meacutesaventures de Pierre de Beacutearn malheureux chasseur drsquoours (voir Perceforest et Zeacutephir op cit p 77-ss) Rien ne vient eacutetayer deacutefinitivement lrsquohypothegravese mecircme srsquoil paraicirct tregraves vraisemblable que lrsquoauteur de Perceforest connaissait les Chroniques de Froissart Quoi qursquoil en soit dans le cas de Pierre de Beacutearn quitteacute par sa femme et ses enfants comme dans celui de Jean de Berry (sans descendance de Jeanne de Boulogne) le mariage est malheureux alors qursquoEstonneacute et Priande ont une descendance

40 Christine Ferlampin-Acher

tures dans certaines attestations Le chacirctiment du Tor est drsquoabord supposeacute durer sept ans il en va de mecircme pour les garous du Leinster de la Topogra-phia Hibernica de Giraud de Cambrie (connue de lrsquoauteur)39 qui comme Le Tor et Liriopeacute vont en couple La levrette Liriopeacute est un canideacute version do-mestique du loup la demoiselle serait une sorte de loup-garou domestique eupheacutemiseacute Lrsquoeacutepisode associe agrave chaque personnage un animal rappelant son nom et son comportement Le Tor sanguin se fait taureau monstrueux Li-riopeacute devient une levrette fidegravele40 La peacutenitence passe par une domestication des deacutesirs et leur synchronisation difficile (la synchronisation est drsquoailleurs aussi en jeu dans le cas drsquoEstonneacute et de la jeune Liriopeacute agrave cause de la dif-feacuterence drsquoacircge) Du fait de cette domestication le modegravele du loup ne peut qursquoecirctre mis agrave lrsquoeacutecart De plus la meacutetamorphose du Tor comme celles de Li-riopeacute et drsquoEstonneacute vient en reacuteparation de la blessure qui a rendu Gadifer afoleacute de la cuisse impropre agrave reacutegner (l II t 1 sect574 l III t 2 p 33-34) Lrsquoours Estonneacute semble rythmer le temps comme lrsquoours qui hiberne on le voit en-dormi puis reacuteveilleacute au deacutebut de sa meacutetamorphose il est au matin endormi (sy veyt lrsquoours jesir lez les fenestres qui se dormoit l II t 1 sect578) passent plusieurs anneacutees et on le voit au printemps jouer dans la forecirct avec les jeu-nes filles juste avant que celles-ci ne soient agresseacutees et qursquoil les sauve (l II t 1 sect581) Et crsquoest alors qursquoEstonneacute est sous forme drsquoours que le roi Gadifer (blesseacute impotent agrave cause drsquoEstonneacute et du Tor selon la Reine) reprend de la force et engendre un fils des plus vigoureux Ourseau qui tient de lrsquoours41 il va en forecirct au moment mecircme ougrave sa femme pense agrave lrsquoours Estonneacute quant au Tor et agrave Liriopeacute leur peacutenitence se termine quand le roi deacutecide de se ren-dre agrave la fecircte du Dieu Souverain et retrouve un rocircle politique Les meacutetamor-phoses en taureau et levrette comme la transformation en ours sont donc des formes de garouisme qui au lieu de renvoyer agrave la preacutedation sexuelle et agrave la violence mortifegraveres assurent dans Perceforest au contraire la renaissance cyclique des saisons les engendrements le retour au pouvoir lrsquointeacutegration aux rythmes naturels et historiques

La meacutetamorphose en cerf est quant agrave elle mise en scegravene agrave deux reprises que jrsquoai eacutetudieacutees dans mon article laquo La laquocervituderaquo amoureuse les deacuteguisements

39 Voir G Roussineau eacuted l IV p 1181-118240 De mecircme Lyonnel est associeacute au lion dans le Lai Secret (l III t 1 p 277)41 Voir Feacutees bestes et luitons op cit p 284-ss et Claude Roussel laquo Tristan et Ourseau deux

destins drsquoenfants sauvages raquo dans Cahiers Robinson t 12 2002 p 87-108

41Les meacutetamorphoses du versipelles romanesque

en cervideacutes dans le livre V de Perceforest raquo42 Cette meacutetamorphose concerne Passelion le fils drsquoEstonneacute lrsquohomme ours et prend la forme rationaliseacutee et ritualiseacutee drsquoun deacuteguisement Dans des scegravenes carnavalesques le jeune heacuteros seacuteduit lrsquoeacutepouse drsquoun vieux barbon en se deacuteguisant en cerf (l V f 289) tandis que Marmona (l V f 73) meacutetamorphoseacutee en biche et revecirctue drsquoune peau sous laquelle transparaicirct sa chemise ensanglanteacutee rejoue lrsquohistoire du Cśur Mangeacute Cette meacutetamorphose et ce deacuteguisement en cerf prennent le relais de lrsquoours et du taureau agrave neuf tecirctes pour exprimer la puissance du deacutesir et des pulsions de geacuteneacuteration Par ailleurs le cerf qui devient symbole du roi de France agrave la fin du Moyen Acircge est deacutetourneacute et appuie une lecture ideacuteologique Le cocu vic-time du cerf Passelion est le roi des Sicambres or le Sicambre le plus connu des chroniques meacutedieacutevales est Clovis interpelleacute sous ce nom par saint Remi Passelion en se deacuteguisant en cerf portant une peau trop grande deacutemythi-fie le symbole de la royauteacute franccedilaise en cocufiant le Sicambre Du pegravere au fils drsquoEstonneacute lrsquoours agrave Passelion le cerf sont mis en scegravene des substituts au loup-garou qui confirme qursquoil existe tout au long du Moyen Acircge un systegraveme de repreacutesentations animales structureacute Le garouisme releacutegueacute du cocircteacute des su-perstitions de jeunes filles est remplaceacute dans Perceforest par des meacutetamor-phoses positives qui permettent de reacuteguler la sexualiteacute Ce sont entre autres les unions mal assorties qui sont normaliseacutees les unions steacuteriles sont eacuteviteacutees et lorsqursquoil y a diffeacuterence drsquoacircge soit le mariage est feacutecond et heureux (comme dans le cas drsquoEstonneacute et Priande qui prouvent que lrsquoon peut faire mieux que Jean de Berry) soit il est eacuteviteacute (dans le cas du vieux roi des Sicambres) In-directement lrsquoauteur de Perceforest eacutetablit une eacutemulation entre Bourgogne et France en mettant en scegravene avec Estonneacute le conqueacuterant de la Selve Carbon-niegravere (le Hainaut) un Jean de Berry amendeacute et avec Passelion son fils un ri-val heureux en amour du roi des Sicambres

Les meacutetamorphoses ou les deacuteguisements en animal srsquoinscrivent donc dans un reacuteseau coheacuterent qui correspond agrave leur valeur rituelle et folklorique fon-deacutee sur une maicirctrise du deacutesir de la sexualiteacute de la part animale en lrsquohom-me Les meacutetamorphoses garouesques dans Perceforest ont de plus une dimen-sion ideacuteologique elles contribuent (en inventant une preacutefiguration drsquoUrsus) agrave construire un passeacute mythique aux Pays Bourguignons de Philippe le Bon qui rivalise avec les repreacutesentations associeacutees agrave la France (en deacutetournant le cerf ou

42 laquo La laquocervituderaquo amoureuse les deacuteguisements en cervideacutes dans le livre V de Perceforest raquo art cit

42 Christine Ferlampin-Acher

en mettant en scegravene un avatar positif de Jean de Berry) Comme souvent (jrsquoai pu le constater par exemple dans son eacutelaboration du luiton) lrsquoauteur fait preu-ve drsquointuitions et de vues syncreacutetiques qui lui permettent drsquoeacutetablir des rap-prochements particuliegraverement pertinents (entre lrsquoours et le garou par exem-ple) que nous retrouvons attesteacutes aujourdrsquohui par des anthropologues ou des speacutecialistes du folklore ou des croyances Quant agrave la discreacutetion du loup-garou elle srsquoexplique agrave la fois par la diabolisation de cette figure dans lrsquoimaginaire de la fin du Moyen Acircge peu compatible avec le parti pris de notre auteur de reacutesis-ter agrave cette seacuteduction du Malin et par son habitude de gommer les eacuteleacutements sur lesquels est construite sa fiction lrsquoimaginaire du loup-garou sert drsquoamorce mais il disparaicirct du reacutecit tout comme lrsquohistoire drsquoAmour et Psycheacute essentielle pour comprendre comment Zeacutephir le luiton a eacuteteacute inventeacute reste implicite43

Cette enquecircte confirme agrave la fois la discreacutetion des loups-garous dans les ro-mans et la preacutegnance imaginaire du motif Dans les trois textes eacutetudieacutes se lit par ailleurs une eacutevolution des rapports entre folklore et litteacuterature au XIIIe siegravecle le folklore peut ecirctre perccedilu comme un systegraveme rituel organisant et paci-fiant le monde comme dans Guillaume de Palerne systegraveme qui est suscepti-ble drsquoecirctre refouleacute et de dire lrsquoindicible comme dans Guillaume drsquoAngleterre A la fin du Moyen Acircge dans Perceforest le folklore nrsquoest pas qursquoun systegraveme dont on heacuterite ou dont on subit lrsquoimpreacutegnation il devient lrsquoenjeu de manipulations qui annoncent Rabelais avec une politisation et une historicisation des repreacute-sentations Le loup-garou associeacute traditionnellement agrave la malveillance feacutemi-nine ne saurait trouver sa place dans ce roman qui deacutemonte les accusations de sorcellerie et rachegravete les repreacutesentations feacuteminines inquieacutetantes de Sibille agrave Meacutelusine le reacutecit substitue au loup-garou un reacuteseau drsquoeacutepisodes autour de la meacutetamorphose animale et du deacuteguisement dans lesquels lrsquoours et le cerf le taureau et la levrette servent agrave dire non pas la sexualiteacute preacutedatrice mais la pul-sion vigoureuse des amours partageacutees

43 Voir Perceforest op cit p 304-ss

Barbarie et courtoisie le motif de la tecirctecoupeacutee ou lrsquoeacutecriture de la violence dans le

roman arthurien du vers agrave la prose

Beacuteneacutedicte Milland-BoveUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Parmi les scegravenes imprimeacutees dans la meacutemoire du lecteur de romans arthu-riens celles qui incluent le motif de la laquo tecircte coupeacutee raquo portent agrave son plus haut degreacute une violence paroxystique quasi barbare Nombreuses degraves les premiers romans en vers ndash que lrsquoon pense par exemple agrave la tecircte coupeacutee exposeacutee par Gouvernal dans la hutte des amants reacutefugieacutes dans la forecirct du Morois ndash elles apparaissent encore dans les romans en prose ougrave elles peuvent mecircme faire lrsquoobjet drsquoune deacutemultiplication interne par exemple dans le Perlesvaus ougrave F Dubost avait compteacute 25 occurrences du motif Je laisserai ici de cocircteacute ces romans de la lutte et du combat que sont le Tristan de Beacuteroul ou le Perlesvaus dans lesquels la place de la violence a deacutejagrave eacuteteacute lar-gement eacutetudieacutee pour mrsquointeacuteresser de plus pregraves agrave des romans que lrsquoon qualifi e plus volontiers de courtois au sens moral du terme les romans de Chreacutetien de Troyes le Lancelot-Graal et le Tristan en prose Quelle est la place du motif de la tecircte coupeacutee dans ces œuvres plus policeacutees qui eacutelaborent des normes cour-toises visant par exemple agrave encadrer le combat chevaleresque La deacutecapita-tion est-elle drsquoune maniegravere ou drsquoune autre associeacutee agrave une violence archaiumlque Existe-t-il une autre eacutecriture de la violence du vers agrave la prose

Le motif de la tecircte coupeacutee reacutevegravele laquo les choses cacheacutees depuis la fondation du

1 Aspects fantastiques de la litteacuterature meacutedieacutevale Paris Champion 1992 p 779 et p 992-993 Sur ce mecircme roman voir aussi JR Valette laquo Barbarie et fantasmagorie au deacutebut du XIIIe siegravecle dans Perlesvaus le Haut Livre du Graal raquo dans Meacutelanges barbares Homma-ge agrave Pierre Michel dir JY Debreuille et P Reacutegnier Presses Universitaires de Lyon 2001 p 23-33 Pour une eacutetude de lrsquoassociation entre la tecircte coupeacutee et les figures feacuteminines dans le Perlesvaus je me permets de renvoyer agrave mon livre La demoiselle arthurienne Eacutecriture du personnage et art du reacutecit dans les romans en prose du XIIIe siegravecle Paris Champion 2006 p 476-484

44 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

monde raquo arthurien agrave savoir la preacutesence au cœur de lrsquoexcellence courtoise drsquoune violence indeacutepassable lieacutee agrave une rivaliteacute entre guerriers ainsi qursquoagrave une lutte entre hommes et femmes Lrsquoalliance courtoise et amoureuse est certes possible mais elle est toujours agrave reconqueacuterir et elle se donne parfois dans les œuvres de fin de cycle comme deacutejagrave irreacutemeacutediablement perdue Ainsi la laquo tecircte coupeacutee raquo ou la laquo deacutecapitation raquo nrsquoest pas un motif en contraste le reliquat drsquoun monde violent que le chevalier arthurien serait ameneacute agrave abolir mais une exemplification des apories de la nouvelle eacutethique qui dit excellence et eacutemu-lation dit aussi rivaliteacute violente

Apregraves quelques mots pour mieux cerner le motif ou plutocirct les motifs que lrsquoon peut distinguer autour de la tecircte coupeacutee je me proposerai de suivre deux pistes La premiegravere qui part de lrsquoeacutepisode de la Joie de la Cour dans Erec et Eni-de relie la deacutecapitation agrave une eacutepreuve de valeur la deuxiegraveme issue sans dou-te mais de maniegravere plus lacircche du Chevalier de la Charrette preacutesente la deacuteca-pitation avant tout comme une vengeance ou un chacirctiment

Le motif les motifs de la tecircte coupeacutee essai de deacutefi nition

La tecircte coupeacutee apparaicirct dans la deacutefinition de plusieurs motifs recenseacutes par Stith Thompson dans son Motif Index of folk literature et par A Guerreau-Jalabert dans lrsquoIndex des motifs narratifs dans les romans arthuriens en vers Les plus importants appartiennent aux series Q (laquo Rewards and punish-ments raquo) et S laquo Unnatural Cruelty raquo (laquo Revolting murders and mutilations raquo)

Pour la plupart des critiques lrsquoorigine celtique de ces motifs ne fait pas de doute P Walter J Marx ou Cl Sterckx par exemple ont rappeleacute leur lien avec les coutumes guerriegraveres et les rites religieux du monde celte qui voyait dans la tecircte le siegravege du principe vital Cette importance de la laquo tecircte raquo et les

2 Pour reprendre le titre de lrsquoouvrage de R Girard paru en 1978 Pour une application de sa reacuteflexion sur la violence agrave la litteacuterature arthurienne on pourra consulter plus speacutecifiquement son article laquo Love and Hate in Yvain raquo dans Moderniteacute au Moyen Acircge le deacutefi du passeacute Recher-ches et rencontres ndeg1 eacuted B Cazelles et C Meacutela Genegraveve Droz 1990 p 249-262

3 Bloomington-London 19554 Genegraveve Droz 19925 Q421 Punishment Beheading Q4211 Heads on stakes Punishment by beheading and

placing the head on stakes et S139 2 1 1 Heads of murdered man taken along as Trophy Men-tionnons eacutegalement le motif M221 Beheading bargain giants knight allows to cut off his head he will cut off herorsquos later

6 J Marx La Leacutegende arthurienne et le Graal Paris PUF 1952 reacuteeacuted Slatkine Reprints Ge-

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pratiques rituelles qui lui sont associeacutees existent drsquoailleurs dans drsquoautres ci-vilisations et ont perdureacute dans lrsquoEurope chreacutetienne lrsquoon a pu rapprocher les chasses aux tecirctes et le culte des cracircnes des ancecirctres attesteacutes en Oceacuteanie ou en Afrique du pheacutenomegravene reliquaire martyrs ceacutephalophores chefs-reliquaires cracircnes peints et ossuaires Le motif de la deacutecapitation se retrouve encore en Occident dans le folklore tardif avec parfois des croisements entre lrsquohagiogra-phie et les figures paiumlennes (par exemple autour de cet ogre coupeur de tecircte qursquoest Barbe Bleue )

Nous sommes donc face agrave des motifs aux formes et aux attestations multi-ples qui il ne faut pas lrsquooublier peuvent aussi ecirctre lieacutes agrave des pratiques histori-ques effectives pour prendre un exemple parmi drsquoautres dans la Conquecircte de Constantinople Geoffroy de Villehardouin preacutecise que Boniface de Montfer-rat mortellement blesseacute par une flegraveche bulgare a la tecircte trancheacutee et que cette tecircte est envoyeacutee au roi Johannitza le Valaque

Lrsquohorreur et le sentiment de franchissement drsquoun tabou qui font de ces agis-sements le symbole mecircme de la barbarie viennent de ce que la deacutecapitation nrsquoest pas une mise agrave mort ordinaire elle nrsquoest pas laquo simplement raquo le moment ultime du combat chevaleresque ou guerrier Il y a la plupart du temps auto-nomisation de la tecircte eacuterigeacutee en signe ou insistance sur lrsquoacte de deacutecapitation comme pratique transgressive visant agrave la destruction totale de lrsquoautre Des ta-bous suppleacutementaires peuvent ecirctre franchis lorsque la deacutecapitation nrsquoest pas un acte dirigeacute vers un ennemi mais lorsqursquoelle se donne comme violence in-terne au groupe

Mais quoi qursquoil en soit des origines et du deacuteveloppement ulteacuterieur de ces mo-tifs je voudrais agrave preacutesent suivre leur cheminement dans quelques textes de la litteacuterature arthurienne Selon la terminologie de J J Vincensini dans Motifs et thegravemes du reacutecit meacutedieacuteval le motif est laquo une entiteacute virtuelle qui naicirct de la jonc-tion de deux attributs invariants ses figures organiseacutees en parcours son thegrave-

negraveve 1996 P Walter laquo La tecircte coupeacutee du Morrois (Beacuteroul v 1658-1749) raquo dans De lrsquoaventure eacutepique agrave lrsquoaventure romanesque Meacutelanges offerts agrave Andreacute de Mandach textes reacuteunis par J Cho-cheyras Peter Lang 1997 p 245-255 Cl Sterckx Les Mutilations des ennemis chez les Celtes preacutechreacutetiens La Tecircte les Seins le Graal LrsquoHarmattan 2005

7 Voir lrsquoouvrage de Cl Sterckx deacutejagrave citeacute ou le catalogue de lrsquoexposition laquo La mort nrsquoen saura rien raquo Reliques drsquoEurope et drsquoOceacuteanie (Paris Museacutee des Arts drsquoAfrique et drsquoOceacuteanie 12 octobre 1999-24 janvier 2000) Paris Eacuteditions de la Reacuteunion des Museacutees nationaux 1999

8 Voir C Velay-Vallantin laquo Barbe Bleue le dit lrsquoeacutecrit le repreacutesenteacute (XVIIIe-XIXe siegravecles) raquo Romantisme t 78 1992 p 76

9 La Conquecircte de Constantinople eacuted J Dufournet Paris GF Flammarion 2004 p 312 sect499

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me constant qui plus profond que le niveau figuratif porte un investissement seacutemantique abstrait raquo On peut consideacuterer qursquoexistent plusieurs configurations narratives autour de la figure de la tecircte coupeacutee avec des thegravemes diffeacuterents Deux motifs cousins mrsquointeacuteresseront donc ici construits respectivement autour du thegraveme lsquoeacutepreuve et rivaliteacutersquo dans un cas ndash et lsquovengeancersquo dans lrsquoautre

La deacutecapitation lieacutee agrave une eacutepreuve de valeur

Le premier fil part donc de lrsquoeacutepisode de la Joie de la Cour dans Erec et Enide Comme lrsquoa montreacute L Harf dans son ouvrage Les Feacutees au Moyen Age lrsquoaffron-tement entre Mabonagrain et Erec repose sur le scheacutema sous-jacent du conte dit du geacuteant et de la feacutee largement reacutecrit et transformeacute par Chreacutetien Dans lrsquooptique du conte la deacutecapitation semble ecirctre le sort reacuteserveacute par la feacutee agrave ses amants vain-cus et lrsquoeacutepreuve est organiseacutee par elle pour srsquoassurer le meilleur guerrier comme amant Ce fonctionnement apparaicirct par exemple clairement dans le Bel Incon-nu ougrave le heacuteros deacutecouvre lui aussi un mur heacuterisseacute de tecirctes coupeacutees

laquo Tels est lrsquousages nrsquoen ment mie Et cil qui ici est conquis Si puet estre de la mort fis La teste a maintenant copee Ne ja ne li ert desarmee A tot lrsquoelme serra trencie Et puis en un des pels ficie Avec les autres qui la sont Defors les lices de cel pont raquo Set vint testes i ot et trois Tos fius de contes et de rois Que li chevaliers a conquis qui ert a la pucele amis Ses amis a esteacute cinc ans onques de li nrsquoot ses talans Mais srsquoencor puet deux ans du-rer Si le doit prendre et espouser (hellip) Li usages itels estoit Quant nus de ses amis moroit Quant il estoit mors en bataille Celui prendroit sans nule faille Qui son ami ocis avoit De celui ami refaisoit Por qursquoil peuumlst set ans tenir Lrsquousage faire et maintenir Et qui set ans i puet durer A celui se veut mariumler De li ert sire et del manoir En cel guisse le doit avoir Ele savoit bien sans mentir Que cil qui ce porra furnir Que tant est buens qursquoavoir le doit Por lrsquoesprover iccedilo faisoit

10 Paris Nathan 2000 p 7811 Je laisse de cocircteacute drsquoautres configurations feacutecondes dans les reacutecits meacutedieacutevaux ainsi celle du

laquo jeu du deacutecapiteacute raquo12 Paris Champion 1984 p 347 L Harf reacutesume le scheacutema ainsi laquo Un chevalier peacutenegravetre dans

un espace surnaturel dont la maicirctresse est une femme drsquoune merveilleuse beauteacute Il doit payer son intrusion en combattant le geacuteant de lrsquoAutre Monde Srsquoil eacutechoue il est deacutecapiteacute srsquoil triomphe il devient lui-mecircme lrsquoami de la feacutee raquo

13 Renaut de Beaujeu Le Bel Inconnu eacuted G Perrie Williams Paris Champion 1991 v 1992-2009 et 2013-2028 Lrsquoimage frappante de la palissade de pieux heacuterisseacutes de tecirctes sera reprise dans de nombreux romans en vers posteacuterieurs (voir lrsquoIndex drsquoA Guerreau-Jalabert op cit motif Q4211)

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Chreacutetien de Troyes lui ne donne pas toutes ces explications mais privileacutegie une eacutecriture du mystegravere Ce cimetiegravere barbare qursquoest la palissade de pieux est une merveille sans origine offerte au regard du chevalier

Mes une grant mervoille voit qui poiumlst faire grant peor au plus riche combateor ce fu Tiebauz li Esclavons ne nus de ces que or savons ne Opiniax ne Fernaguz car devant ax sor pex aguz avoit hiaumes lui-sanz et clers et voit de desoz les cerclers paroir teste desoz chascun mes au chief des piex an voit un ou il nrsquoavoit neant ancor fors que tant sole-mant un cor14

On notera que les tecirctes sont pourvues de leur heaume et qursquoErec voit le heaume avant de voir la tecircte agrave lrsquoeffet de contraste succegravede le deacutevoilement pro-gressifhellip Lrsquoeacuteleacutement le plus effrayant devient drsquoailleurs le pieu vide et sur crsquoest sur lui que portera essentiellement le discours du roi Evrain

Amis savez vos que ce monte ceste chose que ci veez Molt en seroiez esfreez se vos ameiez vostre cors car cil seus piex qui est dehors ou vos veez ce cor pandu a molt longuement atendu un chevalier ne savons cui se il atant vos ou autrui Garde ta teste nrsquoi soit mise car li piex siet a la devise bien vos en avoie garni einccedilois que vos venissiez ci Ne cuit que ja mes en issiez si soiez mort et detranchiez Des ore en savez vos itant que li piex vostre teste atant et se ccedilrsquoavient qursquoele i soit mise si con chose li est promise des qursquoil fu mis et dreciez uns autre pex sera fichiez apreacutes celui qui atandra tant que ne sai qui revendra (v 5742-5764)

Aucune preacutecision nrsquoest donneacutee sur lrsquoauteur des deacutecapitations Le choix de tournures utilisant lrsquoinanimeacute sujet ou le passif sans agent (le pieu attend la tecircte du suivant un autre sera ficheacute qui attendrahellip) renforce lrsquoeffet merveilleux drsquoauto-production du pheacutenomegravene tout se passe comme si la palissade srsquoali-mentait elle-mecircme

On ne voit donc jamais la deacutecapitation proprement dite mais uniquement son reacutesultat la menace de la honte de la recreance trouve son expression fan-tasmatique la plus forte dans la vision de ces restes mutileacutes

Erec ne se laisse pas envahir par la peur De mecircme en prenant congeacute drsquoEnide pour franchir la palissade il lui demande de lutter contre ses propres craintes peor avez grant bien le voi si ne savez encor por coi (v 5786) Erec invite Eni-de (et le lecteur ) agrave srsquoarracher agrave la contemplation fascineacutee de la palissade il nie son pouvoir en affirmant que ces tecirctes mutileacutees ne sont pas lrsquoimage de sa pro-

14 Chreacutetien de Troyes Erec et Enide eacuted M Roques Paris Champion 1955 v 5724-5736

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pre mort De mecircme la deacutecapitation elle-mecircme reste en-dehors du champ roma-nesque lrsquoacte nrsquoapparaicirct pas ne demeure que sa trace qui tend agrave se transformer en fantasme terrifiant mais apte agrave srsquoeacutevanouir comme les murailles drsquoair invisi-bles qui entourent lrsquoensemble du jardin Il y a certes combat particuliegraverement violent entre les chevaliers mais la scegravene est ensuite envahie par le dialogue A lrsquoexplication entre Erec et le grand chevalier succegravede lrsquoentretien entre Enide et sa cousine Seule lrsquointervention conjointe du couple de heacuteros rend en deacutefinitive sa Joie agrave la cour et permet la reacutealisation de lrsquoaventure en remettant en coiumlncidence le nom plein de promesses et lrsquoeacutepreuve dont lrsquoissue jusque lagrave avait eacuteteacute funeste

Ainsi lrsquoeacutepreuve reacuteserveacutee par la feacutee au guerrier dans le scheacutema initial devient lrsquoeacutepreuve drsquoun couple Erec comme Enide doivent vaincre leur peur de la mort ainsi que celle de la perte de lrsquoecirctre aimeacutee Cette angoisse de la perte cor-respond aussi agrave ce qui se joue entre Mabonagrain et la demoiselle du jardin

Apparaissent degraves lors clairement les liens de la Joie de la Cour avec les deux premiegraveres coutumes formant la trame du premier vers du roman la chasse au blanc cerf et le concours de lrsquoeacutepervier toutes mettent en place une double eacutepreuve de beauteacute et de vaillance dont lrsquoenjeu est lrsquoaffirmation de lrsquoexcellen-ce drsquoun couple eacuteventuellement au deacutetriment drsquoun autre Elles probleacutematisent drsquoembleacutee les fondements du monde chevaleresque et courtois comment agrave la fois reacuteaffirmer la supreacutematie du couple royal et laisser srsquoexprimer la rivaliteacute chevaleresque par laquelle chaque chevalier veut srsquoaffirmer comme le meilleur et lrsquoheureux amant de la plus belle Erec et Enide est le roman des parades et des solutions agrave la violence le baiser du blanc cerf est octroyeacute par le roi agrave la plus belle qui nrsquoest pas sa femme le chevalier et son eacutepouse non seulement ne deacute-capitent pas leurs rivaux mais ils les reacuteintegravegrent agrave lrsquoespace courtois Le roman propose de substituer la logique de la reconnaissance de lrsquoautre du dialogue et du don agrave lrsquoaffrontement violent Cette substitution est possible au terme drsquoun cheminement complexe ougrave les deux membres du couple heacuteroiumlque se sont eacutega-lement affronteacutes eux-mecircmes

Cette logique probatoire se retrouve dans certains eacutepisodes du Lancelot ou du Tristan en prose dont la matrice semble bien ecirctre celle des coutumes drsquoErec et Enide On peut en proposer le reacutesumeacute suivant une eacutepreuve est instaureacutee par un couple pour eacutetablir la supreacutematie de la dame en beauteacute et du chevalier en prouesse La deacutecapitation dans certains cas ne reacuteapparaicirct pas explicite-ment crsquoest ce qui se passe par exemple pour lrsquohistoire drsquoHeacutelegravene sans Pair au tome VIII du Lancelot en prose Cette libre variation autour des eacuteleacutements de

15 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t VIII Genegraveve Droz 1982 p 398-407

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base drsquoErec et Enide accentue le questionnement autour des enjeux sociaux du mariage et semble pousser agrave son terme la rationalisation du conte du geacuteant et de la feacutee Heacutelegravene est retenue prisonniegravere par son mari pour avoir eu le mal-heur de preacutetendre ecirctre plus belle que lui nrsquoest bon chevalier elle est deacutelivreacutee par Hector qui ne reacuteclame pour toute reacutecompense que drsquoecirctre toucheacute de sa main nue La violence est ici celle des rapports sociaux qui vient exacerber cristalliser et reacuteveacuteler les tensions qui existent au sein du couple lui-mecircme cha-cun veut prouver qursquoil nrsquoest pas celui qui a donneacute le plus en eacutepousant lrsquoautre Lrsquoideacuteal courtois est agrave ce stade du roman preacutesenteacute comme un des modes de reacutesolution possible de ces conflits

Dans deux eacutepisodes du Tristan en prose en revanche on retrouve la deacutecapi-tation comme sanction de lrsquoeacutepreuve Ces deux eacutepisodes se situent tous deux agrave un moment charniegravere de lrsquohistoire des amants Le premier celui des Lointai-nes Icircles a lieu alors que Tristan et Yseut qui viennent juste de boire le phil-tre drsquoamour se dirigent vers la Cornouailles Deacutetourneacutes par une tempecircte ils abordent sur lrsquoIcircle aux Geacuteants ougrave la mauvaise coutume du Chastel des Plors garde la trace drsquoun passeacute sanglant Le deuxiegraveme se place bien plus tard dans lrsquohistoire lorsque les amants quittent la Cornouailles pour se rendre ensemb-le au royaume de Logre gracircce agrave une nef magique appeleacutee Nef de Joie en-voyeacutee par lrsquoenchanteur Mabon Dans les deux cas Tristan et Yseut doivent se soumettre agrave une double eacutepreuve de beauteacute et de vaillance qui se termine par la deacutecapitation effective de leurs adversaires masculins et feacuteminins Tris-tan tue Brunor deacutefenseur de la coutume et pegravere de Galehaut et il deacutecapite la Belle Geacuteante plus loin il coupe la tecircte de Mannonas qui a lui-mecircme deacutecapi-teacute Grisinde Ces deux eacutepisodes sont drsquoautant plus surprenants dans le Tristan en prose que la place de la merveille violente y est souvent tregraves reacuteduite agrave lrsquoin-verse de la preacuteoccupation de la norme qui y est constante Tristan souligne drsquoailleurs qursquoil ne se soumet agrave la coutume que contraint et forceacute

laquo Maleoiz soit qui ceste costume establi Je le ferai puis qursquoil ne puet estre autrement mes bien sachez que je ne fis onques chose se a enviz come ces-te raquo Lors srsquoen va vers la dame lrsquoespee traite et la fiert si durement qursquoil li fait voler la teste loig plus drsquoune lance (eacuted RL Curtis t II p 78)

16 Pour ces deux eacutepisodes voir respectivement Le Roman de Tristan en prose t II eacuted RL Curtis Leiden Brill 1976 p 67-91 et Le Roman de Tristan en prose version du manuscrit 757 de la Bibliothegraveque nationale de Paris t II eacuted N Laborderie et T Delcourt Paris Champion 1999 p 254-336

50 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

Le prosateur insiste sur lrsquoimage du corps feacuteminin deacutecapiteacute en racontant en-suite la quecircte de Deacutelice sœur de Galehaut qui part agrave la recherche de son fregravere agrave la tecircte drsquoun cortegravege funeacuteraire reacuteunissant le corps de son pegravere et la tecircte de sa megravere dans un vessel de fust apareill[ieacute] molt richement Crsquoest seulement une fois remis agrave Galehaut le soin de reacutegler la question de la vengeance des parents et du devenir de la coutume que le corps et la tecircte peuvent disparaicirctre du ro-man en eacutetant enterreacutes ensemble

Si lrsquoeacutepisode reccediloit des deacuteveloppements en aval il est aussi eacutetoffeacute agrave sa sour-ce par un reacutecit reacutetrospectif qui raconte lrsquoorigine de la coutume et la relie agrave drsquoautres deacutecapitations sanglantes Lrsquoeacutetablissement de la coutume remonte agrave lrsquoeacutevangeacutelisation des Lointaines Icircles par Joseph drsquoArimathie Le geacuteant Diale-tes enrageacute dans la foi paiumlenne fait mourir ses douze fils convertis et deacutecapiter tous les disciples de Joseph

La meiumlsmes ou il ariverent veil je que lrsquoen face un chastel et que au fonde-ment dou chastel ait chascuns la teste copee si que li sans de chascun i re-maigne en tel maniegravere que li chastiax soit fondez de lor sanc (eacuted RL Cur-tis t II p 71)

Dialetes se retranche ensuite dans la Roche aux Geacuteants avec la plus belle dame de lrsquoicircle et instaure le principe de la deacutecapitation

cele qui plus bele sera fera lrsquoautre morir et cil qui miaudres chevaliers sera fera lrsquoautre morir (eacuted RL Curtis t II p 73)

Bien des anneacutees plus tard crsquoest Brunor le pegravere de Galehaut qui eacutepouse la Belle Geacuteante derniegravere descendante de Dialetes Galehaut pour sa part quit-tera lrsquoicircle peut-ecirctre pour eacutechapper agrave une situation oedipienne ougrave devenu meilleur chevalier que son pegravere il aurait eu agrave maintenir la coutume avec sa megravere Apregraves la mort de ses parents Galehaut revient ndash seul ndash pour combattre Tristan et Yseut qui sont devenus agrave leur tour et malgreacute eux les maicirctres et les prisonniers de lrsquoicircle Parallegravelement il utilise la force drsquoune troupe armeacutee pour obliger les habitants de lrsquoicircle agrave libeacuterer leurs prisonniers et agrave admettre la fin deacute-finitive de la coutume

Ainsi lrsquoeacutepisode met en place un enchaicircnement drsquoeacuteveacutenements complexe autour drsquoenjeux drsquoordre agrave la fois intime et public La mort de Brunor et de la Belle Geacuteante met fin agrave la violence en chaicircne instaureacutee depuis les meurtres et les martyrs initiaux La Belle Geacuteante dont la tecircte ne sera jamais reacuteunie au

17 Tristan en prose eacuted RL Curtis t II p 79

51Barbarie et courtoisie

corps est lrsquoemblegraveme de la fin deacutefinitive du lignage impie Drsquoun autre cocircteacute la reacuteunion dans un mecircme tombeau du corps de Brunor et de la tecircte de sa bien-aimeacutee ne constitue-t-elle pas une premiegravere image mutileacutee et monstrueuse de ce qui fait lrsquoessence du mythe tristanien une premiegravere relique romanes-que donc

Lrsquointervention du personnage de Galehaut nrsquoest pas anodine Fidegravele au rocircle drsquoentremetteur qursquoil joue dans le Lancelot Galehaut en abolissant la coutu-me va permettre aux amants drsquoeacutechapper agrave la tentation de la reacuteclusion dans lrsquoicircle et les remettre sur la voie de leur propre reacutecit libeacutereacutes Yseut et Tristan peuvent rejoindre Marc agrave qui Yseut est donneacutee comme eacutepouse La jonction srsquoopegravere avec lrsquounivers romanesque du Lancelot et crsquoest ici sans doute de ri-valiteacute litteacuteraire autant que de rivaliteacute amoureuse qursquoil est question le pas-sage consacre en effet la supreacutematie du couple formeacute par Tristan et Yseut leur accord leur harmonie et leur parfaite eacutegaliteacute en valeur (crsquoest le rocircle de la double eacutepreuve et le texte dit bien que pour que cesse la mauvaise cou-tume le meilleur chevalier et la plus belle dame doivent venir ensemble) Le prosateur se livre au deacutemembrement et au remembrement du passeacute litteacuteraire de Galehaut pour en faire une figure qui met en relief la valeur de Tristan et non plus de Lancelot Le passage se termine sur une lettre envoyeacutee agrave Gue-niegravevre ougrave le scripteur deacuteclare ne pouvoir trancher entre Yseut et Gueniegravevre Lancelot et Tristan et entrelace leurs quatre noms La violence est donc agrave la fois abolie en tant qursquoelle est relieacutee agrave un passeacute lointain figureacute par les geacuteants mais elle est aussi reconduite par la reprise du motif dans lrsquoœuvre et par le principe de rivaliteacute qursquoelle instaure entre les deux couples de heacuteros

De mecircme lrsquoeacutepreuve pour le compte de Mabon lrsquoEnchanteur se situe dans le manuscrit 757 agrave un moment charniegravere sur le plan intertextuel comme si le motif ressurgissait degraves lors que le texte avait affaire agrave son propre processus de jointure disjointure et recomposition Les amants deacutesertent en effet leur lieu origine le royaume de Cornouailles pour srsquoinstaller dans la demeure de Lan-celot au royaume de Logre Un long reacutecit de Mabon lui-mecircme explique lrsquoori-gine de la coutume Douze ans auparavant Mabon eacutetait chevalier errant et avait pour compagnon et ami intime Mannonas Cette belle amitieacute se brise lorsque tous deux tombent amoureux de Grisinde la plus belle des deux jeu-nes filles drsquoun pavillon Ils combattent et Manonnas a la victoire Mais il tue eacutegalement le fregravere de la demoiselle qursquoil convoite il srsquoattire ainsi sa haine Les refus reacutepeacuteteacutes de la demoiselle ainsi que ses deacuteclarations reacuteiteacutereacutees selon les-

18 Le Roman de Tristan en prose version du manuscrit fr 757 op cit p 318-328 sect174-178

52 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

quelles sa beauteacute agrave elle est supeacuterieure agrave sa vaillance agrave lui transforment eacutegale-ment les sentiments de Mannonas en une haine tenace Il propose alors agrave la jeune fille les convenances suivantes tous deux chevaucheront en proposant agrave tous les chevaliers et les dames de rencontre de mesurer leur valeur agrave la leur Si Mannonas trouve une plus belle femme il coupera la tecircte agrave Grisinde et si celle-ci trouve un meilleur chevalier elle fera deacutecapiter Mannonas Ainsi crsquoest la haine et non plus la simple eacutemulation qui regravegne au sein du couple qui met agrave lrsquoeacutepreuve Ces eacuteleacutements narratifs deacutejagrave passablement alambiqueacutes se nouent de plus avec la suite de lrsquohistoire de Mabon Celui-ci se contente drsquoabord du lot de consolation la deuxiegraveme demoiselle du pavillon moins belle que Gri-sinde mais fine et intelligente celle-ci ne tarde pas agrave deacuterober agrave Mabon tous les enchantements appris aupregraves de Merlin Lorsque Mabon lui est infidegravele la demoiselle se venge en enchantant Mabon ndash il devient aveugle degraves qursquoil passe lrsquoenceinte de son chacircteau ndash et se donne agrave Mannonas Elle lie la fin de lrsquoenchan-tement agrave la mort de Mannonas et de Grisinde

La violence ici est accompagneacutee drsquoun dispositif narratif complexe ougrave ven-geances et trahisons srsquoentrelacent eacutetroitement jusqursquoagrave perdre le lecteur dans la complexiteacute des cas proposeacutes Le but du prosateur semble avant tout de faire varier les situations et les positions logiques et de combiner diffeacuteremment des eacuteleacutements bien connus quitte agrave perdre complegravetement la force fantasmatique de lrsquoeacutepisode en lui donnant un cocircteacute artificiel La casuistique est reine ainsi lorsque Tristan fait eacutetat de ses scrupules ndash il veut bien tuer le chevalier mais deacutecapiter la demoiselle lui pose problegraveme ndash Mabon le rassure en lui disant que de toutes faccedilons crsquoest Mannonas qui en vertu des convenances eacutetablies lui tranchera lui-mecircme la tecircte

Misire Tristan pensse un petit et puis respont au chief de piece laquo Certes fet il de ceste chose ne sai pas tres bien que dire De metre le chevalier a mort ne feroie je pas trop grant force mes de la demoisele qui tant est bele ainssi com vos meiumlsmes dites ne sai ge que je doie dire car par nulle aventure du monde je ne metroie main en le jusques a la mort ndash En non Dieu fet Mabon il ne convient pas que vos lrsquoocieacutez Mennonas meiumlsmes lrsquoocirra par les conve-nances qui entrrsquoelx sont car tout maintenant que madame Yzeut vendra de-vant lui nus ne la verra qui bien ne die tout erraument que madame Yzeut est plus bele [hellip] Par ceste aventure li aconvendra il morir non mie par vos-tre main mes par la main de Mennonas meiumlsmes qui tant la het que il ne

19 Seul le double emblegraveme de la guimpe qui cocirctoie lrsquoeacutecu au seuil des pavillons ougrave se deacuteroulent lrsquoeacutepreuve semble attester drsquoun effort pour construire une image frappante reacutesumant cette guerre des sexes (Ibid p 330)

53Barbarie et courtoisie

porroit riens du monde plus haiumlr ndash Vos dites voir ce dit Tristan et puis queje conois que la chose puet a ce aler et que je vos puis si merveilleusement se-corre je sui prest que je vos secore en tel maniegravere que je vos envoiera la teste de Mennonas et le chief de la demoisele raquo (eacuted N Laborderie et T Delcourt p 328 sect 179)

Crsquoest ce qui se passe effectivement et Tristan peut en toute bonne conscience combattre le traicirctre et le feacutelon qui a mis agrave mort une aussi belle demoiselle

Du vers agrave la prose ou plutocirct de Chreacutetien de Troyes au Lancelot et au Tristan en prose lrsquoeacutepreuve de la tecircte coupeacutee surgit donc comme deux formes diffeacuteren-tes drsquoimage cacheacutee dans le tapis dans Erec et Enide la palissade de pieux est une image voyante qui rayonne avant de srsquoeffacer derriegravere la trame courtoise dans les romans en prose le motif est inteacutegreacute agrave des entrelacs complexes qui noient la violence sous lrsquoexplication de ses origines et en donnent une eacutevoca-tion plus abstraite Lrsquoacte (couper la tecircte) est finalement moins voyant que la relique (la tecircte coupeacutee)hellip

Cependant le Lancelot et le Tristan savent eacutegalement inventer des reli-ques barbares agrave partir de leur preacutesent romanesque comme on lrsquoa vu dans le Tristan avec le cortegravege funegravebre composeacute par Deacutelice Celles-ci srsquoeacutelabo-rent moins agrave partir de la deacutecapitation-eacutepreuve que de la deacutecapitation-ven-geance qui favorise lrsquoexhibition mais aussi la circulation et lrsquoeacutechange des tecirctes coupeacutees

La deacutecapitation-vengeance

La deacutecapitation-vengeance pourrait se reacutesumer de la faccedilon suivante laquo un per-sonnage coupe ou fait couper la tecircte drsquoun autre personnage qui lrsquoa offenseacute raquo Pour eacutetudier ce motif en deacutetail du vers agrave la prose on pourrait partir du Che-valier de la Charrette et se livrer agrave la comparaison classique avec sa reacutecriture en prose dans le Lancelot Dans le cadre restreint de cet article je me bornerai agrave quelques remarques Le motif de la tecircte coupeacutee est dans le Chevalier de la Charrette associeacute de faccedilon complexe agrave la vengeance car le chevalier qui se li-vre agrave la deacutecapitation nrsquoest pas lrsquooffenseacute il agit pour le compte drsquoune demoiselle qui lui a demandeacute en don la tecircte du chevalier (et Lancelot dans la version en prose est tellement surpris de cette demande que la demoiselle doit preacuteciser qursquoelle souhaite obtenir la tecircte dans sa main et non comme lrsquoa drsquoabord com-

20 Ce motif peut donc ecirctre inclus dans la deacutecapitation-eacutepreuve mecircme si dans le premier cas la deacutecapitation pouvait ecirctre la sanction drsquoun eacutechec davantage que drsquoune offense

54 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

pris Lancelot sauver la vie du chevalier ) La vengeance se mecircle donc ici au don accordeacute agrave une demoiselle Elle correspond au chacirctiment drsquoun type de per-sonnage que Chreacutetien reprendra et deacuteveloppera dans ses romans ulteacuterieurs et notamment dans le Conte du Graal celui de lrsquoOrgueilleux

Le chevalier est en effet une sorte de double de Meacuteleacuteagant (ce dernier fi-nira drsquoailleurs lui aussi deacutecapiteacute) Figure de nautonier tentateur il propose agrave Lancelot un premier marcheacute qui lui permettrait drsquoeacuteviter lrsquoeacutepreuve du Pont de lrsquoEpeacutee agrave condition qursquoil lui reconnaisse le droit de lui trancher la tecircte

laquo Chevaliers antant ccedila qui au Pont de lrsquoEspee an vas se tu viax lrsquoeve pas-seras molt legieremant et soeumlf Je te ferai an une nef molt tost oltre lrsquoeve nagier Mes se je te vuel paaigier quant de lrsquoautre part te tandrai se je vuel la teste an prandrai ou ce non an ma merci iert raquo (v 2632-2642)23

Les personnages drsquoOrgueilleux deacuteclineacutes au masculin ou au feacuteminin seront sans cesse associeacutes au motif de la tecircte coupeacutee soit par des reacutealisations effec-tives soit par des menaces virtuelles Ainsi Lancelot deacutecapite un adversaire lui-mecircme bien proche drsquoun coupeur de tecirctes et qui lui avait proposeacute un mar-cheacute diabolique

Erec et Enide preacutesentait une utilisation du motif de la tecircte coupeacutee sur le mode accompli et tout le sens de lrsquoeacutepisode de la Joie de la Cour eacutetait drsquoem-pecirccher la reacuteiteacuteration de son actualisation dans la trame romanesque Dans le Chevalier de la Charrette la deacutecapitation se deacuteroule bien dans le preacutesent du reacutecit

cil fiert et la teste li vole enmi la lande et li cors chiet A la pucele plaist et siet Li chevaliers la teste prant par les chevox et si la tant a celi qui grant joie an fait (v 2928-2933)

21 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t II Genegraveve Droz 1978 p 55 (XXXVIII 38-39) laquo Frans chevaliers fet ele tu mrsquoas doneacute la teste a cel chevalier kar autresi la li viels tu couper raquo Cil cuide qursquoele li demant la vie celui por garantir si li dist laquo Damoisele je la vos doing kar sor vostre proiere ne lrsquoocirrai je ja se Dieu plest et si mrsquoa il molt forfet Mais je nrsquoescon-dirai ja dame ne damoisele de chose que ne me tort a honte ndash Ha chevaliers fet ele vos mrsquoaveacutes otroieacutes sa teste si me la doneacutes en ma main kar crsquoest li plus desloials qui onques fust raquo

22 Sur ces personnages voir mon article laquo Les Orgueilleux dans le Conte du Graal raquo dans Plaist vos oiumlr bone canccedilon vallant Meacutelanges de Langue et de Litteacuterature meacutedieacutevales offerts agrave F Suard Eacuteditions du Conseil Scientifique de lrsquoUniversiteacute Charles de Gaulle ndash Lille III 2000 t II p 617-627

23 Le Chevalier de la Charrette eacuted C Croizy-Naquet Paris Champion 2006

55Barbarie et courtoisie

Mais la tecircte nrsquoest pas eacuterigeacutee en relique spectaculaire la demoiselle srsquoen va en pendant la tecircte agrave lrsquoarccedilon de son cheval mais on ne reverra plus le maca-bre tropheacutee Reprenant ce mecircme reacutecit dans le Lancelot en prose le prosateur preacutecise quant agrave lui que la demoiselle se deacutebarrasse de la tecircte en la jetant dans un puits

Drsquoautres eacutepisodes des romans en prose reacutefleacutechissent sur la question de la vengeance ses modaliteacutes et son bien-fondeacute en mettant en lumiegravere des mer-veilles effrayantes qui nrsquoont rien agrave envier agrave la puissance drsquoeacutevocation de la pa-lissade de pieux drsquoErec et Enide Une de ces merveilles est lrsquoeacutetrange chacirctiment imagineacute par Lancelot pour punir un mari jaloux de la vengeance expeacuteditive qursquoil a exerceacutee envers sa femme Dans cette affaire Lancelot est pour une part lrsquooffenseacute car crsquoest alors qursquoil eacutetait intervenu en faveur de la demoiselle battue par son mari que celui-ci lrsquoa deacutecapiteacutee Lancelot vainqueur du com-bat qui lrsquooppose au chevalier met en place une peacutenitence destineacutee agrave reacuteparer agrave la fois le tort commis envers la demoiselle et celui infligeacute agrave son honneur le chevalier devra emporter avec lui le corps et la tecircte de la demoiselle qursquoil por-tera attacheacutee par les tresses autour de son cou agrave la cour du roi Arthur du roi Baudemagu et enfin du roi de Norgales pour conter son histoire et srsquoen re-mettre au jugement des demoiselles et des dames La tecircte fonctionne comme trace sanglante de la faute en compleacutement du reacutecit que vient faire le cheva-lier agrave la cour et qui est un mode plus classique pour obtenir sa gracircce Dans les faits crsquoest Arthur qui rendra son verdict le chevalier a meacuteriteacute la mort mais il obtiendra son pardon pour lrsquoamour de Lancelot Crsquoest donc un autre juge-ment qui se prononce en sous-main le roi vante les meacuterites de Lancelot et deacuteclare agrave la reine qursquoelle pourrait bien faire de plus grandes folies que drsquoaimer un tel chevalier

Et la roine srsquoan sourist et dist au roi laquo Sire vos loez trop Lancelot Que sa-vez vos ore se je en avrai envie por les granz biens que vos en dites raquo Et il respont en riant laquo Dame dame si mrsquoaiumlst Diex je nel porroie mie trop loer Et se vos estiez une autre dame et vos en aviez envie ja Diex ne mrsquoaiumlst se ja vos en blasmoie car vos porriez bien faire plus grant folie que li amers par amors raquo (p 344 LXXXIII 73)

24 Lancelot t II p 56 Et li chevaliers hauce lrsquoespee si fiert et li coupe la teste puis le baille a la damoisele Et ele monte si lrsquoemporte grant aleure tant qursquoele vint a un ancien puis molt parfont si le gete ens

25 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t IV Genegraveve Droz 1979 p 316-325 et 339-345

56 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

Curieux procegraves donc ougrave Arthur pour lrsquoamour de lrsquoamant de sa femme ac-quitte un mari qui srsquoest fait justice lui-mecircmehellip et absout par avance sa pro-pre femme et lrsquoamant de celle-ci Tout se passe donc comme si Arthur avait entendu lrsquoavertissement adresseacute par Lancelot la tecircte coupeacutee de la demoiselle que le roi commande mecircme drsquoembaumer semble destineacutee agrave rappeler agrave jamais la faute du mari jaloux

Un eacutepisode des enfances de Gauvain dans la Suite-Huth du Merlin rappel-le de tregraves pregraves ce petit reacutecit du Lancelot tout en se livrant agrave la redistribution habituelle des donneacutees du motif parti pour sa premiegravere aventure juste apregraves son adoubement Gauvain tue sans le vouloir une demoiselle qui srsquointerpose entre lui et son ami dont il veut couper la tecircte Comme le mari meurtrier il est condamneacute agrave porter la tecircte de la demoiselle autour de son cou et agrave srsquoen remettre au jugement des dames et des demoiselles de la cour

laquo Gavain fait elle il couvient que vos le cors de ceste damoisiele que vous aveacutes occhise porteacutes devant vous seur le col de vostre cheval dusques a la court raquo Et il dist que che fera il puis que elle le veult Si le prent et le met devant lui Et elle fait prendre la teste de la damoisiele et li fait par les tre-ches liier entour le col (p 232 sect275)

Il promet eacutegalement de ne jamais srsquoen prendre agrave des demoiselles et de tou-jours les aider ce qui selon le prosateur explique son statut et son surnom de Chevalier des Demoiselles La tecircte coupeacutee srsquointegravegre ici agrave la theacutematique de la mescheance et place lrsquoitineacuteraire de Gauvain sous le signe de lrsquoironie tragique ironie au sein mecircme de la Suite (Gauvain ne deacutecouvre les valeurs courtoises qursquoau terme drsquoun acte ougrave il les a deacutejagrave tregraves gravement bafoueacutees) ainsi que dans une optique intertextuelle le personnage nrsquoaccegravede agrave son identiteacute courtoise que pour se la voir deacutenieacutee par sa faute initiale Le reacutecit passe et Gauvain a beau tenter de se racheter la relique restehellip

Lancelot lui aussi peut ecirctre accuseacute par ce reste fascinant et meacutedusant qursquoest la tecircte coupeacutee Je voudrais finir en eacutevoquant lrsquoaventure en partie accomplie par Lancelot aupregraves de la tombe de son aiumleul Lancelot I raconteacutee au tome V du Lancelot en prose Le caractegravere extraordinaire de la tombe deacutecouverte par Lancelot se signale drsquoembleacutee par la preacutesence de deux lions qui la gardent par le sang vermeil qui en jaillit et par la preacutesence drsquoun autre vessel dans une fon-taine toute proche dont lrsquoeau est bouillonnante Des inscriptions explicitent

26 La Suite du Roman de Merlin eacuted G Roussineau Genegraveve Droz 2006 p 224-237 sect268-28027 Lancelot roman en prose du XIIIe siegravecle eacuted A Micha t V Genegraveve Droz 1980 p 117 et sv

57Barbarie et courtoisie

lrsquoaventure agrave accomplir (soulever la lame apaiser le bouillonnement de lrsquoeau) et reacutevegravelent lrsquoidentiteacute du deacutefunt ainsi que sa mutilation Le roi Lancelot pegravere du roi Ban de Beacutenoiumlc a son corps sous la lame sanglante mais sa tecircte est visible dans le vessel de plomb de la fontaine

si vient a la fontainne et esgarde le vessel de plonc et i voit une teste drsquoome blanche et toute chanue et ot le vis aussi vermel com se ce fust li plus biaux hom del monde (p 119-120 XCIII 5)

Lancelot reacuteussit agrave prendre la tecircte ce qui met fin agrave lrsquoeacutecoulement du sang et agrave lever la dalle de la tombe il aperccediloit alors le corps de son aiumleul lui aussi en par-fait eacutetat de conservation Sur le conseil drsquoun ermite Lancelot reacuteunit le corps et la tecircte de son aiumleul non pas dans la tombe qursquoil a ouverte mais dans la chapelle qui est aussi la seacutepulture de lrsquoeacutepouse de Lancelot I la reine Marche Mais il se montre incapable drsquoapaiser le bouillonnement de lrsquoeau de la fontainehellip

Lrsquoexposition de la merveille tout comme le reacutecit destineacute agrave en eacutelucider lrsquoori-gine sont ici explicitement adosseacutes agrave une eacutecriture hagiographique ougrave le culte rendu aux restes deacutemembreacutes est justifieacute par la pureteacute de la vie drsquoun saint hom-me et par le miracle accompli par Dieu en sa faveur Ainsi lrsquoermite embrasse la tecircte de Lancelot lrsquoaiumleul et la place sur son autel pour lrsquoadorer Il insiste sur la sainte vie de lrsquoancecirctre roi eacutevangeacutelisateur et pieux deacutecapiteacute par traicirctrise un jeudi saint par le Duc de la Blanche Garde Celui-ci avait trop eacutecouteacute les lan-gues diaboliques qui voulaient lui faire croire agrave une relation adultegravere entre le roi et sa femme La tombe est ainsi un signe miraculeux tout comme le chacirc-timent divin qui a plongeacute le chacircteau du duc dans les teacutenegravebres Cependant la trame de cet eacutepisode pareacute sous lrsquoautoriteacute de lrsquoermite des voiles du miracle est aussi celle drsquoun conte de vengeance macabre digne des lais du Lauumlstic ou du Cœur Mangeacute La vengeance est bien provoqueacutee par les amours si chastes qursquoelles aient eacuteteacute du roi Lancelot et de la Dame de la Blanche Garde Lrsquoeacutecriture du miracle est deacutetourneacutee au profit drsquoune sainteteacute bien romanesque et donne corps avant tout agrave la figure du martyr drsquoamour Lrsquohistoire reacutefleacutechit bien eacutevi-demment celle de Lancelot et Gueniegravevre agrave un moment ougrave les ermites com-mencent agrave produire la condamnation de Lancelot chevalier luxurieux des-tineacute agrave srsquoeffacer devant la plus haute perfection drsquoun chevalier vierge et chaste Le corps deacutemembreacute est recomposeacute par lrsquoheacuteritier qui procure enfin la seacutepul-ture adeacutequate agrave son aiumleulhellip mais dernier eacutechec peut-ecirctre de Lancelot lrsquoamant cette seacutepulture reacuteunit Lancelot lrsquoaiumleul non pas agrave la femme aimeacutee mais agrave son eacutepouse leacutegitime

58 Beacuteneacutedicte Milland-Bove

Ainsi dans lrsquoeacutecriture de ce motif de la tecircte coupeacutee la frontiegravere passe moins entre le vers et la prose qursquoentre une eacutecriture de lrsquoeacuteveacutenement dans laquelle la violence tend agrave disparaicirctre derriegravere ses motivations son eacutevaluation morale ses deacuteveloppements futurs et une eacutecriture de la relique dans laquelle elle se fige pour impressionner en force la meacutemoire du lecteur En vers comme en prose se retrouvent ces merveilles barbares effrayantes et fascinantes qui fon-dent la puissance fantasmatique et fantasmagorique de la litteacuterature arthu-rienne La violence disait E Baumgartner est neacutecessaire au roman arthu-rien comme le crime au roman policier La reacutesurgence de la violence extrecircme correspond donc non au retour drsquoune matiegravere folklorique brute que certains textes auraient tenteacute drsquooublier ou de polir mais agrave celui de motifs tregraves travailleacutes litteacuterairement et sans cesse remis sur le meacutetier

La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

Edina BozokyUniversiteacute de Poitiers et Centre drsquoeacutetudes supeacuterieures de civilisation

meacutedieacutevale Poitiers

Le grand-roi des Huns Attila connut une populariteacute litteacuteraire tout agrave fait ex-ceptionnelle en Italie Bien qursquoil nrsquoait meneacute qursquoune seule campagne en Italie durant lrsquoeacuteteacute de 452 avant de mourir en 453 un foisonnement de leacutegendes srsquoest constitueacute autour de lui degraves le haut Moyen Acircge Au Xe siegravecle les incursions hongroises rappelant lrsquoexpeacutedition deacutevastatrice drsquoAttila ont relanceacute la forma-tion des leacutegendes

Crsquoest avant tout dans la reacutegion de Veacuteneacutetie qursquoAttila devient le personnage-cleacute des histoires de fondation de toute une seacuterie de villes Le Chronicon Altina-te la plus ancienne chronique veacutenitienne (premiegravere reacutedaction autour de 1081) qui puise agrave des sources des IXe-Xe siegravecles relate que la ville drsquoAquileacutee avait eacuteteacute fondeacutee par les Troyens mais lorsque le paiumlen Attila entra avec son eacutenorme ar-meacutee en Veacuteneacutetie les habitants des villes riveraines partirent pour srsquoinstaller dans des maisons construites en mer sur des pilotis1 Au milieu du Xe siegravecle lrsquoempereur Constantin Porphyrogeacutenegravete montre aussi qursquoil connaicirct ce reacutecit

Attila le roi des Avares vint et pilla et deacutevasta toute la Francie et tous les Francs () srsquoenfuirent drsquoAquileacutee et des autres chacircteaux de Francie et vinrent sur les icircles inhabiteacutees de Venise et y construisirent des cabanes en raison de leur peur du roi Attila2

Si les chroniques italiennes continuent agrave amplifier les reacutecits de fondation de villes lieacutes agrave Attila crsquoest seulement au XIVe siegravecle qursquoil devient aussi un heacuteros litteacuteraire et fait notable dans des œuvres eacutecrites en langue franccedilaise ou fran-co-veacutenitienne Il srsquoagit drsquoune part drsquoun eacutecrit en prose intituleacute Estoire drsquoAtile

1 Chronicon Altinate eacuted Monumenta Germaniae Historica Scriptores XIV p 44 et 462 Constantin Porphyrogeacutenegravete De administrando imperio sect 28

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en Ytaire et de lrsquoautre drsquoune eacutepopeacutee monumentale franco-italienne en vers la Guerra drsquoAttila La composition de ces eacutecrits srsquoinscrit dans la vogue de po-pulariteacute de la litteacuterature franccedilaise et en particulier de la litteacuterature chevaleres-que (eacutepopeacutee roman) en Italie du Nord3 Ces œuvres inspirent des livrets de colportage et des poegravemes populaires en langue italienne qui connaicirctront un succegraves non neacutegligeable jusqursquoau XIXe siegravecle

Dans ces eacutecrits la leacutegende de la naissance drsquoAttila a la particulariteacute de com-biner des traditions agrave la fois folkloriques et savantes Le texte en prose de lrsquoEs-toire drsquoAtile4 est conserveacute dans un manuscrit en parchemin du XIVe siegravecle de la Bibliothegraveque Saint-Marc (Marciana) de Venise (codex X 96) copieacute agrave partir du Liber de aedificatione Patavie de Giovanni da Nono chroniqueur padouan Il existe aussi une version latine de ce texte dans un manuscrit de Veacuterone (Bi-blioteca civica 209)5 selon lrsquoexplicit crsquoest le texte latin qui deacuterive du franccedilais LrsquoEstoire drsquoAtile serait donc le modegravele drsquoautres œuvres ulteacuterieures

LrsquoEstoire commence par le reacutecit de la diffusion du christianisme par les apocirc-tres en y incluant des eacutepisodes inspireacutes de lrsquoapocryphe Vindicta salvatoris suivis de lrsquohistoire du Graal apporteacute par Joseph drsquoArimathie en Grande-Bre-tagne Puis est eacutevoqueacutee la christianisation de lrsquoItalie par saint Pierre mais aussi par la mission de saint Marc et drsquoHermagore agrave Aquileacutee et par Prosdo-cimus disciple de saint Pierre Crsquoest ici que lrsquoon arrive agrave la leacutegende de la nais-sance drsquoAttila

Voyant la multiplication des chreacutetiens en Italie les paiumlens de Hongrie di-saient qursquoils voulaient les deacutetruire tous Leur roi Ostrubal avait une tregraves belle fille6 sa megravere du lignage des Lombards eacutetait morte La fille est arriveacutee agrave lrsquoacircge drsquoecirctre marieacutee et beaucoup de fils de barons lrsquoaimaient Elle eacutetait tregraves eacuteloquen-te (enparlant) et la luxure lrsquoeacutechauffait Son pegravere voulut la donner agrave femme agrave Auradianz fils de lrsquoempereur de Constantinople Ce fut agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoempe-reur Justinien Voyant que sa fille eacutetait si jolie et eacuteloquente le roi Ostrubal

3 Voir G Holtus et P Wunderli laquo Franco-italien et eacutepopeacutee franco-italienne raquo dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters vol III t 12 fasc 10 laquo Les eacutepopeacutees romanes raquo

4 Estoire drsquoAtile en Ytaire testo in lingua francese del XIV secolo eacuted Virginio Bertolini Veacute-rone Gutenberg 1976

5 Liber Attilae eacuted dans G Bertoni Attila Poema italiano di Nicola da Casola (voir note 9 Niccolograve da Casola) Fribourg 1907 p 111-119

6 Notons que le personnage de la laquo fille du roi de Hongrie raquo est tregraves preacutesent dans la litteacuterature meacutedieacutevale En geacuteneacuteral elle est lrsquoobjet de lrsquoamour incestueux de son pegravere mais elle reacuteussit agrave srsquoen-fuir (Philippe de Remy Manekine Belle Heacutelegravene de Constantinople) Voir F Karlinger laquo Eacutetude de la transmission et des variantes de formes litteacuteraires du motif de La fille du roi de Hongrie dans le Moyen Acircge europeacuteen raquo Iberoromania 18 (1983) p 64-75

61La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

il fit fortifier une tour et lrsquoy enferma en compagnie de nombreusesdemoiselles pour la servir La tour nrsquoavait pas de porte pour que personne ne puisse y entrer ni en sortir on y faisait monter les provisions agrave lrsquoaide drsquoune corde Lors de lrsquoentreacutee de la demoiselle dans la tour son pegravere lui confia un petit leacutevrier et lui dit laquo Belle fille je veux que tu nourrisse ce leacutevrier jusqursquoagrave ce qursquoil puisse aller agrave la chasse raquo Le leacutevrier eacutetait tregraves beau blanc comme neige La demoiselle lrsquoeacutelevait jusqursquoagrave ce qursquoil devint grand Le leacutevrier couchait souvent dans le lit de la demoiselle Une nuit elle eacutetait toute nue dans son lit et le leacutevrier eacutetait agrave cocircteacute drsquoelle La demoiselle eacutetait eacutechauffeacutee par la luxure elle tourna son ventre vers le leacutevrier et le leacutevrier sentant la chaleur de la demoiselle se tourna vers elle et il la connut char-nellement Elle tomba enceinteSes compagnes furent affoleacutees quand elles voyaient grossir son ventre et el-les comprirent par le comportement du leacutevrier qursquoil avait coucheacute avec elle Elles jetegraverent le leacutevrier dans le fosseacute ougrave il se noya La fille du roi eacutetait tellement en colegravere qursquoelle voulut se tuer Mais ses compagnes ne la laissaient jamais seule et elles informegraverent le roi de la situation Quand il entendit cela il fut courrouceacute outre mesure cependant il se dit que crsquoeacutetait de sa fauteAlors il la fit sortir de la tour et la fit eacutepouser par un baron de Hongrie qui en fut tregraves content Il eacutetait tregraves riche et drsquoun haut lignage Il connut sa fem-me et il pensa que lrsquoenfant eacutetait le sien Mais quand lrsquoenfant est neacute il eacutetait moitieacute drsquoaspect humain et moitieacute drsquoaspect canin il estoit demi a la sem-blance drsquoome e demi a la semblance de chienzLe mari en fut tregraves chagrineacute Il aurait mis agrave mort la demoiselle avec lrsquoenfant mais trois raison lrsquoempecircchegraverent il avait peur du roi le roi nrsquoavait pas drsquoheacute-ritier macircle et le royaume serait agrave la demoiselle apregraves la mort de son pegravere et aussi parce qursquoun Juif tregraves savant lui expliqua que lrsquoenfant avait pu pren-dre la forme du leacutevrier si la demoiselle deacutesirait le leacutevrier de tout son cœur au moment ougrave son mari eacutetait avec lui et la connut charnellement Il lui exposa lrsquohistoire de Jacob lorsqursquoil srsquoengagea au service de son oncle Laban7 celui-ci lui promettait toutes les becirctes vaires Jacob utilisa une astuce Il eacutecorccedila des baguettes de diverses sortes et les jeta dans lrsquoeau ougrave les becirctes buvaient Et les macircles saillirent les brebis lagrave et tous les agneaux sont neacutes vaires8

7 Genegravese XXX 25-43 et XXXI 8-12 Pour le salaire de Jacob Laban a promis de lui ceacuteder tous les moutons et chegravevres rayeacutes et tacheteacutes Jacob recourut alors agrave une ruse en eacutecorccedilant des baguettes de peuplier drsquoamandier et de platane qursquoil posa dans les auges ougrave les brebis venaient boire laquo Comme les brebis entraient en chaleur devant les baguettes les brebis mettaient bas des rayeacutes des pointilleacutes des tacheteacutes raquo Agissant sur la vue des femelles par les baguettes barioleacutees Jacob provoqua la naissance des agneaux rayeacutes et tacheteacutes et se procura ainsi un grand nombre de brebis - Sur la croyance de lrsquoinfluence des images sur le fœtus voir plus loin

8 Estoire drsquoAtile V-VI p 45-48

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Au milieu du XIVe siegravecle un nommeacute Niccolograve da Casola compose une eacutepo-peacutee de 37535 vers en 16 chants sous le titre de La Guerra drsquoAttila9 Elle est conserveacutee dans un seul manuscrit en papier de la Biblioteca Estense de Mo-degravene (ms aW8 16-17) en deux tomes Elle a eacuteteacute commenceacutee en 1358 et ter-mineacutee dix ans plus tard

Lrsquoauteur est identifieacute avec un notaire originaire de Bologne qui vivait agrave la cour de la famille drsquoEste (Estensi) agrave Ferrare Il deacuteveloppe largement les exploits leacutegendaires drsquoAttila en Italie et fait figurer ses ennemis deacutefenseurs du chris-tianisme et de lrsquoItalie comme des ancecirctres glorieux de la famille drsquoEste Sa theacutematique est influenceacutee par des œuvres franccedilaises tels le Roman drsquoAlexan-dre la Chanson drsquoAspremont lrsquoEntreacutee drsquoEspagne et la Pharsale

La naissance drsquoAttila est inteacutegreacutee ici dans un canevas de roman chevale-resque Le roi de Hongrie Ostrubal ayant deacutecideacute drsquoentreprendre une guerre pour deacutetruire le christianisme convoqua sa cour agrave la Pentecocircte () et organisa un tournoi Au vainqueur il promit un eacutepervier jucheacute sur une perche drsquoor ain-si que la main de sa tregraves belle fille Clarie et la moitieacute de son royaume

Deux protagonistes se distinguegraverent au tournoi Justinien fils de lrsquoempe-reur de Constantinople qui arriva accompagneacute de trente chevaliers et Mo-roaut un comte de Hongrie qui possegravedait plus de quarante chacircteaux et deux grandes citeacutes Clarie lrsquoaimait beaucoup Crsquoest Justinien qui remporta le prix Il prit lrsquoeacutepervier mais repartit pour connaicirctre la volonteacute de son pegravere en pro-mettant de revenir avant un an pour se marier Le roi annonccedila la nouvelle agrave sa fille mais apprit que Clarie aimait le comte hongrois Tregraves en colegravere le roi fit alors eacutedifier une tour haute grande grosse et pleine sans porte ni entreacutee Il y fit enfermer Clarie avec de nombreuses pucelles La nourriture et lrsquoeau leur furent apporteacutees par une fenecirctre Le roi confia agrave sa fille un jeune leacutevrier blanc comme la neige qursquoelle devait eacutelever jusqursquoagrave ce qursquoil soit en acircge pour chasser pour prendre le sanglier

Clarie avait une grande et spacieuse chambre elle prenait le leacutevrier avec elle Elle nrsquoavait drsquoautre loisir que de srsquooccuper de lui Le chien devint grand et il avait lrsquohabitude de dormir avec elle la nuit

Clarie oit une ccedilhambre ou la deit dormirGrant et spacieuses e inlec prist a norir

9 Niccolograve da Casola La Guerra drsquoAttila Poema franco-italiano Testo Introduzione Note e Glossario di Guido Stendardo Prefazione di Giulio Bertoni Modena Societagrave tipografica mode-nese 1941 t I p 18-23

63La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

Le livrer petit blans con nois que ait cheirCon li se solaccedile et fist il in saut venirTot la iornee ne ait autres desir Tant noriz il ccedilhiens a tel leisirQursquoel vint grant et isneus et corant par sailir (ch I v 714-720)

Une nuit Clarie dormait nue elle mit le chien sur son lit joua avec lui et laquo le peacutecheacute du monde la fit srsquoeacutechauffer raquo

Une nuit avint que Clarie sens mentirSrsquoest despulez nue li chaut la fist fremirDesor le suen lit li chiens lrsquoaust invahirEt illa se mist cum soy a juer et a rirEt li pechie dou mond si la fist eschaufirLe livrer sent le chaut ou la nature tirHeu lei dolant i lrsquooit aconoir Ila ccedilaqui a li non srsquoen puit atenirEnsi fist il peccedilhie et le diables nir (ch I v 726-734)

Clarie tomba enceinte Voyant cela sa cousine Dianelle prit le leacutevrier et le jeta dans le fosseacute le faisant ainsi peacuterir

De deacutepit Clarie voulait se suicider mais finalement son pegravere la maria avec le comte Moroaut qui en fut tregraves content Mais lrsquoenfant qui naquit eacutetait mi humain mi chien il avait des mains de laquo chreacutetien raquo avec des laquo ongles aigus raquo (des griffes) et il eacutetait tout poilu (la poitrine les jambes le visage) il avait des oreilles pointues de chien sa bouche eacutetait allongeacutee avec de longues dents son premier cri agrave la naissance fut comme un glapissement de chien

Lrsquoinfant fu mout gent et lonc et membruzMes nature lrsquoavoit devisez et partuz Impart hons im part ccedilhiens qui lrsquoavoit veuzBien avoit forme drsquoinfant o tot ses buzMes a mains de cretiens oit les ongles aguz Et tout le ses membres oit de poil investuzLa petrine et la face et le imbes veluzLe oreilles oit de chiens tout droit et non penduzEt sa boche aguz et li dens lonc aparuz

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Le chief par chanine mes la face adruzIn la front et in le iauz et in le nes voltuzQuant il nasqui de mere un breit oit metuzCum chaels brait et ognole (ch I v 926-938)

Il fut neacuteanmoins accepteacute par le comte agrave qui son ami le Juif Eruspez raconta lrsquohistoire de Jacob (ch I v 993 sq) Il lui preacutedit aussi que lrsquoenfant serait hardi courtois prudrsquohomme et sage qursquoil ferait beaucoup progresser la loi de Ma-homet et qursquoil serait le roi de tous les paiumlens et deacutetruirait la chreacutetienteacute De fait Attila ndash qualifieacute degraves sa naissance de flagellum Dei ndash devient roi de Hongrie tout jeune et entreprend la guerre drsquoItalie Notons qursquoun chien sur fond azur (in champ accedilur un chiens fet ad arccedilant) figure sur la banniegravere de son pegravere adoptif Moroaut (ch IV v 68-69)

On peut constater que la leacutegende de lrsquoorigine bestiale drsquoAttila est un curieux meacutelange de thegravemes que lrsquoon peut consideacuterer comme laquo folkloriques raquo de tradi-tions savantes et de fiction litteacuteraire le tout fortement marqueacute par le contexte historique et ideacuteologique de lrsquoeacutepoque

Premiegraverement ce nrsquoest pas par hasard que le grand-pegravere drsquoAttila est preacutesen-teacute comme un roi hongrois Lrsquoidentification des Huns et des Hongrois remon-te au temps des incursions hongroises du Xe siegravecle et se fonde sur plusieurs facteurs la ressemblance des noms de ces deux peuples (Hunni Hungari) lrsquoidentiteacute du pays (de la reacutegion) drsquoougrave les envahisseurs viennent et bien sucircr la similariteacute de leur modes drsquoaction (cavaliers agissant par surprise venant piller en Occident) Par sa consonance le nom du roi ndash Ostrubal ndash eacutevoque proba-blement lrsquoenvahisseur punique Hastrubal fregravere drsquoHannibal (Deuxiegraveme guer-re punique) Drsquoembleacutee Ostrubal repreacutesente lrsquoennemi jureacute du christianisme fort chagrineacute par la diffusion de celui-ci il veut entreprendre son eacuteradication Lrsquoeacutepopeacutee Guerra drsquoAttila en fait un mahomeacutetan ennemi typique des chreacutetiens dans les chansons de geste mais aussi en raison de la menace turque de plus en plus grave au milieu du XIVe siegravecle

Lrsquoenfermement drsquoune jeune fille pour la preacuteserver est un thegraveme bien attesteacute dans la mythologie et le folklore il srsquoagit du thegraveme T 501 du Motif-Index de Stith Thompson10 (Girl carefully guarded from suitors laquo fille soigneusement soustraite agrave ses preacutetendants raquo) et en particulier le motif T 381 (Imprisoned virgin to prevent knowledge of men [marriage impregnation] Usually kept in

10 S Thompson Motif-Index of Folk Literature Bloomington Indiana University Press 1955-1958

65La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

a tower Vierge emprisonneacutee pour ecirctre preacuteserveacutee des hommes [mariage gros-sesse] Geacuteneacuteralement gardeacutee dans une tour raquo) Lrsquoeacutepopeacutee deacutepeint le caractegravere inaccessible de la tour avec une seule fenecirctre permettant lrsquoapprovisionnement de la princesse et de ses compagnes

Si le texte en prose est bref sur les raisons de lrsquoenfermement ndash la princesse est destineacutee au fils de lrsquoempereur ndash lrsquoeacutepopeacutee situe lrsquoeacutepisode dans un cadre che-valeresque (tournoi rivaliteacute des preacutetendants) lrsquoamplifiant et le rationalisant La reacuteminiscence mythologique ndash la naissance de Perseacutee neacute de Danaeacute fille du roi drsquoArgos enfermeacutee dans une tour drsquoairain que Zeus seacuteduit sous la forme drsquoune pluie drsquoor ndash ne semble pas influencer la leacutegende malgreacute la connaissance qursquoen avaient sans aucun doute les auteurs meacutedieacutevaux

Les deux versions soulignent la nature amoureuse (ardente) de la jeune fille qui la megravene agrave lrsquoaccouplement bestial motif-cleacute de la naissance drsquoAttila

Commenccedilons drsquoabord par le motif de la cynoceacutephalie caracteacuteristique drsquoAt-tila dans la leacutegende Les hommes agrave tecircte de chien figuraient depuis lrsquoAntiquiteacute parmi les laquo peuples monstrueux raquo que lrsquoon imaginait vivre en Extrecircme-Orient en Inde11 Plus tard ils sont parfois mentionneacutes parmi les peuples enfermeacutes par Alexandre le Grand derriegravere le Caucase12 Or degraves le Ve siegravecle on imagine que les Huns font preacuteciseacutement partie de ces laquo nations perverties par Satan raquo repreacutesen-teacutees par Gog et Magog qui sortiront de derriegravere le Caucase agrave la fin des temps13

Quoiqursquoil en soit au XIIIe siegravecle le chroniqueur florentin Robert Malaspina attribue deacutejagrave agrave Attila des oreilles de chien laquo Cet Attila flagellum Dei avait la tecircte chauve et des oreilles comme un chien raquo14 Mais il ne parle point de la leacutegende de lrsquoaccouplement avec le leacutevrier De mecircme le chroniqueur de Padoue Rolandino parle drsquolaquo Attila le chien raquo agrave propos du sac de la ville au milieu du XIIIe siegravecle15

Curieusement le laquo pegravere raquo drsquoAttila le leacutevrier joue un rocircle ambigu dans notre reacutecit Tout drsquoabord le leacutevrier au Moyen Acircge jouissait drsquoun statut speacutecial parmi

11 Voir C Lecouteux laquo Les Cynoceacutephales Eacutetude drsquoune tradition teacuteratologique de lrsquoAntiquiteacute au XIIe s raquo Cahiers de civilisation meacutedieacutevale 24 (1981) p 117-128 R Wittkower LrsquoOrient fabu-leux trad de lrsquoanglais par M Hechter Paris 1991

12 A R Anderson Alexanderrsquos Gate Gog and Magog and the inclosed Nations Cambridge Mass 1932 p 55

13 Ibid p 16-25 14 Malaspina c XXII eacuted Muratori Rerum Italianorum Scriptores VIII p XXII Questo At-

tile flagellum Dei avea la testa calva e gli orecchi a modo di cane15 Rolandino Cronica p 123-124 Et duravit hec rapacitatis insanies fere per dies octo ita

quod hiis diebus fuit nobilis illa civitas paduana pauperior quam eo tempore quo ab Athilla destructa canino translata mutavit locum

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les chiens Au milieu du XIIIe siegravecle Vincent de Beauvais classe les chiens en trois cateacutegories chiens de chasse chiens de garde et leacutevriers qui sont les plus nobles les plus eacuteleacutegants les plus rapides agrave la course les meilleurs agrave la chasse16 Animal eacutetroitement associeacute agrave lrsquoaristocratie agrave la noblesse le leacutevrier a une place preacutepondeacuterante dans lrsquoheacuteraldique17 Bien que chiens de chasse on sait que les leacutevriers pouvaient habiter avec leur maicirctre rester dans son intimiteacute Dans le roman de Partonopeus de Blois (av 1188) Partonopeus rentrant au chacircteau apregraves la chasse renvoie ses chiens sauf deux leacutevriers qursquoil garde aupregraves de lui Auques li tolent son enui (v 860) Dans le mecircme roman le jeune Anseau ayant sauveacute un leacutevrier dans un naufrage lrsquoadopte et le prend toujours avec lui

Il iert si dous en compaignieChier lrsquoavoie comme ma vieO moi estoit o moi couchoitO moi erroit o moi guaitoitEt si prenoit char chascun jourEt o moi traioit la dolour18

Ainsi la cohabitation du leacutevrier avec la princesse dans notre leacutegende cor-respond agrave la reacutealiteacute

Par comparaison avec la jeune fille et sa nature amoureuse le leacutevrier de la leacutegende apparaicirct plutocirct comme une victime Sa couleur blanche suggegravere drsquoembleacutee son innocence ce nrsquoest pas lui qui prend lrsquoinitiative de srsquounir avec la princesse et enfin il subit un veacuteritable martyre Le texte en prose preacutecise que laquo la demoiselle eacutetait eacutechauffeacutee par la luxure elle tourna son ventre vers le leacutevrier raquo La mort tragique du leacutevrier jeteacute dans le fosseacute fait penser agrave la mort injuste du laquo saint raquo leacutevrier Guinefort19 bien qursquoil nrsquoy ait aucune relation entre les deux leacutegendes

Lrsquoaccouplement drsquoun humain avec un animal est un motif preacutesent dans di-verses traditions anciennes et folkloriques Ce thegraveme figure dans les leacutegen-

16 Vincent de Beauvais Speculum naturale XIX c XVI17 P Millet Le chien heacuteraldique dans lrsquoarmorial europeacuteen Puiseaux Pardegraves 199518 Partonopeu de Blois eacuted J Gildea Villanova Penn 1967-1970 v 500-50519 Exemplum drsquoEacutetienne de Bourbon (milieu du XIIIe siegravecle) eacuted Lecoy de la Marche Anecdo-

tes historiques leacutegendes et apologues tireacutes du recueil ineacutedit drsquoEacutetienne de Bourbon dominicain du XIIIe siegravecle Paris 1877 p 325-328 voir J-C Schmitt Le saint leacutevrier Guinefort gueacuterisseur drsquoen-fants depuis le XIIIe siegravecle Paris Flammarion 1979

67La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

des geacuteneacutealogiques de peuples turcs attesteacutees degraves le VIe siegravecle Selon les livres chinois Wei shou (ch CII) et Pei shi (ch LXXXVI) le peuple Kao-chrsquoecirc a pour ancecirctre une jeune fille et un loup Un chef des Hsiung-nu avait deux filles agrave cause de leur beauteacute il les destinait agrave devenir des femmes du Ciel et les en-ferma dans une tour La quatriegraveme anneacutee un loup apparut au sommet de la tour la fille cadette comprit que crsquoeacutetait un animal sacreacute envoyeacute du Ciel Elle devint sa femme leurs descendants sont les Kao-chrsquoecirc20 Alexander Krappe a recenseacute une seacuterie de leacutegendes ndash bulgare turque chinoise aiumlnou mais aussi es-quimau indienne et autres ndash qui mettent en scegravene lrsquounion drsquoune femme avec un animal en particulier avec un chien21 La transmission de contes asiatiques aux auteurs occidentaux est pourtant difficile agrave imaginer Sans chercher aus-si loin il srsquoen trouve aussi des exemples dans la litteacuterature meacutedieacutevale dans la Premiegravere Continuation du Perceval Carados force son pegravere le magicien Eliau-regraves agrave srsquoaccoupler successivement avec une levrette une truie et une jument La levrette donne naissance agrave un chien nommeacute Guinalot fregravere de Carados

La levrette avec laquelle il couchaEn a conccedilu un chienQui fut appeleacute Guinalot Crsquoeacutetait le fregravere de Carados22

Quel est donc le sens de lrsquoorigine bestiale drsquoAttila Il va de soi qursquoelle devait souligner la monstruositeacute du personnage et par contraste exalter la valeur de ses ennemis deacutefenseurs du christianisme et de lrsquoItalie Selon une antique tradition les Huns seraient les descendants des sorciegraveres goths chasseacutees loin de leur peuple et feacutecondeacutees par des deacutemons (laquo esprits immondes raquo) Drsquoapregraves le reacutecit drsquoOrose rapporteacute par Jordanegraves Filimer roi des Goths deacutecouvrit par-mi eux en Scythie des magiciennes appeleacutees laquo haliarunnes raquo (haliurumnas) Il les chassa et les condamna agrave errer dans une contreacutee deacutesertique Crsquoest alors que des laquo esprits immondes raquo qui y vagabondaient srsquoaccouplegraverent avec elles

20 Voir M Dobrovits laquo Maidens Towers and Beasts raquo dans The Role of the Women in the Al-taic World V Veit ed Wiesbaden Harrassovitz Verlag 2007 (Asiatische Forschungen 152) p 47-55 qui se reacutefegravere aux travaux de B Oumlgel Tuumlrk Mitolojisi I Ankara 1971

21 A H Krappe laquo La leacutegende de la naissance miraculeuse drsquoAttila roi des Huns raquo Le Moyen Acircge 41 (1931) p 96-104

22 The Continuations of the Old French ldquoPercevalrdquo of Chreacutetien de Troyes The First Continua-tion eacuted W Roach Philadelphia 1949-1955 v 6201-6204

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Puis elles donnegraverent naissance laquo agrave cette race barbare entre toutes qui drsquoabord se cantonna dans le marais rabougrie hideuse et cheacutetive une race drsquohom-mes pour ainsi dire dont on ne parlait dans aucune autre langue que dans ce qui leur tenait lieu de langage humain raquo23 Dans lrsquohistoriographie meacutedieacutevale hongroise ougrave Attila et les Huns reccediloivent une repreacutesentation positive cette leacute-gende de lrsquoorigine deacutemoniaque est reacutefuteacutee agrave force drsquoarguments scripturaires et rationnels Citant les versets de Luc laquo un esprit nrsquoa ni chair ni os raquo (2439) et de Jean laquo ce qui est neacute de la chair est chair et ce qui est neacute de lrsquoesprit est esprit raquo (3 6) Simon de Keacuteza (vers 1282-1285) affirme contraire agrave la nature et agrave la veacute-riteacute lrsquoideacutee que les esprits puissent engendrer puisqursquoils ne sont pas pourvus drsquoorganes naturels Ainsi il est eacutevident que les Hongrois (Huns) descendent drsquoun homme et drsquoune femme comme les autres nations du monde24

La theacuteorie de la geacuteneacuteration deacutemoniaque des Huns est bien connue au Moyen Acircge apregraves 1230 le thegraveme disparaicirct des deacutebats theacuteologiques mecircme si les trai-teacutes deacutemonologiques le citent de nouveau au XVe et au XVIe siegravecle (tel Jean Wier De prestigiis daemonorum Bacircle 1583)25

Dans notre leacutegende la procreacuteation bestiale remplace lrsquoascendance deacutemonia-que Au Moyen Acircge on croyait en la possibiliteacute drsquounions fertiles entre becirctes et humains les fruits de telles unions des hybrides furent consideacutereacutes comme des monstres Aux XIIIe et XIVe siegravecles les monstres reacutesultats drsquoune trans-gression sont les incarnations favorites du Diable26 Ajoutons que selon cer-tains theacuteologiens meacutedieacutevaux les enfants monstrueux neacutes de rapports bestiaux ne peuvent pas recevoir le baptecircme27 De cette faccedilon Attila un ecirctre hybride se trouve autant que faire se peut exclu du monde chreacutetien Plus concregravetement le motif de lrsquoorigine canine drsquoAttila semble ecirctre lieacute agrave lrsquoassimilation des paiumlens aux

23 Jordanegraves Histoire des Goths sect XXIV Introduction trad et notes drsquoO Devilliers Paris Les Belles Lettres 1995 p 48-49 texte lat eacuted Th Mommsen Monumenta Historiae Germanica Auctores Antiquissimi V1 p 89

24 Simon de Keacuteza Gesta Hungarorum eacuted A Domanovszky Scriptores rerum Hungaricarum tempore ducum regumque stirpis Arpadianae Gestarum t I Budapest 1937 p 141-142 Voir E Bozoky laquo La repreacutesentation ideacuteale drsquoAttila et de son royaume dans lrsquohistoriographie meacutedieacutevale de Hongrie raquo dans Royauteacutes imaginaires (XIIe-XVIe siegravecles) textes reacuteunis par A-H Allirot G Lecuppre et L Scordia Turnhout Brepols 2005 p 19-31

25 Voir M Van der Lugt Le ver le deacutemon et la Vierge Les theacuteories meacutedieacutevales de la geacuteneacuteration extraordinaire Paris Les Belles Lettres 2004 p 254 257 296 347 505

26 Ch Ferlampin-Acher Feacutees bestes et luitons Paris 2002 p 295-29627 M Van der Lugt laquo Lrsquohumaniteacute des monstres et leur accegraves aux sacrements dans la penseacutee

meacutedieacutevale raquo dans Monstre et imaginaire social Approches historiques dir A Caiozzo et A-E Demartini Paris Creaphis 2008 p 147

69La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

chiens Lrsquoorigine de la meacutetaphore chienspaiumlens se trouve dans lrsquoAncien Testa-ment (Psaume LIX = Vulgate LVIII) les paiumlens sont compareacutes aux chiens qui rocircdent autour de la ville en aboyant Les auteurs chreacutetiens commentent sur-tout un passage de lrsquoEacutevangile de Matthieu (XV 21-28) ougrave les Cananeacuteens sont assimileacutes agrave des chiens Apregraves Tertullien Lactance Augustin et Jeacuterocircme lrsquousage de cette meacutetaphore se reacutepand au Moyen Acircge28 non seulement dans la litteacutera-ture theacuteologique mais aussi dans les chansons de geste et ceci jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge Notre leacutegende donne corps ndash litteacuteralement ndash agrave cette meacutetaphore par le motif de la naissance drsquoAttila personnage repreacutesentant le paiumlen par ex-cellence et de surcroicirct dans la Guerra drsquoAttila le paiumlen mahomeacutetan tout cela situeacute dans une veacuteritable ambiance de croisade

