L'île au trésor(pdf)

115
Robert Louis Stevenson L’Île au Trésor Traduction Jean-Jacques Greif jjgreif.com

Transcript of L'île au trésor(pdf)

Page 1: L'île au trésor(pdf)

Robert Louis Stevenson

L’Île au Trésor

Traduction Jean-Jacques Greif

jjgreif.com

Page 2: L'île au trésor(pdf)

2L’Île au Trésor

À l’acheteur hésitant

Si des histoires de marins sur des airs de marinsTempête et aventure, chaleur et froid,

Si goélettes, îles et renégatsEt flibustiers, or enfoui,

Et toute la vieille aventure, rediteÀ l’ancienne, exactement,

Peuvent plaire, comme ils me plaisaient jadis,Aux enfants plus malins d’aujourd’hui :

– Ainsi soit-il, et à l’attaque ! Sinon,Si la jeunesse studieuse n’a plus faim,

Ayant oublié ses anciens appétits,De Kingston ou Ballantyne le valeureux,

Ou de Cooper* des bois et des vagues :Ainsi soit-il aussi ! Et que mes pirates

Et moi-même partagions la tombeOù ils reposent avec leurs créations !

* William Kingston (1814-1880) et Robert Ballantyne (1825-1894) étaient des auteurs célèbres de romans

d’aventure pour les garçons. Seul James Fenimore Cooper (1789-1851), qui a écrit Le dernier des Mohicans, estencore connu aujourd’hui.

Page 3: L'île au trésor(pdf)

3L’Île au Trésor

À S. L. O.,*Un gentleman américain,

Ayant été conçu en accord avec son goût classique,Le récit qui suit est maintenant,

En reconnaissance de maintes heures délicieuses,Et avec les vœux les plus affectueux,

DédiéPar son ami dévoué,

L’auteur.

* Lloyd Osbourne, le fils de Fanny Stevenson. Voir postface.

Page 4: L'île au trésor(pdf)

4L’Île au Trésor

Première partieLe vieux flibustier

Chapitre 1Le vieux loup de mer à “L’Amiral Benbow”*

Le sieur Trelawney, le docteur Livesey et le reste de ces messieurs m’ayant demandé denoter toute l’histoire de l’Île au Trésor, du début jusqu’à la fin, sans rien omettre si ce n’estl’emplacement exact de l’île, et cela seulement parce qu’il s’y trouve encore du trésor, jeprends ma plume en cette année de grâce 17—, et je reviens au temps où mon père tenaitl’auberge de “L’Amiral Benbow” et où le vieux marin balafré est venu loger sous notre toit.

Je me souviens de lui comme si c’était hier, avançant à pas lourds vers la porte de l’auberge,suivi par une charrette à bras sur laquelle sa malle de marin était arrimée ; un homme grand,puissant, massif, au teint cuivré ; sa queue de cheval poisseuse tombant sur les épaules de sonmanteau bleu pas très propre ; ses mains rugueuses et crevassées, aux ongles noirs ébréchés ;et le coup de sabre zébrant sa joue d’une balafre livide. Je le revois, examinant la crique tout ensifflotant, puis se mettant à chanter cette vieille rengaine de marin que j’ai si souvent entenduepar la suite :

“Quinz’ matelots sur la malle du mort—Yo–ho–ho, une bouteille de rhum !”

de sa vieille voix haut perchée et chevrotante, qui semblait avoir été accordée au grincement ducabestan. Il a frappé la porte avec un bout de canne qui ressemblait à un levier de marine.Quand mon père est apparu, il a commandé un verre de rhum d’une voix rude, mais ensuite ill’a bu lentement, comme un connaisseur, le savourant sans cesser d’observer les falaises et, enlevant les yeux, notre enseigne.

“Gentille ptite crique”, dit-il au bout d’un moment ; “l’coin édial pour un marchand de grog.Beaucoup d’clients, l’ami ?”

Mon père lui a répondu non, très peu de passage, et bien dommage.“Bon, dit-il, c’est le mouillage qui me faut.” Puis, hélant l’homme qui tirait la charrette :

“Hé toi, mon gars, accoste ici et monte le coffre.” Se tournant vers nous : “Je resterai un peu.Je suis un homme simple ; du rhum et des œufs au bacon, ça me va, et le promontoire là-hautpour de voir les navires qui passent. Comment vous faudriez m’appeler ? Vous faudriezm’appeler Capitaine. Oh, je vois ce que vous attendez – voilà !” Il a jeté trois ou quatre piècesd’or sur le seuil. “N’avez qu’à me préviendre quand j’ai dépensé ça”, dit-il du ton sans appeld’un commandant de vaisseau.

Et en vérité, malgré ses vêtements usés et son langage grossier, il ne ressemblait pas à unsimple matelot ; mais plutôt à un maître d’équipage, ayant l’habitude de se faire obéir de gréou de force. L’homme à la charrette nous dit que la diligence postale l’avait déposé la veille au

* L’amiral Benbow (1653-1702) commandait la flotte anglaise dans les Antilles. Voir postface.

Page 5: L'île au trésor(pdf)

5L’Île au Trésor

“Royal George” et qu’il s’était enquis des auberges côtières. Je suppose qu’il avait choisi lanôtre de préférence aux autres après l’avoir entendu décrite comme bien tenue et isolée. C’esttout ce que nous avons appris sur notre hôte.

Il n’était pas bavard. En général, quand on lui adressait la parole, il ne répondait pas maisvous jetait un regard féroce et soufflait du nez comme une corne de brume ; de sorte que nousavons vite appris à le laisser tranquille. Il se promenait toute la journée autour de la crique, ousur les falaises, avec une longue-vue de cuivre ; il passait ses soirées dans un coin du salon,près du feu, à siroter du rhum coupé d’un peu d’eau. Au retour de sa ballade quotidienne, ildemandait toujours si des marins étaient passés sur la route. Nous avons d’abord cru que lacompagnie des gens de mer lui manquait ; et puis nous avons compris qu’il désirait aucontraire les éviter. Quand un matelot passait la nuit à “L’Amiral Benbow” (ce qui pouvaitarriver quand l’un d’eux allait à Bristol par la côte), il l’observait à travers le rideau de la porteavant d’entrer dans la salle ; et ne produisait pas plus de bruit qu’une souris en sa présence.Pour moi, au moins, cette attitude n’avait rien de mystérieux ; car je partageais, d’une certainefaçon, son inquiétude. Il m’avait pris à l’écart, un jour, et m’avait promis une pièce d’argent dequatre pence le premier de chaque mois si “j’ouvrais l’œil et le bon” afin de l’avertir quand jeverrais “un marin à une jambe”. Souvent, quand je réclamais mon salaire au début du mois, ilsoufflait du nez et me foudroyait du regard ; mais avant la fin de la semaine il ne manquait pasde se raviser, de me donner ma pièce de quatre pence et de répéter son instruction de guetter“le marin à une jambe”.

Je vous laisse imaginer combien ce personnage a pu hanter mes rêves. Les nuits de tempête,quand le vent secouait les quatre coins de la maison, quand la houle s’élançait en grondant àl’assaut des falaises, je le voyais sous mille formes différentes, plus diaboliques les unes queles autres. Tantôt la jambe était coupée au genou, tantôt à la hanche ; ou bien c’était unecréature monstrueuse qui n’avait jamais eu qu’une seule jambe, en plein milieu de son corps.Dans mes pires cauchemars, il me poursuivait en sautant à cloche-pied par-dessus haies etfossés. Ma pièce d’argent mensuelle me coûtait cher, sous la forme de ces illusionsabominables.

Mais si l’idée du marin à une jambe me terrifiait, j’avais beaucoup moins peur du capitainelui-même que les diverses personnes qui l’approchaient. Certaines nuits, il absorbait tellementde rhum à l’eau que sa tête en était submergée ; il chantait alors parfois ses folles et féroceschansons de matelot sans s’occuper de quiconque ; mais il lui arrivait aussi d’offrir une tournéegénérale et de forcer la compagnie à écouter ses histoires en tremblant, ou à reprendre seschansons en chœur. J’ai souvent entendu la maison vaciller sur l’air de “Yo-ho-ho, unebouteille de rhum” ; toutes les personnes présentes donnant de la voix comme si la crainted’une mort certaine les contraignait à chanter plus fort que leur voisin. Car ces crises lepoussaient au comble du despotisme ; il frappait la table pour obtenir un silence absolu ; il semettait en rage quand on lui posait une question, ou bien quand on ne lui en posait aucune –parce que, pensait-il, la compagnie ne suivait pas son récit. Personne ne devait quitterl’auberge tant que la boisson ne l’avait pas assommé et envoyé au lit.

Ses histoires étaient pourtant ce qui effrayait le plus les gens. Des histoires affreuses. Il yétait question de pendaisons, de captifs qui devaient marcher sur la planche, des îles Tortugas,d’embuscades féroces sur la route des galions espagnols. À l’entendre, il avait partagé la vie decertains des pires gredins que Dieu ait laissé sillonner les mers ; et les expressions qu’il glissaitdans ses récits horrifiaient nos braves campagnards presque autant que les crimes décrits. Monpère disait toujours qu’il ruinerait l’auberge, car les gens cesseraient bientôt d’y venir si c’était

Page 6: L'île au trésor(pdf)

6L’Île au Trésor

pour être tyrannisés et terrorisés. Je crois au contraire que sa présence était bonne pour nosaffaires. Les gens tremblaient sur le moment, mais en y repensant ensuite ils ressentaient uncertain plaisir ; c’était une distraction piquante dans une vie paisible à la campagne ; et il yavait même des hommes parmi les plus jeunes qui prétendaient l’admirer, le qualifiant de “vrailoup de mer”, de “vieux forban” et autres noms de ce genre, et déclarant que l’Angleterredominerait les océans tant qu’elle pourrait compter sur des gaillards de cette trempe.

D’une certaine façon, il a bel et bien tenté de nous ruiner : les semaines succédaient auxsemaines, puis les mois aux mois, mais mon père ne trouvait pas le courage de lui réclamerl’argent qu’il devait en sus des quelques pièces jetées sur le seuil le premier jour. S’il faisaitmine d’aborder le sujet, le capitaine soufflait par son nez si fort qu’il paraissait rugir, etpoussait mon père hors de la salle par la seule férocité de son regard. J’ai vu mon pauvre pèrese tordre les mains en ressortant, et je suis sûr que ce qu’il ressentait de terreur et de désespoiront hâté grandement sa mort douloureuse et prématurée.

Pendant tout le temps qu’il a vécu chez nous, le capitaine n’a jamais changé de tenue, si cen’est qu’il achetait parfois des bas à un colporteur. Du jour où l’une des cornes de sonchapeau s’est cassée, il l’a laissée pendre alors que cela devait le gêner énormément quand levent soufflait. Je me souviens de son habit, qu’il réparait lui-même dans sa chambre et qui,avant la fin, ne comportait pas un pouce carré qui ne fût rapiécé. Il n’écrivait ni ne recevaitaucune lettre, ne conversait qu’avec les voisins – et avec eux, dans la plupart des cas,seulement quand il était ivre. Quant à sa grande malle de marin, personne parmi nous ne l’avaitjamais vue ouverte.

Une seule personne lui a tenu tête, et cela s’est produit vers la fin, alors que mon pauvrepère, souffrant de la maladie qui devait l’emporter, avait déjà bien décliné. Le Dr Livesey estvenu voir son patient un soir, a mangé un dîner léger que lui a servi ma mère et s’est installédans la salle pour fumer une pipe en attendant son cheval, qui était rentré au hameau parce quenous n’avions pas d’écurie à l’auberge. Je l’ai suivi dans la salle et je me souviens que j’airemarqué le contraste entre l’apparence propre et plaisante du docteur, avec ses yeux noirslucides, sa perruque si bien poudrée qu’elle semblait enneigée, et celle de nos grossiers paysans– et surtout, celle de cet épouvantail délabré, de ce pirate répugnant, embrumé par le rhum, lescoudes posés sur la table. Soudain, il s’est mis à hululer son éternel refrain :

“Quinz’ matelots sur la malle du mort –Yo-ho-ho, une bouteille de rhum !

Le diable a j’té les aut’ par-dessus bord –Yo-ho-ho, une bouteille de rhum !”

Au début, j’avais cru que “la malle du mort” était ce même coffre qu’il gardait là-haut, et jel’associais dans mes cauchemars au marin à une jambe. Mais après tout ce temps nousn’accordions plus aucune attention à la chanson ; le Dr Livesey était le seul à ne l’avoir jamaisentendue, et j’ai remarqué qu’il ne la trouvait pas à son goût, car il a levé les yeux d’un aircourroucé avant de continuer sa conversation avec le vieux Taylor, notre jardinier, à proposd’un nouveau remède pour soigner les rhumatismes. Cependant, le capitaine retrouvait sonentrain en écoutant sa propre musique, et il a fini par frapper la table du plat de la main pourcommander le silence. Les voix se sont tues aussitôt, sauf celle du Dr Livesey ; il parlaittoujours, de manière claire et plaisante, tout en tirant sur sa pipe tous les deux ou trois mots.Le capitaine l’a dévisagé un instant, a abattu sa main de nouveau sur la table, a durci son regardavant de proférer un juron ordurier et de crier : “Silence, là-bas sous le pont !”

Page 7: L'île au trésor(pdf)

7L’Île au Trésor

“Est-ce à moi que vous vous adressez, monsieur ?” demande le docteur. Quand le gredin luidéclare, avec un autre juron, que c’est bien le cas : “Je n’ai qu’une chose à vous dire,monsieur”, répond le docteur, “c’est que si vous continuez à boire autant de rhum, le mondesera bientôt débarrassé d’un bien vilain coquin.”

La fureur du vieux bonhomme était affreuse à voir. Il s’est levé brusquement, a sorti de sapoche un couteau à cran d’arrêt, l’a ouvert et a menacé de clouer le docteur au mur.

Le docteur n’a pas bronché. Il lui a parlé sur le même ton ; d’une voix forte, que chacunpouvait entendre, mais parfaitement calme et ferme :

“Si vous ne remettez pas ce couteau à l’instant dans votre poche, je vous promets, sur monhonneur, que vous serez pendu aux prochaines assises.”

Ils se sont affrontés du regard ; mais le capitaine a bientôt cédé et rangé son arme, puis ils’est rassis en grognant comme un chien battu.

“Et maintenant, monsieur”, a poursuivi le docteur, “puisque je sais que mon district abriteun personnage tel que vous, je vous assure que je vous tiendrai à l’œil jour et nuit. Je ne suispas seulement docteur, mais aussi magistrat ; si j’entends ne serait-ce que l’écho d’une plaintecontre vous, même s’il s’agit d’un simple esclandre comme celui de ce soir, je prendrai desmesures efficaces pour que vous soyez capturé et chassé d’ici. J’espère que vous m’avezcompris.”

Peu après, on a amené le cheval du Dr Livesey à la porte, et il est reparti ; mais le capitaineest resté tranquille le reste de la soirée, ainsi que les soirs suivants.

Chapitre IIBlack Dog apparaît et disparaît

Peu de temps après cette soirée s’est produit le premier d’une série d’événementsmystérieux qui nous ont enfin débarrassés du capitaine, mais pas de ses affaires, ainsi quevous le verrez. L’hiver était terriblement froid, avec des gelées interminables et des tempêtesbrutales ; il est vite apparu que mon père ne pouvait guère espérer revoir le printemps. Ils’affaiblissait chaque jour, et ma mère et moi avions toute l’auberge sur les bras ; nous avionsbien autre chose à faire que de nous occuper de notre pénible pensionnaire.

C’était un matin de janvier, très tôt – un matin glacé, la crique estompée par le givre, desvaguelettes léchant doucement les galets. Le soleil émergeait à peine au-dessus des collines etlançait des rayons qui rougissaient la mer jusqu’à l’horizon. Le capitaine s’était levé plus tôtque d’habitude et parcourait la grève, son grand coutelas se balançant sous les basques de sonvieil habit bleu, sa lunette de cuivre sous le bras, son chapeau rabattu vers l’arrière. Je mesouviens que son souffle flottait comme une fumée derrière lui. Le dernier son que j’aieentendu avant de le voir disparaître derrière le promontoire était un grognement d’indignation,comme s’il continuait de pester contre le Dr Livesey.

Ma mère était dans la chambre auprès de mon père, et je préparais la table du petit déjeunerpour le retour du capitaine, quand la porte s’est ouverte et un homme est entré que je n’avaisjamais vu auparavant. Sa peau était blême et luisante ; il lui manquait deux doigts à la maingauche et il portait un coutelas à la ceinture, mais il ne ressemblait pas à quelqu’un qui al’habitude de se battre. Moi qui guettais les matelots, à une jambe ou deux, je ne savais quepenser de celui-là. Il n’avait pas une tête de marin, pourtant on le devinait marqué par le sel del’océan.

Page 8: L'île au trésor(pdf)

8L’Île au Trésor

Je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour son service, et il a répondu qu’il prendrait unrhum ; mais, alors que je sortais le chercher, il s’est assis sur une table et m’a fait signe dem’approcher. Je me suis arrêté, ma serviette sur le bras.

“Viens ici, fiston”, dit-il. “Viens plus près.”J’ai fait un pas vers lui.“Cette table-ci serait-y pour mon ami Bill ?” a-t-il demandé, en me jetant une sorte de

regard sournois.Je lui ai répondu que je ne connaissais pas son ami Bill ; et que cette table était celle d’une

personne qui logeait chez nous, que nous appelions le capitaine.“Eh bien, mon ami Bill pourrait s’faire appeler le capitaine, pourquoi pas. L’a une belle

estafilade sur une joue, mon ami Bill, et beaucoup de charme, mon ami Bill, surtout quand il abu. Supposons, pour l’plaisir de la discussion, que ton capitaine a une coupure sur la joue – etsupposons, si tu veux, que cette joue soit la droite… Ah, tu vois ! J’te l’avais dit. Maintenant,mon ami Bill est-y dans cette maison-ci ?”

Je lui ai dit qu’il était sorti se promener.“De quel côté, fiston ? De quel côté qu’il est parti ?”Je lui ai montré le promontoire et je lui ai dit par quel chemin et à quel heure le capitaine

reviendrait, et j’ai répondu à quelques autres questions. “Ah, dit-il, il sra aussi content d’mevoir que si j’étais une bouteille de rhum, mon ami Bill.”

L’expression qui s’affichait sur son visage pour accompagner ces mots n’était pas plaisanteà voir. Je doutais de la pertinence de sa supposition, en admettant qu’il croyait lui-même à cequ’il disait. Mais ce n’était pas mon affaire ; de plus, je ne voyais pas ce que j’aurais pu faire.L’inconnu se tenait près de la porte, observant les alentours en douce comme un chat quiattend une souris. À un moment, je suis sorti moi-même sur la route. Il m’a immédiatementrappelé et, comme je n’obéissais pas assez vite à son goût, son visage s’est transformé demanière horrible et il m’a ordonné de rentrer avec un juron qui m’a fait sursauter. Je lui ai obéi.Il a aussitôt retrouvé son attitude doucereuse, m’a tapoté l’épaule, m’a dit que j’étais un bravegarçon et que je lui plaisais bien. “J’ai un fils à moi, dit-il, qui t’ressemble comme deux gouttesd’eau de mer, la fierté et la consolation d’mon vieux cœur. Mais les garçons ont besoin dediscipline, fiston – de discipline. Tiens, si t’avais navigué avec Bill, on n’aurait pas eu à crierdeux fois pour t’ramener – pas deux fois. C’était pas la coutume de Bill, ni pas la coutume deceusses qui naviguaient avec lui. Eh bien le vlà, c’est sûr, mon ami Bill, avec sa longue-vuesous le bras, Dieu bénisse son vieux cœur, c’est sûr. Toi et moi, y’a qu’à rentrer dans la salle,fiston, et nous tenir derrière la porte, et ça fera une ptite surprise à Bill – Dieu bénisse soncœur, j’le redis.”

En disant ces mots, l’inconnu m’a fait rentrer avec lui dans la salle et m’a emmené dans lecoin, de sorte que la porte ouverte nous cachait tous les deux. Je me sentais mal à l’aise etinquiet, vous pouvez l’imaginer, et mes craintes n’ont pas diminué quand j’ai observé quel’inconnu était lui-même fort effrayé. Il a dégagé la garde de son coutelas et fait jouer la lamedans l’étui ; et pendant tout ce temps il ne cessait d’avaler sa salive comme s’il avait une bouledans la gorge.

À la fin, le capitaine est entré. Il a claqué la porte derrière lui et a traversé la pièce à grandspas, sans regarder ni à droite ni à gauche, pour aller s’asseoir à la table où l’attendait son petitdéjeuner.

“Bill”, s’est écrié l’inconnu, d’une voix qu’il tentait – me semblait-il – de rendre aussiimposante que possible.

Page 9: L'île au trésor(pdf)

9L’Île au Trésor

Le capitaine s’est retourné et nous a fait face. Le sang s’était retiré de son visage et son nezavait pris une couleur bleuâtre. Il avait l’expression de quelqu’un qui voit un fantôme, ou lediable, ou pire, si cela existe ; ma parole, j’ai ressenti de la peine de le voir soudain si faible etsi vieux.

“Allons, Bill, tu m’reconnais ; tu reconnais un vieux compagnon, Bill, c’est sûr”, ditl’inconnu.

Le capitaine avait du mal à reprendre son souffle.“Black Dog! dit-il.– Qui d’autre ? répondit l’inconnu, retrouvant de l’assurance. Black Dog comme avant,

venu pour de voir son vieux compagnon Billy, à l’auberge de ‘L’Amiral Benbow’. Ah, Bill,Bill, nous avons vu défiler du temps, tous les deux, depis que j’ai perdu mes deux griffes” –montrant sa main mutilée.

– Bon, d’accord, a murmuré le capitaine. Tu m’as retrouvé ; me vlà. Dis ce que t’as à dire :alors quoi ?

– C’est bien toi, Bill. Le même vieux Billy. Ce gentil garçon, que j’me suis entiché de lui, vam’apporter un verre de rhum ; et nous allons nous asseoir, si c’est pas trop te demander, etparler franc, comme deux vieux compagnons.”

Quand je suis revenu avec le rhum, il étaient déjà assis des deux côtés de la table du petitdéjeuner – Black Dog près de la porte, se tenant de travers comme s’il avait voulu surveillerson vieux compagnon d’un œil et préparer sa fuite de l’autre.

Il m’a prié de sortir et de laisser la porte grand ouverte. “Pas de trou de serrure entre nous,fiston”, dit-il. Je les ai laissés ensemble et suis parti dans le bar.

Au début, j’avais beau tendre l’oreille, je n’entendais qu’un bavardage indistinct ; et puis,peu à peu, les voix ont pris de l’ampleur et j’arrivais à distinguer un mot ou deux, surtout desjurons, lancés par le capitaine.

“Non, non, non, non ; ça suffit !” a-t-il crié à un moment. Et plus tard : “Si c’est pours’balancer au bout d’une corde, tout l’monde s’balancera, j’dis.”

Soudain, j’ai entendu une terrible explosion de jurons et un fracas de bruits divers – leschaises et la table renversés, le cliquetis de l’acier, puis un cri de douleur, et dans le mêmeinstant j’ai vu Black Dog s’enfuir, le capitaine lancé à sa poursuite, tous les deux le coutelas àla main, et l’épaule gauche du premier ruisselant de sang. Arrivé à la porte, le capitaine aasséné au fugitif un dernier coup prodigieux, qui l’aurait certainement fendu jusqu’à l’échine sila grande enseigne de l’Amiral Benbow ne l’avait intercepté. Vous pouvez voir l’entaille, sur lapartie inférieure du cadre, encore aujourd’hui.

Ce coup avorté a mis fin à la bataille. Malgré sa blessure, Black Dog nous a montré sestalons et a disparu derrière la colline en trente secondes. Le capitaine, de son côté, restait àregarder l’enseigne, l’air hébété. Il s’est passé la main sur les yeux plusieurs fois, et enfin il estrentré dans la maison.

“Jim, du rhum, dit-il en chancelant un peu et en s’appuyant d’une main sur le mur.– Êtes-vous blessé ? ai-je crié.– Du rhum, a-t-il répété. Je dois partir d’ici. Du rhum ! Du rhum !”J’ai couru jusqu’au bar ; mais ce qui venait de se passer m’avait si bien secoué que j’ai cassé

un verre et faussé le robinet du tonnelet. Pendant que je continuais à me mettre en travers demon propre chemin, j’ai entendu une lourde chute dans la salle. Revenant aussitôt, j’ai vu lecapitaine étendu sur le sol de tout son long. Au même instant, ma mère, alarmée par les cris etle combat, a dévalé l’escalier pour m’aider. À nous deux, nous avons soulevé sa tête. Il

Page 10: L'île au trésor(pdf)

10L’Île au Trésor

respirait bruyamment ; mais ses yeux étaient fermés et son visage avait pris une teintehorrible.

“Mon Dieu, mon Dieu, a crié ma mère. Quel malheur pour notre maison ! Et ton pauvrepère si malade !”

Nous ne savions pas comment aider le capitaine, étant convaincus qu’il avait été frappé àmort dans la bagarre avec l’inconnu. J’ai apporté du rhum, bien sûr, et j’ai tenté de le verserdans sa gorge ; mais ses dents étaient serrées et ses mâchoires aussi fortes que de l’acier. Nousavons été bien soulagés quand la porte s’est ouverte et le Dr Livesey est entré pour venirexaminer mon père.

“Oh, docteur, avons-nous crié, qu’allons-nous faire ? Où est-il blessé ?– Blessé ? Fadaises ! Pas plus blessé que vous ou moi. L’homme a subi une attaque. Je

l’avais prévenu. Remontez vous occuper de votre mari, Mme Hawkins. Ne lui dites rien detout cela. Quant à moi, je dois faire de mon mieux pour sauver la misérable vie de cebonhomme ; et pour commencer, Jim va m’apporter une cuvette.”

Quand je suis revenu avec la cuvette, le docteur avait déjà déchiré la manche de chemise ducapitaine et dénudé son grand bras noueux. Il portait plusieurs tatouages. “La chance tourne”,“Bon vent” et “Billy Bones s’en moque” étaient gravés avec soin sur son avant-bras. Près del’épaule, un dessin que j’ai trouvé très bien fait montrait la silhouette d’un homme se balançantsous une potence.

“Prophétique, dit le docteur en posant son doigt sur le pendu. Et maintenant, Maître BillyBones, si c’est là votre nom, nous allons regarder la couleur de votre sang. Jim, tu n’as paspeur du sang ?

– Non, monsieur.– Bien. Dans ce cas, tiens la cuvette ici.” Disant ces mots, il a saisi sa lancette et incisé une

veine.Alors que la cuvette était déjà bien remplie, le capitaine a ouvert les yeux et promené un

regard mal assuré autour de lui. Il a d’abord reconnu le docteur – sa grimace le prouvait defaçon certaine. Puis il m’a aperçu et il a paru soulagé. Mais soudain, il a changé de couleur et,tentant de se relever, il a crié :

“Où est Black Dog ?– Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondit le docteur. Vous avez bu du rhum. Vous avez

eu une attaque, tout comme je l’avais prédit ; et je viens de vous sortir de la tombe, bien àcontre-cœur. Maintenant, M. Bones…

– C’est pas mon nom.– Cela m’est égal. C’est le nom d’un flibustier que je connais ; je l’utilise pour me simplifier

la vie, et je dois vous dire la chose suivante : un verre de rhum ne va pas vous tuer, maisensuite vous en prendrez un autre et encore un autre, et je parie ma perruque que si vousn’arrêtez pas vous allez mourir – vous me comprenez ? Mourir et connaître le sort que vousméritez, ainsi qu’il est dit dans la Bible. Allons, faites un effort. Je vais vous aider à vouscoucher, pour cette fois.”

À nous deux, et non sans mal, nous avons réussi à le hisser à l’étage et à l’allonger sur sonlit. Sa tête est tombée sur l’oreiller comme s’il allait perdre connaissance.

“Écoutez-moi bien”, dit le docteur. “Je le répète pour avoir la conscience tranquille – Pourvous, le mot rhum signifie mort.”

Là-dessus, il est parti examiner mon père, m’emmenant avec lui.

Page 11: L'île au trésor(pdf)

11L’Île au Trésor

“Ce n’est rien”, dit-il après avoir fermé la porte. “J’ai tiré assez de sang pour le tenirtranquille un moment ; il devrait rester couché une semaine – c’est ce qu’il y a de mieux pourlui et pour vous ; mais une autre attaque lui réglerait son compte.”

Chapitre IIILa marque noire.

Vers midi, je suis entré chez le capitaine avec des boissons rafraîchissantes et des médica-ments. Il était allongé à peu près comme nous l’avions laissé, sinon qu’il avait réussi à releversa tête sur l’oreiller. Il paraissait à la fois affaibli et animé.

“Jim, dit-il, tu es le seul ici qui vaut kekchose ; et tu sais que j’ai toujours été bon pour toi.Pas un mois que je t’aie pas donné tes quatre pence en argent. Et maintenant, tu vois,compagnon, je suis tombé bien bas, abandonné de tous ; dis, Jim, tu vas m’apporter un titcoup de rhum. Allez, mon gars…

– Mais le docteur…”Il m’a interrompu en maudissant le docteur, d’une voix faible mais rageuse. “Les docteurs

c’est tous des crétins ; et ce docteur, là, non mais y connaît quoi sur les gens de mer ? J’suisété dans des endroits aussi chauds que du goudron fondu, et les gars tombent comme desmouches de la fiève jaune, et la terre s’prend pour la mer à monter et à descendre et à secouerles maisons – y connaît quoi sur ces pays-là, l’docteur ? – et j’ai vécu de rhum, j’te dis. C’étaitma viande et ma boisson et nous étions mari et femme ; et si j’aurai pas mon rhum là toutd’suite je suis une pauvre vieille carcasse échouée, que mon sang rejaillisse sur toi, Jim, et surce crétin de docteur.” Il a lancé une nouvelle salve de jurons. Puis, prenant un ton plaintif :“Regarde, Jim, comme mes doigts dansent. J’peux pas les tenir tranquilles. J’ai pas eu unegoutte de toute la sainte journée. Ce docteur est un idiot, j’te dis. Si j’bois pas une gorgée derhum, Jim, j’aurai les lucinations. Ça a djà commencé. J’ai vu le vieux Flint dans l’coin, là,derrière toi ; comme si son portrait serait imprimé sur le mur, je l’ai vu. Et si j’ai leslucinations, j’ai vécu rude, Jim, j’deviendrai pire qu’un démon. Ton docteur soi-même a ditqu’un verre me ferait pas de mal. J’te donne une guinée d’or pour un doigt de rhum, Jim.”

Il devenait de plus en plus nerveux. Je pensais avec inquiétude à mon père, qui était au plusbas ce jour-là et qui avait besoin de silence. Par ailleurs, les propos du docteur qu’il venait deciter me rassuraient, tandis que sa tentative de me corrompre m’offensait.

“Je ne veux pas de votre argent, lui dis-je, si ce n’est ce que vous devez à mon père. Je vaisaller chercher un verre et c’est tout.”

Quand je le lui ai apporté, il l’a saisi avec avidité et l’a bu d’un seul coup.“Oh, oh, ça va mieux, sûr et certain. Et maintenant, mon gars, ce docteur il a dit combien de

temps que j’dois rester couché dans c’te couchette ?– Une semaine au moins.– Tonnerre ! Une semaine ! J’peux pas : ils me mettreraient la marque noire avant la fin. Les

marins d’eau douce se préparent djà à me couper le vent à cet instant béni ; des pauves typesque ça peut pas garder ce qu’ils ont et que ça veut piquer le bien d’un autre. C’est uneconduite de gens de mer, hein, dis-moi ? Tandis que moi, j’ai l’âme économe. J’ai jamais gâchémon bon argent, je l’ai pas non plus jamais perdu ; et j’leur ferai encore la nique. Me font paspeur. Je vais larguer un ris et les semer encore une fois de plus.”

Page 12: L'île au trésor(pdf)

12L’Île au Trésor

Le contraste entre la vigueur de son propos et la faiblesse de sa voix était pathétique. Touten parlant, il s’est soulevé à moitié, comme pour sortir du lit. Il s’est accroché à mon épaule,me serrant si fort que j’ai réprimé un cri à grand peine, et a lancé ses jambes comme des poidsmorts. Ayant réussi à s’asseoir au bord du lit, il a cessé de bouger.

“Le docteur m’a achevé, a-t-il murmuré. Mes oreilles bourdonnent. Recouche-moi.”Je n’ai même pas eu le temps de l’aider. Il est retombé tout seul à son ancienne position et

il est resté étendu en silence un moment.“Jim, dit-il enfin, t’as vu ce matelot aujourd’hui ?– Black Dog ?– Ah, Black Dog. C’est un mauvais. Mais y’a pire qui l’a envoyé. Si j’peux pas filer d’une

façon ou d’une autre et y me collent la marque noire, écoute bien, ils sont après mon vieuxcoffre marin ; tu trouves un cheval –tu sais monter, oui ? Alors tu trouves un cheval et tu vas –ah, tant pis ! – chez cet âne bâté de docteur, et tu lui dis d’rameuter tout ses complices – lesmagistrats et tous ces gens-là, et d’venir à ‘L’Amiral Benbow’ pour leur mettre le grappin, àtout l’équipage du vieux Flint, hommes et moussaillons, ce qui en reste. J’étais son second,c’était moi, l’second du vieux Flint, et j’suis le seul qui sait l’endroit. Il me l’a confié àSavannah, l’était en train d’crever, pareil que ce serait comme moi maintenant, tu vois. Maist’y vas que seulement s’ils me mettent la marque noire, ou si tu revois ce Black Dog, ou unhomme de mer à une jambe, Jim – surtout lui.

– La marque noire, capitaine, qu’est-ce que c’est ?– C’est pour de convoquer quequ’un, mon gars. J’te dirai si z’en viennent là. Mais ouvre

l’œil, Jim, et je partagerai avec toi moitié-moitié, sur mon honneur.”Il a divagué encore un peu, d’une voix de plus en plus faible. Je lui ai donné sa potion, qu’il

a prise comme un enfant, en remarquant que “si un marin a jamais eu besoin d’médicaments,c’est moi”. Peu après, il est tombé dans un sommeil si profond qu’il paraissait évanoui, et jel’ai laissé. Ce que j’aurais fait si tout s’était bien passé, je l’ignore. J’aurais sans doute racontétoute l’histoire au docteur, car j’étais mort de peur en pensant que le capitaine allait regretterde m’avoir révélé ses secrets et me liquiderait. Mais il se trouve que mon pauvre père est mortsoudainement ce soir-là, ce qui a rejeté tous les autres soucis dans l’ombre. Notre désarroinaturel, les visites des voisins, la préparation des obsèques, et tout le travail de l’auberge qu’ilfallait poursuivre pendant ce temps, m’ont si bien occupé que je n’avais guère l’occasion depenser au capitaine, et encore moins d’avoir peur de lui.

Il est descendu le lendemain matin, à vrai dire, et je lui ai servi son repas comme d’habitude,mais il n’a presque rien mangé et s’est rattrapé sur le rhum, je le crains, car il s’est servi toutseul dans le bar, en jurant et en soufflant par le nez, et personne n’osait intervenir. La veille del’enterrement, il était plus saoul que jamais ; c’était choquant de l’entendre chanter sonhorrible chanson de marin dans cette maison endeuillée ; mais il était si faible que nous avionstous peur de le voir perdre la vie à son tour, et nous ne pouvions compter sur le docteur, quiavait été appelé au loin pour un cas urgent. J’ai dit que le capitaine était faible ; il est certainqu’il paraissait s’affaiblir encore plutôt que de reprendre des forces. Il montait et descendaitl’escalier avec peine, marchait jusqu’au bar, mettait parfois le nez dehors pour humer la mer,se tenant toujours au mur et haletant comme un homme qui avance sur un chemin de montagneescarpé. Il ne s’adressait pas spécialement à moi et je pense qu’il avait à peu près oublié sesconfidences ; mais son tempérament était plus changeant et, dans les limites que lui imposaitsa faiblesse, plus violent que jamais. Il avait pris l’habitude inquiétante, quand il était ivre, desortir son coutelas et de le poser devant lui sur la table. Avec tout cela, il se préoccupait moins

Page 13: L'île au trésor(pdf)

13L’Île au Trésor

des gens et semblait enfermé ou égaré dans ses propres pensées. Une fois, par exemple, il nousa étonnés en chantonnant un autre air, une sorte de chanson d’amour campagnarde, qu’il avaitdû apprendre dans sa jeunesse avant de partir en mer.

Le lendemain de l’enterrement, vers trois heures d’un après-midi glacial et brumeux, jepassais un moment à la porte, plein de pensées tristes au sujet de mon père, quand j’ai vu quequelqu’un s’approchait lentement sur la route. Il était sans doute aveugle, car il frappait le soldevant lui avec un bâton et cachait ses yeux et son nez sous une grande visière verte ; et il étaitcourbé, comme par l’âge ou la fatigue ; et portait un immense manteau marin à capuche enloques, qui lui donnait une apparence vraiment difforme. Je n’ai jamais vu de toute ma vie unesilhouette aussi affreuse. Il s’est arrêté près de l’auberge et, élevant la voix de manière étrange,comme s’il avait voulu chanter, il s’est adressé à l’air devant lui :

“Un ami généreux pourrait-il dire à un pauvre aveugle, qui a perdu le précieux usage de sesyeux en assurant la noble défense de sa patrie, l’Angleterre, et Dieu bénisse le roi George ! – enquel lieu il se trouve actuellement ?

– Vous êtes devant ‘L’Amiral Benbow’, mon brave homme, dans la crique de Black Hill.– J’entends une voix – une voix jeune. Me donnerez-vous votre main, jeune et aimable ami,

pour m’aider à entrer ?”Je lui ai tendu la main et l’horrible créature sans yeux l’a serrée à l’instant comme dans un

étau. J’étais tellement stupéfait que je me suis débattu pour lui échapper ; mais l’aveugle m’aattiré à lui d’un mouvement sec de son bras.

“Maintenant, mon petit, conduis-moi au capitaine.– Monsieur, je vous jure que je n’ose pas.– Oh, dit-il en ricanant, c’est comme ça ? Allons-y tout droit, ou je te casse le bras.”Tout en parlant, il m’a tordu le bras si brutalement que j’ai poussé un cri.“Monsieur, je dis cela pour vous. Le capitaine a changé. Il reste assis avec son coutelas

posé devant lui. Un autre visiteur…– Allez, avance” dit-il en m’interrompant ; je n’ai jamais entendu une voix aussi froide et

cruelle que celle de cet aveugle. Elle me terrifiait encore plus que la douleur. Je lui ai obéiaussitôt ; je suis entré et me suis dirigé vers la salle où notre vieux flibustier malade était assis,abruti par le rhum. L’aveugle s’agrippait à moi. Il me tenait dans sa poigne de fer et pesait sifort sur mon épaule que je pouvais à peine supporter son poids. “Conduis-moi jusqu’à luitout droit et quand il pourra me voir, crie, ‘Voici un de vos amis, Bill.’ Si tu rechignes, tu aurasdroit à ceci.” Il a accentué la torsion de telle sorte que j’ai cru m’évanouir. Le misérable aveuglem’inspirait une frayeur si vive que j’en oubliais ma peur du capitaine, si bien que j’ai ouvert laporte de la salle et crié d’une voix mal assurée ce qu’il m’avait dit.

Le pauvre capitaine a levé la tête. Un seul coup d’œil a suffi a dissiper les brumes du rhum ;un homme sobre nous regardait. L’expression de son visage traduisait moins la terreur qu’unelassitude mortelle. Il a tenté de se lever, mais je crois qu’il ne lui restait plus assez de force.

“Reste donc assis, Bill, a ordonné l’aveugle. Si je ne vois pas, je peux entendre un doigttrembler. Les affaires sont les affaires. Tends-moi ta main gauche. Mon garçon, prends sa maingauche par le poignet et approche-la de ma droite.”

Nous avons obéi tous les deux, et j’ai vu qu’il glissait quelque chose du creux de la main quitenait sa canne jusqu’à celle du capitaine, qui s’est aussitôt refermée dessus.

“Et maintenant c’est fait”, dit l’aveugle. À peine avait-il prononcé ces mots qu’il m’arelâché et, avec une précision et une agilité incroyables, est sorti de la salle et de l’auberge.Sans quitter ma place, j’entendais le tap-tap-tap de sa canne s’éloigner sur la route.

Page 14: L'île au trésor(pdf)

14L’Île au Trésor

Le capitaine et moi avons mis un certain temps à retrouver nos esprits ; mais à la fin, et àpeu près au même moment, j’ai cessé de tenir le poignet du capitaine et il a ouvert sa main etregardé vivement dans sa paume.

“À dix heures ! s’est-il exclamé. Il nous reste six heures. Nous leur échapperons bien”, et ila bondi sur ses pieds.

Dans le même mouvement, il a chancelé, a porté sa main à sa gorge, a vacillé un instant etensuite, avec un bruit bizarre, est tombé de toute sa hauteur la face contre terre.

Je me suis précipité vers lui, tout en appelant ma mère. C’était en vain. Une apoplexiefoudroyante venait de terrasser le capitaine. Chose curieuse, alors que je n’avais jamais aimécet homme, même si dans les derniers temps j’avais commencé à le prendre en pitié, dès quej’ai vu qu’il était mort j’ai éclaté en sanglots. C’était la seconde fois que la mort m’atteignait, etle chagrin de la première fois serrait encore mon cœur.

Chapitre IVLe coffre marin.

Sans perdre de temps, j’ai raconté à ma mère ce que je savais – j’aurais peut-être dû le fairedepuis longtemps. Nous comprenions que notre situation était délicate et dangereuse.L’homme nous devait de l’argent, c’était certain. Mais les compagnons d’équipage ducapitaine, à commencer par les deux spécimens que j’avais vus, Black Dog et l’horribleaveugle, étaient sans doute peu enclins à abandonner leur butin pour payer les dettes du mort.Devais-je suivre les instructions du capitaine et trouver un cheval pour aller chercher le DrLivesey ? Je ne pouvais laisser ma mère seule et sans protection. En vérité, il nous semblaitimpossible, à l’un comme à l’autre, de rester dans la maison. Les craquements du feu dans lacheminée de la cuisine, le tic-tac même de l’horloge, nous inspiraient une immense frayeur. Levoisinage paraissait à nos oreilles hanté par des bruits de pas ; et quand je pensais d’un côté aucorps du capitaine étendu sur le sol de la salle, de l’autre à ce détestable aveugle rôdant dansles environs et prêt à revenir, j’avais l’impression par moments que j’allais bondir hors de mapeau tellement j’avais peur. Il fallait prendre une décision le plus vite possible ; et il nous estenfin apparu judicieux d’aller chercher de l’aide dans le village. Aussitôt dit, aussitôt fait. Noussommes sortis tête nue et avons couru dans la brume glacée qui assombrissait encore la nuittombante.

Le village se trouvait à quelques centaines de mètres, mais caché de l’autre côté de la criquesuivante ; et, ce qui me rassurait, dans la direction opposée de celle par laquelle l’aveugle étaitarrivé et – on pouvait le supposer – reparti. Le trajet ne nous a pas pris beaucoup de temps,même si nous nous arrêtions parfois pour nous serrer l’un contre l’autre et tendre l’oreille. Iln’y avait aucun bruit inhabituel – rien que le murmure des vagues et le croassement descorbeaux dans le bois.

Les bougies étaient déjà allumées quand nous avons atteint le village, et je n’oublierai jamaiscombien la vue de la lumière jaune qui se glissait sous les portes et éclairait les fenêtres m’aredonné du courage ; mais il s’est avéré que c’était le seul encouragement que nous pouvionsespérer en ces lieux. Car personne n’a accepté de retourner avec nous à “L’Amiral Benbow”.On penserait que des hommes auraient honte de se conduire ainsi. Plus nous leur parlions denos malheurs, plus ils s’accrochaient tous – hommes, femmes et enfants – à la sécurité de leurfoyer. Le nom du capitaine Flint, s’il m’était étranger, était bien connu de certains villageois et

Page 15: L'île au trésor(pdf)

15L’Île au Trésor

lesté d’une lourde charge de terreur. De plus, certains des hommes qui avaient travaillé dans leschamps au-delà de “L’Amiral Benbow” se souvenaient d’avoir aperçu plusieurs inconnus surla route. Les prenant pour des contrebandiers, ils s’étaient bien gardés de les approcher. Etl’un des villageois au moins avait vu une petite goélette à l’endroit que nous appelions Kitt’sHole. De toute façon, quiconque était un compagnon du capitaine leur inspirait une craintemortelle. En résumé, si plusieurs d’entre eux voulaient bien aller chercher le Dr Livesey, quihabitait dans la direction opposée, personne n’acceptait de nous aider à défendre l’auberge.

On dit que la lâcheté est contagieuse ; d’un autre côté, il n’existe rien de plus encourageantqu’un bon discours ; si bien que ma mère, après les avoir tous entendus, a pris la parole. Songarçon venait de perdre son père, a-t-elle déclaré. Elle n’allait pas le laisser perdre aussil’argent qui lui appartenait. “Si vous n’osez pas, tous autant que vous êtes, Jim et moioserons. Nous retournerons d’où nous venons, et je ne remercie pas les poules mouillées quisont ici ce soir. Nous ouvrirons ce coffre, même si nous devons y laisser la vie. J’empruntevotre sac, Mrs. Crossley, pour rapporter l’argent qui nous est dû.”

Bien entendu, j’ai dit que j’accompagnerais ma mère ; et bien entendu, ils ont poussé dehauts cris en déplorant notre folie ; mais aucun homme ne s’est décidé à venir avec nous. Toutce qu’ils ont accepté de faire, c’est de me donner un pistolet chargé, pour le cas où l’on nousattaquerait ; et de promettre que des chevaux sellés nous attendraient, pour nous permettre defuir si nous étions poursuivis. Cependant, un garçon allait partir chez le docteur pour luidemander de venir avec des renforts armés.

Mon cœur battait la chamade quand nous sommes sortis tous les deux dans la nuit glacéepour entreprendre cette dangereuse expédition. La pleine lune commençait à se lever et àrougeoyer à travers la brume. Raison de plus pour nous hâter : il était certain qu’il ferait aussiclair qu’en plein jour quand nous ressortirions de l’auberge, ce qui nous exposerait au regard deguetteurs éventuels. Nous filions en silence le long des haies, mais nous n’avons rien entenduqui ait pu accroître notre terreur – jusqu’au moment où nous avons éprouvé un immensesoulagement quand la porte de “L’Amiral Benbow” s’est refermée derrière nous.

J’ai tiré le verrou aussitôt et nous sommes restés un moment dans le noir à reprendre notresouffle, seuls dans la maison avec le cadavre du capitaine. Puis ma mère a pris une bougie dansle bar et, nous tenant par la main, nous sommes entrés dans la salle. Il reposait où nousl’avions laissé, les yeux grand ouverts et un bras tout raide à l’équerre de son corps.

“Tire les rideaux, Jim, a chuchoté ma mère. Ils pourraient venir et nous voir. Et maintenant,nous devons trouver la clé du coffre sur ça ; et j’aimerais bien savoir qui aura le courage de letoucher.” Elle a laissé échapper une sorte de sanglot en disant ces mots.

Je me suis mis à genoux sans attendre. Sur le sol, près de sa main, il y avait un bout depapier noirci d’un côté. C’était sans doute la marque noire ; en le retournant, j’ai pu lire cesmots, tracés d’une belle écriture : “Tu as jusqu’à dix heures ce soir.”

“Il avait jusqu’à dix heures, mère.” Je n’avais pas fini de parler que notre vieille horloges’est mise à sonner. Ce bruit inattendu nous a fait sursauter ; mais il annonçait une bonnenouvelle – il n’était que six heures.

“Et maintenant, Jim, la clé.”Je fouillai ses poches l’une après l’autre. Elles contenaient quelques piécettes, un dé à

coudre, du fil et de grosses aiguilles, un morceau de tabac à chiquer tout mordillé, son couteau àmanche recourbé, un compas de poche, un briquet à amadou. Je commençais à perdre espoir.

“Elle est peut-être pendue à son cou”, a suggéré ma mère.

Page 16: L'île au trésor(pdf)

16L’Île au Trésor

Surmontant une vive répugnance, j’ai ouvert son col de chemise et là, en effet, j’ai trouvé laclé pendue à une cordelette goudronnée, que j’ai coupée avec son propre couteau. Emplisd’espoir par ce succès, nous sommes montés en tout hâte jusqu’à la petite pièce où il avaitdormi si longtemps et où sa malle était restée depuis le jour de son arrivée.

Elle ressemblait à n’importe quelle malle de marin. Elle avait mené une vie longue et rude, àen juger par la manière dont ses coins étaient enfoncés et fendus. La lettre “B” était gravée aufer rouge sur le couvercle.

“Donne-moi la clé”, dit ma mère. La serrure était grippée, pourtant elle a réussi à tourner laclé et à ouvrir la malle en un tournemain.

Une forte odeur de tabac et de goudron s’est répandue dans la chambre, mais on ne voyaitrien d’autre sur le dessus qu’un costume de qualité, brossé et plié avec soin. Il n’avait jamaisété porté, selon ma mère. Le costume recouvrait tout un bric-à-brac – un quadrant, un gobeletd’étain, plusieurs morceaux de tabac à chiquer, deux paires de très beaux pistolets, un lingotd’argent, une vieille montre espagnole et quelques autres babioles de peu de valeur et defacture étrangère, une paire de boussoles à monture de cuivre, et cinq ou six curieux coquillagesdes Caraïbes. Je me suis souvent demandé pourquoi il emportait ces coquillages dans seserrances d’homme traqué.

Pour l’instant, nous n’avions rien trouvé de valeur si ce n’est le lingot et les babioles, qui nefaisaient pas notre affaire. En dessous, il y avait un vieux suroît, blanchi par le sel à forced’aller d’un port à l’autre. Ma mère l’a tiré d’un geste brusque, découvrant les dernières chosesque contenait le coffre, un paquet enveloppé de toilé cirée qui semblait contenir des papiers, etun sac de toile qui a émis un tintement de pièces d’or dès que nous l’avons touché.

“Je montrerai à ces brigands que je suis une honnête femme, murmura ma mère. Je prendraice qui m’est dû, pas un sou de plus. Apporte le sac de Mrs. Crowley.” Et elle a commencé àtransférer du sac de toile à celui que je portais le montant de la dette du capitaine.

Ce n’était pas tâche facile, car il y avait un mélange de toutes sortes de pièces – desdoublons, des louis d’or, des guinées, des pièces de huit et je ne sais quoi d’autre. De plus, lesguinées, qui étaient les seules que ma mère savait utiliser pour ses comptes, étaient très peunombreuses.

Alors que nous en étions à peu près à la moitié, je lui ai soudain saisi le bras ; car j’avaisentendu dans le silence profond de la nuit un son qui m’a glacé le sang – le tap-tap du bâton del’aveugle sur la route gelée. Il se rapprochait, alors que nous restions assis, retenant notresouffle. Puis il a frappé sèchement la porte de l’auberge, et nous avons entendu que lemisérable tournait la poignée et secouait le verrou pour entrer. Pendant un moment, il n’y avaitplus le moindre bruit, ni dedans ni dehors. Enfin le tap-tap a repris et, ce qui nous a soulagésd’une manière que je ne saurais dire, s’est éloigné jusqu’à s’évanouir complètement.

“Mère, prenons tout et partons”, ai-je dit, car j’étais sûr qu’il avait trouvé la porteverrouillée suspecte et ramènerait bientôt toute la troupe ; et en vérité, une personne qui n’apas rencontré cet horrible aveugle ne peut imaginer combien je me félicitais d’avoir tiré leverrou.

Mais ma mère avait beau trembler de peur, elle refusait d’emporter plus qu’il ne lui était dû,sans pour autant se contenter d’en prendre moins. Il n’était pas encore sept heures, disait-elle,loin de là ; elle connaissait ses droits et ne céderait pas. Elle était encore en train de discuteravec moi quand nous avons entendu un coup de sifflet discret du côté de la colline. C’étaitsuffisant, et même plus que suffisant, pour elle et pour moi.

“Je prends ce que j’ai”, dit-elle en se relevant d’un bond.

Page 17: L'île au trésor(pdf)

17L’Île au Trésor

“Et moi j’emporte ça pour arrondir les comptes”, dis-je en saisissant le paquet entouré detoile cirée.

À l’instant suivant, ayant laissé la bougie près du coffre, nous descendions l’escalier àtâtons tous les deux, avant d’ouvrir la porte et de battre en retraite. Il était grand temps. Lebrouillard se dissipait rapidement ; la lune éclairait déjà les collines de tous côtés ; et c’étaitseulement au fond de la cuvette, et devant la porte de la taverne, qu’un rideau de brume intactpouvait encore cacher les premiers pas de notre fuite. Avant d’avoir parcouru le tiers duchemin nous menant au village, nous allions commencer à monter la colline et émergerions dansle clair de lune. Ce n’était pas tout ; car nous entendions déjà le bruit de plusieurs personnesavançant au pas de course et, en nous retournant pour regarder, nous avons vu une lumière quise balançait et s’approchait, ce qui indiquait que l’un des assaillants portait une lanterne.

