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L'infini est-il paradoxalen mathématiques?JEAN-PAUL DELAHAYE

Pour résoudre le paradoxe du tout et des parties et affronter l'hypothèsedu continu, notre idée de l'infini actuel doit évoluer ; aujourd’hui encore,nous découvrons de nouveaux infinis.

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L 'histoire suivante illustre pourquoi des ensembles infinis actuelsont longtemps parus absurdes. Un hôtel infini dont les chambres

sont numérotées par les entiers 0, 1, 2, 3, ... est complet pour lanuit (un client occupe chaque chambre). Arrive un client : «Pasde problème, lui répond le responsable de l'accueil. Installez-vous dans la chambre 0. Je demande au client de la chambre 0de passer dans la chambre 1, à celui de la chambre 1 de passerdans la chambre 2, etc.» L'accueil dispose bien sûr d'un téléphonespécial qui permet de téléphoner simultanément à toutes leschambres en demandant au client de la chambre n de passer enn + 1. Le nouveau client a pu être reçu. Dix minutes plus tardarrive un car (infini, bien sûr) de nouveaux clients qui demandentà passer la nuit dans l'hôtel. «Pas de problème», répond le res-ponsable de l'accueil au chauffeur du car, et il utilise son téléphone

pour demander au client de la chambre n de passer dans lachambre 2n. Il indique alors au chauffeur du car que le voyageurnuméro i de son autocar peut disposer de la chambre 2i + 1 (quiest effectivement libre, puisque toutes les chambres de numéroimpair ont été libérées). Une demi-heure plus tard arrive un groupeplus important constitué d'une infinité de cars, chacun ayant à leurbord une infinité de passagers. «Pas de problème, je vousarrange ça», répond le responsable de l'accueil. Il téléphone auclient de la chambre i de passer dans la chambre 2i + 1 (ce quilibère toutes les chambres ayant un numéro pair) et donne laconsigne suivante au responsable du groupe d'autocars : le pas-sager numéro i du bus j doit occuper la chambre 2i+1(2j + 1).Tout se passe bien, et jamais deux voyageurs différents ne sesont vus attribuer la même chambre.

1. LE PARADOXE DE L’HÔTEL DE HILBERT

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L’infini, c’est long, surtoutvers la fin. (Alphonse

Allais)

L 'infini mathéma-tique peut-il êtremaîtrisé? Autrementdit, peut-on faire une

théorie de l'infini qui évitetout paradoxe et toute inco-hérence? Pour répondre à cesquestions, nous distinguerons para-doxes et situations logiquement peusatisfaisantes.

Un paradoxe au sein d'une théorieest la possibilité de démontrer unechose et son contraire. Dans cette situa-tion, tout en n’utilisant que des rai-sonnements fondés sur les axiomes dela théorie, nous pouvons en tirer uneaffirmation A et l'affirmation contraireNon A. En mathématiques, les para-doxes (on les dénomme aussi contra-dictions, inconsistances, antinomies)sont inacceptables, et les logiciens fonttout pour les éviter.

Aujourd'hui, les mathématiciensconnaissent toutes sortes de moyenspour contourner les paradoxes au seindes théories mathématiques de l'in-fini. La question subsiste : ces moyensatteignent-ils leurs fins?

Une situation logiquement insatis-faisante apparaît lorsqu'une théorienous permet d'énoncer des proprié-tés étonnantes, parfois opposées à notreattente, sans toutefois qu'une véritablecontradiction apparaisse. Nous pou-vons alors continuer à développer lathéorie en espérant que la difficultésera résolue plus tard. Parfois nousfinissons par accepter la situation jugéegênante, et ce qui était perçu commedouteux devient alors banal, commesi une métamorphose de nos concep-tions profondes s'était produite.

Quelle est aujourd'hui la situa-tion entre paradoxes infinis, situationsinsatisfaisantes tolérées et digérées ?

Pour le savoir, nous allons passeren revue quelques paradoxes de l'in-fini mathématique, paradoxes qui déci-dèrent de son histoire. À chaque fois,nous évoquerons les solutions mathé-matiques avancées et nous nous inter-rogerons pour savoir si ces solutionssont satisfaisantes en tout point ou si,au contraire, elles laissent des zonesd'ombre qui marquent la limite de cetteprétendue maîtrise de l'infini par le for-malisme des mathématiques modernes.

L'infini n'a pas été accepté facile-ment, et on a longtemps espéré pou-

voir s'en passer.Aristote refusaitl'infini actuel (ouinfini actuel), c'est-à-dire pris d'unseul tenant. Ildéniait toute exis-tence physique à

l'infini, mais lui recon-naissait une certaine

existence mathématique,car il lui semblait nécessaire

d'envisager des grandeurs de plus enplus grandes : chaque entier est suivid'un autre ; aucun point n'est le der-nier point d'une droite. Les mathé-maticiens ont tenté de se contenter de

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y = 1/(x + 1)