Avant drsquoexaminer lrsquoarriegravere-plan ideacuteologique et politique de la leacutegende nous devons jeter un regard sur le dernier eacuteleacutement constitutif du reacutecit agrave savoir lrsquoexplication laquo rationaliste raquo - en fait hypocrite ndash donneacutee par un sage ou par un Juif sage de lrsquoaspect canin drsquoAttila Il srsquoagit de la theacuteorie de lrsquoinfluence de lrsquoimagination sur le fœtus ndash appeleacutee theacuteorie laquo imaginationiste raquo ou laquo imagi-niste raquo Elle est attesteacutee chez les philosophes antiques Ainsi le pseudo-Plutar-que rapporte lrsquoopinion drsquoEmpeacutedocle (Ve siegravecle av J-C) selon laquelle lrsquoimagi-nation de la femme joue un rocircle lors de la conception laquo souvent des femmes ont eacuteteacute amoureuses drsquoimages et de statues et ont enfanteacute des enfants sembla-bles agrave icelles raquo29 De mecircme Pline lrsquoAncien affirme que laquo les ressemblances du fœtus tiennent agrave lrsquoimagination au moment de la conception raquo30 Les auteurs meacutedieacutevaux laquo considegraverent que lrsquoimage imprimeacutee dans lrsquoesprit visuel ou lrsquoesprit fantastique dans le cerveau se propage agrave travers le corps et infecte enfin la se-mence raquo 31 Ils se reacutefegraverent le plus souvent au reacutecit biblique de Laban et de Jacob (Genegravese XXX et XXXI) Dans notre leacutegende cette justification savante est censeacutee disculper la princesse et surtout induire en erreur son mari Il nrsquoest pas eacutetonnant que dans la version de la Guerra drsquoAttila lrsquoexplication fallacieuse vienne drsquoun Juif personnage consideacutereacute comme eacuteminemment pervers

28 Voir G Buumlhrer-Thierry laquo Des paiumlens comme chiens dans le monde germanique et slave du haut Moyen Acircge raquo dans Impies et paiumlens entre Antiquiteacute et Moyen Acircge dir L Mary et M Sot Paris Picard 2002 p 175-187

29 Ps-Plutarque De lrsquoopinion des philosophes livre V ch XII30 Pline lrsquoAncien Histoire naturelle livre VII X 231 Voir M Van der Lugt op cit p 128

70 Edina Bozoky

Bien que certains motifs de la leacutegende aient incontestablement une allure folk-lorique leurs sources ne peuvent pas ecirctre identifieacutees Par ailleurs lrsquoutilisation de ces motifs est quelque peu biaiseacutee dans les contes folkloriques ce sont les en-fants supposeacutement bestiaux qui sont destineacutes agrave mourir ou qui sont transformeacutes en animaux tandis qursquoici crsquoest le geacuteniteur animal qui est mis agrave mort En ce qui concerne lrsquoauteur de la Guerra selon ses propres dires il nrsquoa pas puiseacute ses mateacute-riaux dans des contes oraux au contraire il affirme avoir chercheacute des eacutecrits sur Attila dans le Frioul en Istrie en Chalor dans La Marche et en Lombardie

In Friul me sui peneacutez in lrsquoIstrie et in ChalorIn la Marccedilhe et in Lomgbardie et in mant terres et bor Por atrover li escript de Atille et la flor Et quant nrsquoai trouvez in longaccedile FranchorLrsquooie tot translateacute (ch XVI v 6089-6096)

Il preacutetend mecircme qursquoil a trouveacute dans le Frioul une histoire en franccedilais et en bourguignon il parle drsquoune histoire vraie qui aurait eacuteteacute eacutecrite en latin par un certain Thomas drsquoAquileacutee scribe du patriarche Nichete (ch V)

Lrsquoistoire vos dirai si con script NicolaisQue la veraie ystoire in croniche atrovaisE sor un bon auctor que fist un clers veraisQue nez fu drsquoAquillee li son non fu ThomaisDou patriarccedilhe Nichete fu scriban au palais I lrsquoa script in latin au temps de li forfais (ch V v 452-457)

Le caractegravere fictif de ces indications est tout agrave fait probable Le contexte ideacuteologique et politique de la composition de notre leacutegende est complexe Tout drsquoabord la mauvaise image du roi hongroishun peut srsquoexpliquer au moins en partie par les conflits drsquointeacuterecircts qui opposaient Venise et le roi de Hongrie Louis drsquoAnjou en particulier en Dalmatie En 1358 Venise a ducirc renoncer ndash provisoirement ndash agrave cette reacutegion Raffaino de Caresini parlant en 1373 des deacutevastations de Louis drsquoAnjou dans le Frioul srsquoeacutetonne de la barba-rie drsquoun tel roi laquo qui descend non pas drsquoAttila flagellum Dei mais du roi tregraves chreacutetien de France raquo 32

32 Raffaino de Caresini Chronica eacuted E Pastorello Rerum Italicarum Scriptores XII Cittagrave di Castello 1942 p 22

71La naissance drsquoAttila dans la litteacuterature meacutedieacutevale franco-italienne

Mais le regain de populariteacute litteacuteraire drsquoAttila preacutesenteacute comme un ennemi paiumlen assimileacute aux Sarrasins srsquoexplique avant tout par lrsquoatmosphegravere geacuteneacuterale qui reacuteactualise lrsquoideacutee de croisade Elle se reflegravete aussi dans un certain nombre de chansons de geste tardives laquo textes nourris du recircve de croisade qui hante le XIVe siegravecle raquo 33 Dans la Guerra drsquoAttila le roi Attila est clairement assimileacute aux Sarra-sins mahomeacutetans et le thegraveme principal de lrsquoeacutepopeacutee est la deacutefense du christianis-me contre les destructeurs paiumlens deacutesigneacutes comme laquo mahomeacutetans raquo La guerre meneacutee par Attila nrsquoa drsquoautre but que lrsquoaneacuteantissement du christianisme Agrave cette eacutepoque Attila est devenu une figure cristallisant les craintes et les obsessions face agrave lrsquoEnnemi embleacutematique qui est le Sarrasin musulman Pour lrsquoauteur de lrsquoeacutepopeacutee peu importe que Mahomet ait veacutecu au VIIe siegravecle et Attila au Vehellip

Avec lrsquoavanceacutee menaccedilante des Turcs ottomans aux siegravecles suivants une ver-sion abreacutegeacutee de la Guerra drsquoAttila connaicirct une veacuteritable diffusion populaire gracircce agrave des poegravemes et des livrets imprimeacutes En 1472 on publie agrave Venise un Libro drsquoAttila34 poegraveme italien qui se reacutepand en Italie du Nord au XVIe siegravecle Plusieurs strophes chantent lrsquohistoire de la naissance drsquoAttila sur le ton drsquoune rhapsodie populaire (III-XII) La fille du roi de Hongrie est qualifieacutee de laquo belle comme lrsquoeacutetoile du matin au ciel raquo (una figliuola tanto bella Quanto egrave nel ciel la mattutina stella) Son pegravere lrsquoenferme dans une tour avec le petit chien

Ed in sua compagnia un cagnolettoLe diede acciograve seco si trastullasse Ma la fanciulla il prese un di nel lettoE come non so dir lrsquoaccarezzasseSo ben che ne segui un i tristo effetto Perchegrave ella di lui pregna restasse Si dice ma perograve comunque sia Vrsquoegrave chi la crede e chi lrsquoha per bugia

Quand le pegravere apprend que sa fille est tombeacutee enceinte il eacuteprouve une telle colegravere qursquoil maudit le ciel les eacutetoiles et le soleil Il marie sa fille agrave un noble che-valier riche gentil drsquoun haut et grand lignage

33 C Roussel laquo Lrsquoautomne de la chanson de geste raquo Cahiers de recherche meacutedieacutevale 12 (2005) p 15-28 ici p 26

34 Attila flagellum Dei Poemetto in ottava rima riprodotto sulle antiche stampe eacuted A drsquoAn-cona Pise Tipografia Nistri 1864

72 Edina Bozoky

En Italie les eacuteditions nombreuses de livrets de colportage teacutemoignent de la populariteacute de lrsquohistoire fabuleuse de la vie et des actions drsquoAttila jusqursquoau XIXe siegravecle Leur plus grande vogue se situe entre 1490 et 1510 Fabriqueacutes dans les ate-liers typographiques de Venise ou de ses possessions de terre ferme (Treacutevise) ces livrets comprennent entre 18 et 52 feuillets et sont orneacutes en geacuteneacuteral drsquoune seule xylographie emprunteacutee agrave lrsquoillustration drsquoautres textes litteacuteraires 35 Leur succegraves srsquoexplique en partie par la vocation de Venise dans la deacutefense de lrsquoOcci-dent face agrave lrsquoennemi ottoman (musulman) dont Attila repreacutesentait lrsquoarcheacutetype

En 1565 est reacutedigeacutee lrsquoadaptation en prose de la premiegravere partie de la Guer-ra drsquoAttila par Giovan Maria Barbieri (1519-1574) important philologue sous le patronage drsquoAlfonso drsquoEste Le texte est publieacute agrave Ferrare en 1568 puis agrave Venise en 1569 Sebastiano Erizzo (1525-1595) insegravere une nouvelle in-tituleacutee Del nascimento di Attila re degli Ungheri dans son recueil Le sei gior-nate (1567)36 De mecircme le thegraveme de lrsquoengendrement drsquoAttila par un chien apparaicirct dans le folklore du Frioul et de lrsquoIstrie37 probablement sous lrsquoeffet de la litteacuterature de colportage

La leacutegende de lrsquoorigine canine drsquoAttila a influenceacute sa repreacutesentation sur les meacutedailles et gravures du XVe au XVIIIe siegravecle Attila y est figureacute le plus sou-vent avec un visage humain mais pourvu drsquooreilles pointues de chien38

35 Voir A Grossi laquo Attila nelle opere a stampa del XVI-XIX secolo raquo dans Attila e gli Unni Mostra itinerante [catalogue] LrsquoErma di Bretschneider 1996 p 123-132 P Devilla laquo Attila fla-gellum Dei in alcune incisioni dal XV al XIX secolo raquo ibid p 132-138 A R Girard laquo Un Attila de papier raquo dans Attila Les influences danubiennes dans lrsquoouest de lrsquoEurope au Ve siegravecle Textes reacuteunis et preacutesenteacutes par J-Y Marin [catalogue] Caen Museacutee de Normandie 1990 p 148-152

36 S Erizzo Le sei giornate Rome Salerno 1977 p 314-31537 Voir A von Mailly Leggende del Friuli e delle Alpi Giulie Gorizia 19863 A Brioni laquo La leg-

genda di Attila con speciale riferimento allrsquoIstria raquo Studi Goriziani 6 (1928) p 49-70 38 Voir E Babelon laquo Attila dans la numismatique raquo Revue numismatique 1914 p 315-316

Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

Krisztina HorvaacutethUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest

Nous avons eu lrsquooccasion dans un ouvrage paru sous la direction de Kata-lin Halaacutesz1 de proposer une eacutetude comparative de certains lais de Marie de France qui ne reacutepondent pas agrave lrsquoappellation de laquo lai breton raquo autrement dit qui dans la classifi cation critique traditionnelle nrsquoentraient pas dans la prestigieu-se cateacutegorie des lais arthuriens ne veacutehiculant pas agrave premiegravere vue les thegravemes et motifs de la fameuse laquo matiegravere roulante raquo dite de Bretagne

Longtemps ces textes se sont contenteacutes du modeste titre de laquo lais narratifs raquo ou laquo courtois raquo puis la critique y a revisiteacute la part du merveilleux consideacutereacute dans ses diffeacuterents aspects tant dans ses manifestations laquo au degreacute zeacutero raquo ndash preacutesence ou non de motifs2 merveilleux ndash que plus geacuteneacuteralement dans la theacute-matique merveilleuse3 apparemment priveacutee de tout eacuteleacutement surnaturel laquo vi-deacutee raquo des motifs merveilleux Outre la diversiteacute theacutematique on a reacutecemment observeacute lrsquoeacutetonnante uniteacute estheacutetique de lrsquoœuvre de Marie de France laquo briegrave-veteacute raquo traduisant lrsquointensiteacute des eacutemotions et sobrieacuteteacute deacutelibeacutereacutee qui relegraveve de lrsquoestheacutetique du conte sont les cleacutes du charme de ces textes et de leur reacuteputation durable ainsi que lrsquoa fort bien montreacute Philippe Meacutenard4

Au cœur de ces contes on lrsquoa maintes fois dit se trouve lrsquoaventure mer-veilleuse qui prend le plus souvent la forme drsquoune rencontre amoureuse

1 laquo Les complexes de Marie de France raquo Eacutetudes de litteacuterature meacutedieacutevale Studia Romanica de Debrecen Series Litteraria fasc XXII Debrecen 2000 p 47-63

2 A titre drsquoexemple citons lrsquoarticle de Franccedilois Suard laquo Lrsquoutilisation des eacuteleacutements folklori-ques dans le lai du Frecircne raquo Cahiers de Civilisation Meacutedieacutevale 1978 p 43-52

3 Voir lrsquoeacutetude de Christine Martineau-Geacutenieys laquo La merveille du Frecircne raquo dans Hommage agrave Jean Dufournet Paris Champion 1993 t II p 925-939

4 Philippe Meacutenard Les Lais de Marie de France contes drsquoamour et drsquoaventure du moyen acircge Paris PUF 1979

74 Krisztina Horvaacuteth

Au centre des lais laquo non feacuteeriques raquo de Marie de France se retrouvent avec une eacutetonnante constance les peacuteripeacuteties drsquoun amour laquo probleacutematique raquo deacute-chireacute et douloureux ougrave les cœurs ne vibrent pas toujours agrave lrsquounisson et ougrave les conflits sont surtout inteacuterieurs la fideacuteliteacute eacuteprouvante et la jalousie cruelle et destructrice Nous avons deacutegageacute de ces amours tumultueuses quelque chose qui ressemble fort agrave ce que la critique du vingtiegraveme siegravecle appelle laquo un mythe personnel raquo (pour parler de meacutetaphores obseacutedantes) et par lagrave mecircme nous avons tenteacute de veacuterifier agrave quel point ces cateacutegories de la critique moderne sont pertinentes pour lrsquoœuvre drsquoun auteur du XIIe siegrave-cle dont la personnaliteacute se deacuterobe toujours agrave nous mais qui agrave la lumiegravere drsquoeacutetudes plus reacutecentes nous paraicirct de plus en plus laquo moderne raquo authenti-que et reacutealiste Ses choix tels que les donnent agrave voir la composition concise et preacutecise des textes trahissent certaines preacuteoccupations psychologiques ou sentimentales bien identifiables

Nous nous proposons aujourdrsquohui de preacutesenter un travail drsquoapprofon-dissement seacutemantique reacutealiseacute sur la base de reacutesultats drsquoun recoupement de diffeacuterents releveacutes de motifs et de thegravemes confronteacutes agrave des theacuteories anthro-pologiques et psychanalytiques plus reacutecentes portant sur la parenteacute et plus preacuteciseacutement sur lrsquoinceste

Apregraves tant de deacutebats de critiques formuleacutees agrave lrsquoencontre des systegravemes de classification ndash que ce soit celle des contes-types ou celle des motifs narra-tifs ndash le conte reste toujours la grande affaire des meacutedieacutevistes et ceci depuis les premiegraveres collectes voici donc pregraves de deux siegravecles Il nrsquoen est que drsquoautant plus regrettable que certaines questions drsquoordre meacutethodologique concer-nant le rapprochement la confrontation la comparaison du conte et du reacute-cit meacutedieacuteval nrsquoaient toujours pas trouveacute de reacuteponses satisfaisantes Avant que le meacutedieacutevisme ne srsquoen trouve quelque peu rougissant nous aimerions rappe-ler quelques constats relatifs agrave la meacutethodologie des rapprochements theacutemati-ques5 constats accablants faits par Anita Guerreau-Jalabert qui allait publier une deacutecennie plus tard une nouvelle ramification des index laquo aarnethompso-niens raquo existants Dans lrsquoarticle citeacute lrsquoauteur observe preuves agrave lrsquoappui

La redondance du catalogue et la liste longue mais en partie reacutepeacutetitive des motifs

Le caractegravere souvent vague de lrsquoindex matriciel

5 Anita Guerreau-Jalabert laquo Romans de Chreacutetien de Troyes et contes folkloriques Rappro-chements theacutematiques et observations de meacutethode raquo dans Romania No104 1983 p 1-48

75Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

Le caractegravere approximatif de certains motifs ducirc en partie agrave un manque de deacutefinition en compreacutehension et en extension de certains drsquoentre eux Il en est ainsi par exemple du motif de lrsquointerdit ou de lrsquoAutre Monde notions rele-vant eacutevidemment du merveilleux entiteacute srsquoaveacuterant elle-mecircme par la suite fort probleacutematique En effet si lrsquoon souhaitait par exemple prendre pour base la reacutepartition theacuteorique todorovienne dont les critegraveres deacutecisifs sont disposition mentale et reacuteaction affective du reacutecepteur tregraves vite le critique meacutedieacuteviste se heurterait agrave des obstacles de fait comme par exemple lrsquoeacuteloignement temporel et le contexte ideacuteologique ndash disons pour simplifier ndash chreacutetien qui excluraient drsquoembleacutee la possibiliteacute drsquoune adheacutesion inconditionnelle agrave la reacutealiteacute du pheacuteno-megravene merveilleux Par la suite certains critiques comme Francis Dubost ont laquo coupeacute le nœud gordien raquo en preacutefeacuterant appeler fantastiques les pheacutenomegravenes merveilleux ndash ceux donc relevant de lrsquoalteacuteriteacute ndash qui ont pu ecirctre observeacutes dans le corpus meacutedieacuteval

Le quatriegraveme point de la critique drsquoAnita Guerreau-Jalabert visait la do-cumentation trop eacutetroitement anglo-saxonne et surtout ameacutericaine agrave laquel-le Stith Thompson limitait son enquecircte Lrsquoinsuffisance de la prise en compte de la litteacuterature critique allemande et franccedilaise explique en effet que certains motifs qui nous tiennent agrave cœur ndash tel que le combat pour lrsquoeacutepervier la chasse au blanc cerf ou le don contraignant lrsquoentreacutee du heacuteros agrave cheval dans un palais ou encore le verger drsquoamour (jardin ndash lieu de rencontre entre lrsquohomme et la femme) soient passeacutes presque inaperccedilus

Enfin lrsquousage du motif-index est jugeacute probleacutematique car derriegravere lrsquoen-semble apparemment laquo rigoureusement ordonneacute raquo se dessine un systegraveme trop compliqueacute de renvois et laquo une inorganisation fondamentale raquo due en partie agrave lrsquoinsuffisance de la reacuteflexion theacuteorique portant sur la deacutefinition mecircme de ce que sont un laquo motif raquo et la laquo folk-literature raquo En reacutesultent des laquo hasards de lecture raquo le choix discutable du corpus mecircme et laquo lrsquoeacutemiette-ment des contenus narratifs raquo qui consiste agrave voir apparaicirctre une mecircme seacute-quence narrative avec des deacutefinitions tantocirct diffeacuterentes tantocirct redondan-tes Ainsi par exemple pouvons-nous faire correspondre agrave lrsquoanneau dans Yvain ou le chevalier au lion une dizaine de motifs reacutepartis dans plusieurs seacuteries numeacuteriques

Le verdict est assez seacutevegravere laquo La vaste typologie qui preacutetend organiser cette volumineuse mais informe matiegravere elle ne pouvait difficilement ecirctre autre chose qursquoun assemblage de fiches de lecture tant bien que mal regrou-peacutees en quelques seacuteries theacutematiques raquo Lrsquoauteure drsquoen conclure agrave lrsquoinaptitu-

76 Krisztina Horvaacuteth

de du motif agrave rendre compte des thegravemes drsquoun texte donneacute et au laquo caractegravere eacuteclateacute de ce mateacuteriau raquo qui le rend comparable agrave un puzzle

Crsquoest suite agrave ces observations qursquoelle a publieacute son propre index6 se pliant en quelque sorte agrave une laquo mauvaise coutume raquo ou si lrsquoon preacutefegravere agrave un consensus scientifique mecircme si laquo lrsquoincoheacuterence du Motif-Index est incontestable raquo et si laquo on peut regretter qursquoil ait servi de base confiante agrave drsquoautres chercheurs raquo7 Il faut reconnaicirctre que les reacuteameacutenagements ulteacuterieurs des catalogues de conte ndash gracircce agrave leur double voire triple systegraveme drsquoentreacutees ndash tiennent compte en partie des critiques formuleacutees preacuteceacutedemment8

Finalement nous nrsquoavons peut-ecirctre pas agrave rougir tant que cela de nos problegrave-mes de meacutedieacutevistes agrave en croire Josiane Bru9 il semblerait que les folkloris-tes eacuteprouvent des difficulteacutes intellectuelles et pratiques similaires aux nocirctres quand il srsquoagit drsquointeacutegrer agrave une classification existante des collectes enregis-treacutees plus reacutecemment (depuis les anneacutees 1960 ) tellement serait grande la dis-pariteacute entre la typologie des analystes et la typologie autochtone Si bien que Josiane Bru avoue par exemple ne reacutepertorier que les contes deacutejagrave transcrits et publieacutes afin de laquo preacuteserver la coheacuterence raquo du catalogue existant ndash agrave enten-dre comme laquo recensement de contes seacutepareacutes du reste de la parole conteuse raquo contes dont Josiane Bru nous rappelle que ce laquo sont des moments de parole coheacuterents mais isoleacutes de leur contexte drsquoeacutenonciation raquo Le document sonore nrsquoest donc tout simplement pas laquo aarnethompsonable raquo et seule lrsquoest la trans-cription steacuteriliseacutee deacutepouilleacutee notamment de lrsquointention du conteur et en geacute-neacuteral de tous les eacuteleacutements qui relegravevent de la performance et peuvent fonda-mentalement modifier la tonaliteacute voire le genre du reacutecit

Que pourrions-nous dire alors nous meacutedieacutevistes du texte litteacuteraire ma-nuscrit de cette laquo manuscriture raquo qui tout autant que le conte est parole conteuse isoleacutee de son contexte drsquoeacutenonciation Nrsquoest-elle peut-ecirctre pas mecircme encore beaucoup plus isoleacutee que la performance orale contemporaine Si les

6 Anita Guerreau-Jalabert Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers (xiie-xiiie siegravecles) Genegraveve Droz laquo Publications romanes et franccedilaises raquo CCII 1992

7 Jean-Jacques Vincensini Motifs et thegravemes du reacutecit meacutedieacuteval Nathan 2000 p 478 Hans-Joumlrg Uther The Types of International Folktales A Classification and Bibliography

Based on the System of Antti Aarne and Stith Thompson FF Communications no 284-286 Hel-sinki Suomalainen Tiedeakademia 2004

9 Josiane Bru laquo Le repeacuterage et la typologie des contes populaires Pourquoi Comment raquo Bulletin de liaison des adheacuterents de lrsquoAFAS [En ligne] 14 | 1999 mis en ligne le 01 octobre 1999 consulteacute le 01 feacutevrier 2011 URL httpafasrevuesorg319

77Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

catalogues existants ne peuvent ecirctre consideacutereacutes tout au plus que comme des grammaires ndash il serait plus judicieux de dire des dictionnaires ndash refleacutetant donc un eacutetat de la langue et non pas de la parole peut-on espeacuterer une ameacute-lioration fonctionnelle de ces outils tout comme le folkloriste espegravere que de nouveaux critegraveres drsquoentreacutee seront conccedilus Est-il vrai ou toujours vrai qursquolaquo une indexation satisfaisante [ne] devrait reacutesulter en theacuteorie que de lrsquoin-terpreacutetation deacutetailleacutee et globale des reacutecits raquo

Premier constat une telle interpreacutetation ndash en supposant mecircme qursquoelle puis-se exister ndash ne rendrait compte que du seul texte litteacuteraire individuel Au lieu donc de permettre des croisements des recoupements etc cette interpreacuteta-tion ne ferait qursquoisoler le texte en introduisant chaque fois de nouveaux critegrave-res ou pis encore des types ou des motifs ineacutedits

Rappelons deuxiegravemement que le sens drsquoun reacutecit ne reacuteside aucunement dans lrsquoassemblage de ses seacutequences mais dans leur articulation Dans le contexte folklorique lrsquoarticulation des motifs donne les contes-types mais le texte lit-teacuteraire est quant agrave lui absolument irreacuteductible agrave des reacutecits-types ndash reacuteduction agrave laquelle lrsquoIndex des motifs narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers ne srsquoessaie pas bien entendu mais au lieu de laquelle il propose ndash com-me le font plusieurs ouvrages similaires ndash un releveacute dans lrsquoordre de chaque texte des motifs retenus Cet index inverse facilite lrsquoaccegraves au corpus ce qui suffit agrave expliquer le recours agrave ce genre de redistribution dans les outils folklo-riques correspondants Un tel releveacute par vocables (subjects) facilite ainsi la cir-culation dans la derniegravere eacutedition du Types of the Folktale Malheureusement agrave lrsquousage la consultation de ces redistributions srsquoavegravere quelque peu deacutecevante crsquoest ce que nous aimerions illustrer dans ce qui suit par lrsquoexemple de quelques lais de Marie de France

Il nous semble que nous sommes aujourdrsquohui en mesure drsquoeacutetoffer un peu plus la laquo seacutequence steacutereacuteotypeacutee raquo que nous avons choisi de surnommer le laquo com-plexe de Griseacutelidis raquo Pour ce faire nous avons encore une fois pris drsquoassaut les index de motifs et autres catalogues de contes-types nous deacutetachant de la ca-teacutegorie des contes merveilleux pour examiner une autre branche du folklore qui dans la plupart des catalogues de ce genre sera proposeacutee dans un volume diffeacuterent de celui des contes de feacutee souvent tout simplement parce que le tra-vail drsquoenregistrement (laquo aarnethompsonisation raquo ) des recueils procegravede systeacute-matiquement par genres folkloriques Ainsi le Delarue-Tenegraveze10 tout comme

10 Les deux mille pages de la derniegravere eacutedition de cet ouvrage tiennent en un seul volume repre-

78 Krisztina Horvaacuteth

le catalogue hongrois de Kriza Ildikoacute ne recense que dans les derniers volu-mes les contes dits laquo reacutealistes raquo (ou laquo contes-nouvelles raquo pour le catalogue hon-grois) parmi lesquels se trouve le conte-type AT 900 King Trushbeard (Le ti-tre hongrois du conte Rigoacutecsőr kiraacutely vient de lrsquoallemand Koumlnig Drosselbart)

Pour le catalogue Delarue-Tenegraveze il srsquoagit des diffeacuterentes versions de laquo la meacutegegravere apprivoiseacutee raquo et nous pourrions bien sucircr nous interroger sur la perti-nence du vocable retenu si les accents du conte ne tenaient pas agrave des particu-lariteacutes reacutegionales voire individuelles Rappelons-en briegravevement le squelette

Une princesse refuse (pour diffeacuterents motifs) ses preacutetendantsles couvrant de ridicule (surnom sobriquet)La colegravere paternelle lrsquooblige agrave eacutepouser le premier venu (en reacutealiteacute un roi)Apregraves le mariage (la jeune femme eacutetant enceinte) le couple est chasseacuteLe prince deacuteguiseacute fait subir les pires humiliations agrave son eacutepouse qui se re-

trouve agrave son insu servante dans son propre palaisAgrave lrsquooccasion des preacutetendues noces du prince lrsquohomme devant la cour hu-

milie encore son eacutepouse (prise en flagrant deacutelit de vol)Il finit par se reacuteveacuteler et les noces officielles sont ceacuteleacutebreacuteesLagrave encore le reacutesultat des recoupements de motifs serait certes plutocirct mai-

gre mais beaucoup plus concret il srsquoagit pour lrsquoessentiel du motif H 4612 Test of mistressrsquo wifersquos patience attendance at wedding to another Et nous voilagrave au cœur mecircme du noyau seacutemantique de ce complexe de Griseacutelidis

Quels liens sont susceptibles drsquoapparaicirctre entre le scheacutema de conte reacutealiste de la laquo meacutegegravere apprivoiseacutee raquo ou de lrsquoeacutepouse perseacutecuteacutee ndash que lrsquoon retrouve par exemple dans les histoires relatives agrave laquo la jeune fille aux mains coupeacutees raquo ndash et la merveille du Fresne

Pierre Gallais laquo apparente raquo11 la nouvelle de Boccaccio et le lai de Marie de France au conte-type AT 706 proceacutedant donc comme par parataxe par rap-prochements12 En passant une allusion est faite agrave un autre conte-type qui nrsquoest drsquoailleurs pas releveacute dans les reacutegions franccedilaises et francophones mais amplement attesteacute en Allemagne et en Autriche-Hongrie ou encore dans les

nant les quatre tomes publieacutes entre 1976 et 1985 Paul Delarue Marie-Louise Tenegraveze Le conte po-pulaire franccedilais Catalogue raisonneacute des versions de France Maisonneuve et Larose 2002

11 Nous nrsquoaimons pas ce verbe mais il exprime bien ici un certain geste ulteacuterieur qui sur la base drsquoune familiariteacute laquo ressentie raquo par le critique entre deux textes effectue un rapprochement peu argumenteacute presque instinctif

12 Pierre Gallais La Feacutee agrave la fontaine et agrave lrsquoarbre un archeacutetype du conte merveilleux et du reacutecit courtois Amsterdam Rodopi 1992 p 166

79Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

territoires slaves avoisinants ou les Balkans Il srsquoagit du type AT 710 La niegravece de Notre Dame tregraves proche de La fille aux mains coupeacutees Les situations de base sont similaires ndash une enfant promise agrave un ecirctre surnaturel ndash mais dans ce cas-lagrave ce nrsquoest pas au diable mais soit agrave la Vierge soit agrave une dame noire (vrai-semblablement lrsquoune de ces Vierges Noires tregraves appreacutecieacutees dans ces reacutegions) Celle-ci eacutelegraveve dans sa noire demeure ndash temple palais ou comme dans le cas du Fresne une abbaye ndash la jeune fille comme sa propre niegravece mais avec une interdiction La jeune fille va cependant transgresser cet interdit dont crsquoest drsquoailleurs la raison drsquoecirctre et srsquoenfuir avec un roi auquel elle donnera des en-fants Sa marraine va les lui ravir et agrave cause de son mutisme elle sera accuseacutee drsquoinfanticide puis apregraves avoir confesseacute son peacutecheacute sauveacutee in extremis du bucirc-cheacute Ses enfants lui seront rendus etc

Du recoupement de ce scheacutema folklorique avec les reacutesumeacutes proposeacutes par lrsquoIndex drsquoAnita Guerreau-Jalabert nous obtenons ce qui semble de nouveau un assez maigre butin Les seuls eacuteleacutements en commun sont les suivants

R 131 Exposed or abandoned child rescuesR 1319 Porter rescues abandoned childR 13118 Pious woman rescues abandoned child(La distribution seacutemantique est quelque peu discutable car il srsquoagit drsquoune

seacuterie drsquoeacuteveacutenements successifs qui ne procegravede pas par speacutecification mais par suite logique on srsquoapproche concentriquement du lieu sacreacute du centre mythi-que ougrave la jeune fille va poursuivre son eacutevolution jusqursquoagrave la maturiteacute sexuelle)

Un eacuteleacutement reacutecurrent semble encore faire obstacle agrave lrsquoadeacutequation du scheacutema au Lai du Fresne Comme le Fresne les jeunes filles du conte sont abandon-neacutees agrave deux reprises enfant puis abandonneacutees par leur conjoint apregraves avoir donneacute naissance agrave des enfants le plus souvent des jumeaux (T 587 Perseacutecu-tion de la megravere ayant accoucheacute de jumeaux aux cheveux drsquoor) Or srsquoil est bien question de geacutemelliteacute chez Marie de France ce motif a probablement eacuteteacute deacute-placeacute par lrsquoauteur et lrsquoon peut mecircme avancer que crsquoest lagrave lrsquoun des proceacutedeacutes de laquo conjointure raquo savants et conscients qui lui sont propres Nous pouvons citer ici lrsquoexemple de Lanval ougrave le motif deacuteclencheur du scheacutema folklorique agrave sa-voir le meacutefait initial ndash motif de la femme de Putifarndash se trouve pour des rai-sons de construction et drsquoeffet dramatique eacutevidentes transfeacutereacute du deacutebut au milieu de lrsquointrigue introduisant ainsi chez Marie de France la longue seacutequen-ce de procegraves judiciaire qui prend de cette maniegravere une toute autre envergure

En ce qui concerne le Fresne crsquoest bien la geacutemelliteacute qui induit la situation enclenchant la suite des eacuteveacutenements et qui constitue le motif du premier

80 Krisztina Horvaacuteth

abandon de lrsquoheacuteroiumlne Mais la question des jumelles revient eacutegalement dans le nœud du lai lors de lrsquoultime eacutepreuve de lrsquoheacuteroiumlne quand Goron srsquoapprecircte agrave eacutepouser le Coudre sa sœur jumelle (Rappelons que le marquis de Saluces dans le Deacutecameacuteron organise quant agrave lui ses preacutetendues noces avec la fille de Griselda) Outre la theacuteorie psychanalytique du complexe et donc de la repreacute-sentation lieacutee agrave quelque chose comme laquo un mythe personnel raquo chez lrsquoauteur lrsquoanthropologie historique (agrave laquelle nous nous proposons drsquoavoir mainte-nant recours) va nous permettre de recontextualiser le texte litteacuteraire Les eacutetudes portant sur les modes de lrsquoorganisation sociale ont souvent placeacute la parenteacute au cœur de leurs preacuteoccupations lrsquoarticulation des reacuteseaux de pa-renteacute obeacuteit agrave des regravegles drsquoalliance et de consanguiniteacute Dans la terminologie actuelle qui semble toujours un peu confuse quelques preacutecisions srsquoimpo-sent Mecircme si les structures de parenteacute offrent de notables variations suivant lrsquoeacutepoque et la zone drsquoobservation un facteur unificateur et de renforcement des parenteacutes par alliances est partout observeacute agrave savoir le mariage chreacutetien unique et indissoluble Par ce biais lrsquoEacuteglise intervient dans la deacutetermination drsquoune partie au moins des regravegles drsquoalliance et aussi dans le controcircle de leur application au moyen par exemple de la publiciteacute de lrsquoacte qui permet de veacute-rifier lrsquoabsence de tout empecircchement les cas drsquoempecircchement ayant eacuteteacute agrave di-verses reprises deacutefinis par cette mecircme Eacuteglise au cours du Moyen Acircge Il srsquoagit essentiellement de regravegles de prohibition et agrave partir de la fin du XIXe siegravecle de nombreuses theacuteories13 concernant leur origine et leur fonction ont vu le jour

Pour lrsquoanthropologie structurale la prohibition de lrsquoinceste et lrsquoinstitution systeacutematique de diffeacuterentes chaicircnes drsquounion preacutefeacutereacutees sinon prescrites permet drsquoeacutedifier une socieacuteteacute humaine authentique sur la base artificielle des unions par alliance Une theacuteorie plus reacutecente de Franccediloise Heacuteritier14 complegravete les preacute-ceacutedentes en faisant apparaicirctre lrsquoinceste et sa prohibition comme eacutetroitement lieacutes dans chaque culture agrave des ensembles totaux de repreacutesentations qui por-tent sur la personne sur lrsquoorganisation sociale sur le monde et sur les rap-

13 Nous ne retiendrons agrave cet endroit que les exemples suivants Eacutemile Durkheim La prohibition de lrsquoinceste et ses origines (1897) Paris Payot 2008 Une eacutedi-tion numeacuterique est disponible httpdxdoiorgdoi101522claduepro4Sigmund Freud Totem et tabou (1912) Paris Payot 1951 (pour la premiegravere traduction franccedilai-se) Paris Payot coll laquoPetite Bibliothegraveque Payotraquo 2004 Claude Leacutevi-Strauss Les Structures eacuteleacutementaires de la parenteacute Paris PUF 1949 nouv eacuted re-vue La Haye-Paris Mouton 1968

14 Franccediloise Heacuteritier Les deux soeurs et leur megravere anthropologie de lrsquoinceste Paris Eacuted Odile Jacob 1994 reacuteeacuted 1997

81Le complexe de Griseacutelidis et lrsquoinceste des deux sœurs

ports de chacune de ces trois entiteacutes entre elles Eacutetudiant diffeacuterentes cultures preuves textuelles agrave lrsquoappui elle deacutemontre qursquoagrave cocircteacute ndash et peut-ecirctre mecircme en amont ndash de lrsquoinceste entre consanguins il existe un inceste de deuxiegraveme type laquo lrsquoinceste des deux sœurs raquo qui implique que la relation incestueuse existe non seulement entre les partenaires mais aussi entre les deux consanguins du mecircme sexe partageant le mecircme partenaire sexuel Ici le critegravere constitutif de lrsquoinceste sera la mise en contact drsquohumeurs (substances liquides) identiques parce que cela met en jeu ce qursquoil y a de plus fondamental dans les socieacuteteacutes hu-maines la faccedilon dont elles construisent leur cateacutegorie mental de lrsquoidentique et du diffeacuterent15 Sur ce point les versets du Coran et du Leacutevitique sont formels et une eacutetude contrastive deacuteployeacutee sur plusieurs cultures et produits culturels conduit agrave affirmer que laquo cet inceste du deuxiegraveme type est mecircme conceptuel-lement agrave lrsquoorigine vraisemblablement de la prohibition de lrsquoinceste telle que nous la connaissons du premier type et non de lrsquoinverse raquo16 Pour lrsquoauteure en tout cas toute la leacutegislation qui a suivi en droit canon et en droit civil concer-nant les interdits sur lrsquoalliance a eacuteteacute calqueacutee sur les interdits de consanguiniteacute et elle est resteacutee en vigueur tregraves longtemps alors qursquoelle ne srsquoappuie sur aucun risque biologique srsquoagissant de parents par alliance Rappelons en outre que laquo cette extension de la notion drsquoinceste raquo devait srsquoaccompagner laquo drsquoun eacutelar-gissement de lrsquoespace interpreacutetatif et partant des enjeux de lrsquointerdit de lrsquoin-ceste qui engage deacutesormais une eacuteconomie du laquo symbolique raquo ndash au sens large cette fois de ce qui nrsquoest pas reacuteductible agrave la seule dimension mateacuterielle eacutecono-mique ou sociale raquo17

Pour conclure provisoirement sur lrsquoimpact de cette question en litteacuterature nous pensons que cet inceste du deuxiegraveme type pourrait bien ecirctre le chaicircnon seacutemantique manquant entre les reacutecits en question et les types de conte men-tionneacutes dont on a pu observer la combinaison sans pour autant avoir reacuteussi agrave approfondir les raisons seacutemiologiques de ce pheacutenomegravene drsquoaffiniteacute notion eacuteta-blie en folklore par Ortutay Gyula18 dans les anneacutees 1950

15 Franccediloise Heacuteritier Un problegraveme toujours actuel lrsquoinceste et son universelle prohibition Collegium Budapest 1996 p 7

16 Ibid p 1017 Voir plus amplement sur le sujet Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich laquo Eacutetendre la

notion drsquoinceste exclusion du tiers et binarisation du ternaire raquo A contrario 12005 (Vol 3) p 5-13

URL wwwcairninforevue-a-contrario-2005-1-page-5htm 18 Lrsquoaffiniteacute deacutefinit dans la litteacuterature orale une parenteacute formelle ou seacutemantique entre œuvres

82 Krisztina Horvaacuteth

En conclusion si nous pouvons soutenir aujourdrsquohui que Fresne lrsquohistoi-re du marquis de Saluces et Eliduc sont en affiniteacute avec les contes-types AT 706 (La jeune fille aux mains coupeacutees) AT 707 (Les enfants aux cheveux drsquoor) AT 710 (La niegravece de la Vierge) mais aussi avec le conte-nouvelle type 900 (La meacutegegravere apprivoiseacutee) crsquoest en raison drsquoun noyau seacutemantique unique eacuteleacutement constituant de ce que nous avons choisi drsquoappeler le complexe de Griseacutelidis19 Ce noyau est en outre indissociable de la notion anthropologique et psychi-que de lrsquoinceste des deux sœurs car ce qui rend les souffrances de nos heacuteroiumlnes proprement insoutenables crsquoest qursquoelles sont toutes eacuteprouveacutees dans une situa-tion de rivaliteacute drsquoautant plus interdite que cette rivaliteacute oppose deux person-nes du mecircme sexe deacutejagrave en rapport drsquoextrecircme proximiteacute

qui permet et favorise la naissance mais aussi la combinaison des variantes (En philologie tex-tuelle on va parler de contamination) Ortutay Gyula Variaacutens invariaacutens affinitaacutes Budapest MTA II osztaacutely koumlzlemeacutenyei 1959

19 laquo Les complexes de Marie de France raquo Eacutetudes de litteacuterature meacutedieacutevale Studia Romanica de Debrecen Series Litteraria fasc XXII Debrecen 2000

Fabliaux et Leacutegendes urbaines

Alain CorbellariUniversiteacute de Lausanne

Rien de plus eacutevident en apparence que les liens des fabliaux avec le folklore La critique scientifi que du XIXe siegravecle a multiplieacute des parallegraveles culturels que les mises en garde de Beacutedier (qui affi rmait qursquoil eacutetait vain de chercher leur origine1) nrsquoont en fait que peu freineacute ce mouvement a abouti agrave lrsquointeacutegra-tion de nombre drsquointrigues de fabliaux aux immenses reacutepertoires de lrsquoeacutecole fi nlandaise de narratologie2 Crsquoest pourtant moins cette piste lieacutee agrave lrsquoimmeacute-moriale histoire des contes que lrsquoon aimerait suivre ici que celle plus souter-raine encore de ces mini-reacutecits que lrsquoon tient pour vrais transmis de bouche agrave oreilles agrave la fois inquieacutetants et plaisants et qui sont connus sous le nom de laquo leacutegendes urbaines raquo De fait ancreacutes dans la quotidienneteacute du Moyen Acircge central les fabliaux apparaissent tout deacutesigneacutes pour colporter et reacutepandre ce type de reacutecits pour ne pas dire de ragots en apparence peu compatibles avec le caractegravere intemporel des leacutegendes arthuriennes ou eacutepiques mais qui par un autre biais fi nissent pourtant par les rejoindre

Les frontiegraveres sont en effet moins claires qursquoil nrsquoy paraicirct de prime abord en-tre le vulgaire racontar et la noble leacutegende et cela fait quelques temps deacutejagrave que la recherche sur les contes et la sociologie des leacutegendes urbaines ont fait leur jonction on nrsquoen est plus agrave opposer les deux domaines comme eacutetanches lrsquoun agrave lrsquoautre et lrsquoon reconnaicirct aujourdrsquohui que la compulsion narrative srsquoincarne volontiers dans des formes compleacutementaires qui concourent toutes agrave lrsquoenri-chissement de notre imaginaire3

1 Joseph Beacutedier Les Fabliaux Paris Champion 18952 Voir Antti Aarne et Stith Thompson The Types of the Folktale Helsinki Academia scien-

tiarum fennica laquo FF Communication raquo 184 19613 Sur les leacutegendes urbaines voir en particulier les travaux de Jean-Bruno Renard Ru-

meurs et leacutegendes urbaines Paris PUF laquo Que-sais-je raquo 20022 Veacuteronique Campion-Vin-cent et Jean-Bruno Renard Leacutegendes urbaines Rumeurs drsquoaujourdrsquohui Paris Payot 1992 Jean-Noeumll Kapferer Rumeurs Le plus vieux meacutedia du monde Paris Seuil 1987 et Jan Ha-rold Brunvand The Baby Train and Other Lusty Urban Legends New York Norton 1993 (ouvrage qui comprend un index des leacutegendes urbaines types)

84 Alain Corbellari

Il nrsquoen reste pas moins que si les reacutesultats de lrsquoeacutevolution des deux types nar-ratifs sont souvent sur le long terme difficiles agrave distinguer leurs modes de propagation et de reacuteception restent bien diffeacuterents

A quoi se reconnaissent les leacutegendes urbaines On srsquoaccorde agrave estimer que trois critegraveres les caracteacuterisent

1) Les leacutegendes urbaines appartiennent au registre de la rumeur et sont preacute-senteacutees comme authentiques mecircme si elles ne sont jamais raconteacutees par leurs protagonistes eux-mecircmes crsquoest en effet toujours agrave un ami ou agrave lrsquoami drsquoun ami ou agrave lrsquoami drsquoun ami drsquounhellip bref agrave un tiers consideacutereacute comme proche que les choses sont censeacutees ecirctre arriveacutees Lrsquoexpeacuterience est facile agrave faire osez douter de la veacuteraciteacute drsquoune telle histoire et vous verrez aussitocirct son narrateur froncer les sourcils Auriez-vous lrsquoaudace de mettre ses dires en doute Corollaire-ment aussi invraisemblable qursquoil soit mdash mygales dans les yuccas doigts dans les boicirctes de conserves ou femmes enceintes ayant des grenouilles dans le ven-tre mdash le reacutecit est toujours directement en phase avec notre contemporaneacuteiteacute et notre quotidienneteacute

2) Les leacutegendes urbaines ont un caractegravere narratif prononceacute On ne se contente pas de nous transmettre un fait incroyable mais on lrsquoenrobe de deacute-tails et drsquoexplications circonstancielles la preacutesence de crocodiles dans les eacutegouts est ainsi dramatiseacutee par le reacutecit eacutepique du combat drsquoun eacuteboueur avec lrsquoun de ces monstres et on ne manque pas de nous expliquer que la preacutesence de ces sauriens parmi les eaux useacutees reacutesultent drsquoune mode que lrsquoon avait eue de les eacutelever beacutebeacutes en appartement et de les jeter dans les toilettes avant qursquoils ne grandissent trophellip

3) Les leacutegendes urbaines se reacutevegravelent ecirctre des reacutecits exemplaires illustrant soit les piegraveges et les dangers de la civilisation moderne (on ne compte plus les histoires qui deacutenoncent la laquo malbouffe raquo ou les expeacuteriences hasardeuses preacute-tendument meneacutees par les savants sur la nature ou lrsquoecirctre humain) soit les comportements irresponsables Pour ne prendre qursquoun exemple le petit reacutecit de retour de voyage racontant lrsquoadoption drsquoun chien exotique qui se reacutevegravele fi-nalement ecirctre un gros rat incite les voyageurs agrave se meacutefier des pays exotiques Ce faisant les leacutegendes urbaines srsquoavegraverent souvent conservatrices voire reacuteac-tionnaires elles confirment les steacutereacuteotypes les atavismes protectionnistes voire dans le pire des cas les reacuteflexes racistes

Il est agrave peine neacutecessaire de preacuteciser que lrsquoadjectif laquo urbaines raquo est particuliegrave-rement mal choisi pour deacutesigner ce type de reacutecits qui nrsquoont pas plus de lien neacute-cessaire avec les villes qursquoavec une conception speacutecifiquement contemporaine

85Fabliaux et Leacutegendes urbaines

de la socieacuteteacute A cet eacutegard Jean-Bruno Renard nous semble aller trop loin en affirmant qursquoelles laquo expriment de maniegravere symbolique les peurs et les espoirs drsquoune moderniteacute en crise4 raquo Il est vrai que crsquoest agrave la faveur du deacuteveloppement moderne de lrsquoinformation et des media que cette cateacutegorie narrative a eacutemer-geacute mais elle est en fait vieille comme le monde Certaines occurrences tregraves anciennes drsquohistoires reacutecemment reacuteactualiseacutees en deacutemontrent la prodigieuse malleacuteabiliteacute Ainsi une rumeur propageacutee par la presse britannique a seacutevi dans le sud de la France entre 1989 et 1991 une femme ivre qui aurait ingurgiteacute un tecirctard aurait eacuteteacute opeacutereacutee un mois apregraves et les chirurgiens auraient vu une gre-nouille bondir de son ventre en cours drsquoopeacuteration Or cette histoire les meacutedieacute-vistes la connaissent puisqursquoelle est adapteacutee drsquoun reacutecit de La Leacutegende doreacutee Neacuteron ayant voulu vivre lrsquoexpeacuterience de lrsquoaccouchement ses meacutedecins lui fi-rent ingurgiter agrave son insu une grenouille vivante qui srsquoagita tant dans son ven-tre que le sinistre empereur exigea que les meacutedecins lrsquoopegraverent laquo avant terme raquo la grenouille srsquoeacutechappant de son ventre alla se cacher dans le palais donnant ainsi agrave ce dernier son nom de Latran (lata rana = laquo grenouille cacheacutee raquo)

Un autre ceacutelegravebre reacutecit meacutedieacuteval a eacutegalement tout de la leacutegende urbaine celui du laquo cœur mangeacute raquo et le caractegravere courtois des reacutecits qui lrsquoutilisent ne constitue pas une objection agrave cette classification ne lui manque ni le caractegravere de rumeur puisqursquoil apparaicirct dans une vida de troubadour (cel-le de Guilhem de Cabestanh) et fut consideacutereacute comme historique jusqursquoau XIXe siegravecle (Stendhal et Raynouard nrsquoavaient aucune difficulteacute agrave le consideacute-rer comme creacutedible) ni le deacuteveloppement narratif meacutenageant le suspense ni le caractegravere exemplaire la morale pouvant si lrsquoon veut bien srsquoen reacuteduire agrave lrsquoinjonction de ne pas convoiter la femme drsquoautrui5 En outre tous les reacutecits plus ou moins anthropophagiques qui abondent dans les rumeurs actuelles peuvent en ecirctre consideacutereacutes comme la menue monnaie des doigts retrouveacutes dans les boicirctes de conserves jusqursquoaux rumeurs entourant la fabrication des pacircteacutes dans certains quartiers pauvres Le motif du festin drsquoAtreacutee lui est eacutevi-demment aussi apparenteacute et srsquoil nous est parvenu dans un cadre mytholo-gique qui ici encore en brouille la perception laquo urbaine raquo rien nrsquoempecircche

4 Jean-Bruno Renard Rumeurs et leacutegendes urbaines op cit 4e de couverture5 On peut consideacuterer que les deux reprises moderniseacutees du thegraveme du laquo cœur mangeacute raquo par

Leacuteon Bloy mdash la premiegravere dans le recueil Sueur de Sang consacreacute agrave des anecdotes tragiques lieacutees agrave la Guerre de 1870 (laquo A la table des vainqueurs 1893) la seconde dans les Histoires deacutesobligeantes (laquo La Fegraveve raquo 1894) mdash font preacuteciseacutement acceacuteder ce motif archaiumlque au statut respectivement de leacutegende urbaine et drsquohistoire drocircle Je me permets de renvoyer agrave mon article laquo Du conte-type agrave la leacutegende urbaine Leacuteon Bloy et le cœur mangeacute raquo Versants No51 2006 p 113-28

86 Alain Corbellari

qursquoil ait pu se reacutepandre eacutegalement et degraves lrsquoAntiquiteacute sous forme de rumeur Ce cas illustre du mecircme coup le caractegravere indissociable des thegravemes dits folk-loriques et des leacutegendes urbaines selon qursquoon insistera sur lrsquoeacuteleacutement mer-veilleux et leacutegendaire drsquoun tel reacutecit ou sur sa veacuteraciteacute et sa contemporaneacuteiteacute on tendra vers lrsquoune ou lrsquoautre deacutetermination geacuteneacuterique6

Lrsquoaspect volontiers reacuteputeacute laquo reacutealiste raquo des fabliaux qui reacutesulte plutocirct drsquoun refus de lrsquoideacutealisme que drsquoune volonteacute de mimeacutetisme7 installe souvent leurs narrations dans un monde immeacutediatement reconnaissable par leurs audi-teurs le boucher drsquoAbbeville le fegravevre de Creil ou les trois dames de Paris sont des personnages que lrsquoon aurait pu cocirctoyer si lrsquoon avait freacutequenteacute ces villes de leur temps et qui sont par excellence candidats aux rumeurs les plus diver-ses Mecircme Connebert sans doute le plus cruel des fabliaux ne sort pas tout agrave fait de lrsquoordre du vraisemblable on admettra que lrsquohistoire de ce precirctre cloueacute par les testicules (et agrave qui on a laisseacute un rasoir pour se libeacuterer) dans une forge en feu nrsquoest pas malgreacute son outrance (mais on croit savoir que les mœurs du temps nrsquoeacutetaient pas tendreshellip) sans deacutegager un certain parfum de fait divers sanglant Michel Simonin grand speacutecialiste des Histoires tragiques dont la Re-naissance eacutetait friande eacutetait convaincu de la filiation des fabliaux agrave ce genre typique du XVIe et XVIIe siegravecle il aimait agrave cet eacutegard citer la frappante formule de Beacutedier selon qui laquo ces mecircmes contes gras les Italiens de la Renaissance les ont tacheacute de sang8 raquo

Les narrateurs des fabliaux insistent souvent sur lrsquoauthenticiteacute de leurs di-res Boivin de Provins dans le fabliau eacuteponyme se fait ainsi agrave la fin du reacutecit le conteur de sa propre histoire il devient le propagateur drsquoune aventure que rien ne nous oblige agrave consideacuterer comme authentique sinon la parole du nar-rateur-acteur garante preacuteciseacutement de lrsquointeacuterecirct que lrsquoon prend agrave son reacutecit9 On sait cependant que les incipit des fabliaux ne se soucient pas toujours de

6 Jean Bruno Renard rappelle et adapte opportuneacutement agrave son sujet dans Rumeurs et leacutegen-des urbaines (op cit p 60-62) les critegraveres proposeacutes par Van Gennep (but veacutereacutediction statut des personnages lieu et temps de lrsquoaction) pour distinguer mythes contes et leacutegendes

7 Sur cet aspect je me permets de renvoyer agrave mon article laquo Recircves et Fabliaux un autre aspect de la ruse feacuteminine raquo Reinardus No15 2002 p 53-62

8 J Beacutedier op cit p 290 Lrsquoallusion agrave Michel Simonin vient du souvenir drsquoune confeacuterence donneacutee agrave lrsquoUniversiteacute de Neuchacirctel en 1992

9 Voir Michel Zink laquo Boivin auteur et personnage raquo Litteacuteratures No6 1982 p 7-13 et Alain Corbellari laquo Boivin de Provins ou le triomphe du monologue raquo Vox Romanica No4950 199091 p 284ndash96

87Fabliaux et Leacutegendes urbaines

situer preacuteciseacutement leur narration et dans bien des cas un vague laquo jadis raquo suf-fit agrave planter le deacutecor Ainsi dans Les Tresses

Jadis avint crsquouns chevaliershellip

dans Le Mire de Brai

Jadis ert uns vilains mout richeshellip

ou dans Le Meunier et les deux clercs

Dui povres clerc furent jadishellip10

Mais la mention drsquoun nom de ville nrsquoest malgreacute tout pas rare volontiers moda-liseacutee il est vrai par un laquo ja raquo qui eacuteloigne dans le temps lrsquoespace apparemment familier Crsquoest le cas du Vilain acircnier

Il avint ja a Monpellierhellip

ou des Trois aveugles de Compiegravegne

Il avint ja defors Compiegnehellip

Le deacutebut de La Bourgeoise drsquoOrleacuteans situe les personnages de maniegravere plus preacutecise

Or vous dirai drsquoune borgoiseune aventure assez cortoise nee et nourrie fu drsquoOrlienset ses sires fu nez drsquoAmiensriches mananz a desmesure

Ici lrsquoeacutetau de la reacutefeacuterentialiteacute se resserre nettement autour des protagonistes Ce que jrsquoaimerais preacuteciseacutement montrer ici crsquoest que dans certains cas les fa-bliaux tentent de nous persuader agrave la maniegravere des leacutegendes urbaines que ce

10 Exemples tireacutes comme les suivants de Fabliaux franccedilais du Moyen Acircge eacuted par Philippe Meacutenard Genegraveve Droz 1979

88 Alain Corbellari

qursquoils nous racontent vient drsquoarriver dans la ville voisine quand bien mecircme les rumeurs qursquoils colportent seraient vieilles comme le monde Orleacuteans nrsquoest cer-tes pas tregraves pregraves drsquoAmiens mais le double jeu de lrsquoeacuteloignement et de la proxi-miteacute nrsquoen est que plus habile

Le fabliau le plus exemplaire de cette deacutemarche reste cependant celui des Trois Dames de Paris Premiegraverement fait exceptionnel son anecdote est dateacutee

Lrsquoan crsquoon dit M CCC et vintun matin devant la grand messeque la femme Adam de Gonnesseet sa niece Maroie Clippedistrent que chacune a la trippeiraient II deniers despendre[hellip]11

on constate par ailleurs que les deux personnages citeacutes ont des noms qui ne semblent pas appartenir agrave lrsquoonomastique conventionnelle des reacutecits faceacutetieux lrsquoune eacutetant mecircme deacutesigneacutee par le nom de son eacutepoux lrsquoauteur Watriquet de Couvins cherche donc visiblement agrave accreacutediter lrsquoideacutee que les protagonistes de son reacutecit sont bien de bourgeoises parisiennes que lrsquoon aurait pu rencon-trer dans la capitale en 132012 On ne tardera pas agrave nous apprendre qursquoelles se rendront agrave la taverne de Perrin du Terne (encore une adresse probablement reconnaissable des contemporains) en compagnie drsquoune certaine dame Ti-faigne personnage que lrsquoon devine lieacute au demi-monde parisien (on parlerait aujourdrsquohui de Reacutegine ou de Madame Claude)

Par ailleurs cet ancrage reacutealiste se greffe sur lrsquointention afficheacutee de nous ra-conter une laquo histoire extraordinaire raquo pour parler comme Edgar Poe ou com-me cette star du petit eacutecran qui voici une trentaine drsquoanneacutees nous reacutegalait de ces reacutecits soi-disant vrais parmi lesquels se reconnaissaient preacuteciseacutement nombre de leacutegendes urbaines13

11 Les Trois Dames de Paris dans Ph Meacutenard (eacuted) op cit v 16-2112 Je remercie ici Boris Bove speacutecialiste du Paris de Philippe le Bel drsquoavoir fait quelques re-

cherches pour moi seul agrave vrai dire le nom de Baillet porteacute par un jeune homme au v 48 sem-ble un nom parisien vraiment connu

13 Je fais bien sucircr reacutefeacuterence aux Histoires extraordinaires de Pierre Bellemare dont les eacuteditions en volumes ont eacuteteacute un des best-sellers de lrsquoeacutedition franccedilaise des anneacutees 70 et 80 Je me souviens

89Fabliaux et Leacutegendes urbaines

Watriquet de Couvins commence en effet son fabliau par une reacutefutation explicite de la matiegravere bretonne

Jadis souloient les merveillesconter as festes et as veillesColins Hauvis Jetrus HersensOr sont a Paris de touz sensles maisons plaines et les ruesde grans merveilles avenuesa III fames nouvelementsi com vous lrsquoorrez ja briementse de vous puis estre escoutez14

Ce prologue a valeur de manifeste poeacutetique les merveilles lointaines des ro-mans de chevalerie ont fait leur temps place aux merveilles du quotidien Les noms mecircme des conteurs eacutegreneacutes dans le troisiegraveme vers contrastent par leur aspect plutocirct conventionnel (des pseudonymes probablement) avec les noms ducircment citeacutes des maritornes parisiennes dont on va nous conter les meacutesaven-tures Mais quelles meacutesaventures De fait lrsquohistoire de ces trois dames qui ivres mortes srsquoendormiront sur la voie publique et seront enterreacutees vivantes avant de se reacuteveiller et de parcourir telles ce que lrsquoon appellerait aujourdrsquohui des zombies les rues de la capitale pour enfin nrsquoayant rien appris de leurs tri-bulations retourner srsquoamuser agrave la taverne cette histoire donc a toutes les ap-parences drsquoun conte fantastique habilement parodieacute On a voulu y reconnaicirctre un lointain eacutecho des mythes indo-europeacuteens du char de lrsquoAurore eacutetudieacutes par Dumeacutezil dans le troisiegraveme volume de Mythe et eacutepopeacutee15 dans les deux cas on constate en effet un lien entre ivresse deacutebrideacutee et renouvellement matinal Ce qui frappe cependant dans le reacutecit de Watriquet crsquoest lrsquoinsistance non tant sur lrsquoinvraisemblance de son reacutecit que sur le fait ndash encore souligneacute par la re-prise du terme laquo merveille raquo ndash qursquoil a eacuteteacute reconnu vrai malgreacute son caractegravere incroyable par de nombreux teacutemoins

encore mdash je pouvais avoir une dizaine drsquoanneacutees mdash drsquoavoir entendu pour la premiegravere fois par la voix de ce conteur hors pair lrsquohistoire des crocodiles dans les eacutegouts localiseacutee si je ne mrsquoabuse agrave Philadelphie dans les anneacutees 1930 et qui mrsquoavait fort impressionneacute

14 Les Trois Dames de Paris v 1-915 Voir Georges Dumeacutezil Mythe et eacutepopeacutee IIIIII Paris Gallimard laquo Quarto raquo 1995 p 1246-

1266 laquo Les travestis des ides de juin raquo

90 Alain Corbellari

La jurent a mout grant vilteacutelrsquoune sus lrsquoautre comme mortestant que par tout guichez et portesde la citeacute furent ouvertescrsquoon vit les merveilles apertes16

Le narrateur en mecircme temps joue abondamment de lrsquoaspect prosaiumlque du spectacle nrsquoheacutesitant pas agrave dire que les femmes gisent laquo comme merdes en mi la voie raquo (v 209) que les maris accourus sont courrouceacutes de voir deacutecouvertes les laquo cus et testes raquo de leur eacutepouses (v 219) et que le vin leur sortait laquo par les gencives [hellip] et par tous les conduis raquo (v 226-227) Lorsqursquoagrave minuit inversant lrsquoordre symbolique du passage de la vie agrave la mort les trois dames se reacuteveillent crsquoest une fois encore face agrave un teacutemoin privileacutegieacute qursquoelle se preacutesentent teacutemoin qui terrifieacute est convaincu des laquo merveilles raquo qursquoil contemple

Et quant ilec les a trouveesde grands merveilles srsquoen seignaet dist laquo Dyables les engignaqui les a raportees cioieacutes seigneur pour Dieu mercicomment sont elles revenues raquo17

Ce qui est en jeu ici crsquoest drsquoailleurs plus que le merveilleux ce que Fran-cis Dubost reconnaicirct comme le laquo fantastique meacutedieacuteval raquo18 Certes le narra-teur prend bien soin de lever toute ambiguiumlteacute mais la peinture qursquoil fait de la terreur des braves bourgeois parisiens insinue agrave lrsquoeacutevidence qursquoil se deacuterou-le ici pour un spectateur non preacutevenu un eacuteveacutenement semblable agrave celui veacutecu par Gauvain au deacutebut de LrsquoAcirctre peacuterilleux ou agrave ceux proposeacutes agrave maintes re-prises aux lecteurs du Perlesvaus La diffeacuterence est de focalisation alors que les conteurs arthuriens font mine de croire aux manifestations surnaturelles qursquoils deacutecrivent afin de mieux nous attacher agrave leurs fictions le narrateur des Trois Dames de Paris et partant son auteur Watriquet de Couvins deacutenoncent la superstition pour ne pas dire lrsquoobscurantisme de leurs contemporains

16 Les Trois Dames de Paris v 184-18817 Ibid v 270-27518 Voir Francis Dubost Aspects fantastiques de la litteacuterature franccedilaise meacutedieacutevale Paris

Champion 1991 2 vol

91Fabliaux et Leacutegendes urbaines

Soulignons le fait qursquoune telle constatation est valable pour lrsquoensemble du corpus des fabliaux Pas une seule fois sinon lorsqursquoil srsquoagit de geacuteneacuterer des effets purement comiques comme dans Le Chevalier qui fit parler les cons le surnaturel nrsquoest preacutesenteacute dans les contes agrave rire sans ecirctre deacutenonceacute comme une supercherie Il y a lagrave soit dit en passant un puissant argument contre lrsquohis-toire des mentaliteacutes agrave tous ceux qui croient les meacutedieacutevaux englueacutes dans une laquo mentaliteacute magique raquo les fabliaux opposent un complet deacutementi en manifes-tant un solide laquo bon sens raquo qui nrsquoa rien agrave envier agrave notre scepticisme rationaliste de soi-disant laquo modernes raquo

Prenons les deux reacutecits parallegraveles drsquoEstormi et des Trois bossus meacutenestrels la trame on le sait en est la mecircme et illustre parfaitement le principe cher agrave Propp et agrave Dumeacutezil selon qui ce nrsquoest pas la conformiteacute des deacutetails (contin-gents) qui prouve la communauteacute drsquoorigine de deux reacutecits mais bien lrsquoidentiteacute de leur fonctionnement structurel De fait dans les deux cas on voit un mari creacutedule enterrer trois cadavres en croyant toujours srsquooccuper drsquoun mecircme per-sonnage qui serait revenu deux fois agrave la vie puis en estourbir encore un qua-triegraveme qui passait malencontreusement par lagrave et nrsquoentretenait avec les trois morts aucun lien qursquoune certaine ressemblance physique Les nombreuses versions du conte du Sacristain illustrent par ailleurs aussi mais sur un autre scheacutema ce thegraveme des laquo cadavres encombrants raquo19 On y voit le corps drsquoun precirc-tre lubrique assassineacute ballotteacute agrave travers drsquoinvraisemblables rebondissements successivement voleacute abandonneacute puis finalement installeacute tel un cavalier de la terrifiante mesnie Hellequin sur un cheval emballeacute le cadavre segraveme la terreur sur son passage Tous ces reacutecits dont les multiples variantes et copies attestent le succegraves font eacutevidemment fond sur la croyance aux fantocircmes que les auteurs de nos fabliaux doivent neacutecessairement consideacuterer comme agrave la fois suffisam-ment partageacutee mais aussi suffisamment mise en doute par leurs contempo-rains pour que lrsquoeffet comique de leurs narrations soit garanti un monde de creacutedules croirait au blasphegraveme un monde de sceptiques hausserait les eacutepaules Il nrsquoexiste donc pas de laquo mentaliteacute meacutedieacutevale raquo agrave proprement parler mais une seacuterie drsquoattitudes possibles dont tout au plus la proportion mais non la distri-bution a pu varier jusqursquoagrave nos jours On peut drsquoailleurs veacuterifier lrsquoeffet de ces reacutecits sur nous-mecircmes pour les sceptiques que nous pensons ecirctre devenus ces contes ne sont pas seulement drocircles agrave proportion de lrsquoimage que nous nous

19 Voir sur ce thegraveme Franccedilois Suard laquo Les trois cadavres encombrants raquo dans Epopeacutee ani-male fable fabliau Actes du IVe colloque de la Socieacuteteacute Internationale Renardienne Evreux 7-11 septembre 1981 Paris PUF 1984 p 611-623

92 Alain Corbellari

faisons de la naiumlveteacute du public drsquoil y a huit siegravecles crsquoest-agrave-dire de la distance que nous prenons avec une certaine ideacutee convenue de la laquo mentaliteacute meacutedieacuteva-le raquo nous nous reacutejouissons aussi de notre identification avec des conteurs ma-lins qui ne sont pas plus dupes que nous de ce que lrsquoon pourrait appeler pour parodier Barthes les laquo effets de merveilleux raquo A ce titre des reacuteinvestissements modernes de thegravemes apparenteacutes agrave celui du laquo cadavre encombrant raquo ne sont pas du tout impossibles20 pour peu que nous songions agrave installer notre reacutecit dans un milieu (sectaire superstitieux ou simplement creacutedule) face auquel nous pourrons faire valoir notre regard exteacuterieur et rationnel

On comprendra aiseacutement qursquoil nrsquoy a rien de plus simple que drsquoanalyser le scheacutema narratif du laquo cadavre encombrant raquo en termes de leacutegende urbaine on y retrouve immeacutediatement lrsquoaspect de rumeur malicieuse (on eacuteprouve un se-cret plaisir agrave voir ces choses arriveacutees aux autres) le suspense narratif lieacute agrave un eacuteleacutement inquieacutetant et le caractegravere exemplaire la morale pouvant se reacutesumer agrave une mise en garde contre la creacuteduliteacute Le caractegravere familier du milieu dans lequel se deacuteroulent les fabliaux rend cette analogie particuliegraverement creacutedible et il y a gros agrave parier que plus drsquoun auditeur meacutedieacuteval apregraves avoir entendu lrsquoun de ces reacutecits srsquoest empresseacute de le reacutepeacuteter en preacutetendant que la meacutesaven-ture eacutetait arriveacute agrave lrsquoami drsquoun ami drsquoun amihellip Une telle remarque vaut au de-meurant pour la plupart des fabliaux srsquoil reste sans doute le plus parlant lrsquoexemple des contes faisant le procegraves des superstitions irrationnelles nrsquoest pas exclusif drsquoun fonctionnement qursquoil faut bien dire naturel degraves lors que la quoti-dienneteacute se preacutesente comme le cadre de preacutedilection de lrsquoanecdote A contra-rio lrsquoinsistance de maint prologue sur lrsquoindistinction spatio-temporelle et sur lrsquoideacutee du laquo jadis raquo doit sans doute ecirctre analyseacutee comme reacutesultant drsquoune double reacutesistance drsquoune part des modegraveles traditionnels lieacutes aux contes arthuriens et agrave lrsquoideacutealisation eacutepique drsquoautre part des conteurs eux-mecircmes parfois visible-ment soucieux de ne pas encourager la pente de leurs reacutecits agrave susciter drsquoindeacute-sirables effets drsquoidentification

A lrsquoissue drsquoune magistrale deacutemonstration preacutesenteacutee elle-mecircme sous forme de reacutecit agrave savoir la narration de la seacuteance de reacutecitation en plein Oceacutean indien en 1887 drsquoun conte dans lequel on pouvait reconnaicirctre un vieux fabliau et dont le succegraves parmi un tregraves cosmopolite auditoire ne pouvait que garantir lrsquoanarchique diffusion Beacutedier concluait la premiegravere partie de son grand livre

20 De fait ce fut le cas en 1948 avec le film LrsquoArmoire volante de Carlo Rim qui offrit lrsquoun de ses meilleurs rocircles agrave Fernandel en fonctionnaire deacutesespeacutereacute de ne pas retrouver le cadavre de sa vieille tante

93Fabliaux et Leacutegendes urbaines

sur les fabliaux par le constat de lrsquoimpossibiliteacute de retrouver les voies de propa-gation drsquoune matiegravere aussi diffuse On se souvient de la belle formule laquo il flot-te eacutepars dans lrsquoair le pollen des contes21 raquo Si Beacutedier a incontestablement voulu dire par lagrave qursquoil eacutetait vain de chercher des origines perpeacutetuellement insaisis-sables on peut aussi lire cette phrase comme une eacutevocation frappante de la formidable plasticiteacute des anecdotes les plus rudimentaires sans cesse suscep-tibles drsquoactualisations nouvelles pour peu qursquoelles rencontrent chez leurs audi-teurs le deacutesir de donner une leccedilon agrave leur prochain Ce que nous apprennent les leacutegendes urbaines crsquoest en effet que nul reacutecit nrsquoest innocent sous couvert de laquo narrer de beaux contes raquo pour reprendre encore une fois une expression de Beacutedier22 lrsquoecirctre humain ne cesse de vouloir illustrer un point moral car tou-te narration bregraveve par sa forme mecircme tend toujours agrave deacutegager un sens agrave va-leur exemplaire Freud au fond ne disait pas autre chose du mot drsquoesprit23 et preacuteciseacutement la leacutegende urbaine nrsquoest rien drsquoautre que la sœur jumelle et enne-mie de lrsquohistoire drocircle toutes deux restent aujourdrsquohui encore les principales formes du reacutecit bref oral indispensables dans toute soireacutee amicale qui se res-pecte et elles ne diffegraverent guegravere que par le poids donneacute dans lrsquoune agrave lrsquoeacutetrange dans lrsquoautre au grotesque drsquoougrave la revendication de veacutereacutediction de la leacutegende urbaine dont lrsquohistoire drocircle se passe pour sa part fort bien24

On assimile geacuteneacuteralement unilateacuteralement le fabliau agrave lrsquohistoire drocircle le reacutesultat en est que lrsquoon se trouve souvent embarrasseacute par sa tendance reacutecur-rente agrave proposer une morale Il serait donc sans doute plus juste de dire que le fabliau reacutealise la fusion de lrsquohistoire drocircle et de la leacutegende urbaine sans renier sa vocation de conte agrave rire il cherche aussi agrave perpeacutetuer la meacutemoire ancestrale mdash et par lagrave eacuteminemment folklorique mdash des rumeurs et anecdo-tes qui nous font reacutefleacutechir sur notre rapport aux autres notre faccedilon drsquoap-preacutehender le monde et les dangers qui nous menacent De fait lrsquoexemplari-teacute des leacutegendes urbaines est fort diffeacuterente de celle des exempla meacutedieacutevaux car ces derniers sont toujours au service drsquoune ideacuteologie explicite celle du christianisme alors que le type de reacutecits dont nous avons essayeacute de montrer qursquoil entrait pour une part deacutecisive dans lrsquoethos des fabliaux entretient avec

21 J Beacutedier Les Fabliaux op cit p 5122 J Beacutedier Les Leacutegendes eacutepiques t I Paris Champion 1914 p 1923 Voir Sigmund Freud Le Mot drsquoesprit et sa relation agrave lrsquoinconscient trad de lrsquoallemand par

Denis Messier Paris Gallimard 198824 Jrsquoai eacutevoqueacute plus haut les deux reacutecits tireacutes par Leacuteon Bloy du motif du cœur mangeacute sous for-

mes respectivement de leacutegende urbaine et drsquohistoire drocircle

94 Alain Corbellari

la morale les mecircmes rapports agrave la fois troubles et impeacuterieux que Freud a deacute-celeacute derriegravere le mot drsquoesprit Si les morales des fabliaux nous semblent sou-vent risibles ce nrsquoest pas parce qursquoelles sont ouvertement parodiques (bien qursquoelles entrent volontiers en conflit avec la morale chreacutetienne) mais bien plutocirct parce que la compulsion narrative qursquoelles illustrent est vieille comme la conscience humaine

Godefroi de Lagny pseudonyme agrave la fi n du reacutecit1

Les pseudonymes

Mikloacutes PaacutelfyUniversiteacute de Szeged

Les devinettes les cache-cache les masques tout comme les pseudonymes alterneacutes sont autant de formes ludiques de lrsquoexpression avant de devenir lieux communs et eacuteleacutements folkloriques au sens tregraves large presque pittoresque de ce mot Le spectateur ou le lecteur sait degraves le deacutebut qursquoil assiste agrave un jeu et rares sont les cas ougrave la duperie est placeacutee agrave la fi n de la performance

Malgreacute de nombreuses hypothegraveses on sait tregraves peu de choses sur la vie de Chreacutetien de Troyes Son nom mecircme est parfois lrsquoobjet de conjectures fantai-sistes Nous ignorons si ce nom deacutesigne le theacuteacirctre de toute une vie ou ne fait que renvoyer agrave des origines plus ou moins lointaines Les eacutepithegravetes troyen ou champenois2 peuvent ecirctre eacutevidentes mais un peu speacutecieuses vu le dialecte francien de Chreacutetien avec ses quelques traces champenoises ndash surtout dans son orthographe3 Certains vont mecircme jusqursquoagrave penser que le nom Chreacutetien de Troyes nrsquoest qursquoun pseudonyme recouvrant peut-ecirctre toute une collectiviteacute4 mais cette hypothegravese ne nous semble qursquoune ideacutee eacutesoteacuterique dont lrsquoessentiel est de maquiller Chreacutetien en adepte cathare

Chose curieuse la possibiliteacute drsquoun autre pseudonyme srsquooffre drsquoune faccedilon plus engageante Il srsquoagit de Godefroi de Lagny agrave qui Chreacutetien aurait confieacute lrsquoachegravevement de Lancelot agrave partir de la ligne 6150 Ce qui peut provo-

1 La premiegravere version de ce petit exposeacute fait partie drsquoun recueil en lrsquohonneur de Madame Zsuzsanna Faacutebiaacuten professeur de linguistique italienne agrave lrsquooccasion de son soixantiegraveme anni-versaire La preacutesente eacutetude est une variante compleacuteteacutee du texte reacutedigeacute en langue hongroise

2 Estelle Doudet Chreacutetien de Troyes Paris Tallandier 2009 passim3 Op cit passim et Cristian-Ioan Pacircnzaru laquo Personnaliteacute de Chreacutetien raquo httpwwwuni-

bucroresourcesmedievalcurs (consulteacute le 25 septembre 2009)4 Ioann Lamy laquo Chreacutetien de Troyes ndash 2 raquo httpwwwgraal-initiationorgChretien-de-

Troyes-2html (consulteacute le 2 avril 2010)

96 Mikloacutes Paacutelfy

quer des soupccedilons crsquoest que Godefroi est un auteur parfaitement inconnu Selon E Baumgartner laquo passant et repassant des prisons de Gorre au royau-me de Logres Lancelot triomphe sans doute de Meacuteleacuteagant mais nul ne sait agrave la fin en trompe-lrsquoœil de ce reacutecit doublement inacheveacute ougrave lrsquoon emmegravene Lancelot (v 7119) ougrave et comment se poursuivent et srsquoachegravevent le destin sen-timental et la carriegravere heacuteroiumlque de lrsquoamant de la reine raquo5 Le mecircme problegraveme est souleveacute dans la preacuteface de lrsquoeacutedition de A Foulet et K D Uitti6 Du point de vue de notre reacuteflexion la question est de savoir si cette issue est accepta-ble malgreacute ses deacutefauts Nous sommes drsquoavis qursquoil srsquoagit plutocirct drsquoun ouvrage acheveacute agrave contrecœur

Lrsquoapregraves-Lancelot Perceval agrave lrsquohorizon

Quant agrave la deacutecision de Chreacutetien drsquoabandonner la reacutedaction de Lancelot il srsquoagit bien drsquoun geste impoli agrave lrsquoeacutegard de Marie de Champagne Les vraies rai-sons doivent donc ecirctre seacuterieuses et Perceval agrave lrsquohorizon doit figurer parmi ces causes Yvain agrave ce moment-lagrave devait ecirctre acheveacute cet achegravevement eacutetant laquo en-codeacute raquo dans la trame du reacutecit ce qui nrsquoest pas le cas de Lancelot ougrave un triomphe de la volonteacute masculine sur le caprice feacuteminin (deacuteclaration de guerre7 adresseacutee agrave Marie et agrave lrsquoesprit reacutegnant agrave sa cour) est impossible

Pourtant Lancelot ne pouvait pas rester inacheveacute le manquement au contrat eacutetant une faute plus grave que la simple discourtoisie Avant de se mettre agrave reacute-diger Perceval Chreacutetien avait besoin drsquoune solution rapide il lui fallait donc prendre les choses en main Qui a donc acheveacute Lancelot si ce nrsquoest pas Chreacute-tien Y a-t-il des arguments seacuterieux pour le pseudonymat de Godefroi de La-gny ou devons-nous nous contenter de quelques questions

Lrsquoimpasse comprise et la neacutecessiteacute drsquoun compromis

Que le nom Godefroi soit une reacutealiteacute ou une fiction la laquo passation de plume raquo constitue une rupture avec la cour de Marie Philippe drsquoAlsace

5 Emmanuegravele Baumgartner Chreacutetien de Troyes Yvain Lancelot la charrette et le lion PUF Eacutetudes Litteacuteraires Paris 1992 octobre p 35

6 Chreacutetien de Troyes Le Chevalier de la Charrette (Lancelot) Texte eacutetabli traduit annoteacute et preacutesenteacute avec variantes par Alfred Foulet et Karl D Uitti de lrsquoUniversiteacute de Princeton (USA) Bordas Paris 1989 p XVII

7 Terme drsquoEstelle Doudet p 186 au sujet de Marc et Ysalt la Blonde

97Godefroi de Lagny pseudonyme agrave la fi n du reacutecit

preacutetendant refuseacute et deacutesenchanteacute aurait-il seacuteduit Chreacutetien Marie aurait-elle sacrifieacute Chreacutetien pour se deacutebarrasser de Philippe Quoi qursquoil en soit lrsquoinachegravevement de Lancelot anticipe celui de Perceval agrave un moment don-neacute les textes reacutesistent agrave toute continuation Ce double inachegravevement nous montre un auteur comprenant sans doute que ces histoires se precirctent mal agrave une conclusion rassurante une quecircte de lrsquoAbsolu ne prendra jamais fin qursquoil srsquoagisse de lrsquoamour divin ou du bonheur personnel aupregraves drsquoun ecirctre humain

Depuis Cligegraves Chreacutetien ne manque pas de susceptibiliteacute drsquoeacutecrivain Si le continuateur est un eacutecrivain meacutediocre comment lui laisser la plume sans manquer de toute digniteacute Si au contraire crsquoest un eacutecrivain de mecircme niveau ce que prouve le texte quelle est la raison pour lrsquoobscuriteacute qui lrsquoentoure Questions troublantes mais qui suggegraverent qursquoil srsquoagit peut-ecirctre drsquoun pseudo-nyme protecteur servant en mecircme temps de compromis agrave la fin du reacutecit du point de vue formel le roman est acheveacute sans deacutebiter trop le compte de Chreacute-tien pour une fin preacutecipiteacutee

Chreacutetien et le meacuteceacutenat ou Chreacutetien et lrsquoesprit courtois

Eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoactiviteacutes abandonneacutees il nrsquoest peut-ecirctre pas er-roneacute de supposer une certaine insatisfaction de Chreacutetien en ce qui concerne ses traductions et adaptations drsquoavant 1170 et aussi agrave lrsquoeacutegard de sa production lyrique du deacutebut des anneacutees 1170 Qui sait ce qursquoil faut entendre par Marc et Ysalt la Blonde laquo essai narratif raquo8 reacutedigeacute avant ou apregraves Eacuterec Cligegraves nrsquoest pas non plus dans le ton deacutefinitif ndash laquo arthurien raquo ndash de Chreacutetienhellip Quant agrave la desti-neacutee de Lancelot et de Perceval ce double abandon nous montrerait-il un laquo ro-mancier qui srsquoaccorde mal avec le meacuteceacutenat et qui reacuteclame de maniegravere couverte mais lisible une entiegravere liberteacute drsquoimagination raquo9

Eacuterec et Yvain cherchent la reacuteponse agrave la mecircme question de savoir comment reacuteconcilier les deux ideacutees la quecircte des aventures et le service permanent de la dame Les rapports entre les deux romans sont plus eacutetroits qursquoon ne lrsquoaurait penseacute De toute faccedilon le fait qursquoYvain se termine par une victoire masculine et que par contre le deacutevouement absolu de Lancelot agrave sa dame jusqursquoagrave lrsquoex-tase devient parfois comique nous font deacutecouvrir un Chreacutetien dont les ideacutees paraissent difficilement compatibles avec lrsquoesprit courtois

8 Terme drsquoEstelle Doudet p 1859 Cristian-Ioan Pacircnzaru op citART CIT

98 Mikloacutes Paacutelfy

La macrostructure de Lancelot

Et pourtant hellip Apregraves toutes ces consideacuterations une analyse soigneuse de la structure de Lancelot nous montre que le rythme du roman est briseacute agrave partir de la ligne 6150 malgreacute toute ressemblance superficielle malgreacute toute finesse stylistique ou tournure de langue Nous sommes drsquoavis que tout cela accuse une autre main

Nous sommes eacutegalement drsquoavis que la Charrette nrsquoest pas inacheveacute Il est vrai cependant que la derniegravere partie est un peu relacirccheacutee et la fin carreacutement preacutecipiteacutee Heureusement agrave cocircteacute des deacutetails laisseacutes dans lrsquoobscuriteacute agrave cocircteacute des vides il y a quelques repegraveres dans ce finale (comme dans tout le roman drsquoailleurs) des reacutepeacutetitions des paralleacutelismes et des dualiteacutes et surtout des scheacutemas psychologiques gracircce auxquels le lecteur attentif sera en mesure de deviner une fin possible Il sera aideacute par les diffeacuterents actes manqueacutes et les non-dits sans parler des trop-dits10 Bien sucircr Chreacutetien peut avoir attireacute lrsquoat-tention de son collegravegue sur ces moyens rheacutetoriques ndash et il peut eacutegalement lui avoir demandeacute drsquoen finir le plus vite possible avec le roman11 Lui-mecircme au sommet de sa carriegravere drsquoeacutecrivain a ducirc ecirctre incapable de renverser lrsquoeacutequilibre de la structure de son roman peut-ecirctre le plus serreacute le mieux reacutedigeacute Il eacutetait un vrai artiste

Godefroi de Lagny ndash Oui

Enfin en ce qui concerne lrsquoinachegravevement de Lancelot et de Perceval cela ne doit pas trop nous affecter Chreacutetien qui avait beaucoup drsquointuition en lit-teacuterature a ducirc se rendre compte du fait que les deux histoires ne se precirctaient agrave aucun accomplissement et que le texte tout comme la situation narrative reacutesistait agrave toute continuation Dans le cas de Lancelot roman moins long Chreacutetien est plus vite arriveacute agrave cette ideacutee ce qui prouve aussi que lrsquoachegravevement est lrsquoœuvre drsquoun poegravete disciple

10 Cf notre eacutetude laquo La Charrette deacutenouement manqueacute ou message cacheacute raquo dans Itineacuteraires francophones Meacutelanges offerts agrave Aacuterpaacuted Viacutegh agrave lrsquooccasion de ses 65 ans p 113-120 Universiteacute de Peacutecs IacuteMEA Kiadoacute 2008

11 Nous ne croyons pas que Geoffroy abbeacute agrave Lagny soit identique agrave Gode-froi Cet abbeacute qui a distribueacute tous ses biens pour aider les affameacutes pendant la gran-de famine de 1032-1033 aurait eacuteteacute tregraves acircgeacute au temps de la reacutedaction de LancelotCf laquo Messere Gaster premier maistre es ars du monde raquo wwwweber-uebersetzungencomMes-serepdf (consulteacute le 24 mars 2010)

Gageure et mutilations

Myriam Rolland-PerrinUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Dans son article laquo Le Cycle de la Gageure raquo qui fait toujours autoriteacute pour ce qui est du classement des œuvres Gaston Paris donne de la gageure la syn-thegravese suivante laquo un homme se porte garant de la vertu drsquoune femme agrave lrsquoen-contre drsquoun autre homme qui se fait fort de la seacuteduire par suite drsquoapparences trompeuses la femme semble avoir en eff et ceacutedeacute au seacuteducteur mais enfi n son innocence est reconnue raquo1 Ce thegraveme narratif internationalement connu sous le nom de Cymbeline depuis la piegravece eacuteponyme de Shakespeare est reacutepertorieacute par Antti Aarne et Stith Th ompson sous le titre laquo motif 882 le pari sur la chasteteacute de la femme raquo2

Le corps feacuteminin est donc au centre de ce motif un corps qui eacutechappe agrave celui qui pensait le posseacuteder par le mariage un corps deacutelusoire perfide et retors un corps enfin eacuteminemment coupable jusqursquoagrave ce que veacuteriteacute soit faite En un mot un corps trompeur qui oblige agrave interroger la valeur des signes

En recourant agrave des textes de genres diffeacuterents nous soulignerons les va-riantes du motif en nous inteacuteressant plus particuliegraverement aux diverses for-mes de mutilation et agrave leur symbolique Nous retiendrons pour cela Le Ro-man du Comte de Poitiers3 dateacute des premiegraveres deacutecennies du XIIIe siegravecle deux exempla du manuscrit de Tours 4684 composeacutes dans la deuxiegraveme moi-tieacute du XIIIe siegravecle et un miracle de Notre-Dame Le Miracle drsquoOton roy drsquoEs-

1 Gaston Paris laquo Le Cycle de la Gageure raquo Romania No 32 1903 p 4812 Antti Aarne amp Stith Thompson The Types of the Folktale A Classification and Bibliography

Second Revision Helsinki 1961 p 299-3003 Le Roman du Comte de Poitiers Poegraveme franccedilais du XIIIe siegravecle eacutedition de Bertil Malmberg

Eacutetudes romanes de Lund Lund 19404 Alfons Hilka Neue Beitraumlge zur Erzaumlhlungsliteratur des Mittelalters (die Compilatio

Singularis Exemplorum der Hs Tours 468 ergaumlnzt durch eine Scwesterhandschrift Bern 679) Breslau Grass und Barth Breslau 1913 p 14 pour le premier et p 16-17 pour le second

100 Myriam Rolland-Perrin

paigne5 dateacute de 1380 Nous y ajouterons un ceacutelegravebre fabliau du XIIIe siegravecle Les tresces6 qui ne relegraveve pas agrave proprement parler de la gageure mais en eacuteclaire bien des aspects par le traitement inverse qursquoil en propose

Le drocircle drsquoos drsquoOton

Dans Le Miracle drsquoOton roy drsquoEspaigne le roi Oton juste apregraves son mariage avec Denise et avant de la quitter pour srsquoen aller guerroyer agrave Rome remet agrave sa femme un curieux cadeau

Je vous pri dame ccedila venezGardez me cest os ci tenezSrsquoen riens avez chier mrsquoamistieacute Car crsquoest drsquoun des doiz de mon pieacuteEt gardez qursquoil ne soit veuNe de nul homme apperceuPour chose nulle qui aviengne Ce sera la secreacutee enseigneQue nous deux lrsquoun a lrsquoautre arons (v 575-583)

Diable quel cadeau extraordinaire et quel drocircle de secret entre un mari et sa femme Oton offre donc agrave sa nouvelle eacutepouse un bout de lui sous la forme drsquoun os drsquoorteil Lrsquoorigine de cette mutilation reste inconnue mais il va de soi que cet os preacutecieusement conserveacute srsquoapparente agrave une relique sacreacutee Cette par-ticulariteacute pourrait srsquoexpliquer par le genre du texte puisque ce miracle a eacuteteacute eacutecrit pour une confreacuterie de la Vierge Comme il fallait srsquoy attendre Denise ne garde pas longtemps pour elle le secret puisque seize vers plus loin elle srsquoem-presse drsquoen faire part agrave sa chambriegravere Esglantine Cette derniegravere voyant lrsquoos demande srsquoil srsquoagit drsquoun os drsquohomme ou de becircte (v 615) et va deacuteposer le preacute-sent dans le coffre agrave bijoux de la reine

Peu apregraves le spectateur voit Oton demander agrave lrsquoempereur la permission de retourner aupregraves de sa femme lorsqursquointervient un certain Berengier qui op-pose aux paroles confiantes drsquoOton des propos misogynes et des provocations

5 Miracles de Notre-Dame eacutedition de Gaston Paris et Ulysse Robert Paris SATF tome IV ndeg XXVIII 1879-1893

6 Les Tresces dans Nouveau recueil complet des fabliaux publieacute par Willem Noomen amp Nico Van Den Boogard Pays-Bas Assen Van Gorcum 1991 tome VI p 207-257

