L'interprétation détournée

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Textes réunis parLeo H. Hoek

CRIN 23 1990

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1 (1 (', 1(,l, N" cuhicrs de recherches des instituts néerlandais de langue et de1il16111111 H' 11'1\nçaiscs, réunit, sans périodicité fixe, des travaux de sciencedU III liuèruturc et de critique, Le C.R,I.N, est une publication dun"l'oIlllllll'"1 de langues romanes de l'Université de Groningue,1',1111 Itlil~ 1enseignements, suggestions, envois de manuscrits, comman-d, ", ~'lIdl('SSl'l'IlU secrétariat:

U 1 N.11I_1It1i1 Ih- IlIlIgues romanes1hlll.' I\I.lk III '1 .latstraat 26Il '11 10'1\ (;l'lIl1ll1gUC, Pays-Bas

Iljmlllll! 1il'ilk IlillenaarIt,~dlllll!lIl: Mnu rlcn van Buuren, Ferd Drijkoningen, Henk Hillenaar,

MI"'1 hul!', Sandor Kibédi Varga, Françoise van Rossum-Guyon,Il \'1111 dl'I SI il rrc.

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L'INTERPRÉTATION DÉTOU

1 PROUSTj'MAGRITTE / FOUCAULT, BECKETT

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1Table des matières(J~

1 1Leo H. Hoek Chemins battus et chemins détournés.

conceptions de l'interprètation

A. Kibédi Varga L'interprétation impossible. Parler d'aprune image, peindre d'après un texte

Sophie Bertho Asservir l'image, fonctions du tableau danle récit

Cees de Boer Magritte et Foucault, ou le mystère éoll

Sietske Langbroek Interprétation verbale d'éléments visueldans Le château des destins croisésd'Italo Calvino

Matthijs Engelberts La banane et la peau. Freud et Ladernière bande de Beckett

Peter de Voogd La femme naufragée et le sauvage sllencieux. Foe de John M. Coetzee

Loo H. Hoek Sémiotique, interprétation, ccrnmunlcatlonL'exemple de Robbe-Grillet.

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Cees de Boer

Foucault et Magritte, ou: le Mystère éclipsé.

Magritte réussit à nous faire voir le lien entrel'oeuvre créée et les raisons que l'homme

a pour se vouer à la création.

Arpad Mezei'

1 INTRODUCTION

Cet article2 ne se veut pas une nouvelle interprétation du fameux tableaude Magritte "La Trahison des images". De plus, une nouvelle interprétationn'a d'intérêt que si elle prétend se rapprocher davantage de l'interprétationparfaite, la seule et unique à être correcte - or, ceci n'est plus depuislongtemps un idéal. Par contre, étudier de plus près le cheminement parfoistortueux de la pensée de Foucault à l'oeuvre comme critique d'art dans sonessai Ceci n'est pas une pipe3 est une démarche qui mérite d'êtreentreprise. Mon intention est d'analyser le discours de Foucault sur uneoeuvre d'art, oeuvre qu'il me semble avoir choisie parce qu'elle illustre sesthèses sur le pouvoir des mots et des images sur notre pensée.

Dans ses essais, Foucault critique les prémisses épistémologiques de lapensée scientifique et philosophique occidentales. Dans Les Mots et lescnoses". il s'attaque aux types de représentation selon la science et laphilosophie, aux différents discours tenus sur la réalité ou ce que nouscroyons désigner par ce terme. L'originalité de Foucault réside entre autresdans le recours à la littérature et à la 'peinture pour étayer sa critique destaxinomies, des représentations 'classiques'.

La référence, relativement innocente, à l'oeuvre de Goya "Le Préau desfous" dans le dernier chapitre de L 'Histoire de la folie à l'âge classiquenous donne déjà un avant-goût de ce dont Foucault est capable, à savoirtransformer une oeuvre d'art en argument à l'appui de sa thèse et écrireune page originale de l'histoire de la culture. L'analyse désormais célèbre dutableau de Vélasquez "Las Menifias", qui ouvre Les Mots et les choses, faitpartie intégrante du discours foucauldien. On pourrait cependant sedemander jusqu'à quel point Foucault s'y rendait coupable d'undétournement de sens. Avec son étude du tableau de Magritte, il va encoreplus loin. Désormais, Foucault ne se contente plus des oeuvres d'art à titred'exemples pour corroborer son discours philosophique. Ici, il donne à son

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étude des allures d'éxégèse et analyse une oeuvre d'art comme telle.Justement parce que l'interprétation du tableau de Magritte semble à

première vue concentrée sur l'oeuvre du peintre et rien d'autre, il estpertinent de juger cette analyse sur ses mérites. Nous nous apercevrons trèsvite que le Foucault philosophe n'a pas été supplanté par le Foucaultcritique d'art. En effet, il nous sera aisé de retrouver tout au long de cetessai les thèses chères à Foucault sur le langage, les images et les formesde la représentation et de voir le rôle qu'elles ont joué dans son étude surMagritte. La question pour nous maintenant sera de savoir en quoi consistele détournement de sens opéré par Foucault.

Magritte a été non seulement un grand peintre mais aussi un importantthéoricien de l'art. Ses écrits théoriques m'incitent à voir en ce peintre ditsurréaliste l'un des plus grands représentants de la peinture métaphysique,l'un des héritiers de Giorgio de Chirico. La puissante et intelligenteréflexion de Magritte permet de le mettre, comme phllosophe'', sur un piedd'égalité avec Foucault. Or, nous verrons qu'il ne s'agit pas seulement d'undialogue. Magritte donne à sa philosophie le prédicat de poésie, philosophiedont le but est de faire voir le mystère de l'Etre. Foucault, lui, s'est donnépour tâche d'exhumer et, si possible, de saper les fondements de la penséeoccidentale. On peut donc à bon droit se demander si Foucault est bien lapersonne indiquée pour juger l'oeuvre de Magritte à sa juste valeur. Laconfrontation de l'essai de Foucault avec la théorie de l'art de Magrittenous dira si nous pouvons toujours parler d'analyse géniale d'une oeuvreinquiétante, dérangeante, par un penseur qui à son tour inquiète et dérange.

