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LES CITATIONS POUR

NER DES POINTS AU BAC MATIÈRE PAR MATIÈRE, NOS CONSEILS ~OUR LES UTILISER A BON ESCIENT

LES SUJETS QUI BAC VONT 2011

PEUT-ÊTRE TOMBER AU BAC LES CONSEILS DES PROFESSEURS ET LEURS PRONOSTICS POUR BIEN RÉVISER

BAC: OBJECTIF

ENTION TOUS LES CONSEILS DES ENSEIGNANTS POUR GAGNER CES POINTS QUI FONT LA DIFFÊRENCE

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1 1

1 orla Par François BusneL .................................................... 5

A

L'ENQUETE Le bac de français, mode d'emploi 6 La dissertation de la lauréate du Concours général ................................................................... 11

Entretien avec Claude Richebourg ................... 14 (Lycée Henri-IV, Paris)

LES ÉCRIVAINS DU BAC

Les classiques

/._ ~E COt41'TE SIl~ " lORAL l'OUR fAiRE MOiNS DE FAIJTE~ 1 D' OIm\06AAf\\E ... ,

1/

~aint ~ugustin ........................................................................................................ 16

Rabelais ....................................................................................................................... 20 Montaigne .................................................................................................................. 24

~hakespeare ............................................................................................................. 28 Corneille ..................................................................................................................... 32 La Fontaine ............................................................................................................... 36 Rousseau .................................................................................................................... 40 Diderot ......................................................................................................................... 44

Les pré-modernes Balzac ............................................................................................................................ 48 Baudelaire ................................................................................................................. 52 Flaubert ....................................................................................................................... 56 Dostoïevski ............................................................................................................... 60 Zo~ ................................................................................................................................. M

Les modernes Verlaine ........................................................................................................................ 68 Rimbaud ...................................................................................................................... 72 Proust ............................................................................................................................ 76 ~pollinaire ................................................................................................................. 80 Mauriac ........................................................................................................................ 84 De Gaulle .................................................................................................................... 88 ~artre ............................................................................................................................. 92 Camus ........................................................................................................................... 96 Couverture: Sempé/extrait de Face à Face/éditions Oenoël

HORS-SÉRIE ' FONDÉ EN 1975 PAR

BERNARD PIVar ET JEAN-WUIS SERY AN-SCHREIBER

29, rue de <11âteaudun 75J08 Paris Cedex 09

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Rédaction DIRECTEUR DE LA RÉDACTION

François Busnel

DIRECTEUR ADJOINT DE LA RÉDACTION Philippe Delaroche

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PlJbliçation r1\f!ns lltlle éditée par GROUPE EX PRESS-ROULARTA. Si~ ge social : 29, rlJe de CMteal'dlJn, ]5308 Paris Cedex OOj. Principal'X actionna ires : ROlJla rta Media Franœ. Président dl' directOire et directelJr de la p!)bl icat ion : Ri k Oe Nolf.© GROUPE EXPRESS-ROULARTA N' Commiss io n paritaire : 0614 K 85621. Dl!:p6t ~al : moisençO\.lrs.ISSN n' ° 338.9>1 9. ~nd Class Postage paid at long Island City N.Y. Oiff. N.M.P.P.

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de François Busnel

« out esprit profond avance masqué », disait Nietzsche. Les écrivains profonds, poètes, romanciers ou phllosophes, portent des masques que le lecteur cherche à faire tom­ber. Or Lire est, avant tout, unjoumal de lecteurs. En créant la rubrique Les écri­vains du bac, en 2004, nous cherchions à mettre en reliefla « boîte à outils» quî permet d'aborder une œuvre: quels sont les principaux concepts, les principales

idées qu'il faut connaître? Quels sont les grands contresens dont il faut se garder? Quelles sont les plus belles citations que l'on peut apprendre, méditer et commenter? . . Nous enten­dions proposer une exégèse, claire et simple, accessible à tous - que vous lisiez pour votre unique plaisir ou bien dans la perspective de quelque rite de passage ou examen dont, bien sûr, celuî du bac.

Nous voulions montrer, ensuite, qu'il n'est pas de pensée, pas de phllosophie, sans le roman existentiel qui la permet. Les œuvres romanesques ont ceci de commun avec les œuvres philosophiques qu'elles ne tombent pas du ciel. Elles ne sortent pas de la cuisse de Jupiter telle la déesse Athéna, tout armée, casquée et rutilante. Une œuvre est aussi le produit d'une vie, d'un corps, de passions. On ne naît pas plus écrivain que phllosophe, on le devient. Qui aime les livres se réjouit toujours de mieux les connaître. Pour cela, il faut découvrir leur genèse, comprendre ce qu'ils doivent à tel épisode de la vie de leur auteur, apprendre dans quelles conditions ils ont été écrits, fréquenter les lieux où les écrivains ont vécu (ah, comme un pays, une ville, façonnent ceux qui yvivent. .. ). Bref, accorder la même importance à la toile de fond et aux détails qu'à l'œuvre elle-même.

Voici, enfin rassemblés, les textes de cette rubrique. Ce numéro hors série consacré aux Ecrivains du bac compose le premier volume d'un Dictionnaire personnel de la rédac- ~ tion de Lire. Il est, surtout, une invitation à découvrir des œuvres capitales. La société, la ::0

vie se déchlffrent dans les brusques éclats que projette cette bombe appelée littérature. Les 8 écrivains dont il est question dans ce numéro n'ont qu'un seul point commun : ils appren- i nent à penser autrement, loin des glissières de sécurité. • ~

LIRE HORS-SÉRIEl5

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plus de deux cents ans - il a été créé par

Napoléon en 1808 -, le baccalauréat constitue le principal rite de passage des adolescents français. Et le bac de fran­çais fait figure de répétition générale, redoutée par de nombreux élèves ... Selon l'inspecteur de l'Education natio­nale Philippe Le Guillou, il n'y a pour­tant pas lieu de dramatiser l'événement: « Déjà, on ne devrait pas dire bac de français, mais épreuve anticipée de fran­çais! », souligne le doyen du groupe « Lettres », par ailleurs écrivain heureux (prix Médicis 1997, pour Les sept noms du peintre). « Les élèves doivent avoir en tête qu'on ne demande rien qui ne soit pas de leur ruveau lors de cet examen. » Un jugement relayé par l'écrivain Fabrice Humbert, prix RTIJLire 2011 pour La fortune de Sita. « Le bac est un examen avec trop de populations dif­férentes pour qu'on se permette d'être très exigeant», estime ce dernier, pro­fesseur de français au lycée franco­allemand de Buc (Yvelines). « Dans l'en-

6/HORS-SÉRIE LI RE

.... ENQUETE

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, 1

Premier examen majeur dans la scolarité d'un élève, le bac de français est redouté par nombre de candidats. C'est pourtant l'occasion de prendre un excellent départ avant les épreuves de terminale - à condition toutefois d'en connaître les dessous. Qu'attendent de vous les correcteurs? Quelles sont les embûches à éviter? Comment gagner les quelques points qui feront la différence? Réponses dans notre enquête. PAR JULIEN BISSON

semble, si les élèves ont travaillé sérieu­sement, s'ils ont préparé leurs épreuves, tout se passera bien ... »

S'il n'y a pas lieu de dramatiser, il ne faut pas non plus prendre l'examen à la légère - d'autant que les résultats peuvent se révéler plus précieux qu'il n'y parru"'t. « Ce sont les seules notes que les élèves pourront afficher sur leurs dossiers post­bac», pointe ainsi Arme Morvan, profes­seur au lycée Jean-Jaurès de Châtenay­Malabry (Hauts-de-Seine). « Ces notes sont même souvent utilisées pour faire le tri pour l'entrée en prépa. A moins de 8, on a toutes les chances d'être recalé. » Autant mettre toutes les chances de son côté dès le départ! Surtout que la nota­tion est plus clémente aJ.\Îourd'hui qu'elle ne l'était il y a encore quelques années, comme le rappelle Phllippe Le Guillou : « Avant, les bonnes notes tournaient autour de 15. Aujourd'hui, on n'hésite pas à aller plus haut, jusqu'à 18 ou 19, voire même 20 ! » Mais pour atteindre de tels sommets, encore faut-il arriver bien pré­paré le jour de l'exrunen ...

,

PREPARER AU MIEUX L'EXAMEN > Le bac est une épreuve au long cours, et vous auriez bien tort de vous y atteler à la derrùère minute. « Anticiper reste la meilleure façon de se préparer», sou­ligne Alain Gluckstein, professeur au lycée Jean-Jaurès de Montreuil (Seine­Saint-Denis). « Dès les vacances de Pâques, il faut faire des fiches sur les textes qu'on va présenter à l'oral ou sur les sujets d'étude au progranuue. Et il ne faut pas réviser de façon linéaire, mais plutôt de façon concentrique: connaître les groupements de textes, puis les textes au sein de chacun d'eux, puis deux ou trois idées dans chaque texte ... On s'épuise beaucoup moins vite, et on évite le risque de l'impasse totale. » Veillez notamment à bien reterur la chro­nologie et à ne pas mettre Balzac au XVI' siècle - voilà typiquement le genre d'erreurs qui hérissent les correcteurs !

Outre les connaissances acquises au cours de l'armée, il faut apprendre à maî­triser les techrùques nécessaires lors de

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l'examen, à répéter chacun des sujets proposés. I1usage des armales peut, dans ce contexte, se révéler très utile. « Elles constituent un vivier d'exercices inté­ressants pour s'entraîner, et permettent aux élèves de mieux appréhender la nature et la difficulté des textes pré­sentés à l'examen », estime ainsi Gilles Guilleron, ancien professeur au lycée François-Villon des Mureaux (Yvelines) et auteur du Bac français pour les nuls. Méfiez-vous en revanche des sujets cor­rigés. « Le risque, c'est de croire qu'il y a une solution toute faite pour n'importe quel énoncé, quitte à sombrer dans le hors-sujet, avertit Alain Gluckstein. Le meilleur moyen de réviser, c'est encore de reprendre ses copies de l'année et comprendre les erreurs qu'on a com-

• mIses. »

Cet aspect des révisions n'est pour­tant que la partie immergée de l'iceberg, comme le rappelle Fabrice Humbert. « Ce qu'on appelle "bachotage", c'est sim­plement l'apprentissage de son cours,

.'\ ~UAND TU A~

A COPIER-COLlER '1,1

et c'est absolument nécessaire. Mais comme beaucoup d'élèves s'en conten­tent, on est toujours heureux de valori­ser ceux qui en savent davantage, ou qui montrent une vraie curiosité. » Les lectures personnelles sont encouragées, qu'elles relèvent ou non du programme. « Pour savoir ce qu'un texte a d'unique et d'irremplaçable, il faut en avoir lu plusieurs du même genre, rappelle ainsi Alain Gluckstein. Comment reconnaître l'ironie de Flaubert, par exemple, si on n'a jamais lu Stendhal ou Zola? »

Certes, aucune oeuvre n'est plus obligatoire, officiellement, mais il ne faut pas hésiter à puiser dans les grands classiques - notamment parmi les vingt auteurs que Lire présente dans ce numéro! « Je ne tralùs rien en disant qu'il y aura probablement des textes du patri­moine classique dans les sujets !, souffle d'ailleurs le doyen Phllippe Le Guillou. On ne demande pas aux candidats d'af­ficher une culture encyclopédique, mais un socle littéraire solide. »N'hésitez pas »

, UNE EPREUVE HAUTEMENT ANTICIPÉE!

e bac de français tel que nous le connaisscns, et même si sa conception

__ a évolué entre-temps, est d'histoire récente. Il faut en effet attendre 1969 pour voir instituée" l'épreuve anticipée de français ", cet examen que les élèves passent non plus en terminale, mais en fin de première. " Cette innovation découlait alors de l'apparition de nouvelles épreuves au baccalauréat, et donc du désir de ne pas surcharger les élèves en fin de terminale ", explique Philippe Le Guillou. " C'est en tout cas devenu un acquis qu'aucune réforme récente n'a remis en cause! " La mode est d 'ailleurs plutôt à la multiplication de ces épreuves anticipées: enseignement scientifique en L et ES, mathématiques-informatique en L, travaux perscnnels encadrés ... Une liste à laquelle s'ajoutera dès l'an prochain l'histoire-géographie pour les bacheliers de la série S . •

LIRE HORS-SÉRIE/7

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LE BAC DE FRANÇAIS, MODE D'EMPLOI

» non plus à vous plonger dans la lit­térature contemporaine, à fréquen­ter les expositions, les théâtres ou les cinémas. Votre bagage culturel ne pourra être qu'un bonus le jour de l'examen. « Il faut montrer au correcteur que cette année vous a apporté quelque chose, conclut Philippe Le Guillou, que vous ne l'avez pas reçue comme une fata­lité. »

CONNAÎTRE LES ÉPREUVES DE L'ÉCRIT > Quelle que soit la filière du can­didat, l'épreuve écrite de français se tiendra le lundi 20 juin : le matin, de 8 h à IIÙdi, pour la série générale, l'après-IIÙdi, de 14 h à 18 h, pour la série technologique. Un même jour, mais plusieurs réalités: les candi­dats de filière littéraire auront un sl\Îet propre, avec un coefficient 3 ; les élèves de S et de ES plancheront sur un sujet commun, coefficient 2 ; un dernier enfin sera affecté aux candidats de la série technologique. Ces différences IIÙses à part, l'épreuve appa­rait toutefois très sirrùlaire. Elle s'appuie normalement sur un corpus de trois ou quatre textes littéraires, représentatifs d'un ou de plusieurs objets d'étude du programme. A l'occasion, ce pourra être une oeuvre intégrale, ou un extrait long, s'il ne dépasse pas les trois pages. Plus rarement y sera insérée une image. « Nous y avons de moins en moins recours, note à cet égard Philippe Le Guillou, car cela pose des difficultés nouvelles de lecture aux élèves, et des difficultés techniques de reproduction et de droit à l'admirùstration. C'est rare, mais ce n'est pas inenvisageable ! »

A partir de ces textes sont d'abord posées une ou deux questions prélimi­naires (notées sur 4 points dans les séries générales, 6 dans les séries tech­nologiques). Objectif: que le candidat apporte un premier éclairage au sujet. Ensuite vient le travail d'écriture à pro­prement parler: trois exercices au choix, possédant chacun ses exigences et ses difficultés. PreIIÙer dans la liste, le com­mentaire porte sur l'un des textes du cor­pus. « C'est un sujet que les élèves affec-

~ tionnent, car ils ont l'impression de il! savoir où ils vont, observe Anne Morvan. ~ Mais il faut faire attention, car beau­:;;: coup tombent dans le piège de la para-

8/HORS-SÉRIE LI RE

\

". ~E COMYTE SU~ LORAL POUR fA,~ MoiNS DE FAUTE~ 1 D' ORlltOaAA~\-\E ,ltl

phrase. » Il ne s'agit pas en effet de refor­muler le texte, mais de l'analyser et d'en extraire la substance. Veillez aussi à ne pas sombrer dans une décortication trop technique. « La technique n'est qu'une coquille vide si elle n'est pas nourrie par une réelle compréhension des textes, juge à cet égard Gilles Guilleron. Savoir nommer une figure de style, par exem­ple, sans connaître ses effets n'a pas grand intérêt. »

La dissertation, souvent considérée comme plus difficile par de nombreux élèves, réclame une réflexion aiguë et un bagage culturel important. « !1ab­sence d'exemples, c'est rédhibitoire », assène Caroline Reys, enseignante au lycée Ribeaupierre de Ribeauvillé (Haut­Rhin). On vous demandera donc d'en piocher dans les textes du corpus, mais également dans votre cours ou vos lec­tures personnelles. Mais, là encore, garde: évitez les références naïves, voire puériles, en particulier pour ce qui est de la littérature contemporaine. « Un auteur comme Jorge Semprun sera très bien vu, par exemple, note Fabrice Humbert. Houellebecq, si le sujet s'y prête, pourquoi pas? Par contre, l'heroic jantasy ou Twilight , non!» Idem pour les clins d'oeil cinématographîques : « Les films de Tarantino sont un remar­quable exemple de rupture narrative,

juge ainsi Anne Morvan, mais il ne faut pas s'arrêter là. Ça ne peut être qu'une digression utile si l'exemple est probant. »

Le troisième sujet est aussi le plus récent: l'écriture d'invention. « Invention, et pas création !, insiste Philippe Le Guillou. C'est une épreuve très codifiée, avec des règles précises. » Et souvent des contraintes implicites... « Une année, il fallait imaginer un mono­logue d'après Molière, se souvient ainsi Anne Morvan. Nulle part il n'était indiqué qu'il fallait employer la langue du XVII' siècle, mais c'était évidemment attendu ... » Reste que le sujet peut aussi être l'occasion pour certains candidats de miser sur leur style et faire la différence auprès des examinateurs.

RÉUSSIR SA COPIE LE JOUR J > En fonction du sujet choisi, il sera essentiel de ne pas négliger les

aspects formels. C'est particulièrement vrai pour des exercices maintes fois tra­vaillés comme l'introduction ou la conclusion. « Les correcteurs sont sen­sibles à l'originalité, mais dans l'ensem­ble ce sont deux parties très codifiées, et on s'attend à y retrouver les éléments nécessaires - une annonce de la pro­blématique et du plan en introduction, une synthèse et une ouverture en conclu­sion », conseille Caroline Reys.

C'est aussi vrai pour l'allure générale de la copie. « La présentation graphique d'une copie, c'est sa carte d'identité », affirme notamment Alain Gluckstein. Elle doitfaire ressortir nettement le plan, avec des sauts de ligne entre les parties, et l'usage d'alinéas au début d'un para­graphe. Chacun d'eux doit obéir à une construction logique : une idée direc­trice, puis quelques arguments pour l'ex­pliquer, soutenus par des exemples pré­cis. Enfm, sans tirer à la ligne, veillez à ce que votre copie atteigne une longueur suffisante. « Dans l'académie de Stras­bourg, en dessous d'un ITÙnimum de pages, on divise la note par deux », aver­tit par exemple Caroline Reys, qui men­tionne les seuils fatidiques: deux pages pour l'écriture d'invention, trois pour le commentaire et la dissertation. « Cela semble normal, au vu de la durée de l'examen ... »

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La gestion de son temps est un des points clés de l'épreuve. « De plus en plus souvent, on voit des élèves quitter la salle avant la fin de l'épreuve, rapporte ainsi Alain Gluckstein. C'est dommage, car les quatre heures sont vraiment nécessaires à la réussite! » La plupart des professeurs s 'accordent sur une même répartition horaire. Tout d'abord, trente minutes pour la lecture attentive des textes du corpus. « Il faut pouvoir s'en imprégner, se les approprier, pour pouvoir ensuite en extraire avec jus­tesse le sens », recommande Philippe Le Guillou. Pensez à annoter dès que possible les informations essentielles de chaque texte (auteur, date, genre litté­raire, registre ... ), les références à votre cours, les citations ou les associations d'idées qui vous viennent en tête. Prévoyez ensuite une trentaine de minutes pour répondre aux questions préliminaires. Ce sont quelques points faciles à glaner, il faut donc les traiter sérieusement, mais sans oublier que le corps du devoir reste le travail d'écri­ture. Le choix du sujet lui-même est primordial et doit mériter un bon quart d'heure de réflexion. « Vous ne pourrez pas revenir en arrière par la suite, alors prenez du temps pour choisir et analy­ser le sujet qui colle le mieux à vos capacités», conseille Alain Gluckstein. Profitez-en aussi pour analyser avec attention le libellé, il vous renseignera très précisément sur ce qu'on attend de vous.

Vient ensuite la préparation du tra­vail d'écriture, qui doit se limiter à envi­ron une heure. « Hormis dans le cas du sl\Îet d'invention, il ne faut surtout pas rédiger son devoir au brouillon, ce serait une grosse perte de temps, rappelle Caroline Reys. Seuls l'introduction, la conclusion et le plan, avec quelques exemples et des citations, doivent y apparaître. » La rédaction du devoir en elle-même doit, elle aussi, prendre une grosse heure. C'est le moment de mon­trer que vous avez compris le sujet et que votre plan tient la route. « Il faut qu'il y ait un lien logique entre les idées, insiste Alain Gluckstein. Trop souvent, on lit des copies truffées de "donc", "aussi" "en effet" sans que ces articu-, , lations logiques trouvent leur sens dans le texte! » Veillez aussi à la qualité et à la clarté de votre expression: s'il n'est pas décisif dans le barème final du com-

QUID DU BAC DE LETTRES? i la grande majorité des bacheliers cesse d'étudier la littérature en fin de première, ce n'est pas le

cas des élèves de la série L. Ceux-ci suivent encore des cours de lettres en terminale, soit quatre heures par semaine autour d'un programme restreint: quatre œuvres, renouvelées par moitié chaque année. Pour la session 2011, les candidats devront ainsi étudier l'Odyssée d'Homère, Tous les matins du monde de Pascal Quignard (combiné à l'adaptation cinématographique qu'en a tiré Alain Corneau), les Mémoires de guerre de De Gaulle, et Fin de partie de Samuel Beckett. L'épreuve de lettres en elle-même consiste en deux sujets au choix, portant chacun sur une

mentaire ou de la dissertation, votre style pourra toutefois faire grimper votre note d'un ou deux points.

Restent dix à quinze minutes , fon­damentales, de relecture. I1occasion de repérer et de corriger les erreurs de grammaire ou les fautes d'orthographe qui pourraient polluer la copie. « Cer­tains élèves n'hésitent pas à relire leur devoir en partant de la fin, pour ne pas se laisser entraîner par le sens même du texte », relève Alain Gluckstein. Rappelez-vous aussi de ne pas lire que le début des mots, car les erreurs se situent le plus souvent à la fin. « C'est le moment de se souvenir de la correc­tion de vos copies pendant l'année, des erreurs récurrentes que vous avez pu encore une fois oublier », résume Gilles Guilleron. Un aspect d'autant plus important que la plupart des profes­seurs n'hésitent pas à retirer deux points devant une maîtrise du français trop défaillante. Cette vérification faite, vous pourrez rendre, enfin, votre copie et vous plonger déjà dans la prépara­tion de l'oral!

SÉDUIRE ET CONVAINCRE À L'ORAL > Beaucoup d'élèves tendent à l'oublier, mais - mis à part dans la filière littéraire - l'oral possède le même coefficient que l'écrit. On aura donc tout intérêt à

des œuvres au programme. A chaque sujet sont associées deux questions, notées sur 8 et 12 points: la première soulève généralement un aspect précis de l'œuvre retenue, quand la seconde convoque un regard plus large, en rapport avec le thème d'étude approfondi au cours de l'année. Attention toutefois: si cette épreuve ne dure que deux heures, elle comporte pourtant un coefficient 4 ... soit davantage que l'écrit de français ! Un état de fait qui devrait évoluer à l'horizon 2012 : à cette date, la réforme des lycées devrait diviser l'enseignement des lettres dans la classe terminale en deux modules distincts (deux heures en français, deux heures en langues étrangères).

préparer au mîeux ce bref mais difficile exercice. « Trop d'élèves sont intimîdés car ils découvrent l'oral le jour de l'examen, regrette d'ailleurs Gilles Guilleron. Le mieux reste encore de prendre la parole le plus souvent pos­sible pendant l'année, de travailler votre débit, vos intonations, votre gestuelle. » La clarté de l'expression et la qualité de la présentation sont en effet les maîtres mots dans cette épreuve où le lien humain se révèle essentiel. « I1oral, c'est une relation privilégiée avec l'examina­teur, souligne Caroline Reys. Il faut lill faire confiance, lui montrer ses capaci­tés à le séduire et le convaincre. » Et tant pis si pour cela il faut feindre l'enthou­siasme devant un texte qui ne vous plaît guère !

Pour s'assurer d'être bien accueilli par l'examinateur, jouez d'abord la carte de la politesse et du respect. Evitez les accoutrements provocants ou les attitudes négligées. Mais ne vous sentez pas non plus obligée e) de vous déguîser ! « A part si l'élève vient avec une batte de base-bail, aucun détail n'est rédhi­bitoire ... », plaisante ainsi Fabrice Humbert. Veillez également à ce que vos textes soient bien préparés, rangés dans l'ordre de la liste, afin de faire la meil­leure impression. Surtout, ne faites aucune impasse: vous n 'aurez pas le choix de négocier votre texte. « Cela se

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LE BAC DE FRANÇAIS, MODE D'EMPLOI

» faisait encore auprès de certains pro­fesseurs dans les années 1980, se sou­vient Anne Morvan. Aujourd'hui, c'est strictement prohibé. »

• ~I PLUS (l\lE 5S MI\\\U-rES POOR ~ lNTRO'DUCT\Ot-l, LE DE\lfLOlfEMaIT fT LA

CONCLUSiON,,,

, i

, .. ME LAISSERAI ft.u~ EMPO\illR PAR lA ~E$1'ION fRÉûMi~A\RE !,~ Le texte, d'ailleurs, parlons-en: on

vous demandera d'en faire une lecture, puis un exposé de dix minutes, en répondant à une question posée par l'examinateur. « C'est un exercice qui demande de l'agilité, rappelle Anne Morvan, car vous n 'avez qu'une demi­heure de préparation. » Profitez de ce temps d 'abord pour étudier attentive­ment les mots-clés de la question: on attend de vous d'y réagir, pas d'ânonner votre cours ! Couchez ensuite sur le brouillon l'introduction, dans laquelle vous présenterez et situerez le texte, la conclusion, le plan avec deux ou trois axes de lecture, mais pas davantage : vous seriez t entée e) de lire vos notes pendant l'exposé, ce qui serait du plus mauvais effet ... Tâchez surtout de res­ter claire e), d'annoncer chaque partie et de ne pas mégoter sur les exemples.

Ce premier acte passé, vient l'entre­tien de dix minutes avec l'exaIlÙnateur. « Là, on sort de la mécanique du cours, et on va voir ce que l'élève a dans le ven­tre », explique Fabrice Humbert. Pour les professeurs, c'est en effet le moment de vérifier vos connaissances , de t es­ter votre réflexion, parfois même de rat-

traper une première partie ratée. A vous de saisir les perches que vous tend votre interlocuteur pour faire grimper votre note! « Ce que les élèves oublient sou­vent, dit en effet Caroline Reys, c'est que les examinateurs sont de leur côté et veulent les aider à réussir ! »

Au bout de ces vingt minutes angois­santes, vous n'aurez plus qu'à saluer votre correcteur et à quitter, l'esprit léger, la salle d'examen. Il sera alors temps de regret­ter vos deruiers cours de français puisque - IlÙS à part les élèves de L aire l'encadré page 9) - vous ne devriez pas revenir à la

littérature dans votre scolarité. Un constat que déplore d'ailleurs amèrement l'ins­pecteur général Phllippe Le Guillou : « Tout dans la société invite à davantage d'efficacité. Et, dans ce cadre, on a ten­dance à considérer les études littéraires comme esthétisantes, et peu monnaya­bles en termes professionnels. Mais il ne faut pas voir que le court terme ! La lit­térature apporte un éclairage sur le monde. Elle reste un luxe vital qu'il ne mut ru oublier ru négliger. » Réjouissez-vous donc : il vous reste encore quelques semaines pour en profiter ... .

LES CINQ CONSEILS POUR RÉUSSIR

1Lire « intelligent» plutôt que réviser bêtement Evidemment, il vous faut connaître et répéter les exercices demandés. Mais ne vous contentez pas de la technique: les examinateurs seront surtout sensibles à votre capacité à comprendre les textes, à les situer et à les relier à des œuvres voisines. Et pour cela, une seule solution: lire, lire et relire! A commencer par la galerie des auteurs que nous vous

ri:,roposons dans ce nu~éro.

L~ercer son expression Rien n'agace plus un professeur de français qu'une maîtrise imparfaite de la langue. Et à les écouter,

10/HORS-SÉRIE LIRE

ils ne manquent pas d 'occasions de s'en plaindre! Faites donc la différence dès le départ avec une copie sans fautes et au style sûr. Entraînez-vous à manier les phrases et surveillez les corrections de vos professeurs. Idem à l'oral où votre éloquence sera appréciée au milieu de prestations plus ternes.

échiffrer les sujets On vous pardonnera difficilement de répondre à côté. Veillez à lire attentivement les sujets ou à écouter les questions posées à l'oral: en général, une partie de la réponse s'y trouve déjà. Analysez bien

chaque mot des énoncés, et soyez vigilant(e) aux contraintes implicites qu' ils peuvent receler. Il serait dommage de survoler trop rapidement le sujet, au risque de tomber dans le

. " remler piege venu.

Construire son succès A l'écrit comme à l'oral, on exigera de vous une argumentation claire et réfléchie. Organisez avec habileté votre devoir, en proposant un plan solidement bâti, autour de parties identifiables, reliées par des articulations logiques. L: examinateur doit pouvoir suivre la progression de l'ensemble

et comprendre où vous souhaitez l'emmener. Encore faut-il que vous ayez bien fixé le cap" .

ç::Jouer la carte de la Jséduction

Le bac est une rencontre entre un candidat et un examinateur. Efforcez-vous de vous démarquer de vos camarades en rendant sa tâche plus agréable. A l'écrit, évitez les poncifs et les propos verbeux. Surveillez également la présentation de votre copie, écrivez de façon lisible et aérez votre texte. A l'oral, restez toujours poli(e) et courtois(e), et n'hésitez pas à manifester un peu d 'enthousiasme!

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COMPOSITION FRANÇAISE

SUJET Pierre Bergounioux écrit dans L'invention du présent.' « Au-delà de ce qui se donne pour la réalité, un monde plus juste, plus authentique, valable pour tous, est enfoui dans l'ombre et le silence. La tâche infinie de la littérature, d'âge en âge, est, serait peut-être de le porter au jour dans le registre qui lui est propre, sur le papier, en attendant qu'il advienne effectivement. »

Vous direz ce que vous pensez de ce propos, en fondant votre réflexion sur des exemples précis, sans distinction de genre.

a réalité et sa dimension prosaïque peuvent sou­__ vent décevoir et nous amener à rechercher un ail­

leurs, un monde autre qui serait plus authentique et plus proche d'un idéal profond et imaginé. Pierre Bergounioux écrit dans L'invention du présent: « Au­delà de ce qui se donne pour la réalité, un monde plus juste, plus authentique, valable pour tous, est enfoui dans l'ombre et le silence. La tâche infime de la littérature, d'âge en âge, est, serait peut-être de le porter au jour dans le registre qui lui est propre, sur le papier, en atten­dant qu'il advienne effectivement » La littérature pour­rait donc être capable de nous révéler un monde qui dépasserait et transfigurerait notre réalité, qui la ren­drait autre à travers ce monde sorti de l'ombre et du silence. Si l'on admet qu'un tel monde, porteur d'une plus grande authenticité, existe, dans quelle mesure la littérature nous offre-t-elle la possibilité de l'atteindre? Comment, pour accéder à cet ailleurs, la littérature peut­elle utiliser notre réalité pour opérer un glissement et la transfigurer? Si la littérature porte bel et bien au jour un monde ancré dans la réalité afm de s'en affranchir, elle nous permet cependant de nous éloigner de cette réalité en nous offrant la possibilité d'accéder à un monde autre, plus juste et plus authentique, mais au-delà de cette dualité la littérature dépasse ces deux dimen­sions pour nous offrir une transfiguration esthétique de notre propre réalité.

Certes, la littérature porte au jour un monde ancré dans la réalité pour nùeux s'en affranchlr, tout d'abord à travers des cadres et des personnages réalistes. En effet, de nombreux auteurs ont cherché à dépeindre la réalité en ancrant leur récit dans une situation tempo­relle et géographique défmie. ils ont ainsi cherché à être au plus près du réel en établissant notamment un long travail de recherche et de documentation sur le cadre et le milieu qu'ils cherchaient à dépeindre. Leurs œuvres sont alors au plus près du réel et le lecteur se retrouve plongé dans un monde souvent prosaïque, au côté de personnages vivant des situations ordinaires et crédi­bles. Ainsi dans L'Assommoir, Enùle Zola fait une pein­ture du milieu artisan à la périphérie de Paris au XIX' siè­cle. il invite le lecteur, à travers la déchéance de Gervaise,

HÉLÈNE THIL, Strasbourg, Lycée International des Pontonniers

Ses notes au bac de français 2010 : 19 à l'écrit, 17 à l'oral. Aujourd'hui en terminale L.

