L’inattendu, une ressource pour le stratège dans l’organisation résiliente

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Centre d’Etudes et de Recherche en Gestion d’Aix-Marseille CERGAM Aix Marseille Université, CERGAM EA 4225, 13540, Puyricard, France L’ inattendu, une ressource pour le stratège dans l’organisation résiliente A paraître dans Les processus stratégiques dans les administrations et organisations publiques. Sous la direction du professeur Bachir Mazouz ETE 2014 Claude Rochet Professeur des universités Aix Marseille Université IMPGT AMU CERGAM [email protected] Anaïs Saint Doctorante Aix Marseille Université IMPGT AMU CERGAM [email protected]

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Résumé : Loin d’être un facteur de risque, l’inattendu peut être une ressource dès lors qu’il contribue à la résilience de l’organisation. L’inattendu est un accroissement brutal de la complexité de l’environnement qui requiert un accroissement de la complexité interne de l’organisation, qui s’acquiert par des processus d’apprentissage qui ont été modélisés par les recherches sur les organisations à haute fiabilité (HRO). Ces principes, développés dans les organisations à haut risque, s’apliquent à toutes les organisations qui aspirent à la fiabilité.

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 Centre d’Etudes et de Recherche en Gestion d’Aix-Marseille CERGAM Aix Marseille Université, CERGAM EA 4225, 13540, Puyricard, France

L’inattendu,  une  ressource  pour  le  stratège  dans  l’organisation  résiliente  

A paraître dans

Les  processus  stratégiques  dans  les  administrations  et  organisations  publiques.  

Sous la direction du professeur Bachir Mazouz

ETE  2014  

Claude Rochet Professeur des universités Aix Marseille Université IMPGT AMU CERGAM [email protected]

Anaïs Saint Doctorante Aix Marseille Université IMPGT AMU CERGAM [email protected]

L’INATTENDU, UNE RESSOURCE POUR L E STRATEGE DANS L ’ ORGANISATION RESILIENTE

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Résumé : Loin d’être un facteur de risque, l’inattendu peut être une ressource dès lors qu’il contribue à la résilience de l’organisation. L’inattendu est un accroissement brutal de la complexité de l’environnement qui requiert un accroissement de la complexité interne de l’organisation, qui s’acquiert par des processus d’apprentissage qui ont été modélisés par les recherches sur les organisations à haute fiabilité (HRO). Ces principes, développés dans les organisations à haut risque, s’apliquent à toutes les organisations qui aspirent à la fiabilité.

ar définition, une organisation résiliente est capable de faire face aux changements variés et parfois inattendus de son environnement tout en renforçant sa capacité à faire face par la suite à des changements plus

perturbateurs. Le concept de résilience organisationnelle, s’il connaît depuis quelque temps un succès certain, remonte toutefois au milieu du siècle dernier : à la fin des années 1950, les travaux sur la cybernétique d’Ashby (1957) aboutissent à la conclusion qu’un système qui se régule parfaitement est un système dont la complexité interne lui permet de faire face à toute perturbation de l’environnement. Ashby nomme alors « variété » l’ensemble des états possibles d’une entité, et établit que plus un système a une variété large (plus le nombre d’états qu’il est capable d’adopter est grand), plus il sera apte à répondre à un changement de son environnement : il sera donc plus résilient. La capacité d’un système à avoir une variété appropriée à la variété de l’environnement est nommée « variété requise » : plus grande est la variété de l’environnement, plus grande doit être la variété du système.

Si ce système est une organisation dans un environnement ouvert, la variété de l’environnement à laquelle elle doit faire face est quasi-infinie. Le système social qu’est l’organisation devrait donc augmenter sa variété le plus possible de manière à pouvoir résister au plus grand nombre de changements de l’environnement possibles : c’est sur la base de ces constats que l’on peut dire que le moyen pour les organisations d’accroître leur variété sera donc d’augmenter leur capacité à s’adapter par l’invention, l’improvisation et le bricolage adaptatif, ce que l’on regroupe sous terme d’apprentissage organisationnel. Ainsi, les organisations hautement fiables (ou High Reliability Organizations (HRO)) sont des systèmes dont la résilience est extrême. Depuis les années 1990, le thème des HRO comme des organisations résilientes n’a cessé de se construire dans la littérature académique, et la théorie des HRO semble être le mariage des thèmes de la fiabilité et de la résilience. C’est pourquoi, avant de

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présenter les HRO comme organisations résilientes, nous débuterons ce chapitre par l’approfondissement de ce que sont la fiabilité et la sécurité pour une organisation.

Il apparaît en effet plus utile à une organisation qu’elle sache réagir à l’inattendu plutôt qu’elle s’attache à rendre impossible tout évènement inattendu. Cette deuxième option procède d’une conception déterministe du monde qui n’est pas appropriée aux environnements complexes. L’inattendu peut même devenir une véritable ressource pour l’organisation car il lui permet, par apprentissage permanent, d’améliorer ses capacités (de détection, d’anticipation, de réaction …).

PARTIE  I  :  L’organisation  hautement  fiable  

a théorie des HRO est née dans les professions dangereuses, où le risque est « normalisé » par les agents : ils s’habituent et intègrent le risque, ne prenant plus conscience des possibles conséquences gravissimes de la moindre erreur.

Le risque est donc un sentiment plutôt qu’un fait puisqu’il sera fortement lié à la perception des individus. Lorsque l’accident survient, nous sommes conditionnés pour rechercher la cause efficiente (ou « cause des causes »), voire le coupable de la situation. Pourtant, ce moment-là n’est pas adapté à la recherche de la responsabilité (au sens de culpabilité) mais de l’imputabilité au sens de la compréhension des réseaux de chaines causales : il est plutôt celui de l’apprentissage ; l’accident n’est plus « prévisible » au sens statistique que l’on retrouvera dans des outils comme les arbres des causes, mais « probable » : il faut prévoir l’imprévu en amont… mais comment ?

