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EmmanuelTlodd

L'illusion economlque,.

COLLECTION

FOLIO/ACTUEL

Emmanuel Todd

L'illusioneconomlqueEssai sur la stagnation des socits dveloppes7.

Gallimard

@

ditions Gallimard, 1998 et

1999

pour la prface.

Emmanuel Todd, n en 1951, est diplm de I'Institut d'tudes politiques de Paris et docteur en histoire de I'universit de Cambridge.

Pour Nicolas

Je tiens remercier Georges-Franois

Leclerc pour sa relecture amicale et critique du manuscrit.

PRFACE

L'illusion conomique, sans nier l,existence de lois spcifiquement conomiques, montre que celles-ci ne peuvent s'exprimer qu' I'intrieur d'un cadre beaucoup plus vaste, culturel et anthropologique. Des forces profondes, telles que la stratification ducative et son mouvement, les rythmes dmographiques ou les valeurs familiales hrites d'un pass trs lointain, dfinissent un univers de possibilits et de buts hors duquel I'activit de l'homo conomicus n'a aucun sens. La vie conomique est consciente, la structuration ducative subconsciente et le systme familialinconscient.

I'occasion de

la publication en collection

a1s aprs sa premire parution, il n'apparat gure -Concern ce qui les shates profondes, subconscientes et inconscientes, ducatives et familiales, pour lesquelles deux annes coules ne reprsentent qu'une dure drisoire. Leur volution s'inscrit dans des priodes de temps allant de la gnration, dans le cas de l'ducation. u millnaire dans celui des valeurs familiales. Il apparat enncessaire de

grande diffusion de ce livre, un peu moins de deux

de

tr

L'illusion conomique

revanche utile de commenter I'acclration de la crise mondiale au niveau superstructurel et conscient de

l'conomie, ainsi que d'expliquer I'apaisement temporaire de la vie sciale et politique franaise par la petite reprise conomique de 1998. La tendance la stagnation mondiale diagnostique pn L'illusion conomique a t largement confirme par les vnements rcents. Il y a deux ans, la moniafisation tait encore considre colme un phnomne efficace, I'essence mme de la modemit conomique. Elle tait critique pour ses implications ingalitaires et ses atteintes la cohsion sociale. Mais le dbat entre apologistes et critiques tait de

-

nature morale plutt qu'conomique, les uns et les autres admettant la logique de < l'galisation du cot des facteurs >, le fait que la mise en concurrence des populations actives de tous les pays aboutisse I'iniroduction, dans les socits avances, des ingalits de revenu existant l'chelle plantaire et installe, dans les villes amricaines comme dans les banlieueseuropennes, des morceaux de tiers-monde.

Le dynamisme amricain dans la dflation mondiale

en 1999, considrer la mondialisation comme simplement efficace et moPersonne n'oserait plus, deme. Les fluctuations boursires et montaires mettent en scne l'me inquite des possdants, tandis que les variables profondes de l'conomie relle dcrivent le mouvement lent mais inexorable d'une onde de stagnation, qui, partie d'Asie, s'tend, par la baisse du prix des nr-atires premires et qes produits manufacturs, la Russie, I'Amrique du Sud' pour

Prface

finalement menacer les taux de croissance europens. Tandis que la presse parisienne clbrait, avec un bel esprit de clocher, la mini-reprise temporaire du bloc franco-allemand, la presse conomiqu anglo-saxonne a consacr I'anne 1998 une description lucide du dveloppement de la crise mondiale, citant avec de plus en plus de naturel Kelmes, commentateur de la dpression de 1929. La premire moiti de 1999 ne reprsente, dans le dveloppement de la crise, qu'une pause incertaine, marque d'un ct par la rlative stabilisation, en rgime de sous-prodution, des conomies asiatiques, mais aussi par I'entre en crise du cur industriel de l'Europe, allemand et italien.

Le 5 septembre 1998, en pleine crise russe, Zfte Economist ouwait une analyse inquitante de la situation par une citation de Keynes datant de 1931. que les pays secteur industriel atrophi. Les Etats-Unis, qui consacrent une part plus importante de leur activit desservices n'ayant pas de valeur internationale proprement parler, sont partiellement I'abri de la crise' L'excdent de capacit industrielle n'explique cependant pas lui seul les difficults particulires de pays corme le Japon, I'Allemagne ou I'Italie. La dpression dmographique, impliquant en elle-mme une

insuffisance de la demande, est un facteur aussi important. Une immigration plus forte et une fcondit plus leve coxtribuent au maintien de I'activit co' nomique des Etats-Unis. La surconsommation amricaine a dbouch en 1998 sur un dsquilibre des changes de biens et services de 235 milliards de dollars, chiffre qui devrait

atteindre, en 1999, 300 milliards. L'Amrique n'en

portations amricaines constituent dsormais le prinipal facteur de dynamisme de la demande l'chelle m-ondiale. Peut tre doit-on parler d'un keynsianisme imprial: ce dficit courant d'une nation dominante

finit effectivement pas de battre

des records. Les im-

Prface

nopole wbrien de la violence lgitime. Tel est le non-dit politique de la mondialisation: I'existence d'un pouvoir central que certains percevront comme pacificateur et d'autres comme pidateur. La force relative du dollar, au printemps 1999, dans une p-

reprsenterait une sorte de dficit budgtaire pour I'ensemble du monde. Une telle reprsentation impliquerait que I'on considre les tats-Unis moins cmme une conomie ou une socit que cornme un tat, pour la plante entire, avec peut-tre, de faon menaante, son mo-

cit commercial amricain et la guerre arienne mene par l'Otan contre la Serbie, conforte I'hypothse d'une spcialisation militaire des tats-Unis. L capacit de bombardement de I'US Air Force fait dsbrmais autant ou plus pour la valeur du dollar que le < dynamisme > du secteur tertiaire. Reste que te Cefrcit amricain, politiquement inquitant, esf conomiquement insuffisant pour combler le retard structurel de la demande mondiale, rvl par la dflation. Lucides sur le diagnostic de sous-consommation plantaire, les conomistes, joumalistes et hommes politiques de I'establishment anglo-saxon ne peuvent 9.9qendan1 admettre, sans abandonner une croyance librale devenue pour eux identitaire, que le iibrechange est la cause de la sous-consommtion.Du libre-change I'insulfisance de la demande Dans le cadre des conomies nationalement rgu, les d'aprs-guerre, il y avait une complmentarit entre production et consommation. Les entreprises

riode incluant simultanment une aggravation du dn-

M

L'illusion conomique

avaient le sentiment, lorsqu'elles augmentaient les salaires, de crer de la demande pour l'conomie en gnral. En rgime de libre-change, chaque entre-

prise considre que la plupart des consommateurssont dans d'autres pays et traite les salaires comme un cot pur. Si toutes les entreprises de tous les pays du monde s'installent dans une logique de compression du cot salarial, nous obtenons, au terme de quelques dcennies, un retard systmique de la consommation, une tendance la stagnation. A ce processus s'opposent d'autres forces, dynamiques, comme le progrs technique, moteur d'un investissement autonome. Mais le jugement dernier de la croissance zto est inluctable.

cette mise en vidence d'une tendance la sousconsommation par crasement des salaires comme une contribution originale la science conomique. Il ne s'agit que d'un rappel, l'chelle d'une conomie mondilise, de la contradiction fondamentale du capitalisme, tudie par d'innombrables auteurs du dix-neuvime ou de la premire moiti du vingtime sicle. L'intressant est d'ordre sociologique : comment a-t-on pu, en une gnration, oublier, refouler cette proposition si simple et si bien vrifie par l'histoire ? Je note que lors de la premire parution de L'illusion conomique, aucun de mes critiques n'aos affronter ce problme, sans doute trop banal.

Il n'est bien entendu pas question de considrer

d'avant Ford et Keynes, dans une version effectivement globalise. Chaque pays se bat pour I'obtention des dbouchs extrieurs rendus ncessaires par lacompression de sa propre demande intrieure. Devenu maniaque, I'effort conomique s'identifie la recher-

Voici donc revenu le vieux monde

capitaliste

Preface

globalisation.

casse mais significative I'asymtrie du proceisus de

che de I'excdent commercial, c'est--dire de la sousconsommation nationale. La liste des excdents de I'anne 1998 tait impressionnante: Japon 120 milliards de dollars, Allemagne 75,France 29,Italie 29, Pays-Bas 15, Belgique 13, Chine 43, Core du Sud 38,Indonsie 20, Thailande 13, Malaisie 10. Mme la Russie naufrage a particip I'effort de contraction de la demande avec un excdent de ll,5 milliards. Resle gue dans le monde trs dvelopp, les -pays anglo-saxons en gnral, et non seulement les iaisUnis, se permettent des dficits commerciaux systmatiques,. ce qui colore d'une nuance ethnique co-

Le passage de I'Europe une situation massivement excdentaire, dans les annes 90, apparatra sans doute aux historiens futurs comme le facteur dclenchant de la crise. La politique restrictive dcoulant de la marche la monnaie unique n'est cependant pas le

lement malthusien. Si je rcrivais aujourd'hui L,illusion conomique, je renforcerais encore la part de I'argumentation dmographique.

facteur le plus important de la sous-onsommation europenne. L'augmentation du nombre des vieux, la diminution de celui des jeunes adultes par nature fortement consommateurs psent lourdment sur les variables conomiques relles. Ce ralentissement dmographique est I'esprit mme du temps, essentiel-

-

-

L'puisement des politiques montairesReste_ que loin d'avoir protg de la crise, I'euro y a confribu. L'ironie de I'histoire ne s'arrte pas l.

VIII

L'illusionconomique

En cette anne de ralisation de la monnaie uniqueeuropenne, au terme de dbats passionns sur le style rigide l gestion montaire ncessaire I'Europe nous pragmatisme amricain ? dit allemande ou

montaires. Une baisse du taux d'intrt ne produit plus gure qu'une euphorie boursire temporaire, et

sentons venir la fin de I'efficacit des politiques

iemble le pstiche montaire d'une distribution de

Prozac. Les taux d'intrt japonais et europens sont engags dans des baisses parallles qui relancent de dans le cas du plus n plus mal l'conomie relle recourir I'arme budgiapon, q:ui a d finalement taire, pls du tout. Il ne suffrt pas finalement d'abais-

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ser le seuil de rentabilit de I'investissement paf, baisse du cot de I'emprunt. Il faut bien que les citoyens de base, et pas iimplement 20o/o de privilgis, puissent acheter ce qui est produit. En situation d'insuffisance structurelle de la demande, la politique montaire redevient < une ficelle qui ne peut pas

pousser )), et une dvaluation ne suffit plul relancer ia production. C'est pourquoi la baisse tendancielle de l'2ro, depuis son lancement en janvier 1999, ne peut

seule assurer une reprise de l'conomie du vieux continent. Bien des opposants au trait de Maastricht voyaient dans la monnaie unique une menace pour la dmocratie. Mais ironiquement, I'euro, arme magiqueconfie quelques hauts fonctionnaires irresponsables et boms,le vide de son pouvoir au moment mme o il est cens liquider la dmocratie' Le monde redcouvre Keynes, mais lentement, en refaisant, sans en tre conscient, le chemin intellectuel qu'il avait parcouru entre le milieu des annes 20 etla publication en 1936 delaThorie gnrale. Les partiians europens du pragmatisme montaire' qui comp-

Preface

D(

tent encore sur une baisse des taux pour relancer I'activit, se pensent post-keynsiens, ayant enfin dpass le stade primitif de la relance budgaire. Mais si nous lisons le Trait sur la monnaie, publi en 1930, qui agrge les rflexions de Keynes des annes 20, nous y trouvons essentiellement la revendication d'une politique souple de baisse des taux. C'est plus tard, aprs I'aggravation de la crise, que Keynes admettra l'gale lgitimit des deux autresinstruments de la rgulation que sont le dficit budgtaire et la maximisation de la propension consommer par hausse des salaires. Nos post-keynsiensautoproclams ne sont que des keynsiens immatures.