2 LES DEUX ESSAIS DE FOUCAULT

La genèse de Ceci n'est pas une pipe suffirait à convaincre ceux quihésitent à voir en Magritte un interlocuteur de même poids que Foucault.Peu de temps après la parution des Mots et les choses, Magritte écrit àl'auteur de ce "livre très intéressant" (EC, p.641) une lettre depuis célèbrequi peut se lire comme un petit condensé de ses théories sur l'art. Lepeintre reproche au philosophe d'utiliser les concepts de Ressemblance et deSimilitude comme s'il s'agissait de synonymes. Par Similitude nous entendonsles relations entre les aspects visibles et invisibles des objets de ce monde,ce concept est donc déterminé par nos modes de pensée qui, à leur tour,sont un reflet de la réalité sensible. Mais observe Magritte,

"II n'appartient qu'à la pensée d'être ressemblante. Elle ressemble en étantce qu'elle voit, entend ou connait, elle devient ce que le monde luioffre. "(EC, p.639).

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En lisant Les Mots et les choses, Magritte a certainement dû découvrir unegrande affinité intellectuelle avec Foucault. Il dit avoir retrouvé chez lephilosophe ce sentiment de "la présence - absolument étrange - dumonde et de nous-mêmes" (p.639), précisément ce qu'il entend parRessemblance. Se sachant compris, il n'hésite pas à communiquer à Foucaultle fond de sa pensée et de ses réflexions sur l'art.

A la fin de sa lettre, Magritte expose ses thèses originales sur lavisibilité et l'invisibilité des images et des objets dans la réalité (nousreviendrons plus loin là-dessus). Il joint également des reproductions dequelques-uns de ses tableaux qu'il dit avoir "peints sans [s]e préoccuperd'une recherche originale de peindre". Il envoie à Foucault une reproductionde "Ceci n'est pas une pipe"6, au dos de laquelle il a tracé ces mots "Letitre ne contredit pas le dessin; il affirme autrement." (p.640)

Cette petite phrase lourde de sens nous conduit au coeur même dudialogue que poursuit Foucault avec Magritte durant tout son essai, qui,pour une large part traite des concepts de Ressemblance et de Similitude.La réponse du philosophe au peintre est un hommage à la clairvoyancephilosophique deMagritte:

"Ce que vous dites de la différence entre ressemblance etsimilitude, et le rapport de cette différence au visible et àl'invisible, me semble, en effet, aller très loin, presqu'aufond des choses .....7.

Dans la première version de son essai, les notions de Ressemblance et deSimilitude·sont déjà beaucoup moins interchangeables que dans Les Mots etles choses. Les deux versions de cet essai diffèrent en effet quant àl'utilisation des concepts de Ressemblance et de Similitude. Dans ladeuxième version, où est publiée la lettre de Magritte, Foucault rend unhommage indirect aux qualités de philosophe du peintre décédé en 1967.Lors de la révision de son essai, Foucault s'est apparemment replongé dansl'oeuvre de Magritte comme en témoignent la plus grande place accordéeaux tableaux du maître et, surtout, l'emploi des concepts de Ressemblanceet de Similitude, nettement plus conforme aux définitions qu'en a donnéesMagritte.

Par contre, ce qui peut surprendre et sans doute troubler le lecteur,c'est que Foucault, dans ses deux essais, utilise parfois ces deux conceptsfondamentaux l'un pour l'autre (chose impossible chez Magritte) sans qu'ilmodifie pour autant en quoi que ce soit la suite de son argumentaion ou lanature de ses conclusions. L'existence de ces deux versions est à mes yeuxun argument supplémentaire pour étudier le petit essai de Foucault à lalumière des thèses de Magritte.

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3 ARCHEOLOGIE D'UNE LEÇON DE CHOSES

Au début de Ceci n'est pas une pipe, Foucault compare le tableau deMagritte à une leçon de choses à l'école et se demande si le dessin etl'énoncé ont des référents différents. L'école nous apprend quereprésentation et nom renvoient à un objet dans la réalité. Par conséquentcela sous-entend que nom, représentation et objet peuvent remplir la mêmefonction sémiotique, ne serait-ce que provisoirement. Foucault de son côténous révèle d'où vient l'étrangeté de ce tableau,

"la diablerie, je ne peux m'ôter de l'idée qu'elle est dans une opération quela simplicité du résultat a rendue invisible mais qui seul peut expliquer lagêne indéfinie qu'il provoque. Cette opération, c'est un calligrammesecrètement constitué par Magritte, puis défait avec soin. Chaque élémentde la figure, leur position réciproque et leur rapport dérivent de cetteopération annulée dès qu'elle a été accomplie. Derrière ce dessin et cesmots [...] il est nécessaire, je crois, de supposer qu'un calligramme a étéformé, puis s'est décomposé. On en a là le constat d'échec et les restesironiques." (1973, pp.19-20)

Après avoir posé le calligramme comme modèle d'explication, Foucaultrevient à la fonction référentielle attribuée à l'image et au nom.L'enseignement suggère à Foucault la parabole du professeur qui s'emmêledans ses explications. Celui-ci s'embrouille lorsqu'il veut nuancer lesrelations entre nom, représentation et objet, car ce qui lui paraissait sisimple est en fait beaucoup plus problématique. Il n'a pas tout à fait tortlorsqu'il marmotte que ce n'est pas réellement une pipe, mais le dessind'une pipe. Mais le 'mal' est déjà fait, les élèves ont retenu la premièrerelation de dénotation (la constitution du lieu commun) entre l'image, lenom et l'objet. Le maître a beau écrire en-dessous du dessin, de sa belleécriture calligraphique, "Ceci n'est pas une pipe", les élèves ne le suiventplus et se moquent de lui. Apparemment, l'instant où le nom, l'objet etl'image remplissent la même fonction sémiotique ne doit pasnécessairement durer plus longtemps afin de constituer le lieu commun, etde se perpétuer en tant que tel dans l'esprit des élèves.

Ce que Foucault tient à dire avec sa parabole, et à travers Magritte,c'est que tout enseignement est,' en partie, une transmission decontre-vérités. L'instituteur est obligé de dire des mensonges, de simplifiers'il veut que ses élèves apprennent quelque chose. S'il aime trop la véritépour cela, il risque de s'embrouiller dans ses explications trop nuancées,comme le maître parabolique de Foucault, et de provoquer une grande

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1 La Trahison des images, 1929 (huile sur toile, 62,2 x 81 cm)Los Angeles County Museum of Art

2 La Clé des Songes, 1927 (huile sur toile, 38 x 53 cm)Coll. particulière, Müncben

3 L'Empire des Lumières (huile sur toile, 48,3 x 58,5 cm)Coll. particulière

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hilarité chez ses élèves, que ses mensonges justement avaient rendu un peuplus savants (pp.36-38).

