L’INTELLIGENCE ET LA PEUR -...

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L’INTELLIGENCE ET LA PEUR Pascal Chabot - Les Mardis de la Philosophie - 3ème conférence - 2 février 2016 L’HUMAIN, SEUL VIVANT POUVANT AVOIR PEUR DU FUTUR L’animal et la « peur ». Fuite, attaque et camouflage. L’éloge de la fuite ou la fuite et l’attaque impossibles? Stress « positif » et « négatif » : homéostasie et adaptation. La représentation du futur et ses tonalités émotives. Le futur et ses répercussions sur le présent Contre la temporalité ordinaire. Récursivité.

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L’INTELLIGENCE ET LA PEURPascal Chabot - Les Mardis de la Philosophie - 3ème conférence - 2 février 2016

L’HUMAIN, SEUL VIVANT POUVANT AVOIR PEUR DU FUTUR

L’animal et la « peur ». Fuite, attaque et camouflage.

L’éloge de la fuite ou la fuite et l’attaque impossibles?

Stress « positif » et « négatif » : homéostasie et adaptation.

La représentation du futur et ses tonalités émotives.

Le futur et ses répercussions sur le présentContre la temporalité ordinaire. Récursivité.

Il y a ceux qui redoutent les serpents, ceux qui craignent la nuit noire, ceux qui ne supportent pas les portes fermées, ceux qui haïssent l'avion, ceux que la perspective d'un lien amoureux effraie, ceux pour qui le plaisir sexuel est impossible, ceux qui se révèlent incapables de traverser les ponts, ceux qui évitent systématiquement d'emprunter les autoroutes... Chacun apporte sa contribution à la liste infinie des phobies. On réduit souvent la phobie à la peur de certains objets. Explication un peu courte, souligne Irène Diamantis, parce qu'elle manque l'essentiel : le vertige du sujet phobique, qui, au mépris de toute logique, s'installe dans un mode de suppositions où tout devient possible. Car la phobie est véritablement une maladie de la séparation. Alors que le sujet se construit en se séparant de sa mère, la phobie le ramène à un état fusionnel, hors du temps, qui lui interdit de penser.

Hypothèse de recherche : les difficultés de la séparation

MAIS QUELLES SÉPARATIONS? PASSÉ ET FUTUR DANS LE DÉBAT SUR TECHNOPHOBIE ET TECHNOPHILIE

Trois figures de proue de la « technophobie » : Martin Heidegger, Jacques Ellul, Hans Jonas

Trois expressions de la peur.

La représentation courante de la technique, suivant laquelle elle est un moyen et une activité humaine, est la conception instrumentale et anthropologique de la technique... Il demeure exact que la technique moderne soit, elle aussi, un moyen pour des fins... On veut, comme on dit, "prendre en main" la technique et l’orienter vers des fins "spirituelles". On veut s’en rendre maître. Cette volonté d’être le maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme.

Qu’est-ce que la technique moderne? Elle aussi est un dévoilement. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée ... Le travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable ...

Martin Heidegger, La question de la technique, 1954 Les raisons de la peur :

--> Pensée calculante; --> oubli de l’être;

--> achèvement du programme de Descartes.

1. Martin Heidegger

LA PEUR DANS L’OEUVRE DE HEIDEGGER

La différence ontologique Etre - Etant

Peur et Angoisse

Révélation, par l’angoisse, de l’être pour la mort.

Facticité, voire « acosmisme ».

Quelle séparation? La modernité comme oubli de l’être

2. Jacques EllulDénonciation du «  système  » dans son livre «Le système technicien» (1977).

C’est une des critiques les plus radicales que l’on puisse opposer à la civilisation technologique.

La technique, dit Ellul, est autonome, unitaire, universelle et totale. Elle suit un processus d’auto-accroissement, d’automatisation et d’accélération.

Elle n’a pas de finalité… « Tout se passe comme si le phénomène technicien possédait en lui une sorte de force de progression qui le fait s’orienter indépendamment de toute intervention extérieure, de toute décision humaine ».

Il est lucide  : il voit la créativité disparaître, le système durcir, les libertés s’étioler. Mais il commet peut-être l’erreur des intelligences qui veulent donner une cohérence à leur pessimisme.

Quelle séparation?