2. LES PARADOXES DE LA RÉFLEXIVITÉ : si les ensembles infinis existent en acte et nonpas potentiellement, comme les ensembles que l’on complète petit à petit, alors l’en-semble des carrés est aussi grand que l’ensemble des nombres entiers : on peut associerchaque élément de l’un à un élément de l’autre (a). Similairement (b), le segment AB estaussi «grand» que le segment A’B’, et le demi-périmètre d’un cercle est «égal» à son dia-mètre (c). On peut aussi mettre en correspondance (d) les points réels d’un segment et lespoints d’une demi-droite infinie par la relation y = 1/(x + 1). Similairement, Cantor (il futtrès surpris de cette possibilité) a mis en relation l’ensemble des points d’une surfaceplane avec les points d’une courbe quelconque. Pour cela, on associe aux deux coordon-nées d’un point une valeur obtenue en intercalant les décimales des deux nombres repré-sentant les coordonnées, et l’on associe à cette valeur un point de la courbe dont ladistance à l’origine (prise le long de la courbe) est égale à la valeur obtenue (e). De lamême façon, on associe les points d’un volume aux points d’une courbe (f).

cet infini potentielou en tout cas des'y ramener, enévitant autantque possible l'in-fini actuel.

L'impensableinfini actuel

Euclide, par exemple,n'énonce pas qu'il existe uneinfinité de nombres premiers, mais que«les nombres premiers sont en plusgrande quantité que toute quantitéde nombres premiers proposée», cequ'il démontre en établissant que, si

Bernard BolzanoCarl Friedrich Gauss

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des nombres pre-miers sont donnéspar avance p1,p2,... pk, on peut enconstruire un (leplus petit diviseurpremier de p1 p2...pk+1) qui sera dif-

férent de tous ceuxqui étaient donnés.La raison profonde

de cette méfiance vis-à-vis del'infini actuel est le paradoxe de laréflexivité : si un ensemble est infini,il est possible de le mettre en corres-pondance un à un – on dit aussi bijec-tive, ou biunivoque – avec une de sesparties propres (c'est-à-dire différentede lui-même). La relation qui associen2 au nombre n, par exemple, établitune correspondance bijective entre lesnombres entiers 0, 1, 2, 3, ... et lesnombres pairs 0, 1, 4, 9, ... lesquels sontpourtant moins nombreux.

Le même problème surgit à proposdu segment des nombres réels comprisentre 0 et 1 (noté aujourd'hui [0,1]) etcelui des nombres réels compris entre0 et 2 (la correspondance bijective estcelle qui, à x, associe 2x) ; généralisant,on met sans aucune peine en corres-pondance bijective deux segments dedroite AB et A'B' quelconques. Plusgênante encore la correspondancequi à x associe 1/(x+1), car elle meten correspondance bijective l'intervalleles nombres réels compris entre 0 et 1,noté ]0, +1[ , et l'ensemble des nombresréels positifs, noté ]0, +∞[.

En quoi le paradoxe de la réflexi-vité est-il un paradoxe, nous deman-dons-nous aujourd'hui? C'est unparadoxe, car le principe du tout et dela partie qui indique que «le tout est plusgros que la partie» y est mis en défaut.On n'imagine pas de renoncer à une

vérité aussi claire. On craintque notre raison ne puisse

résister à la remise encause d'un tel prin-cipe immédiat. Re-considérer ce prin-cipe du tout et dela partie apparaî-trait d'une audaceinsensée, et c'estpourquoi on abien souvent pré-féré conclure que

seul un être infini lui-même, Dieu par exem-

ple, peut penser l'infini.L'Église s'opposait d'ailleurs

à toute tentative des hommes de penserl'infini actuel. Saint Thomas d'Aquinconsidérait que quiconque pensaitconcevoir l'infini actuel entrait en concur-rence avec la nature unique et absolu-ment infinie de Dieu.

Il faudra deux mille ans pour fran-chir cet obstacle. Le principe du toutet de la partie qui, à vrai dire, n'est guèreutile en mathématiques, devait êtrereconsidéré : ce principe éminemmentparadoxal empêchait tout progrès dansla compréhension de l'infini actuel.

Cette audace sera le fait du philo-sophe mathématicien tchèque Bern-hard Bolzano (1781-1848), dontl'ouvrage Les paradoxes de l'infini, publiéaprès sa mort en 1851, envisage des

correspon-d a n c e sbi ject ivesentre unetotalité etl’une de sesparties pro-pres, sanss’en émouvoir.Au contraire Bol-zano propose devoir dans ces corres-pondances la caractéristique des tota-lités infinies, ce qui revient à aban-donner, pour les totalités infinies, leprincipe du tout et de la partie. Plustard, le mathématicien allemandRichard Dedekind (1831-1916) définiraqu’un ensemble est infini s’il peutêtre mis en bijection avec une de sesparties propres : aujourd'hui, on adoptesouvent cette définition en théoriedes ensembles pour définir unensemble infini.

Avant Bolzano, G. Leibniz avaitdéfendu l'idée de l'infini actuel : «Jesuis tellement pour l'infini actuel qu'aulieu d'admettre que la nature l'abhorre,comme l'on dit vulgairement, je tiensqu'elle l'affecte partout, pour mieuxmarquer la perfection de son Auteur.»(Leibniz, Opera omnia studio Ludov.Dutens, tome II, partie X.) Bolzanoplace cette citation en exergue de sonouvrage révolutionnaire.