101Gageure et mutilations

Berengier finit par proposer au roi Oton un pari sur la vertu de sa femme (laquo Ga-giez a moy raquo v 671) Oton confiant accepte la laquo fermaille raquo (v 679) et gage sa couronne Il deacutevoile bien maladroitement agrave Berengier que Denise possegravede sur le corps un laquo sain raquo (v 686) qursquoil devra savoir situer et deacutecrire et ajoute qursquoelle possegravede quelque chose qursquoelle tient de lui que le seacuteducteur devra lui preacutesenter pour prouver sa reacuteussite Berengier obtient le fameux os drsquoorteil ainsi que la description du laquo sain raquo en soudoyant la chambriegravere pour trente marcs Fort de ces preuves obtenues par traicirctrise il gagne la gageure et devient roi drsquoEspagne La deuxiegraveme partie du miracle sera consacreacutee agrave la mise au jour de la veacuteriteacute

Arrecirctons-nous un instant Denise est donc confondue par deux preuves la description drsquoun signe qursquoelle a sur le corps et la preacutesentation du fameux os Or Gaston Paris distingue au sein des reacutecits de la gageure trois grands grou-pes Le groupe A correspond agrave la forme primitive du motif qui se caracteacuterise par la preacutesence drsquoune substitution (une femme en remplace une autre) et drsquoune mutilation du corps feacuteminin La mutilation du doigt de pied drsquoOton ne semble donc pas relever de cette cateacutegorie

A titre de comparaison un exemplum du manuscrit de Tours 468 folio 165 verso preacutesente une illustration claire et inteacuteressante de ce groupe A Voici en substance lrsquointrigue un bailli perseacutecute une comtesse en lrsquoabsence de son eacutepoux Elle feint de lui ceacuteder et substitue agrave sa place une servante agrave laquelle le bailli coupe un doigt La dame eacuteloigne la servante mutileacutee et garde sa propre main enveloppeacutee dans un bandage Lorsque le comte revient le bailli accuse la dame drsquoinfideacuteliteacute avec un de ses soldats

Que videns amicos confusos ait Non confundamini Et extrahens digi-tum dixit Qui sain lie son doy sain le deslie Tunc narrans per ordinem falsitatem balliui statim dominus fecit eum suspendi Et ob hoc dicitur vulgariter prouerbium Qui sain lie son doy sain le deslie raquo (p 14)

Presseacutee de se disculper devant son eacutepoux et sa famille la dame deacutevoile alors son doigt intact en prononccedilant le fameux laquo Qui sain lie son doy sain le des-lie raquo devenu proverbial Le bailli est pendu

La mutilation du doigt repreacutesente en effet un moyen barbare mais efficace de prouver la culpabiliteacute feacuteminine Le motif en est reacutepertorieacute par Antti Aarne et Stith Thompson sous le titre laquo K15121 le doigt coupeacute prouve la chasteteacute de lrsquoeacutepouse raquo7 Ce morceau de la femme sera confronteacute au reste du corps et prou-vera agrave la maniegravere drsquoun puzzle la culpabiliteacute Il se veut aussi la preuve que la

7 Op cit

102 Myriam Rolland-Perrin

femme nrsquoest plus intacte qursquoelle a eacuteteacute toucheacutee par un autre Il lui manque quel-que chose elle a fauteacute Gaston Paris eacutevoque le cas drsquoun poegraveme grec dans lequel le seacuteducteur mutile la servante (qursquoil prend pour la maicirctresse) en lui coupant les cheveux ainsi que le doigt qui porte lrsquoanneau8 Le doigt mutileacute entoureacute de lrsquoanneau nuptial ndash qui symbolise lrsquounion des marieacutes y compris sexuelle ndash ren-forcerait donc la valeur de la preuve Preacutesenteacute comme un tropheacutee le doigt coupeacute est agrave la fois une piegravece agrave conviction et un symbole sexuel On peut en ef-fet eacutemettre lrsquohypothegravese que ces mutilations (du doigt ou des cheveux) visent agrave priver la femme infidegravele de sa sexualiteacute agrave la castrer

La mutilation du doigt de pied drsquoOton est diffeacuterente dans la mesure ougrave elle intervient avant mecircme lrsquoinfideacuteliteacute supposeacutee et parce qursquoelle concerne lrsquohom-me et non la femme Gaston Paris souligne la bizarrerie de ce don mais le rat-tache agrave la forme A du motif9 Faut-il consideacuterer ce drocircle drsquoos drsquoOton comme une reacutesurgence mal comprise drsquoune des versions du groupe A ou comme un indicateur de ce qui se joue de maniegravere souterraine dans les textes relevant de la gageure

Lrsquoinfi degravele innocenteacutee

Afin de mieux percevoir les enjeux des mutilations il est instructif de se pen-cher sur un fabliau qui ne relegraveve pas agrave proprement parler du cycle de la gageure mais qui en prend lrsquoexact contre-pied Dans la version longue (II) des Tresces celle que nous retenons pour cette eacutetude une femme srsquoendort avec son amant agrave cocircteacute de son mari Reacuteveilleacute durant la nuit lrsquoeacutepoux devine qursquoil y a un eacutetran-ger et part chercher de la lumiegravere Le temps qursquoil revienne la femme a rem-placeacute lrsquoamant par une mule Srsquoensuit une dispute agrave lrsquoissue de laquelle la fem-me part passer la nuit chez son amant Elle demande alors agrave une voisine de se substituer agrave elle dans le lit conjugal La scegravene centrale du fabliau correspond au chacirctiment que le chevalier fait subir par erreur agrave la malheureuse amie de sa femme Animeacute drsquoune colegravere vengeresse il mutile drsquoun coup de couteau la che-velure qursquoil a deacutejagrave alteacutereacutee

Si li a coupee la treceDont el a au cuer grand destrece (v 226-227)

8 Art cit p 4839 Art cit note 2 p 531

103Gageure et mutilations

Cette mutilation humiliante est ressentie comme un avilissement drsquoautant plus intense qursquoil ne peut pas facilement ecirctre cacheacute agrave lrsquoopinion publique tout comme le doigt coupeacute dans lrsquoexemplum Le mari cache les tresses sous son oreiller sa femme revient et remplace les tresses par la queue du cheval preacute-feacutereacute de son mari

Au cheval a la coe cospeeEt desouz le chevet boutee (v 206-208)

Au reacuteveil la femme deacutevoile lentement son corps indemne et se garde bien de deacutetromper son mari qui croit devenir fou Le deacutevoilement est parallegravele agrave celui du doigt intact dans lrsquoexemplum

Si ce fabliau ne propose aucun pari il montre toutefois une femme reacuteel-lement infidegravele qui parvient agrave persuader son mari de sa fideacuteliteacute Coupable et innocenteacutee elle srsquooppose donc aux autres femmes innocentes mais deacute-clareacutees coupables On comprend donc qursquoil srsquoagit bien du pendant neacutegatif de notre motif la substitution ayant lieu lorsque le mari sort chercher de la lumiegravere De plus ce fabliau propose une assimilation assez eacutevidente entre lrsquohumain et lrsquoanimal la mule remplace lrsquoamant la queue de cheval tient lieu de tresse feacuteminine Cette permeacuteabiliteacute des cateacutegories animale et humaine nrsquoest pas sans rappeler la question de la chambriegravere agrave Denise au sujet de lrsquoos dans Le Miracle drsquoOton

Dame je tiens que crsquoest un os Mais srsquoil est ou drsquoomme ou de besteNrsquoen saroie faire monnesteNe dire voir (v 614-617)

Comme le souligne Franccediloise Laurent dans son article laquo poser lrsquoeacutequiva-lence entre lrsquoamant et la mule la dame et le cheval crsquoest rabaisser lrsquohomme au rang drsquoanimaux esclaves de leurs deacutesirs raquo10 Autrement dit cette femme qui parvient agrave retourner la situation agrave son avantage et agrave assurer sa domination sur son eacutepoux refuse de sacrifier son droit au plaisir Si la mutilation de la tresse

10 laquo Si li a coupee la trece dont el a au cuer grant destrece De lrsquoart du tressage agrave la science du piegravege dans le fabliau Des Tresses raquo dans La Chevelure dans la litteacuterature et lrsquoart du Moyen Acircge sous la direction de Chantal Connochie-Bourgne Senefiance No50 Aix-en-Provence Publications de lrsquoUniversiteacute de Provence 2004 p 244

104 Myriam Rolland-Perrin

feacuteminine doit ecirctre interpreacuteteacutee comme une castration du pouvoir de seacuteduction de la femme infidegravele la mutilation de la queue du cheval favori correspond donc agrave une castration vengeresse du pouvoir sexuel de lrsquohomme En effet queue et peacutenis sont souvent confondus dans la langue argotique si bien qursquoen mutilant lrsquoanimal la femme castre symboliquement son mari par transfert

De mecircme il serait tentant de voir dans la mutilation du doigt reacuteguliegravere-ment assimileacute agrave un symbole phallique dans les gestes obscegravenes une maniegravere de castration Lrsquoos de lrsquoorteil drsquoOton repreacutesenterait dans ce cas la viriliteacute du roi son honneur masculin qursquoil remet entre les mains de sa femme lorsqursquoil part guerroyer et qursquoelle perd en divulguant son secret agrave sa chambriegravere et en faisant passer Oton pour un eacutepoux trompeacute Un des meacuterites du Miracle drsquoOton est donc de souligner lrsquoexistence symeacutetrique (quoique moins intrusive) drsquoune mutilation masculine Pour lrsquohomme marieacute les infideacuteliteacutes supposeacutees de son eacutepouse sont une deacutepossession agrave laquelle correspond la deacutepossession de ses terres Elles sont aussi une atteinte agrave son honneur masculin toutes deux rele-vant drsquoune mutilation sociale

Or excepteacute dans Le Miracle drsquoOton crsquoest la femme qursquoon mutile et non lrsquohomme Comment degraves lors interpreacuteter la mutilation du doigt Michel Er-lich dans La Femme blesseacutee essai sur les mutilations sexuelles feacuteminines eacutetu-die les trois principales mutilations sexuelles imposeacutees aux femmes et rappelle que dans certains gestes obscegravenes de meacutepris tel que far la fica lrsquoextreacutemiteacute du pouce inseacutereacute entre lrsquoindex et le meacutedius replieacutes figure le clitoris11 Le doigt peut donc ecirctre assimileacute agrave lrsquoappendice clitoridien traditionnellement et biologique-ment rapprocheacute du peacutenis Michel Erlich preacutecise que laquo la plupart des theacuteories en vigueur ont tendance agrave consideacuterer ces opeacuterations [excision et infibulation] comme feacuteminisantes car elles suppriment chez la femme des structures geacuteni-tales reacuteputeacutees masculines raquo12 Il srsquoagit donc bien de castrer la femme en faisant disparaicirctre ses attributs sexuels visuellement masculins et en bridant ses ins-tincts reacuteputeacutes insatiables Si lrsquoon suit cette hypothegravese la mutilation de femmes preacutetendument infidegraveles serait agrave rattacher au niveau symbolique agrave lrsquoexcision pratique sociale destineacutee agrave garantir la fideacuteliteacute et la chasteteacute des femmes

Il srsquoagit en deacutefinitive de punir le corps feacuteminin par ougrave il a peacutecheacute La muti-lation du doigt ou de la chevelure de la femme supposeacutee adultegravere correspond agrave une castration Il reste agrave veacuterifier si les autres textes que Gaston Paris classe dans les groupes B et C proposent une approche similaire du corps feacuteminin

11 Paris LrsquoHarmattan 2000 p 23912 Ibid p 14

105Gageure et mutilations

Le saint des saints

Les textes du groupe B ont ceci en commun que le seacuteducteur nrsquoa pas pos-seacutedeacute charnellement la femme ni sa suivante mais qursquoil cherche agrave le faire croire en deacutecrivant une tache de naissance qursquoelle a sur le corps ndash un sain ndash ou en exhibant des bijoux qursquoil srsquoest procureacutes Pas de mutilation donc mais un seacuteducteur de mauvaise foi Gaston Paris preacutecise que laquo la reacuteveacutela-tion drsquoun signe faite par trahison est un adoucissement de la substitution avec mutilation raquo13

Un deuxiegraveme exemplum du ms de Tours 468 manuscrit deacutejagrave citeacute folio 165 verso propose une version eacutepureacutee des reacutecits du groupe B Tout commence par des propos eacutelogieux sur une femme renommeacutee qursquoun homme de lrsquoassistan-ce preacutetend seacuteduire en quinze jours Le mari aussi bien que le vantard gagent leur terre Le seacuteducteur ne pouvant peacuteneacutetrer dans le chacircteau ndash meacutetonymie du corps feacuteminin ndash corrompt la servante de la dame obtient son anneau ainsi que la reacuteveacutelation drsquoun signe que la dame a sur la cuisse

Alius vadens ad castrum intrare non potuit sed per fraudem domicellam domine seduxit Que ei anulum quem maritus ei dederat furata tradidit et signum vnum quod habebat in coxa reuelauit Et veniens ad hec intersignia se fecisse dixit (p 16)

Le vol de lrsquoanneau en lui-mecircme est une version eacutedulcoreacutee de la mutilation du doigt que nous avons preacuteceacutedemment abordeacutee Associeacutees agrave la description drsquoune tache de naissance situeacutee sur le corps agrave un endroit deacuterobeacute aux regards les deux preuves suffisent au seacuteducteur agrave prouver sa reacuteussite La tache de nais-sance nrsquoest pas sans rappeler drsquoautres enseignes dont les servantes eacutetaient les deacutepositaires secrets et corruptibles On pense agrave la rose sur la cuisse de Lieacutenor dans Guillaume de Dole innocemment vanteacutee par la megravere au seacuteneacutechal ou agrave la tache sur le sein droit drsquoEriaut reacuteveacuteleacutee par la vieille Gondreacutee agrave Lisiart dans Le Roman de la Violette

Dans le Miracle drsquoOton que Gaston Paris classe finalement et agrave ce titre dans le groupe B la preuve par lrsquoos drsquoorteil (qui se rattache donc au vol de lrsquoanneau de lrsquoexemplum) est redoubleacutee par la description du sain que Denise porte sur le corps Elle reste inaudible pour les spectateurs puisque voici ce qursquoen dit Be-rengier agrave Oton

13 Art cit p 546

106 Myriam Rolland-Perrin

La dame ay veu hault et basToute nue a plain et de faitJrsquoay drsquoelle ma voulenteacute faitDe son sain bien vous parleray En lrsquooreille le vous diraySe vous voulez (v 940-945)

Le geste theacuteacirctral de Berengier chuchotant agrave lrsquooreille drsquoOton met lrsquoaccent sur le caractegravere indicible de cette tache placeacutee agrave un endroit trop intime du corps et seulement accessible aux amants Mecircme Esglantine la chambriegravere nrsquoen avait pas connaissance puisqursquoelle a ducirc endormir sa maicirctresse par ruse pour deacute-couvrir la localisation du sain Ainsi les deux preuves se reacutepondent en mi-roir jusqursquoagrave lrsquohomonymie lrsquoos drsquoorteil apparenteacute agrave une relique sacreacutee ndash agrave un saint ndash et symbolisant la viriliteacute drsquoOton trouve son homologue dans le signe de naissance ndash le sain ndash deacutevoilant lrsquointimiteacute du corps feacuteminin

Ces taches honteuses en forme de rose ou de violette dans les romans an-teacuterieurs se rattachent selon Franccedilois Suard laquo agrave une expression agrave la fois meacuteto-nymique et meacutetaphorique du sexe de la dame raquo14 Fleurissant sur le corps des heacuteroiumlnes ces taches de naissance autour desquelles se joue lrsquointrigue relegravevent de lrsquoindicible et de lrsquoinvisible Taboues elles sont entoureacutees drsquoun silence res-pectueux presque sacreacute Cacheacutees et mysteacuterieuses elles trahissent la fascina-tion pour le secret du corps feacuteminin

Une comtesse en morceaux

Bien qursquoelle se preacutenomme Rose la comtesse de Poitiers nrsquoest pas confondue par une tache de naissance mais par trois preuves que le seacuteducteur preacutesente au comte preuves qui remplissent en tout point la mecircme fonction que le signe sur le corps Voici en effet le synopsis du Roman du comte de Poitiers que Gas-ton Paris date de 1180 et classe dans le groupe C

Jaloux de lrsquoamour et de la confiance que le comte de Poitiers porte agrave sa fem-me le duc de Normandie se vante de seacuteduire la comtesse en un mois Arriveacute au chacircteau de Poitiers le duc se livre agrave des avances grossiegraveres repousseacutees par la

14 Francois Suard laquo Le Traitement de la gageure dans Le Comte de Poitiers Le Roi Flore et la Belle Jehane et Le Roman de Guillaume de Dole raquo dans laquo Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees raquo Hommage agrave Francis Dubost sous la direction de F Gingras F Le Nan et J-R Valette Paris Champion 2005 p 628

107Gageure et mutilations

comtesse Elle confie sa tristesse agrave sa vieille nourrice Alotru qui propose aus-sitocirct son aide au duc et livre sa fille de lait pour quatre cents marcs preacutefigu-rant en cela la vieille Gondreacutee du Roman de la Violette Comme dans lrsquoexem-plum elle deacuterobe agrave sa maicirctresse son anneau de mariage Elle preacutelegraveve ensuite dix cheveux des deacutemecirclures au moment de la toilette (v 292-299) et deacutecoupe sur le devant de la robe entre les hanches et les genoux un bout de soie ser-geacutee de la taille drsquoune petite piegravece drsquoor

Del bon samit qursquoele ot vestuTrencha un pau del gron devantVous le covrisieacutes drsquoun besant (v 300-302)

Fort de ses preuves le duc de Normandie retourne agrave Paris et montre au comte atterreacute les preuves qursquoAlotru lui a donneacutees

Frans quens crsquoest pechieacutes de mescroireEnsagnes ai qui font a croireVes chi dis de ses cevex sorsQui plus reluisent que fins orsVes chi lrsquoanel que li donastesA icel jor que lrsquoespousastesEt ceste ensagne de cendalFu prise au bon samit roialQue vostre feme avoit vestuJrsquoai gaagnieacute et vous perdu (v 341-350)

Le deacutevoilement des signes nrsquoest en rien laisseacute au hasard Comme le souligne Franccedilois Suard les modaliteacutes pratiques de la tentative de seacuteduction sont se-condaires laquo par rapport agrave la mise en scegravene des reacutesultats apparents de celle-ci autrement dit des laquo enseignes raquo imagineacutees pour faire croire agrave la faute de lrsquoaimeacutee raquo15 Les dix cheveux soustraits aux deacutemecirclures sont le corps mecircme de Rose La preacutesence de cette megraveche entre les mains du duc ne peut srsquoexpliquer que par un corps agrave corps sensuel ou par un don amoureux Vient ensuite lrsquoal-liance preuve plus classique vestige des barbares mutilations du groupe A Quant au morceau de tissu coupeacute sur le devant du manteau il semble a priori une preuve bien teacutenue de lrsquoinfideacuteliteacute de la comtesse Il en va tout autrement si

15 Ibid p 624

108 Myriam Rolland-Perrin

on la considegravere agrave la suite de Nancy Vine Durling comme une image du sexe de la femme16 Ce bout de tissu deacutecoupeacute et livreacute aux regards qui rappelle les fameuses taches de naissance de Denise Lieacutenor ou Euriaut crsquoest lrsquointimiteacute de la comtesse Le manteau troueacute agrave lrsquoavant renvoie de faccedilon meacutetonymique agrave la fi-gure drsquoune femme infidegravele deacutebaucheacutee et luxurieuse il reacutevegravele agrave tous la condui-te preacutetendument infacircmante de la dame Ces trois enseignes qui correspon-dent agrave une possession revendiqueacutee mais fausse offrent neacuteanmoins agrave celui qui les deacutetient un reacuteel moyen de pression sur la femme dans la mesure ougrave leur preacute-sence entre les mains du duc ne peut srsquoexpliquer que par une druumlerie

Le comte est prieacute par le roi Peacutepin de faire venir sa femme dont la blondeur doreacutee correspond agrave celle de la megraveche coupeacutee Elle reconnaicirct ingeacutenument son anneau Le morceau de tissu est mesureacute en public et le comteacute du Poitou est aussitocirct annexeacute au ducheacute de Normandie

Si ces signes renvoient effectivement agrave la comtesse et la deacutesignent comme infidegravele elle nrsquoen demeure pas moins innocente Ses deacuteneacutegations nrsquoy changent rien et son eacutepoux piqueacute dans sa fierteacute masculine envisage en guise de repreacute-sailles de la tuer Tous les textes reprenant le motif de la gageure preacutesentent les signes comme mensongers et les apparences fallacieuses Bien fou qui srsquoy fiehellip et encore plus pour ce qui est de la question du genre

De Denise agrave Denis

Dans Le Roman du Comte de Poitiers le comte se deacuteguise en mendiant et se fait inviter chez le duc Il surprend son ennemi agrave remercier la vieille nour-rice Alotru de lui avoir fourni les piegraveces agrave conviction Le comte part aussitocirct en quecircte de sa femme qursquoil a abandonneacutee en forecirct afin de reacutetablir la veacuteriteacute et de rentrer en possession de son domaine Son deacuteguisement qui le fait passer pour un mendiant et correspond agrave un travestissement social lui permet drsquoac-ceacuteder agrave la veacuteriteacute Crsquoest par la falsification des apparences qursquoil deacutepasse le men-songe des signes

En revanche dans le deuxiegraveme exemplum du manuscrit de Tours ainsi que dans Le Miracle drsquoOton la recherche de la veacuteriteacute eacutechoit aux femmes injuste-ment condamneacutees Si dans la premiegravere partie de ces œuvres le mensonge des signes a joueacute contre elles il va dans la deuxiegraveme partie les servir En effet afin

16 Nancy Vine Durling laquo Womenrsquos Visible Honor in Medieval Romance the example of the Old French Roman du Comte de Poitiers raquo dans Translatio Studii Essays in Honor of Karl D Uit-ti Rodopi Amsterdam 1999 p 121-123

109Gageure et mutilations

drsquoeacutechapper agrave la mort la dame de lrsquoexemplum et Denise se deacuteguisent Or au lieu de se grimer en simples femmes du peuple agrave lrsquoimage de Fresne dans Gale-ran de Bretagne elles se travestissent en hommes

En effet dans lrsquoexemplum la femme ndash que son mari pense avoir noyeacutee ndash se sauve et transforme sa robe en tenue drsquohomme puis devient fregravere convers dans une abbaye de moines

Que euadens et de veste sua vestem virilem faciens ad abbaciam mona-chorum declinans conuersum se fecit et optime se habens per abbatem traditus est regi pro elemosinario qui optime et graciose officium illud fecit (p 16)

Sa conduite est si meacuteritante qursquoelle est donneacutee au roi comme aumocircnier Au cours drsquoune distribution aux pauvres son mari la prend pour lrsquoaumocirc-nier et lui fait part de ses regrets drsquoavoir si cruellement agi envers sa fem-me Loin de se faire connaicirctre elle rentre dans son pays en habit de fem-me Retournant contre le traicirctre une parole mensongegravere afin de le pousser dans ses retranchements selon la ruse deacutesormais bien connue de Lieacutenor dans Guillaume de Dole elle accuse le chevalier de lui avoir fait violence Celui-ci nie lrsquoavoir vue ce qui prouve lrsquoinnocence de la femme injuste-ment accuseacutee Le traicirctre est pendu et la terre rendue au mari La femme a donc agrave son tour appris agrave se servir des signes agrave en jouer agrave les manipuler agrave son avantage

De mecircme dans Le Miracle drsquoOton Denise est preacutevenue par un bourgeois de lrsquoarriveacutee de son eacutepoux deacutetermineacute agrave la tuer et elle srsquoenfuit habilleacutee en homme Sous ce deacuteguisement inteacuteressant du point dramaturgique elle se rend aupregraves du roi Alfons ndash son pegravere ndash et se fait engager en tant qursquoeacutecuyer sous le nom de Denis Le roi Alfons ne tarit pas drsquoeacuteloge sur ce jeune serviteur Lorsque Denise se fait envoyer comme messager aupregraves de lrsquoempereur elle y accuse Beacuterengier qui doit mener un combat judiciaire contre elle Oton miraculeusement aver-ti par Notre-Dame revendique le droit de faire la bataille en tant que mari Le traicirctre et la chambriegravere sont exeacutecuteacutes

Autrement dit ces deux dames travesties se font remarquer par lrsquoexcellen-ce et le meacuterite de leur comportement Auparavant calomnieacutees elles brillent agrave preacutesent par leur honnecircteteacute leur franchise et leur loyauteacute et sont admireacutees des plus grands Sous le couvert drsquoune identiteacute masculine leur conduite rachegravete dans lrsquoeacuteconomie textuelle la faute dont elles sont accuseacutees Le preacutenom Denis lui-mecircme nrsquoest pas sans eacutevoquer le deacuteni Denise refuse drsquoadmettre comme

110 Myriam Rolland-Perrin

juste sa condamnation elle en deacutenie la veacuteriteacute La reacuteveacutelation de la veacuteriteacute reacutecla-me le subterfuge du travestissement en Denis

Le recours au sexe masculin traduit sans doute le besoin de ces femmes drsquoecirctre reconnues et appreacutecieacutees pour leurs qualiteacutes propres Crsquoest eacutegalement le seul moyen envisageable pour eacutetablir leur innocence puisqursquoelles ont eacuteteacute condam-neacutees sans avoir eu lrsquooccasion de se deacutefendre Toutefois il est assez troublant de voir associeacutes dans ces deux textes lrsquoimpossible description drsquoun sain placeacute pregraves des parties geacutenitales lrsquoinfideacuteliteacute supposeacutee de la femme et le travestissement en homme Ainsi Le Miracle drsquoOton dans lequel une femme devient un homme agrave cause drsquoun bout drsquoos qursquoon lui a offert pourrait ecirctre lu comme la mise en scegravene drsquoune virilisation avorteacutee En effet suite au don de lrsquoos Denise est accuseacutee et devient Denis La castration drsquoOton aurait-elle profiteacute agrave son eacutepouse Or alors que Denise est sur le point de combattre Berengier qui lrsquoa accuseacutee Notre-Dame avertit Oton de revenir prendre la place qui lui revient obligeant Denis agrave reacutein-vestir agrave son tour son identiteacute feacuteminine Contrairement agrave ce qursquoavanccedilait Gaston Paris qui estimait que [la Vierge] eacutetait laquo introduite dans le miracle drsquoune faccedilon maladroite et qui [deacutetruisait] le reacutecit primitif raquo17 il nous semble au contraire que Le Miracle drsquoOton par la bizarrerie mecircme du don propose une version aboutie des fantasmes souleveacutes par les textes du cycle de la gageure Le miracle intervient dans cette piegravece comme un reacutegulateur social obligeant les protago-nistes agrave reacuteinteacutegrer leurs rocircles traditionnels

Lorsqursquoelle essaie de convaincre son pegravere qursquoelle nrsquoest pas lrsquoeacutecuyer Denis mais sa fille Denise elle lui donne agrave voir sa poitrine eacutetendard de sa feacuteminiteacute

Tenez regardez ma poitrine Grsquoy ay mamelle conme fame Du monstrer nrsquoest point de diffameLes autres membres secrez touzFemenins ay ce savez vous (v 1996-2000)

Le corps de Denise lrsquoa drsquoabord trahie mais il la sert agrave preacutesent Il permet de dis-tinguer la veacuteriteacute de lrsquoapparence Les secrets de ce corps qui avaient auparavant accuseacute Denise deviennent agrave preacutesent un signe de reconnaissance de sa feacutemi-niteacute Le corps se fait donc vecteur de mensonge aussi bien que de veacuteriteacute Les signes se reacutevegravelent fonciegraverement incertains et soumis au pouvoir de celui qui sait les utiliser

17 Art cit p 530

111Gageure et mutilations

Au terme de cette eacutetude nous voudrions reprendre les mots de Nancy Vine Durling qui soulignait agrave la fin de son article sur lrsquohonneur feacuteminin combien il eacutetait inteacuteressant de relier lrsquoeacutetude des textes du cycle de la gageure tant ils avaient agrave nous apprendre sur les peurs et les particulariteacutes sociales preacutesidant agrave la perception du corps feacuteminin18 En effet la mise en relation de ces cinq tex-tes dont les particulariteacutes geacuteneacuteriques srsquoeffacent devant la plasticiteacute du motif nous a permis de souligner le lien entre le pari sur la fideacuteliteacute de la femme et les mutilations qursquoelle subit injustement Qursquoon entame lrsquointeacutegriteacute de son corps en lui coupant un doigt ou des cheveux qursquoon lui vole son anneau qursquoon deacutevoile une tache de naissance ou bien qursquoon lui deacutecoupe son vecirctement la femme est atteinte dans son intimiteacute sexuelle meacutetonymiquement exhibeacutee Qursquoon accep-te drsquoy lire lrsquoexpression fantasmatique de mutilations sexuelles telles que lrsquoexci-sion ou qursquoon choisisse de nrsquoy voir que la volonteacute de porter atteinte agrave un corps preacutetendument fautif il est indeacuteniable que le corps de la femme est preacutesenteacute comme une proprieacuteteacute masculine dont la valeur est proportionnelle agrave sa fideacute-liteacute ou agrave sa pureteacute La virginiteacute est drsquoailleurs porteacutee aux nues dans ces textes comme une valeur suprecircme mais cela pourrait faire lrsquoobjet drsquoune autre eacutetude

Enfin contrairement agrave ce qursquoavance Gaston Paris et mecircme si les deux exem-pla sont classeacutes par le scribe du manuscrit de Tours sous la rubrique laquo de do-minabus raquo (des dames nobles) il nous semble que ces cinq textes contribuent moins agrave glorifier la femme et ses vertus19 qursquoagrave mettre en eacutevidence la peur du corps feacuteminin et la crainte de ses deacutebordements

18 laquo It is for such reasons that the Old French wager tales desserve to be read and analyzed more closely Such poems ndash particularly when read in conjunction with one another and with other Old French romances ndash have much to tell us about the fears and the social fantasies gover-ning perceptions of the female body in early thirteenth-century France raquo art cit p 127

19 Art cit p 550

Fils de lrsquoours et cœur de lion la fi liation Estonneacute Passelion dans

le Roman de Perceforest

Anne DelamaireUniversiteacute europeacuteenne de Bretagne

Parmi les ambitions affi cheacutees par Perceforest1 se trouve la volonteacute de creacuteer un tout coheacuterent agrave partir drsquoun vaste ensemble de mateacuteriaux regroupant entre autres les romans antiques la matiegravere de Bretagne les traiteacutes drsquooptiques les encyclopeacutedies et le folklore Ce dernier substrat nourrit notamment le person-nage drsquoEstonneacute un impeacutetueux chevalier eacutecossais Associeacute agrave des motifs comme la Mesnie Hellequin ou le charivari Estonneacute est agrave travers diff eacuterents eacutepisodes assimileacute agrave la fi gure mythologique du roi ours Or son fi ls Passelion est vi-siblement placeacute sous le signe du lion La fi liation entre les deux personnages semble donc ecirctre probleacutematique au moins sur le plan symbolique Crsquoest sans compter sur lrsquoingeacuteniositeacute de lrsquoauteur qui en jouant sur les motifs et la richesse du fonds folklorique creacuteeacute une continuiteacute lagrave ougrave regravegne a priori le deacutesordre

Estonneacute est un vaillant chevalier eacutecossais qui se caracteacuterise par sa fougue et une sexualiteacute deacutebordante Prompt agrave seacuteduire la plus proche damoiselle il est souvent contrecarreacute dans ses entreprises galantes par le luiton Zeacutephyr Pro-tecteur aussi bien que perseacutecuteur faceacutetieux Zeacutephyr2 est explicitement ratta-cheacute agrave des croyances locales et agrave une aire geacuteographique (agrave savoir les mareacutecages aux environs de la ville de Brane) Son occupation principale consiste agrave tem-peacuterer les ardeurs drsquoEstonneacute en le faisant plonger indiffeacuteremment dans lrsquoeau la boue les excreacutements ou encore des mares pleines de grenouilles Cette farce

1 Le Roman de Perceforest deuxiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve T L F vol I 1999 et vol II 2001 troisiegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve TLF vol I 1988 vol II 1991 vol III 1993 quatriegraveme partie eacuted G Roussineau Genegraveve TLF 1987 Le livre V est citeacute drsquoapregraves le manuscrit BnF fr 348 (l V)

2 Sur Zeacutephyr voir Christine Ferlampin-Acher Feacutees bestes et luitons Croyances et mer-veilles dans les romans franccedilais en prose (XIIIe-XIVe siegravecles) Paris Presses Universitaires Paris Sorbonne 2002

114 Anne Delamaire

qui se reacutepegravete paraicirct renvoyer agrave un rite du type charivari lequel avait pour but de deacutenoncer ou de reacuteguler une sexualiteacute perccedilue comme deacuteviante (Par exem-ple lorsqursquoun remariage eacutetait trop rapide ou lorsqursquoil y avait un eacutecart drsquoacircge im-portant entre les deux eacutepoux)

Par lrsquoentremise de Zeacutephyr Estonneacute se trouve eacutegalement assimileacute agrave la figu-re du roi de carnaval Alors que le siegravege de la ville de Brane menace de srsquoeacuteter-niser le chevalier part en quecircte du luiton afin de trouver une issue rapide au conflit Apregraves un des tours dont il est coutumier Zeacutephyr meacutetamorphoseacute en cheval entraicircne Estonneacute dans une folle cavalcade dont les deacutetails recoupent les diffeacuterentes eacutetapes du regravegne de carnaval Lorsqursquoil deacutecouvre le cheval dont il ignore la vraie nature Estonneacute srsquoeacutemerveille devant sa beauteacute et la richesse de son eacutequipement

il regarde pardevant luy et voit lrsquoommel et bien perceut qursquoil y avoit le plus beau cheval qursquoil eust oncques veu et le plus fort [hellip] sy estoit si bien aourneacute de frain et de selle que se ce fust pour le roy Alexandre (l II t 1 sect 121)

Appliqueacutee agrave un cheval la reacutefeacuterence au roi Alexandre eacutevoque indirectement Buceacutephale dont la tradition meacutedieacutevale disait qursquoil se nourrissait de chair hu-maine Derriegravere la munificence de la monture trouveacutee par Estonneacute se profile donc une ombre inquieacutetante le germe du danger La comparaison permet par ailleurs drsquoeacutetablir le chevalier dans son nouveau statut de souverain eacutepheacute-megravere Malgreacute sa surprise Estonneacute enfourche la monture et ainsi couronneacute se trouve emporteacute agrave un galop drsquoenfer Durant cette chevaucheacutee avec un dia-ble le chevalier est durement malmeneacute tour agrave tour frappeacute par les branches et griffeacute par les ronces parmi lesquelles le cheval se preacutecipite deacutelibeacutereacutement (laquo il nrsquoespargnoit ni haye ni buisson ains srsquoen aloit frappant parmy et par tout com-me derveacute raquo ibid) Le calvaire endureacute par Estonneacute correspond agrave la deuxiegraveme eacutetape du carnaval durant laquelle le souverain est battu maltraiteacute voire deacute-membreacute Lrsquoimage drsquoune mise en piegraveces est drsquoailleurs explicitement preacutesente dans le texte

la cote a armer que Estonneacute avoit vestue fut si desciree que il nrsquoy eut rons-se par ou il avoit passeacute qui nrsquoen eust sa piece (ibid)

Conseacutequence directe de ce traitement et ultime eacutetape du carnaval le roi drsquoun jour est deacutechu de son rang Pour Estonneacute le deacutetrocircnement se produit par pertes successives Drsquoabord sa cotte est deacutechireacutee au point dit lrsquoauteur qursquoil ne lui en reste pas de quoi se faire un pansement (laquo en pou drsquoheure il nrsquoen eut sur

115Fils de lrsquoours et cœur de lion

luy dont il peust loyer son doy raquo ibid) Puis ses armes (lance bouclier et heau-me) lui sont enleveacutees3 Or priver un chevalier de son eacutequipement revient agrave le deacuteposseacuteder de son statut Deacutegradeacute Estonneacute est meacutetaphoriquement mis agrave mort comme semble le confirmer lrsquoimage drsquoensevelissement preacutesente un peu plus loin dans le reacutecit Au terme drsquoune autre folle eacutequipeacutee Estonneacute est violemment preacutecipiteacute dans un souterrain il est ainsi englouti par la terre conformeacutement au motif de mort et de renaissance mis en eacutevidence par Claude Gaignebet ou Mikkaiumll Bakhtine 4

Estonneacute ne garda lrsquoheure que le lyon le jecta en ung soupiral drsquoune bove et srsquoen va rifflant aval comme celluy qui ne se sceut a quoy tenir (l II t 1 sect 313)

Toutefois lrsquoeacutepisode qui cristallise avec le plus drsquoefficaciteacute le substrat folk-lorique dont Estonneacute est construit est celui de sa meacutetamorphose au livre II En raison drsquoune sombre rancune et pour avoir peacuteneacutetreacute de nuit dans le jar-din de la reine Lidoire Estonneacute est transformeacute en ours pas cette derniegravere Cette nouvelle peau sied particuliegraverement au chevalier dont les pulsions mal reacutefreacuteneacutees entrent en reacutesonance avec la reacuteputation faite agrave lrsquoours que la tra-dition deacutecrit comme un animal lubrique et un kidnappeur de femmes La muance permet donc drsquoexteacuterioriser visiblement les deacutefauts et les deacutesirs drsquoEs-tonneacute Surtout elle conduit agrave reacuteveacuteler la veacuteritable identiteacute du personnage qui sous les apparences drsquoun bouffon cache la nature du roi ours mythologi-que Meacutetamorphoseacute et rendu amneacutesique Estonneacute vit quelques temps sous le nom de Priant aupregraves de Lidoire et des jeunes filles qursquoelle eacutelegraveve Un jour lors drsquoune promenade en forecirct il sauve ces derniegraveres drsquoune tentative drsquoenlegrave-vement perpeacutetreacutee par deux chevaliers du lignage de Darnant Cet affronte-ment marque un tournant dans lrsquoeacutepisode de la muance et srsquoavegravere crucial agrave la compreacutehension approfondie du personnage Sur un plan strictement narra-tif lrsquoaction heacuteroiumlque drsquoEstonneacute lui vaut drsquoecirctre pardonneacute par la reine feacutee qui lrsquoendort et lui redonne son apparence humaine avant de le faire deacuteposer nu dans la forecirct Sur le plan symbolique la scegravene permet drsquoassimiler Estonneacute agrave

3 laquo Advint que le cheval se adreccedila parmy ung espinoy la ou il convint que Estonneacute perdist son glaive et demoura entres les ronsses et son escu qui a son col pendoit luy fut esrachieacute et demoura pendant a la branche drsquoun arbre raquo l II t 1 sect 122 laquo et le heaume luy estoit tourneacute ce devant der-riere par les branches des arbres qui en avoient les las rompuz raquo l II t 1 sect125

4 Voir Claude Gaignebet Le Carnaval Paris Payot 1974 Mikkaiumll Bakhtine Lrsquoœuvre de Franccedilois Rabelais la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance France Gallimard Nrf 1970

116 Anne Delamaire

deux figures mythiques le berserker ou guerrier agrave peau drsquoours drsquoune part et le roi ours drsquoautre part Revecirctu drsquoune deacutefroque animale Estonneacute agit avec une extrecircme violence durant le combat Il nrsquoheacutesite pas agrave briser la jambe drsquoun adversaire ou agrave un tuer un cheval pour atteindre son cavalier attitu-des drsquoordinaire exclues des combats entre chevaliers Il fait ainsi preuve de la fureur caracteacuteristique des guerriers fauves Surtout en luttant contre une incarnation du chaos pour sauver une beauteacute toute printaniegravere Estonneacute si-gne la victoire du renouveau sur les forces sombres de lrsquohiver De plus la temporaliteacute de la meacutetamorphose correspond en tout point agrave celle du mythe Transformeacute agrave une eacutepoque indeacutetermineacutee Estonneacute se bat au printemps Crsquoest aussi agrave cette peacuteriode qursquoil retrouve son apparence humaine en eacutemergeant du sommeil tout comme lrsquoours sort de son hibernation La victoire drsquoEstonneacute correspond donc au triomphe du roi ours dont la force vitale renaicirct avec la belle saison

Tout comme Estonneacute Passelion beacuteneacuteficie de la protection ambiguumle de Zeacute-phyr Au fil du reacutecit le luiton semble toutefois se faire moins faceacutetieux et bien qursquoil reacuteserve au chevalier certains des tours qursquoil a joueacutes agrave son pegravere lrsquoinfluen-ce des pratiques rituelles et folkloriques se fait moins sentir De fait Passelion semble ecirctre autant un heacuteros eacutepique et mythique que folklorique Ainsi son nom dont la pertinence est confirmeacutee par Zeacutephyr lui-mecircme le place direc-tement sous le signe du lion (laquo sy trsquoa donneacute ta mere bon nom en Passelion car tu le passe en fierteacute raquo l IV t 1 p 194) Or si le regravegne de lrsquoours coiumlncidait avec celui des leacutegendes le lion qui lrsquoa supplanteacute srsquoinscrit dans un univers chevale-resque et courtois5

De la mecircme faccedilon lrsquoenfance de Passelion qui se deacuteroule en deux volets tend agrave faire de lui un personnage heacuteroiumlcomique6 Dans sa prime jeunesse avant lrsquoacircge drsquoun an Passelion est ameneacute agrave venger la mort de son pegravere en tuant son meurtrier Bruyant sans foi Si lrsquoeacutepisode se plaicirct agrave deacutecrire lrsquoenfant Passe-lion comme un ecirctre encore maladroit dans ses gestes et ses paroles il lui attri-bue eacutegalement toutes les caracteacuteristiques drsquoun heacuteros eacutepique Ainsi le motif de la vendetta paraicirct directement emprunteacute agrave la chanson de geste Lrsquoenfant pro-dige srsquoavegravere par ailleurs ecirctre un redoutable guerrier adoubeacute et armeacute durant le siegravege du Chastel de la Garande crsquoest lui qui deacutecoche le trait fatal au traicirctre

5 Sur lrsquoours deacutetrocircneacute par le lion voir Michel Pastoureau Lrsquoours Histoire drsquoun roi deacutechu Paris Seuil 2007

6 Voir laquo Les enfants terribles de Perceforest raquo dans Enfances arthuriennes Actes du colloque de Rennes dir D Huumle et C Ferlampin-Acher Orleacuteans Paradigme 2006 p 237-254

117Fils de lrsquoours et cœur de lion

Quant agrave la juste colegravere qui lrsquoanime elle devient fureur lorsque le garccedilonnet deacutechire agrave pleine dents le cœur de lrsquoennemi tout juste abattu

Passelion [hellip] srsquoen vint a la partie du corps ou tenoit le cuer puis le print aux dents et aux mains et le deschira comme font levriers leur cuiries apregraves la venoison prinse (l IV t 1 p 301)

Le deuxiegraveme volet des enfances de Passelion se deacutetourne des champs de ba-taille pour eacutevoquer ses faceacuteties chez la feacutee Morgane qui a la charge de son eacutedu-cation Le heacuteros srsquoy montre toujours batailleur et violent frappant son cousin chevauchant un veau pour srsquoexercer agrave la lance ou encore coupant les oreilles de plusieurs porcelets pour apaiser sa faim Cette forme de deacutemesure qui srsquoac-compagne eacutegalement de farces agrave tonaliteacute grivoise confegravere agrave Passelion un ca-ractegravere heacuteroiumlcomique qui pourrait faire de lui un ancecirctre de Pantagruel En-fin la catabase qursquoil effectue jeune homme pour aller chercher les armes de son pegravere lrsquoapparente aux heacuteros antiques pour lesquels descentes aux Enfers et quecirctes de lrsquoarmement paternel sont des passages obligeacutes

Estonneacute lrsquoours et Passelion le lion heacuteroiumlque paraissent donc ecirctre des figu-res inconciliables Leur filiation est de plus compliqueacutee par des interfeacuterences avec drsquoautres lignages Ainsi Ourseau fils de Lidoire et de Gadifer se trouve ecirctre un descendant indirecte du chevalier eacutecossais Ourseau a eacuteteacute conccedilu alors que la reine feacutee avait lrsquoesprit occupeacute par la meacutetamorphose qursquoelle venait de faire subir agrave Estonneacute Conformeacutement agrave la croyance meacutedieacutevale lrsquoapparence de cet enfant se ressent des preacuteoccupations maternelles et il vient au monde pelu comme un ours On aura reconnaicirct ici le motif du baumlrenson ou fils de lrsquoours De fait bien que sa conception subisse un deacuteplacement et qursquoelle soit en quel-que sorte rationaliseacutee crsquoest bien du caractegravere ursin drsquoEstonneacute qursquoOurseau a heacuteriteacute Ce transfert explique que Passelion heacuterite de la vigueur de son pegravere mais que son identiteacute ne soit pas marqueacutee par la nature animale de celui-ci En reacutealiteacute la captation de ces caracteacuteristiques par Ourseau et lrsquoexil que ce person-nage connaicirct par la suite semblent correspondre agrave une volonteacute de liquider un heacuteritage trop encombrant Tout comme lrsquoimage de lrsquoours srsquoimmisce dans les penseacutees et la descendance de Lidoire Ourseau interfegravere dans le lignage drsquoEs-tonneacute pour le soulager de traits trop pesants

A lrsquoinverse Passelion pourrait beacuteneacuteficier de lrsquoidentiteacute leacuteonine preacuteceacutedem-ment deacutevolue agrave Lyonnel Doublement preacutesente dans son nom (Lyonnel du Glat roi de Leacuteonnois) la marque du lion srsquoincarne eacutegalement dans lrsquoani-mal que le chevalier apprivoise au livre II Construit sur le triple modegravele de

118 Anne Delamaire

Lancelot Tristan et Yvain Lyonnel incarne lrsquoideacuteal chevaleresque et courtois pendant la premiegravere moitieacute roman Apregraves avoir libeacutereacute la Grande-Bretagne et lrsquoEacutecosse de plusieurs monstres et avoir deacutefendu ces royaumes contre une pre-miegravere invasion romaine se substituant dans cette tacircche au souverain impo-tent Gadifer Lyonnel succombe agrave la bataille du Franc-Palais Or il ne semble plus rien perdurer de cet heacuteroiumlsme et de ce deacutevouement apregraves la mort du heacuteros Certes ces fils Lyonnel et Gadiforus sont de vaillants chevaliers mais ils ne constituent pas des figures de premier plan En srsquounissant agrave Blanche Lyonnel srsquoest en fait attacheacute agrave un lignage ougrave le pouvoir feacuteminin domine Ainsi succes-sivement Lidoire Blanche et Blanchette (grand-megravere megravere et fille) marquent de leurs enchantements et de leurs bienfaits le royaume drsquoEacutecosse Dilueacutee dans une ligneacutee qui favorise le feacuteminin lrsquoidentiteacute leacuteonine semble trouver en Passe-lion un nouveau reacuteceptacle

Il apparaicirct donc que au fil du roman lrsquoauteur se livre agrave un reacuteameacutenagement des symboles qursquoil effectue en modifiant leur reacutepartition entre les diffeacuterents li-gnages Ainsi la volonteacute qursquoil a de reacuteconcilier la filiation entre Estonneacute et Pas-selion est notamment visible dans un indice preacutesent au livre III Pour les be-soins drsquoune piegravece en vers (le Lai Secret) Estonneacute y est deacutesigneacute comme un lion (laquo Le lyumlon jadis mis en cage La jenne chievrette sauvage raquo l III t 1 p 277) Or non seulement lrsquoEacutecossais nrsquoa jamais eacuteteacute qualifieacute en ces termes auparavant mais encore Lyonnel eacutevoqueacute dans le mecircme poegraveme srsquoy voit deacutepouilleacute de son identiteacute Alors que lrsquoimage du fauve aurait ducirc tout naturellement srsquoappliquer au chevalier au lion elle est transfeacutereacutee agrave Estonneacute

Malgreacute les signes semblant indiquer que lrsquoauteur craignait la discontinuiteacute ou voulait liquider une symbolique trop lourde la filiation entre Estonneacute et Passelion srsquoavegravere pourtant complegravetement coheacuterente en grande partie gracircce au parrainage du luiton Zeacutephyr Ainsi Passelion qui a heacuteriteacute de la fougue pater-nelle se montre aussi seacuteducteur que son pegravere et le reacutecit voit srsquoallonger la liste de ses conquecirctes au nombre desquelles figurent Morganette Gaudine Cani-fre Dorine Marmona Toutefois lagrave ougrave Zeacutephyr reacutefreacutenait les ardeurs drsquoEston-neacute il favorise les amours de son fils qui engendre de nombreux descendants chaque fois drsquoune femme diffeacuterente Loin drsquoecirctre arbitraire cette diffeacuterence de traitement reacutepond aux exigences du reacutecit Du vivant drsquoEstonneacute la Grande Bre-tagne et lrsquoEacutecosse sont deux royaumes prospegraveres au sein desquels srsquoopegravere un long travail de civilisation notamment avec la mise au pas du lignage de Dar-nant Cette situation appelle agrave une reacutegulation des forces vives et brutales dont

119Fils de lrsquoours et cœur de lion

Estonneacute et ses pulsions sont les repreacutesentants A lrsquoinverse du temps de Passe-lion les deux pays sont dans eacutetat de deacutesolation conseacutecutif agrave lrsquoinvasion romai-ne Dans ces conditions repeupler ces contreacutees et leur donner une nouvelle geacuteneacuteration de chevaliers tient de lrsquoimpeacuteratif vital Crsquoest pourquoi le luiton fa-vorise la sexualiteacute deacutebordante de Passelion Par conseacutequent il y a dans son changement drsquoattitude une coheacuterence qui explique eacutegalement que lrsquoinfluence des pratiques comme le charivari se fasse moins sentir concernant Passelion Destineacutes agrave opeacuterer une reacutegulation ces rites deviennent inutiles quand il srsquoagit drsquoencourager une nataliteacute agrave tout va

Le substrat folklorique nrsquoest cependant par entiegraverement absent du parcours de Passelion Au livre V (f 289ss) un eacutepisode se reacutevegravele particuliegraverement signi-ficatif A ce moment du reacutecit Passelion est devenu lrsquoamant de Dorine eacutepouse du roi de Sycambre Leur secret menaccedilant drsquoecirctre reacuteveacuteleacute par la vieille chargeacutee de chaperonner la jeune femme ils eacutelaborent un plan recourant agrave un deacuteguise-ment animal Pour justifier ses alleacutees et venues entre sa chambre et le bosquet qui sert de refuge agrave son amant Dorine a en effet preacutetendu qursquoelle y nourris-sait un cerf avec les reliefs de ses repas Soupccedilonneuse la vieille qui srsquoeacuteton-ne qursquoun tel animal se repaisse de viande demande agrave le voir Passelion revecirct alors la peau drsquoun cerf et se preacutesente agrave la vieille en eacutemergeant partiellement des buissons Peu convaincue par cette deacutemonstration la vieille avertit degraves son retour le roi qui fait alors lacirccher ses chiens dans le bosquet Acculeacute dans une caverne Passelion ne doit la vie sauve qursquoagrave lrsquointervention de Zeacutephyr qui se substituant agrave lui surgit de lrsquoanfractuositeacute sous la forme drsquoun cerf et disper-se les hommes du roi Cet eacutepisode qui accumule les eacuteleacutements comiques re-prend entre autres le motif de la mal marieacutee Cependant crsquoest le deacuteguisement en animal qui doit ici retenir lrsquoattention Recouvert de sa peau de cerf Passe-lion subit une transformation qui nrsquoest pas sans rappeler la meacutetamorphose su-bie par son pegravere De fait lrsquoun comme lrsquoautre endossent une identiteacute animale sous lrsquoemprise magique ou amoureuse drsquoune femme De plus le cerf nrsquoest pas tregraves eacuteloigneacute de lrsquoours dans sa porteacutee symbolique Tous deux au pantheacuteon des dieux primitifs ils incarnent en lien avec lrsquoideacutee de fertiliteacute les forces brutes de la nature qui connaissent un renouveau au printemps Pegravere et fils se rejoignent donc dans une ceacuteleacutebration de la vie

Apparemment incoheacuterent le lien entre Estonneacute et Passelion teacutemoigne au contraire de lrsquoart avec laquelle lrsquoauteur ajuste sa matiegravere aux inteacuterecircts de son roman Ours captif ou cerf bondissant animent le reacutecit selon que lrsquoheure est agrave reacutefreacutener ou encourager les pulsions des chevaliers Cette œuvre de reacutegula-

120 Anne Delamaire

tion est notamment deacutevolue agrave Zeacutephyr figure tuteacutelaire garante drsquoune forme de continuiteacute au sein de ce lignage singulier Par ailleurs en cultivant le faux (lrsquoours est le produit drsquoune meacutetamorphose le cerf celui drsquoun deacuteguisement) le roman accouche drsquoune veacuteriteacute ineacutedite et insuffle une vie nouvelle agrave un substrat qui ne demandait qursquoagrave ecirctre redynamiser Ainsi lrsquoidentiteacute animale polymor-phe de la filiation entre Estonneacute et Passelion semble proclamer avec aplomb que le lion est bien le fils de lrsquoours

Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

Adenet le Roi Girart drsquoAmiensGeoff rey Chaucer

Aureacutelie HoudebertUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Sous des noms varieacutes ndash cheval enchanteacute cheval drsquoeacutebegravene ou de fust cheval de Pacolet Clavilentildeo el Aligero ou encore steed of brass ndash apparaicirct de faccedilon reacutecurrente dans la litteacuterature occidentale du XIIIe au XVIe siegravecle une seule et mecircme fi gure issue du folklore oriental Il srsquoagit drsquoun cheval meacutecanique de bois le plus souvent drsquoairain dans certaines versions doteacute de lrsquoextraordi-naire pouvoir de voler Preacutesent dans le folklore indien cet animal fabuleux parcourt drsquoest en ouest un vaste territoire culturel srsquoancrant de plus en plus profondeacutement dans la litteacuterature et puisant agrave chaque eacutetape de son chemine-ment geacuteographique et litteacuteraire les ingreacutedients neacutecessaires agrave son renouvelle-ment On le retrouve ainsi dans des contes indiens persans et arabes sous une forme deacutejagrave litteacuteraire dans un conte des Mille et Une Nuits1 dans deux romans franccedilais en vers de la fi n du XIIIe siegravecle Cleacuteomadegraves et Meacuteliacin2 eux-mecircmes deacuterimeacutes puis traduits en espagnol au siegravecle suivant3 dans Valentin et

1 On trouve le conte du cheval drsquoeacutebegravene dans tous les manuscrits laquo complets raquo des Mille et Une Nuits dans toutes les eacuteditions du recueil (agrave lrsquoexception de celle de Reneacute Khawam) mais aussi dans le recueil des Cent et une Nuits et dans drsquoautres ensembles comme les Livres des Histoires eacutetonnan-tes dont le manuscrit le plus ancien remonte au deacutebut du XIVe siegravecle Voir Aboubakr Chraiumlbi Les Mille et Une Nuits histoire des textes et classification des contes lrsquoHarmattan 2008

2 Les œuvres drsquoAdenet le Roi eacuted Albert Henry Tome V Genegraveve Slatkine 1996 Girart drsquoAmiens Meacuteliacin eacuted Antoinette Saly CUERMA Senefiance 27 1990

3 Pour les versions en prose voir Le Cheval volant en bois eacutedition des deux mises en proses du Cleacuteomadegraves eacuted Fanny Maillet et Richard Trachsler Paris Classiques Garnier laquo Textes Litteacuterai-res du Moyen-Acircge raquo 14 2010 Pour la version espagnole voir El Conde Partinuples Roberto el Diablo Clamades y Clarmonda ed Ignacio B Anzoaacutetegui Buenos Aires Espasa-Calpe 1944 p133-168

122 Aureacutelie Houdebert

Orson4 roman drsquoaventures dont la diff usion europeacuteenne conduira le cheval jusqursquoagrave Cervantegraves5 chez Geoff rey Chaucer dans ses Contes de Cantorbeacutery6 composeacutes en moyen anglais dans les derniegraveres deacutecennies du XIVe siegravecle Conservant de faccedilon remarquable ses caracteacuteristiques primitives qui en font un motif folklorique speacutecifi que le cheval volant dont il est question ici se precircte neacuteanmoins agrave toutes les meacutetamorphoses au greacute de son parcours dans les litteacuteratures drsquoOrient et drsquoOccident

Nous ne preacutetendons pas retracer ici lrsquoensemble de ce parcours mais interro-ger les modaliteacutes de son adaptation litteacuteraire dans deux contextes diffeacuterents agrave un siegravecle drsquoeacutecart dans les deux romans franccedilais Cleacuteomadegraves drsquoAdenet le Roi et Meacuteliacin de Girart drsquoAmiens sommes romanesques en vers composeacutees vers 1285-1295 qui marquent lrsquoentreacutee dans la litteacuterature europeacuteenne du cheval vo-lant et dans le Conte de lrsquoeacutecuyer conte inacheveacute eacutecrit par Geoffrey Chaucer un siegravecle plus tard en Angleterre

Jrsquoenvisagerai ces trois textes comme autant de reacuteponses litteacuteraires aux pro-blegravemes souleveacutes par cette entreprise drsquoassimilation du motif

Le cheminement du motif drsquoAdenet agrave Chaucer

La source directe de Cleacuteomadegraves et de Meacuteliacin reste inconnue mais on sait par les auteurs eux-mecircmes que leur matiegravere heacuteriteacutee de la tradition arabe a transiteacute par lrsquoEspagne avant drsquoarriver jusqursquoagrave eux Lrsquohistoire du cheval vo-lant a connu ensuite une diffusion remarquable due notamment au succegraves du roman drsquoAdenet le Roi Cleacuteomadegraves copieacute dans quinze manuscrits mis en prose traduit et adapteacute plusieurs fois citeacute dans plusieurs œuvres du XIVe et du XVe siegravecle7

Plus difficile agrave eacutetablir est le transfert de cette histoire jusqursquoen Angleterre Deux hypothegraveses me semblent recevables concernant la source de Chaucer pour son steed of brass Soit les romans drsquoAdenet et Girart ou lrsquoun des deux eacutetaient connus du poegravete anglais peacutetri de culture franccedilaise de faccedilon directe ou

4 Valentin et Orson Lyon Jacques Maillet 1489 (BNfr Res-Y2-82)5 Miguel de Cervantes Don Quijote de la Mancha ed John Jay Allen Madrid Caacutetedra

1992 vol 2 chap XLI p 327-3376 William Chaucer laquo The Squirersquos Tale raquo dans Cantorbery Tales eacuted en ligne par The Elec-

tronic Literature Foundation httpwwwcanterburytalesorgcanterbury_taleshtml7 Voir lrsquoeacutedition drsquoAlbert Henry Tome V Introduction p 559-567

123Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

indirecte8 soit le conte oriental a circuleacute en Angleterre indeacutependamment de ses adaptations franccedilaises de faccedilon autonome ou associeacute agrave drsquoautres contes du recueil des Mille et Une Nuits9

Sans entrer dans le deacutetail des arguments il me semble plus probable que Chaucer srsquoappuie sur un mateacuteriau litteacuteraire transmis par lrsquoun des romans franccedilais plutocirct Cleacuteomadegraves que Meacuteliacin sans que lrsquoon puisse eacutetablir avec cer-titude sa source10 Il en dispose en tout cas tregraves librement Son histoire appa-raicirct finalement comme une seacuterie de variations assumeacutees autour drsquoun thegraveme connu bien plus que comme la reacuteeacutecriture drsquoun texte preacutecis

Variations autour de deux traits constitutifs

Deux traits principaux caracteacuterisent le cheval volant degraves lrsquoorigine son meacute-canisme speacutecifique et son emploi en tant qursquoinstrument de conquecircte feacutemi-nine Ces eacuteleacutements se retrouvent dans toutes les versions de lrsquohistoire depuis le conte indien ougrave un tapissier srsquoeacutelegraveve litteacuteralement jusqursquoagrave une princesse gracirc-ce agrave une monture fabriqueacutee par un ami charpentier11 Adenet le Roi et Girart drsquoAmiens exploitent amplement ces donneacutees explorant toutes leurs possibi-liteacutes narratives Chaucer reprend les deux traits mais les modifie consideacutera-

8 Crsquoest lrsquohypothegravese de Vincent Dimarco qui considegravere Cleacuteomadegraves et Meacuteliacin comme des sources possibles de Chaucer sans que lrsquoon puisse eacutetablir drsquoanalogies textuelles et sans certitude historique concernant la preacutesence des romans franccedilais en Angleterre Vincent Dimarco laquo The Squirersquos Tale raquo dans Sources and Analogues of the Canterbury Tales ed Robert MCorreale Mary Hamel Cambridge DS Brewser 2002 p 169-209

9 Crsquoest le postulat de Kathryn L Lynch qui estime que Chaucer a laquo occidentaliseacute raquo un mateacuteriau oriental transmis oralement Kathryn L Lynch laquo East meets West in Chaucerrsquos Squirersquos Tale and Franklinrsquos Tale raquo Speculum a Journal of Medieval Studies vol 70 ndeg 3 Juillet 1995 p 530-551

10 Vincent Dimarco ne cite que Meacuteliacin dans son reacutepertoire de sources et laquo textes analogu-es raquo Il considegravere en effet que le conte de Chaucer est plus proche du roman de Girart que de ce-lui drsquoAdenet en ce qui concerne la structure narrative et lrsquoancrage geacuteographique Il est vrai que Chaucer situe son histoire en Orient comme Girart drsquoAmiens et non pas en Europe comme Adenet encore faut-il bien voir de quel Orient il srsquoagit dans chacun des textes Qursquoy a-t-il de commun entre le royaume Mongol de Russie la Grande Armeacutenie et la Perse si ce nrsquoest la charge imaginaire que contiennent ces noms pour des Occidentaux du XIIIe ou du XIVe siegravecle

11 Le conte du Tisserand qui se fit passer pour Vishnou preacutesent dans le Pantildecatantra met en scegravene un faux laquo garouda raquo imitation meacutecanique de la monture volante magique du dieu Vish-nou En faisant son entreacutee dans le folklore persan puis arabe lrsquooiseau pseudo divin se meacutetamor-phose en cheval de bois mais conserve ce statut de produit manufactureacute extraordinaire des-tineacute agrave la conquecircte drsquoune femme Voir Pantildecatantra trad Edouard Lancereau Paris Gallimard Unesco coll laquo Connaissance de lrsquoOrient raquo 1965 p 93-101

124 Aureacutelie Houdebert

blement Dans le conte oriental le cheval de bois est mis en mouvement par deux chevilles placeacutees dans divers endroits du corps de lrsquoanimal selon les ver-sions12 derriegravere lrsquooreille sur lrsquoeacutepaule droite sur les flancshellip le manque de preacutecision et les contradictions sont constants ce qui explique peut-ecirctre que les deux romanciers franccedilais nrsquoaient pas choisi exactement la mecircme locali-sation des diffeacuterentes chevilles Ils srsquoaccordent en revanche pour doubler le nombre de chevilles et complexifier par conseacutequent le meacutecanisme Aux mou-vements ascendant et descendant ils ajoutent en effet les mouvements lateacute-raux13 Le cavalier peut ainsi imiter grossiegraverement une chevaucheacutee laquo reacuteelle raquo en activant successivement quatre chevilles de bois placeacutees de part et drsquoautre de la monture14 Adenet et Girart srsquoattardent longuement sur ces deacutetails ralen-tissant consideacuterablement le rythme du reacutecit lors du premier vol du heacuteros pour mimer son tacirctonnement et rendre le meacutecanisme intelligible Avec un grand souci de coheacuterence les mecircmes gestes seront reacutepeacuteteacutes agrave chaque envol et agrave chaque atterrissage crsquoest-agrave-dire six fois dans chacun des romans

Chaucer reprend le deacutetail des chevilles mais deacuteconstruit la meacutecanique soi-gneusement eacutetablie par les auteurs franccedilais le nombre de cleacutes et leur posi-tionnement nrsquoapparaissent pas clairement Le narrateur deacutelegravegue lrsquoexplication du meacutecanisme au mysteacuterieux chevalier arriveacute par les airs Celui-ci montre au roi comment faire fonctionner la monture et accompagne son discours de ges-tes15 Or les expressions laquo a pyn raquo laquo another pyn raquo laquo this pyn raquo restent obscures pour le lecteur car le narrateur nrsquoeacutelucide pas les deacuteictiques employeacutes La der-niegravere cheville mentionneacutee est-elle la mecircme que la seconde Ougrave se trouvent-el-les situeacutees Rien ne permet de le savoir drsquoautant que le chevalier entoure son

12 Concernant les diffeacuterentes versions des Mille et Une Nuits voir Aboubakr Chraiumlbi opcit Pour eacutetablir des comparaisons entre les diffeacuterentes versions arabes du conte je me suis appuyeacutee sur le corpus suivant pour les Mille et Une Nuits la version Galland la version Mardrus la ver-sion baseacutee sur les eacuteditions BoulacircqCalcutta de Bencheick et Miquel la version Habicht pour les Cent et Une Nuits la traduction de M Gaudefroy-Demombynes

13 Paul Aebischer fait ainsi remarquer avec humour qursquoil ne manque que la laquo marche arriegravere raquo agrave ce veacutehicule meacutedieacuteval Paul Aebischer laquo Anatomie paleo-descriptive de lrsquoappareil moteur de Clave-lens raquo Boletiacuten de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona 36 1975-76 p 105-114

14 Dans Cleacuteomadegraves les chevilles se trouvent laquo droit au front dou cheval raquo laquo a destre raquo laquo au senestre leacutes raquo laquo vers la poitrine raquo (v 2681-2689) Dans Meacuteliacin laquo El col fu mise la premiere Et lrsquoautre en la crupe derriere Lrsquoautre cheville el flant senestre Et la quarte refu el destre raquo (v 613-616)

15 laquo [hellip] whan yow list to ryden any where Ye mooten trille a pyn stant in his ere Which I shal telle yow bitwix us two [hellip] And whan ye com ther as yow list abyde Bidde hym descende and trille another pyn [hellip] Or if yow liste bidde hym thennes goon Trille this pyn and he wol vanysshe anoon raquo (v 306-318)

125Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

explication de mystegravere annonccedilant que certains deacutetails de fonctionnement ne seront reacuteveacuteleacutes au roi qursquoen tecircte agrave tecircte16 La confusion est encore accentueacutee car si la premiegravere cheville commande bien le deacutecollage et la seconde lrsquoatterrissage elles peuvent aussi bien servir agrave diriger le cheval en avant ou le faire revenir agrave son point de deacutepart17 Quant agrave la troisiegraveme cheville elle perd son rocircle direc-tionnel et sert agrave faire disparaicirctre lrsquoanimal Une quatriegraveme cheville paraicirct donc superflue et il faudra recourir agrave une formule magique pour faire reacuteapparaicirctre le cheval Chaucer multiplie les contradictions et les impreacutecisions quant au fonctionnement du cheval et en annule mecircme lrsquoeffet puisque ce meacutecanisme ingeacutenieux ne sera jamais mis en pratique le roi satisfait des explications em-brouilleacutees et incomplegravetes du chevalier retourne souper et la premiegravere partie du conte srsquoachegraveve sur la disparition inexpliqueacutee du cheval sans qursquoune seule cheville ait eacuteteacute activeacutee18

La seconde caracteacuteristique fondamentale du cheval est son emploi dans le rapt etou le sauvetage drsquoune jeune fille Dans les romans franccedilais lrsquoalternan-ce entre les trois vols solitaires du heacuteros traiteacutes en quelques vers (agrave lrsquoexception du premier vol laborieux) et les trois duos aeacuteriens longuement deacutecrits com-portant le plus souvent des escales idylliques et donnant lieu agrave des chants drsquoal-leacutegresse fait apparaicirctre le cheval comme le support privileacutegieacute de la relation amoureuse Les insertions lyriques particuliegraverement nombreuses dans Meacute-liacin se multiplient lors de ces scegravenes de vol amoureux et figent lrsquoimage du couple en suspens au dessus du monde terrestre

Auxiliaire du couple le cheval est aussi chargeacute de symbolisme eacuterotique en particulier dans Cleacuteomadegraves La fulgurance de ses envols mime la force du deacutesir ce que suggegravere drsquoailleurs la meacutetaphore commune de la flegraveche et le rapprochement subit des corps qursquoil impose provoque agrave deux reprises les eacutemois des cavaliers Crsquoest drsquoabord pour se venger de Cleacuteomadegraves que Crom-part enlegraveve Clarmondine mais sitocirct sur le cheval sa haine se transforme en deacutesir fou pour la jeune fille au point de tenter un viol lors drsquoune halte dans une clairiegravere19 Le heacuteros lui-mecircme doit lutter contre Hardement qui

16 Le messager entoure ses explications de mystegravere agrave travers les formules laquo Which I shal telle yow bitwix us two raquo ou laquo In swich a gyse as I shal to yow seyn Bitwixe yow and me raquo qui suggegraverent lrsquoexistence drsquoun meacutecanisme complexe et secret qui ne sera jamais reacuteveacuteleacute au lecteur

17 Crsquoest ce qursquoexplique le messager lors de la preacutesentation geacuteneacuterale des cadeaux au roi Cam-buskan (v 104-122)

18 laquo The hors vanysshed I noot in what manere Out of hir sighte ye gete namoore of me raquo (v 334-335)

19 Malgreacute un discours relativement courtois et une sinceacuteriteacute touchante Crompart expose

126 Aureacutelie Houdebert

lrsquoassaille alors qursquoil entreprend le voyage du retour avec son amante20 Rien ne dit explicitement que le vol agrave dos de cheval de bois provoque seul un tel deacutesir mais crsquoest toujours au cours drsquoune chevaucheacutee que la tentation se preacute-sente Le cheval megravene drsquoailleurs toujours les amants dans des jardins fermeacutes ou des clairiegraveres isoleacutees hauts lieux du deacuteduit amoureux dans la symboli-que courtoise

Le lien entre le cheval et lrsquoamour est beaucoup moins eacutevident chez Chau-cer qui occulte mecircme cette dimension dans toute la premiegravere partie de son conte Le reacutecit srsquoouvre en effet sur lrsquooffrande faite au roi mongol par un cheva-lier messager du roi drsquoInde et drsquoArabie La motivation du visiteur dans toutes les autres versions du conte est de reacuteclamer au roi en eacutechange de ces cadeaux la main de sa fille Or le chevalier du conte de Chaucer ne demande rien ni pour lui-mecircme ni pour son seigneur tout au plus invite-t-il la fille de Cam-buskan agrave danser lors du banquet21 Le cheval qui figure parmi les preacutesents nrsquoest pas conccedilu pour obtenir une femme il nrsquoest qursquoun cadeau diplomatique de roi agrave roi Lrsquoalliance de la vaillance et de lrsquoamour que symbolisait le cheval volant des romans franccedilais est rompue chez Chaucer Plus loin dans le reacutecit pourtant une chevaucheacutee amoureuse est eacutevoqueacutee les derniers vers du frag-ment conserveacute annonccedilant une troisiegraveme partie pleine drsquoaventures22 Lrsquoeacutecuyer promet agrave son auditoire le reacutecit des amours drsquoAlgarsif fils aicircneacute du roi Cambus-kan qui trouvera et conquerra une femme aideacute du cheval de bronze Mais cette annonce prend place apregraves plus de six cents vers alors mecircme que le fa-meux cheval a disparu du reacutecit pendant trois cents vers Lrsquohistoire du cheval volant est donc loin drsquooccuper tout le reacutecit comme crsquoest le cas dans le conte oriental ni mecircme de servir de structure drsquoensemble comme dans Meacuteliacin

clairement ses intentions laquo Tout serai a vostre vouloir de cuer et de cors et drsquoavoir Mais que vous faites mon plaisir raquo (v 6409-11) Clarmondine comprend parfaitement la menace qui pegravese sur elle durant le voyage et fait promettre agrave son ravisseur de ne rien tenter qui la deacuteshonore avant de lrsquoavoir eacutepouseacutee Crsquoest lrsquoempressement agrave trouver une eacuteglise pour satisfaire agrave cette clause qui poussera Crompart agrave peacuteneacutetrer dans Salerne pour son malheur

20 Le deacutebat qui oppose Hardement et Deacutesir agrave Raison occupe une centaine de vers (v 14413-14520) et trouve son prolongement dans le recircve de Clarmondine qui met en scegravene un lion precirct agrave assaillir la belle (v 14539-14601)

21 laquo This noble kyng is set up in his trone This strange knyght is fet to him ful soone And on the daunce he gooth with Canacee raquo (v 266-8)

22 laquo First wol I telle yow of Cambynskan That in his tyme many a citee wan And after wol I speke Algarsif How that he wan Theodora to his wif For whom ful ofte in greet peril he was Ne hadde he be holpen by the steede of bras And after wol I speke of Cambalo [hellip] raquo (v 655-61)

127Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

et Cleacuteomadegraves De plus cet eacutepisode de quecircte amoureuse gracircce au cheval nrsquoest preacutesenteacute que comme une peacuteripeacutetie parmi drsquoautres pour lesquelles il nrsquoest nul-lement question de cheval de bronze En reacutealiteacute Chaucer reprend tous les eacuteleacute-ments preacutesents dans les deux romans franccedilais dons somptueux faits au roi conquecirctes guerriegraveres et amoureuses duels voyageshellip mais leur ocircte le lien scrupuleusement eacutetabli par Girard drsquoAmiens et Adenet le Roi gracircce au cheval volant23 Chez Chaucer lrsquoanimal meacutecanique nrsquoest deacutecideacutement plus le moteur de lrsquoamour pas plus que celui du reacutecit

Modaliteacutes drsquoacclimatation du cheval le recours agrave des modegraveles litteacuteraires

Pour inteacutegrer ce cheval venu de lrsquoest au pantheacuteon merveilleux des romans franccedilais pour lrsquoacclimater donc Adenet le Roi et Girart drsquoAmiens recourent agrave des modegraveles deacutejagrave bien eacutetablis dans la litteacuterature romane

Le moule le plus eacutevident pour y fondre ce cheval oriental est celui des auto-mates Statues animeacutees repreacutesentant des hommes ou des animaux les auto-mates associent lrsquoart la technologie et la magie Le cheval volant correspond parfaitement agrave ce type drsquoobjet merveilleux Les deux romanciers franccedilais in-sistent tantocirct sur lrsquoun de ces aspects tantocirct sur lrsquoautre manifestant ainsi leurs heacutesitations face agrave cette figure ineacutedite heacuteriteacutee du folklore et exploitant en mecircme temps toutes les ressources de cet objet familier qursquoest lrsquoautomate litteacuteraire

Girart drsquoAmiens insiste surtout sur le caractegravere laquo enchanteacute raquo du cheval En teacutemoigne la description du creacuteateur de lrsquoanimal le philosophe Clama-zart clairement placeacute du cocircteacute du Diable24 Renvoyer ainsi Clamazart du cocircteacute des enchanteurs sulfureux des romans crsquoest ranger son cheval de bois dans la cateacutegorie des enchantements neacutefastes le lecteur averti le perccediloit au deacutebut du roman du moins comme un obstacle placeacute par un ecirctre sur-naturel sur le chemin de gloire du heacuteros et dont ce dernier devra deacutejouer lrsquoenchantement pour progresser Crsquoest ainsi que fonctionnent en effet les

23 Chez Adenet le Roi et Girart drsquoAmiens le motif du cheval de fust est un eacuteleacutement struc-turant les deux romans franccedilais qui insegraverent des eacutepisodes nouveaux et des deacuteveloppements consideacuterables par rapport au conte dont il srsquoinspirent conservent cependant une trame similai-re entiegraverement construite autour du cheval de bois Les grandes eacutetapes du reacutecit sont deacutelimiteacutees par les seacutequences de vols sur le cheval soit trois allers-retours entre lesquels srsquoinsegraverent des peacuteri-peacuteties plus ou moins deacuteveloppeacutees Le cheval de bois assure la coheacuterence des eacutepisodes et des mo-tifs dans les deux romans articulant scegravenes de combat scegravenes de cour et quecirctes amoureuses

24 laquo Il sembloit trop bien Lucifer Tel crsquoon le fait en la painture Kar sa bele regardeuumlre Ardoit comme fus en fournaise raquo (v 457-460)

128 Aureacutelie Houdebert

automates des romans arthuriens horizon litteacuteraire tregraves preacutesent chez Gi-rart drsquoAmiens

Au contraire de son rival Adenet le Roi reacutepugne agrave affirmer le caractegravere ma-gique de son automate et insiste sur son aspect meacutecanique Il fait du roi Crom-part creacuteateur du cheval un savant ruseacute et fourbe mais assimile son savoir-faire agrave celui drsquoun artisan habile plus qursquoagrave celui drsquoun magicien crsquoest ce que signale lrsquoemploi des verbes laquo ovrer raquo et laquo arreacuteer raquo pour eacutevoquer la fabrication de lrsquoobjet25

Par ailleurs le cheval volant drsquoAdenet le Roi met en jeu plus que tout autre les capaciteacutes intellectuelles du cavalier qui doit apprendre agrave maicirctriser le meacuteca-nisme secret de la monture srsquoil veut beacuteneacuteficier de son extraordinaire pouvoir Cleacuteomadegraves doit apprendre par lui-mecircme comment fonctionne lrsquoanimal lors de son premier vol Le meacutecanisme du cheval de fust se comprend srsquoapprend et peut mecircme srsquoenseigner agrave des ecirctres insignifiants comme un messager ce qui banalise consideacuterablement son emploi26 Devenu simple veacutehicule utilitai-re lrsquoautomate paraicirct par conseacutequent bien moins effrayant que ses fregraveres des romans bretons qursquoon ne peut vaincre qursquoen les brisant agrave moins que lrsquoenchan-tement qui les animait ne se dissipe

Un autre modegravele litteacuteraire se superpose dans Cleacuteomadegraves agrave celui des auto-mates et contredit lrsquoeffort de rationalisation du romancier celui des chevaux faeacutes La reacutefeacuterence agrave ces creacuteatures reste discregravete Ce sont drsquoabord les eacutetriers qui srsquoadaptent magiquement agrave la taille du cavalier27 Cette mention des eacutetriers ma-giques est absente de toutes les autres versions de lrsquohistoire Drsquoautre part le poids du cheval srsquoadapte agrave lrsquousage que lrsquoon veut en faire Ainsi lorsque Crom-part deacutecide de porter le cheval de bois afin de ne pas attirer lrsquoattention des villageois en arrivant par les airs il peut le faire aiseacutement car lrsquoobjet ne pegravese soudain plus rien Le narrateur nous preacutecise que mecircme un enfant pourrait transporter lrsquoanimal28 Enfin une figure de cheval faeacute apparaicirct clairement

25 laquo Si faitement le sot ovrer Li rois Crompars et arreacuteer Que quant il voloit il estoit Assez tost ougrave estre vouloit raquo (v 1613-1616)

26 Revenu dans son royaume Cleacuteomadegraves organise les festiviteacutes de son mariage et de son cou-ronnement Il deacutecide de deacutepecirccher un valet sur le cheval de bois afin de faire parvenir au plus vite ses invitations Quelques instructions orales suffisent au messager pour comprendre le meacutecanisme laquo Cleacuteomadegraves li devisa Conment iroit et revenroit Et com fait chemin il tenroit raquo (v 14960-14962)

27 laquo Et estriers tels et si faitis Que srsquouns grans hom ou srsquouns petis I montast trestout a droiture Fussent a point et a mesure raquo (v 2425-2434)

28 laquo Sachiez que li chevaus ert teacutes Que de cui que il fust porteacutes Ne sambloit nule rians pesans

129Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

dans un micro reacutecit crsquoest le cheval merveilleux que le heacuteros invente pour jus-tifier sa preacutesence dans la chambre de Clarmondine Face au pegravere de la jeune fille Cleacuteomadegraves explique qursquoil est lrsquoobjet drsquoun enchantement prononceacute par des feacutees lrsquoobligeant agrave des chevaucheacutees nocturnes effreacuteneacutees sur un cheval volant incontrocirclable29 Ce cheval reste cependant un objet de discours une mystifi-cation du personnage

Adenet le Roi superpose donc plusieurs figures litteacuteraires occidentales sur le cheval oriental jouant sur lrsquoimaginaire collectif de son lectorat cultiveacute pour lrsquointeacutegrer agrave son roman

Chaucer exploite lui aussi les reacutefeacuterences culturelles communes agrave son lecto-rat Il complexifie mecircme consideacuterablement lrsquounivers reacutefeacuterentiel de son conte multipliant les comparaisons pour deacutecrire le cheval

Ce sont drsquoabord les montures merveilleuses des chevaliers bretons qui sont appeleacutees agrave servir de modegravele au cheval lrsquoarriveacutee du chevalier mysteacuterieux (this strange knyght) agrave la cour de Cambuskan srsquoeffectue sur le mode bien connu de lrsquoirruption de lrsquoaventure dans les romans arthuriens La fecircte drsquoanniversaire du roi mongol tradition orientale renvoie aux assembleacutees de la Pentecocircte agrave la cour drsquoArthur Lrsquohomme tout armeacute monteacute sur son cheval de bronze suscite lrsquoeacuteton-nement et rend lrsquoassembleacutee muette reacuteactions typiques face au merveilleux30 La reacutefeacuterence agrave lrsquounivers breton est drsquoailleurs indiqueacutee clairement par lrsquoeacutevocation du personnage de Gauvain qui apporte sa caution courtoise agrave la scegravene31 Le cheval de bronze apparaicirct ainsi drsquoembleacutee comme lrsquoattribut drsquoun chevalier de lrsquoAutre Monde qui cumule les accessoires magiques puisqursquoil porte une eacutepeacutee un an-neau et un miroir doteacutes de pouvoirs surnaturels Le parfum oriental qui impregrave-gne les premiers vers du conte consacreacutes agrave la description des personnages et des coutumes locales est brusquement dissipeacute par cette apparition

[hellip] Uns petis enfes le portast Srsquoadroit les chevilles tornast raquo (v 6599-6608)29 Ce reacutecit assez long reacutepond aux exigences du conte merveilleux chevalier victime drsquoun sort

agrave sa naissance feacutees maleacutefiques chiffres magiques reacutegissant lrsquoenchantement chevaucheacutee noctur-ne sur une monture incontrocirclablehellip (v 3645-3672)

30 laquo In al the hall ne was ther spoken a word For merveille of this knyght hym to biholde Ful bisily ther wayten yonge and olde raquo (v 77-79) Lrsquoeacutetonnement est une composante majeure de la topique merveilleuse dans les romans meacutedieacutevaux Voir Christine Ferlampin-Acher Merveille et topique merveilleuse dans les romans meacutedieacutevaux Paris Champion 2003

31 laquo [hellip] With so heigh reverence and obeisaunce As wel in speche as in contenaunce That Gawayn with his olde curteisye Though he were comen ayeyn out of Fairye Ne koude hym nat amende with a word raquo (v 84-88)

130 Aureacutelie Houdebert

Mais Chaucer nrsquoexploite pas cette veine arthurienne signalant mecircme le ca-ractegravere archaiumlque et douteux de lrsquounivers qursquoil vient drsquoeacutevoquer Gauvain et plus loin Lancelot sont en effet signaleacutes comme appartenant agrave un monde reacute-volu Gauvain est exileacute au pays de Feacuteerie et Lancelot est mort32 Heacuteriteacute drsquoun autre temps le cheval de bronze fait figure de curiositeacute dans un monde ougrave le merveilleux et la creacuteduliteacute ne sont plus de mise Le narrateur aura donc be-soin drsquoautres modegraveles litteacuteraires pour constituer sa figure de cheval volant Il va pour cela deacuteleacuteguer la parole aux personnages qui proposent chacun leur lecture de lrsquoanimal

La premiegravere image qui apparaicirct est celle de lrsquoautomate Crsquoest le chevalier qui la deacuteveloppe dans un discours adresseacute au roi Il explique la fabrication de lrsquoanimal en eacutevoquant un savoir-faire agrave la fois technique et magique Le creacutea-teur du cheval de bronze est preacutesenteacute comme un orfegravevre capable de rendre ses soudures solides et invisibles mais aussi comme un astrologue sachant deacuteter-miner le moment propice pour creacuteer un objet magique33 On reconnaicirct bien lagrave le cheval de fust drsquoAdenet et Girart

Mais immobile dans la cour du chacircteau en plein soleil le cheval continue drsquointerroger la foule Drsquoautres reacutefeacuterences eacutemergent dans les discours des spec-tateurs Se superposent ainsi agrave lrsquoimage de lrsquoautomate des eacuteleacutements heacuteriteacutes de la tradition encyclopeacutedique le cheval de bronze est en effet deacutecrit en des ter-mes qui rappellent les pages didactiques consacreacutees aux chevaux dans les tex-tes meacutedieacutevaux Lrsquoartiste qui a conccedilu le cheval lui a donneacute des qualiteacutes dignes des meilleurs coursiers de chair sont ainsi mentionneacutees les proportions ideacutea-les de la becircte sa force son œil vif autant de deacutetails absents des romans fran-ccedilais qui font soigneusement la distinction entre cheval de bois et chevaux de chair Les comparaisons appartiennent cette fois au domaine de la litteacuterature pseudo-scientifique le cheval est en effet lrsquoeacutegal des plus nobles montures de Lombardie et drsquoApulie34

Les modegraveles livresques du Moyen acircge ne suffisant pas agrave cerner lrsquoanimal la foule convoque alors des textes plus anciens connus de tous les eacutepopeacutees et my-thes antiques laquo thise olde poetries raquo laquo thise olde geestes raquo se substituent ainsi aux

32 v 27833 laquo He wayted many a constellacioun Er he had doon this operacioun And knew ful many

a seel and many a bond raquo (v 120-122)34 laquo For it so heigh was and so brood and long So wel proporcioned for to been strong Right

as it were a steede of Lumbardye Therwith so horsly and so quyk of eye As it a gentil Poilleys courser were raquo (v 182-186)

131Le laquo cheval volant raquo parcours et meacutetamorphoses drsquoun motif oriental

romans meacutedieacutevaux Crsquoest drsquoabord la figure de Peacutegase qui srsquoimpose agrave lrsquoesprit des badauds La mention des ailes de la creacuteature mythique renvoie aux proprieacuteteacutes du cheval de bronze vanteacutees par le chevalier mysteacuterieux car il srsquoagit pour la foule de comprendre comment ce cheval peut voler35 La comparaison srsquoavegravere steacuterile cependant et elle est aussitocirct eacutevacueacutee par une autre comparaison traduisant la peur collective face agrave lrsquoinconnu un personnage anonyme eacutevoque le Cheval de Troie36 Peu importe finalement que ces comparaisons soient pertinentes ou non pour eacutevoquer lrsquoanimal37 ce qursquoelles traduisent avant tout crsquoest lrsquointerroga-tion de lrsquohomme vis-agrave-vis de lrsquoeacutetrange son inquieacutetude mais aussi sa capaciteacute agrave reacuteactiver lrsquoimaginaire le plus ancien face agrave une figure ineacutedite Si le narrateur prend prudemment ses distances avec les opinions de la foule qursquoil qualifie de laquo fantasies raquo il traduit en mecircme temps lrsquoextraordinaire pouvoir de la litteacuterature qui fournit des modegraveles mouvants plastiques et composites aux auteurs qui en disposent agrave leur greacute mais aussi aux lecteurs qui choisissent parmi eux leurs cleacutes drsquointerpreacutetation38 Le cheval volant de Chaucer nrsquoest peut-ecirctre pas fait pour vo-ler finalement et peu importe que le conte soit inacheveacute Le Conte de lrsquoEcuyer apparaicirct bien plus comme un jeu litteacuteraire une reacuteflexion sur la poeacutesie que com-me un reacutecit efficace agrave travers son cheval de bronze Chaucer rend hommage agrave la fiction agrave lrsquoimaginaire libeacutereacutee de la quecircte du vrai et du vraisemblable Il ex-plore tous les possibles drsquoune figure polymorphe et ne choisit aucune interpreacute-tation deacutefinitive De maniegravere significative lrsquoimage finale qui srsquoimpose dans le deacutebat populaire autour du cheval est celle du jongleur et de ses tours39 le cheval est une image laquo an apparence raquo reacutesultant drsquoune pratique illusionniste Nrsquoest-ce pas lagrave justement lrsquoart du conteur conscient de fabriquer du faux pour un public complice qui est eacutevoqueacute

35 laquo [hellip] it was lyk the Pegasee The hors that hadde wynges for to flee raquo (v 198-199)36 laquo Or elles it was the Grekes hors Synoun That broghte Troie to destruccioun As men in

thise olde geestes rede Myn herte quod oon is everemoore in drede I trowe som men of armes been therinne That shapen hem this citee for to wynne raquo (v 200-205)

37 La comparaison avec le Cheval de Troie est beaucoup moins motiveacutee que celle avec Peacutegase sans ailes le cheval conccedilu par Ulysse se rapprochait toutefois du cheval drsquoeacutebegravene du conte et des romans franccedilais par son mateacuteriau en transformant le cheval de fust en cheval de bronze Chau-cer creuse lrsquoeacutecart entre compareacute et comparant lrsquoanalogie se fondant uniquement sur lrsquoideacutee de ruse que la foule meacutefiante semble associer au cheval mysteacuterieux

38 laquo They murmureden as dooth a swarm of been And maden skiles after hir fantasies Rehersynge of thise olde poetries raquo (v 196-197)

39 laquo Another rowned to his felawe lowe And seyde He lyeth it is rather lyk An apparence ymaad by som magyk As jogelours pleyen at thise feestes grete raquo (v 207-210)

132 Aureacutelie Houdebert

Le chemin parcouru par le cheval volant nrsquoest donc pas seulement geacuteogra-phique En passant dans la litteacuterature occidentale au XIIIe siegravecle il eacutelargit les possibles narratifs du roman drsquoaventure meacutedieacuteval permettant aux heacuteros de progresser de conqueacuterir drsquoaimer Il devient un principe dynamique nouveau preacutesent pour longtemps dans les reacutecits europeacuteens

En franchissant la Manche un siegravecle plus tard le cheval perd ses ailes et se deacuterobe Chaucer le cloue au sol avant de le faire disparaicirctre soulignant ain-si son caractegravere immuable et mouvant agrave la fois renonccedilant agrave lrsquoexpliquer pour mieux saluer sa force poeacutetique

Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

Magali CheynetUniversiteacute de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

hellip peu apreacutes que Abel fust occis par son frere Cain la terre embue du sang du juste fut certaine anneacutee si tresfertile en tous fruictz qui de ses flans nous sont produytz et singuliegraverement en Mesles que on lrsquoappella de toute memoi-re lrsquoanneacutee des grosses Mesles [hellip] Faictes vostre compte que le monde volun-tiers mangeoit desdictes Mesles [hellip] mais accidens bien divers leurs en ad-vindrent Car agrave tous survint au corps une enfleure tres horrible mais non agrave tous en un mesme lieu [hellip] [Aulcuns] croissoyent par les aureilles lesquelles tant grandes avoyent que de lrsquoune faisoyent pourpoint chausses et sayon de lrsquoautre se couvroyent comme drsquoune cape agrave lrsquoespagnole Et dict on que en Bourbonnoys encores dure lrsquoeraige dont sont dictes aureilles de Bourbon-noys Les aultres croissoyent en long du corps et de ceulx lagrave sont venuz les geans et par eulx Pantagruel1

Les chansons de geste tardives ont fait beaucoup de cas des eacuteleacutements folklo-riques et merveilleux pour renouveler le cadre et les structures du reacutecit Mais qursquoen est-il des mises en prose des chansons qui fleurissent agrave la fin du XIVe siegravecle et au cours du XVe siegravecle Ces œuvres ont pour ambition la transmis-sion des textes en vers du passeacute Le reacutecit subit une meacutetamorphose du vers agrave la prose qui a semble-t-il accompagneacute lrsquoeacutevolution de la lecture vers un mode si-lencieux remplaccedilant la preacutesentation orale Pour reprendre le vocabulaire des remanieurs il srsquoagit de laquo reduire raquo les anciennes histoires de vers en prose le remodelage formel srsquoaccompagne alors drsquoune traduction de lrsquoancien franccedilais au moyen franccedilais ou encore du latin au franccedilais2 ce qui est lrsquooccasion drsquoadap-

1 Franccedilois Rabelais Pantagruel dans Œuvres complegravetes eacuted Mireille Huchon Paris Gallimard coll Pleacuteiade 1994 p 217-219

2 Le prologue de David Aubert agrave son Histoire de Charles Martel (1463) donne une occur-rence tregraves inteacuteressante du terme laquo hellip selon mon petit entendement je le [=lrsquohistoire de Charles Martel] vous voeul declairer en cler francois au mieulx qursquoil me sera possible sans y oster ne ad-jouster rien du mien ne de lrsquoautruy mais mrsquoesforcheray drsquoensieuvir la matiere laquelle jrsquoay prinse et translattee drsquoanchiennes histoires rymees jadiz et reduitte en ceste prose pour ce que au jour

134 Magali Cheynet

ter la matiegravere conteacutee laquo a lrsquoappettit et cours du temps raquo3 Pour David Aubert dans ses Croniques et Conquestes de Charlemaine acheveacutees vers 1458 pour le duc de Bourgogne4 il srsquoagit non seulement de traduire les textes anciens mais aussi de les combiner entre eux puisqursquoil compile pregraves de onze chansons de geste pour reconstituer une histoire complegravete de Charlemagne5 Lrsquoambition de lrsquoauteur vaudois Jean Bagnyon est un peu moindre dans LrsquoHistoire de Charle-magne qursquoil reacutedige avant 1478 pour son protecteur Henri Bolomier puisqursquoil puise essentiellement dans la chanson de Fierabras et qursquoil encadre celle-ci

drsquohuy les grans princes et autres seigneurs appetent plus la prose que la ryme pour le langaige quy est plus entier et nrsquoest mie tant constraint raquo (Bruxelles Bibliothegraveque royale ms 6 trans-cription par Richard E F Straub dans David Aubert escripvain et clerc Amsterdam ndash Atlanta Rodopi 1995 p 52) Pour le sens de laquo traduire raquo (du latin au franccedilais notamment) citons Jean Bagnyon qui articule les diffeacuterentes parties de son Histoire de Charlemagne en commentant la meacutethode qursquoil suit laquo hellip souventeffois jrsquoay esteacute exciteacute de la part de venerable homme messire Henry Bolomier chanoyne de Lausane pour reduire a son plaisir aucunes hystoires tant en latin comme en romans et aultres faccedilons escriptes raquo LrsquoHistoire de Charlemagne (parfois dite Roman de Fierabras) eacuted Hans-Erich Keller Genegraveve Droz 1992 p 1

3 Ms Paris Ars f fr 3324 fol 1vdega Ce manuscrit du XVe siegravecle comprend une prose compi-lant des eacutepisodes de la Chronique du Pseudo-Turpin et de la chanson drsquoAnseiumls de Carthage sous le nom theacutematique de Cronique associee de Charlemaine tres louable et Anseiumls icy couplee (fol G) Nous preacuteparons la transcription de ce texte qui figurera en annexe de notre thegravese de doctorat

4 Le premier tome des Croniques et conquestes eacutetait destineacute agrave Jean de Creacutequy tandis que le second est adresseacute au duc le deuxiegraveme manuscrit a par la suite eacuteteacute relieacute en deux volumes Lrsquoeacutedi-tion de reacutefeacuterence est encore celle de Robert Guiette agrave partir du teacutemoin unique des manuscrits Bruxelles Bibliothegraveque royale de Belgique 9066-9068 David Aubert Croniques et Conquestes de Charlemaine eacuted Robert Guiette Bruxelles Acadeacutemie royale de Belgique Classe des lettres et des sciences morales et politiques Collection des anciens auteurs belges vol I II III 1940-1951 Lrsquoeacutepisode qui nous inteacuteressera ici se trouve dans le deuxiegraveme volume

5 David Aubert puise non seulement dans des chansons de geste mais aussi dans des chroni-ques La Chronique du Pseudo-Turpin dans la traduction Johannes Les Grandes Chroniques de France peut-ecirctre les Annales royales une version de Berte une version de Mainet Doon de Maien-ce LrsquoAnthologie de la reine (pour les histoires drsquoOgier drsquoAspremont) Girart de Vienne Fierabras Re-naud de Montauban La Chanson de Roland Les Quatre fils Aymon Aymeri de Narbonne Galien le Restaureacute La Chanson des Saxons Certains chercheurs comme Andreacute de Mandach pensent que David Aubert a pu croiser plusieurs versions drsquoun mecircme texte dans un veacuteritable travail de critique des textes (Andreacute de Mandach laquo LrsquoAnthologie Chevaleresque de Marguerite drsquoAnjou (BM Royal 15 E VI) et les officines de Saint Augustin de Canterbury Jean Wauquelin de Mons et David Aubert de Hesdin raquo dans Socieacuteteacute Rencesvals VIe congregraves international (Aix-en-Provence 29 aoucirct-4 septem-bre 1973) Aix-en-Provence Universiteacute de Provence 1974 p 315-350) Valeacuterie Guyen-Croquez a reacute-cemment consacreacute une partie de sa thegravese de doctorat effectueacutee sous la direction du Professeur Ber-nard Guidot et soutenue en 2008 agrave lrsquoeacutenumeacuteration et la discussion des diffeacuterentes positions adopteacutees par la critique agrave lrsquoeacutegard des sources de David Aubert (Tradition et originaliteacute dans les laquo Croniques et Conquestes de Charlemaine raquo de David Aubert Universiteacute de Nancy p 48-187 publication eacutelectro-nique httpcyberdocuniv-nancy2frhtdocsdocs_ouvertdoc3412008NAN21006pdf)

135Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

drsquoeacutepisodes provenant de la Chronique du Pseudo-Turpin la chanson de geste est ainsi suivie drsquoun appendice racontant le deacutesastre de Roncevaux et abou-tissant agrave la mort de lrsquoempereur franc6 Cette composition tripartite qui borde lrsquohistoire de Fierabras drsquoun prologue et drsquoun eacutepilogue avait deacutejagrave eacuteteacute adopteacutee par un prosateur anonyme de la fin du XIVe siegravecle ou du deacutebut du XVe siegravecle pour ce qui a eacuteteacute lrsquoune des premiegraveres mises en prose de la chanson de geste7 Voilagrave donc trois textes qui srsquoattachent agrave retranscrire lrsquohistoire de Fierabras ce-lui de David Aubert celui de Bagnyon et celui du prosateur anonyme Cha-cun semble avoir œuvreacute indeacutependamment des autres agrave quelques deacutecennies drsquoeacutecart Srsquoils nrsquoont peut-ecirctre pas suivi la mecircme version du texte ils se sont at-tacheacutes agrave faire revivre en leur temps Fierabras Charlemagne et ses pairs de France dans des textes unifieacutes qui rassemblent les anciennes chansons aimeacutees et les enrichissent agrave diffeacuterentes sources8 Dans ces œuvres hybrides qui com-binent plusieurs textes appartenant agrave des traditions ndash et parfois agrave des langues ndash diffeacuterentes9 je vais mrsquoattacher agrave suivre la silhouette monstrueuse de figures

6 Jean Bagnyon LrsquoHistoire de Charlemagne op cit7 Fierabras roman en prose de la fin du XIVe siegravecle eacuted Jean Miquet Ottawa Eacuteditions de

lrsquoUniversiteacute drsquoOttawa 1983 prose anonyme de Fierabras reacutedigeacutee avant 1410 (fin XIVe ndash deacutebut XVe siegravecle)

8 Ainsi selon Franccedilois Suard David Aubert a sans doute eu accegraves agrave une version en prose de Fierabras deacutesormais perdue mais posteacuterieure agrave celle des manuscrits franccedilais conserveacutes elle aurait mecircme eacuteteacute suffisamment proche du Fierabras provenccedilal pour lui avoir peut-ecirctre servi de modegravele (Franccedilois Suard laquo Fierabras dans trois proses franccedilaises les Cronicques et Conquestes de David Aubert [1458] LrsquoHistoire de Charlemagne de Jehan Bagnyon [entre 1470 et 1478] et lrsquoHistoire de Gerart de Fratte du ms BNF fr 12791 [avant 1550] raquo dans Le Rayonnement de bdquoFierabrasrdquo dans la litteacuterature europeacuteenne actes du colloque international (6 et 7 deacutecembre 2002) sous la direction de Marc Le Person Lyon C E D I C Universiteacute Jean Moulin Lyon 3 2003 p 157-176) En revanche il est possible de rapprocher la version du prosateur anonyme du XIVe siegravecle et celle de Jean Bagnyon puisque tous deux semblent avoir travailleacute agrave partir de textes du Fierabras qursquoAndreacute de Mandach regroupait sous le nom de laquo Versions drsquoart litteacuteraire mosan raquo comprenant les ms de Metz et de Strasbourg (et non comme le soutenait lui-mecircme Mandach agrave partir du groupe B Naissance et deacuteveloppement de la chanson de geste en Europe t V La Geste de Fierabras le jeu du reacuteel et de lrsquoinvraisemblable Genegraveve Droz 1987 p 173 et 147-162 voir lrsquoeacutedition de Hans-Erich Keller op cit p xv pour la prose du XIVe siegravecle voir Maria Carla Marinoni [eacuted] Fierabras anonimo in prosa Parigi B N mss [fr] 2172 4969 Milan Cisalpino-Goliardica 1979)

9 Les compilateurs mettent lrsquoaccent sur leur effort drsquoordonnancement drsquoune matiegravere disjointe hybride Ainsi David Aubert pour satisfaire Jean de Creacutequy laquo comme il en ait desja veu moult de nouveaux mis en avant en plusieurs lieux et que largement en ait fait escripre [= des romans en prose] et que lrsquoeslite de la fleur des histoires et batailles fust mise en delay et au derriere crsquoest assavoir le livre du noble et tryumphant prince Charlemaine le grant qui fu lrsquoun des noeuf preux [hellip] hellipPour quoy mon dit tres-redoubteacute seigneur desirez de joindre le chief

136 Magali Cheynet

elles-mecircmes hybrides qui combinent des traits populaires aussi bien que des traits savants les geacuteants du pont de Mautrible

Lrsquoeacutepisode du pont de Mautrible rassemble trois personnages monstrueux Agalafre qui garde le pont10 un geacuteant qui garde la citeacute11 et sa femme qui avec sa faux essaye de venger la mort de son mari12 en laissant dans une cave ses deux enfants Le monde sarrasin oppose successivement trois obstacles terri-fiants mais peu efficaces agrave la pression de conquecircte des chreacutetiens ndash la chute de Mautrible marque la chute de la frontiegravere entre les deux mondes et se fait le preacutelude symbolique agrave la victoire des chreacutetiens sur les Sarrasins drsquoEspagne La mort des jaiandaux est le terme de la ligneacutee monstrueuse Malgreacute leur bap-tecircme qui les voit prendre les noms de Roland et Olivier ils sont marqueacutes du sceau drsquoune alteacuteriteacute impossible agrave reacutesorber Par contraste le choix du nom des fregraveres drsquoarmes pour baptiser ces fregraveres de sang signifie peut-ecirctre que pour merveilleuse que soit la prouesse des heacuteros Olivier et Roland leur exception nrsquoen est pas moins humaine et borneacutee

Le ceacutelegravebre laquo Vous qui entrez laissez toute espeacuterance raquo pourrait ecirctre ins-crit au fronton de Mautrible crsquoest au peacuteril de leur vie que les chreacutetiens vont le franchir La premiegravere fois les ambassadeurs de Charlemagne envoyeacutes agrave Aigre-more pour reacuteclamer la restitution drsquoOlivier prisonnier et des saintes reliques manquent y laisser leur tecircte ils se retrouvent face au gardien du pont qui leur reacuteclame un tribut exorbitant et ne srsquoen tirent que gracircce agrave la ruse de Naimes qui les fait passer pour des marchands La deuxiegraveme fois crsquoest gracircce agrave un miracle divin que Richard de Normandie parvient agrave franchir en sens inverse lrsquoimpeacute-tueuse riviegravere Flagot pour aller chercher Charlemagne au secours des pairs de France mourant de faim dans Aigremore assieacutegeacutee La troisiegraveme et derniegrave-re fois la ruse ne suffit pas agrave eacuteviter le combat et Charlemagne manque drsquoecirctre submergeacute par le nombre des Sarrasins Ganelon se porte agrave son secours en srsquoop-

avecques les membres mrsquoa chargieacute de curieusement enquerir et viseter pluseurs volumes tant en latin comme en franccedilois en tous lieux ou jrsquoen pourray bonnement recouvrer et en tirer et extraire ce qui servoit a mon pourpos pour les assambler en ung livre raquo (op cit vol 1 p 14) Voir aussi lrsquoextrait du prologue de Jean Bagnyon citeacute en note 2 pour introduire le second livre le compilateur annonce laquo hellip la matiere suyvant est drsquoun roman fait a lrsquoancienne faccedilon sans grant ordonnance dont jrsquoay esteacute juste a le reduyre en prose par chappitres ordonneacutes raquo op cit p 27

10 AgalafreAgoulafreGalafre11 Nommeacute Enkechon par la chanson il est nommeacute Ansetous par la prose anonyme Aupheon

par Jean Bagnyon et Effraon par David Aubert12 AmioteAmyotte est nommeacutee Ammite par David Aubert

137Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

posant ainsi aux membres de sa famille lrsquoombre noire de la trahison com-mence agrave se lever dans le lignage du loyal chevalier Crsquoest alors que le lieu infer-nal preacutesente ses trois monstrueuses eacutemanations successives comme autant de personnifications de la peur agrave surmonter Et drsquoabord Agalafre

Sor le cief drsquoune hache srsquoiert li gloz acotez Lrsquoalemele iert drsquoachier II piez out mesurezPlus trenche que rasors quant il est affillezLi paiens estoit grans hydeusement formez El hasterel deriere avoit les euz tornezPlainne paume out de goule et demi pieacute de nezLes sorchieuz out woulleuz et les guernons meslezEt devant et deriere iert issi figurezA II poitrinnes out les deuz mentons fermez Si avoit II oreilles ains mais ne furent tezKe bien tenoit cascune demi sestier de blez Sor sa teste les torne quant le sou[r]prent lrsquoorrezLes bras out touz bochus et les pieacutes bestornezOmques si laide forme drsquoonme ne fu formez Tres bien semble deable quil soit deschaennez13

Ces figures de lrsquoalteacuteriteacute radicale ces figures de lrsquoAutre sont pourtant para-doxalement familiegraveres au lecteur du XVe siegravecle14 il a deacutejagrave rencontreacute la figure de lrsquooreillard15 qursquoest Agalafre dans le roman plus particuliegraverement dans le

13 V 4892-4906 (laisse CXXIV) Fierabras Chanson de geste du XIIe siegravecle eacuted Marc Le Person Paris Champion coll Classiques franccedilais du Moyen Acircge 2003 p 387

14 Pour une discussion de la pertinence que peut revecirctir le concept drsquoalteacuteriteacute dans les eacutetudes meacutedieacutevales voir Paul Freedman laquo The Medieval Other the Middle Ages as Other raquo dans Mar-vels monsters and miracles sous la direction de Timothy S Jones et David A Sprunger Kala-mazoo Western Michigan University coll Studies in Medieval Culture 2002 p 1-24

15 Pour une histoire de la fable des Panoteacuteens le peuple aux longues oreilles voir lrsquoenquecircte de Claude Lecouteux qui a fait le tour de la question en 1980 dans laquo Les Panoteacuteens sources diffu-sion emploi raquo Eacutetudes germaniques ndeg 353 1980 p 253-266 lrsquoauteur accomplit une traverseacutee des textes en distinguant tradition savante et filiation litteacuteraire avant drsquoouvrir sur les textes litteacuterai-res allemands puis franccedilais lrsquoarticle se termine par une interrogation de la monstruositeacute Claude Lecouteux remarque le relatif manque de populariteacute de cette fable des Panoteacuteens elle nrsquoest jamais employeacutee pour elle-mecircme par les eacutecrivains allemands et franccedilais et ceux-ci se contentent de preacute-lever leur trait physique dominant ndash la longueur de leurs oreilles ndash pour le combiner avec drsquoautres tares physiques comme les pieds contrefaits et la double face dans le cas drsquoAgalafre John Block

138 Magali Cheynet

reacutecit de Calogrenant qui ouvre Le Chevalier au lion16 Le bouvier qui aiguille Calogrenant puis Yvain sur les voies de lrsquoaventure reacuteapparaicirct sous une forme burlesque dans le Livre drsquoArtus pour se faire lrsquoincarnation deacuterisoire des in-quieacutetantes ascendances agrave la fois diaboliques et sauvages de Merlin lrsquoenchan-teur y prend en effet lrsquoapparence du gardien de taureaux pour se venger des infideacuteliteacutes de sa bien-aimeacutee en envoyant Calogrenant troubler la quieacutetude des amants En deacuteveloppant les virtualiteacutes du texte en vers la prose exploite aussi la porteacutee comique des grandes oreilles du monstre17 cette puissance burles-que nrsquoest pas absente de lrsquoeacutepisode drsquoAgoulafre dans la chanson de geste ndash nous y reviendrons Mais crsquoest aussi en contexte eacutepique que le lecteur a deacutejagrave pu croi-ser le chemin drsquoun oreillard comme Brahier dans La Chevalerie Ogier ou dans la fonction de portier de Montorgueil dans Gui de Bourgogne18 ndash sans le jeu sur la taille des oreilles ni cette particulariteacute propre agrave Agoulafre drsquoavoir une dou-ble face19 le lecteur aura pu aussi lui trouver des traits communs avec le Cor-

Friedman eacutelargit son enquecircte aux autres types de monstres heacuteriteacutes de la tradition grecque dans les deux premiers chapitres de The Monstrous races in Medieval art and thought Cambridge-Lon-dres Harvard University Press 1981 La critique anglo-saxonne a poursuivi les recherches sur le thegraveme de la monstruositeacute en lrsquoinfleacutechissant dans une perspective psychanalytique (par exemple Jeffrey Jerome Cohen Of Giants Sex monsters and the Middle Ages Minneapolis-Londres Uni-versity of Minnesota Press coll Medieval Cultures 1999) tandis que la critique franccedilaise a plutocirct tendance agrave aborder la speacutecificiteacute textuelle des motifs monstrueux voir Les Geacuteants entre mythe et litteacuterature sous la direction de Marianne Closson et Myriam White-Le Goff Artois Presses Uni-versiteacute coll Eacutetudes litteacuteraires 2007 actes du colloque organiseacute par le Centre de Recherches Litteacute-raires laquo Imaginaire et Didactique raquo (CRELID) agrave lrsquoUniversiteacute drsquoArtois les 24 et 25 novembre 2005 Lrsquointroduction offre une inteacuteressante mise en perspective historique de la figure des geacuteants

16 Chreacutetien de Troyes Le Chevalier au lion eacuted Karl D Uitti trad Philippe Walter Paris Gal-limard coll Pleacuteiade p 346-347 v 286-324

17 Lagrave ougrave Chreacutetien de Troyes se contente de noter que le gardien a laquo Oreilles moussues et grans Autiex com a uns olifanz raquo (v 297-298 p 346 op cit) le prosateur du Livre drsquoArtus introduit un jeu avec les oreilles qui font office de parapluie et de coupe-vent agrave Merlin (ms BNF f fr 337 fol 181vdeg laquo [Merlin] estoit si tresfigurez que les oreilles li pendoient jusqursquoagrave la ceinture aval autresi lees com uns vans [hellip] il plovinoit un petitet si ot sa teste et ses espaules afublee drsquoune de ses oreilles et de lrsquoautre se fu envelopez si qursquoil ne moilla ne tant ne quant oar dedesouz raquo)

18 Gui de Bourgogne eacuted Franccedilois Guessard et Henri Victor Michelant Paris F Vieweg coll Les Anciens poegravetes de la France v 1774-1781 p 54-55 laquo Et virent I jaiant leacutes le guichet ester Portiers ert Huidelon mult fet agrave redouter De si fait pautonier nrsquoorreacutes jamais parler Il ot les sorcils grans et srsquoot le poil leveacute Et si avoit les dens de la bouche geteacutes Les oreilles mossues et les eus enfosseacutes Et ot la jambe plate et le talon creveacute Diex li doinst male honte qui en crois fu penez raquo

19 Agalafre est celui qui doit regarder agrave la fois vers lrsquoavant et vers lrsquoarriegravere On lui demande drsquoabord drsquoempecirccher les chreacutetiens drsquoentrer en terre sarrasine puis de les empecirccher drsquoen sortir Bien sucircr on pense agrave Janus mais il nrsquoest pas eacutevident qursquoil srsquoagisse drsquoune reacutesurgence mythologique plus que drsquoune neacutecessiteacute constitutive de la fonction de gardien occupeacutee par le monstre

139Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

solt du Couronnement Louis le Tournebeuf drsquoAiol ou encore lrsquoOrgueilleux et son fregravere Agrapart dans Huon de Bordeaux20 Au passage lrsquooreillard emprun-te certaines caracteacuteristiques agrave drsquoautres cateacutegories monstrueuses comme celle du luiton puisque le portrait drsquoAgalafre dans Fierabras et ses remaniements est tregraves proche de lrsquoIsabras de la Bataille Loquifer qui se sert drsquoune oreille pour se proteacuteger des intempeacuteries et de lrsquoautre des coups de ses agresseurs21 Quant agrave la femme agrave la faux elle apparaicirct dans plusieurs chansons du cycle de Guillau-me drsquoOrange mais aussi dans la chanson drsquoAnseiumls de Carthage sous le nom de Morimonde et on en passe Autrement dit au moment ougrave travaillent nos re-manieurs ces silhouettes se sont cristalliseacutees en clicheacutes eacutepiques qui reposent sur quelques traits figuraux que lrsquoon retrouve drsquoun texte agrave lrsquoautre haute taille silhouette contrefaite eacutecartement des yeux et couleur rouge de ceux-ci sour-cils broussailleux et peau noire armes non nobles comme une massue ou une

20 Citons le portrait de lrsquoOrgueilleux agrave titre drsquoexemple v 4957-4963 laquo Plaist vous oiumlr con fais fu li maufeacutes Dis et set pieacutes avoit bien mesureacutes Les bras ot gros et les puins bien quarreacutes La teste ot grose et lex iex enfoseacutes Plus furent rouge que carbon enbraseacute Demi piet ot entre lrsquouel et le neacutes Si lais sergans ne fu anqes troveacutes raquo Huon de Bordeaux eacuted Pierre Ruelle Bruxelles-Paris Universiteacute libre de Bruxelles 1960 p 237 (Nous preacutefeacute-rons cette eacutedition ancienne agrave celle de William W Kibler et Franccedilois Suard pour Champion [2003] car le manuscrit M qui a servi de copie de base agrave P Ruelle est proche de la mise en prose du XVe siegravecle) Agrapart a les mecircmes traits que son fregravere lrsquoOrgueilleux et il est armeacute drsquoune faux laquo comme ses freres ensement lrsquoa porteacute raquo (v 6330 op cit p 277) Le deacutedouble-ment narratif de la figure du geacuteant srsquoaccompagne ainsi drsquoun redoublement poeacutetique du mecircme portrait avec quelques variantes mineures concernant notamment leurs habitsDeux variations tregraves inteacuteressantes sont introduites dans le portrait de lrsquoOrgueilleux par la prose du XVe siegravecle de Huon de Bordeaux non seulement elle baptise le geacuteant du nom drsquoAngoulaffre (l 2634 p 99) mais elle lrsquoaffuble aussi de grandes oreilles laquo le geant [hellip] avoit bien xvii piedz de long et selon ce qursquoil estoyt grant avoit le corps fourny de tous membres mais de plus lait ne plus hideux nrsquoen fut oncques veu car il avoyt le chief moult gros et grant oreilles le nez ramu-seleacute et les yeulx enfonsez plus ardans que nrsquoest ung charbon raquo Le laquoHuon de Bordeauxraquo en prose du XVegraveme siegravecle eacuted Michel J Raby New York Peter Lang 1998 p 105 LrsquoAgalafre de Fierabras profiterait-il ici drsquoune faille dans le texte-source de Huon lrsquoabsence de nom propre du geacuteant qui nrsquoest deacutesigneacute que par un trait moral dans le texte en vers (laquo Orguillous raquo) pour refaire surface dans la mise en prose du XVe siegravecle

21 Pour cette liste voir Paul Bancourt Les Musulmans dans les chansons de ges-te du cycle du roi Aix-en-Provence Universiteacute de Provence 1982 p 71 seq Voir aussi Francis Dubost Aspects fantastiques de la litteacuterature narrative meacutedieacuteva-le XIIegraveme-XIIIegraveme siegravecles lrsquoautre lrsquoailleurs lrsquoautrefois Paris Champion 1991 chap 19Dans la Bataille Loquifer Isabras a la peau noire les cheveux heacuterisseacutes le nez tordu un œil au milieu du front et lrsquoautre agrave lrsquoarriegravere de la tecircte qui jette du feu il a le dos bossu et les pieds contre-faits ses oreilles lui servent de bouclier mais parfois aussi de parapluiehellip Mais Isabras nrsquoest pas un geacuteant Cf Dubost op cit p 591

140 Magali Cheynet

faux etc22 Une meacutemoire du reacutecit travaille la repreacutesentation de ces geacuteants qui peuplent les feuillets des bibliothegraveques23

Reacuteeacutecrire en prose ce clicheacute crsquoest donc deacutecrire un personnage ndash mais si lrsquoon veut bien jouer sur les mots crsquoest aussi le deacute-seacutecrire dans le cas de ces remanie-ments en prose Les remanieurs-compilateurs semblent en effet faire preuve drsquoune certaine reacuteticence agrave lrsquoeacutegard de ces clicheacutes qursquoils essayent drsquoadapter ndash au contraire de leurs confregraveres eacutecrivant agrave la mecircme eacutepoque des romans de cheva-lerie comme la prose de Huon de Bordeaux24 Mabrien25 ou La Belle Heacutelegravene de

22 Voir F Dubost op cit p 587 et 589-59023 Nous rapprochons le portier et le couple de geacuteant assorti du couple de jumeaux Mais est-ce

bien dans la mecircme cateacutegorie que les aurait placeacutes un lecteur meacutedieacuteval Les enlumineurs de deux manuscrits du Fierabras semblent avoir nettement distingueacute Agalafre drsquoun cocircteacute les geacuteants du pont de lrsquoautre dans le manuscrit Hanovre Niedersaumlchsische Staatsbibliothek IV-578 Agalafre a une tecircte de sanglier et nrsquoest pas plus grand que les personnages qui lrsquoentourent tandis que la taille du couple EnkechonAmiote est distinctement gigantesque leurs traits restent humains Les trois ont pour point commun de tirer la langue Dans le manuscrit Londres Museacutee Britan-nique Egerton 3028 Agalafre a une tecircte de lion (M Le Person reproduit ces enluminures en appendice de lrsquoouvrage Le Rayonnement de laquoFierabrasraquo dans la litteacuterature europeacuteenne op cit) Agalafre appartient-il aux yeux des enlumineurs agrave une classe animale plutocirct qursquohumaine Ainsi le trait sauvage preacutedominerait-il en lui ndash Francis Dubost parlerait drsquoun marquage dans la cateacute-gorie de lrsquoautrefois ndash tandis que le couple serait plutocirct marqueacute du trait de lrsquoailleurs On songe aux ancecirctres que Rabelais donnera agrave Pantagruel Panoteacuteens et geacuteants sont les produits drsquoun mecircme accident mais aux conseacutequences diffeacuterentes On voit dans lrsquoextrait choisi en eacutepigraphe ici qursquoils appartiennent agrave deux branches distinctes de la ligneacutee difforme creacuteeacutee par les negravefles gorgeacutees du sang de Caiumln La difformiteacute est donc peut-ecirctre lrsquoangle abstrait sous lequel il est leacutegitime de re-grouper en une mecircme famille geacuteants et heacuteritiers des Panoteacuteens

24 La prose de Huon de Bordeaux est agrave cet eacutegard eacuteclairante le remanieur reacuteeacutecrit le portrait de lrsquoOrgueilleux en y injectant agrave notre avis ses souvenirs drsquoAgalafre Mais il renouvelle aussi le portrait du fregravere du geacuteant Agrapart (op cit p 140-141) laquo hellip si tres grant et si merveilleux es-toyt que plus avoit de dix sept piedz de long et estoyt gros a lrsquoadvenant Il avoit ung plain pied en-tre deux sourcilz les yeulx plus rouges et ardans que ung charbon embraseacute Le bout de son nez estoit plus gros que nrsquoestoit le musel drsquoung beuf et avecques ce avoit deux dentz qui de sa bou-che luy sailloyent qui plus avoyent de long drsquoung grant pied chascune Se dire vous vouloye la laide figure qursquoil portoit trop vous pourroye ennuyer a le vous dire dont bien povez penser que quant il estoit courrouceacute sa chiere estoyt moult espoventable car les deux yeulx qursquoil avoit en sa teste paroyent estre deux gros cierges ardans raquo Agrapart porte dans cette prose du XVe siegravecle les deacutefenses drsquoun sanglier et le remanieur insiste sur son animaliteacute en comparant son nez au mufle drsquoun bœuf Tandis que le texte en vers se contentait de reacutepeacuteter la mecircme seacutequence dans le portrait des deux fregraveres geacuteants le prosateur y voit ici matiegravere agrave amplification Il se plaicirct agrave deacutevelopper les caractegraveres hybrides du geacuteant lagrave ougrave nos remanieurs de lrsquohistoire de Fierabras ont comme on le verra plutocirct tendance agrave les reacuteduire

25 Mabrien roman de chevalerie en prose du XVe siegravecle eacuted Philippe Verelst Genegraveve Droz 1998

141Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

Constantinople26 Face agrave ces motifs folkloriques cristalliseacutes en motifs eacutepiques le malaise des compilateurs eacuteclaire peut-ecirctre leur art drsquoeacutecrire ou de reacuteeacutecrire et les meacutecanismes propres de la relecture agrave la fois critique et nostalgique des tex-tes du passeacute que leurs œuvres proposent

Certes nos trois remanieurs ne vont pas aussi loin que celui qui a composeacute le roman de Guillaume drsquoOrange et qui a choisi une solution drsquoeffacement ni la vieille Flohart agrave la faux nrsquoapparaicirct plus dans la reacuteeacutecriture drsquoAliscans ni le luiton Isabras dans la reacuteeacutecriture de la Bataille Loquifer Au contraire nos trois rema-nieurs gardent bien les figures en question mais elles subissent une consideacute-rable reacuteduction leur rocircle dans le reacutecit est reacuteduit par rapport agrave la chanson en vers tandis que seuls des traits minimaux sont donneacutes dans leur description Crsquoest agrave la fois sur le plan narratif et sur le plan descriptif que la part de ces per-sonnages est reacuteduite27

Ainsi les proses eacutevitent-elles la redondance descriptive qui eacutetait le fait de la chanson Dans la chanson crsquoest dans la bouche drsquoOgier que lrsquoon trouve un premier portrait du geacuteant Agalafre28 crsquoest-agrave-dire une premiegravere approche sub-jective de la merveille horrifique qui va ensuite ecirctre confirmeacutee plus loin dans le reacutecit par un deuxiegraveme portrait cette fois-ci confieacute agrave Richard qui eacutenumegravere les difficulteacutes du passage de Mautrible pour Charlemagne29 Ces deux visions subjectives infleacutechies par la peur des personnages sont ancreacutees dans le reacutecit par un troisiegraveme portrait beaucoup plus deacuteveloppeacute qui est le fait du narrateur et vient confirmer la monstruositeacute drsquoAgalafre en la portant agrave une laideur en-core insoupccedilonneacutee par le lecteur par ailleurs des traits descriptifs continuent drsquoecirctre distilleacutes tout au long de lrsquoeacutepisode de Mautrible jusqursquoagrave la mort du geacuteant Autrement dit la chanson joue de sa structure lyrique de reacutepeacutetition mais elle

26 Voir Claude Roussel Conter de geste au XIVe siegravecle Inspiration folklorique et eacutecriture eacutepique dans laquoLa Belle Heacutelegravene de Constantinopleraquo Genegraveve Droz coll Publications romanes et franccedilai-ses 1998

27 Nous nous permettons de jouer sur le sens moderne du mot reacuteduire et sur son sens en an-cien franccedilais laquo traduire raquo

28 v 2562-2594 laisses LXVII-LXVIII op cit p 316-317 laquo Or voi gen Aigremore ou nos devons esrer raquo Dist Ogier le Danois laquo Plus vos convient aller Par foi ains est Maltrible le fort pont a douter [hellip] Si le garde un gaiant qui mout fait a douter Et tient une grant hache de cuivre et drsquoacier cler Nrsquoest campiumlon el monde tant puist souvent geter Ki peuumlst som baston si menu re-muer Conmeuml il fait la hache et venir et aler Qui lrsquoamirant wouldra veier ne esgarder Par milieu deu tel pont le convendra passer ndash Heacute Dex dient Franchois ou devons nos aller raquo

29 v 4807-4810 laisse CXXII op cit p 384

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joue aussi sur le croisement polyphonique des voix qui entourent la merveille et la font naicirctre au reacutecit Mais il nrsquoy a pas de tel jeu drsquoannonce dans les rema-niements Ainsi dans la prose du XIVe siegravecle on nrsquoapprend la monstruositeacute drsquoAgalafre que quelques lignes avant sa mort ndash la description joue alors agrave plein son rocircle de signe qui deacutesigne le personnage agrave une mort leacutegitimeacutee par sa diffor-miteacute30 Lorsqursquoil apparaicirct pour la premiegravere fois dans le reacutecit lors du premier passage des chreacutetiens par Mautrible crsquoest tout simplement sous la deacutesignation neutre de laquo portier raquo31 Crsquoest comme si le prosateur avait voulu deacuteconstruire la surdeacutetermination symbolique qursquoapportait le portrait drsquoAgalafre agrave la descrip-tion de lrsquoimprenable pont de Mautrible enjambant une infranchissable riviegravere torrentueuse et dont le passage est interdit par un tribut impossible agrave payer dans la chanson en effet la preacutesence drsquoAgalafre nrsquoest drsquoabord qursquoune personni-fication de la fonction symbolique du pont comme eacutepreuve qualifiante pour le heacuteros Le lecteur sourit devant le jeu burlesque qui deacutesamorce la tension et se moque de lrsquoappreacutehension de ses heacuteros la chanson deacuteveloppe le contraste en-tre lrsquoaccumulation des traits deacutesignant la tacircche impossible et la faciliteacute avec la-quelle lrsquoeacutepreuve est finalement deacutetourneacutee gracircce agrave la ruse de Naimes Le geacuteant a beau faire peur il est bien naiumlf Le texte en vers joue sur lrsquoattente du lecteur agrave partir de sa meacutemoire culturelle pour produire un effet de deacuteflation comique enteacuterineacutee par le fou-rire des pairs feacutelicitant Naimes de son art du mensonge32 Crsquoest une veacuteritable leccedilon de ruse que Naimes donne ici agrave Roland qui dans sa bouillante impatience se serait bien jeteacute de front contre le geacuteant Roland est

30 Dubost eacutecrit que laquo le portrait du geacuteant srsquoapparente agrave la ceacutereacutemonie preacutealable qui expose le monstre aux regards de la foule Une parade belliqueuse au cours de laquelle se deacutecide la mort du monstre Le portrait preacuteliminaire du geacuteant joue un rocircle comparable au rituel de lrsquoabrivado qui lance les taureaux dans la ville la veille de la corrida afin de reacuteactualiser la menace archaiumlque drsquoexhiber le potentiel de mort et de deacutevastation que repreacutesentent ces becirctes sauvages La preacutesen-tation du geacuteant est une condamnation sans appel de lrsquoautre laquo Voici celui qui doit mourir parce qursquoil peut aussi vous faire mourir raquo annonccedilait implicitement ce portrait tandis que lrsquoaccumula-tion des composantes teacuteratologiques expliquait pourquoi il devait mourir raquo (op cit p 573)

31 laquo Et quant ilz vindrent a la forteresse si grande et si forte ilz furent tous esbahiz come ilz passeront oultre et commancerent a deviser lrsquoun de lrsquoautre bdquoHoo dist dux Naymez seigneurs lessez moy parler et me lessez faire sans sonner mot et au plaisir Dieu je vous passerayrdquo Et ilz distrent que si feroint ilz Dux Naymes ala davant et quant vint pres de la porte le portier saillit au devant et print dux Naymes a la barbe et luy demanda ou il alloit Et Naymez luy respondit qursquoilz aloient a Esgremore dire a lrsquoamiral ung message de par Charlemaigne bdquoVassal dist le portier ilz ne passe par cy nul crestien qui ne paie le trehu du pont ou qursquoil ne meurerdquo raquo Jean Miquet (eacuted) op cit p 86-87

32 v 2642-2643 op cit p 318 laquo Rollant le niers Karlon en avoit ris assez laquoEn la moie foi sire mout savez bien parlerraquo raquo

143Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

une tecircte brucircleacutee parce qursquoil tient agrave porter sur sa selle comme des tropheacutees les tecirctes des Sarrasins qursquoil vient de deacutecapiter il met en jeu sa propre tecircte et celle de ses compagnons Crsquoest bien parce qursquoAgalafre remarque les tecirctes coupeacutees et qursquoil compte faire perdre la leur aux chreacutetiens en leur reacuteclamant un tribut impossible agrave payer crsquoest en vain que Naimes a tenteacute drsquoempecirccher les jeunes chevaliers de porter cette marque drsquoaudace Or la prose ne fait pas mention de cette dispute et se deacutegage ainsi du contexte de rivaliteacute entre jeunes et vieux chevaliers de la chanson de mecircme elle ne montre pas lrsquoagacement de Naimes lorsque Roland jette un Sarrasin par-dessus le parapet du pont De fait dans la prose Roland ressemble deacutejagrave au heacuteros accompli qursquoil sera dans lrsquoeacutepisode de Roncevaux reacutesumeacute en conclusion du reacutecit33 Lrsquoapparition du monstre tend ain-si agrave se vider de son sens

Le texte de David Aubert donne la mecircme impression de reacuteticence face agrave lrsquoin-troduction dans le reacutecit de la perturbation monstrueuse qursquoest Agalafre et lrsquoisole de lrsquoaction il utilise certes plusieurs fois le terme de laquo geacuteant raquo dans les diffeacuterents eacutepisodes qui preacuteparent celui de la prise de Mautrible par Charle-magne ndash mais il ne deacutecrit jamais Agalafre pas mecircme au moment de sa mort Crsquoest comme si le texte srsquoappuyait sur la meacutemoire du lecteur pour construire agrave sa place la repreacutesentation correspondante agrave partir de sa propre culture ro-manesque eacutepique ou folklorique Dans le cas de David Aubert crsquoest comme si le reacutecit eacutevitait de reacuteeacutecrire le clicheacute eacutepique et se fiait au seul pouvoir de la no-mination pour le construire

Mais ne serait-ce pas lagrave tout simplement le signe du travail drsquoabregravegement effectueacute par les deux textes en question par rapport agrave leur modegravele La prose de la fin du XIVe siegravecle est classeacutee dans la cateacutegorie des deacuterimages qui abregrave-gent34 la faccedilon abrupte dont les traits monstrueux drsquoAgalafre sont introduits

33 Jean Bagnyon nrsquoose pas transformer agrave ce point la structure du reacutecit et reste fidegravele agrave son sens quand bien mecircme il est manifestement gecircneacute par celui-ci que Naimes donne une leccedilon de ruse agrave Roland cela va encore car Bagnyon pourra par la suite montrer un Roland qui a com-pris cette leccedilon et srsquoen sert pour vaincre un autre geacuteant Ferragut issu cette fois-ci de la Chro-nique du Pseudo-Turpin Lrsquoeacutepisode sert le mouvement propre agrave la compilation de Bagnyon Mais que Roland profite de la naiumlveteacute du portier de Mautrible pour jeter agrave lrsquoeau un Sarrasin ayant la malchance de croiser son chemin et Bagnyon se sent obligeacute de le justifier laquo Et est assavoir que Roland estoit si fier de couraige qursquoil ne regardoit ne le temps ne le lyeu pour soy gouverner mais voulloit tousjours ouvrer de fait a son ennemys la ont il le pouvoit trouver ce nrsquoestoit pas de merveille car de force et de valleur estoit le non pareil du monde raquo (Jean Bag-nyon op cit p 88)

34 Voir agrave ce propos lrsquoarticle drsquoElio Melli dans laquo Les versions en prose de Fierabras nouvelles recherches raquo dans LrsquoEacutepopeacutee romane Actes du XVe Congregraves International Rencesvals (Poitiers 21-

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pourraient ecirctre le reacutesultat drsquoune certaine recherche drsquoeacuteconomie narrative au deacutetriment de son efficaciteacute De mecircme David Aubert est-il obligeacute drsquoabreacuteger beaucoup les onze textes et plus qursquoil compile srsquoil veut les reacuteunir en un seul en-semble coheacuterent Ses impeacuteratifs de reacuteduction le poussent mecircme parfois agrave des incoheacuterences dues aux coupes qursquoil a effectueacutees par rapport agrave son modegravele y compris dans lrsquoeacutepisode qui nous inteacuteresse ici ainsi lorsqursquoAgalafre explique agrave Richard deacuteguiseacute en marchand les raisons de sa meacutefiance35 en disant qursquoil a deacutejagrave eacuteteacute berneacute par des chreacutetiens qui lui avaient promis le paiement drsquoun im-portant tribut et qui ont ensuite pris la forteresse drsquoAigremore ndash David Aubert oublie ici que dans son texte il nrsquoa pas eacuteteacute question de tribut agrave payer il a coupeacute le jeu sur la ruse du vieux Naimes qui se contente dans sa reacuteeacutecriture de pren-dre la tecircte de lrsquoambassade

Et pourtant malgreacute les coupes que font subir les remaniements agrave leur mo-degravele les passages consacreacutes aux monstres de Mautrible restent drsquoune relative longueur par rapport au reste ainsi dans la prose anonyme la description de la geacuteante agrave la faux occupe approximativement le mecircme volume que dans la chanson en vers36 Le remanieur semble mecircme y voir lrsquooccasion drsquoun raffi-nement de sa prose puisqursquoil fournit une seacutequence complegravete de doublets pour chaque trait et joue sur les rythmes binaires Crsquoest comme si lrsquoeacutecriture deve-nait lrsquoimage du deacutedoublement monstrueux des figures de geacuteants opeacutereacute par le reacutecit dans lrsquoeacutevocation du couple puis des jumeaux qursquoils ont eu

Icelle Amyotte estoit grande drsquoune lance de long et grosse a lrsquoavenant et estoit noire comme moure et avoi[t] les yeulx grous et rougez et tant es-toit laide et diffiguree que crsquoestoit merveillez et hideur a voyr Elle avoit eu deulx enffans dont elle estoit toute novelle relevee Si se craingnit quant elle ouyumlt la noise et eut paour de ses enffans sy se leva toute esche-vellee et ainxi qursquoelle se levoit ung message luy vint dire que son mary Ansetous estoit mort elle srsquoescria et srsquoen yssit toute eschevellee et trova une faulx qursquoelle print en sa main et vint a la rue et trouva les Franczois qui serchient les rues37

27 aoucirct 2000) sous la direction de Gabriel Bianciotto et Claudio Galderisi t II Poitiers Centre drsquoEacutetudes supeacuterieures de civilisation meacutedieacutevale coll Civilisation meacutedieacutevale 2002 p 611-615 ar-ticle repris dans Le Rayonnement de Fierabras dans la litteacuterature europeacuteenne op cit p 151-155

35 Crsquoest-agrave-dire lorsque Richard conduit la prise de Mautrible par les troupes de Charlemagne qursquoil est alleacute chercher en renfort

36 Soit quarante-trois vers dans la chanson (dont neuf consacreacutes au portrait) contre environ vingt-neuf lignes dans la mise en prose anonyme (eacutedition moderne)

37 Op cit p 147

145Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

Quant agrave David Aubert mecircme si le portrait des geacuteants est abreacutegeacute il reste beaucoup plus long que tous les autres portraits fournis par le texte des Cro-niques et Conquestes puisque pour la plupart ils ne deacutepassent pas deux li-gnes et se contentent de souligner des eacuteleacutements deacutejagrave connus par les lecteurs ndash crsquoest-agrave-dire la valeur des personnages pour Anouk de Wolf en effet David Aubert est incapable de donner des traits distinctifs agrave ses personnages et ne sait qursquoune chose srsquoils sont bons ou mauvais38 Agalafre Ammite et Ante-fons sont lrsquoexemple mecircme du mauvais personnage ndash dont la seule fonction est mecircme preacuteciseacutement drsquoecirctre mauvais

Il y a mecircme dans les textes comme une concentration sur la description qui est de plus en plus isoleacutee de lrsquoaction dans le texte de David Aubert les trois geacuteants sont rassembleacutes dans le mecircme chapitre jusqursquoau point de donner lrsquoillusion drsquoune saturation du texte agrave cet endroit et peut-ecirctre drsquoun exorcisme de lrsquoeacutecriture qui fait surgir ici ces motifs pour les liquider une fois pour tou-tes39 En effet il nrsquoy a pas drsquoapparition de geacuteants monstrueux dans le reste des

38 Lrsquoarticle drsquoAnouk de Wolf sur la question est eacuteclairant laquo Art et technique du portrait dans les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert raquo dans Recherches sur la litteacuterature du XVe siegravecle Actes du VIe colloque international sur le Moyen Franccedilais Milan 4-6 mai 1988 sous la direction de Sergio Cigada et Anna Slerca Milan Vita e pensiero 1991 t III p 87-100

39 Crsquoest finalement une interpreacutetation comparable que propose Mary Baine Campbell dans lrsquoouvrage collectif Marvels monsters and miracles (op cit) lorsqursquoelle reproduit p 286 lrsquoillustration de la rubrique laquo Cyclopes raquo dans un livre des costumes de la fin du XVIe siegravecle (Omnium fere gentium nostraeque aetatis Nationum Habitus et Effigies conserveacute agrave la bibliothegraveque Houghton drsquoHarvard Franccedilois Desprez a exeacutecuteacute une version franccedilaise de lrsquoouvrage en 1562 sous le titre de Recueil de la diversiteacute des habits qui sont de present en usage tant as pays drsquoEurope drsquoAsie Affrique amp isles sauvages) Pour M B Campbell ce veacuteritable condenseacute de teacuteratologie qursquooffre cette image de cyclope est en fait une marque drsquohumour lrsquoaccumulation de traits monstrueux emprunteacutes agrave diffeacuterentes traditions sert la mise agrave distance par le grotesque du monstre et des croyances anciennes On reconnaicirct dans ce cyclope entiegraverement poilu les oreilles du Panoteacuteen son menton est colleacute agrave la poitrine ses genoux sont tourneacutes en sens inverse par rapport agrave ses pieds (mais contrairement agrave ce que dit la critique qui en fait un Sciapode on voit distinctement que le monstre a deux jambes ndash la deacuteformation des articulations explique que lrsquoon puisse ecirctre trompeacute par la perspective) Bref il ressemble tout agrave fait agrave notre Agalafre excepteacute qursquoau lieu drsquoecirctre cyclope sur lrsquoarriegravere il lrsquoest sur le front qursquoil est nu ethellip qursquoil nrsquoest peut-ecirctre pas masculin La preacutesence drsquoune figure nue dans un livre qui se propose de recenser les vecirctements des diffeacuterentes nations semble donner raison agrave la critique et lrsquoorienter vers le clin drsquoœil Pourtant il faut avouer que lrsquoargument selon lequel crsquoest simplement lrsquoaccumulation des traits monstrueux provenant de diffeacuterentes sources teacuteratologiques savantes qui produit cet effet de grotesque nrsquoest pas entiegraverement convaincant Le propre du monstre nrsquoest-il pas drsquoecirctre preacuteciseacutement hybride Et drsquoemprunter agrave plusieurs traditions pour les combiner (cf Christine Ferlampin-Acher qui eacutecrit agrave propos des monstres romanesques laquo Le principe qui preacuteside agrave lrsquoinvention de ces creacuteatures est lrsquohybridation Cette hybridation se situe agrave plusieurs niveaux ces monstres sont inspireacutes par

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Croniques et Conquestes de Charlemaine ils sont tous concentreacutes autour de lrsquoeacutepisode de Mautrible40 ndash il nrsquoy a ailleurs dans la compilation que de simples colosses David Aubert rapproche en outre la mort successive des trois geacuteants par rapport au traitement plus eacuteclateacute de la chanson et surtout il rassemble les deux portraits du couple AntefonAmmite tout en les isolant bien du reacutecit Une pause est ainsi meacutenageacutee pour mettre agrave la file toutes les caracteacuteristiques des deux monstres avant de reprendre le cours du reacutecit pour les mettre agrave mort lrsquoun apregraves lrsquoautre Enfin dans son texte les monstres sont priveacutes du discours di-rect qui inscrit la voix de lrsquoalteacuteriteacute dans la chanson et les autres remaniements le discours des chreacutetiens sur cette alteacuteriteacute radicale est lui aussi coupeacute le croise-ment des points de vue est eacuteviteacute

Dans cette saturation eacutetrange du texte qui semble se contracter sur la per-turbation difforme des monstres peut-ecirctre faut-il lire un signe de la fideacuteliteacute du remaniement aux modegraveles heacuteriteacutes de la chanson eacutepique mais aussi un si-gne de la violence que la mise en prose fait subir agrave son modegravele Le traitement que David Aubert impose agrave la structure de lrsquoeacutepisode la condensation dans la description de lrsquointervention des geacuteants monstrueux est peut-ecirctre le fait drsquoune certaine recherche drsquoarchaiumlsme charme suranneacute drsquoune eacutevocation qui fait si-gne vers les vieux textes qursquoil srsquoagit de remanier qui fait signe vers la meacutemoire culturelle du lecteur et appelle sa reconnaissance pour flatter son goucirct de lrsquoan-cien ndash mais qui entre du mecircme coup en contradiction avec le renouvellement de lrsquoestheacutetique impliqueacutee par la reacuteeacutecriture et essaye de glisser au plus vite sur ce passage obligeacute Lrsquoambivalence du traitement serait ainsi la marque du plai-sir ambivalent fourni par la reacuteeacutecriture eacutepique tendue entre conservatisme et

des modegraveles heacuteteacuterogegravenes ils ont un corps constitueacute de piegraveces et de morceaux et sur ce physique pour le moins composite se trouve greffeacute un sen en geacuteneacuteral ambigu et pluriel Ces ecirctres sont divers comme chez Aristote le monstre est celui qui ne ressemble pas au modegravele qui est agrave son origine Feacutees bestes et luitons Croyances et merveilles dans les romans franccedilais en prose Paris Presses de lrsquoUniversiteacute de Paris-Sorbonne coll Traditions amp croyances 2002 p 291-292)

40 David Aubert introduit un geacuteant monstrueux dans lrsquoescarmouche qui voit Olivier ecirctre griegravevement blesseacute juste avant lrsquoeacutepisode de son duel avec Fierabras laquo Ung grant dyable de Sarra-zin nomme Corsault estoit affuble de la grant peau drsquoun vielz serpent qui lui couvroit la teste et tout le corps puis portoit en ses poings ung grant baston chargie de neux et tant faisoit a doub-ter que nul ne lrsquoosoit approchier raquo Olivier lrsquoabat du premier coup mais la blessure qursquoil a reccedilue joue un rocircle capital dans la puissance du combat contre Fierabras le geacuteant au plus haut de sa force est comme un nouveau Goliath face agrave un David encore amoindri par la souffrance Oli-vier est alors lrsquoincarnation du courage de lrsquohomme qui srsquoattaque agrave ce qui le deacutepasse (vol 2 p 24) Selon Franccedilois Suard cette insertion est due agrave la source suivie ici par David Aubert crsquoest-agrave-dire une version proche du Fierabras occitan (Franccedilois Suard art cit) Neacuteanmoins le choix mecircme de cette version rend cette particulariteacute interpreacutetable agrave notre sens

147Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

renouvellement Les remanieurs ont pour point commun de souligner leur fideacuteliteacute agrave leur source agrave lrsquohistoire qursquoils translatent et laquo reacuteduisent raquo de vers en prose ainsi David Aubert se reacutefegravere-t-il plusieurs fois au discours de laquo lrsquohistoi-re raquo qui vient cautionner son discours agrave chaque eacuteleacutement sortant de lrsquoordinaire dans la description des monstres comme la longueur des oreilles drsquoAgalafre et lrsquousage qursquoil en fait Lrsquohistoire de Fierabras fonctionne ainsi agrave la fois comme un garant de son propre reacutecit et comme mise agrave distance de son contenu ndash la reacute-peacutetition des formules laquo comme dist lrsquoistoire raquo laquo lrsquoistoire dist raquo est ainsi le signe de cette ambivalence41 ndash le signe aussi que ces monstres sont des constructions du discours litteacuteraire et appartiennent agrave un patrimoine culturel eacutepique autre-ment dit crsquoest le signe de la mort de ces monstres qui nrsquoexistent plus que dans les anciennes histoires et appartiennent au discours lettreacute des nostalgiques de la chanson de geste

Pourtant la condensation des principaux traits du motif srsquoaccompagne drsquoun certain ameacutenagement Dans le texte de David Aubert crsquoest un ameacutenagement de taille qui est proposeacute puisqursquoun veacuteritable transfert srsquoeffectue entre Agalafre et Antefon crsquoest-agrave-dire entre le gardien du pont et lrsquoeacutepoux de la geacuteante Am-mite Je disais plus haut qursquoAgalafre nrsquoeacutetait pas deacutecrit par David Aubert mais crsquoest parce que crsquoest Antefon qui heacuterite de la forme difforme qui est la sienne dans la tradition de Fierabras Par cette migration les traits monstrueux sont concentreacutes sur le couple et leurs enfants Agalafre nrsquoest plus par contrecoup qursquoun colosse David Aubert isole ainsi les deux segravemes normalement fondus dans le concept de geacuteant crsquoest-agrave-dire la composante physique qursquoest la haute taille drsquoune part et drsquoautre part la composante morale qursquoest la nature maleacute-fique du geacuteant marqueacutee ici par les yeux rouges du couple42 Mais le prosateur anonyme comme David Aubert ont pour trait commun de ne pas trop insis-

41 Voir lrsquoextrait des Croniques et Conquestes de Charlemaine agrave la suite de cet article les itali-ques sont de mon fait

42 Calderoacuten fera un choix inverse dans sa comeacutedie La Puente de Mantible crsquoest le portier Ga-lafre qui concentre tous les traits monstrueux des figures gigantesques qui apparaissent lors du passage du pont Dans la piegravece de Calderoacuten le couple Effraon-Amiette disparaicirct de mecircme que leurs enfants Galafre est clairement une eacutemanation terrifiante du lieu diabolique qursquoest le pont et Calderoacuten souligne la monstruositeacute de Galafre puisqursquoil en fait un ogre menaccedilant de deacutevorer lrsquoeacutecuyer drsquoOlivier qursquoil garde en otage lorsque Roland passe le pont deacuteguiseacute en marchand Cepen-dant lrsquoeacutecuyer parviendra agrave tromper le geacuteant laquo cet ogre niais beaucoup moins terrible que divertis-sant raquo aux yeux drsquoElena Real (laquo La Puente de Mantible une reacuteeacutecriture dramatique de Fierabras raquo dans Le Rayonnement de laquo Fierabras raquo dans la litteacuterature europeacuteenne op cit p 242-243 pour la description du pont p 245-246 pour la conclusion sur le personnage de Galafre) Lrsquoinvention de lrsquoeacutecuyer couard mais ruseacute permet de conserver lrsquoaspect comique du premier passage du pont

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ter sur la diabolisation des monstres hybrides la mort drsquoAgoulafre comme celle de la geacuteante Ammite sont escamoteacutees par le texte ce qui lui retire du mecircme coup deux traits symboliques drsquoune diabolisation la chute du corps drsquoAgoulafre dans la riviegravere en contrebas la fumeacutee nauseacuteabonde qui srsquoexhale de la bouche de la geacuteante sont coupeacutes par David Aubert Mais le remanieur bourguignon insiste sur la sauvagerie des monstres particuliegraverement sur cel-le drsquoAmmite compareacutee agrave un sanglier puis agrave une chienne gardant ses petits ndash Ammite est surtout une figure de lrsquoalteacuteriteacute en tant qursquoelle est proche de la natu-re et reacuteagit par lrsquoinstinct animal drsquoune femelle crsquoest par opposition au monde chevaleresque qursquoelle fonctionne ce qui explique sa mise agrave mort par un trait drsquoarbalegravete et non par un coup drsquoeacutepeacutee ndash Ammite est le dernier obstacle agrave la prise de Mautrible mais elle nrsquoest pas un obstacle seacuterieux pour Charlemagne Quant au prosateur anonyme les mots diable ou diabolique ne sont mecircme pas prononceacutes ndash au contraire lrsquohumaniteacute drsquoAgalafre est drsquoembleacutee souligneacutee par le prosateur laquo Oncques homme ne vit plus laide forme de homme raquo43

Jean Bagnyon srsquoinscrit en faux face agrave cette atteacutenuation des figures et procegravede au contraire agrave une gradation dans la diabolisation des trois monstres lrsquoassocia-tion avec le diable est drsquoabord meacutetaphorique quand elle srsquoapplique agrave Agalafre avant de devenir eacutepitheacutetique quand elle srsquoapplique au mari drsquoAmmite Effraon parle de sa voix laquo diabolique raquo et du feu sort de la bouche de sa femme agonisan-te symbole de la nature infernale de son acircme Il retravaille ainsi les figures eacutepi-ques dans ce sens et plus particuliegraverement il les eacuteloigne de leurs sources mythi-ques et folkloriques pour les rationaliser le geacuteant Agalafre perd sa double face drsquoautre part si ses oreilles sont drsquoune taille deacutemesureacutee elles ne lui servent plus ni de bouclier ni de parapluie et Agalafre srsquoeacuteloigne ainsi de ses racines antiques et de la race des Panoteacuteens dont il les a heacuteriteacutees agrave travers Pline Srsquoil reste tout laquo tour-tu et contreffay raquo si ses pieds dont deacuteformeacutes ils ne sont pas pour autant laquo bes-tourneacutes raquo en sens inverse Agalafre nrsquoest pas le repreacutesentant drsquoun monde agrave lrsquoen-vers Amyote est eacuteloigneacutee de ses racines chtoniennes lorsque Jean Bagnyon eacutevite de mettre lrsquoaccent sur la cave qui lrsquoabrite et dans laquelle elle nourrit ses deux enfants comme une louve ses louveteaux La mise agrave mort des geacuteants diaboliques est redoubleacutee chez Bagnyon Agalafre a drsquoabord les jambes briseacutees avant que les chreacutetiens ne le tuent en le rouant de coups Amyote toucheacutee par le carreau drsquoar-balegravete de Charlemagne disparaicirct elle aussi dans une cureacutee geacuteneacuterale

Face aux geacuteants la mise en prose anonyme et le texte de David Aubert suivent ainsi une logique diffeacuterente de celle de Jean Bagnyon Le remanieur

43 Jean Miquet (eacuted) op cit sect 211 p 140

149Des geacuteants laquo reacuteduits raquo de vers en prose

anonyme travaille agrave lrsquoatteacutenuation constitutive de ces figures monstrueuses ndash ce qui est sans doute agrave mettre en rapport avec le fait frappant que Fierabras lui-mecircme nrsquoest plus un colosse ce nrsquoest qursquoun homme grand Si David Aubert accumule les traits monstrueux dans la description ce nrsquoest que pour la li-quider Il est plaisant de remarquer que beaucoup de grands chevaliers de colosses deacutepourvus du segraveme maleacutefique parcourent les pages des Croniques et Conquestes de Charlemaine ndash agrave commencer par Charlemagne lui-mecircme Les figures sont niveleacutees par le haut et la taille deacutemesureacutee des ancecirctres de-vient la marque drsquoune ligneacutee chevaleresque qui nrsquoa plus cours au temps ougrave Da-vid Aubert eacutecrit Si les deux remanieurs rendent les figures gigantesques agrave leur ambivalence ils sont reacuteticents agrave les investir drsquoune porteacutee symbolique aussi forte que dans la chanson crsquoest parce que ces monstres sont des clicheacutes qursquoils trouvent encore leur place dans le reacutecit ndash mais crsquoest aussi en tant que clicheacute qursquoils en sont drsquoune certaine faccedilon exclus et ne retiennent plus lrsquoaccent de lrsquoac-tion drsquoailleurs souvent deacuteplaceacute par le travail de compilation Jean Bagnyon au contraire va dans le sens drsquoune formalisation croissante du clicheacute la diaboli-sation accentueacutee des monstres est une constante du XVe siegravecle Crsquoest une autre faccedilon de mettre agrave mort ces geacuteants puisqursquoils deviennent des signes facilement interpreacutetables les signes transparents drsquoune eacutelection des heacuteros chreacutetiens agrave une action leacutegitime tellement transparents que ce ne sont mecircme plus des mons-tres au sens eacutetymologique du terme44 Mais dans tous les cas le motif est in-fleacutechi par le mode particulier drsquoeacutecriture que partagent nos trois remanieurs les monstres sont peut-ecirctre mis agrave distance parce qursquoils en viennent agrave repreacutesen-ter un autre du texte Lagrave ougrave lrsquohybriditeacute constitutive du monstre fait signe vers une irruption possible du deacutesordre le texte des remanieurs est au contraire une lutte pour lrsquointroduction drsquoun ordre dans une matiegravere heacuteteacuteroclite

Texte de David Aubert la prise de Mautrible et la mort du couple monstrueux (Antefon et Ammite)

Or y avoit en la cite ung autre gaiant grant et hideux plus sans comparai-son que Galafre lequel avoit la garde de la ville de par lrsquoadmiral Balaan nom-me Antefons Et qui de sa facon vouldra savoir lrsquoistoire dist qursquoil estoit grant et desmesure Il avoit plus drsquoun pie de gueulle demi grant pie de nez le corps plus noir que erment deux gros yeulx derriere son hatherel et avoit deux

44 lt monstrare le monster doit ecirctre deacutechiffreacute selon saint Augustin

150 Magali Cheynet

oreilles moult grandes et en couuroit franchement sa teste comme dist lrsquoistoi-re les iambes tortues et les pies contrefais et sembloit estre mieulx ung dea-ble que autre figure Celluy Antefons auoit une gaiande a femme laquele ge-soit en une caue de deux enfans qui nrsquoauoient point plus de quatre mois mais ilz auoient bien chascun trois pies de haulteur Celle gaiande nrsquoestoit point de mendre grandeur de son mary Elle auoit de haulteur une lance quant elle es-toit de bout et noire comme une cheminee Si auoit les yeulx grans et gros comme boulets rouges et estincelans comme feu de charbon quant il est bien alume la gueule grant et touiours lrsquoauoit ouuerte si qursquoon luy veuoit les dens blans et longs comme fine noif et ne se bougoit point de une vaue ou elle alait-toit ses gaiandiaux Et se son nom voulez sauuoir on lrsquoappelloit Ammite

Sur le pont de Mautrible fu fiere la bataille quant ceulx de la cite y furent assamblez et les gens Charlemaine Anfeton le grant gaiant fist grant fraieur aux crestiens quant il srsquoembati sur eulx Il tenoit ung grant mail de fer dont il menachoit noz crestiens de mort Il en abati ne scay quans deuant Charle-maine qui tant en fu dolant qursquoil iura saint Denis qursquoil le feroit comparer au Sarrazin et tant le poursieuuy qursquoil le fist morir de male mort Lors srsquoefforce-rent les paiens quant ilz eurent perdu leur gaiant Finablement les crestiens srsquoi esprouuerent si vaillamment que maugre les Sarrazins qui vouloient leuer lrsquoun des ponts leuiz de leur coste tantost que le gaiant fu mort gaignerent le-dit pont et le portail Adont furent les Sarrazins moult esbahis dont le cry fu si grant et si hideux par la cite que la gaiande en ouy la nouuelle et yssy hors de la caue comme une chienne qui laisse ses petis chiens et srsquoen vint en la rue ou elle apperceu le poeuple courir pour soy cuidier mettre en saulf lieu Elle demanda que crsquoestoit Lors on luy dist que crsquoestoient crestiens lesquelz auoient occis son seigneur Si prist une faulcz en ses mains et se commenca si hideu-sement a heruper qursquoil nrsquoestoit homme qui nrsquoeust paour et hideur a la veoir Et dist lrsquoistoire qursquoelle ne frapoit coup de celle faulz qursquoelle nrsquoabatist ung crestien ou deux tel fois estoit dont le noble Charlemaine fu moult dolant car chas-cun la fuioit comme une deablesse Adont le noble empereur fist aporter ung arbalestre et drsquoun trait la fist morir car nul ne lrsquoosoit approchier ou autrement elle leur eust fait moult de mal et desplaisir

Ainsi fu Ammite occise et la ville conquise de bout en aultre45

45 David Aubert op cit p 84-85

La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

Klaacutera KorompayUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest

Geacuteza Baacuterczi eacuteminent romaniste au deacutebut de sa carriegravere et devenu par la suite grand speacutecialiste de lrsquohistoire de la langue hongroise aimait agrave dire toujours en franccedilais au sujet de nos choix professionnels laquo On revient toujours agrave ses premiegraveres amours raquo Crsquoest exactement mon cas aujourdrsquohui Puisqursquoil en est ainsi je tiens tout drsquoabord agrave rendre hommage agrave mes deux maicirctres Dezső Pais et Geacuteza Baacuterczi anciens professeurs de cette Universiteacute et eacutelegraveves du Eoumltvoumls Collegium tous deux tregraves attireacutes par lrsquoeacutetude des relations franco-hongroises du Moyen Acircge conscients de la richesse litteacuteraire et culturelle dont ces der-niegraveres eacutetaient porteuses La question mecircme qui apparaicirct dans le titre question relative agrave la Chanson de Roland et agrave la Hongrie meacutedieacutevale fut souleveacutee par ces savants degraves les anneacutees 1920-1930 Si jeune chercheuse jrsquoavais consacreacute une eacutetude approfondie aux traces de la Chanson de Roland dans lrsquoonomastique hongroise1 crsquoest parce que ces professeurs ont su eacuteveiller ma curiositeacute pour les questions qui ne peuvent ecirctre eacutelucideacutees que par la construction de ponts entre plusieurs disciplines Le sujet auquel je reviens aujourdrsquohui se situe au carre-four du domaine hongrois et du domaine franccedilais et aussi au carrefour de la litteacuterature meacutedieacutevale et de lrsquoeacutetude des noms propres Une histoire de regards croiseacutes pourrait-on dire

Au-delagrave du vif inteacuterecirct que je porte agrave ce sujet il y a une raison bien concregrave-te qui mrsquoinvite agrave revenir agrave lrsquointerrogation drsquoautrefois Un texte paru il y a quelques anneacutees dans la revue Magyar Nyelv sur lrsquoorigine du nom de lieu Elefaacutent2 introduit dans le deacutebat un eacuteleacutement dont il nrsquoa jamais eacuteteacute question

1 Klaacutera Korompay Koumlzeacutepkori neveink eacutes a Roland-eacutenek (Lrsquoonomastique de la Hongrie meacutedieacute-vale et la Chanson de Roland) Budapest Akadeacutemiai Kiadoacute 1978

2 Endre Toacuteth laquo Az Elefaacutent helyneacutev eredeteacuteről raquo (Sur lrsquoorigine du nom de lieu Elefaacutent) Magyar Nyelv t 102 2006 p 465-470

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auparavant Il me paraicirct indispensable de faire le point sur certains problegrave-mes en preacutesentant tour agrave tour lrsquointerpreacutetation que jrsquoavais proposeacutee autre-fois la nouveauteacute que repreacutesente lrsquoeacutetymologie toute reacutecente et la synthegrave-se qui peut reacutesulter de la confrontation des points de vue et de la prise en compte des eacuteleacutements nouveaux

La connaissance de la Chanson de Roland dans la Hongrie meacutedieacutevale le teacutemoignage des binocircmes

La mode onomastique consistant agrave donner les noms laquo Roland et Olivier raquo agrave deux fregraveres est un pheacutenomegravene bien connu dans lrsquoEurope meacutedieacutevale De nom-breuses eacutetudes furent consacreacutees agrave lrsquoanalyse de ces cas eacutetudes dont la plus ceacute-legravebre est certainement celle de Madame Rita Lejeune ancienne professeure agrave lrsquouniversiteacute de Liegravege agrave qui nous devons la formulation suivante laquo du moment ougrave lrsquoon voit apparaicirctre dans un document quelconque les noms accoupleacutes de Ro-land et drsquoOlivier il faut se dire que cet accouplement nrsquoest pas ducirc au hasard au contraire il teacutemoigne de la populariteacute du poegraveme de la chanson de geste qui lui a donneacute jour3 raquo Si donc lrsquoapparition dans la mode onomastique drsquoun Roland ou drsquoun Olivier isoleacute ne constitue jamais une preuve en faveur de la connaissance de lrsquoœuvre litteacuteraire puisque ces noms de personne ont existeacute avant la Chan-son de Roland (et selon des recherches plus reacutecentes indeacutependamment de cette derniegravere) chaque fois qursquoils sont donneacutes au sein de la mecircme famille lrsquoun com-me reacutepondant agrave lrsquoappel de lrsquoautre nous sommes en preacutesence drsquoun pheacutenomegravene digne drsquointeacuterecirct drsquoautant que les premiers cas franccedilais des binocircmes laquo Roland et Olivier raquo preacutecegravedent lrsquoapparition des versions eacutecrites permettant par lagrave mecircme de suivre la diffusion de la tradition litteacuteraire Un bilan eacutetabli par Paul Aebischer fait eacutetat de treize cas pour la France lrsquoEspagne et lrsquoItalie des XIe-XIIe siegravecles4

Mes recherches se sont inscrites dans cette ligneacutee Face agrave la multitude des mentions de Roland et drsquoOlivier dans les chartes de la Hongrie meacutedieacutevale jrsquoai entrepris un examen minutieux des documents Le reacutesultat peut se reacutesumer comme ceci pour la peacuteriode des XIIe-XIIIe siegravecles jrsquoai trouveacute 66 personnes appeleacutees Roland (dont la premiegravere apparaicirct entre 1141 et 1146) et 42 personn-nes appeleacutees Olivier (le premier cas hongrois datant de 1202-1203)

3 Rita Lejeune laquo La naissance du couple litteacuteraire ldquoRoland et Olivierrdquo raquo dans Meacutelanges Henri Greacutegoire Bruxelles 1950 t II p 372

4 Paul Aebischer laquo La Chanson de Roland dans le ldquodeacutesert litteacuterairerdquo du xie siegravecle raquo Revue belge de philologie et drsquohistoire t 38 1960 p 730-732

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Bien eacutevidemment la question principale est la suivante y a-t-il des binocircmes hongrois Agrave cette question la reacuteponse est affirmative pour cette mecircme peacute-riode nous sommes en preacutesence de quatre cas de fregraveres deacutenommeacutes laquo Roland et Olivier raquo auxquels srsquoajoutent deux autres cas ougrave la parenteacute est fort probable sans qursquoil srsquoagisse pour autant de fregraveres Une preacutesentation succinte de ces bi-nocircmes sera utile avant drsquoentrer dans le vif du sujet5

1 12411350 Rolando (AacuteUacuteO 7 p 117)6 1249 laquo per Oliuerium magistrum hominem nostrum raquo (MonStrig 1 p 379) Il srsquoagit de deux membres de la fa-mille Raacutetoacutet les chercheurs en geacuteneacutealogie les considegraverent comme fregraveres7 Ils sont tous deux dignitaires de la cour royale Le nom de Roland futur paladin du pays est mentionneacute dans plus de deux cents chartes

2 12631326 laquo Lorandum et Olyuerium filios Andree raquo (UrkBurg 1 p 282) comitat Sopron Ouest de la Hongrie (Loraacutend ou Loacuteraacutent sont les formes hon-groises de Roland)

3 1274 laquo suis fratribus Rolando videlicet et Oliuerio raquo (Szentpeacutetery KritJ 22-3 p 68-69) comitat Torna dans le Nord

4 1300 laquo Oliverio Lorando et Stephano (filiis Christopheri de Gumbas) raquo (ibid p 431) comitat Esztergom centre du pays

Au-delagrave des quatre cas de fregraveres notons les deux cas de parenteacute probable 5 12871325 Olivier fils drsquoOlivier et Roland fils de Roland sont personnages

du mecircme acte juridique laquo fily Comitis Oliueri de Chob pro se et pro Stepha-no Oliuerio [hellip] fratribus suis [hellip] nec non Lorandus filius Lorandi raquo (Ha-zOkm 6 p 328) comitat Zala Ouest du pays

6 1298 La situation est analogue pour le fils drsquoOlivier et Roland laquo Gregori filij Olyueri Lorandi claudi raquo (AacuteUacuteO 10 p 326) Sud-Ouest du pays

Ce qui ressort du teacutemoignage des binocircmes crsquoest que la Hongrie semble avoir accueilli la tradition litteacuteraire degraves la premiegravere moitieacute du xiiie siegravecle au plus tard (Une personne qui figure dans une charte est une personne adul-te neacutee au moins 15 agrave 20 ans avant la reacutedaction de cette derniegravere) Cherchant agrave deacutefinir le contexte historique et culturel de la transmission il faut souligner

5 Pour une analyse plus deacutetailleacutee voir Klaacutera Korompay laquo Quelques cas hongrois du couple ldquoRoland et Olivierrdquo raquo dans Proceedings of 13th International Congress of Onomastic Sciences Os-solineum The Publishing House of the Polish Academy of Sciences 1981 t I p 655-660

6 Pour les sources voir la liste des abreacuteviations agrave la fin de ce texte7 Voir Jaacutenos Karaacutecsonyi A magyar nemzetseacutegek a xiv szaacutezad koumlzepeacuteig (Les clans hongrois

jusqursquoau milieu du xive siegravecle) Budapest 1900 31 p 106

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avant tout lrsquoimportance des relations dynastiques (intenses agrave partir des an-neacutees 1170 et pendant un demi-siegravecle ougrave quatre reines drsquoorigine franccedilaise ar-rivent en Hongrie) de mecircme que lrsquoeacutetablissement de colons wallons dans de nombreuses reacutegions du pays drsquoougrave un cadre riche et complexe pour la diffu-sion de diverses traditions litteacuteraires

Parmi les cas de binocircmes eacutenumeacutereacutes le premier meacuterite une attention toute particuliegravere Au sein de la famille Raacutetoacutet la preacutesence drsquoun Roland et drsquoun Oli-vier nrsquoest pas du tout un pheacutenomegravene isoleacute nous voyons se deacuteployer dans ce milieu une veacuteritable vogue des deux noms transmis de geacuteneacuteration en geacuteneacute-ration et formant drsquoautres cas de binocircmes jusqursquoau XIVe siegravecle Ce pheacutenomegrave-ne ceacutelegravebre fut analyseacute par de nombreux chercheurs8 Son origine litteacuteraire est drsquoautant plus probable que les Raacutetoacutet sont venus drsquoItalie du Sud vers la fin du XIe ou au deacutebut du XIIe siegravecle Nous y reviendrons

Agrave la lumiegravere de lrsquoensemble de ces eacuteleacutements mecircme les cas isoleacutes de Roland et drsquoOlivier peuvent recevoir une interpreacutetation plus nuanceacutee Je me sens as-sez proche de lrsquoavis de Rosellini qui y voyait non pas des preuves mais tout de mecircme des indices en faveur drsquoune origine litteacuteraire9 Drsquoun autre cocircteacute il ne faut pas perdre de vue que la mode elle-mecircme est un facteur important dans la diffusion des noms de personne drsquoougrave la neacutecessiteacute drsquoune grande prudence surtout lors de lrsquoanalyse des mentions plus tardives Notons en tout cas que dans la Hongrie meacutedieacutevale les noms lieacutes agrave la Chanson de Roland ne consti-tuent pas un exemple unique le Roman de Tristan le Roman de Troie et le Roman drsquoAlexandre ont eacutegalement laisseacute des traces dans lrsquoanthroponymie10

8 Cf Szabolcs Vajay laquo A magyar Roland-eacutenek nyomaacuteban raquo (Sur les traces de la Chanson de Roland en hongrois) Irodalomtoumlrteacuteneti Koumlzlemeacutenyek t 72 1968 p 333-337 Klaacutera Korompay op cit p 658-659 Aacutegnes Kurcz Lovagi kultuacutera Magyarorszaacutegon a 13ndash14 szaacutezadban (Culture chevaleresque dans la Hongrie des xiiie-xive siegravecles) Budapest Akadeacutemiai Kiadoacute 1988 p 245-248 310 313

9 Aldo Rosellini laquo Onomastica epica francese in Italia nel medioevo raquo Romania t 79 1958 p 265-266

10 Pour le premier de ces romans voir Klaacutera Korompay laquo Onomastique litteacuteraire le Roman de Tristan et la Hongrie meacutedieacutevale raquo A Herman Ottoacute Muacutezeum eacutevkoumlnyve (Bulletin du Museacutee Herman Ottoacute) sous la direction de Laacuteszloacute Veres et de Gyula Viga Miskolc (Hongrie) t 46 2007 p 564-577 Pour les deux autres voir les travaux de Laacuteszloacute Hadrovics Az oacutemagyar Troacute-ja-regeacuteny nyomai a deacutelszlaacutev irodalomban (Les traces drsquoun Roman de Troie en ancien hongrois dans la litteacuterature des Slaves du sud) Budapest Akadeacutemiai Kiadoacute 1955 laquo A deacutelszlaacutev Nagy Saacutendor-regeacuteny eacutes koumlzeacutepkori irodalmunk raquo (Le Roman drsquoAlexandre chez les Slaves du sud et la litteacuterature hongroise du Moyen Acircge) A Magyar Tudomaacutenyos Akadeacutemia I Osztaacutelyaacutenak Koumlz-lemeacutenyei t 15 1960 p 235-293 Pour le reflet drsquoœuvres litteacuteraires dans lrsquoonomastique des anneacutees 1301-1342 voir Mariann Sliz Neacutevadaacutes eacutes toumlrteacutenelem az Anjou-kor I feleacutenek szemeacutely-

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Tout cela est drsquoautant plus important agrave signaler que pour ce domaine litteacute-raire les textes font entiegraverement deacutefaut

Lrsquoorigine du nom de personne Olivant

Roland Olivier et Olivant sont depuis longtemps consideacutereacutes par les chercheurs hongrois comme trois noms drsquoorigine litteacuteraire transmis par une version fran-ccedilaise ou allemande de la Chanson de Roland La formulation fait parfois ressor-tir lrsquoideacutee qursquoil srsquoagirait de trois noms de personne drsquoorigine franccedilaise Or si crsquoest vrai pour les deux premiers Olivant semble reacutesister agrave cette interpreacutetation Cher-chant agrave y voir clair jrsquoai deacutepouilleacute un certain nombre de cartulaires franccedilais pour arriver agrave la conclusion suivante Olivant ou Olifant en tant que nom de person-ne nrsquoapparaicirct pas dans lrsquoanthroponymie de la France meacutedieacutevale Il semble ecirctre jusqursquoagrave preuve du contraire une particulariteacute du domaine hongrois

Drsquoougrave une deuxiegraveme question drsquoordre eacutetymologique ce nom propre hon-grois ne pourrait-il pas remonter directement agrave lrsquoancien franccedilais olifant nom commun Ce mot a trois sens bien deacutefinis lsquoeacuteleacutephantrsquo lsquoivoirersquo et lsquocor drsquoivoi-rersquo Seulement le passage drsquoun mot drsquoune langue agrave un nom propre drsquoune autre langue preacutesuppose toujours un eacuteleacutement intermeacutediaire soit la langue drsquoaccueil emprunte le mot avant drsquoen former un nom (or ce nrsquoest pas le cas en hongrois) soit la langue drsquoorigine produit elle-mecircme un nom propre qui agrave son tour sera transmis en tant que tel (or ce nrsquoest pas le cas en franccedilais) Sauf dans une ac-ception Certains dictionnaires comme Littreacute font apparaicirctre un sens speacute-cial tregraves preacutecis lsquonom du cor de Rolandrsquo Ce qui revient agrave dire que lrsquoentreacutee en scegravene de Olivant constitue agrave elle seule une preuve des plus solides en faveur de lrsquoorigine litteacuteraire

Dans le domaine hongrois nous trouvons les cas suivants du nom de per-sonne Olivant

1 1264vers 1310 laquo Oliuant et Thomam filios Ezen raquo (HazOkm 6 p 126)

comitat Zala dans lrsquoOuest du pays2 vers 12721274 Olifa (AacuteUacuteO 9 p 46) comitat Vas dans lrsquoOuest [Srsquoagit-il

drsquoune variante du nom ]3 1275 laquo Benedictum et Olibant filios Varro raquo (CD 22 p 253) comitat

Veszpreacutem dans lrsquoOuest

nevei (Onomastique et histoire les noms de personne de la premiegravere partie de la peacuteriode des Anjou) thegravese soutenue en 2010 Budapest p 126-131

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4 1272-1290 laquo Ladizlaus et Stephanus filii Olivanth de Bola raquo (HazOkm 8 p 270) localisation incertaine

5 12931341 laquo Andream filium Apsa de Seregeles pro se et pro Olywanth filio suo raquo (HazOkm 8 p 337) comitat Fejeacuter dans le centre

6 12971299 laquo coram fratribus Wyd et Oliuanto raquo (HazOkm 8 p 390) co-mitat Alsoacute-Feheacuter Transylvanie dans lrsquoEst

7 (1300) laquo Demetrium fratrem Lukach et Olyuant raquo (HazOkm 7 p 320) comitat Bihar dans lrsquoEst

8 1308 laquo domina Aliwanth filia marcus muti [hellip] nunc consors Lorandi raquo (AnjOkm 1 p 164) comitat Zala dans lrsquoOuest

Le nom existe en Hongrie agrave partir du milieu du xiiie siegravecle au plus tard (date proche de lrsquoapparition des premiers binocircmes) Une fois exceptionnellement il est porteacute par une dame (voir le cas 8) il se trouve que le mari de celle-ci srsquoap-pelle Roland Ce nom est assez bien implanteacute pour avoir donneacute eacutegalement un certain nombre de noms de lieu

Voici la liste des noms de lieu tirant leur origine de Olivant

1 1396 Alybanhaza rsquomaison drsquoAlybanrsquo (ZsigmOkl 1 p 482) comitat Zala dans lrsquoOuest

2 1403 Alybanth (ZsigmOkl 21 p 262) nom drsquoune colline comitat Győr dans lrsquoOuest

3 1411 laquo Predium Zyl al nom Oliuanfelde raquo rsquoterre drsquoOliuanrsquo (Csaacutenki 3 p 125) comitat Zala dans lrsquoOuest

4 1414 laquo Poss Olywanchfalwa raquo rsquovillage drsquoOlywanchrdquo (Csaacutenki 3 p 27) co-mitat Zala dans lrsquoOuest

5 1417 laquo Nicolaus de Alyphant raquo ( ZichyOkm 6 p 458-459) Sud du pays Il srsquoagit peut-ecirctre du nom de lieu Elefant de cette mecircme reacutegion voir plus bas cas 2

La forme en v attesteacutee dans la plupart de ces cas meacuterite une reacuteflexion seacute-rieuse drsquoautant qursquoelle est propre aux versions allemandes de la Chanson de Roland Chez Konrad on trouve tantocirct horn tantocirct oliuant voire horn oliuant Chez Le Stricker nous sommes reacuteellement en preacutesence drsquoun nom de cor laquo daz horn heizet Olivant raquo De lagrave agrave lrsquohypothegravese drsquoune influence alleman-de derriegravere la forme du nom de personne hongrois il nrsquoy a qursquoun pas Seule-ment on peut formuler drsquoautres hypothegraveses encore notamment lrsquoinfluence

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exerceacutee par Olivier (Olifant et Olivier pouvant ecirctre ressentis comme tregraves pro-ches srsquoagissant de deux eacuteleacutements apparus dans le mecircme contexte culturel) Ou encore comme me lrsquoa fait remarquer un jour Madame Madeleine Tys-sens professeure agrave lrsquouniversiteacute de Liegravege on peut penser agrave un croisement pos-sible entre Olivier et Roland donnant Olivant et exerccedilant par lagrave mecircme une in-fluence sur Olifant

Une question eacutenigmatique lrsquoorigine de Elefant

Parallegravelement agrave Olivant nous voyons apparaicirctre dans lrsquoanthroponymie de la Hongrie meacutedieacutevale un deuxiegraveme nom de personne dont lrsquoorigine soulegrave-ve de nombreuses questions Voici ses premiegraveres attestations

1 12781322 laquo Petrus filius Elephanth raquo (HazOkm 6 p 235) comitat Bars dans le Nord

2 1286 laquo magistri Elefantis quondam lectoris Strigon raquo (MonStrig 2 p 420) comitat Esztergom dans le centre

3 1337 laquo Paulus filius Elevanthrdquo raquo (HazOkm 3 p 131) comitat Vas dans lrsquoOuest

Le nom de personne Elefant a donneacute deux noms de lieu qui sont les sui-vants

1 1113 laquo de villa Elefant raquo (Gyoumlrffy 4 p 378) localiteacute du comitat Nyitra dans le Nord Apregraves cette premiegravere attestation nous nrsquoavons aucune men-tion pendant 140 ans Ensuite le nom de lieu reacuteapparaicirct reacuteguliegraverement le plus souvent dans sa forme classique 1253 laquo terra nobilium de Elefant raquo (ibid) 1304 laquo terras Mathye de Elephant raquo (MonStrig 2 p 546) 13191323 laquo magister Deseu de Elewanth raquo (AnjOkm 1 p 521) etc Toutefois dans la multitude des formes analogues nous avons quelques attestations du mecircme nom de lieu qui preacutesentent un inteacuterecirct particulier 1323 laquo comes Mathias de Olivanth raquo (AnjOkm 2 p 76) 13241324 laquo magister Deseu de Oliphant raquo (AnjOkm 2 p 114) 1335 laquo Michaeli filio magni Deseu de Alyphant raquo (An-jOkm 3 p 151) 1342 laquo Nicolao filio Mathie de Olyuanch raquo (AnjOkm 4 p 238) etc

2 1458 Elefanth Alyphant 1476 Elefanth (Csaacutenki 2 p 290) localiteacute du comitat Valkoacute dans le Sud

158 Klaacutera Korompay

Vue de loin lrsquoorigine du nom est transparente celui-ci semble venir du mot hongrois elefaacutent (mot emprunteacute au latin meacutedieacuteval attesteacute depuis la fin du XIVe siegravecle mais pouvant ecirctre implanteacute depuis fort longtemps puisque lrsquoin-fluence du latin commence au XIe siegravecle) Rien de plus simple que ce passa-ge quand on pense aux noms drsquoanimaux servant reacuteguliegraverement de base agrave la formation des noms de personne Seulement la connaissance de lrsquoeacuteleacutephant agrave cette eacutepoque-lagrave eacutetait purement livresque Crsquoeacutetait un animal agrave peine imagi-nable comme en teacutemoigne la confusion entre lrsquoeacuteleacutephant et le chameau dans certaines sources meacutedieacutevales Or le nom drsquoun animal imaginaire peut diffici-lement avoir eu un impact assez direct pour entrer dans lrsquoanthroponymie de tous les jours

Plutocirct que drsquoen rester au seul mot elefaacutent orientons-nous vers lrsquoancien fran-ccedilais qui offre une piste beaucoup plus prometteuse La forme olifant y appa-raicirct comme une variante du mot eacuteleacutephant mot remontant au latin elephan-tus venu du grec elephas elephantos11 Retenons le fait que eacuteleacutephant et olifant sont agrave lrsquoorigine les variantes drsquoun seul et mecircme mot Or la premiegravere de ces deux formes avait un eacutequivalent presque identique en ancien hongrois Quoi de plus naturel que de voir intervenir le mot elefaacutent face agrave Olifant ndash nom tout agrave fait insolite apparu dans le contexte de la Chanson de Roland ndash pour pro-duire un pheacutenomegravene drsquoeacutetymologie populaire Le nom de personne Elefant serait donc agrave lrsquoorigine une variante de Olifant neacutee sous lrsquoinfluence de elefaacutent Cette hypothegravese formuleacutee depuis longtemps par les chercheurs hongrois est largement confirmeacutee par lrsquoalternance que preacutesentent les deux noms de lieu de la Hongrie meacutedieacutevale dans le Nord comme dans le Sud Elefant et Olivant (ou Alifant) deacutesignent exactement la mecircme localiteacute

Agrave ceci pregraves qursquoavec cette hypothegravese nous butons sur la date de 1113 date ougrave apparaicirct pour la premiegravere fois le nom de lieu Elefant Peut-on penser agrave une in-fluence de la Chanson de Roland agrave une date aussi preacutecoce (Rappelons qursquoil faudrait tenir compte en plus de plusieurs changements agrave la fois de la fonc-tion et de la forme vu le passage drsquoun nom de personne agrave un nom de lieu et de Olifant agrave Elefant) Crsquoest difficile mais pas tout agrave fait impossible disais-je dans mon petit ouvrage pas impossible dans la mesure ougrave le contexte historique offre des eacuteleacutements dignes drsquointeacuterecirct

