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UNE PASSION EN COMMUN Extase et politique chez Georges Bataille et Simone Weil Marianne Esposito Editions Lignes | « Lignes » 2005/2 n° 17 | pages 172 à 192 ISSN 0988-5226 ISBN 2849380369 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-172.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Marianne Esposito, « Une passion en commun. Extase et politique chez Georges Bataille et Simone Weil », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 172-192. DOI 10.3917/lignes.017.0172 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Lignes. © Editions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h41. © Editions Lignes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h41. © Editions Lignes

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UNE PASSION EN COMMUNExtase et politique chez Georges Bataille et Simone WeilMarianne Esposito

Editions Lignes | « Lignes »

2005/2 n° 17 | pages 172 à 192 ISSN 0988-5226ISBN 2849380369

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-172.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Marianne Esposito, « Une passion en commun. Extase et politique chez Georges Bataille etSimone Weil », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 172-192.DOI 10.3917/lignes.017.0172--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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révolutionnaire se présente plutôt sous la forme d’une confrontation serréeentre les deux auteurs. Pour élucider le point, il faut d’abord lire ce queSimone Weil écrit à propos de l’action révolutionnaire dans l’ébauche d’unelettre adressée au Cercle communiste démocratique (1926-1930), organi-sation à laquelle elle est invitée à participer sur sollicitation de l’auteur.« Bataille m’a écrit qu’il voulait que j’adhère au Cercle, parce que beaucoupde camarades – dit-il – ont exprimé sur ce dernier, des réserves aussi gravesque les miennes voire identiques […]. Mais la révolution est pour lui letriomphe de l’irrationnel, pour moi du rationnel, pour moi une actionméthodique nécessaire pour limiter les dégâts […]. Qu’y a-t-il encommun 2 ? » La réponse s’impose : ils n’ont en réalité rien en commun.Si pour Bataille, la révolution émane d’un excès constitutif de la naturehumaine, pour Weil, l’action révolutionnaire se produit à travers uneexpérience réalisable selon les critères rationnels d’une méthode, selon lagradualité que l’engagement syndical exige d’expérimenter. Toutefois, c’estjustement à partir de cet axe de divergences que se noue implicitement entreeux la trame d’un dialogue, la divergence des méthodes d’action politiquefaisant partie intégrante de leur relation, relation où les connexionsthématiques et les convergences théoriques ne maintiennent jamais undéveloppement linéaire, symétrique, homogène, mais se présententparadoxalement comme ce qui les oppose et les sépare 3. En effet, ce qu’onretient aussi bien du travail de reconstruction biographique que de l’analysetextuelle, c’est la dialectique d’une confrontation riche de son caractèrecomplexe et ambivalent, de la vivacité des échanges politiques et del’absence presque totale de rapports personnels, de l’évidence des divisionsentre les opinions respectives sur la révolution et sur la guerre, riche enfinde la fécondité des convergences conceptuelles qui implicitement seprofilent dans le domaine de la réflexion philosophique. Un texte est crucialpour notre analyse : « La victoire militaire et la banqueroute de la morale

2. S. Pétrement, La Vie de Simone Weil, t. I, 1909-1934, t. II, 1934-1943, Paris, Fayard,1973.3. C’est Roberto Esposito qui a situé le rapport philosophique entre Simone Weil etGeorges Bataille, dans La comunità della morte, Categorie dell’impolitico, Bologna, IlMulino, 1988, p. 245–261.

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MARIANNE ESPOSITO

Une passion en communExtase et politique chez Georges Bataille et Simone Weil

1. Coïncidence des contraires

Pourquoi Georges Bataille avec Simone Weil ? Quelle est l’exigence quinous conduit à en rapprocher les noms et à en comparer les pensées ? Laréponse se trouve dans la question de la communauté : dans l’exigencecommunautaire dont leurs recherches théoriques témoignent de façonexemplaire. C’est par cette même exigence que leurs cheminementsconvergent dans une zone de dialogue précise, même si jamais explicitée.

Pour mieux comprendre la nature de la relation qui les unit, et enanalyser l’enjeu, il faut d’abord considérer le contexte historique danslequel les vies des deux auteurs s’entrecroisent : il s’agit de la gauche révolu-tionnaire française dans le Paris du début des années trente. Pendant cesannées, tous deux sont engagés dans la condamnation des mécanismesd’oppression sociale produits à la fois par la bureaucratisation de l’appareilsoviétique et par le régime de production capitaliste ; tous deux collaborentà la revue dirigée par le communiste hétérodoxe Boris Souvarine, LaCritique sociale, où Weil et Bataille se rencontrent pour la première fois 1.C’est déjà à partir de cette indication biographique que se détache lepremier élément qui détermine la particularité de cette relation, du fait que,bien que leur engagement politique commun ne les réunisse pas dans un parcours commun, il ne les sépare tout de même pas dans des chemi-nements hétérogènes. L’engagement politique dans les rangs de la gauche

1. M. Surya, « Le Cercle communiste démocratique », dans Georges Bataille. La Mortà l’œuvre, Paris, Éditions Garamont, 1987, p. 175-178 (rééd. Gallimard, 1992).

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révolutionnaire se présente plutôt sous la forme d’une confrontation serréeentre les deux auteurs. Pour élucider le point, il faut d’abord lire ce queSimone Weil écrit à propos de l’action révolutionnaire dans l’ébauche d’unelettre adressée au Cercle communiste démocratique (1926-1930), organi-sation à laquelle elle est invitée à participer sur sollicitation de l’auteur.« Bataille m’a écrit qu’il voulait que j’adhère au Cercle, parce que beaucoupde camarades – dit-il – ont exprimé sur ce dernier, des réserves aussi gravesque les miennes voire identiques […]. Mais la révolution est pour lui letriomphe de l’irrationnel, pour moi du rationnel, pour moi une actionméthodique nécessaire pour limiter les dégâts […]. Qu’y a-t-il encommun 2 ? » La réponse s’impose : ils n’ont en réalité rien en commun.Si pour Bataille, la révolution émane d’un excès constitutif de la naturehumaine, pour Weil, l’action révolutionnaire se produit à travers uneexpérience réalisable selon les critères rationnels d’une méthode, selon lagradualité que l’engagement syndical exige d’expérimenter. Toutefois, c’estjustement à partir de cet axe de divergences que se noue implicitement entreeux la trame d’un dialogue, la divergence des méthodes d’action politiquefaisant partie intégrante de leur relation, relation où les connexionsthématiques et les convergences théoriques ne maintiennent jamais undéveloppement linéaire, symétrique, homogène, mais se présententparadoxalement comme ce qui les oppose et les sépare 3. En effet, ce qu’onretient aussi bien du travail de reconstruction biographique que de l’analysetextuelle, c’est la dialectique d’une confrontation riche de son caractèrecomplexe et ambivalent, de la vivacité des échanges politiques et del’absence presque totale de rapports personnels, de l’évidence des divisionsentre les opinions respectives sur la révolution et sur la guerre, riche enfinde la fécondité des convergences conceptuelles qui implicitement seprofilent dans le domaine de la réflexion philosophique. Un texte est crucialpour notre analyse : « La victoire militaire et la banqueroute de la morale

2. S. Pétrement, La Vie de Simone Weil, t. I, 1909-1934, t. II, 1934-1943, Paris, Fayard,1973.3. C’est Roberto Esposito qui a situé le rapport philosophique entre Simone Weil etGeorges Bataille, dans La comunità della morte, Categorie dell’impolitico, Bologna, IlMulino, 1988, p. 245–261.

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MARIANNE ESPOSITO

Une passion en communExtase et politique chez Georges Bataille et Simone Weil

1. Coïncidence des contraires

Pourquoi Georges Bataille avec Simone Weil ? Quelle est l’exigence quinous conduit à en rapprocher les noms et à en comparer les pensées ? Laréponse se trouve dans la question de la communauté : dans l’exigencecommunautaire dont leurs recherches théoriques témoignent de façonexemplaire. C’est par cette même exigence que leurs cheminementsconvergent dans une zone de dialogue précise, même si jamais explicitée.

Pour mieux comprendre la nature de la relation qui les unit, et enanalyser l’enjeu, il faut d’abord considérer le contexte historique danslequel les vies des deux auteurs s’entrecroisent : il s’agit de la gauche révolu-tionnaire française dans le Paris du début des années trente. Pendant cesannées, tous deux sont engagés dans la condamnation des mécanismesd’oppression sociale produits à la fois par la bureaucratisation de l’appareilsoviétique et par le régime de production capitaliste ; tous deux collaborentà la revue dirigée par le communiste hétérodoxe Boris Souvarine, LaCritique sociale, où Weil et Bataille se rencontrent pour la première fois 1.C’est déjà à partir de cette indication biographique que se détache lepremier élément qui détermine la particularité de cette relation, du fait que,bien que leur engagement politique commun ne les réunisse pas dans un parcours commun, il ne les sépare tout de même pas dans des chemi-nements hétérogènes. L’engagement politique dans les rangs de la gauche

1. M. Surya, « Le Cercle communiste démocratique », dans Georges Bataille. La Mortà l’œuvre, Paris, Éditions Garamont, 1987, p. 175-178 (rééd. Gallimard, 1992).