1 er prix du Concours général 2010

à prendre conscience de la marginalisation de toute une classe sociale et le rappelle à sa réalité à travers un um­vers prosaïque non idéalisé. Dans un autre registre, Le colonel Chabert de Balzac entraîne le lecteur dans la société de la Restauration et l'invite à découvrir l'indi­vidualisme d'une société où règne l'argent et dans laquelle le colonel Chabert, une figure de l'Empire, ne parvient pas à trouver une place. [ ... ]

Ensuite, la littérature perce àjour un monde ancré dans la réalité pour mieux s'en affranchir car elle en est le llÙroir déformant En effet la littérature n'offre jamais une simple peinture de la réalité et n'est en aucun cas une photographle du réel, mais les grands auteurs orga­nisent ce réel et le transforment à travers leur écriture. [ ... ] Plusieurs œuvres littéraires illustrent cet argument Avec L'éducation sentimentale, F1aubert nous présente un roman au cadre réaliste mais orgarùse cette réalité par la structure de son œuvre. En effet, la vision de l'hls­toire et de la société du XIX' qui nous est donnée est celle de Flaubert et il nous la présente en faisant un constant parallèle entre l'histoire personnelle du per­sonnage de Frédéric Moreau et l'histoire collective de toute une génération. [ .. . ] Dans un autre registre, dans Le rouge et le noir, Stendhal, à travers le personnage de Julien Sore~ fait « une Chronique de 1830 ». C'est d'ailleurs l'expression qu'il utilise en sous-titre de son roman. Là »

LIRE HORS-SÉRIE/11

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DISSERTATION

» encore, Stendhal part du réel pour s'en affranchir en fai­sant symboliquement entendre à travers le parcours de son personnage la mort du romantisme et de l'illusion romantique, et le début du règne du réalisme. [ ... ]

La littérature est toujours porteuse d'un regard porté par l'auteur sur ses personnages, en particulier dans le roman, et qui traduit sa subjectivité. Ce regard modi­fie également celui que porte le lecteur sur le monde et les personnages et l'invite à la réflexion. [ ... ] Ainsi cer­tains auteurs, par leur regard ironique, complaisant ou dénonciateur, donnent au lecteur leur propre vision de la réalité. Celle-ci est transfigurée et déformée. Dans Madame Bovary, Flaubert fait clairement entendre au lecteur sa dénonciation de l'illusion romantique à tra­vers le regard ironique qu'il porte sur ses personnages et sur sa société. Par différents procédés, F1aubert amène le lecteur à rire à son tour des situations ridicules dans lesquelles la naïveté d'Emma l'entraîne et fait donc une transfiguration de sa réalité. Dans un tout autre regis­tre, dans Un barrage contre le Pacifique, Marguerite Duras porte un regard dénonciateur sur la colonisation et ses conséquences. [ ... ] Le lecteur remet donc, à son tour, en cause cette réalité et s'en affranchlt pour recher­cher un monde plus juste. Avant de s'affranchlr d'une réalité décevante, le lecteur doit donc d'abord prendre conscience de cette réalité pour ensuite la refuser. [ ... ]

Cependant, la littérature nous éloigne de cette réa­lité en nous offrant une projection dans un monde dif­férent et plus authentique, tout d'abord en nous pro­posant une évasion dans un univers particulier très loin de notre réalité. En effet, par son très grand nombre de genres et de registres, la littérature nous offre une importante palette d'univers particuliers, fascinants et oniriques, dans lesquels nous pouvons nous projeter avec délice. De plus, cette évasion onirique est souvent liée au voyage ou à une certaine idée d'exotisme, mais elle peut aussi être une évasion dans des époques très différentes de la nôtre et nous permettre un voyage à travers les âges. Ainsi dans Onitsha, Le Clézio trans­porte son lecteur dans l'Afrique sauvage et frémissante et le conduit, au côté dujeune Fintan, à une découverte enrichissante de la culture africaine. Par ses descrip­tions sensuelles et oniriques, Le Clézio enivre son lec­teur des parfums de l'Afrique et le projette dans un monde violent et fascinant La littérature permet aussi au lecteur de sortir de sa réalité par les éléments fan­tastiques et merveilleux qui viennent éveiller son ima­ginaire et le sortir de sa torpeur quotidienne. Ainsi, Villiers de l'Isle-Adam, dans sa nouvelle Véra, projette le lecteur au côté du comte d'Athol dans un monde où l'amour vainc la mort, aux frontières de la folie. Le lec­teur va, tout comme le comte, être amené à recréer la présence de l'exquise Véra et finira par croire à sa résur­rection grâce aux éléments fantastiques apportés au récit [ ... ] En effet, certains personnages peuvent être des figures idéales d'identification et des modèles à sui­vre pour atteindre un Absolu. Ces personnages sont sou­vent grandis et hypertrophlés, ils sont porteurs de valeurs et vont au bout d'eux-mêmes et de leurs passions. Ils fas­cinent le lecteur et lui donnent la possibilité de croire

121HORS-SÉRIE LIRE

à un ailleurs où les valeurs qu'ils incarnent prendraient tout leur sens. Ainsi, dans Les misérables, Victor Hugo offre au lecteur une vision sublime du peuple à travers des personnages épiques porteurs de valeurs justes. En effet, Jean Valjean est une figure de l'héroïsme; géné­reux et grand, il sauve la petite Cosette et fait preuve d'un sens du devoir et du sacrifice allant jusqu'au sublime. Dans un tout autre registre, la tragédie de Racine Andromaque est significative de la démesure des per­sonnages qui vont au bout de leurs passions. Le lecteur est fasciné par la violence et la force tragique incarnées par ces personnages et est transporté dans un univers hypertrophlé. Le théâtre, notamment la tragédie, illustre particulièrement bien la démesure des personnages, aussi appelée hybris. La catharsis, ou purgation des pas­sions, prend alors un sens important et porte le lecteur, ou le spectateur, au-delà de lui-même et de l'humain.

[ ... ] Le lecteur à la recherche d'une idée d'Absolu et d'Idéal pour faire face au prosaIsme de sa réalité trouve avec la littérature un moyen de recréer un monde qui comble ses attentes et compense le réel. La littéra­ture lui permet d'atteindre son Idéal - un monde plus juste, plus authentique - et de laisser libre cours à ses idées d'Absolu. Certains auteurs font entendre, à travers leurs œuvres, leur foi en l'homme, le croyant capable de changer le monde à sa propre échelle, chaque individu apportant sa pierre à l'édifice de l'Humanité. Ainsi dans La pesle, malgré un contexte pessimiste de mort et de maladie, Camus laisse entendre au lecteur sa foi en l'Homme et en des valeurs fraternelles et solidaires. Les personnages de Tarrou et du docteur Rieux sont des per­sonnages complètement porteurs d'espoir et qui vont jusqu'au bout d'eux-mêmes au nom de leur propre Idéal. [ ... ] Dans un tout autre registre, La princesse de Clèves, de Madame de La Fayette, est elle aussi porteuse d'un Idéal et d'un Absolu. En effet, lajeune madame de Clèves incarne un sens moral proche de l'héroïsme, sacrifiant son bonheur et son amour passionné au profit de ses valeurs morales. Madame de La Fayette présente au lec­teur un sentiment poussé à l'extrême et atteint un Idéal de Beauté à travers la force des sentiments ressentis par les personnages dans le roman. I1analyse des sentiments est alors proche de la psychologie et le lecteur ne peut que s'émouvoir de cette passion absolue. [ ... ]

Mais au-delà, la littérature dépasse cette dualité par une transfiguration de la réalité, tout d'abord à travers une réflexion esthétique sur le langage. [ ... ] Si une œuvre ne nous entraine pas dans un ailleurs hors de notre réa­lité par le fond, son univers et ses personnages, elle le fait, d'une façon plus profonde, par la forme: c'est-à-dire l'écriture et le langage. Un renversement s'opère et le monde qui s'offre à nous est le monde du langage. De nombreux écrivains se sont interrogés sur le langage en mettant au jour la dimension esthétique d'une œuvre. Le réel peut alors être transfiguré par le langage et le monde recréé qui s'offre au lecteur est extrêmement riche. Ainsi, Beckett dans sa pièce En attendant Godot pose la question du langage et entraine le lecteur dans un monde où les mots n'ont plus de sens. Les repères sont renversés et la communication n'a plus d'utilité. Le

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tragique moderne prend alors tout son sens. [ .. . ] Le monde plus juste et plus authentique que le lecteur recherche passe aussi par le langage, c'est au lecteur de le recréer. Dans un tout autre registre, l'autobiographie de Georges Perec, Wou le souvenir d'enfance, pose aussi la question du langage. Les mots sont souvent polysé­miques et Perec transfigure sa propre réalité à partir de la fiction. Le fantasme enfantin d'une société idéale diri­gée par le sport devient métaphore des camps de concen­tration. L'utopie imaginée par l'enfant se transforme en contre-utopie avec le recul de l'adulte. Le monde « enfoui dans l'ombre et le silence » n'est alors ru plus juste, ni plus authentique, il est dangereux et innom­mable. La littérature permet une transfiguration de la réalité par sa dimension esthétique, à travers une réflexion sur le langage mais aussi à travers une réflexion phllosophlque. [ .. . ]

Le lecteur est amené à llÙeux comprendre le monde qui l'entoure et à mieux se comprendre lui-même, à tra­vers les personnages et le questionnement qu'ils entraî­nent Ainsi, dans La condition humaine, André Malraux fait interverur un questionnement phllosophlque dans le parcours de Tchen, jeune nationaliste chinois confronté à l'engagement politique et au tragique de la condition humaine. André Malraux propose au lecteur une plon­gée dans un monde où le questionnement phllosophique est au cœur des enjeux pour tout être humain. Dans un autre registre, dans L'étrang(J!", Albert Camus propose au lecteur un questionnement philosophlque en l'entraînant, au côté de Meursault, dans un monde absurde. Le per­sonnage qui semble au-dessus de toute émotion et de tout sentiment atteint son authenticité au moment où la mort le guette. Le lecteur est amené à s'interroger sur ce personnage et sur son rapport au monde et à remettre en question l'idée même de justice et d'authenticité qu'il recherche dans la littérature : sa réalité est transfigu­rée par ce questionnement philosophlque. [ ... ]

Enfin, la littérature permet une transfiguration de la réalité par sa dimension poétique. En effet, la poé­sie en littérature permet à elle seule de créer un monde autre et transfiguré. Les œuvres littéraires ayant une dimension poétique sont esthétiquement grandies par cette poésie et atteignent, là encore, une idée d'Absolu. Le caractère poétique d'une œuvre peut résider dans le langage employé, aussi bien que dans la dimension mythlque, métaphorique ou symbolique d'une œuvre. La poésie a alors un pouvoir transcendant qui élève le lec­teur et le transporte dans un ailleurs en grandissant son horizon et son imagination. Le prosaïsme de sa réalité est réduit à néant par ce pouvoir de transfiguration poé­tique de la littérature. Le glissement vers un monde plus juste et plus authentique s'opère par cette transcendance. Plusieurs œuvres littéraires illustrent cet argument Ainsi dans Les .fleurs du mal, Charles Baudelaire offre au lec­teur une transfiguration de sa réalité et un voyage vers un ailleurs par le pouvoir poétique des mots et des sono­rités. Le poète transcende des réalités prosaIques : en les élevant par ses vers et son talent poétique, il accède à la Beauté par le Laid. Baudelaire invite le lecteur à se créer un monde poétique et à transfigurer la réalité

11er PRIX DU CONCOURS

LE COMMENTAIRE Même si les conditions du Concours général sont fort différentes du baccalauréat (seuls des élèves sélectionnés peuvent s'y présenter, la durée est de six heures au lieu de quatre, le sujet n'a pas à s'inscrire dans un des « objets d'étude »), la copie constitue un modèle de dissertation, satisfaisant aux exigences formelles du genre. L'introduction comporte les quatre moments attendus: annonce du sujet, énoncé du sujet, problématique, annonce du plan. Le développement est en trois parties équilibrées, elles-mêmes divisées en sous-parties. Au bac, deux parties articulées de façon plausible peuvent à l'occasion suffire, mais une troisième partie proposant un dépassement de l'opposition est très appréciée quand le sujet le permet. C'est le cas ici. Tous les arguments sont étayés par des exemples précis et caractérisés, qui renforcent en la concrétisant l'idée générale auparavant exprimée. Au baccalauréat, il serait difficile qu'il y en ait autant, mais ils sont indispensables. La copie montre du reste qu'ils peuvent être puisés dans les œuvres étudiées pendant l'année de première, comme lors des années antérieures. La lauréate évoque en effet des œuvres couramment abordées au lycée. C'est sans doute cette exacte conformité à l'exercice tel qu'il est défini et enseigné qui a valu à cette copie d'être distinguée (Voir l'entretien de Claude Richebourg page 14).

• CLAUDE RICHEBOURG

» pour atteindre cet ailleurs. Dans un tout autre registre, Boris Vian, dans L'écume des jours, crée un monde poé­tique et fantaisiste dans lequel les repères réalistes sont bousculés pour laisser place à une autre réalité. Les mots prennent un autre sens et la poésie dirige tout le récit. Par cette transfiguration, le lecteur est amené à recréer sa propre réalité et à s'inventer un monde poétique. [ ... ]

Au terme de notre parcours nous appréhendons toute la complexité de la littérature et de son rapport au réel. Si la littérature s'ancre dans la réalité pour llÙeux s'en affranchir, elle projette cependant le lecteur loin de la réalité en lui offrant la possibilité d'atteindre un monde plus authentique et plus juste à travers une évasion au côté de personnages fascinants, mais, au-delà de cette dualité, la littérature permet d'accéder à un ailleurs par une transfiguration esthétique, philosophique et poé­tique de la réalité. Dans L'invention du présent, Pierre Bergouruoux exprime donc la tâche de la littérature qui consiste à « porter au jour »un « monde plus juste, plus authentique et valable pour tous ». En effet, l'univer­salité de la littérature donne à tous la possibilité d'ac­céder à ce monde fictif, mais Pierre Bergouruoux ter­mine sa citation par ces mots: « en attendant qu'il advienne effectivement ». On peut alors s'interroger: un tel monde, rendu possible par la littérature, n'est-il qu'une illusion ? Peut-il accéder à notre réalité pour deverur réel à son tour ? Et finalement, le réel n'est-il pas lui-même illusoire? La réponse se situe peut-être « dans l'ombre etle silence» .. . •

LIRE HORS-SÉRIE/13

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Avec quarante ans de recul, quel souveni r gardez-vous de votre bac de français? Claude Richebourg. Il y avait le choix, dans les années 1970, entre le résumé­discussion, le commentaire et la disser­tation. J'ai choisi le commentaire d'une lettre de Victor Hugo évoquant un voyage en train. L'intéressant, c'était l'usage poétique qu'Hugo faisait de l'in­novation qu'était le train: on voyait les choses en mouvement, et il s'en émer­veillait. A la vérité, mon bac de français ne s'est pas trop bien passé. L'oral? Pas merveilleux. Et pourtant, on m'avait donné un poème que j'avais expliqué en classe, « Cors de chasse », d'Apollinaire (AlcooLs) : « Notre histoire est noble ettra­gique/Comme le masque d'un tyran ... ». Je n'avais aucune techrùque. C'est pour­quoije mets en garde les élèves. Pendant ma prenùère année à Henri-IV, j'ai eu en première S une élève d'une intelligence remarquable - elle s'est d'ailleurs clas­sée cinquième au concours d'entrée à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, avec une année d'avance, quelques années après! En deux pages, avec un style d'une densité extraordi­naire, où tous les mots comptent, cette jeune fille savait dire tout d'un texte. Or, au bac de français, elle a eu 12 à l'écrit, 14 à l'oral! C'est dire si le candidat doit aborder l'épreuve avec un certain sérieux. A l'écrit ou à l'oral, il ne faut pas y aller les mains dans les poches. A l'écrit, le candidat répond à une question préliminaire avant de se li­vrer à celui des trois exercices qu'il aura choisi ... C.R. Firù, en effet, le temps où un sujet du bac tenait en deux pages au maxi­mum : à la suite du texte à résumer, il fal­lait choisir entre la discussion, le texte à commenter ou la dissertation. De nos jours, les élèves se voient soumettre un COJllUS de textes, soit trois à quatre pages de trois ou quatre textes assortis éven­tuellement de documents d'accompa­gnement, documents au lieu de textes -même quand le document est, excusez du

14/HORS-SÉRIE LIRE

ENTRETIEN

1

peu, une page de Stendhal. A partir de ce COI]JUS, l'élève doit répondre à une ques­tion d'ensemble, une question transver­sale qui suppose une lecture de tous les textes du cOl]Jus. A lui d'identifier le lien entre tous les textes, la particularité de chacun. Cette question vaut quatre points. Souvent, elle est étrangement formulée. Il semble qu'on se satisfasse d'une réponse assez courte de 15 à 20 lignes. Certains élèves, et on ne peut le leur reprocher car le champ de la question paraît parfois large, tendent à répondre en développant, et ils risquent d'y perdre du temps. C'est le danger. L'élève doit allouer un temps raisonnable et proportionnel au nombre de points que vaut la question. Des trois types d'exercices, le pre­mier, le commentaire, est celui qui favoriserait le plus la paraphrase ... C.R. Le commentaire porte sur l'un des textes du COI]JUS. Maintenant, il faut s'en­tendre sur ce qu'est la paraphrase. Je n'aime pas le mot Je l'ai entendu bien des fois pour critiquer avec malveillance une recherche d'explication. La meilleure façon d'évîter la paraphrase, c'est de se refuser à reformuler le texte. Quand on cite, on utilise les guillemets comme autant de pincettes. Rien n'est plus dif­ficile que de maîtriser, dans l'attitude et dans l'expression, le commentaire. Si l'élève a besoin d'un temps de paraphrase pour arriver à poser ceci ou cela, je ne lui en voudrais pas. Pour un texte argu­mentatif à commenter, il y est parfois obligé. L'idéa~ c'est de faire nettement la différence entre «je cite» et «j'analyse, je prends du recul, j'intel]Jrète », sans transformer le commentaire en compi­lation massive de citations. Et il ne faut • •• •• • JamaIS, JamaIs, JamaIS commencer un commentaire par une citation! C'est catastrophique. A la limite, on peut sui­vre le texte selon ses grandes articula­tions, mais il faut toujours commencer par une phrase où l'observation est résu­mée avant d'étayer par l'analyse et la cita­tion. Et il ne faut surtout pas se laisser guider par le texte, surtout pas ! Dans un commentaire, c'est le défaut le plus grave.

Deuxième type d'exercices: la dis­sertation de français. A propos, qu'est-ce qui la différencie d'une dis­sertation de philosophie? C.R. Les exemples! Ils doivent être absolument littéraires. En phllosophie, il s'agit d'apporter une réponse à un pro­blème posé. Ça ne se pose pas dans ces termes-là, en lettres. La dissertation porte sur la question d'ensemble dans laquelle s'inscrivent les textes du cor­pus. Actuellement, parmi les objets d'étude: le roman et ses personnages, la vîsion de l'homme et du monde. Si l'épreuve est bien conçue, l'élève devra prendre en priorité ses exemples dans les textes du COI]JUS. C'est la grande innovation des dernières années. Pour en revenir à la différence avec la dis­sertation de philo, contrairement au vieux cliché, la formule thèse/anti­thèse/synthèse, la plupart du temps, ça ne marche pas. La construction n'est pas a priori, elle part du sujet. Au IÙveau du baccalauréat, un plan en deux parties peut parfaitement passer. Mais, en règle générale, une dissertation se distinguera si elle comporte trois parties, surtout si ces trois parties suggèrent ou mani­festent une authentique progression et un approfondissement de la pensée. Troisième type d'exercices : l'écri­ture d'invention. Il n'a rien à voir avec la figure libre ? C.R. Ah non, pas du tout! L'invention est une des rubriques de l'art de l'élo­quence, avec la composition et l'ex­pression. Il faut respecter avec rigueur les consignes. Cela peut consister à pro­céder à un changement de point de vue, à partir justement d'un texte roma­nesque. L'écriture d'invention consiste, selon certaines consignes ou données, en partant du COI]JUS, à rédiger un texte qui montre une compréhension des enjeux littéraires, témoignant d'une valeur argumentative mais pas obliga­toirement. Ainsi, le sujet d'étude peut être: « Convaincre, persuader, délibé­rer, formes du dialogue, de l'apo­logue ... ». Pour le roman et ses person-

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nages, on peut aussi imaginer que l'élève soit invité à écrire une préface à un roman imaginaire ou à un roman qu'il a aimé. Dans ce cas-là, le texte aura une portée argumentative. Prenons un épisode de Madame Bo­vary, la visite du comice agricole. L!élève peut-il être appelé à la racon­ter du point de vue des bestiaux? C.R. Il faut peser tous les termes, res­pecter les consignes. S'il s'agit d'écrire une lettre, il faut s'inspirer du rituel de la lettre. S'il s'agit d'évoquer telle ou telle situation narrée dans une page de roman du corpus, il faut reprendre la situation. Si l'on demande que le personnage relate ses impressions, ses sensations et ses sentiments, les trois doivent être réunis. Non seulement il ne faut pas s'écarter des consignes, mais j 'irais jusqu'à dire qu'il faut respecter celles qui ne sont pas explicites. Parce que les examinateurs ont cet exercice en suspicion, estimant qu'il est plus souvent choisi par des élèves qui n'ont pas travaillé, et cepen­dant sûrs de leur talent. Ils vont donc vérifier que les consignes sont respec­tées. C'est l'un des critères de notation. Le candidat doit aussi manifester une

préoccupation par rapport à la langue et au style. Pour l'écriture d'invention, l'examinateur supporte malle relâche­ment. La correction de la langue devrait aller de soi, tant pour l'orthographe que pour la syntaxe. Sauf si ce sont des effets voulus, par exemple dans le cadre de jeux de registres qui s'opposeraient. Statistiquement, quel exercice pré­fèrent les élèves? C.R. Ils optent le plus souvent pour le commentaire. Dans les filières STG et S11, l'épreuve est quelque peu différente. Pour le commentaire, on donne un par­cours de lecture. J 'estime qu'on devrait le faire pour les filières générales. Ça montrerait combien le commentaire est un exercice difficile . Mais il y a un jeu dans cette corporation, qui est de faire croire que tout est facile. C'est celui des trois sujets qui l'inspire le plus que le candidat a intérêt à choisir. Tout ce que l'on peut lui conseiller, c'est de s'être essayé aux trois sujets pendant l'année. Parce qu'i! peut, même s'il aurait préféré l'écriture d 'invention, tomber sur un sujet qui ne l'inspirera pas, un sujet dont la difficulté tient parfois à une certaine imprécision dans l'énoncé même.

A l'oral, comment procède l'exami­nateur pour évaluer le candidat? C.R. Il n'y a plus de sujet tiré au sort Le professeur remet au candidat un borde­reau indiquant l'un des textes étudiés pendant l'année qui fera l'objet d'une lecture analytique, assortie d'une ques­tion. [Jélève a une demi-heure pour pré­parer. La première partie de l'épreuve est un exposé. En dix minutes, l'élève in­troduit la question, lit le texte et répond à la question. Puis s'engage la deuxième phase, l'entretien. [Jélève sait de quoi il retourne parce qu'i! a eu un professeur consciencieux - on ne le dit pas assez. [J examinateur cherche à savoir si l'élève a compris le texte, s'il peut montrer que sa construction suit telle ou telle pro­gression. A la fin de l'oral, le candidat guette chez l'examinateur une expression, rassurante ou inquiétante ... C.R. Il faut se méfier des paroles trop aimables, de même qu'il ne faut pas avoir peur de personnes renfrognées. Certains élèves que l'examinateur avait félicités d'un « C'est trrrès bien » ont récolté 11.

• PROPOS RECUEILLIS

PAR PHILIPPE DELAROCHE

LIRE HORS-SÉRIE/15

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1 n'est sans doute pas nécessaire d'avoir un goût particulier pour la lit­térature édifiante ou d'être porté aux subtilités théologiques pour lire saint Augustin. Généralement considéré,

à bon droit, comme le fondateur de la philosophle chrétienne, il ne saurait tou­tefois être réduit à cette seule dimen­sion, tant certaines des questions qui hantent son œuvre seront au centre de la pensée occidentale dans les siècles suivants. IJinquiétude métaphysique qui taraude ce «jeune homme ardent et plein d'esprit' » à la recherche d'un objet qui puisse combler son désir est en effet inséparable d'une quête de soi qui n'est déjà plus celle de l'Antiquité. En ces temps incertains marqués par les der­nières convulsions de l'Empire romain, l'auteur des Confessions invente une sensibilité et un ton nouveaux.

UN ROMAIN D'AFRIQUE > Né en 354 à Thagaste (actuelle Algérie), Augustin est un Romain d'Afri­que. IJinfluence du père, Patricius, brave notable local assez indifférent aux choses de l'esprit, semble avoir pesé de peu de poids dans la formation d'Augustin, comparée à celle de la mère, Monique, fervente chrétienne, dont la figure idéalisée deviendra dans les Confessions l'instrument même de la grâce, et au mérite de laquelle Augustin estimera devoir tout ce qu'il est'. « C'est que j'étais encore enfant quand j'avais entendu parler de la vie éternelle, pro­mise par l'humilité du seigneur notre Dieu [ ... ]. C'est que j'étais déjà signé du signe de sa croix, et déjà imprégné de son sel dès la sortie du sein de ma mère qui mettait tant d'espoir en toi.3 »

16/HORS-SÉRIE LIRE

Ive SIÈCLE

Né en 354 , le jeune étudiant en rhétorique, influencé par sa mère et par Cicéron, entre autres, va devenir le premier penseur chrétien. Ses Confessions sont considérées comme le texte fondateur du genre autobiographique.

Le tableau qu'Augustin nous a laissé de ses prenùères années évoque un éco­lier rétif aux exercices et à la discipline scolaires de son temps: «Je n'aimais pas l'étude des lettres, et d'y être contraint m'était odieux4 » De manière générale, l'enfance, âge de la dépendance à l'égard des adultes et de la quête désordonnée de la liberté et des plaisirs, sera tol\Îours pour Augustin le symbole par excellence de la nùsère de notre condition. « Qui ne serait horrifié, qui ne préférerait la mort, si on lui offrait de subir soit la mort, soit à nouveau l'enfance? Elle qui fait com­mencer la vie non par des rires mais par des pleurs, elle annonce en quelque sorte, et sans le savoir, dans quels maux cette vie vient d'entrer.5 »

A Carthage, capitale de la province, où ses parents, qui nourrissent pour lui les plus grandes ambitions, l'envoient poursuivre ses études, alors qu'il a tout juste seize ans, Augustin donne libre cours à sa fougue et à ses désirs. Le théâ­tre le ravit « avec ses représentations pleines des images de [ses] misères, ali­ments du feu qui [le] dévorait6 ». Mais il s'étonne que « l'homme [y] veuille souf­frir au spectacle de faits douloureux et tragiques, dont il ne voudrait pourtant nullement pâtir lui-même », et l'illusion théâtrale lui inspirera des réflexions qui évoquent Diderot et son paradoxe du comédien'. Dans cette ville, où « partout autour de [lui] crépitait la chaudière des honteuses amours », Augustin mène une existence certes très éloignée de son ascèse ultérieure, mais sans doute moins dissolue au fond qu'on ne pourrait l'ima­giner à la seule lecture du jugement peu amène que lui-même portera rétrospec­tivement sur ces années, où il était, dira-

t-il, « amoureux de l'amour » : «Je n'ai­mais pas encore, j'aimais aimer.8 » il ren­contre à cette époque la femme qui sera sa compagne pendant quinze ans avant d'être congédiée sous la pression de Mornque, qui rêve d'une plus noble UIÙon pour son fils. Elle lui donne un fils , Adéodat Augustin a dix-sept ans.

L'IMMORTALITÉ DE LA SAGESSE > Un livre vajouer un rôle décisif dans l'évolution spirituelle dujeune étudiant en rhétorique: un dialogue aujourd'hui perdu de Cicéron, l'Hortensius, destiné à convaincre de la nécessité de se con­sacrer à la recherche et à l'amour de la sagesse. Cette lecture est une véritable révélation. Elle « changea mes senti­ments, dira-t-il, rendant tout autres mes vœux et mes désirs. Soudain s'avilit à mes yeux toute vaine espérance; c'est l'immortalité de la sagesse que je convoi­tais dans un incroyable bouillonnement du cœur.9 » Augustin datera de ce jour sa vocation phllosophique et le début de sa longue marche vers Dieu: « J'avais commencé à me lever pour aller vers toi. 10 »

Augustin hérite de la tradition phi­losophlque de l'Antiquité, transmise par Cicéron, l'idée d'un souverain bien, fin ultime de toute vie humaine et seul sus­ceptible de nous procurer un bonheur sans partage. Reste toutefois à savoir en quoi consiste ce souverain bien. Car « alors que cette même volonté d'attra­per et de retenir le bonheur est présente en tous, l'étonnant est qu'il en découle une si grande variété et contrariété des volontés touchant au bonheur: non qu'il arrive qu'on ne le veuille pas, mais tous

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ne le connaissent pas li ». Force est en effet de constater que, fugitifs et insta­bles, les biens de la possession desquels nous escomptons généralement le bon­heur nous plongent dans une inquiétude sans fin. Car « si l'on peut perdre ce que l'on aime, peut-on être sans crainte? [ ... ] Or, les liens liés à la fortune peuvent être perdus. Donc celui qui les aime et les possède ne peut en aucun cas être heu­reux. » Seul pourra par conséquent nous rendre heureux « ce qui est toujours sub­sistant, indépendant de la fortune et sou­mis à nul hasardl2 ».

Augustin croira d'abord trouver la réponse à ces questions dans le mani­chéisme, cette religion d'origine baby­loruenne qui exonère l'homme de toute responsabilité, en faisant procéder le bien et le mal de deux principes anta­gorustes, la lunùère et les ténèbres, avant que les incohérences de cette doctrine ne le fassent se tourner un temps vers le scepticisme des philosophes de la Nouvelle Académie.

RENONCER AU MONDE > Professeur de rhétorique à Carthage de 374 à 383 - « Ces années-là, j'ensei­gnais l'art de la rhétorique, et je vendais

BIOGRAPHIE 13 novembre 354. Naissance à Thagaste en Numidie (aujourd'hui Souk Ahras, en Algérie). 370-373. Etudiant à Carthage. 372. Naissance de son fils Adéodat. 374-383. Enseigne la rhétorique à Carthage. 383. Départ pour l'Italie. 384-386. Professeur de rhétorique à Milan. 387. Baptême d'Augustin et mort de sa mère. 388. Retour en Afrique du Nord. 391. Augustin est ordonné prêtre. 395. Devient évêque d'Hippone. 397-401. Rédige les Confessions. 412-427. Ecrit La cité de Dieu. 28 août 430. Mort à Hippone (aujourd'hui Annaba, en Algérie) assiégée par les Vandales.

BIBLIOGRAPHIE Œuvres

• Œuvres, sous la direction de Lucien Jerphag non, 3 vol., La Pléiade/Gallimard, 1998-2002 .• Confessions, traduction d'Arnauld d'Andilly, Folio/Gallimard, 1993 .• Les aveux, nouvelle traduction des Confessions par Frédéric Boyer, P.O.L, 2008 .• La cité de Dieu, traduction de Louis Moreau, 3 vol., Points/Seuil, 1994. Sur saint Augustin

• La vie de saint Augustin, Peter Brown, traduction de Jeanne-Henri Marrou, Seuil, 2001 .• Introduction à l'étude de saint Augustin, Etienne Gilson, Vrin, 2003. • Saint Augustin, le pédagogue de Dieu, Lucien Jerphagnon, Découvertes/Gallimard, 2002 .• Saint Augustin, Serge Lancel, Fayard, 1 999. • Saint Augustin et l'augustinisme, Henri-Irénée Marrou, Seuil, 1971.

« A Carthage, Augustin enseigne la rhétorique, mais il aspire à d'autres horizons»

le verbiage qui permet de vaincre, vaincu que j'étais moi-même par la cupiditél3 »

- Augustin est un jeune intellectuel bril­lant et ambitieux, qui aspire à d'autres horizons. Aussi ne tarde-t-il pas à répon­dre aux sollicitations d'amis qui le pres­sent de les rejoindre à Rome. Mais c'est à Milan, où il est appelé l'année suivante à une chaire de rhétorique, qu'ont lieu les rencontres (dont celle du théologien Ambroise, qui lui fait découvrir le néo­platonisme) et les événements décisifs. Alors que les perspectives les plus pro­metteuses s'offrent à lui et qu'il est déchiré entre ses ambitions - encoura­gées par sa mère Monique venue le rejoindre en Italie - et sa quête spiri­tuelle, Augustin est libéré de ses affres dans des circonstances dont il nous a laissé le récit dans une page célèbre des Confessions l'. Dans le jardin de sa mai­son de Milan, où il médite en compagrùe

de son ami Alypius, il entend une voix enfantine qui lui semble chanter : « Tolle! Lege!», «Prends et lis! ».

« Refoulant l'assaut de mes larmes, je me redressai, interprétant cela comme une ÎI\Îonction divine: tout ce que j'avais à faire, c'était d'ouvrir le livre et de lire le premier chapitre sur lequel mon regard tomberait. » Augustin ouvre le livre de saint Paul qu'il a sous la main et lit au hasard: « Plus de ripailles, ni de beuveries; plus de luxures ni d'impu­dicités ; plus de disputes ru dejalousies. Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne vous faites pas les pourvoyeurs de la chair dans les convoitises.15 » La déci­sion est prise de se convertir et de renon-cer au monde. De retour en Afrique, Augustin, après trois ans de vie monas­tique, deviendra prêtre, puis quelques années plus tard évêque d'Hippone, où son existence se partagera jusqu'à sa »

LIRE HORS-SÉRIE/17

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SAINT AUGUSTIN

» mort entre sa charge ecclésiastique et la rédaction d'une œuvre immense: cent treize livres, deux cent dix-huit lettres, plus de cinq cents sermons!