La parabole de Foucault me fait penser au paradoxe du Crétois, quiclame que tous les Crétois sont des menteurs. Toute leçon de choses qui,dans le but de nous rendre plus savants établit une relation de dénotationentre un objet dans la réalité et un nom ou une image, renferme sa proprecontradiction. N'est-ce pas ce que Foucault essayait déjà de nous dire dansLes Mots et les choses? Le philosophe s'insurge contre le statutmétaphysique qui est attribué au sujet connaissant et à l'objet connu dansle discours scientifique, discours qui voit ses principes métaphysiquesconfirmés dans des taxinomies, des représentations objectives. Foucault selivre à une véritable archéologie du savoir en analysant les différents typesde représentation. Au début de son ouvrage Les Mots et les choses, il seréfère au récit de Borges sur la classification des animauxdans la Chine ancienne et analyse également le célèbre tableau deVélasquez, "Las Menirias". Cette dernière interprétation sert de parabole, decadre à son essai.

Dans son étude sur Las Meniflas, Foucault parle également de larelation paradoxale entre représentation et réalité: c'est ce qui ressort dèsqu'on fait appel au système évaluatif de la logique. Foucault nous apprendégalement que le nom importé dans un contexte d'images est une façonartificielle pour rendre l'espace discursif équivalent à l'espace visuel, alorsqu'ils ne peuvent l'être d'eux-mêmes. D'importance est pour nous laconclusion que la relation paradoxale entre la représentation et la réalitéfait disparaître la ressemblance:

"Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentationde la représentation classique, et la définition de l'espace qu'elle ouvre. Elleentreprend en effet de s'y représenter en tous ses éléments, avec sesimages, les regards auxquels elle s'offre, les visages qu'elle rend visible, lesgestes qui la font naître. Mais là, dans cette dispersion qu'elle recueille etétale tout ensemble, un vide essentiel est impérieusement indiqué de toutesparts: la disparition nécessaire de ce qui la fonde, - de celui à qui elleressemble et de celui aux yeux de qui elle n'est que ressemblance. Ce sujetmême - qui est le même - a été élidé." (p.31)

Foucault tirera la même conclusion à propos du tableau de Magritte, bienqu'il ne s'agisse pas ici de personnes réelles représentées mais d'un objet.

Or, toute analyse de l'oeuvre de Magritte qui part du concept de lieucommun est pertinente. Magritte se sert de labanalité, du lieu commun pour faire visible le monde, mais aussi pourrévéler autre chose. Chez lui aussi le pédagogue pointe son nez sousl'artiste et le philosophe. Magritte et Foucault ont cherché le lieu originel,

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premier où la pensée et la connaissance des objets se rencontrent. Foucaulta mieux que personne souligné l'aspect pédagogique de l'oeuvre et de laréflexion de Magritte. En comparant le lointain sur lequel se détachent ledessin de la pipe et l'inscription à un tableau de classe, en analysant lerôle de l'espace dans d'autres oeuvres du peintre comme par exemple "LaClef des songes" où l'objet bougie est désigné par le terme de "plafond",Foucault insiste sur le caractère didactique de l'oeuvre de Magritte. Maisrelever cet aspect ne suffit pas, encore faut-il en mesurer pleinement laportée: cet élément didactique est transcendé. Même dans son article "Lesmots et lesimages"S, Magritte a réalisé le but de sa peinture: évoquer le Mystère chezle lecteur. Son article est lui-même une mise en abîme, où à l'aide de motset d'images il montre comment mots et images peuvent mutuellement serefléter.

4 LE CALLIGRAMME DE FOUCAULT

Si le tableau de Magritte nous paraît si étrange, c'est, nous dit Foucault,parce qu'il est le résultat d'un calligramme que le peintre aurait par lasuite défait. Cette interprétation par le calligramme ne peut être considéréecomme un détour intertextuel qui puisse nous aider à y voir plus clairS.L'inverse est peut-être même le cas, car il s'agit plutôt d'un détournementde sens qui néglige un aspect important de l'oeuvre de Magritte. Il est vraiqu'à l'instar du tableau en question, un calligramme est composé aussi biend'images que de mots. Mais cette analogie suffit-elle pour tout expliquer parle calligramme? Pourquoi pas par le rébus par exemple? On pourraitreprocher à Foucault de ne pas avoir suffisamment expliqué pourquoi il aécarté les autres possibilités. Pourquoi la comparaison du dessin et del'énoncé avec une page de botanique nous semble-t-elle infiniment plusconvaincante que le parallèle avec un calligramme?

Foucault invoque la tradition millénaire du calligramme, lieu derencontre de l'image et du texte:

"Signe, la lettre permet de fixer les mots; ligne, elle permet de figurerla chose. Ainsi, le calligramme prétend-il effacer ludiquement les plusvieilles oppositions de notre civilisation alphabétique: montrer etnommer; figurer et dire; reproduire et articuler; imiter et signifier;regarder et lire." (1973, p.22)

Sans justifier davantage son parti-pris herméneutique, Foucault poursuit sonanalyse. Ensuite, il se sert des différentes fonctions du calligramme pourinterpréter à son tour le tableau de Magritte, et finit par observer que les

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mots sont en fait des images de mots, des mots dessinés,

" ce sont des mots dessinant des mots [...]. Texte en image. Maisinversement la pipe représentée est dessinée de la même main, et avecla même plume que les lettres du texte: elle prolonge l'écriture plusqu'elle ne vient l'illustrer et combler son défaut. On la croirait rempliede petites lettres brouillées, de signes graphiques réduits en fragmentset dispersées sur toute la surface de l'image. Figure en forme degraphisme." (pp.24-25)

De ce passage, nous pouvons déduire que Foucault n'a basé toute soninterprétation que sur une des versions dessinées de Ceci n'est pas unepipe, de là l'origine de son 'icono-graphie' du calligramme! De plus, cetteinterprétation par le calligramme lui fait dire que le tableau de Magritte estune tautologie: il nomme ce qui n'a pas besoin d'être nommé. Magritteaffirme et nie en même temps, observe Foucault. Aussi, "d'où vient ce jeuétrange, sinon du calligramme?" (p.26). Le caractère tautologique ducalligramme est en réalité un paradoxe: le destinataire ne peut pas regarderet lire en même temps, l'image et le texte se détruisent, comme dans unelecon de choses où nom et objet sont condamnés à n'avoir qu'une relation,une intimité, provisoire.