La politique montaire ne peut relancer que dans une conomie < financiarise > (version courtoise) ou < prozacise >> (version raliste) de type amricain, peuple de consommateurs endetts, collectivement crateurs d'un norme dficit commercial. Sa contrepartie politique ncessaire est l'imperium. Le montarisme de relance a pour condition I'hgmonie militaire, par dfinition hors de porte des domins stratgiques que sont les Japonais, les Allemands, lesFranais ou les Italiens. Le problme fondamental pos par I'interventionnisme keynsien est que les deux instruments supplmentaires de relance, hausse des salaires et activisme budgtaire, sont effectivement inalistes en rgime de libre-change, n'aboutissant le plus souvent qu' pro-

duire de la demande effective pour le voisin. Et C'estpourquoi un spectre hante dsormais la pense conomique mondiale, le protectionnisme, cet instrument de rgulation qui, au-del de ses effets propres, rend possibles toutes les autres rgulations. En 1998 et lg9g,

le

concept protectionniste s'est panoui, avec une

X

L'illusion conomique

certaine coquetterie hglienne, par sa propre ngation. Avant mme que ses partisans, rejets hors des establishments, aient eu le temps de faire la moindre proposition concrte, le loup-garou tait dnonc, condamn titre prventif par cent articles. Contre la cohrence mme du modle libral, les conomistes et les joumalistes politiquement corrects du monde anglo-saxon acceptent dsormais le principe d'une restriction des mouvements de capitaux, (mouvements dont ils nous assuraient I'anne dernire qu'ils dcoulaient automatiquement du librechange), mais s'indignent I'avance du contrle des

flux de marchandises. On ne saurait mieux trahir le caractre passionnel plutt que scientifique de lahaine du protectionnisme. L'crasement desieunes par Ie march mondial

Le libre-change devrait cesser, dans les annes qui viennent, d'apparatre comme moderne. Bnfique dans certaines phases du dveloppement conomi-

apparat, au toumant du troisime millnaire, Comme gnrateur d'ingalit et de stagnation. Une consqunce capitale de I'ouverture commerciale absolu, cependant, m'avait chapp lorsque je rdigeais I'illusion conomique. J'ai fini par comprenque,

il

dre, en lisant Ze destin des gnrations de Louis Chauvel, paru la fin de 1998, comment le librechange cntribuait l'crasement conomique de laChauvel met en vidence la dgradation en France niveau de vie des moins de 35 ans. L'auteur, sociodu logue, suggre en termes presque conomiques que

jeunesse.

-

Prface

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dans notre monde post-moderne un jeune ( vaut ) qu'un vieux. Certes. Mais il y a l une entorse la plus simple et la plus intuitive des lois de l'conomie. Un bien prsentant une utilit quelconque, s'il se rarfie, dewait valoir plus. Ce sont pourtant des jeunes en cours de rarfaction, par suite de la dpression dmographique, qui valent de moins en moins, sur le march du travail ou ailleurs. Trois dcennies aprs le dbut de la chute de fecondit, les jeunes sont de moins en moins nombreux. La baisse a commenc vers 1990 : - ll%o prvisibles pour les 2024 ans en France entre 1990 et 2010. On peut videmment voir dans < I'effondrement du cours dujeune >>, qui a accompagn la hausse du CAC 40, I'effet macro-sociologique d'un vieux principe bureaucratique : dernier arriv, dernier srvi. Mais I'analyse conomique librale explique aussi trs bien comment, si ce n'est pourquoi, s'effectue la spoliation de la jeunesse occidentale. La mondialisation unifie les marchs du travail. l'chelle plantaire, tiers-monde inclus, les jeunes sont relativment abondants et corvables, les vieux sont rares et dtenteur du capital. La loi d'galisation du cot des facteurs nous assure que, si un pays dvelopp s'ouvre au libre-change, le facteur de productin relativement abondant, en I'occurrence le capital, dmographiquement identifiable aux vieux, ser favoris, et le facteur relativement rare, le travail. dmographiquement identifiable aux jeunes, sera dsavantag. C'est trs exactement ce que nous vivons : l'crasement des jeunes, de leur fibert de travail, de consommation et de mouvement, par le libr+change. Seuls quelques pour cent de junes diplms des institutions les plus prestigieuses sontmoins

L'illusion conomique

rellement I'abri de ce mcanisme d'appauvrisse-

Il y a l, contre les tenants de la mondialisation joviale, une sorte d'argument ultime. Ceux-ci nous ssurent que la monte des ingalits, dcoulant de I'unificatin mondiale des marchs du travail et du capital, est certes regrettable en elle-mme, maisnessaire I'optimisation du niveau de vie de la plante en gnral et des pays dvelopps en particulier.

ment.

La chut des revenus ouvriers n'apparat pas, dans

cette argumentation, cornme un retour au bon vieux capitalisme exploiteur du dix-neuvime sicle mais comme I'une des composantes de la post-modernit. Cette rhtorique est, implicitement ou explicitement, renforce pai I'ide qu' l'ge de I'automation, les ouvriers ocidentaux ne seraient plus rellement utiles, mais pris en tenailles par les concunences simultanes des robots industriels et des sous-proltaires du tiers-monde.

l'co-sophiste peut la rigueur vendre comme chic et branch le thme d'une inutilit de I'ouvrier d'usine , il aura du mal prsenter l'appauwissement de la jeunesse comme un progrs. Le jeune est la modernit. L'abaissement de son statut dfinit lui seul comme une rgression le projet des idologues modemes ou post-modernes. Par effet de symtr1e, le conservateur devient un progressiste, le

Or, si

ractionnaire un homme des Lumires.

Penser le protectionnisme

j'ai,

Lors de la publication de .L'illusion conomique, comme prvu, t traiT de protectionniste pas-

Prface

XIII

siste, certains critiques m'accusant d'tre hostile, non seulement aux changes mondiaux, mais aussi aux communications internationales et Internet. C'est une confusion. La diffusion des connaissanceset des technologies de pointe n'est pas entrave par le contrle des changes de marchandises. Pour ce qui me conceme, je pousse la modration protectionniste

jusqu' soigneusement distinguer, au contraire des idologues pseudo-conomistes de la mondialisation,les mouvements de marchandises de ceux des facteurs de production.

En bon lve de Friedrich List,

je

la libert de circulation du capital et du travail. Un march intrieur protg permet d'attirer chez soi les forces productives du monde, investissements et immigrs. Aussi surprenant que cela puisse paratre en notre ge de simplification, on peut he la fois hostile au libre-change, dfavorable la taxation des oprations financires intemationales et favorable I'immigration. L'analyse conomique srieuse, drive de List et de Keynes, plutt que de Smith et de Ricardo, nous permet d'chapper au choix simplisteentre I'ouverture < fun > des lites branches et la fermeture paranoiaque du Front national. L'analyse conomique srieuse nous permet gale-

suis favorable

ment de dceler dans le double choix franais de la libert de circulation du capital et d'une restriction de I'immigration, c'est--dire de la libert de circulation du travail, une incohrence fondamentale, d'esprit malthusien, menant I'exportation des investissements plutt qu' I'importation des hommes. Avec une telle mcanique, il n'y a pas seulement compression salariale, mais perte de la totalit des salaires et donc compression supplmentaire de la demande.

)ov

L'illusion conomique

Sans tre un immi$ationniste fou, hostile par principe

I'existence des frontires nationales et des lois de la Rpublique, on doit tre favorable une immigration et je serais tent de dire, d'autant plus immeiure

portante que le protectionnisme l'gard des marchandises est fort. Reste que la dfinition d'un protectionnisme intelli-

-

gent, parce que coopratif et bnfique tous ne sera pas une choie facile. Je me suis volontairement absienu de prsenter, dans Z'illusion conomique, des recettes et un progmmme. Il a fallu une gnration pour mettre en place le libre-change. Il faudra autant de

temps pour tablir les protections dont l'conomie mondiale a besoin. La dfinition de I'espace idal de protection doit tre discute. La nation europenne France, Royaumetraditionnelle de taille moyenne pas forcment le cadre 1'ssf Uni, Allemagne, Italie le plus adapt. L'Europe dans son ensemble peut semblr un espace plus naturel au stade actuel du dveloppement conomique. Autant I' argumentation des europistes concemant la ncessit d'une monnaie unique est, depuis I'ori-

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-

gine, faible et desffuctrice, autant la dfinition de I'Union europenne comme un espace de protection commerciale apparatrait forte et cratrice. Je ne suis pas plus qu'hier europiste de temprament, me dfinissant comme citoyen franais et citoyen du monde, en aucun cas comme un Europen, c'est--dire, au fond, comme un Blanc' riche et de tra' dition chrtienner. Mais si je n'ai pas hsit m'engager contre le projet de monnaie unique dfini par le

l. Mais je ne pourrai plus chapper trs longtemps au quatime critre de dfinition de I'Europeen type: la vlerllesse'

Prface

XV

tarif extrieur commun.

retour au trait de Rome et au protectionnisme de son

ye]opp finirait par stimuler plurt que ralentir les I'on va encore m'accuser. avec bien d'autres, d'tre passiste, de rclamer lechanges mondiaux. Mais

trait_de Maastricht, c'est parce qu'il m'apparaissait lech{qggment absurde. Et je ne crois toujurs pas la viabilit dans le long terme de I'euro en rgime de libre-change. Il me serait cependant impossib-ie, pour des raisons d'honntet intellctuelle, de combattr un projet protectionniste europen. La constitution d'un march intrieur continental permettrait I'augmentation des salaires et de la production, et serait bnfique, non seulement aux travailleurs de I'Europe, mais aussi ceux de l'ensemble de la plante, tieri-monde inclus. La relance de la consommation du monde d-