Cependant l'infini actuel quedéfend Leibniz est différent de celuides totalités infinies considéréesactuel dans le problème du paradoxede la réflexivité. Leibniz défend plu-tôt un infini philosophique, celui dumonde physique pris comme un tout.L'infiniment petit (qui est confronté

Richard Dedekind Georg Cantor

4. CANTOR a prouvé qu’il existe des infinis plus grands que l’infini dénombrable (ensembledont on peut numéroter tous les éléments). Examinons d’abord un ensemble fini comportanttrois éléments : nous dénombrons huit sous-ensembles (23) distincts (a). Pour un ensemblede N éléments, il existe 2N sous ensembles différents (chaque élément peut être, ou non, par-tie de l’ensemble). Construisons les sous-ensembles d’un ensemble infini dénombrable d’élé-ments (b). Nous démontrons par l’absurde qu’il est impossible de numéroter chaque élémentde cet ensemble, donc que l’ensemble infini des sous-ensembles d’un ensemble dénombrablen’est pas dénombrable. Supposons que cela soit possible. Chaque sous-ensemble est repré-senté par un ensemble de cartes, chaque sous-ensemble s’étendant à l’infini vers la droite.Nous numérotons chaque sous-ensemble de haut en bas. Les numéroterons-nous ainsi tous?Non. Examinons le sous-ensemble constitué par les cartes de la diagonale et supposons quenous avons retourné toutes les cartes : il n’est pas identique au premier sous-ensemble, carla première carte est différente ; il n’est pas identique au second, car la seconde carte,retournée, est différente, et ainsi de suite. Le n-ième sous-ensemble diffère du nouveau sous-ensemble, car la carte numéro n est retournée. Nous avons ainsi confectionné un sous-ensemblequi ne fait pas partie de la liste. Donc l’ensemble des sous-ensembles n’est pas numéro-table... Cette preuve diagonale de Cantor sert à prouver que l’ensemble des nombres réels(les nombres rationnels et les nombres irrationnels) n’est pas dénombrable. Examinons (c) lesnombres réels du segment de longueur unité : la distance de chaque point à l’origine est écritesous forme binaire 0,011010010111... Le point dont la distance à l’origine est mesurée parles chiffres inversés de la diagonale ne figure pas dans l’énumération, et il est donc impossiblede numéroter tous les nombres réels du segment unité... L’ensemble des nombres réels à lapuissance 2ℵ 0 est un infini plus grand que l’infini dénombrable.

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3. L'ENSEMBLE INFINI des nombres ration-nels (c'est-à-dire l'ensemble des nombres quisont le quotient de deux nombres entiers)semble supérieur à l'ensemble des nombresentiers. Cantor démontra que l'on peut appa-rier les nombres rationnels dans un réseaucarré et associer un nombre entier à chaquenombre rationnel en traçant le chemin coloréreprésenté sur la figure. L'ensemble desnombres rationnels est dénombrable !

Gottfried Leibniz

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a b

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à d'autres para-doxes qu'on uti-lise parfois pourattaquer les nou-velles méthodesde calcul queLeibniz défend)ne saura vraimenttrouver une place

confortable et assu-rée en mathématiques

qu'en se débarrassant deson objectualité, c'est-à-dire quand onne parlera plus des infiniment petitscomme d'objets mathématiques, maiscomme de limites.

Les mathématiciens du XXe sièclesauront redonner aux infiniment petitsun statut d'objet authentique. Laméthode utilisée au XIXe siècle pourrendre rigoureux le calcul infinitésimalest un renoncement à l'infini actuel,auquel on substitue un infini potentiel,celui de quantités qui s'approchentde plus en plus de leur limite.

Le prince des mathématiciens,Gauss (1777-1855), exprimant le sen-timent partagé par la communautémathématique de son époque, écrivaitpar exemple : «Je conteste qu'on utiliseun objet infini comme un tout complet; en mathématiques, cette opération estinterdite ; l'infini n'est qu'une façonde parler.»

On peut donc affirmer que, malgréquelques tentatives diverses pour fon-der une science mathématique de l'in-fini, c'est Bolzano et nul autre qui, enaffrontant le paradoxe de la réflexivité,a le premier ouvert la voie à ce quiaujourd'hui est notre conception de l'in-fini mathématique pris comme un tout.

La solution actuelle duparadoxe de la réflexivité

La solution du paradoxe de la réflexi-vité proposée par Bolzano et rendueparfaitement claire par le développe-ment ultérieur de la théorie desensembles en termes moderness'énonce ainsi : la relation «est contenudans» entre ensembles ne doit pasêtre confondue avec la relation «avoirune taille plus petite que» : les nombrescarrés sont contenus dans les nombresentiers, mais comme totalité ils ontmême taille. Il est bien vrai que, sil'ensemble A est contenu dans l'en-semble B, alors la taille de A est infé-rieure ou égale à celle de B, mais ellepeut être égale.

Au lieu de «taille», on emploie sou-vent le terme technique de «cardi-nal», mais c'est sans importance, l'idéeunique de la solution du paradoxe estd'admettre qu'un ensemble A stricte-ment contenu dans un ensemble B aparfois la même taille. Il faut accepterce qui paraissait paradoxal et décré-ter que ça ne l'est plus par une opéra-tion de dédoublement de concept : «êtrecontenu dans» n'est pas «avoir unetaille plus petite que».

Ce pas franchi, n’allons-nous pastomber sur des contradictions quiconduiraient à une mathématiqueinconsistante, et donc intenable? Le jeuen vaut certainement la chandelle, maisil n'est pas facile à mener et ce sontd'autres que Bolzano qui le joueront,car, il faut bien le dire, Bolzano, commeessoufflé par l'audace de sa propositioninitiale, ne mène pas le développementmathématique qu'elle appelle pourtant.