“Mon chéri, dit soudain ma mère, prends l’argent et fuis. Je vais m’évanouir.”C’est la fin, ai-je pensé, pour elle et pour moi. Comme j’ai maudit la lâcheté des voisins ;

comme j’ai blâmé ma pauvre mère pour son honnêteté et sa cupidité, pour son inconsciencepassée et sa faiblesse présente ! Par chance, nous avions atteint le petit pont ; alors qu’elletenait à peine debout, je l’ai aidée à atteindre le talus de la berge. Et voilà, elle a poussé unsoupir et s’est effondrée sur mon épaule. J’ignore comment j’ai trouvé assez de force, et jecrains de m’être montré un peu rude, mais j’ai réussi à la descendre et à la tirer en partie sousl’arche du pont. Je ne pouvais en faire plus, car le pont était si bas que je suis tout justeparvenu à ramper dessous moi-même. Il nous fallait rester là – ma mère presque entièrementvisible, et tous deux à portée de voix de l’auberge.

Chapitre VLa fin de l’aveugle

En un sens, ma curiosité l’emportait sur ma peur ; incapable de rester sur place, je suisremonté jusqu’au talus et me suis caché derrière un buisson de genêts pour observer la routedevant notre porte. À peine m’étais-je mis en position que mes ennemis ont commencé àarriver. Ils étaient sept ou huit et couraient aussi vite que possible, dans le plus granddésordre, l’homme à la lanterne plusieurs pas devant les autres. Trois hommes couraientensemble en se tenant par la main ; et j’ai pu deviner, malgré la brume, que le personnagecentral de ce trio était l’aveugle. À l’instant suivant, sa voix m’a prouvé que je ne me trompaispas.

“Enfoncez la porte! a-t-il crié.– À vos ordres, monsieur!” ont répondu deux ou trois voix. Ils se sont rués sur “L’Amiral

Benbow”, suivis par le porteur de lanterne ; j’ai vu alors qu’ils hésitaient, et j’ai entendu desmurmures, comme s’ils étaient étonnés de trouver la porte ouverte. Mais la pause n’a pasduré, car l’aveugle a de nouveau donné des ordres. Sa voix enflait, comme s’il brûlaitd’impatience et de rage.

“Dedans, dedans, dedans !” criait-il, et il leur reprochait leur timidité en les couvrantd’injures.

Quatre ou cinq d’entre eux ont obéi aussitôt, deux sont restés sur la route avec le redoutableaveugle. Après un moment de silence, j’ai entendu un cri de surprise, puis une voix hurlantdepuis la maison.

“Bill est mort !”

Page 18: L'île au trésor(pdf)

18L’Île au Trésor

Mais l’aveugle les a insultés de plus belle.“Bougres d’ânes ! Qu’un gars le fouille. Les autres, montez là-haut et rapportez le coffre.”J’entendais leurs pas secouer notre vieil escalier, et je me disais que toute la maison devait

trembler. Peu après, de nouveaux hurlements de stupéfaction se sont élevés ; la fenêtre de lachambre du capitaine s’est ouverte dans un grand fracas de verre brisé ; et un homme s’estpenché, sa tête et ses épaules brillant au clair de lune.

“Pew, a-t-il crié à l’aveugle en contrebas, y sont djà venus. Quelqu’un a fourragé l’coffre debas et de haut.

– Il y est ? a rugi Pew.– L’argent y est.– Que l’argent aille au diable ! Je parle du rouleau de Flint.– Je l’ai pas vu nulle part, a répliqué l’homme.– Hé, vous en bas, l’est-il sur Bill ?” a demandé l’aveugle.Alors un autre bonhomme, peut-être celui qui était resté en bas pour fouiller le capitaine,

s’est montré à la porte de l’auberge.“L’a été inspecté comme y faut. Y’a rien.– C’est les gens de l’auberge – c’est l’gamin, a crié Pew, l’aveugle. J’aurais dû lui arracher

les yeux. Ils étaient là à l’instant – j’ai voulu ouvrir la porte mais ils l’avaient verrouillée.Dispersez-vous, les gars, et trouvez-les.

– Même qu’ils ont laissé leur lumignon, a dit l’homme à la fenêtre.– Allez et trouvez-les ! a répété Pew en frappant le sol de son bâton. Fouillez la maison de

fond en comble !”Un grand chambardement a suivi dans notre vieille auberge, une cavalcade de pas lourds de

tous côtés, des meubles renversés, des portes fracturées, au point que les rochers alentourrenvoyaient l’écho du vacarme. Les hommes sont ressortis un par un sur la route et ont déclaréque nous n’étions certes pas dedans. À ce moment-là, le même coup de sifflet qui nous avaitinquiétés, ma mère et moi, quand nous comptions l’argent du capitaine, s’est fait entendre denouveau dans la nuit, mais maintenant deux fois. Auparavant, j’avais cru que l’aveugle sifflaitpour appeler son équipe et la mener à l’assaut ; là, j’ai compris que le signal provenait de lacolline qui nous séparait du village et, en voyant l’effet qu’il produisait sur les flibustiers, qu’ilservait à les avertir de l’approche d’un danger.

“Vlà encore Dirk, a dit l’un d’eux. Deux coups ! Faut filer, les gars.– Filer ? Vous défiler, oui ! a hurlé Pew. Dirk a toujours été un crétin et un trouillard – vous

occupez pas d’lui. Peuvent pas être loin – sont tout près – vous les tenez. Cherchez-les,chiens que vous êtes ! Oh, douleur de mon âme, si seulement j’avais des yeux !”

Cet appel a semblé produire de l’effet, car deux des gars se sont mis à chercher ici et là dansle bois de chauffage rangé sous l’appentis, sans beaucoup de conviction me semblait-il, jetantun coup d’œil à chaque instant pour assurer leurs arrières, pendant que les autres se tenaientindécis sur la route.

“Vous avez des millions à portée d’la main, bande d’abrutis, et vous traînez la jambe ! Vousseriez aussi riches que des rois si vous l’trouviez, vous savez qu’il est ici, et vous restez là àvous gratter l’nez. Y’a pas l’un de vous qu’a osé affronter Bill, et c’est moi que je l’ai fait – unaveugle ! Et j’vais perdre le gros lot à cause de vous ! J’vais me retrouver pauvre mendiant, àréclamer du rhum en rampant, alors que j’pourrais rouler carrosse ! Si vous aviez que l’ardeurd’un charançon dans un biscuit de mer, vous pourriez encore les attraper.

– Arrête, Pew, nous avons les doublons ! a grogné quelqu’un.

Page 19: L'île au trésor(pdf)

19L’Île au Trésor

– Ils ont pu cacher le sacré machin, a ajouté un autre. Prends les écus, Pew, au lieu de resterici à tempêter.”

Tempêter était le mot juste. La fureur de Pew a si bien gonflé à la suite de ces objectionsqu’elle a débordé et qu’il s’est mis à frapper de tous côtés sans voir. J’ai pu juger, au bruit,que ses coups en ont atteint plus d’un.

Les gars de la troupe renvoyaient au diabolique aveugle ses injures, le menaçaient dans lestermes les plus vils, et tentaient en vain de saisir le bâton pour le lui arracher.

Cette querelle nous a sauvé la vie ; car pendant qu’elle faisait rage, un autre son nous estparvenu depuis la colline qui nous séparait du village – les sabots de chevaux lancés au galop.Presque au même instant, j’ai vu un éclair du côté de la haie et entendu la détonation d’un coupde pistolet. C’en était trop, de toute évidence ; les flibustiers se sont mis aussitôt à courir danstoutes les directions, l’un vers la mer, l’autre obliquant à l’assaut de la colline, et ainsi de suite,si bien qu’au bout d’une demi-minute il ne restait personne à part Pew. J’ignore s’ils l’avaientabandonné parce qu’ils avaient cédé à la panique ou parce qu’ils avaient voulu se venger desinsultes et des coups reçus, mais il est resté là, frappant furieusement la route de ci de là,avançant à tâtons, appelant ses compagnons. Il a fini par tourner du mauvais côté et il aparcouru quelques pas en direction du village, passant tout près de moi et criant :

“Johnny, Black Dog, Dirk – et d’autres noms – vous n’allez pas laisser le vieux Pew, lesgars… Pas le vieux Pew !”

Le son des sabots a franchi la crête et quatre ou cinq cavaliers sont apparus dans le clair delune, avant de dévaler la pente au triple galop.

Pew a compris son erreur, a fait demi-tour en hurlant et a couru droit au fossé, dans lequel ila dégringolé. Il s’est relevé en une seconde et s’est précipité, dans l’affolement le pluscomplet, juste sur la trajectoire du premier cheval.

Le cavalier a voulu l’éviter, mais en vain. Pew a culbuté en poussant un cri qui a résonnédans la nuit ; et les quatre sabots l’ont piétiné et martelé en passant. Il a roulé sur le flanc,puis s’est affaissé doucement, face contre terre, et n’a plus bougé.

J’ai bondi et hélé les cavaliers. Ils étaient en train de s’arrêter, de toute façon, horrifiés parl’accident ; et j’ai pu voir qui ils étaient. L’un d’eux arrivait seulement. C’était le garçon duvillage qui était parti chercher le Dr Livesey ; les autres étaient des officiers des douanes qu’ilavait rencontrés en chemin, et qu’il avait eu l’intelligence de ramener aussitôt. La présence dela goélette à Kitt’s Hole avait été signalée au Commandant Dance, qui avait décidé de faire unetournée d’inspection dans le coin ; ce qui a eu pour conséquence que nous avons échappé à lamort, ma mère et moi.

Pew, lui, était mort et bien mort. Quant à ma mère, que nous avons portée au village, unpeu d’eau froide et des sels l’ont vite ranimée. Elle semblait remise de sa frayeur, mais ellecontinuait à déplorer de n’avoir pas repris tout son argent. Pendant ce temps, le commandant achevauché aussi vite que possible jusqu’à Kitt’s Hole ; mais ses hommes ont dû mettre pied àterre et descendre dans le ravin en menant leurs chevaux dans l’obscurité tant bien que mal, lesretenant même, car ils craignaient une embuscade. Comme on pouvait s’y attendre, la goélettes’éloignait déjà quand ils sont arrivés sur la grève, mais elle restait à portée de voix. Lecommandant l’a hêlée. Un homme a répondu, lui conseillant de se tenir en dehors du clair delune s’il ne voulait pas qu’on le truffe de plomb. En même temps, une balle a sifflé tout prèsde son bras. Peu après, la goélette a doublé le cap et a disparu. Mr. Dance se tenait là, selonson expression, “comme un poisson hors de l’eau”, et tout ce qu’il a pu faire, c’est d’envoyerun cavalier à B— pour avertir le garde-côte. “Ça ou rien, nous a-t-il dit, c’est pareil. Ils ont filé

Page 20: L'île au trésor(pdf)

20L’Île au Trésor

et n’en parlons plus. Je suis quand même pas mécontent, a-t-il ajouté, d’avoir marché sur lescors de maître Pew.” Car entre-temps je lui avais raconté mon histoire.

Je suis retourné avec lui à “L’Amiral Benbow”, et vous ne pouvez pas imaginer le saccagedans la maison. Ces gens avaient renversé jusqu’à l’horloge dans leur rage à nous retrouver, mamère et moi ; et s’il ne manquait rien, en vérité, à part la bourse du capitaine et un peu d’argentdans notre caisse, j’ai vu immédiatement que nous étions ruinés. Mr. Dance ne comprenait pasce qui avait pu se passer.

“Ils ont emporté l’argent, dis-tu ? Dans ce cas, Hawkins, que diable recherchaient-ils ?Davantage d’argent, je suppose.

– Non, monsieur ; pas de l’argent, je pense. En fait, monsieur, je crois que j’ai la chose dansma poche ; et pour tout vous dire, j’aimerais bien la mettre en lieu sûr.

– Bien sûr, mon garçon ; très bien. Je vais la prendre, si tu veux.– J’ai pensé que, peut-être, le Dr Livesey…”Il m’a interrompu, sur un ton enjoué.“Mais oui, c’est parfait. Parfait. Un gentleman et un magistrat. Et maintenant que j’y

pense, je ferais mieux d’y aller moi-même et de lui adresser mon rapport, ou bien au sieur.Maître Pew est mort, en fin de compte ; ce n’est pas que je le regrette, mais il est mort, tuvois, et des gens pourraient critiquer les officiers des douanes de sa Majesté, s’ils ont envie deles critiquer. Je vais te dire, Hawkins ; si tu veux, je t’emmène.”

Je l’ai remercié chaudement pour son offre et nous sommes retournés au village, où lescavaliers étaient restés. Le temps que j’informe ma mère, ils étaient tous en selle.

“Dogger, a dit Mr Dance, vous avez un bon cheval ; prenez ce gamin en croupe.”Je suis monté derrière Dogger et me suis accroché à sa ceinture. Le commandant a donné lz

signal et la troupe s’est élancée au trot vers la maison du Dr Livesey.

Chapitre VILes papiers du capitaine

Nous avons chevauché sans ralentir jusqu’à la porte de Mr Livesey. La maison étaitplongée dans l’obscurité.

Mr Dance m’a dit de sauter à terre et de frapper à la porte. Dogger m’a tendu un étrier pourm’aider à descendre. Une servante a ouvert la porte tout de suite.

“Mr Livesey est-il là ?” ai-je demandé.Elle a répondu que non. Il était revenu dans l’après-midi, mais il était reparti au manoir

pour dîner et passer la soirée avec le sieur.“Allons-y, mes enfants”, a dit Mr Dance.Cette fois, comme la distance était courte, je ne suis pas monté en croupe, mais j’ai saisi la

courroie de l’étrier de Dogger et j’ai couru à côté du cheval jusqu’à la grille du parc, puis le longde l’allée qui menait à la ligne blanche des bâtiments du manoir. Le clair de lune répandait salumière argentée sur les antiques jardins. Mr Dance a mis pied à terre et, m’emmenant avec lui,nous a fait entrer d’un mot.

Le serviteur nous a conduits au bout d’un couloir et nous a introduits dans une grandebibliothèque. Il y avait de tous côtés des étagères pleines de livres, avec des bustes sur lesplanches les plus hautes. Le sieur et le Dr Livesey étaient assis, pipe à la main, de part etd’autre d’un bon feu.

Page 21: L'île au trésor(pdf)

21L’Île au Trésor

Je n’avais jamais vu le sieur de si près. C’était un homme dont la taille dépassait six pieds,large en proportion, et il avait un visage rude et franc, rougi, tanné et ridé par ses longsvoyages. Ses sourcils, très noirs et mobiles, donnaient l’impression qu’il avait untempérament, je ne dirais pas mauvais, mais vif et hautain.

“Entrez, Mr Dance, dit-il sur un ton solennel et condescendant.– Bonsoir, Dance, dit le docteur avec un petit signe de tête. Et bonsoir à toi, l’ami Jim. Quel

bon vent vous amène ?”Le commandant est resté debout, bien droit et bien raide, et il a raconté l’histoire comme on

récite une leçon ; et vous auriez dû voir comment les deux messieurs tendaient le cou etéchangeaient des regards et oubliaient de fumer, tellement ils étaient étonnés et intéressés.Quand ils ont entendu que ma mère était retournée à l’auberge, le Dr Livesey s’est donné unebonne claque sur la cuisse, et le seigneur a crié “Bravo !” et a cassé sa longue pipe sur la grillede la cheminée. Alors qu’il était loin d’en avoir terminé, Mr Trelawney (tel était, vous vous ensouvenez, le nom du sieur) s’était levé et arpentait la pièce, et le docteur, comme pour mieuxentendre, avait ôté sa perruque poudrée et offrait un curieux spectacle, assis là avec son crânenoirci par les picots de ses cheveux coupés ras.

Mr Dance a enfin achevé son récit.“Mr Dance, dit le sieur, vous êtes un très brave homme. Quant à avoir foulé aux pieds cet

horrible gredin, je tiens cela pour une bonne action, monsieur, comme d’écraser un cafard. Cejeune Hawkins est un bon gars, à ce que je vois. Hawkins, voulez-vous sonner la cloche ? Ilfaut un pot de bière pour Mr Dance.

– Ainsi, Jim, dit le docteur, tu as la chose qu’ils recherchaient, vraiment ?– La voilà, monsieur”, ai-je dit en lui tendant le paquet de toile cirée.Le docteur l’a tourné et retourné, comme si ses doigts avaient brûlé du désir de l’ouvrir ;

mais non : il l’a glissé calmement dans la poche de son habit.“Sieur, dit-il, quand Dance aura bu sa bière, il devra repartir au service de sa Majesté, bien

entendu ; mais j’aimerais inviter Jim Hawkins à dormir chez moi et, avec votre permission, jepropose que nous fassions monter du pâté froid pour qu’il puisse souper.

– Comme vous voulez, Livesey, dit le sieur, mais Hawkins mérite mieux qu’un pâté froid.”Un serviteur a donc apporté un pigeon en croûte et l’a posé sur une petite table. Je lui ai

fait honneur, car j’avais une faim de loup, cependant qu’ils adressaient encore descompliments à Mr Dance avant de lui donner son congé.

“Et maintenant, sieur, dit le docteur.– Et maintenant, Livesey, dit le sieur en même temps.– Chacun son tour, chacun son tour, s’est écrié le Dr Livesey en riant. Vous avez entendu

parler de ce Flint, je suppose ?– Entendu parler de lui ! Entendu parler de lui, dites vous ! C’était le flibustier le plus

sanguinaire qui ait jamais navigué. Barbe Noire n’était qu’un enfant de chœur à côté de Flint.Les Espagnols le craignaient de manière si prodigieuse que je vous assure, monsieur, je mesentais parfois fier de le savoir anglais. J’ai vu, de mes yeux vu, ses voiles d’artimon au largede Trinidad, et le fils d’ivrogne qui commandait notre navire a été pris d’une telle frousse qu’ila viré de bord – viré de bord, monsieur, pour se réfugier à Port of Spain.

– Eh bien moi aussi j’ai entendu parler de lui, ici en Angleterre, dit le docteur. Mais je medemande s’il avait de l’argent.

Page 22: L'île au trésor(pdf)

22L’Île au Trésor

– De l’argent ! Vous venez d’entendre ce que Dance a raconté ? Que cherchaient cescanailles sinon l’argent ? À quoi s’intéressent-ils, sinon à l’argent ? Pourquoi risqueraient-ilsleurs carcasses de coquins, sinon pour l’argent ?

– Cela, nous le saurons bientôt. Mais vous vous emportez et haussez si bien la voix que jene peux placer un mot. Ce que je veux savoir est ceci : en supposant que je possède dans mapoche quelque indice quant à l’endroit où Flint a enterré son trésor, ce trésor se monte-t-il àune belle somme ?

– S’il se monte à une belle somme, monsieur ? s’est écrié le sieur. Il se monte à ceci : si nousavons l’indice dont vous parlez, j’équipe un navire au port de Bristol, et je vous emmène avecHawkins ici présent, et je trouve le trésor, si je dois le chercher pendant un an.

– Très bien, dit le docteur. Dans ce cas, si Jim n’y voit pas d’objection, nous allons ouvrirle paquet”. Et il l’a posé devant lui sur la table.

La toile cirée était cousue. Le docteur est allé chercher sa trousse et a sectionné le fil avecdes ciseaux de chirurgie. Il y avait un cahier et une feuille de papier cachetée.

“Commençons par le cahier”, a proposé le docteur.Le sieur et moi regardions par-dessus son épaule, car le Dr Livesey m’avait aimablement

invité à quitter la petite table où je mangeais pour jouir du plaisir de la découverte. Sur lapremière page, il y avait des échantillons d’écriture, comme un homme tenant une plume à lamain en tracerait par désœuvrement ou pour s’exercer. L’un d’eux était identique au tatouage,“Billy Bones s’en moque”; et puis “Mr W. Bones, second”, “Ya plus de rhum”, “DevantPalm Key il l’a ue”, et quelques autres bribes de mots illisibles. Je ne pouvais m’empêcher deme demander qui était cet “il” et ce qu’il avait “ue”. Un coup de couteau dans le dos, sansdoute.

“Rien à tirer de cette page”, a remarqué le Dr Livesey, avant de passer à la suivante.Les dix ou douze premières pages étaient remplies d’une étrange suite d’inscriptions. À un

bout de chaque ligne se trouvait une date et à l’autre bout une somme d’argent, comme dans unlivre de comptes ; mais au lieu d’une phrase d’explication au milieu, il y avait un nombrevariable de croix. Le 12 juin 1745, par exemple, une dette de soixante-dix livres semblait êtrearrivée à échéance, mais la raison de la dette était remplacée par six croix. Dans certains cas,c’est vrai, un nom de lieu était indiqué, comme “Au larje de Caraccas” ; ou bien des chiffres delatitude et de longitude, comme 62° 17’ 20”, 19° 2’ 40”

Le registre couvrait une période de près de vingt ans. Les sommes devenaient de plus enplus grosses au cours du temps. Un total avait été calculé à la fin, non sans mal car cinq ou sixadditions fausses étaient rayées, et ces mots l’accompagnaient : “Bones, son magot.”

“Cela n’a ni queue ni tête, a remarqué le Dr Livesey.– C’est clair comme le jour, a crié le sieur. Ceci est le livre de comptes de ce chien galeux.

Ces croix représentent les navires coulés ou les villes pillées. Les sommes sont la part dugredin, et quand il craignait une équivoque vous voyez qu’il ajoutait une indication. “Au larjede Caraccas”, eh bien, ils ont abordé un malheureux vaisseau au large de cette côte. Dieu aitpitié des pauvres membres de l’équipage – devenus corail depuis longtemps.

– Mais oui ! a dit le docteur. Voyez le bénéfice d’avoir voyagé. Mais oui ! Les sommesaugmentent, bien sûr, à mesure qu’il monte en grade.”

Il n’y avait pas grand-chose d’autre dans le cahier, si ce n’est quelques relevés de positionnotés sur les pages blanches vers la fin, et un tableau de conversion des monnaies françaises,anglaises et espagnoles.

“Un homme économe ! s’est écrié le docteur. On ne devait pas le tromper facilement.

Page 23: L'île au trésor(pdf)

23L’Île au Trésor

– Et maintenant, dit le sieur, passons à l’autre.”La feuille de papier avait été cachetée en plusieurs endroits. Un dé à coudre avait servi de

sceau ; ce même dé, peut-être, que j’avais trouvé dans la poche du capitaine. Le docteur a briséla cire avec grand soin et nous avons découvert la carte d’une île, avec latitude et longitude,sondage des fonds marins, noms des collines et baies, et tous les renseignements nécessairespour y amener un navire à un mouillage sûr. L’île mesurait environ neuf milles de long sur cinqde large. On pourrait dire que sa forme était celle d’un gros dragon dressé, comportant deuxports bien abrités et une colline centrale baptisée “La Longue-vue”. Plusieurs indicationsavaient été ajoutées à une date postérieure ; et principalement trois croix à l’encre rouge – deuxau nord de l’île et une au sud-ouest. À côté de cette dernière, on pouvait lire quelques motstracés avec la même encre rouge, d’une écriture serrée et soigneuse, très différente descaractères tremblés du capitaine : “Ici le gros du trésor.”

Au dos de la feuille, ces informations de la même main :“Grand arbre, flanc de la Longue-vue, direction au N. du N.N.E.Île du Squelette E.S.E et par E.Dix pieds.Les lingots d’argent dans la cache nord ; vous pouvez la trouver en vous dirigeant vers

la bosse est, à dix brasses du rocher noir en forme de visage.Les armes faciles à trouver dans la dune, au N. du cap de la passe nord, direction E.

quart N.J. F.”

C’était tout ; succinct et, pour moi, incompréhensible, mais suffisant pour combler de joiele sieur et le Dr Livesey.

“Livesey, dit le sieur, renoncez à votre misérable clientèle. Demain je pars à Bristol. Danstrois semaines – trois semaines ! – quinze jours – dix jours – nous aurons le meilleur navired’Angleterre, monsieur, et un équipage de choix. Hawkins viendra comme mousse. Vous ferezun fameux mousse, Hawkins. Vous, Livesey, vous êtes le médecin de bord ; moi, l’amiral.Nous prendrons Redruth, Joyce et Hunter. Nous aurons des vents favorables, une traverséebrève. Nous trouverons l’endroit sans aucun mal, et ensuite – de l’argent à s’en remplir lapanse – à se vautrer dedans – à faire des cocotes en papier jusqu’à la fin de nos jours.

– Trelawney, dit le docteur, j’irai avec vous ; et je me porte garant que Jim viendra aussi, etfera honneur à l’entreprise. Un seul homme m’inspire des craintes.

– Qui donc ? Nommez ce chien, monsieur !– Vous ; car vous ne savez pas tenir votre langue. Nous ne sommes pas les seuls à connaître

ce document. Ces bandits qui ont attaqué l’auberge ce soir – des rufians intrépides, c’est sûr –et ceux qui sont restés à bord de la goélette, et d’autres, je suppose, qui rôdent à proximité,sont tous décidés à aller au bout pour mettre la main sur cet argent. Aucun d’entre nous nedoit demeurer seul tant que nous n’aurons pas embarqué. Jim et moi, nous allons resterensemble en attendant ; vous emmènerez Joyce et Hunter quand vous partirez à Bristol et,jusqu’au dernier moment, aucun d’entre nous ne doit souffler mot de notre découverte.

– Livesey, a répliqué le sieur, vous avez toujours raison. Je serai muet comme la tombe.”

Page 24: L'île au trésor(pdf)

24L’Île au Trésor

Deuxième partieLe cuisinier de bord

Chapitre VIIJe vais à Bristol

Les préparatifs de notre départ en mer ont pris plus longtemps que le sieur ne l’avaitimaginé, et aucun de nos plans initiaux – pas même celui du Dr Livesey de me garder auprès delui – n’a pu être réalisé comme prévu. Le docteur a dû aller à Londres pour trouver unremplaçant ; le sieur était fort occupé à Bristol ; et j’habitais au manoir sous la protection duvieux Redruth, le garde-chasse, comme un prisonnier, mais rêvant déjà d’aventures en mer etd’îles inconnues. Je ruminais pendant des heures sur la carte, dont je savais tous les détails parcœur. Assis au coin du feu dans la pièce du gardien, j’abordais l’île en pensée par tous lescôtés possibles ; j’explorais chaque arpent de sa surface ; je grimpais un millier de fois surcette haute butte qu’ils appelaient la Longue-vue, et depuis son sommet j’admirais lespaysages les plus divers et les plus merveilleux. Parfois l’île fourmillait de sauvages que nouscombattions ; parfois elle était pleine de bêtes féroces lancées à nos trousses ; mais rien nes’est jamais passé dans mes rêveries d’aussi étrange et tragique que nos véritables aventures.

Des semaines se sont passées ainsi, jusqu’au jour où est arrivée une lettre adressée au DrLivesey, avec la mention : “À ouvrir par Tom Redruth ou le jeune Hawkins en cas d’absence.”Suivant cette instruction, nous avons découvert, ou plutôt, j’ai découvert – car le garde-chassene lisait pas volontiers ce qui n’était pas imprimé – les grandes nouvelles suivantes :

Auberge de la Vieille Ancre, Bristol, 1er Mars 17–Mon cher Livesey : Comme j’ignore si vous êtes au manoir ou à Londres, j’envoie ceci en

double aux deux endroits.Le navire est acheté et équipé. Il est à l’ancre, prêt à appareiller. Vous n’imaginez pas une

goélette plus élégante – un enfant pourrait la manœuvrer – deux cents tonneaux ; son nom,Hispaniola.

C’est mon vieil ami Blandly qui l’a trouvée. Il m’a aidé bien au-delà de ce que j’espérais.Cet homme admirable s’est démené pour mon service et de même, en vérité, tout le monde àBristol, dès qu’ils ont su quelle était notre destination – je veux dire, le trésor.

J’ai interrompu ma lecture.“Redruth, le Dr Livesey ne sera pas content. Le sieur a parlé, en fin de compte.– C’est son droit, ou alors quoi ? a grogné le garde-chasse. Ce serait la fin des haricots si

sieur devrait s’taire à cause du Dr Livesey, moi je dis.”Renonçant à toute tentative de commentaire, j’ai lu jusqu’au bout :Blandly s’est si bien débrouillé qu’il a obtenu l’Hispaniola pour une bouchée de pain. Il

existe à Bristol une catégorie de gens qui répandent les bruits les plus monstrueux à propos deBlandly. Ils vont jusqu’à déclarer que cet honnête homme est prêt à tout pour de l’argent, quel’Hispaniola lui appartenait et qu’il me l’a vendu pour un prix absurde – des calomniesévidentes. Aucun d’entre eux n’ose nier les qualités du vaisseau, tout de même.

Page 25: L'île au trésor(pdf)

25L’Île au Trésor

Jusqu’ici, je n’ai pas rencontré le moindre écueil. Certes, les artisans – les gréeurs et quesais-je – m’exaspéraient pas leur lenteur, mais le temps a effacé cet obstacle. Ma principaleinquiétude tenait à l’équipage.

Je voulais une vingtaine d’hommes – pour le cas où nous aurions à affronter des sauvages,des flibustiers, ou ces odieux Français – et j’ai eu un mal de tous les diables à en trouver neserait-ce qu’une demi-douzaine, jusqu’au jour où un coup de chance remarquable m’a amenéjustement l’homme dont j’avais besoin.

Je me tenais sur le quai quand, par le plus grand des hasards, j’ai engagé la conversationavec lui. Voici ce que j’ai appris : c’est un vieux matelot qui tient une taverne, connaît tous lesmarins de Bristol, s’est ruiné la santé en restant à terre et aimerait repartir en mer commecuisinier. Il était descendu en boitant ce matin, m’a-t-il dit, pour respirer l’air du large.

J’ai été monstrueusement ému – vous l’auriez été aussi – et, cédant à la pitié, je l’ai engagésur le champ comme cuisinier du vaisseau. On l’appelle Long John Silver, et il a perdu unejambe ; ce qui plaide en sa faveur, car il l’a perdue au service de son pays, sous les ordres del’immortel Hawke. Il ne reçoit aucune pension, Livesey. Convenez que nous vivons uneépoque abominable !

Eh bien, monsieur, je pensais que j’avais seulement trouvé un cuisinier, mais j’avaisdécouvert tout un équipage. Silver et moi, nous avons assemblé en quelques jours unecompagnie des loups de mer les plus coriaces que vous puissiez imaginer – pas beaux à voir,mais des gaillards assurément indomptables. Je vous assure que nous pourrions affronter unefrégate.

Long John s’est même débarrassé de deux des six ou sept hommes que j’avais déjàengagés. Il a vite fait de me démontrer que nous devions éviter d’emmener cette sorte demarins d’eau douce dans une aventure aussi importante.

Ma santé et mon humeur sont excellentes. Je mange comme un ogre et je dors comme unebûche, pourtant je ne serai satisfait que lorsque j’entendrai mon vieil équipage virer aucabestan. Larguez les amarres ! Au diable le trésor ! C’est l’appel de la mer qui m’a tourné latête. Venez donc au galop, Livesey ; ne perdez pas une heure si vous avez la moindreconsidération pour moi.

Que Redruth emmène le jeune Hawkins prendre congé de sa mère, et qu’ils viennent ensuiteaussitôt à Bristol.

John Trelawney.P.S. Je ne vous ai pas dit que Blandly qui, au fait, s’est engagé à envoyer un navire à notre

recherche si nous ne sommes pas revenus fin août, a trouvé un homme admirable commecapitaine – un homme dur, ce que je regrette, mais par ailleurs une perle. Long John Silver adéniché un second fort compétent, nommé Arrow. J’ai un maître d’équipage qui siffle commepersonne ; de sorte que les choses se passeront à la mode des vaisseaux de guerre sur notrebonne goélette Hispaniola.

J’ai oublié de vous dire que Silver possède du bien ; je sais de façon certaine qu’il a uncompte auprès d’un banquier et qu’il n’a jamais eu de découvert. Il laisse la charge de lataverne à sa femme. Comme c’est une femme de couleur, de vieux célibataires comme vous etmoi sont excusables s’ils supposent que c’est la femme, autant que sa santé, qui l’incite àreprendre la mer.

J.T.P.P.S. Hawkins peut rester une nuit entière auprès de sa mère.

J.T.

Page 26: L'île au trésor(pdf)

26L’Île au Trésor

Vous pouvez imaginer l’agitation dans laquelle cette lettre m’a plongé. Je pouvais à peinecontrôler ma liesse ; et si j’ai jamais méprisé un homme, c’est bien le vieux Tom Redruth, quipassait son temps à ronchonner et à se lamenter. N’importe lequel des gardes-chasse adjointsaurait volontiers pris sa place ; mais tel n’était pas le bon plaisir du sieur, et le bon plaisir dusieur avait force de loi parmi eux. À part le vieux Redruth, personne n’aurait même oséronchonner.

Le lendemain matin, je suis parti à pied avec lui jusqu’à “L’Amiral Benbow”, où j’ai trouvéma mère bien portante et de bonne humeur. Le capitaine, qui avait provoqué tant de désagré-ments, était parti là où les méchants cessent de nuire. Le sieur avait fait réparer les dégâts,repeindre la salle et l’enseigne. Il avait offert quelques meubles – en particulier un magnifiquefauteuil pour ma mère derrière le comptoir. Il lui avait trouvé un apprenti ; ainsi, elle nemanquerait pas d’aide une fois que je serais parti.

C’est en voyant ce garçon que j’ai pris conscience, pour la première fois, de ma situation.Jusque là, j’avais pensé aux aventures qui m’attendaient, pas du tout au foyer que j’aban-donnais ; et maintenant, à la vue de cet inconnu maladroit, qui devait rester à ma place auprèsde ma mère, j’ai fondu en larmes pour la première fois. Je crains d’avoir traité ce garçon commeun chien ; comme il ne savait rien faire, j’avais cent occasions de le remettre à sa place et del’humilier, et je m’empressais de les saisir.

La nuit s’est écoulée et le lendemain, après le déjeuner, Redruth et moi avons repris laroute. J’ai pris congé de ma mère, de la crique dans laquelle j’avais vécu depuis ma naissance etdu cher vieil “Amiral Benbow” – un peu moins cher depuis qu’il avait été repeint. Une de mesdernières pensées est allée au capitaine, qui avait si souvent arpenté la plage avec son tricorne,sa joue balafrée et sa vieille lunette de cuivre. À l’instant suivant, nous avions passé lepromontoire et ma maison avait disparu.

La malle-poste nous a embarqués vers le crépuscule au “Royal George” sur la lande. J’étaiscoincé entre Redruth et un vieux gentleman bien en chair. Malgré les secousses et l’air glacé dela nuit, j’ai dû somnoler dès le début, puis dormir comme une souche par monts et par vaux etde relais en relais ; car lorsque je me suis enfin réveillé, ayant reçu un bon coup dans les côtes,j’ai ouvert les yeux et découvert que nous étions arrêtés devant un grand bâtiment dans uneville, et que le jour s’était levé depuis longtemps.

“Où sommes-nous ? ai-je demandé.– Bristol, a répondu Tom. Descendez.”Mr Trelawney s’était installé dans une auberge tout en bas dans les docks, afin de surveiller

les travaux sur la goélette. Nous devions aller là-bas à pied. Notre chemin, à ma grande joie,nous emmenait le long des quais et auprès de vaisseaux tous différents par la taille, le gréementou la nationalité. Dans l’un, des marins chantaient en travaillant ; dans un autre, des hommesétaient suspendus tout en haut par des fils qui ne paraissaient pas plus épais que celui d’unearaignée. J’avais beau avoir vécu sur la côte depuis toujours, il me semblait que je ne m’étaisjamais approché de la mer auparavant. Je découvrais l’odeur du goudron et du sel. J’ai vu desfigures de proue extravagantes qui avaient navigué sur des mers lointaines. J’ai vu, aussi,maints vieux matelots, portant des anneaux aux oreilles, les favoris frisés en tire-bouchon, laqueue de cheval enduite de poix, la démarche gauche mais fière ; je n’aurais pas été plusheureux si j’avais vu autant de rois et d’archevêques.

Et je partais en mer moi-même ; en mer sur une goélette avec un maître d’équipage siffleuret des matelots chanteurs ; en mer à destination d’une île inconnue, à la recherche d’un trésorenfoui !

Page 27: L'île au trésor(pdf)

27L’Île au Trésor

Pendant que je me laissais aller à ces rêveries délicieuses, nous sommes arrivés soudaindevant une grande auberge et avons rencontré le Sieur Trelawney, vêtu de drap bleu comme unofficier de marine, qui sortait en arborant un large sourire et en imitant à la perfection ladémarche d’un matelot.

“Vous voilà, s’est-il écrié, et le docteur est arrivé la nuit dernière de Londres. Bravo !L’équipage est au complet !

– Oh, monsieur, ai-je demandé, quand levons-nous l’ancre ?– L’ancre ! dit-il. Nous levons l’ancre demain !”

Chapitre VIIIÀ l’enseigne de la “Longue-Vue”

Après m’avoir laissé le temps de prendre mon petit déjeuner, le sieur m’a donné une noteadressée à John Silver, à l’enseigne de la “Longue-vue”, et m’a dit que je trouverais facilementl’endroit. Si je suivais les quais et ouvrais l’œil, je ne pouvais manquer d’apercevoir une petitetaverne surmontée d’une grande enseigne de cuivre en forme de longue-vue. Je me suis élancé,fou de joie à l’idée de voir encore des navires et des marins, et je me suis frayé un chemin dansune grande foule de gens et de charrettes et de ballots, car il y avait affluence à cette heure surles quais, jusqu’à la taverne en question.

C’était un endroit plutôt plaisant où se divertir. L’enseigne venait d’être repeinte ; de jolisrideaux rouges pendaient aux fenêtres ; le sol était sablé de frais. Deux portes ouvraient sur desrues différentes, si bien que la grande salle basse était bien claire, malgré des nuages de fuméede tabac.

Les clients étaient surtout des matelots ; et ils parlaient si fort que je suis resté à la porte,craignant un peu d’entrer.

Alors que j’attendais, un homme est sorti d’une pièce sur le côté et un seul coup d’œil m’aconvaincu que ce devait être Long John. Sa jambe gauche était coupée au ras de la hanche et ilcoinçait sous son épaule gauche une béquille qu’il maniait avec une dextérité merveilleuse,sautillant partout comme un oiseau. Il était grand et fort, avec un visage aussi massif qu’unjambon – un teint pâle et des traits communs, mais un sourire intelligent. En vérité, ilparaissait de la plus excellente humeur. Il se glissait entre les tables en sifflotant, et offrait unmot amical ou une tape sur l’épaule à ses clients favoris.

Or, pour tout vous dire, à la première mention de Long John dans la lettre du sieurTrelawney, une idée effrayante m’avait traversé l’esprit : il pouvait se révéler n’être autre quece marin à une jambe que j’avais guetté si longtemps à “L’Amiral Benbow”. Je n’ai pas eubesoin de regarder longtemps l’homme qui était devant moi pour être rassuré. J’avais vu lecapitaine, et Black Dog, et l’aveugle Pew, et je croyais savoir à quoi ressemblait un flibustier –une créature bien différente, à mon avis, de cet aimable tavernier.

Rassemblant mon courage, j’ai franchi le seuil et suis allé tout droit jusqu’à l’homme, quiparlait à un client, appuyé sur sa béquille.

“Mr Silver ? ai-je demandé en lui tendant le mot.– Oui, mon gars, tel est bien mon nom. Et toi, qui es-tu donc ?” C’est alors qu’il a vu la

lettre du sieur. Il m’a semblé qu’il sursautait.

Page 28: L'île au trésor(pdf)

28L’Île au Trésor

“Oh ! dit-il en élevant nettement la voix et en m’offrant sa main. Je vois. Tu es notrenouveau mousse ; bien content de faire ta connaissance.” Et il a saisi ma main fermement danssa grande poigne.

À cet instant précis, l’un des clients à l’autre bout de la salle s’est levé soudain et s’estprécipité vers la porte toute proche. Il était déjà dans la rue, mais sa hâte avait attiré monattention et je l’ai reconnu aussitôt. C’était l’homme au visage cireux auquel il manquait deuxdoigts, le premier à être venu à “L’Amiral Benbow.”

“Hé, arrêtez-le ! ai-je crié. C’est Black Dog !– Je me moque de son nom, s’est exclamé Silver, mais il a pas payé son dû. Harry, cours

l’attraper.”Un autre client installé près de la porte a bondi et s’est lancé à sa poursuite.“Même si c’était l’Amiral Hawke il doit payer”, a ajouté Silver ; puis, relâchant ma main –

“Qui t’as dit que c’était ? Black quoi ?– Dog, monsieur. Mr Trelawney ne vous a pas parlé des flibustiers ? C’était l’un d’eux.– Vraiment ? Dans ma maison ! Ben, cours et donne un coup de main à Harry. L’un de ces

bandits, hein ? Est-ce toi qui buvais avec lui, Morgan ? Viens donc ici.”L’homme qu’il appelait Morgan – un vieux marin aux cheveux gris et au visage rougeaud –

s’est avancé, l’air gêné, en roulant sa chique dans sa joue.“Et alors, Morgan, dit Long John sur un ton sévère. T’avais jamais vu ce Black, hmm,

Black Dog avant, c’est ça ?– Pas moi, monsieur, a répondu Morgan, en saluant.– Tu connaissais pas son nom, c’est ça ?– Non, monsieur.– Par tous les diables, Tom Morgan, ça vaut mieux pour toi ! Si tu fricotais avec ce genre de

crapule, tu remettrais plus l’pied chez moi, tu peux miser là-dessus. Et il te disait quoi ?– J’sais pas trop, monsieur.– Ce que t’as sur les épaules, t’appelles ça une tête ou une sacrée poulie ? “J’sais pas

trop”, ah ouais ? Ptêt que tu sais pas trop à qui tu parlais, non plus ? Allez, d’quoi qu’ycausait – de voyages, de captaines, de vaisseaux ? Accouche ! De quoi ?

– Ce qu’on parlait, c’est de passer sous la quille* .– Sous la quille, c’est ça ? Un sujet qui te va bien, Tom, tu peux miser là-dessus. Retourne à

ta place, espèce de paysan.”Pendant que Mogan retournait gauchement dans son coin, Silver s’est adressé à moi à voix

basse, comme pour me prendre dans sa confidence – ce que j’ai trouvé plutôt flatteur :“Un honnête homme, ce Tom Morgan, seulment un peu stupide.” Puis, reprenant sa voix

habituelle : “Voyons – Black Dog ? Non, j’connais pas ce nom, pas moi. Pourtant j’crois bien– oui, je l’ai djà vu – j’ai vu l’gredin. Avec un mendiant aveugle y venait. Oui, je l’ai vu.

– C’est sûr et certain, ai-je dit. Je connaissais aussi l’aveugle. Il s’appelait Pew.– Mais oui ! s’est écrié Silver, soudain très agité. Pew ! C’était son nom, y’a pas de doute.

Ah, l’avait une tête de filou, celui-là ! Si nous rattrapons ce Black Dog, alors ce sera une bonnenouvelle pour Cap’n Trelawney ! Ben, y court vite ; pas des tas de marins courent plus viteque Ben. Il lui mettra la main dessus, par tous les diables ! Il parlait d’passer sous la quille,hein ? Moi je m’en vais l’passer sous la quille !”

* Une punition qui consiste à faire passer un marin, accroché à une corde, sous le bateau, donc sous la quille.

Page 29: L'île au trésor(pdf)

29L’Île au Trésor

Tout en lançant ces phrases par saccades, il sautillait de long en large en s’appuyant sur sabéquille, frappait les tables du plat de la main, et manifestait une apparence de bouleversementqui n’aurait pas manqué de convaincre un juge du tribunal d’Old Bailey ou un policier ducommissariat de Bow Street. Mes soupçons s’étaient réveillés quand j’avais trouvé Black Dogdans la taverne, et j’observais le cuisinier de près. Mais il était trop bien préparé et trop malinpour moi. Quand les deux hommes sont revenus essouflés et ont déclaré qu’ils avaient perdu latrace du fuyard dans la foule, quand il les a tancés comme des voleurs, je me serais porté garantde l’innocence de Long John Silver.

“Tu vois, Hawkins, me dit-il, c’est un sacré sale pépin qui me tombe dessus, là, non ? Y’ale Cap’n Trelawney – y va penser quoi ? J’ai ce foutu fils de coquin assis dans ma proprebaraque à boire mon propre rhum. Te vlà qui arrive et qui m’dit les choses recta ; et moi qui lelaisse passer devant mes mirettes et nous tirer sa révérence ! Alors, Hawkins, faut que tu medéfendes devant le cap’n. T’es qu’un gamin, ça ouais, mais t’es malin. Je l’vois djà quand t’esentré. Alors voilà : Je fais quoi, avec cette vieille bûche sur laquelle je clopine ? Quand j’étaisun maître d’équipage valide, j’te l’aurais rattrapé et mis la main dessus et pas question de lelâcher, ouais ; mais maintenant…”

Et là, tout à coup, il s’est arrêté, bouche bée, comme s’il s’était souvenu de quelque chose,et il a éclaté de rire.

“Mon compte ! Trois tournées de rhum ! Ah, casse ma carcasse, vlà que j’oubliais moncompte !”

S’effondrant sur un banc, il a tant ri que les larmes dévalaient ses joues. Je ne pouvais pasm’empêcher de l’imiter ; et nous avons ri ensemble si longtemps que les murs de la tavernenous renvoyaient l’écho de notre gaieté.

“Ah, quel vieux veau de mer je fais ! dit-il en essuyant ses joues. Toi et moi ça ira bien,Hawkins, pasque j’mérite de revenir mousse, j’te jure. Bon, viens, pare à lever l’ancre. Assezplaisanté. L’devoir c’est l’devoir, les gars. J’mets mon vieux chapeau et je t’accompagne chezle Cap’n Trelawney pour faire rapport d’cette affaire-là. Car tu vois, c’est sérieux, mon ptitHawkins ; et j’dis que nous n’avons pas d’quoi nous vanter, ni toi ni moi. Ni toi non plus, tudis ; pas futés – aucun de nous deux futé. Mais, nom d’un bouton, c’était une bonne blague,celle du compte !”

Et il s’est remis à rire, et de si bon cœur que j’ai dû m’associer de nouveau à sa joie, mêmesi je ne voyais pas vraiment ce qui était si drôle.

Pendant notre petite marche le long des quais, il s’est révélé un excellent compagnon, merenseignant sur les vaisseaux que nous passions, leur gréement, leur tonnage, leur nationalité,m’expliquant le travail qui s’accomplissait – comment on débarquait la cargaison de l’un, onchargeait celle de l’autre, cependant qu’un troisième s’apprêtait à partir ; glissant ici et là unepetite anecdote à propos de navires ou de marins, ou répétant une expression nautique pourme l’enseigner. Je commençais à me dire que j’avais trouvé en lui le meilleur des camarades debord.

Quand nous sommes arrivés à l’auberge, le sieur et le Dr Livesey étaient assis ensemble,achevant un pichet de bière et un toast, prêts à aller inspecter la goélette.

Long John leur a raconté l’histoire du début à la fin, avec beaucoup d’entrain et sans rienoublier. “C’est comme ça que c’était, hein, oui on non, Hawkins ?” répétait-il, et je ne pouvaisque confirmer la véracité de ses dires.

Page 30: L'île au trésor(pdf)

30L’Île au Trésor

Les deux messieurs ont regretté que Black Dog se soit enfui ; mais nous avons tous convenuque nous ne pouvions rien y faire et, après avoir été félicité, Long John a saisi sa béquille et apris congé.

“Tout le monde à bord à quatre heures cet après-midi, a crié le sieur alors qu’il s’éloignait.– À vos ordres, monsieur”, a répondu le cuisinier, depuis le couloir.“Eh bien, sieur, dit le Dr Livesey, je suis rarement convaincu par vos découvertes ; mais je

vous le dis, John Silver me va.– Cet homme est un as, a déclaré le sieur.– Et maintenant, a ajouté le docteur, Jim peut nous accompagner à bord, non ?– Bien sûr qu’il peut, dit le sieur. Prenez votre chapeau, Hawkins. Nous allons voir le

vaisseau.”

Chapitre IXLa poudre et les armes.

L’Hispaniola mouillait à une certaine distance du quai. Nous sommes passés sous la figurede proue ou derrière la poupe d’un grand nombre de navires, dont les amarres raclaient notrequille ou se balançaient au-dessus de nos têtes. Cependant, nous avons fini par atteindre notrevaisseau. Quand nous sommes montés à bord, le second, Mr Arrow, nous a accueillis etsalués. C’était un vieux matelot bruni, qui avait des anneaux dans les oreilles et un œil malouvert. Le sieur et lui paraissaient les meilleurs amis du monde, mais j’ai bien vite remarquéqu’il n’en allait pas de même entre Mr Trelawney et le capitaine.

Ce dernier était un homme au regard vif, qui semblait furieux à propos de ce qui se passait àbord et allait bientôt nous donner les raisons de sa colère : à peine étions-nous descendus dansla cabine qu’un matelot est entré.

“Le capitaine Smollett socillite une entrevue, monsieur.– Je suis toujours à la disposition du capitaine, a répondu le sieur. Faites-le entrer.”Le capitaine, qui suivait son messager de près, est entré aussitôt et a fermé la porte derrière

lui.“Alors, capitaine Smollett, qu’avez-vous à dire ? Tout va bien à bord, j’espère ; les haubans

sont tendus et il ne manque aucune voile ?– Eh bien, monsieur, autant que je parle franc, je crois, même si j’offense. Je n’aime pas ce

voyage ; je n’aime pas l’équipage ; et je n’aime pas mon second. C’est clair et net.– Vous n’aimez pas la goélette, peut-être, monsieur ? a demandé le sieur, visiblement très

irrité.– Là-dessus je me tais, monsieur, ne l’ayant pas mise à l’épreuve. Elle me semble

dégourdie ; je ne peux rien dire de plus.– Il est possible que vous n’aimiez pas non plus votre employeur, monsieur ?” dit le sieur.Mais à ce moment, le Dr Livesey est intervenu.“Arrêtez, arrêtez. Évitons les sujets susceptibles de provoquer du ressentiment. Le

capitaine en a trop dit, ou pas assez, et je me vois contraint de demander une explication deses propos. Vous n’aimez pas ce voyage, dites-vous. Pourquoi donc ?

– J’ai été engagé, monsieur, ayant reçu ce que nous appelons des instructions cachetées,pour mener ce vaisseau où ce gentleman m’ordonnera d’aller. Jusque-là, parfait. Mais

Page 31: L'île au trésor(pdf)

31L’Île au Trésor

maintenant je découvre que tous les hommes devant le mât* en savent plus que moi. Je netrouve pas cela juste, quand même. Et vous ?

– Non, a répondu le Dr Livesey, moi non plus.– Ensuite, j’apprends que nous partons chercher un trésor – je l’entends dire par mes

propres matelots, remarquez-le bien. Or un trésor, c’est un travail délicat ; je n’aime pas lescourses au trésor, en aucun cas ; et je les déteste tout particulièrement quand elles sontsecrètes et (si vous permettez, Mr Trelawney) qu’on a révélé le secret au perroquet.

– Le perroquet de Silver ? a demandé le sieur.– C’est une façon de parler. Je veux dire qu’on a jasé. Je crois que vous ignorez dans quelle

aventure vous vous engagez, messieurs ; mais je vais vous dire mon opinion – la vie ou la mort,une chance sur deux.

– C’est bien clair, et sans doute vrai, je suppose, a remarqué le Dr Livesey. Nous prenonsle risque ; mais nous ne sommes pas aussi ignorants que vous le pensez. Ensuite, vous ditesque vous n’aimez pas l’équipage. Ce ne sont pas de bons marins ?

– Je ne les aime pas, monsieur. Et je dis que vous auriez dû me laisser choisir mon propreéquipage, si vous abordez cette question.

– Sans doute, a déclaré le docteur. Mon ami aurait dû vous emmener avec lui, en effet ; maisl’offense, si c’en est une, n’était pas volontaire. Et vous n’aimez pas Mr. Arrow ?

– Non, monsieur. Je crois que c’est un bon marin ; mais il est trop familier avec l’équipagepour faire un bon officier. Un second doit garder ses distances – ne doit pas boire avec leshommes devant le mât !

– Voulez-vous dire qu’il boit ? s’est écrié le sieur.– Non, monsieur. Seulement qu’il est trop familier.– Bien, nous avons fait le tour de la question, capitaine ? a demandé le docteur. Dites-nous

ce que vous voulez.– Voyons, messieurs, êtes-vous décidés à entreprendre ce voyage ?– Ne comptez pas nous fléchir, a répondu le sieur.– Très bien. Puisque vous avez eu l’amabilité de m’écouter dire des choses que je ne

pouvais pas prouver, laissez-moi ajouter quelques mots. Ils rangent la poudre et les armesdans la cale avant. Or, vous avez un bon emplacement à l’arrière, sous la cabine. Pourquoi nepas les mettre là ? – premier point. Ensuite, vous emmenez quatre de vos gens, et on me ditque certains d’entre eux seront logés à l’avant. Pourquoi ne pas leur trouver des couchettes ici,près de la cabine ? – deuxième point.

– C’est tout ? a demandé Mr. Trelawney.– Encore un point. Il y a déjà eu trop de bavardage.– Beaucoup trop, a reconnu le docteur.– Je vais vous dire ce que j’ai entendu moi-même, a poursuivi le Capitaine Smollett. Que

vous possédez la carte d’une île ; que des croix sur la carte indiquent où se trouve le trésor ; etque l’île est située…” Et il a donné la latitude et la longitude exactes.