Il n'est peut-tre pas ncessaire de choisir, une fois pour toutes, un niveau unique, gographique et politique, d9 protection commerciale. Nous devons rompreavec le fantasme no-libral de I'homognit de l'conomie, univers de biens quivalents,?changeables sur des marchs parfaits. Les productions soni de

pen; Airbus dfinit un protectionnisme plurinational associant certains pays seulement ; I'audiovisuel est un domaine de protection conomique qui reste pourI'essentiel national.

tie des prix, constitue une protection au niveau euro-

natures diverses et peuvent tre protges des nlveaux geographiques diffrents. C'est d'ailleurs la pratique du protectionnisme rsiduel, mais fort effrcace, de l'Europe actuelle, qui maintient encore certaines des zones de dynamisme maximal de l,conomie franaise. ta poiitique agricole commune, dans ce qu'elle garde de traditionnel, c'est--dire la garan-

XVI

L'illusion conomique

Unfiln auralentiAu contraire de celle de l929,la crise actuelle estun processus lent, pour deux raisons. D'abord parce que la prsence de systmes de scurit sociale dpensel de sant ou revenus minimum en cas de empche une implosion totale de la chmage

-

demande. Ensuite parce que notre monde, au contraire de celui des annes 20, ne sort pas d'une guene mondiale, affol par la mort et l'idologie. Nulle menace' communiste, fasciste ou nazie, ne pse sur l'quilibre des systmes politiques dvelopps. Notre problme

-

est, I'oppos, I'absence de croyance collective, la placidit, I'inaction. Ce monde mal gr a le temps de rflchir sans craindre une pulvrisation par les autarcies nationales et la guelre. Ces considrations rassurantes ne doivent cependant pas conduire sous-estimer la lente mais sre monte de la violence qui accompagne la dissolutiondes croyances collectives et l'ternisation des

difficul-

ts conomiques. Violence diffuse interne, dans les banlieues, dans les coles, dans les familles; mais aussi violence concentre et exporte par la guerre, dans le golfe Persique ou en Yougoslavie. Le monde occidental, angoiss par sa propre dcomposition, reprend timidement, sans oser se I'avouer, I'habitude d'une extriorisation de la violence. Il ressent confusment le besoin de ces guelres qui rtablissent la cohsion de la communaut. Les guelres sans risque mene par I'Occident, en une situation de supriorit militaire absolue, mortalit zro pour lui-mme, rpondent assez bien une dfinition du sacrifice donne par Ren Girard: elles n'exposent I'officiant

Prface

XVII

et son public aucune reprsaille mais permettentI'expulsion de la violence inteme de la communaut. La victoire

du

franc faible

Alors que le monde dans son ensemble s'enfonait un peu plus avant dans la crise, durant I'anne 1998, la France vivait un relatif apaisement. Au terme dedeux ans de gouvemement Jospin, les pages de L'illu-

sion conomique consaues aux tensions sociales et politiques apparatront peut-tre exagres, trop imprgnes de la folie des annes Chirac, ou peut-tre faudrait-il dire des annes Jupp. Il serait pourtant imprudent de confondre une pause dans la crise avec une disparition des contradictions fondamentales que le retoumement de conjoncture fera rmerger. L'analyse conomique et idologique de I'accalmie prsente d'ailleurs un certain intrt. Elle confirme I'hypothse de la pense zro : nos dirigeants ne sont pas mus par des croyances positives (la penseunique) mais ils sont idologiquement vides et seulement capables d'encenser le mouvement de I'histoire auquel ils s'abandonnent (pense zro). L'euro est fort, c'est formidable; I'euro est faible, c'est formidable. Etc. En 1998, les commentaires euphoriques qui ont salu la reprise ont nglig I'essentiel. La France a bascul involontairement dans I'autre politique, celle de la dprciation de la monnaie, inlassablement prsente durant prs de dix ans par les tenants de la < pense unique >>, adhrents de la doctrine du franc

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fort, comme une abomination passiste. Mais entre juillet 1995 et juillet 1997,le franc a perda25o/o de

L'illusion conomiquesa valeur contre le dollar, I'essentiel de la chute intervenant entre janvier et juillet 1997' Nos exportations ont fortement progress. Puis la demande intrieure a pris le relais d la demande extrieure, mais selon des inodalits qui ne correspondent pas la thse dominante d'un reprise progressive qui s'auto-alimente. L'investissement productif des entreprises a augment de !,2 7o au second semestre L997 et de 4oA au premier semestre 1998. Ce redmarrage rsulte avant tout d'un effet de calendrier. Les enfiepreneurs ont admis, l'automne 1997, quand le gouverneur de la Banque de France a relev le taux d'intrt directeur, dans-la foule de la Bundesbank, que les perspectives de taux d'intrt seraient I'avenir moins favorables' et qu'il fallait se dpcher d'investir. Pendant une demi-dcennie, ils avaient attendu. Les investissements de rattrapage se sont concentrs sur une courte priode de dix mois. En 1997. la croissance de la consommation des mnages n'avait t que de 0,9 %o; celle de 1998 a t de 3,8o/o, imputable, comme dans le cas des entrepreneurs, un phnomne de rattrapage aprs plusieurs annes de restrictions. Le seul changement important dans le paysage conomique et social rside dans I'impact psychologique de l'incontestable baisse du chmage t du franchissement, dans le bon sens, de la

-

bane des 3 millions. Mais les postes prcaires (CDD' intrim) constituent I'essentiel des progrs enregistrs. La nouvelle lasticit de I'emploi la croissance

suggre l'acceptation, notamment parmi les jeunes, de I'invitabilit de la rgression sociale. Nous avons donc vcu, I'insu du public, un vritable triomphe de la politique du franc faible' Mais ce succs a 1 involontaire, uwe de la pense zto

Prface

plutt que de la pense unique. Les difficults conomiques de I'Allemagne, se manifestant par une hausse brutale du taux de chmage, avaient entran la baisse du mark. Le principe rellement unique, (mais rvlat_eur d'une non-pense) de la politique conomique franaise, accrocher le franc au mark, a assur, maniquement,dollar.

la dvaluation du franc par rapport au

Dans Ie contexte actuel de dficit aggrav de la demande mondiale et d'puisement des politiques montaires, nous pouvons nous demander si d'autres relances du mme type sont encore concevables. L'conomie allemand retrouve le chemin de la crise, de la chute du taux de croissance et de la hausse du chmage, serre de prs cette fois-ci par l'Italie. L'euro subit une dprciation importante face au dollar, comme le mark et le franc nagure. Mais il est douteux que I'amlioration de la poiition concunentielle des pays europens sur le march mondial suffise relancer leurs appareils industriels, et contrecarrer le travail sourd de la rgressiondmographique.

Le retour de la nation

pas eu d'effet politique court terme. Elle n'a pas mme enray le processus de dcomposition des for-

L'incomptence et I'imprvoyance des hauts fonctionnaires et des hommes politiques qui ont conu et mis en place l'euro est dsormais une vidence. La victoire intellectuelle des opposants au franc fort et Maastricht est incontestable. Mais cette victoire n'a

XX

L'illusion conomique

mations politiques traditionnelles qui avaient pris parti contre Maastricht, tels le RPR et le parti communiste, deux forces dont la vaporisation idologique s'est acclre plutt que ralentie dans la priode rcente. Les autodissolutions de Philippe Sguin et deRobert Hue valent finalement celle de Jacques Chirac' Le commentaire et I'argumentation conomiques, omniprsents dans les mdias, semblent donc flotter la surface des choses sociales. Les choix ingalitaires et antiproductivistes persistants de la socit franaise ne dcoulent nullement de la dmonstration de leur efficacit mais de mouvements sociologiques et cultu-

rels de fond: atomisation ultra-individualiste, mergence d'une stratification ducative ingalitaire et vieillissement de la population, trois phnomnes indissociables qui constituent une totalit historique. La dcomposition des idologies s'est donc poursuivie, indiffrente I'argumentation conomique' La vie politique immdiate est quant elle sensible une conjoncture conomique apaisante quoique non matrise, alatoire, vcue comme un phnomne mtorologique. Il fait beau en France, et mauvais ailleurs. Le gouvernement franais n'est donc pas branl, au contraire de ses homologues anglais, allemand ou italien, par les lections europennes de juin1999.

Ne soyons pas pessimistes : I'inefficacit court

terme d'un dbat conomique n'implique rien concernant le long terme. Dans la dure, nous assistons au contraire au lent renversement des conceptions dominantes, l'effritement de I'hgmonie ultralibrale, la rmergence des concepts keynsien de gestion de la demande ou listien de rgulation par le protectionnisme.

Prfoce

XXI

Les lections euopennes rvlent assez bien celent mouvement de I'idologie. Le taux d'abstention, massif l'chelle continentale, voque I'inexistence d'une conscience collective europenne. L'indiffrence des peuples explique, autant que les perspectives sombres de l'conomie, la faiblesse de I'eur. pas de monnaie sans tat, pas d'tat sans nation, pas de nation sans conscience collective. La prdominance d'un PS ancr dans I'ouest et le sud-ouest, peu industriels et dpourvus d'immigrs, est la marque du pass. Avec la mort du RpR t le succs souverainiste de la liste Pasqua-Villiers, nous voyons simultanment mourir et renatre le sentiment national, dont le nom de droite est en France < gaullisme >. Mais gauche, le parti socialiste lui-mme est rong de I'intrieur par le retour de l'ide nationale, la seule tte pensante du gouvernement, tant, trs logiquement, Jean-Piene Chevnement. L'affaiblissement du Front national, avec sa vision d'une nation perdue, brise par I'immigration, reprsente aussi une victoire du sentiment national. L'illusion conomique affirme qu'aucune action collective, conomique notamment, n'est possible sans utilisation du cadre national. Mais le choix de la nation est seulement prsent cornme une possibilit, et non, la manire ultra-librale ou marxiste, comme une ncessit historique. Le retour de la nation me parat cependant aujourd'hui beaucoup plus probable

qu'ilyadeuxans.