Qu’est-ce que la haute fiabilité et à quels sont les principaux critères qui font les organisations à haute fiabilité ? La théorie des HRO est en effet souvent mise en concurrence avec la théorie des accidents normaux de Perrow (1999) car l’on a souvent considéré leurs conclusions comme étant contradictoires. La fiabilité organisationnelle couvre en fait tous ces champs.

A. Fiabilité organisationnelle, sécurité : comment considérer les accidents et les erreurs dans l’organisation ?

Tous les aspects de la fiabilité organisationnelle n’avaient pas encore été explorés en profondeur dans la littérature académique dans les années 2000. Les thèmes de la sécurité collective ou bien de l’erreur collective, par exemple, étaient encore peu abordés. Pourtant, au niveau individuel, l’erreur et la fiabilité avaient déjà été développés : certains auteurs considéraient par exemple que chaque résultat à la suite d’une séquence d’activités (qu’elles soient tangibles ou mentales) ne correspondant pas à l’objectif initial était une erreur. Néanmoins, il existe deux types d’erreurs dans

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l’organisation : les faux pas, les dérapages, les oublis, les lapsus, etc., autrement dit les erreurs typiquement humaines représenteraient 30% des erreurs de l’organisation tandis que les 70% restant seraient plutôt des erreurs induites par le système… Autrement dit, c’est l’organisation qui aurait poussé les acteurs. Un individu a ainsi pu prendre une décision absurde quant à son résultat mais valide au regard des procédures administratives. Si la part de 30% des erreurs peut être réduite par de l’attention supplémentaires aux tâches, il en va autrement des erreurs induites par la perversité du système. Comment réduire ces 70% restant ? Si de ce point de vue, l’humain fait un grand nombre d’erreurs, alors que « le collectif est le premier facteur de fiabilité surajoutée aux individus »1, alors la dimension collective de la fiabilité est celle qui nous intéresse dans ce cadre.

Nous pouvons distinguer trois principaux courants de recherche concernant la fiabilité organisationnelle :

• Les psychologues ergonomes considèrent que ce sont les acteurs qui fondent la fiabilité de l’organisation par leur capacité, en interagissant, à s’adapter, inventer et anticiper.

• Les gestionnaires de crise de l’école des « accidents normaux » de Perrow (1999) envisagent l’accident comme inévitable, et considèrent que l’organisation ne peut de ce fait assurer une fiabilité parfaite.

• Enfin, les chercheurs du courant des HRO de l’Université de Berkeley établissent que la fiabilité est la « résultante d’un couplage réussi entre les acteurs, l’organisation et l’environnement »2. Ces travaux explorent ainsi les « processus fiables ». En effets, ces organisations à haute fiabilité mettent en place des processus de travail visant justement à obtenir la fiabilité requise : dans les HRO, « la fiabilité de la performance rivalise avec la productivité en tant que but dominant »3.

Dans cette dernière approche de la fiabilité, la sécurité est la capacité de l’organisation à réussir sous des conditions variées et variantes : la fiabilité est faite jour après jour par l’organisation, cet un processus permanent et non un état stable !

B. Historique de la théorie des HRO

Les différents travaux scientifiques sur les HRO ont débuté bien après la variété requise d’Ashby (1957). C’est dans les années 1980 que le monde scientifique commence à se

1 Marc J. et Amalberti R., « Contribution individuelle à la sécurité du collectif : l'exemple de la régulation du SAMU », Le travail humain, 2002/3 Vol. 65, p. 221. 2 Roberts K.H, “Managing High Reliability Organizations”, California Management Review, 1990. 3 Roberts K.H, “Managing High Reliability Organizations”, California Management Review, 1990.

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concentrer sur les organisations performantes dans des environnements dangereux. La notion de haute fiabilité n’est pas encore nommée comme telle, car les études portent alors plutôt sur l’anticipation et l’évitement des accidents, puis sur la résilience et l’apprentissage. L’objet d’étude HRO ne se construira que par tâtonnements, trois caractéristiques émergeant progressivement :

• Des conditions opérationnelles difficiles, notamment à cause d’un environnement volatile et imprévisible, et d’une technologie complexe nécessitant un management et des compétences spécialisées ;

• Le danger, proportionnel au degré de sévérité des dommages pouvant survenir, mesurable par exemple par le nombre de victimes générées ;

• Une réussite manifeste, autrement dit quand il y a reconnaissance par le public et les autorités d’une part, la production d’un service à la hauteur de la performance exigée d’autre part. L’organisation parvient à ces fins tout en gardant ses acteurs en sécurité.

L’originalité de cet objet d’étude tient au fait qu’il « rompt la tradition qui consistait à analyser uniquement les accidents, pour examiner les organisations qui réussissent à gérer des opérations complexes dans un environnement dangereux. »4 Alors que le courant des accidents normaux de Perrow (1999) figeait l’organisation, comme une structure statique, la théorie des HRO permet de mettre en lumière les facteurs imputables à l’organisation, conçue comme un réseau de processus évolutionnistes, lorsque survient un accident, tandis que l’on considérait dans l’approche classique que les erreurs ou catastrophes provenaient surtout d’erreurs d’interprétation ou de perception des consignes. D’où l’intérêt de la recherche académique de voir l’organisation comme un système de perceptions et d’interprétations. Dans les années 1990 « la thèse spécifique des HRO s’est ainsi cristallisée autour de l’idée selon laquelle la haute fiabilité est sociale. »5

Puis, les chercheurs ont peu à peu abandonné l’hypothèse d’organisations hautement fiables au profit d’organisations « tendues vers la haute fiabilité »6. Enfin, l’objet d’étude s’est de nouveau déplacé, cette fois vers les processus organisationnels contribuant à la haute fiabilité : c’est le High Reliability Organizing.

4 Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 79. 5 Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 115. 6 Reliability Seeking ou Reliability enhancing en anglais.