“Je n’ai jamais dit cela, a crié le sieur, à âme qui vive !– Les hommes le savent, monsieur.– Livesey, c’est vous ou Hawkins, s’est exclamé le sieur.– Peu importe qui c’est”, a déclaré le docteur. Je voyais bien que ni lui, ni le capitaine ne

prenaient au sérieux les protestations de Mr. Trelawney. Ni moi, c’est sûr, car il ne pouvait

* Les simples matelots dormaient à l’avant du navire, les officiers à l’arrière.

Page 32: L'île au trésor(pdf)

32L’Île au Trésor

s’empêcher de bavarder ; pourtant, dans ce cas précis, je crois qu’il disait vrai, et que personnen’avait révélé la position de l’île.

“Écoutez, messieurs, a repris le capitaine, j’ignore qui possède cette carte, mais je vous prieinstamment de ne la montrer à personne, pas même à moi et à Mr. Arrow. Sinon, je seraiscontraint de vous présenter ma démission.

– Je vois, dit le docteur. Vous voulez que nous gardions le secret sur ce sujet et que nousaménagions l’arrière du bateau en fortin, gardé par les propres serviteurs de mon ami etabritant toutes les armes et munitions se trouvant à bord. Autrement dit, vous redoutez unemutinerie.

– Monsieur, dit le Capitaine Smollett, sans vouloir vous offenser, je ne vous autorise pas àme faire dire ce que je n’ai pas dit. Aucun capitaine, monsieur, ne pourrait justifier son départen mer s’il avait de bonnes raisons d’affirmer cela. Quant à Mr. Arrow, je le crois parfaitementhonnête ; de même certains des matelots ; tous peut-être, autant que je sache. Mais je suisresponsable de la sécurité du vaisseau et de tous les hommes présents à son bord. Je vois deschoses qui ne me semblent pas très régulières. Je vous demande donc de me laisser prendrecertaines précautions ou démissionner, c’est tout.

– Capitaine Smollett, a demandé le docteur en souriant, connaissez-vous la fable de lamontagne qui accouche d’une souris ? Excusez-moi, mais je dois dire que vous me rappelezcette fable. Quand vous êtes entré ici, je parierais ma perruque que vous étiez décidé à allerbeaucoup plus loin.

– Docteur, vous êtes un homme avisé. Quand je suis entré ici, je voulais être renvoyé. Jepensais que Mr. Trelawney refuserait d’entendre le moindre mot.

– Bien pensé, s’est exclamé le sieur. Si Livesey ne s’en était pas mêlé, je vous aurais envoyéau diable. Je vous ai donc entendu. Je ferai ce que vous désirez ; mais vous baissez dans monestime.

– Comme il vous plaira, monsieur. Vous verrez que j’accomplis mon devoir.”Sur ces mots, il a pris congé.“Trelawney, dit le docteur, contrairement à ce que je craignais, je crois que vous avez réussi

à faire monter à bord deux hommes honnêtes – ce capitaine et John Silver.– Silver, si vous voulez, s’est écrié le sieur ; mais pour ce qui est de cet intolérable imbécile,

je déclare que sa conduite n’est celle ni d’un vrai homme, ni d’un vrai marin, ni certainementd’un vrai Anglais.

– Eh bien, dit le docteur. Nous verrons.”Quand nous sommes revenus sur le pont, les hommes avaient déjà commencé à transférer

les armes et la poudre, avec forces “yo-ho-hos”, sous la surveillance du capitaine et de Mr.Arrow.

La nouvelle disposition me plaisait bien. L’ensemble de la goélette avait été modifié ; sixcouchettes avaient été aménagées à l’arrière, dans ce qui avait été une annexe de la caleprincipale ; elles communiquaient avec la cuisine et le gaillard d’avant par une étroite coursiveà bâbord. À l’origine, le capitaine, Mr. Arrow, Hunter, Joyce, le docteur et le sieur devaientoccuper ces couchettes. Maintenant, Redruth et moi allions profiter de deux d’entre elles,cependant que Mr. Arrow et le capitaine dormiraient sur le pont, où le capot avait été si bienagrandi de chaque côté qu’on pouvait presque le qualifier de cabine. Il restait très bas deplafond, évidemment, mais il y avait la place de suspendre deux hamacs. Même le secondparaissait satisfait de l’arrangement. Lui aussi, peut-être, se méfiait de l’équipage, mais je ne

Page 33: L'île au trésor(pdf)

33L’Île au Trésor

peux l’affirmer ; car, ainsi que vous le verrez, nous n’avons pas bénéficié longtemps de sesavis.

Nous étions en train de travailler dur, à déplacer la poudre et les couchettes, quand lesderniers membres de l’équipage, et Long John avec eux, sont arrivés dans une chaloupe.

Le cuisinier a escaladé le flanc du vaisseau comme un singe et, dès qu’il a vu ce qui sepassait : “Eh oh, camarades, alors quoi ?

– Nous bougeons la poudre, Jack*, a répondu l’un des marins.– Non, mais par tous les diables, s’est écrié Long John, nous allons manquer la marée du

matin !– Mes instructions ! a déclaré le capitaine d’un ton sec. Vous pouvez descendre, mon

brave. Les hommes attendent leur souper.– À vos ordres, monsieur,” a répondu le cuisinier en levant la main à son front, avant de

disparaître aussitôt vers la cuisine.– C’est un excellent homme, capitaine, a remarqué le docteur.– Sans doute, monsieur.” Puis, se tournant vers les hommes qui roulaient les barils de

poudre : “Tout doux, les gars – tout doux.” Soudain, il a remarqué que j’examinais le canon surpivot installé sur le pont, une pièce de neuf en bronze. “Hé, toi, l’mousse, a-t-il crié, ôte-toid’là ! File donc chez l’cuistot et mets-toi au boulot.”

Comme je me hâtais de lui obéir, je l’ai entendu s’adresser au docteur d’une voix forte.“Pas de privilégiés à mon bord.”Je vous assure que je partageais l’avis du sieur et détestais le capitaine de tout mon cœur.

Chapitre XLe voyage

Une grande agitation a régné toute la nuit. Nous devions ranger chaque chose à sa place,cependant que des amis du sieur, comme Mr. Blandly, venaient par barques entières luisouhaiter bon voyage. Je ne me souviens pas d’avoir travaillé moitié autant au cours d’une nuità “L’Amiral Benbow”; j’étais donc épuisé quand, un peu avant l’aube, le maître d’équipage adonné un coup de sifflet et l’équipage a commencé à saisir les barres du cabestan. Même sij’avais été deux fois plus las, je n’aurais pas quitté le pont ; tout était si neuf et passionnantpour moi – les commandements brefs, le son strident du sifflet, les hommes se précipitant àleur postes dans la lueur des lanternes de bord.

“Hé, Barbecue** , balance-nous un couplet, a crié une voix.– La vieille chanson,” a ajouté quelqu’un d’autre.– C’est bon, les gars”, a acquiescé Long John, qui se tenait là, sa béquille sous le bras. Il a

aussitôt entonné l’air et les paroles que je connaissais si bien…“Quinz’ matelots sur la malle du mort—

et tout l’équipage a repris en chœur :Yo–ho–ho, une bouteille de rhum !”

* Jack est le diminutif de John.** Ce mot vient de la langue des Indiens Arawak, qui peuplaient les Antilles à l’arrivée de Christophe

Colomb. Il désignait le feu de bois au-dessus duquel on rôtit la viande.

Page 34: L'île au trésor(pdf)

34L’Île au Trésor

et chaque “ho !” semblait augmenter la vigueur avec laquelle ils poussaient les barres ducabestan.

Alors même que l’exaltation du moment me tenait, le vieil air m’a ramené en une seconde à“L’Amiral Benbow” ; et j’ai cru entendre le capitaine reprendre le refrain de sa voix de fausset.Mais bientôt on a relevé l’ancre ; bientôt elle était suspendue, ruisselante, à la proue ; bientôtles voiles se sont gonflées ; bientôt la côte et les navires au mouillage ont défilé à bâbord et àtribord ; et alors que je m’apprêtais à me coucher pour une petite sieste discrète, l’Hispaniolaentamait son voyage vers l’Île du Trésor.

Je ne vais pas raconter ce voyage en détail. Il s’est assez bien déroulé. Le vaisseau s’estrévélé un bon vaisseau, l’équipage était formé de marins compétents, et le capitaine connaissaità fond son métier. Pourtant, avant notre arrivée à l’Île au Trésor, deux ou trois incidentsnotables se sont produits.

Et d’abord, il est apparu que Mr. Arrow était encore pire que le capitaine ne l’avait craint.Il n’avait aucune autorité sur les hommes, qui se moquaient de lui. Et ce n’était pas le pire ; carau bout d’un jour ou deux en mer, il s’est mis a paraître sur le pont avec le regard vague, lesjoues rouges, la parole incertaine et autres signes d’ivresse. À chaque fois, le capitaine luiordonnait de redescendre et de cuver son alcool. Parfois il tombait et se blessait ; parfois ilpassait la journée affalé dans son hamac sur le côté du capot ; parfois il restait presque sobreun jour ou deux et s’occupait de son travail à peu près correctement.

Cependant, nous ne parvenions pas à comprendre où il trouvait l’alcool. C’était l’énigme duvaisseau. Nous avions beau le surveiller, le mystère restait entier ; et quand nous lui posions laquestion directement, il nous riait au nez s’il était ivre, et prétendait, s’il était sobre, n’avoirjamais goûté autre chose que de l’eau.

Non seulement il ne servait à rien en tant qu’officier, et exerçait une mauvaise influence surles hommes, mais il était évident qu’en continuant de la sorte il finirait tout bonnement par setuer ; de sorte que personne n’a été très étonné, ni très peiné, quand par une nuit noire, avecune houle de face, il a disparu à tout jamais.

“Par-dessus bord ! a déclaré le capitaine. Eh bien, messieurs, cela nous évitera d’avoir à lemettre aux fers.”

Mais nous nous retrouvions sans second ; il fallait promouvoir un des marins. Le maîtred’équipage, Job Anderson, semblait le choix le plus logique, et tout en conservant son ancientitre, il a tenu pour ainsi dire le rôle de second. Mr. Trelawney avait navigué, et son expériencelui permettait de rendre service ; ainsi, il prenait souvent un quart par temps calme. Et le chefde chaloupe, Israel Hands, était un vieux matelot prudent et rusé, capable de faire face àn’importe quel événement imprévu ou presque.

C’était un proche compagnon de Long John Silver, et la mention de ce nom m’amène àparler de notre cuisinier, que les hommes surnommaient Barbecue.

À bord du navire, il portait sa béquille suspendue par une lanière autour de son cou, afin degarder les mains libres autant que possible. C’était un curieux spectacle que de le voir coincerle bout de la béquille contre une cloison et s’appuyer dessus pour être solidaire avec le navireet s’affairer à sa cuisine comme s’il était sur la terre ferme. Le spectacle était encore plusétrange quand il traversait le pont par gros temps. Il avait fait tendre un ou deux filins pourl’aider à franchir les parties les plus exposées – on les appelait les boucles d’oreilles de LongJohn ; il passait de l’un à l’autre, tantôt se servant de sa béquille, tantôt la traînant par salanière, aussi vite qu’un autre homme pouvait le faire en marchant. Pourtant, certains deshommes qui avaient navigué avec lui auparavant s’apitoyaient de le voir ainsi diminué.

Page 35: L'île au trésor(pdf)

35L’Île au Trésor

“C’est pas un homme ordinaire, Barbecue, m’a dit le chef de chaloupe. Il est allé à l’écoledans ses jeunes années et il peut parler comme un livre si ça lui chante, et courageux – un lionc’est rien à côté de Long John ! Je l’ai vu en prendre quatre – lui sans armes – et cogner leurstêtes les unes cont’ les autres.”

Tout l’équipage le respectait, lui obéissait même. Il avait une manière bien à lui de parler àchacun, de rendre des services à tout le monde. Il se montrait toujours aimable à mon égard ; etparaissait toujours heureux de me voir dans la cuisine, qu’il maintenait aussi propre qu’un souneuf ; les plats bien astiqués accrochés au mur et son perroquet en cage dans un coin.

“Viens donc, Hawkins, disait-il ; viens faire un brin d’causette avec John. T’es l’bienvenuici, fiston. Assois-toi et écoute les nouvelles. Vlà Cap’n Flint – j’appelle mon perroquet Cap’nFlint, comme le fameux flibustier – vlà Cap’n Flint qui prédit l’succès de not’ espédition. Pasvrai, cap’n ?”

Et le perroquet répétait à toute allure : “Pièces de hut ! pièces de huit ! pièces de huit !”sans paraître s’essouffler, jusqu’au moment où John couvrait la cage de son mouchoir.

“Alors cet oiseau, disait-il, a ptêt deux cents ans d’âge, Hawkins – y vivent pour toujoursou presque, ces bêtes-là ; et si quelqu’un a vu plus d’horreurs, ça peut être que l’diab’ enpersonne. Il a navigué avec England, le fameux cap’n England, le pirate. Il est allé àMadagascar, et Malabar, et Surinam, et Providence, et Portobello. Il était présent quand on arenfloué les épaves des galions qu’apportaient les pièces d’argent. C’est là qu’il a appris“Pièces de huit”, et pas étonnant : on en a remonté trois cent cinquante mille, Hawkins ! Il aassisté à l’abordage du Vice-roi des Indes à la sortie de Goa, ah ouais ; et à l’voir, tu croiraisque c’est un bébé. Mais t’as senti la poudre – hein, cap’n ?

– Pare à virer ! hurlait le perroquet.– Ah, c’est un vaisseau bien dessiné, pas de doute”, concluait le cuisinier, en lui donnant un

morceau de sucre qu’il tirait de sa poche. Sur ce, l’oiseau becquetait les barreaux de sa cage etlançait une bordée de jurons dont la grossièreté défiait l’imagination. “Tu vois, mon gars,ajoutait John, on ne peut pas toucher à la poix sans se salir. Vlà ce pauvre vieux volatile quijure comme un damné, mais l’innocent sait pas c’qui dit, tu peux miser là-dessus. Il jureraitpareil, façon d’parler, devant l’aumônier.” John portait la main à son front comme pour saluer,et quand je voyais son air solennel, j’étais convaincu que c’était le meilleur de hommes.

Pendant ce temps, les relations entre le sieur et le Capitaine Smollett restaient fraîches. Lesieur ne cherchait pas à dissimuler ses sentiments ; il méprisait le capitaine. Le capitaine, deson côté, n’adressait pas la parole au sieur, sinon pour lui répondre, et alors sec et bref et pasun mot de trop. Il reconnaissait, quand on le poussait dans ses retranchements, qu’il semblaits’être trompé à propos de l’équipage, que certains étaient aussi vif qu’on pouvait le souhaiter,et que tous se conduisaient plutôt bien. En ce qui concerne la goélette, il en était toutbonnement tombé amoureux. “Elle remonte au vent encore mieux qu’un homme ne peutl’espérer de sa propre femme*, monsieur. Mais, ajoutait-il, je dis que nous ne sommes pasprès de rentrer à la maison, et je n’aime pas ce voyage.”

Quand il entendait ce genre de discours, le sieur se détournait et arpentait le pont, le mentonserré.

“Une bêtise de plus de cet homme, disait-il, et j’explose.”

* En anglais, les objets sont neutres, mais les navires sont féminins. Il est donc assez courant que l’on

compare un bateau à une femme.

Page 36: L'île au trésor(pdf)

36L’Île au Trésor

Nous avons traversé un peu de gros temps, ce qui n’a fait que prouver les excellentesqualités de l’Hispaniola. Tous les hommes de l’équipage semblaient satisfaits, et ils auraientété bien difficiles à contenter s’il en avait été autrement ; car je crois qu’on n’a jamais gâté unéquipage autant depuis que Noé a pris la mer. On doublait la ration de rhum sous le moindreprétexte ; on servait du pudding à n’importe quelle occasion, par exemple si le sieur apprenaitque c’était l’anniversaire d’un matelot ; et il y avait toujours un tonneau de pommes ouvert,dans lequel chacun pouvait se servir.

“Ça n’a jamais rien donné de bon, ça, a déclaré le capitaine au Dr. Livesey. Gâtez leshommes, z’avez des diables. Mon opinion.”

Mais il est bien sorti quelque chose de bon du tonneau de pommes, ainsi que vous allezl’apprendre ; car s’il n’avait pas été là, nous n’aurions pas eu le moindre signal d’alerte etaurions peut-être tous péri par traîtrise.

Voici ce qui s’est passé.Nous avions remonté les alizés pour trouver le vent qui devait nous mener à notre île – je

n’ai pas le droit d’être plus précis – et maintenant nous filions à bonne allure, une vigieguettant jour et nuit. Même en comptant large, nous étions à peu près au dernier jour de notretraversée ; au cours de la nuit, ou au plus tard le lendemain avant midi, nous devionsapercevoir l’Île au Trésor. Nous tenions le cap S-S-O, par une brise de travers bien ferme etune mer calme. Le roulis était régulier, l’Hispaniola enfonçait de temps en temps son beaupréen soulevant une gerbe d’embruns, toutes les voiles étaient gonflées en bas comme en haut.Tout le monde se sentait de bonne humeur, car la première partie de notre aventure touchait àsa fin.

Donc, juste après le coucher du soleil, alors que je venais d’achever mon travail et medirigeais vers ma couchette, je me suis dit que je mangerais bien une pomme. J’ai couru sur lepont. Les hommes de quart se tenaient tous à l’avant à guetter l’île. L’homme de barresurveillait la tension des voiles en sifflotant doucement ; et on n’entendait pas d’autre son, sice n’est le frémissement du flot contre l’étrave et le long des flancs du navire.

Je suis entré tout entier dans le tonneau, où il ne restait presque aucune pomme ; accroupidans le noir pour en trouver une, bercé sans doute par le bruissement de l’eau et lebalancement du bateau, je m’étais endormi, ou j’étais sur le point de le faire, quand un hommes’est assis lourdement tout à côté. Le tonneau a vibré quand il s’y est adossé, et je m’apprêtaisà en sortir d’un bond quand l’homme s’est mis à parler. C’était la voix de Silver et, avant qu’ilait prononcé douze mots, j’avais perdu l’envie de me montrer. Je suis resté là, tremblant etl’oreille tendue, partagé entre une terreur et une curiosité extrêmes ; car ces douze mots m’ontsuffi pour comprendre que les vies de tous les honnêtes gens à bord dépendaient de moi et demoi seul.

Chapitre XICe que j’ai entendu dans le baril de pommes

“Non, pas moi, disait Silver. Flint était cap’n ; j’étais quartier-maître, cause ma jambe debois. L’même abordage où que j’ai perdu ma jambe, l’vieux Pew a perdu ses loupiottes. C’étaitun maître chirurgien, çui qui m’a ampyté – diplômé d’la faculté et tout – du latin à la pelle, etquoi encore ; mais l’a été pendu comme un chien et l’a séché au soleil comme les autres àCorso Castle. C’était les hommes de Roberts, que c’était, et c’est venu de ce qu’ils changeaient

Page 37: L'île au trésor(pdf)

37L’Île au Trésor

les noms d’leurs bateaux – le Royal Fortune et ainsi de suite. Ce que j’dis, l’nom qu’un navire areçu en baptême, qu’il le garde. Regardez le Cassandra, qui nous a ramenés sains et saufs deMalabar, quand England a eu capturé le Vice-Roi des Indes ; et aussi l’vieux Walrus, le vieuxnavire de Flint, que j’ai vu ruisselant d’sang et si plein d’or qu’il était près d’couler.

– Ah ! s’est écriée une autre voix, celle du plus jeune matelot à bord, sur un ton admiratif,c’était la fine fleur des flibustiers, hein, Flint !

– Davis était quelqu’un aussi, à ce qu’on dit, a repris Silver. J’ai jamais navigué avec lui ;d’abord avec England, ensuite avec Flint, c’est mon histoire ; et aujourd’hui ici pour monpropre compte, façon d’parler. J’ai mis neuf cent livres en sécurité du temps d’England, etdeux mille avec Flint. Pas mal pour un matelot devant le mât – bien à l’abri dans une banque.C’est pas c’qu’on gagne qui compte, c’est c’qu’on économise, vous pouvez miser là-dessus.Où ils sont tous, maintenant, les hommes d’England ? J’en sais rien. Et ceux de Flint ? Bah,tous ou presque ici à bord, et contents de manger du pudding – réduits à mendier, avant ça,y’en avait. Le vieux Pew, qu’avait perdu la vue, l’a pas eu honte de dépenser douze centslivres en une année, comme un lord. Où qu’il est maintenant ? Bein l’est mort, et dans la cale ;mais les deux dernières années, casse ma carcasse, l’homme crevait de faim. Il mendiait, et ilvolait, et il égorgeait, et il crevait de faim quand même, par tous les diables !

– Alors ça vaut pas le coup, en fin de compte, dit le jeune matelot.– Ça vaut pas le coup pour des idiots, tu peux miser là-dessus – ça ni rien. Mais écoute-moi

bien : T’es qu’un gamin, que t’es, mais t’es malin. Je l’vois djà quand je t’ai vu, et j’vais teparler d’homme à homme.”

Vous pouvez imaginer ce que j’ai ressenti quand j’ai entendu cet abominable gredinemployer pour s’adresser à un autre les mêmes expressions flatteuses qu’il avait utilisées pourmoi-même. Je pense que, si cela avait été possible, je l’aurais tué à travers mon tonneau.Cependant, il continuait à parler, loin de supposer que quelqu’un l’écoutait.

“Les gentilshommes de fortune, j’vais te dire : y vivent à la rude, y risquent de s’balancerau bout d’une corde, mais y bouffent et y boivent comme des coqs de combat, et quand unvoyage s’achève, bein c’est des centaines de livres qu’y z’ont en poche, pas des centaines desous. Alors tout part en rhum et en bonnes bordées, et y retournent en mer sans rien que leurchemise. Mais pas moi. J’le mets de côté, un peu ici, un peu là, et pas trop quelque part, causeles soupçons. J’ai cinquante ans, remarque ; j’reviens de ce voyage, j’deviens un monsieurpour de bon. Il est grand temps, tu m’dis. Hé, mais j’ai vécu à l’aise, n’empêche ; me suisjamais privé de rien que l’cœur désire, et j’ai dormi dans l’duvet et mangé du bon toute ma vie,sauf en mer. Et comment j’ai commencé ? Devant le mât, comme toi !

– Ah oui, dit l’autre, mais tout cet argent est perdu maintenant, non ? Vous ne pourrez pasvous montrer à Bristol après ce coup-ci.

– Tiens, mais où tu crois qu’il est ? a demandé Silver d’un ton moqueur.– À Bristol, dans des banques et des endroits.– Y était. Quand nous avons levé l’ancre, y était encore. Mais ma vieille a tout récupéré à

l’heure qu’il est. Et la “Longue-vue” est vendue, bail et clientèle et gréement ; et la vieille estpartie pour m’rejoindre. J’te dirais où, j’te fais confiance ; mais ça ferait des jaloux parmi lesgars.

– Et vous faites confiance à votre vieille ?– Les gentilshommes de fortune se fient pas trop les uns aux autres, et à juste titre, tu peux

miser là-dessus. Mais j’ai ma méthode, moi. Le gars qu’a envie d’me faire un sale coup – ungars qui m’connaît, j’veux dire – ben il attend d’être dans l’autre monde pour le faire. Y’en a

Page 38: L'île au trésor(pdf)

38L’Île au Trésor

qui s’effroyaient de Pew, et y’en a qui s’effroyaient de Flint, mais Flint lui-même s’effroyaitde moi. Effroyé, ouais, tout fier qu’il était. Y’avait pas équipage plus rude que çui de Flint ; lediable en personne se serait effroyé de prende la mer avec eux. Ben j’vais te dire, j’suis pas unvantard, t’as vu toi-même que j’suis d’bonne compagnie ; mais quand j’étais quartier-maître,personne aurait appelé les vieux flibustiers de Flint agneaux. Ah, tu crains rien sur le navire duvieux John.

– Ben j’vous dis au vrai, John, cette affaire me plaisait pas plus que la moitié d’ça avant quenous causions ; mais maintenant, topez là !”

Silver lui a secoué la main avec une telle vigueur que le tonneau en tremblait.“Que tu serais un bon petit, et pas bête non plus, et j’ai jamais vu aucun gars qui ferait une

plus belle figure de proue pour un gentilhomme de fortune.”Je commençais à comprendre le sens de leurs paroles. Par “gentilhomme de fortune”, ils

n’entendaient ni plus ni moins qu’un vulgaire pirate, et la petite scène que je venais desurprendre constituait le dernier acte de la corruption d’un matelot honnête – peut-être ledernier présent à bord. Mais j’ai bientôt été rassuré sur ce point, car Silver a siffloté et untroisième homme s’est approché et s’est assis avec eux.

“Dick est de not’ côté, a déclaré Silver.– Oh, j’savais que Dick marcherait, a rétorqué la voix du chef de chaloupe, Israel Hands.

L’est pas fêlé, Dick.” Il a changé sa chique de joue et craché. “Mais vise là, Barbecue, ce quej’veux savoir : combien de temps que nous allons navigotter comme un sacré caboteur ? J’en apresque plein l’dos du Cap’n Smollett ; il m’a assez engueulé, tonnerre ! J’veux aller dans c’tecabine, ouais. J’veux leurs conserves et leurs vins, tout ça.

– Israel, dit Silver, ta tête vaut pas gros, et c’est pas d’hier. Mais t’es capabe d’entendre, jecrois ; au moins, t’as des oreilles d’bonne taille. Alors vlà c’que je dis : tu couches à l’avant, tubosses dur et tu parles doux, et tu restes sobre, jusqu’à ce que j’donne le signal ; et c’estcomme ça, mon fils.

– Hé, j’dis pas non, hein ? a grogné le chef de chaloupe. C’que je dis, c’est : quand ? C’estça que j’dis.

– Quand ! Par tous les diables ! Bein si tu veux savoir, je vais te dire quand. Le plus tardpossibe ; vlà quand. Y’a un marin de première, le Cap’n Smollett, qui mène le navire pournous. Y’a ce sieur et ce docteur qu’ont une carte et tout – j’sais pas où qu’elle est, hein ? Et toinon plus. Alors bein quoi, j’veux que ce sieur et ce docteur trouvent la marchandise et nousaident à la transporter à bord, par tous les diables. Ensuite, nous verrons. Si j’étais sûr de voustous, fils de triples buses, j’laisserais le Cap’n Smollett parcourir la moitié du chemin de retouravant de frapper.

– Eh, nous sommes quand même tous des marins, je pense, a déclaré le jeune Dick.– Nous sommes tous de simples mat’lots, tu veux dire, a répliqué Silver sèchement. Nous

pouvons tenir un cap, mais qui va le calculer ? Chacun d’vous, messieurs, aurait un avisdifférent, du premier au dernier. Si j’faisais à mon idée, j’garderais le Cap’n Smollett au moinsjusqu’aux Alizés ; nous ne risquerions pas d’sacrées erreurs de calcul et une cuillérée d’eau parjour. Mais j’vous connais. Faudra que j’les achève sur l’île, dès que l’magot est à bord, et biendommage. Vous êtes pas contents tant que vous pouvez pas vous saouler. Nom d’un chien, çame fait mal au cœur de naviguer avec des gars comme vous !

– Tout doux, Long John, s’est écrié Israel. Qui te cherche des noises ?– Et alors, combien vous croyez que j’ai vu de trois-mâts pris à l’abordage ? Et combien de

ptits gars en train d’rôtir au soleil sur le quai des exécutions ? Et tout ça cause de cette envie

Page 39: L'île au trésor(pdf)

39L’Île au Trésor

d’se presser et d’se presser. M’entendez ? J’ai vu une chose ou deux en mer, ça ouais. Siseulement vous teniez vote cap et remontiez un poil au vent, vous rouleriez carrosse, c’estsûr. Mais pas vous ! J’vous connais. Demain la gueule pleine de rhum, et ensuite la potence.

– Tout l’monde sait qu’tu prêches comme un pesteur, John, a remarqué Israel ; mais y’avaitd’autres qui pouvaient manœuvrer et barrer aussi bien qu’toi. Il aimaient rigoler un peu, ilsaimaient ça. Zétaient pas aucunement à nous regarder de haut, mais y tiraient leur bordéecomme de fameux compagnons tous.

– Ah ouais ? a ricané Silver. Et où qu’y sont maintenant ? Pew était comme ça, et l’est mortmendiant. Flint l’était aussi, et le rhum l’a tué à Savannah. Ouais, c’était un fameux équipage,rien à dire ! Mais où qu’y sont ?

– Mais, a demandé Dick, une fois que nous les basculons sur le flanc, ensuite quoi ?– Ça, c’est un homme à mon goût ! s’est écrié Silver sur un ton admiratif. Droit au but. Et

alors, à ton avis ? Les débarquer comme des punis ? Ce serait la façon d’England. Ou leségorger comme des pourceaux ? C’est ce que Flint ou Billy Bones aurait fait.

– Billy savait y faire, dit Israel. “Les morts ne mordent pas”, c’est c’qu’y disait. Beinn’empêche qu’il est mort maintenant ; y peut vérifier lui-même ; si un rude gaillard a jamaisfréquenté les ports, c’est bien Billy.

– Tu l’as dit, a approuvé Silver. Rude et prêt à tout. Tandis que moi, j’suis un hommeaimable – le parfait gentleman, que vous dites ; sauf que cette fois, c’est sérieux. Le dvoir c’estle dvoir, les gars. Je donne mon verdict – la mort. Quand j’serai dépité au Porlement et j’rouledans ma calèche, j’veux pas qu’aucun d’ces messieurs dans la cabine rentre à la maison sansêtre invité, comme le diabe à l’église. Attendre, je dis ; mais l’jour venu, pas de quartiers !

– John, s’est exclamé le chef de chaloupe, t’es un homme.– Attends d’me voir à l’œuvre pour le dire, Israel. Je n’réclame qu’une chose – je réclame

Trelawney. Je lui arrachera sa tête de veau avec ces mains-ci. Hé, Dick ! a-t-il ajouté en chan-geant de ton, lève-toi, comme un brave garçon, et va m’chercher une pomme pour me rafraîchirl’gosier.”

Vous imaginez ma terreur ! J’aurais dû bondir et tenter ma chance, si j’en avais eu la force ;mais mes membres et mon cœur se dérobaient. J’ai entendu que Dick commençait à se relever,et puis quelqu’un l’a arrêté, sans doute, et la voix d’Israel Hands a retenti.

“Mais non ! Tu vas pas sucer la pourritude du fond, John. Allons-y pour un ptit coup derhum.

– Dick, a dit Silver, j’te fais confiance. J’ai un repère sur l’tonnelet, remarque. Tiens, la clé ;tu remplis un gobelet et tu l’apportes.”

Malgré ma panique, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que c’était sans doute ainsique Mr. Arrow s’était procuré l’eau-de-vie qui l’avait mené à sa perte.

Pendant l’absence de Dick, Israel a murmuré à l’oreille du cuisinier. Je n’ai pu saisir qu’unmot ou deux, pourtant j’ai recueilli des nouvelles importantes ; car, outre des bribes qui allaientdans le même sens, j’ai entendu cette phrase entière : “Aucun des autres ne s’joindra.” J’en aiconclu qu’il restait encore des marins loyaux à bord.

Quand Dick est revenu, les membres du trio ont pris le gobelet et bu tour à tour – l’un “Àla chance” ; un autre “Au vieux Flint” ; et Silver lui-même, comme en chantonnant, “À nousautres du gaillard d’avant, remonte au vent, vive le magot et vive le gâteau”.

À ce moment précis, une sorte de clarté m’est tombée dessus dans le tonneau et, levant lesyeux, j’ai vu que la lune poudrait d’argent le mât et la voile de misaine ; et presque aussitôt, lavoix de l’homme de vigie a crié “Terre ! Terre !”

Page 40: L'île au trésor(pdf)

40L’Île au Trésor

Chapitre XIIConseil de guerre

J’ai entendu des pas se ruer sur le pont, des gens monter de la cabine et du gaillard d’avant ;me glissant en un instant hors du tonneau, j’ai plongé derrière la voile de misaine, fait le tourpar l’arrière et suis arrivé au milieu du pont juste à temps pour me joindre à Hunter et au DrLivesey qui se précipitaient vers l’avant.

Tous les hommes se pressaient déjà là. Une bande de brume s’était dissipée au momentmême où la lune était apparue. Nous apercevions deux collines basses au loin, dans la directiondu sud-ouest, séparées l’une de l’autre de deux milles environ. Derrière l’une d’elles s’élevaitune troisième colline plus haute, dont le sommet se cachait dans le brouillard. Toutes les troisavaient une forme conique bien pointue.

J’ai vu tout cela comme en rêve, car je ne m’étais pas remis de la terreur affreuse qui metenait encore une ou deux minutes plus tôt. Et puis j’ai entendu la voix du Capitaine Smollettqui donnait des ordres. L’Hispaniola a remonté au vent de quelques degrés et a pris un cap quidevait lui permettre de contourner l’île par l’est.

“Et maintenant, messieurs, a dit le capitaine quand les voiles furent toutes bordées, l’und’entre vous a-t-il jamais vu cette terre ?

– Je l’ai vue, monsieur, a répondu Silver. Quand j’étais cuistot sur un navire marchand,nous avons mouillé ici pour nous réapprovisionner en eau.

– Le mouillage est au sud, derrière un îlot, j’imagine ? a demandé le capitaine.– Oui, monsieur. L’Île du Squelette, qu’on l’appelle. C’était un repaire d’pirates, dans

l’temps. Un gars que nous avions à bord sachait tous les noms qu’ils avaient donnés. Cettecolline au nord ils l’appellent la Colline de Misaine. Y’a trois collines en rang du nord au sud –misaine, grand mât et artimon, monsieur. Mais le grand mât – c’est celle avec le nuage dessus –ils l’appellent aussi la Longue-vue, pour ce qu’ils y maintenaient une vigie quand ilsnettoyaient au mouillage ; pasqu’ils nettoyaient leurs bateaux ici, monsieur, sauf votre respect.

– J’ai une carte ici, dit le Capitaine Smollett. Voyez si c’est bien l’endroit.”Les yeux de Long John se sont enflammés quand il a pris la carte ; mais, en voyant la

blancheur du papier, j’ai su qu’il allait être déçu. Ce n’était pas la carte que nous avionstrouvée dans le coffre de Billy Bones, mais une copie exacte, complète en tous ses détails –noms, altitudes, profondeurs – à la seule exception près des croix rouges et des notesmanuscrites. Silver était sans doute fort mécontent, mais il avait assez de force de caractèrepour le cacher.

“Oui, monsieur, dit-il, c’est l’endroit, c’est sûr ; et joliment dessiné. Qui a pu faire ça, j’medemande ? Les pirates étaient trop ignorants, j”pense. Hé, voilà : ‘Le Mouillage du Cap’nKidd’ – juste le nom que l’matelot disait. Y’a un fort courant qui court le long d’la côte sud,puis vers le nord le long d’la côte ouest. Bien vu, monsieur, de serrer l’vent et d’aller du côtéde l’île protégé du mauvais temps. Tout cas, si vous vouliez échouer pour caréner, y’a pasmeilleure place dans ces eaux.

– Merci, mon brave, dit le Capitaine Smollett. Je vous demanderai, plus tard, de nous aider.Vous pouvez partir.”

Le sang-froid avec lequel John a dévoilé sa connaissance de l’île m’a épaté ; et je dois direque j’ai eu un peu peur quand je l’ai vu s’approcher de moi. Il ignorait, assurément, que j’avaisentendu sa discussion depuis le tonneau de pommes, pourtant sa cruauté, son hypocrisie et sa

Page 41: L'île au trésor(pdf)

41L’Île au Trésor

tyrannie m’inspiraient à ce moment-là un tel dégoût que c’est à grand-peine que j’ai retenu unfrisson quand il a posé sa main sur mon bras.

“Ah, dit-il, c’est ici un beau coin, cette île – un beau coin pour un ptit gars qui descend àterre. Tu vas t’baigner, et tu vas grimper aux arbres, et tu vas chasser des chèvres, tu fras toutça ; et t’escaladeras ces collines toi-même comme une chèvre. Tiens, ça m’rajeunit. J’allaisoublier ma jambe en bois, vrai. C’est bien plaisant d’être jeune et d’avoir dix orteils, tu peuxmiser là-dessus. Quand tu veux aller explorer un coup, t’as qu’à demander au vieux John, il tepréparera un casse-croûte à emporter.”

Me donnant une tape des plus amicales sur l’épaule, il est parti en sautillant et a disparusous le pont.

La capitaine Smollett, le sieur et le Dr Livesey parlaient ensemble sur le gaillard d’arrière ;j’avais hâte de leur raconter mon histoire, mais je n’osais les interrompre au vu de tous. Alorsque je me creusais la tête pour trouver un prétexte plausible, le Dr Livesey m’a appelé près delui. Il avait oublié sa pipe en bas et, étant esclave du tabac, voulait me demander d’aller lachercher ; mais, à peine m’étais-je assez approché pour lui parler sans être entendu que j’ailancé : “Docteur, je dois vous parler. Faites descendre le capitaine et le sieur dans la cabine,ensuite inventez une raison de me faire venir. J’ai des nouvelles affreuses.”

Le docteur a paru un peu décontenancé, mais il a réussi à se maîtriser aussitôt.“Merci, Jim, c’est ce que je voulais savoir”, dit-il d’une voix forte, comme s’il m’avait posé

une question.Sur ce, il a tourné les talons et a rejoint les deux autres. Ils ont bavardé un moment, et même

si aucun d’eux n’a sursauté, ni élevé la voix, il était bien évident que le Dr Livesey leur avaittransmis ma demande ; car j’ai bientôt entendu le capitaine donner un ordre à Job Anderson,qui a convoqué tous les hommes sur le pont d’un coup de sifflet.

“Mes garçons, dit le Capitaine Smollett, j’ai un mot à vous dire. Cette terre que nous avonsaperçue est celle que nous cherchions. Mr Trelawney, étant un gentleman généreux, ainsi quenous le savons tous, vient de m’interroger ; comme j’ai pu lui dire que tous les matelotsavaient accompli leur devoir, de la cale jusqu’en haut des mâts, comme je ne peux espérer voirmeilleur travail, eh bien, le docteur, lui et moi allons descendre dans la cabine boire à votresanté, et on vous servira du rhum pour que vous buviez à notre santé. Je vous dis ce que jepense de ça : je pense que c’est un geste magnifique. Et si pensez la même chose, vous offrirezun bon hourra de marins au gentleman qui en est responsable.”

Le hourra a suivi – cela allait de soi ; mais il a retenti avec une telle ampleur et tant de cœurque j’avais du mal à croire, je l’avoue, que ces mêmes hommes complotaient notre mort.

“Et aussi un hourra pour le Cap’n Smollett”, a crié Long John à la fin du premier.Les matelots ont recommencé, avec tout autant d’ardeur.Là-dessus, les trois messieurs sont descendus. Peu après, quelqu’un est venu dire que l’on

réclamait Jim Hawkins dans la cabine.Je les ai trouvés tous trois assis autour de la table, devant une bouteille de vin espagnol et

quelques raisins secs, le docteur fumant sa pipe avec sa perruque sur les genoux – ce qui était,je le savais, le signe d’une certaine agitation. La fenêtre de derrière était ouverte, car la nuit étaitchaude, et on pouvait voir la lune briller au-dessus du sillage du navire.

“Ainsi, Hawkins, dit le sieur, vous avez quelque chose à dire. Parlez.”J’ai répondu à cette invitation et leur ai détaillé, aussi brièvement que possible, la conversa-

tion de Silver. Personne ne m’a interrompu ou n’a même esquissé le moindre geste. Ils ontgardé les yeux fixés sur mon visage du début à la fin.

Page 42: L'île au trésor(pdf)

42L’Île au Trésor

“Jim, a dit le Dr Livesey, prends un siège.”Il m’ont fait asseoir à la table à côté d’eux, m’ont versé un verre de vin, m’ont empli les

mains de raisins secs, et tous les trois, l’un après l’autre, m’ont salué avant de boire à masanté, soulignant ce qu’ils devaient à ma chance et à mon courage.

“Eh bien, capitaine, a déclaré le sieur, vous aviez raison et j’avais tort. Je reconnais que jesuis un âne, et j’attends vos ordres.

– Pas plus un âne que moi, monsieur. Je n’ai jamais entendu parler d’un équipage qui veutse mutiner sans que des signes avant-coureurs avertissent un homme ayant des yeux dans satête et lui laissent le temps de prendre les mesures nécessaires. Mais cet équipage me dépasse.

– Capitaine, dit le docteur, si vous me permettez, c’est Silver. Un homme vraiment remar-quable.

– Il aurait une apparence remarquable pendu à la grand-vergue, a répliqué le capitaine. Maistrêve de bavardage ; cela ne mène à rien. Je vois trois ou quatre points que je vais vousexposer, si Mr Trelawney le permet.”

Mr Trelawney a pris son ton grandiloquent.“Vous êtes le capitaine, monsieur. C’est à vous de parler.– Premier point, a commencé Mr Smollett. Nous devons continuer, parce que nous ne

pouvons pas faire demi-tour. Si j’ordonnais de virer de bord, ils se soulèveraient aussitôt.Second point, nous avons du temps devant nous – au moins jusqu’à ce que le trésor soittrouvé. Troisième point, il y a des matelots fidèles. Alors, monsieur, nous en viendrons auxmains tôt ou tard ; ce que je propose, c’est de saisir la fortune aux cheveux, comme on dit, etd’en venir aux mains un beau jour quand ils s’y attendent le moins. Je suppose que nouspouvons compter sur vos propres domestiques, Mr Trelawney ?

– Comme sur moi-même, a déclaré le sieur.– Trois, a compté le capitaine. Avec nous, cela fait sept, y compris Hawkins. Venons-en

aux matelots fidèles…– Probablement les hommes que Trelawney a choisis lui-même avant de tomber sur Silver, a

avancé le docteur.– Non, a répondu le sieur. Hands était l’un des miens.– C’est vrai, a ajouté le capitaine. Je croyais que l’on pouvait avoir confiance en Hands.– Quand on pense que ce sont tous des Anglais ! s’est exclamé le sieur. Monsieur, il ne

m’en faudrait pas beaucoup plus pour que je fasse sauter le navire.– Eh bien, messieurs, a dit le capitaine, ma conclusion se limite à peu de choses. Nous

devons attendre, s’il vous plaît, et ouvrir l’œil. C’est éprouvant, je le sais. Ce serait plusplaisant de déclencher la bagarre. Mais c’est sans espoir tant que nous ne connaissons pas noshommes. Attendre un vent favorable, c’est ce que je conseille.

– Jim ici présent, dit le docteur, peut nous aider mieux que personne. Les hommes parlentsans crainte devant lui, et Jim a un bon sens de l’observation.

– Hawkins, je place toute ma confiance en vous”, a ajouté le sieur.J’ai ressenti un véritable désespoir en entendant ces mots, car je ne voyais pas ce que je

pouvais faire ; et pourtant, par un étrange concours de circonstances, c’est en effet grâce à moique le salut est venu. En attendant, nous avions beau parler, le nombre d’hommes en lequelsnous pouvions avoir confiance s’élevait à sept sur vingt-six ; et l’un de ces sept était ungarçon, si bien que les adultes de notre côté n’étaient que six contre dix-neuf.

Page 43: L'île au trésor(pdf)

43L’Île au Trésor

Troisième partieMon aventure à terre

Chapitre XIIIComment mon aventure à terre a commencé

Quand je suis monté sur le pont le lendemain matin, l’apparence de l’île avait complètementchangé. Le vent ne soufflait plus du tout, mais nous avions bien avancé pendant la nuit. Nousétions maintenant immobilisés à un demi-mille au sud-est de la côte orientale, une plainecouverte en grande partie par une forêt grise. Cette teinte unie était relevée ici et là par descoulées de sable jaune et par de grands arbres ressemblant à des pins qui, isolés ou par petitsgroupes, dépassaient les autres ; l’impression générale était tout de même monotone et triste.Les collines dressaient au-dessus de la végétation des flèches de roc dénudé. Elles avaienttoutes des formes étranges et la Longue-Vue, qui dépassait les autres de trois cents ou quatrecents pieds, était aussi la plus bizarre, montant à pic de tous côtés jusqu’à un sommet tronquésemblable à un grand piédestal en attente d’une statue.

La houle de l’océan balançait l’Hispaniola en un roulis continuel. Les bômes tiraient sur lespoulies, le gouvernail battait à droite et à gauche, et le vaisseau tout entier craquait, gémissaitet sursautait comme un atelier plein de machines. Je devais m’agripper aux haubans, car touttournoyait et me donnait le vertige. Je n’étais pas un mauvais marin tant que le bateauavançait, mais quand il restait sur place, ballotté comme une bouteille, j’échappais mal à lanausée, surtout le matin sur un estomac vide.

Peut-être pour cette raison – ou peut-être était-ce l’apparence de l’île, avec ses forêts griseset mélancoliques, ses farouches clochers de pierre, le ressac que nous pouvions voir etentendre, jetant son écume en grondant sur les rives escarpées – toujours est-il que le soleilavait beau briller clair et chaud, les oiseaux marins pêcher et crier autour de nous, et on auraitpensé que n’importe qui se serait réjoui de toucher terre après une si longue traversée, moncœur se serrait ; et dès ce premier coup d’œil, j’ai détesté l’idée même de l’Île au Trésor.

Nous avions une pénible matinée de travail devant nous, car aucune brise ne s’annonçait ; ilfallait donc mettre les chaloupes à la mer et ramer pour remorquer le navire trois ou quatremille autour de la pointe de l’île, puis le long de l’étroit chenal qui conduisait au mouillagederrière l’Île du Squelette. Je me suis porté volontaire pour embarquer sur l’une des chaloupes,où je n’avais aucune raison d’aller, en vérité. La chaleur était accablante et les matelotsmaudissaient leur travail sans retenue. Anderson commandait mon canot ; au lieu de maintenirl’ordre parmi ses hommes, il pestait aussi fort que les pires d’entre eux.

“Bon, dit-il en jurant, ça ne durera pas toujours.”J’ai pensé que c’était mauvais signe ; car, jusqu’à ce jour, les matelots s’étaient montrés

efficaces et plein d’entrain dans leur travail ; mais la vue de l’île avait suffi à relâcher les liensde la discipline.

Pendant que le vaisseau s’approchait du mouillage, Long John se tenait à côté du timonieret dirigeait la manœuvre. Il connaissait le chenal comme sa poche ; alors même que l’hommequi descendait la sonde trouvait partout plus d’eau que ne l’indiquait la carte, John n’a pashésité une seule fois.

“La marée récure le fond, dit-il, et cette passe-ci a été creusée, pour ainsi dire, avec unepelle.”

Page 44: L'île au trésor(pdf)

44L’Île au Trésor

Nous avons mouillé à l’endroit même où se trouvait l’ancre sur la carte, à un tiers de milleenviron de chaque rive, la grande île d’un côté et l’île du Squelette de l’autre. Le fond était desable fin. Le plongeon de notre ancre a envoyé des nuages d’oiseaux tourbillonner et crier au-dessus des bois ; mais en moins d’une minute ils étaient revenus et le silence régnait à nouveau.

L’emplacement était entouré de terres, enfoui dans les bois, les arbres descendant jusqu’à lalimite de la marée haute. La grève était à peu près plate et les collines s’élevaient en cercle àdistance, l’une ici, l’autre là, en une sorte d’amphithéâtre. Deux petites rivières, ou plutôt deuxmarigots, se jetaient dans ce qui ressemblait à un étang ; et le feuillage sur cette partie de la côteavait une sorte d’éclat vénéneux. Du navire, on ne pouvait voir ni maison ni palissade, car ilsétaient cachés dans les arbres ; et si la carte n’avait pas été dépliée sur le capot, nous aurionspu nous croire les premiers à mouiller là depuis que l’île était sortie des flots.

Il n’y avait pas le moindre souffle d’air, ni le moindre bruit sauf celui du ressac qui grondaità un demi mille le long des plages et à l’assaut des récifs. Une odeur étrange stagnait au-dessusdu mouillage – une odeur de feuilles détrempées et de troncs pourrissants. J’ai vu que ledocteur reniflait longuement, comme quelqu’un qui flaire un œuf douteux.

“Pour le trésor, je ne sais pas, mais je parierais ma perruque qu’il y a de la fièvre ici.”Si la conduite des matelots avait été inquiétante dans la chaloupe, elles est devenue vraiment

menaçante quand ils sont remontés à bord. Ils s’aggloméraient sur le pont en petits groupesgrogneurs. Ils accueillaient la moindre instruction avec un regard noir, obéissant à contrecœuret de manière négligente. Même les marins honnêtes cédaient à la contagion, car il n’y avait pasun homme à bord pour racheter l’autre. La mutinerie, c’était certain, était suspendue au-dessusde nos têtes comme un lourd nuage avant un orage.

Nous autres de la cabine n’étions pas les seuls à percevoir le danger. Long John se démenaitpour aller de groupe en groupe, prodiguait des conseils et montrait lui-même le meilleurexemple possible. Il débordait de bonne volonté et de politesse ; il souriait à tout le monde.Quand on donnait un ordre, John se dressait aussitôt sur sa béquille avec un “Tout de suite,monsieur !” plein d’enthousiasme ; et s’il n’avait rien d’autre à faire, il chantait sans discon-tinuer, comme pour masquer le ressentiment des matelots.

De tous les aspects lugubres de cet après-midi lugubre, cette angoisse évidente de LongJohn nous a paru le pire.

Nous avons tenu conseil dans la cabine.“Monsieur, a déclaré le capitaine, si je donne un ordre de plus, tout le navire nous tombe

dessus dans la minute. Voici ce que je dis, monsieur. Ils vont m’envoyer paître, hein ? Alors sije me fâche, les coutelas se dressent aussitôt ; sinon, Silver comprend qu’il y a anguille sousroche et les jeux sont faits. Eh bien, nous ne pouvons compter que sur un seul homme.

– Et qui est-ce ? a demandé le sieur.– Silver, monsieur ; il est aussi soucieux que vous et moi d’arranger les choses. Ceci est un

moment de mauvaise humeur ; il les ramènerait à la raison sans peine s’il en avait la possibilité,et ce que je propose, c’est de lui donner cette possibilité. Offrons aux hommes un après-midi àterre. S’ils y vont tous, bien, nous aurons le vaisseau pour les combattre. Si aucun n’y va, bon,dans ce cas, nous tenons la cabine et Dieu défende le juste. Si quelques uns y vont, vouspouvez me croire, monsieur, Silver les ramène à bord aussi doux que des agneaux.”

Il en a été décidé ainsi. Des pistolets chargés ont été distribués à tous les hommes sûrs ;Hunter, Joyce et Redruth ont été mis dans la confidence, et ont accueilli les nouvelles avecmoins d’étonnement et plus de courage que nous ne l’avions envisagé. Ensuite, le capitaine estallé sur le pont et s’est adressé à l’équipage.

Page 45: L'île au trésor(pdf)

45L’Île au Trésor

“Mes enfants, la journée a été chaude, et nous sommes tous fatigués et énervés. Un petittour à terre ne fera de mal à personne – les chaloupes sont restées à l’eau ; vous pouvez lesprendre, et tous ceux qui le désirent peuvent passer l’après-midi sur l’île. Je tirerai un coup defusil une demi-heure avant le coucher du soleil.”

Je pense que ces lourdauds étaient convaincus qu’ils se briseraient les tibias sur des coffresde bijoux dès qu’ils débarqueraient ; en effet, ils ont tous cessé de bouder en un instant, et ontlancé un hourra qui a éveillé l’écho d’une colline lointaine et dispersé les oiseaux criards unefois de plus au-dessus du mouillage.

Le capitaine était trop malin pour gêner leur départ. Il s’est vite éclipsé, laissant Silverarranger l’excursion ; et je pense qu’il a bien fait. S’il était resté sur le pont, il n’aurait puprétendre plus longtemps qu’il ne comprenait pas la situation. C’était clair comme le jour.Silver était le capitaine et menait un équipage de mutins farouches. Les matelots honnêtes – etj’ai bientôt vu la preuve de leur existence – étaient sans doute bien bêtes. Ou plutôt, en vérité,tous étaient sensibles aux discours des meneurs – mais plus ou moins : certains, étant dansl’ensemble de braves gars, ne pouvaient pas être écartés très loin du droit chemin. C’est unechose de travailler de mauvaise grâce ; c’est tout autre chose de saisir un vaisseau et de tuer uncertain nombre d’innocents.

En fin de compte, six marins sont restés à bord, et les treize autres, y compris Silver, ontcommencé à embarquer dans les chaloupes.

C’est alors que m’est venue à l’esprit la première des idées folles qui ont tant contribué àsauver nos vies. Si Silver avait laissé six hommes, il était certain que notre petit groupe nepouvait capturer le vaisseau et l’utiliser pour combattre ; mais s’il n’étaient que six, il étaitégalement certain que les occupants de la cabine n’avaient pas besoin de moi pour se défendre.J’ai aussitôt décidé de descendre à terre. En une seconde j’avais glissé le long de la coque etm’étais blotti dans des cordages à l’avant du canot le plus proche, qui s’est éloigné du navirepresque au même moment.

Personne n’a remarqué ma présence, à part le rameur de proue, qui a demandé : “C’est toi,Jim ? Baisse la tête.” Mais Silver, depuis l’autre chaloupe, a tourné brusquement la tête etappelé pour savoir si c’était moi ; à partir de cet instant, j’ai commencé à regretter ce quej’avais fait.