Il se trouve qursquoune reine originaire drsquoItalie du Sud arrive en Hongrie en 1097 Il srsquoagit de la fille du duc normand Roger Guiscard future eacutepouse du

11 Dictionnaire historique de la langue franccedilaise sous la direction de Alain Rey Paris Dic-tionnaires Le Robert 1999

159La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

roi Coloman Elle sera suivie vers 1120 par une deuxiegraveme reine fille de Ro-bert duc de Capoue marieacutee agrave Istvaacuten II Or depuis lrsquoarriveacutee des Normands lrsquoItalie du Sud connaicirct la tradition litteacuteraire comme en teacutemoigne un binocirc-me laquo Roland et Olivier raquo attesteacute en 1131 agrave Scafati pregraves de Naples12 de mecircme que drsquoautres traces dans la toponymie et lrsquoart de cette reacutegion Si lrsquoon prend en consideacuteration le fait que la famille Raacutetoacutet connue justement pour son goucirct pro-nonceacute pour les noms accoupleacutes de laquo Roland et Olivier raquo est originaire preacuteciseacute-ment de la mecircme reacutegion et que sa venue en Hongrie se situe agrave la mecircme peacuteriode (eacuteleacutements confirmeacutes par une chronique meacutedieacutevale) le chemin paraicirct baliseacute pour une transmission possible Possible mais extrecircmement preacutecoce13

Je nrsquoentre pas agrave propos du cas ceacutelegravebre de 1113 dans lrsquoanalyse drsquoune histoire familiale celle des Elefaacutenti Depuis de longs siegravecles cette famille fait remon-ter son nom agrave un eacuteleacutephant en chair et en os eacuteleacutephant qui aurait eacuteteacute offert au roi Coloman agrave la fin du XIe siegravecle dans le contexte du premier mariage dy-nastique Cette histoire a fait couler beaucoup drsquoencre14 mais semble ecirctre une interpreacutetation ulteacuterieure cherchant agrave donner un sens agrave un nom de lieu deacutejagrave existant

Une nouvelle approche du nom Elefant

Lrsquoeacutetymologie toute reacutecente eacutevoqueacutee au deacutebut de mon texte15 fut avanceacutee par un historien speacutecialiste des chartes Endre Toacuteth Dans son article paru en 2006 et consacreacute agrave lrsquohistoire bien complexe du nom de lieu Elefant il passe au crible le rapport de ce nom avec le mot elefaacutent drsquoun cocircteacute et le nom de personne Olifant de lrsquoautre Tout cela pour eacutecarter les deux eacutetymologies et en proposer une troi-siegraveme Dans les sources allemandes du ixe siegravecle il a trouveacute les traces drsquoun nom de personne bien singulier En voici les trois premiegraveres mentions 836-870 teacute-moin Helfant 836-876 laquo Elefant clericus raquo 837 teacutemoin Helfant Ce nom se-rait un deacuteriveacute du verbe helfen verbe jouant eacutegalement un rocircle dans la formation de noms de chacircteaux comme Helfenberg Srsquoappuyant sur ces donneacutees qui pro-viennent du domaine bavarois il suppose que le passage de Helfant agrave Elefant a eu lieu dans cette mecircme reacutegion Or en preacutesence drsquoun anthroponyme allemand

12 Voir Paul Aebischer laquo Un eacutecho de la leacutegende de Roland dans lrsquoonomastique napolitaine raquo Archivum romanicum t 20 1936 p 285-288

13 Voir Klaacutera Korompay Koumlzeacutepkori neveink eacutes a Roland-eacutenek op cit p 77-7814 Cf Erik Fuumlgedi Az Elefaacutenthyak (La famille Elefaacutenthy) Budapest Osiris Kiadoacute 199915 Voir note 2

160 Klaacutera Korompay

bien existant lrsquoideacutee srsquoimpose tout naturellement que ce mecircme eacuteleacutement a pu peacute-neacutetrer en Hongrie en compagnie drsquoautres noms de personne drsquoorigine alleman-de En examinant de pregraves les noms que portaient au Moyen Acircge les membres de la famille Elefaacutenti lrsquoauteur y trouve en effet des eacuteleacutements comme Gunter Lam-pert et Altman ce qui confirme son hypothegravese

Lrsquointerpreacutetation actuelle des noms de personne Elefant et Olivant

Face agrave cette eacutetymologie que je considegravere comme tout agrave fait coheacuterente il me reste agrave prendre position en mesurant sa porteacutee pour lrsquoensemble des ques-tions souleveacutees

Jrsquoestime que pour interpreacuteter le cas reacuteellement insolite de 1113 lrsquoeacutetymo-logie proposeacutee par Endre Toacuteth offre un avantage consideacuterable celui de son ancrage solide dans lrsquoanthroponymie bavaroise attesteacutee par des documents Pour ce cas speacutecifique je souscrirai moi-mecircme agrave cette eacutetymologie Faut-il rejeter pour autant lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune influence litteacuteraire venue drsquoItalie du Sud agrave la fin du XIe siegravecle Je nrsquoirai pas jusque-lagrave vu la richesse des traces de la Chanson de Roland dans cette reacutegion et les relations historiques incon-tournables entre celle-ci et la Hongrie Toutefois lrsquoextrecircme preacutecociteacute de la date de 1113 ayant toujours eacuteteacute un eacuteleacutement fragile de la construction et re-connu comme tel je donnerai moi-mecircme la prioriteacute agrave une eacutetymologie qui ne soit pas fondeacutee sur lrsquoorigine litteacuteraire Endre Toacuteth en propose une qui me paraicirct convaincante

En ce qui concerne les quelques rares cas du nom de personne hongrois Ele-fant attesteacute agrave partir du milieu du XIIIe siegravecle (en 1278 on parle deacutejagrave du laquo fils drsquoElefant raquo) je ne vois que deux interpreacutetations possibles soit il srsquoagit toujours de mentions du nom de personne drsquoorigine allemande (comme le pense Endre Toacuteth) soit nous avons affaire agrave des formes (altereacutees sous lrsquoinfluence du mot elefaacutent) de Olifant ~ Olivant nom de personne drsquoorigine litteacuteraire

Car pour en venir agrave lrsquoessentiel de mon propos en ce qui concerne Oli-vant je ne pense pas qursquoil faille modifier quoi que ce soit dans la construction Ce nom de personne eacutevoque agrave lui seul le cor de Roland et teacutemoigne par lagrave mecircme drsquoune origine litteacuteraire Ce qui vaut pour Elefant nrsquoaffecte pas Olivant agrave mon sens Sauf qursquoau fil des siegravecles les deux eacuteleacutements Elefant et Olivant ont eu toutes les chances de se croiser

Que le mot elefaacutent ait eu son mot agrave dire dans lrsquohistoire cela nrsquoa rien drsquoeacuteton-nant puisqursquoil eacutetait preacutesent dans le vocabulaire hongrois Mais qursquoun nom

161La Chanson de Roland et la Hongrie meacutedieacutevale du nouveau sur Elefant

implanteacute sous forme de Elefant puisse se transformer ulteacuterieurement en Olivant ou Alifant comme nous le voyons dans les noms de lieu des XIVe et XVe siegravecles voilagrave qui peut surprendre Face agrave ce jeu des formes attesteacute par des mentions forceacutement lacunaires je ne suis sucircre que drsquoune seule chose lrsquoinfluence litteacuteraire dont teacutemoignent ces quelques traces eacutetait sans doute plus varieacutee et certainement plus complexe que nous ne pouvons lrsquoimaginer

Liste des abreacuteviations

AnjOkm = Anjoukori okmaacutenytaacuter (Cartulaire pour la peacuteriode des Anjou) t 1-6 sous la direction de I Nagy Budapest 1878-1891 t 7 sous la direction de Gy Tasnaacutedi Nagy Budapest 1920AacuteUacuteO = Aacuterpaacuted-kori uacutej okmaacutenytaacuter (Nouveau cartulaire pour la peacuteriode des Aacuterpaacuted) publieacute par G Wenzel t 1-12 Pest et Budapest 1860-1874CD = Codex diplomaticus Hungariae ecclesiasticus ac civilis publieacute par Gy Fejeacuter t 1-11 Buda 1829-1844Csaacutenki = Magyarorszaacuteg toumlrteacutenelmi foumlldrajza a Hunyadiak koraacuteban (Geacuteographie his-torique de la Hongrie agrave lrsquoeacutepoque des Hunyadi) par D Csaacutenki t 1-3 5 Budapest 1890-1913Gyoumlrff y = Az Aacuterpaacuted-kori Magyarorszaacuteg toumlrteacuteneti foumlldrajza (Geacuteographie historique de la Hongrie agrave lrsquoeacutepoque des Aacuterpaacuted) par Gy Gyoumlrff y t 1-4 Budapest 1963-1998HazOkm = Hazai okmaacutenytaacuter (Cartulaire pour la Hongrie) t 1-7 Győr et Budapest 1865-1891MonStrig = Monumenta Ecclesiae Strigoniensis t 1-2 publieacutes par F Knauz Eszter-gom 1874-1882 t 3 publieacute par L Dedek-Crescens Esztergom 1924Szentpeacutetery KritJ = Az Aacuterpaacuted-haacutezi kiraacutelyok okleveleinek kritikai jegyzeacuteke (Regesta rerum stirpis Arpadianae critico-diplomatica) publieacute par I Szentpeacutetery t 1-24 Bu-dapest 1923-1987UrkBurg = Urkunden des Burgenlandes und der angrenzenden Gebiete der Komitate Wieselburg Oumldenburg und Eisenburg t1-4 Graz-Koumlln Wien-Graz-Koumlln 1955-1985ZalaOkl = Zala vaacutermegye toumlrteacutenete Okleveacuteltaacuter (Histoire du comitat Zala Cartulaire) publieacute par I Nagy D Veacuteghely et Gy Nagy t 1-2 Budapest 1886-1890ZichyOkm = A zichi eacutes vaacutesonkeői groacutef Zichy-csalaacuted idősb aacutegaacutenak okmaacutenytaacutera (Car-tulaire de la famille Zichy) publieacute par la Socieacuteteacute Hongroise drsquoHistoire t 1-12 Pest et Budapest 1871-1931

ZsigmOkl = Zsigmondkori okleveacuteltaacuter (Cartulaire pour lrsquoeacutepoque du roi Sigismond) publieacute par E Maacutelyusz 1-22 Budapest 1951-1958

Une double valeur des motifs folkloriquesdans la litteacuterature franccedilaise

du Moyen Acircge

Saacutendor KissUniversiteacute de Debrecen

Agrave un moment ougrave lrsquoeacutetude structurale des textes litteacuteraires devenait un pro-gramme consciemment eacutelaboreacute Roman Jakobson a consacreacute quelques pages agrave la diff eacuterence qursquoil croyait deacutecouvrir entre la creacuteation folklorique controcirc-leacutee et consacreacutee par la collectiviteacute et lrsquoactiviteacute litteacuteraire des individus isoleacutes dont chacun apporte sa contribution personnelle reconnue comme telle par le public1 Pour souligner la force de la tradition qui impose une un ensemble complexe de regravegles aux textes folkloriques Jakobson se sert du terme laquo lan-gue raquo ce terme deacutesignera donc lrsquoensemble des conventions ndash le code ndash qui fi xe chaque fois un cadre aux performances particuliegraveres ces performan-ces eacutetant alors assimileacutees dans un esprit saussurien agrave la laquo parole raquo Et il est certain que la laquo censure preacuteventive de la communauteacute2 raquo ne pegravese pas sur les creacuteateurs isoleacutes dans la mecircme mesure que sur lrsquoartiste populaire qui reprend agrave son compte une tradition contraignante tout en la modifi ant eacuteventuelle-ment Mais il nrsquoest pas moins certain que tout auteur litteacuteraire qui accepte drsquoentrer dans le circuit creacuteationndashreacuteception se trouve confronteacute au passeacute de son art ne serait-ce que par le biais des genres cadres conventionnels par ex-cellence qui neacutecessitent de la part des auteurs une prise de position ndash sans doute acceptation et refus agrave la fois Agrave cet eacutegard la litteacuterature meacutedieacutevale est particuliegraverement instructive les formes sociologiques fortement reacuteglemen-teacutees de la reacuteception le rocircle important joueacute par la transmission orale et les cleacutes

1 Roman Jakobson laquo Le folklore forme speacutecifique de creacuteation raquo Eacutecrit en collaboration avec Petr Bogatyrev dans Roman Jakobson Questions de poeacutetique Paris Seuil 1973 p 59-72 (Ori-ginal allemand 1929 traduit par Jean-Claude Duport)

2 Ibid p 62 Pour une application concregravete agrave la litteacuterature du Moyen Acircge v Paul Zumthor Essai de poeacutetique meacutedieacutevale Paris Seuil 1972 p 79-80

164 Saacutendor Kiss

mneacutemotechniques que celle-ci inscrit dans les textes favorisent un mode de creacuteation qui loin de rejeter lrsquoimitation tend agrave garantir sa propre valeur par la translatio artis parallegravele agrave la translatio studii

Cependant au-delagrave de lrsquoexistence drsquoun code drsquoune laquo langue raquo dans le sens jakobsonien ce nouveau-neacute qursquoest la litteacuterature meacutedieacutevale franccedilaise eacutemer-geant aux cocircteacutes de la litteacuterature latine et issue du moins partiellement du mode de creacuteation populaire doit avoir en commun avec le folklore certains proceacutedeacutes ancestraux de lrsquoorganisation textuelle sur le plan lineacuteaire ainsi que sur le plan pour ainsi dire paradigmatique sous forme de motifs librement combinables mais reconnaissables par le public En nous situant maintenant dans le domaine du reacutecit romanesque objet de ces quelques remarques nous entrevoyons agrave lrsquoarriegravere-plan de la litteacuterature narrative naissante un riche en-semble drsquoautres reacutecits (et nous soupccedilonnons lrsquoexistence drsquoun ensemble plus riche encore) reacutecits produits au moins en partie par lrsquoimagination populaire Certes ce qui se distingue le mieux dans cet arriegravere-plan crsquoest la laquo matiegravere de Bretagne raquo il paraicirct impossible neacuteanmoins malgreacute lrsquoabsence presque totale de teacutemoignages directs que des traditions folkloriques proprement laquo gallo-romanes raquo nrsquoaient pas comporteacute des motifs narratifs rattacheacutes agrave des person-nages typiques appartenant agrave la reacutealiteacute ou agrave un monde merveilleux3 Quoi qursquoil en soit lrsquoapport celtique inteacutegreacute par les reacutecits franccedilais meacutedieacutevaux ren-voie agrave une mythologie crsquoest-agrave-dire agrave un essai de deacutechiffrement collectif drsquoun double mystegravere mystegravere du kosmos mystegravere de la mort Cette laquo inspiration raquo bretonne fournit agrave la litteacuterature franccedilaise un ensemble drsquoeacuteleacutements qui trou-veront leur place dans un reacuteseau discursif particulier marqueacute de toute ma-niegravere par lrsquoimagination et la creacuteativiteacute populaires indeacutependamment mecircme de lrsquoinfluence eacutetrangegravere Une synthegravese sortira de cet amalgame une litteacutera-ture narrative sui generis dont le symbolisme qui reste eacutetrange fantastique et souvent inquieacutetant sera apte agrave exprimer de nouvelles aspirations et une nouvelle mentaliteacute drsquoeacutepoque et de classe Pour mettre un tant soit peu drsquoordre parmi les divers aspects qui peuvent nous inteacuteresser dans ce rapprochement des reacutecits franccedilais meacutedieacutevaux et drsquoun arriegravere-plan pour ainsi dire populaire jrsquoaborderai drsquoabord briegravevement ce que jrsquoai appeleacute le laquo paradigmatique raquo pour passer ensuite au laquo syntagmatique raquo et au laquo symbolique raquo Afin drsquoobserver

3 Pour circonscrire la place de cette laquo litteacuterature populaire raquo que nous ignorons agrave peu pregraves complegravetement v Paul Zumthor Histoire litteacuteraire de la France meacutedieacutevale Paris Presses Univer-sitaires de France 1954 p 25 et 40 Michel Zink Le Moyen Acircge litteacuterature franccedilaise Nancy Presses Universitaires de Nancy 1990 p 16-18

165Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge

plus de coheacuterence dans mon propos je me limiterai ici au roman courtois et je puiserai la plupart de mes exemples dans un seul texte le Conte du Graal de Chreacutetien de Troyes4

En ce qui concerne les questions laquo paradigmatiques raquo ndash crsquoest-agrave-dire en fait quelques eacuteleacutements de lrsquoinventaire des motifs qui entrent dans la composi-tion drsquoune œuvre narrative ndash je voudrais eacutevoquer la meacutethode preacuteconiseacutee par Claude Leacutevi-Strauss dans lrsquoeacutetude qursquoil a consacreacutee agrave la laquo structure des my-thes raquo Pour la deacutefinition de cette meacutethode la phrase suivante me paraicirct fon-damentale laquo Si les mythes ont un sens celui-ci ne peut tenir aux eacuteleacutements iso-leacutes qui entrent dans leur composition mais agrave la maniegravere dont ces eacuteleacutements se trouvent combineacutes5 raquo Lrsquoinventaire nrsquoaura donc pas de sens si lrsquoon ne considegravere drsquoembleacutee la relation qui srsquoeacutetablit entre des composants disperseacutes le long du texte Or un laquo composant raquo ne doit pas ecirctre envisageacute ici sous un angle uni-quement reacutefeacuterentiel il ne se deacutefinit pas simplement comme un lsquoecirctre surnatu-relrsquo ou un lsquoobjet magiquersquo puisqursquoil a son propre fonctionnement par lequel il srsquointegravegre dans la trame du reacutecit en la structurant et en y deacutefinissant des niveaux Dans le domaine litteacuteraire qui nous inteacuteresse deux types de fonc-tionnement apparaissent comme deacuteterminants pour la mise en reacutecit des mo-tifs qui peuvent provenir des interrogations traversant lrsquoimagination popu-laire on pourrait les appeler de faccedilon concise laquo eacutetrangeteacute raquo et laquo exception raquo La conjonction et lrsquoarticulation de ces deux fonctionnements contribuent de faccedilon fondamentale agrave lrsquoimpression globale que nous procure la litteacuterature ro-manesque meacutedieacutevale

On peut eacutetablir ainsi un laquo paradigme de lrsquoeacutetrangeteacute raquo les person-nages des reacutecits ndash et crsquoest particuliegraverement vrai de Perceval ndash rencontrent sur leur chemin de faccedilon reacuteiteacutereacutee et comme reacuteguliegravere des laquo anti-reacutealiteacutes raquo crsquoest-agrave-dire des pheacutenomegravenes qui srsquoincrustent dans la reacutealiteacute mais restent inexpli-queacutes ou inexplicables Si jrsquoeacutevoque ici cette preacutesence eacutevidente du conte popu-laire dans le conte courtois crsquoest avant tout pour insister sur lrsquointeacutegration de lrsquolaquo anti-reacuteel raquo dans le laquo reacuteel raquo et sur lrsquoattitude du conteur En effet le narrateur des romans manifeste une double attitude envers les pheacutenomegravenes eacutetranges (qui ne relegravevent pas neacutecessairement du surnaturel mais qui deacutefient les facul-

4 Eacutedition utiliseacutee Chreacutetien de Troyes Le Roman de Perceval ou le Conte du Graal publieacute par William Roach Genegraveve Droz ndash Paris Minard Coll laquo Textes Litteacuteraires Franccedilais raquo 1959 (abreacute-geacutee par la suite en CGr)

5 Claude Leacutevi-Strauss laquo La structure des mythes raquo (1955) dans Claude Leacutevi-Strauss Anthro-pologie structurale Paris Plon 1958 p 232

166 Saacutendor Kiss

teacutes drsquointerpreacutetation du lecteur) drsquoune part il nrsquoest pas eacutetonneacute par lrsquoinexpli-cable et poursuit son discours comme si de rien nrsquoeacutetait (ce sont en fait les per-sonnages qui se montrent impressionneacutes par lrsquoimpreacutevu ou lrsquoinconcevable) mais drsquoautre part le narrateur peut intervenir subjectivement par une carac-teacuterisation qui srsquoattarde un instant sur le pheacutenomegravene et repreacutesente ainsi un ar-recirct un point drsquoorgue dans le cours du reacutecit Voici un exemple de cette dualiteacute tireacute du Conte du Graal Le lendemain drsquoune soireacutee de fecircte Perceval se reacuteveille au chacircteau du Roi Pecirccheur qui srsquoest cependant videacute drsquoun jour agrave lrsquoautre drsquoune maniegravere incompreacutehensible lui-mecircme peut agrave peine srsquoeacutechapper par le pont-levis que lrsquoon legraveve preacutecipitamment derriegravere lui sans aucun autre signe drsquoune quelconque preacutesence humaine Toute cette seacutequence reste sans commentaire de la part du narrateur le heacuteros lui-mecircme est eacutetonneacute certes mais il formule en monologuant des hypothegraveses raisonnables (les habitants du chacircteau ont ducirc passer dans la forecirct voisine ougrave il pourrait les retrouver et leur poser en-fin les questions neacutecessaires pour eacuteclairer les eacuteveacutenements mysteacuterieux de la veille6) En revanche les quelques vers qui sont consacreacutes agrave la description du graal repreacutesentent ce reacutecipient comme un objet constelleacute de pierreries drsquoune beauteacute insurpassable7 Attitude double donc message double Drsquoune part le conteur tient pour eacutevident que le tissu de notre monde familier puisse se deacute-chirer pour laisser voir un autre monde merveilleux et magique incommen-surable avec le nocirctre et hors de notre porteacutee Un fait de syntaxe en apparence insignifiant teacutemoigne de cette conviction crsquoest lrsquoarticle deacutefini appliqueacute aux noms des entiteacutes eacutetranges lors de leur premiegravere mention (il ne srsquoagit donc nullement drsquoun article anaphorique) Le Gueacute Peacuterilleux le Lit de la Merveille sont des reacutealiteacutes ndash ou plutocirct des laquo anti-reacutealiteacutes raquo ndash deacutefinies drsquoabord par cet ar-ticle qui leur donne pour parler comme les grammairiens une laquo assiette raquo et ici une assiette drsquooutre-monde Quand Gauvain srsquoassied sur le Lit de la Mer-veille les eacuteveacutenements extraordinaires qui vont se produire apparaicirctront eux-mecircmes comme laquo preacutedeacutetermineacutes raquo annonceacutes par des articles deacutefinis laquo Et les merveilles se descovrent Et li enchantement aperent raquo (CGr 7826-7827) ndash crsquoest une pluie de flegraveches drsquoorigine inconnue qui se dirige contre son corps et son eacutecu par des fenecirctres qui srsquoouvrent et se ferment drsquoelles-mecircmes fenecirctres don-

6 laquo Et dist qursquoapreacutes als en iroit Savoir se nus drsquoals li diroit De la lance por qursquoele saine Se il puet estre en nule paine Et del graal ou lrsquoen le porte raquo (CGr 3397-3401)

7 laquo Presciumleuses pierres avoit El graal de maintes manieres Des plus riches et des plus chieres Qui en mer ne en terre soient Totes autres pierres passoient Celes del graal sanz dotance raquo (CGr 3234-3239)

167Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge

nant sur un monde laquo autre raquo Dans drsquoautres romans de Chreacutetien la Joie de la Cort8 le Chacircteau de Pesme-Aventure9 font eacutegalement figure de blocs linguisti-ques indeacutecomposables utiliseacutes dans le texte sans preacuteparation deacutenominations drsquoentiteacutes dangereuses et uniques Cependant drsquoautre part la subjectiviteacute du conteur peut affleurer et briser sa neutraliteacute une tension se creacutee alors entre le laquo reacuteel raquo et lrsquolaquo anti-reacuteel raquo entre le monde humain et le monde laquo autre raquo et cela constitue pour les personnages agrave qui le conteur donne la parole un deacutefi une incitation agrave agir Citons encore une fois Yvain le heacuteros srsquoimpose un moment drsquoarrecirct au Chacircteau de Pesme-Aventure pour contempler la misegravere des prison-niegraveres (laquo Il les voit et eles le voient Si srsquoanbrunchent totes et plorent Et une grant piece demorent Qursquoeles nrsquoantendent a rien feire raquo 5200-5203) avant de passer agrave lrsquoaction La reacuteaction des heacuteros est chaque fois semblable Yvain libeacute-rera les captives comme Erec veut conqueacuterir la Joie de la Cort et Gauvain arriveacute au bord du Gueacute Peacuterilleux reconnaicirct clairement lrsquoenjeu du deacutefi il avait entendu affirmer laquo Que cil qui del Gueacute Perilleus Porroit passer lrsquoeve parfonde Qursquoil avroit tot le pris del monde raquo (CGr 8508-8510) Dans les reacutecits ce sont les points ougrave lrsquolaquo eacutetrangeteacute raquo de lrsquooutre-monde est compleacuteteacutee par lrsquolaquo exception-nel raquo dans une articulation parfaite des deux fonctionnements Les ecirctres drsquoex-ception sont chargeacutes drsquoune vocation gracircce agrave leur valeur Selon le nautonier du Conte du Graal lrsquoenchantement qui pegravese sur le chacircteau des laquo dames ancien-nes et des demoiselles orphelines raquo ne pourra ecirctre briseacute que par un chevalier laquo Preu et hardi franc et loial Sanz vilonie et sanz tot mal raquo (7595-7596) or Gauvain correspond agrave ces critegraveres son entreprise reacuteussira et sa valeur srsquoen trouvera augmenteacutee Le laquo paradigme de lrsquoeacutetrangeteacute raquo par sa synthegravese avec les motifs incarnant lrsquolaquo exception raquo sera pourvu drsquoune signification nouvelle

Cette configuration plus fine des donneacutees du reacutecit folklorique impli-que on peut le voir maintenant un constant reacutearrangement des uniteacutes syn-tagmatiques mecircme si deux constituants fondamentaux de lrsquoaction des contes populaires se retrouvent dans les reacutecits litteacuteraires ce sont la quecircte et lrsquoeacutepreu-ve bien connues drsquoapregraves les deacutefinitions de Vladimir Propp10 Le deacutefi lanceacute

8 laquo Lrsquoavanture ce vos plevis La Joie de la Cort a non raquo (Erec et Enide publieacute par Mario Ro-ques Paris Champion 1955 vers 5416-5417)

9 laquo Ensi entrrsquoaus deus chevalchierent Parlant tant que il aprochierent Le chastel de Pesme-Aventure raquo (Le Chevalier au Lion (Yvain) publieacute par Mario Roques Paris Champion 1967 vers 5101-5103)

10 Vladimir Propp Morphologie du conte Paris Seuil Coll laquo Essais raquo 1973 surtout p 36-54 (Original russe 1928 traduit par Marguerite Derrida)

168 Saacutendor Kiss

par un monde hostile et la reacuteponse fournie par le heacuteros se rejoignent lineacuteaire-ment dans le texte et se cristallisent sous la forme de lrsquoaventure qui peut ecirctre conccedilue eacutegalement comme une eacutelaboration et une transformation de la don-neacutee folklorique Lrsquoeacutelaboration signifie drsquoabord naturellement la variation des uniteacutes structurales Gracircce aussi agrave la preacutesence drsquoun mode de reacuteception partiel-lement oral ndash ideacutee tellement chegravere agrave Paul Zumthor11 ndash certaines seacutequences accusent entre elles des ressemblances theacutematiques et mecircme textuelles avec des formules drsquoouverture et de clocircture caracteacuteristiques et permettent lrsquoeacuteta-blissement de types de constituants comme laquo hospitaliteacute et heacutebergement raquo ou laquo combat singulier raquo12 toutefois chez un auteur comme Chreacutetien ces uniteacutes facilement isolables subissent une transformation importante Lrsquoeacutenergie qui anime les heacuteros ressoude pour ainsi dire ces eacutepisodes lrsquoespace sera organi-seacute en chemin qui integravegre et deacutepasse les eacutetapes singuliegraveres et le temps appa-raicirctra comme une suite de noeuds qui correspondent aux activiteacutes centrales des personnages leurs eacutepreuves et leurs fecirctes sociales et amoureuses Or cet-te nouvelle structure spatio-temporelle est porteuse drsquoun sens nouveau sur deux plans au moins Sur le plan individuel drsquoabord le personnage peut ecirctre saisi maintenant dans son eacutevolution Yvain est transformeacute par les tourments du repentir et lrsquohistoire de Perceval constitue le premier laquo roman drsquoappren-tissage raquo de la litteacuterature franccedilaise Au cours de lrsquolaquo eacuteducation sentimentale raquo du heacuteros la rigiditeacute drsquoun premier rituel (comportant lrsquointerdiction de poser une question qui paraicirctrait superflue) cegravede la place agrave une sensibiliteacute accrue et agrave une attitude plus complexe et plus humaine ougrave peuvent entrer les remords et la contrition13 Au-delagrave du plan individuel quecircte et eacutepreuve pourront avoir comme reacutecompense suprecircme la conseacutecration accordeacutee par la communauteacute ideacuteale reacuteinteacutegreacutee par le heacuteros

11 Cf Paul Zumthor La lettre et la voix ndash De la laquo litteacuterature raquo meacutedieacutevale Paris Seuil 1987 p 159 pendant longtemps les textes meacutedieacutevaux laquo procegravedent tous ensemble drsquoune mecircme instan-ce la tradition meacutemorielle transmise enrichie et incarneacutee par la voix raquo

12 Pour une analyse tregraves fournie du fonctionnement de ces uniteacutes textuelles cf Katalin Ha-laacutesz Structures narratives chez Chreacutetien de Troyes Universiteacute de Debrecen Studia Romanica 1980 Concernant les principes de la segmentation v eacutegalement Eugene Dorfman The Narreme in the Medieval Romance Epic An Introduction to Narrative Structures Univ of Toronto Press 1969 p 5-7

13 Citons les paroles de lrsquoaveu que Perceval fait agrave lrsquoermite laquo [hellip] de cele goute de sanc Que a le pointe del fer blanc Vi pendre rien nrsquoen demandai [hellip] Si ai puis euuml si grant doel Que mors euumlsse esteacute mon wel Que Damedieu en obliumlai Ne puis merchi ne li criumlai raquo (CGr 6375-6384) Sur cette eacutevolution de Perceval cf Jean Frappier Chreacutetien de Troyes et le mythe du Graal Paris So-cieacuteteacute drsquoEacutedition drsquoEnseignement Supeacuterieur Paris 1972 p 159-161

169Une double valeur des motifs folkloriques dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge

Le riche tissu du roman meacutedieacuteval naissant offre un terrain propice pour y deacutegager un reacuteseau de symboles fondamentaux qui sont proches de lrsquoimagina-tion populaire et qui drsquoune maniegravere originale transposent sur le plan propre-ment litteacuteraire les interrogations fondamentales des reacutecits mythiques crsquoest-agrave-dire leur formulation des problegravemes de lrsquoexistence et de la mort Sur le plan des suggestions psychologiques la formulation fournie par le reacutecit litteacuteraire recegravele une curieuse dualiteacute Le rythme des aventures la reacuteparation du man-que lrsquoascension du heacuteros et son retour en quelque sorte programmeacute au sein de la communauteacute des eacutelus repreacutesentent le versant euphorique du conte les bornes de lrsquoAutre Monde reculent les adversaires des humains sont mis hors combat Pourtant quand on regarde lrsquoenvers du tissu on est de nouveau saisi par une vague inquieacutetude une angoisse que les forces du destin peuvent re-creacuteer agrave chaque instant Pour les amoureux de Cornouailles le philtre surna-turel a apporteacute laquo mort et destruction raquo comme le dit Marie de France dans le Lai du Chegravevrefeuille Dysphorie eacutemanant de la leacutegende de Tristan et peut-ecirctre euphorie et rayonnement printanier remplissant la cour drsquoArthur Il res-tera toujours des prisonniers agrave libeacuterer et il naicirctra toujours des heacuteros pour srsquoy employer Cette dialectique contenue en germe dans le mythe et le folklore srsquoeacutepanouit dans lrsquoart du reacutecit meacutedieacuteval ougrave ndash comme au Chacircteau du Roi Pecirc-cheur ndash tout deacutepend de la Question et de la Parole

laquo Vos darai armas e destrier raquo Combats de tous les jours et deacutefi s

drsquoici-bas et de lrsquoAu-delagrave dans le Jaufreacute

Imre Gaacutebor MajorossyPPKE BTK Piliscsaba1

IntroductionLe roman occitan meacutedieacuteval sur Jaufreacute est en geacuteneacuteral consideacutereacute comme un ouvrage appartenant aux autres romans drsquoArthus et profondeacutement infl uen-ceacute par leur vision du monde Malgreacute la grande vogue de ce genre au Nord au Moyen Acircge dans le Midi il resta presque inconnu Les romans courtois qui formegraverent petit agrave petit un genre agrave part suivirent un modegravele tregraves clair Agrave partir drsquoun secret mysteacuterieux agrave travers un tregraves grand nombre drsquoaventures ndash souvent incroyables et inouiumles ndash au cours de combats deacutesespeacutereacutes le heacute-ros srsquoavegravere vainqueur dans toutes les situations y compris bien entendu en amour aussi Aventure et amour repreacutesentent en eff et les deux cocircteacutes drsquoune mecircme reacutealiteacute qui vise agrave lrsquoaccomplissement des vertus chevaleresques aussi bien que chreacutetiennes

Chacune de ces eacutetapes et davantage encore se trouvent dans ce roman Il contient aussi une seacuterie drsquoeacuteleacutements eacutenigmatiques ndash figures ou eacuteveacutenements2 Au cours de lrsquohistoire lrsquoactiviteacute primordiale de Jaufreacute est de combattre ce qui se manifeste tout au long de son parcours Au deacutebut de lrsquoouvrage la provoca-tion de Taulat nrsquoest qursquoun preacutelude aux aventures

1 Au cours de la preacuteparation de la confeacuterence lrsquoauteur eacutetait boursier de lrsquoAcadeacutemie des Scien-ces de Hongrie (Bourse de Recherche laquo Jaacutenos Bolyai raquo)

2 Pour en citer quelques-uns lrsquoenlegravevement du roi Arthus par une becircte (v 226-405) la vieille femme (v 3192) le chevalier noir (v 5274-5275) ou le passage agrave travers la fontaine (v 8432-8436) etc laquo Le merveilleux est fort bigarreacute nains geacuteants feacutees sorciegraveres enchantements divers raquo et laquo Crsquoest drsquoailleurs la magie poeacutetique qui retient surtout le lecteur Chaque fois que le chevalier reprend la route on entre dans le merveilleux automatiquement immeacutediatement raquo Charles Camproux Nouvelle histoire de la litteacuterature occitane Paris PUF 1970 p 118 et 117

172 Imre Gaacutebor Majorossy

E vai un cavaler ferirDe la lansa per la peitrinaSi qe als pes de la reinaLrsquoabat mort e puis torna srsquoenE escrida mot autamen laquo Malvas rei per te az aunirO ai fait []3

En mecircme temps celle-ci coiumlncide avec la preacutesentation de Jaufreacute qui vient drsquoannoncer son intention de devenir deacutesormais un vrai chevalier

[] laquo Seiner mus covinensVos qer qe-m detz e garnimensTals co sabetz qe mrsquoan mestierQe segrai aisel cavalierQe tan de mal e tan drsquoenueiVos a fait en vostra cort huei raquo4

Lrsquoanalyse de la structure du passage nous permet de penser que lrsquoattaque de Taulat fait partie de lrsquoentreacutee de Jaufreacute La premiegravere scegravene brutale ndash et il y en aura beaucoup ndash annonce la caracteacuteristique dominante de lrsquoouvrage Ce type de combat va encore souvent se reacutepeacuteter la plupart du temps hors de la cour royale dans une ambiance plutocirct hostile ces combats nous donnent lrsquoocca-sion de deacutecouvrir Jaufreacute comme individu Srsquoil est capable de parfaire sa mis-sion il pourra ecirctre reccedilu dans la communauteacute des chevaliers drsquoArthus comme membre agrave part entiegravere

Arrecirctons-nous lagrave un petit instant car cette affirmation demande agrave ecirctre preacute-ciseacutee La dimension communautaire du roman semble en effet revecirctir un as-pect deacuteterminant Celle-ci comprend des vertus qui ne peuvent ecirctre appri-ses pratiqueacutees et reacutealiseacutees que dans une communauteacute or Jaufreacute nrsquoappartient agrave aucune Il est vraiment un individu ce qui est souligneacute par le titre mecircme de lrsquoouvrage Comme dans un certain nombre de romans courtois ici aussi crsquoest sur le nom du protagoniste que se concentre lrsquoattention Entre lrsquoarriveacutee agrave la cour et son mariage eacutegalement agrave la cour il doit se deacutebrouiller comme che-valier individuel Neacuteanmoins au cours de ses aventures il nrsquoest en reacutealiteacute pas tout seul Agrave partir de son entreacutee agrave la cour toute sa vie srsquoorganise sous lrsquoeacutegide drsquoune communauteacute agrave laquelle il aspire mais qui nrsquoest que spirituellement preacute-

3 Jaufreacute eacuted Reneacute Lavaud et Reneacute Nelli Turnhout Descleacutee de Brouwer 1960 v 580-586a4 Jaufreacute eacuted cit v 597b-602

173laquo Vos darai armas e destrier raquo

sente en mecircme temps qursquoil en est physiquement eacuteloigneacute Toute lrsquoambition de Jaufreacute srsquooriente vers cette communauteacute et surtout vers cette identiteacute chevale-resque reconnue par les chevaliers veacuteritables Il semble inutile de se deman-der ce qui se serait passeacute si Jaufreacute eacutetait demeureacute seul Dans une socieacuteteacute qui se compose drsquoun reacuteseau de communauteacutes mecircme lrsquoindividu se deacutefinit par une communauteacute dont il fait partie Jaufreacute doit trouver sa situation solitaire in-supportable et crsquoest pourquoi il veut srsquoattacher aux chevaliers ce qui nrsquoest pos-sible qursquoapregraves un long parcours plein drsquoaventures exceptionnelles

Dans ce qui suit ce sont les combats ndash dans leur acception eacutelargie drsquoaventu-res ndash qui sont au cśur de notre analyse Un combat manifeste en effet les traits de caractegravere les plus essentiels drsquoun chevalier lesdits traits pouvant se mani-fester eacutegalement en dehors du combat Prouesse et fideacuteliteacute sont aussi utiles au combat qursquoen amour car ainsi que nous lrsquoavons deacutejagrave dit ce sont les deux faces drsquoune mecircme reacutealiteacute Le sens de la vie chevaleresque se manifeste dans le com-bat pour la victoire et dans lrsquoamour pour le bonheur Le combat srsquoeffectue tout comme lrsquoaventure agrave plusieurs niveaux ou pour dire les choses un peu plus simplement agrave la fois dehors et dedans

Les combats exteacuterieurs srsquoorganisent presque toujours autour de Taulat Mecircme srsquoil nrsquoest pas toujours en personne lrsquoennemi chaque figure adversaire repreacutesente et emploie sa force diabolique Comme nous le verrons un peu plus bas Taulat est capable de srsquoemparer de tous ceux qursquoil souhaite conqueacuterir Son pouvoir extraordinaire semble veacuteritablement exiger pour adversaire un che-valier drsquoune valeur exceptionnelle Quant aux combats inteacuterieurs il srsquoagit sur-tout des doutes et des questions que doit affronter Jaufreacute La voie qui megravene au mariage de Jaufreacute et Brunissen nrsquoest pas du tout plate et simple Problegravemes de communication et buts diffeacuterents des partenaires empecircchent une apogeacutee de lrsquoamour Jaufreacute comme Brunissen doivent combattre les difficulteacutes inteacuterieu-res pour atteindre le bonheur suprecircme Nombreux sont donc les combats qui meacuteritent drsquoecirctre analyseacutes drsquoun peu plus pregraves

Combats exteacuterieurs drsquoici-bas

Tout drsquoabord ce sont les combats exteacuterieurs les poursuites et les duels qui atti-rent lrsquoattention du public de nrsquoimporte quelle eacutepoque Jaufreacute srsquoengage reacuteguliegrave-rement dans des conflits qui lui permettent de srsquoimposer en tant que chevalier brave La difficulteacute des combats et la meacutechanceteacute extraordinaire de lrsquoennemi sont signaleacutees drsquoavance au tout deacutebut du roman lors de la scegravene deacutejagrave citeacutee Le

174 Imre Gaacutebor Majorossy

meurtre drsquoun chevalier lrsquoenlegravevement et lrsquohumiliation du roi Arthus signifient un deacutefi inouiuml pour toute la communauteacute Crsquoest le moment parfait pour un jeune candidat qui nrsquoa drsquoautres reacutefeacuterences que son deacutefunt pegravere jadis excellent chevalier de qui le roi se souvient5 encore

La scegravene de lrsquoarriveacutee du jeune Jaufreacute semble soigneusement reacutedigeacutee La structure AndashBndashA (JaufreacutendashTaulatndashJaufreacute ou parolendashactionndashparole) souligne lrsquoopposition fondamentale entre les adversaires dans les combats ulteacuterieurs La mention du chevalier Dozon deacuteceacutedeacute et appreacutecieacute drsquoArthus sert agrave mieux deacute-crire le jeune Jaufreacute il est noble et fidegravele au roi par tradition Sa mission srsquoins-crit donc dans une tradition familiale

Ce deacutebut de carriegravere chevaleresque apparaicirct avec clarteacute comme le moment ougrave le jeune homme prend possession de lrsquoheacuteritage de son pegravere deacuteceacutedeacute Pour entrer dans la communauteacute des chevaliers la renommeacutee du pegravere ne suffit ce-pendant pas il est neacutecessaire de prouver en personne ses capaciteacutes chevale-resques Crsquoest ce que reconnaissent Jaufreacute aussi bien qursquoArthus et crsquoest pour-quoi ce dernier charge le jeune homme de poursuivre Taulat

Les combats et les aventures suivent le mecircme modegravele une fois le deacutefi ac-cepteacute Jaufreacute intervient pour reacutesoudre le problegraveme Une entreacutee brusque et sou-vent cruelle une misegravere ou une peine et un appel au secours preacutecegravedent cette intervention Mecircme srsquoil se dissimule derriegravere des masques incompreacutehensibles Taulat participe en personne agrave chaque duel crsquoest ce que nous allons analyser dans les scegravenes ougrave les deux protagonistes se rencontrent

Cette rencontre est loin de se produire facilement Jaufreacute suit tout le temps les traces de Taulat et nrsquoest teacutemoin de ses meacutefaits que par les vestiges de son passage6 Le premier combat nrsquoa lieu que vers le milieu de lrsquoouvrage Apregraves avoir consideacutereacute les conseacutequences de la vilenie de Taulat Jaufreacute le rencontre pour le combattre

Cependant avant lrsquoanalyse de ce combat essentiel il est profitable de jeter un coup drsquośil sur la scegravene la plus eacutenigmatique du roman qui preacutecegravede le grand combat Apregraves avoir libeacutereacute le chevalier cruellement tortureacute7 Jaufreacute rencontre

5 laquo lsquoCal cavalier e cant presan Barosrsquo dis lo rei lsquoe Dozon De ma taula e de ma cort fon Pros cavalier e enseinatz E anc no fo apoderatz En bataila per cavalier Non aviacutea un tan so-brer Ni tan fort en tota ma terra Ni tan fos mentagutz de guerrarsquo raquo Jaufreacute eacuted cit v 684-693

6 Par ex tortures laquo E a cada j mes de lrsquoan Es lajamens martiriatz Qe cant es gueritz e sanatz De sas plagas e revengutz E Taulat es aisi vengutz Qe-l fai a sos qussos liar E puis fai lrsquoaqel puig pojar Baten ab unas coregadas E cant es sus sun li crebadas Sas plagas denant e detras Tant es afiniumlatz e las raquo Jaufreacute eacuted cit v 5038-5048

7 laquo cavaler nafrat raquo Jaufreacute eacuted cit v 4835

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une figure toute noire8 qui lrsquoattaque sur-le-champ sans aucun deacutelai Il nous faut saisir qursquoau deacutebut du duel Jaufreacute ne voit le chevalier noir qursquoau moment ougrave il est agrave cheval Lrsquoinconnu disparaicirct chaque fois que Jaufreacute se trouve agrave terre et apparaicirct de nouveau lorsque Jaufreacute remonte agrave cheval9 Pour Jaufreacute ces appa-ritions et disparitions inattendues ainsi que les feacuteroces attaques du chevalier inconnu constituent une aventure inouiumle10 Il ne comprend pas tout de suite que son rocircle chevaleresque est drsquoune certaine faccedilon lieacute agrave une position physi-que notamment celle drsquoecirctre agrave dos de cheval Plus tard le combat continue tout de mecircme agrave pied mais lrsquoobscuriteacute rend encore plus difficile de voir et com-battre le chevalier noir La nuit crsquoest son empire De plus ses blessures gueacuteris-sent tout agrave coup ce qui souligne encore mieux son caractegravere extraordinaire La figure de lrsquoadversaire semble vraiment diabolique ses traits de caractegravere exteacuterieurs eacutevoquent tant pour Jaufreacute que pour le public de lrsquoeacutepoque la figure par excellence du Diable telle que lrsquoa constitueacutee le folklore Pour enlever tout doute et souligner la meacutechanceteacute de lrsquoadversaire Jaufreacute affirme laquo [] on es anatz Aqest diumlable aqest malfatz raquo11 La longueur et les circonstances du duel (laquo Qe aiso li a tengut tan Tro qe-l soleils e-l jorn fali raquo12) nous rappelle en mecircme temps un eacutepisode biblique pas moins eacutenigmatique traditionnelle-ment appeleacute le combat de Jacob avec lrsquoange13 La scegravene occitane semble drsquoune

8 laquo Ab tan un cavaler armat Aitan negre cun un carbon raquo Jaufreacute eacuted cit v 5274-52759 Tout de suite apregraves le premier coup de lance laquo Aisi con venc de tal aiumlr Qe Jaufre es cauumltz

el sol [] Mas jen no-l troba ni no-l vi Ni sap ves cal part es anatz De qe srsquoes mot meravilatz raquo Jaufreacute eacuted cit v 5280-5281 et 5288-5290 Mais ensuite laquo E es vas sun caval vengutz E can fo mantenen pojatz Lo cavaler torna viumlatz Totz aparelatz de ferir raquo Jaufreacute eacuted cit v 5296-5299 Plus tard encore laquo E puis torna ves sun caval E-l cavaler venc abrivatz E fort malamen estru-natz raquo Jaufreacute eacuted cit v 5320-5322 Le reacutedacteur anonyme reacutecapitule lui aussi laquo Qe tan con fo a pe no-l vi Mas cant era pojatz tornava E-l ferya e-l derocava E aqui meseis avaliacutea raquo Jaufreacute eacuted cit v 5354-5357

10 laquo lsquoE Deusrsquo dis el lsquocal aventura raquo Jaufreacute eacuted cit v 529411 Jaufreacute eacuted cit v 5337b-533812 Jaufreacute eacuted cit v 5352-535413 Voir Gen 32 23-32 laquo Il ne semble pas trop extravagant de voir ici une scegravene inspireacutee par

le combat biblique de Jacob avec lrsquoange (Gen 32 24) qui se poursuivit pendant toute une nuit raquo Marie-Joseacute Southworth Eacutetude compareacutee de quatre romans meacutedieacutevaux (Jaufreacute Fergus Durmart le Gallois Blancandin et lrsquoOrgueilleuse drsquoAmours) Paris Nizet 1973 p 61 Il est neacutecessaire de seacuteparer le texte lrsquoexeacutegegravese traditionnelle et une intepreacutetation plus eacutetendue Si nous examinons de plus pregraves le texte grec il nous semble clair qursquoil nrsquoy a que des allusions indirectes agrave lrsquointervention personnelle de Dieu Il srsquoagit de quelqursquoun (homme ἄνθρωπος)qui ne veut pas donner son nom (pourquoi veux-tu connaicirctre mon nom καὶ εἶπεν Ινα τί τοῦτο ἐρωτᾷς τὸ ὄνομά μου) ndash car cela signifierait se livrer agrave lrsquoautre Cependant tant la refleacutexion de Jacob ([jrsquoai vu] Dieu face agrave face et ma

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certaine maniegravere remanier celle de la Bible Dans celle-ci le combat dure une nuit dans le reacutecit occitan une journeacutee et une nuit Dans le reacutecit biblique crsquoest lrsquoaube qui met en danger lrsquoinconnu de mecircme que crsquoest la nuit qui profite au chevalier noir La clarteacute se fait drsquoune maniegravere diffeacuterente ici et lagrave ndash pour Jacob comme pheacutenomegravene naturel pour Jaufreacute comme manifestation de la foi (ou comme neacutegation drsquoune reacutealiteacute) en lrsquooccurrence gracircce agrave lrsquointervention de lrsquoer-mite comme nous le verrons ci-dessous

Malgreacute les diffeacuterences il nous semble probable que la narration du com-bat se base du moins au niveau structurel sur la scegravene biblique Selon toute vraisemblance lrsquoauteur anonyme du roman occitan ne disposait pas drsquoune connaissance particuliegraverement approfondie de la reacutedaction de lrsquohistoire bi-blique mais le chevalier noir nrsquoen est pas moins aussi eacutenigmatique que lrsquoad-versaire de Jacob Si lrsquoon considegravere lrsquoambiance du reacutecit occitan on retrouve plusieurs paralleacutelismes avec le reacutecit biblique Comme Jacob Jaufreacute se trouve eacutegalement devant une frontiegravere rendue encore moins franchissable par une vieille femme pareille agrave une sorciegravere Agrave vrai dire le grand combat se compose de deux parties une lutte intellectuelle avec la femme et un combat physique avec le chevalier noir Il reste agrave savoir pourquoi le reacutedacteur a jugeacute que la scegravene biblique convenait agrave articuler la victoire preacutealable de Jaufreacute Les deux histoi-res sont bien eacutenigmatiques La diffeacuterence la plus importante est constitueacutee par lrsquoentreacutee en jeu drsquoune troisiegraveme personne Lrsquoermite nrsquoa aucun homologue dans

vie a eacuteteacute sauve Εἶδος θεοῦ εἶδον γὰρ θεὸν πρόσωπον πρὸς πρόσωπον καὶ ἐσώθη μου ἡ ψυχή) que son nouveau nom (Ἰσραήλ) porte la marque divine De plus le prophegravete Oseacutee (125) affirme que lrsquoinconnu eacutetait un ange (laquo lutta avec un ange καὶἐνίσυσενμετὰἀγγέλουraquo) Le passage devait contenir plusieurs reacutecits de diverses traditions remanieacutes plus tard par le reacutedacteur Nrsquoen-trant pas dans lrsquointerpreacutetation deacutetailleacutee du passage biblique il nous semble toutefois important de souligner la complexiteacute de celui-ci qui semble comprendre trois reacutecits Les deux premiers fournissent une explication pour deux noms (Penieumll et Israeumll) Le troisiegraveme sert agrave justifier une in-terdiction rituelle (agrave savoir celle de manger le muscle de la cuisse) dont lrsquoorigine avait sans doute eacuteteacute oublieacutee agrave lrsquoeacutepoque de la reacutedaction du texte Neacuteanmoins le message essentiel se cache encore plus profondeacutement et crsquoest ce qui nous aide dans lrsquointerpreacutetation de cette scegravene du roman occi-tan Si nous consideacuterons le texte biblique en tant que description drsquoune carriegravere il nous semble clair que Jacob se trouve devant une frontiegravere qui nrsquoest pas du tout facile agrave franchir Il est finale-ment sur le point de le faire mais quelqursquoun lrsquoen empecircche et commence agrave lutter avec lui La tenta-tive de traverseacutee peut ainsi ecirctre interpreacuteteacutee comme une transition drsquoune phase de vie agrave une autre qui srsquoavegravere trop difficile Lrsquoinconnu devait remplir plusieurs rocircles lrsquoesprit de ce territoire-ci ou de celui-lagrave mais surtout du torrent qui doit disparaicirctre si lrsquoaube arrive (laquo Laisse-moi car lrsquoaurore srsquoest leveacutee raquo Gen 32 27a) Dans sa forme preacutesente lrsquoeacutepisode biblique explique trois eacuteleacutements de la tradition juive mais plus encore il rend teacutemoignage de la lutte pour le monotheacuteisme La preuve la plus importante en est le nouveau nom de Jacob agrave savoir Israeumll nom qui contient celui de Dieu

177laquo Vos darai armas e destrier raquo

le reacutecit biblique Or son intervention semble indispensable sans quoi Jaufreacute pourrait ecirctre vaincu Comme nous le verrons dans un instant cette interven-tion se caracteacuterise par une seacuterie de signes essentiellement chreacutetiens

La terrible rencontre avec le chevalier noir est preacuteceacutedeacutee par la menace de la vieille femme qui veut absolument renvoyer Jaufreacute Sa deacuteclaration souligne lrsquoimportance de la frontiegravere

Qe can volras ja non poiras Car si passa drsquoaisi enanJa non tornara sens gran danTal con de mortz o de prison14

Elle renonce cependant agrave expliquer le danger Lrsquoattaque inattendue du che-valier noir surprend Jaufreacute et permet au lecteur de comprendre reacutetrospecti-vement lrsquoensemble de la scegravene Malgreacute lrsquoattrait drsquoune interpreacutetation purement psychologique ndash baseacutee sur une certaine projection ou fantaisie ndash nous insis-terions plutocirct sur le sens du paralleacutelisme entre les deux reacutecits Les deux adver-saires sont reacuteels et les duels complexes Pour Jacob combat et transformation du laquo heacuteros raquo ont lieu en mecircme temps pour Jaufreacute de faccedilon seacutepareacutee Les deux eacuteveacutenements portent une signification cacheacutee drsquoune importance consideacuterable Pour Jacob lrsquoeacutetrange combat met un point final agrave la premiegravere partie de sa car-riegravere et signale le deacutebut de quelque chose drsquoautre drsquoentiegraverement neuf Crsquoest pourquoi lrsquoon srsquoattend agrave quelque chose de semblable dans le cas de Jaufreacute Le duel avec le chevalier eacutenigmatique sert agrave preacuteparer le grand combat avec Tau-lat15 Lrsquoimportance de la scegravene ne devient claire qursquoen consideacuterant le milieu du texte la victoire ne peut ecirctre obtenue qursquoagrave lrsquoaide16 de lrsquoermite qui

14 Jaufreacute eacuted cit v 5244-524715 laquo Il reste agrave savoir pourquoi lrsquoauteur a inseacutereacute cet intervalle Pourquoi remettre agrave lrsquoeacutepreuve

la valeur de Jaufreacute [] Nous venons de dire que les aventures de cette deuxiegraveme seacuterie sont une deuxiegraveme version de certaines de la premiegravere seacuterie Cela suggegravere que lrsquoaccomplissement des pre-miegraveres aventures nrsquoa pas eacuteteacute satisfaisant agrave tous les points de vue Jaufreacute en apprenant qursquoil devait attendre une semaine avant de pouvoir se mesurer contre Taulat avait commis les peacutecheacutes de lrsquoim-patience et de lrsquoorgueil ses succegraves preacuteceacutedents lrsquoavaient rendu trop fier [] De mecircme le reste de la semaine passeacute chez lrsquoermite nrsquoest pas une faccedilon de laisser le temps eacutecouler mais ndash tout comme dans Perceval ndash ce temps a une signification spirituelle qui consiste agrave montrer qursquoune retraite du monde favorise le recueillement et la peacutenitence raquo Marie-Joseacute Southworth op cit p 61-62

16 laquo Sa victoire sur le chevalier noir nrsquoeacutetait possible qursquoavec lrsquoaide des armes de lrsquoEacuteglise (laquo Celas ab c lsquoom se deu defendre De diumlable e de sa mainada raquo v 5426-7 ndash nous jugerions plus convena-ble de citer les lignes qui se trouve ici-bas IGM) De lagrave une certaine humiliteacute neacutecessaire pour qursquoil puisse entrer en lrsquoeacutetat de gracircce chreacutetien[ne] raquo Marie-Joseacute Southworth op cit p 62

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[] va sas armas penre[]Estola e aiga seinadaLa cros e-l cors de Jhesu CristPuis venc ves cels qe-s son requistTota la nui ta malamenLrsquoaiga gitan los salms disen17

Ceci qui srsquoavegravere bien effi cace E-l cavaler qe-l vi venirPart si drsquoel e pren a fugirTan con pot autamen cridan18

Arriveacute lagrave on suppose19 qursquoil srsquoagissait vraiment du Diable en personne La purifi cation archaiumlque ne saurait drsquoailleurs pas ecirctre omise

E leva srsquoun aurages granDe pluja drsquoaura e de trons20

Cette scegravene et plus particuliegraverement cette pluie lsquorituellersquo nous semblent permet-tre drsquoaffi rmer que Jaufreacute est confronteacute agrave quelqursquoun repreacutesentant le Mal par ex-cellence Lrsquoatmosphegravere obscure21 la cruauteacute particuliegravere et surtout la reacuteaction du chevalier noir aux sacrements signes et symboles chreacutetiens soulignent la suppo-sition de Jaufreacute exprimeacutee par une exclamation que lrsquoennemi doit ecirctre le Diable Celui-ci srsquoavegravere en eff et trop diffi cile agrave vaincre Lrsquointervention de lrsquoermite eacutetablit une reacutefeacuterence compreacutehensible non seulement au christianisme en geacuteneacuteral mais certainement aussi agrave son institution offi cielle Il ne srsquoagit pas ici drsquoune fi gure spi-rituelle ou drsquoune vision mais drsquoun ermite qui megravene une vie contemplative ceacutelegrave-

17 Jaufreacute eacuted cit v 5425 et 5428-543218 Jaufreacute eacuted cit v 5433-543519 En effet il est souligneacute laquo E-s combatet ab lrsquoAversier raquo Jaufreacute eacuted cit v 808820 Jaufreacute eacuted cit v 5436-543721 laquo [] la description eacutevoque lrsquoenfer de sorte que lrsquoon peut voir dans cet eacutepisode un combat

contre le diable symbole du combat contre le mal ougrave les qualiteacutes morales de courage et de perseacute-veacuterance plutocirct que la seule force physique et lrsquoadresse agrave manier les armes remportent la victoire Cet eacutepisode que lrsquoon peut appeler religieux merveilleux ou superstitieux est traiteacute avec seacuterieux par lrsquoauteur Il nrsquoy a pas une seule remarque qui puisse ecirctre interpreacuteteacutee comme eacutetant satirique ou irreacuteveacuterencieuse [] un auteur qui sans ecirctre profondeacutement religieux croit en Dieu et voit dans de nombreux aspects de la vie des manifestations du bien et du mal au sens religieux raquo Marie-Joseacute Southworth op cit p 59

179laquo Vos darai armas e destrier raquo

bre la liturgie et prie reacuteguliegraverement Crsquoest de son aide que Jaufreacute a besoin Quant aux signes mateacuteriaux le reacutedacteur a ducirc les choisir drsquoune maniegravere consciente Lrsquoeacutetole comme robe sacreacutee souligne la fonction sacerdotale et deacutefi nit le rocircle de la personne Elle est en mecircme temps un signe sans eacutequivoque qui srsquoadresse en premier lieu agrave lrsquoennemi Les trois objets jouent une autre fonction eau beacutenite croix et Eucharistie repreacutesentent lrsquoensemble de la doctrine chreacutetienne

Agrave part le motif de la purification qui se retrouve dans presque toutes les re-ligions lrsquoeau beacutenite est le mateacuteriel du sacrement du baptecircme qui est le rite le plus important de lrsquoinitiation chreacutetienne Du point de vue chreacutetien les gens peuvent ecirctre regroupeacutes selon qursquoils ont eacuteteacute baptiseacutes ou non Ainsi lrsquoeau beacutenite a un effet particulier contre quelqursquoun disposant drsquoune force diabolique22 La croix joue un rocircle semblable elle est le symbole de la religion et fait allusion agrave lrsquohistoire du Salut Le fait que lrsquoermite ait eacutegalement recours agrave lrsquoEucharistie souligne la difficulteacute de la situation LrsquoEucharistie appartient aussi agrave lrsquoinitia-tion agrave un niveau plus eacuteleveacute Il nrsquoest permis qursquoagrave deux des participants au com-bat de recevoir lrsquoEucharistie car selon toute vraisemblance les combattants ne sont pas tous chreacutetiens La multipliciteacute des eacuteleacutements purement chreacutetiens teacutemoigne au moins de deux faits Drsquoune part Jaufreacute a besoin drsquoune aide trans-cendante et en plus il lrsquoaccepte23 Drsquoautre part ce curieux combat reacutevegravele aussi que la longue mission de Jaufreacute contient quelque chose de beaucoup plus eacuteten-du et profond Il ne lutte pas seulement pour son honneur et pour sa position agrave lrsquointeacuterieur drsquoune communauteacute mais aussi pour le Bien agrave un niveau pour ainsi dire universel De cette faccedilon Jaufreacute devient un heacuteros par excellence presqursquoun sauveur de la cour du roi Arthus

Lrsquoimportance des eacuteleacutements religieux se manifeste drsquoun autre point de vue encore Hormis le fait qursquoil srsquoagit de tournures typiquement meacutedieacutevales les

22 laquo Car el no es jes cavalers Ans es lo majer aversers Qrsquoen infern abite ni siacutea raquo Jaufreacute eacuted cit v 5477-5479

23 laquo Der Feind der dem Ritter hier den Weg herstellt und dessen er nicht aus eigener Kraft Herr zu werden vermag ist der von der Houmllle entbotene (v 5478 ff) in Rittergestalt erschei-nende Feind der Menschen uumlberhaupt (bdquolo nemicsldquo v 5645) um ihn zu bestehen bedarf es an-derer Waffen bdquolas armas Jesu Christldquo (v 5518) mit denen ihm am Ende der Einsiedler zuhilfe kommt Mit diesem Eingreifen das einen Akt der Gnade impliziert hat sich die entscheiden-de Wendung in der Aventuumlre des Ritters vollzogen Jaufreacute der bisher nur aus eigener Vollk-ommenheit nach den Gesetzen der Wiedervergeltung Recht schuf und seinen Ritterpflichten genuumlgte kann nun der Hilfe Gottes gewiszlig (cf v 5600) gleichsam als Gottes eigener Ritter den Kampf mit seinem Hauptfeind Taulat aufnehmen und dessen Hybris zu Fall bringen raquo Hans-Robert Jauszlig laquo Die Defigurierung des Wunderbaren und der Sinn der Aventuumlre im Jaufreacute raquo Ro-manistisches Jahrbuch VI 1953-54 p 74

180 Imre Gaacutebor Majorossy

invocations religieuses24 jouent un rocircle significatif car elles teacutemoignent25 de la foi et de la confiance de Jaufreacute au moment ougrave il est vraiment en proie au doute Agrave lrsquooccasion drsquoune certaine eacutevaluation des eacuteveacutenements passeacutes il fait presqursquoune profession de foi

Dis Jaufre laquo car no-m fai temensaCar en Deu ai ferma cresensaEs el poder qe mrsquoa donat26

Toutefois les mots suivants semblent deacutejagrave exprimer un doute Es el meu dreit ersquol seu pecatQe-l rendrai recresut e mortQe-l cor mi sen certan e fort27

La reacuteponse arrive tout de suite laquo Hoc si Deu platz raquo28 Crsquoest justement lrsquoor-gueil chevaleresque qui menace lrsquoesprit parfait du heacuteros ndash mecircme srsquoil rend gracircce agrave Dieu pour la victoire Pour se preacuteparer au combat Jaufreacute reste chez lrsquoermite une semaine

Ce nrsquoest donc que maintenant que lrsquoon peut mieux comprendre la bataille avec Taulat Apregraves la scegravene du deacutebut agrave la cour crsquoest la premiegravere fois que Jaufreacute fait face agrave Taulat Souvenons-nous alors crsquoeacutetait Taulat qui avait tueacute un cheva-lier donc provoqueacute la communauteacute des chevaliers et humilieacute le roi Agrave partir de ce moment-lagrave crsquoest agrave Jaufreacute qursquoest confieacutee la mission de se venger de Taulat

En reacutealiteacute le combat avec Taulat se compose de deux parties et il est preacuteceacute-deacute par la pause deacutejagrave mentionneacutee La preacutesentation du moment ougrave Jaufreacute prend congeacute est encore une fois bien construite Apregraves avoir beacuteni le chevalier et le sui-

24 laquo E Deus raquo laquo Deus raquo laquo Santa Mariacutea raquo laquo Per vos mi clam Sant Esperitz raquo Jaufreacute eacuted cit v 5294 5315 5337 5346

25 Soulignant lrsquoimportance de la religiositeacute dans le roman Albert Stimming a regroupeacute les al-lusions et les tournures chreacutetiennes laquo Dahin gehoumlrt vor allen Dingen daszlig ein stark ausgepraumlg-ter Zug von Froumlmmigkeit sich durch den ganzen Roman hindurchzieht So wird bei jeder Gele-genheit und oft ohne eine besondere Veranlassung der Besuch der Kirche oder das Anhoumlren der Messe hervorgehoben [] Dieser Geist der Froumlmmigkeit aumluszligert sich auch darin daszlig die Per-sonen des Gedichtes bei jeder Gelegenheit zu Gott Maria Christo oder einem Heiligen beten raquo Albert Stimming laquo Uumlber den Verfasser des Roman de Jaufreacute raquo Zeitschrift fuumlr romanische Philo-logie No12 1889 p 327 Cette liste peut ecirctre compleacuteteacutee par le Saint comme nous lrsquoavons vu tout agrave lrsquoheure

26 Jaufreacute eacuted cit v 5599-560127 Jaufreacute eacuted cit v 5602-560428 Jaufreacute eacuted cit v 5605b

181laquo Vos darai armas e destrier raquo

vant des yeux lrsquoermite chante une messe du Saint-Esprit laquo Qe Deus lo defen-da e-l guit raquo29 Degraves lors lrsquointervention et la participation de Dieu ndash le supposeacute concours divin ndash accompagneront Jaufreacute et lrsquoaideront agrave parfaire sa vocation

Le combat est introduit par un dialogue assez long et deacutesespeacutereacute Le combat lui-mecircme est en revanche bien court un seul eacutechange de coups suffit pour que les deux guerriers se retrouvent au sol et que Taulat soit gravement blesseacute Son changement de conduite est encore plus frappant

Verges dona santa MariacuteaAbaisatz hui en aqest diacuteaLa feloniacutea de TaulatE lrsquoergueil car trop a durat30

En eff et nous avons aff aire lagrave agrave une conversion veacuteritable Taulat se montre precirct agrave changer sa vie pour la sauver Jaufreacute reconnaicirct ses valeurs srsquoavegravere miseacutericor-dieux et prononce le jugement

E pros eras tu veramenMas trop reinavas malamenEt trop te donavas drsquoerguilE Deus no lrsquoama ni lrsquoacuil31

La mention de lrsquoorgueil nous semble frappante car comme nous lrsquoavons vu Jaufreacute a commis le mecircme peacutecheacute En tout cas il teacutemoigne aussi drsquoun certain changement Le heacuteros attribue la victoire presque uniquement agrave Dieu

E tu potz o aras veserQrsquoeu no sun jes drsquoaqel poderCrsquoap armas sobrar te deguesSi Deus aiumlrat no trsquoagues32

Un peu plus haut le mot jugement nrsquoa pas eacuteteacute employeacute par hasard la scegravene se poursuit par une description de la cour royale ougrave le roi dispose drsquoun pouvoir

29 Jaufreacute eacuted cit v 566030 Jaufreacute eacuted cit v 6057-606031 Jaufreacute eacuted cit v 6079-608232 Jaufreacute eacuted cit 6083-6086 Bien eacutevidemment ces lignes nous eacutevoquent la phrase de Jeacutesus

dans une situation bien diffeacuterente laquo Jeacutesus reacutepondit Tu nrsquoaurais sur moi aucun pouvoir srsquoil ne trsquoavait eacuteteacute donneacute drsquoen haut raquo Jn 18 11a (Traduction Oecumeacutenique de la Bible Paris Cerf 1975-1976) Les deux phrases soulignent lrsquoomnipotence de Dieu

182 Imre Gaacutebor Majorossy

absolu Or plus on avance dans la lecture plus on a lrsquoimpression que ce nrsquoest plus Arthus qui se trouve au centre mais quelqursquoun drsquoautre

Qrsquoen la cort del rei mo seinorEs dels bos cavalers la florDel mun tuit eleit e triatE cil qe sun a tort menatSun per el a dreit mantengutE li ergolos cofundut33

Ici nous pouvons aiseacutement retrouver plusieurs textes bibliques Il nous sem-ble fort probable que la reacutedaction de ce passage srsquoinspirent de deux textes au moins qui servent de modegraveles et ont eacuteteacute remanieacutes Drsquoune part en ce qui concerne la reacutetribution crsquoest le chant de la Vierge Marie agrave lrsquooccasion de sa rencontre avec Elisabeth qui se cache en arriegravere-plan

Il est intervenu de toute la force de son bras il a disperseacute les hommes agrave la penseacutee orgueilleuse il a jeteacute les puissants agrave bas de leurs trocircneset il a eacuteleveacute les humbles les affameacutes il les a combleacutes de bienset les riches il les a renvoyeacutes les mains vides34

Drsquoautre part par lrsquoimage du bon roi qui vit et regravegne pour toujours crsquoest le dis-cours apocalyptique de Jeacutesus qui a ducirc exercer une infl uence deacuteterminante

Devant lui seront rassembleacutees toutes les nationset il seacuteparera les hommes les uns des autrescomme le berger seacutepare les brebis des chegravevresIl placera les brebis agrave sa droiteet les chegravevres agrave sa gauche35

Comme nous lrsquoavons vu dans lrsquoexplication de Jaufreacute un rocircle semblable est tenu ici par le roi Arthus La cour royale repreacutesente le centre absolu du pouvoir ter-restre drsquoorigine divine En ce moment tregraves important lrsquoeacutevocation de lrsquoarriegravere-plan communautaire nous rappelle lrsquoune des intentions les plus profondes de Jaufreacute Par cet acte exceptionnel il peut enfi n espeacuterer ecirctre admis dans la com-

33 Jaufreacute eacuted cit v 6091-609634 Lc 1 51-53 (Traduction Oecumeacutenique de la Bible Paris Cerf 1975-1976)35 Mt 25 32-33 (Traduction Oecumeacutenique de la Bible Paris Cerf 1975-1976)

183laquo Vos darai armas e destrier raquo

munauteacute qui lui est si chegravere En reacutealiteacute les phrases prononceacutees ne srsquoadressent pas seulement agrave Taulat vaincu mais aussi et surtout au monde exteacuterieur y compris la cour du roi Arthus et le public de nrsquoimporte quelle eacutepoque

Le dialogue qui suit le combat plein drsquoun esprit de reacuteconciliation se carac-teacuterise par un ton bien plus calme Pour sa peacutenitence les peacutecheacutes de Taulat sont deux fois pardonneacutes

Dis Jaufreacute laquo Ab me trobarasMerce pos demadada lrsquoas36

De mecircme plus tard en arrivant agrave la cour royale E-l reis con francz hom debonaireLo melhor crsquoanc nasques de maireAsauta-s mais de perdonarTotz temz que de sobreiras farEz ac mantinen perdonatTot son maltalent a Taulat37

La victoire sur Taulat et les fi anccedilailles toutes proches avec Brunissen achegraveve la premiegravere seacuterie drsquoeacuteveacutenements La deuxiegraveme seacuterie srsquoorganisera autour de la Feacutee de Gibel Son vain appel agrave lrsquoaide introduit non seulement de nouvelles aven-tures mais reacutevegravele aussi un monde nouveau resteacute cacheacute jusqursquoici Le monde souterrain va off rir agrave Jaufreacute toute une seacuterie de nouvelles occasions de deacuteve-lopper sa force morale Les deux seacuteries drsquoaventures ont longtemps nourri une discussion parmi les chercheurs quant agrave savoir si lrsquoouvrage a eacuteteacute composeacute par deux reacutedacteurs ou srsquoil peut nrsquoecirctre attribueacute qursquoagrave un seul auteur Il est inutile de reprendre cette discussion car il nous semble beaucoup plus important de poser la question de la neacutecessiteacute artistique de commencer et parcourir un nouveau cycle drsquoaventures Les phases plus calmes repreacutesentent en eff et une partie non moins importante du roman que celles consacreacutees aux combats

Combats inteacuterieurs drsquoIci-bas et de lrsquoAu-delagrave

Ce ne doit pas ecirctre par hasard qursquoune partie de lrsquoaction se deacuteroule dans un monde souterrain Selon toute vraisemblance cet espace drsquoun autre monde est porteur de plusieurs significations Drsquoune part apregraves lrsquoinvitation de la

36 Jaufreacute eacuted cit v 6133-613437 Jaufreacute eacuted cit v 6577-6582

184 Imre Gaacutebor Majorossy

dame en sautant dans la fontaine Jaufreacute laisse ce monde pour entrer dans un autre qui demeure cacheacute aux yeux du public courtois Son deacutepart provo-que deuil et tristesse

Ben er ancui Paradis plenzDe gaug car vos la est intratzMais nus laissatz sa jus iratzAb dolor et ab marimentMort mut as pauc drsquoesgardamentE moacuteut iest mala et descausidaCan los avols laissas a vidaE-ls pros en menatz sens rason38

Lrsquoacte de plainer39 de faccedilon trist e morn40 dont seulement un exemple a eacuteteacute citeacute contient les eacuteleacutements caracteacuteristiques de la peine qui suit la mort de quelqursquoun Lrsquoexpression de la douleur humaine se trouve encore renforceacutee par les mouve-ments du fi degravele cheval

E-l cavals es enrabiumlatzCant en vi son sennhor intrarAissi con si saupes parlarBrama e crida et endilhaE plaing41 si que fun meravilha42

Le caractegravere eacutenigmatique de la disparition de Jaufreacute consideacutereacute comme mort la rend particuliegravere La peine causeacutee par la perte du vaillant chevalier srsquoexprime par diverses reacuteactions psychologiques La stupeacutefaction et la tristesse des che-valiers et des demoiselles (et surtout de Brunissen) font drsquoune certaine maniegravere eacutecho agrave la surprise de la scegravene initiale du roman quelque chose drsquoinouiuml srsquoest passeacute Ce qui importe ndash et que tout le monde comprend ndash crsquoest que crsquoest la fi n et le commencement de quelque chose Lrsquoaventura est ce qui constitue le moment charniegravere laquo Jaufrens es perdutz Cals aventura lo-ns a tout raquo43 Par ailleurs

38 Jaufreacute eacuted cit v 8480-848739 Jaufreacute eacuted cit v 846540 Jaufreacute eacuted cit v 846141 Lrsquoemploi de ce verbe rend les sentiments de lrsquoanimal encore plus humains Le secret crsquoest-agrave-

dire le voyage souterrain de Jaufreacute reste lui bien cacheacute42 Jaufreacute eacuted cit v 8436-844043 Jaufreacute eacuted cit v 8450-8451 Crsquoeacutetait le cas avant et apregraves lrsquoenlegravevement du roi Arthus laquo Qursquoieu

185laquo Vos darai armas e destrier raquo

le territoire souterrain est peut-ecirctre symbolique de valeurs deacutesormais centrales Apregraves sa victoire militaire et morale sur Taulat Jaufreacute part pour un monde qui de plusieurs points de vue paraicirct tregraves eacuteloigneacute du preacuteceacutedent Cette diff eacuterence certainement appreacutecieacutee agrave sa juste valeur par le public courtois ne doit pas non plus ecirctre sous-estimeacutee par les chercheurs Lrsquoanalyse et lrsquointerpreacutetation deacutepen-dent en eff et de la position adopteacutee se joint-on aux chevaliers qui restent ou bien accompagne-t-on Jaufreacute dans son voyage Deacutecider drsquoecirctre aux cocircteacutes de Jau-freacute a une conseacutequence particuliegravere notre interpreacutetation de Jaufreacute doit eacutevoluer tout comme celui-ci srsquoenrichit de nouveaux traits de caractegravere

Dans ce qui suit donc nous nous concentrerons sur ses aventures drsquoune nouvelle sorte agrave savoir les aventures inteacuterieures de Jaufreacute Pour reacutepondre agrave la question concernant la neacutecessiteacute artistique il nous semble clair qursquoapregraves sa victoire extraordinaire sur Taulat Jaufreacute nrsquoest pas encore precirct agrave faire partie de la communauteacute de la Table ronde Crsquoest pourquoi le voyage dans un pays sou-terrain et les aventures qui srsquoensuivent sont destineacutes agrave rendre Jaufreacute plus par-fait du point de vue spirituel et moral

En mecircme temps il est essentiel de se souvenir que les combats inteacuterieurs ne se deacuteroulent pas forceacutement apregraves les combats exteacuterieurs leur rapport nrsquoest donc pas celui drsquoune succession chronologique Les combats de diffeacute-rents niveaux se complegravetent et offrent en mecircme temps agrave Jaufreacute de nouvelles occasions de devenir un chevalier parfait Ce nrsquoest qursquoapregraves sa nouvelle vic-toire agrave la fin du voyage plein drsquoaventures et apregraves son retour qursquoil lui est per-mis de se joindre aux chevaliers et drsquooccuper sa place tant au niveau social qursquoau niveau personnel

non manjariacutea per res Tan esforsada cort qe tenga Entro qe avetnura venga O calque estraina novela De cavaler o de piusela raquo Jaufreacute eacuted cit v 148-152 Et apregraves lrsquoaventure laquo Qe vos ni els non cal laisar Per aventura car trobada Lrsquoavetz si be-us era tardada raquo Jaufreacute eacuted cit v 430-432 Agrave ce point il est sans doute utile drsquoattirer lrsquoattention sur le rocircle modifieacute de lrsquoaventure dans le roman de Jaufreacute Contrairement aux ouvrages anteacuterieurs aux romans de la grande eacutepoque des romans courtois ici lrsquoaventure ne remplit plus une fonction sous-entendue mais est devenue une partie indispensable de la vie courtoise Arthus lui-mecircme considegravere que lrsquoaventure est une chose sans laquelle on ne peut pas continuer agrave vivre La privation de nourriture est eacutegale au renoncement agrave la vie Agrave lrsquoaffirmation drsquoArthus succegravedent une aventure qui menace vraiment la vie du roi puis la provocation de Taulat qui megravene agrave la mort drsquoun chevalier Ces eacuteveacutenements ouvrent le long par-cours de Jaufreacute plein drsquoaventures merveilleuses Sa carriegravere souligne lrsquoimportance de lrsquoaventura non seulement il est un preux chevalier vainqueur dans les combats mais il se montre aussi ca-pable de quitter ce monde crsquoest-agrave-dire de laisser sa vie quand une nouvelle aventure se preacutesente Pour cette bravoure et ce courage la victoire couronnera ses actions dans lrsquoempire de la Feacutee de Gibel et apregraves son retour le bonheur agrave la cour viendra le reacutecompenser

186 Imre Gaacutebor Majorossy

Pour atteindre cet eacutetat de perfection Jaufreacute doit encore subir de nombreu-ses eacutepreuves avant mecircme le deacutefi dans lrsquoempire de la Feacutee de Gibel La plus dif-ficile de ces eacutepreuves se deacuteroule en effet au chacircteau de Montbrun Comme attendu au cours du festin solennel Jaufreacute et Brunissen tombent amoureux lrsquoun de lrsquoautre Le bonheur personnel est donc preacutevu aupregraves de Brunissen dont la merce est agrave gagner Agrave la recherche du sens laquo pleacutenier raquo du mot merce Jean Prosper Theodorus Deroy44 se concentre sur deux seacutequences (v 3017-6924 v 6924-7978) ougrave lrsquoamour de Jaufreacute et Brunissen commence agrave se deacutevelopper Apregraves avoir compareacute quelques passages de troubadours M Deroy relegraveve un sens particulier de ce mot qui rend la merce identique agrave la quinta linea Vene-ris45 En ce sens la demande de Jaufreacute drsquoobtenir la merce de Brunissen est une supplication de pouvoir exprimer son amour aussi au niveau corporel

44 laquo Il srsquoagit drsquoeacutetudier le contenu du concept de merce dans quelques passages qui srsquoy precirctent sans affirmer ni nier si agrave drsquoautres endroits le sens peut en ecirctre aussi vague que gracircce ou pitieacute raquo Jean Prosper Theodorus Deroy laquo Merce ou la quinta linea Veneris raquo Revue des Langues Roma-nes No79 1971 p 309

45 En srsquoappuyant sur lrsquoouvrage de Jean Lemaire de Belges (laquo Les nobles poegravetes disent que cinq lignes y a en amours crsquoest-agrave-dire cinq poinctz ou degrez especiaux crsquoest assavoir le regard le parler lrsquoattouchement le baiser et le dernier qui est le plus deacutesireacute et auquel tous les autres ten-dent pour finale reacutesolution crsquoest celui qursquoon nomme par honnesteteacute le don de mercy raquo Les troys livres des illustrations de Gaule et singularitez de Troye Paris Galliot du Preacute 1531 I 25) et sur le commentaire drsquoAelius Donatus sur lrsquoEunuque de Terence (laquo Quinque lineae sunt amoris sci-licet visus allocutio tactus osculum sive suavium coitus raquo Scholia Terentiana coll amp disp Fri-dericus Schlee Leipzig Teubner 1893 p 106) le savant neacuteerlandais souligne lrsquoimportance de la notion de la merce qui doit ecirctre un symbole des relations sexuelles laquo Comme Jaufreacute nrsquoa pas le courage de faire cette demande [drsquoobtenir la merce IGM] agrave Brunissen de ses propres forces ndash le grand heacuteros est ici bien timide ndash Brunissen tacircche de lrsquoy engager courtoisement Quand Jaufreacute srsquoen aperccediloit il la supplie de le secourir encore par Amitieacute par Dieu (crsquoest-agrave-dire Amor) et par Merce lsquo Domna dis el per Amistat Vos prec per Deu e per Merce [] Que mrsquoen acorratz liumlalmenzrsquo (v 7806-7807 7809) Nous voyons reacuteunis ici par les soins drsquoun poegravete de la finrsquoamor Amitieacute le Dieu drsquoAmour et Merce ndash tres faciunt collegium ndash de mecircme qursquoautrefois Horace avait reacuteuni Veacutenus Iocus et Cupidon lsquoErycina ridens quam Iocus circumvolat et Cupidorsquo (Carmi-num I 2 33) La reacuteponse chreacutetienne de Brunissen ne saurait eacutetonner puisqursquoelle veut devenir sa femme leacutegitime pour elle Dieu crsquoest le Christ lsquoQe voil que-m prengatz a moler E puis poi-retz plus liumlalment De me far a vostre talent E miels venir e miels annar Senz tot repte de ma-lestar De lauzengiers contrariumlos (v 7906-7911) Ces passages montrent bien que la plus haute aspiration des deux amants est lrsquounion des corps couronnant lrsquounion parfaite des cśurs Mais ce couronnement cette derniegravere eacutetape de Veacutenus preacutesuppose merce comme la condition sine qua non Cette merce a deux aspects crsquoest agrave lrsquohomme de lsquoclamar mercersquo crsquoest agrave lui de prendre lrsquoinitia-tive lsquoso que mais femna non fesrsquo (v 7632) crsquoest agrave la femme de lrsquoeacutecouter de lui donner son amour ou de lui refuser (voir Jaufreacute eacuted cit v 7530-7538) raquo Deroy art cit p 312-313

187laquo Vos darai armas e destrier raquo

laquo Domna raquo dis el laquo per AmistatVos prec per Deu e per MerceE prendet mrsquoen en bona feQue mrsquoen acorratz liumlalmenzE senes tutz galiumlamenz raquo46

Cette phrase succegravede aux premiers regards et soupirs amoureux47 et agrave la nuit passeacutee seul ougrave Jaufreacute a eacutelaboreacute toute une deacuteclaration drsquoamour profondeacutement deacutevoueacutee Elle est semblable agrave une priegravere que Jaufreacute voudrait prononcer

Et si-us aviacutea dig de DeuNun o deuriacutea a mal tenerCar el vos nrsquoa donat poder48

Ses sentiments exigent donc un deacutevouement49 qui ne se trouve ailleurs que dans lrsquoaspiration religieuse Drsquoapregraves Albert Stimming50 que nous avons deacutejagrave citeacute lrsquoemploi drsquoun vocabulaire religieux nrsquoest pas du tout eacutetranger agrave Jaufreacute Agrave son sommet le monologue secret contient de nouveau la merce(s)

Mas car vos am veu-us tot lo tortE si per so voletz ma mortPeccat farez a mon vejaire Mais nuil dreit non val ab vos gaireQue tut es en vostre volerMais merces mi degra valerQue-us quer bella domna cortesa51

Si lrsquoon considegravere lrsquoambiance du monologue il apparaicirct clairement que le dis-cours tenu dans la solitude nocturne drsquoune chambre priveacutee mais vide arti-cule un deacutesir profond de libeacuteration La chambre parfaitement calme preacutepareacutee

46 Jaufreacute eacuted cit v 7806-781047 laquo E Brunesenz a sospirat E a tan finamen garat Jaufren et aitan dousament Que lrsquooils

ins el cor li deisen raquo Jaufreacute eacuted cit v 7259-726248 Jaufreacute eacuted cit v 7402-740449 laquo Que tutz es en vostra bailiacutea Mun cor mun saber e mon sen Ma proesa mon ardimen

Mun delieg e ma voluntat De tut mrsquoaves poder enblat E tut es vostre mielz que mieu raquo Jaufreacute eacuted cit v 7396-7401

50 Voir la note 2551 Jaufreacute eacuted cit v 7419-7425 La suite vaut eacutegalement la peine drsquoecirctre analyseacutee Jaufreacute recon-

naicirct la vaniteacute de ce qursquoil imagine laquo Ben sui folz e ben dis folesa Car ja cuit srsquoamistat aver raquo Jau-freacute eacuted cit v 7426-7427

188 Imre Gaacutebor Majorossy

uniquement pour le repos de Jaufreacute srsquoavegravere une sorte de prison mecircme srsquoil ne lui est pas interdit de sortir en reacutealiteacute il est prisonnier Sa priegravere inteacuterieure agrave Brunissen contient le mot-cleacute merce qui est eacutegale agrave la libeacuteration de la solitude

Crsquoest agrave ce point que nous voudrions reprendre et deacutevelopper encore lrsquoanaly-se de M Deroy Agrave notre avis le mot merce possegravede un sens encore plus eacutetendu et par conseacutequent la demande de Jaufreacute que nous avons citeacutee revecirct sans dou-te une signification encore plus riche et complexe52 La racine de ce problegraveme drsquointerpreacutetation se trouve dans le visage double de la merce dont le sens est spirituel ndash souvent religieux ndash autant que seacuteculier La merce au sens de gracircce et de miseacutericorde montre un certain aspect qui la lie eacutetroitement agrave la doctri-ne chreacutetienne et plus particuliegraverement agrave la doctrine de la reacutedemption Selon nous ce que Jaufreacute comprend par merce nrsquoest pas seulement lrsquoamour y com-pris dans son accomplissement physique mais aussi une certaine reacutedemption de sa solitude Son combat inteacuterieur se manifeste bien par la priegravere et par la reacutealisation du discours preacutepareacute Le lendemain il reacuteussit agrave prononcer avec pas-sion cette deacuteclaration que nous avons deacutejagrave citeacutee

laquo Domna raquo dis el laquo per AmistatVos prec per Deu e per MerceE prendet mrsquoen en bona feQue mrsquoen acorratz liumlalmenzE senes tutz galiumlamenz raquo53

52 Il est utile de se pencher sur lrsquoorigine et lrsquoemploi du mot Agrave lrsquoeacutepoque classique la merces si-gnifie salaire reacutecompense prix (pour quelque chose) Dans lrsquoAntiquiteacute chreacutetienne ce sont les premiegraveres traductions des Eacutevangiles qui font apparaicirctre le mot drsquoabord dans le sens de salaire (p ex laquo gaudete et exultate quoniam merces vestra copiosa est in caelis raquo Mt 512 laquo gaudete in illa die et exultate ecce enim merces vestra multa in caelo raquo Lc 623) Le glissement seacutemantique qui va souligner le contenu de la reacutecompense srsquoeacutelabore dans la construction theacuteologique de Saint Paul ougrave la merces est lieacutee agrave la soteacuteriologie laquo in quo habemus redemptionem per sanguinem eius remissionem peccatorum raquo (Eph 17) Lrsquoabsence du mot-cleacute doit ecirctre expliqueacutee par deux termes techniques theacuteologiques redemptio et remissio Au cours des siegravecles suivants qui voit la roma-nisation des provinces (surtout la Gaule) le mot merces se substitue aux mots speacutecialiseacutes Eacutetant donneacute que la romanisation srsquoest effectueacutee en latin vulgaire et que le christianisme srsquoest propageacute parmi les gens les moins cultiveacutes explique sans aucun problegraveme cette substitution Le mot mer-ces a aussi eacuteteacute employeacute pour lrsquoacte abstrait de la reacutedemption De plus il devait ecirctre ressenti com-me plus adeacutequat car crsquoest agrave la laquo merci raquo de Jeacutesus-Christ que sont dues la libeacuteration de lrsquoempire du peacutecheacute et lrsquoentreacutee dans la communauteacute chreacutetienne (bref le baptecircme) La merces a eacuteteacute bien utile pour expliquer le contenu theacuteologique qui eacutetait bien entendu eacutegal drsquoune part agrave lrsquoacte du rachat drsquoautre part au signe de la peine au sang du Christ

53 Jaufreacute eacuted cit v 7806-7810

189laquo Vos darai armas e destrier raquo

Crsquoest maintenant qursquoil nous faut examiner de plus pregraves cette priegravere de Jaufreacute Il emploie le verbe accorrar qui signifi e aussi lsquoaiderrsquo54 Notre interpreacutetation dans le sens drsquoune lsquolibeacuterationrsquo est drsquoailleurs renforceacutee par les vers suivants un peu plus loin

Vos est cella crsquoai encobidaVos est ma mortz vos est ma vidaVos est cella que a desliacuteureMi podes far morir o viacuteure55

En ce sens la reacuteponse positive de Brunissen est vraiment agrave comprendre com-me une libeacuteration par lrsquoamour accompli

laquo Aixi-us tenrai ieu per amic raquoDis Brunesen laquo et per seinorE enaisi auret mrsquoamorE ve-us lo covinent cals er Qe voil que-m prengatz a molerE puis poiretz plus liumlalmentDe me far a vostre talent56