Juin 1999

INTRODUCTION

La nature de la crise

tme conomique, l7 o des Franais rpondaint I'espoir, 8 % I'indiffrence, 41 %o la pear, 3l % la rvolter. Enhe 1975 et 1995, la vision du frrtur conomique et social a, par tapes, bascul. Le rve d'un enrichissement universel, dominant jusqu' la fin des annes 70, a t remplac enhe 1985 et 1990 par I'image d'une socit stationnaire, dure certainesminorits, mais assurant aux trois quarts de la popula-

La France hsite enhe la peur et la rvolte. une question de I'Institut de sondage CSA leur demandant, en mars 1997, ce qu'voquait pour eux le sys-

tion le maintien d'un niveau de vie lev. Enfin s'est rpandu, au milieu des annes 90, le cauchemar d'une rgression sans fin, d'une pauprisation de secteurs deplus en plus vastes de la population, d'une inexorable monte des ingalits. Dans le nouvel imaginaire collectif, 20 o/o des gens s'enrichissent, pour Certains audel de toute mesure, mais 80 % sont prcipits, les

.. l. Sondagg CSA-L'vn-ementduJeudi, l3-lgmars 1997. Laquestion.exact tait:

t4

L'illusion conomique

uns aprs les autres, selon un ordre mystrieux' dans le puits sans fond de I'adaptation. L'ide de modemit s'oppose dsormais celle de progrs. Ta ncessit conbmique explique tout, justifie tout, dcide pour I'humanite assomme qu'il n'y a pas d'autre voie. Le souci d'efftcacit exige la dstabilisation des existences, implique la destnrction des mondes civiliss et paisiblei q-u'taient devenus, aprs bien des convulsions, I'Europe, les Etats-Unis et le Japon. globalisation selon la termiLa mondilisation serait la force motrice de nologie anglo-saxonne historique. Parce qu'elle est partout, elle cettJfatatit? ne peut tre arrte nulle part. Principe de rationalit, d'efficience, elle n'appartient aucune socit en particulier. Elle fl otte, a-iociale, a-religieuse, a-nationale, au-dessus des vastes ocans, I'Atlantique et le Pacifique s'affrontant pour la prminence dans un combat vide de consciene et de valeurs collectives. Que faire confte une telle abstraction, une telle dlocalisation de

-

-

I'histoire ? On ne peut qu'tre frapp par le sentiment d'impuissance qui caractrise la priode, 9'eprilnpJ .a iravers cenf variantes d'une mme idologie de l'inluctabilit des processus conomiques. lmpuissance des tats. des nations, des classes dirigeantes. Cet accablemnt spirituel est paradoxal dans une phase de progrs technique spectaculaire, durant laquelle i'homme manifelte, une fois de plus, sa vocation matriser la nature, transformer, par ses inventions, le monde tel qu'il le trouve. L'arrive maturit du systme technique associ la numrisation informatique, qui unifie en un tout cohrent la transmissin ds images, des sons, et des commandes de machines, aurait d, au contraire' engendrer un

Lanauredelacise

15

sentiment promthen de toute-puissance. Durant les prcdentes rvolutions technologiques, ni la machine

vapeur, ni le moteur explosion, ni l'lectricit

n'avaient entran les catgories dirigeantes des socits occidentales dans une telle soumission au destin. Ces inventions, stupfiantes en leur temps, avaient au contraire permis l'mergence d'une volont de puissance, la cristallisation d'une humeur mgalomane qui avait largement contribu au dclenchement des deux guenes mondiales. La dpression des classes dirigeantes franaises est particulirement surprenante. Elle intervient au moment exact o la France a enfin cess d'tre. I'int-

rieur du monde dvelopp, un pays en retaxd. La perte de confiance intervient l'instant prcis o cette dmographique des annes 1918-1940, par la dfaite et I'Occupation, par la perte de son empire colonial, retrouve enfin, entre 1975 et 1985, une position de leader et une certaine libert de choix dans quelques secteurs de pointe: tlcommunications, nuclaire, aronautique, engins spatiaux, trains grande vitesse, programmation informatique. Les lites franaises clbrent la fin de I'indpendance co-

et

nation, traumatise par le vieillissement technologique

nomique au lendemain immdiat d'une certaine reconqute de l'autonomie nergtique par le dveloppement russi du nuclaire civil. Les justifications les plus frquentes de cette perte de confiance en soi invoquent la petite taille de la France, sa population drisoire l'chelle de.la plante. Cette explication ne peut en tre une. Aux Etats-Unis, pays d'chelle continentale, le thme de la pulvrisation des nations par la globalisation s'panouit avec une gale violence. Et I'Amrique, nagure si volontaire, accepte encore plus

16

L'illusion conomique

vite et plus facilement que la France la monte

des inga[ts, la chute du niveau de vie de catgories de plui en plus vastes de sa population. Le dsir lche de

i'abandonner au destin qui fleurit outre-Atlantique n'a rien envier celui qui ravage I'hexagone. Je vais essayer de montrer dans ce livre que la mondialisation est la fois une ralit et une illusion et qu'il nous faudra dissiper I'illusion pour matriserla ralit. La mondialisation est une ralit parce qu'il existe bien une logique conomique plantaire, associant la libert de circulation des marchandises, du capital et des hommes. une baisse des revenus du travail non qualifi puis qualifi, une monte des ingalits, une chute du taux de croissance et, ultimement, une tendance la stagnation. Le thorme dit de HeckscherOhlin, qui associe I'ouverture internationale une ingalisation interne des conomies est, vrai dire, I'un des rares vritables acquis de la science conomique. Il est logiquement convaincant et, dj ancien, puisque remontant I'entre-deux-guelres' s'est rvl capable de prdire certains aspects essentiels de l'volution sociale des vingt demires annes. La panique boursire d'octobre 1997, qui associe I'Asie,l'Amrique et I'Europe, est elle aussi bien relle. Elle illustre,

sur le mode ngatif, l'interdpendance financire descontinents.

Mais la mondialisation est aussi une illusion, parce que le mcanisme conomique n'est en rien le moteur d.1'histoire, une cause premire dont tout dcoulerait. n n'est lui-mme que la consquence de forces et de mouvements dont le dploiement intervient un niveau beaucoup plus profond des structures socialeset mentales.

La nature de la

qise

17

Pour comprendre la crise du monde dvelopp, on doit distinguer trois niveaux, conomique, cuurel et anthropologique, que I'on peut, par analogie avec les catgories psychologiques usuelles, identifier aux niveaux conscient, subconscient et inconscient de la vie des socits.

Le subconscient culturel Les mouvements du niveau culturel des populations peuvent tre qualifis de subconscients: ils ne constituent pas I'interprtation dominante des divers mdias, mais ils sont tout fait prsents dans les tudes de I'OCDE sur les performances scolaires ou intellectuelles des pays membres. Il serait en effet injuste de ne retenir de I'activit de cette institution que ses litanies ultralibrales et strictement conomiques puisque des chercheurs nombreux et srieux y onrcompil les statistiques qui permettent d'analyser le cur ducatif de la crise du monde dvelopp. C'est aux tats-Unis masse centrale, dmographiquement dominante et, jusqu' trs rcemment, la plus avance sur le plan technologique que sont intervenues, dans un premier temps, les mutations dcisives. La crise ne nat pas d'une volution conomique autonome, mais de mouvements de longue priode du niveau culturel des diverses populations. D'abord, depuis 1945, lvation spectaculaire du niveau moyen, mais avec une ouverture importante de l'ventail des formations. Cette nouvelle distribution des qualifications explique la rmergence, ds le milieu des annes 60, de doctrines prsentant I'ingalit comme une valeur sociale positive, et, partir du

-

-

18

L'illusion conomique

dbut des annes 70, aux tats-Unis, la monte desingalits conomiques objectives. Cette progtession differentielle des niveaux ducatifs stratifi e, dissocie, fragmente les socits. Elle met mal I'idal d'galit. Elle brise I'homognit des nations, puisque la nation acheve est, par essence, une association d'in-

dividus saux.

cettJphase de hausse du niveau culturel, ingalisante et dissociante. succde brutalement' aux EtatsUnis, une stagnation et mme, dans certains secteurs, une rgtession. Ce phnomne, masqu par la percetechnologique, n'est pas la (( cause > de la crise mais sa ralit. L'atteinte d'un plafond culturel par la plus avance des socits, qui ouvrait, jusqu' une date rcente, la marche de I'humanit, explique assez largement le sentiment d'impuissance qui s'est empar dumonde.

L'analyse de ces volutions culturelles nous fait chapper I'inalit de la mondialisation. Elle nous rinsre dans I'univers concret des socits nationales. Le lien vident et banal entre langue et cuhure' le lien non absolu mais extrmement frquent entre langue et collectivit impose d'emble la nation commeadre pertinent de I'analyse des dynamiques culturelles. Les espaces ocaniques et brumeux dans lesquels se meut le capital dlocalis peldent alors leur primaut thorique. Et c'est bien aux Etats-Unis, au Japon, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France, en ltalie, en Sude ou en Australie, que I'on peut mesurer des taux d'accession tel ou tel niveau scolaire, mme si la mesure comparative pose un certain nombre de problmes pratiques. L'analyse culturelle, dont on

pounait craindre a priori qu'elle ne conduise des

bstractions, ramne en fait une vision raliste de la

La nature de ls

crise

19

dynamique interne des socits. L'examen des problmes ducatifs amricains des annes 1960-2000 rvle, sous I'arrogance universalisante du modle ultralibral,

I'essoufflement intellectuel de la plus puissante dessocits nationales. Dsormais soumise

la concur-

rence d'autres nations, temporairement plus dynamiques, I'Amrique doit s'adapter. L'impact de ce tassement culturel sur l'conomie des tats-Unis

cain, le cur de la crise des socits occidentales. L'adaptation de l'conomie amricaine ces phnomnes culturels de fond est remarquable, non dnue d'efficacit. Mais, au stade actuel, elle dfinit peuttre une gestion souple du dclin et de la stagnation plutt qu'un nouveau type d'expansion. Au-del deses consquences pratiques pour l'conomie et pour la socit amricaine, la raction idologique ultralibrale provoque par la chute du niveau culturel est, travers son expansion plantaire, I'un des phnomnes majeurs de la priode. La hausse differentielle du niveau culturel est lar-

constitue, compte tenu de la masse du systme amri-

gement responsable de la remonte en apparence insistible de I'idal d'ingalit. Sa stagnation ultrieure aux tats-Unis expliqu assez bien la chute des performances conomiques et le dsanoi du monde.

Mais le Japon, I'Allemagne ou la France ne suivent pas les tats-Unis dans toutes leurs volutions. pour comprendre la diversit des dynamiques culturelles et conomiques, il nous faudra nous enfoncer dans les profondeurs encore plus lointaines d,un vritable inconscient social. Des valeurs anthropologiques nonrationnelles, non conscientes et dfinissent en effet les aptitudes

non individuelles et les possibilits

20en crise.