La conclusion qu'il n'y a plus de place pour l'objet estamenée à la suite d'une analyse extrêmement détaillée (pp.30-33), où leséléments image et texte qui composent le "calligramme" de Magritte servent,chacun à son tour, de pivot à la signification du tableau. Mais pourFoucault, chaque tentative pour remplacer un mot par une image, etinversement, ne rend que plus inéluctable la conclusion:

"l'image et le texte tombent chacun de son côté, selon la gravitationqui leur est propre. Ils n'ont plus d'espace commun, plus de lieu où ilspuissent interférer, où les mots susceptibles de recevoir une figure, etles images d'entrer dans l'ordre du lexique. La petite bande mince,incolore et neutre qui, dans le dessin de Magritte sépare texte et figure[...] c'est plutôt une absence d'espace, un effacement du "lieu commun"entre les signes de l'écriture et les lignes de l'image. [ ...] Nulle part, iln'y a de pipe." (pp.34-35)

La relation entre le titre et le tableau est également expliquée à partir ducalligramme: la complexité de cette relation empêche que l'on puisse êtrelecteur et spectateur en même temps. Chez Magritte, tous les titres sontécrits par "la main anonyme qui a désigné la pipe par l'énoncé 'Ceci n'estpas une pipe' (pA8). Les métaphores de tremblements de terre et de champsde bataille doivent servir à souligner le caractère artificiel et impossible

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de l'association entre les images et les mots.Dans sa conclusion, où selon Foucault les mots autour de la figure de

la pipe chuchotent et bourdonnent doucement, tous les éléments sontprésentés comme des restes du calligramme défait. Ecoutons Magritte, danssa lettre à Foucault sur son analyse de "Las Menirïas" de Vélasquez:

"[La pensée] est invisible tout autant que le plaisir ou la peine. Mais lapeinture fait intervenir une difficulté: il y a la pensée qui voit et quipeut être décrite visiblement. "Les Suivantes" sont l'image visible de lapensée invisible de Vélasquez. L'invisible serait donc visible parfois? Acondition que la pensée soit constituée exclusivement de figuresvisibles." (EC, p.639)

Avec son analyse de la toile de Vélasquez, Foucault voulait nous fairecomprendre que lorsque la représentation se prend pour sujet, l'affirmationde cette représentation constitue elle-même un paradoxe 10. Son étude Cecin'est pas une pipe aboutit au même constat. Mais lorsque Magritte nous ditque la pensée peut être montrée, être visible, que

"le mystère [...] peut être évoqué en droit par la pensée quiunit les "choses" dans l'ordre qui évoque le mystère" (p.640),

il n'attire pas notre attention sur une impossibilité mais sur une possibilité.Magritte est animé d'une intention positive. En étudiant de plus près laphilosophie de Magritte, nous verrons combien elle est plus positive quecelle de Foucault.

5 MAGRITIE, LA POÉTIQUE DU MYSTèRE

D'ordinaire, on considère la théorie de l'art de Magritte comme unepoétique d'oppositions et de paradoxes. Le peintre lui-même a contribué àcette réputation, en particulier en se référant à certaines toiles de sa série"L'Empire des lumières" chaque fois qu'il a voulu faire comprendre au publicl'importance de la visibilité comme condition sine qua non à son art:

"ce qui est représenté dans un tableau, c'est ce qui est visible pour lesyeux, c'est la chose ou les choses dont il a fallu avoir l'idée. Ainsi, cequi est représenté dans le tableau "L'Empire des Lumières", ce sont leschoses dont j'ai eu l'idée, exactement, un paysage nocturne et un cielque nous voyons en plein jour. Le paysage évoque la nuit et le cielévoque le jour. Cette évocation de la nuit et du jour me semble douéedu pouvoir de nous surprendre et de nous enchanter. J'appelle ce

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pouvoir: la poésie."(EC, p.422)

Mais la correspondance de Magritte, publiée par Blavier, nous invite à nepas en rester à cette simple dichotomie jour/nuit. D une certaine tacon, ilrelativise cette opposition: il a joué avec l'idée de créer une image inverse,un ciel de nuit combiné avec un paysage ensoleillé. Mais il conclut que dansce cas, le mystère attendu ne se produirait pas. Si l'oppositionlumière/obscurité avait été parfaitement symétrique, comme l'est en logiquetout véritable paradoxe (quant au rapport des forces équivalents du Verumet du Falsum), cette nouvelle image aurait rempli la même mystérieusefonction esthétique. A notre avis, il apparaît ici que l'oppositionlumière/obscurité est chez Magritte d'ordre asymétrique, d'ordre sémantique.En d'autres mots, le Mystère de Magritte ne peut être analysé comme unparadoxe inexprimé: ce n'est pas le paradoxe logique qui lui a servi demodèle lorsqu'il a développé sa conception de l'art et de la poésie. Il s'agitde tout autre chose.