CROIRE POUR COMPRENDRE > il est désormais avéré que seul Dieu peut être ce souverain bien recherché par les phllosophes, bien le plus élevé et le plus complet, désirable pour lui-même et en vue de quoi tous les autres biens doivent être désirés. Car « si quelqu'un a décidé d'être heureux, il doit se pro­curer ce qui subsiste tol\Îours et ne peut être arraché par aucun déchainement de la fortune ». Or Dieu étant le seul être éternel et subsistant toujours, « c'est donc [lui] qu'il faut posséder pour être heureuxl6 » . Nul autre amour que celui de Dieu n'est à même de combler notre désir et de nous procurer cette plérùtude de l'âme, entrée en possession d'un bien qu'elle ne craint pas de perdre, qui s'ap­pelle la béatitude.

On aura compris que l'amour de la sagesse ne saurait être, dans ces condi­tions, l'affaire de la seule raison. Livrée à elle-même, celle-ci est en effet impuis­sante à conna.ître la vérité; et c'est uni­quement la révélation, tant extérieure

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(l'autorité des Saintes Ecritures) qu'in­térieure (l'illumination de l'âme par Dieu), qui lui permet de saisir les pre­nùers principes. Mais bien qu'elle se sou­mette à un ordre dont elle a reconuu qu'il la dépasse et devant lequel elle s'incline, la raison n'en perd pas pour autant ses droits. Car croire n'est pas conua.ître et la croyance n'est pas crédulité. foi est une conuaissance imparfaite et les mys­tères de la religion eux-mêmes doivent être e)CJlliqués. « foi cllerche, l'intel­ect trouve." » Dialectique de la raison

et de la foi qu'Augustin résume d'une for­mule: « Crois pour comprendre, com­prends pour croire. »

LE COGITO AUGUSTINIEN > La conversion est d'abord pour Augustin retour sur soi. Hors de soi et séparée d'elle-même, tant qu'elle est loin de Dieu, l'âme ne peut trouver qu'en elle le chemin qui conduit à lui. « Net' en va pas au dehors, rentre en toi-même; au cœur de la créature habite la vérité. lB » Le chemin de toute certitude passe en effet par la prenùère de toutes les certi­tudes, celle de notre propre existence. Chez Augustin, l'homme sait qu'il existe, avant de savoir que Dieu existe. N'appar­tient-il pas à la nature même de l'âme de

Le baptême de saint Augustin en 387, tableau peint par Ricci di Lorenzo (1373-1452).

« Comment douter d'une chose aussi manifeste que sa propre existence? »

se conua.ître ? Car « la pensée ne conua.ît rien mieux que ce qui lui est immédia­tement présent; et rien n'est plus immé­diatement présent à la pensée qu'elle­même ne l'est à elle-même l9 ». Comment douter par conséquent d'une chose aussi manifeste que sa propre existence ?, se demande Augustin d'une manière qui annonce à bien des égards le cogito de Descartes. « Qui douterait qu'il vit, qu'il se souvient, qu'il saisit par l'intelligence, qu'il veut, qu'il se représente, qu'il sait, qu'il juge? D'ailleurs, même quand il doute il vit; s'il doute, il saisit son pro­pre doute par son intelligence; s'il doute, c'est qu'il veut être certain; s'il doute, il se représente; s'il doute, il sait qu'il ne sait pas; s'il doute, il juge qu'il ne lui convient pas de donner à la légère son assentiment. Donc on peut douter de tout sauf de tout cela: si cela n'existait pas, il ne serait pas possible de douter de quoi que ce soit.'o »

DIEU, CET OI;SSCUR OBJET DU DESIR > Faisant retour sur soi, l'âme, jusque­là « divertie» et égarée hors d'elle à la poursuite des objets qu'elle croit sus­ceptibles de satisfaire son désir, reprend possession de soi. Elle se souvient. La mémoire - certains diraient aujourd'hui l'inconscient - désigne, chez Augustin, tout ce qui est présent à l'âme sans être clairement connu. En elle, passé, pré­sent et avenir coïncident: elle est ce par quoi l'esprit s'ouvre à l'éteruité et, se fai­sant memoria Dei, « mémoire de Dieu », découvre cet obscur objet du désir vers lequel tendaient confusément tous ses efforts antérieurs. « Bien tard, je t'ai aiméeJO Beauté si ancienue et si neuve! Bien tard je t'ai aimée !I Tu étais au­dedans, moij' étais au-dehors/Et là, je te cherchais :1 Sur tes gracieuses créatures,! Tout disgracieux, je me ruais !/ Tu étais avec moi; je n'étais pas avec toi,! Loin de toi, elles me retenaient,! Elles qui ne seraient, si elles n'étaient en toi [ ... ]. 21 » Se souvenir de Dieu ne signifie pas ici le retrouver comme une image passée, mais prêter attention à sa présence per­pétuelle, bien que souvent inaperçue.

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Pascal ne dira pas autre chose : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé.22 »

C'est ce mouvement de l'âme décou­vrant au plus intime d'elle-même ce qui la dépasse infmiment - « plus intérieur que l'intime de moi-même et plus haut que le plus haut de moi-même23 » - qui anime les Confessions dans lesquelles Augustin fait le récit, en prenùère per­sonne, de l'itinéraire spirituel qui a été le sien, de l'enfance jusqu'à la conver­sion. Il y inaugure un rapport inédit à so~ étranger au monde antique, qui lui a sou­vent valu d'être considéré comme l'inventeur de l'autobiographie. Mais il ne faut pas s'y tromper. Si Augustin se raconte, son propos n'est pas tant de se peindre dans sa singularité irréductible, comme le feront Montaigne ou Rous­seau, que d'avouer ses fautes à Dieu et de porter t émoignage de sa foi. Les Confessions n'en inaugurent pas moins une pratique nouvelle de l'introspection et de la connaissance de soi.

Ainsi, au livre II, le récit du vol des poires, comnùsjadis en compagrùe d'en­fants de son âge, est bien plus que la sim­ple confession d'un péché et donne lieu à une analyse du désir et de la trans­gression aux accents quasi freudiens: « Ce que j 'ai volé, j e l'avais en abon­dance, et de bien meilleure qualité; et ce dont j e voulais jouir, ce n 'était pas l'objet visé par le vo~ mais le vol lui-même et la transgression [ . .. J. IJimportant pour nous, c'était le plaisir que pouvait pro­curer un acte interdit.24 »

La question du mal a toujours tour­menté Augustin. Comment en effet

« Les Confessions inaugurent une pratique nouvelle de l'introspection»

« Les invasions barbares sont une épreuve destinée à rappeler le peu de valeur des biens terrestres»

concilier l'existence du mal, qui semble témoigner de l'imperfection de la créa­tion, avec la supposée perfection de l'ou­vrier ? La solution augustirùenne de ce problème, que Leibniz appellera de théo­dicée (c'est-à-dire de justification de Dieu), repose sur l'idée que l'être, du plus parfait au moins parfait, comporte des degrés. Si Dieu est l'être absolument parfait, infini et éternel, tout ce qui est moins parfait que lui est un moindre être. Et « un objet privé de tout bien n'aura plus d'être du tout2' . » Autrement dit, à strictement parler, le mal n'existe pas. Il n 'est que « la privation du bien, à la limite du pur néant"'. » Et Dieu ne peut en être tenu pour responsable, tant il va de soi que l'être pleinement être ne sau­rait être la cause de ce qui n'est rien. Le mal ne peut donc être imputé qu'à l'homme et au mauvais usage qu'il fait de son libre arbitre", lorsque son âme s'égare et que son désir se porte sur les objets qui participent du néant au lieu de se tourner vers Dieu. Bref, le mal n'est au fond rien d'autre, comme le péché ori­ginellui-même dont il procède, que le vertige de la liberté humaine.

CITÉ DE LA TERRE ET CITÉ DE DIEU > En août 410, Rome est envahie et mise à sac par les troupes du roi wisi­goth Alaric. IJ événement a un retentis­sement considérable : Rome n'est ni invincible ni éternelle. Et dans les milieux cultivés, attachés à la religion romaine traditionnelle, se répand alors l'idée que le christiarùsme, qui triomphe

,

l ive SIECLE

à Rome depuis un siècle, est responsa­ble du désastre. Augustin va s'employer, dans La cité de Dieu, à répondre à cette accusation et à laver le christiarùsme du reproche qui lui est fait d'être à l'origine du déclin de Rome, en montrant que les invasions barbares ont une signification positive : elles sont une épreuve desti­née à rappeler le peu de valeur des biens terrestres périssables. La philosophle de l'histoire d'Augustin met ici au compte de la providence, et non des cultes païens, la gloire et la grandeur passées de Rome, et interprète la chute de la ville comme un signe du caractère mortel des civilisations face à la gloire éternelle du royaume ou de la cité de Dieu, cité spi­rituelle et céleste ouverte à tous les hommes qui le reconnaissent et vivent sous sa loi. « Deux amours ont donc bâti deux cités: celle de la terre par l'amour de soijusqu'au mépris de Dieu, celle du ciel par l'amour de Dieujusqu'au mépris de soi.28 » La prenùère repose sur le bon­heur terrestre, la jouissance, et sa repré­sentation biblique en est Caïn, le frère fratricide. La seconde, qui vit dans l'amour de Dieu et l'attente du bonheur céleste, est représentée par Abel, la vic­time de Caïn.

Si le cœur des hommes est lui-même, "'c:':-e""z~Augustin, e siège 'une lutte inces­sante entre les deux amours, les deux cités sont elles aussi historiquement imbriquées: « En ce monde, elles avan­cent ensemble, les deux cités, enchevê­trées l'une dans l'autre jusqu'à ce que le Jugement dernier survienne et les sépare.29 » La cité de Dieu, certes pré­sente ici-bas dans l'Eglise, ne peut tou­tefois prétendre à aucune réalisation parfaite sur terre. Quant à l'histoire des empires, elle ne r eçoit en dernière instance son sens que de la providence qui fait d'eux autant de moyens destinés à permettre le triomphe de la cité de Dieu. La phllosophie de saint Augustin s'achève en théologie de l'histoire.

• JEAN BLAIN

1. Chateaubriand, Génie du christianisme, La Pléiade/Gallimard, 1978, p. 853. 2. « Ma mère au mérite de laquelle je dois, à mon sens, tout ce que je suis » (La vie lumreuse, l, 6, Œuvres, La Pléiade/Gallimard, voL l , p. 92). 3 . Confessions, livre l, chap. 11, Œuvres, vol. l , p. 793. 4. Op. cit., livre l, chap. 12, Œuvres, voL l , p. 794. 5. La cité de Dieu, XXI, 14, ŒumlJs, vol. 2, p. 990. 6. Confessions, livre m, chap. 2, Œuvres, vol. l , p. 818. 7. Cf. Soliloques, II, 18, Œuw'es, vol. l , p. 233: «Com­ment cet honune [ ... ] aurait-il été un vrai tragédien s'il n'avait pas voulu être W1

fa ux Hector, une fausse Andromaque, W1 faux Hercule, et autres personnages innombrables? » 8. Confessions, livre ID, chap. l , Œuvres, vol. l , p . 817. 9. Op. cit., livre ID, chap. 4, Œuvres, vol. l , p. 821. 10. Ibid. 11. La Trinité, XIII, 7, Œu­vres, vol. 3, p. 592. 12. La vie heureuse, l , 11, Œuvres, vol. l , p. 96. 13. Conf es-

sions, livre IV, chap. 2, Œuvres, vol. l , p . 835. 14. Op. cit., livre VITI, chap. 12, Œu­vres, vol. l , p. 950 sq. 15. Epître aux Romains, 13, 13. 16. La vie heureuse, l, 11, Œuvres, vol. l , p. 9()'97. 17. La Tli nilé, XV, 2, Œum'es, vo l. 3, p. 660. 18. De la m'aie religion, chap. XXXIX. 19. La Tlinité, XN, 7, Œum'es, vol. 3, p. 629. 20. Op. cit., X, 14, Œum'es, vol. 3, p . 527. 21. Confessions, livre X, chap. 27, Œum'es, vol. l , p. 1006. 22. Pensées, édition Brunschvicg, n° 553. 23. Confes­sions, livre III, chap . 6, Œuvres, vol. l , p. 825. 24. Op, cil" livre II, chap. 4, Œu­m'es, vol. l , p. 809--810. 25. Op, ciL, livre VII, chap. 12, Œum'es, vol. l , p. 919. 26. Op, cil., livre III, chap. 7, Œum'es, vol. l , p. 826. 27. Op, cil" livre VII, chap. 3, Œuw'es, vol. l , p. 905. 28. La cité de Dieu, XIV, 28, Œuml!s, vol. 2, p. 594. 29. Op, cit., 1,35, Œum'es, vol. 2, p. 46.

LIRE HORS-SÉRIE/19

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hateaubriand a dit de lui qu'il avait « créé les lettres françaises' » et Céline, qu'il a « raté

son coup » en voulant « faire un langage pour tout le monde ». De son œuvre, on ne retient souvent que des morceaux choisis, étudiés en classe, parfois « en traduction », qu'ils soient relati.fu à l'édu­cation de Gargantua, au vol des cloches de Notre-Dame (Gargantua, XVI), aux figures de Frère Jean des Entomeures ­le bénédictin combattant - ou de Panurge, à la description de l'abbaye de Thélème ou à certaines étapes des voyages de Pantagruel. I1épisode des « moutons de Panurge » (Quart Livre, VIII) a même servi de matrice à une expression devenue proverbiale. « Rabelaisien », « pantagruélique », « gargantuesque » sont des adjectifs quasi synonymes pour qualifier toute démesure de plai­sir que ce soit de bouche, de ventre ou de boisson.

Hormis les spécialistes « rabelai­sants », de ses quatre ou cinq romans on lit surtout les deux premiers, le Pantagruel et le Gargantua. Ceux-ci ont éclipsé le Tiers Livre, le Quart Livre et le Cinquième Livre (posthume et peut-être pour une part apocryphe), compléments moins connus d'un cycle romanesque au total assez disparate et dont la publication s'est étalée sur plus de vingt ans. Au prisme déformant de ces souvenirs d'école, la vie et l'œuvre de Rabelais sont encore à découvrir.

Pourtant si la voix de Rabelais porte encore, c'est paradoxalement grâce et malgré la langue dans laquelle elle parle.

20/HORS-SÉRIE LIRE

XVIe SIÈCLE

1

Gargantua et Pantagruel sont au nombre des personnages les plus célèbres de la littérature française. Leur créateur, médecin et philologue, a su conjuguer la langue populaire et la langue savante, a.ffirmant, sous couvert de scènes grotesques et de farce, une liberté de penser exemplaire.

Langue à la fois familière et étrangère, elle est celle d'un homme <mi vécut avant <))!e le grand filtre du c assicisme ne vienne épurer et policer e français. Le verbe de Rabelais est si bigarré, si tru­culent, si riche, si inventif, si hlrsute, par­fois si éloigné du français contemporain, tant il charrie d'expressions colorées patoisantes, inventées, détournées ou savantes, que l'on doit se munir d'un lexique pour le goûter pleinement Mais y goûter revient aussi à prendre la mesure de la liberté créatrice d'un esprit qui ne laisse pas de dérouter ses lec­teurs. Entre farce grotesque et subtile liberté d'esprit, le libre penseur inspiré par la parole polyphoIÙque et populaire des fêtes carnavalesques est constam­ment secondé par l'humaniste pétri de

Pourtant, c'est bien cet étrange moine défroqué qui vécut sous la protection de dignitaires ecclésiastiques - comme ce cardinal Jean Du Bellay dont il fut le médecin personnel -, et qui sous le pseudonyme anagramme de « maître Alcofrybas Nasier » s'adresse à tous les « buveurs très illustres » pour les inviter à des fariboles pleines de peintures « contrefaites à plaisir pour exciter le monde à rire ».

FAIRE RIRE CEUX QUI EN SONT INCAPABLES > Car il s'agît bien de s'en prendre aux « agélastes » (incapables de rire) de tout poil, étant entendu que « mieux est de ris que de larmes écrire/Pour ce que rire est le propre de l'homme » (<< Aux lec-

« Rabelais pastiche l'ordre classique des romans de chevalerie: enj'ance, éducation et exploits du héros»

lectures classiques, par le médecin, tra­ducteur et commentateur des corpus hippocratique et galéIÙque, le défenseur érudit d'une modernité humaniste en butte aux « sorbonagres ».

Le même Rabelais peut ainsi passer aux yeux des uns pour le parangon du libertin et, à ceux des autres, pour un chrétien sincère, un gallican soucieux de soutenir la politique royale contre les fieffés de l'esprit de clocher, les pédants ridicules et les empereurs picrocholins.

teurs », Gargantua). Mais « l'abstracteur de quinte essence » brouille à sa marùère les cartes en invitant les moins « béjau­nes » (les moins « ignorants ») à, « par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l'os et sucer la substantificque mouelle» (<< Prologue de l'Auteur », Gargantua). Car, 'lÎoute-t-il, en cette lec­ture « bien autre goût trouverez et doc­trine plus absconce, laquelle vous révé­lera de très hauts sacrements et mystères horrificques, tant en ce qui

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~ co

concerne notre religion que aussi l'état politique et vie économique ». Mais plutôt qu'une invite à décrypter les linéa­ments d'une sagesse supérieure, peut­être faut-il voir dans ce genre d'avertis­sement un ultime piège pour égarer les lecteurs à verur ?

UNE BIOGRAPHIE LACUNAIRE > La légende, à laquelle Rabelais a lui­même contribué - si l'on en croit la conclusion du Pantagruel où le narra­teur admet « que les registres de [son] cerveau sont quelque peu brouillés de ceste purée de Septembre », autrement dit de « vin nouveau» -, a essayé de faire de Rabelais un personnage rabelaisien. Rien ne permet en effet de postuler quelque ressemblance entre Grand­gousier, Gargamelle, Gargantua, Panta­gruel, Frère Jean des Entomeures, Panurge ou Epistemon, pour ne citer que quelques-unes des figures notoires de la création rabelaisienne, et ce que nous savons de Rabelais. On le fait naître tan­tôt en 1483, tantôt dans la décennie sui­vante. De son enfance qu'on suppose tourangelle, chinonaise si l'on se fie à la

BIOGRAPHIE Garnier-Flammarion, 1483 ou 1494. 1993-1995.· J. Céard, Naissance à G. Defaux et M. Simonin, La Devinière, près Le Livre de poche, 1994. de Chinon. • Emmanuel Naya, Folioplus 1532. Pantagrue/. Est Classiques (Gargantua). nommé médecin-chef Sur Rabelais à l'Hôtel-Dieu de Lyon. • Rabelais. Rire est 1533. Pantagrueline le propre de l'homme, prognostication. Jean-Yves Pouilloux, 1534 ou 1535. Découvertes/Gallimard, Gargantua. 1 993 .• Rabelais 1537. Docteur l'humaniste, Madeleine en médecine. Lazard, Hachette

1546. Tiers Livre. Littératures, 1993. • Rabelais, Guy Demerson,

1552. Quart Livre, Balland, 1988. censuré par le parlement • Rabelais, Michael de Paris. Screech, Tel/Gallimard,

14 mars 1553. Mort 2008 .• A plus hault sens. à Paris. L'ésotérisme spirituel 1564. Publication du et charnel de Rabelais, Cinquiesme et dernier Claude Gaignebet, livre de Pantagruel. Maisonneuve et Larose,

BIBLIOGRAPHIE 1986 .• L'œuvre de François Rabelais

Œuvres et la culture populaire • Œuvres complètes, au Moyen Age et sous Mireille Huchon et la Renaissance, Mikha'll François Moreau, Balkhtine, Tel/Gallimard, La Pléiade/Gallimard, 1982 .• Rabelais, Mireille 1 995 .• Editions des Huchon, Biographies cinq romans en poche : NRF/Gallimard, 2011 . • F. Joukovsky,

géographie du roman, on ne sait rien. On ne trouve trace de notre homme que comme moinillon aux Cordeliers, peut­être ceux de la Baumette (1511), près d'Angers, certainement ceux de Puy­Saint-Martin (1521) en Vendée, du côté de Fontenay-le-Comte. On sait qu'il pos­sédait des livres grecs puisqu'une anec­dote raconte qu'ils lui ont été confisqués. On le retrouve en Poitou, chez les Bénédictins dont la règle était plus libé­rale, quoique très éloignée encore du « Fais ce que voudras» de la fameuse ab baye de Thélème. Mais si le jeune François a fait de solides humamtés, s'il a été féru de grec et s'i! a peut-être même appris l'hébreu, i! n'a pas plus la veine bénédictine que franciscaine. Protégé par l'évêque Geoffroy d'Estissac, il peut renoncer à l'état monastique. Après peut­être un intermède parisien, notre moine apostat est à Montpellier (1531). Comme son héros, le géant Pantagruel, il trouva là sûrement « fort bons vins de Mire­vaulx et joyeuse compagnie» et « se cuyda mettre [pensa se mettre] à étudier en Médecine », peut-être même consi­déra-t-i!, comme son personnage, que « l'état [de médecin] était fâcheux par

« Aux yeux de certains, il peut passer pour le parangon du libertin et, aux yeux des autres, pour un chrétien sincère»

trop et mélancolicque, et que les méde­cins sentaient les clystères comme vieux diables» (Pantagruel, V).

Rabelais se fit néanmoins « physi­cien », et fut nommé médecin-chef à l'Hôtel-Dieu de Lyon (1532). Sans doute sensible à la thèse hippocratique de la thérapeutique par le rire, Rabelais publie, outre quelques traités savants, son pre­mier roman (en fait le second d'après l'ordre narratif du cycle romanesque) qui traite en trente-quatre chapitres, et en pastichant l'ordre classique des romans de chevalerie - enfance, éducation et exploits du héros -, des « horribles et épouvantables faits et prouesses du très »

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RABELAIS

» renommé Pantagruel Roy des Dipsodes, fils du grand géant Gargantua ».

DES HÉROS CARNAVALESQUES > Pantagruel, Gargantua et d'au­tres personnages du roman sont tirés de la mythologie populaire: Rabelais en remodèle les figures tout en conservant de ces tradi­tions la paillardise, l'hymne à la vie et au corps, le renversement car­navalesque des valeurs. Ainsi Pantagruel, à l'origine petit dia­blotin marin ayant la réputation d'assoiffer les ivrognes, devient au pays des Dipsodes (littéralement, les «Assoiffés ») le fils du géant Gargantua qui, naissant en une période d'horrible sécheresse, cause la mort par suffocation de sa mère Badebec.

La plupart des noms de per­sonnages rabelaisiens ont une signification symbolique. Celui de Pantagruel est ainsi choisi par Gargantua car «Panta en grec vaut autant à dire comme tout et Gruel en langue hagarène [c'est-à-dire moresque 1 vaut autant comme altéré, voulant inférer qu'à l'heure de sa nati­vité le monde était tout altéré, c'est-à­dire assoiffé » (Pantagruel, II). Les noms des géants Gargantua, Grandgousier et Gargamelle évoquent le gosier et partant la gloutonnerie de ces personnages; celui de Panurge signifie le «bon à tout », celui d'Epistemon, le « sage » ou le « savant », celui de Picrochole, la « bile amère », celui de Carpalim, le « rapide », celui de Frère Jean des Entomeures, les «hachis », celui de Janotus de Bragmardo, le sorbonicole ridiculisé, le « braquemard ». Sans bien sûr qu'il faille en conclure pour autant que Panurge soit bon à tout (il est sur­tout un beau parleur) ou qu'Epistemon soit toujours un sage. Quoi qu'il en soit, le succès de Pantagruel est immédiat. Il incite son auteur à faire coup double en racontant la vie du père de Pantagruel dans un Gargantua « plein de panta­gruélisme » !

MÉDECIN, ÉCRIVAIN ET VOYAGEUR > Gargantua paraît en 1535 (ou 1534) alors que le climat politique change et

~ que le premier humanisme cède devant

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Gargantua, lithographie anonyme de 1900.

la montée des intolérances. Rappelons que deux amis de Rabelais ont plutôt mal fini: Louis de Berquin en 1529 et Etienne Dolet en 1545 sont morts sur le bûcher. Protégé du cardinal Jean Du Bellay, Rabelais peut éviter les ennuis plus ou moins graves auxquels ses écrits et leur succès l'exposent. Malgré ses soutiens, notamment dans l'entourage royal, il ne peut éviter la condarrmation du Tiers Livre (1546) pour hérésie ni la censure complète du Quart Livre (1552). A chaque fois que c'est néces­saire, Rabelais sait néanmoins prendre ses distances, partir en voyage et s'éloi­gner au bon moment, profitant notam­ment des séjours à Rome de son pro-

« Une œuvre qu'on ne saurait réduire à la seule apologie de la boisson et de la ripaille »

tecteur. Ce dernier lui offre mê­me, en 1551, les bénéfices des cures de Meudon et de Saint­Christophe-du-Jambet. C'est à Paris qu'il échappe défirùtivement à ses persécuteurs potentiels puisqu'il y meurt le 14 mars 1553. Reçu docteur en médecine à la faculté de Lyon en 1537, il parta­gea la [m de sa vie entre ses acti­vités de médecin, les voyages et la création romanesque. Il n'a en tout cas jamais été du côté des censeurs. Même si, habile et avisé, il lui a fallu parfois se dissimuler, l'homme abhorrait les «hypo­crites », les« hypocritesses », les « traîtres qui regardent par un pertuis », les « cagots », les « ca­fards », les« papelards », les« chat­temites », les « pattes pelues » et « autres telles sectes de gens qui se sont déguisés comme masques pour tromper le monde » (Pan­tagruel, XXXIV).

" FAIS CE QUE TU VOUDRAS» > A défaut d'une philosophie

élaborée ou d'une sagesse secrète, les thèmes de l'oeuvre témoignent d'une conception de l'homme qu'on ne saurait réduire à l'apologie de la boisson et de la ripaille. Elle pointe notamment dans les fameux chapitres consacrés à l'édu­cation de Gargantua. Au sortir d'un pre­lIÙer âge dominé par de fortes tendances anales où Gargantua fait tout à l'envers, le jeune géant ne sort de l'âge scatolo­gique que pour s'abrutir de la pédagogie scolastique de ses maîtres sophistes, Thubal (<< mondain ») Holoferne d'abord, qui lui fait lire inutilement des livres ennuyeux en latin, et Jobelin Bridé ensuite, « vieux tousseux » de la même farine. Gargantua, sous la mauvaise influence de ses mentors sorbonagres, est devenu paresseux, sale, glouton, «fou, niais, tout rêveux et rassoté » (Gargantua, XV). Sur les conseils de bel Eudemon (le «bien doué »), Grand­gousier doit sauver le jeune Gargantua du désastre. Rabelais met lui-même la main à la pâte, puisqu'il se met en scène sous la figure d'un « savant médecin de ce temps nommé Séraphin Calobarsy »

qui purge Gargantua des sottises apprises en lui faisant absorber un élixir qui fait place nette pour un programme d'éducation caractérisé par la propreté,

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la piété et le labeur comme le suggère le nom même du nouveau précepteur Ponocrates (le « fort à la peine»). Gargantua laisse derrière lui les gros­sièretés fécales et sa « vicieuse mamère de vivre », et se forme à tout ce qui pour­ra faire de lui un gentilhomme et un humamste, bref un honnête homme sain de corps et d'esprit.

De l'éducation idéale à la cité idéale, il n 'y a qu'un pas. C'est ce même Gar­gantua qui, à la fin du récit, bâtit sur ses terres de Thélème (du grec : « libre volonté ») qui « jouxte[nt] la rivière Loire », à l'intention de Frère Jean, le moine gourmand, la fameuse abbaye: sans mur d'enceinte, construite en hexa­gone, elle est « cent fois plus magni­fique » que les plus beaux châteaux de la Renaissance. Cette nouvelle thébaïde surprend davantage encore par sa règle fondamentale: « Fais ce que voudras. » Toute la vie des Thélémites « était ainsi employée non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur sem­blait : buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait ru à boire, ni à manger, ru à faire chose autre quelconque. » (Gargantua, LVII) Cette absence de règles exige que les Thélé­mites soient des « gens libères, bien nés et bien instruits» et que leur liberté les fasse entrer « en louable émulation de faire tous ce qu'à un seul il voyait plaire » (ibidem). Si un Thélémite boit, tous boi­vent, s'il joue, tous jouent.

TENDANCE SADIENNE DE RABELAIS? > Mais l'irénisme un peu figé de Thélème ne doit pas éclipser l'onmipré­sence de la question de la guerre dans le cycle romanesque. On loue le souci de paix et la sagesse de Grandgousier quand éclatent les fameuses Guerres Picrocholines. Pourtant, il ne faudrait pas édulcorer l'œuvre en faisant de Rabelais une sorte de beatnik avant la lettre. Il se pourrait même, au-delà des effets comiques, qu'il prenne plaisir à effrayer ses lecteurs. Un peu à la mamère des modernes auteurs de films trash ou gore, Rabelais ne lésine pas sur l'hémoglobine. I1œuvre est ainsi constel­lée de scènes violentes que le burlesque ne parvient pas toujours à atténuer. Ainsi Frère Jean torture à mort maraudeurs et tire-laine, écrabouille ses adversaires

avec une violence que le verbe rabelai­sien relève et colore en anatoIIÙsant les membra dis je ct a des victimes de la sainte colère du moine (Gargantua, XXV). Panurge se montre bien cruel quand il « égorgète ceux qui étaient por­tés par terre » sans qu'il en réchappe un seul (Pantagruel, XIX) ou quand il repousse à coups de rame les marchands de moutons qui tentent d'échapper à la noyade (Quart Livre, vnD.

« Plus radicale encore que la critique de fauteurs de guerre, se joue dans la geste rabelaisienne une critique de la raison»

La guerre est certes dénoncée pour l'absurdité de ses causes, telle celle enga­gée par Picrochole contre Grandgousier, ou celle qui, dans le Quart Livre (XXXV), oppose les Andouilles, les habitants de l'île Farouche où font escale Pantagruel et ses compagnons, aux Carême-prenant. Certes, les méchants sont le plus souvent punis et les Picrochole de toute époque devraient méditer le destin de ce roi, vaincu et chassé de son royaume, et qui « fut avisé par une vieille lourpidon (sor­cière) que son royaume lui serait rendu àla venue des coquecigrues », autrement dit à la saint-glinglin (Gargantua, XLIX). 1 n'en reste as moins que Ra5elais

romancier n'es Qas rasme Qhilosophe et sa vitalité se nourrit aussi de la vio­lence de ses ersonnages.

UNE" PAROLE DÉGELÉE» > Plus radicale encore que la critique de fauteurs de guerre, se joue dans la geste rabelaisienne une critique de la raison, lorsqu'elle tourne à vide au ser­vice d'une logorrhée auto centrée. Elle se concentre notamment dans la figure de Panurge, l'ami et le pendant de Pan­tagruel, farceur, polyglotte, aventurier sans scrupules vivant d'expédients, trousseur de jupons, qui est en fait un rusé bien singulier. Lorsque ce dernier

,

1 XVIe SIECLE

se fait le défenseur d'un monde inversé qui serait gouverné par les dettes et les « debteurs » - vision qui, somme toute en ces périodes de crises financières , n'est peut-être pas aussi absurde qu'on pourrait le croire -, lorsqu'il propose « de manger son blé en herbe », « d'ache­ter cher et de vendre à bon marché » ou « d'abattre les bois, brûlant les grosses souches pour la vente des cendres », lorsqu'il s'en revient affamé des guerres lointaines et qu'il quémande le secours de Pantagruel dans une douzaine de langues incompréhensibles pour épater la galerie, il produit des effets cOIIÙques en allant à rebours du sens commun. Mais, plus encore, il figure l'errance de l'esprit rationnel quand il est déconnecté des effets pratiques de ses raisonne­ments abstraits. Il incarne la raison inef­ficace du sophiste invétéré qui se plaît à disserter et à argumenter à vide, la « philautie [amour de soi] couilloni­forme » de quelqu'un qui est au fond indifférent et qui se moque des questions qu'il discute.