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encore pour un moment à la recension de Bataille et examinons de quellemanière l’auteur achève la description de sa rencontre avec Simone Weil.Étant donné le noyau partagé par Bataille avec la thèse de Weil, selonlaquelle le bien commun est vide de contenu représentatif et irréductibleau caractère d’intérêt imposé par les prescriptions de la morale utilitaire,celui-ci avance une critique pressante de l’enracinement dans les valeursdu passé et de la tradition que Weil présente comme fondements d’une viecommunautaire. Dans la prescription weilienne sur l’enracinement dansun système de valeurs communes et dans l’individuation d’un fondementnon juridique, mais universel à toute obligation morale, Bataille reconnaîtles conditions pour la réalisation d’une communauté organique, maiscritique le recul pris par Simone Weil par rapport aux principes de moralequ’elle a effacés par ses œuvres et son existence. La notion d’obligationconstitue donc l’élément déterminant de la rupture, parce que, pourBataille, aucun type d’obligation ne restitue la vérité inscrite dans l’impos-sibilité même de fonder une morale. Toutefois, par la suite, en marge decette critique, il ajoutera : « Mais si l’affirmation d’un bien immuable esten elle le signe d’une tension, je puis de cette tension discerner l’effet dansun mouvement vers un point qu’elle ne visait pas, que du moins, elle n’avaitpas conscience de viser […]. Si une recherche du bien a été entière etbrûlante, elle pourra se trouver en un sentier qu’elle suivit égarée, non enpleine connaissance des lieux où il mène. Cherchant de mon côté ma voie,je puis m’intéresser à la séduction subie par qui croyait suivre la voiecontraire. La coïncidence d’esprits tout à fait opposés peut avoir une valeurprobante. Ceci mérite de retenir l’attention, car il n’est pas aujourd’hui deproblème qui ait plus de sens 9. » Il s’agit de la troisième scansion inhérenteà l’article de Bataille : par rapport à la pensée weilienne, l’auteur reconnaîtmaintenant l’émergence d’un écart ne correspondant ni à l’adhésion ni àla négation, mais plutôt à la différence dérivant de la rencontre qui survientdans la confrontation. Le point que, selon Georges Bataille, Simone Weiln’était pas consciente de viser, devient à son tour la cible de Bataille. C’estce qui se produit entre les deux auteurs : à tel point que le premier se laisse

9. G. Bataille, « La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit », art.cit., p. 538-539.

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qui maudit 4 », consacré par Bataille en 1949 à la recension de l’essai deSimone Weil, L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs enversl’être humain 5 ; essai dans lequel son auteur définit les principes d’une viecommunautaire fondée sur l’universalité d’une obligation de tout êtrehumain envers l’autre. Pour montrer « l’impossibilité où la penséemoderne est, à la fin, de donner à la loi morale un fondement inatta-quable 6 » – impossibilité dont font preuve, selon l’auteur, aussi bien lemarxisme que la morale des démocraties occidentales –, Bataille concentreson attention sur L’enracinement. « Ce livre, dont je parlerai longuement,est bien l’ouvrage de morale le plus brûlant, le plus actuel 7. » C’est ici qu’ildécouvre l’intersection entre son expérience de pensée et celle de SimoneWeil, sur le point qui concerne l’affirmation de l’impossibilité du bien :« C’est elle qui indique clairement que le bien recherché l’est par la passion :ce bien n’est pas l’intérêt bien compris des êtres humains, ni la commoditéni l’avantage de tous 8. » L’impossibilité de réaliser le bien, et d’attribuerà cette action un fondement de légitimité, est donc affirmée à travers l’expé-rience d’une passion inconciliable avec les principes de la morale parlaquelle on peut réaliser une bonne action, rendre possible une bonnevolonté. Une passion affirmée par Bataille au nom de la vie et des écritsde Simone Weil. C’est ici que se précise la zone de convergence grâce àlaquelle la comparaison devient possible, possible l’analyse des différentesconclusions théoriques auxquelles Weil et Bataille parviennent tout au longde leur réflexion : la théorie de la communication chez l’un – avec, en soncentre, la catégorie anthropologique du corps humain entendue commelimite subjective ; et l’hypothèse de l’incarnation chez l’autre – avec, enson centre, la notion chrétienne de chair. Avant de continuer, toutefois,dans l’exposition et dans la comparaison des deux hypothèses, revenons

4. G. Bataille, « La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit », Œuvrescomplètes, t. XI, Paris, Gallimard, 1988.5. S. Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain,Paris, Gallimard, 1949, p. 256.6. G. Bataille, « La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit », art.cit., p. 532.7. Ibid., p. 534.8. Ibid., p. 536.

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encore pour un moment à la recension de Bataille et examinons de quellemanière l’auteur achève la description de sa rencontre avec Simone Weil.Étant donné le noyau partagé par Bataille avec la thèse de Weil, selonlaquelle le bien commun est vide de contenu représentatif et irréductibleau caractère d’intérêt imposé par les prescriptions de la morale utilitaire,celui-ci avance une critique pressante de l’enracinement dans les valeursdu passé et de la tradition que Weil présente comme fondements d’une viecommunautaire. Dans la prescription weilienne sur l’enracinement dansun système de valeurs communes et dans l’individuation d’un fondementnon juridique, mais universel à toute obligation morale, Bataille reconnaîtles conditions pour la réalisation d’une communauté organique, maiscritique le recul pris par Simone Weil par rapport aux principes de moralequ’elle a effacés par ses œuvres et son existence. La notion d’obligationconstitue donc l’élément déterminant de la rupture, parce que, pourBataille, aucun type d’obligation ne restitue la vérité inscrite dans l’impos-sibilité même de fonder une morale. Toutefois, par la suite, en marge decette critique, il ajoutera : « Mais si l’affirmation d’un bien immuable esten elle le signe d’une tension, je puis de cette tension discerner l’effet dansun mouvement vers un point qu’elle ne visait pas, que du moins, elle n’avaitpas conscience de viser […]. Si une recherche du bien a été entière etbrûlante, elle pourra se trouver en un sentier qu’elle suivit égarée, non enpleine connaissance des lieux où il mène. Cherchant de mon côté ma voie,je puis m’intéresser à la séduction subie par qui croyait suivre la voiecontraire. La coïncidence d’esprits tout à fait opposés peut avoir une valeurprobante. Ceci mérite de retenir l’attention, car il n’est pas aujourd’hui deproblème qui ait plus de sens 9. » Il s’agit de la troisième scansion inhérenteà l’article de Bataille : par rapport à la pensée weilienne, l’auteur reconnaîtmaintenant l’émergence d’un écart ne correspondant ni à l’adhésion ni àla négation, mais plutôt à la différence dérivant de la rencontre qui survientdans la confrontation. Le point que, selon Georges Bataille, Simone Weiln’était pas consciente de viser, devient à son tour la cible de Bataille. C’estce qui se produit entre les deux auteurs : à tel point que le premier se laisse

9. G. Bataille, « La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit », art.cit., p. 538-539.

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qui maudit 4 », consacré par Bataille en 1949 à la recension de l’essai deSimone Weil, L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs enversl’être humain 5 ; essai dans lequel son auteur définit les principes d’une viecommunautaire fondée sur l’universalité d’une obligation de tout êtrehumain envers l’autre. Pour montrer « l’impossibilité où la penséemoderne est, à la fin, de donner à la loi morale un fondement inatta-quable 6 » – impossibilité dont font preuve, selon l’auteur, aussi bien lemarxisme que la morale des démocraties occidentales –, Bataille concentreson attention sur L’enracinement. « Ce livre, dont je parlerai longuement,est bien l’ouvrage de morale le plus brûlant, le plus actuel 7. » C’est ici qu’ildécouvre l’intersection entre son expérience de pensée et celle de SimoneWeil, sur le point qui concerne l’affirmation de l’impossibilité du bien :« C’est elle qui indique clairement que le bien recherché l’est par la passion :ce bien n’est pas l’intérêt bien compris des êtres humains, ni la commoditéni l’avantage de tous 8. » L’impossibilité de réaliser le bien, et d’attribuerà cette action un fondement de légitimité, est donc affirmée à travers l’expé-rience d’une passion inconciliable avec les principes de la morale parlaquelle on peut réaliser une bonne action, rendre possible une bonnevolonté. Une passion affirmée par Bataille au nom de la vie et des écritsde Simone Weil. C’est ici que se précise la zone de convergence grâce àlaquelle la comparaison devient possible, possible l’analyse des différentesconclusions théoriques auxquelles Weil et Bataille parviennent tout au longde leur réflexion : la théorie de la communication chez l’un – avec, en soncentre, la catégorie anthropologique du corps humain entendue commelimite subjective ; et l’hypothèse de l’incarnation chez l’autre – avec, enson centre, la notion chrétienne de chair. Avant de continuer, toutefois,dans l’exposition et dans la comparaison des deux hypothèses, revenons

4. G. Bataille, « La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit », Œuvrescomplètes, t. XI, Paris, Gallimard, 1988.5. S. Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain,Paris, Gallimard, 1949, p. 256.6. G. Bataille, « La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit », art.cit., p. 532.7. Ibid., p. 534.8. Ibid., p. 536.

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l’auteur, la passion de la pensée weilienne tombe dans ce dont elle s’excède,c’est-à-dire, dans l’ordre prescriptif de la morale. C’est donc le sens quecette expérience prend dans la pensée des deux auteurs qui va accentuerentre eux le clivage suivant. Poursuivons notre analyse, et essayons dedémontrer la radicalité de cette divergence. Chez Bataille, l’excès passionnela un nom précis qui a donné le titre d’un essai fondamental en 1933 : « Lanotion de dépense 12 ». Dans « La notion de dépense », l’auteur repèred’abord un principe de perte à la base de l’activité économique, un excédentirréductible des opérations sociales de production et d’accumulation, dontle luxe, les guerres, les cérémonies religieuses, les productions artistiquesfournissent un exemple. Au critère de la science économique moderne,représentée par la dépense utile – dont le but est la conservation de la vie,la continuation et le renforcement de l’activité de production –, Batailleoppose la fonction sociale de la dépense inutile, exclue, pour des raisonsde profit, du paradigme utilitariste de la société moderne, mais, en réalité,partie déterminante de l’activité économique. Il s’agit d’une précisionindispensable pour l’analyse. Pour Bataille, ce qui est en question ce n’estpas la nécessité d’un gaspillage généralisé des biens, c’est, plutôt, la non-reconnaissance des limites internes au principe d’utilité, et une redéfinitiondes conditions données dans les modes de production. « Ces rapports seprésentent immédiatement comme ceux d’un but avec l’utilité 13 », précise-t-il dans « La notion de dépense ». C’est ici qu’on décèle l’empreinte, lamarque politique de la réflexion de Bataille – selon lequel la direction àsuivre est le renoncement à la croissance sans limites des forces productives,grâce aux donations de ressources fonctionnelles dans le circuit général del’économie. C’est à partir de là aussi qu’on assiste au renversement – souhaité par l’auteur pour une transformation dans l’usage desressources – de ce qui a été à son tour renversé et nié dans la modernité :la reconnaissance du fait que la valeur humaine n’est pas une fonction dela productivité. Les recherches de Marcel Mauss sur les formes archaïquesd’échange donnent à Bataille une justification historique précise, puisque

12. G. Bataille, « La notion de dépense », Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1970,p. 302-321.13. Ibid., p. 9.