L'explorationmathéma-tique de l'al-gèbre desbijectionssera longueet tortueuse,et Bolzanoinaugure unepériode d'insta-bilité grave et decontroverses parfoisacerbes. Le travail principal sera faitpar le mathématicien allemand GeorgCantor (1845-1918), qui découvrira denombreuses propriétés des tailles d'en-sembles infinis qui lui sembleront sou-vent à la limite du paradoxe. Cantordistinguera les tailles des ensembles.Si le contraire avait été vrai – c'est-à-dire si chaque ensemble infini avaitpu être mis en bijection avec chaqueautre –, la théorie de la taille desensembles infinis aurait singulièrementmanqué d'intérêt! Cantor s'aperçoit, en1874, que l'ensemble des nombres réelsne peut pas être mis en bijection avecl'ensemble des nombres entiers : il estde taille strictement plus grande. Le rai-sonnement diagonal que Cantordécouvre en simplifiant son raisonne-ment de 1874 sera le prototype mêmedu raisonnement permettant de démon-trer des résultats d'impossibilité enmathématiques. Dans ce théorème,on suppose que ce qu'on veut établirest faux (ici, qu'il existe une bijectionentre l’ensemble � des entiers et l’en-semble � des réels) puis on joue sur ladiagonale du tableau qu'elle définit(le i-ème chiffre du nombre réel f(i)),et l’on déduit une contradiction.

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Leopold KroneckerKurt Gödel

5. La différence entre ℵ 0 et 2ℵ 0 est importante en géométrie, quandapparaissent des ensembles infinis. Ainsi le nombre de sommets d’unpavage hexagonal du plan est ℵ 0, car on peut tracer une spirale (en

rouge), où l’on numérote tous les sommets. En revanche, le nombrede cercles que l’on peut disposer sur une feuille de taille finie est uninfini 2ℵ 0, car le centre de chaque cercle est un point du plan.

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Mieux (ou pire !), Cantor montre,toujours par un raisonnement diago-nal, qu'il existe une infinité de taillespossibles différentes pour les ensemblesinfinis. Plus précisément, un ensembleE ne peut jamais être mis en bijectionavec l'ensemble de ses parties, noté P(E).L'ensemble P(�) des parties de � (quiest composé de l'ensemble des nombrespairs, de l'ensemble des nombres pre-miers, etc.) ne peut pas être mis en bijec-tion avec �. De même, l'ensembleP(P(�)) (ensemble des parties de l'en-semble P(�)) ne peut pas être mis enbijection avec P(�) ; etc.

Ces résultats constituent une pre-mière avancée dans la compréhensionde l'infini actuel et la preuve que cequ'on découvre est digne d'intérêt : lesrésultats construisent une hiérarchiedes totalités infinies où l'esprit trouveses repères. Ces premiers résultats nesont pas sans soulever réprobationset critiques. Le célèbre mathémati-cien Kronecker est particulièrementsévère et il bloquera un manuscrit deCantor en en retardant la parution dansle Journal de Crelle, l'un des plus pres-tigieux journaux de mathématiques,auquel Cantor refusera par la suite deproposer ses travaux.

Cantor découvreun résultat étonnant

L'article dont Kronecker a retardé lapublication contient un résultat de Can-tor tout à fait étonnant qui, bien quene constituant pas un paradoxe, fut àn'en pas douter considéré sur lemoment comme créant une situationlogiquement peu satisfaisante. Cantor,toujours occupé à classer les infinis, aen effet découvert avec stupeur quel'ensemble des points d'une surface (uncarré, par exemple) possède la mêmetaille que l'ensemble des points d'unsegment de droite. Du point de vuede leur taille d'ensemble infini, unedroite et un plan (ou même un espacede dimension n) sont identiques. Ilécrira à Dedekind à ce propos : «Je levois, mais je ne le crois pas.»

Cantor adopte l'attitude témérairequi consiste à accepter cette nouvellevérité sans la décréter paradoxale, mal-gré la gêne qu'elle engendre. Commeaucune contradiction véritable nedécoule des raisonnements et des cal-culs que Cantor élabore avec soin, ilfaut avoir l'audace d'accepter ce quenos facultés de raisonnement produi-sent et, aussi déconcertante que soit

6. LE PARADOXE DE BANACH-TARSKI : on établit qu'une sphère peut être décomposée enun nombre fini de morceaux, qui, une fois déplacés (sans déformation), se recomposent endeux sphères identiques à la sphère de départ. Plus généralement, une sphère peut êtretransformée en un cube sans aucune condition de volume sur la sphère initiale et sur le cubefinal. Et plus généralement encore, si deux parties A et B de l'espace sont de taille bornéeet contiennent chacune au moins une sphère de rayon positif, alors on peut décomposer Aen un nombre fini de morceaux qui, après déplacement, reconstitueront B. Ces découpagesparadoxaux ont été découverts en 1924 par les mathématiciens polonais Stephan Banachet Alfred Tarski, qui travaillaient sur la théorie de la mesure (théorie abstraite des aires etdes volumes). Bien que ces découpages choquent profondément le sens commun, qui s'at-tend à ce qu'en déplaçant des morceaux d'un objet on n'en modifie pas le volume, il n'y apas «paradoxe» au sens strict : aucune contradiction n'est introduite dans la théorie desensembles. Ces découpages montrent seulement que le monde du continu mathématique etles conséquences de l'axiome du choix ne correspondent pas à nos attentes intuitives.