Les rameurs ont fait la course pour arriver sur la plage ; mais la chaloupe sur laquelle je metrouvais avait pris de l’avance. Étant à la fois plus légère et menée par un meilleur équipage,elle a distancé sa compagne, de sorte que la proue s’est échouée entre les arbres du rivage, etj’ai saisi une branche qui m’a permis de sauter par-dessus bord, et j’ai plongé dans le fourré leplus proche, pendant que Silver et son équipe se trouvaient encore à une centaine de yards.

“Jim, Jim!” l’ai-je entendu crier.Mais je n’en ai pas tenu compte, vous pouvez l’imaginer ; bondissant, esquivant les

branches, me frayant un passage dans les buissons, j’ai couru droit devant moi, aussilongtemps que mes forces l’ont permis.

Chapitre XIVLe premier coup

J’étais si content d’avoir faussé compagnie à Long John que j’ai commencé à me sentirjoyeux et à observer avec une certaine curiosité le pays étrange que je découvrais.

Page 46: L'île au trésor(pdf)

46L’Île au Trésor

J’avais traversé un coin marécageux plein de saules, de joncs, et d’arbres exotiques bizarres ;et j’étais arrivé à l’entrée d’un clairière bosselée et sablonneuse, longue d’un mille environ. Despins se dressaient par endroits, ainsi que des arbres noueux ressemblant à des chênes, si cen’est que leur feuillage pâle rappelait celui du saule. À l’autre bout de la clairière s’élevait l’unedes collines, avec deux pics escarpés qui brillaient vivement au soleil.

J’ai éprouvé alors, pour la première fois de ma vie, le plaisir de l’exploration. L’île étaitinhabitée, j’avais laissé mes camarades derrière moi, et je ne pouvais rencontrer que desanimaux privés d’entendement. Je zigzaguais entre les arbres. Des plantes inconnues fleuris-saient ici et là ; j’ai vu des serpents, et l’un d’eux, installé sur une corniche rocheuse, a dresséla tête et a sifflé dans ma direction avec un bruit semblable au ronflement d’une toupie. J’étaisloin de me douter que c’était un ennemi mortel et que le ronflement était celui du fameuxserpent à sonnette.

Je suis arrivé ensuite à un bosquet de ces arbres noueux – des chênes-verts, ai-je appris plustard – qui ne s’élevaient guère plus haut au-dessus du sable que des ronces, leurs branchescurieusement tordues, leur feuillage aussi dense que du chaume. Le bosquet descendait depuisl’un des monticules sablonneux de la clairière ; les arbres devenaient plus nombreux et plushauts en approchant d’un grand marais planté de roseaux, à travers lequel la plus proche despetites rivières gargouillait jusqu’au mouillage. Le marécage fumait dans le soleil brûlant, et lasilhouette de la Longue-Vue tremblotait à travers la vapeur.

Soudain, une sorte d’effervescence a agité les joncs ; un canard sauvage s’est envolé avec uncouac, puis un autre, et bientôt une grande nuée d’oiseaux survolait le marais en criant. J’aipensé aussitôt que certains de mes compagnons devaient s’approcher. Je ne me trompais pas ;bientôt, j’ai entendu le son faible et lointain d’une voix d’homme qui, comme je continuais detendre l’oreille, devenait peu à peu plus forte et plus proche.

Saisi d’une grande frayeur, j’ai rampé sous les branches basses du chêne-vert le plus procheet suis resté accroupi, à l’affût, aussi silencieux qu’une souris.

Une autre voix a répondu ; puis la première, que je reconnaissais maintenant comme celle deSilver, s’est lancée dans une longue histoire, en un flot que l’autre n’interrompait que de tempsen temps. Leur ton était celui d’une conversation passionnée, et presque féroce ; mais je nesuis pas arrivé à distinguer le moindre mot.

À la fin, j’ai eu l’impression que les deux hommes s’arrêtaient, s’asseyaient peut-être ; nonseulement ils ont cessé de se rapprocher, mais les oiseaux eux-mêmes se sont calmés et sontrevenus se poser.

Je commençais à penser que négligeais mon affaire ; puisque j’avais été assez témérairepour venir à terre avec ces bandits, je ne pouvais faire moins que de surprendre leursconciliabules. Mon devoir évident était de m’approcher autant que possible, sous le couvertpropice des arbres rabougris.

Je savais dans quelle direction ils se trouvaient, non seulement par le son de leur voix, maisaussi par l’attitude des rares oiseaux qui, inquiets, continuaient de survoler les intrus.

Avançant à quatre pattes, j’ai rampé vers eux lentement mais sûrement ; au bout d’unmoment, levant ma tête jusqu’à une trouée du feuillage, j’ai vu clairement, dans un petit vallonboisé au bord du marais, Silver en grande conversation avec un autre membre de l’équipage.

Ils se tenaient debout en plein soleil. Silver avait jeté son chapeau à côté de lui sur le sol etlevait vers l’autre homme son grand visage rasé et blond, brillant de sueur, comme pour lesupplier.

Page 47: L'île au trésor(pdf)

47L’Île au Trésor

“Camarade, disait-il, c’est que je t’estime ton pesant d’or – ton pesant d’or, tu peux miserlà-dessus ! Si tu m’attirais pas comme l’aiguille de la boussole, tu crois que j’serais là à tepréviendre ? C’est fichu – tu peux plus rien changer ; j’te parle pour sauver ta peau, et si l’undes aut’ sauvages l’apprenait, keski m’arriverait, Tom – hein, dis-moi, keski m’arriverait ?

– Silver”, a répondu l’autre – et j’ai remarqué que non seulement son visage était écarlate,mais que sa voix était aussi rauque que celle d’un corbeau et vibrait, de plus, comme une cordetendue – “Silver, vous êtes vieux, et vous êtes honnête, à ce qu’on dit ; et vous avez del’argent, aussi, que des tas de pauv’ marins en ont pas ; et vous êtes courageux, si j’me trompepas. Et vous voulez m’dire que vous allez vous laisser entraîner par ce ramassis d’minables ?Pas vous ! Aussi sûr que Dieu m’voit, si j’me détourne de mon dovoir, qu’on m’coupe plutôtla main…”

Un bruit l’a interrompu tout à coup. J’avais trouvé l’un des marins honnêtes – eh bien, aumême instant, j’en ai entendu un autre. Un son ressemblant à un cri de colère s’est élevé auloin dans le marais, suivi par un second ; et enfin un hurlement affreux et prolongé. Les rochersde la Longue-vue en ont renvoyé l’écho une vingtaine de fois ; toute la troupe des oiseaux dumarais s’est envolée de nouveau dans un bruissement simultané, assombrissant les cieux ; alorsque ce cri d’agonie résonnait encore dans ma tête, le silence a rétabli son règne, et seuls lefroissement des oiseaux qui redescendaient et le fracas du lointain ressac troublaient la langueurde l’après-midi.

Tom avait sursauté au bruit, comme un cheval que l’on éperonne ; mais Silver n’avait passourcillé. Il restait sur place, appuyé de manière nonchalante sur sa béquille, observant soncompagnon comme un serpent prêt à frapper.

“John ! dit le marin, tendant la main.– Bas les pattes !” s’est écrié Silver, bondissant en arrière de trois pieds, m’a-t-il semblé,

avec l’agilité et la sureté d’un gymnaste exercé.“Bas les pattes si vous voulez, John Silver. C’est une conscience bien noire qui peut vous

inspirer d’la crainte de moi. Mais, au nom du ciel, dites-moi c’que c’était.– Ça ?” a répliqué Silver, souriant mais toujours méfiant, son œil semblable à une tête

d’épingle dans son large visage, mais brillant comme un éclat de verre. “Ça ? Oh, j’dis que ceserait Alan.”

À ces mots, ce pauvre Tom a réagi en héros.“Alan ! Que l’âme d’ce vrai marin repose en paix ! Et vous, John Silver, j’vous ai eu

longtemps pour compagnon, mais j’veux plus de vous. Si j’meurs comme un chien, j’mouriraisans faillir à mon dovoir. Vous avez tué Alan, vrai ? Tuez-moi aussi, si vous pouvez. Maisj’vous y défie.”

Ayant ainsi parlé, ce matelot courageux a tourné le dos au cuisinier sans hésiter, et s’est misà marcher vers la plage. Mais il ne devait pas aller bien loin. Poussant un cri, Lohn s’estagrippé à la branche d’un arbre, a dégagé la béquille de son aisselle et a lancé ce projectileinsolite de toutes ses forces. La pointe a frappé le pauvre Tom dans le dos, entre les épaules,avec une violence stupéfiante. Il a levé les bras, a exhalé une sorte de gémissement et s’estécroulé.

Personne ne saura jamais s’il était blessé légèrement ou gravement. Il est possible, à en jugerpar le bruit, que le choc lui ait brisé le dos. Mais il n’a pas eu le temps de reprendre sesesprits. Silver, agile comme un singe, même sans jambe ni béquille, était déjà au-dessus de lui etenfonçait par deux fois son coutelas jusqu’à la garde dans le corps sans défense. De macachette, je l’entendais haleter en assénant ses coups.

Page 48: L'île au trésor(pdf)

48L’Île au Trésor

J’ignore ce que c’est vraiment que de s’évanouir, mais je sais que pendant quelques instantsle monde s’est dissous en un tourbillon de brume ; Silver et les oiseaux, et le sommet de laLongue-vue, tout dansait la farandole et se mettait sens dessus-dessous devant mes yeux,cependant que des cloches sonnaient et des voix indistinctes hurlaient dans mes oreilles.

Quand je suis revenu à moi, le monstre s’était ressaisi, sa béquille sous le bras et sonchapeau sur la tête. Tom était étendu sans vie à ses pieds, mais l’assassin, ne prêtant aucuneattention à lui, nettoyait son couteau ensanglanté avec une touffe d’herbe. Rien d’autre n’avaitchangé. Le soleil dardait ses rayons impitoyables sur le marais fumant et sur la haute cime dela montagne, et j’avais peine à me convaincre qu’un meurtre avait bel et bien été commis et queje venais d’assister à la cruelle suppression d’une vie humaine.

C’est alors que John a plongé sa main dans sa poche, en a ressorti un sifflet, et a émisplusieurs modulations stridentes, que l’air surchauffé portait au loin. Je ne connaissais pas lesens de ce signal, bien sûr ; mais il a éveillé aussitôt mes craintes. D’autres hommes allaientvenir. Ils pouvaient me découvrir. Ils avaient déjà tué deux des marins honnêtes ; après Tom etAlan, ne risquais-je pas d’être le suivant ?

J’ai commencé sur le champ à me dégager et à ramper de nouveau, vers la partie moinstouffue de la forêt, en m’efforçant d’aller vite sans faire aucun bruit. Ce faisant, j’entendais quele vieux pirate échangeait des appels avec ses camarades. Le son du danger me donnait desailes. Dès que je suis sorti du bosquet, j’ai couru comme jamais, m’occupant à peine de ladirection de ma fuite, du moment qu’elle m’éloignait des assassins ; plus je courais, plus lapeur montait en moi, jusqu’à se transformer en une sorte de panique.

En vérité, pouvait-on imaginer personne plus totalement perdue que moi ? Quand lecapitaine tirerait son coup de fusil, comment oserais-je reprendre ma place sur le canot entreces démons encore fumant du sang qu’ils venaient de répandre ? Le premier qui me verrait neme tordrait-il pas le cou comme à une bécasse ? Mon absence elle-même ne prouvait-elle pasque je les craignais, et donc que je savais ? J’ai pensé que c’était sans espoir. Adieu,Hispaniola ; adieu sieur, docteur et capitaine ! Je n’avais plus qu’à mourir de faim, ou de lamain des mutins.

Pendant tout ce temps, ainsi que je l’ai dit, je continuais de courir et, sans y prendre garde,j’avais atteint le pied de la petite colline aux deux pics, une région de l’île où les chênes-vertsétaient moins enchevêtrés et ressemblaient plus aux arbres d’une forêt par leur aspect et leurtaille. Des pins commençaient à apparaître, hauts de cinquante à soixante-dix pieds. L’airsemblait plus pur et plus frais qu’en bas près du marécage.

Et voici qu’une nouvelle alerte m’a arrêté net, le cœur battant la chamade.

Chapitre XVL’homme de l’île

Du flanc de la colline, qui était ici escarpée et rocheuse, une poignée de gravier s’estdétachée et a dégringolé en crépitant à travers les arbres. Tournant les yeux instinctivementdans cette direction, j’ai vu une silhouette bondir avec une grande vivacité pour se cacherderrière un pin. Je n’aurais pas pu dire ce que c’était. Un ours, un homme, un singe ? Celaparaissait sombre et hirsute ; je n’en savais pas plus. Mais la terreur de cette nouvelleapparition m’a figé sur place.

Page 49: L'île au trésor(pdf)

49L’Île au Trésor

J’étais pris entre deux feux, me semblait-il ; derrière moi les assassins, devant moi cet êtreindéfini en embuscade. J’ai vite décidé que je préférais les dangers connus aux inconnus. Silverlui-même m’apparaissait moins inquiétant quand je l’opposais à cette créature des bois. J’aidonc tourné les talons et, surveillant mes arrières en regardant par-dessus mon épaule, j’aicommencé à retourner sur mes pas en direction des canots.

Aussitôt la silhouette est réapparue et, décrivant un large cercle, a entrepris de me couper laroute. J’étais fatigué, de toute façon ; même si j’avais été aussi vigoureux qu’à mon lever, jepouvais voir que toute tentative de vaincre cet adversaire à la course était vaine. La créaturefilait d’arbre en arbre comme un chevreuil, courant sur deux jambes à la manière d’un homme,si ce n’est que je n’avais jamais vu un homme courir en restant plié en deux. C’était bien unhomme, pourtant, je ne pouvais plus en douter.

Me souvenant de ce que j’avais entendu dire des cannibales, j’étais à deux doigts d’appelerau secours. Mais le simple fait de le savoir un homme, même sauvage, m’avait un peu rassuré,ce qui ravivait par contrecoup ma peur de Silver. Je me suis donc arrêté et me suis demandécomment m’échapper ; alors que je réfléchissais, le souvenir de mon pistolet m’est soudainvenu à l’esprit. En pensant que je n’étais pas sans défense, j’ai repris courage ; faisant facerésolument à cet homme de l’île, j’ai marché d’un pas vif vers lui.

Entre-temps, il s’était caché derrière un autre tronc d’arbre ; mais il devait m’observer deprès, car dès qu’il m’a vu marcher vers lui, il est venu lui-même à ma rencontre. Puis il a hésité,a reculé, s’est avancé de nouveau et enfin, provoquant mon étonnement et mon trouble, il s’estmis à genoux et a joint les mains en un geste de supplication.

Voyant cela, je me suis arrêté une fois de plus.“Qui êtes-vous ? lui ai-je demandé.– Ben Gunn, a-t-il répondu, et sa voix rauque, mal assurée, grinçait comme une serrure

rouillée. J’suis le pauv’ Ben Gunn, c’est moi ; et j’ai pas parlé à aucun Chrétien ça fait troisans.”

Je pouvais voir maintenant que c’était un homme blanc comme moi, et que ses traits étaientmême agréables. Là où sa peau était visible, elle était brûlée par le soleil ; même ses lèvresétaient noires ; et ses yeux clairs ressortaient de manière étonnante dans un visage si sombre.De tous les mendiants que j’avais vus ou imaginés, c’était le plus dépenaillé. Il était vêtu delambeaux de toile à voile et de drap marin ; et ce patchwork extraordinaire tenait ensemble parun système d’attaches aussi diverses qu’incongrues, des boutons de cuivre, des bouts de bois,des lacets de chausse goudronnés. Il portait autour de la taille une vieille ceinture de cuir àboucle de cuivre, qui était la seule pièce intacte de son accoutrement.

“Trois ans ! me suis-je exclamé. Avez-vous fait naufrage ?– Nan, camarade, j’ai été marronné.”J’avais déjà entendu ce mot. Je savais qu’il désignait une horrible punition, courante chez

les flibustiers, qui consistait à abandonner le coupable sur quelque île isolée et désolée avec unpeu de poudre et de plomb.

“Marronné trois ans d’ça, a-t-il poursuivi, et mangé tout c’temps des chèvres, des baiessauvages et des huîtres. Où qu’un homme il soit, je dis, un homme peut s’en sortir. Mais,camarade, mon cœur s’languit d’un régime chrétien. T’aurais donc pas un bout d’fromage surtoi, par chance ? Non ? Ah, maintes longues nuits j’ai rêvé d’fromage – grillé plutôt – et j’meréveille et j’suis ici.

– Si jamais je remonte à bord, vous aurez des livres de fromage.”

Page 50: L'île au trésor(pdf)

50L’Île au Trésor

Pendant tout ce temps il palpait l’étoffe de ma vareuse, caressait mes mains, regardait mesbottes et, de manière générale, dans les silences de son discours, manifestait un plaisir enfantinen présence d’un compagnon humain. Mais à mes derniers mots, il a redressé la tête avec unesorte d’expression étonnée et rouée.

“Si jamais tu rmontes à bord, tu dis ? Et alors, qui t’en empêchera ?– Pas vous, je le sais.– T’as vu juste. Mais dis donc, comment t’appelles-tu, camarade ?– Jim.– Jim, Jim, répète-t-il, apparemment très satisfait. Ben t’sais, Jim, j’ai vécu si rude que

t’aurais honte que j’te dise. Tiens, par exempe, tu penserais pas que j’ai eu une mère pieuse, àm’voir ?

– Eh bien, non, pas spécialement.– Ah, ben pourtant, elle l’était, aussi pieuse qu’on peut. Et moi que j’étais un ptit gas poli

et pieux, et j’pouvais crachouiller mon catéchisse si vite que t’aurais pas reconnu un mot d’unautre. Et vlà où j’en suis arrivé, Jim, et tout a commencé par jouer à la puce avec des sous surles pierres tombales bénies ! Ça a commencé comme ça, mais ça s’est pas arrêté là ; et ma mèrem’a averti, et a tout prédite, la pieuse femme ! Mais que j’dois à la Providence d’être ici. J’aitout réfléchi sur cette île solitaire, et j’suis revenu à la piété. Tu m’verras pas tant goûterl’rhum ; ou juste un ptit dé à coud’ qui porte chance, sûr, si j’ai l’occasion. C’est certain quej’ferai l’bien, j’ai décidé comment. Et, Jim – regardant autour de lui et abaissant sa voixjusqu’au murmure – j’suis riche.”

J’étais maintenant convaincu que la solitude avait rendu fou ce pauvre homme. Je supposeque mon sentiment se lisait sur mon visage, car il a repris en s’emportant :

“Rich! riche! j’te dis. Et t’sais quoi ? J’ferai un homme de toi, Jim. Ah, Jim, tu remercierasta bonne étoile, sûr, que t’es l’premier qui m’as trouvé !”

Soudain, une ombre a voilé son visage ; et il a serré ma main plus fort et levé un indexmenaçant devant mes yeux.

“Écoute, Jim, dis-moi vrai : c’est pas le bateau de Flint ?”C’est alors qu’une heureuse inspiration m’est venue. Je commençais à penser que j’avais

trouvé un allié, et je lui ai répondu aussitôt.“Ce n’est pas le bateau de Flint, et Flint est mort ; mais je vais vous dire la vérité, comme

vous me l’avez demandé – il y a des matelots de Flint à bord ; une terrible malchance pournous autres.

– Pas un homme – avec une – jambe ? a-t-il hoqueté.– Silver ?” ai-je demandé.– Ah, Silver ! Ce srait bien son nom.– C’est le cuisinier ; et le meneur, aussi.”Il tenait toujours mon poignet. En entendant ces mots, il l’a tordu plutôt brutalement.“Si c’est que t’es envoyé par Long John, j’suis cuit, et j’le sais. Mais toi, y t’arrive quoi, là,

tu crois ?”J’avais pris ma décision en un instant, et en guise de réponse je lui ai dit toute l’histoire de

notre voyage, et dans quelle mauvaise passe nous nous trouvions. Il m’a écouté avec le plusvif intérêt, puis m’a tapoté la tête.

“T’es un bon garçon, Jim, et vous êtes tous dans un sale sac de nœuds, hein ? Ben faitesjuste confiance à Ben Gunn – Ben Gunn c’est çui qui peut l’faire. Mais dis, tu croirais possibe

Page 51: L'île au trésor(pdf)

51L’Île au Trésor

que ton sieur pourrait s’montrer généreux, en cas qu’on l’aide – vu qu’y s’trouve dans un salesac de nœuds, comme t’as remarqué ?”

Je lui ai dit que le sieur était un homme très généreux.“Hé, mais dis, j’parle pas qu’y m’donne une loge à garder, ou un costume de livrée, ou

c’genre ; c’est pas pour moi, Jim. C’que j’parle, y srait prêt à m’laisser je dis mettons millelivres sur de l’argent qu’est djà à moi pour ainsi dire ?

– Il accepterait certainement. Nous étions décidés à tout partager, de toute façon.– Et y m’ramènerait au pays ?” a-t-il ajouté, l’air finaud.– Voyons, le sieur est un gentleman. De plus, si nous nous débarrassons des autres, nous

aurons besoin de vous pour nous aider à manœuvrer le vaisseau.– Ah, c’est sûr.” Il a paru soulagé. “Alors j’vais te dire. C’que j’ai à te dire, et rien d’plus.

J’étais dans l’bateau de Flint quand il a enterré l’trésor ; lui et six avec – six marins solides. Ysont restés à terre pas loin d’une semaine, et nous qu’on attend sur l’vieux Walrus. Un beaujour y’a l’signal et vlà Flint qui rvient seul dans une ptite chaloupe, et sa tête était bandée dansun foulard bleu. Le soleil s’levait et il était debout sur l’étrave, aussi pâle qu’un cadave. Il étaitlà, tu vois, et les six tous morts – morts et enterrés. Comment qu’il a fait, personne à bordaurait pu dire. C’était bataille, meurtre et mort subite, tout cas – lui contre six. Billy Bonesétait note second, Long John note quartier-maître ; et ils lui ont dmandé où qu’était l’trésor.‘Ah, qu’il dit, vous pouvez descendre à terre et rester, si vous voulez, mais le navire, y varpartir en chercher encore bien plus, tonnerre !’ C’est c’qu’il a dit. Alors trois ans après,j’étais dans un aute bateau et cette île est en vue. ‘Les gars, que j’leur dis, c’est là qu’estl’trésor de Flint ; y’a qu’à débarquer et l’chercher.’ Le cap’n, ça lui a pas plu ; mais mescamarades voulaient tous, donc ils ont débarqué. Douze jours ils ont cherché, et chaque jour ytrouvaient des mots pires pour m’désigner, et à la fin y sont rmontés à bord. ‘Alors toi,Benjamin Gunn, qu’ils disent, vlà un fusil, une pelle et une pioche. Tu peux rester et te trouverl’argent de Flint pour ton compte, qu’ils disent’. Ça fait trois ans que j’suis là, Jim, et pas unebouchée d’régime chrétien tout c’temps. Mais dis-moi, r’garde ; r’garde-moi, Jim. J’ai l’aird’un gars devant le mât ? Non, tu dis. Et que j’en suis pas un non plus, j’te dis.”

Là-dessus, il a cligné de l’œil et m’a pincé très fort.“T’as qu’à dire ces mots à ton sieur, Jim, a-t-il poursuivi. Qu’il en est pas un non plus – tu

lui dis ces mots-là. Trois ans qu’il est l’homme de cette île, jour et nuit, beau temps et pluie ;et kekfois il aurait ptêt pensé à prier (tu lui dis), et kekfois il aurait ptêt pensé à sa vieillemère, si c’est qu’elle est en vie (tu lui diras) ; mais presque tout l’temps de Gunn (c’est c’quetu lui diras) – presque tout son temps était pris par aut’ chose. Et alors tu l’pinceras, commeça.”

Il m’a pincé de nouveau avec un air de grande complicité.“Et puis, a-t-il ajouté, tu t’mettras bien en face et tu diras ça : Gunn est un brave homme

(tu diras), et il fait sacrément plus confiance – sacrément plus, remarque bien – à un gentlemanné qu’à ces gentilshommes de fortune, qu’il en a été un lui-même.

– Bon, je ne comprends pas un mot de ce que vous m’avez dit, mais cela n’a pasd’importance, puisque je ne vois pas comment je vais retourner à bord.

– Ah, c’est un ostacle, sûr. Bein j’ai mon canot, que je l’ai fait de mes deux mains. Je l’gardesous le roc blanc. Au pire du pire, y’a qu’à essayer cette nuit. Hé ! s’est-il écrié. Quoiencore ?”

À cet instant, alors qu’il restait une heure ou deux avant le coucher du soleil, tous les échosde l’île se sont réveillés et ont retenti du tonnerre d’un coup de canon.

Page 52: L'île au trésor(pdf)

52L’Île au Trésor

“Ils ont commencé le combat, ai-je crié. Suivez-moi.”Oubliant mes craintes, je me suis mis à courir vers le mouillage ; cependant que, tout près

de moi, l’homme marronné trottait sans effort.“À gauche, à gauche, dit-il. Reste à main gauche, ami Jim ! Ouste, sous les arbres ! Regarde,

c’est là que j’ai tué ma première chève. Elles descendent plus, maint’nant ; elles s’planquent enhaut du mât sur ces montailles par peur de Benjamin Gunn. Ah ! Et vlà le citemière (Il voulaitsans doute dire cimetière). Tu vois les monticules ? J’viendais là et j’priais, temps en temps,quand j’pensais qu’on en s’rait ptêt au dimanche. C’est pas xactement une chapelle, mais cesrait quand même solennel ; et puis, tu m’dis, Ben Gunn y manque d’personnel – pasd’chaplin, pas même une Bibe ou un drapeau, tu m’dis.”

Il ne cessait de parlait en courant, sans espérer ni recevoir une réponse.Une salve de mousqueterie a suivi le coup de canon, après un long intervalle.Pendant un nouveau silence, j’ai aperçu, à un quart de mille, le drapeau anglais flottant dans

l’air au-dessus d’un bois.

Page 53: L'île au trésor(pdf)

53L’Île au Trésor

Quatrième partieLe fortinChapitre XVI

Récit continué par le docteur : comment le navire a été abandonné

Il était environ une heure et demie – trois cloches, en langage de marin – quand les deuxchaloupes ont quitté l’Hispaniola pour aller à terre. Le capitaine, le sieur et moi discutionsdans la cabine. S’il y avait eu le moindre souffle de vent, nous aurions maîtrisé les six mutinsrestés à bord, levé l’ancre et gagné la haute mer. Mais le vent manquait ; et, pour accroîtrenotre désarroi, Hunter est venu nous annoncer que Jim Hawkins s’était faufilé sur une deschaloupes pour aller à terre avec les autres.

Nous n’avons jamais douté de Jim Hawkins ; mais son sort nous inspirait de l’inquiétude.Considérant l’état d’esprit des hommes, il nous semblait que nous avions une chance sur deuxde revoir le garçon. Nous avons couru sur le pont. La chaleur faisait fondre la poix dans lesinterstices ; la puanteur était telle que je me sentais mal ; si jamais une odeur de fièvre et dedysenterie a régné quelque part, c’était dans cet abominable mouillage. Les six gredins étaientassis à grommeler sous une voile du gaillard d’avant. À terre, nous pouvions voir les chaloupesamarrées, gardées chacune par un homme, tout près de l’embouchure de la rivière. L’un deshomme sifflait la ballade “Lillibullero”.

Attendre nous tourmentait ; nous avons décidé que Hunter et moi irions à terre avec le petitcanot pour recueillir des informations. Les chaloupes avaient dévié sur leur droite ; Hunter etmoi avons tiré tout droit, en direction du fortin indiqué sur la carte. Les deux gardiens deschaloupes ont paru s’agiter en nous voyant passer ; “Lillibullero” s’est arrêté, et j’ai vu qu’ilsdiscutaient de la marche à suivre. S’ils avaient prévenu Silver, toute l’affaire aurait pu tournerautrement ; mais ils avaient leurs instructions, je suppose ; ils ont résolu de rester sagementassis où ils étaient et de reprendre “Lillibullero”.

Une petite saillie déformait la côte, et je l’ai contournée pour la mettre entre eux et nous ;ainsi, avant même de débarquer, nous avions perdu les chaloupes de vue. J’ai sauté et j’aiavancé aussi vite que je le pouvais sans courir, un grand mouchoir de soie sous mon chapeaupour me tenir la tête au frais et une paire de pistolets amorcés pour nous défendre.

À peine avais-je parcouru une centaine de yards que j’ai atteint le fortin.Voici à quoi ça ressemblait : une source d’eau limpide jaillissait au sommet d’une butte. Sur

cette butte, entourant la source, ils avaient édifié un solide bâtiment de rondins, capabled’abriter quarante personnes s’il le fallait, et percé de meurtrières pour des mousquets de tousles côtés. Tout autour ils avaient dégagé un grand terre-plein et complété le tout par unepalissade de six pieds de haut, sans porte ni ouverture. Les pieux étaient si bien plantés qu’onne pouvait les abattre sans beaucoup de temps ni d’efforts, mais trop espacés pour protégerles assaillants. Les occupants du bâtiment étaient sûrs d’avoir l’avantage ; ils restaienttranquillement à l’abri et tiraient les autres comme des perdrix. Ils n’avaient besoin que debonnes sentinelles et de vivres ; car, à moins d’être vraiment pris par surprise, ils pouvaienttenir la place contre un régiment.

La source m’a plu tout spécialement. Si nous pouvions tenir un siège dans la cabine del’Hispaniola, qui contenait des armes et des munitions, de quoi manger, des vins excellents,une chose avait été négligée – nous n’avions pas d’eau. Je réfléchissais à cette question, quand

Page 54: L'île au trésor(pdf)

54L’Île au Trésor

le cri d’agonie d’un homme a retenti au-dessus de l’île. La mort violente ne m’était pasétrangère – j’avais servi son Altesse Royale le Duc de Cumberland, j’avais été blessé moi-même à la bataille de Fontenoy – mais j’ai senti que le rythme de mon pouls sautait d’un cran.“Jim Hawkins est parti” ai-je pensé.

C’est bien d’avoir été soldat, mais encore mieux d’avoir été médecin. On n’a pas le tempsde tergiverser dans notre travail. Je me suis donc décidé à l’instant, et sans perdre une secondeje suis retourné au rivage et j’ai sauté dans le petit canot.

Par chance, Hunter était bon rameur. L’eau volait autour de nous ; bientôt le canot étaitrangé le long de la goélette et moi sur le pont.

Je les ai trouvés tout secoués, ce qui paraissait naturel. Le sieur était assis, blanc comme unlinge, pensant au guêpier dans lequel il nous avait fourrés, la bonne âme ! L’un des six matelotsdu gaillard d’avant ne faisait pas meilleure figure. Le capitaine Smollett l’a désigné d’unmouvement de tête.

“Voici un homme qui n’a pas l’habitude de ce travail. Il a failli s’évanouir, docteur, quand ila entendu le cri. Un petit coup de barre et il se joindrait à nous.”

J’ai exposé mon plan au capitaine, et nous avons mis au point ensemble les détails de sonexécution.

Nous avons posté le vieux Redruth dans la coursive entre la cabine et le gaillard d’avant,avec trois ou quatre mousquets chargés et un matelas pour se protéger. Hunter a amené lecanot sous le hublot de poupe, et Joyce et moi avons entrepris de le charger de barils depoudre, de mousquets, de sacs de biscuits, de conserves de porc, d’un tonnelet de cognac, sansoublier ma précieuse armoire à pharmacie.

Pendant ce temps, le sieur et le capitaine sont restés sur le pont et ce dernier a hélé le chefde chaloupe, qui était le principal matelot à bord.

“Monsieur Hands, nous sommes deux, avec une paire de pistolets chacun. Si l’un de voussix lance le moindre signal, cet homme est mort.”

Visiblement décontenancés, ils ont échangé quelques mots et ont tous dégringolé dans lecapot avant, comptant sans doute nous prendre à revers. Mais quand ils ont vu que Redruthles attendait dans la coursive, ils ont viré de bord aussitôt et une tête a émergé de nouveau surle pont.

“Couché, chien !” a crié le capitaine.La tête a disparu ; et ces six froussards ne se sont plus manifestés pour l’instant.Cependant, jetant pêle-mêle tout ce qui nous tombait sous la main, nous avions chargé le

canot autant qu’il nous paraissait possible de le faire. Joyce et moi sommes descendus par lehublot de poupe et Hunter a de nouveau exercé son talent de rameur jusqu’à la côte.

Ce second voyage n’a pas manqué d’inquiéter les guetteurs des chaloupes et d’interromprede nouveau “Lillibullero”. Alors que nous allions les perdre de vue derrière la saillie de la côte,l’un d’eux a sauté à terre et disparu. J’ai envisagé de changer mon plan et de détruire leurschaloupes, mais j’ai pensé que Silver et les autres se trouvaient peut-être tout près. À vouloirtrop gagner, nous risquions de tout perdre.

Nous avons touché terre au même endroit qu’auparavant et avons entreprisd’approvisionner le fortin. Nous avons effectué le premier voyage tous les trois, lourdementchargés, et avons jeté nos provisions par-dessus la palissade. Puis, laissant Joyce monter lagarde – un seul homme, c’est certain, mais possédant une demi-douzaine de mousquets –Hunter et moi sommes retournés au petit canot pour emporter d’autres paquets. Ainsi avons-nous procédé, sans nous arrêter pour reprendre notre souffle, afin de mettre à l’abri toute la

Page 55: L'île au trésor(pdf)

55L’Île au Trésor

cargaison. Ce travail accompli, les deux serviteurs ont pris position dans le bâtiment, et moij’ai souqué ferme jusqu’à l’Hispaniola.

Transporter une seconde cargaison n’était pas aussi téméraire qu’on pourrait le penser. Ilsavaient l’avantage du nombre, bien sûr, mais nous avions l’avantage des armes. Pas un deshommes à terre n’avait un mousquet ; avant qu’ils aient pu s’approcher pour nous avoir àportée de pistolet, nous nous flattions de pouvoir régler le compte d’une bonne demi-douzained’entre eux.

Le sieur nous attendait au hublot de poupe, ayant retrouvé tous ses esprits. Il a saisi etassuré l’amarre. Nous nous sommes mis à charger le canot avec l’ardeur de gens dont la vie esten jeu. Au porc, à la poudre et au biscuit, qui constituaient l’essentiel de la cargaison, nousavons ajouté un mousquet et un coutelas par personne pour le sieur, Redruth, le capitaine etmoi. Le reste des armes et de la poudre, nous les avons jetés par-dessus bord dans deuxbrasses et demie d’eau, de sorte que tout au fond, sur le sable fin, nous pouvions voir l’acierbriller au soleil.

La marée commençait à se retirer et le vaisseau tournait autour de son ancre. On entendaitvaguement des voix qui appelaient du côté des chaloupes ; si cela nous rassurait au sujet deJoyce et Hunter, qui se trouvaient bien plus à l’est, cela nous incitait aussi à partir sans tarder.

Redruth a abandonné son poste dans la coursive pour descendre dans le canot. Nous avonsensuite contourné le navire pour faciliter la tâche au Capitaine Smollett.

“Alors, les gars, vous m’entendez ?” a-t-il demandé.Aucune réponse n’est venue du gaillard d’avant.“C’est à toi, Abraham Gray – c’est à toi que je parle.”Toujours pas de réponse.“Gray, a repris M. Smollett, un peu plus fort. Je quitte le vaisseau et je t’ordonne de suivre

ton capitaine. Je sais que tu es bon gars, au fond, et j’ose affirmer que pas un d’entre vousn’est aussi mauvais qu’il le prétend. J’ai ma montre en main ; je te donne trente secondes pourme rejoindre.”

Silence.“Viens, mon brave” a continué le capitaine, ne reste pas à hésiter face au vent. Je risque ma

vie, et celle de ces messieurs, à t’attendre.”Nous avons entendu un bruit de lutte, de coups échangés. Abraham Gray a jailli soudain, la

joue entaillée par un coup de couteau. Il s’est précipité vers le capitaine comme un chien quel’on siffle.

“Je suis avec vous, monsieur”, a-t-il dit.L’instant d’après, le capitaine et lui avaient sauté dans le canot, et nous prenions le large.Nous avions réussi à quitter le navire, mais nous n’étions pas encore à terre dans notre

fortin.

Chapitre XVIISuite du récit du docteur : le dernier voyage du petit canot.

Ce dernier voyage n’a pas ressemblé aux précéents. En premier lieu, la coquille de noix quinous emmenait était lourdement surchargée. Cinq hommes, dont trois – Trelawney, Redruth etle capitaine – mesuraient plus de six pieds de taille, c’était déjà trop. Ajoutez à cela la poudre,le porc et les sacs de pain. L’eau venait lécher le plat-bord arrière. Nous avons embarqué

Page 56: L'île au trésor(pdf)

56L’Île au Trésor

plusieurs petits paquets de mer, si bien que mes culottes et les basques de mon habit étaientdéjà trempés alors que nous n’avions pas encore parcouru cent yards.

Le capitaine nous a fait équilibrer la cargaison pour rétablir l’assiette du canot. Tout demême, nous avions peur de respirer.

En second lieu, la marée baissait maintenant franchement. Un fort courant, hérissé devaguelettes, courait vers l’ouest dans le mouillage, puis vers le sud et la haute mer à travers ledétroit par lequel nous étions entrés le matin même. Le clapotis mettait en danger notre esquifsurchargé ; mais le pire était que nous nous écartions de notre trajet. Le courant nousempêchait de débarquer à notre endroit habituel au-delà de la saillie de la côte ; il nousentraînait du côté des chaloupes, où les pirates pouvaient apparaître d’un instant à l’autre.

“Je ne peux pas maintenir le cap vers le fortin”, ai-je annoncé au capitaine. Je tenais labarre, pendant que Redruth et lui, deux hommes frais et dispos, maniaient les avirons. “Lamarée nous fait dériver. Pourriez-vous souquer plus ferme ?

– Nous risquerions que le bateau soit inondé, dit-il. Vous devez tenir le coup, monsieur, s’ilvous plaît ; tenir jusqu’à ce vous arriviez à regagner du terrain.”

J’ai essayé, et j’ai découvert comment empêcher le courant de nous entraîner vers l’ouest :il fallait mettre le cap à l’est, c’est-à-dire à peu près à angle droit de la direction que nousaurions dû viser.

“À ce rythme, nous n’atteindrons jamais la côte, ai-je remarqué.– Si c’est le seul cap que nous arrivons à tenir, monsieur, alors tenons-le. Nous devons

ramer contre le courant. Vous voyez, monsieur, a-t-il ajouté, si nous nous laissons déporter del’autre côté de notre lieu de débarquement, il est difficile de dire où nous toucherions terre,outre le risque d’être attaqués par les chaloupes ; tandis que de cette manière, le courant vafinir par s’affaiblir et nous pourrons revenir à notre débarcadère.

– Le courant diminue djà, msieur, a déclaré le matelot Gray, qui était assis à l’avant ; vouspouvez laisser filer un peu.

– Merci, mon brave”, ai-je dit, comme s’il ne s’était rien passé auparavant ; car nous avionstous conclu, sans nous concerter, que nous devions le traiter comme l’un des nôtres.

Soudain le capitaine a repris la parole, et il m’a semblé que son intonation avait changé.“Le canon ! dit-il.– J’y ai pensé.” J’étais sûr qu’il voulait parler d’un bombardement du fortin. “Ils

n’arriveront jamais à descendre le canon à terre, et encore moins à le porter à travers les bois.– Regardez donc derrière, docteur.”Nous avions complètement oublié la pièce de neuf ; et voilà que les cinq gredins, à notre

grande horreur, s’agitaient autour d’elle, retirant sa veste, ainsi que l’on nommait la bâchegoudronnée qui la protégeait en mer. De plus, il m’est venu à l’esprit à cet instant que nousavions laissé à bord les boulets et la poudre pour la pièce, et que ces fripouilles n’avaient qu’àdonner un coup de hache pour s’en emparer.

“Israel Hands était le canonnier de Flint”, a dit Gray d’une voix rauque.Sans plus penser au risque, nous avons mis le cap directement sur le débarcadère. Nous

commencions à échapper à l’emprise du courant, si bien que nous pouvions manœuvrer lecanot, sans même avoir besoin de ramer plus vite. J’arrivais à avancer droit vers notre but.Cependant, notre changement de cap entraînait un inconvénient : nous ne présentions plus àl’Hispaniola notre poupe, mais notre flanc, qui constituait une cible aussi large qu’un portailde grange.

Page 57: L'île au trésor(pdf)

57L’Île au Trésor

Je pouvais entendre, et voir, cette canaille au visage bouffi par l’eau-de-vie, Israel Hands,rouler un boulet sur le pont.

“Qui est le meilleur tireur ? a demandé le capitaine.– Mr. Trelawney, de loin, ai-je répondu.– Mr. Trelawney, auriez-vous l’obligeance de me descendre l’un de ces hommes ? a dit le

capitaine. Hands, si possible.”Ne montrant pas plus de nervosité que s’il était construit en acier trempé, Trelawney s’est

occupé d’amorcer son fusil.“Doucement, monsieur, avec votre mousquet, s’est écrié le capitaine, sinon vous allez

inonder le canot. Soyez tous prêts à rétablir l’équilibre quand le coup partira.”Le sieur a épaulé, les rames sont restées suspendues en l’air, et nous nous sommes préparés

à nous pencher de l’autre côté pour maintenir l’équilibre. Tout cela était si bien exécuté quenous n’avons pas embarqué une goutte d’eau.

Pendant ce temps, ils avaient fait tourner le canon sur son pivot, et Hands, qui se tenait à lagueule avec le refouloir pour tasser la poudre, était par conséquent le plus exposé. Cependant,la chance ne nous a pas souri ; car au moment précis où Trelawney a tiré, Hands s’est baissé,la balle a sifflé au-dessus de lui et c’est l’un des quatre autres qui est tombé.

Son cri a été repris en écho non seulement par ses compagnons présents à bord, mais aussipar un grand nombre de voix sur le rivage. En regardant dans cette direction, j’ai vu que lespirates déboulaient de la forêt et se précipitaient dans les chaloupes.

“Voilà les chaloupes, monsieur”, ai-je dit.– Souquez plus ferme, s’est écrié le capitaine. Tant pis si nous prenons l’eau maintenant. Si

nous n’arrivons pas à terre, c’est la fin.– Ils n’embarquent que sur une des chaloupes, monsieur, ai-je ajouté. L’équipage de l’autre

suit sans doute la côte à pied pour nous intercepter.– Ils vont en baver, monsieur. Matelot à terre perd ses repères, vous savez. Je ne me soucie

pas autant d’eux que du boulet. Jeu de quilles ! La femme de chambre de mon épouse ne nousraterait pas. Dites-moi quand vous verrez l’allumette, sieur, et nous ramerons à l’envers pourdéjouer leurs prévisions.”

Pendant ce temps, nous avions bien avancé pour un canot tellement surchargé, et nousavions embarqué très peu d’eau. Nous nous approchions ; encore trente ou quarante coups derame et nous pourrions nous échouer ; car le reflux avait déjà découvert une étroite langue desable au pied des arbres. La chaloupe ne nous inquiétait plus ; la petite saillie nous la cachait.La marée descendante, qui nous avait si cruellement retardés, se rachetait en retardant nosadversaires. Il restait le danger du canon.

“Si j’osais, dit le capitaine, je m’arrêterais pour que nous en abattions un autre.”Mais il était évident qu’ils n’avaient pas l’intention de se laisser distraire. Ils n’avaient pas

même jeté un coup d’œil à leur camarade tombé sur le pont ; pourtant, il n’était pas mort, et jele voyais tenter de ramper pour se mettre à l’abri.

“Mèche allumée ! a crié le sieur.– Halte !” a ordonné aussitôt le capitaine.Redruth et lui ont inversé le mouvement du canot si brusquement que l’arrière a plongé tout

entier dans l’eau. La détonation a retenti au même instant. C’est le premier coup que Jim aentendu, le son du tir du sieur n’étant pas parvenu jusqu’à lui. Où le boulet est passé, aucund’entre nous n’aurait pu le dire ; mais je suppose qu’il est passé au-dessus de nos têtes, et queson vent a pu contribuer à notre malheur.

Page 58: L'île au trésor(pdf)

58L’Île au Trésor

Quoi qu’il en soit, le canot s’est enfoncé par la poupe, doucement, dans trois pieds d’eau,laissant le capitaine et moi face à face sur nos pieds. Les trois autres ont plongé la tête lapremière et sont ressortis trempés et crachouillant.

Jusque là, il n’y avait pas grand dommage. Aucun vie n’était perdue, et nous pouvionspatauger jusqu’au rivage. Mais nos provisions reposaient par le fond et, pire, deux mousquetssur cinq étaient en état de marche. Mû par une sorte d’instinct, j’avais soulevé le mien, quiétait sur mes genoux, et l’avais tenu au-dessus de ma tête. Le capitaine portait le sien enbandoulière sur l’épaule et, en homme avisé, le chien vers le haut. Les trois autres avaient couléavec le canot.

Pour ajouter à notre inquiétude, nous entendions déjà des voix dans le bois qui bordait lacôte ; nous ne courions pas seulement le danger d’être coupés du fortin dans notre état defaiblesse, mais nous ignorions comment Hunter et Joyce résisteraient à une demi-douzained’assaillants. Hunter était un gaillard solide, nous le savions ; Joyce nous inspirait des doutes– un homme agréable et poli, qui faisait le valet et brossait les habits à la perfection, mais quin’avait pas vraiment une personnalité d’homme de guerre.

Tout en ruminant ces pensées, nous avons gagné le rivage le plus vite possible,abandonnant derrière nous le pauvre petit canot et une bonne moitié de notre poudre et de nosprovisions.

Chapitre XVIIISuite du récit du docteur : fin de la première journée de combat

Nous avons traversé aussi vite que possible la bande de forêt qui nous séparait du fortin ; àchaucn de nos pas, la voix des flibustiers se rapprochait. Bientôt nous entendions le bruit deleur course, et le craquement des branches quand ils franchissaient un fourré.

Je commençais à penser que nous devions nous préparer à un affrontement direct, et j’aivérifié mon amorce.

“Capitaine”, ai-je dit. “Trelawney ne manque jamais sa cible. Donnez-lui votre fusil ; le sienest hors d’usage.”

Ils ont échangé leurs fusils et Trelawney, aussi calme et silencieux qu’il l’avait été depuis ledébut des hostilités, s’est arrêté un moment pour s’assurer que l’arme était prête à servir.Cependant, j’ai remarqué que Gray était sans défense et lui ai tendu mon coutelas. Cela nous aréchauffé le cœur de le voir cracher dans ses mains, froncer les sourcils et fendre l’air avec salame. Il suffisait d’observer les muscles tendus de notre nouvelle recrue pour voir qu’il valaitson pesant de sel.

Ayant parcouru quarante pas de plus, nous sommes arrivés à la lisière du bois et avons vule fortin devant nous. Nous avons atteint la palissade vers le milieu de son côté sud à l’instantmême où sept mutins – menés par Job Anderson, le maître d’équipage – sont apparus enhurlant au coin sud-ouest.

Ils ont hésité, comme pris de court ; avant qu’ils se soient ressaisis, non seulement le sieuret moi, mais Hunter et Joyce depuis le fortin, avions eu le temps de faire feu. Les quatre coupsétaient un peu éparpillés, mais ils ont fait l’affaire : l’un des ennemis est tombé et les autres,repartant d’où ils étaient venus, se sont précipités dans les bois.

Après avoir rechargé, nous avons marché le long de la palissade pour voir l’assaillantabattu. Il était raide mort – le cœur transpercé par une balle.

Page 59: L'île au trésor(pdf)

59L’Île au Trésor

Nous nous apprêtions à nous réjouir de ce beau succès quand un coup de pistolet a claquédans un buisson, une balle a sifflé au ras de mon oreille et le pauvre Tom Redruth a chancelé ets’est étalé de tout son long sur le sol. Le sieur et moi avons riposté, mais comme aucune ciblen’était visible, nous avons sans doute gâché notre poudre. Puis nous avons rechargé et avonsaccordé notre attention à ce malheureux Tom.

Le capitaine et Gray l’examinaient déjà ; un coup d’œil m’a suffi pour constater que sa finétait proche.

Je pense que la promptitude de notre riposte avait dispersé les mutins une fois de plus, carnous avons pu hisser le pauvre garde-chasse par-dessus la palissade sans être dérangés, puis leporter, ensanglanté et gémissant, jusqu’à la maison de rondins.

Le pauvre homme n’avait pas prononcé une seule parole exprimant l’étonnement, la protes-tation, la peur, ni même l’assentiment, depuis le début de nos ennuis jusqu’à ce moment oùnous l’avons allongé sur le sol du fortin pour y mourir. Il était resté fidèle au poste, tel unguerrier troyen, derrière son matelas dans la coursive ; il avait exécuté tous les ordres ensilence, résolument et sans jamais commettre d’erreur ; c’était notre aîné d’une bonne vingtained’années ; et maintenant c’était lui, le vieux serviteur bourru et efficace, qui allait mourir.

Le sieur s’est agenouillé à côté de lui et lui a baisé la main, pleurant comme un enfant.“M’en vais, docteur ?” a-t-il demandé.– Tom, mon brave, ai-je dit, “u rentres à la maison.– J’aurais bien voulu leur mette un coup d’fusil d’abord.– Tom, a déclaré le sieur, dites que vous me pardonnez, je vous en prie.– Ce serait pas manquer d’respect, de moi à vous, sieur ? Enfin bon, ainsi soit-il, amen !”Après un petit moment de silence, il a dit qu’il pensait que quelqu’un pourrait lire une

prière. “C’est la coutume, monsieur”, a-t-il ajouté comme pour s’excuser. Peu après, sans uneparole de plus, il a rendu l’âme.

Cependant le capitaine, dont la poitrine et les poches m’avaient paru remarquablementgonflées, en avait sorti toutes sortes d’objets – le drapeau britannique, une bible, une torsadede corde solide, une plume, de l’encre, le livre de bord et des livres de tabac. Il avait trouvé untronc de pin, scié et ébranché, couché sur le sol à l’intérieur de la palissade. Avec l’aide deHunter, il l’avait dressé à un coin du bâtiment, le coinçant sur les poutres entrecroisées. Puis,montant sur le toit, il avait déployé et hissé les couleurs au sommet de ce mât.

Ce geste a semblé le soulager grandement. De retour dans la maison, il s’est mis à fairel’inventaire de nos provisions, comme si rien d’autre n’existait. Mais il surveillait néanmoinsl’évolution de Tom ; quand il a vu que tout était fini, il a déployé un autre drapeau et l’aétendu respectueusement sur le corps.

“Ne vous tourmentez pas pour lui, monsieur, dit-il en serrant la main du sieur. Il n’y a rienà craindre pour un matelot abattu alors qu’il accomplissait son devoir envers son capitaine etson armateur. C’est ptêt pas de la bonne théologie, mais c’est un fait.”

Il m’a tiré à l’écart.“Dr. Livesey, dans combien de semaines attendez-vous le vaisseau de secours ?”Je lui ai dit que ce n’était pas une question de semaines, mais de mois ; que si nous n’étions

pas rentrés à la fin du mois d’août, Blandly devait envoyer une expédition à notre recherche ;ni plus tôt, ni plus tard. “Calculez vous-même”, ai-je ajouté.

“Ah oui, a répliqué le capitaine en se grattant la tête. Même en espérant que la Providencese montre généreuse, je dirais que nous sommes bien déventés.

– Que voulez-vous dire ? ai-je demandé.

Page 60: L'île au trésor(pdf)

60L’Île au Trésor

– Il est bien dommage, monsieur, que nous ayons perdu cette deuxième cargaison. Voilà ceque je veux dire. Pour la poudre et les munitions, ça ira. mais les rations sont justes, trèsjustes ; si justes, Dr. Livesey, que nous nous en sortirons peut-être mieux sans cette bouche deplus à nourrir.”

Et il a montré le cadavre sous le drapeau.À ce moment, un boulet a survolé le toit de la maison de rondins en grondant et en sifflant,

avant de se perdre au loin dans les bois.“Oh, oh ! s’est exclamé le capitaine. Tirez n’importe comment ! Vous n’avez déjà pas tant

de poudre, mes enfants !”Au deuxième essai, ils ont mieux visé et la boulet est tombé à l’intérieur de l’enceinte, en

soulevant un nuage de sable, mais sans produire plus de dégâts.“Capitaine, a remarqué le sieur, ils ne peuvent pas voir la maison depuis le navire. Ils visent

sans doute le drapeau. Ne serait-il pas plus sage de le descendre ?– Amener mes couleurs ? Non, monsieur, ça non.” Je crois que nous avons tous compris, en

entendant ces mots, que nous étions de son avis. Car ce n’était pas seulement le sentimentd’un marin courageux ; c’était aussi une bonne tactique, puisque cela montrait à nos ennemisque nous méprisions leur canonnade.

Les coups de canon ont retenti toute la soirée. Les boulets se succédaient, passant trophaut ou tombant trop court, ou soulevant des gerbes de sable dans l’enceinte ; leur angle devisée était si proche de la verticale que le boulet s’enfonçait dans le sable mou. Nous n’avionspas à craindre de ricochet ; même si un boulet est entré par le toit de la maison et ressorti entraversant le plancher, nous nous sommes bientôt habitués à ce raffut, que nous trouvionsaussi peu dérangeant qu’une partie de cricket.