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C. Qu’est-ce que le High Reliability Organizing ?

A ce jour, les organisations reconnaissent plus facilement que le risque zéro ne peut être atteint : on n’élimine pas les risques, on les gère. Pour autant, tendre vers la haute fiabilité peut être une propriété critique : c’est le cas de l’armée, de l’aviation, du contrôle aérien ou encore des projets nucléaires et spatiaux, etc. en raison des conséquences effrayantes que les accidents peuvent avoir. Ainsi, les HRO sont en premier lieu définies par le risque catastrophique induit par les erreurs. Lorsque le potentiel d’erreurs est élevé mais que dans les faits, le nombre d’accidents qui se produit effectivement reste bas, alors l’organisation peut être dite hautement fiable. Ces organisations sont généralement supportées par des systèmes technologiques qui leur permettent de gérer la complexité de leur environnement, mais où la décision humaine et l’apprentissage restent la clé. Les organisations à haute fiabilité sont par conséquent capables de s’ajuster en fonction des situations en étant guidées par des processus cognitifs stables reposant sur des facteurs humains. C’est donc une organisation à l’autre extrême de celle qui est complètement standardisée et où les hommes n’ont pas à réfléchir à leurs actions répétitives. Cette dernière organisation faisait en effet preuve d’une variété inélastique, limitée à des situations prévisibles, au contraire d’une HRO qui cherche à augmenter cette variété pour être capable de répondre à des situations imprévues. L’organisation hautement fiable sait donc faire preuve de créativité, autrement dit les agents sont capables (pour autant qu’ils y soient autorisés !) de répondre à une situation inattendue.

Cette situation inattendue est par nature non prévisible mais prédictible, voir non-prédictible et totalement aléatoire7. L’organisation à haute fiabilité doit faire face à l’incertitude qui est de deux types: l’incomplétude et l’ambiguïté.

• L’incomplétude ici peut être cognitive (l’on a une connaissance limitée de la réalité passée ou future) ou comportementale (l’on réagit bien précisément à certaines situations par des comportements prévus sans savoir s’ils sont vraiment appropriés). Il y a un caractère perceptuel dans le fait de pouvoir correctement prédire ou expliquer : l’individu est limité cognitivement et a rarement accès à toute l’information nécessaire.

• L’ambiguïté, elle, se réfère plutôt au cas où l’individu a le choix entre plusieurs scénarios possibles mais limités en nombre. L’on construit alors socialement,

7 On distingue le prévisible qui repose sur la reproduction du passé – donc qui peut être prévu par des calculs statistiques – qui va se produire, le prédictible qui repose sur des probabilités et qui donc peut se produire. Les effets peuvent également être prévisibles, prédictibles mais également chaotiques (semi déterministes : on sait en gros ce qui peut se produire mais exactement ni quand ni comment) et stochastiques (régi par le hasard mais résultant d’un processus qu’il sera possible ex-post de comprendre).

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l’on invente parfois, le scénario dont on estime qu’il aura les conséquences les plus appropriées. La décision est alors un pari.

Il est toutefois important de garder à l’esprit que ces deux natures d’incertitude (incomplétude et ambiguïté) sont liées même si elles sont différentes : « l’incomplétude réclame des moyens de communication concis et formels, alors que l’ambigüité est susceptible de diminuer avec des moyens de communication riches et informels »8. Incertitude et ambiguïté sont alors entremêlées : la réduction de l’incomplétude crée de l’ambiguïté et vice versa à cause de l’accès à l’information.

Différentes caractéristiques ont été dégagées par la littérature scientifique pour reconnaître une organisation à haute fiabilité. L’on peut dégager pas moins de huit caractéristiques :

• L’hypercomplexité : les HRO détiennent une très grande variété de composants, de systèmes et de niveaux, chacun ayant leurs procédures standards, leurs routines d’entraînement et leur hiérarchie de commandement. Il s’agit donc d’un système « multiteam ». Le travail d’équipe apparaît essentiel dès cette première caractéristique.

• Le couplage fort ou couplage « étroit », est en fait une interdépendance réciproque entre les unités et les niveaux. Les tâches de l’organisation sont ainsi fortement interdépendantes.

• Une différenciation hiérarchique extrême : les niveaux et les rôles sont clairement définis dans la structure ; les responsabilités de chacun sont ainsi mises en évidence.

• De nombreux preneurs de décision qui travaillent dans des réseaux de communication complexes.

• Un fort degré de responsabilisation résulte en des conséquences généralement très sévères pour les personnes ayant commis des erreurs. Ceci est bien sûr en lien avec le fait que les conséquences des erreurs sont souvent graves et touchent un nombre important de personnes ou une communauté, d’où la forte pression concernant la responsabilité de chacun. Les acteurs doivent ainsi rendre des comptes sur leurs décisions de manière à ce qu’ils perçoivent leurs responsabilités.

• Des feedback immédiats et fréquents sont nécessaires lors des prises de décision car, toujours en lien avec le risque de conséquences dramatiques, les

8 Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 25.

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acteurs sont attentifs aux impacts de leurs décisions et ce dans de très brefs délais.

• Le temps est généralement une contrainte forte pour ces organisations, d’où la mise en place de procédures de routine visant à gagner du temps… Mais ces procédures doivent rester souples de manière à pouvoir être adaptées lors d’imprévus.

• Enfin, les impacts critiques de l’activité de l’organisation hautement fiable surviennent de manière simultanée.