Cantor proposa de noter les infinis de la façon suivante :- L'infini des entiers est noté ℵ 0 (ce qui se lit aleph zéro)- L'infini suivant est noté ℵ 1, etc.Par ailleurs, l'infini des nombres réels (le continu) est noté 2ℵ 0. La justification de cette notation est que, d'une part, on démontre que l'ensemble des nombres réels a la même taille que l'ensemble des parties de ℵ 0, et que, d'autre part, dans le cas fini, on montre que le nombre de parties d'un ensemble à n éléments est 2n (par analogie, on note donc 2a la taille de l'ensemble des parties d'un ensemble de taille a).L'échelle des infinis donnée par le théorème fondamental de Cantor est notée:ℵ 0, 2ℵ 0, 22ℵ 0, etc.La question de savoir s'il n'y a rien entre ℵ 0 et 2ℵ 0

s'écrit : ℵ 1 est-il égal à 2ℵ 0?L'affirmation ℵ 1 = 2ℵ 0 est appelée hypothèse du continu.L'affirmation que, pour tout i : ℵ i+1 = 2ℵ i

est appelée hypothèse généralisée du continu.Ces affirmations ont été démontrées indépendantes des axiomes classiquement acceptés pour la théorie des ensembles : jamais il ne sera possible à partir d'eux de savoir ce qu'il en est de la vérité de ces affirmations. Cela ne signifie cependant pas que tout espoir soit perdu de savoir si ces affirmations sont vraies ou fausses : il est possible que certains axiomes concernant les ensembles aient été oubliés et que, lorsque nous les découvrirons et les ajouterons aux axiomes connus, l'hypothèse du continu devienne démontrable.

L'HYPOTHÈSE DU CONTINU ET LA NOTATION DES ALEPH

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cette nouvelle réalité de l'infini actuel,il faut en poursuivre l'exploration.

À vrai dire, au tournant duXXe siècle, certaines contradictions(ce qu'on appellera les antinomies) sem-bleront rendre la construction canto-rienne intenable. Toutefois, en quelquesannées, ces difficultés seront circons-crites (plusieurs méthodes seront mêmeproposées) et ce qui apparut à certainscomme la faillite de la théorie mathé-matique de l'infini actuel sera en défi-nitive l'occasion pour cette théorie dese forger une armure qu'aujourd'huirien n'est venu sérieusement érafler.

L'hypothèse du continu

Revenons à Cantor qui, en théoricienconsciencieux, développe une arith-métique de l'infini, c'est-à-dire uneextension, aux nombres qui lui serventà mesurer l'infini, des règles de calculqu'on applique aux nombres entiers,servant à mesurer le fini. À cette occa-sion, il est contraint de distinguer deuxtypes de nombres infinis, les cardinauxet les ordinaux. Les cardinaux sontles tailles des ensembles quand on lesconsidère de manière brute, sans tenircompte d'un possible ordre entre leurséléments. Cantor introduit en 1893 lanotation ℵ 0 pour le cardinal de l'en-semble des nombres entiers, 2ℵ 0 pourle cardinal du continu (l'ensemble

des nombres réels), qui est le mêmeque celui de P(�), l'ensemble des par-ties de �. Il utilise 22ℵ 0 pour le cardi-nal de P(P(�)), etc.

L'autre type de nombres infinis deCantor, les ordinaux, sert à mesurerla taille des ensembles lorsque leurséléments sont ordonnés selon un bonordre (un ordre tel que toute partie del’ensemble possède un plus petit élé-ment). Au-delà des ordinaux finis,qu'on assimile aux nombres entiers, ily a ω,le premier ordinal transfini, puisω+1, ω+2, etc., qu'on obtient en ajou-tant des unités une à une à ω. Plusloin encore, on trouve 2ω, 2ω+1,... puisω2, ωω, etc.

Cantor découvre alors un problèmequi finalement se révélera d'une diffi-culté qu'aujourd'hui encore nousn'avons pas totalement maîtrisée : l'hy-pothèse du continu.

Le cardinal de l'ensemble desnombres réels �, ce qu'on appelle lecontinu et qui est mesuré par 2ℵ 0, eststrictement plus grand que le cardi-nal des entiers (appelé infini dénom-brable et mesuré, nous l'avons dit, parℵ 0). Mais y a-t-il un autre cardinalentre les deux ? L'hypothèse ducontinu est l'affirmation qu'entre cesdeux tailles d'ensembles infinis, ℵ 0 et2ℵ 0, il n'y en a pas d'autres. CommeCantor désigne par ℵ 1 le plus petitdes cardinaux plus grands que ℵ 0,

l'hypothèse du continu est simplementl'affirmation 2ℵ 0 = ℵ 1. (L'hypothèsegénéralisée du continu est l'affirma-tion que 2ℵ s = ℵ s+1 pour tout s.)

Deux situations sont envisageables :soit (a) il n'y a pas d'autres tailles infi-nies entre � et �, ce qui est équiva-lent à dire que «tout sous-ensembleinfini de � peut être mis en bijectionavec � ou avec �» (c'est là un énoncésimple et, en apparence, très concret) ;soit (b) il y en a d'autres et alors il fau-drait savoir combien et comment onles obtient. Nul ne peut prétendredisposer d'une idée claire des nombresréels s'il n'a une réponse précise au pro-blème de l'hypothèse du continu. Can-tor s'épuisera à le résoudre et n’yréussira pas, bien qu’il ait parfois pensé,à tort, avoir résolu la question.