“Cette affaire présente au moins un avantage, a observé le capitaine, c’est que personne nes’aventure plus dans le bois devant nous. La marée a bien baissé ; nos provisions devraientêtre à découvert. Des volontaires pour y aller et rapporter du porc ?”

Gray et Hunter se sont proposés les premiers. Ils sont sortis de l’enceinte discrètement,bien armés, mais cela n’a servi à rien. Les mutins étaient plus audacieux que nous ne lesupposions, ou le talent de canonnier d’Israel leur inspirait une plus grande confiance.Toujours est-il que quatre ou cinq d’entre eux étaient occupés à récupérer nos provisions. Ilsles emportaient en marchant dans l’eau jusqu’à l’une des chaloupes, que leurs camaradesmaintenaient en place dans le courant en ramant un peu. Silver, installé à l’arrière, commandaitl’opération. Chaque homme était maintenant armé d’un mousquet, provenant de quelquecachette connue d’eux seuls.

Le capitaine a ouvert son journal de bord pour le mettre à jour, et voici ce qu’il a écrit.“Alexander Smollett, maître ; David Livesey, médecin du bord ; Abraham Gray, charpentier

en second ; John Trelawney, armateur ; John Hunter et Richard Joyce, ses serviteurs, non-marins – soit six hommes restés fidèles de l’équipage du navire – avec des provisions pour dixjours à rations réduites, ont débarqué ce jour et hissé les couleurs britanniques sur le fortin del’Île au Trésor. Thomas Redruth, domestique de l’armateur, non-marin, abattu par les mutins ;James Hawkins, mousse –”

J’étais justement en train de m’interroger sur le sort du pauvre Jim Hawkins.Un appel depuis l’intérieur de l’île.“Quelqu’un nous hèle, s’est écrié Hunter, qui était de garde.– Docteur ! Sieur ! Capitaine ! Hello, Hunter, c’est vous ?”

Page 61: L'île au trésor(pdf)

61L’Île au Trésor

Je me suis précipité à la porte juste à temps pour voir Jim Hawkins, sain et sauf, escaladerla palissade.

Chapitre XIXRécit repris par Jim Hawkins : la garnison dans le fortin

Dès que Ben Gunn a vu le drapeau, il s’est arrêté, m’a retenu par le bras, et s’est assis.“Alors vlà tes amis, c’est sûr, a-t-il dit.– Bien plus de chances que ce soient les mutins.– Quoi ? Eh, dans un endroit comme ici, où personne mouille que des gentilshommes de

fortune, Silver hisserait la tête de mort, ça tu peux pas en douter. Non, c’est tes amis. Y’a eud’la bagarre, aussi, et j’pense que tes amis ont eu l’dessus ; et les vlà à terre dans l’vieux fortin,que Flint l’a construit y’a des années et des années de ça. Ah, l’avait une sacrée tête sur sesépaules, Flint. On a jamais vu un adversaire à sa hauteur, sauf le rhum. Il craindait personne,non ; juste Silver – Silver, qu’était tellement raffiné.

– Bon, c’est possible, et tant mieux ; raison de plus pour que je me dépêche de rejoindremes amis.

– Non, mon gars, pas toi. T’es un bon garçon, ou que j’me trompe ; mais t’es qu’un gamin,n’empêche. Tandis que Ben Gunn est fûté. Même pas pour du rhum j’irais pas, là où tu vas –même pas pour du rhum, jusque j’ai vu ton gentleman né et qu’il me donne sa paroled’honneur. Et t’oublieras pas mes mots : ‘Sacrément plus (c’est ça qu’tu diras), sacrémentplus confiance’ – et puis tu l’pinces.”

Et il m’a pincé pour la troisième fois, avec le même air complice.“Et quand y aura b’soin de Ben Gunn, tu sais où l’trouver, Jim. Juste où qu’tu l’as trouvé

jourd’hui. Et çui qui vient doit avoir kekchose de blanc à la main ; et doit venir seul. Oh ! Et tudiras aussi : ‘Ben Gunn a ses propres raisons.’ Tu diras ça.

– Bien. Je crois que je comprends. Vous avez quelque chose à proposer, et vous désirezvoir le sieur ou le docteur ; et on peut vous trouver là où je vous ai trouvé. C’est tout ?

– Et quand ? que tu m’dis. Eh, entre le relevé de midi et la sixième cloche.– Parfait. Puis-je y aller maintenant ?– T’oublieras pas ? a-t-il demandé, inquiet. Sacrément plus, et ses propres raisons, que tu

diras. Ses propres raisons ; c’est l’principal ; d’homme à homme. Bon alors – il me tenaittoujours – je r’connais que tu peux y aller, Jim. Et, Jim, si que tu voyais Silver, tu irais pas devendre Ben Gunn ? Y pourraient t’écarteler qu’tu dirais rien ? Non, que tu dis. Et si que cespirates campaient sur le rivage, Jim, tu dirais quoi qu’il y ait des veuves au matin ?”

Une détonation l’a interrompu à cet instant. Un boulet de canon a déchiré les feuillages ets’est enfoncé dans le sable à moins de cent yards de l’endroit où nous bavardions. Aussitôtnous sommes partis en courant, chacun dans sa direction.

Pendant une bonne heure, de fréquentes déflagrations ont secoué l’île et des boulets onttroué la forêt. Je me déplaçais de cachette en cachette, toujours poursuivi, me semblait-il, parces projectiles terrifiants. Mais vers la fin des bombardements, si je n’osais pas encorem’aventurer du côté du fortin, où les boulets tombaient le plus souvent, j’avais commencé dereprendre courage, plus ou moins ; et après un long détour vers l’est, je me suis faufilé sous lesarbres qui bordaient le rivage.

Page 62: L'île au trésor(pdf)

62L’Île au Trésor

Le soleil venait de se coucher, la brise marine frissonnait dans les bois et ridait la surfacegrise du mouillage ; la mer s’était retirée très loin, découvrant de grandes étendues de sable ;après la chaleur de la journée, je commençais à avoir froid malgré ma veste.

L’Hispaniola était à l’ancre au même endroit ; mais, évidemment, c’était le pavillon noir àtête de mort des pirates qui flottait à la proue. Alors même que je le regardais, j’ai vu un éclairrouge et entendu une autre détonation, suivie de la protestation de tous les échos de l’île. Undernier boulet a fendu les airs. C’était la fin de la canonnade.

Je suis resté un moment à plat ventre, à observer l’agitation qui succédait à l’attaque. Deshommes démolissaient quelque chose avec des haches sur la plage en-dessous du fortin ; lepauvre petit canot, je l’ai compris plus tard. Un grand feu brillait plus loin, près de l’embou-chure de la rivière. L’une des chaloupes allait et venait entre cet endroit et le navire. Lesmatelots, que j’avais vus si renfrognés, criaient en ramant comme des gamins. Il y avait unetonalité dans leurs voix qui suggérait le rhum.

À la fin, j’ai pensé que je pouvais repartir vers le fortin. Je m’étais avancé sur la péninsulebasse et sablonneuse qui borde le mouillage à l’est, et qui va jusqu’à l’île du squelette à maréebasse. Quand je me suis relevé, j’ai vu, plus loin sur la péninsule, s’élevant au milieu debuissons bas, un rocher isolé, de bonne taille et d’un blanc singulier. Il m’est venu à l’idée quec’était peut-être le rocher blanc dont Ben Gunn avait parlé, et que si un jour ou l’autre j’avaisbesoin d’un bateau, je saurais où en chercher un.

Puis j’ai longé les bois jusqu’à la partie arrière de l’enceinte, celle qui se trouve du côté de lacôte, où j’ai été chaudement accueilli par le groupe des fidèles.

Après avoir raconté mes aventures, j’ai commencé à regarder autour de moi. Le bâtimentétait fait de troncs de pins non équarris – toit, murs et plancher. Ce dernier s’élevait parendroits à un pied ou un pied et demi au-dessus du sable. Il y avait un porche devant la porte,et sous ce porche la petite source jaillissait dans un bassin artificiel plutôt étrange – le grandchaudron de fer d’un navire, dont on avait retiré le fond avant de l’enterrer dans le sable“jusqu’à la ligne de flottaison”, comme disait le capitaine.

Les derniers occupants de la maison n’avaient pas laissé grand-chose dedans en dehors de lacharpente. Il y avait juste une dalle de pierre dans un coin qui servait de foyer, avec un vieuxpanier de fer rouillé pour contenir le feu.

Les pentes de la butte et tout l’intérieur de l’enceinte avaient été déboisés pour fournir lestroncs. On pouvait imaginer, en voyant les souches, quelle belle et haute fûtaie avait étédétruite. Le sol avait été emporté par les pluies ou par le vent après la suppression des arbres.Il ne restait un peu de verdure que le long du ruisseau qui coulait depuis le chaudron : un épaistapis de mousse, quelques fougères et des petits buissons rampants. Tout autour de lapalissade – si près que cela affaiblissait notre défense, disaient-ils – la forêt prospérait encore,haute et serrée, toute de pins du côté de la terre mais mélangée de chênes-verts du côté de lamer.

La brise fraîche du soir, que j’ai mentionnée, sifflait à travers chaque fissure du grossierbâtiment, et arrosait le plancher d’une pluie continuelle de sable fin. Il y avait du sable dansnos yeux, du sable dans nos dents, du sable dans nos soupers, du sable qui dansait dans lasource au fond du chaudron, ressemblant à du porridge sur le point de bouillir. Un trou carrédans le toit nous tenait lieu de cheminée. Seule une petite partie de la fumée trouvait le cheminde la sortie ; le reste refluait dans la maison et nous faisait tousser et pleurer sans discontinuer.

Page 63: L'île au trésor(pdf)

63L’Île au Trésor

Ajoutez à cela que Gray, le nouveau, avait le visage bandé à la suite d’une coupure qu’ilavait reçue en échappant aux mutins ; et que le pauvre vieux Tom Redruth, que l’on n’avaitpas encore enterré, était étendu le long du mur, raide et sévère, sous le drapeau britannique.

Si on nous avait autorisés à rester oisifs, nous aurions tous cédé au désespoir, mais cen’était pas le genre du Capitaine Smollett. Il nous a tous convoqués devant lui et a réparti lestours de garde. Le docteur, Gray et moi pour le premier ; le sieur, Hunter et Joyce pour lesecond. Alors que nous étions bien fatigués, deux d’entre nous ont été envoyés chercher dubois pour le feu ; deux ont été chargés de creuser la tombe de Redruth ; le docteur a été nommécuisinier ; j’ai été placé à la porte comme sentinelle ; et le capitaine lui-même allait de l’un àl’autre, soutenant notre moral et donnant un coup de main quand c’était nécessaire.

De temps en temps, le docteur venait à la porte pour respirer un peu d’air et reposer sesyeux, qui lui sortaient presque de la tête à force d’être enfumés ; à chaque fois, il trouvait unmot à me dire.

“Cet homme Smollett, dit-il une fois, vaut mieux que moi. Et je ne dis pas souvent ce genrede chose, Jim.”

Une autre fois, il est venu et n’a pas parlé tout de suite. Puis il a incliné sa tête sur le côté etm’a regardé.

“Ce Ben Gunn, est-ce un homme ? a-t-il demandé.– Je ne sais pas, monsieur. Je ne suis pas sûr qu’il ait toute sa tête.– Que l’on en doute prouve justement qu’il est sain d’esprit. Tu vois, Jim, on ne peut pas

espérer qu’un homme qui s’est rongé les ongles pendant trois ans sur une île déserte paraisseaussi sain d’esprit que toi et moi. Cela n’est pas conforme à la nature humaine. Tu m’as biendit qu’il aimait le fromage ?

– Oui, monsieur, le fromage.– Mon cher Jim, observe l’utilité d’un certain raffinement quant à la nourriture. Tu as vu

ma tabatière, n’est-ce pas ? Mais tu ne m’as jamais vu en sortir une prise ; la raison en est quedans ma tabatière, je conserve un morceau de Parmesan – un fromage italien très nourrissant.Eh bien, c’est pour Ben Gunn !”

Avant de souper, nous avons enterré le vieux Tom dans le sable, et sommes restés unmoment autour de lui, tête nue dans la brise. Nous avions apporté une bonne quantité de boispour le feu, mais pas assez au gré du capitaine ; il a hoché de la tête et nous a dit que “nousdevrions y retourner demain un peu plus vivement”. Ensuite, quand nous avons fini de mangernotre porc et bu un grand verre de grog à l’eau-de-vie, les trois chefs se sont installés dans uncoin pour examiner nos perspectives d’avenir.

Ils n’avaient aucune idée, apparemment. Nos provisions étaient si réduites que la faim nepouvait manquer de provoquer notre reddition bien avant l’arrivée des secours. Notre meilleurespoir, ont-ils décidé, était de tuer les flibustiers les uns après les autres jusqu’au moment oùils baisseraient leur pavillon ou s’enfuiraient avec l’Hispaniola. Leur nombre était déjà réduitde dix-neuf à quinze ; deux d’entre eux étaient blessés et l’un d’eux, au moins – l’hommeatteint d’une balle derrière le canon – gravement blessé, sinon mort. Chaque fois qu’uneoccasion de faire feu se présentait, nous devions en profiter, en protégeant nos propres viesavec grand soin. De plus, nous pouvions compter sur deux alliés solides – le rhum et le climat.

En ce qui concerne le premier allié, malgré le demi mille qui nous séparait d’eux, nous lesentendions hurler et chanter tard dans la nuit ; quant au second, le docteur a parié sa perruquequ’à camper dans les marais sans remèdes à leur portée, la moitié d’entre eux seraient sur leflanc avant une semaine.

Page 64: L'île au trésor(pdf)

64L’Île au Trésor

“Ainsi, a-t-il ajouté, s’ils ne nous abattent pas tous d’abord, ils seront contents de seréfugier dans la goélette. C’est un navire, au moins, et ils peuvent se remettre à la flibuste, jesuppose.

– Premier vaisseau que j’aie jamais perdu”, a remarqué le Capitaine Smollett.J’étais mort de fatigue, vous pouvez l’imaginer ; et quand je me suis endormi, non sans

m’être beaucoup tourné et retourné sur ma couche, j’ai dormi comme une bûche.Les autres s’étaient levés depuis longtemps; avaient déjà pris leur petit déjeuner et doublé

la taille de la pile de bois, quand un remue-ménage et un bruit de voix m’ont réveillé.J’ai entendu que quelqu’un disait : “Drapeau blanc !” Et aussitôt après, avec un cri de

surprise : “Silver lui-même !”À ces mots, j’ai bondi et, me frottant les yeux, j’ai couru jusqu’à une meurtrière creusée

dans le mur.

Chapitre XXL’ambassade de Silver.

Et en effet, il y avait deux hommes juste derrière la palissade, l’un agitant un bout de toileblanche ; l’autre, Silver en personne, se tenant placidement à côté.

Il était encore tôt, et je crois que je n’avais jamais connu une matinée aussi fraîche ; le froidvous transperçait jusqu’à la moelle. Le ciel était lumineux et sans nuage, et la cime des arbresavait des reflets roses dans le soleil . Mais là où Silver se tenait avec son adjoint tout étaitencore dans l’ombre, et ils étaient enfoncés jusqu’aux genoux dans une couche de vapeurblanche qui avait rampé depuis le marais pendant la nuit. La combinaison du froid et de lavapeur ne disait rien de bon de l’île. C’était de toute évidence un endroit humide, fiévreux,malsain.

“Restez dedans, les gars”, a ordonné le capitaine. “Neuf chances sur dix que ce soit uneruse.”

Il a hélé le flibustier.“Qui va là ? Halte, ou nous tirons.– Drapeau blanc”, s’est écrié Silver.Le capitaine restait sous le porche, se maintenant prudemment hors de la trajectoire d’une

balle perfide éventuelle. Il s’est tourné vers nous :“L’équipe de garde du docteur, en place. Dr Livesey au nord, s’il vous plaît ; Jim, à l’est ;

Gray, à l’ouest. L’autre équipe, tous à charger les fusils. Vivement, les gras, et prudence.”Puis il a fait face aux mutins.“Et que voulez-vous avec votre drapeau d’armistice ?” a-t-il crié.Cette fois, c’est l’autre homme qui a répondu.“Cap’n Silver, msieu, de venir à bord et discuter.– Cap’n Silver ! Connais pas. Qui c’est ?” a crié le capitaine. Et nous l’entendions se parler

à lui même : “Cap’n, hein ? Nom d’un chien, j’appelle ça de l’avancement !”Long John a répondu lui-même.“Moi, monsieur. Ces pauvres garçons m’ont choisi comme cap’n, après votre désertion,

monsieur – soulignant le mot ‘désertion’. Nous sommes prêts à nous soumettre, si nouspouvons nous entendre, sans en faire toute une histoire. Tout ce que j’demande, c’est votre

Page 65: L'île au trésor(pdf)

65L’Île au Trésor

parole, Cap’n Smollett, de m’laisser ressortir sain et sauf d’cette enceinte-ci, et une minutepour me mettre hors d’portée avant qu’un coup soit tiré.

– Mon gars, dit le Capitaine Smollett, je n’ai pas le moindre désir de parler avec vous. Sivous voulez me parler, vous pouvez entrer, c’est tout. S’il se produit quelque traîtrise, ce serade votre part, et alors, que Dieu vous garde.

– Ça me va, cap’n, s’est écrié Long John, joyeusement. Votre parole m’suffit. Je saisreconnaître un gentleman, vous pouvez miser là-dessus.”

Nous pouvions voir que l’homme au drapeau blanc tentait de retenir Silver. Cela n’avaitrien d’étonnant, vu la réponse cavalière du capitaine. Mais Silver lui a ri au nez et l’a tapé dansle dos, comme si toute méfiance avait été absurde. Puis il s’est avancé jusqu’à l’enceinte, alancé sa béquille, levé sa jambe et, avec une vigueur et une agilité remarquables, a réussi àfranchir la palissade et à retomber sans mal de l’autre côté.

Je dois avouer que j’étais bien trop absorbé par ce qui se passait pour être de la moindreutilité comme sentinelle ; en vérité, j’avais déjà quitté ma meurtrière à l’est et m’étais glisséderrière le capitaine, qui s’était maintenant assis sur le seuil, avec ses coudes sur ses genoux, satête dans ses mains et ses yeux fixés sur l’eau qui débordait en bouillonnant du vieux chaudron.Il sifflotait pour lui-même, “Venez, Filles et Garçons”.

Silver avait beaucoup de mal à escalader la butte. La pente était si raide, les souches sinombreuses et le sable si mou, qu’avec sa béquille il se trouvait aussi désemparé qu’unvaisseau vent debout. Mais il a persévéré sans rien dire, comme un homme, et a fini par arriverdevant le capitaine, qu’il a salué de la plus belle manière. Il s’était mis sur son trente et un : unimmense habit bleu, constellé de boutons de cuivre, lui descendait jusqu’aux genoux et ilportait, incliné sur la nuque, un magnifique chapeau à rubans de dentelle.

“Vous voici, mon gaillard, dit le capitaine en levant la tête. Vous feriez mieux de vousasseoir.

– Vous allez pas m’laisser entrer, cap’n ? a protesté Long John. C’est un matin d’grandfroid, sûr, monsieur, pour rester assis dehors sur le sable.

– Voyons, Silver, s’il vous avait plu d’être un honnête homme, vous pourriez être assisdans votre cuisine. C’est votre faute. Soit vous êtes le cuisinier de mon navire – et alors, vousavez été traité comme il faut – soit Cap’n Silver, un vulgaire mutin et pirate, et dans ce cas,allez vous faire pendre !

– Bon, bon, cap’n, a répliqué le cuisinier, en s’asseyant sur le sable comme on le luidemandait, vous devrez me donner un coup d’main pour me relever, c’est tout. Un bien jolicoin que vous avez là. Ah, mais c’est Jim ! Bien le bonjour à toi, Jim. Docteur, à votre service.Ma foi, vous êtes tous réunis ici comme une famille heureuse, façon d’parler.

– Si vous avez quelque chose à dire, mon bonhomme, vous feriez mieux de le dire.– Vous auriez raison, Cap’n Smollett. L’devoir c’est l’devoir, sûr. Alors dites voir, c’était

un beau coup que vous avez réussi la nuit dernière. Un beau coup, j’dis pas l’contraire. Y’en achez vous qui manient joliment la pointe d’une canne ferrée. Et y’en a chez nous qu’ont étésecoués, j’dis pas l’contraire non plus – ptêt tous secoués ; ptêt secoué moi-même ; ptêt c’estc’qui m’amène pour discuter. Mais ’coutez-moi bien, cap’n, ça s’fera pas deux fois, tonnerre !Nous mettrons des sentinelles, et nous abattrons d’un degré ou deux pour le rhum. Vouscroyez ptêt que nous étions tous saouls comme des barriques. Mais j’vous dis, j’étais sobre ;seulement crevé comme un chien ; si j’me serais réveillé une seconde plus tôt, j’vous auraispris sur le fait, sûr. Il était pas mort quand j’suis arrivé à lui, ça non.

– Et alors ?” dit le Capitaine Smollett, toujours impassible.

Page 66: L'île au trésor(pdf)

66L’Île au Trésor

Le discours de Silver était une énigme pour lui, mais on ne l’aurait jamais deviné au ton desa voix. Quand à moi, je commençais à comprendre. Les derniers mots de Ben Gunn me sontrevenus à l’esprit. Je me suis douté qu’il avait rendu visite aux flibustiers pendant qu’ilsétaient tous étendus ivres autour de leur feu, et j’ai calculé avec joie que nous n’avions plusque quatorze ennemis à affronter.

“Eh bien voilà, dit Silver. De notre côté, nous voulons ce trésor, et nous l’aurons ! De votrecôté, vous aimeriez autant sauver vos vies, je suppose. Vous avez une carte, non ?

– Peut-être”, a répondu le capitaine.– Oh, vous l’avez, je le sais, a poursuivi Long John. Pas la peine de l’prendre de haut avec

moi ; y’a pas une particule d’avantage à en retirer, vous pouvez miser là-dessus. J’veux dire,nous voulons votre carte. Et j’vous ai jamais voulu de mal, moi-même.

– Ça ne prend pas avec moi, mon bonhomme, a interrompu le capitaine. Nous savonsexactement ce que vous aviez l’intention de faire, et cela nous est égal ; car maintenant, vousvoyez, vous ne pouvez pas le faire.”

Et le capitaine l’a regardé calmement, et s’est mis à bourrer sa pipe.“Si Abe Gray… s’est exclamé Silver.– Halte-là ! Gray ne m’a rien dit, et je ne lui ai rien demandé. Et de plus, je préférerais vous

voir exploser et disparaître avec lui et toute cette île. Et voilà mon opinion sur ce sujet, monbonhomme.”

Ce petit accès de colère a paru refroidir Silver. Auparavant, son irritation ne faisaitqu’augmenter ; maintenant, il s’est ressaisi.

“Possible, dit-il. J’irais pas délimiter ce que des gentlemen considèrent juste, ou pas, selonle cas. Et, vu que vous vous préparez à prendre une pipe, cap’n, j’me permettrai d’fairepareil.”

Il a bourré sa pipe et l’a allumée ; les deux hommes ont fumé en silence pendant pas mal detemps, tantôt se dévisageant, tantôt tassant leur tabac, tantôt se penchant pour cracher.C’était aussi bien de les regarder que d’aller au théâtre.

“Bon, voilà, a repris Silver. Vous nous donnez la carte pour aller au trésor, vous cessez detirer sur de pauvres marins et de leur défoncer la tête pendant qu’ils dorment. Vous faites ça,et nous vous offrons un choix. Soit vous venez à bord avec nous, une fois le trésor embarqué,et alors j’vous donne ma garanterie, sur mon honneur, d’vous déposer kèke part à terre sains etsaufs. Ou bien, si ça serait pas à votre goût, certains de mes matelots étant rudes, et ayant descomptes à régler, rapport à des brimades, alors vous pouvez rester ici. Vous pouvez. Nousrépartirons les provisions, à chaque homme sa part ; et j’vous donne ma garanterie, commeavant, de parler au premier navire que j’vois, et j’les envoie ici pour vous prendre. Ça c’estparler, vous conviendrez. Pourriez pas voir à espérer mieux, non. Et j’espère (élevant sa voix)que tous les matelots dans c’fortin prêteront attention à mes paroles, car c’que je dis à l’un,j’le dis pour tous.”

Le Capitaine Smollett s’est levé et a tapoté sa pipe dans la paume de sa main gauche pouren vider les cendres.

“C’est tout ?– Mon dernier mot, tonnerre ! Refusez ça, vous verrez plus rien d’moi que des balles de

fusil.– Très bien. Maintenant, écoutez-moi. Si vous venez un par un, sans armes, je m’engage à

vous coller tous aux fers et à vous ramener en Angleterre où vous aurez droit à un procèséquitable. Sinon, je m’appelle Alexandre Smollett, j’ai défendu les couleurs de mon souverain,

Page 67: L'île au trésor(pdf)

67L’Île au Trésor

et je vous enverrai tous par le fond. Vous ne pouvez pas trouver le trésor. Vous ne pouvezpas manœuvrer le navire – il n’y a pas un homme parmi vous capable de manœuvrer le navire.Vous ne pouvez pas nous combattre – Gray, ici présent, a échappé à cinq d’entre vous. Votrevaisseau est coincé, Maître Silver ; vous êtes sur une côte sous le vent, ainsi que vous leconstaterez. Je me tiens devant vous et je vous le dis ; et ce sont les dernières bonnes parolesque vous entendrez de moi ; car, au nom du ciel, je vous mettrai une balle dans le dos laprochaine fois que je vous verrai. En avant, marche, mon gars. Filez d’ici, s’il vous plaît, envitesse, et ouste !”

Le visage de Silver était à voir ; les yeux lui sortaient de la tête de rage. Il a secoué sa pipepour en jeter les braises.

“Un coup de main pour m’aider à me lever ! s’est-il écrié.– Pas moi, a rétorqué le capitaine.– Qui me donnera un coup de main ?” a-t-il hurlé.Pas un homme n’a bougé parmi nous. Grommelant les pires imprécations, il a rampé sur le

sable jusqu’au moment où il a pu s’appuyer sur le porche et se hisser sur sa béquille. Puis il acraché dans la source.

“Là ! a-t-il crié, vlà ce que j’pense de vous. Avant qu’une heure soit achevée, j’auraienflammé votre vieille baraque comme un punch au rhum. Riez, tonnerre, riez ! Avant qu’uneheure soit achevée, vous rirez dans l’autre monde. Ceux qui crèveront seront les moins àplaindre.”

Et avec un épouvantable juron, il est parti clopin-clopant en labourant le sable. Aprèsquatre ou cinq échecs, l’homme au drapeau blanc l’a aidé a franchir la palissade, et il a disparuaussitôt entre les arbres.

Chapitre XXIL’attaque

Dès le départ de Silver, le capitaine, qui l’avait observé attentivement, s’est tourné versl’intérieur de la maison et a trouvé qu’aucun d’entre nous n’était à son poste, sauf Gray. Pourla première fois, nous l’avons vu en colère.

“À vos postes !” a-t-il rugi. Puis, comme nous étions tous revenus, penauds, à nos places :“Gray, je vais inscrire votre nom dans le livre de bord ; en vrai marin, vous n’avez pas failli àvotre devoir. Mr Trelawney, vous m’étonnez, monsieur. Docteur, je pensais que vous aviezporté l’uniforme du roi ! Si c’est ainsi que vous avez servi à Fontenoy, monsieur, vous auriezmieux fait de rester dans votre couchette.”

Les équipiers du docteur étaient retournés à leurs meurtrières, les autres s’occupaient decharger les mousquets de rechange. Je vous assure que tous étaient bien rouges après qu’onleur ait secoué les puces, comme on dit.

Le capitaine a regardé autour de lui pendant un moment sans rien dire. Puis il a parlé.“Mes enfants, j’ai lâché une bordée sur Silver. C’est exprès que j’ai tiré à boulets rouges ;

avant que l’heure soit achevée, comme il l’a dit, ils vont monter à l’abordage. Ils ont l’avantagedu nombre, je n’ai pas besoin de vous le dire, mais nous combattons à couvert ; il y a encoreune minute, je vous aurais dit que nous combattions avec discipline. Je ne doute aucunementque nous pouvons les rosser, si vous le décidez.”

Il a effectué une ronde et a vu, ainsi qu’il l’a dit, que tout allait bien.

Page 68: L'île au trésor(pdf)

68L’Île au Trésor

Sur les deux petits côtés de la maison, à l’est et à l’ouest, il y avait seulement deuxmeurtrières ; sur le côté sud, où se trouvait le porche, deux de plus ; et au nord, cinq. Nousdisposions de vingt mousquets pour sept personnes. Le bois de chauffage avait été empilé demanière a constituer quatre tables, une au milieu de chaque côté, et sur chacune de ces tableson avait mis à portée de main des défenseurs des munitions et quatre mousquets chargés. Lescoutelas étaient rangés au milieu.

“Éteignez le feu, dit le capitaine ; il fait moins froid, et nous ne devons pas avoir de fuméedans les yeux.”

Mr Trelawney a emporté le panier de fer au dehors et a étouffé les braises dans le sable.“Hawkins n’a pas pris son petit déjeuner, a poursuivi le capitaine. Hawkins, servez-vous

et retournez manger à votre poste. Vivement, mon garçon ; vous aurez besoin de toutes vosforces avant longtemps. Hunter, servez une tournée d’eau-de-vie à tous les hommes.”

Pendant que nous suivions ses instructions, le capitaine achevait de réfléchir à son plan dedéfense.

“Docteur, vous vous occuperez de la porte. Ouvrez l’œil, mais veillez à ne pas vousexposer ; restez à l’intérieur et tirez à travers le porche. Hunter, prenez le côté est, ici. Joyce,vous vous tenez à l’ouest, mon gars. Mr Trelawney, vous êtes le meilleur tireur – vous etGray, vous prendrez tout le côté nord, avec les cinq meurtrières ; c’est là qu’il y a danger. S’ilsarrivent jusque là et tirent sur nous à travers nos propres hublots, les choses commenceraient àsentir le roussi. Hawkins, on ne peut compter ni sur vous, ni sur moi pour le tir ; nousresterons dans le coin pour recharger et donner un coup de main.”

Comme le capitaine l’avait dit, le froid était passé. Dès que le soleil s’est élevé au-dessus denotre ceinture d’arbres, il a projeté ses rayons de toute sa force sur la clairière et bu d’un traitles vapeurs de l’aube. Bientôt le sable s’est mis à cuire et la résine des rondins à fondre. Nousavons tombé vestes et vareuses, ouvert le col de nos chemises, roulé nos manches jusqu’à nosépaules ; et nous attendions là, chacun à son poste, enfiévrés par la chaleur et l’angoisse.

Une heure s’est écoulée.“Qu’ils aillent se faire pendre ! dit le capitaine. C’est aussi ennuyeux qu’un calme plat.

Gray, sifflez pour appeler le vent.”À ce moment précis, l’attaque s’est annoncée.“S’il vous plaît, monsieur, dit Joyce. Si je vois quelqu’un, dois-je tirer ?– Je vous ai dit que oui ! s’est écrié le capitaine.– Merci, monsieur”, a répondu Joyce, toujours aussi calme et poli.Rien ne s’est passé pendant un moment ; mais la remarque de Joyce nous avait mis en

alerte, ouvrant l’œil et tendant l’oreille – les tireurs en position avec leurs armes à la main, lecapitaine au milieu de la pièce, la mâchoire serrée et les sourcils froncés.

Encore quelques secondes, et soudain Gray a levé son mousquet et tiré. La détonationrésonnait encore que nous avons entendu sa répétition, arrivant de tous les côtés de l’enceinteen salve éparpillée, coup après coup, comme un vol d’oies sauvages. Plusieurs balles ontfrappé la maison, mais aucune n’est entrée. La fumée s’étant dissipée, l’enceinte et les boistout autour nous ont paru aussi tranquilles et vides qu’auparavant. Aucune branche nebougeait, aucun reflet de canon de fusil ne trahissait la présence de nos ennemis.

“Avez-vous touché votre homme ? a demandé le capitaine.– Non, monsieur, a répondu Joyce. Je crois que non, monsieur.

Page 69: L'île au trésor(pdf)

69L’Île au Trésor

– Réussir son coup, c’est le mieux, a marmonné le Capitaine Smollett, mais dire la vérité,c’est déjà pas mal. Rechargez son fusil, Hawkins. Combien diriez-vous qu’ils étaient de votrecôté, docteur ?”

– Je peux vous répondre avec précision. Trois coups ont été tirés de ce côté. J’ai vu lestrois éclairs – deux très proches – un plus à l’ouest.

– Trois ! Et combien chez vous, Mr Trelawney ?”Il était plus difficile de répondre à cette question. De nombreux coups de feu étaient venus

du nord – sept, selon les calculs du sieur ; huit ou neuf, selon Gray. À l’est et à l’ouest un seulcoup avait été tiré. Il était donc évident que l’attaque se concentrerait au nord, et que sur lestrois autres côtés nous ne serions gênés que par des semblants d’hostilité. Mais le CapitaineSmollett n’a rien changé à son dispositif. Si les mutins parvenaient à franchir la palissade,disait-il, il s’empareraient de n’importe quelle meurtrière non défendue et nous tireraientcomme des rats dans notre propre place-forte.

D’ailleurs nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour réfléchir. Soudain, une nuée depirates vociférants a bondi depuis les bois du côté nord et a couru droit à la palissade. Aumême moment, la fusillade a repris ; une balle de fusil a sifflé à travers la porte et brisé lemousquet du docteur en mille morceaux.

Les assaillants ont escaladé la palissade comme des singes. Le sieur et Gray n’arrêtaient pasde tirer ; trois hommes sont tombés, l’un en avant dans l’enclos, deux à l’extérieur. Mais deceux-là, l’un était de toute évidence plus effrayé que blessé, car il s’est relevé en un clin d’œilet a disparu à l’instant entre les arbres.

Deux avaient mordu la poussière, un s’était enfui, quatre avaient pris pied à l’intérieur denos retranchements ; tandis que depuis l’abri des bois sept ou huit hommes, chacun ayant sansdoute plusieurs mousquets à sa disposition, concentraient un feu nourri, bien que vain, sur lefortin.

Les quatre qui avaient réussi l’abordage ont foncé droit sur le bâtiment ; ils hurlaient encourant, et les hommes cachés dans les arbres criaient en écho pour les encourager. Plusieurscoups ont été tirés, mais avec trop de hâte, si bien qu’aucun n’a paru faire mouche. En unmoment, les quatre pirates s’étaient rués à l’assaut de la butte et arrivaient sur nous.

La tête de Job Anderson, le maître d’équipage, est apparue à la meurtrière centrale.“À l’attaque, tout l’monde – tout l’monde !” rugissait-il d’une voix de tonnerre.À cet instant, un autre pirate a empoigné le mousquet de Hunter par le canon, le lui a

arraché des mains et, lui portant un violent coup de crosse à travers la meurtrière, a étendu lepauvre homme sans connaissance sur le sol. Cependant, un troisième mutin, ayant fait le tourde la maison sans être inquiété, est apparu brusquement sur le seuil et s’est jeté sur le docteuren brandissant son coutelas.

Les positions étaient radicalement renversées. Un moment plus tôt, nous étions à l’abri ettirions sur un ennemi exposé ; maintenant, nous étions nous-mêmes à découvert, incapables derendre les coups.

La fumée qui envahissait la maison nous protégeait un peu. Ce n’était que cris et confusion,éclairs et détonations. Un affreux gémissement a résonné dans mes oreilles.

“Dehors, mes enfants, dehors, a crié le capitaine. Combattons-les à l’extérieur ! Auxcoutelas !”

J’ai saisi un coutelas sur la pile et l’un des nôtres, qui en saisissait un au même moment, atracé sur mes phalanges une estafilade que j’ai à peine sentie. Je me suis précipité à la porte etsuis sorti dans la clarté du soleil. Quelqu’un me suivait, j’ignorais qui. Devant moi, le docteur

Page 70: L'île au trésor(pdf)

70L’Île au Trésor

descendait la butte à la poursuite de son adversaire et, sous mes yeux, a rabattu sa garde et l’aenvoyé au sol avec une grande entaille en travers du visage.

“Contournez la maison, les gars ! Contournez la maison !” s’est écrié le capitaine ; et malgréle tumulte, je percevais que sa voix avait changé.

J’ai obéi machinalement. Je suis parti vers l’est et, mon coutelas levé, j’ai passé le coin dubâtiment. Là, je me suis retrouvé nez à nez avec Anderson. Il a rugi et brandi son arme au-dessus de sa tête. La lame étincelait au soleil. Je n’ai pas eu le temps d’avoir peur. Alors que lecoup était encore en suspens, j’ai bondi de côté en une fraction de seconde et, trébuchant dansle sable mou, j’ai roulé la tête la première en bas de la pente.

Quand je m’étais rué hors de la maison, les autres mutins escaladaient la palissade pour enfinir avec nous. Un homme, coiffé d’un bonnet rouge, son coutelas entre les dents, avait déjàatteint le haut et lancé une jambe de l’autre côté. Eh bien, tout s’est passé si vite qu’en merelevant j’ai vu la même scène, l’homme au bonnet rouge toujours à cheval sur la palissade, unautre montrant juste sa tête au-dessus des pieux. Pendant cet infime intervalle de temps,pourtant, le combat s’était achevé et la victoire était à nous.

Gray, qui me suivait de près, avait abattu le grand maître d’équipage avant qu’il se soitremis de son coup manqué. Un autre avait reçu une balle à une meurtrière, alors même qu’iltirait dans la maison, et maintenant il agonisait, le pistolet encore fumant à la main. Le docteur,je l’avais vu, en avait mis un troisième hors de combat. Des quatre mutins qui avaient franchila palissade, un seul nous avait échappé et celui-là, mort de peur, avait abandonné son coutelassur le champ de bataille et tentait d’escalader l’enceinte dans l’autre sens.

“Feu ! Feu depuis la maison ! a crié le docteur. Et vous, mes amis, rentrez vous mettre àcouvert.”

Personne n’a tenu compte de ses paroles. Aucun coup n’a été tiré, et le dernier assaillant aréussi à s’enfuir et à disparaître dans la forêt avec les autres. En trois secondes, il ne restaitplus un seul ennemi, sauf les cinq qui étaient tombés, quatre à l’intérieur de l’enceinte et un àl’extérieur.

Le docteur, Gray et moi avons couru à toute vitesse pour nous mettre à l’abri. Les survi-vants allaient bientôt revenir là où ils avaient laissé leurs mousquets et la fusillade pouvaitrecommencer d’un moment à l’autre.

La maison était déjà moins enfumée, et un coup d’œil nous a suffi pour voir le prix de notrevictoire. Hunter était étendu sans connaissance près de sa meurtrière ; Joyce près de la sienne,une balle dans la tête, immobile à tout jamais. Cependant, au milieu de la pièce, le sieursoutenait le capitaine ; ils étaient aussi pâles l’un que l’autre.

“Le capitaine est blessé, dit Mr Trelawney.– Ont-ils filé ?” a demandé Mr Smollett.– Tous ceux qui pouvaient courir, assurément, a répondu le docteur ; mais il y en a cinq qui

ne courront plus jamais.– Cinq ! s’est exclamé le capitaine. Ah, voilà qui est mieux. Cinq contre trois, ça nous laisse

à quatre contre neuf. Nos chances sont meilleures qu’au début. Nous étions sept contre dix-neuf alors, ou nous le pensions, ce qui est aussi déplaisant à supporter.”*

*Le nombre des mutins a bientôt été réduit à huit, car l’homme atteint par Mr Telawney àbord de la goélette est mort ce même soir de ses blessures. Mais nous ne l’avons appris queplus tard, bien sûr.

Page 71: L'île au trésor(pdf)

71L’Île au Trésor

Cinquième partieMon aventure en mer

Chapitre XXIIDébut de mon aventure en mer

Les mutins ne sont pas revenus. Pas un coup de feu n’a été tiré depuis les bois. Ils avaient“reçu leur ration pour la journée”, comme l’a dit le capitaine, et nous avons pu tranquillementexaminer les blessés et préparer le déjeuner. Le sieur et moi avons cuisiné dehors, malgré ledanger. Même dehors, c’est tout juste si nous savions ce que nous faisions, tellement lesaffreux gémissements des patients du docteur nous glaçaient d’horreur.

Sur les huit hommes qui étaient tombés au combat, seuls trois respiraient encore – le pirateabattu à la meurtrière, Hunter et le Capitaine Smollett ; et sur les trois, les deux premiersavaient déjà un pied dans la tombe. Le mutin, de fait, est mort sous le bistouri du docteur. Etnous avons eu beau faire, Hunter n’a jamais repris connaissance en ce monde. Il a tenujusqu’au soir, respirant bruyamment comme le vieux flibustier chez nous après son attaqued’apoplexie ; mais le coup lui avait enfoncé les côtes et il s’était fracturé le crâne en tombant,de sorte que pendant la nuit, sans un geste ni un bruit, il a rejoint son Créateur.

Quant au capitaine, ses blessures étaient graves, mais pas mortelles. Aucun organe vitaln’était atteint. La balle d’Anderson – car c’était Job qui l’avait touché le premier – avait briséson omoplate et effleuré le poumon ; la seconde avait seulement déchiré des muscles de sonmollet. Il était sûr de guérir, selon le docteur, mais en attendant et pendant plusieurs semaines,il ne devait ni marcher ni bouger son bras, ni même parler quand ce n’était pas indispensable.

Ma coupure accidentelle en travers des phalanges n’était qu’une piqûre de moustique. Ledocteur Livesey l’a pansée, et m’a tiré les oreilles pour le même prix.

Après le déjeuner, le sieur et le docteur se sont assis auprès du capitaine pour tenir conseil ;ils ont parlé autant qu’ils le désiraient et, un peu après midi, le docteur a pris son chapeau etses pistolets, glissé un coutelas dans sa ceinture, plié la carte dans sa poche et, un mousquetsur l’épaule, a franchi la palissade sur le côté nord avant de s’enfoncer dans la forêt d’un pasvif.

Gray et moi étions assis à l’autre bout de la salle, afin de ne pas gêner nos officiers pendantleur discussion. Gray a sorti sa pipe de sa bouche et a bel et bien oublié de l’y remettre,tellement ce qu’il voyait le stupéfiait.

“Ça, au nom du diable, le Dr Livesey est-il fou ?– Mais non, lui dis-je. De cet équipage, il est celui qui mérite le moins d’être qualifié ainsi,

je pense.– Eh bien, camarade, il est ptêt pas fou ; mais si lui l’est pas, j’te dis, moi je le suis.– Je suppose que le docteur a son idée ; et si je ne me trompe pas, il est parti voir Ben

Gunn.”J’avais raison, ainsi qu’il est apparu plus tard ; mais, en attendant, alors qu’une chaleur

étouffante régnait dans la maison, et que le soleil de midi embrasait le sable de l’enceinte, uneidée m’est venue en tête, qui n’était pas du tout judicieuse. Je me suis mis à envier le docteurqui marchait à l’ombre fraîche des bois, entouré d’oiseaux, respirant le parfum plaisant despins, tandis que je grillais, avec mes vêtements collés à la résine chaude de mon siège, et

Page 72: L'île au trésor(pdf)

72L’Île au Trésor

tellement de sang autour de moi, et tant de pauvres cadavres étendus partout, que l’endroitm’inspirait un dégoût presque aussi fort que de la terreur.

Pendant tout le temps que j’ai passé à nettoyer la maison, puis à laver la vaisselle du déjeu-ner, ce dégoût et ce désir n’ont fait qu’augmenter, jusqu’au moment où, comme je passais prèsd’un sac à pain et que personne ne me regardait, j’ai accompli le premier pas en vue de monescapade en bourrant de biscuits les deux poches de mon habit.

J’étais stupide, si vous voulez, et je m’apprêtais sans doute à me lancer dans une aventuretéméraire et insensée ; mais j’étais déterminé à prendre toutes les précautions possibles. Siquelque chose m’arrivait, ces biscuits m’empêcheraient au moins de mourir de faim jusqu’aulendemain soir.

Je me suis ensuite emparé d’une paire de pistolets ; comme je possédais déjà une poire àpoudre et des balles, je me sentais bien armé.

Quant au plan que j’avais en tête, il n’était pas mauvais en soi. Je pensais descendre à lapéninsule sablonneuse qui séparait à l’est le mouillage de la pleine mer, trouver le rocher blancque j’avais vu le soir précédent, et vérifier si c’était bien là que Ben Gunn avait caché sonbateau ; cela valait la peine d’essayer, j’en suis encore convaincu aujourd’hui. Il était certainqu’on ne m’autoriserait pas à quitter l’enceinte ; je devais donc filer à la française quandpersonne ne m’observerait ; et cette manière de procéder était si vilaine que cela rendait tout leprojet condamnable. Mais je n’étais qu’un enfant, et j’avais pris ma décision.

En fin de compte, une excellente occasion s’est présentée. Le sieur et Gray étaient occupésà changer les bandages du capitaine ; le champ était libre ; j’ai bondi au-dessus de la palissadeet me suis précipité au plus épais des arbres. Avant que mes compagnons aient pu remarquermon absence, je m’étais mis hors de portée de leurs appels.

C’était ma seconde folie, bien pire que la première, puisque je ne laissais que deux hommesvalides pour garder la maison ; mais comme la première, elle a contribué à nous sauver tous.

Je me suis dirigé droit vers la côte est de l’île, car j’avais décidé de longer la péninsule ducôté de la mer, afin d’éviter le risque d’être vu depuis le mouillage. La fin de l’après-midi étaitchaude et ensoleillée. Alors que je marchais sous les hautes futaies, j’entendais loin devant moinon seulement le grondement continuel du ressac, mais aussi un certain froissement defeuillages et frottement de branchages qui m’indiquait que la brise du large soufflait plus fortque d’habitude. Bientôt, j’ai senti des courants d’air frais ; et au bout de quelques pas je suisarrivé à la lisière des bois et j’ai vu la mer bleue éclaboussée de soleil jusqu’à l’horizon, et lesvagues roulant et fracassant leur écume sur la grève.

Je n’ai jamais vu la mer calme autour de l’ïle au Trésor. Même quand le soleil flamboyaitdans l’azur, quand aucun souffle n’agitait l’air, quand la surface de la mer était lisse et bleue,ces grands rouleaux déferlaient le long de la côte, grondant sans cesse jour et nuit ; et je doutequ’il y ait un endroit sur l’île où l’on n’entende pas leur clameur.

J’ai marché au bord de l’eau avec grand plaisir. Quand j’ai pensé que j’étais allé assez loinau sud, j’ai profité de la protection de fourrés épais pour m’avancer très prudemment jusqu’àla crête de la péninsule.

La mer était derrière moi, le mouillage devant. La brise du large, comme si son intensitéinhabituelle l’avait épuisée, était déjà retombée ; des courants d’air légers et variables luiavaient succédé, apportant de grandes bandes de brouillard du sud et du sud-est ; et lemouillage, protégé du vent par l’île du Squelette, ressemblait à un lac couleur de plomb commeau jour de notre arrivée. Posé sur ce parfait miroir, l’Hispaniola surmontait son portrait exact,de la pointe des mâts à la ligne de flottaison, le drapeau noir pendant à la proue.

Page 73: L'île au trésor(pdf)

73L’Île au Trésor

L’une des chaloupes se tenait le long de sa coque. J’ai reconnu sans mal Silver, assis àl’arrière de la chaloupe, qui conversait en riant avec deux hommes penchés par-dessus lebastingage de la goélette. L’un d’eux portait un bonnet rouge – ce même brigand que j’avais vuà cheval sur la palissade quelques heures plus tôt. À cette distance – plus d’un mille – je nepouvais pas distinguer leurs paroles, bien sûr. Soudain, un hurlement épouvantable etinhumlain a retenti. J’ai d’abord sursauté d’effroi, mais j’ai vite pensé à la voix de CapitaineFlint, et j’ai même cru reconnaître, à ses couleurs vives, l’oiseau perché sur le poignet de sonmaître.

Peu après, la chaloupe s’est éloignée du vaisseau pour aller à terre ; l’homme au bonnetrouge et son camarade sont descendus en passant par le capot de la cabine.

Cependant, le soleil venait de se coucher derrière la Longue-vue et, comme le brouillards’épaississait rapidement, il commençait à faire vraiment sombre. J’ai vu que je ne devais paspredre de temps si je voulais trouver la barque ce soir-là.

Le rocher blanc, bien visible au-dessus des fourrés, se trouvait à plusieurs centaines deyards vers la pointe de la péninsule, et j’ai mis un bon bout de temps à l’atteindre enprogressant comme je pouvais dans les taillis, souvent à quatre pattes. La nuit était à peu prèstombée quand j’ai touché ses parois rugueuses. Juste à son pied se trouvait un minuscule creuxtapissé d’herbe verte, caché par des talus et par des buissons épais qui poussaient là enabondance et m’arrivaient aux genoux ; au centre du renfoncement s’élevait bel et bien unepetite tente de peaux de chèvres semblable à celles que les bohémiens transportent avec eux enAngleterre.

J’ai sauté dans le creux, soulevé un pan de la tente et découvert le bateau de Ben Gunn –bricolé si jamais un objet a été bricolé : une charpente de bois dur grossière et de guingoistendue de peaux de chèvre, la fourrure en dedans. La chose était vraiment toute petite, mêmepour moi, et j’imagine mal qu’elle ait pu flotter en portant un homme de taille normale. Il yavait un banc de nage très bas, une sorte de barre de pieds à l’avant, et une double pagaie pourla propulsion.

Je n’avais jamais vu ce que nos ancêtres appelaient un “coracle”, mais j’en ai vu un depuis,et je ne peux pas mieux décrire le bateau de Ben Gunn qu’en le comparant au premier et aupire coracle jamais fabriqué par l’homme. Il possédait pourtant le premier avantage du coracle,car il était extrêmement léger et facile à porter.

Bon, maintenant que j’avais trouvé le bateau, vous penseriez que mon envie d’école buis-sonnière était assouvi ; mais entre-temps, j’avais conçu une autre idée, dont je m’étais si bienentiché que je l’aurais même exécutée, je crois, au nez et à la barbe du Capitaine Smollett lui-même. Il s’agissait de m’approcher à la faveur de la nuit, de couper l’amarre de la goélette, etde la laisser s’échouer où elle voulait. J’étais convaincu que les mutins, après leur échec dumatin, ne désiraient rien autant que de lever l’ancre et de prendre le large ; ce serait excellent deles en empêcher, me disais-je, et puisque je les avais vu laisser leurs hommes de garde sanschaloupe, je pensais que je pouvais y arriver sans grand risque.

Je me suis assis pour attendre l’obscurité complète, et me suis offert un bon repas debiscuits. Si une nuit sur dix mille convenait à mon entreprise, c’était celle-là. Le brouillard avaitmaintenant supprimé le firmament. Alors que les dernières lueurs du jour disparaissaient, unenoirceur absolue a enveloppé l’Île au Trésor. Quand j’ai enfin chargé le coracle sur mes épauleset tâtonné tant bien que mal pour sortir du creux dans lequel j’avais soupé, seuls deux pointsétaient visibles dans tout le mouillage. L’un était le grand feu sur la grève, autour duquel lespirates vaincus festoyaient. L’autre, faible tache de lumière dans les ténèbres, marquait la

Page 74: L'île au trésor(pdf)

74L’Île au Trésor

position du vaisseau à l’ancre. Il avait tourné avec la marée descendante et me présentaitmaintenant sa proue. Les seules lumières à bord se trouvaient dans la cabine, et ce que jevoyais n’était que le reflet dans le brouillard des rayons qui sortaient de la fenêtre arrière.

Cela faisait un moment que la marée baissait et il m’a fallu patauger à travers une largebande de vase, dans laquelle je me suis enfoncé plusieurs fois au-dessus des chevilles, avantd’arriver au flot qui se retirait. J’ai avancé de quelques pas dans l’eau et, avec un peu de forceet d’adresse, j’ai posé mon coracle quille en bas sur la surface de la mer.

Chapitre XXIIILa marée descend

Le coracle – j’ai eu maintes occasions de le vérifier – était une embarcation très sûre pourune personne de ma taille et de mon poids, flottant bien et sachant affronter les vagues ; maiselle se révélait capricieuse et bancale quand on voulait la diriger. On avait beau faire, elle partaittoujours à la dérive plus que toute autre chose, et la manœuvre qu’elle réussissait le mieux,c’était de tourner en rond. Ben Gunn lui-même avait admis que sa barque était “bizarre àmanier tant qu’on connaissait pas ses façons”.

Je ne connaissais pas ses façons, c’est certain. Elle tournait dans toutes les directions saufcelle où je devais aller ; nous avancions en général de travers, et je suis sûr que nous n’aurionsjamais atteint le vaisseau sans la marée. Par chance, mes coups de pagaie n’avaient aucuneinfluence, la marée m’entraînait de toute façon ; et la goélette se tenait là, en plein milieu duchenal, impossible à manquer.

Elle a d’abord surgi devant moi comme un bloc plus noir encore que l’obscurité ; puis sesmâts et sa coque ont commencé à prendre forme, et l’instant d’après, m’a-t-il semblé (car, plusj’avançais, plus le courant de la marée devenait vif), j’étais à côté du câble d’ancre et l’avaisagrippé.