Disparate, étrangement bâtie - l'in­trigue y joue un rôle secondaire -, l' œu­vre de Rabelais ne fait peut-être pas rire tout le monde d'un même rire. I10utrance comique peut laisser de marbre de bons esprits, l'apologie de la ripaille et de la beuverie paraitre répétitive, les allusions érudites trop savantes pour toucher, et les difficultés de la langue décourager les apprentis buveurs. Mais, malgré leurs fIls rouges cousus de fIls blancs - les vies des personnages éponymes de Gar­gantua et de Pantagruel, la perplexité de Panurge devant le mariage et les risques de cocuage afférents dans le Tiers Livre, la quête de l'oracle de la Dive Bouteille à partir du Quart Livre -, les romans de Rabelais gardent une énergie qui ne saurait se résumer à la parole de l'oracle qui conclut le voyage irutiatique des héros: « Trinch ! » Ils sont porteurs d'une « parole dégelée» qui n'est pas uniquement invitation à boire ou à savourer la vie, mais qui, bien comprise, est aussi et surtout un appel à remplir son esprit « de toute vérité» et à juger droitement, message que finalement le Pontife Bacbuc décrypte pour les héros du roman et pour ses lecteurs: « Soyez vous-mêmes interprètes de votre entre­prise. » (Cinquième Livre)

• JEAN MONTENOT

• F..R. Chateaubriand, « Sur Shakespeare », Remte des Ikux Mondes, 1836.

LIRE HORS-SÉRIE/23

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uteur d'un seul livre, Montaigne est aussi l'auteur d'un livre unique, inclassable.

Etrange livre en effet que ces Essais si disparates et bigarrés, dans lesquels Montaigne nous entetient tour à tour des sujets les plus divers, à grand renfort de citations grecques et latines, et, sur le ton fanùlier voire désinvolte de la conversa­tion, mêle anecdotes et digressions à ses analyses philosophiques. Lui-même en convient, « c'est le seul livre au monde de son espèce, d'un dessein farouche et extravagant' ». D'où pareille mosaIque tient-elle donc, dans ces conditions, son unité? En réalité, de son auteur lui­même, qui du reste nous en avertit: « Nous allons d'un train, mon livre et moi. Ailleurs on peut recommander et accu­ser l'ouvrage à part de l'ouvrier, ici non: qui touche l'un touche l'autre' .» Si Montaigne a déjà trente-huit ans lorsqu'il commence à écrire les Essais, ce livre, dont il est lui-même, de son propre aveu, toute la matière, ressaisit en réalité l'ex­périence de toute une vie.

Michel Eyquem voit le jour le 28 février 1533 au chàteau de Montaigne, sur les bords de la Dordogne, dans une famille récemment anoblie de négociants bordelais. Son père, Pierre Eyquem, acquis à l'humauisme de la Renaissance, le confie dès son plus jeune âge à un pré­cepteur chargé de lui apprendre le latin, « saus art, sans livre, sans grammaire ou précepte, sans fouet et sans larmes3 », comme s'il s'agissait d'une langue vivante. La consigne paternelle est de ne parler aucune autre langue à l'enfant. « C'était une règle inviolable que ni lui-

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XVIe SIÈCLE

1

Michel Eyquem de Montaigne est un des symboles de l'humanisme. Par son éducation, sa vertu et la rédaction de son unique ouvrage, les Essais, le philosophe a montré sa tolérance et son goût pour la liberté en des temps particulièrement troublés.

même, ni ma mère, ni valet, ni cham­brière ne parlaient en ma compagnie qu'autant de mots latins que chacun avait appris pour jargonner avec moi'. » L'éducation du jeune Montaigne exclut, de manière générale, toute forme de contrainte. Ainsi, jugeant que « cela trou­ble la cervelle tendre des enfants de les arracher au sommeil tout à coup et par violence », Pierre Eyquem fait éveiller son fils « au son de quelque instrument».

-UNE TETE BIEN FAITE PLUTÔT QUE BIEN PLEINE > Les années de collège à Bordeaux ne ressemblent guère à ce doux paradis. Seul, parlant à peine français au milieu de condisciples qui n'ont pas sa maîtrise du latin, Montaigne y est soumîs à un rythme auquel il n'est pas habitué et souffre de la monotonie des exercices et des leçons « qu'on lui entonne de force ». Les conceptions pédagogîques développées dans les Essais s'inspire­ront directement du contraste de ces premières expériences. « Au lieu de criailler à nos oreilles, comme qui ver­serait dans un entonnoir», le maître, tel que le conçoit Montaigne, amènera l'élève à « goûter les choses, les choisir, les discerner». Le seul principe qui vaille est celui que Montaigne s'appliquera à lui-même toute sa vie : apprendre à pen­ser par soi et à former son jugement, plu­tôt que de faire « des ânes chargés de

livres », auxquels on « donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science ». Car « savoir par cœur n'est pas savoir». Autrement dit, selon une formule célèbre, « mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine ».

LA MORT, SOURCE D'ENSEIGNEMENT > Suivant les cours de droit et de phi­losophîe à Bordeaux, puis à Paris, où il reçoit l'enseignement des meilleurs humanistes, Montaigne mène lajoyeuse vie des étudiants de son époque. Il devient conseiller à la cour des aides de Périgueux - où il a hérité de la charge de son père - puis, à partir de 1557, magis­trat au parlement de Bordeaux. Il y ren­contre Etienne de La Boétie, lui-même conseiller au Parlement, de trois ans son aîné, à qui va le lier une anùtié devenue légendaire: « Si on me presse de dire pourquoije l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant: "Parce que c'était lui, parce que c'était moi." [ ... ] Notre prenùère rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et com­pagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre5. »

Dans les Essais, Montaigne évoque, en l'idéalisant, son anùtié avec La Boétie et l'oppose à celles, communes, qui « ne sont qu'accointances et familiarités

« Un principe: apprendre à penser parsoietàformersonju.gement»

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BIOGRAPHIE 28 février 1533_ Naissance au château de Montaigne. 1546-1554_ Etudes à Bordeaux, puis à Paris. 1559. Rencontre avec Etienne de La Boétie. 1563. Mort de La Boétie. 1565. Mariage avec Françoise de La Chassaigne. 1571-1572. Début de la rédaction des Essais. 1580-1581. Première publication des Essais. Voyage en Italie. 1588. Rencontre avec Marie de Gournay. 1589-1592. Corrige et retravaille les Essais.

13 septembre 1592. Mort au château de Montaigne.

BIBLIOGRAPHIE Editions des Essais

édition P. Villey, Quadrige/ PUF, 1999 .• Les Essais, La Pléiade/Gallimard, 2007. • Joumal de voyage en Italie, Le Livre de poche, 1992 .• Des Cannibales. La peur de l'autre (anthologie), Folioplus Classiques/Gallimard, nO 143, 2009. Sur Montaigne

• Le scepticisme de Montaigne, Frédéric Brahami, PhilosophieS/PUF, 1997 .• Montaigne et la philosophie, Marcel Conche, PUF, 1996. • Montaigne. Que sais-je ?, Jean-Yves Pouilloux, Découvertes/ Gallimard, 1987. • La vie de Montaigne, Jean Prévost, Zulma, 1992 .• Montaigne en mouvement, Jean Starobinski, Folio Essais/Gallimard, 1993. • Les Essais de Montaigne , Alexandre Tarrête, Foliothèque/ Gallimard, 2007.

J .

~ -!~nta(1 J7r -- .U "" f,;.,. .... ;O r rr ( .;/ f '~~.J..

• Essais, Folio Classique/ Gallimard, 3 vol. (nO> 289, 290 et 291) .• Les Essais, mis en français moderne par Claude Pinganaud, Arléa, 2002 .• Les Essais de Michel de Montaigne,

• Montaigne, Albert Thibaudet, Gallimard, 1963. • Montaigne, Hugo Friedrich, TEUGailimard, 1968.

nouées par quelque occasion ou com­modité ». Fondés sur la « liberté volon­taire », les liens qui UIÙssent Montaigne à La Boétie sont à l'image de cette ami­tié parfaite et rare, entre « hommes ver­tueux et semblables en vertu» qui « se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres6 », dont Aristote avait fait la condition du bonheur véritable. Mais ce « noble commerce» sera de courte durée. En août 1563, La Boétie meurt de la peste. Sa mort, dans le récit que Montaigne nous en a laissé', est celle d'un héros à l'antique. La leçon de stoï­cisme de La Boétie disant, à l'agome, « Il y a fort longtemps que j 'y étais préparé et j'en savais ma leçon toute par cœur », inspirera les pages du célèbre chapitre « Que philosopher, c'est apprendre à mourir ». Dès lors que « le but de notre carrière, c'est la mort » et que notre « mort est une des pièces de l'ordre de l'UIÙvers'' », il faut « s'y apprivoiser» afin d'« être toujours botté et prêt à partir ». Car, puisqu' « il est incertain où la mort nous attend: attendons-la partout. La préméditation de la mort est prémédi-

tation de la liberté: qui a appris à mou­rir, il a désappris à servir; le savoir mou­rir nous affranchit de toute sujétion et contrainte: il n'y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la pri­vation de la vie n'est pas mal". »

LES ESSAIS D'UNE VIE > La perte de La Boétie laisse Montaigne comme amputé: il lui semble « n'être plus qu'à demi ». Comparé aux années passées, tout n'est plus « que fumée». « Depuis le jour que je le perdis [ ... ]je ne fais que traîner languissant; et les plai­sirs mêmes qui s'offrent à mo~ au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout; il me semble que je lui dérobe sa partIO » Entrant en littérature comme on entre en religion, Montaigne va vouer à la mémoire de La Boétie «ce studieux appareil dont il fait ses délices». Et les Essais poursuivront, sur un mode ima­ginaire, le dialogue avec l'ami disparu. Ils seront le tombeau de La Boétie.

Ayant renoncé l'année précédente à sa charge au parlement de Bordeaux,

Montaigne se retire, en 1571, sur ses terres, dans l'intention de consacrer cette retraite « à sa liberté, à sa tran­quillité et à ses loisirs" ». Le loisir s'en­tend ici au sens de l'otium des Anciens, qui désignaient ainsi une existence consacrée à l'étude et à la méditation, seule digne à leurs yeux de l'homme libre. Dans la solitude de sa bibliothèque - sa « librairie» - Montaigne commence la rédaction des Essais auxquels il ne cessera plus de travailler jusqu'à sa mort: « Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre sans ordre et sans dessein, pièces décousues. Tantôt, je rêve; tantôt, j'enregistre et dicte, en me promenant mes songes que voicil2. »

Le mot « essai», ar lequel Montai­gne comprend l'expérience qu'il fait de lui-même et de ses facultés naturellesI3

,

désigne tout autre chose que le genre littéraire aU<!l!el nous donnons aujour­d 'hui ce nom. Lorsqu'il rapporte ses expériences, ses observations et ses réflexions, Montaigne n'entend pas nous faire la leçon: « Je propose les fantaisies »

LIRE HORS-SÉRIE/25

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MONTAIGNE

» humaines et llÙennes, sim­plement comme humaines fantaisies [ ... ] comme les enfants proposent leurs essais, instruis ables, non instruisants14. » Car « toute cette fricassée que je bar­bouille ici n'est qu'un registre des essais de ma viel5 ». Ou encore: « Je ne contrôle et étudie que moi; et si j'étudie autre chose, c'est pour soudain le coucher sur moi, ou en moi, pour mieux dire l6 . »

Ce point de vue subjectif sur toute chose est reven­diqué par Montaigne, de manière paradoxale, dès l'avis au lecteur: « Lecteur, je suis moi­même la matière de mon livre: ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc. » Si Montaigne semble pour ainsi dire nous congédier, c'est parce que -conformément à l'if\ionction socratique - il écrit d'abord pour se connaître lui­même. « Ce sont ici mes fantaisies, par lesquelles je ne tâche point à donner à connaître les choses, mais moF'. » Par les sujets traités, les Essais se font certes l'écho fidèle de l'humanisme du XVI' siècle, mais leur originalité tient pour une large part à cette volonté de se peindre soi-même aussi fidèlement que possible: «Je veux qu'on m'y voie en ma

« Magistrat, Montaigne renonce àsacharge et se retire pour étudier et méditer»

façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif"' »

Ce programme vaudra à Montaigne le jugement sévère de Pascal pour qui

~ c'est un « sot projet qu'il a de se peindre, </> et cela non pas en passant et contre ses ~ ~ maximes, comme il arrive à tout le ~ " monde de faillir, mais par un dessein pre-~

~ llÙer et principalJ9 ». li est vrai que l'exer-es cice ne va pas sans une certaine impu-

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Château de Montaigne, dans le Périgord. l!écrivain y vécut jusqu'à sa mort.

deur, Montaigne abordant tous les sujets, y compris les plus intimes. Jusqu'à la sexualité, dont il traite dans les termes les plus crus, arguant: « Je me suis ordonné d'oser dire tout ce que j 'ose faire"°. » Ainsi, réfléchissant sur la force de l'imagination sur notre COl]JS, il prend l'exemple de l'érection et de « l'indocile liberté de ce membre, s'ingérant si importunément, lorsque nous n'en avons que faire, et défaillant si importunément, lorsque nous en avons le plus à faire, et contestant de l'autorité si impérieuse­ment avec notre volonté, refusant avec tant de fierté et d'obstination nos solli­citations et mentales et manuelles2J » .

" QUE SAIS-JE? »

> En dépit de cette subjectivité reven­diquée, les Essais ne sont pas des confes­sions. Rousseau ne s'y trompera pas : « Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien: car il n'écrivait ses essais que pour les autres, et je n'écris mes rêveries que pour moi22. » On ne saurait assurément réduire Montaigne à l'introspection « Ce ne sont pas mes gestes que j'écris, c'est mo~ c'est mon essence""- » Le discours sur soi est en réalité le chemin qui conduit à la vérité, dès lors que «chaque homme porte la forme de l'humaine condition24 ».

I10bjet que Montaigne, à travers lui­même, étudie n'est autre que la nature humaine, sa grandeur, sa faiblesse et ses contradictions.

Si notre philosophe écrit à la prellÙère personne, c'est parce que, les choses

elles-mêmes étant insai­sissables, le sujet reste l'unique référence possi­ble. Le style de Montaigne est ici inséparable de son scepticisme, résumé en une célèbre devise qu'il fait frapper en 1576 sur une médaille figurant une balance en équilibre : « Que sais-je? » Le plus long chapitre des Essais, « Apologie de Raymond Sebond" », constitue une profession de foi explicite en faveur du pyrrhorusme que Montaigne a découvert grâce à la lecture de Sextus Empiricus.

Sous couvert de la défense de la Théologie naturelle de Raymond Sebond - un théologien du XV siècle dont il avait traduit le livre en français à la demande de son père -, il entreprend de montrer que la raison humaine est impuissante à connaître quoi que ce soit avec certitude, renvoyant ainsi dos à dos tant Raymond Sebond, qui cherchait à montrer que la raison était une voie d'accès aux vérités religieuses, que ses détracteurs. Montai­gne s'y livre à une critique radicale de l'imagination et des sens. « I1incertitude et la faiblesse de nos sens » sont, à ses yeux, « le plus grand fondement et preuve de notre ignorance ». On ne sau­rait se fier ru à eux, si limités et si contra­dictoires, ru aux représentations et juge­ments que nous formons à partir des apparences qu'ils nous offrent. La raison en est que nous ne percevons jamais les choses elles-mêmes, lesquelles « n'en­trent en nous que par composition », tou­jours mêlées à ce que la puissance de l'imagination y introduit. Qu'on en juge sur l'exemple du vertige qui nous rem­plit d'effroi, lors même qu'aucun danger ne nous menace: « Qu'on loge un phi­losophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris: il verra par raison évidente qu'il est impossible qu'il en tombe; et si ne se saurait garder (s' il n 'a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne l'épouvante et ne le transisse26 ».

Le temps, qui est notre lot et la forme de toutes nos représentations, nous interdit en réalité de saisir quoi que ce

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« Les guerres de Religion qui ensanglantent la Franceforment la toile de fond des Essa.is »

soit. A commencer par nous-mêmes: « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà27 », sans cesse entrainés par la crainte, le désir ou l'espérance en un temps qui n'est pas le nôtre . Mais le devenir universel ne nous interdit pas moins d'atteindre une connaissance objective des choses. « Finalement, il n'y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets. Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi, il ne se peut établir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant et le jugé étant en conti­nuelle mutation et branle.28 »

LE SCEPTIÇISME, ÉCOLE DE LA TOLERANCE > Cela vaut aussi pour les opinions et les doctrines. « Ainsi, quand il se pré­sente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en défier, et de considérer qu'avant qu'elle fût produite sa contraire était en vogue; et comme elle a été renversée par cette­ci, il pourra naître à l'avenir une tierce invention qui choquera de même la seconde.29 » Le scepticisme n'épargne rien, pas même le doute qui « s'em­porte» lui-même, « ni plus ni moins que la rhubarbe qui pousse hors les mau­vaises humeurs"" ».

Confirmé par les voyages - dont celui qui, en 1580-1581, le mène en Italie à tra­vers l'Allemagne et la Suisse - dans l'idée que « le monde n'est que variété et dis­semblance"'» et l'homme lui-même « que rapiècement et bigarrure32 », Montaigne est sans illusion sur les lois et les coutumes , dont la diversité et les contradictions attestent que la « vérité que ces montagnes bornent [ .. . ] est men­songe au monde qui se tient au-delà33 ». Il estime toutefois que « ce que notre rai­son nous y conseille de plus vraisem­blable, c'est généralement à chacun d'obéir aux lois de son pays34 ». Et quand lui-même, devenu maire de Bordeaux,

exerce des responsabilités politiques, c'est avec le souci de garantir l'ordre et la paix civile : « Je n'avais qu'à conser­ver et à durer"". » Ce conservatisme poli­tique, qui revient à considérer l'ordre éta­bli comme un moindre mal, s 'explique sans doute, pour une large part, par le contexte des guerres de Religion qui ensanglantent la France depuis 1562 et forment la toile de fond des Essais. Montaigne, qui « hait cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l'extrême de tous les vices:'; »et a été personnellement témoin de cer­taines de ces atrocités , ne déteste rien tant que le fanatisme et son cortège de haine. Catholique et fidèle au roi, il n 'en est pas moins un défenseur résolu de la liberté de conscience et de la tolérance religieuse.

UN ART DE VIVRE > Montaigne n'est ni l'homme d'un dogme, ni l'homme d'un système. Lorsqu'il philosophe, il emprunte libre­ment son inspiration çà et là, au gré de ses lectures et de sa réflexion, tantôt au scepticisme, tantôt aussi au stoïcisme ou à l'épicurisme, et fait des auteurs qu'il cite l'usage le plus libre. On chercherait en vain chez lui une quelconque doc­trine. Vivant en des temps troublés , il s'exerce à rester lucide et à sauvegarder sa liberté, envers et contre tout. Aussi sa philosophie est-elle essentiellement une sagesse : « J 'ai mis tous mes efforts à former ma vie, voilà mon métier et mon ouvrage. » Mais cette sagesse, qui consiste à savoir goûter les plaisirs du corps et de l'esprit, est tout un art, car « il n'est science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie37 » - un art de vivre qui nous invite à trou­ver la juste distance entre le monde et soi. « Quandje danse, j e danse; quand j e dors, j e dors ; voire et quand j e me promène solitairement en un beau ver­ger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque par­tie du temps, quelque autre partie je les

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1 XVIe SIECLE

Version Pléiade Des premières ébauches au début des années 1570 à sa mort en 1592, Montaigne n'a cessé de réécrire, de corriger et d'augmenter les Essais. Deux éditions ont vu le jour de son vivant, en 1580 (pour les livres 1 et Il) et en 1588 (pour les livres l, Il, et III). Les principales versions des Essais disponibles à ce jour en librairie ont été établies à partir d'un exemplaire de l'édition de 1588, dit" exemplaire de Bordeaux ), annoté et corrigé de la main de Montaigne. C'était notamment le cas de l'édition de la Pléiade datant des années 1950. Les responsables de cette édition, publiée par Gallimard dans cette même collection, ont préféré à la reconstitution, jugée artificielle et arbitraire, qui avait cours jusque-là, l'édition posthume donnée par Marie de Gournay, la cc fille d'alliance 1)

de Montaigne, en 1595. Etablie à partir d'une copie du texte aujourd'hui perdue, cette version est, semble-t-il, plus authentique et plus fidèle à l'état ultime du texte élaboré par Montaigne. Outre de nombreuses notes et notices historiques, destinées à simplifier la lecture, cette nouvelle version des Essais - destinée à en devenir désormais l'édition de référence­comporte également les notes de lecture de Montaigne et les sentences grecques et latines qu'il avait fait peindre sur les poutres de sa cc librairie ".

Montaigne, Les Essais, édition établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien­Simonin, La Pléiade/Gallimard, 2007.

ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi38 » Le vrai bonheur et la sagesse sont à ce prix, dans cet équilibre entre maîtrise de soi et abandon aux plaisirs. Car « c'est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être39 ». Autrement dit, de vivre récon­cilié avec soi. • JEAN BLAIN

1. Essais, II, 8. Nous modernisons systématiquement l'orthographe de Montaigne. 2. Essais, m, 2. 3. Essais, l, 25. 4. Ibid. 5. Essais, l, 27. 6. Aristote, Ethique à Niœmaque, VIII, 4, 1156 b. 7. Dans une lettre adressée à son père. 8. Essais, l, 20. 9. Ibid. 10. Essais, l, 27. ll. ln<>cription peinte sur le mur du cabinet de travail de Montaigne. 12. Essais, m, 3. 13. Essais, l, 16. 14. Ibid. 15. Essais, m, 13. 16. Essais, II,6. 17. Essais, II, 10. 18. Essais, avis au lecteur. 19. Pascal, Pensées, 653, édition Le Guern, Gallimard (Folio), 1977, p. 159. 20. Essais, m, 5. 21. Essais, l, 21. 22. ROUS'3eau, Les rêveries du pmmeneur solitaire, Première pml1Um{lM. 23. Essais, II, 7. 24. Essais, III, 2. 25. Essais, II, 12. 26. Ibid. 27. Essais, 1,3. 28. Essais, II, 12. 29. Ibid. 30. Ibid. 31. Ibid. 32. Essais, II, 20. 33. Essau;, Il, 12. 34. Ibid. 35. Essau;, III, 10. 36. Essau;, Il, Il. 37. Essau;, III, 13. 38. Ibid. 39. Ibid.

LIRE HORS-SÉRIE/27

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hacun connaît les • • pnnClpaux person-

nages de son théâtre: Hamlet, le mélanco­lique, hésitant à ven­ger son père; Mac­

beth, le combattant loyal, qui a, lui, franchi le Rubicon, en commettant un crime qui pourtant ne lui ressemble pas ; Lear, le père humîlié et le roi détrôné, s'abîmant en vociférations dans la lande pour avoir troqué son pouvoir temporel contre une reconnaissance qui ne vîen­drajamais; Roméo et Juliette, les jeunes amants de Vérone, vîctimes de la que­relle qui oppose leurs familles respec­tives, les Montaigu et les Capulet; Othello, le jaloux maladif, le Maure de Veruse qui, aveuglé par les fourbes insi­nuations de Iago, tue Desdémone, avant de se rendre compte de sa méprise et de se poignarder.

Toutes ces figures shakespeariennes et quelques autres ont beau être fami­lières, elles ne laissent pas de nous demeu­rer étrangères. Tout se passe comme si se jouait dans l'œuvre de Shakespeare quelque chose qui échappe à l'esprit fran­çais. Une œuvre trop baroque, trop exu­bérante, trop imaginative, trop crue peut­être, pour la prétendue sobriéœ de notre langue et pour tout ce qui a pu faire croire qu'elle était, par sa clarté et son universalité, la langue d'élection de la raison. Imaginons notre théâtre classique tenant de Rabelais, de Villon voire de Céline, imaginons un Shakespeare fran­çais ! Il y a fort à parier que notre langue et notre hlstoire eussent été différentes. Mais celui qu'on surnomme le « barde »

était anglais, un Anglais d'avant la réva-

28/HORS-SÉRIE LIRE

XVIIe SIÈCLE

Le dramaturge anglais est l'auteur le plus joué au monde. Pourtant, sa vie reste mal connue et la paternité de ses œuvres est régulièrement discutée. Une chose est sûre: les personnages de Shakespeare, du roi au bouffon, font aujourd'hui encore l'effet d'être de chair et de sang.

lution puritaine de Cromwell ... De la vîe de William Shakespeare, il ne reste que quelques signatures sur des actes admî­nistratifs et quelques notations.

" CORBEAU ARRIVISTE PARÉ DE NOS PLUMES» > On ne sait en fait pas grand-chose [de certain 1 sur la vîe et la personnalité de l'auteur de Hamlet, du Roi Lear; de Macbeth ou des Sonnets. Il est malaisé de faire le lien entre le citoyen de Stratford-upon-Avon et l'homme de théâ­tre, créateur de chefs-d' œuvre univer­sels. Ses divers masques ne s''liustent pas toujours bien et, à force de jouer avec les apparences, la personnalité de ce pro­fond connaisseur des ressorts de l'âme humaine est devenue une énigme. On a mis en doute le fait qu'un comédien, fils d'un gantier peu lettré - quoique ru stu­pide ru impécUIÙeux - ait jamais pu deve-

scène (shakescene) du pays». Sur ces soupçons a proliféré une étrange espèce de critiques shakespeariens: les « héré­tiques » ou les « antistratfordiens ». Ils rivalisèrent d'imagination pour décou­vrir la véritable identité du poète dra­maturge : Francis Bacon, Christopher Marlowe, quelque comte anglais (Derby, Essex ou Oxford), quelque noble de l'en­tourage de la reine Elisabeth 1", voire -pourquoi ne pas être plus royalistes que la reine? - la « Reine vîerge » elle-même!

D'autres ont cOI\Îecturé que sous le nom de Shakespeare se dissimulait un collectif d'auteurs qui auraient emprunté le nom d'un comédien et d'un homme de théâtre réputé. Il est vrai que le corpus théâtral transmis sous le nom de Shakespeare a été édité, amendé et co r­rigé par d'autres et que sa richesse même peut surprendre. De là à y voir une super­cherie littéraire! Parmi la cinquantaine

« Imaginons un Shakespeare français ! R Y afort à parier que notre langue et notre histoire eussent été dtfférentes »

rur l'auteur des pièces et des 154 Sonnets pétrarquisants publiés sous son nom. Il n'était d'ailleurs pas considéré par ses contemporains comme le meilleur poète de son temps - Robert Greene, un de ses détracteurs, le traite (en 1592 il est vrai, donc avant les chefs-d'œuvre) de « cor­beau arrivîste paré de nos plumes» et de « cœur de tigre enveloppé dans une peau d'acteur» qui se croit le « seul bran1e-

de candidats proposés, le plus pitto­resque est certainement l'improbable « Cheikh Zubeyr », inventé par un cer­tain colonel Khadafi ! Sur ces questions d'identité, on finit par s'en remettre à Alphonse Allais : « Shakespeare n'a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui 1 »Autrement dit, res­tons « stratfordiens » par provision!

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1600. Le songe d'une nuit d'été. Henry V. 1601. La nuit des rois. Ham/et.

1606. Macbeth. 1608. Le roi Lear.

1609. Première publication des Sonnets. 1610. William Shàkespeare se retire à Stratford-upon-Avon. 23 avril 1616. Mort à Stratford-upon-Avon.

BIBLIOGRAPHIE Œuvres

• Œuvres complétes de Shàkespeare en hUIT volumes dans la collection Bouquins, Robert Laffont. • Tragédies 1 et Il, 2002, et Histoires 1 et Il, 2008, La Pléiade/Gallimard. Signalons la tentatr,;e originale d'André Marcowicz de retraduire Hamlet et Macbeth en décasyllabes (Babel! Actes Sud, 2000) et celles d'André Gide, de Pierre Jean Jouve ou d 'Yves Bonnefoy. A lire en version bilingue:

Peter Ackroyd, Points/ Seuil, 2008 .• Shakespeare, Claude Mourthé, Folio/ Gallimard, 2006. Commentaires

• Shakespeare, Henri Suhamy, Le Lr.;re de poche, 1996 .• Shakespeare, les feux de l'envie, René Girard, Grasset, 1990, rOOd. Le Uvre de poche, 1993 .• Shakespeare au XXI" siécle, Richard Marienstras, Les Editions de Minuit, 2000 .• Shakespeare et l'œuvre de la tragédie, Michael Edwards, Belin, 2005 . • Dictionnaire Shakespeare, Henri Suhamy (dir.), Ellipses, 2005 .• Shakespeare, le poète au théâtre, Michael Edwards, Fayard, 2009.

FILMOGRAPHIE

BIOGRAPHIE 26 avril 1564. Baptême, à Stratford-upon-Avon, de « Giulelm us », fils de

1597. Richard III. Roméo et Juliette.

Scènes célèbres, Famous scenes, Folio/Gallimard. Biographies

• Hamlet, Laurence Olr,;ier, 1948 .• Othello, Orson Welles, 1952 .• Jules Cesar, Joseph L. Mankiewicz, 1953. • Hamlet, 1964, et Le roi Lear, Grigori Kozintsev, 1969. • Le château de l'araignée, Akira Kurosawa, 1 957. • Ran, Akira Kurosawa, 1985.

« Johannes Shakespere ».

1599. Shàkespeare devient actionnaire de la société du théâtre du Globe.

• William Shakespeare, Jean-Marie et Angela Maguin, Fayard, 1996 .• Shakespeare,

• Prospero 's book, Peter Greenaway, 1991.

On sait donc que ce célèbre inconnu, baptisé le 26 avril 1564, a épousé à dix­huit ans une femme plus âgée que lui, qu'il en eut trois enfants (deux filles et un fils qui s'appelait Hanmet et qui mou­rut à onze ans). On sait qu'il mena une existence plutôt brillante d'homme de la Renaissance, dans un monde que mena­çaient la reprise des guerres civiles et religieuses et les épidémies de peste comme celle qui contraiguit à fermer les théâtres de Londres en 1592. Que c'est dans ce monde qu'il devint poète, artisan comédien, entrepreneur de spectacles, qu'il connut de brillants succès, comme auteur, acteur et actionnaire de son théâ­tre. Ce petit-fils de ferIIÙer fut même ano­bli, le parvenu devint ainsi « comédien gentilhomme ». Comment est-il devenu acteur? Pourquoi décida-t-il de quitter la scène et de retourner mener une exis­tence de notable ordinaire, ou presque, à Stratford? Nul ne le sait. Et au fond, à part les biographes, wlw cares ? Reste l'œuvre.

Que lit-on alors quand on lit Shakes­peare ? Comme la plupart des drama­turges de son temps, Shakespeare n'a pas

pris part à l'édition des trente-six ou trente-huit pièces dont on lui reconnaît la paternité. A la base des éditions, il y avait vraisemblablement le manuscrit autographe de l'écrivain, sûrement le «prompt-book », le livret du souffleur (en anglais le « pr'ampte!' ») etles exem­plaires destinés aux comédiens. Tous ces « originaux » sont perdus. Les premîères versions conservées des pièces, desti­nées à un public populaire et diffusées sur des feuilles d'imprimerie pliées en quatre - les fameux quartos -, ne sont guère fiables , étant transcrites le plus souvent de mémoire après la représen­tation. Il faut donc s'en remettre aux édi­tions sur feuilles d'imprimerie, les folios.

Or le premier folio de Shakespeare remonte à 1623, donc après sa mort, sur­venue en 1616. Les textes que nous lisons ont ainsi été remaniés par les éditeurs, voire par Shakespeare lui-même, qui a pu, de son vivant et en fonction des nécessités de la scène, les modifier, comme cela est attesté pour Le roi Lmr, Hamlet, OtheUa, ou Troïlus et Cressida. Le folio de 1623 se répartit en quatorze comédies, dix pièces historiques classées

dans l'ordre chronologique, et douze tra­gédies (à quoi il convient d'ajouter les Sonnets, œuvre poétique non drama­tique, parus séparément). Il ne faut tou­tefois pas prendre ce classement trop à la lettre dans la mesure où les pièces de Shakespeare transcendent les classifi­cations: on y trouve des scènes comi­ques aux moments cruciaux des tragé­dies et des éléments tragiques dans les comédies. Quoi qu'il en soit, le succès de Shakespeare fut tel qu'on n'hésita pas à lui attribuer de son vivant nombre de pièces dont il n'était pas l'auteur.

UNE GLOIRE UNIVERSELLE > Malgré l'interruption des représen­tations théâtrales pendant la dictature puritaine (1642-1660), sa gloire n'a en fait cessé de grandir dans les pays de langue anglaise. Pourtant, la langue de Shakes­peare n'est pas toujours accessible sans dictionnaire, les lexicographes y recen­sant plus de 25 000 mots - on est loin de l'économie de vocabulaire d'un Racine! A partir de l'époque romantique, le dra­maturge s'est même exporté, chaque pays l'adaptant à son génîe national Ainsi »

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SHAKESPEARE

» le romancier russe 1. Tourgueniev n'hésite pas écrire: « Shakespeare est devenu notre bien, il est entré dans notre chair et dans notre sang.2 » Peu avant lui, la « trompette de la révolution », F. Freiligrath, poète allemand et ami de Marx, avait, dans un poème, poussé l'appropria­tion plus loin encore: « I1Allemagne est Hamlet!» Gloire urnverselle donc, mais pourquoi?