L'indécidabilité ne résout rien

Plus tard, la théorie des ensembles for-malisée, deux résultats importantsfurent démontrés concernant l'hypo-thèse du continu. En 1938, le mathé-maticien autrichien Kurt Gödel prouvaque, si la théorie habituelle desensembles est consistante (ne conduitpas à une contradiction) alors la mêmethéorie complétée par l'axiome quiaffirme que l'hypothèse du continu estvraie ne conduit pas plus à une contra-diction. Admettre l'hypothèse ducontinu n'est donc pas susceptible defaire s'effondrer la théorie usuelle desensembles. En 1963, Paul Cohen iraplus loin : si la théorie des ensemblesest consistante, alors la même théoriecomplétée en ajoutant l'affirmation quel'hypothèse du continu est fausse est,elle aussi, sans contradiction.

Ces deux résultats regroupés per-mettent de dire que celui qui admetla théorie usuelle des ensembles peut,sans risque supplémentaire de contra-diction, prendre l'hypothèse du continuou prendre sa négation. La théoriedes ensembles laisse le choix auxmathématiciens de considérer l'hy-pothèse du continu comme vraie oucomme fausse.

Cette indécidabilité de l'hypothèsedu continu n'est pas un paradoxe : lathéorie ne se contredit pas, au contraireelle ne dit rien. Toutefois cette sous-détermination est logiquement très insa-tisfaisante et profondément troublante.

En effet, considérons le mondedes nombres entiers : il n'est pas arbi-traire, ce n'est pas nous qui décidons

Soit l'ensemble des x qui ne sont pas éléments d'eux-mêmes : E = {x ; x ∉ x}.Si E ∈ E, alors, par définition, E ∉ E. Si E ∉ E, alors, par définition, E ∈ E : c'est contradictoire!Le paradoxe de l'ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes (paradoxe de Russell) est aujourd'hui correctement résolu en théorie des ensembles de la façon suivante.On définit les méthodes qui permettent de créer de nouveaux ensembles à partir d'ensembles existant déjà (réunion, ensemble des parties, etc.), et il ne suffit pas de considérer une propriété (par exemple, x ∉ x ) pour pouvoir affirmer qu'il existe un ensemble regroupant tous les objets qui satisfont cette propriété. La notation E = {x ; x ∉ x} ne désigne pas nécessairement un objet légitime de la théorie des ensembles sur lequel on peut raisonner comme le fait le paradoxe ; si on veut l'utiliser, il faut établir que c'est un ensemble par utilisation des règles que fixe la théorie. Pour E = {x ; x ∉ x}, on n'y arrive pas. Dans la théorie Zermelo-Fraenkel (désignée par ZF), la présentation correcte du raisonnement ci-dessus est donc :Supposons qu'il existe un ensemble défini par : E = {x ; x ∉ x}.Si E∈ E, alors, par définition, E ∉ E. Si E ∉ E, alors, par définition, E ∈ E, c'est contradictoire, donc il n'existe pas d'ensemble défini par l'égalité : E = {x ; x ∉ x}.Pour des raisons analogues, il n'existe pas d'ensemble de tous les ensembles, ni d'ensemble de tous les cardinaux, ou d'ensemble de tous les ordinaux. Cette solution classique aux paradoxes de la théorie des ensembles, découverts au début du XXe siècle, réussit bien. Aucun nouveau paradoxe n'a été découvert dans la théorie ZF jusqu'à présent.

PARADOXE DE RUSSELL

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si un nombre est pair ou impair, pre-mier ou composé, etc. Pourquoi doncle monde des nombres réels serait-ilarbitraire, et nous permettrait de déci-der en fonction de nos goûts qu'il existede partie infinie de � impossible àmettre en bijection avec � ou �, ouqu'au contraire il n'en existe pas?

Comme le pensait Cantor lui-même,ainsi que Gödel, l'hypothèse du continudoit être vraie ou fausse, et la théorie desensembles doit nous permettre de lesavoir, à moins qu'elle ne soit qu'uneillusion, ce qui signifierait que la com-préhension qu'elle nous donne de l'in-fini actuel est factice. La situation crééepar les résultats de Gödel et de Cohensur l'hypothèse du continu est logique-ment insatisfaisante, mais c'est toute lasignification de la théorie de l'infini actuelproposée par Cantor qui est en cause,et, finalement, c'est l'idée même d'unethéorie de l'infini actuel qui se joue.

Voies pour aller plus loin

L'indécidabilité de l'hypothèse ducontinu ne règle donc pas la questionde l'infini, mais au contraire l'exacerbe :si vraiment la théorie des ensemblesfournit une compréhension de l'infiniactuel et n'est pas qu'un jeu gratuit entresymboles mathématiques, sans contre-partie dans le monde réel, il doit êtrepossible d'avancer encore.