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penser à travers la pensée du second qui lui est opposé, c’est-à-dire, àtravers la contradiction que l’autre inflige à sa propre pensée. La différencereprésente alors le trait d’union – le rapport – entre les deux contraires,c’est-à-dire, la marge à penser que l’autre introduit en soi comme unechance inconnue à assumer, à prolonger et à achever. C’est le creusementde cet écart qui fait que la question communautaire représente l’enjeu dela relation entre les deux auteurs. Parce que la communauté, pour Weilcomme pour Bataille, est le rapport avec l’autre : inobjectivable,irréductible à la production d’une communion. L’espace vide, occupé parles différences qui séparent les êtres dans le partage de ce même vide.Convergence d’esprits opposés signifie alors que des différences irréduc-tibles n’ont lieu que dans une égalité absolue, puisque, comme le rappellela leçon pythagorique de Philolaos que Simone Weil connaît, lecheminement de l’un ne peut coïncider avec celui de l’autre que s’il en estle contraire, parce que seuls les opposés, jamais les semblables, entrent encontact pour s’égaliser dans leur singularité 10. Le problème philosophiqueet politique auquel Bataille fait allusion quand il écrit : « La coïncidenced’esprits tout à fait opposés peut avoir une valeur probante. Ceci mérite deretenir l’attention, car il n’est pas aujourd’hui de problème qui ait plus desens », est donc la communauté, qui oriente notre pensée vers un horizondifférent de celui que proposent le libéralisme des démocraties occidentaleset le communisme réel.

2. La communication

« La base de la loyauté n’est-elle pas l’obligation mais la générosité,l’existence d’un trop-plein débordant dans les fêtes, ruinant toute mesureentre les participants 11. » Ainsi Bataille explique le point qui le rapprocheet à la fois l’éloigne irrémédiablement de la pensée de Simone Weil. Leproblème est dans l’existence de ce plus – dans ce plus de vie – d’où provientl’exigence communautaire plantée dans le cœur des écrits de Simone Weil :point de rencontre – a-t-on dit –, mais aussi d’éloignement, puisque, selon

10. Voir Philolaos, Fragment 6, B 62, dans S. Weil, Intuitions préchrétiennes, Paris, LaColombe, 1951.11. G. Bataille, « La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit », art.cit. p. 543.

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l’auteur, la passion de la pensée weilienne tombe dans ce dont elle s’excède,c’est-à-dire, dans l’ordre prescriptif de la morale. C’est donc le sens quecette expérience prend dans la pensée des deux auteurs qui va accentuerentre eux le clivage suivant. Poursuivons notre analyse, et essayons dedémontrer la radicalité de cette divergence. Chez Bataille, l’excès passionnela un nom précis qui a donné le titre d’un essai fondamental en 1933 : « Lanotion de dépense 12 ». Dans « La notion de dépense », l’auteur repèred’abord un principe de perte à la base de l’activité économique, un excédentirréductible des opérations sociales de production et d’accumulation, dontle luxe, les guerres, les cérémonies religieuses, les productions artistiquesfournissent un exemple. Au critère de la science économique moderne,représentée par la dépense utile – dont le but est la conservation de la vie,la continuation et le renforcement de l’activité de production –, Batailleoppose la fonction sociale de la dépense inutile, exclue, pour des raisonsde profit, du paradigme utilitariste de la société moderne, mais, en réalité,partie déterminante de l’activité économique. Il s’agit d’une précisionindispensable pour l’analyse. Pour Bataille, ce qui est en question ce n’estpas la nécessité d’un gaspillage généralisé des biens, c’est, plutôt, la non-reconnaissance des limites internes au principe d’utilité, et une redéfinitiondes conditions données dans les modes de production. « Ces rapports seprésentent immédiatement comme ceux d’un but avec l’utilité 13 », précise-t-il dans « La notion de dépense ». C’est ici qu’on décèle l’empreinte, lamarque politique de la réflexion de Bataille – selon lequel la direction àsuivre est le renoncement à la croissance sans limites des forces productives,grâce aux donations de ressources fonctionnelles dans le circuit général del’économie. C’est à partir de là aussi qu’on assiste au renversement – souhaité par l’auteur pour une transformation dans l’usage desressources – de ce qui a été à son tour renversé et nié dans la modernité :la reconnaissance du fait que la valeur humaine n’est pas une fonction dela productivité. Les recherches de Marcel Mauss sur les formes archaïquesd’échange donnent à Bataille une justification historique précise, puisque

12. G. Bataille, « La notion de dépense », Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1970,p. 302-321.13. Ibid., p. 9.

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penser à travers la pensée du second qui lui est opposé, c’est-à-dire, àtravers la contradiction que l’autre inflige à sa propre pensée. La différencereprésente alors le trait d’union – le rapport – entre les deux contraires,c’est-à-dire, la marge à penser que l’autre introduit en soi comme unechance inconnue à assumer, à prolonger et à achever. C’est le creusementde cet écart qui fait que la question communautaire représente l’enjeu dela relation entre les deux auteurs. Parce que la communauté, pour Weilcomme pour Bataille, est le rapport avec l’autre : inobjectivable,irréductible à la production d’une communion. L’espace vide, occupé parles différences qui séparent les êtres dans le partage de ce même vide.Convergence d’esprits opposés signifie alors que des différences irréduc-tibles n’ont lieu que dans une égalité absolue, puisque, comme le rappellela leçon pythagorique de Philolaos que Simone Weil connaît, lecheminement de l’un ne peut coïncider avec celui de l’autre que s’il en estle contraire, parce que seuls les opposés, jamais les semblables, entrent encontact pour s’égaliser dans leur singularité 10. Le problème philosophiqueet politique auquel Bataille fait allusion quand il écrit : « La coïncidenced’esprits tout à fait opposés peut avoir une valeur probante. Ceci mérite deretenir l’attention, car il n’est pas aujourd’hui de problème qui ait plus desens », est donc la communauté, qui oriente notre pensée vers un horizondifférent de celui que proposent le libéralisme des démocraties occidentaleset le communisme réel.

2. La communication

« La base de la loyauté n’est-elle pas l’obligation mais la générosité,l’existence d’un trop-plein débordant dans les fêtes, ruinant toute mesureentre les participants 11. » Ainsi Bataille explique le point qui le rapprocheet à la fois l’éloigne irrémédiablement de la pensée de Simone Weil. Leproblème est dans l’existence de ce plus – dans ce plus de vie – d’où provientl’exigence communautaire plantée dans le cœur des écrits de Simone Weil :point de rencontre – a-t-on dit –, mais aussi d’éloignement, puisque, selon

10. Voir Philolaos, Fragment 6, B 62, dans S. Weil, Intuitions préchrétiennes, Paris, LaColombe, 1951.11. G. Bataille, « La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit », art.cit. p. 543.

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constamment la puissance de sa croissance à travers la technique et letravail, de l’autre, il participe à une existence générale qui anéantit sonbesoin de conservation. En effet, du point de vue de l’univers, la mort n’estpas une privation, mais l’acte final d’un processus dans lequel lemouvement de la vie libère instantanément son excédent. C’est ici ques’inscrit la question philosophique soulevée par l’économie générale, leproblème de fond qui traverse non seulement la théorie économique, maisaussi la recherche générale effectuée par Bataille dans les différentsdomaines de la connaissance : « En effet l’ébullition que j’envisage, quianime le globe, est aussi mon ébullition. Ainsi cet objet de ma recherche nepeut-il être distingué du sujet lui-même, mais je dois être plus précis : dusujet à son point d’ébullition 17. » Si l’ébullition à laquelle il fait allusiondérive de la quantité d’énergie inanimée – qu’on ne peut donc pasdépenser – dont l’organisme vivant est porteur, alors l’écart entre uneéconomie spécifique et une économie générale ne délimite que la coupureinterne à la structure de la subjectivité individuelle, partagée entre le besoind’autonomie et l’appartenance au mouvement de la nature qui pousse dansune direction opposée : vers une dépense d’énergie irréversible. L’individu,alors, n’est pas un tout indivisible, parce que divisé par une exigence deperte qui en altère l’intégrité. En effet, si dans l’économie du vivant il fautadopter un critère d’identification, et si la peur de la mort est fonctionnellede la conservation de la vie, l’économie de l’univers introduit dans le tissusocial un facteur anti-économique que l’individu ne peut s’empêcherd’expérimenter. Nous devons donc vouloir être tout, parce que c’est à celaque nous conduit notre composition d’êtres organiques – centraliser,introjecter, assimiler – ; mais, en même temps, nous devons subir l’échecde ne pas pouvoir nous limiter à ce qui nous rend organiquementaccomplis : au moi comme sujet de pouvoir, domaine d’appartenance,critère d’identification. Une nouvelle fois, le point central de la questionse dégage, il s’agit de l’antinomie déjà mise en évidence par Bataille danssa recension de Simone Weil : la contradiction en acte dans le sujet humainentre l’intérêt à la conservation et la passion dans la donation. Entre l’indi-viduel et le commun. Le commun est le surplus irréductible du personnel