La haute fiabilité est donc principalement en lien avec la question de comment les acteurs et l’organisation vont pouvoir répondre à des évènements inattendus aux possibles conséquences dramatiques. La fiabilité est alors possible si elle est perçue comme une activité dynamique de l’organisation, une recherche d’équilibre vécue comme une tension entre rigidité et flexibilité, confiance et doute, conformité et autonomie, anticipation et résilience, expertise et ignorance. Nous retiendrons ici la définition suivante : « la haute fiabilité est la capacité à gérer efficacement et de manière continue des conditions opérationnelles qui fluctuent fortement, qui peuvent devenir extrêmement dangereuses et imprédictibles. »9

Malgré une définition plutôt stable de la haute fiabilité à ce jour, il reste pourtant difficile pour le monde académique d’évaluer la fiabilité d’une organisation (sur quels critères se baser ?) autant que d’établir les principes qui permettront à une organisation de tendre vers une HRO (quelles pratiques adopter ?). C’est ce que nous tentons d’éclaircir dans la partie suivante.

D. Les principes du High Reliability Organizing

Cinq dimensions conceptuelles doivent être considérées concernant la fiabilité :

• le contrôle :vérifications, maîtrise des processus de production des produits ou services ;,

• la multiplicité : redondance des vérifications, multiplicité des vues et des manières de faire),

• la visibilité : transparence des pratiques pour que chacun comprenne le fonctionnement de l’organisation),

• la sauvegarde : mise en œuvre de moyens de préserver l’organisation et ses acteurs)

9 Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 127.

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• et l’adaptabilité : capacité à changer les pratiques, procédures, etc., pour agir de manière plus adéquate.

L’ensemble de ces cinq dimensions devrait alors permettre de faire face à l’incertitude que vit une organisation à haute fiabilité selon les premiers auteurs de la théorie des HRO, à l’université de Berkeley dans les années 1990. Des pratiques consolidant l’organisation sur ces cinq dimensions devraient ainsi permettre d’améliorer la fiabilité.

Ces différents principes se sont affinés dans la théorie depuis ces deux dernières décennies. Ainsi, on considère désormais que l’organisation doit surtout se concentrer sur sa capacité d’adaptation à un environnement variant et surprenant. Nous pouvons recenser cinq processus cognitifs permettant cette adaptation sur deux modes d’action : l’anticipation et le confinement. Le premier mode relève de la capacité des individus à se représenter les possibilités d’évolution de l’organisation et des situations qu’ils vivent (comme une ouverture sur l’extérieur, une écoute de « ce qui se passe ») tandis que le second porte sur la focalisation des acteurs sur des bases solides de l’organisation pour agir (concentration sur ce qui est important en interne : procédures, connaissance accumulée, etc. sur lesquelles se reposer avec confiance).

1) L’attention portée aux possibilités d’échec (anticipation) : puisque l’on n’est jamais à l’abri d’une erreur d’analyse, l’organisation hautement fiable doit être en mesure de se concentrer sur ce qui peut conduire à l’échec. Cependant pour une HRO, le processus d’apprentissage par essai-erreur est délicat du fait des conséquences catastrophiques des erreurs. Plutôt que d’analyser les erreurs, l’organisation va se focaliser sur les « presque-accidents », petites erreurs, etc. On utilise également de plus en plus des plateformes numériques de simulation. Ces évènements sont à la fois positifs et négatifs, car d’un côté ils montrent que l’organisation est capable de gérer un évènement potentiellement dangereux ; mais d’un autre côté il y a eu possibilité d’échec catastrophique malgré ses efforts. Cette façon ambivalente que peut avoir l’organisation de voir ces évènements relève d’une attitude de « sagesse ».

2) La méfiance quant aux « redoutables simplifications10 » (anticipation) : au niveau individuel comme organisationnel, les acteurs travaillent avec des représentations simplifiées de la réalité, manifestation du phénomène de « rationalité limitée » identifiée par Herbert Simon. Néanmoins, il faut que celles-ci soient pertinentes et donc régulièrement renouvelées. Pour cela, l’organisation doit être attentive à l’environnement, encourager la diversité

10 La formule est de Watzlawick ; elle signifie la méfiance envers notre tendance à simplifier à l’excès la représentation de la réalité : nous travaillons alors sur des représentations dont la complexité est trop faible par rapport à celle de l’environnement ce qui conduit à des erreurs d’analyse.

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analytique tout en faisant en sorte qu’en dépit de la diversité, les acteurs soient capables de mettre leurs représentations en commun pour développer une rationalité adéquate.

3) La sensibilité au contexte opérationnel (anticipation) : aussi appelée « bulle opérationnelle » ou « conscience situationnelle », il s’agit de la carte cognitive qu’un agent construit et met à jour quant à la situation qu’il vit (principaux paramètres et leur évolution probable à court terme). Comme chacun fait ceci au niveau individuel, l’on ne peut pas avoir de bulle globale mais les bulles sont chacune partagées un peu pour avoir un procédé collectif, « chaque bulle se recouvrant partiellement »11. C’est une propriété systémique émergente issue de l’interaction continue et l’intégration de ces bulles multiples qui se met en place.

4) L’engagement à la résilience (confinement) : si, d’une part, les acteurs improvisent, i.e. recombinent leurs actions et leurs idées pour répondre à un élément inattendu. « Les organisations hautement fiables se préparent pour des surprises inévitables par l’accroissement de leur connaissance générale, leur technicité et leur capacité à mobiliser ces ressources »12, d’autre part, ils s’engagent à agir. En effet, agir permettra soit de simplifier la situation, soit d’avoir de nouveaux éléments pour prendre les bonnes décisions.

5) La déférence à l’expertise (confinement) : en relâchant un peu la confidentialité des données, en les ouvrant à un peu plus de monde dans l’organisation, l’on favorise ainsi la possibilité de détection d’évènements singuliers car plus de compétences entrent en contact avec ces données13. Ceci peut se traduire par « la migration du lieu de décision en fonction du problème posé »14. De manière plus générale, l’expertise est ainsi valorisée au sein d’une HRO. Si l’on attend d’un novice qu’il se plie aux procédures à la lettre, l’on attend d’un expert qu’il improvise, ait de l’intuition, sache s’adapter. Les experts sont alors essentiels à la haute fiabilité, car ils permettront à l’organisation de s’adapter ; ils seront ceux qui sauront quoi faire lorsque les règles existantes ne peuvent appliquées.