Par cette reacuteponse et par le mariage canonique exigeacute de la part de Brunissen Jaufreacute reccediloit une promesse qui lui ouvre la voie vers le retour et en mecircme temps vers lrsquoentreacutee dans la communauteacute des chevaliers drsquoArthus57 Le combat inteacuterieur se poursuit car il lui faut encore attendre jusqursquoagrave ce que le mariage ait lieu Crsquoest drsquoabord le deacutefi de la Feacutee de Gibel qui met ce projet en peacuteril puis il faut srsquoadapter aux attentes de la cour royale

Nous pensons donc que la merce pour Jaufreacute signifie non seulement une reacute-ponse amoureuse ou preacuteciseacutement la quinta linea Veneris mais aussi un acte li-beacuterateur qui ouvre la voie vers lrsquoaccomplissement personnel aupregraves de Brunis-sen Jaufreacute demande du secours pour se libeacuterer drsquoune part des doutes peacutenibles de lrsquoamour drsquoautre part de la solitude Dans ce qui suit bon nombre de demoiselles suivent les aventures de Jaufreacute il aura bien besoin de la compagnie de Brunis-

54 laquo de me secourir loyalement raquo selon la traduction de lrsquoeacutedition citeacutee (v 7809)55 Jaufreacute eacuted cit v 7827-783056 Jaufreacute eacuted cit v 7902-790857 Ce qui est assureacute aussi par le mariage devant Arthus laquo E si-us platz crsquoaital covenent Me

volhat far tut bonament En la man del bon rei Artus Ja no-us en demandarai plus raquo Jaufreacute eacuted cit v 7917-7921

190 Imre Gaacutebor Majorossy

sen mecircme si elle nrsquoest pas forceacutement une preacutesence physique mais plutocirct un sou-tien spirituel Deacutesormais Jaufreacute appartient agrave une personne sur laquelle il peut srsquoappuyer Il ne fait aucun doute qursquoil aura bien besoin de ce soutien les aventu-res dans le bas pays semblent deacutepasser celles rencontreacutees auparavant

Nous pouvons maintenant enfin regarder drsquoun peu plus pregraves ces aventures qui constituent une autre branche de combats inteacuterieurs Comme nous lrsquoavons mentionneacute un peu plus haut lrsquoexcursion de Jaufreacute doit avoir un sens particu-lier et peut-ecirctre est-elle autre chose qursquoun simple enrichissement de lrsquoaction Lagrave aussi Jaufreacute connaicirct la victoire militaire Agrave lrsquoaffrontement verbal avec Feacute-lon58 succegravede le combat qui apporte la victoire au chevalier du roi Arthus

laquo Seiner clam vos per gran merce59u mrsquoauciumlatz Prendes de meResenso aital co-us volres 60 raquo

Comme Taulat lrsquoa fait Feacutelon reconnaicirct aussi ses peacutecheacutes et srsquoen repent Cepen-dant les deux duels preacutesentent des diff eacuterences Cette fois-ci Jaufreacute a reacuteussi agrave vaincre Feacutelon tout seul sans aucune aide exteacuterieure Alors que Taulat srsquoeacutetait en-fui Feacutelon reste sur le preacute et il est soigneacute par un meacutedecin Jaufreacute a donc lrsquooccasion de manifester sa miseacutericorde et de pratiquer une vertu toute chreacutetienne

Remarquons aussi que la conduite de Jaufreacute a un peu changeacute Il veut retour-ner le plus vite possible la sus61 car il y a lagrave quelqursquoun qui lrsquoattend Hormis sa personne mecircme il nrsquoy a que deux figures qui relient les deux territoires lrsquooiseau reacutecemment laquo soldat raquo de Feacutelon mais maintenant reccedilu comme cadeau pour Arthus et la dame qui avait besoin de secours et dont le nom est la Feacutee de Gibel62 Dans le roman les ecirctres volants sont manifestement lieacutes aux deacutefis militaires ndash par conseacutequent aux combats exteacuterieurs ndash tandis que les dames diverses repreacutesentent le deacutefi en la personne drsquoune femme Apregraves avoir dicircneacute et laisseacute lrsquoempire souterrain la feacutee apparaicirct encore une fois et invite Jaufreacute Bru-

58 Cette conversation contient des eacuteleacutements qui permettent de supposer une sorte de deacutesir sexuel de la part de Feacutelon laquo Vos que est lai sus Deisendet tost am non sa jus e lla putan esca sai fors Que tant mrsquoaura vedat son cors Qursquoades er als guarssons liacuteurada Als plus sotils de ma mainada Crsquoa mus ops nun la voil ieu jes raquo Jaufreacute eacuted cit v 8929b-8935

59 Crsquoest-agrave-dire pour le rachat de sa vie 60 Jaufreacute eacuted cit v 9153-915561 Jaufreacute eacuted cit v 8920b62 laquo Eu sui la fada de Gibel raquo Jaufreacute eacuted cit v 10654

191laquo Vos darai armas e destrier raquo

nissen et le cortegravege63 De cette faccedilon elle assure aussi sa preacutesence dans ce mon-de-ci ainsi que dans la vie de Jaufreacute Sa personne incarne la possibiliteacute pour Jaufreacute drsquoecirctre seacuteduit par une autre femme64 Bien qursquoaucun conflit ne naissent entre elles il nous semble que le cadeau de la Feacutee de Gibel pour Brunissen constitue une reacuteponse raffineacutee

E a Brunesen dun aitanQue tutz aicels que la verianPer re que puasca dir ni farDrsquoella nu-s puscon enojar65

63 La scegravene est fort semblable agrave celle de la nouvelle occitane intituleacutee Lai on cobra de Peire Guilllem de Tolosa Lagrave aussi un chevalier mysteacuterieux en vecirctement multicolore arrive sur un pa-lefroi magnifique Cependant ce qui nous importe vraiment crsquoest la creacuteation drsquoune tente laquo Ab tant vai tendre sus lrsquoerbatge La donzela I trap de colors On ac auzels bestias e flors Totas de fin aur emeratz raquo Peire Guillem de Tolosa Lai on cobra (dans Nouvelles courtoises occita-nes et franccedilaises eacutediteacutees traduites et preacutesenteacutees par Suzanne Meacutejean-Thiolier et Marie-Fran-ccediloise Notz-Grob Paris Livres de Poche 1997) v 232-235 Cf dans Jaufreacute laquo La domna lur a puis mandat Que fassun la tenda fermar raquo Jaufreacute eacuted cit v 10394-10395 Agrave ce sujet qursquoon nous permette de citer notre deuxiegraveme livre laquo La position de la tente semble donc exceptionnelle de plusieurs points de vue elle se trouve entre le chacircteau et la nature Elle devient un eacuteleacutement par-ticulier de la nature une partie reacutegleacutee par la socieacuteteacute chevaleresque inspireacutee de la finrsquoamor dont le verger est aussi un espace canonique pas seulement le chacircteau raquo et aussi laquo [La tente] ne repreacute-sente pas seulement deux gestes tout agrave fait divins une nouvelle creacuteation et une deacutefinition drsquoun nouveau commencement mais ouvre aussi la porte drsquoune autre reacutealiteacute dans laquelle lrsquoamour ne reste pas seulement lrsquoobjet de lrsquoart surtout de la poeacutesie il ne reste pas lrsquoobjet du deacutesir et de lrsquoas-piration mais il fait partie essentielle de la reacutealiteacute quotidienne De ce point de vue la tente sem-ble un veacuteritable microcosme mecircme si seulement au niveau theacuteorique mais lagrave il ne srsquoagit que de lrsquoamour raquo Imre Gaacutebor Majorossy laquo Unas novas vos vuelh contar raquo la spiritualiteacute chreacutetienne dans quelques nouvelles occitanes Frankfurt Peter Lang 2007 p 104 et 109

64 Au moment ougrave Jaufreacute et Brunissen rencontrent la dame qui avait en vain demandeacute secours la conversation revecirct un caractegravere un peu peacutenible La reacuteponse de Brunissen agrave lrsquoeacutenumeacuteration des combats victorieux de Jaufreacute par la dame (laquo Tut suavet entre ssas dentz raquo) paraicirct teacutemoigner drsquoune pointe de jalousie laquo Piacuteucella ben parlat en fol Car qui per forsa nu-l mi tol Nrsquoaurai ieu tot so que-m desir Enanz que-l lais de mi partir [] Annatz querre vostrsquoaventura En autre loc si-us platz amiga Qe drsquoaquest non menaret miga raquo Jaufreacute eacuted cit v 8099-8102 8106-8108 Un peu plus tard Jaufreacute a lrsquooccasion de se mecircler agrave lrsquoaffaire laquo Da-m mas armas que la mrsquoen vau On aug aquesta voacuteut cridar raquo Jaufreacute eacuted cit v 8384-8385 Enfin une troisiegraveme fois lorsque le couple est inviteacute la preacutecaution de Jaufreacute fait allusion agrave une preacutecaution preacutealable laquo Meliumlan fas-sam tost garnir Nostras gens et aparellar Car ben cresas que encantar Nus vol aquesta vera-mens Gardatz vegatz cals estrumens A aportat e que vol dir Ben sapxas qursquoela-ns vol traiumlr raquo Jaufreacute eacuted cit v 10362-10368 Le danger de lrsquoenchantement (encantar) et de la seacuteduction (traiumlr) est perccedilu comme encore plus fort parce qursquoils sont de nouveau sur le preacute ougrave se trouve la fontaine miraculeuse La dame srsquoavegravere cependant veacuteritablement bienveillante laquo Non fusson anc negunas gens Mais servidas tan ricamenz raquo Jaufreacute eacuted cit v 10382-10383

65 Jaufreacute eacuted cit v 10571-10574

192 Imre Gaacutebor Majorossy

La Feacutee souhaite donc quelque chose drsquoirreacuteel qui est plus irreacuteel que le cadeau de Jaufreacute car selon toute vraisemblance Brunissen ne demeurera pas ma-gnifi que pour toujours Lrsquoirreacutealiteacute du souhait suggegravere lrsquoironie drsquoune affi rma-tion qui se base fi nalement sur les phrases anteacuterieures de Brunissen66 Crsquoest un paralleacutelisme et une hyperbole qui relient les deux passages de mecircme qursquoil est impossible de garder la beauteacute de mecircme il est peut-ecirctre impossible de garder la fi deacuteliteacute de Jaufreacute ndash du moins selon la Feacutee

Cette courte preacutesentation clarifie la signification des combats inteacuterieurs pour Jaufreacute Crsquoest en principe sur un plan inteacuterieur que la deuxiegraveme seacuterie drsquoaventures se deacuteroule par rapport aux duels combats et deacutefis preacuteceacutedents lrsquoaccent est mis sur les conflits reacuteels ou possibles de lrsquoacircme humaine Agrave notre avis le deacutefi dans lrsquoempire de la Feacutee de Gibel enrichit le reacutecit drsquoun nouvel as-pect qui drsquoune part eacutetend le champ des activiteacutes possibles de Jaufreacute drsquoautre part multiplie les possibiliteacutes de combats Alors qursquoil a remporteacute une partie de ces combats il reste encore agrave Jaufreacute de nombreuses tacircches chevaleresques agrave accomplir

Approche anthropologique

Pour terminer cette courte explication des combats exteacuterieurs et inteacuterieurs il est utile de proceacuteder agrave une reacutecapitulation rapide de lrsquoensemble du roman Il semble clair que les phases de la carriegravere du jeune chevalier correspondent aux phases drsquoune certaine initiation qui se deacuteroule tout au long de lrsquoouvrage Pour atteindre agrave une certaine perfection personnelle et devenir digne de faire partie drsquoune communauteacute il faut que le jeune homme parcoure un long trajet double qui comporte plusieurs transitions Hormis la transition essentielle crsquoest-agrave-dire celle de lrsquoenfance agrave lrsquoacircge adulte le jeune homme doit en outre se seacuteparer de presque tout ce qui le lie au passeacute et il lui faut se sou-mettre agrave des eacutepreuves varieacutees souvent peacutenibles quelquefois douloureuses Agrave la fi n des aventures exteacuterieures et inteacuterieures drsquoici-bas et de laquo lrsquoAu-delagrave raquo il lui est de nouveau permis de retourner dans un monde auquel il nrsquoappar-tient pourtant plus En eff et il appartient agrave une nouvelle communauteacute et se lie agrave une nouvelle personne

Lu de ce point de vue ce qui se profile derriegravere lrsquoenchaicircnement drsquoeacuteveacutene-

66 Citeacutee ci-dessus laquo Piacuteucella ben parlat en fol Car qui per forsa nu-l mi tol Nrsquoaurai ieu tot so que-m desir Enanz que-l lais de mi partir [] Annatz querre vostrsquoaventura En autre loc si-us platz amiga Qe drsquoaquest non menaret miga raquo Jaufreacute eacuted cit v 8099-8102 8106-8108

193laquo Vos darai armas e destrier raquo

ments spectaculaires proposeacute par le roman crsquoest la seacutequence de lrsquoinitiation67 Agrave son arriveacutee agrave la cour du roi Arthus il nrsquoest pas encore permis agrave Jaufreacute de se dire veacuteritablement chevalier mais il reccediloit une reacuteponse positive68 du roi ce qui lui ouvre la possibiliteacute de le devenir effectivement Sans la permission du roi il lui serait impossible de participer agrave la poursuite de Taulat mais cette autori-sation lui donne une chance de devenir vainqueur

La premiegravere phase de lrsquoinitiation est donc le deacutepart du monde ancien Apregraves la mort de son pegravere et un accueil preacutealable agrave la cour Jaufreacute peut et doit reacutepondre au deacutefi69 Il se seacutepare donc du monde chevaleresque auquel il aspire tellement par ailleurs et commence la poursuite des combats exteacute-rieurs et inteacuterieurs

La diffeacuterence entre les terrains courtois et extra-courtois est bien mise en valeur par une atmosphegravere et une ambiance contrasteacutee La cour drsquoAr-thus et drsquoautres scegravenes courtoises semblent pleines de lumiegravere et de cou-leurs70 alors qursquoau contraire le monde exteacuterieur est beaucoup plus sombre et menaccedilant71 Cette opposition souligne bien que lrsquoessentiel de lrsquoinitiation se deacuteroule dans une ambiance profondeacutement eacutetrangegravere au monde cheva-leresque

En accomplissant sa premiegravere mission le chevalier Jaufreacute atteint un eacutetat personnel qui nrsquoa plus rien agrave voir avec celui de Jaufreacute lrsquoadolescent Il est deacutesormais Jaufreacute le preux vaillant et amoureux Il lui manque72 encore la geacuteneacuterositeacute et la force de la fideacuteliteacute Crsquoest pourquoi il est inviteacute agrave affron-ter encore un deuxiegraveme parcours de deacutefis Les aventures du bas pays lui

67 laquo Roman drsquoaventure Jaufreacute est eacutegalement comme le Conte du Graal mais avec moins drsquoampleur le reacutecit de la transformation drsquoun jeune homme doueacute de solides qualiteacutes physiques et morales en un parfait chevalier et un parfait amant transformation qui srsquoeacutelabore par touches successives au prix drsquoeacutepreuves et de rencontres diverses raquo Emmanuegravele Baumgartner Grundriszlig der Literatur des romanischen Mittelalter IV1 p 628

68 laquo Amix mot volenteiramens Vos darai armas e destrier raquo Jaufreacute eacuted cit v 640-64169 laquo Mais fait me garnimens donar Aitals can a vos plasera Qe segrai aqel qe srsquoen va raquo Jau-

freacute eacuted cit v 634-63670 La diversiteacute culinaire illustre cette richesse laquo Anc nula res non fo a dir Qe rics om a man-

jar desir Gruas ostardas ni paos Signes ni aucas ni capos Grasas galinas ni perdis Pas barutelatz ni bos vis raquo Jaufreacute eacuted cit v 515-520

71 Seule une petite allusion signale que la premiegravere eacutetape de la poursuite se deacuteroule de nuit laquo Annueg can nos degram colgar E Estoutz nos venc asautar A un meu castel aisi pres raquo Jau-freacute eacuted cit v 869-870 Par conseacutequent toute la recherche du deacutepart jusqursquoau dialogue avec le chevalier blesseacute srsquoest passeacutee pendant la nuit

72 laquo Mas ja enantz per negun plag Non enpenrai autra batailla raquo Jaufreacute eacuted cit v 8120-8121

194 Imre Gaacutebor Majorossy

permettent de prouver sa fideacuteliteacute73 agrave Brunissen et de se deacutefendre contre drsquoautres femmes Par son retour il devient capable et digne de continuer la tradition glorieuse de son pegravere deacuteceacutedeacute

Lrsquoinitiation est couronneacutee par le mariage canonique et officiel qui se deacuteroule drsquoune part agrave la cour du roi Arthus74 drsquoautre part agrave lrsquoeacuteglise75 Ces actes qui par-font la double seacuterie drsquoaventures ne signifient pas pour autant que la vie se ter-mine au contraire crsquoest maintenant que Jaufreacute peut et doit participer agrave la vie chevaleresque76 pleine de nouveaux deacutefis et drsquoaventures

Conclusion

Nous espeacuterons avoir expliqueacute le sens des combats les plus importants dans le Jaufreacute Par lsquocombatrsquo nous avons compris toutes sortes de conflits agrave reacutesou-dre qui se deacuteroulent soit agrave lrsquoexteacuterieur soit agrave lrsquointeacuterieur Hormis la repreacutesen-tation traditionnelle le roman illustre les difficulteacutes qui entourent la carriegrave-re initiale drsquoun chevalier quel que soit son lignage Crsquoest ce qui nous permet sans doute de reacutepondre agrave la question de la neacutecessiteacute artistique des aventu-res du bas pays car lrsquoauteur anonyme ne srsquoest pas satisfait de duels multiples avec divers repreacutesentant du Mal eacutevoquer eacutegalement les conflits inteacuterieurs semble lui avoir paru indispensable Crsquoest pourquoi la structure du roman confegravere une place si eacuteminente agrave la deuxiegraveme seacuterie drsquoaventures Et crsquoest aussi pourquoi les femmes jouent un rocircle fort actif au cours de ces aventures Jau-freacute apprend agrave geacuterer ses propres eacutemotions et en mecircme temps agrave se conduire avec les femmes

Quant aux motifs chreacutetiens il apparaicirct clairement que sans mecircme tenir compte de la freacutequence des tournures religieuses de nombreux extraits du ro-

73 Certaines phrases et expressions sporadiques alimentent le soupccedilon que la Dame veut plus qursquoun chevalier brave laquo Seiner Deu lau Ara-us ai ieu e mon poder raquo laquo Seiner ben sai per Deu Que lrsquoestage drsquoaici-us es greu Mais ie-us o dic en veritat Aissi cun em aissi justat Serem ab Brunesen deman E aisso promet vos de plan raquo Jaufreacute eacuted cit v 8756b-8757 et 9225b-9230

74 laquo E-l reis sonet lo fill Dozon Que venga sezer delon se E cant fu assegut Jaufre La reiumlna tut eissament Fes lonc seser Brunesent Jaufreacute eacuted cit v 9708-9712

75 laquo E-l bon arcevesque Gales A fait Brunesen e Jaufres Aqui venir denant lrsquoautar E pres a cascun demandar Si a lrsquoun de lrsquoautre agrat Et amdui ann o autrejat raquo Jaufreacute eacuted cit v 9738-9744

76 laquo E abans que fosson pojatz Meliumlan a comiumlat pres De Brunesen et puis el es Mantenent el caval pojatz E puis sun el camin intratz E remas a Munbrun Jaufres Esgardat si li es ben pres raquo Jaufreacute eacuted cit v 10938-10944

195laquo Vos darai armas e destrier raquo

man teacutemoignent de la foi des protagonistes et surtout de Jaufreacute Tout lrsquounivers chevaleresque vit sous lrsquoeacutegide du christianisme lrsquoactiviteacute chevaleresque qursquoil srsquoagisse des combats militaires ou de lrsquoamour profond se reacutealise drsquoune faccedilon complegravetement chreacutetienne En ce sens toutes sortes de combats trouvent leur place dans le combat universel du Bien et du Mal Par ses combats personnels Jaufreacute srsquoinscrit avec passion dans ce courant

Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuteratureceltique et franccedilaise principalement

Morgane la Feacutee

Keacutepes JuacuteliaMaison drsquoEacutedition Nationale des manuels

Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise sont des ecirctres fabuleux parfois diffi cilement repeacuterables apparaissant et resurgissant sou-vent sous des noms identiques mais avec des traits fort variables drsquoune œuvre agrave lrsquoautre Morgane la Feacutee Morgause ou Viviane Nimue (cette derniegravere consi-deacutereacutee quelquefois aussi comme la Dame du Lac) en sont une bonne illustra-tion dans le cycle arthurien Plusieurs drsquoentre elles sont deacutepourvues drsquoun nom qui les singulariserait malgreacute leur rocircle de protagoniste (cf Lanval de Marie de France) ceci ne peut ecirctre le fruit du hasard Ces feacutees-sorciegraveres se distinguent par leur caractegravere marqueacute et marquant parmi elles je voudrais me concen-trer sur la fi gure de Morgane la Feacutee Un examen plus attentif de quelques ma-nifestations de son personnage inteacuteressant par sa complexiteacute off rira aussi lrsquooccasion drsquoouvrir une fenecirctre sur la litteacuterature des siegravecles suivants

Le mot feacutee date du XIIe siegravecle Il vient du latin fata deacuteriveacute de fatum1 destin (drsquoougrave vient lrsquoexpression Fata Morgana qui se reacutefegravere justement agrave notre feacutee) et il a donneacute fata en italien fada en provenccedilal et langue drsquooc fade dans certaines reacutegions de France sans oublier le nom drsquoun fameux genre portugais le fado Une autre eacutetymologie fait deacuteriver feacutee du latin fari propheacutetiser qui a donneacute en vieux franccedilais le mot faer lsquoenchanter charmer ensorcelerrsquo et faeacute lsquoenchanteacute sorciegravere feacuteersquo (ou fay en anglais Fay est drsquoailleurs un nom propre en anglais) Pour moi la deuxiegraveme explication semble plus convaincante

Les feacutees se rencontrent assez souvent dans les contes celtiques dans lesquels eacutetrangement crsquoest toujours elles qui choisissent le chevalier et non pas lrsquoin-verse Il ne lui vient pas un seul instant agrave lrsquoideacutee qursquoil puisse ne pas aimer cette feacutee Mais il est de tradition de ne pas les nommer directement les tabous les

1 httpsupertomassecenterblognet5119425-Les-Fees

198 Keacutepes Juacutelia

plus freacutequents eacutenonceacutes par les feacutees consistent en cette interdiction (presque toujours existante mais rarement mentionneacutee) Un autre tabou est de reacuteveacuteler leur existence et surtout leur liaison agrave autrui (ceci par contre est toujours ex-plicite) Le chevalier est neacuteanmoins obligeacute de le faire quand mecircme et crsquoest la raison pour laquelle la feacutee le quitte pour toujours sans manquer pourtant de lui apparaicirctre une derniegravere fois pour le sauver et puis lrsquoemmener vers lrsquoautre monde (cf Lanval) Chez les Celtes dans les temps anciens (vers le IXe siegravecle) il eacutetait tout agrave fait admis qursquoune femme prenne lrsquoinitiative drsquoune faccedilon aussi ex-plicite Il est vrai que de telles dames se rencontrent aussi dans la litteacuterature meacutedieacutevale et qursquoil ne srsquoagit pas toujours de feacutees (crsquoest drsquoailleurs lagrave un de mes thegravemes preacutefeacutereacutes)

La feacutee Viviane ou Dame du Lac est un personnage important des leacutegen-des arthuriennes y jouant mecircme plusieurs rocircles elle donne lrsquoeacutepeacutee Excali-bur au roi Arthur ndash dont le fourreau magique orneacute par Morgane la Feacutee la (demi)sœur du roi Arthur est fait pour le proteacuteger de toute blessure fatale au combat Elle eacutelegraveve Lancelot du Lac qui est resteacute orphelin elle enchante Merlin (apregraves avoir appris de lui toute la magie ndash de fait crsquoest pour pouvoir garder sa virginiteacute) et enfin elle guide le roi mourant vers Avalon apregraves la bataille de Camlann Ce dernier geste comme nous le verrons nrsquoest pas son apanage exclusif

Crsquoest en 1148 que la feacutee Morgane a fait sa premiegravere apparition dans la lit-teacuterature En breton son nom signifie laquo siregravene raquo (elle se trouve presque tou-jours pregraves drsquoune eau) mais est deacuteriveacute aussi du nom laquo Matrona raquo Dans La vita de Merlini2 Geoffroy de Monmouth un moine gallois la preacutesente com-me feacutee et magicienne Il eacutevoque notamment son exceptionnelle beauteacute et sa capaciteacute agrave voler Morgane la Feacutee aurait mecircme appris les sciences magiques avec le ceacutelegravebre enchanteur (premier essai du mythe de Viviane et Merlin) Conformeacutement agrave la tradition celtique dans La Mort le roi Artu3 elle vient chercher Arthur et lrsquoemmegravene en Avalon dans un vaisseau enchanteacute (cf ce qui vient drsquoecirctre dit aussi de la Dame du Lac) rocircle en contrepoint de celui de sa consœur Mais comme nous lrsquoavons dit quelquefois au contraire les rocirc-les de ces deux feacutees-sorciegraveres se meacutelangent au point de ne plus pouvoir ecirctre distingueacutes

Vers 1180 le romancier anglais Layamon4 lui confegravere un rocircle et des pou-

2 httpwwwlibrochestereduCamelotGMAvalonhtmvers 919-9403 La mort le roi Artu roman du XIIIe siegravecle publieacute par Jean Frappier Genegraveve Droz 19544 httpwwwgutenbergorgdirs14301430514305-8txt

199Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise principalement Morgane la Feacutee

voirs identiques (elle y figure sous le nom drsquoArgante ) et agrave la fin Arthur mor-tellement blesseacute lors de la bataille de Camlann (aujourdrsquohui Salesbiegraveres) lui est ameneacute pour qursquoelle le gueacuterisse et veille sur lui REacuteF Ce dernier geste sem-ble ecirctre lrsquoeacuteleacutement le plus fixe de son rocircle mecircme si son appreacuteciation a presque constamment changeacute

Quant aux œuvres de Chreacutetien plusieurs vers font reacutefeacuterence agrave elle et il est vraiment frappant que dans Eacuterec et Eacutenide5 son nom apparaisse deux fois avec des rimes quasi identiques

helliplaquo qursquoil fu lrsquoami Morgant la feeet ce fu veritez provee raquo (v 1907-1908)

helliplaquo et ce fu veritez proveeque lrsquoueve an fist Morgue la fee raquo (v 2359-2360)

Chreacutetien eacutevoque aussi son savoir qui lui permet de gueacuterir les plaies (drsquoEacuterec par exemple mais aussi drsquoautres chevaliers) avec un onguent magique (v 4193-4200 ndash cf ce type de savoir chez Yseut) ndash eacutevocation qui srsquoaccorde bien avec la reacutefeacuterence qui est faite dans Yvain6 (v 2947-2951)

Morgane transmet au roman meacutedieacuteval lrsquoesprit des dieux celtiques plus qursquoaucune autre feacutee arthurienne La reacutesurgence du mythe de Morgane a lieu au XIIe siegravecle eacutepoque de lrsquoamour courtois et la feacutee est pour les hom-mes un sujet de fascination Mais agrave la fin du moyen acircge (XIIIe siegravecle) mar-queacutee par une recrudescence de la misogynie Morgane devient sorciegravere Mais pourquoi transformer la feacutee en sorciegravere Morgane repreacutesente lrsquoin-deacutependance et donc la reacutevolte contre lrsquoautoriteacute masculine reacutevolte aussitocirct reacuteprimeacutee dans ce moyen acircge misogyne Nous avons vu que Morgane eacutetait une femme fatale du cycle arthurien ndash tregraves belle ayant beaucoup de char-me et mecircme magicienne et doteacutee des pouvoirs drsquoune reine ndash avec les ca-racteacuteristiques drsquoune deacuteesse celtique qui vont de pair avec la souveraineteacute chez les Celtes

Il peut sembler eacutetrange que le mot laquo sorciegravere raquo soit mentionneacute en relation avec

5 Chreacutetien de Troyes Eacuterec et Eacutenide publieacute par Mario Roques Paris Librairie Honoreacute Cham-pion 1978

6 Chreacutetien de Troyes Le chevalier au lion (Yvain) publieacute par Mario Roques Paris Librairie Honoreacute Champion 1978

200 Keacutepes Juacutelia

une jeune femme radieusement belle mais dans un essai de Geacuteza Keacutepes7 trai-tant de la poeacutesie hongroise ancienne on apprend que du temps du matriarcat les sorciegraveres nrsquoeacutetaient point laides ni vieilles au contraire elles eacutetaient drsquoune beauteacute exceptionnelle et avaient une personnaliteacute tregraves forte et suggestive en fait elles eacutetaient des chamans ndash mais le patriarcat les a transformeacutees ulteacuterieu-rement en femmes vieilles et laides Tout cela laquo rime raquo parfaitement avec la laquo transformation de feacutee en sorciegravere raquo de Morgane mentionneacutee ci-dessus

Avec les grands romans en prose lrsquoimage de Morgane se deacutegrade jusqursquoagrave Ma-lory dans Le Morte DrsquoArthur8 qui la traite de laquo sorceresse raquo probablement sous lrsquoinfluence de La Mort le Roi Artu que nous avons deacutejagrave mentionneacute Dans ces textes-lagrave crsquoest elle qui reacutevegravele au roi Arthur la laquo liaison dangereuse raquo de la reine et de Lancelot du Lac en lui montrant la Chapelle aux images et notamment celles faites par Lancelot qui repreacutesentent son amour pour la reine (cf Salle aux images dans Tristan de Thomas9 ou de fregravere Robert10) Nous pouvons voir par exemple dans Le Tristan en prose comment Morgane envoie au roi Ar-thur une corne magique qui lui reacutevegravele lrsquoadultegravere de Gueniegravevre avec Lancelot (Elle se venge ainsi drsquoelle car Gueniegravevre avait seacutepareacute Morgane de son premier amant Guiomar ndash cousin de la reine) Dans certaines romances elle est aussi amoureuse de Lancelot ce qui rend encore plus compreacutehensible sa haine en-vers la reine mais quelquefois par contre elle veut seulement le seacuteduire pour contrarier la reine qursquoelle hait tant

Il est inteacuteressant de remarquer que dans Le Morte DrsquoArthur de Malory elle se livre au mecircme jeu non pas avec ce couple royal mais avec un autre Marc et Isold preacutefeacuterant pourtant le faire avec Arthur et Gueniegravevrehellip Dans ce texte elle joue aussi un rocircle particulier en relation avec Excalibur qui consiste pa-radoxalement agrave envoyer agrave son fregravere une autre eacutepeacutee une laquo fausse Excalibur raquo afin de le tuer en donnant la vraie agrave son amant Nota bene cependant mecircme dans les diffeacuterentes adaptations de cette œuvre le laquo rocircle final raquo qui lui est deacute-volu nrsquoest pas modifieacute

Morgane cherche agrave proteacuteger la Bretagne de lrsquoinfluence grandissante du

7 Geacuteza Keacutepes laquo A magyar őskoumllteacuteszet nyomairoacutel raquo dans Az idő koumlrvonalai Budapest Mag-vető 1976

8 Sir Thomas Malory Le Morte DrsquoArthur publieacute par Janet Cowen London Penguin Books 19699 Thomas Les Fragments du Roman de Tristan publieacute par Bartina H Wind Paris Librairie

Minard 1960 p 6910 Tristan et Iseut la saga norroise traduit par Daniel Lacroix Lettres Gothiques Paris Livre

de Poche 1989 p 634

201Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise principalement Morgane la Feacutee

catholicisme notamment de lrsquoinfluence de la reine pieuse Gueniegravevre ndash une nouvelle source de conflit entre ces deux femmes Elle voulait deacutefen-dre aupregraves du roi Arthur les anciennes croyances qui eacutetaient agrave la base de ses pouvoirs magiques ainsi que de ceux de Merlin Mais comment les feacutees agrave lrsquoorigine paiumlenne eacutevidente peuvent-elles survivre dans un univers chreacute-tien Sous une forme sans doute aussi attirante mais avec un caractegravere beaucoup moins marquant Selon drsquoautres sources Mordred le fils de Mor-gane de son (demi)-fregravere Arthur (qui tue son pegravere plus tard) nrsquoest pas son fils mais celui drsquoune autre sœur drsquoArthur la reine drsquoOrcanie (Anna ou Mor-gause selon les textes dans la suite du Merlin)

Le changement de rocircle de Morgane pourrions-nous dire est finalement logique au deacutebut quand son comportement (lutter contre le catholicisme) eacutetait consideacutereacute comme positif lrsquoappreacuteciation du personnage lrsquoeacutetait aussi mais apregraves crsquoest preacuteciseacutement le contraire

Dans le poegraveme meacutedieacuteval Gauvain et le Chevalier Vert11 dont lrsquoauteur est in-connu Morgane est laquo lrsquoagent malicieux raquo mais aussi la complice de la belle dame de Haut-Deacutesert femme de Sire Bertilak (lrsquohocircte de Sire Gauvain) La bel-le dame pratiquement srsquooffre trois fois agrave Gauvain pour le dissuader de sa mis-sion en le seacuteduisant mais nrsquoy reacuteussit pas Dire que Morgane organise mecircme lrsquoapparition du Chevalier Vert agrave la cour du roi Arthur agrave cause de son hostiliteacute envers la reine peut sembler eacutetrange et peut-ecirctre exageacutereacute Ce nrsquoest qursquoavant la fin de lrsquohistoire que nous apprenons la compliciteacute de laquo Morgane la deacuteesse raquo (cette expression figure au v 2452 ) Et il y a un autre mystegravere aussi nous pouvons sentir que lsquoquelque chose ne va pasrsquo avec la belle dame non plus Un deacutetail assez important en rapport avec sa personne est que nous ne connais-sons pas son nom (ce qui est comme nous lrsquoavons vu le tabou typique concer-nant les feacutees) Mais ce qui est le plus eacutenigmatique dans la romance crsquoest que (v 1733) avant sa troisiegraveme visite au chevalier se trouve le vers suivant

laquo Mais la dame de lrsquoamour ne pouvait pas dormir raquo (la traduction est la mienne)

Mais que veut dire cette phrase toute la lsquoseacuterie de seacuteductionrsquo ne serait-el-le qursquoun jeu contre Gauvain sans aucune eacutemotion vraie Un rocircle trop bien joueacute Ou ce vers nrsquoest-il destineacute qursquoagrave piquer la curiositeacute des lecteurs Si tel est le cas crsquoest vraiment reacuteussihellip (On pourrait eacutegalement affirmer qursquoune autre raison de se meacutefier est que normalement dans une romance meacutedieacute-vale une dame qui nrsquoest ni feacutee ni sorciegravere ne va pas voir un chevalier dans

11 Sir Gawain and the Green Knight publieacute par Norman Davis Oxford Clarendon Press 1967

202 Keacutepes Juacutelia

son lit mais cela est loin drsquoecirctre tout agrave fait vrai pensons par exemple agrave la visite nocturne de Blanchefleur chez Perceval12 ou bien agrave celle de laquo lrsquoautre raquo Blanchefleur megravere de Tristanhellip Et nrsquooublions pas que nous parlons de da-mes absolument courtoiseshellip)

Dans cette romance le rocircle et la figure de Morgane la Feacutee y sont de fait plus complexes et compliqueacutes qursquoil ne semble tout drsquoabord et mes hypothegraveses concernant le vers eacutenigmatique ci-dessus me semblent loin drsquoecirctre conclusives Cette question vaudrait vraiment la peine drsquoecirctre approfondie mais alors il faudrait srsquooccuper exclusivement de ce personnage dans Sire Gauvain

Signalons que Morgane figure quelquefois laquo indirectement raquo dans les canta-ri italiens dans La Morte di Tristano13 (comme dans le Tristan en prose) Marc tue Tristan avec la lance de Morgane tandis que dans La pulzella Gaia14 nous rencontrons la fille de Morgana se comportant tout comme une feacutee (avec les tabous mentionneacutes preacuteceacutedemment) et son histoire drsquoamour avec Gauvain fi-nit bien Dans certains contes Morgane est dite femme de Gargantua

La confrontation avec la reine est une constante Le nom Gueniegravevre vient selon toute vraisemblance du mot gallois laquo Gwenhwyfar raquo qui signifie laquo blanc fantocircme raquo ou laquo blanche feacutee raquo (crsquoest lrsquoorigine du preacutenom Jennifer) Degraves lors on peut affirmer que Gueniegravevre possegravede un trait feacuteerique qui lui confegravere un ca-ractegravere magique presque de lrsquoAutre monde Ainsi le mystegravere de la reine reste insoluble est-elle donc la repreacutesentante de la chreacutetienteacute agrave la cour drsquoArthur ou bien le contraire ou les deux

La figure de Morgane resurgit aussi dans la litteacuterature contemporaine plu-tocirct sous lrsquoinspiration de la Mort drsquoArtu et lrsquoon y trouve parfois certaines repri-ses textuelles qui proviennent mot agrave mot de la source Un exemple franccedilais vraiment marquant se trouve dans lrsquoœuvre dramatique et musicale de Boris Vian intituleacute Le Chevalier de la Neige15 (inspireacutee par La Mort le Roi Artu preacute-senteacutee en 1953 au 3egraveme Festival de Normandie avec Sylvia Monfort dans le rocircle de la reine que nous avons tous vue et tant aimeacutee dans le film Les Miseacuterables avec Jean Gabin) elle srsquoy voit attribuer des traits neacutegatifs Le livre de Marion Zimmer Bradley (pas neacutecessairement consideacutereacute comme de la litteacuterature) inti-tuleacute Les Brumes drsquoAvalon16 a pour particulariteacute drsquoecirctre centreacute autour de Mor-

12 Chreacutetien de Toyes Perceval Paris Librairie Honoreacute Champion 1981 v 1948-211013 httpwwwclassicitalianiittrecentomorte_tristanohtm14 httpwwwclassicitalianiittrecentopulzella_gaiahtm15 Boris Vian Le chevalier de la neige Paris 1018 197416 Marion Zimmer Bradley The Mists of Avalon London Penguin Books 1982

203Les feacutees et les sorciegraveres de la litteacuterature celtique et franccedilaise principalement Morgane la Feacutee

gane la feacutee sœur drsquoArthur Celle qui geacuteneacuteralement a un rocircle de meacutechante est montreacutee ici sous le jour drsquoun ecirctre humain Elle figure aussi dans le roman de Steinbeck Le roi Arthur et ses preux chevaliers17 inspireacute aussi par la mecircme œuvre Elle y est preacutesenteacutee comme dans le drame de Vian comme belle mais tregraves meacutechante haiumlssant son fregravere et deacutetermineacutee agrave le tuer NB (concernant lrsquoautre NB) dans ces œuvres du XXe siegravecle elle joue presque exclusivement ce type de rocircle soit litteacuterature lsquoclassiquersquo soit simplement lsquofantasyrsquo et elle perd alors son rocircle invariable aupregraves de son fregravere mourant La seule exception en est peut-ecirctre donneacute par Les Brumes drsquoAvalon ce qui est assez inteacuteressant car elle y est repreacutesenteacutee quelquefois avec un caractegravere pire mecircme que dans les œuvres prosaiumlques du Moyen Age qui donnent drsquoelle lrsquoimage la moins favora-ble ndash du moins crsquoest ce que nous pouvions croire jusqursquoagrave preacutesent

17 John Steinbeck The Acts of King Arthur and his Noble Knights London Pan Books 1979

204 Keacutepes Juacutelia

Bibliographie

The Arthurian Encyclopedia publieacute par Norris J Lacy Woodbridge The Boydell Press 1986httpwwwclassicitalianiittrecentomorte_tristanohtmhttpwwwclassicitalianiittrecentopulzella_gaiahtmMarie de France Les lais publieacutes par Jean Rychner Paris Librairie Honoreacute Cham-pion 1978 httpwwwgutenbergorgdirs14301430514305-8txtKeacutepes Geacuteza laquo A magyar őskoumllteacuteszet nyomairoacutel raquo dans Az idő koumlrvonalai Budapest Magvető 1976King Arthurrsquos Death Morte Arthure publieacute par Brian Stone London Penguin Books 1988La mort le roi Artu roman du XIIIe siegravecle publieacute par Jean Frappier Genegraveve Droz 1954httpwwwlibrochestereduCamelotGMAvalonhtm vers 919-940Malory Sir Thomas Le Morte DrsquoArthur ed Janet Cowen London Penguin Books 1969Miles Rosalind Guinevere the Queen of the Summer Country London Simon amp Schuster 1999Sir Gawain and the Green Knight publieacute par Norman Davis Oxford Clarendon Press 1967Steinbeck John The Acts of King Arthur and his Noble Knights London Pan Books 1979Stewert Mary The Prince and the Pilgrim London Hodder amp Stoughton 1995Thomas Les Fragments du Roman de Tristan Publieacute par Bartina H Wind Paris Li-brarie Minard 1960 p 69Tristan et Iseut la saga norroise traduit par Daniel Lacroix Lettres Gothiques Pa-ris Livre de Poche 1989 p 634 Chreacutetien de Troyes Eacuterec et Eacutenide publieacute par Mario Roques Paris Librairie Honoreacute Champion 1978Chreacutetien de Troyes Le chevalier au lion (Yvain) publieacute par Mario Roques Paris Li-brairie Honoreacute Champion 1978Chreacutetien de Toyes Perceval Paris Librarie Honoreacute Champion 1981 v 1948-2110httpvaulthanoveredu~battlesarthurmorganhtmVian Boris Le chevalier de la neige Paris 1018 1974Zimmer Bradley Marion The Mists of Avalon London Penguin Books 1982

Le voyage de George Grissaphanau purgatoire de saint Patrice

composantes litteacuteraires et folkloriques

Sonia Maura BarillariUniversitagrave di Genova

Les Visiones Georgii1 composeacutees par un auteur provenccedilal dans la seconde moitieacute du XIVe siegravecle sont aujourdrsquohui peu connues mais le nombre de ma-nuscrits qui les conserve ndash ils sont douze copieacutes entre le XIVe et le XVe siegravecle ndash semble indiquer que dans le passeacute ce texte a eu un succegraves consideacuterable Ce succegraves a sans aucun doute eacuteteacute encourageacute par le fait que lrsquoœuvre eacutetait lsquoor-ganiquersquo agrave lrsquoestablishment avignonnais elle a eacuteteacute lsquoparraineacuteersquo par lrsquoarchevecircque drsquoArmagh Richard Fitz-Ralph2 primat drsquoIrlande probablement gracircce agrave son neveu Richard Fitz-Ralph Junior qui agrave cette eacutepoque-lagrave reacutesidait agrave la curie pa-pale drsquoAvignon3

Le protagoniste en est George Grissaphan fils drsquoun noble hongrois qui a veacutecu agrave Naples il a servi comme capitaine dans de nombreuses villes et forte-resses des Pouilles ndash y compris Trani et Canosa ndash et srsquoest rendu coupable de nombreux crimes A lrsquoacircge de vingt-quatre ans il se rendit en pegravelerinage agrave Avi-gnon puis agrave Saint-Jacques-de-Compostelle et au cap Finisterre pour finale-ment aller en Irlande ougrave il a obtenu une autorisation pour entrer dans le pur-gatoire de saint Patrice4

1 Visiones Georgii Visiones quas in purgatorio sancti Patricii vidit Georgius miles de Ungaria a D MCCCLIII hrsg von L L Hammerich Kobenhavn Bianco Lunos Bogtrykkeri 1930

2 Cf E Haywood laquo Disdegno umanista Alessandro VI di fronte allrsquoIrlanda raquo dans Princi-pato ecclesiastico e riuso dei classici gli umanisti e Alessandro VI ndash Atti del convegno (Bari-Mon-te SantrsquoAngelo 22-24 maggio 2000) sous la direction de D Canfora ndash M Chiabograve ndash M de Nichilo Roma Ministero per i Beni e le Attivitagrave Culturali p 255-274 et p 269-270

3 On peut le deacuteduire de la lettre que lrsquooncle envoie agrave son neveu (recteur de lrsquoeacuteglise de Trim dans le comteacute de Meath et chanoine drsquoEmly dans le comteacute de Tipperary) qui annonce lrsquoarriveacutee de George

4 Au Moyen Age la peacutenitence dans le purgatoire irlandais eacutetait consideacutereacute comme une expeacuterien-

206 Sonia Maura Barillari

Coordonneacutees historiques et geacuteographiques

Si lrsquoon sait peu de choses voire rien du tout sur les autres visionnaires du purgatoire de saint Patrice nous sommes mieux informeacutes en ce qui concerne George Grissaphan dont nous connaissons non seulement le nom et le preacute-nom mais aussi lrsquoacircge lrsquoorigine la condition sociale et surtout les raisons qui lrsquoavaient persuadeacute drsquoaccomplir une peacutenitence tregraves risqueacutee et oneacutereuse

dominus noster Jhesus Christus [] loqui dignatus est nobis in quodam sibi dilecto et caro adopcionis filio nomine Georgio de Vngaria filio cuiusdam magnati militis et baronis de Vngaria qui Grissaphan nominatur5

Ce qui avait inciteacute George agrave aller en Irlande laquo non equitando sed peditan-do raquo a eacuteteacute un fort deacutesir de se racheter des nombreux peacutecheacutes commis durant sa jeunesse (laquo vtpote ducentis et quinquaginta homicidijs multisque alterius ge-neris et modi peccatis raquo6) comme il eacutetait preacutevu par le rituel il a demandeacute et obtenu la permission de lrsquoarchevecircque drsquoArmagh de lrsquoeacutevecircque de Clogher laquo in cuius dyocesi est ostium purgatorij raquo7 du prieur du monastegravere de lrsquoicircle du pur-gatoire laquo ordinis Sancti Augustini raquo et du prieur geacuteneacuteral des Chevaliers hieacutero-solymitains drsquoIrlande8

Quand George arrive sur lrsquoicircle ndash nous lrsquoapprenons drsquoune lettre9 de lrsquoarchevecirc-que drsquoArmagh ndash il a vingt-quatre ans Dans la mecircme eacutepicirctre il est appeleacute laquo ha-bitator regni Apuliensis raquo et on dit aussi qursquoil eacutetait le fils drsquoun homme noble drsquoorigine hongroise qui reacutesidait agrave Naples et avait occupeacute drsquoimportantes char-ges publiques

ce lsquoextrecircmersquo ceci est dit expresseacutement par lrsquoauteur drsquoune autre vision patricienne Pierre de Cor-nwall qui souligne que la plupart des peacutenitents preacutefegraverent laquo in redemptionem peccatorum suorum uitam peregrinam ducere et limina apostolorum Petri et Pauli Rome uisitare et Ierosolimam et alia sanctorum loca adire [] quam in pericula tanta Purgatorij intrare raquo Cf R Easting laquo Peter of Cornwallrsquos account of st Patrickrsquos Purgatory raquo Analecta bollandiana No 117 1979 p 397-416

5 Visiones Georgii p 75-766 Visiones Georgii p 767 Visiones Georgii p 768 Visiones Georgii p 76-779 Lrsquoœuvre commence en fait avec une seacuterie de six lettres attestant la visite de George au pur-

gatoire irlandais

207Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

Georgius iuuenis homo et robustus etatis xxiiij annorum vel citra constitutus in Apulie partibus capitaneus per illustrissimum principem et dominum dominum Ludovicum regem Vngarie super quamplures ciuitates et castra quamplurima et singulariter super quandam ciuita-tem que dicitur Troya situatam in maritima prope ciuitates Bari et Ba-ruli (que vulgariter dicitur Barleton) et super multa castra videlicet Ca-nusium et alia quamplurima iurisdiccionem exercens et valde rigidus existens in officio sibi commisso vultra modum persecutus et insecutus est partem aduersam in qua quidem persecucione tam per se quam per complices suos mala et dampna innumerabilia videlicet depredaciones quamplurimas et homicidia ad minus cccl personarum iniuste et contra conscienciam interfectarum perpetrauit10

Opprimeacute par le poids de ses fautes George laquo cum vnico famulo sine equo et animali quocumque raquo commence un long voyage qui lrsquoemmegravene drsquoabord agrave Avignon pour demander lrsquoabsolution au pape puis agrave Saint-Jacques-de-Com-postelle et de lagrave apregraves deux journeacutees de marche dans un ermitage connu sous le nom de laquo sancti Guilhelmi raquo pregraves de Sainte-Marie-de-Finisterre il reste cinq mois en ce lieu jusqursquoagrave ce qursquoil deacutecide drsquoaller au ceacutelegravebre purgatoire situeacute laquo in finibus mundi videlicet in Ybernia que est ultima mundi prouin-cia in parte occidentali raquo11 Il marche agrave travers la terre des Basques la Navarre le royaume de France et lrsquoAngleterre pour arriver en Irlande et agrave lrsquolaquo eacuteglise de Saint Patrice raquo Ici il demande et obtient la permission drsquoentrer dans la fosse puis il doit subir un ceacutereacutemonial complexe et rigoureux

oportet ipsum consequenter per xv dies ieiunare in pane grossissimo et in aqua sub certa mensura vtriusque Item completis xv diebus huius-modi ieiunij dicitur per v dies mane et vespere pro illo officium mortuo-rum ac si esset mortuus et sicut pro mortuo per hunc modum colloca-tur enim in medio chori supradicte ecclesie sancti Patricij feretrum cum panno nigro coopertum et ibidem peregrinus Purgatorium intraturus tamquam mortuus collocatur paratis sacerdoti et dyacono subdyacono et accolitis sicut pro mortuis parari consueuerunt Et sic paratis omni-bus cum cruce thuribulo et aqua benedicta incipitur alta voce cantan-do conplete officium mortuorum Quo de mane cantato statim dicitur missa de Requiem pro illo et sicut dictum est de mane ita dicendum et faciendum est de sero preter missam Missam autem dicta dictus pe-regrinus absoluitur ac si deberet ad sepulchrum deduci pulsando tunc

10 Visiones Georgii p 87-8811 Visiones Georgii p 91

208 Sonia Maura Barillari

campanas sicut pro defunctis fieri est consuetum Et iste modus pulsan-di modusque cantandi missam et officium mortuorum per quatuor dies subsequentes obseruatur12

Enfin George avec un important groupe de repreacutesentants des autoriteacutes lo-cales civiles13 et religieuses se rend

ad quandam insulam valde modicam et satis prope iuxta eorum monas-terium in qua quidem insula est quedam valde modica capella et in ca-pella introitus ad modum porte putei seu cellarij sicut in Francia fieri consueuit cuius ostij longitudo quatuor palmorum latitudo autem eius trium palmorum continet mensuram Super quo ostio inuenerunt tres magnos lapides quorum quilibet ad minus erat ponderis vij quintalium vel viij qui supra predicto ostium per triginta conpletos annos fuerant sine aliqua amocione [] Aperto autem ostio prior sopradictus indutus solem-pniter cum ministris suis sicut est fieri consuetum Georgium benedixit Qui quidem Georgius modo ordinato indutus tribus tunicis albis sine zona et capucio discalciatus et capite discoopertus ac eciam dezonatus premis-so signaculo sancte crucis dicendo laquo Jhesu Christe fili dei viui miserere michi peccatori raquo ostium Purgatorij intrauit qui quidem introitus est pu-teus profondissimus profunditatis duorum miliarum et vltra habens gra-dus vertiles et volutuosos ad modum vitis gradualis qui in campanilibus et ipsorum ascensu seu descendsu fieri consueuit14

Avant drsquoentrer deacutefinitivement dans le puits George reccediloit une croix de grande qualiteacute et valeur qursquoil tient dans sa main pendant qursquoil descend les marches de lrsquoescalier en colimaccedilon (similaire agrave ceux des tours ou des clochers dit lrsquoauteur) la descente est effectueacutee dans lrsquoobscuriteacute totale et elle a une lon-gueur de 2 miles et plus Quand il aperccediloit de la lumiegravere il en est reacuteconforteacute et il la suit jusqursquoagrave la derniegravere marche ougrave agrave travers une petite porte il quitte lrsquoes-calier et entre dans une grande plaine deacutesertique dont on nous a dit qursquoelle est une sorte drsquoantichambre du purgatoire

Agrave George ndash comme agrave Owein le premier visiteur lsquolitteacuterairersquo du purgatoire ir-landais ndash sont accordeacutees vingt-quatre heures si apregraves cette peacuteriode agrave lrsquoouver-ture de la porte il nrsquoeacutetait pas lagrave ougrave on lrsquoattendait la porte serait refermeacutee et il serait consideacutereacute comme perdu pour lrsquoeacuteterniteacute George comme Owein par-

12 Visiones Georgii p 94-9513 Lrsquoauteur parle drsquoun vir nobilissimus laquo qui vocatur rex illius patrie dictus Magrath raquo Visio-

nes Georgii p 9514 Visiones Georgii p 95-97

209Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

vient agrave surmonter toutes les eacutepreuves et agrave retrouver la sortie Et il ne revient pas tout seul mais accompagneacute de Saint-Michel archange un miracle qui deacuteclen-che parmi les personnes preacutesentes une deacutevote lsquochassersquo agrave la relique qui a pour objet principal ses vecirctements apregraves quoi le heacuteros se retrouve presque nu15

Il y a plusieurs raisons de srsquooccuper des Visiones Georgii la plus importante crsquoest que cette œuvre est substantiellement indeacutependante du Tractatus de pur-gatorio s Patricii16 le texte le plus ancien dans lequel le site de purgation du Lough Derg est deacutecrit Il est notamment inteacuteressant de prendre en consideacutera-tion les donneacutees objectives concernant lrsquoentreacutee et la configuration exteacuterieure du Purgatoire ainsi que les conditions qui en reacuteglementaient lrsquoaccegraves pour les visiteurs Drsquoeacuteventuelles concordances entre les deux visiones peuvent neacutean-moins ecirctre attribueacutees agrave lrsquoinfluence directe ou indirecte exerceacutee par le Tracta-tus tregraves bien connu au XIVe siegravecle

Comme dans le Tractatus la pratique consistant agrave demander des autorisa-tions pour pouvoir accomplir le rite drsquoexpiation est ici souligneacutee comme sont mentionneacutes les quinze jours de jeucircne et de priegravere neacutecessaire agrave la preacuteparation spirituelle Lrsquoauteur parle aussi de la convocation des fidegraveles ndash clercs et laiumlcs ndash qui sont appeleacutes pour accompagner en procession le peacutenitent jusqursquoagrave la porte du purgatoire ougrave il recevra la derniegravere beacuteneacutediction Sont eacutegalement reacuteaffir-meacutees agrave plusieurs reprises la puissance de lrsquoinvocation du nom du Christ et lrsquourgente neacutecessiteacute de conserver la meacutemoire et les reacutecits de ceux qui ont pu re-venir du purgatoire sains et saufs17

Contrairement agrave ce que nous pouvons lire dans le Tractatus pour Geor-ge crsquoest le culte reacuteserveacute aux morts qui est ceacuteleacutebreacute il est eacutetendu sur un cer-cueil pareacute de noir et les moines reacutecitent la liturgie des morts et ceacutelegravebre la mes-se in requiem pendant que les cloches sonnent laquo sicut pro defunctis fieri est consuetum raquo Il srsquoagit lagrave drsquoun deacutetail que lrsquoon trouve aussi dans les relations

15 Visiones Georgii p 318-31916 On peut le lire dans Das Buch vom laquo Espurgatoire S Patrice raquo der Marie de France und seine

Quelle hrsg von K Warnke Tuumlbingen Max Niemeyer Verlag 1973 [1938]17 Dans ce cas les meacutemoires sont certifieacutes par lrsquoauctoritas de quatre lsquogarantsrsquo deacutesigneacutes par

leur nom et leur fonction laquo videlicet domini Richardi nunc Armachani archiepiscopi [] do-mini Nicolai nunc Clochorensis episcopi [] fratris Paoli prioris monasterij insule Purgatorij sancti Patricij [] fratris Iohannis prioris generalis per Yberniam fratrum hospitalis sancti Io-hannis Ierosolimitani raquo Visiones Georgii p 77-78

210 Sonia Maura Barillari

que Ramoacuten de Perellos18 et Antonio Mannini19 ont faites de leur pegravelerinage au purgatoire irlandais

Une autre diffeacuterence par rapport au Tractatus crsquoest que George affirme ex-plicitement que le purgatoire est situeacute sur une icircle pregraves du monastegravere de chanoi-nes reacuteguliers de lrsquoordre augustinien responsables de la garde de ce lieu sacreacute

duxerunt eundem Georgium ad quandam insulam valde modicam et satis prope iuxta eorum monasterium in qua quidem insula est quedam valde modica capella et in capella introitus ad modum porte putei seu cellarij [] cuius ostij longitudo quatuor palmorum latitudo autem eius trium pal-morum continet mensuram20

Mais ce qui frappe le plus dans les Visiones Georgii crsquoest le soin avec lequel le reacutecit est ancreacute agrave des points de reacutefeacuterence chronologique et geacuteographique exacts et la preacutecision de lrsquoeacutetat civil des protagonistes de lrsquohistoire21 le pegravere de Geor-ge habite agrave Naples George vit entre Trani Bari Barletta Canosa et sa sincegravere contrition le fait aller agrave Avignon agrave Saint-Jacques-de-Compostelle agrave Finister-re en Irlande enfin Il y est accueilli par lrsquoarchevecircque drsquoArmagh dans le chacirc-teau de Dromiskin pregraves de Dundalk dans le comteacute de Louth22 Dans une let-tre agrave son neveu Richard Fitz-Ralph junior (rector de lrsquoeacuteglise de Trim dans le comteacute de Meath et chanoine agrave Emly dans le comteacute de Tipperary) le mecircme ar-chevecircque dira de George qursquoil laquo ad vos venerit raquo se reacutefeacuterant agrave Avignon la ville dans laquelle Richard se trouvait agrave ce moment-lagrave Nous avons lagrave un tableau europeacuteen extrecircmement preacutecis et articuleacute auquel correspond une datation qui ne lrsquoest pas moins la premiegravere lettre de lrsquoarchevecircque drsquoArmagh adresseacutee au chevalier hongrois pourrait avoir eacuteteacute eacutecrite le 19 feacutevrier 135423 un mercredi

18 Cf A Vignaux et A Jeanroy Voyage au Purgatoire de St Patrice Visions de Tundal et de St Paul textes languedociens du quinziegraveme siegravecle Toulouse Eacuteditions Eacutedouard Privat 1903 rist New York-London Johnson Reprint Corporation 1971

19 Cf L Frati laquo Il Purgatorio di S Patrizio secondo Stefano di Bourbon e Umberto da Ro-mans raquo Giornale Storico della Letteratura Italiana No 7 1886 p 140-179

20 Visiones Georgii p 95-9621 Sont ici nommeacutes lrsquoarchevecircque drsquoArmagh Richardus identifieacute avec Richard Fitz-Ralph ti-

tulaire de cette charge de 1347 agrave 1360 Nicolaus eacutevecircque de Clogher (Nicolaus Mac Cathusaigh 1320-1356) Iohannis prieur geacuteneacuteral des Hieacuterosolymitains en Irlande (John of Frowick 1338-1358) et Richard Fitz-Ralph junior (1344-1353)

22 Visiones Georgii p 7923 Le 12 ou le 5 feacutevrier certainement avant la lettre suivante dateacutee du 22 feacutevrier 1354 Visio-

nes Georgii p 80-81

211Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

la seconde ndash qui teacutemoigne de lrsquoexpeacuterience purgatoriale du chevalier ndash le 22 feacute-vrier 1354 le mecircme jour que la troisiegraveme envoyeacutee agrave son neveu La lettre par la-quelle le prieur du monastegravere du purgatoire autorise le jeune homme agrave y entrer est dateacutee du 7 deacutecembre 1353 (laquo in crastino sancti Nicolai episcopi raquo)24 alors que lrsquoattestation de lrsquoeacutevecircque de Clogher qui certifie que ce fait srsquoest reacuteellement passeacute est du 26 deacutecembre de la mecircme anneacutee suivie de celle du prieur geacuteneacute-ral des Hieacuterosolymitains25 dateacutee du 29 janvier 135426 Il est donc eacutevident que George a effectueacute son lsquoentreprisersquo un jour compris entre le 8 et le 25 deacutecem-bre de lrsquoanneacutee 1353 agrave une saison et une latitude fort peu favorables agrave des per-formances de ce type mais comme on le verra dans des conditions pas assez prohibitives pour deacutecourager les peacutecheurs deacutesireux de se racheter

Lrsquoheacuteritage du Tractatus

Il ne faut pas oublier que le Tractatus deacuteveloppe une articulation complexe et que lrsquoaventure veacutecue par le chevalier irlandais en constitue seulement une partie quoique la plus consistante et importante27 Apregraves la dedicatio agrave lrsquoab-beacute de Sartis (lrsquoinspirateur ou pour mieux dire le lsquocommettantrsquo de la mise en œuvre du reacutecit) il y a un prologus dans lequel se reacutefeacuterant agrave lrsquoauctoritas de Greacute-goire le Grand et de saint Augustin lrsquoauteur ndash qui se nomme simplement H de Saltrey ndash traite de la possibiliteacute parfois offerte aux hommes drsquoexpeacuterimenter de leur vivant tout ce que leur reacuteservera lrsquooutre-tombe

Ce prologue est suivi de lrsquoexplication comment le passage qui permet aux peacutecheurs sincegraverement repentis de traverser les territoires du purgatoire en en subissant les peines a eacuteteacute reacuteveacuteleacute agrave saint Patrice Puis le rituel auquel les aspi-rants pegravelerins de lrsquoau-delagrave se soumettent est minutieusement deacutecrit et enfin lrsquoaventure drsquoOwein est raconteacutee Ce reacutecit preacutesente deux interruptions consti-tueacutees par autant drsquolsquohomeacuteliesrsquo dont la premiegravere commente lrsquoheureux franchis-sement de lrsquoeacutepreuve du pons subtilis et lrsquoabandon conseacutecutif des sites de pur-gation alors que la seconde souligne le moment ougrave le protagoniste agrave la fin de

24 Visiones Georgii p 8425 Cette lettre aurait eacuteteacute reacutedigeacutee au chacircteau de Kilmainam (agrave cette eacutepoque-lagrave pregraves de Dublin

actuellement dans la ville mecircme)26 Visiones Georgii p 8627 La subdivision du texte selon lrsquoeacutedition Warnke est en bref celle-ci I Dedicatio - II Prologus

- III Narratio a) De Purgatorio S Patricii b) De Owein milite c) De milite in Purgatorio Ho-milia I d) De Owein milite in Paradiso terrestri Homilia II e) De milite e Purgatorio reuerso f) Testimonium Gileberti - IV Epilogus - V Appendix 1) Testes 2) Narratiunculae Epilogus

212 Sonia Maura Barillari

son seacutejour temporaire dans le Paradis Terrestre srsquoapprecircte agrave faire retour dans notre monde Puis est rapporteacute un teacutemoignage attribueacute agrave Gilbert (le premier narrateur de lrsquohistoire drsquoOwein) qui reacutefute lrsquoopinion de ceux qui ne consideacute-raient pas comme admissible qursquoune expeacuterience de lrsquoautre monde fucirct physique autant que spirituelle

Agrave ce point certains manuscrits28 se terminent avec un bref eacutepilogue eacutepi-logue29 que drsquoautres30 reproduisent agrave la fin drsquoun lsquoappendicersquo composeacute de cinq narratiuncolae drsquoune physionomie apparenteacutee agrave celle des exempla

La structure narrative des Visiones Georgii est quant agrave elle tregraves diffeacuterente apregraves une longue introduction qui deacutecrit les vicissitudes qui ont meneacute George en Irlande et le rite preacuteliminaire agrave son entreacutee dans la construction cachant le passage vers lrsquoau-delagrave le texte propose une seacuterie de vingt-neuf visiones dont les dix-huit premiegraveres ont un deacutecor avec des traits nettement infernaux Dans les neuf visions initiales les diables prennent des formes toujours diffeacuterentes qui mettent lrsquoaccent sur la disposition diabolique au transformisme agrave la meacutetamor-phose et en mecircme temps exploitent les clicheacutes drsquoune litteacuterature exemplaire en-cline agrave mettre en garde les fidegraveles contre les dangers de la vie mondaine ils apparaissent drsquoune fois agrave lrsquoautre sous les traits de becirctes horribles de chevaux et chevaliers armeacutes et belliqueux de femmes lascives de marchands somptueu-sement habilleacutes de serpents et mecircme de moines et precirctres ndash impliquant dans cette diabolisation toutes les conditions sociales tous les lsquoeacutetats du mondersquo

Pour convaincre George drsquoabandonner son chemin de peacutenitence les deacute-mons assument lrsquoaspect de son pegravere et de ses fregraveres ainsi que des demoiselles qui freacutequentaient sa maison des Pouilles Agrave partir de la dixiegraveme visio lrsquoauteur suit plus fidegravelement le modegravele offert par le Tractatus le jeune homme rencon-tre sur son chemin un lac flamboyant un bacirctiment plein de fosses remplies de meacutetal bouillant un puits profond une haute montagne fouetteacutee par un vent glacial un autre puits enfin qui srsquoouvre sur lrsquoabicircme de lrsquoenfer

Le titre de la seiziegraveme visio laquo de diuersis penis purgatorij raquo nous fait com-prendre que les diffeacuterences entre notre texte et sa laquo source raquo sont drsquoessence doctrinale avant mecircme drsquoecirctre relatives au contenu en effet il preacutesente le

28 Ce sont les manuscrits du groupe que Warnke appelle 29 laquo Hec pater uenerande predictus Gilebertus et mihi et aliis pro edificatione narrauit si-

cut ipse ab eodem milite sepius audiuit Ego uero sequens sensum uerborum et narrationis eius prout intelligere potui dixi uobis Si quis autem hinc me reprehendere uoluerit sciat quod ues-tra me hoc scribere iussio coegit raquo K Warnke op cit p 150

30 Ce sont les manuscrits du groupe que Warnke appelle

213Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice

voyage qui srsquoaccomplit agrave lrsquointeacuterieur du purgatoire de saint Patrice comme un parcours qui preacutevoit aussi un temps pendant lequel la volonteacute du peacutenitent est mise agrave lrsquoeacutepreuve ainsi que ndash apregraves cette section ndash la preacutesence drsquoun guide lrsquoar-change Michel prodigue drsquoenseignements pour celui qui a reacuteussi agrave surmon-ter les tentations diaboliques et agrave parvenir au veacuteritable lieu de la purgation Ce dernier nrsquoapparaicirct pas tregraves diffeacuterent des reacutegions preacuteceacutedemment deacutecrites les supplices sont semblables et eacutegalement douloureux mais le sort reacuteserveacute aux acircmes est diffeacuterent parce que ndash apregraves de nombreux tourments ndash elles sont destineacutees agrave la gloire eacuteternelle Pour revenir un instant en arriegravere la dix-hui-tiegraveme visio est entiegraverement deacutedieacutee agrave la description de lrsquoenfer et des peines que les damneacutes y souffrent et elle se termine avec une dissertation savante sur les diffeacuterences qui existent entre ces peines et celles qui sont preacutevues pour les es-prits du purgatoire Apregraves cette vision terrible George est accompagneacute aux portes du paradis agrave travers preacutes verts et jardins pleins de fleurs parfumeacutees et de fruits au paradis il verra les anges les saints et les bienheureux et enfin Jeacutesus Christ qui lui donne sa beacuteneacutediction

Lrsquoau-delagrave visiteacute par George preacutesente donc une subdivision diffeacuterente de cel-le du Tractatus qui se limite agrave deacutecrire le purgatoire et le repreacutesente selon la conception de la fin du XIIe siegravecle crsquoest-agrave-dire diviseacute en deux parties un en-droit de purification ougrave officient des diables avec des fonctions punitives et le paradis terrestre ougrave apregraves avoir eacuteteacute purifieacutees arrivent les acircmes et ougrave elles at-tendent drsquoecirctre eacuteleveacutees au ciel Par contre dans les Visiones Georgii les eacutetapes preacutevues sont au nombre de cinq une section lsquoprobatoirersquo ndash le veacuteritable pur-gatoire ndash un premier pons subtilis lrsquoenfer un second pons subtilis un endroit de deacutelices (que nous pouvons identifier au paradis terrestre31) et finalement le paradis ceacuteleste

Cette reacutepartition est apparenteacutee agrave celle qui est preacutesente dans une autre œu-vre ayant comme sujet le purgatoire de saint Patrice le Purgatoire de Ludo-vic de France32 Il est conserveacute dans cinq manuscrits qui en proposent quatre

31 George le confond effectivement avec le paradis ceacuteleste et veacuterifie aupregraves de son guide lrsquoar-change Michel qui deacutement laquo non est proprie paradisus sed speciali pregustacio et participatio paradisi et quedam ymago illius raquo Visiones Georgii p 210

32 Cf S M Barillari laquo Le glosse e lrsquoappendice del Purgatorio di Ludovico di Sur (Napoli BN Vind lat 57 cc 258-263) un caso di contaminazione raquo Studj romanzi (Nuova serie) No 2 2007 p 127-155 laquo I volgarizzamenti e i rifacimenti del Tractatus de Purgatorio s Patricii dalla propaganda religiosa a quella politica raquo dans Comunicazione e propaganda nei secoli XII-XIII Atti del convegno internazionale Messina 24-26 maggio 2007 sous la direction de F Latella e T Sorrenti Roma Viella 2007 p 113-131 laquo Il Purgatorio di Ludovico di Sur (Napoli Biblioteca

214 Sonia Maura Barillari

versions diffeacuterentes lrsquoune latine33 lrsquoautre latine avec un appendice en italien34 une autre catalane35 et une autre encore italienne36 Cette derniegravere a de gran-des affiniteacutes avec les Visiones Georgii au moins du point de vue de la structure interne Elle se diffeacuterencie des autres versions par une consistante interpola-tion qui propose des images et des situations en grande partie tireacutees de lrsquoEnfer de Dante et qui rend neacutecessaire une reacuteorganisation des endroits exploreacutes par le visionnaire selon une nouvelle scansion une section lsquoprobatoirersquo dans la-quelle des diables sous forme de dames tregraves seacuteduisantes essaient drsquoinduire en tentation le peacutenitent un premier pons subtilis la section infernale influenceacutee par la Comeacutedie un second pons subtilis la section purgatoriale le paradis ter-restre et le paradis ceacuteleste (seulement entrevu de loin)37

Les deux textes ndash les Visiones Georgii et le Purgatoire de Ludovic de France ndash sont donc les teacutemoins drsquoun procegraves de transformation de la matiegravere patri-cienne qui vise agrave son renouvellement un renouvellement sans doute motiveacute par lrsquointention de lrsquoadapter agrave des notions et des exigences nouvelles Lrsquoeacutetape qui se preacutesentait sous un aspect infernal et qui dans le Tractatus preacutecegravede le pons subtilis ne correspondant plus agrave une conception plus lsquosobrersquo du pur-gatoire se voit attribuer une nouvelle fonction de laquo clef probatoire raquo apregraves avoir subi preacuteventivement un laquo ravalement raquo deacutemoniaque qui met les tenta-tions au cœur de lrsquoeacutepisode Ceci induit une profonde reacuteorganisation au ni-veau seacutemantique lrsquoideacutee de purification des peacutecheacutes commis perd sensible-ment de son importance alors que celle de lrsquoeacutepreuve de veacuterification de la pureteacute ou de la vertu du heacuteros ndash qui doit se montrer digne de parvenir agrave la destination deacutesigneacutee ndash voit la sienne grandir en proportion inverse

Nazionale Vind lat 57 cc 258-263) un testo a cavallo fra Medioevo e Rinascimento Studi me-dievali (3a serie) No 49 2008 p 759-808 laquo Un Purgatorio umanistico Le vicende testuali di una visio fra latino e volgare raquo dans Lingue e culture fra identitagrave e potere sous la direction de M Arcangeli et C Marcato Formello (Rm) Bonacci 2009 p 123-130

33 P Paris BNF Lat Nouv Acq 1154 cc 7r-10v (fin du XIVe siegravecle)34 V Naples Bibliothegraveque Nationale Vind lat 57 cc 258-263 (fin du XIVe siegravecle) Il y a aussi un

codex descriptus V Naples Bibliothegraveque Nationale Vind lat 57 cc 258-263 (fin du XIVe siegravecle)35 B Barcelona Arxiu de la corona drsquoArago Sant Cugat 82 cc 157r-163v e 83 c 126 (pre-

miegravere moiteacute du XVe siegravecle)36 C Venise Bibliothegraveque du Museacutee Correr 1508 (premier quart du XVe siegravecle) et Pd Pa-

doue Bibliothegraveque Municipale CM 106 cc 44va-49vb (milieu du XVe siegravecle)37 Cf S M Barillari laquo La cittagrave delle dame La sovranitagrave ctonia declinata al femminile fra lrsquoir-

landa e i Monti Sibillini raquo LrsquoImmagine riflessa NS No 18 2009 p 87-121 et p 120-121

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Lrsquoheacuteritage folklorique

Mais le Purgatoire de Ludovic de France manifeste un autre point de contact avec les Visiones Georgii peut-ecirctre drsquoun inteacuterecirct plus grand encore parce qursquoil se reacutefegravere agrave une matiegravere eacutetrangegravere aux visions purgatoriales et drsquoune faccedilon geacute-neacuterale au reacutepertoire drsquoimages qui se reacutepegravete dans les repreacutesentations meacutedieacuteva-les de lrsquoau-delagrave chreacutetien une matiegravere qui au contraire semble tireacutee de la my-thologie preacutechreacutetienne et du folkore dans lequel elle srsquoeacutetait en partie deacuteposeacutee

La section probatoire du Purgatoire de Ludovic de France dans toutes ses versions laisse en effet apparaicirctre une anomalie insolite38 en ce qursquoelle es-saie drsquoobliteacuterer ndash on serait tenteacute de dire de masquer ndash les horreurs des siegrave-ges deacutemoniaques en les dissimulant fictivement sous les apparences drsquoun hortus deliciarum Lrsquoavanceacutee de Ludovic est en effet ponctueacutee par une suc-cession de tentations contre la manifestation desquelles il avait deacutejagrave eacuteteacute mis en garde par le frater albus qui lrsquoavait accueilli dans la salle du purgatoire laquo scias quod invenies temptationes maximas dominarum et domicellarum pulcerrimarum tuo videre que temptabunt multum si poterunt decipere te raquo39 Toutes ces dames et demoiselles le flattent en lui offrant une grande quantiteacute drsquoor une offre associeacutee dans la plupart des cas agrave une invitation agrave rester avec elles Les paroles prononceacutees par lrsquoanticha domina que Ludovic rencontre dans un grand preacute nous en donne un exemple laquo spectavi te per magnum tempus causa dandi tibi unam istarum iuvenum cum qua dabo tibi maximam quantitatem auri quod semper toto tempore vite tue poteris stare cum magno honoreraquo (V)40 Le passage correspondant dans C se distin-gue par une plus grande charge expressive

godi drsquoalegreza o chavalier bello e chortexe e molto piugrave piaxevole Quan-to longo tenpo egrave pasato che io te ograve aspetato per doverte consentire et darte una de queste donzele qual a ti piaze Chredime adoncha che per zerto a ti seragrave bem perpetual E zertamente ella te daragrave e sigrave te uxeragrave piaxevoli deleta-menti et ultra questo tu serai piaxevollemente richo (c 6v)

38 Ludovico Frati lrsquoavait deacutejagrave releveacutee laquo Tradizioni Storiche del Purgatorio di San Patrizio raquo Giornale Storico della Letteratura Italiana No 17 1891 p 46-79

39 Le texte du manuscrit V est eacutediteacute par S M Barillari dans laquo Il Purgatorio di Ludovico di Sur raquo art cit (la citation se trouve p 800) La version du manuscrit C est encore plus explicite laquo sapi che incontenente i demonii vigniragrave da ti in forma de donzele bellisime per sedurte a pe-char chon quelle raquo (c 4v)

40 S M Barillari laquo Il Purgatorio di Ludovico di Sur raquo art cit p 801-802

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Et si le manuscrit V ndash qui conserve une version plus segraveche et syntheacutetique ndash se limite agrave qualifier les femmes de pulcerrime et iuvenes le manuscrit pa-risien les veacutenitiens et le catalan se reacutepandent en descriptions extrecircmement deacutetailleacutees

statim veniunt mulieres quarum erat incredibilis pulcritudo corizantes salentesque regalibus indumentis indute coronas aureas ornatas pretio-sissimis lapidibus in capite deferebant formose valde lacteo rubeoque colore mixto perfuxe declinantes capillis aureis erant timpora mediocri-ter elevata frontes polite nive erant albiores supercilia arcualia nigredi-ne pendentia decenter oculi aquile pulcriores ac vaghi nimis genne lacte coagulato teneriores nasus valde stillus usque ad labia rectissimus decu-rebat labia rubricunda coralo dentes eburnei velud aties ordinati ut lapis pretiosissimus mens pendebat colum decenti carnositate habebant autem gutur lineatum actualiter in pectore duo poma parva pulcerima leveban-tur In etate xvj vel xvij annorum ad plus videbantur (P c 7v)

me aparve demonii in forma de donzelle in le qual pareva esser tanta bel-leza che non se poria aquiperar a belleza tanto era belle et versso de me vigniva ballando e saltando et era vestite de realle vestimente et aveva chadauna in chapo chorone ornate de pietre pretioxe I suorsquo chapelli spes-sisimi e belli chomo filli drsquooro le tenpie levate li suorsquo fronti alti et molto piugrave bianche che neve i labri et galte vermeglie chome roxe Zegli neri et torti gli ochi piugrave belli et vagi che de aquilla o falchone I suorsquo naxi drich pluy drsquoun stillo denti bianchisimi e adornati a modo de schiere nel peto mostrava do pomedeli picoli e redondi pareva de etate de xv in xvi anni (V c 5r)41

encontinent algunes dones vengueren ves mi ballant e cantant la belea de les quals era tant gran que apenes la poria om dir ne altre creure Car ves-tides eren com a regines e portaven en lur cap corones drsquoaur meravelloses ab moltes pedres presioses lus carns avien pus blanques que let la qual blanquor ere mesqulada la hon feva mester ab color vermela fresca com a rosa E avien cabels fort lonchs e delicats semblant a fil drsquoaur lus fronts eren beles e polits pus blanchs que neu que al mon sis les celles voltades negres los vis avien aguileyns los nas avien forts polits los labis pus ver-mels que corals les dents pus belles que vori fforts be hordenades e lo col fort bel e blanch e ben torneyat les mamelles avien com dues pomes po-ques Le quals dones parien de edad xvj anys poch mes o meyns42

41 Les variantes de Pd sont minimes et purement graphiques42 R Miquel y Planas Llegendes de lrsquoaltra vida Barcelona Giroacute 1914 p 241-252 p 247

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Naturellement conformeacutement agrave la mise en garde du lsquomoine blancrsquo et com-me lrsquoavait bien compris le reacutedacteur du texte elles ne sont autres que des deacute-mons precircts agrave disparaicirctre degraves qursquoon prononce la formule laquo Verbum caro factum est et habitavit in nobis raquo accompagneacutee drsquoun triple signe de croix

Bien que lsquocurieusersquo cette particulariteacute nrsquoest pas du tout eacutetrangegravere aux visions si-tueacutees dans le purgatoire irlandais en 1200 tout pregraves de la date de reacutedaction du Tractatus (entre 1179 et 1185 plus probablement agrave la fin de cette peacuteriode) Peter of Cornwall prieur du couvent de Holy Trinity agrave Algade (Londres) reacutedige un Liber revelationum43 ougrave la transcription du Tractatus est suivie drsquoune autre vision (ff 21va-23ra) baseacutee sur le reacutecit drsquoun certain Bricio44 Celui-ci rapporte que laquo tempore igitur regis Henrici secundi intravit quidam miles Purgatorium illud raquo45 Le deacutecor est sensiblement diffeacuterent de celui qui est esquisseacute par le devancier le plus ceacutelegravebre dans la maison souterraine le chevalier ne se trouve pas en preacutesence drsquoenvoyeacutes ceacute-lestes mais y rencontre un roi nommeacute Gulinus qui lui preacutesente sa fille une jeune femme drsquoune rare beauteacute et qui lui demande srsquoil voudrait faire lrsquoamour avec elle Il y consent et tout de suite un lit est apprecircteacute pour le couple

et ecce cum crederet se miles uti connubio illius puelle aperti sunt oculi eius et vidit truncum vetustissimum et aridissimum et deformem iacere inter amplexus eius et virilem ipsius virgam in quodam foramine facto in illo trunco coartatam46

On peut trouver quelque chose de semblable dans la troisiegraveme visio de Geor-ge ougrave le protagoniste aperccediloit de loin une ville riche et puissante

de cuius porta vidi euntem quandam dominam supra modum et valde mi-rabiliter amabilem et formosam et polcherrimam inter omnes huius mundi mulieres cui similem nunquam vidit in facie in pulchritudine nec in corpo-ris formositate que domina ducentis domicellis vel ultra versus Georgium ob-viam venit et ipsum honorifice recipiendo Predicta domina cum domicella-bus suis erat pulcherrima vultu et corpore sicut erat mirabiliter ornata utpote induta de nobilissimo et ditissimuo scharleto habens in capite coronam pul-cherrimam diversis lapidum preciosorum generibus adornatam et textam47

43 Le texte est conserveacute dans une copie unique ndash presque certainement lrsquooriginal reacutedigeacute par Peter ndash qui se trouve agrave la Lambeth Palace Library (ms 51)

44 Cf S M Barillari laquo Gli infortuni della penitenza Ovvero un purgatorio dai dolorosi am-plessi raquo Lrsquoimmagine riflessa N S No 14 2005 p 87-102

45 R Easting art cit p 413 46 Ibid p 41447 R Easting art cit p 115

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La dame le reccediloit en qualiteacute de reine du pays et elle se donne agrave lui comme amante en ajoutant que srsquoil lrsquoavait eacutepouseacutee il serait devenu le roi de son royau-me Cependant il suffit qursquoil baisse les yeux pour voir entre les plis du preacutecieux vecirctement les pieds de la dame et pour qursquoil srsquoaperccediloive que ce sont des sabots lrsquoun de cheval lrsquoautre de bœuf un signe tregraves eacutevident de son essence deacutemonia-que une essence qui achegraveve de se reacuteveacuteler quand est profeacutereacute le nom du Christ

et statim immediate cum horribili sonitu fulgurum et tempestatum dya-bolus qui in predicta forma apparuerat cum omnibus suis conplicibus disparuit post eius abscessum remansit fumus fetidissimus super omnes mundi corrupciones48

Mais les textes connexes au purgatoire de saint Patrice ne sont pas les seuls agrave exploiter un tel motif il revient aussi dans Huon drsquoAuvergne chanson de geste franco-italienne qui pourrait avoir eacuteteacute composeacutee ndash du moins dans la forme attesteacutee par les manuscrits49 ndash entre 1315 et 1340 Lrsquoeacutepisode qui nous inteacuteresse50 a lieu pendant le long voyage qui conduira Huon en enfer pour demander agrave Lucifer de reconnaicirctre la suzeraineteacute de Charles Martel en lui rendant hommage il srsquoembarque sur un petit bateau qui mu par une force surnaturelle remonte agrave contre-courant les eaux du fleuve Tigre et apregraves de nombreux jours de navigation il aperccediloit sur une rive trois demoiselles qui entonnent un chant drsquoamour Les jeunes femmes lui souhaitent la bienvenue et lrsquoaccompagnent dans une ville qui a une apparence lsquoparadisiaquersquo Tout de suite il est conduit en preacutesence de la reine qui porte une robe de veuve et qui a la tecircte voileacutee apregraves avoir eacutecouteacute son histoire elle lui promet non seu-

48 Visiones Georgii p 117-11849 Ce sont les mss Hamilton 337 de la Staatsbibliothek de Berlin dateacute de 1341 (B) N III 19

de la Bibliothegraveque Nationale de Turin dateacute de 1441 et partiellement deacutetruit dans lrsquoincendie de 1904 (T) 32 de la Bibliothegraveque du Seacuteminaire Eacutepiscopal de Padoue deacutebut du XVe siegravecle (P) Il y a aussi le lsquoframmento Barbierirsquo conserveacutee agrave la Bibliothegraveque du Archiginnasio de Bologne (Br) B 3489 qui contient les 1264 lignes de lrsquoeacutepisode de la descente drsquoHuon en enfer Cf L A Meregaz-zi laquo LrsquoUgo drsquoAlvernia poema franco-italiano raquo Studj romanzi No 27 1937 p 5-87 p 6 et 15-16 et laquo Lrsquoepisodio del Prete Gianni nellrsquoUgo drsquoAlvernia raquo Studj romanzi No 26 1935 p 5-69 p 5 Il ne faut pas oublier que les textes de ces manuscrits montrent de consideacuterables divergences dans la forme les contenus et la langue Pour un approfondissement bibliographique cf Barillari laquo La cittagrave delle dame raquo art cit p 93-95 n 21

50 Lrsquoeacutepisode est eacutediteacute par E Stengel laquo Huons von Auvergne Keuschheitsprobe Episode aus der franco-venezianischen Chanson de geste von Huon drsquoAuvergne nach den drei erhaltenen Fassungen der Berliner Turiner und Paduaner raquo dans Meacutelanges M Wilmotte Paris Cham-pion 1910 p 685-713

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lement de lrsquoaider dans son entreprise mais aussi de le nommer souverain de ses terres agrave condition qursquoil couche avec elle cette nuit-lagrave

la grant beuteccedil qe ge ay en vos veuumleme torne en joie de ce qursquoavoy perduede monsignor dont ge suy dechauumlesuy restoreccedil por vetre coneuumlepar sir vos tiengen et je por vetre drueReceveccedil moy Ja vos avray renduetote la terre qui ai tant longuemant tenueSi en ceste nuit mrsquoavereccedil en braccedil nueainccedil qe clerteacute soit demain aparuepar force drsquoart dont moy croy reampluevos manderay dedanccedil la jant chauumle51

Huon vrai champion de la fideacuteliteacute conjugale ne cegravede pas agrave cette tentative de seacuteduction il fuit dans un verger et commence agrave se frapper la poitrine avec un caillou en implorant lrsquoaide de Dieu Agrave son retour dans le chacircteau il invoque le nom du Christ et le deacutecor change prodigieusement devant ses yeux Il com-prend ainsi qursquoil a eacuteteacute victime de la tromperie du deacutemon

la damoiselie et li danccedileus vestudevenirent tot diables cornucum grant furor parent estre vencuNuls trons in aer quant li vient sunt creuumlnon fait tiel criccedil puisqursquoil ert derompucum cil diable qui furent confonduSoul en la sale li cons ert remansuda quatre part i estoit apris le fu52

Le lendemain agrave son reacuteveil la ville et le chacircteau se sont eacutevanouis et lui agrave che-val peut continuer son chemin

Selon toute probabiliteacute cette laquo suggestion raquo narrative deacuteclineacutee drsquoune maniegravere diffeacuterente dans les œuvres ici examineacutees peut ecirctre rameneacutee au motif du lsquocadeaursquo

51 B v 6964-6974 (Stengel laquo Huons von Auvergne Keuschheitsprobe raquo p 705)52 V 7077-7084 de la version de B (Stengel laquo Huons von Auvergne Keuschheitsprobe raquo p 710)

Le feu sera ensuite eacuteteint par lrsquointervention de trois anges descendus du ciel pour le consoler

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ou du lsquogainrsquo de la fille du roi ndash un motif tregraves reacutepandu dans le folklore europeacuteen ndash et agrave celui de lrsquolsquohospitaliteacute sexuellersquo qursquoon trouve freacutequemment dans la litteacuterature irlandaise des origines53 Mais nos reacutecits laissent aussi apparaicirctre en filigrane drsquoeacutevidents liens de filiation avec le mythe de la lsquodeacuteesse royalersquo qui a le pouvoir de donner la royauteacute (parce qursquoelle en est deacutetentrice) agrave celui qui jouit de ses faveurs amoureuses54 Un mythe transposeacute dans une figure qui confirme son identiteacute et ses attributs en eacutetablissant une parfaite eacutequivalence entre la possession de la femme la possession de la terre et la possession du pouvoir55 un mythe dont le succegraves dans la culture celtique et dans les litteacuteratures qui srsquoinspirent drsquoelle56 fut long et durable et qui continue drsquoaffleurer dans le folklore moderne

Dans cette lsquodeacuteesse royalersquo on peut reconnaicirctre un des nombreux avatars de la Seigneure des Animaux une seigneure drsquoun autre monde ndash pas encore conccedilu de faccedilon limitative comme lrsquoAutre Monde lrsquoau-delagrave ndash sur lequel elle regravegne en maicirctrisant les lois des regravegnes veacutegeacutetal et animal Elle est donc aussi une Seigneu-re du Gibier ce qui dans une eacuteconomie fondeacutee principalement sur la chasse57 en fait la deacutepositaire du bien-ecirctre et de lrsquoabondance qursquoelle dispense avec bien-veillance agrave tous ceux qursquoelle a la complaisance drsquoaimer58 Cette entiteacute puissante et munificente conserve les traits propres agrave une existence liminale qui srsquoexplicitent dans une contiguiumlteacute avec le monde animal une contiguiumlteacute qui souvent trans-paraicirct dans le chiffre physique drsquoune meacutetamorphose en apparence partielle et qui eacutevoque avec eacuteloquence la preacutesence simultaneacutee et compatible drsquoune essence double ainsi que de lrsquoappartenance agrave deux reacutealiteacutes agrave deux dimensions

Voilagrave quels pourraient ecirctre les contours sommaires du systegraveme leacutegendaire auquel reacutefegraverent les textes ici pris en consideacuteration chacun des auteurs reacuteeacutelabo-rant cette reacutefeacuterence selon ses propres exigences de composition La version qui

53 Cf R Easting art cit p 40854 Cf C Donagrave laquo Il segreto del re del bosco raquo dans La regalitagrave sous la direction de C Donagrave et

F Zambon Roma Carocci p 65-85 p 66 Cf aussi G Milin Le roi Marc aux oreilles de cheval Genegraveve Droz 1991 p 80-81

55 C Donagrave laquo Il segreto del re del bosco raquo art cit p 7756 Carlo Donagrave relegraveve que dans la plupart des cas il srsquoagit de caracteacuteristiques reacutesiduelles ndash en

quelque sorte de fossilisation mythologique ndash encore reconnaissables au-dessous de seacutedimen-tations plus reacutecentes mais de toute faccedilon deacutepourvues de toute vitaliteacute religieuse drsquoorigine La reacutegulariteacute mecircme de leur reacutepeacutetition est cependant significative (C Donagrave laquo Il segreto del re del bosco raquo art cit p 77)