17. Ibid., p. 20.

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c’est justement à partir de celles-ci qu’il déduit la suprématie originaire desprocessus de donation sur les processus d’acquisition : en effet, ce quienrichit l’homme dans le potlatch, c’est le pouvoir de s’exproprier des bienspossédés pour les offrir à l’autre, obligé à son tour de donner plus, pourne pas perdre l’avantage du prestige social 14. Mais l’hypothèse de Bataillesur la dépense va bien au-delà du domaine défini par les recherches deMauss : suivant ce dernier, l’échange archaïque rend juridiquementobligatoire le don – en promouvant la dépense à l’intérieur d’un systèmede prestations contractuelles –, tandis que Bataille, quant à lui, pense à undon excédant tout genre d’obligations contractuelles, un don en tantqu’expression d’un excès humain intrinsèquement destiné à la perte. Pourarriver au sommet théorique de cette hypothèse, l’auteur pousse larecherche jusqu’au domaine de la physique, pour enquêter sur lesmouvements de l’énergie d’où provient la production même de la vie.Partant des recherches sur la thermodynamique effectuées en collaborationavec le physicien Ambrosino 15, Bataille parvient à la définition d’uneéconomie universelle générée par l’irradiation « sans contrepartie » dusoleil, à laquelle il oppose une économie située au niveau de la vie indivi-duelle et proportionnée à la restriction des modes sociaux de production.Dans les « Lois de l’économie générale » – contenues dans l’essai La Partmaudite, publié en 1949 après de laborieuses rédactions –, l’auteur relèveque l’émission solaire communique aux êtres vivants un surplus d’énergiequi n’est pas convertible en accroissement : « En principe, l’existenceparticulière risque toujours de manquer de ressources et de succomber. Àcela s’oppose l’existence générale dont les ressources sont en excès et pourlaquelle la mort est un non-sens 16. » C’est ici que se précise le lieu du conflità partir duquel la question communautaire s’affirme chez Bataille : dansla mise au point d’une exigence constitutive de la nature humaine mais enconflit avec le besoin de conservation individuelle ; de la mise en relief d’unécart entre l’animé et l’inanimé au cœur de l’organisme vivant. Car si, d’uncôté, l’individu manque de ressources, et a besoin pour cela d’accroître

14. Voir M. Mauss, « Essai sur le don », in Années sociologique, t. I, 1923-1924.15. G. Bataille, La part maudite, Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1976. 16. Cf. G. Bataille, Choix de lettres, 1912-1962. Édition établie par M. Surya. Paris,Gallimard, 1997.

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constamment la puissance de sa croissance à travers la technique et letravail, de l’autre, il participe à une existence générale qui anéantit sonbesoin de conservation. En effet, du point de vue de l’univers, la mort n’estpas une privation, mais l’acte final d’un processus dans lequel lemouvement de la vie libère instantanément son excédent. C’est ici ques’inscrit la question philosophique soulevée par l’économie générale, leproblème de fond qui traverse non seulement la théorie économique, maisaussi la recherche générale effectuée par Bataille dans les différentsdomaines de la connaissance : « En effet l’ébullition que j’envisage, quianime le globe, est aussi mon ébullition. Ainsi cet objet de ma recherche nepeut-il être distingué du sujet lui-même, mais je dois être plus précis : dusujet à son point d’ébullition 17. » Si l’ébullition à laquelle il fait allusiondérive de la quantité d’énergie inanimée – qu’on ne peut donc pasdépenser – dont l’organisme vivant est porteur, alors l’écart entre uneéconomie spécifique et une économie générale ne délimite que la coupureinterne à la structure de la subjectivité individuelle, partagée entre le besoind’autonomie et l’appartenance au mouvement de la nature qui pousse dansune direction opposée : vers une dépense d’énergie irréversible. L’individu,alors, n’est pas un tout indivisible, parce que divisé par une exigence deperte qui en altère l’intégrité. En effet, si dans l’économie du vivant il fautadopter un critère d’identification, et si la peur de la mort est fonctionnellede la conservation de la vie, l’économie de l’univers introduit dans le tissusocial un facteur anti-économique que l’individu ne peut s’empêcherd’expérimenter. Nous devons donc vouloir être tout, parce que c’est à celaque nous conduit notre composition d’êtres organiques – centraliser,introjecter, assimiler – ; mais, en même temps, nous devons subir l’échecde ne pas pouvoir nous limiter à ce qui nous rend organiquementaccomplis : au moi comme sujet de pouvoir, domaine d’appartenance,critère d’identification. Une nouvelle fois, le point central de la questionse dégage, il s’agit de l’antinomie déjà mise en évidence par Bataille danssa recension de Simone Weil : la contradiction en acte dans le sujet humainentre l’intérêt à la conservation et la passion dans la donation. Entre l’indi-viduel et le commun. Le commun est le surplus irréductible du personnel

17. Ibid., p. 20.

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c’est justement à partir de celles-ci qu’il déduit la suprématie originaire desprocessus de donation sur les processus d’acquisition : en effet, ce quienrichit l’homme dans le potlatch, c’est le pouvoir de s’exproprier des bienspossédés pour les offrir à l’autre, obligé à son tour de donner plus, pourne pas perdre l’avantage du prestige social 14. Mais l’hypothèse de Bataillesur la dépense va bien au-delà du domaine défini par les recherches deMauss : suivant ce dernier, l’échange archaïque rend juridiquementobligatoire le don – en promouvant la dépense à l’intérieur d’un systèmede prestations contractuelles –, tandis que Bataille, quant à lui, pense à undon excédant tout genre d’obligations contractuelles, un don en tantqu’expression d’un excès humain intrinsèquement destiné à la perte. Pourarriver au sommet théorique de cette hypothèse, l’auteur pousse larecherche jusqu’au domaine de la physique, pour enquêter sur lesmouvements de l’énergie d’où provient la production même de la vie.Partant des recherches sur la thermodynamique effectuées en collaborationavec le physicien Ambrosino 15, Bataille parvient à la définition d’uneéconomie universelle générée par l’irradiation « sans contrepartie » dusoleil, à laquelle il oppose une économie située au niveau de la vie indivi-duelle et proportionnée à la restriction des modes sociaux de production.Dans les « Lois de l’économie générale » – contenues dans l’essai La Partmaudite, publié en 1949 après de laborieuses rédactions –, l’auteur relèveque l’émission solaire communique aux êtres vivants un surplus d’énergiequi n’est pas convertible en accroissement : « En principe, l’existenceparticulière risque toujours de manquer de ressources et de succomber. Àcela s’oppose l’existence générale dont les ressources sont en excès et pourlaquelle la mort est un non-sens 16. » C’est ici que se précise le lieu du conflità partir duquel la question communautaire s’affirme chez Bataille : dansla mise au point d’une exigence constitutive de la nature humaine mais enconflit avec le besoin de conservation individuelle ; de la mise en relief d’unécart entre l’animé et l’inanimé au cœur de l’organisme vivant. Car si, d’uncôté, l’individu manque de ressources, et a besoin pour cela d’accroître

14. Voir M. Mauss, « Essai sur le don », in Années sociologique, t. I, 1923-1924.15. G. Bataille, La part maudite, Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1976. 16. Cf. G. Bataille, Choix de lettres, 1912-1962. Édition établie par M. Surya. Paris,Gallimard, 1997.

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à la sauvage impossibilité que je suis, qui ne peut éviter ses limites, et nepeut non plus s’y tenir. […] En toute réalité accessible, en chaque être, il fautchercher le lieu sacrificiel, la blessure. Un être n’est touché qu’au point oùil succombe, une femme sous la robe, un dieu à la gorge de l’animal dusacrifice 21. » Si le lieu sacrificiel est l’espace de la communication, l’objet àsacrifier est le corps, non seulement en tant que limite de l’autre, mais aussien tant que confins de l’autre qui est en nous-même : l’animal. En effet,l’animalité est familière et, à la fois, interdite à l’homme. Le sacrifice, alors,est le lieu topique de l’anthropologie de Bataille, parce que dans le corpshumain est inscrite la trace d’une altérité seulement exprimable à travers lamise à mort de l’identité subjective. C’est le point sur lequel se précise lecontraste entre l’antihumanisme de Bataille et celui de Heidegger ; ce dernierdépasse la conception anthropologique, en situant dans l’étourdissement etdans la pauvreté du monde 22 animal l’élément d’éloignement irréductibledu monde humain, tandis que Bataille en intègre les fondements pour lesexposer à la contradiction insoluble qui consigne le projet humain à l’inachè-vement. Les représentations picturales de Lascaux en sont le témoignage,puisqu’elles attestent du désir qui a poussé l’individu à se représenter nonpas comme entièrement humain, mais humain et animal. À la limite entreles deux natures. Ce que révèle l’icône du téromorphe 23 : que le passage del’animal à l’homme n’est pas accompli, parce qu’en acte. L’homme a laconscience d’avoir perdu sa propre animalité, mais la conscience de cetteperte agit dans son corps comme un déchirement qui l’exproprie perpétuel-lement de son humanité accomplie. Donc, si la source d’où Bataille tire sonhypothèse d’un « anthropomorphisme déchiré » est l’anthropologiehégélienne, l’écart creusé avec elle est considérable. En effet, l’humanisationdu corps est décrite par Hegel comme un passage naturellement inscrit dansle devenir processuel de la vie : la conflictualité originaire du corps humain– à la limite entre ce qui n’est pas encore spirituel et ce qui n’est plus

21. G. Bataille, Le Coupable, Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, 1973, p. 261.22. Cf. M. Heidegger, Brief über den « Humanismus », dans Wegmarken inGesamtausgabe, vol. IX, 1978.23. Voir. G. Bataille, « Le bas matérialisme et la gnose » (Documents, II, 1930), dansŒuvres Complètes, t. I, p. 220-225 ; G. Agamben, Teromorfo, L’aperto, Torino, BollatiBoringhieri, 2002, p. 9-11.