11 Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18novembre 2011, p. 119. 12 Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 120. 13 Ceci rejoint d’ailleurs le principe de variété requise : l’on augmente le panel de réponses possibles à nos évènements en augmentant l’accessibilité des données. 14 Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 121.

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Ces différents processus cognitifs sont toutefois interconnectés et ne doivent pas être traités séparément. L’intérêt est en effet d’observer des comportements plus globaux, qui permettront ou non de remplir les objectifs de ces cinq processus. Pour cela, de nombreuses préconisations ont été faites dans la littérature scientifique.

Des auteurs conseillent par exemple des redondances, des simulations et exercices, une prise de décision centralisée, un apprentissage des erreurs, de la prévention, et de considérer l’expérience personnelle comme un pré-requis. L‘on peut aussi mettre l’accent sur le travail organisé qui se déploie entre les acteurs pour conduire à la haute fiabilité.

De même, l’aspect « travail d’équipe » est essentiel à une HRO : travailler en équipe apporte l’avantage de réduire le nombre d’erreurs. Des études ont ainsi montré que les équipes faisaient moins d’erreurs que les individus pris séparément en raison de l’attention et des corrections apportées par les autres membres de l’équipe lors d’une activité. Pour autant, situer des personnes sur un même lieu géographique ne fera pas un travail d’équipe… ni une activité hautement fiable. L’esprit d’équipe est fortement rattaché à la volonté des acteurs de se coordonner et lorsqu’ils partagent le même but.

Le travail d’équipe se distingue ici du travail en groupe : dans la dynamique de groupe, l’appartenance au groupe est privilégié aux dépens de la poursuite du but. Cela peut mener aux décisions absurdes identifiées par Christian Morel (2011) à partir des accidents d’avion, où l’on voit un équipage prendre collectivement la décision implicite de mener l’avion vers le crash par impossibilité de remettre en cause un diagnostic erroné fait par le commandant de bord. La solidarité de l’équipage prend le pas sur les capacités d’analyse critique : Christian Morel identifie cette « loi du cockpit » comme un des nombreux phénomènes de « group think ». Neutraliser les phénomènes de groupe au profit de la dynamique d’équipe requiert des règles de management qui sauvegarde la liberté de jugement et de communication de chaque membre de l’équipe.

Le travail d’équipe est alors différent du travail sur une tâche mais les deux sont nécessaires dans des environnements complexes. La connaissance et la compétence vis-à-vis de la tâche ne seront pas toujours suffisantes à un travail d’équipe, ce dernier repose sur la capacité de chaque membre à anticiper les besoins des autres, ajuster ses actions en fonction du reste de l’équipe, avoir une compréhension de comment les choses doivent se dérouler : le partage d’information est donc un requis essentiel à tout travail d’équipe. Néanmoins, les HRO entraînent les acteurs sous forme d’exercices et simulations qui les mettent justement en situation d’équipe. Par exemple, les programmes d’entraînement d’équipes ont été une composante essentielle de l’industrie aérienne de l’atteinte de la haute fiabilité. Par ailleurs les

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équipes sont encapsulées dans un système d’équipes multiples et le travail d’équipe est requis par l’environnement de l’organisation.

De manière plus flagrante encore, il ne faut pas oublier que les cinq processus vu précédemment ne sont possibles que si l’organisation est apprenante. La culture de l’apprentissage est plus que nécessaire à une HRO, c’est même une philosophie ! Ainsi, des débriefings, le retour d’expérience systématique, des boucles d’apprentissage peuvent aider l’organisation à favoriser l’apprentissage organisationnel. Une organisation hautement fiable sera ainsi toujours attentive, de manière à tirer les leçons des évènements qui se produisent. La communication sera donc primordiale pour que l’organisation apprenne et s’améliore continuellement.

La notion d’erreur étant ambiguë, il est donc difficile d’obtenir une définition très stable des HRO. Néanmoins, les différents auteurs se sont accordés sur une capacité de l’organisation à gérer efficacement des conditions opérationnelles difficiles aux conséquences imprévisibles et potentiellement dangereuses. Pour ce faire, l’organisation doit être capable de s’adapter, donc de changer : « no change, no HRO »15.

Les principes établis par la littérature ne seront-ils pour autant utiles qu’aux organisations « extrêmes » de ce type, ou bien peuvent-ils être utiles à la fiabilisation d’organisations plus ordinaires ?

PARTIE   II  :  Le  devoir  de   fiabilité  dans   les  organisations  publiques  

a fiabilité du service public fait partie des objectifs institués par la Loi Organique relative aux Lois de Finance (2001) demandés aux administrations françaises. Il pourrait donc être pertinent pour les administrations de

s’approprier les principes des HRO pour fiabiliser leurs activités.

Dans cette seconde partie, nous définirons les organisations à devoir de fiabilité avant d’appliquer ce concept à une administration existante : un service d’incendie et de secours.

A. Les organisations à devoir de fiabilité

Pour autant, elles restent différentes des HRO puisque ces dernières évoluent dans un environnement où une erreur peut avoir des conséquences dramatiques, mais où finalement les erreurs sont assez rares. Les accidents ou erreurs ne sont donc pas un

15 Otten M., HRO Conference 2013, 5 & 6 novembre 2013, Aix-en-Provence.

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bon critère méthodologique à utiliser pour des organisations classiques puisque les erreurs n’y sont pas rarissimes. Les usagers du service public, néanmoins, s’attendent tout de même à ce qu’il n’y ait aucune erreur, surtout lorsque l’activité traite de leur santé, leur sécurité ou celle de leurs biens. Les « organisations à devoir de fiabilité » se distinguent ainsi des organisations hautement fiables et de la théorie de la haute fiabilité. Les premières sont des « organisations qui opèrent dans des conditions risquées »16 tandis que les organisations hautement fiables sont des organisations à devoir de fiabilité qui ont effectivement un taux d’erreurs très faible : ce sont elles les High Reliability Organizations.