Lorsqu'il définit la peinture comme une description, lesraisons invoquées sont de nature à nous éclairer à ce sujet. La techniquen'est pour lui qu'un instrument, un moyen, car le peintre doit respecterl'oeil, "qui voit les objets selon un code visuel universel" (EC, p.276).Magritte s'est souvent insurgé contre les -ismes des avant-gardes et leurspréoccupations stylistiques. Dans sa lettre à Foucault, il rappelle (avec unecertaine coquetterie) qu'il ne s'est jamais préoccupé d'une manière originalede peindre. Dans l'un de ses écrits les plus importants, "Le véritable art depeindre", il esquisse une histoire tout à fait idiosyncrasique de l'art duvingtième siècle, de son époque:

"Le peintre ne doit pas se laisser égarer par la technique de l'art depeindre, celle-ci s'étant compliquée encore par la succession desmanières de peindre différentes qui ont vu le jour depuis un siècle. [...]Le [vingtième] siècle débutait par les découvertes qui, dans tous lesdomaines, remplaçaient les techniques anciennes par des nouvelles. Lespeintres, mécontents de la peinture sans vie, subirent l'engouementgénéral pour la technique et tentèrent de redonner à la peinture unejeunesse nouvelle. [ ...] Les impressionnistes, les cubistes, les futuristesconnurent ainsi des moments d'agitation et d'exaltation grâce à destechniques originales, mais inutiles car d'autres moyens que ceux de lapeinture pouvaient donner, et en mieux, ces mêmes moments d'agitationet d'exaltation."(EC, p.275)

Seule une démarche qui respecte les fondements de la peinture n'a de grâceà ses yeux. Sa réponse est exclusivement visuelle: il s'agit de "peindre" laRessemblance, dans les objets ou les combinaisons d'objets. Pour Magritte,

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l'art ne connait qu'une technique:

"Les choses sont habituellement si cachées par leurs utilisations, que lesvoir un instant nous donne le sentiment de connaître le secret del'Univers. Faire voir les choses équivaudrait en somme à prouverl'existence de l'Univers, à connaître un secret suprême. Les moyens queM[agritte] emploie pour montrer les choses consistent à les débarrasserrigoureusement de leurs aspects utilitaires, les ohoses présentées ontcette qualité de paraître absolument inutiles et inutilisables, elles sontdes énigmes échappant aux investigations scientttiques.tl"

Les débarrasser en effet des limitations imposées par l'utilitarisme et lascience qui déterminent le 'niveau sémiotique' où les similitudes circulent,se rencontrent et se repoussent. Le concept de Ressemblance permet denous confronter au sens qui précède toute similitude, ou plutôt qui rend lessimilitudes possible: la pensée se révèle identique au monde. Mais le dilemmede tout médium qui n'est pas la peinture, et qui ne peut donc montrer leschoses du monde visible dans leur visibilité, est d'être dominé par unénorme paradoxe - comme dans le discours sur le sens:

"Le Sens, c'est l'impossible pour la pensée possible. Penser au Senssignifie, pour la pensée, se libérer des états qui la caractérisentd'habitude. Ces états, qui font coïncider la pensée avec ce qui ne laconcerne pas, doivent leur valeur relative à une énergie d'opposition.[ ...] La valeur est donnée par la pensée. Seule, la liberté de pensée,c'est la pensée possible du sens, c'est-à-dire la pensée de l'Impossible."(EC, p.363)

Dans l'une de ses plus importantes déclarations, Magritte a poussé cetteréflexion jusqu'à dire de ses tableaux:

"mes tableaux ont été conçus pour être des signes matériels de laliberté de la pensée. C'est pour cette raison qu'ils sont des imagessensibles qui ne déméritent pas du Sens." (p.363, cf. p.417)

S'interroger sur le sens des tableaux de Magritte reviendraità les réduire, ce qui

"correspondrait à ramener le Sens, l'Impossible, à une pensée possible"(p.364); "comparer mes tableaux les uns aux autres, c'est ignorer que lesuns comme les autres évoquent l'incomparable, c'est-à-dire le mystère."(p.540)

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La visibilité du tableau, évoquant comme possible un ordre d'objets,transcende les similitudes pour donner à la Ressemblance (la poésie, laliberté, le mystère) l'espace qui ailleurs lui manque:

"Et, en effet, la description visible (une image peinte) d'une penséevisible (constituée par des figures visibles unies dans un certain ordre)est de 'l'impossible possible' ou, en d'autres termes, de 'l'invisiblevisible'. [ ...] Le tableau doit être invisible. [ ...] Les objets représentésdans un tableau (tel qu'il doit être) NE SE MONTRENT PAS." (p.377)

Maintenant c'est au tour de Magritte de tomber dans le paradoxe dechercher à dire avec des mots ce qui est purement indicible. Quoi qu'il ensoit, nous retrouvons de nouveau les thèses déjà exprimées par Magritte àpropos de "Las Menifias": selon lui, l'équivalence entre peindre et décrireest le meilleur chemin pour parvenir à une évocation de l'invisible. Nouscroyons que Magritte indique par là que cette dimension, à la fois primaireet transcendentale, de l'acte de peindre, représente une véritable difficulté.Une difficulté que Foucault, malgré tous ses raisonnements, ne réussit pas àsurmonter. Dans chaque tableau, nous devons considérer la Ressemblanceconstituée par le peintre, la liberté qu'elle évoque chez le destinatairecomme un mystère spécifique, unique, matériellement lié au tableau enquestion. C'est pourquoi je pense que chaque toile de Magritte doit êtreconsidérée comme une icône participant du Mystère 12.

6 MOTS ET IMAGES CHEZ MAGRITIE ET FOUCAULT

Il est temps à présent d'aborder un autre aspect important de la poétiquede Magritte, la relation entre texte et image. Dans sa leçon de signes ("Lesmots et les images"), le peintre nous fournit un exemple, une forêtrencontrant son nom, qui pourrait servir d'illustration à "La Trahison desimages".

" Un objet rencontre son image, un objet rencontre son nom. Il arriveque l'image et le nom de cet objet se rencontrent."

Voilà, en quelques mots seulement, exactement ce que dit Foucault avectant de mots: l'objet comme référent a disparu. Dans sa correspondance àBosmans, Magritte écrit:

"Une image (parole, peinture, musique, etc.) n'est pas une expression dela pensée. Elle est la pensée, elle s'identifie à ce qui est pensée. [...]Les images peintes sont l'égal de la parole, sans se confondre avec elle.

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Ce que l'image peut montrer, la parole peut le dire, ce que dit lelangage, l'image ne peut le montrer. Ce que les images peintes"montrent" et ce que la parole "dit" sont cependant (peuvent êtrecependant) une même chose. Mais transposer en dire ce qui est montré(ou transcender en montré ce qui est dit) ne consiste pas en une"traduction" dont on aurait les termes équivalents, une sorte dedictionnaire images-paroles, paroles-images. La "transposition" est unerencontre qui ne résulte que d'une création égale à celle de la chose àtransposer." (EC, p.380)

Mots et images ne sont pas totalement symétriques: l'image transcende letexte. Certes, ils sont à égalité, l'un n'est pas 'supérieur' à l'autre, mais ilne faut pas les confondre car ils ne font pas la même chose. Tous les deuxsont capables de montrer la Ressemblance, et par conséquent, d'évoquer lemystère. Texte et image se rencontrent à l'état pur dans l'oeuvre deMagritte, et conformément à ce que j'ai déjà dit, cette rencontre a unevaleur iconique.

