L’imaginaire de la communauté d’origine portugaise en … · diverses, mais un rituel...

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cycle migrations / LNA#56 11 L ’ensemble de notre corpus de travail révèle que les rites collectifs – tantôt domestiques, tantôt au sein de la vie communautaire, parfois dans le pays d’origine – jouent un rôle de relève dans un exercice de revivification et de trans- mission culturelle, en même temps qu’ils constituent un cadre de sauvegarde affective. Les repas, la messe dominicale et les voyages au pays se comptent parmi les plus importants ; s’y ajoutent les fêtes au cours des vacances, au Portugal. L’élé- ment commun à toutes ces formes d’expression rituelle est ce qu’Howard Becker a appelé la « fraternité interne »  2 , qui se manifeste par des gestes de reconnaissance mutuelle et de coopération entre les membres du même groupe. 1  Ce texte, adapté pour cette occasion, est une réécriture de notre communication au colloque L’enseignement du Portugais et des cultures d’expression portugaise : contri- butions à un dialogue interculturel, organisé par le Département d’Études des Pays de Langue Portugaise de l’Université Paris 8, qui a eu lieu les 30 et 31 octobre 2008. 2  Cf. Howard Becker, Outsiders, trad. J.-P. Briand et J.-M. Chapoulie, Paris, éd. Métailié, 1985, p. 130. Dans les films qui font l’objet de notre recherche, les formes qu’une telle « fraternité interne » assume sont diverses, mais un rituel important figuré dans les films qui font l’objet de notre étude, associé à l’installation temporaire dans un lieu spécifique qui devient le symbole de tous les espaces de vie, est celui des festivités saisonnières, au village portugais d’origine, pendant la période estivale. En général, ces fêtes populaires intègrent un programme de culte religieux (où l’on célèbre, traditionnellement, le patron de dévotion de chaque localité) pendant la journée et durant les soirées au doux climat des bals, très fréquentés. Les fêtes au village, qui coïncident avec l’arrivée sur place des émigrés portugais en vacances, montrent le besoin de réintégration sociale qui s’impose – thérapie pré- caire mais cyclique – à tout élément de la communauté considéré égaré. D’après la synthèse de Roland Barthes, selon laquelle « l’autre est un scandale qui attente à l’essence »  3 , l’émigrant rentré provisoirement au pays est, 3  Roland Barthes, Mythologies, Paris, éd. du Seuil, 1957, p. 226. L’imaginaire de la communauté d’origine portugaise en France et ses représentations dans le cinéma contemporain : de la fête canonique à la fête dionysiaque 1 Dans le cadre du cycle de Rendez-vous d’Archimède voué aux problèmes des « Migrations », nous nous proposons d’analyser le processus d’hétérogénéisation à l’œuvre dans la communauté d’origine portugaise en France. Pour le but, et parce que ladite communauté est une grande nébuleuse aux contours très flous, nous prenons l’une des représentations majeures de la vie du groupe – la fête – dans le cinéma contemporain pour mieux comprendre ce processus qui glisse de l’identification nationale aux identifications circonstancielles et sensualistes. Le corpus de travail de la recherche que nous avons développé, entre 2007 et 2009, concerne les trois dizaines de films tournés sur l’immigration portugaise en France, entre 1967 (la date du premier film, O Salto, de Christian de Chalonge) et 2007 (la date de Oxalà – Quête sur les chemins de la mémoire, de Gaël Bernardo). Maître de conférences en sciences sociales à l’Université lusophone des Sciences Humaines et Technologies de Lisbonne et à l’Université lusophone de Porto, Portugal Par João Sousa CARDOSO En conférence le 8 mars photogramme du film Sans Elle... d'Anna da Palma, 2003

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L’ensemble de notre corpus de travail révèle que les rites collectifs – tantôt domestiques, tantôt au sein de la vie

communautaire, parfois dans le pays d’origine – jouent un rôle de relève dans un exercice de revivification et de trans-mission culturelle, en même temps qu’ils constituent un cadre de sauvegarde affective. Les repas, la messe dominicale et les voyages au pays se comptent parmi les plus importants ; s’y ajoutent les fêtes au cours des vacances, au Portugal. L’élé-ment commun à toutes ces formes d’expression rituelle est ce qu’Howard Becker a appelé la « fraternité interne » 2, qui se manifeste par des gestes de reconnaissance mutuelle et de coopération entre les membres du même groupe.