57 Ce stade eacutevolutif des processus eacuteconomiques se deacuteveloppe et domine au paleacuteolithique58 Cf P Galloni Le ombre della preistoria Metamorfosi storiche dei Signori degli animali

Alessandria Edizioni dellrsquoOrso 2007 p 220-222

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maintient les traces les plus eacutevidentes de cet ascendant mythique ndash abstrac-tion faite de lrsquointerpreacutetation chreacutetienne agrave laquelle la reacutefeacuterence leacutegendaire se plie ndash est sans conteste celle proposeacutee par les Visiones Georgii ougrave la souveraine de la ville surnaturelle qui va agrave la rencontre du protagoniste et veut se don-ner agrave lui pour femme a en guise de pieds deux sabots lrsquoun de cheval lrsquoautre de bœuf laquo respiciens tamen eius pedes vidit alterum eius pedem tamquam pedem bovis alterum quoque tamquam pedem equi raquo59 Crsquoest un deacutetail qui la reacutevegravele proche parente des diviniteacutes hippomorphes qui dans les zones celtique et germanique eacutetaient eacutetroitement associeacutees agrave lrsquoacquisition et agrave la transmission de la royauteacute et de la prospeacuteriteacute Cette entiteacute divine aux traits eacutequins srsquoincar-ne dans des deacuteesses telles que Rhiannon et Epona diviniteacutes lieacutees au cheval et a une hypostase en Macha figure feacuteerique des Ulates similaire agrave Meacutelusine ca-pable de battre agrave la course les plus rapides destriers du roi de lrsquoUlster60 Et tou-tes ces deacuteesses se montrent heacuteritiegraveres drsquoune grande deacuteesse preacutehistorique avec laquelle les souverains srsquoaccouplaient agrave des dates preacutedeacutetermineacutees pour assurer agrave leur peuple une anneacutee favorable61

Crsquoest lagrave lrsquoorigine de la coutume enregistreacutee par Giraldus Cambrensis dans la Topographia hibernica62 selon laquelle dans lrsquoextrecircme nord de lrsquoIrlande on avait lrsquohabitude de consacrer les rois avec un rituel laquo particuliegraverement barbare et abominable raquo celui qui devait ecirctre eacuteleveacute au rang royal srsquoaccouplait publi-quement avec une jument blanche Apregraves lrsquoaccouplement la becircte eacutetait tueacutee coupeacutee en morceaux et cuite dans lrsquoeau le nouveau roi plongeait dans cette eau et tous se nourrissaient de la chair de la jument Un hierograves gagravemos archaiuml-que si lrsquoon veut lsquobestialrsquo (Giraldus le consideacuterait deacutejagrave comme tel agrave la fin du

59 Visiones Georgii p 11660 Cf J Gricourt laquo Epona-Rhiannon-Macha raquo Ogam No 4 1954 Cf aussi R Caprini laquo Re

drsquoInghilterra e cavalli Una piccola storia in Goffredo di Monmouth raquo dans Incroci di lingue e culture nellrsquoInghilterra medievale sous la direction de G C Belletti Alessandria Edizioni dellrsquoOrso 1994 p 7-28 laquo Hengist e Horsa uomini e cavalli raquo Maia ns No 46 1994 p 197-214 laquo Ancora a proposito di cavalli e di trasmissione della cultura raquo Quaderni di semantica No 18 1997 p 291-297 et F Benozzo laquo Epona Rhiannon e Tristano metamorfosi cortese di una dea celtica (a proposito di filologia dei testi folklore e mitologia comparata) raquo Quaderni di seman-tica No 18 1997 281-290

61 Cf Cl Lecouteux Lohengrin e Melusina Una leggenda medievale contro la paura della morte Milano Xenia 1989 [eacuted or Paris Payot 1982] p 158

62 Giraldus Cambrensis Topographia hibernica II 5 (dans Giraldus Cambrensis Opera Re-rum Britannicarum Medii Aevi Scriptores Rolls Series 21 7 vol vol V Topographia hibernica ndash Expugnatio hibernica ed by J F Dimock London 1867 p 169)

222 Sonia Maura Barillari

XIIe siegravecle63) qui se montre cependant encore bien preacutesent dans la meacutemoire et dans lrsquoimagination de lrsquoauteur des Visiones Georgii composeacutees presque deux siegravecles plus tard ougrave il fait lrsquoobjet drsquoune ineacutevitable deacutemonisation

Ainsi se trouve illustreacute un tropisme de la fabulation agrave savoir la tendance agrave lsquocoulerrsquo les contenus dans les moules deacutejagrave precircts et testeacutes de la leacutegende ou du rituel64

63 Giraldus compose la Topographia hibernica immeacutediatement apregraves le voyage en Irlande qursquoil a fait en 1185 avec son seigneur Jean sans Terre

64 Cette meacutetaphore est de Rita Caprini (laquo Re drsquoInghilterra e cavalli raquo art cit p 24)

La balanccediloire et lrsquoescarpolette Oscillations folkloriques linguistiques et

litteacuteraires entre Gregravece ancienne et Occident meacutedieacuteval

Alessandro PozzaUniversiteacute Paris IV

La Vita Fratris Juniperi la vie du fregravere Geniegravevre est une petite œuvre meacutecon-nue de la litteacuterature franciscaine reacutedigeacutee en latin au deacutebut du XIIIe siegravecle et dont est conserveacutee une version en italien posteacuterieure de quelques deacutecennies1 Quoique le texte soit neacute dans un milieu religieux parmi les confregraveres de Fran-ccedilois drsquoAssise il se reacutevegravele beaucoup plus proche de lrsquoesprit des novelle ou des fabliaux franccedilais que des exempla et des hagiographies comme le remarque Guido Davico Bonino2

Bien qursquoil ait presque disparu des priegraveres des fidegraveles drsquoaujourdrsquohui Geniegrave-vre eacutetait tregraves reacuteputeacute au XIIIe siegravecle gracircce agrave son laquo candore eccessivo raquo selon la caracteacuterisation de Giorgio Petrocchi3 Il figurait en fait parmi les plus pro-ches disciples de Franccedilois et le saint exhortait ses confregraveres agrave le prendre com-me modegravele et agrave se rapprocher de plus en plus de4

patientiam fratris Juniperi qui usque ad perfectum statum patientiae perve-nit propter perfectam veritatem propriae vilitatis quam continue prae ocu-lis habebat et summum desiderium imitandi Christum per viam crucis

1 La vita di frate Ginepro (testo latino e volgarizzamento) eacuted Giorgio Petrocchi Bologne Commissione per i testi in lingua 1960

2 Cf I fioretti di san Francesco eacuted Guido Davico Bonino Turin Einaudi 1974 p xii3 La vita di frate Ginepro p ix4 Speculum Perfectionis LXXXV 9 Jrsquoai utiliseacute lrsquoeacutedition contenue dans Fontes Franciscani

sous la direction drsquoEnrico Menestograve Stefano Brufani et Giuseppe Cremascoli Assise Edizioni Porziuncola 1995 p 1848-2053

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Les enluminures quelque peu naiumlves du manuscrit 678 de la Bibliothegraveque municipale de Nursie qui contient le Specchio dellrsquoOrdine Minore (XVe siegravecle)5 semblent vouloir illustrer ces mots on y voit les bons fregraveres suivre Jeacutesus en portant la croix du sacrifice6

Lrsquoeacutepisode qui fait lrsquoobjet de cette eacutetude se trouve au chapitre IX de lrsquoeacutedi-tion Petrocchi de la Vita fregravere Geniegravevre en marche vers Rome ougrave il eacutetait deacutejagrave tregraves ceacutelegravebre arrive aux portes de la ville et srsquoaperccediloit que beaucoup de gens srsquoavancent vers lui laquo ex devotione raquo7 Rien nrsquoeacutetait moins chreacutetien que cela ndash Franccedilois le disait souvent ndash rien nrsquoeacutetait plus idolacirctre que de precirccher et de couvrir de louanges des peacutecheurs alors que Dieu seulement est digne de gloire8 Le saint lrsquoavait eacutecrit dans le Speculum Perfectionis9 il lrsquoavait inseacute-reacute dans sa priegravere de salutation aux vertus10 et on le voit repreacutesenteacute dans des manuscrit copieacutes en milieu franciscain comme celui de Nursie eacutevoqueacute agrave lrsquoinstant11 il faut suivre le Christ sur la voie de la croix avec sœur Pauvreteacute et sœur Humiliteacute

Bien que naiumlf fregravere Geniegravevre a ducircment appris le message de Franccedilois et il sait ce qursquoil faut faire pour combattre les dangers de lrsquoidolacirctrie Il deacutecide donc de laquo far la loro divozione venire in favola e in truffa raquo (IX 1) comme lrsquoeacutecrit le vulgarisateur italien crsquoest-agrave-dire de les persuader qursquoil aurait mieux valu adresser ailleurs leurs deacutevotions

Le fregravere remarque alors la preacutesence de deux enfants (IX 2)

5 Ce curieux manuscrit copieacute par le franciscain Giacomo Oddi contient la soi-disant Fran-ceschina un recueil de vies de saints franciscains qui neacuteglige pourtant Geniegravevre Le codex dont on peut voir et teacuteleacutecharger quelques folios sur le site de la Bibliothegraveque municipale de Nur-sie (httpwwwcomunenorciapgitil_comuneservizi_comunaliphp) eacutetait anciennement conserveacute dans la bibliothegraveque du couvent de lrsquoAnnunziata dans la ville ombrienne

6 Cf par exemple la miniature conserveacute au folio 23 r dudit manuscrit (httptinyurlcom2bjq6u7)

7 Pour toutes citations de la Vita cf La vita di frate Ginepro Le chapitre IX en latin et en ita-lien figure aux p 56-59

8 Franccedilois avait lrsquohabitude de parler de soi comme laquo le plus peacutecheur des peacutecheurs raquo Cf Tho-mas de Celano Vita secunda Francisci 122-123 dans Fontes franciscani p 441-639 Bonaven-ture de Bagnorea Legenda maior sancti Francisci VI 7 et X 3 dans Fontes franciscani p 775-961 Speculum Perfectionis LX 8 dans Fontes franciscani p 1848-2053

9 Cf n 410 laquo Domina sancta paupertas Dominus te salvet cum tua sorore sancta humilitate raquo Cf

Franccedilois drsquoAssise Salutatio virtutum 2 dans Fontes franciscani p 223-22411 Cf n 6

225La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Et ideo videns ibi duos pueros super capita cuiusdam ligni super aliotransversaliter positi hinc inde sedentes sic se ludis puerilibus occupantes ut uno puero caput ligni inclinante aliud caput cum sedente ibi puero le-varetur et econtra ut in illo ludo fieri consuevithellip

La description latine du jeu est plutocirct tordue les enfants se trouvent as-sis aux deux extreacutemiteacutes drsquoune longue planche poseacutee sur un bucircche qui sert de pivot et ils srsquoamusent en montant et en descendant Lrsquoauteur anonyme ne connaicirct pas bien eacutevidemment le mot latin pour la nommer mais le vulgari-sateur italien nrsquoa aucun doute et il eacutevite ce deacutetour en preacutecisant que les deux en-fants laquo facevano allrsquoaltalena raquo ils faisaient de la balanccediloire et crsquoest la premiegravere attestation de ce terme en italien12

Geniegravevre srsquoapproche de la balanccediloire il soulegraveve un enfant pour le remplacer et il commence agrave se balancer de plus en plus vite

hellip statim frater Iuniperus uno a capite ligni amoto puero se ibidem cum alio posuit ad ludendum Tandem dicta Romanorum advenit multitudo et cum omnes ipsum viderent sic ludentem mirantur nihilominus eum reverenter salutant Frater vero Iuniperus de ipsorum reverentia et devota salutatione non curans magis de illo ludo sollicitus videbatur Et cum sic exspectando ipsum diu ludentem respexisset et ipse ludum non dimitte-ret aliqui ipsum contemnentes alii ex audita fama aliud verius iudicantes omnes ad propria redierunt

Va frate Ginepro e rimuove uno di questi fanciulli dal legno e montavi su egli e comincia ad altalenare Intanto giugne la gente e maravigliavansi dellrsquoaltalenare di frate Ginepro nondimeno con grande divozione lo sa-lutarono e aspettavano che compiesse il giuoco per accompagnarlo ono-revolmente insino al convento E frate Ginepro di loro salutazione e rive-renza o aspettare poco si curava ma molto sollecitava lrsquoaltalenare E cosigrave aspettando per grande spazio alquanti incominciarono a tediarsi e a dire laquo Che pecorone egrave costui raquo Alquanti conoscendo le sue condizioni si creb-bono in maggiore divozione nondimeno tutti si partirono e lasciarono frate Ginepro in sullrsquoaltalena

Les gens accourent ils regardent Geniegravevre ils srsquoadressent au fregravere mais lui il continue agrave se balancer sans rien dire De plus en plus abasourdis les fidegraveles srsquoimpatientent jusqursquoagrave ce que lrsquoun drsquoentre eux srsquoeacutecrie ndash si lrsquoon en croit la ver-

12 Cf Salvatore Battaglia Grande Dizionario della Lingua Italiana Torino UTET 1961-2002

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sion italienne ndash laquo Qursquoest-ce qursquoil est becircte raquo Finalement ils rentrent tous chez eux ceux qui ont compris ceux qui demeurent perplexes et ceux qui sont en-core furieux laissant fregravere Geniegravevre sur la balanccediloire Quand il srsquoaperccediloit qursquoil est deacutesormais seul le fregravere se reacutejouit des railleries dont il a eacuteteacute lrsquoobjet et part joyeux vers le couvent des franciscains de Rome

Cette anecdote pourrait ecirctre un exemplum parmi les autres de la Vita Ge-niegravevre se conduit constamment comme un fou (mais un fou de Dieu bien entendu)13 en dehors des lois du siegravecle Le texte qursquoon vient de lire est une hei-lige Legende selon la terminologie drsquoAndreacute Jolles et le but de lrsquoauteur la Geis-tesbeschaumlftigung14 qui sous-tend la Vita est celle drsquoinviter son public agrave lrsquoimi-tatio agrave lrsquoimitation de Franccedilois et par conseacutequent de Jeacutesus agrave travers Franccedilois La conduite bizarre de Geniegravevre qui reacuteussit agrave se servir du cracircne drsquoun confregravere qursquoil avait aimeacute comme drsquoun bol agrave soupe (XIII) ou agrave se deacutenuder en route pour Viterbe (VIII) lui est neacutecessaire pour ecirctre ridiculiseacute Mais si on comprend clairement pourquoi ces actions lui valent les railleries des gens la scegravene de la balanccediloire est en revanche difficile agrave interpreacuteter

La reacuteaction des paysans semble ne pas ecirctre que la simple conseacutequence du deacute-tournement de lrsquoattention de Geniegravevre sur un jeu enfantin on a au contraire lrsquoimpression que la balanccediloire en tant que telle joue un rocircle dans la deacutegradation de Geniegravevre Comment peut-on donc lier le fait de se balancer agrave lrsquohumiliation

La balanccediloire est un objet bivalent duplice par sa forme mecircme agrave deux laquo branches raquo ainsi que pour sa deacutenomination Le mot laquo balanccediloire raquo en fait nrsquoindique pas seulement le jeu auquel on joue agrave deux sur une longue plan-che fixeacutee au centre mais aussi le siegravege suspendu sur lequel on srsquoinstalle pour se balancer Lrsquoambiguiumlteacute entre les deux jeux est constante dans toutes les langues romanes et mecircme en anglais et en allemand le portugais balanccedilo le castillan columpio le roumain leagăn le sarde bantzicallegravera lrsquoanglais see-saw (ou swing) lrsquoallemand Schaukel et lrsquoitalien altalena15 comme on vient de

13 Pour la valeur que la doctrine franciscaine attribua agrave la folie cf John Saward Perfect fools Oxford Oxford University Press 1980 p 80-103

14 Andreacutes Jolles Einfache Formen Legende Sage Mythe Raumltsel Spruch Kasus Memorabile Maumlrchen Witz Halle (Saale) 1930 p 34-38

15 Dans son eacutetude ethnologique sur les jeux enfantins G Pitregrave dresse une liste de plusieurs dizaines de mots dialectaux italiens qui deacutesignent la balanccediloire Cf G Pitregrave Giuochi fanciul-leschi siciliani Palerme 1883 p 361 n 244

227La balanccediloire et lrsquoescarpolette

le voir possegravedent tous les deux significations Parfois on trouve un terme speacutecifique pour deacutesigner lrsquoun ou lrsquoautre genre de jeu (le franccedilais escarpolet-te par exemple pour le siegravege suspendu ou lrsquoallemand Wippe pour la planche fixeacutee au centre) mais lrsquousage des locuteurs privileacutegie la survivance drsquoun seul mot bivalent16

Bien qursquoil nrsquoy ait que tregraves peu drsquoescarpolettes dans les textes meacutedieacutevaux ndash du moins romains et dans les limites eacutetroites de mes connaissances ndash et bien que les mots pour les deacutesigner aient une attestation plutocirct tardive (altalena en italien est une exception partielle) on sait que le jeu de se balancer a toujours eacuteteacute tregraves pratiqueacute

Les reacutecits des ethnographes laquo dans le meacutetro raquo ou en terre lointaines et les contes recueillis par les folkloristes nous servent de teacutemoignage drsquoune preacutesen-ce antique et extensive des balanccediloires dans les habitudes de lrsquoEurope entiegravere G Pitregrave par exemple relate des chansons de balanccediloire (vacanzita) en Sicile au XIXe siegravecle17 en particulier celles de la fecircte de lrsquoAscension dans le sud-est de lrsquoicircle pregraves de Noto18 Vladimir Propp deacutecrit des traditions semblables dans son volume sur les fecirctes agraires russes la balanccediloire faisait partie des rites de lrsquoAssomption de Marie agrave la mi-aoucirct19

On chantait des chansons de balanccediloire jusqursquoau Maroc des chansons drsquoamour ou des refrains qui battaient la mesure pour ainsi dire du balan-cement Jeanne Jouin nous rapporte une tradition vraiment inteacuteressante avant de partir pour le hajj vers la Mecque la maison du pegravelerin devenait laquo le theacuteacirctre drsquoune seacuteance rituelle drsquoescarpolette agrave laquelle prenait part toute la gent feacuteminine de la famille En telle occasion le va-et-vient de la matesa [le mot arabe pour balanccediloire] eacutetait jugeacute de bon augure et les cordes demeu-

16 Ceci nrsquoest pas vrai pour le hongrois qui utilise plusieurs noms diffeacuterents Cf Gazda Klaacutera laquo Die Schaukel in der ungarischen Volkstradition raquo Acta Ethnographica Hungarica 44 (1-2) 1999 p 113-125 Lrsquoambiguiumlteacute touche mecircme le mouvement de balancement qui se reacutevegravele duplice car il peut ecirctre deacutecomposeacute en un mouvement monter ndash descendre et un autre avant ndash arriegravere Cf Maria Serena Funghi laquo Il mito escatologico del Fedone e la forza vitale dellrsquoaiora raquo La Parola del Passato 35 1980 p 176-201

17 Cf G Pitregrave Giuochi fanciulleschi siciliani Palerme 1883 p 361 n 244 On peut trouver des traditions tregraves proches en Sardaigne cf Giuseppe Ferraro laquo Lrsquoaltalena sarda e il ballo la Monferrina raquo Archivio per lo Studio delle Tradizioni Popolari XII 1893 p 483-487

18 Cf G Pitregrave Spettacoli e feste popolari siciliane Palermo 1881 p 26419 Cf Vladimir Propp Русские аграрные праздники [Russkie agrarnye prazdniki] Leacutenin-

grad Leningradskij Universitet 1963 (traduction franccedilaise par Luise Gruel-Apert Les Fecirctes agraires russes Maisonneuve amp Larose Paris 1987)

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rant suspendues pendant lrsquoabsence du voyageur constituaient un gage sym-bolique de lrsquoattachement de celui-ci agrave son foyer raquo20

Ernesto De Martino dans son eacutetude sur les femmes et les hommes atteints de tarentisme dans le Salento la laquo Terre du remords raquo selon le titre de son eacutetu-de sur la religion du Sud de lrsquoItalie nous raconte des rites drsquoexorcisme qui pla-nifiaient une utilisation rituelle de sortes de balanccediloires21

Ce que lrsquoethnologue italien a vu dans les Pouilles se rapproche singu-liegraverement drsquoun reacutecit mythique samoyegravede selon lequel les chamans qui avaient eacuteteacute blesseacutes se balanccedilaient sur une escarpolette pour recouvrer leur santeacute et que cela pouvait aller jusqursquoagrave ressusciter un heacuteros22 En Hongrie finalement selon lrsquoarticle deacutejagrave mentionneacute de Klaacutera Gazda23 la balanccediloire est conccedilue comme un jeu pour les enfants mais aussi comme Zaubermit-tel un auxiliaire magique qui symbolise dans plusieurs contes la porte pour lrsquoAu-delagrave

Apregraves ce bref aperccedilu il est beaucoup plus compliqueacute de liquider la balan-ccediloire comme un simple jeu drsquoenfants et Pierre Le Loyer sieur de la Brosse neacute en Anjou en 1550 semble ecirctre du mecircme avis Apregraves des eacutetudes de droit ce sin-gulier eacuterudit srsquointeacuteressa aux langues anciennes et surtout agrave la deacutemonologie Il eacutecrivit en effet un Discours des Spectres ou Visions et Apparitions drsquoesprits publieacute en 1605 agrave Paris24

Le but de Pierre Le Loyer eacutetait ambitieux il voulait prouver scientifique-ment laquo la certitude des Spectres amp visions des Esprits raquo et analyser laquo les causes des diverses sortes drsquoApparitions drsquoiceux leurs efects leurs differences amp les moyens pour recognoistre les bons amp les mauvais amp chasser les Demons raquo25

20 Jeanne Jouin laquo Chansons de lrsquoescarpolette agrave Fegraves et Rabat-Saleacute raquo Hespeacutereis Archives berbegraveres et bulletin de lrsquoinstitut des hautes eacutetudes marocaines 1954 p 3-4 Cf aussi la chanson drsquoescarpo-lette recueillie par William Marccedilais dans Textes arabes de Tanger Paris Leroux 1911 p 175

21 Cf Ernesto De Martino La terra del rimorso Il Saggiatore Milano 1961 p 209-218 (tra-duction franccedilaise par Claude Proncet La terre du remords Paris Gallimard 1966)

22 Toivo Lehtisalo Juraksamojedische Volksdichtung Helsinki Meacutemoires de la Socieacuteteacute Finno-Ougrienne 1947 p 123

23 Cf n 1624 Pierre Le Loyer Discours et histoires des spectres visions et apparitions des esprits anges

deacutemons et ames se monstrans visibles aux hommes Paris N Buon 160525 Ibid p i

229La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Pour convaincre les critiques les plus reacutenitents ndash les philosophes qui niaient la substance incorporelle ndash il suit un processus qursquoil qualifie pour eacutetrange que cela puisse nous paraicirctre laquo de logique raquo et commence donc par lrsquoexamen des faits veacuterifiables recueillis par laquo les plus celebres autheurs tant Sacrez que Pro-phanes raquo Pour cette raison il exclut de son traiteacute les teacutemoignages auxquels on ne pouvait pas faire confiance ceux des fous ceux des femmes ndash cela va sans dire ndash et ceux des enfants26

Ie nrsquoay que trop parleacute des formes effroyables espouventans les enfans aus-quelles ne se ioindront point mal les masques dont usoient les anciens en leurs banquets ou en leur escarpoulettes amp brandeles Ces masques es-toient agrave divers angles amp faces amp se nommoient Oscilla conme qui diroit Petite-bouches Et eust-on dict en leur branle amp agitation que ces masques eussent eu divers visages drsquoelefant de chien de sanglier drsquoun Geryon ou monstre agrave trois testes amp pareil monstres Et de tels masques irsquoay souve-nance en avuoir veu entre les mains du sieur de Gaiffier Advocat en la Cour de Parlement de Paris curieux de choses antiques Et voyla les ins-trumens machinez contre lrsquoaage tendre qui nrsquoest que trop facile agrave estre seduit amp abuseacute

Voilagrave pourquoi il fallait exclure les plus petits ils sont impressionables car les adultes srsquoamusent agrave les eacutepouvanter avec des histoires effroyables ou encore en suspendant des masques affreux qursquoon appelait oscilla comme faisaient laquo les anciens en leurs banquets ou en leurs escarpolettes raquo (pre-miegravere attestation franccedilaise du terme) Pierre Le Loyer affirme avoir vu une de ces oscilla dans la collection drsquoobjets bizarres du sieur de Gaiffier Voi-lagrave eacutecrit-il freacutemissant drsquoindignation les instruments machineacutes contre lrsquoacircge tendre ces tecirctes pendues que les anciens appelaient oscilla le mot latin qui deacutesignait les balanccediloires

Des tecirctes pendueshellip Si lrsquoon suit cette suggestion on peut penser aux gens qui se balancent sur une balanccediloire comme agrave autant de corps suspendus voi-re pendus A ce propos la scegravene deacutecrite par lrsquoArioste dans la septiegraveme stanza du chant XXXIV de lrsquoOrlando Furioso est tout agrave captivante Entreacute dans une caverne avant de monter sur la lune pour trouver la raison perdue de Roland Astolphe est rapidement enveloppeacute par une fumeacutee noire acirccre et si dense qursquoil

26 Ibid p cv

230 Alessandro Pozza

ne peut presque rien voir Tout ce qursquoil peut saisir crsquoest que quelque chose se balance au-dessus de sa tecircte en haut sous la voucircte de la caverne27

Ma quando va piugrave inanzi piugrave srsquoingrossail fumo e la caligine e gli parechrsquoandare inanzi piugrave troppo non possache saragrave forza a dietro ritornareEcco non sa che sia vede far mossada la volta di sopra come fareil cadavero appeso al vento suoleche molti digrave sia stato allrsquoacqua e al sole

Pour deacutecrire cette vision bouleversante lrsquoArioste utilise une comparaison qui nous concerne cela ressemble au cadavre drsquoun pendu ballotteacute par le vent Crsquoest lrsquoacircme drsquoune peacutecheresse Lidia qui de son vivant avait eacuteteacute trop hautaine notam-ment avec son amoureux et ne srsquoen trouvait maintenant pas moins condamneacutee agrave se balancer pour lrsquoeacuteterniteacute en pleurant sous lrsquoeffet de la fumeacutee noire

Pour lrsquoArioste la comparaison la plus efficace pour deacutesigner quelqursquoun qui se balance est celle du cadavre drsquoun pendu ballotteacute laquo puis ccedila puis lagrave comme le vent varie raquo comme lrsquoa deacutecrit Franccedilois Villon dans sa ceacutelegravebre eacutepitaphe la Ballade des pendus28

La pluye nous a debuez et lavezEt le soleil deseichez et noircisPies corbeaulx nous ont les yeulx cavezEt arracheacute la barbe et les sourcilsJamais nul temps nous ne sommes assis Puis ccedilagrave puis lagrave comme le vent varieA son plaisir sans cesser nous chariePlus becquetez drsquooyseaulx que dez agrave coudre

27 Ludovico Ariosto Orlando furioso eacuted Remo Ceserani et Sergio Zatti Turin UTET 1997 Pour la traduction en franccedilais drsquoAndreacute Rochon cf LrsquoArioste Roland furieux Paris Les Belles Let-tres 2000 laquo Plus il va cependant et plus alors grossissent la fumeacutee le brouillard de sorte qursquoil lui semble qursquoil ne pourra pas beaucoup plus aller encore et qursquoil sera forceacute de rebrousser chemin Voici qursquoil voit bouger de la voucircte drsquoen haut il ne sait pas trop quoi comme fait drsquoordinaire un cadavre resteacute suspendu dans le vent sous lrsquoeau et au soleil de nombreux jours durant raquo

28 La ballade figure dans Franccedilois Villon Poeacutesies complegravetes preacutesentation eacuted et annot de Claude Thiry Paris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1991

231La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Ce qui mrsquointeacuteresse ici nrsquoest pas de mettre en eacutevidence lrsquoautobiographisme preacute-sumeacute du poegraveme29 ou de souligner le tendre deacutesespoir drsquoun jeu poeacutetique complegrave-tement nouveau mais plutocirct de reacutefleacutechir aux destinataires fictifs de la piegravece Le poegraveme se base sur la polariteacute entre nous un pronom qui revient 20 fois dans ces 35 vers et vous crsquoest-agrave-dire les hommes qui lui survivront Mais tout en confir-mant lrsquoopposition entre nous pauvres et fregraveres humains Franccedilois Villon reven-dique une communauteacute humaine qui deacutepasse les diffeacuterences de substance

Vous nous voiez cy attachez cinq six Quant de la chair que trop avons nourrieEl est pieacuteccedila deacutevoreacutee et pourrieEt nous les os devenons cendre et pouldreDe nostre mal personne ne se rieMais priez Dieu que tous nous vueille absouldre

Les pendus sont accrocheacutes leurs corps sont bouffis deacutelaveacutes pourris et leurs os deviendront rapidement poussiegravere30 Malgreacute cela personne nrsquoa le droit drsquoen rire et de se consideacuterer comme diffeacuterent Ce nrsquoest pas aux hommes de juger mais agrave Dieu et les priegraveres de ceux qui restent vivants peuvent les aider agrave abreacuteger les peines du purgatoire laquo Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre raquo

Ce dernier nous comprend en mecircme temps les pendus et les vivants car lrsquoabsolution reacuteclameacutee pour les pendus est neacutecessaire pour tous31 Apregraves des vers crucircment reacutealistes le poegravete revient sur la crainte des moqueries

Prince Jesus qui sur tous a maistrieGarde qursquoEnfer nrsquoait de nous seigneurie A luy nrsquoayons que faire ne que souldreHumains icy nrsquoa point de mocquerieMais priez Dieu que tous nous vueille absouldre

29 On a longtemps cru lire dans la ballade lrsquoauto-eacutepitaphe que Franccedilois Villon aurait eacutecrite la veille du jour preacutevu pour sa pendaison mais ce nrsquoest qursquoune leacutegende sans aucune confirmation

30 Echo manifeste au livre de la Genegravese laquo In sudore vultus tui vesceris pane donec reverta-ris in terram de qua sumptus es quia pulvis es et in pulverem reverteris raquo Gn III 19 Toutes les citations bibliques sont tireacutees de la Vulgate et leurs traductions en franccedilais de La Nouvelle Bible Segond Villiers-le-Bel Socieacuteteacute biblique franccedilaise 2005

31 On retrouve ici le thegraveme bien connu des trois morts et des trois vifs de la Totentanz de la danse macabre laquo Vous serez ce que nous sommes raquo la ceacutelegravebre eacutepitaphe de Pierre Damien laquo Quod nunc es fuimus es quod sumus ipse futurus raquo

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Lrsquoobsession de Franccedilois Villon semble ecirctre de ne pas recevoir les mecircmes reacuteac-tions que fregravere Geniegravevre se souhaitait des insultes et des moqueries adresseacutees agrave des corps qui oscillent soit sur un jeu pour enfants soit sur un gibet

Le stigmate reacuteserveacute agrave la mort par pendaison est un thegraveme tregraves ancien le Dieu biblique maudit les cadavres pendus et la pendaison est consideacutereacutee comme humi-liante dans lrsquoAncien aussi bien que dans le Nouveau Testament (Dt XXI 22-23)32

Quando peccaverit homo quod morte plectendum est et adiudicatus mor-ti adpensus fuerit in patibulo non permanebit cadaver eius in ligno sed in eadem die sepelietur quia maledictus a Deo est qui pendet in ligno et ne-quaquam contaminabis terram tuam quam Dominus Deus tuus dederit tibi in possessionem

Dans lrsquoeacutepicirctre de Paul de Tarse aux Galates lrsquoapocirctre eacutetablit un rapport inteacuteres-sant entre le passage citeacute du Deuteacuteronome et la passion de Jeacutesus (Ga III 13-14)33

Christus nos redemit de maledicto legis factus pro nobis maledictum quia scriptum est maledictus omnis qui pendet in ligno ut in gentibus benedic-tio Abrahae fieret in Christo Iesu ut pollicitationem Spiritus accipiamus per fidem

Selon Paul de Tarse Jeacutesus nous a sauveacutes en prenant sur lui les peacutecheacutes du monde agrave travers le plus honteux des supplices la crucifixion crsquoest-agrave-dire tout compte fait un genre particulier de pendaison La reacuteflexion de lrsquoapocirctre conti-nue dans lrsquoeacutepicirctre aux Philippiens ougrave il eacutecrit quelque chose qui nous reconduit au deacutebut de notre eacutetude en Ombrie au XIIIe siegravecle (Ph II 5-11)34

32 laquo Si un homme coupable drsquoun peacutecheacute passible de mort a eacuteteacute mis agrave mort et que tu lrsquoaies pen-du agrave un bois son cadavre ne passera pas la nuit sur le bois tu lrsquoenseveliras le jour mecircme car celui qui est pendu est une maleacutediction de Dieu tu ne rendras pas impure la terre que le Sei-gneur ton Dieu te donne comme patrimoine raquo (Deuteacuteronome XXI 22-23)

33 laquo Le Christ nous a racheteacutes de la maleacutediction de la loi en devenant maleacutediction pour nous mdash car il est eacutecrit Maudit soit quiconque est pendu au bois mdash afin que pour les paiumlens la beacute-neacutediction drsquoAbraham soit en Jeacutesus-Christ et que par la foi nous recevions lrsquoEsprit promis raquo (Epicirctre aux Galates III 13-14)

34 laquo Ayez entre vous les dispositions qui sont en Jeacutesus-Christ lui qui eacutetait vraiment divin il ne srsquoest pas preacutevalu drsquoun rang drsquoeacutegaliteacute avec Dieu mais il srsquoest videacute de lui-mecircme en se faisant vrai-ment esclave en devenant semblable aux humains reconnu agrave son aspect comme humain il srsquoest abaisseacute lui-mecircme en devenant obeacuteissant jusqursquoagrave la mort mdash la mort sur la croix Crsquoest pourquoi Dieu lrsquoa souverainement eacuteleveacute et lui a accordeacute le nom qui est au-dessus de tout nom pour qursquoau

233La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Hoc enim sentite in vobis quod et in Christo Iesu qui cum in forma Deiesset non rapinam arbitratus est esse se aequalem Deo sed semet ipsum exinanivit formam servi accipiens in similitudinem hominum factus et habitu inventus ut homo humiliavit semet ipsum factus oboediens usque ad mortem mortem autem crucis propter quod et Deus illum exaltavit et donavit illi nomen super omne nomen ut in nomine Iesu omne genu flec-tat caelestium et terrestrium et infernorum et omnis lingua confiteatur quia Dominus Iesus Christus in gloria est Dei Patris

Il faut faire comme Jeacutesus et suivre la voie de la croix comme le proclame Paul de Tarse comme le dira Franccedilois drsquoAssise et comme le fait quasi litteacutera-lement fregravere Geniegravevre en se pendant sur un bois

Cette eacutequivalence inattendue entre pendaison (ou crucifixion) et balanccediloi-re pourrait sembler occasionnelle fortuite et mecircme arbitraire35 mais elle est rendue compreacutehensible par certains rapports existentiels et certains indices mythico-rituels preacutecis36

Les traiteacutes sur la religion grecque deacutecrivent en effet une fecircte atheacutenienne celle des Ανθεστήρια (Anthesteacuteries) qui eacutetait ceacuteleacutebreacutee au deacutebut du mois de mars et dont faisait partie le rite des Αιώρα (Aiora balanccediloires)37 Lieacutee aux ri-

nom de Jeacutesus tout genou fleacutechisse dans les cieux sur la terre et sous la terre et que toute langue reconnaisse que Jeacutesus-Christ est le Seigneur agrave la gloire de Dieu le Pegravere raquo (Epicirctre aux Philippiens II 5-11)

35 Telle est par exemple lrsquoopinion de Ch Picard dans son article sur le symbolisme de Phegrave-dre agrave la balanccediloire Le savant nrsquoenvisage aucun laquo rapport acceptable entre le symbole et la chose symboliseacutee entre la balanccediloire et la pendaison crsquoest-agrave-dire entre un rite agraire hellip et une ma-niegravere de se suicider raquo cf Ch Picard laquo Phegravedre agrave la balanccediloire et le symbolisme des pendaisons raquo Revue Archeacuteologique XXVIII 1928 p 47 et sq citeacute par E De Martino La terra del rimorso p 209 Contre lrsquoaffirmation de Ch Picard cf aussi Carlo Donagrave Per le vie del mondo lrsquoanimale guida e il mito del viaggio Soveria Mannelli Rubbettino Editore 2003 p 382 n 84

36 Nous ne sommes pas en quecircte de lrsquoorigine du motif deacutetecteacute dans deux textes meacutedieacutevaux si diffeacuterents et lointains pas plus que nous nrsquoessayons de deacuteterminer un archeacutetype une source primordiale ou un Urmotiv auquel tout reacuteduire nous cherchons plutocirct dans drsquoautres domaines linguistiques et culturels des confirmations agrave nos hypothegraveses Cf E De Martino La terra del ri-morso p 209

37 Cf Alberto Borghini laquo Il desiderio della Sibylla pendens nel contesto interno e in un contesto analogico il rito dellrsquoaiora raquo Studi Classici e Orientali XLVI 2 1997 p 659-679 Lud-wig Deubner Attische Feste Berlin 1956 B C Dietrich laquo A rite of Swinging during the An-thesteria raquo dans Hermes LXXXIX 1961 p 36-50 M S Funghi laquo Il mito escatologico del Fe-done hellip raquo Jean Hani laquo La fecircte atheacutenienne de lrsquoaiora et le symbolisme de la balanccediloire raquo Revue

234 Alessandro Pozza

tes dionysiaques agrave lrsquoouverture des jarres du vin nouveau ainsi qursquoau culte des morts ndash ce qui est freacutequent parmi les peuples qui enterrent les cadavres ndash le rite preacutevoyait que les jeunes Atheacuteniennes se balancent sur des escarpolettes pendues aux arbres tout en chantant une chanson

Lrsquoorigine mythique du rite est notamment raconteacutee agrave lrsquoeacutepoque augus-teacuteenne38 par le cosmologue Hygin dans son traiteacute De Astronomia39 Dans le chapitre IV du second livre il relate en effet lrsquohistoire drsquoIcaros pegravere de la jeune Eacuterigone et choisi par le dieu Liber pour apprendre aux hommes les faccedilons de cultiver la vigne et produire le vin Lorsqursquoil reacutevegravele son sa-voir nouveau aux bergers de lrsquoAttique ils reacuteagissent de faccedilon inattendue effrayeacutes par les effets de la nouvelle boisson complegravetement ivres ils se convainquent qursquoIcaros les a trompeacutes et le tuent Apregraves avoir retrouveacute la raison bouleverseacutes par le crime qursquoils ont commis les bergegraveres enterrent Icaros au pied drsquoun arbre (II 4 3)

Le lendemain matin Eacuterigone laquo permota desiderio parentis raquo (II 4 4) se met agrave la recherche de son pegravere avec sa chienne Maera qui nrsquoavait cesseacute de hurler depuis la disparition de lrsquohomme Comme dans un roman policier la fille fait renifler un vecirctement drsquoIcaros agrave la chienne et lrsquoanimal la conduit agrave lrsquoarbre qui marque la seacutepulture de lrsquohomme (II 4 4)40

Quod filia simul ac uidit desperata spe solitudine ac pauperie oppressa multis miserata lacrimus in eadem arbore qua parens sepultus uidebatur suspendio sibi mortem consciuit cui canis mortuae spiritu suo parentauit

drsquoeacutetudes grecques 91 1978 p 107-122 Steven H Lonsdale Dance and Ritual Play in Greek Re-ligion Baltimore and London The Johns Hopkins University Press 1993

38 Comme lrsquoeacutecrit Andreacute Le Bœuffle dans lrsquointroduction agrave son eacutedition du texte on ne peut que formuler des hypothegraveses sur la veacuteritable identiteacute de Hygin et sur lrsquoeacutepoque de reacutedaction du traiteacute de cosmologie qui nous inteacuteresse laquo dans la succession chronologique des ouvrages latins drsquoastronomie notre auteur paraicirct hellip occuper une position intermeacutediaire entre Ciceacuteron et Germanicus crsquoest-agrave-dire entre 89 ou 86 avant J-C et 16 ou 17 de notre egravere raquo Cf Hygin LrsquoAstronomie texte eacutetabli et traduit par Andreacute Le Bœuffle Paris Les Belles Lettres 1983 p xxxvii

39 Dans ce traiteacute de cosmologie Hygin ne se borne pas agrave deacutecrire la voucircte ceacuteleste mais il relate les leacutegendes rapportant les aventures qui ont conduit un ecirctre mythologique jusqursquoau ciel ougrave il figure sous forme de constellation Les citations suivantes leurs traductions en franccedilais ainsi que le reacutesumeacute de lrsquoeacutepisode drsquoIcaros et Erigone sont tireacutes de lrsquoeacutedition drsquoAndreacute Le Bœuffle citeacutee agrave la note preacuteceacutedente

40 laquo Aussitocirct agrave cette vue sa fille deacutesespeacutereacutee dans lrsquoaccablement de sa solitude et de sa pauv-reteacute versa drsquoabondantes larmes de pitieacute et se donna la mort en se pendant au mecircme arbre qui marquait la seacutepulture de son pegravere Le chien apaisa par sa propre mort les macircnes de la deacutefunte raquo

235La balanccediloire et lrsquoescarpolette

Cependant le bienveillant Jupiter les eacutelegraveve jusqursquoau ciel et transforme en constellations Icaros laquo le Bouvier raquo Eacuterigone laquo la Vierge raquo et surtout Canicule sous laquelle le climat se fait torride (II 4 4)

Mais ce nrsquoest pourtant pas la fin de lrsquohistoire car dans la ville attique quel-que chose drsquoinquieacutetant commence agrave se produire un grand nombre de jeunes filles se donnent la mort en se pendant aux arbres laquo sine causa raquo sans motif apparent Les anciens de la ville interrogent Apollon et apprennent qursquoune maleacutediction drsquoEacuterigone est agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutepideacutemie suicidaire la seule chance drsquoeacutechapper agrave ce terrible sort serait drsquoapaiser la jeune fille en instituant un rite nouveau celui des Aiora bien eacutevidemment (II 4 5)41

Qui quod ea se suspenderat instituerunt uti tabula interposita pendentes funibus se iactarent ut qui pendens uento mouertur Quod sacrificium sollemne instituerunt

Lrsquoimage de filles qui se balancent sur une balanccediloire devint freacutequente dans lrsquoiconographie de la Gregravece ancienne on la retrouve sur plusieurs ceacuteramiques42 et selon Pausanias elle figurait mecircme sur la nekya peinte par Polygnote de Thasos dans les lescheacutee des Cnidiens agrave Delphes43 Dans cette grande peinture murale lrsquoartiste avait repreacutesenteacute Phegravedre en train de se balancer ce qui faisait allusion selon le Peacuterieacutegegravete agrave la maniegravere dont elle se donna la mort bien que drsquoune maniegravere moins crue44 Comme le souligne Ernesto De Martino dans les crises survenant chez les femmes grecques la fugue loin de la communau-

41 laquo Puisqursquoelle srsquoeacutetait pendue ils deacutecidegraverent de se suspendre agrave des cordes en intercalant une planche et de se balancer comme un pendu agiteacute par le vent raquo

42 Cf la description et les images du vase attique agrave figures rouges conserveacute au Staatliche Mu-seen de Berlin laquo on the left a woman wearing a chiton and sakkos her mantle pulled down around her waist stoops to push the girl on the swing The girl swings forward her hair and chi-ton flying Her mantle is draped over her lap The swing has four legs three of which are visible A large close-mouthed vessel () is sunk into the ground between the two women and a basket stands on the far left behind the woman pushing the swing A festoon hangs over her head raquo(httpwwwperseustuftseduhopperartifactname=Berlin+F+2394ampobject=Vase)

43 Lrsquoeacutenorme peinture de Polygnote qui repreacutesentait des dizaines de figures mythologiques a deacutesormais disparu et la seule description qursquoon en garde est celle de Pausanias A partir de cela Robert K Kebric a eacutecrit une eacutetude fondamentale pour comprendre lrsquoœuvre de Polygnote dans le contexte historique et politique de la premiegravere moitieacute du Ve siegravecle av J-C Cf M Robertson A History of Greek Art vol I Cambridge 1975 p 247 et R B Kebric The Paintings in the Cnidian Lesche at Delphi and Their Historical Context Leiden E J Brill 1983 en particulier les p 24-25 pour ce qui concerne la repreacutesentation de Phegravedre agrave la balanccediloire

44 Cf Pausanias le Peacuterieacutegegravete Description de la Gregravece XXIX 29 3 citeacute par E De Martino La terra del rimorso p 209

236 Alessandro Pozza

teacute civile comportait souvent le risque de suicide par noyade ou pendaison45 et Arach neacute elle aussi se pend avant drsquoecirctre transformeacutee selon Ovide en on-doyante araigneacutee par une Atheacutena radoucie46

Non tulit infelix laqueoque animosa ligauitGuttura Pententem Pallas miserata leuauitAtque ita laquo Viue quidem pende tamen improba raquo dixit

Arriveacute agrave ce point il me semble possible drsquoaffirmer lrsquoexistence drsquoun noyau theacute-matico-mythique qui se deacutecline de diffeacuterentes maniegraveres dans les textes consideacute-reacutes en fonction de lrsquoeacutepoque de la socieacuteteacute et du groupe social ougrave il se manifeste

A) laquo Pendaison raquo et laquo balanccediloire raquo sont tregraves eacutetroitement lieacutees au point qursquoon a pu voir dans le jeu enfantin une figura de la mort par suspension Crsquoest leur mouvement oscillatoire qui les rapproche et les unit47

B) Lrsquooscillation symbolise en mecircme temps a) la cycliciteacute du temps ndash crsquoest pour cela qursquoon trouve autant drsquoescar-

polettes dans les traditions folkloriques de lrsquoEurope paysanne48 b) la porte par laquelle on passe drsquoune saison agrave lrsquoautre et drsquoun eacutetat

agrave lrsquoautre49

45 Cf E De Martino La terra del rimorso p 20946 Cf Ovide Metamorphoses VI 134-136 laquo Lrsquoinfortuneacutee ne peut supporter lrsquooutrage et

dans son deacutepit elle se noue un lacet autour de la gorge Elle eacutetait pendue quand Pallas ayant pitieacute drsquoelle adoucit son destin Vis lui dit-elle mais reste suspendue miseacuterable raquo (tra-duction Ovide Les Meacutetamorphoses t II [VI-X] texte eacutetabli et traduit par Georges Lafaye Paris Les Belles Lettres 1989) Cet eacutepisode qui montre bien la connexion symbolique entre la pendaison et lrsquooscillation de lrsquoaraigneacutee et justifie les rites drsquoexorcisme auxquels les gens at-teints de tarentisme eacutetaient soumis dans le Salento (cf n 21) est illustreacute tregraves efficacement par une lettrine preacutesente dans un manuscrit des Meacutetamorphoses ovidiennes en franccedilais copieacute en Flandre au XVe siegravecle et conserveacute agrave la Bibliothegraveque Nationale de France (ms BNF fr 137 f 75v - httpwwwiconositindexphpid=1799) Lrsquoimage repreacutesente simultaneacutement Arachneacute pen-due et meacutetamorphoseacutee en araigneacutee

47 Sur le mouvement oscillatoire cf M S Funghi laquo Il mito escatologico del Fedone raquo et les thegraveses de Platon sur lrsquoimportance de lrsquoexercice rythmique comme traitement de lrsquoacircme et du corps (cf Platon Les Lois 790 c-e et Platon Timeacutee 88 d-89 a)

48 Cf n 17 et 1849 Cf n 22

237La balanccediloire et lrsquoescarpolette

c) une projection vers le ciel en Gregravece Eacuterigone monte aux cieux en devenant constellation tandis qursquoen milieu chreacutetien ougrave la seule ascension aux cieux est celle de Marie la tradition drsquoune jeune fille sur une balanccediloire ceacutelegravebre le jour de lrsquoAssomption50

C) La condamnation biblique de la mort par suspension se superpose au fon-dement mythique en y ajoutant la marque de la honte et de lrsquohumiliation dont Franccedilois Villon et fregravere Geniegravevre seront les objets

D) La mort de Jeacutesus mort par pendaison donne une signification nouvel-le aux mots de lrsquoAncien Testament51 lrsquohumiliation de la croix devient le moyen pour racheter les hommes selon Paul de Tarse Il faut donc srsquohumi-lier et suivre le Christ sur la voie de la croix dit Franccedilois drsquoAssise En se ba-lanccedilant sur une planche en bois fregravere Geniegravevre est en fait en train drsquoimiter le Christ et il obtient ce qursquoil veut ce que Jeacutesus reccedilut lorsqursquoil subit la Pas-sion des insultes et des outrages

Mais que se passe-t-il apregraves le XVe siegravecle Qursquoarrive-t-il agrave un mythe qui nous est apparu comme si extensif si capable de se cacher de muter de se dissimu-ler agrave travers le temps et lrsquoespace Selon Philippe Ariegraves quand le mythe se deacute-tache du rite quand il perd son caractegravere communautaire en devenant profa-ne et individuel laquo il sera de plus en plus reacuteserveacute aux enfants dont le reacutepertoire de jeux apparaicirct alors comme le conservatoire de manifestations collectives deacutesormais abandonneacutees par la socieacuteteacute des adultes et deacutesacraliseacutees raquo52

Et pourtant si cela est sans doute vrai pour les individus depuis la fin de lrsquoAncien reacutegime (pour nous tous une balanccediloire nrsquoeacutevoque plus ni la pendai-son ni la porte de lrsquoAu-delagrave ) on peut consideacuterer que lorsqursquoon parle de litteacute-rature les choses sont toujours un peu diffeacuterentes

Crsquoest pourquoi on ne sera pas surpris de faire la connaissance drsquoEffi Briest la protagoniste du roman eacuteponyme de Theodor Fontane pendant qursquoelle se balance sur une escarpolette ni drsquoapprendre que ce jeu symbo-lise dans la totaliteacute du livre le moment du passage entre la fillette qursquoelle eacutetait et la femme qursquoelle a ducirc devenir en eacutepousant un vieil homme riche et

50 Cf n 1951 A ce propos il est toujours utile de se rapporter aux reacuteflexions drsquoErich Auerbach sur le

Kreatuumlrliches cf E Auerbach Mimesis Dargestellte Wirklichkeit in der abendlaumlndischen Litera-tur Francke Ag Verlag Bern 1941 p 237-239

52 Ph Ariegraves Lrsquoenfant et la vie familiale sous lrsquoAncien reacutegime Editions du Seuil Paris 1973 p 64

238 Alessandro Pozza

barbare53 Dans le film Fontane ndash Effi Briest que Rainer Werner Fassbinder a tireacute du roman en 1974 la balanccediloire a la mecircme signification54

Et on ne sera pas mecircme surpris de remarquer que la trageacutedie drsquoHeacutelegravene Grand jean lrsquoheacuteroiumlne du roman Une page drsquoamour drsquoEmile Zola commence par ce simple passe-temps enfantin55 Elle vient de quitter le deuil de son deacute-funt mari et se balance sur une escarpolette elle va de plus en plus vite quand elle voit qursquoun homme srsquoapproche Elle saute se blesse au genou lrsquohomme ac-court il est meacutedecin il srsquoappelle Deberle Il la soignera mais ce sera le deacutebut de la fin leurs vies seront vite brucircleacutees par une passion folle et destructrice

53 Theodor Fontane Effi Briest dans Saumlmtliche Romane Erzaumlhlungen Gedichte Nachgelas-senes t IV Carl Hanser Verlag Muumlnchen 1974 La Schaukel apparaicirct dans la toute premiegravere page du roman

54 Effi Briest da Fontane a Fassbinder sous la direction de L Cimmino D Dottorini G Pan-garo Milan Il castoro 2008

55 Emile Zola Une page drsquoamour dans Les Rougon-Macquart Histoire naturelle et sociale drsquoune famille sous le Second Empire t II Gallimard Paris Cf aussi W Hirdt laquo Zur Schaukels-zene in Zolas Roman Une page drsquoamour Eine komparatistische Motivstudie raquo Arcadia 21 1986 p 129-144

Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

Beatrice BarbieriUniversitagrave degli Studi di Milano

Dans lrsquoHistoria Regum Britanniae de Geoff roy de Monmouth (env 1139) ouvrage qui retrace lrsquohistoire des rois de Bretagne de la fondation agrave la fi n du royaume les passages historiques alternent avec des eacutepisodes qui puisent dans les traditions folkloriques surtout celles du Pays de Galles drsquoougrave son auteur eacutetait originaire Le reacutecit donne au lecteur moderne lrsquoimpression de glisser sans cesse de la chronique agrave la leacutegende

Le combat entre Arthur et Rithon le geacuteant coupeur de barbes est sans conteste un de ces moments tregraves riches en eacuteleacutements folkloriques Lors de sa victoire sur le geacuteant du Mont Saint-Michel Arthur partage avec ses compa-gnons un souvenir de son passeacute en racontant laquo qursquoil nrsquoavait pas rencontreacute pa-reille force depuis le jour ougrave il avait tueacute sur le mont Aravius le geacuteant Rithon qui lrsquoavait inciteacute au combat raquo1 On apprend alors que Rithon eacutetait un terrible geacuteant qui srsquoeacutetait confectionneacute des fourrures avec les barbes des rois qursquoil avait tueacutes ou vaincus2 Il deacutesirait maintenant la barbe drsquoArthur et ordonnait au roi de se la couper et de la lui envoyer En reconnaissant le prestige et la puissance drsquoArthur qui lrsquoemportait sur tous les autres rois Rithon promettait de placer sa barbe au-dessus des autres Lrsquoalternative agrave la remise volontaire de la barbe

1 Geoffroy de Monmouth Histoire des rois de Bretagne traduit et commenteacute par Laurence Mathey-Maille Paris Les Belles Lettres 1992 p 234 Le texte latin est agrave lire dans la reacutecente eacutedi-tion critique par Michael Reeve Geoffrey of Monmouth The history of the kings of Britain An edition and translation of laquo De gestis Britonum raquo (laquo Historia Regum Britanniae raquo) edition by Mi-chael D Reeve translation by Neil Wright Woodbridge The Boydell Press 2007 Citeacutee doreacutena-vant dans les notes comme HRB Le mont Aravius pourrait ecirctre le Snowdon au Pays de Galles mais lrsquoidentification nrsquoest pas certaine (JSP Tatlock The legendary history of Britain Geoffrey of Monmouthrsquos Historia regum Britanniae and its early vernacular versions Berkeley University of California Press 1950 p 64-65)

2 Le texte latin utilise le verbe ambigu peremo (HRB sect 16598)

240 Beatrice Barbieri

eacutetait le combat Celui-ci va bien sucircr avoir lieu car Arthur refuse de donner sa barbe aussi facilement Apregraves une lutte tregraves dure le roi bat le geacuteant et gagne sa barbe et les fourrures3

Au sein de lrsquoHistoria Regum Britanniae ce reacutecit reacutetrospectif possegravede une forte valeur symbolique Drsquoabord comme Huguette Legros lrsquoa bien deacutemon-treacute4 les combats entre heacuteros et geacuteants marquent toujours dans lrsquoHistoria le moment drsquoun eacutechange de domination lors de leur arriveacutee en Bretagne avant de srsquoinstaller dans lrsquoIcircle les Troyens doivent laquo chasser les geacuteants qursquoils trouvegrave-rent dans les cavernes des montagnes raquo5 le combat du Mont Saint-Michel veacute-ritable double du combat contre Rithon laquo preacutefigure comme une sorte de mise en abyme la guerre drsquoArthur contre Rome raquo6 et annonce la victoire bretonne De plus la place de notre reacutecit dans le ldquotempsrdquo de lrsquoHistoria a quelque chose drsquoexceptionnel car il coupe la structure chronologique lineacuteaire pour srsquoouvrir aux plis de la meacutemoire drsquoArthur

Lrsquoexploit contre Rithon se place agrave un moment geacuteneacuterique du passeacute drsquoArthur7 drsquoougrave il surgit avec toute sa puissance pour expliciter lrsquoessence et le destin du heacuteros guerrier insurpassable et deacutefenseur du territoire contre la menace exteacute-rieure personnifieacutee par le geacuteant Le personnage drsquoArthur conserve ici les traits du heacuteros archaiumlque et eacutepique auquel il revient de combattre contre les geacuteants

3 HRB sect 16595-104 laquo Dicebat autem se non inuenisse alium tante uirtutis postquam Ritho-nem gigantem in Arauio monte interfecit qui ipsum ad preliandum inuitauerat Hic namque ex barbis regum quos peremerat fecerat sibi pelles et mandauerat Arturo ut suam barbam diligenter excoriaret atque excoriatam sibi dirigeret et quemadmodum ipse ceteris praeerat regibus ita in honore eius eam ceteris barbis superponeret sin autem prouocabat eum ad proelium et qui for-tior superuenisset pelles et barbam deuicti tulisset Inito itaque certamine triumphauit Arturus et barbam alterius cepit et spolium et postea nulli fortiori illo ouiauerat ut superius asserebat raquo

4 Huguette Legros laquo Arthur contre le geacuteant Un combat symbolique raquo dans Le Roman de Brut entre mythe et histoire Actes du colloque Bagnoles de lrsquoOrne septembre 2001 textes reacuteunis par Claude Letellier et Denis Huumle Orleacuteans Paradigme 2003 p 35-46

5 Laurence Mathey-Maille Histoire des Rois p 49 Les geacuteants eacutetaient les premiers habi-tants de lrsquoicircle

6 Huguette Legros laquo Arthur contre le geacuteant raquo art cit p 44 Lrsquoanalyse tregraves habile drsquoHuguet-te Legros deacutebute par le recircve drsquoArthur pendant la traverseacutee de la Manche et son explication fort symbolique qui laquo nous invite [] agrave nous interroger sur les rapports qui peuvent exister entre ce combat [le combat contre le geacuteant de Mont Saint-Michel] (et ses significations) et la lutte meneacutee par Arthur pour se libeacuterer du joug de Rome raquo (p 39)

7 Geoffroy de Monmouth ne situe pas avec preacutecision le moment du combat entre Arthur et Rithon Celui-ci preacuteceacutedant le combat du Mont Saint-Michel on peut supposer qursquoil est advenu au deacutebut de la carriegravere guerriegravere drsquoArthur mais apregraves le couronnement (le geacuteant reconnaicirct la su-peacuterioriteacute drsquoArthur sur les autres rois ipse ceteris praerrat regibus HRB 156100)

241Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

de garantir la seacutecuriteacute temporelle de son peuple et du territoire Arthur com-bat seul avec son eacutepeacutee les deux terribles monstres8

Rithon incarne drsquoailleurs la menace la plus grande pour la consolidation du royaume Sa deacutefaite marque la maturiteacute drsquoArthur la consolidation de son pou-voir Agrave la fin du combat Arthur devient le proprieacutetaire de la barbe du geacuteant et des fourrures fabriqueacutees avec les barbes de tous les rois crsquoest-agrave-dire qursquoil deacutetient tout leur pouvoir La barbe repreacutesente en effet lrsquoessence mecircme de ses proprieacutetaires elle symbolise agrave la fois la vigueur corporelle de lrsquohomme sa maturiteacute et sa sagesse et lui couper la barbe constitue donc un grave affront Le symbolisme de la barbe qursquoil ne convient pas drsquoapprofondir ici est tregraves reacute-pandu dans des cultures et des milieux varieacutes9 Il suffira de remarquer pour ne pas trop srsquoeacuteloigner du milieu de lrsquoHistoria Regum Britanniae qursquoil est bien preacutesent dans la litteacuterature celtique10 qui eut une telle influence sur la culture et lrsquoimaginaire de Geoffroy de Monmouth et qursquoon en trouve plusieurs exem-ples dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge11

8 Ceci est manifeste dans lrsquoaventure du mont Saint-Michel lorsque Arthur donne lrsquoordre agrave ses compagnons Beduer et Keu qui lrsquoaccompagnent dans la mission de le laisser attaquer seul le monstre (sect 16571) Apregraves la victoire Beduer coupe la tecircte du geacuteant et la victoire sera ceacuteleacutebreacutee par toute lrsquoarmeacutee bretonne Pour les aspects archaiumlques de la royauteacute arthurienne voir Domini-que Boutet Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire Paris Champion 1992 surtout p 114-115 292 et sqq

9 On pourra consulter un dictionnaire des symboles comme par exemple lrsquoEncyclopeacutedie des Symboles eacuted franccedilaise eacutetablie sous la direction de Michel Cazenave Paris Librarie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1996

10 On peut penser agrave Culwych et Olwen (Culhwch and Olwen eacuted Rachel Bromwich et D Simon Evans Cardiff University of Wales Press 1992) pour lequel les eacutediteurs parlent drsquoune vraie ob-session pour les barbes et ougrave on trouve mecircme des liens entre geacuteants et barbes le geacuteant Ysbadad-den doit se raser agrave lrsquooccasion du mariage de sa fille avec Culwych la plupart des eacutepreuves que le futur eacutepoux doit reacuteussir sont lieacutees agrave la deacutecouverte des outils qui vont servir agrave cette tache Dans le catalogue de Aarne-Thompson (Antti Aarne - Stith Thompson The Types of the folktale a classification and bibliography Helsinki Suomalainen tiedeakatemia 1961) le motif folklorique P 6721 Fur made from beards of conquered kings est signaleacute comme eacutetant drsquoorigine galloise

11 Pour ne mentionner que quelques exemples dans Huon de Bordeaux Charlemagne or-donne agrave Huon de se rendre en Babylonie pour prendre la barbe et quatre dents de lrsquoeacutemir dans Floovant au deacutebut du roman le jeune protagoniste coupe la barbe de son maicirctre Cet acte est tellement reacutepreacutehensible que Floovant sera puni drsquoexil On explique par ailleurs que la tonte for-ceacutee de la barbe eacutetait reacuteserveacutee aux voleurs laquo Seignors a ice tens que vos ici oez Adonc estoient tuit li prodome barbez Et li clers et li lais li prestes coronez Et quant [aucuns estoit] aperceuz drsquoanbler Donques li faccediloit lrsquoen les grenons a ouster Et trestoz les forccedilons de la barbe coper Lores estoit hontous honiz et vergondez Si qursquoil ne parousoit entre gantz converser Et quant il estoit pris a mort estoit livrez raquo (Floovant Chanson de geste du XIIe siegravecle eacuted Sven Andolf Uppsala Almquist amp Wiksells Boktryckeri-A-B 1941 v 63-71) Le thegraveme des barbes coupeacutees

242 Beatrice Barbieri

Lrsquoeacutepisode mecircme qui nous concerne ici le combat entre Rithon et Arthur pour la barbe drsquoArthur a eu un certain succegraves dans la litteacuterature franccedilaise succegraves strictement lieacute agrave la reacuteception de lrsquoHistoria Regum Britanniae qui abou-tit en premier lieu agrave des adaptations en vers en milieu anglo-normand le Ro-man de Brut de Wace (1155) et une traduction moins connue en laisses mo-norimes drsquoalexandrins (Harley Brut ou Geste de Bretuns dateacute de la deuxiegraveme moitieacute du XIIe siegravecle)12

En ce qui concerne le traitement du duel entre le roi et le geacuteant Rithon les deux traductions nrsquooffrent pas de surprises car elles suivent fidegravelement la source latine Il faut pourtant souligner que conserver lrsquoeacutepisode relegraveve drsquoun choix drsquoautant plus que celui-ci est indeacutependant de lrsquoeacutevolution du reacutecit et qursquoil aurait pu ecirctre eacutelimineacute sans inconveacutenient manifeste13 Tout en conservant les eacuteleacutements preacutesents chez Geoffroy les deux textes selon une habitude propre

est inseacutereacute laquo dans le cadre des coutumes eacutetranges et peacuterilleuses raquo dans le Perlesvaus au Chastel des Barbes la porte est orneacutee par les tecirctes et les barbes des chevaliers vaincus par les champions du chacircteau (Francis Dubost Aspects fantastiques de la litteacuterature narrative meacutedieacutevale XIIe-XIIIe siegravecles LrsquoAutre lrsquoAilleurs lrsquoAutrefois Paris Champion 1991 p 613 dans cet ouvrage le para-graphe 19IV3b p 610-613 est deacutedieacute agrave laquo Ritho Ritto Rion Ris le coupeur de barbe raquo)

12 Pour le Brut de Wace je cite drsquoapregraves lrsquoeacutedition drsquoIvor Arnold Le Roman de Brut de Wace 2 vol Paris SATF 1938-40 pour le Harley Brut voir Bryan Blakey laquo The Harley Brut An early French translation of Geoffrey de Monmouthrsquos Historia Regum Britanniae raquo Romania 84 p 44-70 Blakey eacutedite une partie de la traduction en alexandrins qui nrsquoest drsquoailleurs conserveacutee que partiellement (nous restent 3492 vers drsquoun ouvrage originaire bien plus long) Une eacutedition inteacute-grale fait lrsquoobjet de ma thegravese doctorale Una traduzione anglonormanna dellrsquolaquo Historia Regum Britanniae di Goffredo di Monmouth raquo la laquo Geste de Bretuns raquo in alessandrini (Harley Brut) Studio ed edizione Critica Tesi di Dottorato Universitagrave degli Studi di Siena aa 2009-2010 Voir aussi Beatrice Barbieri laquo Una traduzione anglonormanna dellrsquoHistoria Regum Britanniae la Geste de Bretuns in alessandrini (Harley Brut) raquo Atti del Convegno della Societagrave Internaziona-le Arturiana (sezione italiana) Pisa 10-11 ottobre 2010 (agrave paraicirctre) Outre ces deux Brut il y a drsquoautres traductions en vers de lrsquoHistoria (Royal Brut Munich Brut etc) Aucune nrsquoest pourtant complegravete ni ne contient le passage qui correspond au chapitre 165

13 Dans le Brut en prose anglo-normande (Julia Marvin The Oldest Anglo-Norman prose Brut Chronicle An edition and translation Woodbridge The Boydell Press 2006) par exem-ple apregraves lrsquoaventure du Mont Saint-Michel il nrsquoy a pas drsquoallusion agrave Rithon Pour drsquoautres versions franccedilaises en prose que je nrsquoanalyse pas ici voir Heacutelegravene Teacutetrel laquo Arthur et le geacuteant aux barbes genegravese et circulation drsquoun eacutepisode fondateur raquo dans Histoires des Bretagnes1 Les mythes fon-dateurs Brest CRBC-UBO 2010 p 167-181 qui donne des transcriptions baseacutees sur lrsquoeacutedition de Geacuteraldine Veysseyre Translater Geoffroy de Monmouth trois traductions en prose franccedilaise de lrsquolaquo Historia regum Britanniae raquo (XIIIe-XVe siegravecles) thegravese de doctorat Paris-Sorbonne 2002 Lrsquoeacutetude fort inteacuteressante de Mme Teacutetrel sur le sujet comprend lrsquoanalyse de plusieurs exemples et inclut outre les textes franccedilais les Brut anglo-saxon gallois et norrois la Saga de Tristan nor-roise et la Mort drsquoArthur de Malory

243Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

aux traducteurs meacutedieacutevaux amplifient et ajoutent quelques deacutetails (surtout en ce qui concerne les moments drsquoaction et de violence) donnant de la cou-leur au reacutecit historique

Bien plus remarquable est le fait qursquoon trouve une reprise de notre eacutepisode chez Thomas dans le Roman de Tristan (fragment Sneyd I)14 Il srsquoagit du seul passage conserveacute du roman directement emprunteacute agrave lrsquoHistoria ou bien agrave une de ses traductions15 Non seulement le sujet mais aussi la technique narrative rappellent lrsquoHistoria le reacutecit prend place autour drsquoune digression car un ex-ploit de Tristan offre le preacutetexte pour raconter la fameuse aventure drsquoArthur

Yseut assise dans sa chambre pense agrave Tristan

Encore le quide ele en EspaigneLa u il ocist le jaiant Le nevod a lrsquoOrguillos grantKi drsquoAfriche ala requerePrinces e reis de tere en tereOrguillos ert hardi e pruzSi se cumbati a tuzPlusurs afolat e ocistE les barbes des mentuns pristUnes pels fist des barbes granz Hahuges e bien traiumlnanz Parler oiuml del rei Artur Ki en tere out si grant honurTel hardement e tel valurVencu ne fut unc en esturA plusurs combatu srsquoesteit

14 Je cite drsquoapregraves lrsquoeacutedition Tristan et Iseut Les poegravemes franccedilais La saga norroise textes origi-naux et inteacutegraux preacutesenteacutes traduits et commenteacutes par Daniel Lacroix et Philippe Walter Pa-ris Librairie Geacuteneacuterale Franccedilaise 1989 p 368-373 ougrave le passage qui nous inteacuteresse se trouve aux vers 663-753

15 Selon Arianna Punzi la version du duel entre Arthur et Rithon du Roman de Tristan deacuterive-rait directement de lrsquoHistoria (laquo Materiali per la datazione del Tristan di Thomas raquo Cultura Neo-latina XLVIII 1988 p 9-71) mais les laquo riprese testuali raquo repeacutereacutees par A Punzi (p 15) pourraient bien remonter agrave lrsquoune des traductions de lrsquoHistoria Pour le succegraves du combat entre Arthur et Ri-thon dans la tradition tristanienne voir Adrian Stevens laquo Killing Giants and Translating Empi-res The History of Britain and the Tristan Romances of Thomas and Gottfried raquo dans Bluetezeit Festschrift Pete Johnson ed Mark Chinca Joachim Heinzle und Christopher Young Tuumlbingen Niemeyer 2000 p 411-26 et Heacuteleacutene Tegravetrel laquo Arthur et le geacuteant raquo art cit p 175-176 Pour les deux auteurs qui drsquoailleurs ne connaissent pas lrsquoarticle de A Punzi il nrsquoy a pas de doute que Thomas laquo borrows from Wacersquos history raquo (Adrian Stevens laquo Killing giants raquo art cit p 409)

244 Beatrice Barbieri

E trestuz vencu aveitQuant li jaianz cest oiumlMande lui cum sun amiQursquoil aveit une noveles pelsMais urle i failli e tassels (v 663-683)

Comme si la convoitise de barbes eacutetait une tare familiale le geacuteant tueacute par Tristan est le neveu du geacuteant coupeur de barbes qui avait deacutefieacute Arthur Thomas ne mentionne pas le nom de Rithon et utilise lrsquoeacutepithegravete lsquoorguillosrsquo Le terme est deacutejagrave associeacute agrave Rithon dans Wace et dans la traduction en alexandrins (Par grant orguil e par fierteacute Avei le rei Artur mandeacute Wace v 11571-2 Par orgoil me de-manda ma barbe od le gernun Harley Brut v 281) tandis que Geoffroy de Mon-mouth ne connotait pas le monstre Selon Thomas le geacuteant vient drsquoAfrique

Apregraves avoir introduit le personnage du geacuteant coupeur de barbes Thomas raconte lrsquohistoire du manteau de barbes et du duel contre Arthur (v 670-729) Si la version offerte par Thomas ne comporte pas de veacuteritables changements quant aux personnages et aux eacuteveacutenements narreacutes elle teacutemoigne de lrsquointeacuterecirct de ce combat aux couleurs eacutepiques pour un lecteur aussi prestigieux que Tho-mas un inteacuterecirct qui deacutepasse le cadre des chroniques geacuteneacutealogiques bretonnes Thomas se sert de lrsquoeacutepisode mecircme srsquoil laquo a la matire nrsquoafirt mie raquo16 pour creacuteer des liens entre la figure de Tristan et celle drsquoArthur qui ont tous deux reacuteussi dans lrsquoexploit de la victoire sur le geacuteant17 Chasser les geacuteants est comme nous lrsquoavons dit une tacircche reacuteserveacutee aux vrais heacuteros

Si avec le Tristan on est sorti du contexte de lrsquohistoire du royaume arthu-rien on y retourne avec les Premiers Faits du Roi Arthur (dateacutes du milieu du XIIIe siegravecle) texte eacutegalement connu sous le nom de Merlin-Vulgate ou Suite Vulgate ou encore Suite historique du Roman de Merlin18 Dans la vaste compi-

16 Tristan v 730 Thomas se sent obligeacute de justifier cette digression qui nrsquoest pas neacutecessaire dans lrsquoeacuteconomie du reacutecit laquo A la matire nrsquoafirt mie Nequedent boen est quel vos die Que niz a cestui cist esteit Ki la barbe aveir voleit Del rei e del empereur Cui Tristan servi a cel jor Quant il esteit en Espagne Ainz qursquoil repairast en Bretaigne raquo (v 730-736)

17 Notons que tandis qursquoArthur se bat pour soi et pour sa barbe Tristan se bat au service de lrsquoempereur drsquoEspagne qui a eacuteteacute menaceacute par le geacuteant Comme deacutejagrave indiqueacute plus haut (cf note 8) le geacuteant srsquooppose au pouvoir royal Adrian Stevens voit dans ce deacutetail du Tristan une critique de la royauteacute laquo Tristan fights in a world where unheroic kings no longer follow the example of Ar-thur by fighting their own fights raquo (laquo Killing giants raquo art cit p 412)

18 Le Livre du Graal I Joseph drsquoArimathie Merlin Les Premiers Faits du roi Arthur Paris Gallimard 2001 eacuted preacutepareacutee par Daniel Poirion publieacutee sous la direction de Philippe Walter avec la collaboration drsquoAnne Berthelot Robert Deschaux Iregravene Freire-Nunes et Geacuterard Gros

245Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

lation en prose que les eacutediteurs de lrsquoeacutedition la plus reacutecente ont nommeacutee Le livre du Graal les Premiers Faits se placent entre le Merlin et le Lancelot et racon-tent les eacuteveacutenements qui suivent le couronnement drsquoArthur crsquoest-agrave-dire princi-palement les guerres qursquoArthur doit mener pour agrandir le royaume et assu-rer son pouvoir19 Selon Philippe Walter le compilateur des Premiers Faits se serait inspireacute du Roman de Brut laquo premier canevas coheacuterent et complet de la vie drsquoArthur de sa naissance agrave sa mort raquo20 qursquoil aurait consideacuterablement am-plifieacute et enrichi drsquoautres mateacuteriaux Parmi les modifications les plus saillantes on remarque une extension du rocircle du geacuteant ici appeleacute Rion (et non plus Ri-thon) Il est le protagoniste de plusieurs eacutepisodes dans le reacutecit et a changeacute de statut social devenu roi il est appeleacute agrave la fois roi drsquoIrlande seigneur des geacuteants et des Saxons laquo Rion des Illes raquo et laquo sires et gouvernerres de toute la terre drsquoOccident raquo En tant que roi il guide son armeacutee dans des batailles longues et sanguinaires contre les Bretons Lors de sa premiegravere apparition il est aussitocirct connoteacute par le macabre vecirctement que nous connaissons le manteau de bar-bes Arthur le reconnaicirct dans la mecircleacutee laquo a la couverture dont il estoit couvers car toutes ses couvertures estoient plainnes de barbes et de couronnes raquo21 Ar-thur le rejoint lrsquoattaque et lrsquoabat mais les troupes secourent leurs comman-dants respectifs et lrsquoaffrontement se geacuteneacuteralise Les Bretons lrsquoemportent sur les Saxons qui srsquoenfuient et sont pourchasseacutes par les Bretons Arthur rattrape Rion dans une profonde valleacutee ougrave ils srsquoaffrontent en combat singulier Lrsquooppo-sition entre le heacuteros et le geacuteant rappelle le modegravele biblique de David contre Go-liath Arthur est petit et jeune et Rion est grand puissant22 Finalement Rion

doreacutenavant citeacute comme Premiers Faits Le texte se lit aussi dans le vol II (LrsquoEstoire de Merlin) de Sommer H O The Vulgate Version of the Arthurian Romances 8 vols Washington Carnegie Institute 1908-1916

19 Selon Michelle Szkilnik (laquo La jeunesse guerriegravere drsquoArthur raquo dans Jeunesse et genegravese du royaume arthurien Les laquo Suites raquo romanesques du laquo Merlin en prose raquo Actes du Colloque des 27 et 28 avril 2007 Eacutecole Normale Supeacuterieure Paris eacutetudes reacuteunies par Nathalie Koble et alii Pa-radigme Orleacuteans 2007 p 17-32) ce sont justement laquo les romans qui srsquointeacuteressent au deacutebut du regravegne drsquoArthur [qui] renouent en partie avec la tradition du roi heacuteroiumlque raquo (p 17) tradition ma-nifeste dans le combat entre Arthur et Rithon M Szkilnik analyse drsquoailleurs notre eacutepisode dans les Premiers Faits (Suite Vulgate) et la Suite du roman de Merlin

20 Premiers Faits p 180821 Premiers Faits sect 29822 Premiers Faits sect 302 p 1106 Arthur est acircgeacute de 18 ans (28 selon certains manuscrits) et il

est appeleacute enfant (p 1110) Le geacuteant laquo estoit grans et fors a merveilles sor tous les homes que on seuumlst et avoit bien ce dist li contes xiv pieacutes de lonc des pieacutes qui adont estoient raquo (p 1106)

246 Beatrice Barbieri

reacutechappe de ce combat et agrave la suite de plusieurs eacuteveacutenements23 rentre dans son pays blesseacute par le roi Ban On entendra parler de lui plus avant dans le reacutecit lorsqursquoil assiegravege la ville de Carmeacutelide pour se venger de sa preacuteceacutedente deacutefai-te24 Crsquoest agrave ce moment-lagrave que Rion envoie un messager agrave la cour du roi Arthur pour lui demander sa barbe Le passage est inseacutereacute dans une scegravene courtoise le messager arrive agrave Camelot agrave la mi-aoucirct pendant un repas fastueux ougrave Keu sert agrave table Son message est transmis oralement ainsi que sous la forme drsquoune lettre qui est lue devant la cour par lrsquoarchevecircque Dubrice et dans laquelle Rion explique lrsquohistoire du manteau et exige la barbe drsquoArthur

laquo Si te conmant que tu mrsquoenvoies ta barbe par un ou par ii de tous tes meillours amis Et puis vien a moi et deviegnes mes hom e tiengnes et re-ccediloives de moi en bone pais ta terre Et se tu ce ne vels faire laisses ta terre et trsquoen vais en essil Car si tost come je aurai conquis le roi Leodegam je men-rai toute mon ost sor toi et te ferai escorchier ta barbe et traire fors de men-ton arrebours ce saces tu tout de vraiement raquo (sect 722 p 1532)

Apregraves la lecture de la lettre et le refus drsquoArthur de ceacuteder sa barbe drsquoautres aventures srsquoinsegraverent dans la narration comme il est freacutequent dans les romans en prose avant que le combat puisse enfin avoir lieu25 Sur une prairie devant toute la cour se deacuteroule une lutte longue et violente Enfin Arthur lrsquoemporte et tran-che la tecircte de lrsquoennemi avec Marmiadoise lrsquoeacutepeacutee du geacuteant qui avait appartenu agrave son ancecirctre Hercule La victoire est ceacuteleacutebreacutee par tous les princes Srsquoensuit une peacuteriode de paix car Arthur a finalement laquo apaiseacute sa terre et mis a repos raquo26

Comme nous lrsquoavons dit les Premiers Faits tout en ajoutant des mateacuteriaux tregraves varieacutes suivent encore dans une certaine mesure le deacuteroulement chro-nologique adopteacute par Geoffroy de Monmouth Crsquoest plus loin dans le reacutecit au moment qui preacutecegravede le combat contre les Romains que se trouve lrsquoeacutepisode du geacuteant du Mont Saint-Michel Mais le compilateur supprime agrave ce moment-lagrave tout souvenir de lrsquoancien combat drsquoArthur contre le geacuteant coupeur de barbes Comme lrsquoa bien noteacute Michelle Szkilnik la comparaison avec le geacuteant du Mont Saint-Michel nrsquoest plus pertinente dans les Premiers Faits car Rion est ici de-venu un laquo puissant seigneur descendant drsquoHercule [] rattacheacute agrave la seacuterie des

23 Premiers Faits sect 302-31624 Premiers Faits sect 72125 Premiers Faits sect 738-74326 Premiers Faits sect 742

247Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

grands chefs saxons qursquoArthur affronte tour agrave tour au deacutebut de son regravegne raquo27Le Rion des Premiers Faits conserve plusieurs traits de lrsquoancien geacuteant - sa

violence barbare sa convoitise aveugle symboliseacutee par le manteau de barbes et surtout son opposition agrave Arthur Mais il est deacutesormais devenu roi et chef drsquoarmeacutee qui conduit les troupes ennemies contre Arthur

Il est aussi question ailleurs drsquoun roi srsquoappelant Rion des Illes agrave savoir dans le Conte du Graal de Chreacutetien de Troyes au moment ougrave Perceval veut se ren-dre agrave la cour drsquoArthur et demande agrave un charbonier la direction pour Cardoeil Lrsquohomme lui indique la voie en ajoutant qursquoil trouvera le roi laquo liegrave et dolant raquo car avec laquo tote srsquoost Srsquoest au roi Rion conbatuz Li rois des Illes est vaincu Et de crsquoest li rois Artus liez Et de ses barons correciez Qui as chasteacutes se departirent La ou lor meillor sejor virent Nrsquoil ne set comant il lor va raquo28 La critique a deacute-battu la question de lrsquoidentiteacute possible du Rion du Conte du Graal et du Rithon de lrsquoHistoria29 sans arriver agrave une conclusion satisfaisante Puisque Chreacutetien ne mentionne ni le gigantisme ni le manteau de barbes traits par ailleurs consubs-tantiels au Rithon de lrsquoHistoria il ne me semble pas qursquoil y ait des indices suffi-sants pour identifier les deux personnages La tradition consistant agrave amalgamer le Rion roi et chef drsquoarmeacutee vaincu agrave la guerre par Arthur et le Rithon geacuteant au manteau de barbes vaincu en combat singulier tradition repreacutesenteacutee par les Premiers Faits pourrait donc ecirctre posteacuterieure agrave Chreacutetien

Cette eacutevolution de Rion ndash le fait drsquoecirctre roi et drsquooccuper un rocircle plus impor-tant dans lrsquoentrelacement du roman ndash se manifeste dans deux autres textes le Chevalier as deus espees et la Suite du roman de Merlin

Dans le Chevalier as deus espees30 roman en vers dateacute entre 1210 et 1235 le reacutecit srsquoouvre sur un dicircner de Pentecocircte agrave Cardoeil et lrsquoarriveacutee soudaine drsquoun messager de la part du roi Ris drsquooutre-Ombre31 Ris a deacutejagrave battu neuf

27 M Szkilnik laquo La jeunesse guerriegravere drsquoArthur raquo art cit p 31 Doreacutenavant citeacute comme laquo La jeunesse raquo

28 Chreacutetien de Troyes Romans de la table ronde Le Conte du Graal eacuted Charles Meacutela Paris Librairie geacuteneacuterale franccedilaise 1994 v 808-815

29 Cf Ernst Brugger Zeitschrift fuumlr franzoumlsische Sprache und Literatur XLIV 1917 p 45-60 (compte rendu de Annette B Hopkins The Influence of Wace on the Arthurian Romances of Chreacutetien de Troyes Manasha Wis 1913 University of Chicago Dissertation) et Margaret Pelan LrsquoInfluence du Brut sur les romanciers franccedilais de son temps Genegraveve Slatkine Reprints 1974 (eacuted orig Paris 1931) p 64-65

30 Le chevalier as deus espees eacuted Paul Vincent Rockwell Cambridge Brewer 2006 Lrsquoeacutedition de Wendelin Foester (Le chevalier as deus espees Halle Niemeyer 1877) reste toujours utile

31 Ombre est le fleuve Humber en Angleterre et outre-Ombre signifie donc lsquoau-delagrave du fleuve

248 Beatrice Barbieri

rois qui sont devenus ses hommes-liges32 et assieacutegeacute les terres de la dame de Caradigan Crsquoest maintenant au tour drsquoArthur de se soumettre Le discours du messager lrsquoexplique clairement

Si veut [scil Ris] krsquoencontre lui vegnieacutesEt ke vostre terre preignieacutesDe lui ndash et il vous croistra ndashU se ce non il enterraEn vostre terre a si grans faisEt a tel force ke ja maisNrsquoen istra devant krsquoil vous aitDesireteacute et a soi traitTout vostre regne a sa devise (v 241-249)

Dans le Chevalier as deus espees le cadre historique de lrsquoHistoria Regum Britanniae a disparu et lrsquoatmosphegravere est pleinement courtoise Notre geacuteant-roi a perdu toute trace de gigantisme il ne lui reste que la macabre passion dis-tinctive pour les barbes drsquoautrui Son nom a aussi un peu changeacute en devenant Ris Comme le souligne Paul Vincent Rockwell eacutediteur du roman lorsqursquoil relegraveve les nombreux traits parodiques propres au texte laquo instead of calling him Rithon or Rion [] the Chevalier as deus espees chooses to call him lsquoRisrsquo which could be read to mean in Old French lsquolaughterrsquo At the beginning of this romance then an invasion led by laughter threatens the hierarchy of Arthu-rian identities raquo (p 16) Ris est un roi ennemi qui a envahi le fief de la dame de Caradigan et menace la paix du monde arthurien Les rois que Ris a vaincus lui ont rendu hommage et il voudrait faire de mecircme avec Arthur Le manteau de barbes nrsquoest plus seulement un tropheacutee de guerre mais un cadeau destineacute agrave laquo srsquoamie a cui lrsquoa otreieacute raquo (v 229) la laquo damoisiele drsquoYslande raquo (v 415)

Apregraves lrsquoeacutepisode initial du deacutefi au tribut de la barbe Ris sera le protagoniste drsquoautres eacutepisodes avant drsquoecirctre enfin battu par Meliadus et de se rendre bles-seacute agrave la cour drsquoArthur En oubliant lrsquoaffront du deacutebut du roman Arthur fait preuve de largesse en faisant soigner Ris et en lui rendant sa liberteacute Ris sera drsquoailleurs inteacutegreacute agrave la suite du roi

Humberrsquo au vers 253 Ris est appeleacute roi de Norombellande (Northumbria)32 Cf v 215-228 laquo Sire li rois Ris vous mande Con cil ki puet et vaut asseacutes Keuml il a ja ix ans

passeacutes Krsquoil est issus de son paiumls Et en ces ix ans a conquis Tout par force et par vasselaige IX rois ki li ont fait homage Srsquoa a cascun son fief creuuml Drsquoentor lui ne se sont meuuml Ains le servent o lor maisnies Si a a cascun escorcies Les barbes et si en fera Penne a i mantel et lrsquoavra Srsquoamie a cui lrsquoa otreieacute raquo

249Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

La Suite du Roman de Merlin33 (ou Suite romanesque du Merlin aussi connue sous le nom de Merlin-Huth) preacutesente de nombreuses ressemblan-ces avec le Chevalier as deus espees qui drsquoapregraves Gilles Roussineau a eacuteteacute lrsquoune de ses sources34 Comme dans celui-ci le reacutecit est courtois et eacuteloigneacute du contexte historique breton Ici non plus Rion nrsquoest un geacuteant mais seulement un roi laquo sires de Norgales raquo Lors drsquoune fecircte agrave Carlion le messager de Rion se rend agrave la cour drsquoArthur et ordonne au roi drsquoenvoyer agrave Rion sa barbe pour qursquoil la fasse coudre sur son manteau en signe de soumission

laquo Rois Artus che te mande le rois Rions li sires de Norgales qursquoil a conquis tresqrsquoa XI rois qui tout sont en son service Et en remembrance de ceste vic-toire a il pris de chascun des rois la barbe et en a fait orler un sien mantel Mais pour chou qursquoil te prise plus que nul qursquoil ait conquist te mande il que se tu ne veuls perdre ta terre vien a lui et se li fai houmage et la rechoif de li Et a cest commandement li envoie ta barbe il le fera metre es ataches de son mantiel Et ensi le fais qursquoil te mande u autrement te ne pues faillir qursquoil ne te toille ta terre car encontre son pooir ne poroies tu durer raquo (sect71)

Arthur reacutepond avec un mot ironique invoquant sa propre jeunesse laquo Biaus amis il ne me samble mie que ja soie chis a qui li rois Rions trsquoen-voia car je nrsquoeuch onques barbe trop sui encore jovenes Et se je encore bien lrsquoavoie ne lrsquoaroit il pas miex ameroie avoir perdu le cief raquo (sect 71)

Lrsquoeacutepisode du manteau de barbes se reacuteduit agrave ce bref eacutechange Il ne sera plus fait allusion agrave ce sujet et la confrontation directe entre Rion et Arthur nrsquoaura pas lieu plus avant dans le reacutecit dans un enchaicircnement drsquoeacuteveacutenements qui rappelle encore le Chevalier as deus espees Rion envahit les terres drsquoArthur et assiegravege le chacircteau de Tarabel35 Cependant Balaain le fait prisonnier pen-dant qursquoil se rend agrave un rendez-vous drsquoamour36 et le conduit agrave la cour drsquoAr-thur ougrave Rion precircte hommage au roi37

Comme dans le Chevalier as deus espees lrsquoopposition entre Rion et Arthur

33 La Suite du Roman de Merlin eacutedition critique par Gilles Roussineau 2 vols Genegraveve Droz 1996 reacuteeacuted 1 vol Genegraveve Droz 2006 Doreacutenavant dans les notes Suite Merlin

34 Cf Suite Merlin p xvi 54-55 et 65-7635 Suite Merlin sect 9136 Lrsquoeacutepisode est fondamental dans le deacuteveloppement du roman gracircce agrave la capture de Rion

Balaain regagne la faveur drsquoArthur qursquoil avait perdue apregraves avoir coupeacute la tecircte drsquoune damoi-selle de la cour

37 Cf Suite Merlin sect 156 laquo Chelui jor fist li rois Rions houmage au roi Artus et rechiut sa terre de lui raquo

250 Beatrice Barbieri

est mitigeacutee adoucie38 Rion nrsquoest pas tueacute et Arthur nrsquoest plus le seul qui puisse le battre il est en effet vaincu par un autre chevalier parti agrave lrsquoaventure tandis qursquoArthur est resteacute agrave preacutesider sa cour