Nous avons vu que dans Ceci n'est pas une pipe, Foucault, dans sonanalyse des relations image/texte, s'était surtout préoccupé de la fonctiondénotative. Il est alors d'autant plus étonnant qu'au début de son essai ilécrive:

"Or ce qui fait l'étrangeté de cette figure, ce .n'est pas la"contradiction" entre l'image et le texte. Pour une bonne raison: il nesaurait y avoir contradiction qu'entre deux énoncés, ou à l'intérieurd'un seul et même énoncé. Or je vois bien ici qu'il n'yen a qu'un, etqu'il ne saurait être contradictoire puisque le sujet de la proposition estun simple démonstratif." (1973, pp.17-18)

Il est vrai que dans son article "Les mots et les images", Magritten'accorde aucune attention au fait que, contrairement aux images, seul, lelangage a la possibilité de nier. Foucault va jusqu'à dire que la formulationnégative de l'énoncé "ceci n'est pas une pipe" est sans importance, etpoursuit son exégèse en se concentrant sur le parallèle avec le manuel debotanique et le calligramme. A notre avis, Foucault commet ici une graveerreur en négligeant la négation dans la phrase de Magritte, en nes'interrogeant pas sur son rôle dans la relation énigmatique texte/image.Foucault évoque le caractère paradoxal, symétrique de cette relation. Enpartie à cause de son obsession du calligramme défait, il conclut qu'imageet texte sont dans ce tableau inconciliables, ne se rencontrent pas, n'ontpas de "lieu commun". Lorsqu'il prend en considération la forme négative del'énoncé, il remarque que ce qui en fait la négation c'est:

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"l'appartenance immédiate et réciproque du dessin de la pipeet du texte par lequel on peut nommer cette même pipe. Désigner etdessiner ne se recouvrent pas, sauf dans le jeu calligraphique qui rôdeà l'arrière-plan de l'ensemble, et qui est conjuré à la fois par le texte,par le dessin, et par leur actuelle séparation." (p.32)

Foucault conclut que Magritte a défait puis rétablit son calligramme, ce quiau début provoque un vide, vide qui est de nouveau recouvert de facontrompeuse. Foucault ne reconnaît à la formulation négative de l'énoncéaucune fonction particulière. Il se cramponne au démonstratif "ceci", auparadoxe calligraphique du texte et de l'image, refusant de voir queMagritte utilise à des fins précises la virtualité négative du langage:

"Ce qui déroute, c'est qu'il est inévitable de rapporter le texte audessin (comme nous y invitent le démonstratif, le sens du mot pipe, laressemblance de l'image), et qu'il est impossible de définir le plan quipermettrait de dire que l'assertion est vraie, fausse, contradictoire."(p.19)

La Ressemblance est atteinte dans "La Trahison des images", de cela nouspouvons être sûrs: à mon avis, le caractère affirmatif de la représentationet le caractère négatif de l'inscription s'équilibrent à ce niveau de laRessemblance. Ce qui ne signifie nullement qu'elles peuvent se fondre l'unedans l'autre ou se réduire à l'une des deux. Cela signifie que texte et imagene cessent de se rencontrer pour évoquer ensemble le Mystère. A unquelconque niveau sémiotique, ils forment ensemble le lieu transcendant dela Ressemblance, le Mystère. Nous avons déjà vu que dans le tableau"L'Empire des lumières" il n'était pas question de paradoxe symétrique, maisd'asymétrie sémantique. Il en est de même avec "La Trahison des images": lanégation dans l'inscription, comme quelque chose de fondamental, de typiquepour le langage. Dans l'absolu, représenter, c'est affirmer. Lorsque Foucaultfinit par conclure qu'il n'y a pas de lieu commun, que nulle part il n'y a depipe, que peindre n'est pas affirmer, il nous semble que d'après saphilosophie, Magritte était à la recherche du contraire. Nous pouvons alorsnous demander, connaissant Magritte, s'il ne s'agit pas ici detransformation d'un lieu commun, d'une évocation du Mystère à partirjustement de la banalité, du prosaïque: "La banalité commune à toutes leschoses, c'est le mystère." (EC, p.418) Précisément parce que la pipe estl'objet le plus ordinaire, le plus commun, que Magritte ait jamais représenté(cf. Blavier 1973, p.31 sq.), nous pouvons sans doute considérer "La Trahisondes images" comme la principale icône de son oeuvre 13.

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7 SIMILITUDE ET RESSEMBLANCE, AFFIRMATION ET NÉGATION

Foucault caractérise "La Trahison des images" comme:

"l'incision du discours dans la forme des choses, son pouvoir ambigu denier et de dédoubler." (1973, p.50)

Cette remarque ne signifie pas pour autant que Foucault s'intéresse enfin àla faculté négative du langage, comme le prouve la suite de ses réflexionssur la relation entre ressemblance et similitude. Dans le chapitre où ilapprofondit ce sujet, Foucault met en relief le concept d'affirmation quiest, selon lui, la caractéristique de la représentation classique en peinture.La ressemblance y équivaut à l'affirmation alors que Magritte les dissociesoigneusement et s'attache à maintenir la différence entre:

"celle qui relève de la peinture, et [exclure] celle qui est la plus prochedu discours; [poursuivre] aussi loin que possible la continuation indéfiniedu semblable, mais l'[alléguant] de toute affirmation qui entreprendraitde dire à quoi il ressemble. Peinture du " Même", libérée du "commesi"." (pp.59-60)

Selon Foucault (et en première instance on pourrait croire qu'il ne s'agit làque d'une redite mais sous une autre forme), Magritte distingue égalementla ressemblance de la similitude, une opposition qu'il met en pratique danssa peinture où:

"La ressemblance sert à la représentation, qui règne sur elle; lasimilitude sert à la répétition qui court à travers elle. La ressemblances'ordonne en modèle qu'elle est chargée de reconduire et de fairereconnaître; la similitude fait circuler le simulacre comme rapportindéfini et réversible du similaire au similaire." (p.61)