1 Ce texte, adapté pour cette occasion, est une réécriture de notre communication au colloque L’enseignement du Portugais et des cultures d’expression portugaise : contri-butions à un dialogue interculturel, organisé par le Département d’Études des Pays de Langue Portugaise de l’Université Paris 8, qui a eu lieu les 30 et 31 octobre 2008.

2 Cf. Howard Becker, Outsiders, trad. J.-P. Briand et J.-M. Chapoulie, Paris, éd. Métailié, 1985, p. 130.

Dans les films qui font l’objet de notre recherche, les formes qu’une telle «  fraternité interne » assume sont diverses, mais un rituel important figuré dans les films qui font l’objet de notre étude, associé à l’installation temporaire dans un lieu spécifique qui devient le symbole de tous les espaces de vie, est celui des festivités saisonnières, au village portugais d’origine, pendant la période estivale. En général, ces fêtes populaires intègrent un programme de culte religieux (où l’on célèbre, traditionnellement, le patron de dévotion de chaque localité) pendant la journée et durant les soirées au doux climat des bals, très fréquentés.Les fêtes au village, qui coïncident avec l’arrivée sur place des émigrés portugais en vacances, montrent le besoin de réintégration sociale qui s’impose – thérapie pré-caire mais cyclique – à tout élément de la communauté considéré égaré. D’après la synthèse de Roland Barthes, selon laquelle « l ’autre est un scandale qui attente à l ’essence » 3, l’émigrant rentré provisoirement au pays est,

3 Roland Barthes, Mythologies, Paris, éd. du Seuil, 1957, p. 226.

L’imaginaire de la communauté d’origine portugaise en France et ses représentations dans le cinéma contemporain : de la fête canonique à la fête dionysiaque 1

Dans le cadre du cycle de Rendez-vous d’Archimède voué aux problèmes des « Migrations », nous nous proposons d’analyser le processus d’hétérogénéisation à l’œuvre dans la communauté d’origine portugaise en France. Pour le but, et parce que ladite communauté est une grande nébuleuse aux contours très flous, nous prenons l’une des représentations majeures de la vie du groupe – la fête – dans le cinéma contemporain pour mieux comprendre ce processus qui glisse de l’identification nationale aux identifications circonstancielles et sensualistes. Le corpus de travail de la recherche que nous avons développé, entre 2007 et 2009, concerne les trois dizaines de films tournés sur l’immigration portugaise en France, entre 1967 (la date du premier film, O Salto, de Christian de Chalonge) et 2007 (la date de Oxalà – Quête sur les chemins de la mémoire, de Gaël Bernardo).

Maître de conférences en sciences sociales à l’Université lusophone des Sciences Humaines et Technologies de Lisbonne

et à l’Université lusophone de Porto, Portugal

Par João Sousa CARDOSO

En conférence le 8 mars

photogramme du film Sans Elle... d'Anna da Palma, 2003

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lui aussi, un excentrique qui met en crise le substantialisme et l’autonomie des valeurs villageoises. Se trouvant hors d’un cadrage social, on cherche, par la fête sensuelle et guérisseuse, à stabiliser cet élément venu d’ailleurs. Donc, la fête, qui va de la solennité liturgique aux excès du bal, tous les étés, n’est plus qu’une modulation actuelle de la tradition archaïque de « l’épidémie chorégraphique ». À la ressemblance du rôle jouissif du repas, la musique et la danse des fêtes rendent honneur à l’émigré et recherchent la construction de représentations alternatives à celle du dévoyé, de l’autre irréductible et des figures exotiques de secours qui en découlent. Ces rites empêchent que l’émi-gré devienne un pur objet, un objet de spectacle ou un « guignol », au sein de la vie du village et ils cultivent, à travers une communauté de sensations suscitée par l’expé-rience esthétique, la rencontre de tous à travers un « être ensemble ». La coenesthésie naturelle du corps social se charge d’en contrebalancer organiquement les fonctionne-ments et les dysfonctionnements, où la ritualité joue aussi un rôle. L’accent est mis sur ce qui reste « commun à tous » sur une scène dans laquelle tous participent à la fois en tant qu’acteurs et spectateurs. Les processions et, surtout, les bals, en été au Portugal, ont toujours produit, chez les émigrants en vacances, des souvenirs marqués de joie inti-mement liés à la nostalgie du pays. Le jeu dialogique entre amour et éloignement, soit la proxémie, s’y trouve ainsi confirmé comme un élément qui fait lien au cœur de la structure sociale de la communauté immigrée portugaise et entre celle-ci et les réseaux de convivialité locale, et le pays d’origine.