Le devoir de fiabilité est donc en partie un devoir de construction d’un sens plausible de la situation (déjouer les pièges, détecter les signaux…) et s’il y a effondrement du sens, l’on assiste à une crise. Dans cette optique, il devient alors primordial que l’organisation favorise la compétence de construction efficace de sens dans les situations à risque : les hommes doivent développer une vigilance qui leur permet d’interpréter ce qui se passe autour d’eux. C’est pour cette raison que l’on considère qu’il n’y a pas les HRO d’une part et les non-HRO d’autre part, mais plutôt une continuité d’organisations soumises au risque et dont la forme la mieux adaptée à ce jour est l’HRO. L’incertitude est alors ce qui gêne le plus les organisations à devoir de fiabilité, qu’elle soit sous forme d’incomplétude ou d’ambiguïté. Ces organisations vont donc chercher à la réduire : elles réduiront l’incomplétude par une plus grande précision de mesures et une utilisation de modèles plus raffinés, incluant de nouvelles variables. Pour cela, elles analyseront les causes des accidents survenus et s’il y a des liens de cause à effet, elles élimineront les causes de l’accident pour l’avenir. Néanmoins, cette pratique complexifie les procédures existantes d’une part, et d’autre part elle n’empêche pas d’autres évènements de survenir à cause de phénomènes extérieurs à l’organisation, ou non explorés par l’organisation.

Le secteur de la santé génère de nombreux exemples d’organisations à devoir de fiabilité. Des recherches ont ainsi pu tester des études sur le travail d’équipe inspiré des principes des HRO dans un hôpital : le but commun peut être la santé des patients, les activités y sont interdisciplinaires et les conséquences des erreurs peuvent effectivement avoir de dramatiques conséquences puisque la sécurité des patients est en jeu.

16 Vidal, R., La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours, Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011, p. 59.

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B. Un exemple : le cas d’un service d’incendie et de secours

Les opérations de secours constituent une « fenêtre particulière sur le fait organisationnel »17. En effet, les services d’incendie et de secours doivent par définition gérer l’inattendu. De fait, leur situation renvoie à des problématiques organisationnelles fondamentales : stabilité et changement, sources de changement internes ou sources de changement externes, interrelations entre actions individuelles et structure organisationnelle, etc. Ainsi, « étudier comment dans l’urgence l’organisation se confronte à l’impensé, c’est plonger au cœur du fait organisationnel »18. Un service de secours doit en effet prendre des directions contradictoires sans cesse, puisque d’un côté il doit reconstruire en permanence le sens des situations (incertaines et imprévues), et d’un autre il doit stabiliser ce sens pour qu’il y ait action collective efficace. Si un service de secours parvient à gérer ces deux exigences contradictoires, cela rend ses opérations plus fiables (ils qualifieront ces deux exigences de « contrôle » et « écoute »). L’on perçoit ainsi une « tension organisationnelle » à laquelle sont soumis les sapeurs-pompiers en intervention, mais qui conditionne le succès des opérations.

Pour notre part, nous avons tenté ici d’appliquer les différentes pratiques recensées dans la littérature des HRO de manière à mettre en évidence la possibilité d’articuler la théorie de la haute fiabilité et une organisation de secours, à devoir de fiabilité. L’organisation choisie est un service départemental d’incendie et de secours (SDIS) dans lequel est actuellement menée une recherche-action sur la fiabilité apportée par les pratiques de systèmes d’information. Cet établissement s’est lancé depuis plusieurs années dans une démarche qualité visant à réduire les dysfonctionnements de son activité.

Ainsi, les principales pratiques relevées chez les HRO ont été mises en relation avec le SDIS observé :

• un développement de multiples mises en situations et anticipations pour une activité opérationnelle qui doit être performante (redondances, simulations, prévention, entraînement) ; il nous apparaît alors évident que les acteurs des processus opérationnels d’un service départemental d’incendie et de secours (SDIS) vivent cette culture au quotidien : la prévention et la prévision (en charge des simulations de scénarios de secours) représentent l’activité la plus importante d’un SDIS et les exercices, entraînements et simulations sont le

17 Vidal R., Arnaud C. & Tiberghien B., « Fiabilité organisationnelle et maîtrise de la tension entre contrôle et écoute dans la gestion des incendies des feux de forêts : approche comparée France/États-Unis », Télescope, revue d’analyse comparée en administration publique, numéro spécial sur la gestion des risques, vol. 16, n°2, 2010, p. 60. 18 Vidal R., Arnaud C. & Tiberghien B., « Fiabilité organisationnelle et maîtrise de la tension entre contrôle et écoute dans la gestion des incendies des feux de forêts : approche comparée France/États-Unis », Télescope, revue d’analyse comparée en administration publique, numéro spécial sur la gestion des risques, vol. 16, n°2, 2010, p. 60.

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quotidien des sapeurs-pompiers. Par ailleurs, la démarche qualité engagée visait principalement à l’origine à réduire les dysfonctionnements de l’organisation.

• Une valorisation de l’expérience et de l’apprentissage pour une amélioration continue de l’activité ; or, si le retour d’expérience n’est que peu développé au SDIS étudié de manière formelle, l’expérience individuelle du terrain est, elle, fortement valorisée. C’est cette expérience qui fondera la légitimité du commandement de chaque supérieur hiérarchique de terrain. La démarche qualité du SDIS introduit aussi cette dimension car elle est déployée dans un objectif d’amélioration continue des activités de l’organisation. L’on perçoit ainsi une volonté affichée de tendre vers une performance toujours plus élevée.

• Une structure organisationnelle valorisant un rapport hiérarchique fort ; nous remarquons que les sapeurs-pompiers sont organisés en grades calqués sur l’Armée de Terre. Le respect de la chaîne hiérarchique y est prédominant et le SDIS encourage une conformité à la règle (respect des procédures, uniformes et soin à l’apparence physique, etc.).