Ainsi, par exemple, le tableau intitulé "Représentation" comprend deux foisla même scène, emboîtée l'une dans l'autre, répétée, mais à une échelledifférente. Pour Foucault, cette exactitude de l'image est une sorte d'indexqui renvoie à un modèle (ressemblance), et la répétition de ces deux imagesidentiques "abolit cette monarchie [de la ressemblance] à la fois idéale etréelle." (p.62) On ne sait plus ici quel concept domine dans le tableau etlequel dans la théorie de Magritte. Ailleurs, Foucault semble dépasser cetteincertitude:

"II n'appartient qu'à la pensée, dit Magritte, d'être ressemblante; elleressemble en étant ce qu'elle voit, entend ou connaît; elle devient ce

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que le monde lui offre. La pensée ressemble sans similitude, endevenant elle-même ces choses dont la similitude entre elles exclut laressemblance. La peinture est sans doute là, en ce point où viennent secouper à la verticale une pensée qui est sur le mode de la ressemblanceet des choses qui sont dans des relations de similitude." (p.66)

Foucault revient à la question de la pipe et de l'énoncé qui l'accompagne.De nouveau, le philosophe sépare la figure de l'inscription, car la figuredéssinée et le texte écrit,

"juxtaposés [00'] annulent la ressemblance intrinsèque qu'ilsparaissent porter en eux et peu à peu s'esquisse un réseau ouvert desimilitudes." (p.67)

De ce passage, nous pouvons effectivement déduire que la structuresémiotique des éléments qui composent le tableau est une structure desimilitudes qui nie toute ressemblance, toute affirmation. Selon l'exégèse deFoucault, c'est la conséquence directe de la négation contenue dansl'inscription:

"Etablissons la série de ces affirmations, qui refusent l'assertion deressemblance, et qui se trouvent concentrées dans la proposition: cecin'est pas une pipe." (p.68)

Foucault interprête négativement chaque élément introduit par Magritte dansson tableau. Ce qui signifie qu'à ses yeux, la petite phrase que Magritte aécrite au dos de la reproduction de son tableau veut dire que "le titreaffirme autrement" en niant la ressemblance. En d'autres mots, d'aprèsFoucault 14, Magritte nie toute relation entre le nom, la pipe dessinée et lapipe dans la réalité. Les similitudes font que cette pipe n'en est pas une, cequi fait dire à Foucault que "Peindre n'est pas affirmer" (p.??). Les deuxprincipes de l'art classique, l'équivalence de la ressemblance et del'affirmation ainsi que la réintroduction du discours par l'affirmationfinissent par créer un espace discursif:

"de là le fait qu'elle [la peinture] se donnait, au-dessous d'elle-même,une sorte de lieu commun où elle pouvait restaurer les rapports del'image et des signes." (p.??)

Magritte, au contraire,

"noue les signes verbaux et les éléments plastiques, mais sans se donnerle préalable d'une isotopie; il esquive le fond de discours affirmatif sur

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lequel reposait tranquillement la ressemblance; et il fait jouer de puressimilitudes et des énoncés verbaux non affirmatifs dans l'instabilité d'unvolume sans repère et d'un espace sans plan. Opération dont "Ceci n'estpas une pipe" donne en quelque sorte le formulaire." (p.77)

Au bout de l'opération,

"le 'Ceci est une pipe' silencieusement caché dans la représentationressemblante est devenu le 'Ceci n'est pas une pipe' des similitudes encirculation." (p.79)

En dépit de l'analyse sémiotique, si fondée soit-elle, de Foucault, le fait defavoriser la similitude par rapport à la ressemblance, nous ramène à laquestion de la négation dans l'inscription.

N'oublions pas que Magritte a dit: "Si j'avais écrit 'Ceciest une pipe', j'aurais menti" (EC, p.423) , ni que, dans ses oeuvres, il n'estpas possible de parler de paradoxes symétriques. Nous pouvons désormaisvoir de quelle facon Foucault a raisonné: son analyse est immanente, etmême, et en ce sens typiquement foucauldienne, archéologique. On pourraitla comparer à une dissection anatomlqua"; avec toutes les implicationsa-historiques que ce genre d'étude entraîne. D'après Foucault, Magritteaurait rétabli le calligramme mais avec ironie. Or, Foucault lui-même neparvient pas à s'ouvrir à une signification non-anatomique, résultat d'unacte de création. Il se refuse à voir que ce que Magritte affirme, bâtit,crée, il le fait à travers des illusions et des négations. Dans son exégèse,Foucault ne tient pas compte du caractère particulier de la peinture, de saspécificité. Il est effectivement difficile d'exprimer par des mots en quoiconsiste l'essence d'un art visuel, mais, est-ce que ce ne sont pas justementles mots qui, en dernière instance, créent ce paradoxe? Aussi, quelles quesoient les tentatives pour mieux saisir la polysémie des oeuvres d'art, ycompris celles qui donnent l'impression d'opérer un détournement de sens,elles ne doivent pas nous induire dans l'erreur de croire que l'art n'a passa propre ontologie. Et nous nous demandons de plus en plus si l'analyse deFoucault nous a vraiment permis d'élucider les aspects énigmatiques del'oeuvre de Magritte. Peut-être faut-il douter également que ce genred'interprétation puisse nous aider à mieux comprendre l'art moderne.

8 CONCLUSIONS

Dans Les Mots et les choses, Foucault niait que le sujet et l'objet puissentavoir une dimension métaphysique. Ce rejet s'exprime de nouveau dans sonanalyse du tableau de Magritte: peindre n'est pas affirmer. Magritte de son

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côté veut justement affirmer 'quelque chose', même s'il ne s'agit pas de lareprésentation du monde, même s'il ne peut le faire qu'à travers lecaractère affirmatif de représentations banales et ne le dire que sur lemode de la négation. Et ce 'quelque chose', c'est le Mystère. Pour une largepart, le dialogue entre Foucault et Magritte est pour ainsi dire surréaliste,car il est fait de deux monologues. Foucault cherche par ses négations àdétruire les catégories abstraites dans notre pensée, catégories qui depuistrop lontemps exercent leur pouvoir. Magritte, lui, nie pour nous faire subirune catharsis. Les négations dans l'oeuvre de ce dernier nous rappellentcelles de la théologie négative, il s'agit d'un discours qui à travers sesnégations révèle ce qui ne peut être affirmé en toute certitude: le Mystère.Le rapprochement avec l'icône, déjà établi plus haut, nous semble plus quejamais justifié: le tableau "La Trahison des images" a la même sorte derayonnement que les icônes religieuses et la même force que les écrits surle mode négatif du grand mystique Denis l'Aréopagite. C'est pourquoi "LaTrahison des images" n'est pas un calligramme caché mais une création ànulle autre pareille.