L'EXTRAORDINAIRE FRAGILITÉ DE LA VIE > Dramaturge et poète, il n'est pas un philosophe. Comme pour tous

-les grands dramaturges, on ne peut tirer de son oeuvre une pensée sys­tématique dont elle serait l'expres­sion. a pensée théâtrale est par essence plurielle, celle de Shakespeare n'échappe pas à la règle : elle est au ser­vice d'un réel, entendons aussi bien d'un imaginaire, et d'un irréel, voire d'un sur­naturel, qui excède de beaucoup les pâles réductions qu'en peut faire la sagesse des hommes: « Il y a plus de choses/Sur la terre et dans les cieux que n'en rêva/Jamais toute ta phllosophie" », dit Hanùet à Horatio. Donner à voir cette riche complexité du réel, en faire sentir avec la force du verbe dramatique et poétique - car au théâtre, même si toutes ses pièces ne sont pas versifiées, Shake­speare ne cesse pas d'être un poète - les reliefu, les abîmes, les sublirrùtés, le tout à hauteur d'homme, c'est-à-dire en tenant compte de l'extraordinaire fragi­lité de la vie, telle est la vertu première de la pensée théâtrale de Shakespeare. Dans son urnvers, tous les aspects de la vie, même les plus reculés, se croisent: la sexualité jusque dans ses consé­quences maladives, le COI]JS jusque dans ses trivialités - dimensions trop souvent édulcorées par les traductions prudes et trop prudentes d'antan - y côtoient les sentiments les plus nobles et les réflexions les plus radicales sur la condi­tion humaine.

I1humanité de Shakespeare tient pré­cisément en ce qu'il voit et montre, en chacun de ses personnages, l'ambiva­lence, le composé de hauteur et de bassesse, de justice et d' iniquité que chaque homme porte en lui et l'érngme qu'est à chacun sa propre pensée. Shakespeare ne juge pas de l'extérieur ses personnages, il montre les ressorts complexes, parfois inextricables, qui

3D/HORS-SÉRIE LIRE

Assassinat d'Henry VI, roi d'Angleterre, par Richard Dadd (1853).

les poussent à agir ou à ne pas agir. Les songes et les pensées y prennent même corps. Spectres et fantômes figurent ainsi sur scène les conflits, les remords, les espérances qui meuvent, souvent à leur insu, des âmes confrontées aux aléas de l'existence, de l'ordre à réta­blir et des désordres à venger ou à par­donner.

Ces allers et retours entre le monde visible et le monde invisible sont facili­tés du fait que Shakespeare a repris le lieu commun baroque selon lequel la vie est songe. Jouant sur l'indistinction théo­rique entre le rêve et la réalité, dans un passage qui peut être lu comme une sorte de profession de foi et de testa­ment littéraire de Shakespeare lui-même, il fait dire à Prospero: « Nos divertisse­ments sont finis. Ces acteurs,lJ'eus soin de le dire, étaient tous des esprits :/Ils se sont dissipés dans l'air, dans l'air sub­til.lTout de même que ce fantasme sans assises, [ ... ]/Les temples solennels et ce grand globe même/Avec tous ceux qui l'habitent, se dissoudront,lS'évanouiront tel ce spectacle incol]JoreVSans laisser derrière eux ne fût-ce qu'un brouil­lard./Nous sommes de la même étoffe que les songes/Et notre vie infime est cernée de sommeil.. ' ». Mundus est fabula ( << Le monde est une fable ») donc, mais par contrecoup, la vie réelle devient une sorte de théâtre comme le proclame l'adage de Pétrone, gravé au fronton du Globe oùjouait la troupe de Shakespeare: Totus mundus agit his­trionem (<< Tout le monde joue la comé-

die »). Le dramaturge peut donc puiser presque librement son inspi­ration dans la vie.

Jacques, le seigneur mélancolique dans Comme il vous plaira (II, 7), ne parle pas autrement: « Le monde entier est une scènelHommes et femmes , tous n'y sont que des acteurs/Chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties,IEt notre vie durant nous jouons plusieurs rôles/ c'est un drame en sept âges·» Et de décliner les sept âges de la vie : depuis le nourrisson « vagissant et bavant » jusqu'à cette « seconde enfance, oublieuse de tout, sans dents, sans yeux, sans goût sans rien du tout », en passant par « l'écolier pleurnicheur », « l'amoureux aux soupirs de forge », le soldat, «en

chasse de l'éphémère gloriole», le juge « plein de sages dictons et de jugements récents» et le sixième âge « aux mollets ratatinés » préludant le retour à l'enfance du vieillard sénile. Ainsi parle encore Macbeth au moment où s'effondrent ses ambitions: « La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur/Qui s'agite et parade une heure, sur la scène,lPuis on ne l'entend plus. C'est un récitIPlein de bruit, de fureur, qu'un idiot raconte/Et qui n'a pas de sens" » Il ne faut toutefois pas en conclure que le théâtre de Shake­speare est un théâtre d'illusions, c'est aussi et surtout un théâtre d'actions et de rebondissements, dans lequel les acteurs jouent leur rôle, comme les hommes dans la vie, ce que dit assez bien l'anglais ta act qui sigrùfie à la fois « agir» et «jouer ».

LE HÉROS TYPE > Le monde de Shakespeare n'est pas seulement ce théâtre d'ombres où des hommes ectoplasllÙques et déchlrés sont aux prises avec des esprits - fantômes, elfes et sorcières - contre-images visibles d'un monde invisible où se jouent les des­tinées humaines. C'est avant tout un monde disloqué et hors de ses gonds ­«out of joint »comme l'est le temps pour HaIIÙet. 7 Dans l'univers shakespearien, spécialement dans les tragédies, quelque chose ne va pas : « Quelque chose est pourri au royaume du Danemark », dit Marcellus. Il faut donc rétablir l'ordre ou la justice qu'un crime odieux a rompu. Mais le nouvel ordre ainsi rétabli, pour un temps, risque de l'être au prix d'un autre crime dont la légitimité fait ques-

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tion. C'est là le thème récurrent des deux tétralogies hlstoriques, qui puisent leurs intrigues dans le récit des événements qui se déroulèrent depuis le règne de Richard IIjusqu'à l'accession d'Henri VII au trône d'Angleterre. On y voit la chute de rois vaniteux, victimes de la révolte de leurs barons qui, croyant rétablir la justice, plongent à leur tour le pays dans le dés­ordre. Ces situations troubles mettent les personnages shakespeariens hors d'eux­mêmes, sortis de leurs gonds plutôt que dévergondés. Ils en perdent parfois la rai­son et jusqu'au sens de leur identité. Les piliers de leur existence, leurs croyances en l'amour, en la justice, en l'honneur et en l'ordre du monde vacillent ou entrent en conflit par le jeu des passions humaines qu'attisent souvent quelques forces surnaturelles.

Ce sont les sorcières qui mettent dans la tête du loyal soldat qu'est Macbeth l'idée qu'il n'est pas ce qu'il devrait être. S'ensuit une succession de catastrophes et l'être humain qu'est au fond Macbeth se transforme en bête cruelle. C'est lui et ce n'est pas lui. Etre un homme d'ac­tion ne change d'ailleurs rien à l'affaire, Macbeth n'est guère plus avancé que son pendant Hamlet. Si Hamlet est la tra­gédie de l'homme qui n'arrive pas à pren­dre une résolution, Macbeth est celle de l'homme qui en a pris une. Confronté à la situation tragique, HamIet devient fou ou simule la folie. Dans le vers le plus célèbre de la langue anglaise, il a beau poser la question radicale: « To be CYr not to be, that is the question! » et formu­ler avant l'heure - au risque de passer pour un Heidegger de tréteaux - la ques­tion cruciale de l'existence humaine, il ne fait que transposer l'embarras dans lequel le met le double-bind d'avoir à venger le meurtre de son père, tout en épargnant sa mère.

Hors de lui aussi le roi Lear qui, privé de son royaume, ne se reconnaît plus : « Qui est-<:e qui peut me dire quije suis ? »

et son fou de répondre « IJombre de Leat' ». Une ombre quî, redevenue lucide par son dérangement même, fuùt par se rendre compte qu'elle n'est plus « qu'un très vieil homme, très sot et radoteur" ». Les personnages shakespeariens doutent d'eux-mêmes, de leur identité, ils sont le plus souvent « absents d'eux-mêmes », ce quî ne les empêche pas de revenîr à eux et de tenir leur rôle au moment d'agir. Ainsi, lors du duel fmal avec Laërte, Hamlet affecté, devant Horatio, de ce

« Même dérangé, le héros tragique shakespearien se tient prêt»

« genre de pressentiment qui pourrait troubler une femme », se rassure en s'en remettant à la providence: « Non, jamais de la vie. Nous défions les augures. Une providence particulière régit la chute d'un moineau Si c'est maintenant, ce n'est pas à venîr ; si ce n'est pas à venir, c'est main­tenant ; si ce n'est pas maintenant, eh bien, cela viendra. Non, savoir être prêt, voilà le tout. JO » Même dérangé, le héros tra­gique shakespearien se tient prêt.

LlFE 15 (DARK) COMEDY > Shakespeare est aussi un grand auteur comique. Ses personnages de fou, de bouffon ou de sergent de ville notam­ment, avec leurs jeux de langage et leur ridicule achevé, témoignent au plus haut degré que sa vis comica ne le cède en rien à son sens du tragique. Qu'on relise la harangue de l'inénarrable et archéty­pique constable Dogberry à ses troupes chargées des rondes de nuit dans la Messine de Beaucoup de bruit pour rien (III, 3). C'est une succession désopilante de recommandations contradictoires dans le style « Faites votre travail! » -mais « Attention! Surtout pas de vagues ». Certaines comédies shakes­peariennes comportent des éléments dra­matiques, quî les rendent plus grinçantes. La mort y rôde même au point qu'on a pu parler de « comédies sombres » (dark comedies) ou de « pièces à problème» (problem plays). C'est le cas de Mesure pour mesure (1603) ou de Tout est bien qui finit bien (1604). Les procédés comiques et le propos dramatique se nourrissent mutuellement d'une manîère quî annonce bien des pièces du théâtre contemporain. Qu'on songe à l'intrigue complexe de Mesure pour mesure: dans une Vienne imaginaire, le duc Vincentio se déguise en moine franciscain, Frère Ludovic, pour espionner les affaires et les mœurs corrompues de sa ville, et aussi pour surveiller les agissements d'Angelo, le jeune et au stère juriste auquel il a délé­gué ses pouvoirs. Ce dernîer se pique de restaurer l'ordre moral et de faire res­pecter la loi: tolérance zéro, si l'on veut, notamment sur la question sexuelle. Sorte

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1 XVW SIECLE

de Savonarole de théâtre, Angelo inter­dit la prostitution et condamne le sexe hors mariage. Bien que leurs fiançailles aient été officiellement proclamées, le gentilhomme Claudio, convaincu de for­nication pour avoir engrossé avant le mariage sa fiancée Juliette, se retrouve ainsi condamné à mort, et sa Juliette accusée de prostitution. Mais si Angelo affecte en public de mépriser la chair, il n'y est pas insensible, aussi ce Tartuffe avant l'heure consent-il à gracier Claudio si la vertueuse Isabella, nonnette postu­lante venue implorer la grâce de son frère, accepte de se donner à lui. Mais la novice a de la moralité et ne transige pas avec la loi: « Elle aime mieux pour son frère une mort légale, que pour son fils une naissance illégitime. » Tout le comique ironîque, souvent acide de la pièce, tient dans le jeu de Frère Ludovic quî tente de rétablir une situation qu'il a lui-même créée en usant de stratagèmes multiples. S'ensuivent des renversements de rôles où l'on peut voir chaque personnage jugé comme il ajugé autrui, le tout fmîssant par quatre mariages ou presque, sans enterrement. Le dénouement est donc heureux.

Mesure pour mesure, comédie grin­çante, se joue à l'ombre des condam­nations à mort, dans la cruauté d'une jus­tice, qui se veut incarnation aveugle d'une loi sans miséricorde, et la crudité des rapports sexuels quî met en scène la dialectique de l'amour sain et de l'amour malade. Les scènes tendues s'y mêlent à de lourdes scènes comiques où l'on voit la société d'en bas, de la prison quî ennoblit l'homme, puisqu'on y souffre, et du bordel quî l'avilit, puisqu'on y jouît sans sentiment. On l'aura compris : Shakespeare n'est jamais lourd quand il est graveleux, jamais emphatique quand il se laisse aller à métaphysiquer, parfois sublimement poétique au cœur des situations les plus cocasses. Non, il n'est pas interdit de rêver un Shakespeare français. • JEAN MONTENOT

1. Alphonse Allais, Œuml!S anthumes, œuWl!S poS'

thumes, Bouquins/Robe rt Laffont, 2005. 2. 1. Tourgueniev, Discours POU)' le tricentenaire de Slwkespeam, avril 1864. 3. Hamk4 1,5 (trad. André Markowicz) , BabeVActes Sud. 4. The Thmpest, La tempête, IV, 1 (trad. Pierre Leyris), Garnier Flanmm· rion, 1993. 5. Commeüwus plaim, rr, 7. 6. Macbeth, V, 5 (trad. Yves Bormefoy), Folio classique, 1995. 7. Ham1et, l, 5, vers 188. 8. Le mi Leal; l, 4, Tragédies II (traduction Jean-Michel Déprats), La Pléiade. 9. LemiLear, Iv, 7, Tragédies II, LaPlêade.lO. HamJ.et, V, 2 (trad. André Marcowicz), BabeVActes Sud.

LIRE HORS-SÉRIE/31

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aris, années trente du Grand Siècle. L'Espagne, puissance hégémonique,

menace la France à ses frontières. L'année de la rédaction du Cid, les avant-gardes espagnoles campent devant Pontoise. A l'intérieur, les grands du royaume conspi­rent contre le pouvoir royal. Fin politique, Richelieu dirige un pays divisé, intrigue avec son Cabinet noir, obtient les têtes des comploteurs: Chalais (1626), Marillac et Montmorency (1632), La Rivière (1636), puis Cinq-Mars (1642).

UNE SCÈNE THÉÂTRALE EN PLEIN ESSOR > Temps troublés, temps violents, ryth­més par ces conspirations où la volonté de réformer le régime le dispute aux ambitions personnelles l Le Cardinal se donne l'image (et la réalité) du protec­teur des Lettres: soutien à La Gazelle de Renaudot (1631) , création de l'AcadéIIÙe française (1635-1636), mécé­nat tous azimuts. L'« homme rouge » ne peut que s'intéresser au théâtre en plein essor: « A présent le théâtre,!Est en un point si haut que chacun l'idolâtre,IEt ce que votre temps voyait avec mépris/Est aujourd'hui l'amour de tous les bons esprits'" » Des salles de jeu de paume, le tenrùs d'alors, sont transformées en théâ­tres. Deux genres dominent: la tragi­comédie et la pastorale, sorte de comé­die champêtre mais, dans l'ensemble, les pièces produites sont brouillonnes et irrégulières, « la plupart des sujets extra­vagants et dénués de vraisemblance, point de mœurs, point de caractères4 ». En une décennie, le théâtre classique balbutiant va imposer et en codifier deux autres: la comédie et la tragédie.

321HORS-SÉRIE LIRE

XVIIe SIÈCLE

1

Comédies, pastorales, tragédies, Pierre Corneille s'est frotté à tous les genres. En rompant avec la comédie de farce et en créant, outre un nouveau type de tragi-comédies dont Le Cid est l'exemple, une nouvelle langue dramatique, il a marqué de son empreinte la littérature classique.

Au centre de ce dispositif, unjeune homme de trente ans. Il est avocat de for­mation, mais il n'a guère plaidé, tant il est malhabile causeur. Il exerce les modestes fonctions de juge des Eaux et Forêts -suite à l'achat par son père de cette charge qu'il exercera consciencieusement jusqu'en 1650. C'est un « bredouillant ». « Avec son patois normand' », il ne brille guère par sa conversation. Il a l'air « d'un marchand de Rouen », mais à la fin et avant tout il est poète. Un poète dont le verbe parle haut et clair. Avec lui, l'alexan­drin français perd sa monotonie sopori­fique, et la rhétorique, ingrédient obliga­toire du théâtre de l'époque, est soumise aux nécessités de l'action dramatique. On aura reconnu Pierre Corneille. A en croire un de ses plus récents détracteurs, son nom n'évoquerait plus de nos jours qu'une emphase passée de mode, et son œuvre

mand mal embouché qui vit par procu­ration des émotions hors de sa portée? Ce maître incomparable qui a donné à la langue française classique un modèle qu'elle n'a cessé de transgresser pour IIÙeux s'y ressourcer? Un « personnage né véritablement pour la gloire de son payslO » ? L'inventeur de la tragédie chré­tienne, avec Polyeucte ? Un penseur poli­tique? Un authentique chrétien?

Du milieu de Corneille, on retient qu'il appartenait à une famille de moyenne bourgeoisie, soucieuse de ne pas dilapi­der son capital, d'acheter de bonnes charges pour les enfants - car la charge est « le chausse-pied du mariage" » - et, par là même, d'éviter les mésalliances: « L'abondance des biens/Pour l'amour cOI\Îugal a de puissants liens :/La beauté, les attraits, l'esprit, la bonne mine,! Echauffent bien le cœur, mais non pas la

« n rompt avec le style de lafarce grossière, bouffonne, et invente la comédie de mœurs classique»

phare, Le Cid, ne serait qu'un « grand lus­tre cliquetant6 ». L'homme même, ÎI\Îure suprême par les temps qui courent, serait l'incarnation avant la lettre du « gaulliste, grognon, mais près de la ruche' ». On ne lui pardonne pas non plus d'avoir été « imposé en classe" », modèle assommant parce que trop asséné, trop ânonné. Qu'en est-il en fait? Qui était donc Corneille? Un Cyrano avant la lettre qui prête à ses personnages des paroles « qu'il savait bien écrire et mal dire9 » ? Un bourgeois nor-

cuisine », lit-on au tout début de Mélite, la première des trente-trois pièces de Corneille. La réplique d'Alcandre à la fin de L'iUusion comique sonne encore comme un écho de ce qui a été une préoc­cupation atavique des Corneille, père et fils: « D'ailleurs, si par les biens on prise les personneslLe théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes. » (v. 1664-1665)'2 Le conflit, alors courant, entre les néces­sités d'argent et la passion amoureuse a probablement joué un rôle décisif dans

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la vocation poétique dujeune Corneille. Faisant, en 1637, retour sur celle-ci - mais faut-il prendre pour argent comptant l'au­toportrait en bouts-rimés qu'est L'excuse à Ariste? - Corneille l'attribue à une déception amoureuse: «J 'ai brûlé fort longtemps d'une amour assez grandelEt que jusqu'au tombeau je dois bien esti­mer,lPuisque ce fut par là que j'appris à rimer :/Mon bonheur commença quand mon âme fut prise./J'adorai donc Philis, et la secrète estime/Que ce divin esprit fai­sait de notre rime/Me fit devenir poète aussitôt qu'amoureux. » Cet amour de jeunesse - peut-être pour une certaine Catherine Hue, future Madame Du Pont ­a pu avorter du fait que Corneille n'était «pas homme à bonne foItuneJ3 ». Camour, donc, mais aussi les études. Car Corneille était excellent élève. Sous la férule des jésuites du collège de Rouen, comme Rimbaud bien plus tard, il a récolté des prix de vers latins et une formation de granunairien. Les jésuites faisant jouer du théâtre dans leurs collèges, c'est sans doute aussi des jésuites qu'il a reçu les premières notions de l'art dramatique.

DU PARTI DES " MODERNISTES» > Corneille s'est imposé comme auteur dramatique en s'essayant successivement aux différents genres de pièces, à croire qu'il suivait le cursus honorum de l'écri-

BIOGRAPHIE BIBLIOGRAPHIE Œuvres complétes, La Pléiade/Gallimard,

6 juin 1606_ Naissance à Rouen. 1629. Mélite, prem ière comédie.

2 vol., 1 980. Les œuvres de Corneille sont disponibles en collections de poche.

1637. Le Cid, tragi-comédie. Querelle du Cid. Sur Corneille

1640. Horace, tragédie. 1641. Cinna, tragédie. 1642. Polyeucte, tragédie.

• Corneille, Georges Couton, Connaissance des Lettres/Hatier, 1 969. • Corneille et la tragédie politique, Georges Couton, Que sais-je?/ PUF, 1984 .• Pierre Corneille, Alain Niderst, Fayard, 2006 .• Le héros et l'Etat dans la tragédie de Pierre Corneille, Michel Prigent, PUF, 1986 .• Europe, comédie héroïque, Brepols, 2006 .• Moi, Pierre Corneille, Christian Biet, Découvertes! Gallimard, 2006.

1647. Réception à l'Académie française. 1674. Suréna, tragédie. 1 ~ octobre 1684. Mort de Corneille à Pars. « Il ne pensait plus qu'à mourir chrétiennemenVeV ne fut même pas en état d'y penser beaucoup la dernière année de sa vie. »

(Fontenelle, 1657 -1757)

vain soucieux de se montrer capable d'exceller en tous les genres. En fait, parce que la concurrence était vive et parce que le public était avide de nouveautés, surtout parce qu'il était un génie créateur, Corneille écrivit tour à tour des comédies, des pastorales, des tragkomédies, des comédies héroïques, des pièces à machines, des ballets et des tragédies, enfin. Et à chaque fois, il invente des personnages, des situations, des intrigues et surtout il introduit un ton inédit qui marque l'essor d'une nouvelle langue dramatique. Il en a d'ailleurs conscience: « La nouveauté de ce genre de comédie dont il n'y a point d'exemple en aucune langue et le style naïf qui en faisait une peinture de la conversation des honnêtes gens furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit », lit-Qn dans l'Examen de Mélite, rédigé trente ans après ce pre­mier succèsl4. Il invente la comédie de moeurs classique, justement avec ce style qui rompt avec celui de la farce grossière et bouffonne: cette « façon d'écrire [ ... ] simple et familière"» exigeait qu'on purgeât la comédie de ses personnages ridicules ou grotesques. Avec Corneille, exeunt « les Valets bouffons, les Para­sites, les Capitans, les Docteurs, etc. ». Sa vis comica exige d'élinùner les bas­sesses et les inconvenances. A dire le vrai, il n'était pas le seul dans la jeune

« Corneille introduit un ton inédit qui marque l'essor d'une nouvelle langue dramatique»

génération des dramaturges en vogue à résolument prendre le parti des « moder­nistes », et à privilégier le naturel dans l'expression. Simplement, il y arrivait mieux que les autres.

LA QUESTION DES RÈGLES > Corneille ne répuglle pas à soutenir, voir à rovQ!ll!.er des polémiques autour de son art de dramaturge. Toutefois on aurait tort de voir en lui un théoricien froid du classicisme, un ardent défenseur des règles de l'urùté de temps, d'action et de lieu. Il n'est pas Chapelain dont c'est une des marottes depuis sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures (1630), ru Guez de Balzac, ru La Mesnardière ou ru même l'abbé d'Aubignac, auteur d'une Pratique du théâtre (1657). Avant tout homme de métier, Corneille écrit des pièces pour toucher le public, un public qui est en train de se constituer en type social nouveau - répondant à celui de »

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CORNEILLE

» 1'« honnête homme » -, alliance subtile de l'aristocrate et du bourgeois. Bien sûr, il écrit aussi pour toucher de l'argent, complément nécessaire à des charges qui n'étaient pas des sinécures. Il écrit enfm pour une profession, elle aussi en train d'accéder à la reconnaissance sociale, celle de comédien. Corneille la sert autant qu'il s'en sert. Les vedettes de l'époque s'appelaient Charles Lenoir ou Mondory et c'est à leur troupe que Corneille confie ses prerrùères pièces: Mélite, « mon coup d'essai », une comédie qui «n'a garde d'être dans les règles, puisque [Corneille ne savait] pas alors qu'il y en eût'6 », la tragi-comédie Clitandre (1631), d'autres comédies La veuve (saison 1631-1632), La suivante et La place royale (saison 1634-1635) et surtout cet « étrange mons­tre », L'illusion comique, pièce inclassa­ble, dont le deruier acte contient une véri­table défense et illustration du théâtre, des comédiens et des auteurs. Dans l'épî­tre dédicatoire de La suivante, Corneille explique son point de vue sur la question, alors si débattue, des règles: «J'aime à suivre les règles, mais loin de me rendre leur esclave, je les élargis et resserre selon le besoin qu'en a mon sujet" »Toutes ces polérrùques sont d'ailleurs à replacer dans leur contexte hîstorique, celui de la com­pétition entre jeunes auteurs à succès.

« J'aime à suivre les règles, mais je les élargis et les resserre selon le besoin qu'en a mon sqjet »

La concurrence, celle des Scudéry, des Claveret, des Mairet, des Rotrou, n'aime guère voir monter la nouvelle étoile dans l'estime du public, d'autant plus que Corneille est orgueilleux, vaniteux même. Ainsi, dans l'Excusatio adressée à l'ar­chevêque de Rouen, il déclame en vers latins que sa « muse enjouée règne au théâtre où ondoie la foule. [ ... ] Là peu

~ d'hommes m'ont atteint, et nul ne m'a co dépassé.» (1633)'8 Nouveau flagrant délit ~ d'immodestie - il faut dire qu'alors tout ~ lui réussit - dans L'excuse à Ariste: « Je m co sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en

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dit.!Pour me faire admi­rer je ne fais point de ligue: J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue ;lEt mon ambition, pour faire plus de bruit,/Ne les va point ' , quêter de réduit en réduit ;lMon travail sans appui monte sur le théâ­tre ;lChacun en liberté l'y blâme ou l'idolâtre. » Le vîeux dramaturge Hardy avait ouvert le bal des envîeux, en s'en prenant à ces «excréments du barreau, [qui] s'imaginent de mauvais avocats pou­voir devenir de bons poètes, [ ... ] ces rrùsérables corbeaux [qui] profanent l'honneur du théâtre de leur vîlain coassement19 ». Même s'il n'est pas nommé et que, Pîerre Du Ryer était, tout comme Corneille à l'époque, avocat et fai­seur de comédies, difficile de ne pas voir dans ces amabilités une pique contre Corneille. Le vîeil Hardy aurait jugé Mélite « une assez jolie farce'o ». Ses rivaux accuseront Corneille de manquer aux règles, de plagiat, de vol, de grossièreté ... Corneille riposte à chaque fois, dans ses adresses, ses épîtres, plus tard ses Examens qui ornent la publication des pièces. Ainsi, il évoque en passant « feu Hardy, dont la veine était plus féconde que polie" ». De sa première tragédie, Médée (1635), on retient la réplique fameuse entre toutes de Médée à Nérine, sa suivante: « Dans un si grand revers que vous reste-t-il ? - Moi,IMoi, dis-je, et c'est assez. » Cego de Corneille n'est pas, non plus, en reste. Il trouve à trente et un ans, dans le succès prodigieux du Cid, de quoi se laisser grîser. On vîent de repren­dre Corbie aux Espagnols, Paris, au bord de l'exode massif respire, Richelieu a gagné malgré les partisans d'une paix immédiate qui eût alors été conclue au détriment de la France.

HÉROS ET DILEMMES CORNÉLIENS > Créée au Marais (en décembre 1636 ou, plus sûrement, enjanvîer 1637), la tragi-comédie du Cid met en lurrùère une fIgure maîtresse de la pensée dramatique de Corneille, celle du héros pris dans une situation de double bind : obligé de tran­cher entre les devoirs que lui imposent sa condition et son désir. Le dilemme du

Le Cid, mis en scène en 1949, avec Jean-Pierre JOlTis et Françoise Spi ra.

héros cornélien: choisir entre l'honneur qui lui impose d'accomplir son devoir et l'espérance d'un bonheur auquel il lui est d'autant plus difficile de renoncer qu'il semble à sa portée. Tout le monde connait l'hîstoire du Cid. Deux enfants de haute noblesse, Chîmène et Rodrigue, s'aiment Les familles sont d'accord quand inter­vîennent la politique et l'honneur: Don Diègue, le père de Rodrigue, est choisi comme précepteur du prince héritier. Le père de Chîmène, Don Gomès, comte de Gormas, estime mériter davantage cet honneur. « Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :/Ils peu­vent se tromper comme les autres hommes. » (Acte 1, scène 3) Ça tourne mal. Le comte soufflette Don Diègue (Acte 1, scène 3), qui, trop vîeux, ne peut -répliquer: « 0 rage! ô désespoir! ô vîeil-lesse ennemie !/N'ai~e donc tant vécu que pour cette infamîe ?/Et ne suis-je blanchî dans les travaux guerriers/Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers? »

C'est au fIls, à Rodrigue, qu'échoit la redoutable tâche de laver l'affront fait à son père, et de prouver qu'il mérite bien une noblesse qu'il tient de sa naissance et du passé glorieux de ses pères. « Meurs ou tue! » Suivent les fameuses stances où Rodrigue se lamente « misérable ven­geur d'une juste querelle». Placé dans la situation typique du fameux dilemme, il est « réduit au triste choix ou de trahîr ma flamme,lOu de vîvre en infâme, Des deux côtés mon mal est infmî. » (v. 305) Conflît entre deux logiques qui, c'est une nouveauté, déchirent le héros, lequel hésite, tergiverse, calcule le pour et le

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contre et, enfin, tranche: «Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse. »

(v. 342) Rodrigue provoque Don Gomès, lave son honneur dans le sang du père de Chlmène. Celle-ci demande justice au roi tandis que Rodrigue, à la tête d'une armée privée, va au-devant des Maures sauver le royaume et se couvrir de gloire mili­taire. Il est désormais le Cid, le seigneur, le caïd. Le roi décide de trancher l'affaire. Il organise un duel judiciaire, Chlmène aura un champion pour venger son père. D'abord mal informée, elle s'évanouit en apprenant la mort de Rodrigue. Cette ordalie judiciaire révèle surtout qu'elle l'aime encore avant d'apprendre, coup de théâtre final, qu'il a gagné le duel contre son champion.

LA DIALECTIQUE DU HÉROS > I10riginalité du Cid ne tient pas à l'his­toire, empruntée à Guilhem de Castro (1618) et également adaptée à la scène par Scudéry dans son Prince déguisé. Les rebondissements, les situations roma­nesques sont monnaie courante dans le théâtre de l'époque. Elle réside davantage dans l'apparition d'un type de person­nages. il ne s'agit plus de fantoches qui, tel le bouchon dans le courant d'une rivière, sont ballottés au gré des tour­billons de l'aventure. Pour être des héros, ils n'en sont pas moins des hommes, capa­bles de volonté et d'action, de délibéra­tion et de décision. Les personnages des tragkomédies avant Le Cid n'avaient pas cette épaisseur, rù cette intériorité. Les héros de Corneille, à partir du Cid, et notamment dans les trois tragédies majeures qui suivent - Horace (1640), Cinna (1641), Polyeucte (1643) - sont conscients de leur situation, ils sont capables de troubles et d'hésitations.

N'en déplaise aux détracteurs de Corneille, Rodrigue n'est pas Matamore. L'héroïsme du héros n'est jamais une don­née de départ. Ce sont des hommes, et non des surhommes, qui surmontent leurs propres faiblesses et, dans ce combat contre eux-mêmes, se révèlent peu à peu à eux-mêmes et aux spectateurs. Le

« Un héros obligé de trancher entre les devoirs imposés par sa condition et son désir»

progrès de cette révélation est le ressort dramatique dominant des œuvres de Corneille, et la dialectique du héros cornélien tient en ce refus de se laisser aliéner par sa passion. Les personnages d'Horace, de Cinna, de Polyeucte, plus tard ceux de Rodogune (1645), Sertorius (1662), Suréna (1674) multi­plient, le plus souvent sur le mode tra­gique, les situations cornéliennes. Il s'y fait jour aussi une dimension nou­

de la pensée théâtffile de Corneille, oùî'histoire et la olitiq\l.e jouent un rôle de remier plan.

LA TRAGÉDIE POLITIQUE > Pour comprendre son théâtre, il faut toujours en discerner le fond politique. Harace et Cinna montrent à un pays en guerre (alors sans presse rù médias) que les devoirs de l'Etat exigent de ne pas se laisser aller aux attendrissements. Le jeune Horace se doit d'obéir au devoir d'Etat, jusqu'au meurtre de sa sœur, Camille, parce que, par désespoir, elle a rerùé leur père, le vieil Horace, a mau­dit Rome et refuse d'oublier Curiace à qui elle était promise. La vertu d'Horace l'a conduit au crime, mais cette même vertu « met sa gloire au-dessus de son crime ». Par raison d'Etat, il sera décrété « d'abolition », autrement dit, le crime n'a pas eu lieu. La vertu d'Horace n'est pas sentimentale, elle est politique, proche de la virtu (force, courage) machlavélienne"'. En politique, la finjus­tifie, parfois sinon tol\Îours, les moyens : « Et ce qu'on va nommer forfait,IN'a rien qu'un plein succès n'eût rendu légitime. » (Agésilas, V, 7, 2016) A l'inverse de cette inflexibilité, dans Cinna, Corneille pose la question de l'attitude du pouvoir, celui d'Auguste, en fait Louis XIII, face à la

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1 XVWSIECLE

conspiration. Comment mettre fin au cycle des conspirations? Thème à l'époque de chaude actualité. Avec toute la prudence nécessaire, Corneille sou­tient que s'il faut toujours respecter le pouvoir, celui-ci se doit néanmoins de rompre le « cercle infernal des conspi­rations et des répressions, en essayant une autre politique, la clémence'3 ».