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– inassimilable aux logiques de la conservation organique et aux modes dela production sociale – constitutif de chaque individu 18. Il consiste en unexcès expérimentable, et non pas en un renforcement du moi, mais en uneperte, un vidage, une passion. Voilà pourquoi Bataille situe à la base de « laloyauté entre les êtres humains » – et donc à la base de la relationcommunautaire – « l’existence d’un trop-plein débordant dans les fêtes,ruinant toute mesure entre les participants ». Parce qu’une communautén’existe que dans l’extase des limites d’identité individuelle. C’est ce queJean-Luc Nancy met en évidence dans le commentaire fondamental surBataille, La Communauté désœuvrée : « Cette conscience – ou cettecommunication – est extase : je ne perçois jamais une telle conscience commemienne, mais seulement dans la communauté et à travers elle 19. » On n’aconscience de soi que dans le mouvement d’ouverture vers autrui qui meten question la garantie d’autosuffisance constituée par le moi. Cemouvement est la communication : l’expérience intelligible du continuumd’où nous provenons. L’autre en fait n’est pas l’objet de notre exigence dedonner – et donc du besoin de communiquer –, c’est plutôt le rien qu’onéprouve dans le contact avec l’autre, provenant de la même extériorisationde soi, qui fait l’objet de la passion communautaire. C’est pour cela queBataille écrit que la conscience de soi est « une conscience qui n’a plus rienpour objet 20 ». Parce qu’on ne la possède que dans l’expérience du rapportavec l’autre qui nous appartient en tant qu’êtres non individuels : qu’onne l’assume que dans la communauté, où il n’existe pas d’objets, du faitque, en communauté, il n’est pas de sujets qui les reconnaissent. Donc,l’exigence communautaire – passion impersonnelle de la relation avecl’autre – incite à se perdre, plutôt qu’à se conserver, par la violation deslimites individuelles. C’est ici qu’émerge la centralité de l’acte sacrificiel,dans lequel Bataille reconnaît la modalité de la communication : « Maconception est un anthropomorphisme déchiré. Je ne veux pas réduire,assimiler l’ensemble de ce qui est à l’existence paralysée de servitudes, mais

18. Il y a un terme qui, contrairement à l’étymologie du don concernant le potlach, rendle sens du don selon Bataille : « munus ». Voir R. Esposito, Communitas. Origine edestino della comunità, Torino, Einaudi, 1998.19. J.-L.Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1986.20. G. Bataille, La Part maudite, op. cit., p. 182.

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à la sauvage impossibilité que je suis, qui ne peut éviter ses limites, et nepeut non plus s’y tenir. […] En toute réalité accessible, en chaque être, il fautchercher le lieu sacrificiel, la blessure. Un être n’est touché qu’au point oùil succombe, une femme sous la robe, un dieu à la gorge de l’animal dusacrifice 21. » Si le lieu sacrificiel est l’espace de la communication, l’objet àsacrifier est le corps, non seulement en tant que limite de l’autre, mais aussien tant que confins de l’autre qui est en nous-même : l’animal. En effet,l’animalité est familière et, à la fois, interdite à l’homme. Le sacrifice, alors,est le lieu topique de l’anthropologie de Bataille, parce que dans le corpshumain est inscrite la trace d’une altérité seulement exprimable à travers lamise à mort de l’identité subjective. C’est le point sur lequel se précise lecontraste entre l’antihumanisme de Bataille et celui de Heidegger ; ce dernierdépasse la conception anthropologique, en situant dans l’étourdissement etdans la pauvreté du monde 22 animal l’élément d’éloignement irréductibledu monde humain, tandis que Bataille en intègre les fondements pour lesexposer à la contradiction insoluble qui consigne le projet humain à l’inachè-vement. Les représentations picturales de Lascaux en sont le témoignage,puisqu’elles attestent du désir qui a poussé l’individu à se représenter nonpas comme entièrement humain, mais humain et animal. À la limite entreles deux natures. Ce que révèle l’icône du téromorphe 23 : que le passage del’animal à l’homme n’est pas accompli, parce qu’en acte. L’homme a laconscience d’avoir perdu sa propre animalité, mais la conscience de cetteperte agit dans son corps comme un déchirement qui l’exproprie perpétuel-lement de son humanité accomplie. Donc, si la source d’où Bataille tire sonhypothèse d’un « anthropomorphisme déchiré » est l’anthropologiehégélienne, l’écart creusé avec elle est considérable. En effet, l’humanisationdu corps est décrite par Hegel comme un passage naturellement inscrit dansle devenir processuel de la vie : la conflictualité originaire du corps humain– à la limite entre ce qui n’est pas encore spirituel et ce qui n’est plus

21. G. Bataille, Le Coupable, Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, 1973, p. 261.22. Cf. M. Heidegger, Brief über den « Humanismus », dans Wegmarken inGesamtausgabe, vol. IX, 1978.23. Voir. G. Bataille, « Le bas matérialisme et la gnose » (Documents, II, 1930), dansŒuvres Complètes, t. I, p. 220-225 ; G. Agamben, Teromorfo, L’aperto, Torino, BollatiBoringhieri, 2002, p. 9-11.

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– inassimilable aux logiques de la conservation organique et aux modes dela production sociale – constitutif de chaque individu 18. Il consiste en unexcès expérimentable, et non pas en un renforcement du moi, mais en uneperte, un vidage, une passion. Voilà pourquoi Bataille situe à la base de « laloyauté entre les êtres humains » – et donc à la base de la relationcommunautaire – « l’existence d’un trop-plein débordant dans les fêtes,ruinant toute mesure entre les participants ». Parce qu’une communautén’existe que dans l’extase des limites d’identité individuelle. C’est ce queJean-Luc Nancy met en évidence dans le commentaire fondamental surBataille, La Communauté désœuvrée : « Cette conscience – ou cettecommunication – est extase : je ne perçois jamais une telle conscience commemienne, mais seulement dans la communauté et à travers elle 19. » On n’aconscience de soi que dans le mouvement d’ouverture vers autrui qui meten question la garantie d’autosuffisance constituée par le moi. Cemouvement est la communication : l’expérience intelligible du continuumd’où nous provenons. L’autre en fait n’est pas l’objet de notre exigence dedonner – et donc du besoin de communiquer –, c’est plutôt le rien qu’onéprouve dans le contact avec l’autre, provenant de la même extériorisationde soi, qui fait l’objet de la passion communautaire. C’est pour cela queBataille écrit que la conscience de soi est « une conscience qui n’a plus rienpour objet 20 ». Parce qu’on ne la possède que dans l’expérience du rapportavec l’autre qui nous appartient en tant qu’êtres non individuels : qu’onne l’assume que dans la communauté, où il n’existe pas d’objets, du faitque, en communauté, il n’est pas de sujets qui les reconnaissent. Donc,l’exigence communautaire – passion impersonnelle de la relation avecl’autre – incite à se perdre, plutôt qu’à se conserver, par la violation deslimites individuelles. C’est ici qu’émerge la centralité de l’acte sacrificiel,dans lequel Bataille reconnaît la modalité de la communication : « Maconception est un anthropomorphisme déchiré. Je ne veux pas réduire,assimiler l’ensemble de ce qui est à l’existence paralysée de servitudes, mais

18. Il y a un terme qui, contrairement à l’étymologie du don concernant le potlach, rendle sens du don selon Bataille : « munus ». Voir R. Esposito, Communitas. Origine edestino della comunità, Torino, Einaudi, 1998.19. J.-L.Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1986.20. G. Bataille, La Part maudite, op. cit., p. 182.

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établit le point de distanciation et marque un tournant dans l’évolution dela pensée de Bataille. L’élément révélateur est son effigie : l’inscriptiongnostique – basilidienne d’un téromorphe acéphale 27, que l’auteur visionneau cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale de France. Aupostulat de la conception métaphysique, qui subordonne la matière à ladomination de la forme, l’auteur oppose un matérialisme bas, qui n’a pasété épuré par des médiations dialectiques, dont le téromorphe acéphale estl’expression symbolique 28. De ce matérialisme, l’auteur découvre l’originedans les figurations anthropomorphiques des mythes gnostiques 29, où lamatière n’est qu’une multiplicité d’excroissances destinées à la dispersion,irréductibles au principe ontologique qui en garantit le salut. Par cela,Bataille revendique un processus dialectique d’altération des formes quiconteste la logique d’identification entre la forme et le pouvoir, par lequella valeur taxinomique de la forme devient l’instrument de légitimation dupouvoir, social et individuel. Tel est, en effet, l’exigence communautaired’Acéphale : non seulement sacrifier le Chef en tant que Patrie, Nation,État, mais se sacrifier soi-même en tant que sujets de pouvoir. Être victimede son propre pouvoir en se décapitant soi-même. En ceci la communautéacéphale atteint l’extrême de son exigence, et, à la fois, de son échec : dansla tentative de réaliser ce qui est en fait irréalisable, essayant d’achever cequ’en réalité on ne peut pas accomplir, parce que voué à être sur la limite :entre la vie et la mort. L’impossibilité d’échapper à la logique sacrificiellede la représentation moderne, qui impose au sujet de perdre sa vie pour lasauver – logique qu’il essaie d’interrompre par un mouvement de doublenégation, par l’appel à l’autosacrifice –, marque l’échec d’Acéphale etdétermine la fin de la revue en 1939. Le suicide du sacrificateur qui devientla victime, proposé par les conjurés, aurait réalisé la mort, mais en aucuncas rendu communicable la vérité que la mort sauvegarde : le vide d’uneabsence impartageable qui met en commun les êtres humains au momentoù ils l’éprouvent. Vide qu’on n’engendre que dans l’espace imprévu durapport : de l’être présent pour l’autre qui s’absente en mourant. Malgrésoi. Si la communauté, donc, appartient à la mort – comme Bataille le