• Un travail d’équipe dans l’activité opérationnelle ; les sapeurs-pompiers sont précisément formés à travailler en équipe sur le terrain : coordination et rôles de chacun, valeurs d’accomplissement collectif des missions et de loyauté vis-à-vis d’une communauté. Les entraînements, exercices et simulations se font eux aussi en équipe afin de consolider cette compétence.

Le SDIS étudié semble donc bien pouvoir être considéré comme une organisation à devoir de fiabilité dont l’esprit collectif et les interactions bienveillantes fondent la fiabilité. Les principales préconisations relevées dans la partie précédente pourront alors être appliquées de manière à ce que ce SDIS puisse tendre vers une fiabilité accrue :

• Le travail d’équipe étant déjà existant, il s’agira de renforcer cette culture : l’esprit collectif et les interactions bienveillantes fonderont la fiabilité de l’activité. Considérer l’organisation comme un système d’équipes multiples permettra par ailleurs de ne pas perdre de vue l’hypercomplexité de l’organisation.

• L’apprentissage organisationnel, l’un des buts de la démarche qualité mise en place, sera aussi à cultiver : favoriser la circulation de l’information, et donc la communication, de manière verticale comme horizontale et ce malgré les cloisonnements des services et l’organisation hiérarchique, permettra l’apprentissage par les acteurs et le puisement des ressources et solutions que les experts peuvent fournir. Ce partage d’information permettra notamment

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aux acteurs de partager leurs représentations de la réalité, et augmentera donc la sensibilité de l’organisation au contexte.

• Elle devra enfin être vigilante, tant quant aux possibilités d’échecs en analysant les presque-erreurs et les petits dysfonctionnements de son organisation que quant aux représentations simplifiées, à actualiser régulièrement, avec lesquelles elle travaille. Là encore, la communication sera essentielle pour réaliser ces analyses et ces ajustements.

L’on perçoit ainsi que ces pratiques des HRO sont fortement interconnectées les unes aux autres et que le SDIS concerné ne pourra fiabiliser ses services que s’il parvient à organiser une avancée sur ces différents fronts, en favorisant une culture et des comportements d’apprentissage organisationnel et de travail d’équipe.

III-­  Les  enseignements  pour  le  stratège  public  

es travaux les plus récents sur les HRO nous donnent une définition plus ou moins cristallisée de la haute fiabilité : il s’agit de la capacité d’une organisation à gérer efficacement et de manière continue des conditions opérationnelles qui

fluctuent fortement et qui peuvent devenir extrêmement dangereuses et imprédictibles. Dans ce cadre, où des conséquences dramatiques peuvent survenir, les organisations ont tendance à créer un grand nombre de règles et de procédures destinées à réduire l’incertitude liée aux facteurs humains. Pour autant, ces règles et procédures doivent rester des outils : les acteurs seront plus enclins à les respecter s’ils connaissent les raisons de leur existence d’une part, et s’ils se sentent responsabilisés d’autre part. Ceci favorisera l’apprentissage des acteurs, notamment en mettant en contexte chaque procédure de manière à en comprendre la pertinence. Cela permettra à l’organisation de passer d’un système réactif à un système pro-actif.

Pour se préparer à l’imprévu, l’organisation devra accroître la gamme de réponses possibles qu’elle peut fournir, tout en se condamnant à ne jamais pouvoir prévoir tous les prochains évènements ni leur amplitude. La philosophie résume cette attention toujours renouvelée pour faire face à l’inattendu par un devoir : « nous devrions toujours savoir que nous ne savons pas. »19

Dans ce chapitre, nous avons observé l’organisation comme un système : composé d’acteurs en interaction et placé dans un environnement ouvert et changeant, qui a

19 Bibard L., “HRO, some philosophical insights, on control, routines, responsibility & wisdom”, HRO Conference 2013, 5 & 6 novembre 2013, Aix-en-Provence.

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des activités au service d’une finalité et est capable, par le feedback, d’appliquer des mécanismes correcteurs et d’apprendre pour enrichir ses processus internes.

La finalité de ce système correspond à la raison d’être de l’organisation : dans le cas d’une entreprise, par exemple, il s’agit de la maximisation du profit. Tout le système est organisé de manière à atteindre l’objectif qui lui a été fixé, tout en connaissant des dysfonctionnements. Néanmoins, il est stérile de considérer que l’organisation est une mécanique pouvant atteindre la perfection des schémas de l’ingénieur : le facteur humain est si fort qu’il est plus pertinent de voir l’organisation comme un système organique complexe dissipatif20, c’est à dire dont bien des aspects sont imprévisibles, même si l’on peut, en gros, les modéliser.

Par ailleurs l’environnement est lui aussi bien souvent très complexe : dans un monde ouvert aux multiples interactions, il change de plus en plus rapidement et devient donc extrêmement difficile à prévoir, turbulent, voire chaotique. La solution qui serait de tenter de penser à tous les scénarios possibles devient vite une tâche incommensurable, voire absurde : en plus de perdre un temps et une énergie considérables, les scénarios réels ne seront jamais tout à fait ceux qui ont été prévus. La solution proposée par la théorie du High Reliability Organizing est donc de préparer l’organisation à savoir s’adapter à l’inconnu. Ainsi, si l’organisation augmente sa capacité à prendre des décisions et agir dans de nouvelles situations alors elle sera plus à même de survivre dans un environnement évolutif.

Il est évident qu’une telle capacité ne s’acquiert pas dans les livres : les « novices » dans une organisation devront se fier aux experts qui auront acquis la connaissance du système et de son environnement, connaissance qui sera bien souvent implicite (non formalisable) et reposant sur le flair et la débrouillardise qui permet de faire face aux situations ambiguës et déconcertantes ce que les Grecs appelaient la métis. En effet, leurs représentations mentales seront plus proches de la réalité puisqu’ils s’aideront des nombreux scénarios déjà vécus dans l’organisation : ces experts par l’expérience seront les plus efficaces à prendre des décisions adéquates. Ils sauront mieux quels leviers actionner dans l’organisation pour quels résultats, par exemple, mais devront aussi se souvenir qu’ils ne « savent » jamais tout, tout à fait.