Une première voie consiste àremettre en cause la théorie usuelle desensembles. Cette théorie, notée ZF(en l'honneur des deux mathématiciensE. Zermelo et A. Fraenkel qui la défi-nirent au début du XXe siècle), peut êtrejugée insatisfaisante pour diverses rai-sons. En particulier, parce qu'elleengendre des situations contraires àl'intuition concernant l'existence d'ob-jets mathématiques qu'on ne peut pasconstruire (voir la figure 7). Diverseséventualités, théorie des types, théo-rie constructiviste des ensembles, théo-rie des ensembles avec ensembleuniversel, etc., ont été proposées sanstoutefois retenir vraiment l'attentiondes mathématiciens, qui restent atta-chés à la simplicité de Zermelo-Fraen-kel et ne semblent pas trouver trèsgrave la situation créée par l'hypothèsedu continu. Il est vrai que ces théoriesalternatives obligent à réévaluer toutle travail mathématique déjà fait, alorsqu'aucune véritable contradiction n'estapparue. Seule une insatisfaction phi-losophique pousse certains à vouloirabandonner Zermelo-Fraenkel.

de � est-elle toujours en bijection avec� ou �?), tout en étant le domaine oùles mathématiciens rencontrent de nou-veaux infinis actuels dont la taille ver-tigineuse aurait fait tourner la tête àCantor lui-même.

Les axiomes de grands cardinauxsont des affirmations portant sur desensembles monstrueusement grands.Délicats à définir, ils procèdent de prin-cipes analogues à celui qui consiste àaffirmer que non seulement �, P(�),P(P(�)), ... sont des infinis actuels légi-times, mais qu'il y en a de plus grandsencore, dont certains qui contiennentà la fois �, P(�), P(P(�)), ....

Les axiomes de grands cardinauxsont vis-à-vis de la théorie Zermelo-Fraenkel comme l'est l'hypothèse ducontinu : on peut choisir, sans risquerd'introduire de contradiction, de lesajouter ou d'ajouter leur négation (enfait, les ajouter pourrait, en théorie, intro-duire une contradiction, mais personneen pratique n’en trouve jamais. Toute-fois, contrairement à ce qui se passe pourl'hypothèse du continu, il est naturel deles tenir pour vrais. En effet, adopterleur négation serait limiter la taille desensembles possibles, ce qui n'est pasnaturel. De plus, cette même négationcontredit un principe d'ouverture etde tolérance qui suggère d'accepter tousles objets qui n'introduisent pas d'in-cohérence. On dit que les axiomes des

La seconde voie consiste à admetteque Zermelo-Fraenkel est satisfaisante,c'est-à-dire qu'elle n’énonce que deschoses acceptables pour les ensembles,mais qu'elle est incomplète. Certainsaxiomes manqueraient, et le travail dulogicien et du mathématicien serait deles rechercher pour les ajouter. Cesaxiomes découverts (ou au moins cer-tains d'entre eux), l'hypothèse ducontinu ou sa négation deviendraitprouvable.

La seconde voie n'est pas du toutabsurde et, en insistant sur l'incom-plétude actuelle de la théorie desensembles, on ne fait que prendre ausérieux les théorèmes généraux d'in-complétude démontrés par Kurt Gödelen 1931, dont l'indécidabilité de l'hy-pothèse du continu ne serait qu'unemanifestation en théorie des ensembles.Cette seconde voie conduit au pro-gramme de recherche de trouver denouveaux axiomes à ajouter à la théo-rie des ensembles, programme que KurtGödel lui-même a défendu.

Les grands cardinaux

Les travaux faits en logique mathéma-tique sur ce que l'on dénomme lesgrands cardinaux constituent ledomaine de recherche d'où pourrait pro-venir la solution de l'énigme de l'hy-pothèse du continu (une partie infinie

Chacun connaît le paradoxe du menteur. Un personnage dit «je mens». S'il dit vrai, alors il ment, donc il ne dit pas vrai : c'est absurde. S'il ment, alors ce qu'il dit est vrai, et donc il ne ment pas : c'est absurde. On résout ce paradoxe en disant qu'il faut s'interdire les phrases autoréférentes. Les choses ne sont peut-être pas si simples, car on s'est aperçu récemment que l'introduction de l'infini permet d'éviter l'autoréférence tout en maintenant une situation paradoxale.Soit une infinité de personnes placées en rang : s(0), s(1), ...., s(n), ...Chacune dit : «Au moins une personne derrière moi ment.»Qui dit vrai ? Qui ment ?D'après le sens des phrases prononcées :• derrière toute personne qui dit vrai, il y a au moins une personne qui ment ;• si une personne ment, alors toutes les personnes derrière elle disent vrai.Si on désigne par M les personnes qui mentent et par H celles qui sont honnêtes et ne mentent pas, les deux règles précédentes se traduisent :• derrière tout H, il y a au moins un M ;• derrière un M, il n'y a que des H.Il est impossible de concevoir une suite de M et de H qui vérifie ces deux règles (car tout M doit être suivi uniquement de H, ce qui ne se peut pas, puisque tout H doit être suivi d'au moins un M). Comme dans le cas du menteur, mais cette fois à cause de l'infinité des personnes, la situation est paradoxale. Ces paradoxes, dits sémantiques, sont encore examinés par les logiciens, et aucune solution totalement satisfaisante ne semble avoir été trouvée.