Entraînée par le courant, l’Hispaniola tirait sur son ancre, de sorte que le câble était aussitendu qu’une corde d’arc. Tout autour de la coque, dans l’obscurité, les remous du courantbouillonnaient et babillaient comme un torrent montagnard. Un coup de mon couteau de marin,et la goélette suivrait la marée en chantonnant.

Jusque là, tout allait bien ; mais il m’est alors revenu en mémoire qu’un câble tendu, si on lecoupait soudain, était aussi dangereux qu’une ruade de cheval. Si j’étais assez imprudent pourlibérer l’Hispaniola de son ancre, j’avais neuf chances sur dix d’être projeté en l’air avec lecoracle.

Cette idée m’a arrêté net, et si la chance ne m’avait pas souri une fois de plus, j’aurais dûabandonner mon projet. Mais les légers courants d’air qui s’étaient mis à souffler du sud-est etdu sud avaient tourné au sud-ouest après la tombée de la nuit. Au moment où je réfléchissais,une bouffée est arrivée et a poussé l’Hispaniola à contre-courant ; à ma grande joie, j’ai senti lecâble se relâcher sous mon étreinte, et la main avec laquelle je le tenais plonger une secondedans l’eau.

Du coup, j’ai pris ma décision. J’ai sorti mon couteau et l’ai ouvert avec les dents, puis j’aicoupé les brins du câble un par un, jusqu’au moment où le vaisseau ne tenait plus que par deuxbrins. Ensuite, je suis resté tranquille, prêt à couper ces derniers quand un souffle de ventrelâcherait de nouveau la tension du câble.

Page 75: L'île au trésor(pdf)

75L’Île au Trésor

Pendant tout ce temps, j’avais entendu des voix bruyantes dans la cabine ; mais à vrai dire,d’autres pensées avaient si bien occupé mon esprit que je n’avais guère tendu l’oreille.Maintenant que je n’avais rien d’autre à faire, j’ai commencer à y prêter attention.

J’ai reconnu une voix, celle du chef de chaloupe, Israel Hands, qui avait été jadis lecanonnier de Flint. L’autre était celle de mon ami au bonnet rouge, bien sûr. Les deux hommesavaient trop bu, de toute évidence, et buvaient encore ; car, alors même que je les écoutais, l’und’eux, poussant un cri d’ivrogne, a ouvert la fenêtre arrière et jeté un objet dont j’ai deviné quec’était une bouteille vide. Mais ils n’étaient pas seulement ivres ; on entendait clairement leson d’une violente querelle. Des jurons volaient dru comme grêle et de temps en temps seproduisait une explosion telle qu’ils allaient bientôt, pensais-je, en venir aux mains. Mais àchaque fois la crise s’apaisait, les voix grognaient moins fort pendant un moment, jusqu’àl’orage suivant, qui passait à son tour sans résultat.

Sur le rivage, je pouvais voir la lueur du grand feu de camp qui brûlait entre les arbres.Quelqu’un chantait une vieille chanson de marin, monotone et bourdonnante, avec un trémoloà la fin de chaque couplet, qui pouvait durer, apparemment, autant que la patience duchanteur. Je l’avais entendue plus d’une fois pendant le voyage, et me souvenais de ces mots :

“Sauf un mat’lot tous étaient mortsSur soixant’-quinz’ montés à bord.”

Et je trouvais cette ballade un peu trop tristement appropriée pour une compagnie qui avaitsubi des pertes si cruelles le matin même. Mais sans doute, d’après ce que j’avais vu, tous cesflibustiers étaient-ils aussi insensibles que la mer sur laquelle ils naviguaient.

La brise est enfin venue ; la goélette a glissé et s’est rapprochée dans le noir ; j’ai senti lecâble se détendre de nouveau et, au prix d’un sérieux effort, j’ai coupé les dernières fibres.

La brise produisait peu d’effet sur le coracle, et j’ai été presque instantanément plaquécontre l’avant de l’Hispaniola. En même temps, la goélette s’est mise à tourner sur sa quille,pivotant lentement en travers du courant.

Je me suis démené comme un beau diable, car je craignais d’être submergé à chaque instant ;constatant que je ne pouvais éloigner le coracle directement, j’ai poussé des deux mains droitvers l’arrière. Juste au moment où, ayant donné une dernière impulsion, je m’étais dégagé demon dangereux voisin, mes mains ont rencontré une corde légère qui pendait au bastingage depoupe et traînait dans l’eau. Aussitôt, je l’ai saisie.

Je serais bien en peine de dire pourquoi j’ai agi ainsi. Au début, c’était par instinct ; maispuisque je la tenais dans mes mains et sentais qu’elle était bien accrochée, j’ai cédé à lacuriosité et décidé de regarder une dernière fois par la fenêtre de la cabine. J’ai tiré sur la cordeà mains alternées pour me rapprocher du navire et, quand je me suis jugé assez proche, j’aipris le risque de me relever à moitié, ce qui me permettait de voir le plafond et une tranche del’intérieur de la cabine.

À ce moment, la goélette et son petit conjoint glissaient si vivement sur l’eau que nousarrivions déjà à la hauteur du feu de camp. Le navire parlait, comme disent les marins, à hautevoix, piétinant les remous avec un clapotis incessant ; et, avant d’avoir amené mon visage à lahauteur de la fenêtre, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les gardiens ne s’étaient pasinquiétés. Un coup d’œil m’a suffi ; et je n’ai pas osé regarder plus longtemps depuis moninstable esquif. J’ai vu Hands et son compagnon s’étreignant dans une lutte à mort, chacunserrant l’autre à la gorge.

Je suis retombé sur le banc de nage juste à temps, car j’étais prêt à passer par-dessus bord.Pendant un moment, je ne voyais rien d’autre que ces deux visages furieux, cramoisis, allant et

Page 76: L'île au trésor(pdf)

76L’Île au Trésor

venant ensemble sous la lampe fumeuse, et j’ai fermé les yeux pour les laisser s’accoutumer denouveau à l’obscurité.

La ballade interminable s’achevait enfin, et la troupe amoindrie qui entourait le feu de campentonnait le refrain que j’avais entendu si souvent :

“Quinz’ matelots sur la malle du mort –Yo-ho-ho, une bouteille de rhum !

Le diable a j’té les autr’ par-dessus bord –Yo-ho-ho, une bouteille de rhum !”

J’étais en train de penser que le rhum et le diable étaient à l’œuvre en ce moment mêmedans la cabine de l’Hispaniola, quand j’ai été surpris par une soudaine embardée du coracle. Aumême instant, il s’est écarté brusquement et a semblé changer de direction, cependant que savitesse augmentait de façon surprenante.

J’ai ouvert les yeux aussitôt. Tout autour de moi, des vaguelettes légèrement phospho-rescentes déferlaient avec un bruit de froissement sec. J’étais encore entraîné et secoué dans lesillage de l’Hispaniola. À quelques yards devant moi, la goélette paraissait tituber et hésiterdans sa course, et je voyais sa mâture tanguer un peu par rapport au noir de la nuit ; de plus,en prolongeant mon observation, j’ai vérifié qu’elle virait aussi au sud.

J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule, et mon cœur a bondi dans ma poitrine. Là,juste derrière moi, rougeoyait le feu de camp. Le courant avait tourné à angle droit, emportantavec lui la haute goélette et le petit coracle sautillant ; accélérant toujours, écumant etmurmurant de plus en plus fort, il filait en tourbillonnant vers la passe pour accéder à la hautemer.

Soudain, la goélette devant moi a dévié brutalement, tournant peut-être de vingt degrés ; etpresque au même moment deux cris se sont succédés à bord ; je pouvais entendre des pasmartelant l’échelle du capot ; et j’ai compris que les deux ivrognes avaient été contraintsd’interrompre leur bagarre et mesuraient enfin l’étendue du désastre.

Je me suis aplati sur le fond de ma misérable barque et j’ai recommandé pieusement monâme à mon Créateur. J’étais sûr qu’au bout de la passe nous tomberions sur quelque barrièrede brisants enragés, où tous mes ennuis prendraient fin promptement ; alors que je pouvais àla rigueur accepter l’idée de la mort, je me sentais incapable de regarder ma propre mort quis’approchait.

Je suis donc resté étendu pendant des heures, balloté ça et là sur les rouleaux, trempé defaçon répétée par les embruns, ne cessant jamais d’attendre la mort au prochain plongeon. Peuà peu, la lassitude m’a gagné ; un engourdissement, une torpeur intermittente se sont emparésde mon esprit malgré ma terreur ; jusqu’au moment où le sommeil a enfin pris le dessus et où,gisant dans mon coracle que secouaient les flots, j’ai rêvé à mon village natal et au vieil “AmiralBenbow”.

Chapitre XXIVLa croisière du coracle

Il faisait grand jour quand je me suis réveillé, ballotté par les vagues à l’extrémité sud-ouestde l’île au Trésor. Le soleil s’était levé, mais restait caché derrière la silhouette massive de laLongue-vue, qui de ce côté descendait presque jusqu’à la mer en formidables falaises.

Page 77: L'île au trésor(pdf)

77L’Île au Trésor

Le Cap de Tirebouline et la Colline du Mât d’Artimon se trouvaient à portée de main : lacolline nue et sombre, le cap bordé de falaises de quarante ou cinquante pieds de haut et frangéd’énormes éboulis rocheux. Je n’étais pas à un quart de mille de la côte et j’ai d’abord pensépagayer et débarquer.

J’ai vite renoncé à cette idée. Les vagues déferlaient en mugissant entre les rocs éboulés ;grondements de tonnerre, hautes gerbes volant et retombant, se succédaient à chaque seconde ;et je me suis vu, si je m’approchais, me fracassant sur la côte déchiquetée, ou dépensant envain mes forces pour escalader les éperons surplombants.

Ce n’était pas tout ; car j’ai aperçu, rampant ensemble sur des rochers plats, ou se laissanttomber bruyamment dans la mer, une cinquantaine de monstres gigantesques et gluants – deslimaces d’une taille incroyable, en quelque sorte – dont les rochers renvoyaient les aboiementsen écho.

J’ai compris depuis qu’il s’agissait de lions de mer, des animaux parfaitement inoffensifs.Mais leur aspect, s’ajoutant à la sauvagerie de la côte et à la hauteur des vagues, a suffilargement à m’ôter l’envie d’aborder à cet endroit. Je préférais mourir de faim au large qued’affronter de tels périls.

D’ailleurs, j’espérais trouver une occasion plus favorable devant moi. Au nord du Cap deTirebouline, la côte s’étend sur une grande distance, laissant à marée basse un long ruban desable jaune. Plus au nord se trouve un autre promontoire – nommé Cap des Bois sur la carte –couvert d’une haute pinède qui descendait jusqu’à la mer.

Je me suis souvenu que Silver avait parlé d’un courant orienté au nord tout le long de la côteouest de l’Île au Trésor. Constatant d’après ma position que je subissais déjà son influence,j’ai préféré laisser le Cap de Tirebouline derrière moi et réserver mes forces pour une tentativede débarquement au Cap des Bois, qui semblait plus accueillant.

Une grande houle tranquille parcourait la mer. Comme le vent soufflait doucement etrégulièrement du sud, il ne contrariait pas le courant, et les vagues montaient et descendaientsans se briser.

S’il en avait été autrement, j’aurais péri depuis longtemps ; en l’occurrence, la facilité et lasûreté avec lesquelles naviguait une embarcation si petite et si légère avaient de quoisurprendre. Souvent, alors que j’étais toujours étendu au fond et n’osais pas amener plusqu’un œil à hauteur du bord, j’observais qu’une grande montagne bleue se soulevait au-dessusde moi, tout près ; pourtant le coracle se contentait de rebondir un peu, de danser comme surdes ressorts, et de se poser dans le creux de l’autre côté aussi légèrement qu’un oiseau.

Au bout d’un moment, j’ai commencé à m’enhardir, et me suis assis pour tenter de pagayer.Mais même une petite modification de l’équilibre des poids produit de violents changementsdans le comportement d’un coracle. À peine avais-je bougé que le bateau, renonçant à sonaimable mouvement de danse, a dévalé une pente liquide si raide que je me suis senti toutétourdi, avant de planter son nez, avec un grand jaillissement d’écume, dans le flanc de la vaguesuivante.

Trempé et terrifié, je suis retombé à l’instant dans mon ancienne position, sur quoi lecoracle a paru retrouver sa raison et m’a mené aussi calmement qu’auparavant sur les vagues.De toute évidence, il fallait le laisser tranquille, et dans ces conditions, puisque je ne pouvaisen rien modifier sa course, quel espoir me restait-il de toucher terre ?

Je commençais à avoir affreusement peur, mais j’ai tout de même gardé toute ma tête.D’abord, bougeant très prudemment, j’ai écopé peu à peu le coracle avec mon bonnet de

Page 78: L'île au trésor(pdf)

78L’Île au Trésor

marin. Ensuite, risquant de nouveau un œil par-dessus bord, j’ai entrepris d’étudier comment ilarrivait à glisser si sagement entre les vagues.

J’ai découvert que chaque vague, au lieu de la montagne lisse et luisante à laquelle elleressemble depuis la côte ou depuis le pont d’un vaisseau, doit être comparée en réalité à unechaîne de collines sur terre, avec ses pics, ses plateaux et ses vallées. Le coracle, laissé à lui-même, virant d’un bord à l’autre, se faufilait pour ainsi dire le long des vallées et évitait lespentes raides et les sommet déferlants de la vague.

“Bon, alors, ai-je pensé, il est évident que je dois rester allongé sans troubler l’équilibre ;mais il est certain aussi que je peux sortir la pagaie et, de temps en temps, dans les endroitscalmes, donner un coup ou deux en direction du rivage.” Aussitôt pensé, aussitôt fait. Appuyésur les coudes, dans la position la plus inconfortable, je donnais un ou deux petits coups detemps à autre pour orienter l’avant vers la côte.

C’était un travail pénible et lent, pourtant je gagnais visiblement du terrain ; alors que jem’approchais du Cap des Bois, même si je voyais que j’allais le manquer à coup sûr, j’avaisnéanmoins progressé de plusieurs centaines de yards vers l’est. J’étais certes tout près. Jepouvais voir les cimes fraîches et verdoyantes des arbres se balancer ensemble dans la brise, etje me sentais sûr et certain de pouvoir débarquer sur le prochain promontoire.

Il était grand temps, car la soif commençait à me torturer. L’éclat du soleil au-dessus demoi, ses mille reflets sur les vagues, l’eau de mer qui m’aspergeait et s’évaporait, déposant surmes lèvres une croûte de sel, tout cela contribuait à me brûler la gorge et à m’échauffer lecerveau. La vue des arbres si proches m’avait presque rendu malade de désir, mais le courantm’a vite emporté plus loin ; et quand une nouvelle étendue de mer est apparue, ce que j’aidécouvert a changé la nature de mes pensées.

Droit devant moi, à moins d’un demi-mille, j’ai aperçu l’Hispaniola sous voiles. J’allais êtrecapturé, c’était certain, mais j’étais tellement perturbé par le manque d’eau que je ne savaispas si je devais m’en réjouir ou le déplorer ; et, bien avant que je me sois décidé sur ce point, lasurprise s’était emparée de mon esprit et je regardais sans comprendre, les yeux écarquillés.

La goélette voguait sous sa grand-voile et deux focs, et la belle toile blanche brillait au soleilcomme de la neige ou de l’argent. Quand je l’avais d’abord aperçue, ses voiles étaient gonflées ;elle se dirigeait au nord-ouest ; et j’ai supposé que les matelots à bord faisaient le tour de l’îlepour regagner leur mouillage. Ensuite, elle s’est mise à tirer vers l’ouest ; j’ai pensé qu’ilsm’avaient vu et se préparaient à me prendre en chasse. En fin de compte, cependant, elle s’estretrouvée en panne face au vent, a cessé d’avancer, est restée là un moment sans savoir quefaire, avec ses voiles frissonnantes.

“Les maladroits, me dis-je. Encore saouls comme des hiboux.” Et j’ai pensé à la façon dontle Capitaine Smollett les aurait fait danser.

Pendant ce temps, le vaisseau a dévié peu à peu, a empli ses voiles de nouveau sous unautre bord, a navigué vivement pendant une minute ou deux, avant de périr à nouveau face auvent. Ce manège ne cessait de se répéter. Ici et là, en avant et en arrière, au nord et au sud, àl’est et à l’ouest, l’Hispaniola naviguait par à-coups, et chaque répétition s’achevait commeelle avait commencé, par de la toile battant pour rien. Il m’a paru évident que personne netenait la barre. Et si c’était le cas, où étaient les hommes ? Soit ils étaient ivres-morts, soit ilsavaient déserté le navire. J’ai pensé que si je montais à bord, je parviendrais peut-être à rendrele vaisseau à son capitaine.

Le courant emportait le coracle et la goélette vers le nord à la même allure. Or, cette dernièrenaviguait d’une manière si folle et intermittente, et elle restait si longtemps en panne à chaque

Page 79: L'île au trésor(pdf)

79L’Île au Trésor

fois, qu’elle était loin de me distancer, mais perdait plutôt du terrain sur moi. Si seulementj’osais m’asseoir et pagayer, j’étais sûr de pouvoir la rattraper. Ce projet avait un parfumd’aventure qui m’inspirait, et la pensée du tonnelet d’eau douce près du capot avant redoublaitmon courage naissant.

Je me suis relevé, ai été accueilli presque au même instant par une autre gerbe d’embruns,mais cette fois j’ai tenu bon et ai entrepris, aussi vigoureusement que prudemment, de pagayerà la poursuite de l’Hispaniola privée de pilote. À un moment, j’ai embarqué un si gros paquetde mer que j’ai dû m’arrêter et écoper, mon cœur battant la chamade ; mais j’ai pris le pliprogressivement et j’ai réussi à guider mon coracle parmi les vagues, avec seulement de tempsen temps un choc sur sa proue et un jet d’écume sur mon visage.

Maintenant, je gagnais rapidement sur la goélette ; je pouvais voir le cuivre luisant de labarre, qui battait librement ; et toujours pas un chat sur le pont. J’étais forcé de la supposerabandonnée. Sinon, les hommes étaient étendus ivres dans la cabine, où je pouvais espérer lesenfermer pour mener l’Hispaniola à ma guise.

Depuis un moment, la goélette se comportait de la pire façon pour moi – elle restait immo-bile. Elle était orientée presque plein sud, sans renoncer bien sûr à ses continuelles embardées.À chaque embardée, ses voiles enflaient un peu, ce qui la ramenait bientôt dans l’axe du vent.J’ai dit que c’était la pire chose possible pour moi, car elle avait beau sembler désemparée,avec la toile claquant comme le canon et les poulies roulant et se cognant sur le pont, ellecontinuait néanmoins de s’éloigner de moi, non seulement avec la vitesse du courant, mais dufait de sa dérive, qui était considérable.

Et puis, enfin, la chance m’a souri. La brise est tombée pendant quelques secondes ; lecourant a repris peu à peu la goélette, qui a pivoté lentement et a fini par me présenter sapoupe, avec la fenêtre de la cabine encore béante et la lampe sur la table brûlant en plein jour.La grand-voile pendait mollement comme une bannière. Si l’on oubliait le courant, la goéletteétait immobile.

Pendant un moment, j’avais perdu du terrain ; mais maintenant, redoublant mes efforts, jecommençais de nouveau à la rattraper.

Je n’étais pas à cent yards d’elle quand le vent est revenu brusquement, comme une gifle.Les voiles se sont gonflées à babord amure et elle est repartie, prenant du gîte et rasant lesflots comme une hirondelle.

Mon premier sentiment a été de désespoir, mais mon second d’allégresse. La goélette viraitjusqu’à se présenter de travers – virait encore jusqu’à couvrir la moitié, puis les deux-tiers etles trois-quarts de la distance qui nous séparait. Je pouvais voir l’écume blanche des vaguesbouillonner sous son étrave. Depuis ma position au ras des vagues dans le coracle, elle meparaissait gigantesque.

À cet instant, soudain, j’ai commencé à comprendre. J’ai à peine eu le temps de penser – àpeine eu le temps d’agir et de sauver ma peau. Je me trouvais au sommet d’une vague quand lagoélette est arrivée en bondissant par-dessus la suivante. L’étrave était au-dessus de ma tête.Je me suis mis debout et j’ai sauté, repoussant le coracle sous l’eau. D’une main j’ai agrippé lebout-dehors du foc, pendant que mon pied se coinçait entre l’étai et le bras de vergue ; alorsque je me cramponnais, haletant, un choc sourd m’a fait comprendre que la goélette avait foncésur le coracle et l’avait détruit, si bien que je n’avais aucun moyen de repartir de l’Hispaniola.

Page 80: L'île au trésor(pdf)

80L’Île au Trésor

Chapitre XXVJ’amène le pavillon noir

Je venais de réussir à m’installer sur le beaupré quand le petit foc s’est dégonflé, puisrempli de l’autre côté en claquant comme un coup de feu. La goélette a tremblé jusqu’à la quillesous le choc ; à l’instant suivant, comme les autres voiles portaient toujours, le foc s’estdégonflé de nouveau pour finir par pendre mollement.

La secousse m’avait presque jeté à la mer ; du coup, je me suis hâté de ramper vers l’arrièredu beaupré et de rouler la tête la première sur le pont.

Je me trouvais du côté sous le vent du gaillard d’avant et la grand-voile, qui portait encore,me cachait une partie du pont arrière. Je ne voyais pas âme qui vive. Le plancher, qui n’avaitpas été frotté depuis la mutinerie, portait de nombreuses traces de pas ; et une bouteille vide,le goulot brisé, roulait deci-delà comme un être vivant.

Soudain, l’Hispaniola s’est remis vent debout. Les focs ont claqué bruyamment derrièremoi ; le gouvernail s’est rabattu ; le bateau tout entier s’est soulevé en frémissant de manièreeffrayante, et au même moment la bôme de grand-voile a basculé, les écoutes grognant dans lespoulies, ce qui m’a découvert le pont arrière sous le vent.

Les deux gardiens étaient là, pas de doute : bonnet-rouge sur le dos, aussi raide qu’un levierde marine, les bras étendus comme ceux d’un crucifix, ses lèvres écartées découvrant sesdents ; Israel Hands adossé au bastingage, le menton sur la poitrine, les mains ouvertes devantlui sur le pont, le visage aussi blanc, sous son hâle, qu’une chandelle de suif.

Pendant un moment la goélette a rué et fait des écarts comme un cheval vicieux, les voiles segonflant tantôt sur un bord, tantôt sur l’autre, la bôme se balançant sans cesse au point que lemât gémissait sous la contrainte. De manière répétée, des volées d’embruns bondissaient par-dessus le bastingage, et l’étrave heurtait lourdement une vague : ce grand vaisseau gréé avaitbeaucoup plus de mal à tenir la mer que mon coracle bricolé et bancal, parti maintenant au fondde l’océan.

À chaque soubresaut de la goélette, bonnet-rouge glissait d’un côté à l’autre, mais –spectacle affreux – ce traitement brutal ne modifiait ni son attitude, ni le sourire figé quirévélait ses dents. À chaque saut, de même, Hands semblait s’enfoncer encore plus en lui-même et s’affaisser sur le pont, ses pieds glissant plus loin et tout son corps s’inclinant vers lapoupe, de sorte que son visage disparaissait peu à peu et qu’à la fin, je ne voyais plus que sesoreilles et le bout effiloché d’une de ses moustaches.

En même temps, j’observais autour d’eux des flaques de sang noir sur les planches, etj’étais de plus en plus convaincu qu’ils s’étaient entre-tués dans leur fureur d’ivrognes.

Tandis que je regardais et m’interrogeais ainsi, le navire étant immobile pendant uneaccalmie, Israel s’est retourné en partie et, avec un gémissement sourd, s’est tortillé pour seremettre dans la position qu’il occupait quand je l’avais découvert. Le gémissement, qui disaitla douleur et une faiblesse mortelle, et la manière dont sa mâchoire pendait ouverte sur sapoitrine, me sont allés droit au cœur. mais quand je me suis rappelé la conversation que j’avaisentendue depuis le tonneau de pommes, toute pitié m’a abandonné.

J’ai marché vers l’arrière jusqu’au pied du grand-mât.“Monté à bord, Mr Hands”, ai-je déclaré ironiquement.Il a roulé ses yeux dans ma direction, non sans mal ; mais il était trop diminué pour

exprimer la surprise. Il a seulement réussi à prononcer “Eau-de-vie”.

Page 81: L'île au trésor(pdf)

81L’Île au Trésor

J’ai pensé que je n’avais pas de temps à perdre et, esquivant la bôme au moment où ellebalayait le pont une fois de plus, je me suis précipité à l’arrière et en bas de l’escalier menant àla cabine.

Vous ne sauriez imaginer le désordre qui y régnait. Tous les meubles fermant à clé avaientété forcés à la recherche de la carte. Une épaisse couche de boue couvrait le parquet, sur lequelles bandits s’étaient assis pour boire ou discuter après avoir pataugé dans les marais. Destraces de mains sales maculaient les cloisons blanches aux moulures dorées. Des douzaines debouteilles vides s’entrechoquaient dans les coins au rythme du roulis. Un livre de médecine dudocteur était ouvert sur la table, la moitié des pages ayant été arrachées, sans doute pourallumer les pipes. Au milieu de tout cela, la lampe diffusait encore une lueur fumeuse, aussisombre et brune que l’acajou.

Je suis descendu dans la cale ; tous les tonneaux avaient disparu, et une proportion éton-nante des bouteilles avait été bue ou jetée. Il est certain que, depuis la mutinerie, pas un deshommes n’avait jamais été sobre.

En fouillant partout, j’ai trouvé une bouteille contenant un fond d’eau-de-vie pour Hands ;et pour moi-même, j’ai déniché quelques biscuits, des fruits en conserve, une grande quantitéde raisins secs et un morceau de fromage. Je suis remonté sur le pont, ai entreposé mespropres provisions derrière la barre et, passant au large du chef de chaloupe, suis allé à l’avantjusqu’au tonnelet d’eau, ai bu une bonne rasade d’eau et alors, seulement alors, ai donné àHands l’eau-de-vie.

Il en a bien bu un quart de pinte avant de retirer la bouteille de sa bouche.“Ah, tonnerre, dit-il, bein que j’avais besoin d’ça !”J’étais déjà assis dans mon coin et avais commencé à manger.“Gravement blessé ?” lui ai-je demandé.Il a grogné ou, dirais-je plutôt, aboyé.“Si ce docteur était à bord, j’irais mieux en moins de deux ; mais j’ai pas jamais de chance,

tu vois, c’est c’qui me pourrit la vie. Quant à c’balai de pont, a-t-il poursuivi en montrantl’homme au bonnet rouge, l’est mort pour de bon, ça ouais. C’était pas un marin, toute façon.Et d’où c’que tu pouvrais sortir, toi ?

– Eh bien, je suis monté à bord pour prendre possession de ce navire, Mr Hands, et je vousprie de me considérer comme votre capitaine jusqu’à nouvel ordre.”

Il m’a jeté un regard peu aimable, mais n’a rien dit. Si ses joues avaient repis un peu decouleur, il paraissait toujours très malade et continuait de glisser et de s’affaisser à chaqueembardée.

“Au fait, ai-je continué, je ne peux pas naviguer sous ces couleurs, Mr Hands ; et, avecvotre permission, je vais les amener. Mieux vaut pas de pavillon du tout que celui-là.”

Esquivant de nouveau la bôme, j’ai couru aux étais de pavillons, ai amené leur mauditdrapeau noir et l’ai jeté par-dessus bord.

“God save the king ! dis-je en agitant mon bonnet ; et c’en est fini du capitaine Silver !”Il posait sur moi un regard attentif et rusé, son menton tombant toujours sur sa poitrine.“Je suppose, dit-il enfin, je suppose, Cap’n Hawkins, que vous voudrez ptêt aller à terre,

maintenant. Si que nous parlerions ?– Mais comment, très volontiers, Mr Hands. Dites !” Et j’ai repris mon repas de fort bon

appétit.“Cet homme”, a-t-il commencé, désignant le cadavre d’un faible mouvement de tête,

“O’Brien s’rait son nom, un Irlandien pourri – cet homme et moi qu’on a mis la toile, pour de

Page 82: L'île au trésor(pdf)

82L’Île au Trésor

ramener l’navire au mouillage. Alors l’est mort maintenant, c’est sûr – aussi mort que l’eau defond de cale ; et qui va barrer c’te goilette, j’vois pas. Si que j’te refile pas des tuyaux, t’es pasl’homme pour, j’dirais. Alors écoute, tu m’donnes à boire et à manger, et un vieux foulard oumochoir pour embander ma coupure, tu fais ça ; et moi, j’te dis comment la barrer ; c’esthonnête, comme marché, moi j’trouve.

– Je dois préciser une chose. Je ne retourne pas au mouillage du Capitaine Kidd. J’ail’intention d’entrer dans la Crique du Nord et de l’échouer là en douceur.

– Sûr que tu f’rais ça. Que j’suis pas un satané marin d’eau douce, quand même. J’peux voirles choses, non ? J’ai tenté mon coup, j’lai tenté, et j’ai perdu, et j’suis sous ton vent. Criquedu Nord ? Que j’ai pas le choisse, moi, non ! Je t’aiderais à la barrer jusqu’au Quai desPotences, tonnerre ! Oui, j’le ferais.”

Eh bien, tout cela m’a semblé plutôt raisonnable. Nous avons conclu notre accord sur lechamp. En trois minutes, je menais l’Hispaniola vent arrière le long de la côe de l’ïle au Trésor,ayant bon espoir de passer la pointe nord avant midi et de louvoyer jusqu’à la Crique du Nordavant la marée haute, afin de l’échouer en toute sécurité et d’attendre que la marée redescendepour débarquer.

J’ai alors attaché la barre et suis redescendu prendre dans mon propre coffre un mouchoirde soie que ma mère m’avait donné. Hands l’a utilisé, avec mon aide, pour bander la grandeplaie sanglante qu’il avait à la cuisse. Après avoir mangé un peu et avalé une ou deux gorgéesde plus d’eau-de-vie, il a commencé à se remettre visiblement, s’est assis plus droit, a parléplus fort et plus clairement, et a paru devenir en toutes choses un autre homme.

La brise nous servait admirablement. Elle nous poussait si bien que nous volions au ras del’eau comme un oiseau, la côte de l’île défilant à la vitesse de l’éclair et le paysage changeant àchaque minute. Bientôt nous avons dépassé les hautes terres et avons filé le long d’un paysbas et sablonneux, parsemé de pins rabougris, que nous avons dépassé à son tour pour doublerla colline rocheuse qui marque l’extrémité nord de l’île.

Mon nouveau commandement me comblait de joie. Le temps clair et ensoleillé, les perspec-tives variées de la côte, ajoutaient à mon plaisir. Je possédais maintenant de l’eau douce enabondance et de bonnes choses à manger. Ma conscience, qui m’avait reproché vivement madésertion, était apaisée par la merveilleuse conquête que j’avais effectuée. Mon bonheur auraitété parfait, je pense, s’il n’avait pas été troublé par le regard ironique avec lequel le chef dechaloupe suivait mes mouvements sur le pont, et par le sourire étrange figé sur son visage.C’était un sourire empreint de douleur et de faiblesse – un sourire de vieillard hagard ; mais il yavait, en outre, un grain de dérision, une ombre de traîtrise, dans son expression alors qu’ilm’observait sournoisement, et m’observait encore, et m’observait toujours à mon travail.

Chapitre XXVIIsrael Hand

Le vent, obéissant à nos désirs, soufflait maintenant vers l’ouest. Nous pouvions ainsibeaucoup plus facilement descendre du coin nord-est de l’île à l’embouchure de la CriqueNord. Néanmoins, comme nous n’avions plus d’ancre, et n’osions pas nous échouer tant quela marée n’avait pas monté beaucoup plus haut, nous avions du temps devant nous. Le chef dechaloupe m’a dit comment mettre le navire à la cape ; après un bon nombre d’essais, j’airéussi, et nous avons partagé un autre repas en silence.

Page 83: L'île au trésor(pdf)

83L’Île au Trésor

“Cap’n”, a-t-il dit enfin, avec ce même sourire inquiétant, “vlà mon vieux camarade,O’Brien ; si que vous l’jetiez par-dessus bord. J’suis pas regardant en général, et j’me reprochepas de lui avoir réglé son compte ; mais j’le trouve pas très décoratif, hein, qu’en dites-vous ?

– Je ne suis pas assez fort, et ce travail ne me plaît pas ; pour moi, il reste là.– Ça c’est un navire de malheur – cet Hispaniola, Jim, a-t-il poursuivi, en clignant des yeux.

Y’en a des hommes qu’ont été tués sur cet Hispaniola – un tas d’pauves matelots morts etdisparus depis qu’on a embarqué à Bristol, toi et moi. Jamais vu une telle sale poisse, moi.Y’avait cet O’Brien, là, bon – il est mort, non ? Bein alors j’suis pas savant, et toi t’es un garsque tu sais lire et calculer ; donc, pour dire les choses franchement, tu crois qu’un homme l’estmort pour de bon, ou qu’il revit de nouveau ?

– Vous pouvez tuer le corps, Mr Hands, mais pas l’esprit ; vous devez savoir ça. O’Brienest dans un autre monde, d’où il nous observe peut-être.

– Ah. Bein c’est malheureux – ce srait comme si qu’on perdrait son temps à tuer les gens.N’empêche, les asprits comptent pas lourd, à c’que j’en ai vu. J’tente ma chance avec lesasprits, Jim. Et maintenant, t’as parlé c’que tu voulais, que j’trouverais aimabe si tu descen-dais dans c’te cabine-là et m’ramènerais un – ah bein, un – casse ma carcasse, le nom m’revientpas ! Bon, tu m’ramènes une bouteille de vin, Jim – cette eau-de-vie est trop forte pour mafiole.”

À vrai dire, l’hésitation du chef de chaloupe ne m’a paru naturelle ; quant à l’idée qu’il aitpréféré le vin à l’eau-de-vie, je n’y ai pas cru un seul instant. Toute l’histoire n’était qu’unprétexte. Il voulait me voir quitter le pont – c’était évident ; mais dans quel but, je n’arrivaispas à l’imaginer. Son regard évitait le mien ; il s’égarait ici et là, en haut et en bas, tantôt seperdant dans le ciel, tantôt se posant brièvement sur le défunt O’Brien. Pendant tout cetemps, il continuait de sourire, et tirait la langue d’un air si gêné et coupable qu’un enfantaurait pu dire qu’il préparait quelque perfidie. Je lui ai répondu promptement, pourtant, car jevoyais que je saurais tirer avantage de la situation, et qu’avec un bonhomme si profondémentstupide je pouvais facilement cacher mes soupçons jusqu’au bout.

“Un peu de vin ? ai-je dit. C’est bien mieux. Voulez-vous du rouge ou du blanc ?– Bein j’dis que c’est peu près sacrément pareil pour moi, camarade. Pourvu qu’y en ait

beaucoup, et du fort, quelle différence ?– Très bien. Je vais vous apporter du porto, Mr Hands. Mais je vais devoir le dénicher.”Là-dessus, je suis descendu dans la cabine le plus bruyamment possible, ai ôté mes souliers,

ai couru en silence le long de la coursive, suis remonté par l’échelle du gaillard d’avant poursortir ma tête par le capot de proue. Je savais qu’il ne s’attendait pas à me voir là ; pourtantj’ai pris toues les précautions que je pouvais ; et il est certain que mes pires soupçons se sontvus confirmés.

Il avait réussi à se mettre à quatre pattes ; et, si sa jambe lui faisait visiblement très malquand il bougeait – car je l’ai entendu réprimer un cri de douleur – c’est tout de même à bonneallure qu’il s’est traîné de l’autre côté du pont. En une demi-minute il avait atteint les dalots debâbord et tiré d’un rouleau de corde un long couteau, ou plutôt un court poignard, teinté desang jusqu’à la garde. Il l’a examiné un moment, avançant sa mâchoire inférieure, a essayé lapointe sur sa main, puis, se hâtant de le dissimuler dans sa veste, a rampé de nouveau jusqu’àsa place contre le bastingage.

C’était tout ce que je voulais savoir. Israel pouvait se déplacer ; il était maintenant armé ; ets’il s’était donné tant de peine pour m’éloigner, c’est que j’étais destiné à être sa victime. Cequ’il ferait ensuite – s’il tenterait de traverser l’île en rampant, de la Crique Nord au camp dans

Page 84: L'île au trésor(pdf)

84L’Île au Trésor

les marais, ou bien s’il tirerait un coup de canon, en espérant que ses camarades viendraient lespremiers à son secours – c’est plus que je ne pouvais dire, bien sûr.

Pourtant, j’étais sûr de pouvoir lui faire confiance sur un point, car nos intérêts serejoignaient à ce sujet : c’était le sort de la goélette. Nous désirions tous deux la voir échouéeen bon état, dans un endroit abrité, de manière que, le jour venu, on puisse la remettre à flotavec aussi peu d’effort et de risque que possible ; en attendant, je considérais qu’il épargneraitcertainement ma vie.

Pendant que mon esprit examinait ainsi la situation sous tous ses angles, mon corps n’étaitpas resté inactif. J’étais revenu dans la cabine, avais remis mes souliers et saisi une bouteille devin au hasard, avant de revenir sur le pont.

Hands se trouvait là où je l’avais laissé, affalé comme un paquet de chiffons, et lespaupières closes, comme s’il était trop faible pour supporter la lumière. Il a quand même levéles yeux quand je suis arrivé, a brisé le goulot de la bouteille comme un homme qui l’avait faitsouvent, et a avalé une bonne rasade, en portant son toast favori, “À la chance”. Il est restétranquille un moment puis, sortant une carotte de tabac, m’a demandé de lui en couper unechique.

“Coupe-moi un bout d’ça, que j’ai pas d’couteau, et pas non plus la force, si que j’en avaisun. Ah, Jim, Jim, je crois que j’ai pas viré de bord quand j’aurais dû ! Que j’ai des étais quimanquent ! Coupe-moi une chique, que ce sra sûrement la dernière, mon garçon ; que j’parspour le grand voyage, pas d’erreur.

– Eh bien, je vais vous couper un peu de tabac, mais à votre place, si je me sentais si mal, jeréciterais mes prières, comme un bon Chrétien.

– Pourquoi ? Bein dis-moi pourquoi.– Pourquoi ? me suis-je écrié. Vous venez de m’interroger sur les morts. Vous avez renié

votre parole ; vous avez vécu dans le péché et le mensonge et le sang ; un homme que vousavez tué est étendu à vos pieds à cet instant même ; et vous me demandez pourquoi ! Pour queDieu vous pardonne, Mr Hands, voilà pourquoi.”

J’ai parlé avec une certaine véhémence, en pensant au poignard ensanglanté qu’il avait cachéà l’intérieur de sa poche dans l’intention coupable de me supprimer. De son côté, il a reprisune grande lampée de vin et s’est exprimé avec une solennité singulière.

“Pendant trente ans, j’ai parcouru les mers. J’ai vu du bon et du mauvais, du mieux et dupire, du beau temps et du gros, des provisions épuisées, des couteaux tirés, et quoi encore.Bein j’te dis, j’ai jamais rien vu d’bon venir d’la bonté. Çui qui frappe le premier, ça me botte ;un homme mort, ça mord pas ; vlà c’que j’pense – amen, ainsi soit-il. Et pis écoute-moi, a-t-ilajouté, changeant soudain de ton, ça suffit ces blagues. La marée a assez monté. Tu suis mesordres, Cap’n Hawkins, nous allons entrer direct et en finir.”

Nous n’avions plus que deux milles à parcourir, mais la navigation était délicate. L’entrée dece mouillage nord n’était pas seulement étroite et peu profonde, mais elle était orientée d’ouesten est, de sorte qu’il fallait manœuvrer la goélette avec exactitude pour y pénétrer. Je penseque j’étais un exécutant vif et efficace, et je suis sûr et certain que Hands était un excellentpilote ; car nous avons louvoyé, esquivant et rasant les bancs de sable, avec une sûreté et uneprécision qui faisaient plaisir à voir.

À peine avions-nous franchi la passe d’entrée que les terres se sont refermées sur nous. Lesrives de la Crique Nord étaient boisées de manière aussi dense que celles du mouillage sud ;mais l’espace était plus allongé et plus étroit, ressemblant à ce qu’il était en réalité, l’estuaired’une rivière. Droit devant nous, à l’extrémité sud, nous avons vu l’épave d’un navire au

Page 85: L'île au trésor(pdf)

85L’Île au Trésor

dernier stade du délabrement. Cela avait été un glorieux vaisseau à trois mâts, mais il avait étéexposé si longtemps aux intempéries qu’il portait de grandes dentelles d’algues ruisselantes etque des buissons terrestres avaient pris racine et fleuri sur son pont. C’était un tristespectacle, mais cela nous prouvait que le mouillage était tranquille.

“Bein regarde, dit Hand ; que c’est l’bon coin pour d’échouer un navire. Une plage de sablefin, pas une risée, des arbres tout autour, et des fleurs sur c’vieux rafiot qu’on dirait un jardien.

– Et une fois échoué, comment le remettrons-nous à flot ?– Eh, comme ça : t’amènes une amarre sur la rive de l’aute côté à marée basse, tu la passes

autour d’un de ces grands pins ; tu la ramènes, tu l’enroules sur l’cabestan, et t’attends lamarée. Quand elle est haute, tous les matlots tirent l’amarre, et l’navire se dégage aussi douxqu’un mouton. Et maintenant, mon garçon, attention. Nous approchons du coin, et nous allonstrop vite. À tribord un peu – oui – droit dvant – tribord – bâbord un peu – droit dvant – droitdvant !”

Ainsi donnait-il ses ordres, que je suivais en retenant mon souffle ; jusqu’au moment où,soudain, il a crié : “Maintenant, mon bon, lofe !” J’ai mis la barre au vent toute ; l’Hispaniola apivoté rapidement et filé droit vers la plage boisée.

Dans la fièvre de l’action, tout à ces dernières manœuvres, j’avais négligé la surveillanceserrée que j’exerçais jusque là sur le chef de chaloupe. Je restais encore tellement absorbé,attendant le moment où la goélette toucherait terre, que j’avais oublié le péril qui me menaçaitet me tenais penché au-dessus du bastingage tribord, à regarder les rides s’élargir sur l’eaudevant l’étrave. J’aurais pu tomber sans même lutter pour ma vie si une soudaine inquiétudene m’avait saisi et poussé à tourner la tête. Peut-être avais-je entendu un craquement, ou vu ducoin de l’œil son ombre bouger ; peut-être était-ce un instinct semblable à celui d’un chat ; entout cas, quand je me suis retourné, Hands était bel et bien là, ayant déjà parcouru la moitié duchemin vers moi, le poignard dans la main droite.

Nous avons dû crier tous les deux quand nos regards se sont croisés ; mais alors que mon criétait un hurlement de terreur, le sien était le rugissement furieux d’un taureau chargeant. Aumême instant, il a bondi en avant et j’ai sauté de côté vers le bossoir. Ce faisant, j’ai lâché labarre, qui s’est rabattue brutalement sous le vent ; je pense que cela m’a sauvé la vie, car elle afrappé Hands en travers de la poitrine, ce qui l’a arrêté net, le souffle coupé.

Avant qu’il ait eu le temps de se remettre, je m’étais échappé du coin où il m’avait pris aupiège et j’avais tout le pont à ma disposition. Je suis allé jusqu’au grand-mât et j’ai sorti unpistolet de ma poche ; alors même qu’il avait déjà fait volte-face et avançait de nouveau droitsur moi, j’ai visé froidement et pressé la détente. Le chien s’est abattu, mais il ne s’est ensuivini éclair ni détonation ; l’amorce était gâtée par l’eau de mer. Je me suis maudit pour ma négli-gence. Pourquoi n’avais-je pas depuis longtemps réamorcé et rechargé mes seules armes ?Alors je n’aurais pas été réduit à fuir devant ce boucher comme un pauvre mouton.

Il avait beau être blessé, il se déplaçait avec une rapidité merveilleuse, sa chevelure grison-nante retombant sur son visage, et son visage lui-même rendu aussi rouge qu’un pavillon rougepar sa hâte et sa fureur. Je n’avais pas eu le temps d’essayer mon autre pistolet, ni l’envie, envérité, car j’étais sûr qu’il était hors d’usage. Une chose me paraissait certaine : je ne devaispas simplement battre en retraite devant lui, car il aurait vite fait de m’acculer à la prouecomme il avait failli m’acculer à la poupe. Si je me laissais coincer de la sorte, neuf ou dixpouces du poignard ensanglanté constitueraient ma dernière perception de ce côté-ci del’éternité. J’ai posé mes paumes sur le grand-mât, qui était d’une belle grosseur, et j’ai attendu,tous mes nerfs tendus.

Page 86: L'île au trésor(pdf)

86L’Île au Trésor

Voyant que j’avais l’intention d’esquiver, il s’est arrêté aussi ; un moment ou deux se sontpassés en feintes de sa part et parades appropriées de la mienne. J’avais souvent joué à cegenre de jeu chez moi, au milieu des rochers dans la crique de Black Hill ; mais jamais, vouspouvez me croire, mon cœur n’avait alors battu de manière aussi folle. C’était néanmoins,comme je l’ai dit, un jeu de gamins, et je pensais parvenir à tenir bon contre un vieux marin à lacuisse blessée. En vérité, mon courage était si bien revenu que je me suis autorisé quelquesbrèves pensées quant à l’issue de l’affaire ; et si je voyais que je pouvais sans doute prolongerle jeu longtemps, je n’avais aucun espoir de m’en sortir en fin de compte.

Alors que les choses en étaient là, l’Hispaniola a soudain touché le fond, vacillé, labouré lesable un instant et puis, d’un seul coup, s’est couchée à bâbord ; le pont était incliné àquarante-cinq degrés et un paquet d’eau a jailli par les dalots, formant une mare entre le pontet le bastingage.

Nous avons tous les deux culbuté en une seconde et roulé, presque ensemble, jusqu’aubastingage ; le corps de bonnet-rouge, les bras toujours étendus, dégringolant tout raide aprèsnous. Nous étions si proches l’un de l’autre, en fait, que ma tête a cogné le pied du chef dechaloupe avec un craquement qui m’a fait grincer des dents. Malgré le choc, je me suis remissur pied le premier, car Hands avait maille à partir avec le cadavre. En raison du brusquebasculement de la goélette, on ne pouvait plus courir sur le pont ; je devais trouver un autremoyen de m’échapper, et cela tout de suite, puisque mon ennemi me touchait presque. Vifcomme l’éclair, j’ai bondi dans les haubans d’artimon, ai grimpé à mains alternées, et n’ai pasrepris mon souffle avant d’être assis sur la barre de flèche.

Ma rapidité m’a sauvé ; le poignard s’est planté à moins d’un demi pied au-dessous de moipendant que je montais ; et Israel Hands se tenait là, bouche bée, le visage levé vers moi,parfaite statue de la surprise et de la déception.

Maintenant que j’avais un moment à moi, je me suis hâté de changer l’amorce de monpistolet, puis, ayant une arme prête à servir et désirant doubler mes chances, j’ai retiré lacharge de l’autre et l’ai rechargé entièrement depuis le début.

Ma nouvelle occupation a frappé Hands de stupeur ; il commençait à voir que la chancetournait contre lui ; et après avoir hésité de manière évidente, il s’est hissé lui aussi dans leshaubans, lourdement, et a commencé une lente et douloureuse ascension, le poignard entre lesdents. Il lui fallait beaucoup de temps et de grognements pour monter derrière lui sa jambeblessée ; et tandis que, tranquille, j’avais terminé mes préparatifs, il n’avait guère dépassé letiers du chemin. C’est alors que je me suis adressé à lui, un pistolet dans chaque main.

“Un pas de plus, Mr Hands, et je vous fais sauter la cervelle ! Un homme mort ne mordpas, vous savez”, ai-je ajouté en ricanant.

Il s’est arrêté aussitôt. Je voyais, aux crispations de son visage, qu’il tentait de réfléchir.L’exercice était si lent et laborieux que, fort de ma sécurité retrouvée, j’ai éclaté de rire. Aprèsavoir dégluti une ou deux fois, il a enfin parlé, son visage portant toujours la même expressiond’extrême perplexité. Pour parler, il devait retirer la dague de sa bouche, mais à part cela iln’avait pas bougé.

“Jim, j’dis que nous sommes embrouillés, toi et moi, et que nous faudrons signer un traité.Je t’aurais eu sans cette embardée : mais j’ai pas jamais de chance, moi ; et j’dis que j’vaisdevoir baisser pavillon, c’qui est dur, tu vois, d’un maître marin à un mouscaillon comme toi,Jim.”

Je buvais ses paroles et souriais d’aise, aussi vaniteux qu’un coq sur un mur, quand, enmoins de temps qu’il n’en faut pour souffler, sa main droite est partie en arrière et quelque

Page 87: L'île au trésor(pdf)

87L’Île au Trésor

chose a fendu l’air en chantant comme une flèche ; j’ai ressenti un choc et une douleur aiguë, etvoilà que j’étais cloué au mât par l’épaule. Sous l’effet de l’affreuse souffrance et de la surprise– je ne peux pas vraiment dire que ma volonté y était pour quelque chose, et je suis sûr que jen’ai pas visé consciemment – mes pistolets sont partis tous les deux, et m’ont échappé desmains tous les deux. Ils ne sont pas tombés seuls ; avec un cri étouffé, le chef de chaloupe alâché les haubans et plongé dans l’eau la tête la première.

Chapitre XXVIIPièces de huit

En raison de l’inclinaison du vaisseau, les mâts surplombaient l’eau ; perché sur les barresde flèche, je n’avais au-dessous de moi que la surface de la crique. Hands, qui n’avait pasgrimpé si haut, se trouvait par conséquent plus près du bateau et était tombé entre lebastingage et moi. Il est remonté une fois à la surface dans un bouillonnement d’écume et desang, et puis il a coulé de nouveau pour de bon. Quand l’eau a retrouvé son calme, j’ai pu voirson corps recroquevillé, posé sur le sable brillant et propre à l’ombre du flanc de la goélette.Quelques poissons frétillaient le long de son cadavre. Parfois, l’eau frémissant, il semblaitbouger un peu, comme s’il tentait de se lever. Mais il était bien mort, malgré tout, à la foispercé de balles et noyé, devenu festin pour poissons à l’endroit même où il avait prévu dem’assassiner.

À peine avais-je acquis cette certitude que j’ai commencé à me sentir mal, prêt à défaillir, etterrifié. Le sang chaud coulait sur mon dos et ma poitrine. Là où le poignard avait cloué monépaule au mât, j’avais l’impression d’être brûlé au fer rouge ; pourtant c’était moins cettesouffrance réelle qui m’affligeait, car je pensais pouvoir la supporter sans me plaindre, que laperspective horrible de tomber de la barre de flèche dans cette paisible eau verte, à côté ducadavre du chef de chaloupe.

Je m’agrippais des deux mains jusqu’à en avoir mal aux ongles, et je fermais les yeux commepour dissimuler le danger. Peu à peu, j’ai recouvré mes esprits, mon pouls a ralenti et retrouvéun rythme plus naturel, et je me suis senti de nouveau maître de moi.

J’ai d’abord pensé arracher le poignard ; mais soit il était trop bien planté, soit mes nerfsm’ont lâché ; j’ai donc renoncé, secoué par un violent frisson. Chose curieuse, c’est ce frissonqui m’a tiré d’affaire. En vérité, le couteau avait été à deux doigts de me manquer ; il ne metenait que par un petit bout de peau, qui s’est déchiré sous l’effet du frisson. Le sang n’en acoulé que plus vite, bien sûr ; mais j’étais libre, n’étant encore accroché au mât que par maveste et ma chemise.

Je me suis dégagé de ces dernières d’une brusque secousse, puis ai regagné le pont par leshaubans de tribord. Pour rien au monde, secoué comme je l’étais, je ne me serais aventuré denouveau sur les haubans surplombants de bâbord, d’où Israel était tombé si récemment.

Je suis descendu dans la cabine et j’ai fait ce que j’ai pu pour ma blessure ; elle me faisaitbien souffrir et saignait encore ; mais elle n’était ni profonde ni dangereuse, et ne me gênait pasbeaucoup quand je me servais de mon bras. Puis j’ai regardé autour de moi. Comme maintenantle navire m’appartenait, en quelque sorte, j’ai envisagé de le débarrasser de son dernierpassager – le mort, O’Brien.

Il avait dégringolé, comme je l’ai dit, contre le bastingage, où il gisait comme une sorte demarionnette difforme, horrible ; de taille humaine, certes, mais sans la couleur ni la grâce de la

Page 88: L'île au trésor(pdf)

88L’Île au Trésor

vie. Sa position me permettait de m’occuper de lui à ma guise ; vu que mes aventures tragiquesavaient presque entièrement estompé la terreur que m’inspiraient les morts, je l’ai pris par lataille comme si c’était un sac de son et, d’une bonne poussée, je l’ai expédié par-dessus bord.Il a plongé bruyamment ; le bonnet rouge est resté à la surface ; dès que les remous se sontcalmés, j’ai pu le voir couché à côté d’Israel, ondulant comme lui avec l’agitation de l’eau.O’Brien, bien que jeune encore, était très chauve. Il était étendu là, cette tête chauve posée surles genoux de l’homme qui l’avait tué, les poissons pressés zigzaguant au-dessus des deuxcorps.