1912 - 1994

Retour sur l’histoire du progrès

1. Progresser : «marcher en avant»

2. Le progrès est une invention moderne. Les sociétés traditionnelles ne connaissent pas la notion.

3. L’interprétation religieuse du progrès : Joachim de Flore, dans Histoire et salut de K.Löwith

4. La sécularisation moderne de la notion.

5. L’optimisme des Encyclopédistes : continuité.

6. Ambiguïté et discontinuitédu XIXème siècle :

Pierre Larousse et Baudelaire

La croyance au progrès est un doctrine de paresseux, une doctrine de Belges. C'est l'individu qui compte sur ses voisins pour faire sa besogne.Pierre Larousse

7. Le tabou du progrès après 1945 : exacerbation des critiques envers le progrès, suivi d’une spectaculaire recrudescence des innovations.

8. Combat entre technophobie et technophilie.

9. AUJOURD’HUI : —> Essoufflement de laTECHNOPHOBIE —> Recherche de TRANSITIONS

«En somme, à l’idole du progrès répondit l’idole de la malédiction du progrès, ce qui fit deux lieux communs»

Paul Valéry

3. Hans Jonas et l’heuristique de la peur

Ne jamais oublier la peur qui s’est emparée de l’Europe au cours du XXème siècle…

1903 - 1993

Elève de Husserl et HeideggerParticipe à la libération

Université Hébraïque de JerusalemPuis Canada et USA (1953)

« Le Principe Responsabilité oppose la tâche plus modeste que nous ordonnent la

Crainte et le Respect : préserver pour l’homme l’intégrité de son monde et de son essence contre les abus de son pouvoir ».

CrainteL’intégrité

de son monde

L’essence humaine L’abus de pouvoir

Problématisation

Principe suprême : obligation inconditionnelle pour l’humanité d’exister.

UN CHOIX MÉTHODOLOGIQUE : L’HEURISTIQUE DE LA PEUR

L’heuristique (heuriskô, « trouver ») : art d’inventer, de découvrir.

La peur, cher Jonas, est une faculté de connaissance : Notre peur du danger va nous apprendre la valeur de ce qui est en jeu (i.e. la « destruction de l’humanité »).

Elle est l’objet d’un devoir moral. (La peur est le vrai sentiment moral; elle joue chez Jonas le rôle du Respect chez Kant)

Nous ne connaissons pas les maux réels dont nous menace la technologie. Nous devons donc les imaginer. Et à leur imagination, nous devons ajouter la tonalité émotive appropriée : la peur.

C'est seulement la prévision d'une déformation de l'homme qui nous procure le concept de l'homme qu'il s'agit de prémunir et nous avons besoin de la menace contre l'image de l'homme - et de types tout à fait spécifiques de menace - pour nous assurer d'une image

vraie de l'homme grâce à la frayeur émanant de cette menace

Ethique de la préservation.

La peur comme critère. Lien nouveau entre peur et intelligence.

« Une peur fondée, non la pusillanimité; peut-être même l’angoisse, mais pas l’anxiété, et en aucun cas par la peur ou l’angoisse pour soi-même. Eviter l’angoisse là où elle est de mise, ce serait en effet de l’anxiété. » (p.423)

La seule possibilité qu’une technique mette en danger l’avenir de l’humanité doit suffire à la proscrire inconditionnellement.

ANALYSE DES ARGUMENTS DÉVELOPPÉES DANS LA 2ÈME PARTIE DU CHAPITRE 2 : « PRIORITÉ DU MAUVAIS PRONOSTIC SUR LE BON ».

Prescription : « Il faut davantage prêter l’oreille à la prophétie de malheur qu’à la prophétie de bonheur ». Pourquoi?

ARGUMENT 1, PAR COMPARAISON : « Le taux de probabilité d’une issue heureuse ou malheureuse d’expériences inconnues se trouve généralement dans la même situation que le fait d’atteindre ou de rater un but : le coup au but est seulement l’une des innombrables alternatives qui toutes sont des coups manqués plus ou moins lointains ».(p.73)

ARGUMENT 2, par CONTRASTE AVEC L’EVOLUTION. L’évolution aussi procède par essais et erreurs. Mais l’évolution est « lente et patiente », et peut se permettre des « erreurs ». Par contre « l’entreprise à grande échelle de la technologie moderne qui n’est ni patiente ni lente comprime les quelques pas infimes de l’évolution naturelle en quelques pas colossaux et sacrifie ainsi l’avantage, garantissant la vie, du tâtonnement de la nature ».