PARADOXE DE L'AUTORÉFÉRENCE ET DE L'INFINI

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grands cardinaux sont vrais a priori. Uneautre raison conduit à accepter lesaxiomes des grands cardinaux. D'unefaçon qui a étonné les mathématiciens,ces axiomes de grands cardinaux se clas-sent linéairement les uns par rapportaux autres comme s’ils désignaient véri-tablement une hiérarchie d'infinis (au-delà de celle mise en lumière par Cantoret la complétant). S'ils n'étaient qu'un

jeu formel et gratuit de logiciens, rienn'expliquerait qu'ils s'ordonnent ainsiles uns relativement aux autres. Pourles logiciens K. Kanamori et M. Magi-dor, «cet aspect hiérarchique de la théo-rie des grands cardinaux est quelquepeu mystérieux, mais c’est aussi unargument fort en faveur de l'adoptiondes axiomes de grands cardinaux etdu fait qu'ils fournissent les exten-

sions naturelles de Zermelo-Fraenkel».La possibilité de trouver des liens

entre les axiomes de grands cardinauxet l'hypothèse du continu est réelle, etdes résultats partiels ont déjà été obte-nus : certaines parties infinies de �donton ne sait pas montrer dans Zermelo-Fraenkel qu'elles peuvent être mises enbijection avec �ou �, peuvent être misesen bijection avec � ou � grâce auxaxiomes de grands cardinaux.

La théorie que Cantor a créée sem-blerait donc tenir debout et, mieuxque cela, progresser par ajouts de nou-veaux axiomes naturels. L'infini actueln'est ni paradoxal, ni logiquement insa-tisfaisant (comme l'indécidabilité del'hypothèse du continu nous a conduità le craindre un moment), mais aucontraire cohérent et vraisemblable.Comme en physique, où notre concep-tion du temps et de l'espace a dû êtrerevue à la lumière de la théorie de larelativité (laquelle, en dépit des pre-mières apparences, n'est nullement para-doxale), en mathématiques laconception de l'infini actuel force àreconstruire notre idée des objets et àrevoir notre conception de la réalitémathématique. À celui qui accepte cetteréforme profonde des conceptions, onne peut opposer aucun paradoxe. Onpeut même penser que les situationslogiquement insatisfaisantes qu'on croitencore percevoir se dissiperont à mesureque notre esprit acceptera pleinementle nouvel univers conceptuel proposépar ces mathématiques de l'infini actuel,qu'aujourd'hui encore les mathémati-ciens affinent et perfectionnent.

UN AXIOME DÉFINISSANT UN GRAND CARDINAL

1

73

2

54

68...

N

P(P(N))

ENSEMBLE A

ENSEMBLE Ba

b

c

d

e

1

2

3

F

Une surjection de A vers B est une application F qui atteint tout point de B : pour tout élément β dans l'ensemble B, il existe un élément α de l'ensemble A tel que F (α) = β.

S'il existe une surjection de l'ensemble A vers l'ensemble B, on dit que A est plus gros que B. Si, de plus, il n'existe pas de surjection de B vers A, on dit que A est strictement plus gros que B. Cantor a montré que l'ensemble P(A) des parties d'un ensemble A est toujours strictement plus gros que l'ensemble A. Il en résulte qu'il existe une infinité d'ensembles de plus en plus gros, N, P(N), P(P(N)), et, accessoirement, qu'il n'existe pas d'ensemble de tous les ensembles.

Voici un exemple d'axiome de grands cardinaux : il existe un ensemble non dénombrable A tel que, si A est strictement plus gros que B, alors A est aussi strictement plus gros que l'ensemble P(B) des parties de B, plus gros que l'ensemble P(P(B)) des parties de P(B), etc. et plus généralement, plus gros que tout ensemble définissable à partir de l'ensemble B. Le cardinal de A est un grand cardinal. Cependant ces axiomes sont, dans la grande majorité des cas, des indécidables de Gödel : avec les axiomes habituels de la théorie des ensembles, on ne peut prouver ni qu'ils sont vrais, ni qu'ils sont faux. Il faut donc les accepter tels quels, sans que l'on puisse espérer les démontrer à partir des axiomes de la théorie des ensembles. Ils sont pourtant utiles.

ENSEMBLEDES ENTIERS

P(N)

1 2 3 7 9 11...

2 4 68 10...

2 35 7 1113 17...

...

ENSEMBLEDES SOUS-ENSEMBLES DE N

1 35 7 11...

2 3 4 5

2 3 6 7 11...

1 3 57 11...

2 4 6 8 10 12...

......

ENSEMBLE DES SOUS-ENSEMBLESDE SOUS-ENSEMBLES DE N

Jean-Paul DELAHAYE est professeurd’informatique théorique à l’Univer-sité de Lille.

A. KANAMORI, The Higher Infinite,Springer-Verlag, 1994.J.W. DAUBEN,Georg Cantor : His Mathe-matics and Philosophy of the Infinite, Har-vard University Press, 1979.J.-L. KRIVINE, Théorie des ensembles, Cas-sini, Paris, 1998.Bernard BOLZANO, Les paradoxes de l'in-fini, introduction, traduction de l'alle-mand et notes par Hourya Sinaceur,Seuil, 1993.Jean-Paul DELAHAYE, Jeux mathéma-tiques et mathématiques des jeux, cha-pitre 7 : Des jeux infinis aux grandsensembles, Belin/Pour la science, 1998.Infini des mathématiciens, infini des phi-losophes, ouvrage collectif sous la direc-tion de F. Monnoyeur, Belin, 1992.