Images brouillées d'un homme com­plexe : celle d'un bourgeois prudent qui se fait chantre des valeurs aristo­cratiques, la gloire, l'honneur, la gran­deur .. . Celle d'un homme libre et orgueil­leux, mais qui, réaliste, se garde de défier ouvertement les puissants et ne laisse pas tout au long de sa vie de rechercher leur protection: les ducs de Liancourt, de Vendôme et de Longueville, Richelieu, Fouquet et, bien sûr, les rois, Louis XIII et son successeur Louis le Grand. Celle d'un dramaturge qui fait profession de foi de modernisme" et qui, de son vivant, a vu pourtant sa gloire raillée comme celle d'un ancien, d'un passé de mode.

Faut-il choisir entre un Corneille, homme de terrain qui énonce avec sim­plicité l'axiome qui est aussi le lieu com­mun du théâtre classique: « la poésie dra­matique a pour but le seul plaisir des spectateurs"» et un Corneille, qui, confronté à l'arrivée de sérieux concur­rents de son génie et de ses profits, tels Molière ou Racine, se laisse aller à cer­taines mesquineries indignes de lui? Le grand Corneille devenu vieux parfois redevient grand, et donne le meilleur avec Suréna; parfois, il sonne faux. En manque d'inspiration, iljoue les donneurs de leçons. Le « vieux rocker pathétique'" » fait même le malotru comme avec la Du Parc, « Marquise, si mon visage/ A quelques traits un peu vieux/Souvenez­vous qu'à mon âge/Vous ne vaudrez guère mieux'" ». Le personnage a tol\Îours irrité par ses défauts, ses contradictions par­fois. Elles étaient sûrement le reflet de celles de la France de son temps, peut­être sont-elles, plus que nous voulons nous l'avouer, encore un peu les nôtres?

• JEAN MONTENOT

1. Georges Couton, Carneille et la tmgédie politique, Que sais-je ?/PUF, 1992. 2. n serait même 1'lll1 des auteurs de la comédie héroïque EuJUpe. 3. L'illusion comique, V, 5, v. 1645-1649. 4. Jean Racine, Discours de réception de Thomas Corneille à l'Académie française. 5. Charpentier cité par Antoine Adam, dans son Histoire de la littérature française au XVIIe $., Del Duca. 6. Charles Dantzig, Dictionnaire égoïste de la littérature française, Grasset, 2005. 7. Ibid. 8. Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, Folio/Gallimard, 1991. 9. Georges Couton, C01neiUe, Connaissance des Lettres/Hatier, 1969. 10. Jean Racine, Discours de réception de Thomas Ccnneille à l'Académieftunçaise. Il. Antoine Furetière, Le rcnnan bourgeois, Folio!

Gallimard, 1981. 12. Dédicace à La place royale. 13. Œuw'es complètes. 14. Exa­men de M&ite. Œum-es complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. 1. 15. Adresse au lecteur de Mélite. 16. Œuml!s complètes. 17. Epître dédicatoire à La Suivante. 18. Excusatio. Œumns com]i..ètes. 19. Alain Niderst, Pierre Carneille, Fayard, 2006. 20. Ibid. 21. Examen de M&ite. 22. Georges Couton, Corneille et la tragédie politique, PUF, 1992. 23. Ibid. 24. Georges Couton, CorneiJ1e, Connaissance des LettreslHa­tier, 1969. 25. Œum'eS complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. ID. 26. Charles Dant­zig, Dictionnaire égoiste de la littératurejmnçaise, Grasset, 2005. 27. Œum'es complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. ID.

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on nom évoque le « vert paradis des amours

enfantines ». Qui n'a pas lu ou appris par cœur - quand c'était encore l'usage dans les classes - « Le Corbeau et le Renard », « La Cigale et la Fourmi» ou « Le Loup et l'Agneau » ? On croit le connaître et pour­tant Jean de La Fontaine demeure à bien des égards le plus secret de nos auteurs classiques. Sa personnalité, davantage encore que celle d'un Molière ou d'un Racine, ne se laisse pas aisément cerner. Il est vrai qu'il fut d'\lll siècle dillérent du nôtre, \lll siècle où parler de soi contre­venait à la bienséance et confinait à la faute de goût. Et quand La Fontaine se laisse aller à quelques confidences, c'est pour se comparer aux papillons et aux abeilles qui vont butinant: «Je m'avoue, il est vrai, s'il faut parler ainsilPapillon du Parnasse, et semblable aux abeilles [ ... VJe suis chose légère, et vole à tout s\lÎet ;/Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet.' » Badin, La Fontaine? Superficiel? La pos­térité a retenu qu'il a excellé dans \lll genre mineur, la fable - les pédants et les savants disent l'apologue - et qu'il l'a élevée à \lll niveau inégalé. On a aussi eu tendance à reléguer dans l'oubli les autres versants de cette œuvre multiforme, ses contes notamment, aux accents parfois licen­cieux sans <m'on Pllisse to\lÎours les <!!!a­lifier de libertins. Il s'en fuut donc que celui qu'on a affublé du sobriquet condescen­dant de «bonhomme» ne se laisse réduire à sa réputation d'auteur pour enfants. Et loin de n'être que la transpo­sition animalière de la sagesse immémo­riale des peuples, ses Fables s'avèrent, à la lecture attentive, plus complexes, plus riches que l'image qu'on s'en fuit d'ordi-

36/HORS-SÉRIE LIRE

XVIIe SIÈCLE

1

L'auteur des Fables est mal connu. Peu doué en affaires, peu heureux en ménage, il survécut à la disgrâce de l'intendant Fouquet, son protecteur. Il doit sa fortune littéraire à une œuvre originale, celle d'un poète-conteur et philosophe, dont on n'a pas fini de mesurer la liberté et la profondeur.

naire : «un miracle de culture2 », a-t-on pu dire avec raison. La personnalité de celui qu'Hippolyte Taine baptisa « notre Homère » mérite donc qu'on s'y attarde.

-UN ENFANT REVEUR > On a voulu voir en La Fontaine un enfant de la campagne, au motif que les Fables fourmillent de tableaux cham­pêtres. Certes, on lit sous sa plume: « L'innocente beauté des jardins et du jour/Allait faire àjamais le charme de ma vie.3 » Certes, on se figure assez bien ce natif de Château-TIùerry, enfant indolent, au tempérament rêveur et bucolique, flâ­nant dans la campagne champenoise. Mais il fut aussi et surtout \lll enfant de la bourgeoisie aisée, le rejeton tardif de la fille d'un riche négociant poitevin, déjà veuve d'\lll marchand de Coulomrrùers, et d'un père, Charles, en quête d'ennoblis­sement qui exerçait l'office de maître des Eaux et Forêts. D'après deux de ses pre­ITÙers « biographes», ce père lui aurait aussi laissé en héritage le goût de faire des vers, mais ce n'est pas certain.

Initié ou non par son ascendant à la poésie, La Fontaine n'a pas été \lll géme précoce. De son enfance qu'on peut sup­poser bucolique, on ne sait presque rien, si ce n'est qu'il dut recevoir \llle formation assez solide, ce qui ne l'empêcha pas de brocarder au détour de quelques fables la race odieuse des « pédants », des « magis­ters » et des «barbacoles » qui ont le redoutable privilège « de gâter la raison' » aux «frlpons» et autres « babouins »que sont les marmots.

Grâce à ses études, ou malgré elles, La Fontaine est en tout cas devenu un grand lecteur de littérature ancienne

(Homère, les Tragiques, Platon, Ovide, Apulée et, comme tous les collégiens d'alors, des apologues d'Esope et de Phèdre) et un fin connaisseur des au­teurs modernes français (Honoré d1Jrfé, Clément Marot, Malherbe, Racan), italiens 0' Arioste, Boccace ou Tassom) et espa­gnols. Bref, enfant du terroir, La Fontaine, « garçon de belles lettres qui fait des vers », fut avant tout le fruit de lectures diverses dont la disparate même témoigne de sa curiosité insatiable: « Diversité, c'est ma devise ... », lit-Qn dans l'\lll de ses plus fameux contes, « Le pâté d'anguille ».

" VOLAGE EN VERS ET EN AMOURS" > Quelques mois de noviciat à l'Oratoire ont permis à La Fontaine de prendre conscience qu'à la dillérence de son frère il n'était pas fait pour être tonsuré. Il inclinait davantage à lire L'Astrée, le roman d'Honoré d'Urfé, plutôt que saint Augustin! Au chapitre religieux, comme au plan politique, La Fontaine ne fut d'ai!­leurs jamais de ces intransigeants, de ces dévots radicaux, qui se poussent du col ou du collet pour imposer à autnù les vues de leur parti ou le chemin qu'il convient de suivre. Bien qu'il mourût en confessant très catholiquement les errements de son âme, La Fontaine fréquenta les milieux protestants, fut même pendant vingt ans l'hôte et l'ami de Marguerite Hessein, Madame de La Sablière. La jeunesse comme l'âge mûr de La Fontaine ont été choyés par la « banque huguenote5 », par une «Haute Société Protestante » qui tenait alors davantage à la voluptueuse douceur de vivre héritée du meilleur de la Renaissance qu'à la sombre austérité

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à laquelle on l'associe parfois, bref des huguenots plus enclins à lire Rabelais ou Marot qu'à méditer Calvin.

Son mariage arrangé, en 1647, avec une jeune fille de quatorze ans, Marie Héricart, dont il eut un fils qui ne le préoccupa guère, persuade La Fontaine qu'il n'est pas davantage fait pour la vie d'époux et de père de fanùlle que pour la prêtrise. Trop rêveur ou trop volage, peut-être, puisqu'il le reconnaît lui-même: « Mais quoi! Je suis volage en vers comme en amours6 »

LA " PENSION POÉTIQUE» > Peu heureux en ménage, La Fontaine ne l'a pas non plus été en affaires: il se révèle peu apte à reprendre la charge de son père et s'emberlificote dans des ques­tions d'héritage. il ne sera jamais un ins­tallé : « Les pensers amusants, les vagues entretiens/Vains enfants du loisir, délices chimériques,lLes romans et le jeu, peste des républiques,IPar qui sont dévoyés les esprits les plus droits,! [ ... ] Cent autres passions, des sages condamnées,lOnt pris comme à l'envi la fleur de mes années' » confesse le poète à Madame de La Sablière au moment où de « [sa] raison le flambeau va s'éteindre" ». La vie de cabaret et de galanterie, avec ses compagnons, les « nouveaux Palatins» ou « Paladins », le vieux poète François

BIOGRAPHIE 8 juillet 1621_ Naissance à Château-Thierry.

• Œuvres diverses, édition par P. Clarac, La Pléiade/ Gallimard, 1991. Biographies 1635. Commence son noviciat

chez les Oratoriens. 1645-1647. Etudes de droit. 1647. Mariage avec Marie Héricart.

• Jean de La Fontaine, Roger Duchêne, Fayard, 1995. • Le poète et le roi, Jean de La Fontaine en son siècle, Marc Fumaroli, Références!

1661. Arrestation de Fouquet. 1665. Prem iers Contes

Le Livre de poche, 1999. • La Fontaine ou les métamorphoses d'Orphée, Patrick Dandrey, Découvertes! Gallimard, 1995.

et Nouvelles. 1668. Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine. 1675. Interdiction des Nouveaux Contes.

Etudes

1683. Election à l'Académie au fauteuil de Colbert.

• La Fontaine, l'homme et l'œuvre, Pierre Clarac, Hatier, 1948 .• La fabrique des Fables, Patrick Dandrey, PUF/Quadrige, 1996 .• Philosophies de la Fable. La Fontaine et la crise du lyrisme, Jean-Charles Darrnon, PUF, 2003.

13 avril 1695. Mort à Paris.

BIBLIOGRAPHIE Œuvres

• Fables, édition critique de J. -P. Collinet, Folio Classique/Gallimard .• Fables, édition de M. Fumaroli, Pochothèque/Le Livre de poche, 1995 .• Fables, contes et nouvelles, édition établie

• L'esthétique de La Fontaine, Emmanuel Bury, SEDES, 1996. Essais

• La Fontaine politique, Pierre Boutang, Albin Michel, 1981. • Petite philosophie pour le loup et l'agneau, Pascal Cauquais, Milan, 2004. et annotée par J. -P. Collinet,

La Pléiade/Gallimard, 1991.

« Baptisé "notre Homère" par Hippolyte Taine, La Fontaine compose une œuvre plus complexe qu'il n'y paraît»

Maynard, Antoine Furetière, Paul Pel­lis son, qui se réunissaient à l'enseigne de La Table ronde, conduit peu à peu ce rêveur nonchalant et distrait, « abstrait» disait-on à l'époque, à composer des vers. La Fontaine résume ainsi sa vie non sans quelque affectation: «Je n'ai pas vécu, j'ai seIVÎ deux tyrans JUn vain bruit et l'amour ont partagé mes ans9 » Un vain bruit que les vers de La Fontaine? En tout cas, à trente-sept ans, l'âge de la mort de Rimbaud, il n'avait encore rien composé de notable, hormis l'adaptation d'une comédie de Térence, L'eunuque (1654).

Fils de famille désargenté, couvert de dettes, séparé de fortune et de corps d'avec sa femme, La Fontaine grâce à son oncle J annart et à son ami, Paul Pellisson, put entrer dans la suite d'un des puissants du moment, le surintendant des Finances Nicolas Fouquet. Se piquant de faire de son château de Vaux un Versailles avant la lettre, Fouquet rassemble et pensionne autour de lui une véritable Académie.

La Fontaine, vieux débutant stipendié, s'engage en retour à lui « donner une pension poétique» (1659).

Dans les premières productions de La Fontaine, on relève l'esthétique enjouée et galante des Palatins, tout empreinte de badinage et de liberté. Bal­lades et madrigaux, chansons et compo­sitions héroïques participent de la légè­reté accommodée à la période de répit entre les tensions de la Fronde qui s'es­tompent et la montée de l'absolutisme royal. Le Grand Roi n'a pas encore jeté un froid en imposant sa roide gravité et ses accents de grandeur à une cour domesti­quée que son despotisme a transformée en miroir de sa propre mqjesté. Dans les demeures de Fouquet, à l'hôtel de Narbonne, à Saint-Mandé, à Vaux, il n'est de toute façon pas question pour La Fontaine de chanter « Rome ni ses enfants vainqueurs de l'univers/Ni les fameuses tours qu'Hector ne put défen­drelO » car, confesse-t-il non sans quelque »

LIRE HORS-SÉRIE/37

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LA FONTAINE

» irorue: « Ces sl\Îets sont trop hauts, et je manque de voix ;/Je n'aijamais chanté que l'ombrage des bois, [ ... ]lIe vert tapis des prés et l'argent des fontaines. Il » Si « notre Homère » n'a pas le goût de l'épopée ni du sublime, si sa muse se limite à ce qu'il y a d'humain dans le genre héroïque, il révèle néanmoins son gérue de l'adapta­tion : il traduit, emprunte, imite Anciens et Modernes, comme cet Adonis, offert à Fouquet en 1658, où il démarque Ovide.

Mais quand La Fontaine imite, c'est avec toute la liberté que « l'Auteur se donne de tailler dans le bien d'autrui. [ ... ] Il retranche, il amplifie, il change les inci­dents et les circonstances, quelquefois le principal événement et la suite ; enfin ce n'est plus la même chose; c'est propre­ment une nouvelle nouvelle" ». Il réjouit aussi son bienfaiteur de quelques récits égrillards comme L'épître à l'abbesse de Mouzon. Toutefois, on aurait tort de ne le juger qu'à ces « badineries» : l'Orphée des réjouissances de Vaux fit aussi preuve d'un courage certain quand Louis XIV sacrifia Fouquet, « l'Ecureuil », à la haine de son concurrent Colbert, « le Serpent» ou « le Renard» de la fable. Il est vrai que ledit Ecureuil, s'imaginant imprudemment en Laurent le Magnifique, prenait des risques en « chercha [nt] des lieux hauts et voisins de la foudre l3 ». Fouquet est

« Le fabuliste fit preuve d'un courage certain lorsque Louis XIV sacrifia son protecteur Fouquet»

incarcéré et La Fontaine de plaindre son protecteur déchu: « Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,! Hôtes infortunés de sa triste demeure,! En des gouffres de maux le plongent à toute heure. 14 » Les Nymphes de Vaux n'ont plus qu'à pleurer le malheureux qui médite dans « le pré­cipice où l'ont enfin jetélLes attraits enchanteurs de la prospérité! 15 ».

Ce retournement de fortune inspire à La Fontaine diverses pièces en faveur du surintendant, notamment une fameuse Elégie aux Nymphes de Vaux pour le malheureux Oronte, dans laquelle il en appelle à la clémence du roL Courage n'est cependant pas témérité et, se conformant

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-• •

La Cigale et la Fourmi, illustration de Calvet-Rogniat (v. 1910).

par avance à la morale de « IJHomme et la Couleuvre», devant l'injustice des grands, La Fontaine se résout à « parler de loinl6 »plutôt que de se taire. Il prend du champ, d'autant plus que Paul Pellisson est embastillé. C'est la retraite vers Limoges avec l'oncleJannart, d'où il écrit à sa femme des lettres spmtuelles en prosimètre, rassemblées pour la pos­térité sous le titre La relation d'un wyage de Paris en Limousin (1663). Jean de La Fontaine y compose à sauts et à gam­bades un personnage de poète facétieux, où les couplets galants d'un amateur de filles d'auberge, « amoureux où il peut" », se mêlent à de multiples remarques tou­chant l'esthétique et les channes des lieux qu'il traverse. C'est peut-être dans le « car­rosse de Poitiers », au détour de quelque chemin montant, qu'il vécut l'épisode qui lui inspira l'un de ses plus célèbres apo­logues : « Le Coche et la Mouche ».

" JE CONSIDÈRE LE GOÛT DE MON SIÈCLE» > Après la dispersion de l'Académie de Vaux, La Fontaine « se replace» auprès de la duchesse douairière d'Orléans. S'inspirant de Boccace, de l'Arioste et de quelques autres, délaissant les nymphes pour les satyres, choisissant des thèmes galants, licencieux, sans pour autant jamais tomber dans le scabreux ou le grossier, il se fait conteur. Son change­ment de statut lui impose des change­ments de forme et d'esthétique: « Nous avons vu les rondeaux, les métamor­phoses, les bouts-rimés régner tour à tour: maintenant ces galanteries sont hors de mode, personne ne s'en soucie: tant il est certain que ce qui plaît en un temps ne peut pas plaire en un autre. IB » La Fontaine a fait sien le lieu commun de

l'esthétique de l'époque: plaire avant tout et ne point ennuyer un public dont il dépend. Dans le même registre, il remarque dans la Préface des Fables: « On ne considère en France que ce qui plaît: c'est la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule. 19 » Il s'y soumet sans diffi­culté : « Mon principal but est toujours de plaire: pour en verur là, je considère le goût du siècle.20 » Si dans les contes, moins que par la suite dans les fables, « [il] tàche d'y tourner le vice en ridicule21 », La Fontaine se fait son public. Il adapte des extraits de Boccace ou de l'Arioste, relevant avec esprit et malice des saynètes grivoises et des historiettes convenues de cocuage.

LE CONTEUR SE FAIT" FABLIER» > Fort du succès des Fables, fort aussi de ce qu'il a pu prêter sa Muse à des vers sinon dévots du moins résolument chas­tes, comme dans son Poème de la cap­tivilé de saint Male (1673), et peut-être aussi fort de s'être fait quelques amitiés, lui, l'ancien aspirant oratorien, du côté de Port-Royal, La Fontaine conteur a cru pouvoir pousser la gauloiserie un peu plus avant avec une livraison - parue sans privilège royal fin 1674 ou début 1675 - de Nouveaux Contes qui mettent tous en cause des ecclésiastiques, pré­lats, moines, révérends, abbés, nonnains et nonnettes, etc. On y trouve notam­ment le célèbre Comment l'esprit vient aux filles où l'ingénue, Lise, après avoir été bien singulièrement initiée auxjeux de l'esprit par le père Bonaventure, frrùt par démontrer qu'elle n'en était pas si dénuée. Ces Nouveaux Contes furent condamnés pour libertinage. Cette condanmation conjuguée à la rancune

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de Colbert retarda l'entrée de Jean de La Fontaine à l'AcadéIIÙe française.

La notoriété du conteur a donc pré­cédé et préparé la gloire du fabuliste. La Fontaine est âgé de quarante-six ans quand, en mars 1668, paraissent cent vingt-six preIIÙères fables. C'est alors un genre assez dénigré. Le succès de ce recueil, habilement dédié au Dauphin, et quoiqu'on puisse y voir une « colbertade »,

est immédiat. Dès lors, ayant trouvé sa forme et son public, selon le mot célèbre de Madame de La Sablière, son « fablier» La Fontaine porte ses fables « aussi natu­rellement que le pommier produit des pommes» sans cesser pour autant de s'es­sayer à d'autres formes. De l'aveu de leur auteur, elles forment « une ample comé­die à cent actes divers/Et dont la scène est l'univers22 ». On a voulu y lire une dénonciation des moeurs de son temps, voire une critique sociale. Le Lion y figu­rerait le Roi tout-puissant, le Renard, le type du courtisan beau parleur, ou la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf, celui du bourgeois ou du petit marquis voulant s'élever au-dessus de sa condition. C'est là une marùère pos­sible d'interpréter les Fables, mais elle est réductrice et pèche souvent par projec­tion rétrospective.

Plus proche de ses modèles antiques, Esope ou Phèdre, son propos y est moins de critiquer les moeurs de son temps que de peindre des caractères et des types humains permanents. Qui des lecteurs actuels de La Fontaine n'a pas pensé à la proverbiale « mouche du coche» en voyant tel politique pousser la varùté et le ridicule jusqu'à s'arroger tout le mérite du travail d'autrui? « Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt :/J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.!Ça, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.!Ainsi certaines gens, faisant les empressés,!S'introduisent dans les affaires :!Ils font partout les néces­saires,IEt, partout importuns, devraient être chassés. » Quel amateur des Fables n'a pas songé à l'apologue des« Animaux malades de la peste» au spectacle de quelques banquiers spéculateurs se

«Pas de grandiloquence pédagogique dans ses vers. Son art de la pointe y est comme allégé»

défaussant de leurs responsabilités sur un de leurs courtiers en criant: « Haro sur le baudet! » ?

UNE ESTHÉTIQUE DE LA GAIETÉ > il semble que le charme des Fables tienne précisément à cette singulière capa­cité de pouvoir éclairer une infinité de situations tant l'ensemble, notamment en les représentant par des animaux emblé­matiques, donne chair à la diversité des caractères humains. Pour autant, Jean de La Fontaine évite tout esprit de système: si le Renard figure le rusé, il arrive aussi souvent au trompeur d'être berné, fût-ce par« commère la Cigogne ». il serait d'ai!­leurs absurde de faire du fabuliste un natu­raliste sinon de fantaisie. A-t-onjamais vu un aigle faire son rùd au creux d'un arbre'" ou une cigale chanter «tout l'été» alors que sa longévité n'excède pas quelques semaines? La Fontaine se sert d'animaux avant tout IlOur instruire les hommes sur eux-mêmes: « Ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve délleint. » Enfm, elles illustrent souvent, mais pas toujours et pas toujours de la même marùère, une moralité. Par là, La Fontaine rejoint les moralistes de son temps, La Bruyère ou La Rochefoucauld, à ceci près que son art de la pointe y est comme allégé et débarrassé de toute grandilo­quence pédagogique, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose » (Verlaine). Profond mais toujours léger, - « une morale nue apporte de l'ennui; le conte fait passer le précepte avec lui24 » - La Fontaine est donc à sa manière un philosophe. Si les vérités ou les principes que véhlcule la fable ne sont pas des thèses philoso­phlques, ils témoignent d'une authentique

,

1 XVWSIECLE

connaissance du coeur humain. On pour­rait écrire à partir des fables un nouveau Traité des passions de l'âme ou une nou­velle Ethique à Nicomaque.

Ce « garçon de belles lettres », que les rigueurs de l'Oratoire n'ont pas réussi à guérir d'un penchant, humain et raison­nable, au plaisir et au divertissement, est donc un moraliste des plus singuliers. il fait partie de ces hommes assez rares qui n'ont jamais été des contempteurs de la vie. On ne saurait IIÙeux le résumer qu'en lui appliquant ce bout-rimé du roman des Amours de Psyché et de Cupidon (1668) : «J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,lLa ville et la campagne, enfm tout; il n'est rien/Qui ne me soit souve­rain bien,! Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique.25 » Lucide sur la nature animale des hommes, la morale de ses fables vise moins à guérir les hommes en fustigeant leurs défauts qu'à les inviter à se réjouir de la vie: «Au moment que je fais cette moralité,lSi Peau d'âne m'était conté,!Jy prendrais un plaisir extrême,lLe monde est vieux, dit-Qn ; je le crois, cepen­dantllile faut amuser encor comme un enfant."; »

En cette esthétique de la gaieté conver­gent le « fablier» et l'auteur des contes. Encore faut-il la bien concevoir: «Je n'ap­pelle pas gaieté ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable qu'on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux.27 » Avant Verlaine, mais avec plus de délectation, avec un fond de mélancolie to\lÎours rehaussée et comme rédimée par la joie que lui pro­curait tout mouvement de pensée, La Fontaine joue, ses « vers variés» dépla­cent les lignes. li alterne les mètres pour mieux faire ressortir le pittoresque de sa marùère au risque de ce qui pouvait pas­ser alors pour de la« bigarrure ». il savait mieux que personne que le « secret de plaire ne consiste pas toujours en l'ajus­tement, rù même en la régularité: il faut du piquant et de l'agréable, si l'on veut touchers ». Sous ce rapport, il fut un pré­curseur de la « liberté libre », chère à Rimbaud, par ailleurs si différent de notre « bonhomme ». • JEAN MONTENOT

1. « Discours à Madame de La Sablière », Œuvres diverses, La Pléiade. 2. André Gide, incipit du Voyage au Cango, 21 juillet 1925. 3. Sonnet pour Mademoiselle de Poussay, Œuvres diverses. 4. Fables, IX, 5. 5. Marc Fumaroli, Le poète et le roi, Le Livre de poche. 6. « Discours à Madame de La Sablière », Œuvres diverses. 7. Op. cit. 8. Op. cit. 9. Op. cit. 10. «Adonis », Œuvres diverses. 11. Ibid. 12. Préface au second livre Contes et nouvelles, Œuvres complètes, La Pléiade. 13. «Le Renard et l'Ecureuil }}, Fables, Œuvres complètes, La Pléiade, p. 545. 14.« Elégie}} pour M. F. dans Œuvres diverses. 15. Ibid. 16. «L'Honune et la

Couleuvre }}, Œuvres complètes. 17. François Tallemant des Réaux, Historiettes, II. 18. Préface aux Contes et nouvelles l, Œuvres complètes. 19. Préface aux Fables, Œuvres complètes. 20. Préface aux Amouns de Psyché, Œuvres diverses. 21.« Le Bucheron et Mercure }}, Fables V, 1. 22. Ibid. 23.« L'Aigle, la Laie et la Chatte }} Fables m, 6. 24. « Le Pâtre et le Lion }}, « Le Lion et le Chasseur}} Fables VI, 1 et 2.25. Les a»wU1''S de Psyché dans Œuvres diverses. 26. « Le pouvoir des Fables }}, Fables vm, 4. 27. Préface aux Fables, Œum'es complètes. 28. Préface aux Contes et nouvelles l, Œum'es complètes.

LIRE HORS-SÉRIE/39

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anJL<Îoxal, Rousseau! Au début de ses Rêveries, son dernier ouvrage, il se décrit comme « le plus sociable et le plus

aimant des humains » et admet avoir été « proscrit par un accord unanime » de la société de ses semblables. Irritant! Il est de ces anùs exigeants avec lesquels on se brouille parce que, nous rappelant sans cesse à nos devoirs, ils ne nous passent guère nos compronùssions et nos lâche­tés. Antimoderne ! On le tient pour un ennenù du « progrès» parce qu'il Y voyait moins celui des Lumières que celui de l'inégalité et de la dépravation d'un genre humain iucapable de réformer ses mœurs. Révolutionnaire! Il est l'adversaire résolu des « gens de biens », des «honnêtes gens» - comprenez de ces « possédants » qui jouissent du luxe et du superflu tan­dis qu'autour d'eux tant de malheureux manquent du nécessaire. Atypique! Théiste plutôt que déiste, son besoiu de croire en un Dieu « sensible au cœur» pour fonder son espérance en un monde où les fripons ne l'emporteraient pas tou­jours lui a aliéné les « Philosophes ».

Les « Encyclopédistes» l'avaient pris pour l'un des leurs, mais ce petit Genevois noiraud aux yeux vifs et perçants ne goû­tait guère leurs sarcasmes contre le Christ et les « christicoles ». Sa « Profession de foi du vicaire savoyard» dans l'Emile, celle de Julie à la fin de La NouveUe Héloïse ou le deIIÙer chapitre sur la néces­sité d'une « religion civile » dans le Contrat social ne passèrent pas davan­tage la rampe du côté des autorités reli­gieuses qui ne goûtèrent ID la spiritualité hétérodoxe, ID la foi sentimentale d'un Jean-Jacques si peu « dévot de profes-

4O/HORS-SÉRIE LIRE

XVIIIe SIÈCLE

« Je préfère être un homme à paradoxes plutôt qu'un homme à préjugés », écrivait-il dans l'Emile. Adulé autant que haï, il fut un des initiateurs de la sensibilité moderne. Et si l'on en a fait un précurseur de la Révolution, Rousseau fut bien l'adversaire de Voltaire et des Encyclopédistes.

sion». Inconséquent! Voilà un homme qui se pique de donner des conseils sur la manière d'éduquer les enfants, dans l'Emile notamment, qui se fait l'apôtre de la fanùlle et qui a abandonné ses propres enfants, les confiant à l'hospice des Enfants-Trouvés. Même si cela avait été alors l'iutérêt raisonnablement compris desdits enfants, le fait est là et ne plaide pas en sa faveur. Ajoutons enfin qu'on lui doit d'avoir laissé comme écrivain une empreiute décisive sur la littérature avec sa NouveUe HéÙJïsequ'on ne lit plus trop, quoique ce fût le best-seller du XVllI' siè­cle, avec les Confessions et les Rêveries, dont le charme et la poésie touchent aujourd'hui encore les cœurs les plus secs, et on aura à peiue pris la mesure de la complexité de cet homme.

DU BON USAGE DE L'ÉGODICÉE > Comprendre Rousseau, iudissoluble­ment l'homme, l'écrivain et le penseur, revient d'abord à voir comment toutes ces apparentes contradictions se sont nouées en lui Toute vie a ses retournements, celle de Rousseau n'en manque pas. Les bio­graphes disposent dans son cas d'un ensemble de textes - Les Lettr-es à M. de Malesherbes, les Confessions, Rousseau, juge de Jean-Jacques, les Rêveries d'un promeneur- solitair-e - dans lesquels Jean­Jacques fait retour sur sa vie. C'est là un fait unique pour un auteur antérieur à l'es­sor de la littérature autobiographiqtle 'il a ailleurs gran ement contribué à sus­citer. Ces textes sont marqués par le souci constant de se justifier, souci non dénué d'orgueil, Rousseau se présentant parfois comme le meilleur des hommes. Mais cette « égodicée » est toujours balancée

par la volonté d'être sincère et de dire sa vérité. Quand bien même les défail­lances de la mémoire et les reconstruc­tions inévitables ne lui permettent pas tol\Îours d'ajouter le scrupule d'exacti­tude à celui de sincérité, Rousseau ne s'épargne pas. Qui pourra prétendre que Jean-Jacques enjolive sa personne lorsqu'il relate, dans ses Confessions, la pénible affaire du ruban volé? La mal­heureuse servante, Marion, qu'il a accu­sée du larciu dont il était lui-même l'au­teur a été chassée, renvoi dont les conséquences furent sans nul doute très fâcheuses. Ou encore, lorsque Rousseau s'accuse lui-même, fait assez urnque dans l'histoire de la littérature, d'avoir été un adolescent exhlbitionIDste : « Mon agita­tion crût au poiut que, ne pouvant conten­ter mes désirs, je les attisais par les plus extravagantes manœuvres. J'allais cher­cher des allées sombres, des réduits cachés, oùje pusse m'exposer de loin aux personnes du sexe dans l'état où j'aurais voulu être auprès d'elles. Ce qu'elles voyaient n'était pas l'objet obscène, je n'y songeais même pas; c'était l'objet ridi­cule. Le sot plaisir que j'avais de l'étaler à leurs yeux ne peut se décrire' . »

Siucère, à l'excès même, Rousseau en revenant sur son passé n'en réécrit pas moins son hlstoire du point de vue d'un homme qui a achevé - c'est son sentiment - sa course, du point de vue surtout de l'homme traqué, et détraqué, qu'il est devenu par la malice de ses semblables, mais et, peut-être avant tout, du poiut de vue d'un écrivain qui par le moyen même de son art peut revivre les moments de félicité qui l'ont autrefois enchanté. Raconter sa vie, c'est retrouver le temps perdu, c'est auss~ en s'en libérant, se ren-

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dre à même de jouir pleinement du pré­sent et trouver enfin « le bonheur qui n'a pas d'enseigne extérieure' ». La vie de Rousseau ne doit donc pas être appré­hendée umquement du point de vue de ses péripéties objectives, elles furent nom­breuses, mais aussi et surtout du point de vue de ses retournements intérieurs.