L'illusion conomique

d'adaptation des divers pays qui composent ce monde

L' in c ons cient anthr oP o I o gi que

La capacit d'une socit atteindre ou dpasser tel ou tel niveau culturel ne dpend pas seulement de ses institutions ducatives mais aussi, et peut-tre surtout, de son organisation familiale. La famille humaine n'a pas pour seule fonction la reproduction biologique, eile doit aussi assurer une partie de la transmiision des connaissances. Ce rle est vident dans les socits primitives ou paysannes. Mais la famille garde, dans un contexte industriel ou postindustriel, des fonctions directes et indirectes de soutien l'ducation, primaire, secondaire ou mme suprieure. Les systmes familiaux fortement intgrateurs favorisent des tudes longues; les systmes familiaux plus individualistes sont moins capables d'encourager e type de performance. L'activit souterraine des

valeurs

aujourd'hui dans le seul domaine ducatif. La vie conomique est elle-mme fortement modele, rgule par ces systmes anthropologiques, dont chacun cons-

et des formes familiales ne

s'exerce pas

iitue un cadre invisible et inconscient dans lequel se mgfi l'homo conomicus, rationnel et calculateur. Tout observateur libre des prjugs sent que I'atmosphre n'est pas la mme dans les pays anglosaxons, dont la vie sociale est individualiste, et dans des pays comme I'Allemagne, le Japon ou la Sude, o ls comportements individuels s'insrent dans de fortes contraintes collectives. Au'del des abstractions de la science conomique, il existe bien plusieurs

La nature de la

crise

2l

types

dJinissent le rapport de

anthropologiques de chacune des nations. partout, un systme de valeurs et de murs hrit des temps fondateurs dfinit la forme concrte du capitalisme. J'ai eu l'occasion, dans plusieurs livres, de saisir cette Tatrigr anthropologique par une analyse des types familiaux des paysanneries traditionnelles, et je mntrerai ici la pertinence de ce modle pour la classification des capitalismes modemes. La parent de structure des types japonais et allemand, que les conomistes voient et dcrivent sans pouvoir I'expliquer, n'est pas, pour I'anthropologue, un bien grand mystre. L'observation des socits paysannes prindustrielles permet de saisir, en action dans la vie des familles, quelques valeurs fondamentales libert ou autorit, ou ingalit, exogamie ou endogamie qui fg{i!

{e socits capitalistes, dont les principes peuvent he saisis par une analyse des fondernents

relations entre individus dans le groupe. L'rganisation familiale ancienne a bien entendu t modifie, peut-fte mme dtruite par la modernit industrielle et urbaine. Mais l'hypothse d'une rmanence de ces valeurs et de leurs fonctions de rgulation dans les socits les plus dveloppes est probablement I'une

l'individu au $oupe-et ls

-

des plus productives qui soient dans les sciencessociales actuelles.

Ainsi, on ne peut gure comprendre la violence spcifique des ractions de la socit franaise au processus d'ingalisation des revenus si l'on ne sait pas qu'il existe, sur une bonne partie du tenitoire national, une valeur anthropologique galitaire indpendante de l'conomie. On ne peut de mme spculer

sur l'avenir de la Russie postcommuniste ii I'on refuse d'admettre qu'un substrat anthropologique

22communautaire

L'illusion conomique

autoritaire et galitaire, fortement a survcu intgrateur de I'individu au groupe

I'idologie communiste, aprs lui avoir donn naissance. Le systme sovitique avait lui-mme remplacles formes communautaires traditionnelles par le parti unique, par l'conomie centralise et par le KGB, institution la plus proche de la famille originelle des paysans russes par ses fonctions de contrle individuel. Le communisme n'tait que le reflet idologique tran-

-

sitoire de valeurs plus profondment situes dans la structure sociale. Il serait imprudent de postuler une dissolution presque instantane, en quelques annes, du systme anthropologique russe. La Chine, dont les structures familiales sont aussi de type communautaire, illustre le mme phnomne de persistance des valeurs infra-idologiques : la sortie du communisme y apparat plus facile qu'en Russie, la libration politique beaucoup plus problmatique. L'autoritarisme n'a t que temporairement branlpar le printemps de Pkin. Cependant, dans le cadre de cet essai, consacr la crise des socits les plus dveloppes, la distinction fondamentale oppose le systme anthropologique nuclaire absolu du monde anglo-saxon, individualiste, au systme souche allemand ou japonais, int-

grateur. Deux types familiaux, deux modles de rgulation socio-conomiques, deux capitalismes, dont I'affrontement asymtrique donne une bonnepartie de son sens au processus de la globalisation. Le monde homogne et symffis de la thorie conomique n'existe pas. En 1995, les tats-Unis ont export

pour 65 milliards de dollars de biens et de services vers le Japon; ils en ont import pour 123 milliards,soit un taux de couverture de 53o

seulement. Le cha-

La nature de la

crtse

23

pitre introductif habituellement consacr par les manuels d'conomie intemationale I'optimisation de l'change entre deux pays imaginaires, dont chacun produirait un bien unique, laisse rveur lorsque I'ongarde en tte cette ralit de l'change bilatral le plus important de la plante. Le commerce entre tatsUnis et Japon est, par son dsquilibre mme, une insulte la thorie conomique. est aussi une

dfense et illustration de I'analyse anthropologiquet. Nous verrons que c'est ici le < capitalisme souche >>, port par un type anthropologique ancr dans la notion mme d'asymtrie, qui fixe la rgle du jeu, et dfinit la globalisation cornme un processus asymtrique. Il serait cependant absurde d'imaginer qu'un seul

Il

type anthropologique puisse tre porteur de I'ensemble des virtualits positives, les autres lui tant infrieurs en tout point. Au stade actuel du dveloppement historique, les systmes nuclaires sont moins effrcaces culturellement que les types souches. Mais

ces demiers payent sur le plan dmographique, par une trs basse fcondit, leur potentiel ducatif suprieur. Les structures souches sont galement affectes d'une tendance intrinsque la rigidit, sociale ou conomique, qui freine le redploiement des forces productives. Chacun des systmes anthropologiques existant favorise telle ou telle des aptitudes humaines, mais toujours au dtriment d'autres aptitudes. Tous ont prouv leur capacit de survie historique sur une trs longue priode.Sur le plan strictement guantitatif, le Japon n'est que le deuxime partenalre. commercial des Etats-Unis, aprs le Canada. Mais on ne peut considrer l'change entre Etats-Unis et Canada comme absolumenl ( lntematlonal )).

l.

L'illusion conomique

Dclin des croyances collectiveset s entiment d' impui s s anc e

Le plafonnement culturel amricain ne peut cependant expliquer lui seul le sentiment d'impuissance

teurs rsigns ou cyniques d'une histoire qui les dpasse. Ainsi, Bill Clinton et Jacques Chirac, lus au terme de campagnes lectorales volontaristes, ont-ilst rapidement transforms en gestionnaires prudents

qui a envahi le monde dvelopp, et ces chefs de gouvernement soumis de tout carcan collectif, n'a russi qu' fabriquer un nain apeur et transi, cherchant la scurit dans la dification de I'argent et sa thsaudsation. En I'absence de groupes actifs, dfinis par des croyances collectives les homfortes ouwires, catholiques, nationales mes politiques du monde occidental sont rduits leur taille sociale relle, par nature insignifiante.

-

-,

Lanature de la

crise

25

une abondance de textes nous assurent en parti culier que la nation, la plus active des croyancescollectives au xxe sicle, est en voie d'tre dpasse. Ultralibralisme et europisme, apparus dans les annes 1980 pour dominer l'imagination des stratessuprieures des socits occidentales, ont en commun

de nier I'existence des nations et de ne plus dfinir des entits collectives vraisemblables. On doit, pourcette raison, les considrer comme des anti-idologies,

des croyances anticollectives, ou, pour faire curt, anticroyances, nettement distinctes des formes doctrinales antrieures dont I'une des fonctions essentielles tait la cristallisation de groupes humains. La doctrine ultralibrale et le credo montaire maastrichtien, si opposs par certains de leurs principes fondamentaux, libraux et anglo-saxons dans un cas, autoritaires et continentaux dans I'autre, s'appuient cependant sur une mme axiomatique postnationale. Le rejet de la nation s'exprime ici < vers le haut ), par un dsir de la dissoudre dans des entits d'ordre suprieur, I'Europe ou le monde ; mais il peut aussi se tourner < vers le bas >, exigeant alors la fragmentation du corps social par la dcentralisation gographique ou par I'enfermement des immigrs dans leurs cultures d'origine au nom du droit la diffrence. Tous ces phnomnes, que rien ne relie en apparence europisme, mondialisme, dcentralisation, multiculturalisme ont en ralit un trait commun: le refus de la croyance collective nationale.

-

-

C'est ce rapport ngatif I'ide de nation qui implique que I'on parle trs spcifiquement d'ultralibralisme. Le libralisme des xvu" et xx'sicles tait associ positivement au dveloppement de I'ide nationale. Il ne niait pas I'existence des collec-

26

L'illusion conomique

tivits humaines. Il n'aurait jamais os afflrmer,.avec Margaret Thatcher, que la socit n'existe P.as'. C^e rapport invers la ntion de croyance collective sufnf aennir le libralisme classique et I'ultralibralisme comme relevant de natures diffrentes, et mmeopposes. -

Selon la vulgate actuelle, la cause du dpassement des nations doirtre recherche dans I'action des forces conomiques, dans cette globalisation dont la logique

invincible ferait exploser les frontires. Une autre interprtation est pssible, qui met I'origine du dclin de la croyance collective nationale, non pas l'conomie, mais une volution autonome des mentalits: la dissociation et la stagnation culturelles qui caractrisent la priode ont mis mal I'idal d'galit et la croyance en I'unit du groupe' Je vais essayer de dmontrer dans ce livre que la squence logique associant implosion des nations et globalisation conomique est inverse de celle qui est communment admis. La chute de la valeur d'galit entrane celle de la croyance collective nationale qui dtermine son tour le mouvement conomique de globalisation. La causalit part des mentalits pour atteindre l'conomique : I'explosion des nations produit la mondialisation, et non I'inverse. En France comme aux EtatsUnis ou en Angleterre, c'est l'antinationisme des lites, pour reprendre le terme efficace de Piene-Andr tagieff, qui mne la toute-puissance du capital mondialis'. Le retour d'une conscience collective centre sur la nation suffirait transformer le tigre de

1.

< There is

2. P.-A. Taguieff,

no such thing as society. '> Les fins-de I'antircisme, Michalon, 1995' p.202'

La nature de la

crise

27

la mondialisation en un chat domestique tout faitacceptable.

Nous verrons qu'une telle analyse est encore peu applicable I'Allemagne et pas du tout au Japon. Ces nations, ancres dans des valeurs anthropologiques anti-individualistes, sont infiniment plus rsistantes dsintgration historique que ies tats-Unis, I'Angleterre ou la France. Au-del des problmes crs par la libration du capital, I'affaissement de la croyance collective nationale est I'origine de multiples ereurs de perception et de gestion conomique, tout simplement parce que la nation est la ralit humaine qui se cache sous les notions abshaites de < socit >> ou d'. La Scurit sociale est en pratique un systme de redistribution nationale. La de

la

I'analyse keynsienne ne peut, en pratique, tre gre

qu' l'chelle nationale. Ou pas du tout.