J’étais maintenant seul à bord ; la marée venait de changer. Le soleil était si près de secoucher que les ombres des pins de la rive ouest traversaient tout le mouillage et traçaient desmotifs sur le pont. La brise du soir s’était levée. La colline aux deux sommets de la rive estnous en protégeait, pourtant le gréement commençait à chantonner doucement et les voilesinertes à battre ça et là.

J’ai compris que le navire était en danger. J’ai vite affalé les focs, les laissant tomber sur lepont ; mais la grand-voile était une affaire plus ardue. Bien sûr, quand la goélette s’étaitinclinée, la bôme avait basculé par-dessus bord, et son extrémité et un pied ou deux de voiletrempaient même dans l’eau. J’ai pensé que cela augmenterait le danger ; pourtant la tension dela toile était si forte que je craignais presque d’intervenir. J’ai fini par prendre mon couteau etpar sectionner les drisses. Le haut de la voile est descendu aussitôt, et un grand bouillonne-ment de voile s’est mis à flotter mollement sur l’eau. J’avais beau tirer autant que je pouvais,je n’arrivais pas à ramener la voile. C’était tout ce que je pouvais accomplir. Pour le reste,l’Hispaniola devait s’en remettre à la chance, comme moi.

Entre-temps, l’ombre avait envahi tout le mouillage. Je me souviens que les derniers rayons,traversant une trouée dans les bois, faisaient scintiller des joyaux sur le tapis de fleurs del’épave. La fraîcheur gagnait ; la marée refluait rapidement vers le large ; la goélette reposait deplus en plus sur sa coque.

J’ai rampé vers l’avant pour jeter un coup d’œil. La mer ne paraissait pas très profonde.Agrippant le câble coupé de l’ancre pour plus de sécurité, je me suis laissé glisser doucement àl’extérieur. L’eau n’atteignait pas ma taille ; le sable était fermé et cannelé. J’ai marché avecentrain jusqu’à la rive, laissant l’Hispaniola sur le flanc, sa grand-voile étalée à la surface de lacrique. Vers ce moment, le soleil a disparu complètement ; la brise sifflait dans le crépusculeparmi les pins qui se balançaient.

Au moins, et enfin, je n’étais plus en mer ; je ne revenais pas non plus les mains vides. Lagoélette reposait là, débarrassée des flibustiers et attendant le moment où nos hommes mon-teraient à bord et la remettraient à flot. Je ne désirais rien tant que rentrer au fortin et mevanter de mes exploits. On me blâmerait peut-être un peu pour ma fugue, mais la reconquêtede l’Hispaniola constituait une réponse décisive, et j’espérais que le Capitaine Smollett lui-même reconnaîtrait que je n’avais pas perdu mon temps.

Tout à ces pensées, et d’excellente humeur, je me suis mis en route pour rejoindre le fortinet mes compagnons. Je me souvenais que la plus orientale des rivières qui se jettent dans lemouillage du Capitaine Kidd descendait de la colline aux deux sommets sur ma gauche ; je mesuis dirigé de ce côté afin de franchir la rivière alors qu’elle était encore jeune. La forêt étaitassez claisemée et, en suivant les contreforts les plus bas, j’ai vite contourné la colline ettraversé le ruisseau avec de l’eau à mi-mollet.

Cela m’a amené près de l’endroit où j’avais rencontré Ben Gunn, le marron ; et je me suismis à marcher avec circonspection, l’œil aux aguets. Le crépuscule était bien avancé et, quand

Page 89: L'île au trésor(pdf)

89L’Île au Trésor

j’ai débouché de la faille entre les deux pics, j’ai eu l’impression d’apercevoir une lueurvacillante se détachant sur le ciel à l’endroit où, supposais-je, l’homme de l’île rôtissait sonsouper sur un feu ronflant. Je me demandais quand même comment il pouvait se montrer aussiimprudent. Car si je pouvais voir cette lumière, ne risquait-elle pas d’arriver aux yeux de Silverlui-même dans son campement sur la rive au milieu des marécages ?

Peu à peu, la nuit est devenue plus noire ; c’est tout juste si je pouvais me diriger mêmegrossièrement vers ma destination ; la double colline derrière moi et la Longue-vue à ma droitese fondaient dans l’obscurité ; les étoiles étaient rares et ternes ; et dans les basses terres où jeprogressais, il m’arrivait souvent de trébucher dans les fourrés et de rouler dans des trous desable.

Une sorte de clarté s’est soudain diffusée autour de moi. J’ai levé les yeux ; un pâle faisceaude rayons de lune caressait le sommet de la Longue-vue. Peu après, j’ai vu quelque chose delarge et d’argenté se déplacer près du sol derrière les arbres, et j’ai su que la lune s’était levée.

Avec son aide, j’ai pu achever rapidement mon voyage. Tantôt marchant, tantôt courant,poussé par l’impatience, je me suis approché du fortin. Pourtant, au moment de traverser lebosquet qui m’en séparait encore, j’ai retrouvé assez de bon sens pour ralentir et avancer avecune certaine prudence. J’aurais bien mal achevé mes aventures si mon propre camp m’avaitabattu par erreur.

La lune montait de plus en plus haut ; sa lumière commençait à tomber en flaques ici et là, àtravers les parties les plus ouvertes du bois. Juste devant moi, une lueur d’une couleur diffé-rente est apparue entre les arbres. Elle était rouge et chaude, et s’assombrissait par moments –comme s’il s’agissait des braises d’un feu de camp finissant.

Sur ma vie, je n’arrivais pas à imaginer ce que cela pouvait être.Je suis enfin parvenu à l’enceinte. Le clair de lune baignait déjà son extrémité ouest ; le reste

et le fortin lui-même reposaient encore dans une ombre noire, striée de longs pinceaux argentésde lumière. De l’autre côté de la maison, un feu immense s’était consumé ; ses braises proje-taient des reflets rouges intenses qui contrastaient fortement avec la douce pâleur de la lune. Jene voyais pas une âme, je n’entendais pas un bruit en dehors du murmure de la brise.

Je me suis arrêté, saisi par l’étonnement et peut-être un peu par la crainte. Cela n’avaitjamais été notre habitude d’allumer de grands feux ; en vérité, suivant les ordres du capitaine,nous nous montrions quelque peu avares en ce qui concerne le bois à brûler ; et je commençaisà redouter que les choses aient pu mal tourner en mon absence.

J’ai contourné l’enceinte jusqu’à sa partie orientale, en restant bien dans l’ombre. À unendroit commode, là où l’obscurité était la plus profonde, j’ai franchi la palissade.

Pour ajouter la sûreté à la sécurité, je me suis mis à quatre pattes et j’ai rampé, sans unbruit, jusqu’au coin de la maison. Alors que je m’approchais, je me suis senti soudaingrandement soulagé. Un bruit déplaisant, dont je me suis souvent plaint en d’autres circon-stances, résonnait comme une musique : mes amis ronflant paisiblement en chœur dans leursommeil. Le cri de la vigie en mer, ce beau “Tout va bien”, n’a jamais frappé mes oreilles demanière plus rassurante.

Une chose était cependant indubitable : ils montaient affreusement mal la garde. Si Silver etses acolytes avaient rampé vers le fortin à ma place, pas une âme n’aurait vu le lever du jour.Voilà ce qui arrivait, ai-je pensé, quand le capitaine était blessé ; et une fois de plus, je me suisreproché vivement de les avoir abandonnés face au danger avec si peu de gens pour monter lagarde.

Page 90: L'île au trésor(pdf)

90L’Île au Trésor

Entre-temps, j’avais atteint la porte et m’étais mis debout. Il faisait noir à l’intérieur, desorte que je ne distinguais rien à l’œil. Quant aux sons, il y avait le bourdon régulier desronfleurs, et un petit bruit intermittent, un froissement ou un cliquetis que je ne pouvais enaucune façon m’expliquer.

Je suis entré d’un pas assuré, les bras en avant. J’allais m’étendre à ma place habituelle (ai-je pensé, en riant silencieusement) et m’amuser de leurs têtes quand ils me trouveraient aumatin.

Mon pied a heurté quelque chose de mou – la jambe d’un dormeur ; il s’est retourné engrognant, mais sans se réveiller.

Et puis, soudain, une voix suraiguë s’est élevée dans l’obscurité.“Pièces de huit ! Pièces de huit ! Pièces de huit ! Pièces de huit ! Pièces de huit !” et ainsi de

suite, sans pause ni changement, comme le cliquet d’un jouet mécanique.Capitaine Flint, le perroquet vert de Silver ! C’était lui que j’avais entendu becqueter un

bout d’écorce ; c’était lui qui, montant mieux la garde qu’aucun être humain, annonçait monarrivée par sa fastidieuse rengaine.

Je n’avais pas le temps de me ressaisir. Au branle-bas vigoureux du perroquet, les dormeursde sont réveillés et dressés d’un bond et, avec un formidable juron, la voix de Silver s’estécriée :

“Qui va là ?”Je me suis retourné pour fuir, me suis cogné violemment contre un homme, ai reculé et me

suis précipité dans les bras d’un autre qui, lui, les a refermés et m’a maintenu solidement.“Apporte une torche, Dick”, a dit Silver quand ma capture a ainsi été assurée.L’un des hommes est sorti de la maison, puis est revenu en portant un brandon enflammé.

Page 91: L'île au trésor(pdf)

91L’Île au Trésor

Sixième partieLe Capitaine Silver

Chapitre XXVIIDans le camp ennemi

La lueur rouge de la torche, éclairant l’intérieur du fortin, m’a montré que mes pires craintess’étaient réalisées. Les pirates avaient capturé la maison et les provisions : il y avait le tonneletde cognac, le porc, le pain, comme auparavant ; et, ce qui a décuplé mon épouvante, pas traced’un prisonnier. Je pouvais seulement supposer qu’ils avaient tous péri, et j’étais profon-dément malheureux de ne pas être resté pour périr avec eux.

Il y avait six flibustiers en tout ; pas un de plus n’avait survécu. Cinq d’entre eux étaientdebout, rouges et bouffis d’avoir été tirés brusquement du premier sommeil de l’ivresse. Lesixième s’était seulement soulevé sur un coude ; il était mortellement pâle, et le pansementensanglanté qui entourait sa tête m’indiquait qu’il avait été récemment blessé, et encore plusrécemment pansé. Je me suis souvenu de l’homme qui avait été touché et s’était enfui dans lesbois au cours de la grande attaque, et j’ai pensé que c’était sans doute lui.

Le perroquet se lissait les plumes, perché sur l’épaule de Long John. Lui-même, ai-je pensé,paraissait un peu plus pâle et plus grave que dans mes souvenirs. Il portait toujours le belhabit de drap qu’il avait revêtu pour parlementer, mais il était en bien piteux état, maculé deboue et déchiré par les ronces des sous-bois.

“Alors, dit-il, vlà Jim Hawkins, casse ma carcasse ! Une ptite visite comme ça, hein ?Approche-toi donc, en toute amitié.”

Là-dessus, il s’est assis sur le tonnelet d’eau-de-vie et s’est mis à bourrer sa pipe.“Prête-moi la torche, Dick”, dit-il ; puis, ayant allumé sa pipe, “ça va, mon gars ; plante la

loupiotte dans le tas de bois ; et vous, messieurs, reprenez vos esprits ! – pas besoin d’resterdebout pour Mr Hawkins ; il vous excusera, pouvez miser là-dessus. Et ainsi, Jim” – bourrantle tabac – “tu srais là, et c’est une bonne surprise pour l’pauve vieux John. Je vois que tu sraismalin la première fois que je t’aperçois ; mais ça, que ça m’dépasse proprement, ah dis donc.”

À tout cela, ainsi qu’on peut le supposer, je n’ai rien répondu. Ils m’avaient poussé le dosau mur ; et je me tenais là, regardant Silver bien en face, assez crânement, j’espère, en appa-rence, mais avec le désespoir le plus noir au fond de mon cœur.

Silver a tiré une bouffée ou deux de sa pipe sans se départir de son calme, puis il a continué.“Bein tu vois, Jim, pisqu’il se trouve que t’es ici, j’vais te dire c’que j’pense. Je t’ai

toujours bien aimé, sûr, que t’es un gars qu’a du cœur, et tout le potrait craché de moi-mêmequand j’étais jeune et beau. J’ai toujours voulu que tu nous joignes et prendes ta part etmeures en brave, et maintenant, mon ptit coq, t’es obligé. Cap’n Smollett est un bon marin,j’suis prêt à l’reconnaître, mais rude question discipline. “L’devoir c’est l’devoir”, qu’il dit, etl’a pas tort. Vaut mieux pas t’approcher du cap’n. Le docteur lui-même t’en veut à mort –“ingrat galopin”, c’est ce qu’il a dit ; et l’fin mot de l’histoire, le vlà : tu peux pas retourner auxtiens, qu’ils veulent plus d’toi ; et sauf que si tu lances un troisième équipage toi-même, où turisques de t’sentir seul, tu devras joindre Cap’n Silver.”

Jusque là, ça allait. Mes amis étaient donc encore en vie, et même si je croyais en partieSilver quand il disait que le groupe de la cabine m’en voulait pour ma désertion, j’étais plussoulagé que peiné par ce que je venais d’entendre.

Page 92: L'île au trésor(pdf)

92L’Île au Trésor

“Je dis pas rien sur le fait que t’es entre nos mains”, a-t-il poursuivi, “pourtant t’y es bien,tu peux miser là-dssus. J’suis à fond pour la discute ; j’ai jamais vu rien sortir de bon de lamenace. Si t’aimes le service, bein tu nous joins ; et sinon, Jim, bein t’es libre de dire non –libre comme l’air, mon gars ; si qu’un marin mortel pourrait t’parler plus loyal, casse macarcasse !

– Dois-je donc répondre ?” ai-je demandé d’une voix frémissante. Pendant tout ce discoursmoqueur, je sentais la menace de mort suspendue au-dessus de moi, et mes joues brûlaient etmon cœur battait douloureusement dans ma poitrine.

“Garçon, dit Silver, personne te presse. Mesure ta position. Aucun d’nous va past’bousculer, camarade ; c’est si plaisant d’passer l’temps en ta compagnie, tu vois.

– Eh bien, dis-je, m’enhardissant un peu, si je dois choisir, je déclare que j’ai le droit desavoir ce qui se passe, pourquoi vous êtes ici, et où sont mes amis.

– C’qui s’passe ? a répété l’un des flibustiers en grognant, ah, ce srait un veinard çui quisaurait ça !

– Tu fermerais ptêt tes écoutilles tant qu’on t’demande rien, mon ami”, a hurlé Silver endirection du matelot. Puis, revenant à son amabilité antérieure, il m’a répondu : “Hier matin,pendant le premier quart, le Dr Livesey est venu avec un drapeau blanc. ‘Cap’n Silver, qu’ildit, vous êtes trahi. L’navire est parti.’ Bon, ce srait ptêt que nous aurions pris un verre etchanté un peu pour l’aider à descendre. J’dis pas non. Tout cas, pas un d’nous surveillait.Nous avons regardé et, tonnerre, y’avait plus d’bateau ! J’ai jamais vu une bande d’idiots fairede pires têtes de merlans frits ; et le plus frit, tu l’as devant toi, tu peux miser là-dssus. ‘Bien,dit le docteur, négocions.’ Nous avons négocié, lui et moi, et vlà l’résultat : les provisions,l’eau de vie, le fortin, l’bois que vous avez eu la bonne idée de couper, et façon d’parler, tout lesacré bâtiment, des vergues à la quille. Quant à eux, z’ont déguerpi ; j’sais pas où qu’y sont.”

Il a tiré une nouvelle bouffée de sa pipe, calmement, avant de continuer.“Et des fois qu’y t’viendrait en tête que t’es inclus dans l’traité, vlà comment ça s’est fini :

‘Combien que vous êtes à partir ?’, que j’lui demande. ‘Quatre, qu’y dit – quatre, et l’und’nous est blessé. Pour ce qui est du gamin, je sais pas où il est, le diabe l’emporte, qu’y dit, etje m’en moque. Nous en avons assez d’lui.’ C’est ça qu’il a dit.

– C’est tout ?– Bein c’est tout ce que tu sauras, mon fils.– Et maintenant je dois choisir ?– Et maintenant tu dois choisir, tu peux miser là-dessus.– Bien. Je ne suis pas si bête que je ne devine pas ce qui m’attend. Si je dois me résigner au

pire, cela m’est bien égal. J’ai vu trop de morts depuis que je vous ai rencontré. Mais je doisvous dire une chose ou deux.” Peu à peu, la fureur me gagnait. “La première chose, c’est quevous êtes dans une mauvaise passe : navire perdu, trésor perdu, matelots perdus ; toute votreentreprise naufragée ; et si vous voulez savoir qui l’a fait – c’est moi ! J’étais dans le tonneaude pommes le soir où nous avons vu la terre et je vous ai entendus, vous, John, et vous, DickJohnson, et Hands, qui est maintenant au fond de la mer, et j’ai répété chacune de vos parolesavant la fin de l’heure. Quant à la goélette, c’est moi qui ai coupé son câble, c’est moi qui ai tuéles hommes que vous aviez à son bord, et c’est moi qui l’ai emmenée là où vous ne la reverrezjamais, pas un d’entre vous. Le rire est pour moi ; j’ai eu le dessus dans cette affaire depuis ledébut ; je ne vous crains pas plus que je ne crains une mouche. Tuez-moi si vous voulez, ouépargnez-moi. Mais je vais dire encore une chose, et ce sera tout : si vous m’épargnez, nousoublierons le passé, et quand on vous amènera devant le tribunal pour piraterie, je ferai tout ce

Page 93: L'île au trésor(pdf)

93L’Île au Trésor

que je pourrai pour vous sauver. C’est à vous de choisir. Tuez un homme de plus et cela nevous servira à rien, ou bien épargnez-moi et conservez un témoin pour vous sauver de lapotence.”

Je me suis arrêté, car j’étais à bout de souffle, je dois dire ; à mon grand étonnement, pas unhomme n’a bougé, mais ils sont tous restés assis à me fixer comme autant de moutons. Etpendant qu’ils me regardaient, j’ai poursuivi.

“Eh bien, Mr Silver, je crois que vous êtes l’homme le plus respectable ici, et si les chosestournent au pire, j’espère que vous serez assez aimable pour dire au docteur comment je mesuis comporté.

– J’y penserai”, a dit Silver, sur un ton si étrange que je n’aurais pas pu, sur ma vie, déciders’il riait de ma demande, ou s’il admirait mon courage.

“Si je peux miser mon jeton”, a crié le vieux marin au visage rougeaud – le nommé Morgan –que j’avais vu dans l’auberge de Long John sur les quais de Bristol. “Que c’est lui qu’areconnu Black Dog.

– Ouais, et dites donc, a ajouté le cuisinier, je relance à mon tour, tonnerre ! C’est ce mêmegamin qu’a chouravé la carte à Billy Bones. Du début à la fin, Jim Hawkins nous mène aunaufrage !

– Alors vlà pour lui !” s’est exclamé Morgan, avec un juron.Et il a bondi, brandissant son couteau, comme s’il avait eu vingt ans.“Pas de ça ! a crié Silver. Qui es-tu, Tom Morgan ? Que tu t’croirais ptêt le cap’n ici. Par

tous les diables, mais j’vais t’apprendre ! Tu m’provoques, et tu r’joindras tous les bons garsqui l’ont fait avant toi, du premier au dernier, depuis trente ans – ceux qu’ont été pendus à unevergue, casse ma carcasse, ceux qu’ont marché sur la planche, et tous qu’ont nourri lespoissons. Y’a pas jamais eu un homme qui m’a regardé entre les yeux et qu’a revu la lumièredu jour le lendemain, Tom Morgan, tu peux miser là-dessus.”

Morgan s’est tu, mais les autres ont commencé à murmurer.“Tom a raison, a dit l’un d’eux.– Le cap’n nous a assez humiliés, a ajouté un autre. Que j’sois pendu si j’me laisse humilier

par toi, John Silver.– Y’a quelqu’un parmi vous, messieurs, qui veut s’esspliquer avec moi ?” a rugi Silver, se

penchant loin devant depuis sa position sur le tonneau, la pipe rougeoyant toujours dans samain droite. “Précisez c’que vous voulez ; zêtes pas muets, j’pense. Qui m’cherche me trouve.J’ai vécu toutes ces années pour qu’un fils de tonneau de rhum vienne me chatouiller l’ancre ?Vous connaissez la manière ; zêtes tous gentilshommes de fortune, à c’que vous dites. Beinj’suis prêt. Qu’il prenne un coutelas, çui qu’a pas froid aux yeux, et j’verrai la couleur de sestripes, béquille ou pas, avant que cette pipe soit finie.”

Pas un homme n’a bougé ; pas un n’a répondu.“C’est comme ça que vous êtes, hein ? a-t-il ajouté, remettant sa pipe dans sa bouche. Bein

zêtes une belle bande à regarder, tout cas. Pour s’battre, c’est moins reluisant. Vous compre-nez l’anglais, ptêt. J’suis cap’n ici par élection. J’suis cap’n ici parce que j’suis le meilleur, unbon mille devant vous. Vous voulez pas vous battre comme des gentilshommes de fortune ;alors, tonnerre, zallez obéir, et vous pouvez miser là-dessus ! J’aime bien c’gamin, bon ; jamaisvu un meilleur gamin que çui-là. Un homme, que c’est, et pas une paire de rats parmi vousdans c’te maison l’est autant que lui, et voilà c’que je dis : que j’en voye un porter la main surlui – c’est c’que j’dis, et vous pouvez miser là-dessus.”

Page 94: L'île au trésor(pdf)

94L’Île au Trésor

Un long silence a suivi. Je me tenais debout bien droit, mon cœur battant toujours commeun marteau de forgeron, mais je voyais maintenant une lueur d’espoir. Silver s’est adossé aumur, les bras croisés, la pipe au coin de la bouche, aussi calme que s’il avait été à l’église ;pourtant il regardait autour de lui en douce, et observait du coin de l’œil ses turbulentshommes de troupe. Eux, de leur côté, se sont rassemblés peu à peu à l’autre bout de la pièce,et leur chuchotement chuintait sans discontinuer comme le son d’un ruisseau. L’un aprèsl’autre, ils levaient les yeux, et la lueur rouge de la torche éclairait pendant une seconde leurvisage nerveux ; mais ce n’était pas moi qu’ils regardaient, c’était Silver.

“Zavez beaucoup à dire, ma parole, a remarqué Silver, crachant loin devant lui. Haussezl’ton, que j’entende, ou laissez tomber.

– Sauf vot’ rexpet, msieu, a répliqué l’un des hommes, vous prenez vote aise avec certainesrègues ; vous srez ptêt aimabe d’observer les autes. Ce quipage est pas satisfait ; ce quipageprécie pas la tyrannie ; ce quipage a ses droits autant qu’un aute quipage, j’me permets. Et parvos propes règues, j’pense que nous avons l’droit d’causer entre nous. Sauf vot’ rexpet,msieu, j’vous r’connais comme capt’n présentement ; mais j’réclame mon droit, et j’sorsdehors pour tenir conseil.”

Et avec un salut de marin élaboré, ce gaillard, un vilain grand bonhomme maigre aux yeuxjaunes, de trente-cinq ans, s’est dirigé calmement vers la porte et a disparu. Un par un, lesautres ont suivi son exemple ; chacun saluant en passant ; chacun ajoutant une excuse.“Suivant les règles”, dit l’un. “Conseil d’gaillard d’avant”, dit Morgan. Ainsi, avec uneremarque ou une autre, ils sont tous sortis, nous laissant seuls avec la torche, Silver et moi.

Le cuisinier a aussitôt retiré sa pipe de sa bouche.“Bon, écoute-moi bien, Jim Hawkins, a-t-il dit en un murmure tout juste audible, t’es à une

demi-planche d’la mort et, encore pire et de loin, d’la torture. Ils vont m’jeter. Mais, remarquebien, j’te défends quoi qu’il arrive. J’avais pas l’intention ; non, pas avant que t’aies parlé.J’étais peu près désespéré de perdre tout ce magot, et d’être pendu par-dessus le marché.Mais j’vois que t’es l’bon gars. J’me dis : Tu soutiens Hawkins, John, et Hawkins tesoutiendra. T’es sa dernière carte et, tonnerre, John, lui c’est la tienne ! Adossés l’un à l’autre,je dis. Tu sauves ton témoin, et il sauvera ta tête !”

Je commençais vaguement à comprendre.“Vous voulez dire que tout est perdu ?– Hé, parbleu, que j’le dis ! Plus d’bateau, plus d’tête – ça s’ramène à ça. Quand j’ai regardé

dans cette baie, Jim Hawkins, et vu plus d’goélette – bein j’suis dur à cuire, mais j’ai lâchéprise. Quant à ceux-là et à leur conseil, écoute-moi, ce sont des idiots finis et des poltrons. Jesauverai ta vie – si que j’peux – face à eux. Mais, bon, Jim – un prêté pour un rendu – tusauves Long John de la potence.”

J’étais stupéfait ; ce qu’il demandait paraissait impossible – lui, le vieux flibustier, le chefde la bande depuis le début.

“Ce que je peux faire, je le ferai, dis-je.– Marché conclu ! s’est écrié Long John. Si tu parles bravement, tonnerre de tonnerre, j’ai

mes chances !”Il est allé en boitant jusqu’à la torche, plantée dans le bois de chauffage, et a rallumé sa

pipe.“Faut m’comprendre, Jim, dit-il en revenant. J’ai une tête sur les épaules, ça ouais. J’suis

avec le sieur, maintenant. Je sais que t’as mis c’navire à l’abri quelque part. Comment que t’asfait, je l’ignore, mais l’est à l’abri. J’suppose que Hands et O’Brien ont viré d’bord. J’ai pas

Page 95: L'île au trésor(pdf)

95L’Île au Trésor

jamais cru à aucun d’entre eux. Alors tu m’écoutes. J’pose pas de questions, et j’laisse pas lesautres m’en poser. J’sais quand l’jeu est perdu, j’le sais ; et je sais reconnaître un gars qu’a ducran. Ah, toi qu’es jeune – toi et moi, on aurait pu faire d’belles choses ensemble !”

Il a versé un peu de cognac du tonnelet dans un gobelet d’étain.“Tu goûtes, camarade ?” a-t-il demandé ; et, devant mon refus : “Bon, je vais en prendre un

coup moi-même, Jim. J’ai besoin d’un remontant, vu les ennuis à l’horizon. Tiens, à proposd’ennuis, pourquoi ce docteur m’a donné la carte, Jim ?”

Mon visage a exprimé un étonnement si spontané qu’il a jugé inutile de poser d’autresquestions.

“Ah bein, il l’a fait, n’empêche. Et y a quelque chose là-dessous, c’est sûr – quelque chose,c’est sûr, là-dessous, Jim – du bon ou du mauvais.”

Il a bu une autre gorgée de cognac, secouant sa grosse tête blonde comme un homme quis’attend au pire.

Chapitre XIXRetour de la marque noire

Le conseil des flibustiers durait depuis un moment quand l’un d’eux est rentré dans lamaison et, après avoir répété le même salut, qui me paraissait un peu ironique, a demandé s’ilpouvait emprunter la torche. Silver a accepté et l’émissaire est reparti, nous laissant ensembledans le noir.

“Je sens l’arrivée d’une brise, Jim”, a dit Silver. Il me parlait maintenant de manière amicaleet familière.

Je me suis approché de la meurtrière la plus proche et j’ai regardé dehors. Les braises dugrand feu s’étaient si bien consumées, et luisaient si faiblement, que je comprenais pourquoices conspirateurs réclamaient une torche. Ils s’étaient regroupés vers le milieu de la pente quimenait à l’enceinte ; l’un tenait le flambeau ; un autre était à genoux, et avait en main uncouteau ouvert dont la lame brillait de diverses couleurs à la lumière de la lune et de la torche.Les autres étaient tous penchés autour de lui, comme pour observer ses manœuvres. Jepouvais tout juste deviner qu’il avait un livre dans sa main en plus du couteau ; et je medemandais comment ils avaient pu acquérir un objet aussi incongru, quand la silhouetteagenouillée s’est relevée, et tout le groupe s’est mis à revenir vers la maison.

“Les voilà”, ai-je dit ; et j’ai regagné ma place antérieure, car il me semblait indigne de moid’être surpris en train de les surveiller.

“Bein qu’ils viennent, mon garçon – qu’ils viennent, dit Silver d’un ton enjoué. J’ai plusd’un tour dans mon sac.”

La porte s’est ouverte et les cinq hommes, s’arrêtant tous ensemble à peine le seuil franchi,ont poussé l’un des leurs en avant. En d’autres circonstances, il aurait été comique de le voiravancer lentement, hésiter avant de poser un pied par terre, tenant sa main droite ferméedevant lui.

“Avance, mon gars, s’est écrié Silver. J’vais pas te manger. Donne, marin d’eau douce.J’connais les règles, j’les connais. J’ferai pas de mal à un délégué.”

Ainsi encouragé, le flibustier s’est avancé plus vivement et, après avoir donné quelquechose à Silver de la main à la main, est retourné encore plus vite auprès de ses compagnons.

Le cuisiner a regardé ce qu’on lui avait donné.

Page 96: L'île au trésor(pdf)

96L’Île au Trésor

“La marque noire ! C’que j’pensais. Et où que vous auriez pris le papier ? Eh, ouh là ! Non,regardez ça : pas d’chance ! Zêtes allés couper un morceau de Bible. Quel idiot a coupé uneBible ?

– Ah, vlà bein ! dit Morgan. Vlà bein ! J’lavais pas dit ? L’en sortira rein d’bon, j’ai dit.– Alors zavez réglé l’affaire, vous aut’, a continué Silver. Avec ça, finirez tous au bout

d’une corde, j’dis. Quel ramolli d’eau douce avait une Bible ?– C’est Dick, a déclaré l’un d’eux.– Dick que c’était ? Alors Dick peut dire ses prières. L’a vu sa tranche de veine, Dick, et

vous pouvez miser là-dessus.”Mais à ce moment, le grand maigre aux yeux jaunes est intervenu.“Assez parlé, John Silver. Ce quipage t’a rfilé la marque noire en conseil plein selon les

règues ; t’as qu’à la rtourner, selon les règues, et voir ce qu’est écrit. Après, tu peux parler.– Merci, George. T’as toujours été vif en affaires, et tu connais les règles par cœur, George,

que ça m’fait plaisir. Bon, c’est quoi, toute façon ? Ah ! ‘Destittué’ – C’est ça, hein ? Écrittrès joli, c’est sûr ; imprimé, qu’on dirait, j’le jure. Écrit de ta main, George ? Bein que tudeviendrais un vrai chef dans cet équipage-ci. Tu seras cap’n bientôt, ça m’étonnerait pas. Tum’prêtes encore cette torche, tu veux ? Cette pipe tire pas.

– Ça va bien, dit George. T’as fini d’tromper ce quipage. Tu t’crois drôle, mais c’est finipour toi, et ptêt que tu descendras d’ce tonneau pour aider l’vote.

– Vous avez dit que vous connaissez les règles, a répliqué Silver, méprisant. Au moins, sivous les savez pas, moi oui ; et j’attends ici, j’suis toujours votre cap’n, attention, que voussortiez vos griefs, et j’réponds. Pendant c’temps, votre marque noire vaut pas un biscuit.Après, nous verrons.

– Oh, a répondu George, t’as pas à craindre quoi que ce soit ; nous sommes réguliers, nousautres. Et d’un, t’as fait d’la bouillasse de cette spédition, que t’oserais pas dire le contraire.Et de deux, t’as laissé l’ennemi sortir d’ce piège sans rien obtiendre en échange. Pourquoi qu’yvoulaient sortir ? J’sais pas ; mais c’est sûr qu’y voulaient. De trois, tu nous a empêchés d’lespoursuive dans la forêt. Oh, nous t’avons percé à jour, John Silver ; tu veux jouer double jeu,c’est ça qui cloche. Et de quatre, y’a ce garçon que vlà.

– C’est tout ? a demandé Silver calmement.– Ça suffit, ouais. Que nous allons tous nous balancer au bout d’une corde et sécher au

soleil avec tes bourderies.– Bon, alors écoutez, j’vais répondre ces quatre points ; l’un après l’aute j’vais les

répondre. J’ai fait d’la bouillasse de cette expédition, hein ? Eh, vous savez tous ce quej’voulais ; et vous savez tous, si ça s’était fait, nous serions ce soir à bord de l’Hispaniolacomme avant, tous les gars vivants, tous en bonne santé, et pleins d’pudding aux prunes, etl’trésor dans la cale, tonnerre ! Bein qui s’est mis en travers ? Qui m’a forcé la main, que j’étaiscap’n légitime ? Qui m’a rfilé la marque noire le jour que nous avons touché terre, et lancé cettedanse ? Ah, c’est une belle danse, j’suis de votre avis là-dessus, qu’elle ressemble drôlement àune gigue au bout d’une corde sur l’Quai des Potences dans le ville de Londres, je dis. Mais quil’a fait ? Tiens, c’est Anderson, et Hands, et toi, George Merry ! Et t’es l’dernier qui surnagede cette équipe d’empêcheurs ; et t’as l’insolence de tous les diables d’prétende me remplacercomme cap’n, toi, qui nous a tous coulés ! Par l’enfer ! Que la blague la plus raide c’est rien àcôté d’ça.”

Silver a marqué une pause, et je pouvais lire sur le visage de George et de ses ancienscompagnons que ces mots n’avaient pas été prononcés en vain.

Page 97: L'île au trésor(pdf)

97L’Île au Trésor

“C’était pour le numéro un”, s’est écrié l’accusé, essuyant la sueur de son front, car il avaitparlé avec une véhémence qui ébranlait la maison. “Non, ma parole, ça m’rend malade dediscuter avec vous. Vous avez pas d’jugeotte et pas plus d’mémoire et j’peux pas imaginercomment vos mères vous ont laissé prendre la mer. La mer ! gentilshommes de fortune !J’vous vois plutôt tailleurs, comme métier.

– La suite, John, dit Morgan. Parle des aut’ points.– Ah, les autres ! Une belle fournée, non ? Vous dites que c’voyage est gâché. Parbleu ! Si

vous pouviez comprendre à quel point il est gâché, que vous verriez ! Nous sommes si près dugibet, ma nuque est raide rien que d’y penser. Vous les avez vus, ptêt, enchaînés et pendus, lesoiseaux autour, que les matlots qui descendent la Tamise avec la marée les montrent du doigt.‘Qui c’est ça ?’ dmande l’un. ‘Ça ! Hé c’est John Silver. Je l’a bien connu’, répond l’autre. Etvous pouvez entendre les chaînes qui clic-claquent pendant qu’vous virez à la prochainebouée. Bein c’est peu près là que nous vlà arrivés, nous autes fils de nos mères, grâce à lui, etHands et Anderson, et aux idiots de malheur que vous êtes. Et si vous voulez savoir le numéroquatre : ce garçon, quoi, casse ma carcasse, est-il pas notre otage ? Que nous allons gaspiller unotage ? Non, pas nous ; qu’y serait ptêt notre dernière chance, ça m’étonnerait pas. Tuer cegamin ? Pas moi, camarades ! Et l’numéro trois ? Ah, bein y’a plein à dire sur l’numéro trois.Vous comptez ptêt pour rien d’avoir un vrai docteur d’la faculté qui vient vous voir tous lesjours. Toi, John, avec ta tête cassée, ou toi, George Merry, que la fiève t’secouait y’a pas sixheures de ça, et que tes yeux ont la couleur d’une peau d’citron à cte moment même ? Et ptêt,hein, vous savez pas qu’un navire d’secours doit venir, non ? Bein si ; et l’temps passe vite ;et nous verrons qui s’réjouira d’avoir un otage l’jour venu. Et pour l’numéro deux, et pourquoij’ai passé un marché, bein zêtes venus me le réclamer à genoux. À genoux que vous êtes venus,tellement que vous étiez écœurés ; et vous auriez crevé d’faim, en plus, si je l’avais pas fait ;mais ça compte pas, tout ça ; regardez : vlà pourquoi !”

Et il a jeté sur le parquet un papier que j’ai reconnu aussitôt – la carte sur papier jauni, avecles trois croix rouges, que j’avais trouvée dans la toile cirée au fond de la malle du capitaine.Pourquoi le docteur la lui avait-il donnée ? Je n’arrivais pas à le concevoir.

Mais si l’apparition de la carte me paraissait inexplicable, les mutins survivants l’onttrouvée incroyable. Ils ont sauté dessus comme des chats sur une souris. Elle a passé de mainen main, chacun l’arrachant à l’autre ; à entendre les jurons et les cris et le rire puéril quiaccompagnaient leur examen, on aurait pensé qu’ils n’étaient pas seulement en train de palperl’or lui-même, mais qu’ils l’emportaient déjà sur la mer en toute sécurité.

“Ouais, dit l’un, c’est Flint, sûr. J. F., et une encoche dessous avec un nœud en demi-clé ; yferait toujours ça.

– Bien beau, dit George. Mais comment qu’on va partir avec, et nous sans bateau ?”Silver a soudain bondi et, s’appuyant d’une main sur le mur : “Maintenant je t’avertis,

George. Un mot d’plus de ta sauce et nous nous battons, j’le dis. Comment qu’on part ? Est-ce que j’sais, moi ? C’est toi qu’aurais devoir m’le dire – toi et les autres, qui m’ont perdu magoélette, avec vos embrouillages, brûlez en enfer ! Mais tu peux pas m’dire, tu peux pas ; t’aspas plus d’invention qu’un cafard. Mais tu peux parler poli, et tu l’fras, George Merry, tupeux miser là-dessus.

– C’est assez honnête, dit le vieux Morgan.– Honnête ! J’pense que oui. T’as perdu l’navire, j’ai trouvé l’trésor. Qui de nous deux est

l’meilleur, fin de compte ? Et maintenant, je démissionne, tonnerre ! Élisez qui vous voulezcomme cap’n. Ça m’suffit.

Page 98: L'île au trésor(pdf)

98L’Île au Trésor

– Silver ! ont-ils crié. Barbecue jusqu’au bout ! Barbecue comme cap’n !– Ainsi c’est le rofrain, c’est ça ? s’est écrié le cuisinier. George, j’crois que tu dvras

attendre l’prochain tour, mon ami ; estime-toi heureux que j’sois pas revancheux. Mais ça ajamais été mon genre. Et alors, camarades, cette marque noire ? L’est plus bonne à rien,maintenant, hein ? Dick a gâché sa chance et sa Bible, c’est peu près tout.

– On peut toujours embrasser l’bouquin pour prêter serment, non ?” a grogné Dick, que lamalédiction qu’il avait attirée sur sa propre tête rendait visiblement mal à l’aise.

“Une Bible avec un morceau découpé ! a ricané Silver. Rien du tout. Ça engage pas plusqu’un r’cueil de chansons.

– Pas plus, vrai ? s’est exclamé Dick, avec une espèce de joie. Bein j’pense que ça vaut lapeine d’la garder, quand même.

– Tiens, Jim, vlà une curiosité pour toi”, dit Silver ; et il m’a lancé le papier.C’était une rondelle de la même taille qu’une pièce d’une couronne. Un côté était vierge, car

cela avait été la dernière page ; l’autre contenait un verset ou deux de l’Apocalypse – ces motsparmi les autres, qui se sont gravés dans mon esprit : “Dehors sont les chiens et les assassins.”Le côté imprimé avait été noirci avec du charbon de bois, qui commençait à s’effacer et à mesalir les doigts ; sur le côté vierge, on avait écrit avec le même matériau le seul mot “Destittué”.J’ai cette curiosité devant moi en ce moment même ; mais il ne reste aucune trace d’écriture sice n’est une éraflure, telle qu’un homme pourrait en faire avec l’ongle de son pouce.

C’est tout ce qui s’est passé cette nuit-là. Peu après, chacun ayant bu un dernier verre,nous nous sommes couchés, et la seule vengeance de Silver a consisté à mettre George Merrydehors comme sentinelle, en le menaçant de mort s’il tentait de nous tromper.

J’ai mis longtemps à trouver le sommeil, et Dieu sait que les sujets de réflexion ne man-quaient pas : l’homme que j’avais tué ce jour-là, ma situation périlleuse et, par-dessus tout, lejeu remarquable dans lequel Silver s’était lancé – tenant les mutins d’une main et tentant desaisir, de l’autre, tous les moyens possibles et impossibles de conclure la paix et de sauver samisérable vie. Il dormait lui-même paisiblement, et ronflait bruyamment ; cependant il mefaisait pitié, malgré sa méchanceté, quand je pensais aux sombres périls qui l’entouraient et àl’infâme gibet qui l’attendait.

Chapitre XXXLibéré sur parole

J’ai été réveillé – nous avons tous été réveillés en vérité, car je pouvais voir jusqu’à lasentinelle se relever de l’endroit où il s’était assoupi contre un montant de la porte – par unevoix claire et chaleureuse, qui nous hélait depuis la lisère du bois :

“Ohé, du fortin ! C’est le docteur.”Et c’était bien le docteur. Si j’étais content d’entendre sa voix, ma joie n’était pas sans

mélange. Le souvenir de ma conduite indisciplinée et secrète me troublait ; et quand je voyaisoù elle m’avait amené – parmi quels compagnons et entouré de quels dangers – j’avais honte dele regarder en face.

Il avait dû se lever dans le noir, car il faisait à peine jour ; et quand j’ai couru à unemeurtrière, je l’ai vu qui se tenait, comme Silver autrefois, avec de la brume à mi-jambe.

“Vous, docteur ! Bien le bonjour à vous, monsieur !” s’est écrié Silver, tout de suite parfai-tement réveillé et rayonnant de bienveillance. “En train d’bon matin, sûr ; c’est l’oiseau tôt

Page 99: L'île au trésor(pdf)

99L’Île au Trésor

levé qui attrape les vers, comme on dit. George, remue ta carcasse, fiston, et aide le Dr Liveseyà franchir le bastingage. Tous s’porteraient bien, vos patients, tous pleins d’joie et d’santé.”

Ainsi bavardait-il, se tenant au sommet de la colline, sa béquille sous le coude et une maincontre le mur de la maison – semblable au bon vieux John d’antan par la voix, la manière etl’expression.

“Nous avons aussi une bonne surprise pour vous, monsieur, a-t-il poursuivi. Nous avonsun ptit visiteur ici – hé, hé ! Un nouvel hôte et pensionneur, monsieur, qui paraît en excellenteforme ; l’a dormi comme un loir, ouais, à côté de John – proue contre proue que nous étionstoute la nuit.”

Pendant ce temps, le Dr Livesey avait traversé l’enceinte et se trouvait près du cuisinier ; jepouvais entendre l’altération de sa voix quand il a demandé :

“Pas Jim ?– Tout juste l’même Jim qu’avant.”Le docteur s’est arrêté net, mais n’a rien dit ; pendant quelques secondes, il a semblé inca-

pable de bouger.“Bien, bien, a-t-il enfin dit, le devoir avant le plaisir, comme vous auriez pu le dire vous-

même, Silver. Examinons vos patients.”Peu après, il est entré dans le fortin et, m’ayant salué sèchement de la tête, a entrepris de

s’occuper des malades. Il ne paraissait pas inquiet. Pourtant, il devait savoir que sa vie netenait qu’à un fil, au milieu de ces dangereux démons. Il parlait à ses patients comme un méde-cin effectuant une visite professionnelle ordinaire dans une brave famille anglaise. Les hommesétaient sensibles à son attitude, je suppose ; car ils se conduisaient avec lui comme si rien nes’était passé – comme s’il avait toujours été le médecin de bord, et eux de fidèles matelots dugaillard d’avant.

“Vous allez mieux, mon ami, dit-il à l’homme qui avait la tête bandée, et si jamais quelqu’una frôlé la mort de près, c’est vous ; votre tête doit être dure comme l’acier. Et alors, George,comment va ? Vous êtes d’une belle couleur, c’est certain ; eh quoi, mon gaillard, votre foie està l’envers. Avez-vous pris votre potion ? A-t-il pris sa potion, les gars ?

– Ah ouais, msieur, l’a pris, c’est sûr, a répondu Morgan.– Parce que, voyez-vous, puisque je suis médecin des mutins, ou médecin de la prison,

comme j’aime mieux dire, a remarqué le Dr Livesey de la manière la plus aimable possible, jemets un point d’honneur à conserver tous mes hommes pour le Roi George (Dieu le bénisse !)et pour la potence.”

Se contentant d’échanger des regards, les gredins ont encaissé l’estocade en silence.“Dick se sent pas bien, dit l’un.– Pas bien ? Allons, venez ici, Dick, et laissez-moi voir votre langue. Non, ça m’aurait

étonné qu’il se sente bien ! L’homme a une langue à faire peur aux Français. Encore une fièvre.– Ah, dit Morgan, vlà c’qui arriverait de c’qu’on gâche des Bibles.– Voilà ce qui arriverait, comme vous dites, de se conduire comme des ânes bâtés, et de ne

pas avoir assez de bon sens pour distinguer l’air pur de l’air empoisonné, et la terre sèche d’unbourbier pestilentiel. Je considère fort probable, même si ce n’est qu’une opinion, bien sûr,que vous aurez tous un mal du diable à chasser cette malaria de vos organismes. Camper dansun marécage, vraiment ? Silver, cela m’étonne de vous. Vous êtes moins stupide que d’autres,dans l’ensemble ; mais vous ne me semblez pas posséder les rudiments d’une notion à proposdes règles de l’hygiène.”

Page 100: L'île au trésor(pdf)

100L’Île au Trésor

Après leur avoir administré leurs doses, qu’ils prenaient avec une humilité risible, plutôtcomme des écoliers dans une institution charitable que comme des mutins et pirates sangui-naires, le docteur a ajouté : “Bon, c’est fini pour aujourd’hui. Et maintenant, je souhaiteraiséchanger quelques mots avec ce garçon, s’il vous plaît.”

Et il a hoché la tête négligemment dans ma direction.George Merry se tenait à la porte, crachant et postillonnant pour faire passer une potion

amère ; mais au premier mot de la proposition du docteur, il s’est retourné, cramoisi, et a crié :“Non !” en jurant.

Silver a frappé le tonnelet du plat de la main.“Silence !”, a-t-il rugi, et il a jeté des regards à la ronde comme un véritable fauve. Puis,

revenant à son ton habituel : “Docteur, je pensais à ça, sachant comment que vous aimezl’gamin. Nous sommes tous humblement reconnaissants pour votre bonté et, voyez, vousaccordons note confiance, et avalons les drogues comme si ce serait du rhum. Et j’dis que j’aitrouvé un moyen qui nous conviendra tous. Hawkins, me donneras-tu ta parole de jeunegentleman, car t’es un jeune gentleman, même si t’es né pauvre, ta parole d’honneur que tuprendras pas le large ?”

J’ai pris très volontiers l’engagement requis.“Alors, docteur, dit Silver, n’avez qu’à sortir de cette enceinte, et quand vous êtes là-bas,

j’amène le garçon à l’intérieur d’la palissade, et y m’semble que vous pouvez discutailler àtravers les pieux. Bonjour à vous, monsieur, et tous mes respects au sieur et au Cap’nSmollett.”

Une explosion de critiques, que seuls les regards noirs de Silver avaient retenues, a éclatédès le moment où le docteur a quitté la maison. Tous accusaient Silver de jouer double jeu – detenter d’obtenir une paix séparée pour lui-même – de sacrifier les intérêts de ses complices etvictimes ; en bref, ce qu’il était précisément en train de faire. Cela me semblait si évident, cettefois, que je n’imaginais pas comment il allait détourner leur colère. Mais il était deux fois plusfort que tous les autres réunis ; et sa victoire de la veille lui avait donné un ascendantconsidérable sur leurs esprits. Il les a traités d’imbéciles et de lourdauds et de tout ce que vouspouvez imaginer, a dit que je devais vraiment parler au docteur, a agité la carte sous leurs nez,leur a demandé s’ils pouvaient prendre le risque de rompre le traité le jour même où ilspartaient chasser le trésor.

“Non, tonnerre ! s’est-il écrié, c’est nous qu’on doit rompre le traité le moment venu ; enattendant, je vais enfumer ce docteur, même s’il faut que j’lui cire les bottes avec de l’eau-de-vie.”

Il leur a ordonné d’allumer le feu, puis il est sorti sans se retourner, appuyé sur sa béquille,une main sur mon épaule, les laissant dans le désarroi, réduits au silence par sa volubilitéplutôt que convaincus.

“Doucement, gamin, doucement, dit-il. Pourraient nous tomber dessus en un clin d’œil sinous donnons l’impression d’être pressés.”

C’est donc très posément que nous avons avancé sur le sable jusqu’à l’endroit où le docteurnous attendait de l’autre côté de la palissade. Dès que nous avons été à portée de voix, Silvers’est arrêté.

“Vous noterez ça aussi, docteur, dit-il, et le garçon vous l’dira, comment que j’lui ai sauvé lavie, et en plus ils m’ont destitué pour ça, et vous pouvez miser là-dessus. Docteur, quand unhomme barre aussi près du vent que moi, jouant à pile ou face avec son dernier souffle,quelque sorte, vous trouveriez pas exagéré, ptêt, d’lui adresser un mot aimabe ? Considérez,

Page 101: L'île au trésor(pdf)

101L’Île au Trésor

j’vous prie, que c’est pas seulement ma vie maintenant, c’est celle de c’garçon par-dessusl’marché ; et vous voudrez bien me parler poli, docteur, et me donner un peu d’espoir pour lasuite, par pitié.”

Silver était un autre homme, une fois qu’il était sorti et tournait le dos à ses amis et aufortin ; ses joues semblaient s’être creusées, sa voix tremblait ; jamais une âme n’a été plussincère.

“Voyons, John, vous n’avez pas peur ?” a demandé le Dr Livesey.“Docteur, j’suis pas un froussard ; non, pas moi – pas ça !” et il a claqué ses doigts. “Si je

l’étais, j’le dirais pas. Mais j’reconnais franchement, l’idée d’la potence me file la tremblote.Vous êtes un homme honnête et bon ; que j’en ai jamais vu d’meilleur ! Et vous n’oublierezpas c’que j’ai fait d’bien, ni pas plus que vous oublierez l’mauvais, j’le sais. Et je m’retire,voyez, pour vous laisser seul avec Jim. Et ça aussi, mettez-le à mon compte, parce que j’ai duchemin à parcourir, c’est sûr !”

À ces mots, il a reculé un peu. Arrivé là où il ne pouvait plus nous entendre, il s’est assissur une souche et s’est mis à siffler ; pivotant de temps en temps sur son siège pour changerson secteur d’observation. Tantôt, il nous regardait, le docteur et moi, tantôt ses rufiansindisciplinés qui allaient et venaient sur le sable entre le feu – qu’ils s’affairaient à rallumer – etla maison, d’où ils apportaient du porc et du pain pour préparer le petit déjeuner.

“Ainsi, Jim, dit le docteur tristement, te voilà. Tu récoltes ce que tu as semé, mon garçon.Dieu sait que je n’ai pas le cœur de te blâmer ; mais je dirai ceci, que cela te plaise ou non :quand le Capitaine Smollett allait bien, tu n’aurais pas osé t’enfuir ; mais quand il était maladeet ne pouvait t’en empêcher, parbleu, c’était véritablement lâche !”

J’avoue qu’à ce moment-là, je me suis mis à pleurer. “Docteur, dis-je, vous pourriezm’épargner. Je me suis assez blâmé moi-même ; ma vie est fichue de toute façon, et je seraisdéjà mort si Silver ne m’avait pas défendu ; et croyez-moi, docteur, je suis prêt à mourir, etj’ose dire que je le mérite, mais ce que je crains, c’est la torture. S’ils en viennent à metorturer…”

Le docteur m’a interrompu, et sa voix était altérée.“Jim, Jim, je ne peux supporter cela. Saute par-dessus et filons.– Docteur, j’ai donné ma parole.– Je le sais, je le sais. Nous ne pouvons rien y changer, Jim. J’en prendrai la responsabilité,

le blâme et la honte et tutti quanti, mon garçon ; mais je ne peux pas te laisser rester ici. Saute !Un saut et tu es dehors, et nous filerons comme des antilopes.

– Non. Vous savez bien que vous ne le feriez pas à ma place ; ni vous, ni le sieur, ni lecapitaine ; et moi non plus. Silver m’a fait confiance ; j’ai donné ma parole, et j’y retourne.Mais, docteur, vous ne m’avez pas laisser finir. S’ils en viennent à me torturer, je risque delaisser échapper un mot qui révèle l’emplacement du navire ; c’est que j’ai repris la goélette,avec beaucoup de chance et un peu d’audace, et elle est échouée dans la Crique Nord, sur larive sud, juste sous le niveau de la marée haute. A mi-marée, elle doit être à sec.

– La goélette !” s’est exclamé le docteur.Je lui ai rapidement raconté mes aventures, et il m’a écouté jusqu’au bout en silence.“Il y a une sorte de fatalité là-dedans, a-t-il alors remarqué. À chaque étape, c’est toi qui

sauves nos vies ; et tu crois par hasard que nous allons te laisser perdre la tienne ? Ce seraitune piètre récompense, mon garçon. Tu as découvert le complot ; tu as trouvé Ben Gunn : lameilleure action que tu aies jamais accomplie, ou que tu accomplisses, même si tu vis jusqu’à

Page 102: L'île au trésor(pdf)

102L’Île au Trésor

cent ans. Oh, par Jupiter, à propos de Ben Gunn ! C’est une drôle de comédie, en vérité.Silver !”