27. G. Bataille, Œuvres complètes, t. I, op. cit., planche XV, p. 226.28. G. Bataille, « Le bas matérialisme et la gnose », Œuvres complètes, t. I, op. cit.29. À l’École des hautes études de Paris, Bataille suit les cours d’Henry-Charles Puech•

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animal – est considérée comme une articulation nécessaire d’un momentde développement de la vie qui implique son franchissement 24. Dans laconception anthropologique de Bataille, au contraire, cette conflictualitése réfère à la limite entre deux natures, en dévoilant une trace – la véritéde l’animal humain – qu’on n’efface qu’au prix d’une violente cicatrisation.Telle est la vérité selon Bataille dans les instants de communication : véritéqui ne devient pas immanente ni ne se laisse approprier. Désœuvrée – selonla définition de Nancy –, pour indiquer le mouvement de soustraction àl’accomplissement de l’œuvre par lequel la communauté se présente, àpartir de la pensée de Bataille. Désœuvrée, puisque si, par l’acte detransgression, l’homme dépasse la limite qui le sépare de l’animalitérefoulée et, se ré-unissant à elle, communique avec l’autre, la violation dela limite par laquelle se produit la communication ne se traduit pas dansun effacement de la limite même. Il ne produit pas de communion, iln’aboutit pas à l’illimité : « En principe, ce qui est engagé dans l’opérationdu sacrifice est comme une entrée en jeu de la foudre : il n’est pas en principede limite à l’embrasement. […] Mais s’il s’abandonnait sans réserve àl’immanence, l’homme manquerait à l’humanité, il ne l’achèverait que pourla perdre et c’est à la longue à l’intimité sans éveil des bêtes que la vie retour-nerait 25. » La transgression apparaît donc comme expérience de la limite,puisque, à la violation initiale qui ouvre à l’illimité, succède une nouvelleaffirmation de ce que la violence vient de nier. C’est pour cela qu’il rapportel’existence individuelle à une « impossibilité sauvage » : ne pas pouvoirvioler la limite de la mort pour se conserver elle-même, et ne pas pouvoirs’empêcher de tendre vers la violation de la limite de la mort pourcommuniquer avec l’autre. Ne pas pouvoir être à l’abri en-deçà de la limite,ni perdurer au-delà, mais être abandonnés sur la limite : infiniment exposésà sa finitude. C’est ici que surgit la difficulté conceptuelle qui oriente lathéorie du sacrifice dans une direction qui peut la renverser dans le senscontraire de son intention originaire. Acéphale – et ses vicissitudes 26 –

24. G. W. F. Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse(1830), in Werke, Frankfurt 1986, p. 375-376.25. G. Bataille, Théorie de la religion, Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1976,p. 313.26. G. Bataille, Acéphale, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1970.

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établit le point de distanciation et marque un tournant dans l’évolution dela pensée de Bataille. L’élément révélateur est son effigie : l’inscriptiongnostique – basilidienne d’un téromorphe acéphale 27, que l’auteur visionneau cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale de France. Aupostulat de la conception métaphysique, qui subordonne la matière à ladomination de la forme, l’auteur oppose un matérialisme bas, qui n’a pasété épuré par des médiations dialectiques, dont le téromorphe acéphale estl’expression symbolique 28. De ce matérialisme, l’auteur découvre l’originedans les figurations anthropomorphiques des mythes gnostiques 29, où lamatière n’est qu’une multiplicité d’excroissances destinées à la dispersion,irréductibles au principe ontologique qui en garantit le salut. Par cela,Bataille revendique un processus dialectique d’altération des formes quiconteste la logique d’identification entre la forme et le pouvoir, par lequella valeur taxinomique de la forme devient l’instrument de légitimation dupouvoir, social et individuel. Tel est, en effet, l’exigence communautaired’Acéphale : non seulement sacrifier le Chef en tant que Patrie, Nation,État, mais se sacrifier soi-même en tant que sujets de pouvoir. Être victimede son propre pouvoir en se décapitant soi-même. En ceci la communautéacéphale atteint l’extrême de son exigence, et, à la fois, de son échec : dansla tentative de réaliser ce qui est en fait irréalisable, essayant d’achever cequ’en réalité on ne peut pas accomplir, parce que voué à être sur la limite :entre la vie et la mort. L’impossibilité d’échapper à la logique sacrificiellede la représentation moderne, qui impose au sujet de perdre sa vie pour lasauver – logique qu’il essaie d’interrompre par un mouvement de doublenégation, par l’appel à l’autosacrifice –, marque l’échec d’Acéphale etdétermine la fin de la revue en 1939. Le suicide du sacrificateur qui devientla victime, proposé par les conjurés, aurait réalisé la mort, mais en aucuncas rendu communicable la vérité que la mort sauvegarde : le vide d’uneabsence impartageable qui met en commun les êtres humains au momentoù ils l’éprouvent. Vide qu’on n’engendre que dans l’espace imprévu durapport : de l’être présent pour l’autre qui s’absente en mourant. Malgrésoi. Si la communauté, donc, appartient à la mort – comme Bataille le

27. G. Bataille, Œuvres complètes, t. I, op. cit., planche XV, p. 226.28. G. Bataille, « Le bas matérialisme et la gnose », Œuvres complètes, t. I, op. cit.29. À l’École des hautes études de Paris, Bataille suit les cours d’Henry-Charles Puech•

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animal – est considérée comme une articulation nécessaire d’un momentde développement de la vie qui implique son franchissement 24. Dans laconception anthropologique de Bataille, au contraire, cette conflictualitése réfère à la limite entre deux natures, en dévoilant une trace – la véritéde l’animal humain – qu’on n’efface qu’au prix d’une violente cicatrisation.Telle est la vérité selon Bataille dans les instants de communication : véritéqui ne devient pas immanente ni ne se laisse approprier. Désœuvrée – selonla définition de Nancy –, pour indiquer le mouvement de soustraction àl’accomplissement de l’œuvre par lequel la communauté se présente, àpartir de la pensée de Bataille. Désœuvrée, puisque si, par l’acte detransgression, l’homme dépasse la limite qui le sépare de l’animalitérefoulée et, se ré-unissant à elle, communique avec l’autre, la violation dela limite par laquelle se produit la communication ne se traduit pas dansun effacement de la limite même. Il ne produit pas de communion, iln’aboutit pas à l’illimité : « En principe, ce qui est engagé dans l’opérationdu sacrifice est comme une entrée en jeu de la foudre : il n’est pas en principede limite à l’embrasement. […] Mais s’il s’abandonnait sans réserve àl’immanence, l’homme manquerait à l’humanité, il ne l’achèverait que pourla perdre et c’est à la longue à l’intimité sans éveil des bêtes que la vie retour-nerait 25. » La transgression apparaît donc comme expérience de la limite,puisque, à la violation initiale qui ouvre à l’illimité, succède une nouvelleaffirmation de ce que la violence vient de nier. C’est pour cela qu’il rapportel’existence individuelle à une « impossibilité sauvage » : ne pas pouvoirvioler la limite de la mort pour se conserver elle-même, et ne pas pouvoirs’empêcher de tendre vers la violation de la limite de la mort pourcommuniquer avec l’autre. Ne pas pouvoir être à l’abri en-deçà de la limite,ni perdurer au-delà, mais être abandonnés sur la limite : infiniment exposésà sa finitude. C’est ici que surgit la difficulté conceptuelle qui oriente lathéorie du sacrifice dans une direction qui peut la renverser dans le senscontraire de son intention originaire. Acéphale – et ses vicissitudes 26 –

24. G. W. F. Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse(1830), in Werke, Frankfurt 1986, p. 375-376.25. G. Bataille, Théorie de la religion, Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1976,p. 313.26. G. Bataille, Acéphale, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1970.

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mort. Cela signifie que la perte de l’un dans l’autre est impossible, maisque l’expérience de cette impossibilité désigne ce qui est commun aux êtreshumains. L’universel, qui est à tous mais qui n’appartient à personne : lerien qui nous unit et nous partage, et que chaque être mortel éprouve parle don de soi. La réflexion de Bataille sur la tragédie de Numance– développée en concomitance avec l’expérience manquée d’Acéphale –s’installe donc sur la conscience de cette limite insurpassable, et marque ladeuxième scansion du concept de communauté chez Bataille. Elle enregistrela fin de la pensée de l’auteur sur la centralité de la théorie du sacrifice, mêmes’il en conserve par la suite certaines requêtes. La communauté demeuresur le seuil impénétrable du déchaînement illimité de la violence. CommeMaurice Blanchot le décrit, dans La Communauté inavouable 32, le seuilimpénétrable est délimité par la persistance du regard d’autrui qui s’absenteen mourant. Du don à l’autre de ce regard, lequel communique l’incom-municable.

3. L’incarnation

À la critique de Bataille répond le silence de la vie et de l’œuvre deSimone Weil. Un silence absolu, mais chargé d’interrogations. C’est là lecœur de la question : ce qui les unit est aussi ce qui les sépare. Si, chezGeorges Bataille, la passion communautaire requiert une perte – unedépense –, chez Simone Weil la même passion suit un mouvementcontraire. Plus précisément, un mouvement qui exige cette perte, non paspour glisser dans l’illimité, mais pour expérimenter la limite, pour adhérerpleinement à la loi de nécessité. Elle écrit : « La nécessité est absence dechoix, indifférence. Mais c’est un principe de coexistence. Au fond, pournous, la justice suprême est l’acceptation de la coexistence de toutes les choseset de tous les êtres qui existent de fait 33. » La nécessité est donc un principede coexistence parce qu’elle dissout le caractère absolu et imaginaire dumoi et elle impose au regard de tout individu l’existence de l’autre parrapport à soi. C’est la contradiction qui tourmente le sujet : la nécessitélui impose la limite de l’existence d’autrui, l’instinct de conservation lui

32. M. Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983.33. S. Weil, Intuitions préchrétiennes, Paris, La Colombe, 1951.