On assiste à des images de ces bals estivaux, surtout dans les films de production récente. Même si L’Évangile selon Sainte Nostalgie, de José Veira, en 1986, s’occupait déjà à montrer le côté païen du pèlerinage (les commerces, la fête de la nourriture et du vin, les chants et les danses popu-laires à connotations érotiques, la jouissance juvénile de la culture pop…) et, quand bien même les images des rituels chrétiens continuent d’exercer une fascination auprès des jeunes réalisateurs, il est certain que la représentation des festivités glisse, progressivement, dans les films plus récents, de l’événement catholique vers l’avènement festif et syn-crétique où l’accent est mis sur l’être ensemble hic et nunc dans un environnement sensoriel extraordinaire.

Dans ce lignage, Sans Elle…, d’Anna da Palma (2003), reste un film important en ce qui concerne la proposition

de nouvelles représentations des émigrés en vacances au pays. Le bal villageois intergénérationnel y est remplacé par les fêtes au son de la musique rock, sur la plage, entre les jeunes luso-français en vacances au Portugal. La réa-lisatrice dit avoir participé à des expériences semblables d’osmose adolescente, dans des concerts rock au pays, pendant l’été, parfois répété (dans un mimétisme de groupe qui valorise l’éternel recommencement) dans des associations de la région parisienne 4. Le témoignage d’Anna da Palma fait comprendre l’échange symbolique qui s’est produit entre les deux pays, également via les fils d’immigrés, dont l’impact est d’autant plus intense en France que l’expé-rience vécue au Portugal, entre les bandes de copains en ambiance estivale, a été marquante. À ce niveau-là, ce n’est plus la morale du canon catholique qui laisse les traces les plus profondes dans l’imaginaire de cette jeunesse.

Ce qu’il y a de commun entre toutes les séquences de fêtes convoquées par les films, ce sont les éléments fondamentaux de la fête : la participation de tous, la théâtralité exacerbée et la prévalence des valeurs liées à la tactilité. À travers ces films, une évolution se ressent : l’accent est désormais mis sur le paganisme au détriment des valeurs morales de la fête, ce qui est clairement exprimé dans l ’histoire racontée par Gagner la vie, de João Canijo (2000). Le film de João Canijo ouvre avec la séquence d’une messe com-munautaire, fréquentée surtout par la première génération de l’immigration portugaise. La situation est rituelle, les gestes sont codés et organisés par le pouvoir de la parole.

Pourtant, à la suite du processus de la perte de soi dans les autres, auquel le personnage principal, Cidália, se livre, le dernier rassemblement qui se produit dans le film est fort différent. Il s’agit d’une fête de jeunes, à l’intérieur d’un bar obscur, dans une ambiance musicale aux pulsions lourdes, où les corps dansent dans une grande proximité et Cidália f lirte avec un ami de son fils assassiné, selon une rêve-rie intense et circonstancielle, assombrie par la figure du double, le fantasme de la mort et le désir charnel.

La canonique de la messe dans l’ouverture de Gagner la vie se voit ainsi substituée par l’anomique de la fête dio-nysiaque, sans que pour autant le sentiment religieux (au sens étymologique du mot : relier) soit mis en cause. Mais

4 Anna da Palma, interview accordée à João Sousa Cardoso, réalisée autour de Sans Elle… (2003), le 3 juillet 2007, à Paris.

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si, dans la première séquence, on célèbre une transcen-dance, dans la dernière séquence, on célèbre le local et ce qui est proche, insistant sur la forme de l’être-ensemble, selon le vécu d’une transcendance immanente.