Plus on srsquoeacuteloigne de lrsquoHistoria plus le combat entre Arthur et Rion perd graduellement en force symbolique et en violence eacutepique Bien que les eacuteleacute-ments constitutifs fondamentaux (le roi Arthur Rion le manteau la deacute-faite de celui-ci) se soient conserveacutes ils ont neacuteanmoins changeacute Consideacute-rons par exemple le manteau de barbes leitmotiv reacuteguliegraverement preacutesent dans les diffeacuterents reacutecits il ne reste pourtant pas toujours identique agrave lui-mecircme Si dans lrsquoHistoria ses traductions et encore dans les Premiers Faits la question du manteau eacutetait fondamentale dans Le Chevalier as deus es-pees et dans la Suite du Merlin le manteau semble ecirctre deacutesormais un eacuteleacute-ment steacutereacuteotypeacute et bientocirct oublieacute dans lrsquoeacutecoulement de la narration Il est devenu un accessoire bizarre plutocirct qursquoun objet agrave forte valence symboli-que Arthur cesse par ailleurs de vouloir reacutepondre personnellement au deacutefi honteux Son personnage a glisseacute du guerrier aux traits archaiumlques (encore preacutesent dans les Premiers Faits) au roi courtois qui loin du peacute-ril demeure dans la seacutecuriteacute de sa cour39 La conception des pouvoirs et des rocircles sociaux a elle aussi changeacute Dans la reacuteeacutecriture des deux Merlin en prose et du Chevalier as deus espees les ennemis auxquels Rion a cou-peacute la barbe ne sont ni tueacutes ni geacuteneacuteriquement conquis comme dans les autres textes mais lui rendent hommage et deviennent ses hommes-liges De mecircme la menace du geacuteant en cas de refus de la part drsquoArthur eacutetait-elle tregraves violente dans le Brut

E si Artur cuntrediseitCcedilo que Rithon li requereitCors a cors ensemble venissentE cors a cors se combatissentE li quel drsquoels lrsquoaltre ocirreitU que vif veincre le purreitLa barbe euumlst preiumlst les pels (Wace v 11579-86)

38 M Szkilnik parle drsquoun veacuteritable affadissement du personnage de Rion anticipeacute dans la nar-ration par la modeacuteration de la requecircte de la barbe dans la Suite du Merlin laquo Rion parle de pren-dre la barbe de ses ennemis et non de lrsquoescorchier et traire fors del menton arrebours raquo comme dans les Premiers Faits (laquo La jeunesse raquo p 31)

39 Comme le dit M Szkilnik laquo agrave la logique eacutepique qui preacutevaut dans la Suite Vulgate [ici Premiers Faits] se substitue dans la Suite du Merlin une logique romanesque raquo (laquo La jeunesse raquo p 32)

251Arthur et Rithon (Rion Ris) le geacuteant coupeur de barbes

tandis que dans la Suite on lrsquoa lu la conseacutequence serait que Rion toille la terre drsquoArthur La conception de la rivaliteacute est rentreacutee dans une dynamique feacuteoda-le ou bien courtoise Rion autrefois symbole du pouvoir aveugle qui doit ecirctre aneacuteanti perd peu a peu les traces de sa monstruositeacute en devenant drsquoabord geacuteant-roi (Premiers Faits) puis simplement roi (Chevalier as deus espees Suite du Merlin) Cessant drsquoecirctre un monstre il peut mecircme ecirctre eacutepargneacute et inteacutegreacute agrave la socieacuteteacute des hommes

Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

Lucia BaronciniUniversitagrave di Bologna

Aujourdrsquohui on a perdu la conception du pouvoir magique des mots si on dit donc agrave quelqursquoun drsquoaller au diable personne ne pensera jamais qursquoun diable va arriver et lrsquoemporter avec soi Au Moyen Age les choses eacutetaient diff eacuterentes1 En 1256 dans lrsquoeacutevecirccheacute de Toulouse une femme eacutepuiseacutee par les maladresses de son fi ls lui crie laquo Je ne veux plus que tu sois mon fi ls je te recommande agrave cinquante milliers de diables raquo Sur le moment rien ne se passe mais agrave minuit les diables arrivent prennent le garccedilon endormi et cherchent agrave lrsquoemporter avec eux en passant par la chemineacutee heureuse-ment le garccedilon se reacuteveille et se recommande agrave la Vierge Le nom de Marie est suffi sant les diables lacircchent prise et il tombe dans la cendre il est sauf mais restera boiteux (et on sait qursquoecirctre boiteux ou estropieacute est le signe drsquoun contact physique avec Dieu ou avec le diable)

Lrsquohistoire que je viens de raconter est un miracle de la Vierge il srsquoagit de la version que lrsquoon trouve dans le recueil latin eacutediteacute par Thomas Crane2 dont la seule traduction en langue vernaculaire que je connaisse se trouve dans la collection italienne du XVe siegravecle que je suis en train drsquoeacutetudier3 En bref il srsquoagit du miracle de lrsquoenfant voueacute au diable dont la version la plus commune commence drsquoailleurs avec la rupture drsquoun vœu de chasteteacute lors de lrsquoengen-drement de lrsquoenfant en question4 Dans lrsquoIndex miraculorum compileacute par le

1 Voir Carla Casagrande et Silvana Vecchio I peccati della lingua disciplina ed etica della parola nella cultura medioevale Rome Istituto della Enciclopedia Italiana 1987 (trad fr Les Peacute-cheacutes de la langue Paris Cerf 1991)

2 Voir Thomas F Crane laquo Miracles of the Virgin raquo Romanic Review No 2 1911 p 235-2793 Il srsquoagit drsquoune collection anonyme et ineacutedite appeleacutee Livre du naufrage par Mary Vincen-

tine Gripkey laquo Mary Legends in Italian Manuscripts in the Major Libraries of Italy raquo Mediaeval Studies No 14 1952 p 9-47 M V Gripkey a enrichi lrsquoeacutetude des manuscrits italiens de mi racles que Levi avait commenceacute voir Il libro dei Cinquanta Miracoli della Vergine publieacute par Ezio Levi Bologne Romagnoli DallrsquoAcqua 1917

4 Il srsquoagit drsquoune variante du pacte avec le diable voir Alfonso DrsquoAgostino laquo Il patto col dia-

254 Lucia Baroncini

pegravere bollandiste Poncelet on trouve au moins sept incipit diffeacuterents qui srsquoen tiennent au mecircme canevas5 deux eacutepoux font vœu de chasteteacute mais le diable pousse le mari agrave le briser la femme facirccheacutee voue alors au diable le fruit de cette nuit A la naissance de lrsquoenfant le diable arrive et ordonne agrave la femme de ne pas le baptiser il viendra le prendre quand il aura grandi Le moment venu le fils deacutecouvre son histoire et va agrave Rome chercher lrsquoaide du Pape mais celui-ci lrsquoenvoie chez un saint ermite qui avec lrsquointervention de la Vierge parvient agrave sauver le garccedilon du diable Lrsquohistoire est raconteacutee entre autres par Gautier de Coincy auteur des Miracles de Nostre Dame6 et dans les Can-tigas de Santa Maria drsquoAlphonse le Sage (cantiga 115)7

On aura sans doute remarqueacute qursquoil srsquoagit du mecircme sujet que la ceacutelegravebre leacute-gende de Robert le Diable dont la version eacutecrite la plus ancienne que lrsquoon connaisse est une reacutedaction en octosyllabes du XIIIe siegravecle8 La duchesse de Normandie ne parvient pas agrave avoir drsquoenfant et lasse de prier Dieu srsquoadresse au diable mais le fils qursquoelle en conccediloit nommeacute Robert est cruel et violent degraves son enfance Une fois devenu adulte il est banni par son pegravere agrave cause de ses meacutefaits ndash surtout contre le clergeacute il devient un terrible brigand (mecircme si on essaye de lrsquoadouber chevalier) jusqursquoau moment ougrave il prend conscience de sa nature furieuse et deacutecouvre le mystegravere de sa naissance Il deacutecide alors drsquoaller en pegravelerinage agrave Rome ougrave le Pape lrsquoenvoie chez un saint ermite qui lui impose une vie de peacutenitence tregraves dure La suite de lrsquohistoire se rattache au motif du laquo petit jardinier aux cheveux drsquoor raquo (AT 314)9 crsquoest-agrave-dire du heacuteros sauveur qui cache son identiteacute mais est reconnu gracircce agrave un signe particulier (ici une blessure qursquoil a reccedilue des Sarrasins) Cependant le motif folklorique qui nous inteacuteresse ici est celui du pacte avec le diable pour lrsquoobtention drsquoun

volo nelle letterature medievali Elementi per unrsquoanalisi narrativa raquo Studi medievali III seacuterie No 45 2004 p 699-752

5 Voir Albert Poncelet laquo Index miraculorum B Virginis Mariae quae saec VI-XV Latine conscripta sunt index postea perficiendus raquo Analecta Bollandiana No 21 1902 p 214-360 nos 300 368 657 1272 1436 1517 1558

6 Gautier de Coincy Les miracles de Nostre Dame publieacute par V Frederic Koenig 6 vol Ge-negraveve Droz 1970

7 Alfonso X el Sabio Cantigas de Santa Maria (cantigas 101 a 260) II publieacute par Walter Mettmann Madrid Castalia 1988 p 45-55

8 Robert le Diable roman drsquoaventures publieacute par Elisabeth Loumlseth Paris Didot 1903 (So-cieacuteteacute des Anciens Textes Franccedilais)

9 Voir Antti Aarne Types of the folk-tale a classification and bibliography translated and en-larged by Stith Thompson New York Burt Franklin 1971 [1928] p 108-169

255Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

heacuteritier classeacute M 219-1 par Aarne-Thompson et croiseacute avec le type S 223 (laquo le couple steacuterile qui se voue au diable et obtient un enfant diabolique raquo)10 Comme lrsquoavait remarqueacute Roland Crane11 la premiegravere partie de Robert le diable correspond agrave la premiegravere partie du reacutecit hagiographique Imram Hui Corra qui circulait en Irlande au XIe siegravecle Le motif est bien preacutesent dans le folklore celtique12 Dans ces deux cas la naissance diabolique du heacuteros (ou des heacuteros vu que dans le reacutecit irlandais il srsquoagit de tripleacutes) donne lieu agrave une attitude drsquoabord cruelle et blaspheacutematoire puis apaiseacutee par le baptecircme et enfin effaceacutee par la peacutenitence Dans le cas du miracle de lrsquoenfant voueacute au diable la preacutesence du diable est constante (comme srsquoil eacutetait un creacutediteur qui est aux trousses drsquoun deacutebiteur insolvable)13 mais il nrsquoinfluence pas le psy-chisme du protagoniste qui est en revanche un personnage tregraves positif par-fois saint srsquoil srsquoagit drsquoun contexte miraculaire ou hagiographique je pense ici au fantomatique saint Sauveur des Miracles de Nostre Dame par person-nages14 ou agrave certaines versions de la vie de saint Antoine de Vienne15

Vouer les fils au diable crsquoest bien entendu la version chreacutetienne du pacte avec un ecirctre surnaturel qui va enlever les enfants agrave la suite drsquoun tort commis par le pegravere ou la megravere de lrsquoenfant en question On peut penser au conte que les fregraveres Grimm nous ont transmis comme Rapunzel (Raiponce en fran-ccedilais) qui se trouve aussi sous le titre de Petrosinella dans Il cunto de li cunti

10 Voir Antti Aarne Motif-Index of Folk-Literature A Classification of Narrative Elements in Folktales Ballades Myths Fables Mediaeval Romances Exempla Fabliaux Jest-Books and Lo-cal Legends revised and enlarged by Stith Thompson vol V Bloomington Indiana University Press 19662 p 41 et p 316

11 Voir Roland S Crane laquo An Irish Analogue of the Legend of Robert the Devil raquo Romanic Review No 5 1914 p 55-67

12 Voir Tom P Cross Motif-index of early Irish literature Bloomington Indiana University Press 1952

13 Il existe sans doute une influence mutuelle entre le langage de la theacuteologie et ceux du droit et de lrsquoeacuteconomie qui se deacuteveloppent pendant le Moyen Acircge surtout agrave propos des rapports entre les hommes Dieu et le diable voir entre autres Toni W Andrus The Devil on the Medieval Sta-ge in France Ann Arbor University Microfilm International 1980 p 134-168 et Adriano Pros-peri Giustizia bendata Percorsi storici di unrsquoimmagine Turin Einaudi 2008

14 Miracles de Nostre Dame par personnages publieacutes drsquoapregraves le manuscrit de la Bibliothegraveque Nationale par Gaston Paris et Ulysse Robert Paris Didot 1876 tome I p 1-56

15 Voir Giuseppe Cocchiara Il diavolo nella tradizione popolare italiana Rome Editori Riu-niti 2004 [1945] p 38-55 Cocchiara preacutesente une seacuterie de poegravemes populaires italiens des XIVe-XVe siegravecle ougrave Antoine deacutedieacute au diable parce que conccedilu pendant un pegravelerinage agrave Saint-Jacques-de-Compostelle est finalement emporteacute en enfer drsquoougrave il est rejeteacute sur terre agrave cause de sa sainteteacute

256 Lucia Baroncini

de Gianbattista Basile (journeacutee II 1)16 Lrsquoinfraction de la megravere qui est en-ceinte est alimentaire elle vole (ou fait voler) une plante aromatique dans le jardin drsquoune sorciegravere laquelle en retour lui demande lrsquoenfant qui naicirctra une jeune fille vient au monde et est enfermeacutee par la sorciegravere dans une haute tour ougrave elle reste prisonniegravere jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee du prince (AT 310 The Mai-den in the Tower) On peut aussi mentionner lrsquohistoire de Liombruno en-fant abandonneacute au diable par son pegravere un pauvre pecirccheur puis sauveacute par une feacutee crsquoest lrsquoincipit du laquo cantare raquo eacuteponyme dont la version eacutecrite est at-testeacutee en Italie agrave la fin du XIVe siegravecle17

Parfois le diable vole litteacuteralement les enfants en profitant drsquoun manque de surveillance le Moyen Acircge nous a transmis la leacutegende de saint Eacutetienne enleveacute dans son berceau par le diable et remplaceacute par un laquo cambion raquo crsquoest-agrave-dire un ecirctre diabolique qui assume la figure de la personne prise en eacutechange On raconte la mecircme histoire agrave propos de saint Laurent (freacutequemment confon-du avec saint Eacutetienne parce que tous deux sont diacres) et de saint Bartheacutele-my comme nous en informe le pegravere De Gaiffier18 Il srsquoagit ici du pheacutenomegravene des changelings une croyance bien connue de ceux qui srsquooccupent de mytho-logie et folklore des pays celtiques et germaniques On trouve un teacutemoignage de cette croyance dans le recueil drsquoexempla composeacute au deacutebut du XIIIe siegravecle par le precirccheur Jacques de Vitry

Quidam enim similes puero quem Gallici chamium (cambion) vocant qui multas nutrices lactendo exhaurit et tamen non proficit nec ad incremen-tum pervenit sed ventrum durum habet et inflatum19

Les reacutepertoires sur le folklore notamment des icircles britanniques donnent plusieurs versions de ces histoires tout en indiquant une seacuterie de meacutethodes pour deacutemasquer les cambions et reacuteobtenir si crsquoest possible son propre en-fant On peut commettre des actes absurdes en preacutesence du changeling il

16 Giambattista Basile Lo cunto de li cunti publieacute par Michele Rak drsquoapregraves la premiegravere eacutedition [Naples 1634-1636] Milan Garzanti 1986 p 284-295

17 Poeti minori del Trecento sous la direction de Natalino Sapegno Milan-Naples Ricciardi 1952 p 843-868

18 Bernard De Gaiffier laquo Le diable voleur drsquoenfants Agrave propos de la naissance des saints Eacutetienne Laurent et Bartheacutelemy raquo dans Eacutetudes critiques drsquohagiographie et drsquoiconologie Bruxel-les Socieacuteteacute des Bollandistes 1967 (Subsidia Hagiographica 43) p 169-193

19 The exempla or illustrative stories from the ldquoSermones vulgaresrdquo of Jacques de Vitry eacutediteacutes par Thomas F Crane New York Burt Franklin 1971 [1890] p 129

257Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

sera obligeacute drsquoaffirmer que de sa longue vie il nrsquoavait jamais rien vu de sem-blable (crsquoest agrave peu pregraves la ruse utiliseacutee dans une version du miracle du diable deacuteguiseacute en valet pour tuer un chevalier un eacutevecircque heacutebergeacute chez le cheva-lier en question srsquoaperccediloit de la nature diabolique du valet en lrsquoobligeant agrave admettre qursquoil eacutetait lagrave le jour de la creacuteation de la lune)20 On peut aussi battre sans pitieacute le laquo cambion raquo jusqursquoagrave provoquer lrsquointervention de sa vraie megravere qui va rendre lrsquoenfant voleacute Ces rituels ne se rencontrent pas dans les histoi-res des saints que je viens de mentionner ougrave lrsquoeacutechange est seulement deacutecou-vert quand le vrai fils devenu adulte va reacuteoccuper sa place et chasse lrsquoecirctre diabolique de chez lui Neacuteanmoins il existe un type de miracle ougrave une veu-ve laquo oblige raquo la Vierge agrave lui rend re son propre fils qui a eacuteteacute emprisonneacute en enlevant la statue de lrsquoEnfant Jeacutesus drsquoentre les bras de sa Megravere on pourrait rattacher cette attitude agrave une croyance ndash assez vaguement deacutefinie ndash comme celle que je viens de rapporter

Le diable ravisseur bien eacutevidemment nrsquoest que le dernier avatar de toute une seacuterie de figures de voleurs drsquoenfants (feacutees sorciegraveres lutins) qui repreacute-sentent autant de strates de croyances en remontant jusqursquoagrave celles ayant des origines vraiment archaiumlques James McCulloch auteur de la tregraves bon-ne entreacutee Changeling de lrsquoEncyclopaedia of religions and ethics formule sur lrsquoorigine de cette croyance trois hypothegraveses qui meacuteritent drsquoecirctre prises en compte21 Tout drsquoabord une explication anthropologique les nour-rissons nrsquoeacutetant pas encore purifieacutes de leur liaison avec lrsquoautre monde sont facilement exposeacutes agrave lrsquoaction des ecirctres surnaturels donneacutee commu-ne agrave bien des cultures pas seulement indo-europeacuteennes et appartenant agrave lrsquounivers symbolique des rites de passage Deuxiegravemement si les parents eacutetaient convaincus que les enfants pouvaient ecirctre enleveacutes et remplaceacutes par des creacuteatures feacuteeriques cette croyance se trouvait renforceacutee dans le cas ougrave lrsquoenfant eacutetait difforme22 tregraves souvent on le brucirclait La croyance avait donc

20 Il srsquoagit de lrsquoun des miracles de la Vierge les plus reacutepandus pendant le Moyen Age connu comme laquo Le diable servant raquo (Voir Frederic C Tubach Index exemplorum a Handbook of Me-dieval Religious Tales Helsinki Suomalainen Tiedeakademia 1969 no 1558) Le dialogue agrave propos de la lune se trouve dans la version donneacutee par Bonvesin de la Riva dans son Vulgare de Elymosinis (voir Bonvesin de la Riva Opere volgari publieacute par Gianfranco Contini Rome So-cietagrave Filologica Romana 1941 vol I p 260-64)

21 Voir James McCulloch entreacutee laquo Changeling raquo dans Encyclopaedia of religions and ethics vol III sous la direction de James Hastings Edinburgh Clark ndash New York Charles Scribnerrsquos Sons 1910

22 Voir Carl Haffter laquo The changeling History and psychodynamics of attitudes to handi-

258 Lucia Baroncini

une reacuteelle terrible correspondance avec des pratiques (pourrait-on dire) drsquoeugeacutenisme les derniers cas drsquoenfants brucircleacutes en tant que laquo cambions raquo se sont produits en Eacutecosse agrave la fin du XIXe siegravecle

Troisiegraveme hypothegravese la lutte entre autochtones et envahisseurs Que les ecirctres feacuteeriques soient la transposition imaginaire drsquoune race reacuteelle crsquoest une af-firmation trop forte mais McCulloch qui comme tous les savants de son eacutepo-que accorde creacutedit au paradigme de lrsquoinvasion des Indo-Europeacuteens eacutevoque la possibiliteacute que sous les traditions relatives aux luttes entre les ecirctres humains et les feacutees se cachent les conflits entre les hommes du Neacuteolithique et ceux du Pa-leacuteolithique (et puis entre les hommes du Neacuteolithique et ceux de lrsquoAcircge du bron-ze) Aujourdrsquohui la paleacuteontologie et lrsquoarcheacuteologie nous informent qursquoil nrsquoy a eu aucune invasion au deacutebut de lrsquoAcircge du bronze23 mais ce qui nous inteacuteresse dans lrsquohypothegravese de McCulloch est lrsquoideacutee de remonter jusqursquoau paysage humain de la preacutehistoire pour essayer drsquoexpliquer une croyance folklorique

Curieusement un grand nombre drsquohistoires qui parlent drsquoenfants voleacutes sont lieacutees aux sites meacutegalithiques rien nrsquoempecircche de penser qursquoelles soient aussi vieilles que les meacutegalithes eux-mecircmes qui eacutetaient aussi des lieux de culte fu-neacuteraire24 Imaginer son propre fils enleveacute par des feacutees est une faccedilon drsquoexorci-ser la douleur provoqueacutee par sa mort on peut aussi penser que la substitution de nourrissons sains agrave des enfants morts ou malades eacutetait une pratique assez reacutepandue dans lrsquoantiquiteacute comme nous le montre la ceacutelegravebre histoire du juge-ment de Salomon25

Lrsquo ethnolinguiste italien Glauco Sanga a tout reacutecemment formuleacute une hy-pothegravese tregraves inteacuteressante sur lrsquoorigine des contes de feacutees lrsquoacte de narration serait une sorte de service offert par des chasseurs-cueilleurs nomades agrave des communauteacutes agricoles seacutedentaires en eacutechange du logement et de la nour-riture26 Nomades conteurs de fables donc et nomades voleurs drsquoenfants comme la penseacutee commune et les contes de feacutees nous ont habitueacute agrave le pen-

capped children in European folklore raquo Journal of the History of the Behavioral Sciences No 4 fasc 1 (1968) p 55-61

23 Voir agrave ce propos la premiegravere partie de Mario Alinei Origini delle lingue drsquoEuropa I La Te-oria della Continuitagrave Bologne Il Mulino 1996

24 Voir Mario Alinei ndash Francesco Benozzo laquo Origini del megalitismo europeo un approccio archeo-etno-dialettologico raquo Quaderni di semantica No 19 2008 vol 2 p 295-332

25 1Rois 3 16-2826 Glauco Sanga laquo Sullrsquoorigine della fiaba raquo dans Pulsione e destini Per Andrea Fassograve sous la

direction de Francesco Benozzo Mattia Cavagna et Matteo Meschiari Modegravene Anemone Ver-nalis 2010 p 175-219

259Aller au diable Histoires drsquoenfants voleacutes

ser les histoires drsquoenfants enleveacutes ou eacutechangeacutes seraient donc lieacutees agrave lrsquoori-gine mecircme de ce qursquoon appelle le domaine folklorique Lrsquo identiteacute des ravis-seurs qui se transforme agrave chaque fois teacutemoigne de la construction drsquoune stratigraphie folklorique fondeacutee sur les diffeacuterentes eacutetapes de la preacutehistoire et protohistoire humaine dont le diable nrsquoest que la derniegravere manifestation La forme la plus ancienne est probablement celle ougrave lrsquoenfant est voleacute par une sorciegravere une vieille crsquoest-agrave-dire une figure qui remonte aux cultes tregraves ar-chaiumlques consacreacutes agrave la Grande Megravere paleacuteolithique qui donne la vie et aussi la mort27 Les feacutees aussi et pas seulement les sorciegraveres sont lieacutees agrave cette ty-pologie Nrsquooublions pas qursquoen fait la distinction entre feacutees bonnes et feacutees meacute-chantes pour ainsi dire est tardive et chreacutetienne la feacutee marraine peut en mecircme temps ecirctre celle qui emprisonne (crsquoest lagrave lrsquoambiguiumlteacute qui se manifeste chez Morgane Viviane la Dame du Lachellip)28

Les lutins qui eacutechangent les enfants dans leur berceaux enfin comme font les trolls et les nains nous parlent drsquoune eacutepoque ougrave les classes sociales se struc-turent (Acircge des meacutetaux)29 crsquoest agrave ce moment-lagrave que le discours des marginaux et des nomades peut ecirctre pris en compte Agrave la lumiegravere de la preacutehistoire et pro-tohistoire les diffeacuterentes expressions du folklore peuvent ecirctre rameneacutees aux diffeacuterentes eacutetapes du deacuteveloppement de la civilisation humaine il est ainsi possible de surmonter lrsquoideacutee que le folklore est atemporel et donc tregraves dange-reux pour lrsquohistoire de la culture et de la litteacuterature

Certes les croyances des hommes primitifs qui ont donneacute les histoires de voleurs drsquoenfants ne suffisent pas agrave expliquer la complexiteacute de lrsquohagiographie meacutedieacutevale ougrave la theacuteologie chreacutetienne joue un rocircle tregraves important Le diable de la deacutemonologie populaire crsquoest-agrave-dire des exempla des miracles des mys-tegraveres est bien quant agrave lui un avatar des lutins qui agrave partir du Neacuteolithique tra-versent le monde indo-europeacuteen jusqursquoagrave aujourdrsquohui mais la Vierge qui nrsquoa le pouvoir de sauver les victimes des vols du diable que si on invoque son nom vient elle drsquoune autre histoire

27 Voir Mario Alinei op cit p 54-5828 En ce qui concerne lrsquohistoire des feacutees il faut neacutecessairement citer Laurence Harf-Lancner Les

feacutees au moyen acircge Morgane et Meacutelusine La naissance des feacutees Paris Honoreacute Champion 198429 Voir Mario Alinei op cit p 64-71

La plume et la quenouilleFonctions et fonctionnement de lrsquoironie

dans les Eacutevangiles des QuenouillesBrigitta Vargyas

Universiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest ndash Collegravege Eoumltvoumls Joacutezsef

Ouvrage anonyme datant de la fi n du XVe siegravecle les Eacutevangiles des Quenouilles mettent en scegravene des femmes reacuteunies pendant six soireacutees conseacutecutives au cours des laquo longes nuis entre le Noeumll et la Chandeleur raquo (p 6)1 pour travailler ensemble et en mecircme temps pour profi ter de ce temps pour mettre en com-mun une laquo science raquo consideacutereacutee comme par excellence feacuteminine des prati-ques et des recettes plus ou moins laquo magiques raquo qui permettraient de fl eacutechir le destin en sa faveur Chaque soireacutee est preacutesideacutee par une autre laquo eacuterudite raquo et consacreacutee agrave un sujet diff eacuterent Le seul intrus dans ce cercle de femmes est le personnage du secreacutetaire-auteur un folkloriste avant la lettre chargeacute de fi xer par eacutecrit les paroles de celles-ci Ce qui en naicirct est un recueil de 230 croyances populaires des reacutegions de Flandre et de Picardie au milieu du XVe siegravecle

Pour sa forme les Eacutevangiles srsquoinspirent donc de la tradition boccacien-ne qui srsquoeacutepanouira en France au cours du XVIe siegravecle les traits majeurs du genre sont laquo la mise en scegravene drsquoune socieacuteteacute conteuse2 raquo et la structuration de laquo lrsquohistoire raquo en plusieurs soireacutees Les femmes reacuteunies pendant six soireacutees conseacutecutives preacutesident les soireacutees tour agrave tour comme il est habituel pour ce genre de reacutecit et choisissent divers sujets lieacutes aux preacuteoccupations majeures de lrsquohomme (ou plutocirct de la femme) de lrsquoeacutepoque vivant dans un milieu ru-ral (vie conjugale enfants maladies et remegravedes vie agricole) (On ne peut donc pas vraiment parler drsquohistoire dans le sens traditionnel du terme puis-que agrave la diffeacuterence drsquoautres recueils construits selon ce scheacutema narratif les

1 Pour les citations provenant des Eacutevangiles des Quenouilles voir lrsquoeacutedition de P Jannet (Les Eacutevangiles des Quenouilles eacuted P Jannet Paris 1855)

2 G Peacuterouse citeacute par A Paupert Les Fileuses et le Clerc Une eacutetude des laquoEacutevangiles des Que-nouillesraquo Champion (Bibliothegraveque du XVe siegravecle 52) Paris 1990 p 249

262 Brigitta Vargyas

Eacutevangiles ne contiennent pas de contes enchacircsseacutes mais juste des eacutenonceacutes de type proverbial) Le cadre du reacutecit est assureacute par la preacutesence drsquoun narrateur principal le laquo secreacutetaire des dames raquo et par la volonteacute de consigner par eacutecrit des connaissances des pratiques qui ne circulaient jusqursquoalors qursquooralement ou sous des formes eacutecrites peu fiables fragmentaires agrave en croire le narra-teur3 et dont le but nrsquoeacutetait autre que de se moquer de ce sujet et de ses pra-tiquantes (laquo qui pis est raquo dit-il laquo ccedilrsquoa eacuteteacute plus par derrision et mocquerie que autrement raquo p 6)

Tregraves populaire jusqursquoau milieu du XVIe siegravecle cette œuvre dont il nous res-te deux manuscrits connut plusieurs eacuteditions degraves 1475 six eacuteditions incuna-bles quatre eacuteditions du XVIe siegravecle plusieurs traductions et une adaptation en gascon4 Comme preuve de cette populariteacute elle tombe dans le domaine com-mun mais la trace qursquoelle y laisse sera plutocirct drsquoordre proverbial le titre perd sa veacuteritable charge reacutefeacuterentielle et lrsquoexpression laquo conteslivre de la quenouille raquo devient drsquoabord synonyme de litteacuterature populaire en geacuteneacuteral pour marquer ensuite tout discours de peu de valeur De lrsquoouvrage qui est agrave lrsquoorigine de cet emploi il ne reste qursquoun souvenir vague jusqursquoagrave la reacuteimpression des Eacutevangiles par Jannet au milieu du XIXe siegravecle5

Dans un article qui salue celle-ci Anatole de Montaiglon constate simple-ment que malgreacute laquo une certaine pointe de raillerie raquo qui caracteacuterise les prolo-gues laquo la forme reste trop naiumlve et par lagrave la moquerie trop cacheacutee pour que leurs dires ne fussent pas pris au seacuterieux et crsquoest eacutevidemment comme livre utile et usuel que lrsquoouvrage a eacuteteacute reacuteimprimeacute et acheteacute6 raquo

Ce que je propose ici est de nous pencher sur le bien-fondeacute de cette eacutevidence qui consiste agrave traiter cette œuvre comme simple laquo mode drsquoemploi raquo de nuan-cer cette cateacutegorisation en repeacuterant les indices textuels qui permettraient de situer les Eacutevangiles par rapport aux ouvrages pratiques de ce type et de preacuteci-ser si ce recueil admet aussi drsquoautres lectures

3 laquo Et depuis ce temps nrsquoa esteacute aincoires aucun voire que jrsquoaye sceu ne qui soit venu agrave ma co-gnoissance qui ait voulu prendre la peine de les mettre par escript ou en registre au moins le tout ne par ordre mais ce tant pou que fait en a esteacute ce a esteacute confusiblement et par piegraveces puis cy puis lagrave sans tenir aucun ordre raquo (p 5-6)

4 Cf M Jeay Les Eacutevangiles des Quenouilles Vrin Les Presses de lrsquoUniversiteacute de Montreacuteal 1985 p 365 Cf op cit p 60-636 A de Montaiglon laquo Les Eacutevangiles des Quenouilles raquo dans Bibliothegraveque de lrsquoeacutecole des char-

tes Anneacutee 1856 Volume 17 Numeacutero 1 p 390-392 (NDA La mise en italique de laquo eacutevidem-ment raquo vient de moi Drsquoailleurs A Paupert se pose eacutegalement cette question dans opcit)

263La plume et la quenouille

Si nous acceptons lrsquoideacutee de consideacuterer les Eacutevangiles comme livre consulteacute en premiegravere ligne pour son cocircteacute pratique donc en tant que grimoire (livre com-poseacute de recettes de potions de sorts de divers proceacutedeacutes magiques) il est dif-ficile drsquoexpliquer le fait que ce livre tombe pratiquement dans lrsquooubli apregraves un succegraves plutocirct bref au vu de la laquo longeacuteviteacute raquo que connaissent drsquoautres ouvrages de ce genre bien que le XVIe siegravecle connucirct la naissance de diverses listes index condamnant entre autres des laquo livres de magie raquo7 cette pratique a plutocirct sem-bleacute attiser lrsquointeacuterecirct porteacute agrave ce sujet et des œuvres comme le Grand ou le Petit Albert (qui rebutent lrsquohomme drsquoEacuteglise mais font la joie des lecteurs avides de deacutecouvrir les lois eacutesoteacuteriques du monde) entrent malgreacute tout dans la laquo biblio-thegraveque raquo populaire pour les siegravecles agrave venir Les eacuteditions des Eacutevangiles mention-neacutees par lrsquoIndex drsquoAnvers8 srsquoarrecirctent effectivement au milieu du XVIe siegravecle mais comme nous venons de le constater la populariteacute drsquoautres œuvres agrave theacute-matique pareille eacutegalement indexeacutees reste inchangeacutee malgreacute tout interdit

Dans ce travail jrsquoentends deacutemontrer que si leur posteacuteriteacute est diffeacuterente crsquoest aussi pour des raisons qui doivent ecirctre inheacuterentes au texte mecircme Tandis que les autres laquo grimoires raquo se concentrent sur la preacutesentation de diverses prati-ques les Eacutevangiles jouent sur lrsquoideacutee de procurer un accegraves direct agrave un savoir se-cret mais en fin de compte agrave cause preacuteciseacutement du recours agrave la figure drsquoun narrateur-auteur cela reste pure illusion et le reacutecit-cadre qui naicirct de ce pro-ceacutedeacute sera deacuteterminant pour lrsquoentreacutee dans lrsquoœuvre et donc pour son interpreacute-tation Le point de vue que je veux deacutefendre ici consiste agrave deacutemontrer que le texte des Eacutevangiles preacutesente un dosage savant drsquoindices agrave lrsquointeacuterieur du texte et oppose texte et contexte de maniegravere agrave permettre au lecteur compeacutetent9 de saisir le sens implicite du message notamment une distanciation ironique10

7 J M de Bujanda (eacuted) Thesaurus de la litteacuterature interdite au XVIe siegrave cle auteurs ouvrages eacuteditions avec addenda et corrigenda Genegraveve Droz 1996

8 J M de Bujanda (eacuted) Index drsquoAnvers 1569 1570 1571 Sherbrook-Genegraveve ed de lrsquoUniver-siteacute de Sherbrook-Droz 1988 p 339

9 Pour la question des compeacutetences diversifieacutees (linguistique geacuteneacuterique portant sur la connaissance des normes litteacuteraires et rheacutetoriques qui constituent le laquo canon raquo ideacuteologique en-fin) indispensables au deacutechiffrage de lrsquoimplicite cf L Hutcheon laquo Ironie satire parodie raquo Poeacutetique ndeg46 1981 en ligne httpstspacelibraryutorontocabitstream1807102531TSpa-ce0166pdf consulteacute le 27 deacutecembre 2010 Cette question revient eacutegalement chez C Kerbrat-Orecchioni laquo Problegravemes de lrsquoironie raquo Linguistique et Seacutemiologie ndeg2 1976 p10-46

10 Sans vouloir preacutesenter les diverses theacuteories censeacutees donner un modegravele agrave lrsquoexplication de lrsquoironie (ce qui sortirait du cadre de ce travail) je retiens ici la deacutefinition suivante lrsquoironie est un mode de communication dont le sens explicite sera retravailleacute agrave lrsquoaune du contexte etou des

264 Brigitta Vargyas

par rapport agrave un savoir feacuteminin jugeacute laquo suspect raquo Autrement dit les Eacutevangi-les aussi auraient peut-ecirctre gardeacute leur populariteacute au sein du mecircme public si le contenu laquo magique raquo (crsquoest-agrave-dire les realia qui ont eacuteveilleacute lrsquointeacuterecirct des ethno-logues degraves le XIXe siegravecle) lrsquoavait emporteacute sur sa litteacuterariteacute

Quels sont donc les indices qui orienteraient une telle lecture Commen-ccedilons drsquoabord en bon lecteur avec le titre et avec la phrase-thegravese programma-tique qui vient le compleacuteter laquo Cy commence le traittieacute intituleacute les Euvangiles des Quenoilles faittes agrave lrsquoonneur et exaucement des dames raquo (p 1) La juxta-position des deux termes bien eacuteloigneacutes lrsquoun de lrsquoautre Eacutevangiles et quenouille lrsquoun relevant du champ lexical du sacreacute lrsquoautre de celui du profane (la que-nouille outil de travail feacuteminin par excellence eacutetant le symbole mecircme des femmes11) a de quoi eacutetonner le lecteur moderne pourtant la laquo parodia sacra raquo nrsquoeacutetait certainement pas eacutetrangegravere agrave lrsquoesprit de lrsquoeacutepoque12 Le rapprochement de ces deux termes signale degraves le deacutebut que lrsquoauteur se livre agrave un laquo jeu double raquo le fait drsquoavoir recours au terme lourd de sens des laquo Eacutevangiles raquo est repreacute-sentatif du souci de preacutesenter un sujet de grande importance et de la volonteacute drsquoexeacutecuter ce travail avec un soin extrecircme de veacuteraciteacute Dans ce sens il relegraveve de strateacutegies drsquoauthentification qui se verront cependant vite reacutefuteacutees gracircce agrave lrsquoemploi drsquoun eacuteleacutement du monde profane (quenouille) et drsquoune seacuterie drsquoautres remarques qui suivront dans le prologue

Avec la deacutesignation de laquo traiteacute raquo le narrateur signale qursquoil entend faire œu-vre de science En partant de lrsquoideacutee que degraves le deacutebut de la lecture degraves laquo lrsquoen-treacutee raquo dans lrsquoœuvre le lecteur formule ses attentes en fonction des informa-tions rencontreacutees (y compris le nom de lrsquoauteur la deacutesignation du genre et tous les autres eacuteleacutements paratextuels ou autres) dans le cas preacutesent nous re-cevons la laquo promesse raquo (de la part de lrsquoauteur) de lire un texte sur un sujet

signaux intratextuels incompatibles avec ce sens explicite Le deacutecodage de lrsquoironie neacutecessite des compeacutetences linguistiques et extralinguistiques aussi bien de la part de lrsquoeacutemetteur que du reacutecep-teur (Cf DC Muecke laquo Analyse de lrsquoironie raquo Poeacutetique 1978 p 478-494)

11 Voir lrsquoadage dateacute de 1317 laquo le royaume de France ne saurait tomber de lance en quenouille raquo (Phrase dont la langue actuelle garde encore une trace sous lrsquoemploi proverbial laquo tomber en que-nouille raquo avec le sens drsquoecirctre laisseacute agrave lrsquoabandon)

12 Pensons par exemple au Cena Cipriani laquo le modegravele le plus ancien et le plus beau de la pa-rodia sacra meacutedieacutevale ou pour mieux dire de la parodie des textes et des rites sacreacutes raquo (M Bakhtine Estheacutetique et theacuteorie du roman Paris Gallimard 1975 p 427) Concernant la survie de la tradition de la parodia sacra dans le folklore cf V Ginouvegraves laquo Traditions orales en Haute Provence Chansons raquo Bulletin de liaison des adheacuterents de lrsquoAFAS en ligne httpafasrevuesorg97 27 | 2005 mis en ligne le 16 octobre 2005 consulteacute le 30 deacutecembre 2010

265La plume et la quenouille

scientifique et de grande importance (souligneacute par lrsquoemploi du terme eacutevangi-les) Cette apparence reste soutenue sur le plan formel (en ce qui concerne les grandes uniteacutes du prologue qui sont conformes au topos du genre13) mais les anticipations qursquoelle fonde se reacutevegravelent bientocirct erroneacutees

Quel est lrsquoobjectif du travail que le narrateur preacutetend vouloir reacutealiser avec un souci scientifique un souci de veacuteriteacute et auquel il attribue une telle impor-tance Crsquoest laquo lrsquoonneur et exaucement des dames raquo ndash dans un contexte plus large son travail rejoint ainsi les questions souleveacutees par la fameuse laquo querelle des femmes raquo dans laquelle il entend prendre la deacutefense des dames

Dans la suite tout en gardant les apparences du registre propre agrave la litteacutera-ture scientifique le narrateur srsquoexplique sur ses motivations drsquoabord confir-me-t-il beaucoup justifient laquo leurs paroles et raisons raquo par les Eacutevangiles sans connaicirctre veacuteritablement cette œuvre ni ses laquo sages doctoresses et premiegraveres inventerresses raquo Rien que par lrsquoemploi de ce dernier terme ce qui se confir-mera plus tard montre degraves maintenant le bout de lrsquooreille si lrsquoon tient compte du sens peacutejoratif que ce mot avait deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque14 lrsquoauteur en deacutesignant les dames comme laquo inventeresses raquo les traite de menteuses au tout deacutebut de son laquo traiteacute raquo Cependant comme si lrsquoemploi de ce mot nrsquoavait eacuteteacute qursquoun simple lapsus de sa part agrave la surface il donne toujours lrsquoapparence de srsquoen prendre agrave ceux qui se moquent de laquo la grande substance qursquoelles contiennent raquo et laquo ce font-ils toujours en lrsquoamoindrissement et reboutement des dames raquo Son juge-ment ne tarde pas laquo crsquoest pechieacute et grant honte pour ceulx qui ainsy le font raquo alors que les femmes sont source de laquo grande noblesse et [] grans biens raquo (p 1) et il enrichit plus tard cette argumentation drsquoune note personnelle laquo des biens que drsquoelles ay receus assez ne me sauroi loer raquo (p 2) Dans son rocircle de laquo deacutefenseur des dames raquo qui ne tolegravere aucun manquement au respect que lrsquoon doit aux femmes il cite eacutegalement un argument topique de la deacutefense des dames laquo la premiegravere femme fut faitte et creeacute en lieu hault et noble plein de net et pur air raquo un raisonnement auquel fera drsquoailleurs eacutecho dame Ysengrine du Glay (p 10) Bien que le narrateur laquo humble clerc et serviteur raquo des dames (p 2) garde dans ce commencement les apparences drsquoune solidariteacute envers

13 Notamment de srsquoexpliquer sur ses motivations mettre au point des strateacutegies drsquoauthentifi-cation et placer son œuvre dans une perspective historique (v EQ p 5-6) etc

14 Voir le dictionnaire eacutetymologique du CNRS en ligne httpwwwcnrtlfretymologiein-venteur laquo 1431 29 mai inventeresse laquocelle qui imagine quelque chose de mensongerraquo (Sentence dans Isambert Recueil anc lois fr t 8 p 766 menteuse et pernicieuse inventeresse de reacuteveacutela-tions et apparitions [en parlant de Jeanne drsquoArc]) raquo

266 Brigitta Vargyas

les dames (cela pourrait ecirctre du moins lrsquoimpression drsquoun lecteur moins atten-tif ou moins compeacutetent) quelques deacutetails comme nous lrsquoavons vu plus haut jettent deacutejagrave lrsquoombre drsquoune suspicion Le doute quant agrave sa veacuteritable position se confirme face agrave lrsquoeacutenumeacuteration hyperbolique des qualiteacutes feacuteminines (lrsquoexcel-lence de la femme eacutetant une conseacutequence logique des conditions de creacuteation de la premiegravere femme) laquo pour ce sont toutes femmes naturelement nobles nettes doucez courtoises et plein drsquoesprit legier et inventif et si tressoubti que agrave bien pou drsquoayde elles scevent pluiseurs choses agrave venir car les passeacuteez et presen-tes sccedilavent de leur propre nature selon les conjectures et dispositions des temps des personnes des augurements des oyseaux et des des betes et brief de toutes autres creatures comme il apperra ou procegraves de ce livre raquo (p 1-2) Mis agrave part la mention de connaissances qui engloberaient aussi bien les eacuteveacutenements pas-seacutes preacutesents et futurs (lrsquoideacutee de connaissances absolues) au niveau des indi-ces lexicaux lrsquoemploi de mots absolus (toutes deux fois mecircme) ainsi que des adverbes laquo naturelement tres raquo et au niveau des indices syntaxiques lrsquoemploi drsquoune subordonneacutee de conseacutequence agrave valeur drsquointensiteacute (sique) contribuent agrave deacutevoiler le sens implicite ironique Notons eacutegalement lrsquointrusion de lrsquointer-jection laquo et brief raquo qui est de mecircme faccedilon que les emplois hyperboliques deacutejagrave citeacutes source drsquoironie en coupant court agrave lrsquoeacuteloge patheacutetique Par ailleurs lrsquoef-fet ironique reacutesulte aussi de ce que lrsquointerjection est perccedilue dans un texte qui se veut scientifique comme un eacuteleacutement linguistique non compatible avec la deacutefinition du genre (crsquoest un marqueur drsquooraliteacute introduit dans un texte ougrave le lecteur modegravele srsquoattendrait agrave la preacutesence de traits du langage eacutecrit)

Comment expliquer lrsquoeffet ironique qui caracteacuterise cette maniegravere de repreacute-sentation exageacutereacutee Drsquoune part rien que laquo lrsquoencyclopeacutedie raquo du lecteur crsquoest-agrave-dire ses connaissances sur la nature humaine lrsquoempecirccherait drsquoignorer lrsquoin-congruiteacute de cet eacuteloge sans frein et son inadeacutequation agrave la reacutealiteacute (Le lecteur nrsquoest pas censeacute mettre entre parenthegraveses ses connaissances extralinguistiques puisque le texte ne semble pas appartenir agrave un genre pour lequel une telle ab-solutisationscheacutematisation serait acceptable ndash voire un eacuteleacutement indispensa-ble comme par exemple dans les contes ndash mais exploite au contraire le regis-tre scientifique) Confronteacute au conflit du sens litteacuteral et du contexte (contexte dans lrsquoacception que Jonathan Culler donne agrave ce terme)15 le lecteur conclue

15 Dans le sens que Jonathan Culler attribue agrave ce terme le contexte est constitueacute laquo de nos mo-degraveles de vraisemblance agrave lrsquoeacutechelle du comportement humain [] de notre horizon drsquoattente concernant le monde du roman qui nous suggegravere comment interpreacuteter les deacutetails concernant lrsquoaction ou les personnages [] et enfin de notre compeacutetence des proceacutedures usuelles du texte raquo

267La plume et la quenouille

donc agrave un sens laquo intentionnel suggeacutereacute latent raquo16 En mecircme temps lrsquoauteur ouvre pour ainsi dire une parenthegravese avec cette premiegravere preacutesentation ideacuteali-sante une parenthegravese qui ne se referme que lorsque cette image srsquoest enrichie drsquoautres traits moins flatteurs lors de la preacutesentation qui est faite de chacu-ne des dames avant de leur ceacuteder la parole loueacutees auparavant comme si sub-tiles elles srsquoavegraverent ecirctre des maquerelles du troisiegraveme acircge qui excellent dans des sciences peu recommandables et sentent un peu le soufre dame Ysengri-ne du Glay (avec cinq maris derriegravere elle laquo sans les acointes de costeacute raquo p 14) dame Transeline du Croq (qui doit sa renommeacutee surtout agrave ses connaissances en geacuteomancie et toutes sortes de divination et nrsquoest pas ennemie des joies de lrsquoamour malgreacute son acircge avanceacute v p 31) dame Abonde du Four qui laquo avoit es-tudieacute agrave Paris par lrsquoespasse de sept ans au colliege de Glatigny raquo (p 45-46 ndash la rue de Glatigny dans lrsquoIcircle de la Citeacute eacutetait la rue des prostitueacutees17) Sebile des Ma-rez (originaire de Savoie et de Vaud deux reacutegions qui passaient pour ecirctre des terres de sorcellerie18 drsquoougrave laquo science elle avait beaucoup retenu raquo p 57) Gom-berde la Faeacutee (eacutegalement une maquerelle tregraves laquo subtile raquo p 73) et finalement dame Berthe de Corne une laquo consœur raquo de dame Sebile (v p 86) Lrsquoeffet ironi-que vient alors de lrsquoeacuteloge exageacutereacute (lrsquoapparence) suivi drsquoun renversement brutal de ce pieacutedestal19 ducirc au deacuteveloppement du contexte des deacutetails sont reacuteveacuteleacutes agrave lrsquoaune desquels les premiegraveres informations apparaissent comme fausses ou limiteacutees20 ce qui entraicircne le lecteur agrave chercher une interpreacutetation au-delagrave du sens litteacuteral

Pour reacutesumer nous pouvons constater que dans lrsquoextrait citeacute plus haut la preacutesence de lrsquoironie est indiqueacutee drsquoun cocircteacute par des signaux disposeacutes agrave lrsquointeacute-rieur du texte de lrsquoautre par lrsquoincompatibiliteacute du sens litteacuteral du texte avec son

(Citeacute par DC Muecke op cit p 492) Ajoutons que bien que Culler parle ici laquo de notre horizon drsquoattente concernant le monde du roman raquo nous pouvons sans problegraveme eacutetendre cette deacutefinition agrave toutes sortes drsquoautres types de texte eacutetant donneacute que tout texte eacuteveille chez le lecteur des atten-tes (tant drsquoordre formel que sur le plan du contenu etc)

16 C Kerbrat-Orecchioni citeacute par DC Muecke dans opcit p 47917 Drsquoapregraves J Lacarriegravere Les Eacutevangiles des Quenouilles Imago Paris 1987 p 12718 Cf opcit loccit19 Jrsquoemprunte ici une ideacutee et une formule agrave un article de Zs Andraacutes (laquo laquoLes deacutebats du clerc et

du chevalierraquo avagy a lovag vagy a klerikus alkalmasabb-e inkaacutebb a szerelemre raquo Palimpszeszt 20 septembre 2003 en ligne httpmagyar-irodalomeltehupalimpszeszt20_szam01html consulteacute le 27 deacutecembre 2010

20 Voir la deacutefinition de lrsquoironie donneacutee par N Knox dans son premier article citeacute par DC Muecke opcit p 488

268 Brigitta Vargyas

contexte (dans le sens deacutefini ci-dessus)21 Comme nous lrsquoavons deacutejagrave observeacute par rapport agrave la premiegravere phrase du laquo traiteacute raquo (laquo cy commence raquo) lrsquoauteur joue agrave cocircteacute de la carte scientifique eacutegalement celle de la litteacuterature religieuse Pour placer son entreprise dans une perspective plus large il met en parallegravele son laquo projet de sauvegarde raquo avec lrsquoactiviteacute des laquo sains apostres raquo dont laquo qua-tre preudhommes [] plains de veacuteriteacute et vertus raquo ont eacuteteacute eacutelus pour reacutediger les Eacutevangiles de Jeacutesus-Christ il attribue aux laquo six matrones sages et prudentes raquo qui reacuteciteront les Eacutevangiles des Quenouilles une autoriteacute et des qualiteacutes pa-reilles agrave celles des apocirctres Drsquoapregraves lrsquoexplication de lrsquoauteur crsquoest pour satisfaire aux exigences juridiques qui veulent que trois femmes teacutemoignent pour deux hommes qursquoil met en scegravene six conteuses Ce soin de rester conforme aux regrave-gles de droit et ainsi de respecter les exigences drsquoun teacutemoignage fidegravele devient eacutegalement source drsquoironie face au contexte agrave la reacutealiteacute drsquoun sujet plutocirct ridi-cule Le choix de mettre en scegravene justement six femmes est au-delagrave des rai-sons deacutejagrave invoqueacutees motiveacute par le fait que cela lui permet de preacutesenter ainsi la matiegravere diviseacutee en six soireacutees qui eacutevoquent toujours sur le registre religieux les six jours de la Creacuteation Dans ce dernier passage au contraire de lrsquoextrait citeacute plus haut lrsquoauteur ne deacuteploie pas des indices linguistiques proprement dits qui deacutevoileraient un effet ironique mais sa tactique consiste uniquement agrave confronter diffeacuterents types de contexte lrsquoironie ressort tantocirct du conflit en-tre le ton patheacutetique dont le narrateur annonce son entreprise et le ton grivois qursquoil prend ensuite (registres incompatibles comme contexte) tantocirct de celui entre le cadre grandiose (le travail de reacutedaction des apocirctres donneacute comme modegravele) et un sujet qui se reacuteveacutelera ridicule par rapport agrave un tel arriegravere-plan (le contexte est alors la reacutealiteacute suggeacutereacutee des laquo mensonges raquo de vieilles femmes laquo choses toutes sans aucune raison ou aucune bonne consequence raquo p 95)

Il est inteacuteressant de voir qursquoau fur et agrave mesure que le reacutecit avance le narra-teur-auteur quitte sa position de deacutefenseur des dames pour manifester en-fin ouvertement sa deacuteconsideacuteration envers le sujet traiteacute et les femmes dans la laquo conclusion de lrsquoaucteur raquo22 pouvons-nous voir dans cette laquo sortie de lrsquoombre raquo lrsquoindice drsquoune crainte que le sens implicite ironique puisse ecirctre compris de travers un certain niveau drsquoambiguiumlteacute eacutetant lrsquoeacuteleacutement inteacutegrant

21 Cf ibid p 49122 laquo Vous messeigneurs et mes dames qui cest petit traittieacute lirez ou avez leut prenez-le en pas-

setemps drsquooyseuse je vous prie et nrsquoayez regard agrave aucun des chappitres quant au regard drsquoaucune apparence de veacuteriteacute ne drsquoaucune bonne introduction mais prenez le tout estre dit et escript pour demonstrer la fragiliteacute de celles qui ainsi se devisent raquo (EQ p 97)

269La plume et la quenouille

de tout discours ironique23 Nous nrsquoen saurons rien Rappelons toutefois que le deacutecodage de tout message ironique et de mecircme la deacutecouverte du plaisir du texte exigent certaines compeacutetences Face agrave un public compeacutetent dans ce sens lrsquoironie sert ainsi de laquo clin drsquoœil raquo de lrsquoauteur agrave son public Pour repren-dre les termes employeacutes par Booth laquo la constitution drsquoun consensus com-munautaire [] [est] souvent bien plus importante que lrsquoexclusion de victi-mes non conscientes [Un] sentiment [] preacutedomine celui drsquoune reacuteunion de retrouvailles drsquoune communion des esprits de mecircme nature raquo24

Lrsquoironie peut eacutegalement ecirctre consideacutereacutee comme porteuse de la relation entre auteur et narrateur crsquoest notamment par le truchement de lrsquoironie que la voix de lrsquoauteur ndash sa penseacutee implicite donc ndash srsquoexprime tandis que le narrateur ap-paraicirct comme deacutepositaire du sens litteacuteral explicite25

Et enfin nrsquooublions pas le rocircle des manifestations ironiques du narrateur qui agrave la faccedilon drsquoun laquo mode drsquoemploi raquo preacutecegravedent et modifient aussi si toutes les conditions de reacuteception sont reacuteunies la lecture ulteacuterieure du texte tronc (le re-cueil de croyances lui-mecircme) Si crsquoest en fonction du niveau de ses compeacutetences que le lecteur peut acceacuteder agrave plus ou moins de significations tout texte selon le degreacute de conflit entre lrsquoapparence et la reacutealiteacute laquo choisit raquo son public qui en fera des lectures diffeacuterentes Ainsi il est possible drsquoadmettre que les Eacutevangiles aient susciteacute au moins deux lectures deux approches bien distinctes lrsquoune consis-tait agrave y recourir pour des raisons drsquoordre utilitaire ndash mecircme si les manifestations du narrateur qui entouraient les laquo recettes raquo proprement dites pouvaient sem-bler quelque peu deacuteroutantes Lrsquoautre lecture caracteacuteristique drsquoun public plus compeacutetent eacutetait donc fortement orienteacutee par les informations implicites four-nies par un discours laquo incongru raquo et produisait une attitude pareille agrave celle du narrateur-auteur de lrsquointeacuterecirct parfois un amusement condescendant agrave lrsquoeacutegard drsquoune vision du monde qursquoon ne partage plus mais laquo qursquoil est bon de marquer drsquoironie car elle nrsquoest pas assez lointaine pour ne pas menacer raquo26 Cependant

23 laquo Lrsquoironie a fondamentalement agrave voir avec lrsquoambiguiumlteacute et devrait ecirctre envisageacutee avant tout comme un cas particulier de figure drsquoeacutequivoque raquo (A Berrendonner laquo Portrait de lrsquoeacutenonciateur en faux naiumlf raquo Semen en ligne 15 2002 mis en ligne le 29 avril 2007 consulteacute le 27 deacutecembre 2010 httpsemenrevuesorg2400

24 W Booth citeacute par DC Muecke opcit p 48325 laquo Lrsquoeacutetude de lrsquoironie litteacuteraire est absolument indissociable drsquoune interrogation sur le sujet

drsquoeacutenonciation cette instance qui dissimuleacutee derriegravere le texte juge eacutevalue ironise raquo (C Kerbrat-Orecchioni citeacute par DC Muecke DC op cit p 482)

26 Cf M Jeay op cit p 32

270 Brigitta Vargyas

lrsquoaccentuation du clivage entre culture populaire et culture des eacutelites et le chan-gement concomitant des goucircts litteacuteraires ont sonneacute le glas drsquoune œuvre trop ambigueuml pour les uns et plus assez inteacuteressante pour les autres (le sujet nrsquoeacutetant plus agrave une distance laquo inquieacutetante raquo mais bien plus eacuteloigneacute encore de la vision du monde des eacutelites) Lrsquoambiguiumlteacute lieacutee au ton ironique a assureacute ainsi dans un premier temps la populariteacute des Eacutevangiles pour causer ensuite avec le chan-gement de climat culturel sa perte

La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

Emese Egedi-KovaacutecsUniversiteacute Eoumltvoumls Loraacutend de Budapest1

La version la plus connue du conte de laquo la Belle au Bois dormant raquo est sans doute celle de Perrault Celle-ci est cependant le reacutesultat du long mucircrissement drsquoun thegraveme litteacuteraire dont les origines remontent agrave des eacutepoques anteacuterieures Comme le souligne E Zago dans lrsquoarticle intituleacute laquo Some Medieval Versions of Sleeping Beauty Variations on a theme2 raquo les premiegraveres occurrences de ce type de conte sont apparues degraves le Moyen Acircge Elle cite Perceforest et deux reacute-cits occitans Frayre de Joy e Sor de Plaser et le roman de Blandiacute de Cornualha pour lesquels selon elle Eliduc et Cligegraves ont sans doute servi de modegravele du moins pour ce qui est de la scegravene de fausse mort Dans notre eacutetude nous ten-tons cependant drsquoaller plus loin et de retracer un nouveau segment du chemi-nement long et complexe de ce thegraveme litteacuteraire Car si le conte de laquo la Belle au Bois dormant raquo prend sans aucun doute pour la premiegravere fois une forme com-plegravete et eacutelaboreacutee dans la litteacuterature franccedilaise du Moyen Acircge son motif central celui de la laquo belle endormie raquo ne manquait pas de preacutefi gurations litteacuteraires notamment dans la production romanesque byzantine du XIIe siegravecle

Il nous semble drsquoabord utile drsquoeacuteclaircir quelques notions de base concernant notre sujet Nous appellerons laquo Belle au Bois dormant raquo lrsquoensemble de multi-ples motifs caracteacuteristiques3 qui reacutesultent drsquoune entiteacute particuliegravere crsquoest-agrave-dire

1 Eacutetude reacutedigeacutee avec le soutien de Magyar Aacutellami Eoumltvoumls Oumlsztoumlndiacutej (Bourse drsquoeacutetudes Eoumltvoumls de lrsquoEacutetat hongrois) et du projet TAacuteMOP 421B-091KMR-2010-0003 du Fonds Social Euro-peacuteen de lrsquoUnion Europeacuteenne

2 Esther Zago laquo Some Medieval Versions of laquoSleeping Beautyraquo Variations on a Theme raquo Stu-di Francesci 69 (1979) p 417-431

3 M 30112 (Three) fates prophesy at childrsquos birth F 31211 Fairies make good wishes for newborn child D 203102 Fairies cause illusions F 360 Malevolent or destructive fairies D 1964 Magic sleep induced by certain person D 19603 Sleeping Beauty D 1960 Magic sleep

272 Emese Egedi-Kovaacutecs

du conte lui-mecircme dont le thegraveme central est le motif de la laquo belle endormie raquo En ce qui concerne ce dernier on peut le relier eacutetroitement au thegraveme de la laquo morte vivante raquo dont il repreacutesente nous semble-t-il une certaine sous-ca-teacutegorie Sans nous lancer ici dans lrsquoeacutetablissement drsquoune typologie preacutecise du thegraveme de la laquo morte vivante raquo typologie qui meacuteriterait qursquoun article entier lui soit consacreacute nous voulons simplement constater que pour ce qui est des reacute-cits franccedilais meacutedieacutevaux ce motif se divise manifestement en deux types dif-feacuterents la laquo vivante ensevelie raquo et la laquo belle endormie raquo Ces deux variantes se sont deacuteveloppeacutees en effet longtemps cocircte agrave cocircte avant de se seacuteparer deacutefiniti-vement lrsquoune de lrsquoautre La diffeacuterence essentielle entre les deux est la suivante dans le premier type la laquo vivante ensevelie raquo lrsquoheacuteroiumlne donnant lrsquoapparence totale drsquoune morte sera mecircme mise au tombeau drsquoougrave elle finira par srsquoeacutevader Si dans le premier type lrsquoaccent est mis sur le fait de la mort dans le deuxiegrave-me celui de la laquo belle endormie raquo on insiste avant tout sur le spectacle mira-culeux qui permet de penser plutocirct agrave un sommeil magique qursquoagrave la mort une jeune fille plongeacutee dans une leacutethargie profonde dont la beauteacute et la fraicirccheur de corps ne changent en rien malgreacute le temps qui passe est eacutetendue dans un endroit extraordinaire peacuteneacutetreacute de surnaturel et complegravetement isoleacute qui nrsquoest accessible qursquoaux eacutelus En ce qui concerne les œuvres meacutedieacutevales la laquo vivante ensevelie raquo est avant tout repreacutesenteacutee par le personnage de Feacutenice dans Cli-gegraves la laquo belle endormie raquo par celui de Zellandine dans Perceforest Quoique la laquo morte vivante raquo soit eacutevidemment un thegraveme tout agrave fait universel appa-raissant dans de nombreuses cultures lrsquoune de ses occurrences drsquoailleurs peu connue jusqursquoici est agrave souligner en raison des parallegraveles frappants avec des reacutecits franccedilais notamment avec Eliduc et Cligegraves Il srsquoagit du roman de Theacuteo-dore Prodrome Rhodantheacute et Dosiclegraves eacutecrit agrave Byzance au XIIe siegravecle et qui contient drsquoailleurs eacutegalement le motif de la laquo belle endormie raquo Voici briegraveve-ment le contexte dans lequel la scegravene de la laquo vivante ensevelie raquo srsquoinsegravere

Les amoureux Rhodantheacute et Dosiclegraves apregraves une longue seacuteparation et main-tes aventures se retrouvent finalement dans la maison de Craton Remplis de joie par leurs heureuses retrouvailles ils se preacuteparent avec impatience agrave leurs noces imminentes Cependant la fille de leur hocircte qui srsquoappelle Myrilla tom-

D 19604 Deathlike sleep D 2167 Corpse magically saved from corruption D 6 Enchanted cast-le F 771 Extraordinary castle D 11492 Magic tower F 772 Extraordinary tower etc (Antti Aarne amp Stith Thompson The Types of the Folktale A Classification and Bibliography Second Revision Helsinki 1961 Anita Guerreau-Jalabert Index des Motifs Narratifs dans les romans arthuriens franccedilais en vers (XIIe-XIIIe siegravecles) Genegraveve 1992)

273La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

be elle-mecircme amoureuse de Dosiclegraves Par jalousie elle cherche donc agrave eacutecarter sa rivale Rhodantheacute Tous ses efforts ayant eacutechoueacute elle deacutecide alors de faire boire un poison agrave la jeune fille qui ne la tuerait pas mais paralyserait seule-ment son corps Crsquoest agrave la fin drsquoun festin qursquoelle lui donne finalement la coupe contenant le breuvage somnifegravere en lrsquoabsence du fianceacute de la jeune fille Dosi-clegraves eacutetant parti agrave la chasse Degraves que Rhodantheacute absorbe le contenu de la coupe elle devient demi-morte ne pouvant plus ni bouger ni parler

Comme agrave notre connaissance il nrsquoexiste aucune traduction franccedilaise de ce roman ndash agrave part celle du XVIIIe siegravecle faite par P Franccedilois Godard de Beau-champs qui semble plutocirct une adaptation qursquoune traduction exacte ndash nous nous permettons pour cette scegravene de proposer la nocirctre

430 435 440 445 450

274 Emese Egedi-Kovaacutecs

455 460 465 470 475 480 485

275La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

490 495 500 505 510 515 520

Alors le bruit prit fin et avec le mecircme bruit le banquet aussi (430) Lrsquoenvie de Myrilla ne cessa pourtant pas tout le reste du temps elle tramait de mauvais desseins et cousait le lin des recircts par lesquels elle pourrait capturer Rhodan-theacute Lorsque tout moyen est fermeacute agrave la jalousie (435) ndash car ayant tout essayeacute

276 Emese Egedi-Kovaacutecs

elle nrsquoavait que subi des eacutechecs ndash que fait-elle enfin quelle ruse machine-t-el-le Elle emplit une coupe de potion deacuteleacutetegravere et comme Cratandre ainsi que Dosiklegraves est alleacute agrave la chasse (440) elle la lui donne pour boire durant le ban-quet Lrsquoeffet de la coupe nrsquoest pas la mort subite ni la perte de lrsquoesprit ou une autre maladie mais seulement le relacircchement du corps entier Degraves que Rho-dantheacute eut donc bu la coupe (445) aussitocirct toute sa figure subit des convul-sions tout son corps se deacutetendit et comme un cadavre elle avait besoin de quelqursquoun pour la mouvoir car elle ne se mouvait pas Ah cœur jaloux et meacute-chant Pour atteindre lrsquoamour pour avoir lrsquounion (450) ndash ce qursquoelle nrsquoavait pas pu obtenir par une juste deacutecision ndash pour srsquounir avec Dosiclegraves comme fianceacute elle causa le relacircchement du corps de la jeune fille Il nrsquoy a pas lagrave-bas main agis-sant et bougeant ni doigts car ceux-ci ne font plus rien (455) il nrsquoy a pas lagrave-bas pied bien preacutepareacute agrave marcher ni langue babillarde ni bouche bougeant Mais pourquoi dire les autres deacutetails Car pour le dire en paroles simples et conci-ses aucun des membres de la jeune fille nrsquoavait drsquoeacutenergie (460) Voilagrave ce que fit Myrilla par son attitude meacutechante mais qursquoen est-il des mains des dieux et de la loi de Justice Ne se sont-ils pas tout de suite reacutevolteacutes contre la meacutechance-teacute Certainement car ils deacutetestent la nature maligne Pendant que Cratandre et Dosiclegraves comme je lrsquoai dit (465) chassaient au milieu des fourreacutes ils trou-vegraverent une ourse affligeacutee drsquoune paralysie4 morte au cocircteacute droit et ne bougeant pas se traicircnant seulement du cocircteacute gauche Arriveacutee agrave un lieu herbeux (470) elle cueillit une tregraves belle herbe ndash dont la racine eacutetait blanche la feuille similaire aux roses aux roses rouges et non aux roses de couleur blanche agrave celles qui ont mecircme beaucoup de branches penchant vers la terre dont la peau se voit pourpre (475) en un mot toute lrsquoherbe eacutetait belle et tricolore ndash elle se frotta de celle-ci les membres morts Lrsquoexperte en nature (lrsquoourse dont jrsquoai parleacute) re-vivifia tout le corps mort et une fois gueacuterie srsquoenfuit en courant (480) Dosiclegraves voyant ce spectacle eacutetrange et srsquoeacutetonnant de cet eacuteveacutenement ndash mais comment il nrsquoen aurait-il pas eacuteteacute ainsi si les animaux connaissent par une intelligence na-turelle ce que nous ignorons souvent mecircme apregraves avoir appris ndash se baissa et prit lrsquoherbe meacutedicinale (485) et sans srsquoattarder sans passer le moindre temps il reprit avec Cratandre le chemin de la maison Alors qursquoils entraient un ser-viteur se hacircta agrave leur rencontre et se reacutepandant en lamentations commen-ccedila sa miseacuterable annonce reacuteveacutelant heacutelas le relacircchement du corps de la vier-ge (490) Quel cœur eut soudain Dosiclegraves et quelle lamentation il commenccedila

4 Paul drsquoEacutegine mentionne dans son œuvre cette maladie (laquo raquo) ainsi que sa theacuterapie (Paulus Aegineta III 18)

277La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

apregraves lrsquoavoir eacutecouteacute celui qui ne lrsquoa jamais subi ne peut pas le dire laquo Ah de nouveau le commencement drsquoautres drames Tykhegrave de nouveau le rire pour toi et les peines pour Dosiclegraves (495) Rhodantheacute est atteinte du relacircchement du corps et morte vivante elle ne bouge en aucune maniegravere Rhodantheacute est ma-lade et le chevalier Dosiclegraves court agrave la chasse avec des chiens Crsquoest hier que jrsquoai vu Rhodantheacute cruelle Jalousie (500) hier non pas avant-hier ou encore avant malveillante Tykheacute raquo Apregraves ces mots il srsquoapprocha de la jeune fille et en versant les larmes agrave juste titre il fouilla les replis de son vecirctement pour trouver lrsquoherbe Degraves qursquoil lrsquoeut trouveacutee il la tira et en la frottant tout autour il revigora le corps entier de la fille relacirccheacutee et la reacuteanima ndash ah gracircce divine Et celle qui ndash pas le moins du monde ndash ne bougeait en aucune maniegravere sauta alla vers celui qui la deacutesirait et mit un terme au chant plaintif de son ami en pleurs (510) Dosiclegraves la voyant vivante et debout parlant comme elle vou-lait et bougeant srsquoeacutecria laquo Je suis deacutejagrave certain Dieux sauveurs que vous pre-nez soin de mes affaires et de celles de ma fianceacutee Je me confie agrave vous pour toujours (515) je mets en vous lrsquoespoir de mon mariage Et agrave toi ourse quelle gracircce te faut-il de notre part en reacutecompense pour lrsquoherbe drsquoor que tu mrsquoas don-neacutee Certes ndash que les dieux soient teacutemoins de ma parole ndash je ne heurterai ja-mais de ma large eacutepeacutee les ourses (520) je ne plongerai pas mon fer dans celles qui mrsquoont instruit raquo (Theacuteodore Prodrome Rhodantheacute et Dosiclegraves VIII v 428-520 [traduit en prose])5

Il est inteacuteressant de noter que dans le texte grec au vers 496 nous trouvons le terminus technicus parfait du thegraveme de la laquo morte vivante raquo laquo raquo (lsquovivante elle meurtrsquo) qui ne se rencontre drsquoailleurs guegravere dans les œuvres franccedilaises

Le parallegravele avec le lai drsquoEliduc de Marie de France en ce qui concerne lrsquoeacutepi-sode de la fausse mort est bien visible Les motifs ougrave la parenteacute semble incon-testable sont les suivants

la mort apparente de lrsquoheacuteroiumlne (D 1960 Magic sleep D 19603 Sleeping Beauty D 19604 Deathlike sleep)

lrsquoanimal preacutesentant une cure de reacutesurrection (B 300 Helpful animal B 512 Medicine shown by animal E 181 Means of resuscitation learned F 950 Marvelous cures)

5 Theodori Prodromi De Rhodanthes et Dosiclis amoribus libri IX edidit M Marcovich Stutgardiae et Lipsiae In Aedibus BG Teubneri 1992

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lrsquoherbe ressuscitante de couleur rouge (D 77111 Disenchantment by flower D 965 Magic plant D 96512 Magic grass D 12931 Red as magic co-lor D 1500141 Magic healing grass flower E 50 Resuscitation by magic E 105 Resuscitation by herbs F 814 Extraordinary flower)

Le premier trait identique est bien sucircr que dans les deux reacutecits lrsquoheacuteroiumlne est prise drsquoun sommeil leacutethargique tregraves profond Les circonstances mecircmes ainsi que la cause directe en sont assez semblables il srsquoagit dans les deux histoires drsquoun triangle amoureux les personnages feacuteminins de lrsquoeacutepisode eacutetant rivales lrsquoune de lrsquoautre Or la catalepsie de la jeune fille reacutesulte de cette probleacutematique Si chez Prodrome cette mort apparente est bien voulue et projeteacutee par My-rilla alors que dans le Lai de Marie de France elle frappe Guilliadun de faccedilon complegravetement inattendue le ressort essentiel nrsquoen est pas moins le mecircme agrave sa-voir le deacutesespoir amoureux

Mes entre ses braz la teneite cunfortout ceo qursquoil poeit del mal que ele aveit en mere de ceo qursquoele oiuml numerque femme espuse ot sis amisaltre que li en sun paiumlsDesur sun vis cheiuml pasmee tute pale desculuree En la pasmeisun demura qursquoel ne revint ne suspira Cil ki ensemble od lui lrsquoen porte quidot pur veir qursquoele fust morte (Eliduc v 847-858)6

Quant de sa femme oiuml parlerde duel que oi mrsquoestut pasmer (Eliduc v 1079ndash1080)

Pour atteindre lrsquoamour pour que lrsquounion soit sienne ndash ce qursquoelle nrsquoavait pu obtenir par une juste deacutecision ndash pour srsquounir avec Dosiclegraves comme fianceacute elle causa le relacircchement du corps de la jeune fille (Rhodantheacute et Dosiclegraves VIII v 449-452)

6 Je cite le texte toujours dans lrsquoeacutedition suivante Les Lais de Marie de France trad L Harf-Lancner Paris Le Livre de poche collection Classiques meacutedieacutevaux 1998

279La belle endormie la sagesse animale et lrsquoherbe meacutedicinale

Dans les deux reacutecits ces mortes vivantes restent laquo sur scegravene raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelles ne sont pas inhumeacutees ce qui facilite eacutevidemment drsquoun point de vue laquo technique raquo la cure extraordinaire Neacuteanmoins chez Prodrome ce proces-sus semble un peu artificiel et agrave notre avis deacutetermineacute par des hasards trop nombreux tandis que la belle fille srsquoeacutetend cataleptique dans la maison de Craton Dosiclegraves ignorant cela rencontre agrave ce moment preacutecis une ourse qui elle-mecircme demi-morte se gueacuterit devant les yeux du jeune chevalier gracircce agrave une herbe Celui-ci bien qursquoignorant toujours tout de lrsquoeacutetat de son amie cueille aussitocirct cette herbe (en se disant peut-ecirctre que laquo cela servira bien agrave quelque chose raquo ) avec laquelle degraves qursquoil aura appris la mauvaise nouvelle il pourra ressusciter sa fianceacutee Chez Marie de France en revanche ces motifs srsquoagregravegent de maniegravere plus heureuse les eacuteveacutenements srsquoenchaicircnant de faccedilon plus naturelle et logique tout en permettant agrave des eacuteveacutenements inattendus de se produire une belette passe sur le corps de la belle morte alors que Guilde-luec eacutepouse compreacutehensive et bienveillante drsquoEliduc se trouve dans la cha-pelle Son serviteur tue lrsquoanimal sur-le-champ mais apregraves quelques minutes apparaicirct une autre belette qui ne tarde pas agrave chercher un remegravede efficace pour ranimer sa compagne

Une musteile vint curantde suz lrsquoalter esteit eissue e li vadlez lrsquoaveit feruepur ceo que sur le cors passadrsquoun bastun qursquoil tint la tuaEn mi lrsquoaire lrsquoaveit geteeNe demura qursquoune loeumlequant sa cumpaigne i acurutsi vit la place u ele jutEntur la teste li alae del pieacute suvent la marchaQuant ne la pot faire leversemblant faiseit de doel menerDe la chapele esteit eissue as herbes est el bois venueOd ses denz a prise une flurtute de vermeille colur

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Hastivement revait ariereDedenz la buche en tel manierea sa cumpaigne lrsquoaveit miseque li vadlez aveit ociseen es lrsquoure fu revescue La dame lrsquoa aparceuumleAl vadlet crie laquo Retien la Getez frans huem mar srsquoen ira raquoE il geta si la ferique la florete li cheiumlLa dame lieve si la prentAriere va hastivementDedenz la buche a la pucelemeteit la flur ki tant fu beleUn petitet i demuracele revint e suspira (Eliduc v 1032ndash1064)

La ressuscitation de la belette tueacutee au moyen de lrsquoherbe meacutedicinale agrave proximiteacute immeacutediate de la belle morte semble fournir un enseignement net qui suggegravere agrave Guildeluec de faccedilon lumineuse comment faire pour reacuteanimer la morte Ici toutefois les laquo coiumlncidences raquo srsquoinscrivent dans une autre perspective que celle du hasard agrave savoir celle de la merveille Or celle-ci est suggeacutereacutee et mecircme soigneusement preacutepareacutee par la narration Agrave partir du moment ougrave Guilliadun tombe en leacutethargie tout megravene en ef-fet vers le merveilleux Tout drsquoabord le lieu ougrave Eliduc transporte la belle morte est sans conteste un endroit extraordinaire impreacutegneacute de surnaturel et bien isoleacute semblable agrave ceux ougrave reposent (comme nous lrsquoavons souligneacute dans notre deacutefinition) toutes les laquo belles endormies raquo Crsquoest une chapelle lieu sacreacute se trouvant dans une forecirct qui isole hermeacutetiquement celle-ci de la ville et de toute reacutegion peupleacutee

Une forest aveit en tur POINT trente liwes ot de lungurUns seinz hermites i maneite une chapele i aveit quarante anz i aveit esteacuteMeinte feiz ot od lui parleacute

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A lui ceo dist la porteraen sa chapele lrsquoenforra (Eliduc v 889-896)

Le saint ermite (laquo seinz hermites raquo) est nous semble-t-il lrsquoemblegraveme de cet endroit fabuleux le nom laquo hermites raquo renvoie agrave lrsquoisolement (lt lat eremus i n lt gr [2]deacutesert solitaire isoleacute) tandis que lrsquoadjectif laquo seinz raquo eacutevoque le surnaturel ce qui est au-delagrave des cadres habituels Lrsquoermite nrsquoa drsquoailleurs visi-blement pas drsquoautre fonction dans le reacutecit que de deacuteterminer la nature du lieu ougrave la merveille va bientocirct se reacutealiser crsquoest-agrave-dire de preacuteciser la qualiteacute agrave la fois surnaturelle et isoleacutee de cet endroit Car quand Eliduc et ses compagnons re-trouvent lrsquoermite il est deacutejagrave mort depuis huit jours (laquo Uit jurs esteit devant finiz li seinz hermites li parfiz La tumbe novele trova raquo v 917-919) et contrai-rement agrave Guilliadun il ne revient plus jamais agrave la vie et dans la suite du reacute-cit non plus il nrsquoest pas question de lui Il nrsquoest en outre pas tregraves clair pourquoi ce lieu ne conviendrait pas agrave Eliduc pour ensevelir plutocirct qursquoexposer la laquo deacute-pouille raquo de son amie alors que la tombe du saint ermite a eacutegalement eacuteteacute creu-seacutee lagrave-bas comme si lrsquoexplication nrsquoeacutetait qursquoun preacutetexte de la part drsquoEliduc et encore davantage de celle de la poeacutetesse pour que la jeune fille puisse rester visible Car pour que les merveilles puissent se reacutealiser (corps de la belle mor-te sauveacute de lrsquoalteacuteration reacutesurrection gracircce agrave une herbe) il est bien entendu ab-solument neacutecessaire que la belle morte reste laquo en scegravene raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle ne soit pas mise au tombeau Guilliadun nrsquoest donc pas ensevelie mais simple-ment eacutetendue sur lrsquoautel ce qui permet donc de contempler son corps inerte Ensuite la merveille de la reacutesurrection est eacutegalement preacutepareacutee par lrsquoimage de la belle morte qui comme toutes les laquo Belles au Bois dormant raquo conserve mi-raculeusement la pleacutenitude de sa beauteacute son visage demeurant frais et roseacute

En la pasmeisun la trovot ne reveneit ne suspirot De ceo li semblot granz merveille qursquoil la veeit blanche e vermeille unkes la colur ne perdi fors un petit qursquoele enpali (Eliduc v 969-974)

e vit le lit a la puceleki resemblot rose nuvele (Eliduc v 1011-1012)

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Bref lrsquoheacutesitation drsquoEliduc agrave enterrer son amie le choix du lieu sacreacute pour le repos de la jeune fille au fin fond de la forecirct et surtout la description de la belle morte montrant des signes de vie tout cela ouvre donc petit agrave petit la voie agrave la ressuscitation merveilleuse La couleur de lrsquoherbe meacutedicinale qui reacutepond parfaitement agrave celle de la belle endormie ndash toutes deux sont en effet vermeilles ndash parachegraveve la lente preacuteparation agrave la merveille de la reacutesurrection Tandis que chez Prodrome la composition de lrsquoeacutepisode de fausse mort ne se conforme donc guegravere agrave un plan de deacuteveloppement eacutelaboreacute dans le Lai de Ma-rie de France ce motif semble minutieusement exploiteacute Le hasard eacutetant rem-placeacute par la merveille dans le reacutecit franccedilais le motif de la laquo belle endormie raquo entre visiblement dans une nouvelle phase drsquoeacutevolution qui preacutepare sans dou-te le chemin au futur conte de feacutee de la laquo Belle au Bois dormant raquo En effet le reacutecit de Marie de France contient deacutejagrave quoique de faccedilon plutocirct discregravete tous les eacuteleacutements merveilleux qui font partie des caracteacuteristiques essentielles pro-pres aux versions posteacuterieures agrave savoir le motif de la belle endormie celui du corps restant visible sans ecirctre enterreacute qui conserve sa beauteacute et sa fraicirccheur et celui de lrsquoendroit extraordinaire peacuteneacutetreacute de surnaturel et complegravetement isoleacute ougrave repose la jeune fille

Quant au motif de lrsquolaquo animal preacutesentant une cure de reacutesurrection raquo il nrsquoest pas sans avoir fait lrsquoobjet de plusieurs changements Le plus eacutevident est que chez Prodrome il srsquoagit drsquoune ourse alors que chez Marie de France lrsquoon a une belette Chez Marie de France le choix drsquoune belette reflegravete probable-ment lrsquoinfluence de croyance celte7 Lrsquoautre divergence marquante ndash le nom-bre des animaux ndash concerne cependant plutocirct leur fonction Ce type de scegravene ndash la preacutesentation drsquoune cure de reacutesurrection ndash par analogie neacutecessiterait au moins deux acteurs diffeacuterents lrsquoun qui servirait de victime personnage eacutequi-valent agrave la laquo morte vivante raquo et sur lequel cette cure va srsquoeffectuer et lrsquoautre qui remplirait le rocircle du laquo meacutedecin raquo trouvant lrsquoherbe magique Or dans le roman byzantin lrsquoourse est agrave la fois la laquo victime raquo et le laquo meacutedecin raquo en une personne tandis que dans Eliduc ces deux fonctions sont diviseacutees et attribueacutees agrave deux belettes diffeacuterentes Autrement dit chez Prodrome lrsquoanimal est laquo deacutedoubleacute raquo ayant la moitieacute du corps mort tandis que lrsquoautre est vivante alors que chez Marie celui-ci est laquo redoubleacute raquo car y figurent deux belettes agrave la fois En outre le redoublement chez Marie remplit mecircme une fonction narratologique sup-

7 Voir Pierre Jonin laquo Le Bacircton et la Belette ou Marie de France devant la matiegravere celtique raquo dans Meacutelanges de langue et litteacuterature franccedilaises offerts agrave Charles Foulon vol II (Marche Ro-mane 30 1980) p 164

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pleacutementaire releveacutee par Fabienne Pomel analysant minutieusement les jeux de miroirs dans Eliduc elle souligne que laquo la scegravene merveilleuse apparaicirct [hellip] comme un miroir trouble du reacutecit principal raquo8 ainsi que celui laquo drsquoautres scegravenes merveilleuses raquo le couple animal refleacutetant les couples humains Ce proceacutedeacute de mise en abyme est renforceacute par laquo la reprise des mecircmes expressions parfois en chiasme raquo dans cette scegravene

En ce qui concerne lrsquoherbe meacutedicinale crsquoest plutocirct la ressemblance entre les deux auteurs qursquoil faut agrave notre avis souligner son effet comme sa cou-leur eacutetant tregraves semblable Si chez Prodrome lrsquoherbe est bien de trois cou-leurs le laquo rougeoiement raquo semble toutefois dominer la racine de cette herbe est blanche sa feuille est rouge alors que ses branches sont pourpres Pro-drome renforce encore lrsquoimage drsquoune plante rouge par la remarque reacutepeacuteteacutee que les feuilles sont semblables en couleur laquo aux roses rouges et non aux ro-ses de couleur blanche raquo9 Dans Eliduc la fleur meacutedicinale est entiegraverement vermeille (laquo Od ses denz a prise une flur tute de vermeille colur raquo v 1047-1048) Les deux auteurs semblent donc insister sur lrsquoimportance de la cou-leur rouge sans doute pour le sens magique traditionnellement attacheacute agrave celle-ci (D 12931 Red as magic color) Que cette couleur ne soit pas sans importance et qursquoelle ait une connotation merveilleuse dans Eliduc appa-raicirct clairement dans la description de la belle endormie conservant la cou-leur vermeille de son teint (laquo De ceo li semblot granz merveille qursquoil la veeit blanche e vermeille raquo v 971-972) La rime de laquo vermeille raquo avec laquo merveille raquo semble rendre plus eacutetroite la relation entre les deux mots

Le paralleacutelisme entre le roman de Prodrome et Eliduc en ce qui concerne la scegravene de fausse mort semble assez eacutevident Eliduc nrsquoest cependant pas le seul reacutecit franccedilais qui montre des ressemblances remarquables avec le reacutecit byzan-tin dans Cligegraves de Chreacutetien de Troyes nous retrouvons eacutegalement quelques parallegraveles avec Prodrome mais qui concernent de tout autres eacuteleacutements que dans le Lai de Marie de France Dans le reacutecit de Chreacutetien de Troyes le contex-te de la mort apparente est tregraves similaire agrave celui de Prodrome il srsquoagit toujours drsquoun triangle amoureux agrave la probleacutematique duquel la ruse de fausse mort veut apporter une solution Certes dans Cligegraves il nrsquoy a ni animal ni herbe qui res-

8 Fabienne Pomel laquo Les Belettes et la Florete magique le miroir trouble du merveilleux dans Eliduc raquo dans Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees Hommage agrave Francis Dubost Honoreacute Champion Paris 2005 p 512-513

9 Selon le teacutemoignage de Paul drsquoEacutegine (Paulus Aegineta) et celui de Dioscurides une herbe pos-seacutedant la mecircme puissance eacutetait connue agrave cette eacutepoque on lrsquoappelait laquo selinon agreon heteron raquo

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suscite Le motif de la laquo morte vivante raquo montre mecircme clairement les caracteacute-ristiques de la laquo vivante ensevelie raquo type de reacutecit que nous avons distingueacute en introduction de celui de la laquo belle endormie raquo Ici la ressemblance reacuteside avant tout dans lrsquoeffet de la potion car ce breuvage ne fait pas perdre la conscience agrave la jeune fille mais paralyse seulement son corps Feacutenice tout comme Rho-dantheacute demeure tout agrave fait consciente pendant sa leacutethargie et seul son corps devient totalement insensible et paralyseacute

La poison a boivre li doneEt lors des qursquoele lrsquoot beuumleLi est troblee la veuumleEt a le vis si pale et blancCrsquoon srsquoele euumlst perdu le sancNe pieacute ne main ne remeuumlst qui vive escorchier la deuumlstNel ne se crosle ne dit motEt srsquoantant ele bien et otLe duel que lrsquoempereres mainneEt le cri don la sale est plainne (Cligegraves v 5760-5770)10

elle la lui donne agrave boire durant le banquet Lrsquoeffet de la coupe nrsquoest pas la mort subite ni la perte de lrsquoesprit ou une autre maladie mais seulement le re-lacircchement du corps entier (Rhodantheacute et Dosiclegraves VIII v 441-443)

F Meunier affirme par ailleurs dans son ouvrage sur le roman byzantin du XIIe siegravecle que les reacutecits franccedilais contemporains notamment Cligegraves nrsquoont sans doute exerceacute aucune influence sur le roman de Prodrome11 En effet selon la datation eacutegalement accepteacutee par F Meunier le roman de Prodrome a eacuteteacute composeacute entre 1143 et 1149 tandis que Cligegraves date de 1176 Cette chronologie suggeacutererait mecircme une possibiliteacute drsquoinfluence toute contraire Sans nous lan-cer dans la question de la filiation entre lrsquoœuvre de Prodrome et ses pendants franccedilais nous voulons simplement faire remarquer que dans cette question le thegraveme de la fausse mort semble un moment cleacute Vu que ce motif ndash la mort

10 Je cite le texte toujours dans lrsquoeacutedition suivante Chreacutetien de Troyes Cligegraves eacuted L Harf-Lan-cner Paris Champion 2006

11 F Meunier Le roman byzantin du XIIe siegravecle Agrave la deacutecouverte drsquoun nouveau monde Paris Champion 2007 p 250

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apparente drsquoune jeune fille causeacutee par une potion somnifegravere ndash apparaissait deacutejagrave bien anteacuterieurement dans un des romans helleacutenistiques Les Eacutepheacutesiaques de Xeacutenophon drsquoEacutephegravese dans lequel Prodrome lui aussi puise ouvertement il semble plus vraisemblable que ce soient les romanciers franccedilais qui se sont inspireacutes de leur collegravegue byzantin et non lrsquoinverse La question du rapport en-tre les romans byzantins et les reacutecits franccedilais du XIIe siegravecle reste donc selon nous encore agrave revoir

Pour conclure nous pouvons donc constater que le long voyage du motif de la laquo belle endormie raquo nrsquoa manifestement pas commenceacute par les reacutecits franccedilais et occitans meacutedieacutevaux ce motif apparaissant au moins dans un des romans byzantins contemporains Cependant malgreacute lrsquoidentiteacute des eacuteleacutements essen-tiels il est visible que crsquoest lrsquoimaginaire occidental notamment celui de Marie de France qui est neacutecessaire pour que ce motif puisse se doter des caracteacuteris-tiques susceptibles drsquoen faire un conte de feacutee agrave part entiegravere En eacutetablissant les laquo circonstances raquo adeacutequates agrave lrsquoapparition de la ressuscitation merveilleuse agrave savoir laisser la belle endormie non enterreacutee dans un endroit extraordinaire et isoleacute et permettre ainsi aux autres personnages non seulement de contem-pler le miracle du corps conservant sa fraicirccheur mais aussi de pouvoir effec-tuer une cure de reacutesurrection Marie de France a trouveacute sans le savoir tous les eacuteleacutements fondamentaux pour le thegraveme central du fameux conte de la laquo Belle au Bois dormant raquo

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