L'oubli par les lites occidentales du concept banal de demande globale, enseign comme allant de soi entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le milieu des annes 80, dans la plupart des institutions assurant la formation des dirigeants, est un phnomne de mentalit dont l'tude mriterait elle seule plusieurs thses de doctorat. L'effet de cette amnsie intellectuelle apparat aujourd'hui stupfiant en Europe: dans un contexte de contraction-de la consommation nous voyons les gouvernements maastrichtiens achams comprimer toujours plus la demande par la rduction des dficits publics. Alain Jupp s'est ainsi transform sous nos yelx en une sorte de hamster tragique, faisant inlassablement tourner la roue d'une lutte contre le dficit qui nourrissait le dficit. Mais c'est bien le reflux de la crovance

28

L'illusion conomique

nationale qui conduit

une gestion conomique absurde, par dfaut de perception de la ralit agtge

du systme: l'conomie a pour spcificit de faire apparatre sans cesse des interactions, des boucles logiques, des cercles vertueux ou vicieux que I'on ne peut saisir si I'on ne dispose pas d'un cadre les dfinissant a priori comme une totalit. La non-perception de la collectivit a galement men I'oubli par nos classes dirigeantes de I'une des dimensions les plus importantes de la vie conomique, la dmographie. Une nation est avant tout unepopulation, dont les structures par ges et niveaux de qualification dfinissent un potentiel conomique. LesksMillions r00

jeunes

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^onde

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t970 t97s t980 t985 t990Sourc:

1995

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I'Umco'

1995.

La nature de la

crise

29

nations conscientes d'elles-mmes manifestent unegrande sensibilit aux questions dmographiques. Les classes dirigeantes antinationistes des annes 19851995 n'ont donc pas pu percevoir le retoumement de

conjoncture conomico-dmographique le plus massif et le plus vident de I'histoire de l'humanit: I'arrive l'ge adulte, dans I'ensemble du monde dvelopp, des classes creuses fabriques par la chute de fcondit amorce au milieu des annes 60. Vers 1990 en Europe, un peu plus tt aux tats-Unis, des rythmes divers, le nombre des individus gs de 20 24 ans se stabilise puis se met baisser. Les implications conomiques d'un tel retoumement de tendance sont immenses. La question dmographique cependant nous ramnera trs vite celle de la demnde globale puisque I'effet le plus important du tassement est une dpression tendancielle de la consommation.

La France, entre pense zro et lutte des classesDans ce monde menac par la stagnation, la France occupe une position trs particulire. Trs honorable numro 4 de la comptition conomique mondiale, elle. ne peut cependant s'installer sur un podium partag par les Etats-Unis, le Japon et I'Allemagne pour tenter d'imposer une conception propre de la vie conomique et sociale. Mais elle est place sur la ligne de faille qui spare le capitalisme individualiste de type anglo-saxon du capitalisme intgr de type allemand ou japonais. Double par ses structures anthropologiques, dote d'un cenfre individualiste et d'une priphrie intgratrice, elle vit sur son sol I'affrontement des valeurs conomiques et idologiques drives

30

L'illusion conomique

des types familiaux nuclaire et souche, le conflit entre

libert et autorit, la guerre entre galit et ingalite. C'est pourquoi la crise y apparat plus intense, plus folle qu'ailleurs. Petile merveille de dynamisme durant les trente glorieuses, la France est devenue' en une quinzaine 'annes, la surprise gnrale, le mouton noir de l'conomie mondiale. De toutes les nations anciennement dveloppes, elle est celle qui va le plus mal, dont la stagntion industrielle est la plus manifeste, dont le taux de chmage est le plus aberrant. Domine par des lites exceptionnellement incomptentes, la France a contribu plus que toute autre nation I'erreur de stratgie conomique et historique que constitue le trait de Maastricht. Ses responsables politiques, qu'ils soient de droite ou socialistes, ont ;ll$ment mlang des concepts conomiques libraui et autoritaires, pour n'aboutir qu' maximiser les souffrances socialeJ de leur pays. Les classes dirigeantes franaises tentent aujourd'hui de masquer leur sanoi par une arrogance absolue. Mais la pense unique n la franaise >>, que je prf1e, pour des raisoni de contenu et d'insertion sociologique, appelerpense zro, se distingue par son incohrence concepdes luelle. Elle fini par devenir, en cette

90, un objet de drision pour les commentateurs conomiques du monde anglo-saxon' pourtgnt lulmme assei richement dot en analystes conforannes

a

fin

mistes ou aveugles. Ces lites heiagonales particulirement autoritaires

doivent dsormaii affronter un peuple spcialement rebelle. C'est en France que le rejet du conformisme mondial est le plus menaant, I'opposition I'ultralibralisme la plus facile, la mise en question de

La nature de la

crise

3l

mouvement social de novembre-dcembre 1995 reprsente une deuxime tape dans la monte de I'opposition la classe dirigeante, qui s'tend alors du monde ouvrier au reste de la socit. C'est donc en France que se joue I'affrontement idologique majeur. La presse intemationale le sent bien, qui dcrit les soubresauts de plus en plus frquents et violents du systme franais comme ayant un sens l'chelle plantaire. C'est la raison pour laquelle je terminerai ce liwe par une analyse dtaille des contradictions de la pense zro et par une description de la paradoxale monte des luttes de classes dans ce pays dvelopp, riche encore et dj vieilli. C'est aussi en France qu'il est le plus facile d'observer, au-del de la remonte du conflit, le retour des croyances collectives les plus waisemblables et, dans le contexte historique actuel, les moins nocives: le peuple, la nation et I'Etat. C'est enfin en France, pays pourtant attard sur le plan de la rflexion conomique, que l'on assistera peut-fe larmergence finale du concept protectionniste, c'est-dire I'une des expressions conomiques possibles de I'ide de nation.

I'europisme la plus avance. Dj, le pays, sous tension, produit des ractions sociopolitiques violentes. L'mergence, I'incrustation et la croissance lente du Front national furent un premier avertissement. Le

CHAPITRE I

lments d'anthropologie I'usage des conomistes

L'conomie appartient la strate consciente de la vie des socits. Elle est mme au centre de la conscience que peuvent avoir d'elles-mmes les socits parce g!'e!le s'appuie sur ce qu'il y a en I'homme de plus

simple: la logique de I'intrt individuel. L'activit

conomique, et non simplement la thorie, trouve un fondement majeur dans la recherche par chaque individu du meilleur gain pour le moindre effort, attitude sans laquelle Ia survie et la progression de I'espce ne sont pas concevables. Les philosophies politiques qui ont tent de nier I'existence de cette rationalit individuelle, prolonges dans des tentatives politiques d'radication de la logique du profit, n'ont abouti qu, la cration de socits totalitaires ayant vocation stagner puis se dcomposer. L'individu existe, avec sa recherche du plaisir et son vitement des peines. Nier cet atome de rationalit et les lois conomiques qui en dcoulent est une premire absurdit.

Une deuxime absurdit consiste croire qu'il n'existe que des lois conomiques et des individus. Il faut, pour comprendre le fonctionnement et l'volution des socits humaines, poser aussi I'axiome

34

L'illusion conomique

d'une existence spcifique de la collectivit, d'ungroupe dont la structuration ne relve pas tout entire d'une rationalit individuelle et consciente. L'analyse

de ces formes englobantes, supra-individuelles et inconscientes. fut le but de la sociologie durkheimienne, mais c'est I'anthropologie, sociale ou culturelle, qui a le mieux mis en vidence leurs fonctions capitales. Sans elles, la survie de I'espce n'est pas non plus concevable. Un exemple lmentaire, celui d'une population prindustrielle confronte la raret des subsistances, permet de comprendre comment peuvent.se combiner iationalit conomique individuelle et valeurs anthropologiques inconscientes. Cmment ragit, dans la situation malthusienne classique d'une croissance dmographique plus rapide que clle de la production agricole, une population paysanne, en I'absence de techniques contraceptives

-

modemes ? Diversement, selon la civilisation. Dans I'Europe de I'Ancien Rgime, caractrise par un sta-

tut de la femme relativement lev et par un certain nombre d'interdits chrtiens, on observe une hausse de l'ge au mariage et une progression du clibat dfinitif des hommes et des femmes. L'abstinence sexuelle est considre comme la seule mthodeacceptable de contrle du nombre des naissances. Ce fut d'ailleurs le choix de Malthus, conomiste et pasteur. En Chine du Nord, o le systme de parent

patrilinaire implique un mariage universel e! preioce, la rponse la tension dmographique' trs diffrente, consiste en une augmentation de frquence de I'infanticide des bbs de sexe fminin, solution raisonnable en I'absence du < Tu ne tueras point ) bibli-

que. Au Tibet,

la

surmortalit des petites filles,

Elments d'anthropologie l'usage des

conomistes 35

obtenue par une certaine ngligence dans les soins aux nouveau-ns de sexe feminin, joue un rle dans la rgulation dmographique, ainsi que l'lvation du taux de clibat. Mais le bouddhisme tantrique n'est pas aussi radical que le christianisme dans son rejet de la sexualit. Les hommes privs de la possibilit de se marier, s'ils ne deviennent pas moines, se voient donc reconnatre un droit d'accs sexuel l'pouse de leur frre an, hritier du bien familial. Cette coutume est souvent dcrite un peu superficiellement comme tant la p olyandrie tibtaine. La diversit des substrats anthropologiques, qui mlent ici dimensions familiales et religieuses, implique des solutions diffrentes au problme conomique universel de la raret. Dans cet exemple, I'essentiel est moins la diversit des solutions que /e caractre

inconscient de

la rgulation

anthropologique, sys-

toujours et partout sur un conomisme spontan, populaire, antrieur au dveloppement formel de la science. Car si l'on demande un paysan europen, chinois, ou tibtain de justifier son comportement abstinence sexuelle, infanticide ou polyandrie cha-

tme de valeur partag par le groupe et qui dfinit, a priori, ce qui est concevable ou non. Cet inconscient des valeurs du groupe sert de cadre une adaptation conomique rationnelle des acteurs qui est, quant elle, consciente. Les individus, europens, chinois ou tibtains, savent qu'ils rsolvent un problme conomique; ils ne voient pas qu'ils obissent la loi, qu'ils vivent la loi du groupe, bain invisible modelant leur action. L est probablement I'une des origines de la force de I'argumentation conomique, qui s'appuie

-, cun rpondra par une mme argumentation proto-conomique insistant sur

la notion de raret :

, in R. Farley t coll., State of the Inion. America in the 1990s, vol. 1 : Economic lrezds, Russell Sage Foundation, New York, 1995, p. 155-213.