LES DÉSARROIS DE L'ENFANCE > « Ma naissance fut le premier de mes malheurs!» Si Jean-Jacques n'a pas connu sa mère, morte d'une fièvre puer­pérale quelques jours après sa naissance, il a gardé de son père une image positive : « tout ce que je peux avoir dans mon coeur, c'est à mon père que je le dois», remarque que tempère le souvemr de lec­tures faites en commun avec lui et qui le nourrirent trop précocement de pathé­tique et de passion romanesques. Rous­seau s'en souvient certainement lorsqu'il écrit dans l'Emile: « La lecture est le fléau de l'enfance"- » Une querelle avec un membre du Conseil ayant contraint Isaac Rousseau à s'éloigner de Genève, il place ses fils chez divers tuteurs. Pamù ceux-ci le pasteur Lambercier ajoué un rôle important, ou plutôt les deux fessées adnùmstrées, l'une par la soeur du pas­teur, l'autre par le pasteur lui-même. Avec la preITÙère, il découvre « dans la dou-

BIOGRAPHIE Biographies

28 juin 1712_ Naissance à Genève.

• L'homme qui croyait en l'homme, Jean-Jacques Rousseau, Marc-Vincent Howlett, Découvertes! Gallimard, 1989.

1750_ Discours sur les arts et les sciences est couronné par l'Académie de Dijon. 1755_ Discours sur l'origine et les fondements de /'inégalité parmi les hommes.

• Jean-Jacques Rousseau, Raymond Trousson, Tallandier, 2003. Commentaires

1760_ Publication de Julie • Anthropologie et politique. Les principes du systéme de Rousseau, Victor Goldschmidt, Vrin, 1974,

ou la Nouvelle Héloïse. 1762_ 11 mai: impression du Contrat social, suit celle de l'Emile. 9 juin : Rousseau, décrété de prise de corps, doit fuir la France.

rééd. 2000 .• Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Henri Gouhier, Vrin, 1983, rééd. 2000 .• Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Robert Derathé, Vrin, 1950, rééd. 2000 .• Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l'obstacle, Jean Starobinski, TEUGaliimard, 1971 .• Rousseau: une philosophie de l'âme,

2 juillet 1778_ Mort à Ermenonville. 1794_ Transfert solennel de cendres de Rousseau au Panthéon.

BIBLIOGRAPHIE Outre les éditions de poche ou scolaires, les cinq tomes des œuvres complètes (la correspondance exceptée) ont paru à La Pléiade. Paul Audi, Verdier, 2008.

« Le comprendre revient d'abord à voir comment toutes ces apparentes contradictions se sont nouées en lui»

leur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui [lui] avait laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver dere­chef par la même main4 ». La seconde lui fait faire à l'inverse l'expérience cruelle de la purùtion ÎI\Îuste ; il est châ­tié pour une faute qu'il n'a pas commise: avoir cassé le peigne de Mlle Lambercier. A treize ans, il est « placé» chez un gra­veur, Abel Ducommun, qui, du haut de ses vingt ans, ne sait pas se faire res­pecter autrement que par la brutalité. Résultat: n'en pouvant plus, au mois de décembre 1727, Jean-Jacques prend la fuite et rompt avec Genève.

LES DÉMONS DU " PETIT PILLARD SANS TALENT» > Passé en pays catholique, il est mis en contact avec Mme de Warens de six ans son aînée. Rencontre décisive. Le prenùer effet de cette rencontre fut sa conversion au catholicisme. Il envisage même d'être prêtre. Pendant quelques années, qu'il a considérées rétrospectivement comme

les plus heureuses de sa vie, celle qu'il appelle « Maman » chaperonne Rousseau, s'efforce de parfaire son éducation, se résolvant à le déniaiser alors qu'à vingt et un an Jean-Jacques, travaillé par son « tempérament ardent et lascif' » et sur­montant sa tinùdité maladive, risquait de tomber sous la coupe d'une femme moins attentionnée. Ses premières étreintes sexuelles avec « Maman» eurent pour lui un arrière-goût d'inceste6. Tour à tour secrétaire, professeur de musique, employé de maison, il se forme tout seul ou presque en dévorant les bibliothèques de ceux qu'il est amené à fréquenter tout en donnant libre cours à sa dromoma-me qui lui a fait dire bien plus tard : « Ma vie entière n'a guère été qu'une longue rêverie divisée en chapitres par mes pro­menades de chaque jour'. » Quoi qu'il en soit, le démon de la connaissance s'est emparé de lui. Tout en même temps que celui de plaire, ne tarde pas à se former aussi celui de l'ambition. Eloigné par sa protectrice qui semble lui préférer des »

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ROUSSEAU

» amants plus vigoureux, sinon moins sentimentaux, Jean-Jacques rêve de conquérir le vaste monde. Sorte de Rastignac au petit pied, il monte à Paris et intrigue sans grand succès pour se faire une place. Engagé un temps comme secrétaire privé de l'am­bassadeur de France à Veruse, iljoue les importants et affecte de se faire passer pour un personnage officiel.

Mais c'est surtout comme auteur de musique qu'il entend percer et, jusqu'à sa quarantième année, Rous­seau ne songea guère à faire autre chose qu'oeuvre de musicien. Le goût de la musique lui était venu de sa « tante Suzon » qui savait « une quan­tité prodigieuse d'airs et de chansons ». La musique rappelle à Rousseau le climat apaisé de l'enfance perdue, elle est ce langage du coeur et des affects que travestissent les tours des rhéteurs et des phllosophes. il a cultivé ce goût par l'étude au point d'inventer un système de nota­tion musicale. Diderot, qu'il a rencontré à Paris et qu'il adrrùre, et D'Alembert le chargent de rédiger les articles de l'Encyclopédie consacrés à la musique.

« La musique rappelle à Rousseau le climat apaisé de l'enfance perdue, elle est ce langage du cœur et des affects »

Mais Rousseau musicien se heurte à Jean­François Rameau, qui, en voyant le petit arriviste se pousser du col et tenter de le doubler auprès de La Pouplirùère, son mécène et l'une des plus grosses fortunes de France, l'accuse de plagiat et le traite de« petit pillard saus talent etsaus goût ». Ce sont là les prérrùces du différend qui s'est creusé par la suite entre Jean.Jacques et les Encyclopédistes. Le lien de Rous­seau avec la musique n'en demeure pas moins essentiel: quand il s'est agi pour lui de vivre de son travail (refusant les pen-

~ sions et les droits d'auteur qui eussent ~ alors pu faire de lui un homme aisé), c'est 12 de son travail de copiste de musique qu'il g a tiré ses revenus. Pour l'heure, Rousseau ffi prend conscience qu'il se perd à mesure

421HORS-SÉRIE LIRE

Rousseau vu comme l'un des pères de la Révolution française, tableau de Nicolas Henri Jeaurat de Bertry.

qu'il progresse dans le monde, travaillé par un divorce intérieur qui le pousse à convoiter une place dans un monde du luxe et de la luxure qu'en même temps il méprise.

Dans la vie de tous les grands philo­sophes, il est des moments privilégiés et des expériences singulières au cours des­quels ils s'affranchissent des influences et deviennent enfin eux-mêmes. I1une des lettres à Malesherbes, celle du 12 jan­vier 1762, et les Confessions relatent cette expérience fondamentale d'où toute la philosophie de Rousseau, et aussi tous les malheurs dont elle fut à ses yeux la cause, sortit. En octobre 1749, il va ren­dre visite à Diderot au château de Vincennes, où ce dernier est assigné à résidence à cause de la publication de la Lettre sur les aveugles. Sur le chemin, il lit dans Le Mercure de France le sl\Îet du concours de l'Académie de Dijon. Il s'agit de dire si le rétablissement des sciences et des arts (comprenez la Renaissance) contribua ou non à épurer les moeurs. « A l'instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. »Jean-Jacques décrit ainsi le retournement qui se produit en lui : « Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture; tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lurrùères ; des foules d'idées vives s'y pré­sentèrent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. »

Comme Céline attribuant au Voyage la cause de toutes ses infortunes ulté­rieures, Rousseau fait remonter les siennes à ce moment où il se résolut « à donner de l'essor à [ses 1 idées et de concourir au prix ». Basculement déci­sif qu'il dramatise rétrospectivement: « Dès cet instant, je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inévitable de cet instant d'égarement". » Lauréat du prix, lancé comme écrivain, il aurait pu se laisser griser par le succès, d'autant plus que, enfin, le musicien est reconnu. Son opéra, Le devin du viUage - dont il a dit à la fin de sa vie que « c'est ce que j'aime le rrùeux avoir fait» - est joué à Versailles et est apprécié par le roi et la cour. Tout autre que Rousseau aurait

joui des avantages d'une notoriété aussi soudaine que tardivement venue; pas Jean.Jacques, il a des vérités à dire, quand bien même elles dissiperaient les malen­tendus qui lui valent les honneurs de ceux­là même qu'il fustige.

LES CAUSES DE LA SERVITUDE HUMAINE > I1occasion de le faire lui est donnée à nouveau par l'Académie de Dijon qui met au concours, en novembre 1753, une autre question: « Quelle est la source de l'inégalité parrrù les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle? » Rousseau y répond par son Discours sur l'origine et lesfondements de l'inégalitéparrrù les hommes. On pourrait y lire le récit de l'his­toire de l'humanité qui, d'une nature « bonne» dans son état prirrùtif, se serait peu à peu dénaturée en se socialisant. Ce pourrait être même quelque projection de l'histoire personnelle de Rousseau: celle d'une dépravation qui, de l'enfant de Genève au naturel droit et qui voulait être pasteur, a fabriqué un « parvenu» mon­dain, arrivé à se faire un nom - par la grâce d'une dissertation - dans un monde d'iruquité. Ce serait manquer le raison­nement très rigoureux du Second Discours. Rousseau calque sa démarche sur celle des physiciens qui forgent « chaque jour» des hypothèses sur la «formation du monde ». Sa« science de l'homme» procède d'une méthode régres­sive où la nature de l'homme est dégagée par retranchements successifs. Son homme à l'état de nature est en fait un système de cofliectures - d'où la formule «commençons par écarter tous les faits » -, une fiction méthodologique « qui

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n'existe plus, qui n'a peut-être point existé et qui n'existera probablement jamais" ».

I1homme de la nature est né bon, mais stupide et borné. Physiquement plus vigoureux que l'homme civil, il possède deux qualités « métaphysiques » spéci­fiques : sa liberté qui fait qu'il peut s'écarter de l'instinct et la « perfectibi­lité», néologisme qui signifie que la nature humaine se caractérise par sa faculté d'altération au cours du temps. Ses deux passions fondamentales sont l'amour de soi, sorte d'instinct de conser­vation, et la pitié naturelle, sentiment de répugnance naturelle à voir souffiir autrui La raison et le langage, qui sont tradi­tionnellement les attributs métaphysiques inhérents à la nature de l'homme, sont des dispositions acquises. C'est donc avec le temps et avec la formation des pre­mières sociétés que l'homme est devenu un auimal intelligent. Mais il a parallèle­ment altéré profondément sa nature sen­sible : la socialisation, la division du tra­vail, l'apparition de la propriété ont radicalement modifié le système de ses passions. I1amour de soi a dégénéré en amour-propre, la pitié naturelle comme la voix de la conscience ont été recou­vertes par le déchainement de l'envie, de lajalousie de toutes les passions sociales.

LES CHEMINS DE LA LIBÉRATION > Aux diagnostics du Second Discours répondent les constructions « positives » de La Nouvelle Héloïse, de l'Emile et du Contrat social. Ces chefs-d' œuvre dif­fèrent quant à la forme - encore qu'on puisse bien lire l'Emile comme un Bildungsroman (un roman de formation), que le roman par lettres qu'est La Nouvelle Héloïse, au-delà de son sentimentalisme moral aujourd'hui peu audible, est par­semé de réflexions philosophlques, ou que la Profession defoi du vicaire savoyard, véritable exposé systématique de la pen­sée métaphysique de Rousseau, peut être lue à part de l'écrin que lui forme le traité d'éducation qu'est avant tout l'Emile. lis s'entre-appartiennent néanmoins par le contenu, car tous répondent à une même question: comment vivre droitement, en homme libre, dans un monde dominé par l'irùquité ? Pour les grandes monar­chies, la France par exemple, dans les­quelles les progrès de l'inégalité et la cor­ruption des mœurs rendent toute réforme politique illusoire, il est encore possible d'éduquer les individus - c'est

« Comment vivre droitement, en homme libre, dans un monde dominé par l'iniquité? »

le programme de l'Emile - ou de former des sociétés privées, comme celles des protagorustes de La Nouvelle Héloïse, où les considérations morales l'empor­tent sur la satisfaction des intérêts égoïstes. Pour les petites sociétés, for­mées de peuples proches de l'homme des « premières sociétés» - Rousseau cite en exemple la Corse, en Europe seul «pays "encore" capable de législationlO » - il y a le Contrat social.

Dans ce traité difficil""e ruet rigoureux, il décrit les conditions de l'établissement d'un pouvoir politique susceptible de

[JJréserver la liberté de chacun tout en le mettant dans la dépendance de tous: engager chacun à se soumettre à la volonté générale, qui ne s'exprime que par la loi et qui ne se confond pas avec la volonté de tous - c'est un des points difficiles du traité -, volonté générale qui seule donne autorité véritable à la loi et aux gouvernants chargés de veiller à son application. En rigueur, la volonté géné­rale ne diffère pas de la volonté parti­culière, car elle est encore la volonté de chacun en tant qu'il laisse parler en lui la voix du corps politique souverain dont il est, par le contrat, membre indivisible. Comme le vicaire savoyard demande à EIrùle d'écouter la voix de sa conscience - son instinct divin -, le contrat social exige du citoyen qu'il écoute celle de la volonté générale et qu'il ne se laisse pas troubler par l'opinion doIrùnante, les cliques, les brigues et les partis qui essaient de la pervertir. Utopique, cette démocratie directe? On pourrait le pen­ser si Rousseau n'avait pas consacré les deux derIÙers livres du Contrat social à exposer les conditions très restrictives qu'exige la mise en œuvre de constitu­tions fondées sur de tels principes.

Rousseau n'a pas transigé avec les puissances de son temps. Voltaire ne s'y est pas trompé, lui le concussionnaire et l'ami des despotes éclairés, qui voit dans le Discours sur l'inégalité « la phlloso­phle d'un gueux qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres » et il a poursuivi implacablement Rousseau avec la complicité des philosophes,

,

1 XVIW SIECLE

Holbach, Grimm, Helvétius. Pris entre le marteau de l'Encyclopédie et l'enclume des institutions ecclésiastiques - catho­lique comme protestante -, Rousseau est, pour l'Emile et le Contrat social, le 9 juin 1762, décrété de prise de corps par le parlement de Paris (autrement dit ordre est donné à toutes les autorités compé­tentes de l'arrêter).

L'INVENTEUR DE LA SENSIBILITÉ MODERNE > Le fugueur de Genève est devenu un fugitif: « Dans l'orage qui m'a submergé, mes livres ont servi de prétexte, mais c'était à ma personne qu'on en voulaitll » S'il a pu sombrer dans un délire de per­sécution, Rousseau a vraiment été l'objet d'une chasse à l'homme orgauisée. Il n'a d'autres moyens de se défendre que de s'expliquer. Il prend Dieu et l'humanité à témoin, ce sont les Confessions, puis un honnête homme imaginaire, ce sont les Dialogues, et lui-même enfm, et ce sont les Rêveries. C'est le moment de la réconciliation avec soi et avec la nature. Expérience de la paix enfin trouvée, il découvre à la fin de sa vie « un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière et rassem­bler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'ave­rur; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ru de peine, de désir ru de crainte que celui seul de notre existence, et que ce senti­ment seul puisse la remplir tout entière'2 ». Le farrùente de l'île Saint-Pierre sur le lac de Bienne, les extases qui emplissent son âme dans la pure récep­tivité de la sensation, sont les ultimes formes de cette vérité du cœur et du sen­timent intérieur, à laquelle Rousseau a consacré sa vie - vitam impendere vero (<< vouer sa vie au vrai ») était sa devise -qui fit de lui l'empêcheur d'éclairer en rond de ces Lurrùères qui libérèrent peut­être les hommes de leurs superstitions, mais ne réchauffèrent guère leur cœur.

• JEAN MONTENOT

1. Confessions ID. 2. Rêveries IX. 3. Emile. 4. Confessions L 5. Confessions V. 6. Confessions V. 7. Fragments autobiographiques, « Ebauches des Rêveries ». 8. Canfessions V. 9. Second Dis­COUTS, préface. 10. Du canU'at social. Il. Canfes­sions IX. 12. Rêve1ies, cinquième pmmenade.

LIRE HORS-SÉRIE/43

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1

ui est Denis Diderot? A la fois encyclopédiste, phi­losophe, médecin, dramaturge, théori­

cien du théâtre, conteur, épistolier, cri­tique d'art, il avait « en unejownée cent physionoITÙes diverses ... serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste ... » Barbey d'Aurevilly le traite d'« omelette soufflée» et raconte qu'il est « mort comme un chien, de trop­plein, après avoir diné » ; Barrès ne sup­porte pas ce que sa « phllosophle offre de sec, de pauvre et d'étriqué » ; Lagarde et Michard dénoncent son « penchant pour le matérialisme », comme s'il s'agis­sait d'une maladie honteuse ... En vérité, le penseur que les uIÙversitaires négli­gent, que détestent les enracinés, les mélancoliques et les conservateurs, mais que Michelet, après Voltaire, surnomme le « pantophile » - c'est-à-dire l'amou­reux de tout - est d'abord le meilleur anù du genre humain.

Né à Langres le 5 octobre 1713 - son grand-père est tanneur, son père cou­telier -, Diderot meurt à Paris, soixante

« Diderot signe avec l'Encyclopédie la naissance de la philosophie populaire»

44/HORS-SÉRIE LIRE

XVIIIe SIÈCLE

Il est l'auteur, avec d'Alembert, du premier ouvrage de philosophie populaire: l'Encyclopédie. Ce génie protéiforme a jonglé avec les genres littéraires, inventé la critique d'art et illustré par son œuvre et ses idées le siècle des Lumières.

et onze ans plus tard, après avoir vécu en libertin généreux et légué à l'huma­nité une œuvre gigantesque, indispen­sable et bigarrée. Ceux qui opposent la vie et le travail d'un philosophe comme on oppose le corps à l'esprit gagneraient à fréquenter assidûment les livres et le destin du « matérialiste radical». Plus turbulente que s)'l'>tématique, l'œuvre de Diderot est une totalité dis[larate, un chaos savant, dont toutes les variations - article, applogie, essai, lettre, pièce de t éâtre ou roman - reproduisent les caprices et leliagabond.ages de sa pen­sée, de Langres à Paris, de Vincennes à La Haye, de Paris à Saint-Pétersbourg ... Le phllosophe est un marcheur fidèle à lui-même et qui divague en pensant. Diderot se lit comme il a vécu, c'est­à-dire dans tous les sens, et ses livres, désordonnés, témoignent à chaque page d'une existence philosophique au sens le plus noble du terme.

• REPANDRE LA CONNAISSANCE > C'est en 1746 que Diderot rencontre d'Alembert, avec qui il accepte, l'année suivante, de prendre la direction de l'Encyclopédie. Partant du principe que le raisonnement sur les choses n'est pas moins difficile que le raisonnement sur les idées et qu'il faut nuire à la fausse hiérarchie qui oppose le beau à l'utile, Diderot signe avec l'Encyclopédie l'acte de naissance de la philosophie popu­laire : « S'il arrive qu'une invention favo­rable au progrès des sciences et des arts parvienne jusqu'à ma connaissance, je

brûle de la divulguer. » L'ouvrage, per­sécuté, interdit, brûlé, censuré par son propre éditeur, abandonné en cours de route par d'Alembert et qui a occupé mille ouvriers pendant vingt-cinq ans, connaîtra six éditions différentes et sera vendu à vingt-quatre mille exemplaires avant 1789. Par l'usage des planches qui en fait un spectacle et le joyeux désor­dre qui la compose, l'Encyclopédie est bien ce « tableau général des efforts de l'esprit humain dans tous les genres et dans tous les siècles», et elle répand la connaissance jusque chez les démuIÙs, donnant par là même au savoir ses let­tres de noblesse.

LE MATÉRIALISME EST UN HUMANISME > En 1749, la publication de la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient marque l'entrée de Diderot sur la scène philosophique. Elle incarne l'athéisme radical, ce qui vaut, par consé­quent, à son auteur d'être aussitôt empri­sonné à Vincennes. L'aveugle-né du Puiseaux, preIIÙer des trois personnages de la Lettre, n'aborde le monde que sous la catégorie de l'utilité, le représentant du pouvoir ne l'impressionne pas plus que son semblable et la beauté passe, pour lui, par la peau, l'embonpoint, l'ha­leine et le charme de la voix. Loin d'être un enfermement, la cécité libère - en toute matière - l'homme de la soumis­sion à l'autorité, comme de l'existence de Dieu. Diderot fait valoir l'empirisme comme modèle de connaissance et jette les bases d'un uIÙvers où l'homme n'est

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que l'élément parnù d'autres d'une tota­lité matérielle, chaotique, aléatoire et

, . precaIre.

Pourtant, quoique délaissée par le divin, la matière n'est pas insensible mais active et capable d'organisation. Dans l'article « Animal » de l'Encyclopédie, Diderot affirme la continuité de la nature, du minéral au vivant et à la pen­sée: « Nous-mêmes à ne considérer que la partie matérielle de notre être, nous ne sommes au-dessus des animaux que par quelques rapports de plus, tels que ceux que nous donnent la langue et la main ... » Dans cette perspective, l'esprit n'est que l'idée du corps, à l'image du mathématicien qui éjacule, dans Le rêve de d'Alembert, en déclarant que « tout change, tout passe, il n'y a que le tout qui reste ». Autrement dit, le géomètre n'a pas tort, mais il faut tempérer la froideur rationnelle par l'intuition savoureuse d'une unité biologique fondamentale. Diderot, descendant de Lucrèce et père de Lamarck, croit à la génération spon­tanée et fait coexister une vision méca­niste de la nature et une théorie de la sensibilité qui préfigurent ce qu'on appel­lera ensuite le « vitalisme». La synony­mie de la matière et du mouvement explique l'admiration éperdue que lui

BIOGRAPHIE 5 octobre 1713. Naissance à Langres. 1 733-1743. Vie de bohème : Diderot exerce différents métiers, allant même jusqu'à rédiger des sermons. 1743. Epouse Antoinette Champion, contre l'avis de son père. 1749. Est emprisonné à Vincennes pour avoir publié la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient. 1753. Naissance de Marie-Angélique, le seul de ses quatre enfants qui ait survécu et qui deviendra plus tard son biographe. 1755. Rrencontre Sophie Volland, maîtresse, confidente et amie, avec qui il entretient une relation épistolaire assidue. 1751-1757. Publication des sept premiers volumes de l'Encyclopédie. 1 762. Le neveu de Rameau (publié en 1891).

1769. Le rêve de d'Alembert. 1 773. La religieuse et Jacques le Fataliste. 31 juillet 1784. Mort à Paris.

BIBLIOGRAPHIE • Contes et romans, La Pléiade/Gallimard, 2004 .• Album Diderot, iconographie choisie et commentée par Michel Delon, La Pléiade/ Gallimard, 2004. • Diderot ou le matérialisme enchanté, Elisalbeth de Fontenay, Grasset, 2001 .• Diderot, tex1es et débats de Jean-Claude Bonnet, Le Uvre de poche, 1984. • Œuvres de Diderot, édition en cinq volumes étalblie par L. Versini, Bouquins/Robert Laffont, 1994-1997 .• Diderot ou la philosophie de la séduction, Eric-Emmanuel Schmitt, Albin Michel, 1997.

« Ses livres témoignent d'une existence philosophique au sens le plus noble du terme»

porte Goethe - à ceci près que l'Alle­mand continue de croire en Dieu et aux mystères. D'Alembert est mathémati­cien, mais Diderot est féru de médecine: il veut échapper au piège de la pure rationalité qui oublie l'expérience sen­sible et invite finalement à croire, en guise de vie, à la chimère d'une âme que le corps n'affecte pas. D'où l'importance qu'il y a à réhabiliter la chair sous la forme et à inscrire tout entière l'exis­tence de l'homme dans la nature ...

L'AMOUR PHILOSOPHE > Ainsi, Diderot accomplit la prouesse d'être matérialiste et humaniste à la fois. L'homme est « le terme unique d'où il faut partir, et auquel il faut tout rame­ner ». Celui-ci n'est donc pas le centre d'une création harmonieuse mais un corps vivant parnù d'autres, ce qui fait de sa « liberté» un mot vide de sens. Mais Diderot est de ceux qui, pourtant,

s'attaquent aux cultes liberticides, aux régimes despotiques, et entendent, par la connaissance, «affranchir» les hommes, au sens usuel de « libérer », comme au sens argotique de « mettre au courant' ». La soumission réelle de l'homme faussement libre aux nécessi­tés de la nature est contrebalancée par une stratégie de libération. Même si le libre arbitre n'existe pas, la liberté est le devoir de chacun, et elle consiste à connaître les lois de la nature et à pro­gresser par la science et la politique.

Tenté dans l'enfance par un destin religieux, Diderot préfère bientôt la fré­quentation parisienne des actrices et des cafés, et devient l'adversaire impitoya-ble de la tradition catholique qui prône, depuis saint Jean, la mortification et la haine du monde : «N'aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui. 2 » »

LIRE HORS-SÉRIE/45

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DIDEROT

» Chacune des innombrables maîtresses de Diderot lui rappelle qu'« il y a un peu de testicule au fond de nos sentiments les plus sublimes et de notre tendresse la plus épurée3 ». Maîs celui que Barbey qualifiait de « déjection derrùère ... infé­rieur aux ouvriers des dégoûtantes besognes » refuse, dans le même temps, qu'on réduise « à quelques gouttes d'un fluide versées voluptueusement la passion la plus féconde en actions cri­minelles et vertueuses ».

En réalité, l'intérêt de Diderot pour le corps est moins grivois que médical. Dès l'article « Affection » de l'Encyclo­pédie, il donne l'exemple d'une jeune fille dont les règles sont perturbées par une « dévotion outrée » ; l'attention qu'il porte aux ravages de la vie conventuelle sur les appétits relève de l'analyse des liens entre l'âme et le corps. Les œuvres de Diderot - des Bijoux indiscrets à La religieuse en passant notamment par l'article « Célibat » où il propose d'ins­tituer le mariage des prêtres - sont une déclaration de guerre à toutes les formes prises par la pulsion de mort dans les rapports amoureux: « Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles reli­gion; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle t'empêche de goûter un plai­sir innocent auquel nature, la souveraine

« Diderot devient l'adversaire impitoyable de la tradition catholique quiprône la mortification»

maîtresse, nous invite tous '» L'im­portant est de savoir s 'abandonner aux nécessités vitales ; manger, boire et faire l'amour sont des activités moralement neutres. Si le philosophe se méfie des prostituées, c'est par crainte de la vérole.

Dans La religieuse, Diderot décou­vre que, sous l'effet de la répression des sentiments naturels, l'amour se change en détestation et l'autorité en despo­tisme. Le corps que l'ascèse dénature fait de nous des monstres. Les cris, les sou­pirs et les orgasmes des religieuses font de ce texte la version romanesque du phénomène hystérique : « Placez un homme dans une forêt, il y deviendra féroce; dans un cloître, où l'idée de nécessité se joint à celle de servitude, c'est pis encore ... »

L'atelier de l'Académie, gravure de Benoît-Louis Prévost (1747-1804).

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C'est parce qu'il est vertueux que Diderot est irréligieux; la morale n'est pas fondée en Dieu, mais résumée dans la capacité à éprouver spontanément « à l'aspect de l'injustice, une révolte qu'on ne saurait s'expliquer à soi-même ». La vertu se passe de principes: « C'est donc vous qui ne croyez rien? - Moi-même. ­Cependant votre morale est d'un croyant. - Pourquoi non, quand il est honnête homme? - Et cette morale-là, vous la pratiquez? - De mon mieux. -Que gagnez-vous donc à ne pas croire? - Rien du tout, Madame la Maréchale. Est.çe qu'on croit parce qu'il y a quelque chose à gagner? 5 »

--LE THEATRE VIVANT > De son propre aveu, Diderot a tou­jours hésité « entre la Sorbonne et la Comédie ». Après avoir écrit Le fils naturel et les Entretiens sur le fils natu­rel (1757), puis Le père de famille et le Discours sur la poésie dramatique (1758), Diderot achève en 1777 le Paradoxe sur le comédien, où il montre que le talent du comédien repose sur l'aptitude à contrefaire les émotions sans les éprouver, à la façon de Rameau qui mime à la suite la quasi-totalité des atti­tudes humaines: « Un grand comédien n'est ru un piano-forte, ni une harpe, ru

- -'-- -,

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un clavecin, ni un violon, ni un violon­celle; il n'a point d'accord qui lui soit propre, mais il prend l'accord et le ton qui conviennent à sa partie, et il sait se prêter à toutes. » Le comédien n'a aucun caractère. C'est pourquoi il peut tous les incarner. Si les pièces de Diderot sont un échec (à l'exception de Est-il bon? Est-il méchant? écrit en une nuit), la théorie qu'il en donne n'est pas sans rap­peler Beaumarchais, et les romans du philosophe doivent à leur allure théâ­trale d'être tous des chefs-d'oeuvre.

Diderot est l'inventeur de la « tragédie domestique et bourgeoise». Partant du principe qu'il n'y a pas d'intérêt au théâ­tre sans la possibilité d'une identification du spectateur au s\lÎet dramatique, le dra­maturge use de décors et de costumes ordinaires, remplace les vers par la prose et les tirades par des «tableaux », demande aux comédiens d'insister sur « la voix, le geste, l'action [ ... ] ce qui nous

« n excelle à rompre le fil de la narration età laisser les questions en suspens »

frappe surtout dans le spectacle des grandes passions», et entend par-dessus tout rétablir le théâtre dans sa fonction sociale, en référence au modèle antique. Il faut arracher la scène au mythe de la déclamation pour susciter chez le spec­tateur non pas le « battement de mains qui se fait entendre subitement après un vers éclatant, mais ce soupir profond qui part de l'âme après la contrainte d'un long silence et qui la soulage" ». Une fois n'est pas coutume: Diderot dramaturge, c'est l'anti-Voltaire.

Instruit par les menaces et l'empri­sonnement, Diderot renonce à publier ses chefs-d'oeuvre de son vivant, que ce soient La religieuse, Jacques le Fataliste, ou encore Le neveu de Rameau, dont le XIX' siècle n'a connu, jusqu'en 1891 (date à laquelle on retrou­va par hasard, sur les quais, le manuscrit sous sa dernière forme), que la traduc­tion française de la traduction allemande du texte original que Goethe avait faite en 1805 ...

« n entend rétablir le théâtre dans safonction sociale, en référence au modèle antique »

Selon Barbey, « Diderot, en phlloso­phle, n'est personne» ; il serait plus juste de dire que le philosophe est tout le monde. Dans Le neveu de Rameau, le dialogue entre MOI (le philosophe) et LUI (Rameau) donne à la conversation l'allure d'un dialogue intérieur où le pen­seur se souvient toujours, à la [m d'une phrase, d'envisager la vérité opposée. S'il s'interroge sur la raison, c'est « du fond même de la déraison' », s'il pro­gresse dans ses livres, c'est en gamba­dant : « Un homme jette un mot qu'il détache de ce qui a précédé et suivi dans sa tête; un autre en fait autant; et puis attrape qui pourra 8 » Diderot excelle à rompre le fil de la narration et à laisser les questions en suspens comme autant d'invitations à penser par soi-même. Chaque idée est une trouvaille qui sur­git à la faveur d'un dialogue ou d'une rêverie : «Mes idées, ce sont mes catins. »

DIDEROT CONTRE SAINTE-BEUVE > A la linéariœ d'une démonstration ou d'un récit encadré ar un commence­ment et une [m, Diderot 0I> ose le dés­ordre de la digression, et donne à l'art tfiéâtral de la conversation la fâcfie d'énoncer ar hasard et sur un ton badin les problèmes importants, ce dont témoigne l'ouverture magistrale et parodique de Jacques le Fatalisle : « Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du lieu le plus pro­chain. Où allaient-ils? Est-ce que l'on sait où l'on va ? » Sous le désordre appa­rent, le propos est si clair qu'il en est lumineux.