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perçoit dès les premiers écrits –, dès qu’on provoque la mort, par un actedélibéré du sujet, la communauté devient inexistante. C’est l’écart quel’échec d’Acéphale produit dans la pensée de Bataille. L’auteur l’affirmedans une ébauche de La Limite de l’utile : « Il existe entre mon semblableet moi un lien de communication, un lien qui touche la part sacrée, de moi-même et des autres. Ce lien existe, il n’a que faire pour le consacrer d’actesrituels. Mais quand des hommes sacrifient un homme ils avouent que poureux, ce lien sacré n’existait pas 30. » Ce lien n’existe donc que dans le videde pouvoir que le sujet éprouve au contact avec l’autre, impliqué dans lamême expérience de vidage : ainsi que du pouvoir de se donner la mort.De même que du pouvoir – absolument négatif – de se dépouiller dupouvoir. Ainsi, le passage suivant de Bataille envers la communauté se faitau nom de Numance : « Ce qu’il y a de grand dans la tragédie de Numance,c’est qu’on n’assiste pas seulement à la mort d’un certain nombred’hommes, mais à l’entrée dans la mort de la cité tout entière : ce ne sontpas des individus, c’est un peuple qui agonise. C’est là ce qu’on doit rebuter,et, en principe, rendre Numance inaccessible 31. » Numance est l’antithèsedu paradigme étatique moderne, représenté par le Léviathan de Hobbes,dont le mécanisme contractuel impose le renoncement des contractants àla réalisation d’actions intra-subjectives en garantie de la protection de lavie. Si la souveraineté de l’État impose le sacrifice de l’existence individuelleen faveur de l’interdiction de la mort établie par le pacte juridique, lacommunauté de Numance exige le sacrifice d’un tel sacrifice : la violationde l’interdiction de meurtre réciproque établie comme garantie dupouvoir souverain. Mais il faut insister sur un point : Numance estinaccessible. C’est la représentation de l’irreprésentable. Le suicide desNumanciens face au siège de l’armée romaine, repris par la tragédie deCervantès, constitue en effet pour Bataille la représentation d’unecommunauté irréalisable, dont l’exigence doit tout autant être affirmée dansl’expérience de l’impossibilité de sa réalisation, contre toute tentatived’entraîner la communauté dans la production d’une œuvre de vie et de

Voir H.-C. Puech, En quête de la gnose, 2 vol., Paris, Gallimard, 1978.30. G. Bataille, La Limite de l’utile, Paris, Gallimard, 1976.31. G. Bataille, « Numance, Liberté !, Chronique nietzschéenne », Acéphale, n° 3-4,1937 ; Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 486.

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mort. Cela signifie que la perte de l’un dans l’autre est impossible, maisque l’expérience de cette impossibilité désigne ce qui est commun aux êtreshumains. L’universel, qui est à tous mais qui n’appartient à personne : lerien qui nous unit et nous partage, et que chaque être mortel éprouve parle don de soi. La réflexion de Bataille sur la tragédie de Numance– développée en concomitance avec l’expérience manquée d’Acéphale –s’installe donc sur la conscience de cette limite insurpassable, et marque ladeuxième scansion du concept de communauté chez Bataille. Elle enregistrela fin de la pensée de l’auteur sur la centralité de la théorie du sacrifice, mêmes’il en conserve par la suite certaines requêtes. La communauté demeuresur le seuil impénétrable du déchaînement illimité de la violence. CommeMaurice Blanchot le décrit, dans La Communauté inavouable 32, le seuilimpénétrable est délimité par la persistance du regard d’autrui qui s’absenteen mourant. Du don à l’autre de ce regard, lequel communique l’incom-municable.

3. L’incarnation

À la critique de Bataille répond le silence de la vie et de l’œuvre deSimone Weil. Un silence absolu, mais chargé d’interrogations. C’est là lecœur de la question : ce qui les unit est aussi ce qui les sépare. Si, chezGeorges Bataille, la passion communautaire requiert une perte – unedépense –, chez Simone Weil la même passion suit un mouvementcontraire. Plus précisément, un mouvement qui exige cette perte, non paspour glisser dans l’illimité, mais pour expérimenter la limite, pour adhérerpleinement à la loi de nécessité. Elle écrit : « La nécessité est absence dechoix, indifférence. Mais c’est un principe de coexistence. Au fond, pournous, la justice suprême est l’acceptation de la coexistence de toutes les choseset de tous les êtres qui existent de fait 33. » La nécessité est donc un principede coexistence parce qu’elle dissout le caractère absolu et imaginaire dumoi et elle impose au regard de tout individu l’existence de l’autre parrapport à soi. C’est la contradiction qui tourmente le sujet : la nécessitélui impose la limite de l’existence d’autrui, l’instinct de conservation lui

32. M. Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983.33. S. Weil, Intuitions préchrétiennes, Paris, La Colombe, 1951.

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perçoit dès les premiers écrits –, dès qu’on provoque la mort, par un actedélibéré du sujet, la communauté devient inexistante. C’est l’écart quel’échec d’Acéphale produit dans la pensée de Bataille. L’auteur l’affirmedans une ébauche de La Limite de l’utile : « Il existe entre mon semblableet moi un lien de communication, un lien qui touche la part sacrée, de moi-même et des autres. Ce lien existe, il n’a que faire pour le consacrer d’actesrituels. Mais quand des hommes sacrifient un homme ils avouent que poureux, ce lien sacré n’existait pas 30. » Ce lien n’existe donc que dans le videde pouvoir que le sujet éprouve au contact avec l’autre, impliqué dans lamême expérience de vidage : ainsi que du pouvoir de se donner la mort.De même que du pouvoir – absolument négatif – de se dépouiller dupouvoir. Ainsi, le passage suivant de Bataille envers la communauté se faitau nom de Numance : « Ce qu’il y a de grand dans la tragédie de Numance,c’est qu’on n’assiste pas seulement à la mort d’un certain nombred’hommes, mais à l’entrée dans la mort de la cité tout entière : ce ne sontpas des individus, c’est un peuple qui agonise. C’est là ce qu’on doit rebuter,et, en principe, rendre Numance inaccessible 31. » Numance est l’antithèsedu paradigme étatique moderne, représenté par le Léviathan de Hobbes,dont le mécanisme contractuel impose le renoncement des contractants àla réalisation d’actions intra-subjectives en garantie de la protection de lavie. Si la souveraineté de l’État impose le sacrifice de l’existence individuelleen faveur de l’interdiction de la mort établie par le pacte juridique, lacommunauté de Numance exige le sacrifice d’un tel sacrifice : la violationde l’interdiction de meurtre réciproque établie comme garantie dupouvoir souverain. Mais il faut insister sur un point : Numance estinaccessible. C’est la représentation de l’irreprésentable. Le suicide desNumanciens face au siège de l’armée romaine, repris par la tragédie deCervantès, constitue en effet pour Bataille la représentation d’unecommunauté irréalisable, dont l’exigence doit tout autant être affirmée dansl’expérience de l’impossibilité de sa réalisation, contre toute tentatived’entraîner la communauté dans la production d’une œuvre de vie et de

Voir H.-C. Puech, En quête de la gnose, 2 vol., Paris, Gallimard, 1978.30. G. Bataille, La Limite de l’utile, Paris, Gallimard, 1976.31. G. Bataille, « Numance, Liberté !, Chronique nietzschéenne », Acéphale, n° 3-4,1937 ; Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 486.

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discipline du travail fondée sur le machinisme et sur la séparation entredirigeants et exécutants : elle indique ainsi tous les modes grâce auxquelsle mécanisme de production économique opère dans la structuration del’existence individuelle, en déterminant les besoins, les aspirations, et enannulant de fait les possibilités d’une expérimentation de la pensée. Celasignifie que les instruments de la production se traduisent en instrumentsminutieux de pouvoir. Il s’agit du point fondamental de l’analyse de SimoneWeil, la raison pour laquelle l’auteur reconnaît dans l’oppression sociale nonpas un Chef à abattre – une instance autoritaire à renverser, comme chezBataille –, mais une puissance absolue et anonyme que tous s’approprient,opprimés et oppresseurs : c’est l’appareil de pouvoir, ce que Weil désignecomme la « Bête » de l’Apocalypse, le « Gros Animal » de la Républiqueplatonicienne. Ce qui opprime les individus, ce ne sont pas les autresindividus, mais plutôt les instruments de pouvoir dont les oppresseurs sonteux-mêmes la proie. La condition indispensable de la détention du pouvoirnécessite, en effet, d’en devoir accroître sans limites l’extension. Il faut, donc,pour Weil, une analyse des données d’existence – comme Marx seul l’avaitcompris avec la méthode matérialiste –, c’est-à-dire une analyse méthodiquequi découvre dans les conditions de l’organisation sociale les causes del’oppression, de manière à expérimenter une action politique qui endésamorce les dispositifs, selon un processus d’adaptation de typedarwinien. La conscience qui s’est formée dans les années d’engagementsyndical impose au penseur une profonde remise en question des problèmesaffrontés : de la recherche des conditions pour une action politique fondéesur la volonté libre du sujet jusqu’à la constatation du fait que la volontéest surclassée par des mécanismes de forces imposés par l’ordre social. D’oùl’exigence d’un désir pur – sans objet – qui, exempté de faire le bien etd’accomplir une bonne action, s’affirme comme une tension irréductibledu gouvernement social de la force. En effet, bien qu’illimitée, la suprématiede la force n’est pas absolue : elle reçoit une limite de la part de la nécessité,qui représente l’ordre du monde, comme le rappelle un extraitd’Anaximandre que Simone Weil mentionne plusieurs fois dans ses écrits 37.Les dégénérations de la vie sociale, les corruptions, les abus de pouvoir