« Savoir que nous ne savons pas » revient donc d’une part à ne pas oublier que la connaissance est diluée entre les individus : il faut faire appel aux différents acteurs de l’organisation sans préjuger des domaines de travail et des niveaux hiérarchiques. Mais « savoir que nous ne savons pas » revient aussi à être attentif à tous les indices plus ou moins évidents dans l’organisation et dans son environnement qui pourraient montrer 20 Par opposition à système conservatif, peu entropique, un système dissipatif est très entropique et dissipe de l’énergie.

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que la représentation que nous ne faisons de la situation n’est pas tout à fait juste. Autrement dit, les acteurs de l’organisation doivent être capables à tout instant de corriger leurs certitudes sur la façon dont ils perçoivent la situation et la réponse à apporter : on passe ici au savoir plus qu’on en sait, cette capacité d’apprentissage, d’ajustement individuel sera celle qui permettra à l’organisation d’être agile : en réagissant très vite aux moindres changements de l’environnement et de manière adaptée, l’organisation devient pérenne car résiliente.

Pour autant, doit-on retenir que les principes des HRO ne s’appliquent qu’à des organisations évoluant dans des environnements à haut risque ? Bien évidemment, non. Toutes les organisations sont des systèmes qui vont du simple au complexe. Un système simple dans un environnement stable pourra se contenter d’appliquer des procédures stables. Mais un système simple peut se voir projeter dans un environnement complexe. La première tâche du stratège est donc de comprendre dans que champ de complexité évolue son organisation et, par conséquent, la complexité interne qu’il doit lui donner avec les mécanismes de pilotage appropriés.

Par exemple, un responsable de l’achat public, s’il se contente (ce qui est généralement le cas) de prendre ses décisions d’achat au moins-disant, applique une procédure simple. S’il passe au mieux-disant, il fait intervenir des critères qualitatifs pour définir ce « mieux », ce qui l’emmène bien au-delà de sa compétence initiale de juriste. Il doit connaître les métiers de l’organisation pour évaluer l’impact des matériels achetés sur les processus, connaître le modèle d’affaire du vendeur qui n’a pas les mêmes intérêts ni les mêmes critères de décision que l’acheteur. La nouvelle gestion publique avait entendu remédier à cette difficulté en sortant les achats informatiques des procédures d’appels d’offres. Cela a ouvert la voie à un lobbying effréné des vendeurs qui dans certains pays (Angleterre, Nouvelle-Zélande) ont acquis des positions dominantes leur donnant la maîtrise de l’architecture informationnelle et informatique des administrations.

Plus, si l’acheteur doit intégrer dans sa décision d’achat les externalités, la complexité croît : En France, l’habillement public concerne 1,5 millions de fonctionnaires – policiers, infirmières, sapeurs-pompiers, militaires – allant du vêtement simple aux vêtements complexes (un démineur militaire a ainsi cinq tenues), qui vont vivre un réseau de PME occupant 8000 salariés. Une décision au moins-disant va amener à rechercher la délocalisation de l’achat public vers des pays à bas salaire, ce qui va se traduire par des pertes d’emplois, avec des coûts sociaux induits qui effaceront le gain à court terme de l’achat. Plus, cela pourra se traduire par des occasions manquées d’innovation : dans l’économie de l’information, on peut désormais marier des

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matériaux traditionnels low-tech et des matériaux high-tech, comme dans le cas des chaussettes pour diabétiques qui vont intégrer textiles et nanotechnologies.

Dans tous ces cas, le recours à la modélisation des systèmes complexes, aux principes de décision dans l’incertitude, de travail en équipe, de retour d’expérience seront nécessaires. Même si le stratège n’est pas dans un environnement où l’impact à court terme des décisions peut être catastrophique, l’application des principes des HRO lui sera des plus bénéfiques.

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Références  

Ashby, W. R., An introduction to cybernetics, London: Chapman & Hall Ltd, 1957. Bibard L., “HRO, some philosophical insights, on control, routines,

responsibility & wisdom”, HRO Conference 2013, 5 & 6 novembre 2013, Aix-en-Provence.

Marc J. et Amalberti R., « Contribution individuelle à la sécurité du collectif : l'exemple de la régulation du SAMU », Le travail humain, 2002/3 Vol. 65, p. 217-242. DOI: 10.3917/th.653.0217.

Morel, Christian, « Les décisions absurdes : sociologie des erreurs radicales et persistantes » T. I et II, Gallimard, 2011.

Otten M., HRO Conference 2013, 5 & 6 novembre 2013, Aix-en-Provence. Perrow C., Normal Accidents: Living with high-risk technologies, Princeton University

Press, New Jersey, (original published 1984), 1999. Roberts K.H, “Managing High Reliability Organizations”, California Management

Review, 1990. Rochet, C, “Politiques publiques, de la stratégie aux résultats” De Boeck Ed.,

Louvain, 2010. Vidal, R., « La haute fiabilité comme gestion de la tension entre le contrôle et

l’écoute : l’étude empirique des opérations de secours », Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences de gestion, soutenue le 18 novembre 2011.

Vidal R., Arnaud C. & Tiberghien B., « Fiabilité organisationnelle et maîtrise de la tension entre contrôle et écoute dans la gestion des incendies des feux de forêts : approche comparée France/États-Unis », Télescope, revue d’analyse comparée en administration publique, numéro spécial sur la gestion des risques, vol. 16, n°2, p.59-74, 2010.

Loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances, Journal Officiel de la République Française, NOR : ECOX0104681L, en consultation libre dans sa version initiale et dans sa dernière version sur : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000394028&dateTexte=&categorieLien=id