9 NOTES

1. L'épigraphe est tirée du livre de Marcel Jean et Arpad Mezei: Histoirede la peinture surréaliste (Paris: Editions du Seuil, 1959), et a été déjàcitée dans les Ecrits Complets de René Magritte, publication que nousdevons aux bons soins d'André Blavier (Paris: Flammarion, 1979, p.515).Toutes les citations provenant de cette dernière édition sont désignées parl'abréviation EC, suivie du numéro de la page.

2. Cet article a pour une part été rendu possible grâce à ma nominationcomme chercheur par l'Organisation Néerlandaise pour la RechercheScientifique (NWO), dans le cadre de l'important programme de recherche"Mots et Images", à l'Université Libre d'Amsterdam.

3. Michel Foucault, Ceci n'est pas une pipe. Deux lettres et quatre dessinsde René Magritte, Montpellier: Fata Morgana, 1973. Il s'agit d'une versionplus étendue, et même, sur certains points essentiels, sensiblementdifférente de la version initiale parue sous le même titre dans Les Cahiersdu Chemin, 2, janvier 1968, pp.79-105. Pour éviter toute confusion, lescitations sont suivies de l'année de parution ainsi que du numéro de la pagecorrespondante.

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4. Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des scienceshumaines, Paris: Gallimard, 1966, p.31.

5. Voir également Wieland Schmied, "Ein Philosoph, der in Bildern dachte.René Magritte - von Wittgenstein aus gesehen" dans son De Chirico undsein Schatten. Metaphysische und surrealistische Tendenzen in der Kunst des20. Jahrhunderts, München: Prestel, 1989, pp.116-124. Pour ceux quisouhaitent une étude en néerlandais, je conseille Meneer ledereen. Over hetdenken van René Magritte de Ruud Kaulingfreks, Nijmegen: SUN, 1984.

6. Sous ce titre, Foucault se réfère dans son essai à la reproduction dudessin ou du tableau que Magritte avait jointe à sa lettre. En fait, Foucaultn'y fait jamais allusion sous le titre "La Trahison des images". Voir àpropos de la confusion (due sans doute aux nombreuses version non titréesdu même thème) autour du titre: André Blavier, Ceci n'est pas une pipe.Contribution furtive à l'étude d'un tableau de René Magritte, Verviers:Temps Mêlés, 1973, pp.6 et suivantes. Je remercie également Mme ClaireHaesaert et M. Frans de Haes de m'avoir procuré un exemplaire de ce document.

7. Des lettres de Foucault à Magritte, Blavier n'a publié que cet extrait,qu'il a par ailleurs commenté comme suit: "Encore qu'il nous semble queFoucault ait ici mal interprété ce qu'écrivait Magritte ..." (EC, p.521).

8. Dans La révolution surréaliste, nO.12, déco 1929, pp.32-33 (aussi EC, 60-63).

9. Comme le souligne Michael Riffaterre, Semiotics of Poetry, Bloomington:Indiana University Press, 1978, p. 91.

10. A comparer avec l'analyse passionnante de John R. Searle," "Las Menifias" and the Paradoxes of Pictorial Representation", dansCritical Inquiry 6(1980), pp.477-488. A cet article, je dois ma référence auparadoxe du menteur.

11. Ici Magritte parle de soi-même en troisième personne, EC p.343-344.

12. J'aurais préféré une autre formulation, notamment une quicomprenne le concept sémantique d'iconicité, c'est-à-dire, qui puissedésigner l'identité sémiotique entre la forme et le contenu d'un signeartistique. Cependant, si je l'avais fait, j'aurais soulevé des problèmesherméneutiques très complexe. Voilà pourquoi j'utilise ici cette formulation,provisoirement, d'une tacon métaphorique, réconforté par l'idée quepeut-être cette désignation aide à mieux comprendre l'oeuvre de Magritte.

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13. Voir "Magrittes Poetik und Magrittes Pfeiffe", dans Schmied,pp.131-135. Bien que je ne partage pas certaines vues de Schmied, il estcependant le seul à s'intéresser à la forme négative de l'énoncé. VincentBonoure fait de même dans "Le thème de la contradiction chez Magritte",L'OEIL no.206-207, pp.4-11.

14. En 1968, Foucault, comme Magritte, pouvait encore confirmer que laRessemblance constituait le niveau sémiotique le plus élevé du tableau. En1973, il favorisait le jeu des similitudes en tant que sémiosis. Foucaultremplaçait sa conclusion selon laquelle la Ressemblance finit par constituerl'image de la liberté par celle selon laquelle les similitudes, dans leur jeude simulations et de simulacres, représentent la véritable liberté. Dansl'énoncé 'Ceci n'est pas une pipe', il reconnaît sept discours del'affirmation: "Mais il n'en fallait pas moins pour abattre la forteresse où laressemblance était prisonnière de l'affirmation" (1968, p. 101); "Mais il n'enfallait pas moins pour abattre la forteresse où la similitude était prisonnièrede l'assertion de ressemblance" (1973, p.71).

15. Blavier raconte que le dessin, repris à la fin du livre de Foucault, faitpour la première fois son apparition en 1970 (Blavier 1973, p.14). Ce dessinreprésente la coupe 'anatomique' d'une pipe, une création surprenante de lapart de Magritte. Ce dessin est-il un commentaire ironique du peintre surl'analyse de Foucault de 1968? Par ailleurs, je tiens à signaler qu'un tellefigure n'est pas inhabituelle dans le Surréalisme. Les Surréalistes ontsouvent exposé les objets dans leur 'nudité anatomique', provoquant chez ledestinataire des associations avec la technique et l'érotisme, comme c'est lecas avec ce dessin de Magritte.

(traduction: Marie-Claire Cécilia)