Unplafondculturel

57

l'humanit, attendre comme le millenium la ralisation d'un univers parfaitement civilis. En 1969, un Amricain marche sur la Lune. La sphre occidentale entire est entralne par cet enthousiasme, dont la forme spcifique est, en France, Mai 1968. OutreAtlantique, il n'est que I'aboutissement du rve am-

une doctrine nationale nettoye, ds lq fin du xvrlr'sicle, du scepticisme europen. Les Etats-Unis ont I'optimisme de la dclaration d'indpendance; la France a celui de la Dclaration des droits de I'homme et du citoyen, mais garde en rserve, pour les temps diffrciles, les Fables de La Fontaine et leur vision plus sombre de l'homme. Le droulement de la courbe indiquant la proportion d'individus qui obtiennent leur BA aux EtatsUnis dvoile, brutalement, la suite de l'histoire. La rupture dl trend ascendant est saisissante. Les gnrations 1951-1955, 1956-1960 et 1961-1965 voient dcrotre la proportion d'individus obtenant l'quivalent d'une licence. Cette baisse touche tous les groupes ethniques et raciaux qui constituent la socit amricaine. Elle est particulirement nette chez les Blancs et les Noirs, mais trs proche d'une simple stagnation chez les Asiatiques. L'Amrique dans son ensemble enfre dans une phase de rgression culturelle. Nous sommes ici au cur du mystre desannes 1970-2000. Une tendance au progrs, presque uniforme pour le monde occidental depuis le haut

ricain, I'achvement d'une histoire consciemment organise autour des ides de progrs et de bonheur par

Moyen Age s'ante, s'inverse durant une vingtaine d'annes en un mouvement de dclin, pour dboucher sur une relative stabilit, comme si un plafond culturel avait t atteint, comme si la socit amri-

58Prwtion ot6mt tuminsuaBA t*35

L'illusion conomique

Gwphique2.

Iz

recut de l'ducation suPrieurc atu

tats-Ilnis

30

z5

20

l5 t0

0

jlffitrSoc:@11. Stat.

r;ri

r3r$ l3:1.

ffir lSli

131fr

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lill'*'*

Ncr Yorlc

R. D. Marc, e Changd in cduotion.l rnainnt lnd $hmlcf,otlMt,, in R Flcy cl of th. Unie Aico h th. 1990s, vol. | | Econmic Tr.ndt,Rw)l Slgc Fou0dation' 1995, p. 16{

caine ne pouvait aller au-del d'une certaine limite. La retombe qui prcde la stabilisation semble mme dire I'Amrique qu'elle avait vis frop haut. La proportion d'individus obtenant au moins un BA n'est qu'un indicateur parmi d'autres du dvelop-

pement culturel. Son objectivit n'est pas absolue, parce que le niveau rel des diplmes varie dans le temps. Une baisse du nombre des diplmes pourrait, en thorie, tre compense par une lvation de leurniveau. Les tests d'aptitudes universitaire s (Scholastic

Aptitude Test, SAT) passs par les jeunes Amricains au terme de leurs tudes secondaires ne laissent cependant aucun doute sur la ralit du dclin. Entre 1963 et 1980, le score moyen tombe de 500 460

Un

plafond ctlturel

s9

A'aphiqe3. La chure du niveau intelLctucl amicolnSc SAT

mt{

:: test >. Une lgre remonte peut tre observe enhe 1980 et 1990 pour les mathmatiques, qui ne ramne cependant pas au niveau de 1963. Pour le test ,

Statistical

62Dans

L'illusion conomique

domaine ducatif, la plus puissante des nations du monde ne fait plus la course en tte. La comparaison intemationale des donnes concernant l'ducation pose des problmes techniques, le plus souvent insurmontables. Le contenu et le degr d'acquisition des enseignements peuvent varier de faon significative de pays pays, mme dans le cas du primaire. Au-del de la mesure brute et simple du taux d'alphabtisation, les donnes officielles de chaque pays ont en gnral peu de sens lorsqu'on les confronte celles des autres nations. Les spcialistes de la question ont d mettre au point et raliser de lourdes tudes comparatives pour aboutir quelques

le

mesures vraisemblables des niveaux culturels respec-

tifs des populations ayant dpass le stade de la lecture et de l'criture. L'une de ces enoutes. laTroisime tude internationale sur les mathZmafiques et les sciences (TIMSS), value les aptitudes scientifiques des lves ayant atteint les septime et huitime annes de scolaritt. Les indices calculs concernent les mathmatiques et les sciences mais je m'en tiendrai I'analyse des rsultats en mathmatiques, moins dpendants que ceux en sciences de diffrences de programmes. Les mathmatiques sont trs proches, par nature, de I'universelle raison. Lg phnomne le plus frappant est le retard pris par

les Etats-Unis sur les deux pays asiatiques les plusdvelopps, avec un score moyen de 500 par individu, contre 605 au Japon et 607 la Core. Mais la plupaxt des pays de l'Europe du Nord-Ouest et du Centre, Royaume-Uni except, font dsormais mieux que

L

OCDE, Regards sur l'ducation. Les indicateurs de I'OCDE,

1996. o.206.

Un

plafond calnrel

63

Tableau 2. .Scores moyens en mathmatiques (aquatc TIMSS : huitimc ane de scoldrit)

Pays anglo-satons Etats-Unis

500

Canada

5n530 508 506 499 605

Ausalie Nouvelle-Zlande

{ngleteneEcosse

Asie

JapnCore Europe occidentale

@7509 539 56s 526 53854.t

Allemagne Autriche Belgique (Flamands) Belgique (Francophones) Fran Pays-B SuMeSuisse

sl9545I

Europepostcomnuniste

Hongie Rpublique tch{ue

FdrationdeRussie

| | |

536 537 564

I'Amrique, puisque les notes s'y chelonnent de 509 en Allemagne (dont le score, tout comme le 519 de la Sude, est sous-estim, ainsi que le montrent d'aufestudes)

565 en Belgique flamande. Avec 538, la

France est proche des Pays-Bas, de I'Autriche et de la moyenne belge. Une autre tude comparative, concemant la compr-

hension des. textes, met en vidence le retard drama-

tique des Etats-Unis sur I'Allemagne et la Sude. L'Enqute intemationale sur I'alphabtisation des adultes (EIAA) dfinit la littratie, affreux anglicisme qu'il vaudrait mieux remplacer par alphabtisation

&

L'illusion conomique

effective, cornme un continuum, dont les niveaux indiquent . Plusieurs chelles ont t mises au point pour saisir la comprhension de ( textes suivis >, de ( textes schmatiques du type mode d'emploi ou bulletins de salaires >>, ou de . Les sujets enquts ont de 16 65 ans. L'tude distingue 5 niveaux. Au niveau 1, que I'on peut dsigner par problmatique,les individus ont des capacits trs faibles ; ils sont, par exemple, incapables de bien comprendre les indications d'un mode d'emploi, pour I'usage d'un mdicament ou d'un produit d'entretien. Le niveau 2 de la matrise des textes et des chiffres permet de viwe peu prs normalement dans I'univers postindustriel, mais il n'autorise pas I'acquisition de nouvelles comptences, notamment professionnelles. Il correspond une instructionprimaire.

-

-

Le niveau 3 est considr par les experts comme suffisant pour une bonne adaptation la vie modeme actuelle. Il permet d'achever des tudes secondaires

-

satisfaisantes.

Les difficults ducatives des Etats-Unis apparaissent avec une nettet particulire au niveau 1, problmatique, regroupant les individus dont la comprhension de textes ou de chiffres simples est insuffisante pour assurer une bonne adaptation I'univers social actuel, fortement alphabtique etOCDE, .Rega rds sur l'ducation, op. c i1., tome l, Ana lys e, p. 304 et tome 2, Les indicateurs de I'OCDE, p.218-229.

niveaux4 et 5 dcrivent des individus capa-Les bles de faire des tudes suprieures. .

l.

I,

Un

plafond culturel

65

Tableau3. La comprhension de lextes schmatiquesPourccntagc ds adultes(

I 645 ans) pour chaquc nivcau selon les cheiles

EIA

( 1994)

Niveau I Problmatioue 23,7Canada

Niveau 2 Primaire 25,9 24,732,7

Niveau 3 Sondaire

Niveaux 4 et 5

3l$32,1

t9,025,1 18,9

AllemagneSude

t8,2 9,06,2

39J39,444,2

t0,l45,4

t8,9 1>, aurait besoin de deux enfants par couple pour conserver un nombre de lignages et d'hommes globalement stable d'une gnration I'autre. La mcanique de I'hritier unique se perptue nanmoins souvent sous la forme moderne de I'enfant unique : les socits souches actuelles laissent souvent apparatre des indices de fcondit qui n'assurent pas la

reproduction globale de

la population. La famille projet lignager, semble plus nuclaire, dpourvue de1. Sur l'volution des taux de mortalit infantile, voir infra chap. tv,p.133.

Un

plafond

culturel

75

ter un vieillissement de la population d'ampleurcomparable.

la stabilit long terme de leurs populations. Leurs pyramides des ges portent la marque d'une chute de fcondit particulirement marque, et indiquent une augmentation importante ou brutale du nombre de personnes ges. Les tats-Unis, avec un indice de fecondit de 2 en 1995, I'Angleterre avec un indice de 1,8 jusqu' trs rcemment, n'auront pas affron-

capable d'atteindre les 2 enfants par femme ncessaires au remplacement des gnrations. Ni le Japon, avec un indice de fcondit de 1,5 en 1995, ni I'Allemagne avec un indice de 1,3 n'assurent

Une fois de plus, I'action soutenaine du facteur anthropologique peut tre observe I'intrieur mme de I'espace franais, o les rgions de famille souche du Sud-Ouest ont depuis fort longtemps des indices de fecondit trs bas, de I'ordre de 1,5, mais o les rgions de famille nuclaire du Bassin parisien sont elles trs proches du seuil ncessaire la reproduction de la population. L'indice global de la France, 1,7, se situe, trs logiquement, mi-chemin entre les indices japonais et allemand d'une part, anglo-saxons d'autrepart.