C'est en peintre que Diderot décrit ses personnages et c'est en poète qu'il se penche sur la peinture: « Soyez sûr qu'un peintre se montre dans son

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1 XVIW SIECLE

ouvrage autant et plus qu'un littérateur dans le sien.9 » Dans les articles « Beau» et « Composition» de l'Encyclopédie, Diderot conserve encore une conception assez classique de l'art, dont il reprend les thèses sur l'urùté et la symétrie. Mais dans les neuf Salons, le critique d'art éla­bore une théorie matérialiste de la beauté qui en fait le porte-parole d'une esthétique anti-puritaine. De même que la matière est active et se transforme sans cesse, le génie du peintre est de convertir la chlnùe « des terres, des sucs de plantes, des calcinés, des pierres broyées, des chaux métalliques» en « de la chair, de la laine, du sang, la lurrùère du soleil et l'air de l'atmosphère ». Les sens ne nous livrent aucune autre vérité que nos impressions, l'eI\Îeu de la pein­ture est donc non pas de représenter la vérité absolue de l'objet, la forme par­faite, mais plutôt l'accord improbable des sensations qui déterminent la per­ception, le plaisir, le déplaisir et l'illu-

• SIOn.

En d'autres termes, les contours comptent moins que les couleurs: si le dessin informe les êtres, le coloris leur donne la vie. En ce sens, aucun peintre n'égale à ses yeux le talent de Chardin : « C'est celui-là qui ne connaît guère de couleurs amies, de couleurs ennemies! S'il est vrai, comme disent les philo­sophes, qu'il n'y a de réel que nos sen­sations ... qu'ils m'apprennent, ces phl­losophes, quelle différence il y a pour eux entre le Créateur et toi. 10 » Sainte­Beuve, plus tard, le lui reprochera: « Le sensuel chez Diderot revient toujours à travers l'art: c'est là son côté faible, son côté bas, son côté de satyre." »C'est dire si, en esthétique comme ailleurs, la somptueuse exubérance de Diderot fait de lui, comme l'écrit Elisabeth de Fontenay, « précisément l'avant-garde qui aujourd'hui nous fait défaut12 ».

• RAPHAËL ENTHOVEN

1. Elisabeth de Fontenay, Did.mut ou le matéJia­lisme enchanté, Grasset, 2001. 2. Saint Jean, Première épître. 3. Lettre à Damilaville du 3 novembre 1760. 4. Supplément au Voyage de Bougainville. 5. Entretien d'un philosophe avec la Maréchale de .... 6. Discours sur la poésie dramatique. 7. L'expression est de Michel Foucault, in Histoire de la folie à l'âge classique, 1976. 8. Lettre à Sophie Volland, du 20 octobre 1760.9. Essai sur la peinture. 10. Salon de 1765. Il. Manuscrit cité par R. Fayolle in Sainte-Beuve et le XVIIIe siècle. 12. Elisabeth de Fontenay, Dide1ut ou le matérialisme enchanté, Grasset, 2001.

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« était bien lui, la plus forte tête commer­ciale et littéraire du XIX' siècle; lui, le cerveau poétique

tapissé de chiffres comme le cabinet d'un financier; c'était bien lui, l'homme aux faillites mythologiques, aux entre­prises hyperboliques et fantasmago­riques dont il oublie toujours d'allumer la lanterne; le grand pourchasseur de rêves, sans cesse à la recherche de l'ab­solu ; lui, le personnage le plus curieux, le plus cocasse, le plus intéressant et le plus vaniteux des personnages de La comédie humaine, lui, cet original aussi insupportable dans la vie que déli­cieux dans ses écrits, ce gros enfant bouffi de gérue et de vanité, qui a tant de qualités et tant de travers que l'on hésite à retrancher les uns de peur de perdre les autres, et de gâter ainsi cette incor­rigible et fatale monstruosité! » Le jeune poète émacié, le critique désargenté à l'humour sardonique qui, dans le Corsaire-Satan du 24 novembre 1845, croque sous couvert d'anonymat un Balzac alors au sommet de sa carrière n'est autre que Charles Baudelaire.

A propos de Balzac, difficile d'éviter l'exagération et les raccourcis: il est excessif en tout, surtout dans le travail. Enorme, puissant, jovial, prométhéen,

« La mission de l'art n'est pas de copier la nature mais de l'exprimer»

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XlxeSIÈCLE

Aussi génial que vaniteux, épris d'absolu, Honoré de Balzac a eu une vie dont les bas sont aussi que les hauts. Uauteur de La comédie humaine est le premier écrivain à s'être juré de dépeindre toutes les passions, toutes les sociétés.

herculéen, truculent, rabelaisien, etc. Ce dernier qualificatif est répété à l'envi depuis le Balzac de Théophlle Gautier (1859). Ce rapprochement ne lui aurait pas déplu, lui qui tenait Rabelais, son « digne compatriote », pour« l'esternel honneur de Tourayne ». Balzac a même écrit des Contes drolatiques (1832-1833-1837) en hommage au maître des pan­tagruéliens. Balzac, qui s'est gardé de les intégrer à La comédie humaine, les avait rédigés pour rompre avec la sinis­trose affectée des romantiques, les exis­tentialistes de l'époque, pour répondre aussi à l'épidéfiÙe de choléra qui fit treize mille victimes à Paris en avril 1832 : « Le rire est un besoin de la France.' » Pour autant Balzac n'a pas été ce « gros indé­cent» que fustige une George Sand peu réceptive à ces ribauderies. 1 est, au contraire, de ces rares écrivains qui ont réussi à combler le fossé entre la créa­tion littéraire et la littératur populaire.

Balzac ne cesse de se projeter à l'ex­térieur. Ainsi, il s'est décrit physiquement à diverses reprises, sous les traits de ses personnages: Albert Savarus dans le roman du même nom, David Séchard dans les IUusions perdues ou WIlfrid dans Séraphita. Louis Lambert dans une nou­velle philosophique du même nom et Raphaël de Valentin, héros principal de La peau de chagrin, ont entrepris, comme lui, de rédiger un « traité de la volonté». On trouve un peu de Balzac dans la figure de l'ambitieux Rastignac ou dans celle, plus inquiétante, de ce monstre de Vautrin : «Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infuùes de sa vie possible.' »

Lorsqu'en dehors de ses romans il parle de lui-même, Balzac incline à se

comparer aux plus grands. Ce tour emphatique lui vient lorsqu'il veut épa­ter une femme. Témoin, la lettre du 6 février 1844 à «l'Etrangère », la fameuse Mme Hanska, future Eveline de Balzac: « Quatre hommes auront eu une vie immense: Napoléon, Cuvier, O'Connell, et je veux être le quatrième. Le premier a vécu de la vie de l'Europe; il s'est inoculé des armées; le second a épousé le globe; le troisième s'est incarné un peuple; moi, j'aurai porté une société tout entière dans ma tête. » De fait, Balzac a su créer des personnages romanesques et leur conférer une exis­tence si spécifique que certains sont devenus des archétypes. Le monde où évoluent ces figures romanesques devient celui de son Grand Œuvre, qu'en 1842 il intitule, en hommage à Dante, l'auteur de La divine comédie, La comé­die humaine. Les proscrits, le plus reculé dans le temps de ses récits et dont l'action se déroule dans le Paris de 1308, voient Dante deverur lui-même un per­sonnage de La comédie humaine.

DES PERSONNAGES REPARAISSANTS > L'entreprise balzacienne avait sa nécessité externe: rembourser sa « dette flottante ». En reprenant certaines oeuvres déjà publiées et en établissant un programme d'oeuvres à écrire, La comédie humaine était censée libé­rer Balzac de ses créanciers. Mais l'en­treprise répond surtout à une nécessité interne: la découverte d'un principe d'écriture propre à Balzac, celui des «personnages reparaissants ». D'un roman à l'autre, ils sont au service de l'idée générale qu'il existe des espèces

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sociales à l'instar des espèces zoolo­giques. « Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avo­cat, un oisif, un savant, un homme d'Etat, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considéra­bles que celles qui distinguent le loup, le lion, l'âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis. » C'est entre 1830 et 1842 que prennent corps les principes de l'œuvre, typiques du roman balzacien.

" LES MILLE ET UNE NUITS DE L'OCCIDENT" > I1idée du retour des personnages lui est venue un matin de 18333. Balzac se précipite chez sa sœur, Laure de Surville, et expose le plan d'ensemble de son œuvre à venir: « Saluez-moi car je suis tout simplement en train de devenir un gérue ! » Une longue lettre à l'Etrangère datée du 26 octobre 1834 détaille les intuitions fondamentales de l'écrivain. « Les Etudes de mœurs représenteront tous les effets sociaux sans que ni une situation de la vie, ni une physiononùe, ni un caractère d'homme ou de femme,

BIOGRAPHIE 20 mai 1799_ Naissance à Tours. 1816. Clerc de notaire. 1828. Se lance dans l'imprimerie. 1829. Parution des Chouans. Sa Physiologie du mariage l'introduit dans les salons littéraires. 1831. La peau de chagrin. 1833. Eugénie Grandet. 1834. Reprend La Chronique de Paris sans succès. 1836. Le lys dans la vallée. 1837. Illusions perdues, 1. 1839. Illusions perdues, II. 1840. Fonde La Revue parisienne : nouvel échec. 1843. Illusions perdues, III. 1845. Elabore le plan de La comédie humaine. 1850. Mariage avec Eveline Hanska. 18 août: mort à Paris.

BIBLIOGRAPHIE Sur Balzac

• La comédie humaine de Balzac, Gérard Gengembre, Pocket, 2004. • Le monde de Balzac, Pierre Barbéris, Kimé, rééd. 1999. • Prométhée ou la vie de Balzac, André Maurois, Robert Laffont, 1993. • Balzac, le roman de sa vie, Stefan Zweig, Albin Michel, 2000.

« Balzac est excessif en tout: énorme, puissant, jovial, prométhéen, herculéen, truculent et rabelaisien»

ni une manière de vivre ni une profes­sion, ru une zone sociale, ru un pays fran­çais, ru quoi que ce soit de l'enfance, de la vieillesse, de l'âge mûr, de la politique, de la justice ait été oublié. » Il s'agit de « reproduire toutes les figures et toutes les positions sociales » et de donner « une exacte représentation de la société dans tous ses effets». « Ces individua­lités typisées» doivent être complétées par « les types individualisés ». C'est la seconde assise de l'édifice: les Etudes philosophiques. Le regard de l'effet se déplace vers les causes: «Je dirai pour­quoi les sentiments et pour quoi la vie. » Enfin après les effets et les causes, les Etudes analytiques sont censées dévoi­ler les principes. «Ainsi, l'homme, la société, l'humarùté seront décrits, jugés, analysés [ ... ] dans une œuvre qui sera

comme Les Milk et Une Nuits de l'Occi­dent. » De cette archltecture grandiose sort Le père Goriot (1835), prenùer roman à appliquer le principe du retour des personnages.

A s'en tenir au projet irùtial, La comé­die humaine devait comporter 137 ou­vrages et trois à quatre mille person­nages. Balzac n'en a écrit, sans tous les terminer, « que » 91, et 2 504 person­nages ou groupes de personnages dont 573 apparaissent plusieurs fois. Cer­taines figures se détachent: les héros balzaciens, comme autant de chevilles entre les différents romans. Parmi les plus célèbres, Eugène de Rastignac (qui apparaît vingt-cinq fois) , Lucien de Rubempré et Vautrin dont Balzac écrit, dans la préface à Splendeurs et misères des courtisanes, qu'il est « une espèce »

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BALZAC

» de colonne vertébrale qui, par son hor­rible influence, relie Le père Gariat à Illusions perdues, et Illusions perdues à [Splendeurs] ». Tous sont pris dans un réseau foisonnant d'intrigues et de décors d'une société dont Balzac se veut le « secrétaire ».

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UN RASTI.GNAC NAIF .. MAL AIME PAR SA MERE > Le monde dans lequel le jeune Balzac a grandi est bien ce théâtre où pullulent des Rastignac, des Nucingen et des Vautrin prêts à tout pour arriver. Comme ses modèles, imaginaires ou réels, comme tous ceux de sa génération, Balzac voulait « être célèbre et être aimé» et satisfaire une ambition nour­rie des récits des exploits glorieux du premier des napoléonides. Ses débuts furent laborieux. Il garde par-devers lui projets de traité de philosophie et pièces de théâtre. Ses premières œuvres nar­ratives publiées sous pseudonyme, sans être toutes des « cochonneries litté­raires », ont davantage suscité de contro­verses que convaincu"

Or Balzac n'est pas Baudelaire. Il ne croit pas à la littérature comme à une religion nouvelle et ne la conçoit pas comme le seul débouché de son gérùe. Il n'est pas non plus Flaubert qui se retire à Croisset pour polir ses chefs-

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« Pour Balzac, la vie ne se limite pas à la littérature. R tente d'autres voies et s'improvise • • lmpnmeur»

d'œuvre. Pour Honoré, les chemins de sa gloire sont ceux de la vie. Et la vie ne se linùte pas à la littérature. C'est pour­quoi il tente d'autres voies. Il s'impro­vise imprimeur (1828), fait faillite et s'endette pour le restant de sa vie. Après quoi il se fait journaliste et connaît quelque succès. il se croit aussi homme d'affaires. Il pense pouvoir faire fortune en se lançant dans l'exploitation de mines argentifères en Sardaigne (1838) ou en plantant sous serre dans sa pro­priété de Ville d'Avray« cent mille pieds d'ananas ». Tocades et extravagances qui creusent la dette et le poussent à « faire génùr les presses ». Les premiers succès luî procurant quelques illusions d'aisance, on le voit courir les anti­quaires et acheter à crédit tout un bric­à-brac de bibelots, d'attrape-nigauds et d'antiquités presque toujours fausses!

Caricature de Balzac par Jules Platier, parue dans La Mode, 15 mars 1843.

Dans ces lubies, Balzac a le plus sou­vent bénéficié de l'appui de femmes dont il fut l'amant et qui compensaient un manque d'affection maternelle. On retiendra la « Dilecta », Mme de Berny, rencontrée en 1822. Cette mère de neuf enfants lui prodigue les conseils néces­saires pour faire carrière dans le monde . La duchesse d'Abrantès finissante, veuve du maréchal Junot, le renseigne sur les hauts personnages de l'Empire. Et surtout, la fameuse Mme Hanska, avec qui Balzac entretient, à partir de 1832, une relation d'abord épistolaire, puis une liaison épisodique. Devenue veuve du comte Hanski en 1841, elle consent à épouser Balzac peu avant de la mort de celuî-ci.

" JE NE VEUX PAS VIVRE SOUS LA RÉPUBLIQUE» > Balzac est politiquement un conser­vateur. il a peur du peuple dont les mou­vements profonds n'annoncent à ses yeux rien de bon. «I1audace avec laquelle le Communisme, cette logique vivante de la démocratie, attaque la Société dans l'ordre mora~ annonce que, dès aujourd'hui, le Samson populaire devenu prudent sape les colonnes sociales dans la cave, au lieu de les secouer dans la salle du festin», lit-on dans Les paysans. Ce roman inachevé, paru en 1844, se propose « d'aller au fond des campagnes étudier la conspi­ration permanente de ceux quî se croient les forts, du paysan contre le riche ». Personnage symptomatique de cette vision du peuple et des pauvres, la figure du père Fourchon, ancien fermier et propriétaire déclassé: « Ouvrier buveur et paresseux, méchant et hargneux, capable de tout comme les gens du peu­ple qui, d'une sorte d'aisance, retombent dans la misère. Cet homme que ses connaissances pratiques, la lecture et la science de l'écriture mettaient au-dessus des autres paysans, mais que ses vices tenaient au-dessous des mendiants ... »

Fourchon, margin~ déviant, perdu de vices, quî ne cesse d'intriguer contre les riches, incarne aux yeux de Balzac toute la paysannerie un peu comme le « sau­vageon » ou le « beur» seraient les sym­boles de la banlieue d'al1Îourd'hui. Balzac réactionnaire au point qu'il s'est inventé sa particule. Noblesse de pacotille sans doute! Noblesse de plume qui vaut celles de la naissance, de l'argent ou de l'épée. Malgré d'autres influences, celle de

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Rousseau notamment, Balzac demeure un héritier de la pensée contre-révolutiormaire des Joseph de Maistre et des Louis de Bonald. La crYl'Ylédie humaine a été écrite « à la lueur de deux vérités éternelles: la Religion, la Monarchle ».

LE RÉVOLUTIONNAIRE MALGRÉ LUI > Mais Balzac n'épargne pas pour autant la « bourgeoisie de province, si grassement satisfaite d'elle-même », ces gens qui « se [croient] le plexus solaire de la France». Le monarchiste forcené a donné aux révolutionnaires de tout poil la description la plus fine, la critique la moins complaisante de la société bourgeoise en train d' imposer son modèle: « Qu'est-ce que la France de 1840 ? Un pays exclusivement occupé d'intérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience où le pouvoir politique n'élève que les médiocrités, où la force brutale (sic) est devenue nécessaire contre les violences populaires et où la discussion étendue aux moindres choses étouffe toute action du corps politique, où l'argent domine toutes les questions, où l'individualisme, produit horrible de la division des héritages qui supprime la fallÙlle, dévorera tout, même la nation que l'égoïsme livrera quelque jour à l'in­vasion. » Ecrivain réactionnaire soit, mais en cela même écrivain révolution­naire. Paul Lafargue, le gendre de Marx, dans ses Souvenirs persrmnels sur Kan Marx, rapporte que celui-ci « avait une telle adrrùration pour Balzac qu'il se pro­posait d'écrire un ouvrage critique sur La comédie humaine dès qu'il aurait ter-. , ,.. mme son œuvre economlque ».

De fait, La comédie humaine dévoile les rouages d'une société régie par la quête sans frein de l'argent et du pro­fit. Les futurs golden boys feraient leur miel de cette remarque de Balzac expli­quant pourquoi l'habile Nucingen se tire toujours des coups tordus: « Les lois sont des toiles d'araignée à travers les­quelles passent les grosses mouches et

« La mission de l'art n'est pas de copier la nature mais de l'exprimer»

où restent les plus petites. » En lisant les Illusions perdues (1837), ils pourront comprendre l'échec de l'imprimeur David Séchard qui, bien qu'inventeur d'un procédé qui aurait pu (dû) lui per­mettre de faire fortune, fillit spolié par ses concurrents, les ignobles frères Cointet qui ont, eux, le sens des affaires. Rien n'est plus utile enfin que de médi­ter le destin du parfumeur César Birotteau, martyr de la probité. Humble et honnête boutiquier, il s'est élevé par le travail. Mais il a eu le malheur de se vouloir puissant commerçant, alors que « comme tous les gens du petit com­merce parisien, [il ignore ] les mœurs et les hommes de la haute banque» : funeste erreur qu'il lui faudra expier tel un « Socrate bête buvant dans l'ombre et goutte à goutte sa ciguë ».

"ARCHÉOLOGUE DU MOBILIER SOCIAL» > Avec Balzac, pour la première fois dans notre littérature, les personnages romanesques sont décrits par le menu. Leurs habits, leurs mises, la couleur de leurs cheveux, rien n'échappe au regard de cet adepte de la physiognomollie. Il a le sens du détail et de l'image, en atteste la célèbre description de la pen­sion de Mme Vauquer dans Le père Goriot. Balzac sait à merveille incorpo­rer personnages et lieux, faire de l'un l'expression de l'autre. Précisément de Mme Vauquer : « Toute sa personne explique la pension comme la pension implique sa personne. »

Les héros balzaciens tiennent de la monade leibnizienne : ils sont autant de IlÙroirs de l'univers balzacien. A ce titre, ils sont autant de succédanés de l'écri­vain dont Balzac nous dit qu'il se doit « d'avoir en lui je ne sais quel miroir concentrique où, suivant sa fantaisie , l'univers vient se réfléchir ». Balzac, « archéologue du mobilier social », « no menclateur des passions », « secré­taire du dix-neuvième siècle », a pour­tant été considéré comme un maître du réalisme en littérature! Ce poncif de l'hlstoire littéraire n'est pas sans fonde­ments même si le terme de « réalisme » est flou et anachronique puisqu'il n'est apparu pour désigner une école littéraire qu'en 1857, après la mort de Balzac donc, sous la plume de Champfleury. Certes, celui-ci fut trois mois durant l'amant ... d'Eve, la veuve de Balzac. Il est néan­moins juste de reconnaître à Balzac

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1 Xlxe SIECLE

d'avoir pris le parti de dire les choses telles qu'elles sont. Son refus d'exclure de la création littéraire des images et des thèmes que la bienséance et l'élégance auraient rejetés comme grossiers, popu­laires, faciles même, lui a sans doute coûté, en 1849, son élection à l'AcadéllÙe française. Balzac, alors presque mori­bond, ne sera pas Immortel.

UN RÉALISME FANTASTIQUE > Quoi qu'il en soit, Balzac « réaliste» ne se contente pas d'imiter le réel. Dans Le chef-d'œuvre inconnu, il précise sa méthode: « La IlÙssion de l'art n 'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer. [ ... ] Nous avons à saisir l'esprit, l'âme, la physionomie des choses et des êtres. » Dans la toute première préface à La peau de chagrin, Balzac se repré­sente les écrivains comme des voyants qui inventent le vrai : « Il se passe chez les poètes ou les écrivains réellement philosophiques un phénomène moral, inexplicable, inoui, dont la science peut difficilement rendre compte. C'est une sorte de seconde vue qui leur permet de deviner la vérité de toutes les situations possibles; ou mieux encore, je ne sais quelle puissance qui les transporte là où ils doivent être, où ils veulent être. Ils inventent le vrai par analogie ... » Voilà pourquoi « le peintre le plus chaud, le plus exact de Florence n'a jamais été à Florence» ! Si Victor Hugo incarne la volonté de réveiller ar la oésie la dimension é ique, e véritableHOmère du XIX' siècle, c'est bien Balzac. « Les héros de l'Iliade ne vont qu'à votre che­ville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau [ ... ] et vous Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique des per­sonnages que vous avez tirés de votre sein.5 » Cette clairvoyance de Baudelaire fait par avance litière de la réduction de Balzac au réalisme. Mieux: elle fait de l'homme Balzac un personnage à part entière de l'œuvre. Balzac, agonisant, aurait appelé, avant de perdre conscience, le docteur Bianchon, le médecin de La comédie humaine.

• JEAN MONTENOT

1. Article du 20 février 1830, paru dans La Mode. 2. Albert Thibaudet, recopié par André Gide, Journal des Faux-Monnayeul'S, Gallimard, 1927, p.96. 3. André Maurois, Prométhée ou la vie de Balzac, Hachette, p. 264. 4. Stéphane Vachon, arti· cle de L'Année balzacienne, 1998. 5. Baudelaire, Salon dR 1846.

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« odieux y coudoie l'igno­ble; le repoussant s'y allie à l'infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins

en si peu de pages; jamais on n'assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l'esprit, à toutes les puérilités du cœur; encore si c'était pour les guérir, mais elles sont incurables.» Ainsi parle le critique Gustave Bourdin dans Le Figaro du dimanche 5 juillet 1857. Dans le colli­mateur : Les fleurs du mal, un petit recueil de cent et un poêmes paru finjuin à mille cent exemplaires chez Auguste Poulet-Malassis, un ancien quarante-hui­tard reconverti en éditeur. Lajustice du Second Empire, sous l'impulsion du pro­cureur Pinard, peut tenter de faire régner un certain ordre bourgeois, en fait une pruderie bonasse qui tient lieu d'esthé­tique aux rentiers d'alors. Il faut dire que la tentative de frapper Madame Bovary vient juste d'échouer. Mais cette fois, Pinard tient sa revanche: Les fleurs sont condamnées le 20 août 1857, pour « offense à la morale publique et aux bonnes mœurs ».

UN DANDY INCARNÉ > I1auteur de ces «fleurs maladives », Charles Baudelaire, a trente-six ans. Les seuls titres littéraires, ou presque, de cet « Antony attardé», de ce « Jeune-France qui se complaît dans son désespoir' », sont d'avoir traduit Edgar Allan Poe, un écrivain américain mort depuis peu (1849) et qu'il tient pour son alter ego, d'avoir fait paraître, parfois anonyme-

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1

Sulfureux et provocant: l'auteur des Fleurs du mal a déclenché les foudres de la justice du Second Empire. Uœuvre de Charles Baudelaire respire les miasmes de la fin d'une époque et nourrit le mythe de l'artiste maudit et génial.

ment, dans des revues confidentielles, quelques fantaisies littéraires et poé­tiques, et, dans la veine de Diderot, d'avoir publié des Salons, signés Baudelaire Dufays (du nom patrony­mique de sa mère). Des curiosités esthé­tiques qui, par la sûreté des jugements de leur auteur en matière de peinture, ont retenu l'attention des esprits les plus perspicaces. Y sont défendus Delacroix, Courbet; on le verra un peu plus tard se faire le défenseur de Manet.

En dehors de quelques aITÙS (si ce mot a un sens pour un homme aussi seul que Baudelaire) qui surent discerner le gérne sous les masques du personnage, l'auteur des Fleurs du mal est aux yeux de ses contemporains au mieux un amateur d'art éclairé, plus sûrement l'incarnation du dandy s'adonnant au « plaisir aristo­cratique de déplaire », au pire un« poète en chambre' » dont on désespérerait de voir paraitre l'œuvre si jamais on l'avait espéré. C'est en tous les cas un excen­trique « sans cesse à l'affût de l'origina­lité, dans ses écrits comme dans ses cra­vates3 ». « Sec, osseux, aux yeux petits, vifs, tournoyants, aux lèvres tranchantes se contractant irornquement, cet homme auquel un commencement de calvitie donne l'air d'un moine rongé par les ardeurs de la chair' »n'a plus que dix ans à vivre. C'est le temps que lui laisse 1'« affection vérolique », sans doute une syphilis qui œuvre souterrainement et qu'il aurait, si l'on en croit la lettre à sa mère du 6 mai 1861, contractée « étant très jeune» et dont il se serait cru, à tort, « totalement guéri ».

Cet homme singulier, déchlré, achève avec «un petit fumet personnel de viande décomposée et de savonnette»,

précise un rien vachard Marcel Aymé5,

le romantisme dans notre littérature. Il passe à la postérité grâce à un « livre atroce» (selon l'expression de Baudelaire lui-même), dans lequel il a mis « tout [son] cœur, toute [sa] ten­dresse, toute [sa] religion travestie, toute [sa] haine6 ». Et tout son mépris est-on tenté d'ajouter. Témoignage parmî d'au­tres, cette lettre du 18 février 1866 écrite de Bruxelles et adressée à Maître Ancelle, le « tuteur légal », le notaire chargé depuis septembre 1844 de veiller à ce que Baudelaire, prodigue à l'excès, ne dilapide pas le restant du capital que lui a légué son père. Il s'agit de le contraindre à vivre en honnête rentier des intérêts qu'on en peut tirer - à dire le vrai, cela revenait à vivre chlchement, compte tenu de la propension du poète à la dépense et de ses goûts raffmés qui en ont fait une proie d'élection pour les créanciers et les usuriers de tout poil.

" LA FRANCE A HORREUR DE LA POÉSIE» > Dans cette lettre, Baudelaire, dont l'or­gueil est plus hunùlié que jamais - il est à Bruxelles pour donner des conférences qui n'attirent guère de monde et en satis­font encore moins - et dont la maladie renforce l'amertume, vitupère contre cette « France [qui] a horreur de la poé­sie », qui « n'aime que les saligauds comme Béranger et Musset (sic) ». Il hurle contre « toute la racaille moderne [qui lui] fait horreur ». La suite, mais le bon notaire en a l'habitude, est de la même farine: « Vos acadénùciens, hor­reur. Vos libéraux, horreur. La vertu, hor­reur. Le vice, horreur. Le style coulant, horreur. Le progrès, horreur. Ne me par-

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lez plus jamais de ces diseurs de riens. »

Dans une autre lettre, i! concédait avoir «besoin de vengeance comme un homme fatigué a besoin d'un bain ... ' ». Ne pas être un« diseur de riens », trans­former la boue de sa vie en or (celui de la poésie), telle fut la quête incessante de ce poète unique, partagé entre le ciel et l'enfer: « Il y a dans tout homme, à toute heure deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers SatanB »

Baudelaire fut bien le poète de l'entre­deux, le chantre des « limbes9 » et des franges fangeuses du purgatoire où, à tra­vers les brumes d'un ciel « bas et lourd comme un couvercle », on peut encore deviner les reflets de la lurrùère rédemp­trice du Paradis. Pour ce damné perclus, retenu au sol par les charmes voluptueux du péché, que ce soient les drogues ou les gaupes, le vin, le haschich ou la millâ­tresse Jeanne Duval dont la bêtise ornait et conservait la beauté - n'en déplaise « aux aliborons vaniteuxlO » - pour cet homme «aux yeux cernés par la débauche et l'insomnie », pour ce neu­rasthénique travaillé par l'acédie, rongé de spleen et de mélancolie, et qui, héroïque dans sa déchéance, n'ajamais renoncé à être l'égal des plus grands, c'est l'oeuvre à venir qui tient lieu de promesse d'évasion et de quête spirituelle, de seille

BIOGRAPHIE complètes (2 volumes), texte établi, présenté 9 avri/1821_ Naissance

à Paris. et annoté par Claude Pichois, La Pléiade/ Gallimard, 1975-1976. • Correspondance

1827 _ Mort de son père. Juin 1841-février 1842. Voyage jusqu'à I1le (2 volumes). tex1e établi,

présenté et an noté par Claude Pichois et Jean Ziegler, La Pléiade/ Gallimard, 1973. Réédition annotée par C. Pichois et J. Thélot, en Folio Classique.

de La Réunion. 1844. Mis en tutelle par le conseil de famille. 1845. Avril: parution de Salon de 1845. Juin: tentative de suicide. 1857. Juin: parution des Fleurs du mal. Août: condamnation des Fleurs du mal.

Sur Baudelaire

• Charles Baudelaire, Claude Pichois et Jean Ziegler, Fayard, nouvelle édition 2005 .• Baudelaire, le soleil noir de la modemité, Robert Kopp, Découvertes/Gallimard, 2004 .• Baudelaire, Pascal Pia, Seuil, réédition 1995 .• Le sadisme de Baudelaire, Georges Blin, José Corti, 1 947.

1861. Seconde édition revue et augmentée des Fleurs du mal. 31 août 1867. Mort à Paris. 1868. Parution du Spleen de Paris.

BIBLIOGRAPHIE Œuvres

• Œuvres complètes, présenté par Marcel

• Baudelaire, Jean-Paul Sartre, Gallimard, 1947, réédition Folio Essais, 1988. A. Ruf!, L'intégrale/Seuil,

1968 .• Œuvres

« Dans ses Salons, Charles Baudelaire défend Courbet et Delacroix »

raison de vivre. C'est bien Baudelaire qui, la nuit, lorsque « la tyrannie de la face humaine a disparu », implore du fond d'une déchéance sinon calcillée, en tout cas toujours accompagnée d'une cons­cience extrêmement lucide: « Seigneur, mon Dieu! accordez-moi la grâce de pro­duire quelques vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le deITÙer des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise." »

• • • " MA VIE A ETE DAMNEE" > Objet de scandale lors de sa publica­tion, Lesj1eurs du mal sont donc le prin­cipal motif de la gloire posthume du poète. Réédité en 1861, le livre est étoffé d'une nouvelle section et les six poèmes condamnés sont remplacés par trente­cinq nouveaux. Au fond, on ne remer­ciera jamais assez le procureur Pinard. Sans lui, qui sait si Baudelaire eût jamais remanié son oeuvre? Ce « beau volume complet» qui fait passer « un frisson nouveau» (Hugo) a fait de Baudelaire le poète clé de l'histoire de notre littéra-

ture. On l'aura compris, même si la volupté, le rêve, le vertige y côtoient la charogne et la mort, Les fleurs du mal ne sont pas l'oeuvre d'un jeune homme exalté en rupture de ban et en mal de provocations. Elles ne sont pas seule­ment l'oeuvre d'un artiste mal à l'aise dans son époque de IÙaiserie bourgeoise et de foi naïve dans le progrès matériel. EUes sont d'abord l' expression d'un artiste qui se fait une idée si haute de la poésie qu'elle est, à ses yeux, la seule manière de rédimer une existence qu'i! sait et, on pourrait pre ue dire, qu'i! a choisie malheureuse : «Je crois que ma vie a été damnée dès le commencement et qu'elle l'est pour toujours. 12 »

En conflit avec lui-même, avant d'être en conflit avec le monde, Baudelaire porte les stigmates d'une rupture irùtiale, celle de l'enfant d'avec sa mère. La cause en est la mort de son père, une mort qui n'avait pourtant rien de contre-nature quand on sait que ce père, homme du XVIII' siècle, était de quarante-cinq ans plus âgé que la mère de Baudelaire, »

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