Corollaire de cette « rapidité » de la technique. « En abrégeant ce temps, l’homme ne prend plus non plus le temps de corriger les erreurs tout simplement inévitables et qui ne sont plus mineures ».

ARGUMENT 3, par l’OPACITE de l’avenir : Impuissance de notre savoir relatif aux pronostics à long terme.

ARGUMENT 4, par le PIEGE de l’autonomie des techniques (dynamique cumulative des développements techniques). « Ce qui a été commencé nous ôte l’initiative de l’agir et les faits accomplis que le commencement a créés s’accumulent pour devenir la loi de sa continuation ». (La technique s’est incorporé son impulsion).

Recours à une « loi » d’entraînement cumulatif : « Alors que le premier pas relève de notre liberté, nous sommes esclave du second et de tous ceux qui suivent »..

L’argumentationen

philosophie…

Argument 5 d’autorité : le caractère « sacro-saint de l’évolution », qui ne peut se perdre.

Argument 6, ironique : « L’évolution antérieure ne peut pas être tellement mauvaise, ne fût-ce que parce qu’elle est censée avoir transmis à ses détenteurs actuels la faculté (qu’ils s’attribuent à eux-mêmes) de décider ce qui est bien et mal ».

Argument 7, du Crétois (ou de la nature imparfaite) : si l’évolution est imparfait, celui qui veut la modifier (lui-même issu de l’évolution, est imparfait.

Argument 8, ad hominem : Ingratitude à l’égard de l’héritage, manque de respect et de piété.

Conclusion : « Pour ce phénomène central qu’il faut conserver à tout prix dans son intégrité et qui n’a plus à attendre son salut d’aucun avenir parce qu’il est déjà « sain » dans sa constitution, c’est donc en effet le pronostic suffisamment plausible de malheur qui est plus déterminant que le pronostic de salut, peut-être non moins plausible, mais à un niveau essentiellement inférieur.

Le reproche de « pessimisme » à l’adresse d’une telle partialité en faveur de la « prophétie de malheur » est réfutable par l’argument que le pus grand pessimisme est du côté de ceux qui tiennent le donné pour suffisamment mauvais ou non valable pour accepter n’importe quel risque au nom de son amélioration potentielle ».

D’où : Donner plus de poids à la menace qu’à la promesse;

Eviter des perspectives apocalyptiques, même au prix de rater des accomplissements eschatologiques.

Jonas - Laocoon ?« La peur elle-même devient donc

la première obligation » (Jonas)

S’ajoute à cela la montée du consumérisme, le divertissement des masses, l’automatisation du travail, le réchauffement climatique, la surexploitation des techniques, l’explosion démographique…

Comme remède, une « éthique de la responsabilité » et de la précaution, certes.

Disqualification de la technique pour résoudre les problèmes liés à la technique…

Ce qui marquant est le changement profond du rapport à la technologie. Ce n’est plus la « peur » qui est dominante, car on compte davantage sur certaines technologies pour résoudre les problèmes posés par d’autres technologies…

Impression d’être« au milieu du gué ».

Quelle séparation? L’imago dei

Chez ces trois penseurs, la peur n’est-ellepas en définitive une « peur cosmique », une peur de

transgression sacrée? Une peur religieuse, dans le sens noble du terme?

La peut, en d’autres termes, n’est-elle pas désir de préservation d’un lien (de non-séparation)?

Du bon usage de l’heuristique de la peur…

Mais quelle application concrète?

La démographie et la transition démographique

Michael Wolf, Tokyo Compression Multiple, Horizontal, 2009

TRANSITION DÉMOGRAPHIQUE:LA COEXISTENCE

TRANSITION DÉMOGRAPHIQUE:LA COEXISTENCE

La peur de la foule (Huxley, Bombe P, Raspail…)

Transition démographique : une théorie universaliste, technique et culturaliste (Hervé Le Bras)

L’humanité fractionnée par le progrès?

Les véritables leviers d’action sont démocratiques et énergétiques

Coexistence plutôt que concurrence