La ffs basse fcondit n'est pour les socits souches qu'une tendance, ralise pleinement, il est vrai, par les deux plus massives d'entre elles, I'Allemagne et le Japon. Il existe des exceptions, dont la plus importante est la Sude, capable entre 1989 et 1992 de faire remonter sa fcondit lgrement audessus de 2. L'indice est cependant retomb 1,7 en 1995. L'originalit du cas sudois ne tient qu'en partie la politique nataliste du gouvernement. Ce pays se caractrise, on I'a w, ptr un niveau culturel relle-

76

L'illusion conomiqueTableau 5. Iypas fanriliauxPays

et

fcondit

ettypsabs o h

anthropologiques

Indice synthtique de fcondit en | 995 2,0

Fanill e nucluireats-UnisRoyaume-Uni Australie Nouvelle-Zlande

t,8

IB2,0

Danema*Canada (total)

r,81,7

Fanille soucheJapon Core du Sud

t,5

t,61,3

Allemagne AutricheSuisse

t$1,5 1,6 1,6

Belgique QubTypes

lanilaux nuclaire

et souche mlangs

France Pays-B Mutation da statut de latenme

t,6 125

ItalieEspagne

Porugal

ment exceptionnel, entranant une specificit des attitudes vis--vis de la procration qui ne doit rien l'action centralise des administrations. Mme dans le cas de la Sude, cependant, la remonte de la fcondit n'aura t que temporaire. Ajoutons que la famille souche n'est nullement le seul systme anthropologique capable de produire,

dans la priode actuelle, de trs faibles fcondits. L'Italie, l'Espagne et le Portugal, dont les systmes familiaux traditionnels taient dominante galitaire (si l'on excepte les structures souches de Vntie etdu nord de la pninsule lbrique), ont atteint des plan-

Un

plafond

culnrel

i7

chers de fecondit encore plus bas. Ainsi que I'a monh Jean-Claude Chesnais, c'est une volution brutale du statut de la femme qui explique I'effondrement de la natalit dans les pays latins du Sud'. L'intensit ducative et la basse fecondit tendancielle des socits souches forment une totalit structurale. Ce sont des mondes o I'on fabrique peu d'enfants, mais o on les duque fortement. Le processus prend I'allure d'une boucle logique puisque les tudes longues poursuivies par ces enfants peu nom-

breux impliquent un ge au mariage lev, et une procration tardive, qui encourage son tour une basse fecondit. En systme nuclaire, qu'il y ait sortie rapide du systme scolaire (modle anglais) ou tudes poursuivies sans grande conviction (modle amricain), on peut procrer plus tt: la naissance d'un

enfant n'apparat pas comme

performance universitaire considre comme inessentielle. Le phnomne de la teenage pregnancy, c'est-dire d'une grossesse mene entre 13 et l8ans, typique du monde anglo-saxon, I'est plus profondment et plus gnralement de la famille nuclaire.

un obskcle

une

Une limite pour toutes les socits ?

La trs basse fcondit des socits souches rvle qu'elles n'ont pas rsolu mieux que la socit amricaine le problme du plafonnement culturel dans la longue dure. Le Japon et I'Allemagne ont vit, dans un premier temps, la rgression puis la stabilisation

l. J.-_C.Chesnais, Le crpuscule de I'Occident, Dmographie litique, Roben Laffont. 1995, chap. 3.

.

et

po-

78

L'illusion conomique

sur une position plus basse qui caractrisent les tatsUnis. Ces nations font apparatre, entre 1970 et 1990,

un dynamisme suprieur. C'est pourquoi I'Amrique semble, I'approche de I'an 2000, sur le point d'tre dpasse, en termes de niveau ducatifou de production d'lites scientifiques. Mais les socits souches payeront ces performances temporaires d'un cot dmographique lev. C'est en faisant peu d'enfants qu'elles les ont formidablement duqus, et leur dclin dmographique est aussi srement programm que la stagnation culturelle amricaine. Le recul dmographique doit finir par atteindre la production de diplms. Les donnes les plus rcentes concernant I'Allemagne rvlent que les effectifs absolus d'tudiants en mathmatiques, science ou ingnierie ont commenc de diminuer entre 1993 et 1995'. La diminution du nombre total de jeunes I'emporte sur la croissance de la proportion faisant des tudes dans chaque classe d'ge. Tout se passe comme si une limite obligeait les socits un choix, entre une stagnation du niveau culturel se combinant une reproduction dmographique satisfaisante (modle amricain) et une poursuite du progrs culturel s'effectuant au prix d'une contraction dmographique (modle souche). Nous devons constater, empiriquement, que toutes les nations du monde dvelopp se heurtent un plafond, qui les repousse, soit vers la stagnation culturelle, soit vers la dpression dmographique. Du point de vue micro-social, procration et ducation des enfants constituent un processus unique, auquel chaque famille consacre du temps, de l'nergie et de I'argent, mais sans qu'il lui soit possible d'aller

l.

Statistisches Jahrbuch, 1996, p. 393.

Unplafondculturel

79

au-del d'un certain effort maximal. Ces investissements individuels, une fois agrgs, dfinissent le potentiel de la socit tout entire : le produit du nombre d'enfants par l'intensit de leurs tudes. Un indicateur synthtique parfait de mesure du niveau culturel rvlerait peut-fie une loi statistique simple indiquant que le produit du niveau culturel par l'indice de fecondit ne peut dpasser durablement une

certaine valeur. Stagnation culturelle

et

dpression

dmographique sont, un certain niveau de I'analyse historique, la mme chose. Chaque socit reprsente un stock intellectuel, gal au produit du nombre des hommes par la formation moyenne de chaque individu. Plafonnement ducatif et chute de la fecondit

rvlent une mme incapacit actuelle des socits dveloppes augmenter ce stock intellectuel au-del d'une certaine limite. C'est pourquoi la fin du rve amricain d'un progrs illimit s'est diffuse aussi facilement l'ensemble du monde dvelopp, comme une humeur dpressive et contagieuse, indpendamment de la prdominance de tel ou tel substrat anthropologique.

La Sude, cependant, a russi ne pas < plonger > tout en maintenant I'un des niveaux ducatifs les plus levs de la plante. Elle a crev le plafond auquel se sont heurts la plupart des autres pays. Son cas particulier a donc un sens universel et optimiste : il suggre que la limite culturelle qui bloque le dveloppement des socits avances n'est pas aussi absolue qu'il y parat. L'actuel tat de stagnation pourrait reprsenter un palier de I'histoire humaine plutt qu'un sommet indpassable.dmographiquement

CHAPITRE

III

Les deux capitalismes

La rflexion sur l'conomie intemationale peut tre subdivise en deux grandes catgories.

Nations de Michael Porter. Elle admet la ralite et l diversit des nations. La seconde, l' conomie scolastique, part de I'axiome del'homo conomicus, calculateur et rionnel. Elle en ddyit des lois puis cherche dans la ralit ce qui peut avor un rapport avec ces propositions a priori. Elle est souvent proghe de la scolastique mdivale par sa volont de dduire la ralit de son principe prmier: lgpque les faits ne sont pas en accord ave t thorie, elle est capable de choisir, hro'r'quement, la thorie, tei

plifie mais utilisable dans un schma causal. Elle s'jnscrit dans une pratique empirique et comprend I'histoire conomique, l'conomie historique fonde en 1841 par Friedrich List avec son Systme national d'conomie politique, ainsi que la partie concrte de I'enseignement des business ichooli amricaines avec des uwes comme The Competitive Advantage of

gographique, pour en donner une reprsentation sim-

La premire, l'conomie pragmatique, part de la . vie conomique relle, dans sa diversit historique et

82

L'illusion conomique

Adam Smith lorsqu'il prsente en 1776, dans La Richesse des nations,le libre-change comme la voieroyale vers la prosprit, alors mme que son propre pays, le Royaume-Uni, donne l'exemple d'un dcoliage parfaitement russi dans des conditions de fortprtetionnisme. Le cur de cette conomie scolastique reste aujourd'hui la reprsentation universitaire de l'change international. Les manuels d'conomie

amricains voquent des pays imaginaires et sans qualit autre qu'une mystrieuse dotation en facteurs , pour spculer ensuite sur I'optimisation fantasmatique de leurs transactions. Certains sont honntes, c'est--dire fidles leur principe de dpart, et d'autres non. Celui de Robert Dunn et de James Ingram met bien en vidence le rapport entre libre-change et monte de I'ingalit interneaux socits dveloppes, que I'on peut effectivement dduire de I'axiomatique individualiste. D'autres sont

carrment de mauvaise foi, comme celui de Paul Krugman et Maurice Obsfeldt, dont les 790 pages excessivement pdantes minimisent les problmes de redistribution des revenus et font I'impasse sur la baisse du salaire rel amricainr. Mais, fidles ou oublieux de leurs prsupposs, les ouvrages qui relvent de l'conomie scolastique nient la ralit et la diversit des nations, en dpit du titre trompeur de I'ouvrage fondateur d'Adam Smith. L'anthropologie conomique ne peut videmment que rejoindre l'conomie pragmatique. Attentive la1. R. M. Dunn & J. C. lngram, Intemational Economics, Jobn Wilev and Sons. 1996 I P. R. IGugman et M. Obstfeld, International Ecoiomics, Harper Collins, 1994. Ravi B-atra pingle Krugman et Obstfeld o6ur ce'tte impasse curieuse dans The Great American Decep tion, Joh Wiley and Sons, 1996, P. | 8.

Les

dew

capitalismes

83

ralit des hommes et des socits, la diversit des systmes et la complexit de leur fonctionnement interne, elle confirme I'intuition fondamentale de List, qui opposait la vision abstraite, purement individualiste, des conomistes classiques anglais et franais, la ralit intermdiaire des nations. Une telle approche lui avait permis de saisir la complmentarit des interactions entre branches conomiques l'intrieur des espaces socio-gographiques, et de mettre en vidence, avec un grand sens, I'importance du niveau culturel et technologique des populations pour

le

journalistes comme James Fallows, il n'apparat toujours pas sa juste place dans les index des manuels. Son Systme national avait cependant prvu les dcollages, sous conditions protectionnistes, des tats-Unis

dveloppement. Redcouvert rcemment par des

et de l'Allemagne, favoriss par le niveau culturellev de leurs habitants au milieu du xlx" sicle. Sareprsentation de I'histoire conomique est dsormais

applicable

des dveloppements qu'il ne pouvait

envisager, comme ceux du Japon et de la Corer.

Mais c'est aujourd'hui l'conomie pragmatique qui vient d'elle-mme la rencontre des anthropologues. Elle reconnat en effet de plus en plus nettementI'existence de dew capitalismes differents, perception empirique qui ne peut en aucune manire tre deAuite de l'axiome d'un homme conomique, et d'une tatio-

nalit individuelle.

Economic and PoliticalSv*ezr. Pantheon Books: 1994.

_

l.

J. Fallows, Looking at the Sun, The Rise ofthe New East Asian

84

L'illusion conomique

L' c onomie pragmatiqueet la dualit du capitalisme

Aux tats-Unis comme en Europe, on s'interrogede plus en plus frquemment sur la diversit des systmes capitalistes et sur les fondements institutionnels ou anthropologiques de cette diversit. Dans La logique de l'honneur (1989), Philippe d'Iribarne analyse trois styles distincts de gestion d'un mme systme technique, au sein d'un groupe multinational comprenant des usines franaise, amricaine et nerlandaise'.

Dans Capitalisme contre capitalisme (1990), Michel Albert oppose le modle conomique rhnan, fortement intgr sur le plan social, au modle anglosaxon, plus authentiquement individualiste2. Robert Boyer et l'cole rgulationniste mettent aussi en vidence I'irrductible diversit des trajectoires historiques et des fondements institutionnels des systmes conomiques dits libraux3. Charles Hampden-Turner et Alfons Trompenaars donnent, dans The Seven Cultures of Capitalism (1993)4, une vision anglo-hollandaise de la pluralit des systmes de valeur qui sous-tendent les conomies amricaine, japonaise, allemande, franaise, britannique, sudoise et nerlandaise.