Silver est revenu auprès de nous.“Silver ! a poursuivi le docteur, je vais vous donner un conseil ; ne vous pressez pas de

vous occuper du trésor.– Bein monsieur, je fais c’qui est possible, mais ça, que ça l’est pas. Si je veux sauver la vie

du garçon et la mienne, sauf vote respect, je dois chercher ce trésor ; et vous pouvez miser là-dessus.

– Alors, Silver, s’il en est ainsi, je fais un pas de plus : attendez-vous à du grabuge quandvous le trouverez.

– Monsieur, j’vous parle d’homme à homme, c’est trop et trop peu. C’que vous voulez,pourquoi z’avez quitté le fortin, pourquoi m’avez donné c’te carte, j’le sais pas, hein, non ?Pourtant j’vous ai obéi les yeux fermés et vous m’avez pas laissé espérer ni quoi que ce soit !Mais non, ça c’en est trop. Si vous voulez pas m’expliquer franchement votre affaire, dites-le,et j’lâche la barre.

– Non, dit le docteur, pensif. Je n’ai pas le droit d’en dire plus ; voyez-vous, Silver, lesecret ne m’appartient pas, sinon je vous le confierais, je vous en donne ma parole. Mais jevais aller aussi loin que possible, et même un peu plus ; car le capitaine va m’arranger laperruque, je le crains ! Et d’abord, je vous donnerai un peu d’espoir : Silver, si nous sortonstous les deux vivants de ce piège à loups, je ferai de mon mieux pour vous sauver, sans allerjusqu’au faux témoignage.”

Le visage de Silver rayonnait. “Vous pourriez pas en dire plus, monsieur, sûr, même si vousseriez ma mère, s’est-il exclamé.

– Bon, c’est ma première concession. Ma seconde est un conseil : gardez le garçon tout prèsde vous, et appelez si vous avez besoin d’aide. Je pars en chercher pour vous, et cela vousmontrera que je ne parle pas en l’air. Au revoir, Jim.”

Le Dr Livesey m’a serré la main à travers la palissade, a adressé un signe de tête à Silver, ets’est enfoncé d’un pas vif dans le bois.

Chapitre XXXILa chasse au trésor – la flèche de Flint

Nous étions seuls. “Jim, a déclaré Silver, si j’ai sauvé ta vie, tu as sauvé la mienne ; et jel’oublierai pas. J’ai vu l’docteur qui t’fait signe de t’enfuir ; du coin de l’œil, je l’ai vu. Et quetu dis non, je l’ai vu aussi, comme si que je l’avais entendu. Jim, tu marques un point. C’estl’premier rayon d’espoir que j’ai depuis que l’attaque a échoué, et j’te l’dois. Et maintenant,Jim, nous devons partir pour cette chasse au trésor, et avec des instructions secrètes en plus,que j’aime pas ça ; et toi et moi devons rester ensemble, comme qui dit dos à dos, et noussauverons note peau sans crainde les coups du sort.”

À ce moment, un homme nous a appelés depuis le feu : le petit déjeuner était prêt. Nousétions bientôt assis ici et là sur le sable à manger du biscuit et du lard frit. Ils avaient allumé unfeu à rôtir un bœuf ; et il était devenu si chaud qu’ils ne pouvaient l’approcher que du côté auvent, et même là non sans précautions. Indifférents au gaspillage, ils avaient cuit trois fois plusde viande que nous ne pouvions en manger ; et l’un d’eux, riant sans raison, jetait les restesdans le feu, qui flambait et ronflait de plus belle en avalant ce combustible insolite. De toute

Page 103: L'île au trésor(pdf)

103L’Île au Trésor

ma vie, je n’ai jamais vu des gens aussi insouciants du lendemain ; la seule expression quipuisse décrire leur attitude est “au jour le jour” ; avec leur nourriture gâchée et leurs sentinellesendormies, même s’ils étaient assez hardis pour une escarmouche sans suite, je pouvais voirqu’ils étaient incapables de soutenir une campagne prolongée.

Même Silver, mangeant de bon appétit avec Capitaine Flint sur l’épaule, ne leur adressaitaucun reproche pour leur insouciance. Cela m’étonnait d’autant plus qu’il ne s’était jamaismontré aussi habile, me semblait-il, qu’à ce moment-là.

“Hé, les gars, dit-il, vous avez d’la chance que Barbecue pense à vote place avec cette têteque vlà. J’ai eu c’que j’voulais, ouais. Ils ont la goélette, c’est vrai. Où qu’ils l’ont, j’sais pasencore ; mais dès que nous avons l’trésor, nous irons partout et nous la trouverons. Et alors,camarades, nous qu’on a les chaloupes, je dis qu’nous avons l’avantage.”

Ainsi discourait-il, la bouche pleine de bacon brûlant : ainsi leur redonnait-il espoir etconfiance et, je le soupçonne, se rassurait-il lui-même.

“Quant à l’otage, a-t-il poursuivi, c’était la dernière fois, j’pense, qu’il parlait avec ceux-làqu’il aime tant. J’ai eu mes renseignements, et je l’remercie pour ça ; mais c’est terminé et fini.Je l’tiendrai en laisse quand nous partons chasser l’trésor, que nous l’garderons comme s’ilétait en or massif, en cas d’accident, notez, et en attendant. Une fois que nous avons l’navireet l’trésor à la fois, et en mer comme d’joyeux compagnons, bein alors nous allons convaincreMr Hawkins de nous joindre, nous ferons ça, et nous lui donnerons sa part, c’est sûr, pourtoutes ses bontés.”

Les hommes avaient retrouvé leur bonne humeur, cela n’a rien d’étonnant. Pour ma part,j’étais affreusement abattu. Si le projet qu’il venait d’esquisser se révélait réalisable, Silver,déjà deux fois traître, n’hésiterait pas à l’adopter. Il avait toujours un pied dans chaque camp,et il préférerait sans doute rester libre et devenir riche avec les pirates, plutôt que d’échapperde justesse à la potence, ce qu’il pouvait espérer de mieux de notre côté.

Ah, et même si les événements le contraignaient de respecter la parole donnée au DrLivesey, même dans ce cas, que de dangers nous attendaient ! Quel moment ce serait quand lessoupçons de ses partisans se changeraient en certitude, et lui et moi aurions à lutter pour notrevie – lui un infirme, et moi un enfant – contre cinq marins vigoureux et décidés !

Ajoutez à cette double crainte le mystère qui entourait toujours la conduite de mes amis ;leur abandon inexpliqué du fortin ; leur don inexplicable de la carte ; ou, encore plus difficile àcomprendre, le dernier avertissement du docteur à Silver, “attendez-vous à du grabuge quandvous le trouverez” ; et vous comprendrez sans peine le peu de goût que je trouvais à mon petitdéjeuner, et l’angoisse qui serrait mon cœur quand je suis parti derrière mes gardiens à larecherche du trésor.

Nous offrions un curieux spectacle, si quelqu’un avait pu nous voir ; tous vêtus d’habits demarins crasseux, et tous sauf moi armés jusqu’aux dents. Silver portait deux fusils enbandoulière – un devant et un derrière – en plus du grand coutelas passé à sa ceinture et d’unpistolet dans chaque poche de son habit à pans carrés. Pour compléter son étrange apparence,Captain Flint était perché sur son épaule et débitait des bribes de propos de matelots sansqueue ni tête. J’avais un filin autour de la taille, et suivais docilement le cuisinier, qui tenant lebout de la corde tantôt dans sa main libre, tantôt dans sa mâchoire puissante. On aurait ditqu’il me menait comme un ours de foire.

Les autres hommes portaient des charges diverses : les uns des pelles et des pioches – carc’était ce qu’ils avaient débarqué de l’Hispaniola avant toute chose – les autres du porc, dupain et de l’eau-de-vie pour le repas de midi. J’ai remarqué que toutes les provisions venaient

Page 104: L'île au trésor(pdf)

104L’Île au Trésor

de nos réserves, et je voyais la justesse de ce que Silver avait dit la nuit précédente. S’il n’avaitpas conclu un marché avec le docteur, ses mutins et lui, ayant perdu le navire, auraient étéamenés à survivre d’eau fraîche et du produit de leur chasse. Ils n’étaient pas grands amateursd’eau ; un marin est rarement bon tireur ; et, par ailleurs, s’ils avaient si peu de vivres, ils nepossédaient sans doute pas de la poudre en abondance.

Bon, ainsi équipés, nous nous sommes tous mis en route – y compris l’homme à la têtecassée, qui aurait certainement mieux fait de rester à l’ombre – et avons marché en file indiennejusqu’à la plage, où nous attendaient les deux chaloupes. Même ces barques portaient la tracede l’ivresse stupide des pirates, l’une ayant un banc de nage cassé, l’une et l’autre étantpleines de boue et d’eau de mer. Nous devions les emporter toutes les deux, par mesure desécurité ; nous nous sommes donc divisés en deux groupes pour nous élancer sur les eauxlisses du mouillage.

Tout en ramant, les hommes discutaient au sujet de la carte. La croix rouge était bien tropgrosse, évidemment, pour nous servir de repère ; et la note figurant au dos de la carteprésentait une certaine ambiguïté, ainsi que je vais vous l’expliquer. Le lecteur se souvientpeut-être de sa teneur :

“Grand arbre, flanc de la Longue-vue, direction au N. du N.N.E.“Île du Squelette E.S.E et par E.“Dix pieds.”Ainsi, un grand arbre constituait le principal repère. Juste devant nous, un plateau de deux à

trois cents pieds de haut bordait le mouillage, rejoignant au nord la pente méridionale de laLongue-vue et s’élevant au sud vers les falaises abruptes de l’éminence appelée Colline duMât de misaine. Des pins de taille diverse se serraient au sommet du plateau. Ici et là, unmembre d’une espèce différente s’élevait à quarante ou cinquante pieds au-dessus de sesvoisins. Pour décider lequel était le “grand arbre” du Capitaine Flint, il fallait aller sur place etconsulter la boussole.

Cela n’empêchait pas chaque homme à bord des chaloupes de choisir son favori alors quenous n’avions pas encore parcouru la moitié du chemin. Seul Long John haussait les épaules etles invitait à attendre le moment où ils y seraient.

Nous ramions sans hâte, suivant les instructions de Silver, afin de ne pas fatiguer leshommes prématurément ; et, après une traversée assez longue, avons débarqué à l’embouchurede la seconde rivière – celle qui dévale un ravin boisé de la Longue-vue. À partir de là, obli-quant à gauche, nous avons commencé à monter la pente vers le plateau.

Au début, un terrain lourd et bourbeux, une végétation enchevêtrée et marécageuse, ontgrandement ralenti notre progression ; mais peu à peu la pente est devenue plus raide et plusrocailleuse, et le bois, changeant d’aspect, moins touffu. À vrai dire, nous nous approchionsd’une partie fort agréable de l’île. Des genêts très parfumés et des buissons en fleurs rempla-çaient plus ou moins les hautes herbes. On remarquait le tronc rouge et l’ombre large des pinsau milieu des bouquets de muscadiers au feuillage vert, l’arôme des uns se mêlant à l’odeurépicée des autres. De plus, l’air était pur et vivifiant, ce qui, sous un soleil au zénith, nousprocurait une merveilleuse sensation de fraîcheur.

La troupe s’est déployée en éventail, criant et bondissant de tous côtés. Vers le centre, etloin derrière les autres, Silver et moi suivions. À bout de souffle, il labourait le gravier instable ;moi, amarré par ma corde, je devais lui prêter main-forte de temps en temps, sinon il auraittrébuché et dégringolé jusqu’en bas de la colline.

Page 105: L'île au trésor(pdf)

105L’Île au Trésor

Nous avions ainsi parcouru environ un demi-mille, et approchions le bord du plateau,quand l’homme le plus à gauche a commencé à hurler, comme sous l’effet de la terreur. Il necessait de crier, et les autres se sont mis à courir vers lui.

“A pas pu trouver l’trésor”, dit le vieux Morgan, passant devant nous en venant de ladroite, “que l’est tout en haut.”

En effet, quand nous avons atteint l’endroit à notre tour, nous avons découvert quelquechose de bien différent. Au pied d’un pin de bonne taille, et enroulé dans une plante grimpanteverte qui avait soulevé en partie certains des os les plus petits, un squelette humain portantquelques lambeaux de vêtements était étendu sur le sol. Je crois que tous les cœurs se sontglacés pendant un instant.

“C’était un marin”, dit George Merry qui, plus brave que les autres, s’était approché etexaminait les guenilles. “Tout cas, c’est du bon drap de mer.

– Ouais, dit Silver, assez probable ; tu t’attendrais pas à trouver un évêque ici, j’pense.Mais comment qu’y sont arrangés ces os ? C’est pas naturel.”

En vérité, en y regardant de plus près, il paraissait impossible de croire la position du corpsnaturelle. À part un peu de désordre (dû peut-être aux oiseaux qui l’avaient becqueté, ou à laliane qui avait lentement enveloppé sa dépouille), l’homme était allongé tout droit – ses piedsindiquant une direction, ses mains, levées au-dessus de sa tête comme celles d’un plongeur, ladirection opposée.

“Y m’vient une idée dans ma vieille caboche, a remarqué Silver. Là-bas, y’a le point l’plushaut de l’Île du Squelette, qui dépasse comme une dent. Vlà la boussole, faites donc unrelèvement dans l’alignement d’ce squelette, allez-y.”

Ils l’ont fait. Le corps indiquait exactement la direction de l’île, et la boussole disait bienE.S.E. et par E.

“C’est c’que j’pensais, s’est exclamé le cuisinier. C’est une flèche. Elle pointe vers notrebonne étoile et nos bons dollars. Mais, tonnerre, si ça m’fait pas froid dans l’dos d’penser àFlint ! C’est une de ses blagues, pas d’erreur. Lui et ses six hommes seraient seuls ici ; il lestue tous autant qu’y sont ; et çui-là, il le traîne ici et l’oriente à la boussole, casse ma carcasse !C’est des os bien longs, et des cheveux qu’étaient jaunes. Ouais, ce serait Allardyce. Tut’rappelles Allardyce, Tom Morgan ?

– Ouais, j’me l’rappelle. Y m’devait de l’argent, ouais, et l’a pris mon couteau quand l’estallé à terre.

– Parlant de couteaux, a remarqué un autre, pourquoi qu’il est pas dans l’coin, soncouteau ? Flint était pas homme à faire les poches d’un matlot ; et les oiseaux le laisseraient là,j’pense.

– Par tous les diables, que c’est vrai ! s’est écrié Silver.– Y reste rien du tout, a annoncé Merry, qui continuait de fouiller parmi les ossements, ni

un sou d’cuivre ni une boîte à tabaque. Ça m’a pas l’air net.– Non, parbleu, a acquiescé Silver ; pas net, que tu dis, ni pas joli. Nom d’un chien, cama-

rades, si Flint était vivant, ça chaufferait ici pour vous et moi. Six qu’ils étaient, et six qu’onest ; et eux, il en reste que des os.

– J’lai vu mort avec ces lanternes-là, dit Morgan. Billy m’a fait entrer. L’était étendu avecdes pièces d’un penny sur les yeux.

– Mort ; ouais, sûr qu’il est mort et parti en enfer, dit l’homme au pansement. Mais sijamais un asprit rôderait, ce srait çui de Flint. Bon sang, une sale mort qu’il a eue, Flint !

Page 106: L'île au trésor(pdf)

106L’Île au Trésor

– Bein ça c’est sûr, a remarqué un autre. Là qu’il était fou d’rage, pis là qu’il hurlait aprèsl’rhum, pis qu’il chantait. ‘Quinze Mat’lots’, ce srait sa seule chanson, les gars ; et j’dis vrai,j’ai jamais aimé l’entendre depuis. Faisait sacrément chaud, et la fnête était ouverte, etj’entends cte vieille chanson qui sort de là-dedans aussi clair que clair – et l’homme djà enpartance pour l’dernier voyage.

– Allons, allons, dit Silver, larguez c’boniment. L’est mort, et y rôde pas, autant quej’sache ; tout cas, pas en plein jour, et vous pouvez miser là-dessus. Les soucis tuent les sots.Cap sur les doublons.”

Nous nous sommes remis en marche, assurément ; mais malgré le soleil brûlant et la viveclarté du jour, les pirates ne couraient plus chacun pour soi en criant à travers les bois, maisrestaient ensemble et parlaient à voix basse. La terreur du flibustier mort s’était emparée deleurs esprits.

Chapitre XXXIILa chasse au trésor – la voix dans les arbres

En partie à cause de l’effet déprimant de cette alerte, en partie pour permettre à Silver etaux malades de se reposer, tout le groupe s’est assis dès qu’il est arrivé en haut de la pente.

Le plateau étant un peu incliné vers l’ouest, l’endroit où nous avions fait halte offrait unevue panoramique de chaque côté. Devant nous, derrière de la cime des arbres, nous aperce-vions le Cap des Bois frangé d’écume ; en nous retournant, nous pouvions voir non seulementle mouillage et l’ïle du Squelette, mais aussi – au-delà de la péninsule et des basses terres del’est – une vaste étendue de pleine mer. Juste au-dessus de nous s’élevait la Longue-vue, iciparsemée de pins isolés, là striée de sombres précipices. On n’entendait aucun bruit, si cen’est celui des vagues lointaines montant de toutes parts et le crissement d’innombrablesinsectes dans les broussailles. Pas un homme, pas une voile sur la mer ; l’étendue même dupanorama accentuait l’impression de solitude.

Une fois assis, Silver a effectué certains relevés avec sa boussole.“Y a trois ‘grand arbres’ à peu près dans l’bon alignement de l’Île du Squelette. ‘Le Flanc de

la Longue-vue’, j’pense que ça signifie ce point plus bas, là. C’est un jeu d’enfant d’trouverl’magot, maintenant. J’ai presque envie de déjeuner d’abord.

– J’me sens pas solide, a grogné Morgan. D’penser à Flint, j’crois que ce serait ça, m’adémoli.

– Ah bein, mon fils, remercie tes étoiles qu’il soye mort, dit Silver.– Un diable, qu’il était, s’est exclamé un troisième pirate en frissonnant ; pas beau, en plus,

son visage tout bleu !– C’est comme ça qu’le rhum l’a emporté, a ajouté Merry. Bleu ! Ouais, j’pense qu’il était

bleu. C’est l’vrai mot.”Depuis qu’ils avaient trouvé le squelette et s’étaient embarqués sur ce sujet, ils avient parlé

de plus en plus bas et en étaient arrivés à chuchoter, de sorte que le son de leur conversationdérangeait à peine le silence de la forêt. Soudain, du milieu des arbres devant nous, une voixaiguë, fluette et tremblotante a entonné l’air et les paroles familières :

“Quinze mat’lots sur la malle du mort—Yo–ho–ho, une bouteille de rhum !”

Page 107: L'île au trésor(pdf)

107L’Île au Trésor

Je n’ai jamais vu des hommes plus affreusement affectés que les pirates. Leurs six visagesont perdu leurs couleurs comme par enchantement ; certains se sont dressés d’un bond,d’autres se sont agrippés à leurs voisins ; Morgan rampait en gémissant.

“C’est Flint, par – !” a crié Merry.La chanson s’est arrêtée aussi brutalement qu’elle avait commencé – coupée, aurait-on dit,

au milieu d’une note, comme si quelqu’un avait mis la main sur la bouche du chanteur. Jetrouvais que la mélodie, venant de si loin à travers l’atmosphère claire et ensoleillée danslaquelle baignait la cîme verdoyante des arbres, résonnait de manière aérienne et tendre ; l’effetproduit sur mes compagnons n’en était que plus étrange.

“Allons”, dit Silver, écartant à grand-peine ses lèvres décolorées pour sortir ce mot, “ça neprend pas. Préparez-vous à la manœuvre. Drôle de début, et j’peux pas dire qui a chanté ; maisc’est quelqu’un qui veut rigoler – quelqu’un qu’est en chair et en os, et vous pouvez miser là-dessus.”

À mesure qu’il parlait, son courage revenait, ainsi que la couleur de son visage. Les autrescommençaient déjà à prêter l’oreille à ses encouragements et se ressaisissaient un peu, quand lamême voix s’est élevée – sans chanter cette fois, mais en un appel faible et lointain, renvoyé enun écho atténué par les ravins de la Longue-vue.

“Darby M’Graw”, geignait-elle – car c’est le mot qui décrit le mieux son intonation –“Darby M’Graw ! Darby M’Graw !” encore et encore et encore ; puis, un peu plus fort, etavec un juron que je ne reproduis pas, “Amène du rhum à l’arrière, Darby !”

Les flibustiers restaient cloués sur place, les yeux leur sortant de la tête. Alors que la voixs’était tue depuis longtemps, ils regardaient encore droit devant eux en silence, terrifiés.

“Ça règle l’affaire ! a haleté l’un d’eux. Filons.– C’était ses derniers mots, a gémi Morgan, ses derniers mots avant le grand naufrage.”Dick avait sorti sa Bible et priait en avalant les mots. Il avait été bien élevé, Dick, avant de

prendre la mer et de tomber en mauvaise compagnie.Cependant, Silver ne cédait pas. J’entendais ses dents claquer, mais il n’avait pas encore

capitulé.“Personne sur cette île-ci a entendu parler de Darby, murmurait-il ; que nous qu’on est là.”.

Puis, au prix d’un grand effort, il s’est écrié : “Camarades, j’suis ici pour trouver c’magot, etaucun homme ni diable m’en empêchera. Flint m’a jamais effroyé d’son vivant et, enfer etdamnation, je l’affronterai mort. Y’a sept cent mille livres à pas un quart d’mille d’ici. Quandc’est-y qu’un gentilhomme de fortune a montré sa poupe à autant de dollars, pour un vieilivrogne à la gueule bleue – et mort, avec ça ?”

Mais le courage de ses compagnons ne semblait pas renaître ; l’insolence de ses motsaggravait plutôt leur terreur, en vérité.

“Laisse tomber, John ! dit Merry. Tu vas pas contrarier un asprit.”Les autres étaient trop épouvantés pour parler. Ils se seraient enfuis chacun de son côté

s’ils avaient osé, mais la peur les tenait ensemble, et les tenait auprès de John, comme si sonaudace les avait protégés. Lui, pour sa part, avait à peu près réussi à surmonter son accès defaiblesse.

“Asprit ? Ah ptêt, dit-il. Mais que j’trouve une chose pas claire. Y’avait un écho. Alorspersonne a jamais vu un asprit qu’a une ombre ; bein qu’est-ce qu’y fait avec un écho à lui,c’est c’que j’aimerais savoir. C’est pas dans la nature, hein ?”

Cet argument m’a paru plutôt faible. Mais on ne peut pas prévoir ce qui touchera les genssuperstitieux ; à mon grand étonnement, George Merry a paru grandement soulagé.

Page 108: L'île au trésor(pdf)

108L’Île au Trésor

“Ah bein ouais, dit-il. T’as une tête sur les épaules, John, pas d’erreur. Pare à virer, lesgars ! Cte quipage est sul’mauvais bord, j’crois bien. Et maintenant que j’y pense, c’étaitcomme la voix d’Flint, j’vous l’accorde, mais quand même pas xactement comme elle, aprèstout. Plus comme la voix de quelqu’un d’aute, ouais – plus comme…

– Par tous les diables, Ben Gunn ! rugit Silver.– Mais ouais, ce srait lui, a crié Morgan, se relevant d’un bond. Ce srait Ben Gunn !– Ça change pas la donne, non, ou quoi ? a demandé Dick. Ben Gunn est pas plus là en

chair et en os que Flint.”Mais les anciens ont accueilli cette remarque avec dérision.“Hé, personne se soucie de Ben Gunn, s’est exclamé Merry ; mort ou vif, personne se

soucie de lui.”C’était extraordinaire de voir comment ils avaient retrouvé leurs esprits et leurs couleurs.

Bientôt ils se sont remis à bavarder, s’interrompant de temps à autre pour écouter ; et peuaprès, n’entendant aucun nouveau bruit, ils ont repris leurs outils et sont repartis. Merrymarchait en tête, la boussole de Silver à la main pour rester dans l’alignement de l’Île duSquelette. Il avait dit vrai : mort ou vif, personne ne se souciait de Ben Gunn.

Seul Dick tenait encore sa Bible et jetait des regards effrayés autour de lui en avançant ;mais personne ne lui accordait la moindre sympathie et Silver se moquait même de sesprécautions.

“Je t’ai dit que tu l’as gâchée, ta Bible. Si elle est plus bonne ni pour jurer, elle vaut quoipour un asprit, tu penses ? Pas ça !” et il a claqué ses gros doigts, s’arrêtant un instant sur sabéquille.

On ne pouvait pas réconforter Dick ; en vérité, il m’est vite apparu que le garçon était entrain de tomber malade ; favorisée par la chaleur, l’épuisement et le choc de sa frayeur, la fièvreannoncée par le Dr Livesey montait rapidement, c’était visible.

Nous étions arrivés en haut et avions un bel espace bien dégagé pour marcher ; nousdescendions un peu car, comme je l’ai dit, le plateau était incliné vers l’ouest. Les pins, grandset petits, poussaient à l’écart les uns des autres ; et entre les bosquets de muscadiers etd’azalées, de grandes étendues découvertes rôtissaient sous le soleil brûlant. Nous dirigeant àpeu près en direction du nord-ouest de l’île, nous nous rapprochions d’un côté des flancs de laLongue-vue et, de l’autre, apercevions une portion de plus en plus large de cette baie occiden-tale où j’avais autrefois été secoué en tremblant dans le coracle.

Nous avons atteint le premier des grands arbres, mais la boussole a révélé que ce n’était pasle bon. De même pour le second. Le troisième s’élevait à près de deux cents pieds dans les airsau-dessus d’un massif de broussailles ; le tronc rouge de ce géant était aussi large qu’unemaisonnette, et une compagnie aurait pu manœuvrer dans l’ombre immense de son feuillage.On le voyait de loin en mer, aussi bien à l’est qu’à l’ouest, et on aurait pu l’inscrire sur la cartecomme repère pour la navigation.

Mais ce n’était pas sa taille qui impressionnait mes compagnons ; c’était de savoir que septcent mille livres en or étaient enterrées quelque part sous son ombre. À mesure qu’ils s’appro-chaient, la pensée de l’argent effaçait leurs frayeurs récentes. Leurs yeux flamboyaient, leurpas devenait plus léger et plus vif ; toute leur âme était attachée à cette fortune, à cette vied’extravagance et de plaisir qui attendait chacun d’entre eux.

Silver sautillait en grognant sur sa béquille ; ses narines dilatées frémissaient ; il juraitcomme un dément quand les mouches se posaient sur sa peau brûlante et luisante ; il tiraitfurieusement la corde qui m’accrochait à lui et, de temps en temps, se retournait pour me

Page 109: L'île au trésor(pdf)

109L’Île au Trésor

lancer un regard assassin. Il est certain qu’il ne cherchait pas à dissimuler ses pensées ; et il estcertain que je les lisais à livre ouvert. La proximité immédiate de l’or avait aboli tout le reste ;sa promesse et l’avertissement du docteur étaient oubliés ; et je ne doutais pas qu’il espéraits’emparer du trésor, trouver et aborder l’Hispaniola à la faveur de la nuit, égorger tous leshonnêtes gens sur cette île, et reprendre le large selon son intention première, chargé de crimeset de butin.

Troublé par ces craintes, j’avais du mal à soutenir l’allure rapide des chasseurs de trésor. Jetrébuchais de manière répétée ; c’est ce qui amenait Silver à tirer la longe si brutalement et à melancer ses regards meurtriers. Dick s’était laissé distancer et fermait maintenant la marche ; safièvre montant, il balbutiait à la fois des prières et des imprécations. Cela aussi contribuait àma détresse. Pour couronner le tout, j’étais hanté par la pensée de la tragédie qui s’étaitdéroulée jadis sur ce plateau, quand ce flibustier diabolique au visage bleu – celui qui était mortà Savannah en chantant et en réclamant du rhum – avait exécuté ses six complices ici même deses propres mains. Ce bosquet, maintenant si paisible, avait dû retentir de leurs hurlements,pensais-je ; dans mon imagination, je croyais les entendre encore.

Nous arrivions à la lisière des broussailles.“Hourrah, les gars, tous ensemble !” s’est écrié Merry ; et les premiers se sont mis à courir.Soudain, moins de dix yards plus loin, nous les avons vu s’arrêter. Un cri sourd s’est élevé.

Silver a avancé deux fois plus vite, creusant la terre du bout de sa béquille comme un possédé ;et l’instant d’après, lui et moi nous arrêtions net à notre tour.

Devant nous s’ouvrait une grande excavation, pas très récente, car ses parois s’étaientéboulées et de l’herbe poussait au fond. Dans l’herbe reposaient le manche cassé d’une piocheet les planches éparpillées de plusieurs caisses. J’ai vu sur l’une de ces planches, gravé au ferrouge, le mot Walrus – le nom du navire de Flint.

Tout était parfaitement clair. La cachette avait été découverte et pillée : les sept cent millelivres avaient disparu !

Chapitre XXXIIILa chute d’un chef

On n’a jamais vu pareil bouleversement en ce monde. Chacun de ces six hommes étaitcomme assommé. Mais Silver a surmonté le choc presque aussitôt. Toutes les fibres de sonâme avaient été tendues vers un but : cet argent. Arrêté net par un obstacle, il est resté lucide, aretrouvé son calme, et a changé son plan alors que les autres n’avaient pas encore prisconscience de leur déception.

“Jim, a-t-il murmuré, prends ça, et prépare-toi à du vilain.”Et il m’a tendu un pistolet à double canon.En même temps, il a commencé à se déplacer discrètement vers le nord. Quelques pas nous

ont suffi pour mettre le trou entre les cinq autres et nous. Puis il m’a regardé et a hoché la têtecomme pour dire : “Nous voici dans un sale pétrin”, ce qui était en effet mon avis. Son expres-sion était maintenant très amicale ; et ces revirements continuels me révoltaient tellement queje n’ai pas pu m’empêcher de chuchoter : “Ainsi, vous avez changé de camp de nouveau.”

Il n’a pas eu le temps de me répondre. Les flibustiers sautaient les uns après les autres dansla fosse, avec forces cris et jurons, et se sont mis à creuser de leurs mains après avoir jeté lesplanches de côté. Morgan a trouvé une pièce d’or. Il l’a brandie au-dessus de sa tête avec un

Page 110: L'île au trésor(pdf)

110L’Île au Trésor

parfait geyser de jurons. C’était une pièce de deux guinées, et elle a circulé de main en mainpendant un quart de minute.

“Deux guinées ! a rugi Merry, la secouant en direction de Silver. C’est tes sept cent millelivres, hein ? T’es l’homme des bonnes affaires, non ? T’es çui qu’a jamais raté un coup,espèce de tête de bois de marin d’eau douce !

– Continuez à creuser, mes enfants, a déclaré Silver, avec l’insolence la plus froide ; voustrouveriez des truffes que ça m’étonnerait pas.

– Des truffes ! a hurlé Merry. Vous entendez ça, les gars ? J’vous dis, cet homme-là l’savaittout du long. Reluquez son visage, que vous l’voyez écrit dessus.

– Ah, Merry, a remarqué Silver, encore candidat cap’n ? T’es un gars qu’en veut, c’est sûr.”Mais cette fois, tout le monde soutenait Merry. Ils ont commencé à grimper hors de

l’excavation, jetant des regards furieux derrière eux. J’ai observé une chose, qui était rassurantepour nous : ils sortaient tous du côté opposé à Silver.

Nous nous tenions donc là, deux d’un côté et cinq de l’autre, la fosse entre nous, etpersonne assez fou pour porter le premier coup. Silver ne bougeait pas ; il les regardait, dressédroit sur sa béquille, et paraissait aussi impassible que d’habitude. Il était courageux, pasd’erreur.

À la fin, Merry a semblé penser qu’un discours pourrait faire avancer les choses.“Les gars, ils sont que deux ; l’un, c’est c’vieil estropié qui nous a tous amenés ici et foutus

dedans ; l’autre c’est c’petit morveux que j’vais lui arracher l’cœur. Allez, les gars –”Il élevait son bras et sa voix, et s’apprêtait manifestement à lancer l’assaut. Mais à ce

moment – crac ! crac ! crac ! – trois coups de mousquet ont éclaté dans les fourrés. Merry adégringolé tête la première dans le trou ; l’homme au pansement a tournoyé comme une toupieavant de tomber de tout son long sur le flanc, mort, mais tressaillant encore et les trois autresont fait demi-tour et se sont enfuis à toutes jambes.

En un clin d’œil, Long John avait tiré les deux coups d’un pistolet sur Merry, qui sedébattait encore ; et, alors que l’homme, agonisant, roulait ses yeux vers lui :

“George, j’pense que je t’ai réglé ton compte.”Au même instant, le docteur, Gray et Ben Gunn sont sortis des muscadiers, leurs

mousquets encore fumants, et nous ont rejoints.“En avant ! s’est écrié le docteur. Au pas de course, mes enfants. Nous devons les

empêcher d’atteindre les chaloupes.”Et nous sommes partis à vive allure, plongeant parfois dans les buissons jusqu’à la poitrine.Je vous le dis, Silver voulait à tout prix éviter de se laisser distancer. Les efforts que cet

homme a fournis, bondissant sur sa béquille à en faire éclater ses muscles pectoraux, dépassentce qu’un homme valide pourrait accomplir, de l’avis du docteur. Toujours est-il qu’il avait prisune trentaine de yards de retard et se trouvait au bord de l’asphyxie quand nous avons atteintle haut de la pente.

“Docteur, a-t-il appelé, voyez là ! Rien ne presse !”En effet, nous n’avions pas besoin de nous presser. Nous pouvions voir les trois survivants

sur une portion dégagée du plateau, en train de courir dans la même direction qu’au début, versla colline du Mât d’Artimon. Nous nous trouvions déjà entre les chaloupes et eux ; et nousnous sommes donc assis tous les quatre pour souffler, pendant que Long John, épongeant sonvisage, montait lentement vers nous.

Page 111: L'île au trésor(pdf)

111L’Île au Trésor

“Merci du fond du cœur, docteur, dit-il. Vous êtes arrivé à la dernière seconde, j’crois, pourHawkins et moi. C’est donc toi, Ben Gunn ! a-t-il ajouté. Ah, t’es un drôle de numéro, c’estsûr.

– J’suis Ben Gunn, c’est moi”, a répondu le marron. Il était gêné et se tortillait comme uneanguille. Après un long silence : “Et comment va, Mr Silver ? Pas mal, j’te remercie, qu’vousdites.”

“Ben, Ben, a murmuré Silver, quand j’pense que c’est toi qui m’as eu !”Le docteur a renvoyé Gray chercher une des pioches abandonnées par les mutins dans leur

fuite ; puis, pendant que nous descendions tranquillement vers l’endroit où se trouvaient leschaloupes, nous a raconté, en quelques mots, ce qui s’était passé. Cette histoire intéressaitSilver au plus haut point. Et Ben Gunn, le marron à moitié stupide, en était le héros du début àla fin.

Ben, au cours de ses longues pérégrinations solitaires sur l’île, avait trouvé le squelette –c’est lui qui l’avait dépouillé ; il avait trouvé le trésor ; il l’avait déterré (c’était le manche casséde sa pioche que nous avions vu dans la fosse) ; il l’avait porté sur son dos, en maints voyagesépuisants, du pied du pin géant à une grotte qu’il avait sur la colline aux deux pics, à l’anglenord-est de l’île ; il avait achevé de le mettre en sécurité deux mois avant l’arrivée del’Hispaniola.

Quand le docteur lui avait arraché ce secret, l’après-midi de l’attaque, et quand, le lendemianmatin, il avait trouvé le mouillage vide, il était allé voir Silver ; il lui avait donné la carte,désormais inutile – lui avait donné les vivres, car la caverne de Ben était bien approvisionnéeen viande de chèvre salée par ses soins – lui avait donné tout et n’importe quoi pour pouvoirdéménager sans crainte du fortin à la colline aux deux pics, à l’abri de la malaria et auprès dutrésor.

“Quant à toi, Jim, dit-il, j’ai agi à contre-cœur, mais au mieux des intérêts de ceux quiétaient restés à leur poste ; et si tu n’étais pas l’un d’eux, à qui la faute ?”

Ce matin même, apprenant que je serais présent lors de l’horrible désillusion qu’il avaitpréparée pour les mutins, il était rentré à la caverne en courant et, laissant le sieur au chevet ducapitaine, avait pris Gray et le marron et traversé l’île en diagonale pour être prêt à intervenirsous le pin. Bientôt, cependant, il avait constaté que notre groupe prenait de l’avance sur lui ;et il avait envoyé Ben Gunn devant, connaissant sa foulée véloce, afin qu’il se débrouille toutseul. C’est alors que Ben Gunn avait eu l’idée d’exploiter les superstitions de ses ancienscompagnons ; et il avait si bien réussi à les retarder que Gray et le docteur étaient venus etavaient préparé leur embuscade avant l’arrivée des chasseurs de trésor.

“Ah, dit Silver, j’étais chanceux d’avoir Hawkins avec moi. Vous auriez laissé l’vieux Johnêtre taillé en pièces sans même y penser, docteur.

– Sans y penser”, a répondu le Docteur Livesey, jovial.Pendant ce temps, nous avions atteint les chaloupes. Le docteur a démoli l’une d’elles avec

la pioche, et nous avons embarqué sur l’autre pour faire le tour de l’île jusqu’à la Crique Nord.C’était une course de huit ou neuf milles. Silver, bien que déjà presque mort de fatigue, a

pris un aviron comme les autres, et nous avons bientôt glissé rapidement sur une mer d’huile.Nous sommes sortis de la passe et avons doublé la pointe sud-est de l’île, autour de laquellenous avions remorqué l’Hispaniola quatre jours plus tôt.

En passant devant la colline aux deux pics, nous avons aperçu l’entrée noire de la grotte deBen Gunn, et une silhoutte se tenant à côté, appuyée sur un mousquet. C’était le sieur ; nous

Page 112: L'île au trésor(pdf)

112L’Île au Trésor

avons agité un mouchoir et lancé trois hourras, auxquels la voix de Silver contribuait aussicordialement que les autres.

Trois milles plus loin, juste à l’embouchure de la Crique Nord, que rencontrons-nous sinonla goélette, naviguant toute seule ? La dernière marée l’avait remise à flot ; et s’il y avait eubeaucoup de vent, ou un fort courant de marée, comme dans le mouillage sud, nous ne l’au-rions jamais retrouvée, ou bien échouée de manière irrémédiable. En l’occurence, il y avait peude dégâts, en dehors de la perte de la grand-voile. Nous avons accroché une autre ancre, quenous avons jetée dans une brasse et demie d’eau. Nous sommes repartis en ramant à la Criquedu Rhum, le point le plus proche de la grotte au trésor de Ben Gunn ; puis Gray est retournétout seul dans la chaloupe jusqu’à l’Hispaniola, afin d’y passer la nuit en faction.

Un chemin montait en pente douce de la plage à l’entrée de la grotte. Le sieur nous aaccueillis en haut. Il s’est montré cordial et bienveillant à mon égard, ne mentionnant monescapade ni pour la blâmer ni pour la louer. Au salut poli de Silver, il s’est empourpré.

“John Silver, dit-il, vous êtes un prodigieux gredin et un imposteur – un monstrueuximposteur, monsieur. On me dit que je ne dois pas vous traîner en justice. Eh bien, je ne leferai pas. Mais les morts, monsieur, sont autant de boulets accrochés à votre cou.

– Merci de tout cœur, monsieur”, a répondu Long John en saluant de nouveau.– Je ne veux pas de vos remerciements ! Je manque gravement à mon devoir. Reculez.”Là-dessus, nous sommes tous entrés dans la grotte. C’était un lieu vaste et aéré, au sol

sablonneux, avec une petite source et un bassin d’eau claire surmonté de fougères. LeCapitaine Smollett était étendu devant un grand feu ; et j’ai aperçu dans un coin éloigné,éclairés dans la pénombre par des reflets intermittents du feu, de grands tas de pièces demonnaie et des empilements carrés de lingots d’or. C’était le trésor de Flint, que nous étionsvenu chercher de si loin et qui avait déjà coûté la vie à dix-sept hommes de l’Hispaniola.Combien de vies avaient été sacrifiées pour l’amasser, combien de bons vaisseaux envoyés parle fond, combien d’hommes valeureux poussés les yeux bandés sur la planche, et ce qu’il avaitcoûté de sang et de malheur, de coups de canon, de honte et de mensonges et de cruauté, nulhomme au monde ne pouvait sans doute le dire. Pourtant il y avait encore trois personnes surcette île – Silver, le vieux Morgan et Ben Gunn – qui avaient pris leur part de ces crimes, demême qu’ils avaient espéré en vain prendre leur part du butin.

“Entre, Jim, dit le capitaine. Tu es un bon garçon dans ton genre, Jim ; mais je ne crois pasque nous reprendrons la mer ensemble, toi et moi. La nature t’a trop favorisé. C’est vous,John Silver ? Qu’est-ce qui vous amène ici, mon brave ?

– Revenu complir mon devoir, monsieur.– Ah !” dit le capitaine ; et c’est tout ce qu’il a dit.Quel souper j’ai dégusté ce soir-là, entouré de tous mes amis ; et quel bon repas c’était,

avec la chèvre salée de Ben Gunn et des friandises et une bouteille de vin vieux venant del’Hispaniola. Jamais, j’en suis sûr, convives n’ont été plus joyeux ni plus heureux. Et Silverétait là, assis presque en dehors de la lumière du foyer, mais mangeant de bon appétit, promptà s’élancer dès que quelqu’un avait besoin de quelque chose, se joignant même discrètement ànotre rire – le même marin falot, poli, obséquieux qu’au voyage aller.

Page 113: L'île au trésor(pdf)

113L’Île au Trésor

Chapitre XXXIVEt dernier

Le lendemain, nous nous sommes mis à l’œuvre de bonne heure, car le transport de cettegrande masse d’or sur près d’un mille à dos d’homme jusqu’à la plage, puis sur trois milles enchaloupe jusqu’à l’Hispaniola, représentait une tâche considérable pour un nombre aussiréduit de travailleurs. Les trois mutins encore en liberté sur l’île ne nous inquiétaient guère ;une sentinelle unique sur la crête de la colline suffisait à nous protéger d’une attaque soudaine ;d’autre part, nous pensions qu’ils en avaient plus qu’assez de se battre.

Le travail a donc avancé rondement. Gray et Ben Gunn allaient et venaient dans lachaloupe, pendant que les autres empilaient le trésor sur la plage pendant leur absence. Deuxdes lingots, accrochés au bout d’une corde, constituaient une bonne charge pour un hommeadulte – et encore devait-il marcher lentement. Pour ma part, comme on ne pouvait pasm’employer au transport, j’étais occupé toute la journée dans la grotte à entasser des pièces demonnaie dans des sacs à pain.

C’était une étrange collection, comparable à celle de Billy Bones pour la diversité desmonnaies, mais tellement plus grande et plus variée que j’ai éprouvé un immense plaisir à latrier. Presque toutes les sortes de monnaies du monde devaient figurer dans cette collection, jepense : anglaises, françaises, espagnoles, portugaises ; des louis et des georges, des doublons etdes doubles guinées, des sequins et des moïdores brésiliens, les effigies de tous les roisd’Europe depuis un siècle, de curieuses pièces orientales frappées de signes ressemblant à desbouts de ficelle ou à des morceaux de toile d’araignée, des pièces rondes et des pièces carrées,et des pièces trouées comme si elles devaient être portées autour du cou ; et quant à leurnombre, il y en avait autant que de feuilles à l’automne, de sorte que j’avais mal au dos et auxdoigts à force de me baisser et de les trier.

Ce travail a continué jour après jour ; chaque soir une fortune avait été emportée à bord,mais une autre fortune attendait pour le lendemain ; et pendant tout ce temps nous n’avons euaucune nouvelle des trois mutins survivants.

Enfin – je crois que c’était la troisième nuit – le docteur et moi nous promenions sur la crêtede la colline, là où elle surplombe les terres basses de l’île, quand le vent a fait remonter depuisles ténèbres épaisses un bruit indistinct, hurlement ou chant. Un fragment est arrivé à nosoreilles, puis le silence est revenu.

“Le Ciel leur pardonne, dit le docteur; ce sont les mutins !– Tous ivres, monsieur”, a ajouté la voix de Silver, derrière nous.Silver, je dois dire, jouissait d’une entière liberté et, en dépit de rebuffades quotidiennes,

semblait se considérer de nouveau comme un subalterne aimable et privilégié. En vérité, il étaitremarquable de voir avec quelle courtoisie inlassable il supportait ces affronts et tentait de seconcilier nos grâces. Pourtant, je crois que tout le monde le traitait comme un chien ; sauf BenGunn, qui avait encore très peur de son ancien quartier-maître, et moi-même, qui avaisvraiment de quoi lui être reconnaissant ; bien que, par ailleurs, je pouvais avoir une pireopinion de lui que n’importe qui, je suppose, puisque je l’avais vu envisager une nouvelletrahison sur le plateau. Par conséquent, c’est sur un ton plutôt bourru que le docteur lui arépondu.

“Ivres ou délirants de fièvre.– Vous avez raison, monsieur, a répliqué Silver ; et ça fait pas beaucoup de différence lequel

des deux, pour vous et moi.

Page 114: L'île au trésor(pdf)

114L’Île au Trésor

– Vous ne pouvez guère espérer, je pense, que je vous considère comme un homme compa-tissant, a déclaré le docteur d’un ton ironique, aussi mes sentiments vous surprendront peut-être, Maître Silver. Mais si j’étais sûr qu’ils délirent, et je suis certain que l’un d’eux, aumoins, souffre de la fièvre, je quitterais ce camp et, quel que soit le risque pour ma proprecarcasse, je leur porterais l’assistance de mon art.

– Scusez-moi, monsieur, vous auriez très tort. Vous perderiez votre précieuse vie, et vouspouvez miser là-dessus. J’suis d’vote côté, maintenant, cul et chemise ; et je souhaiterais paspour de voir note camp affaibli, et pas non plus vous, vu que j’sais ce que j’vous dois. Maisces hommes en bas, y pourraient pas tenir parole – non, ni même en supposant qu’yvoudraient ; et en plus, y pourraient pas croire que vous tienderiez la vôte.

– Non, dit le docteur. Si quelqu’un tient sa parole, c’est vous, nous le savons.”Bon, ce sont à peu près les dernières nouvelles que nous avons eues des trois pirates. Une

fois seulement, nous avons entendu un coup de feu au loin, et avons supposé qu’ilschassaient. Nous avons tenu conseil et avons décidé de les abandonner sur l’île – à la grandejoie, je dois dire, de Ben Gunn, et avec l’entière approbation de Gray. Nous avons laissé unbon stock de poudre et de plomb, l’essentiel de la viande de chèvre salée, quelques médica-ments, et d’autres produits de première nécessité : des outils, des vêtements, une voile desecours, une brasse ou deux de corde et, selon le désir particulier du docteur, une belleprovision de tabac.

Nous n’avions plus rien à faire sur l’île. Le trésor était arrimé dans la cale, nous avionsembarqué de l’eau en quantité suffisante et le reste de la viande de chèvre, afin de parer à touteéventualité ; et enfin, un beau matin, nous avons levé l’ancre – à grand-peine, car nous n’étionspas nombreux – et sommes sortis de la Crique du Nord, arborant les mêmes couleurs que lecapitaine avait hissées et défendues à la palissade.

Les trois gaillards avaient dû nous surveiller de plus près que nous ne le pensions, ainsi quenous l’avons vite constaté. En effet, en sortant du détroit, nous devions passer tout près de lapointe sud, et là nous les avons vus tous les trois agenouillés sur une langue de sable, noussuppliant de leurs bras levés. Nous avions tous le cœur serré, je pense, de les laisser dans cettesituation misérable ; mais nous ne pouvions courir le risque d’une autre mutinerie ; et puis,nous leur aurions offert une faveur bien cruelle en les rapatriant jusqu’à la potence. Le docteurles a hêlés et leur a parlé des provisions que nous avions laissées, précisant l’endroit où ilspourraient les trouver. Mais ils ont continué à nous appeler par nos noms, et à nous prier,pour l’amour de Dieu, d’avoir pitié et de ne pas les laisser mourir en un tel lieu.

À la fin, voyant que le navire maintenait son cap et serait bientôt hors de portée de voix,l’un d’eux – j’ignore lequel – s’est redressé avec un cri rauque, a épaulé vivement son mous-quet et envoyé une balle qui a sifflé au-dessus de la tête de Silver et traversé la grand-voile.

Après cela, nous nous sommes abrités derrière le bastingage ; quand j’ai regardé de nouveau,ils avaient disparu de la langue de sable, qui s’évanouissait elle-même dans le lointain. C’était,au moins, la fin de cette affaire ; et, avant midi, à mon indicible joie, le plus haut sommet del’Île au Trésor avait sombré dans la circonférence bleue de la mer.

Nous manquions tellement d’hommes que chacun à bord devait s’y mettre – à l’exceptiondu capitaine, étendu sur un matelas à l’arrière, qui donnait ses ordres ; car, bien qu’en voie deguérison, il avait encore besoin de repos. Nous avons mis le cap sur le port le plus proche del’Amérique espagnole. Nous ne pouvions risquer le voyage de retour sans avoir engagé denouveaux matelots ; en l’occurrence, deux grains s’étant ajoutés à des vents déroutants, nousétions tous épuisés avant d’arriver à destination.

Page 115: L'île au trésor(pdf)

115L’Île au Trésor

C’est au coucher du soleil que nous avons jeté l’ancre dans une rade magnifique, et avonsété aussitôt entourés par des pirogues pleines de nègres, d’Indiens du Mexique et de mulâtresqui vendaient des fruits et des légumes et offraient de plonger pour aller chercher des pièces demonnaie. La vue de tant de visages joyeux (surtout les noirs), la saveur des fruits tropicaux et,surtout, les lumières qui commençaient à briller dans la ville, offraient un contraste plein decharme avec notre séjour sombre et sanglant sur l’île. Le docteur et le sieur, m’emmenant aveceux, sont allés à terre pour y passer le début de la nuit. Là ils ont rencontré le capitaine d’unvaisseau de guerre anglais, se sont mis à bavarder avec lui, sont montés à bord de son bateau et,en bref, ont passé le temps de manière si agréable que le jour se levait quand nous avonsregagné l’Hispaniola.

Ben Gunn se trouvait seul sur le pont et, dès que nous sommes montés à bord, il acommencé à se livrer à des aveux, en se tortillant de manière merveilleuse. Silver était parti. Lemarron l’avait aidé à s’échapper dans une pirogue quelques heures plus tôt. Il nous a assuréque s’il avait agi ainsi, c’était seulement pour sauver nos vies, que nous aurions certainementperdues si “cet homme avec une jambe serait resté à bord”. Mais ce n’était pas tout. Lecuisinier n’était pas parti les mains vides. Il avait découpé une cloison sans être vu et avaitemporté l’un des sacs de pièces, valant peut-être trois ou quatre cents guinées, afin de mieuxcommencer ses nouvelles aventures.

Je pense que nous étions tous contents d’être débarrassés de lui à si bon compte.Bon, sans entrer dans les détails, nous avons engagé quelques matelots et, après une bonne

traversée, l’Hispaniola a atteint Bristol juste au moment où Mr Blandly envisageait d’équiperle navire de secours. Seuls cinq des hommes qui avaient embarqué sur la goélette sont revenus.“Le diable a j’té les autr’ par-dessus bord” sans ménagements ; même si nous n’étions pasaussi mal lotis, c’est certain, que le navire de la chanson :

“Sauf un mat’lot tous étaient mortsSur soixant’-quinz’ montés à bord.”

Nous avons tous reçu une bonne part du trésor, et l’avons utilisée sagement ou stupide-ment, selon notre nature. Le Capitaine Smollett a pris sa retraite. Non seulement Gray aéconomisé son argent, mais, saisi soudain du désir de s’élever, il a étudié sa profession et il estmaintenant second d’un beau navire bien gréé, dont il possède des parts ; marié et père defamille par ailleurs. Quant à Ben Gunn, il a reçu mille livres, qu’il a dépensées ou perdues entrois semaines ou, pour être précis, en dix-neuf jours, car il revenu mendier de l’argent dès levingtième. On lui a donné une loge de gardien, exactement ce qu’il m’avait dit craindre sur l’île ;il est toujours en vie, un grand favori des petits campagnards, bien qu’ils se moquent un peude lui, et un chanteur apprécié à l’église les dimanches et jours de fête.

De Silver nous n’avons plus jamais entendu parler. Ce redoutable marin à une jambe estenfin sorti pour de bon de ma vie ; mais je me dis qu’il a retrouvé sa vieille négresse et coulepeut-être des jours heureux avec elle et Capitaine Flint. Il faut l’espérer, je suppose, car seschances de bonheur dans l’autre monde sont très faibles.

Les lingots d’argent et les armes reposent encore, autant que je le sache, là où Flint les aenterrés ; ils continueront certainement d’y reposer, en ce qui me concerne. Des bœufs et descâbles d’attelage ne me ramèneraient pas sur cette île maudite. Et mes pires cauchemars sontceux où j’entends le ressac marteler ses côtes, ou bien ceux où je me dresse dans mon lit, lavoix stridente de Captaine Flint résonnant encore dans mes oreilles : “Pièces de huit ! Piècesde huit !”