Sans Elle… d’Anna da Palma prolonge l’exploitation de l’anomie et son imaginaire complexe. C’est justement le risque pressenti d’une érotisation hors norme entre les personnages de deux jumeaux, encouragé par le territoire anomique d’une fête dans un bar sur la plage, qui fait que le personnage de la sœur (Fanfan), dans Sans Elle…, s’oblige à répudier son frère (Jo). La musique, le rythme et la danse jouent alors un rôle fondamental dans l’agré-gation excitée de tous les éléments dans un moule, sous la forme de l’effervescence sociale.

Tout autant que les repas collectifs, la tradition catholique et les festivités dynamisent les liaisons intra-communau-taires et sédimentent l’image d’un Portugal mythique (engendrée depuis la France et entremêlée à des séjours saisonniers au pays). Les films plus récents exposent un désir d’aller au-delà des rites trop institués et de la morale en se livrant plutôt à une attraction sensuelle de la terre d’origine familiale.

Ces f ilms – notamment Explication des Salamandres, de Maria Pinto (2005), Entre deux rêves, de Jean-Philippe Neiva (2005) et Oxala, de Gaël Bernardo (2007) – font la preuve de la pulsion, ressentie chez les fils d’immigrés portugais en France, d’aller à la rencontre de ce pays ima-ginaire qu’ils construisent depuis leur enfance. Une telle aspiration s’accompagne non seulement du désir de reve-nir à une culture antérieure, celle dont leurs parents sont imprégnés (basée sur la morale catholique) et dont ils sont porteurs (involontaires ou revendiqués) ; mais aussi du désir d’aller au-delà de la culture savante institutionnalisée (basée sur la rationalité et la valeur de domination). Au contraire, les films que l’on vient de nommer évoquent une quête de la profondeur, de la chaleur et du contact physique qui renvoient aux valeurs de la terre et de la chair, soit par le biais de l’effervescence collective, soit à travers l’expérience solitaire. Ces films mettent définitivement l’accent sur la confusion hédoniste entre la personne et l’environnement (social et naturel) où toute individualité tend à s’effacer. Sans Elle… reste l’un des films qui décrit avec plus de complexité ce rite d’évasion, à la recherche des endroits entassés de gens et en quête de sensualité. L’amalgame charnel et la promiscuité approfondissent le

sentiment de « retour à la terre », dans la célébration im-morale des valeurs dionysiaques et chtoniennes. En fait, le « retour » de ces jeunes (beaucoup d’entre eux sont nés en France) est d’ordre symbolique et se confond avec une « initiation ». Cette initiation est, fréquemment, aussi de nature sexuelle.

C’est pour ces raisons que le personnage de Fanfan (dans Sans Elle…) s’éloigne de son frère jumeau, s’installe au Portugal (alors qu’il rentre en France) afin de renouer sen-suellement avec le pays et s’aventurer à découvrir l’amour physique auprès d’un homme portugais. La réalisatrice du film, Anna da Palma, qui a écrit le scénario en par-tant d’expériences vécues, témoigne que cette fantaisie se trouve assez répandue parmi les jeunes franco-portugais, qui brouillent le « retour » au pays avec les valeurs de la terre et l’expérience de la chair 5. Comme Dionysos, « dieu venu d’ailleurs » pour aider à l’intégration de « l’autre » dans la citée grecque, des rites connectés aux limites de l ’expérience corporelle et à la fusion sensualiste avec l’environnement viennent introduire l’étrangeté dans le corps social. L’intensification du « polythéisme des valeurs », énoncée par Max Weber, et le processus d’anamnèse qui récupère l’archaïque rappellent à la communauté portugaise en France sa structure hétérogène, relativisent son ancrage exclusif dans la tradition catholique et la libèrent des surreprésentations du Portugal.

5 Elle le résume ainsi : « [ça suscite l’imaginaire de] faire l’amour avec quelqu’un du pays. Un tas de gens m’ont raconté ça ! Un fantasme ! Ça occupe beaucoup les adolescents en vacances. S’unir charnellement avec le pays », Anna da Palma, notes prises pendant la conversation qui a accompagné le visionnement de Sans Elle… (2003), le 6 août 2007, à Paris.