37. G. Colli, La sapienza greca, vol. II, Milano, Adelphi, 1978, p. 155.

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inspire, en même temps, un désir d’illimité. « Le péché est l’illimité, lesubjectif (coordonner cela à ces caractères par rapport au temps). Les autresconstituent une limite et une existence au-dehors de nous 34. » Cette créationillusoire produite par le sujet – poussé par une force auto conservatricequi le conduit bien dans cette direction – prend un nom précis dans lapensée de Weil : idolâtrie. Pour en restituer le sens, l’auteur renvoie auterme grec pleonexia 35, qui signifie : avidité, cupidité, désir d’avoir plus.Telle est l’aspiration du moi : un désir d’expansion démesurée – un désird’omnipotence – qui induit à confondre l’essence du bien avec celle dunécessaire 36. La croyance dans l’idolâtrie exonère en effet le sujet de l’obli-gation de la pensée critique au point de le faire tomber dans un mécanismeaussi bien illimité qu’imaginaire. Illimité parce qu’imaginaire, du fait qu’ilconfond le moyen avec le but, il assimile le mal par le langage du Bieninconditionné. Dans cette œuvre de mystification radicale, Simone Weilreconnaît le germe de tous les totalitarismes. Voilà pourquoi la questionde la force se situe au centre de sa réflexion philosophique, politique etreligieuse : parce que, selon l’auteur, la recherche du pouvoir détermine lastructure des relations humaines. Il s’agit de la question cruciale posée parSimone Weil avec une singulière urgence théorique et politique dans l’essaide 1934, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Laconfusion idolâtrique du moyen avec le but est à la base de l’oppressionsociale : l’enjeu est la prise du pouvoir sur la vie, l’écrasement de l’individudans les engrenages de la collectivité. Son asservissement à elle, beaucoupplus brutal que celui imposé par le joug de la nature parce qu’étantinconscient. Beaucoup plus opprimant parce qu’illimité. Tout vient del’absolutisation injustifiée des moyens, de leur transmutation en buts. C’està partir de là que se produit l’illimitation du mécanisme, incapable deparvenir à l’objet. Weil constate donc que la nature de l’oppression socialeest intimement liée aux modes par lesquels le développement de la forceproductive détermine un tissu de privilèges et de procédés d’exclusionsubstantiels – savoirs monopolisés, pratiques bureaucratiques centralisées,

34. S. Weil, Œuvres complètes, t. VI, vol. II, Paris, Gallimard, 1994, p. 222.35. S. Paul, Lettre aux Colosses, III, 5.36. S. Weil, Intuitions préchrétiennes, Paris, La Colombe, 1951.

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discipline du travail fondée sur le machinisme et sur la séparation entredirigeants et exécutants : elle indique ainsi tous les modes grâce auxquelsle mécanisme de production économique opère dans la structuration del’existence individuelle, en déterminant les besoins, les aspirations, et enannulant de fait les possibilités d’une expérimentation de la pensée. Celasignifie que les instruments de la production se traduisent en instrumentsminutieux de pouvoir. Il s’agit du point fondamental de l’analyse de SimoneWeil, la raison pour laquelle l’auteur reconnaît dans l’oppression sociale nonpas un Chef à abattre – une instance autoritaire à renverser, comme chezBataille –, mais une puissance absolue et anonyme que tous s’approprient,opprimés et oppresseurs : c’est l’appareil de pouvoir, ce que Weil désignecomme la « Bête » de l’Apocalypse, le « Gros Animal » de la Républiqueplatonicienne. Ce qui opprime les individus, ce ne sont pas les autresindividus, mais plutôt les instruments de pouvoir dont les oppresseurs sonteux-mêmes la proie. La condition indispensable de la détention du pouvoirnécessite, en effet, d’en devoir accroître sans limites l’extension. Il faut, donc,pour Weil, une analyse des données d’existence – comme Marx seul l’avaitcompris avec la méthode matérialiste –, c’est-à-dire une analyse méthodiquequi découvre dans les conditions de l’organisation sociale les causes del’oppression, de manière à expérimenter une action politique qui endésamorce les dispositifs, selon un processus d’adaptation de typedarwinien. La conscience qui s’est formée dans les années d’engagementsyndical impose au penseur une profonde remise en question des problèmesaffrontés : de la recherche des conditions pour une action politique fondéesur la volonté libre du sujet jusqu’à la constatation du fait que la volontéest surclassée par des mécanismes de forces imposés par l’ordre social. D’oùl’exigence d’un désir pur – sans objet – qui, exempté de faire le bien etd’accomplir une bonne action, s’affirme comme une tension irréductibledu gouvernement social de la force. En effet, bien qu’illimitée, la suprématiede la force n’est pas absolue : elle reçoit une limite de la part de la nécessité,qui représente l’ordre du monde, comme le rappelle un extraitd’Anaximandre que Simone Weil mentionne plusieurs fois dans ses écrits 37.Les dégénérations de la vie sociale, les corruptions, les abus de pouvoir

37. G. Colli, La sapienza greca, vol. II, Milano, Adelphi, 1978, p. 155.

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inspire, en même temps, un désir d’illimité. « Le péché est l’illimité, lesubjectif (coordonner cela à ces caractères par rapport au temps). Les autresconstituent une limite et une existence au-dehors de nous 34. » Cette créationillusoire produite par le sujet – poussé par une force auto conservatricequi le conduit bien dans cette direction – prend un nom précis dans lapensée de Weil : idolâtrie. Pour en restituer le sens, l’auteur renvoie auterme grec pleonexia 35, qui signifie : avidité, cupidité, désir d’avoir plus.Telle est l’aspiration du moi : un désir d’expansion démesurée – un désird’omnipotence – qui induit à confondre l’essence du bien avec celle dunécessaire 36. La croyance dans l’idolâtrie exonère en effet le sujet de l’obli-gation de la pensée critique au point de le faire tomber dans un mécanismeaussi bien illimité qu’imaginaire. Illimité parce qu’imaginaire, du fait qu’ilconfond le moyen avec le but, il assimile le mal par le langage du Bieninconditionné. Dans cette œuvre de mystification radicale, Simone Weilreconnaît le germe de tous les totalitarismes. Voilà pourquoi la questionde la force se situe au centre de sa réflexion philosophique, politique etreligieuse : parce que, selon l’auteur, la recherche du pouvoir détermine lastructure des relations humaines. Il s’agit de la question cruciale posée parSimone Weil avec une singulière urgence théorique et politique dans l’essaide 1934, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Laconfusion idolâtrique du moyen avec le but est à la base de l’oppressionsociale : l’enjeu est la prise du pouvoir sur la vie, l’écrasement de l’individudans les engrenages de la collectivité. Son asservissement à elle, beaucoupplus brutal que celui imposé par le joug de la nature parce qu’étantinconscient. Beaucoup plus opprimant parce qu’illimité. Tout vient del’absolutisation injustifiée des moyens, de leur transmutation en buts. C’està partir de là que se produit l’illimitation du mécanisme, incapable deparvenir à l’objet. Weil constate donc que la nature de l’oppression socialeest intimement liée aux modes par lesquels le développement de la forceproductive détermine un tissu de privilèges et de procédés d’exclusionsubstantiels – savoirs monopolisés, pratiques bureaucratiques centralisées,

34. S. Weil, Œuvres complètes, t. VI, vol. II, Paris, Gallimard, 1994, p. 222.35. S. Paul, Lettre aux Colosses, III, 5.36. S. Weil, Intuitions préchrétiennes, Paris, La Colombe, 1951.

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définition est rendue possible par une découverte mathématique qui a desrépercussions tellement profondes qu’elles mettent en évidence unedistinction entre les premiers pythagoriciens et les seconds : il s’agit denombres incommensurables à l’unité – les alogoi – qu’on ne peut exprimerni par le pair ni par l’impair. À la suite d’une telle découverte, la conceptionpythagorique antique des opposés séparés et inconciliables s’annule et estremplacée par la notion de contraires qui s’intègrent par la médiation del’un pair impair, qui les implique et les distingue en les rendant non identi-fiables 41. C’est à ce point que Simone Weil conçoit l’Un comme relation,« comme moyenne proportionnelle d’elle-même 42 », en découvrant la mêmeconception dans les dialogues platoniciens, dans les Évangiles, dans laconception augustinienne de la Trinité, en témoignage de l’universalitéd’inspiration qui unit les summums de la spiritualité grecque à la spiritualitéchrétienne. C’est le passage d’où l’on déduit la nature de la relationcommunautaire. L’auteur transpose, en effet, de façon analogique, larelation issue de Dieu aux relations entre les hommes, même si elle contientdes points problématiques : s’il est vrai, en effet, que l’on n’échange l’amitiéqu’avec les égaux et les dissemblables 43, les termes contraires dans lesrelations humaines – le moi et l’autre –, bien que de la même espèce, ranget racine, se rapportent comme séparés et contraires. « Trinité – rapport desoi-même avec soi – Les choses n’ont rapport à rien. L’homme a rapport àautre chose. Dieu seul a rapport à soi. Narcisse aspire à ce qui n’est possiblequ’à Dieu. Dieu seul connaît et aime. Ce rapport est son essence même 44. »Si l’essence divine est donc le rapport avec soi-même, la nature du moi serapporte seulement aux objets, avec la tendance consécutive au renfor-cement de l’identité. Et, toutefois, comme l’union de l’humain et du divinproduit dans le Christ l’existence actuelle d’une contradiction, de mêmel’amour divin produit dans le corps de l’homme la trace d’une altérationpermanente. Pour cela, Simone Weil définit l’incarnation non seulement

41. Cf. A. Maddalena, I Pitagorici, Bari, Laterza, 1954, p. 49.42. S. Weil, Cahiers, III, Paris, Plon, 1956.43. La formulation pythagoricienne de l’amitié – « égalité faite d’harmonie » – a étéretrouvée par l’auteur chez Diogène Laerce. Voir S. Weil, « Descente de Dieu »,Intuitions préchrétiennes, op. cit., p. 127.44. S. Weil, Œuvres complètes, t. VI, vol. II, Paris, Gallimard, 1997, p. 369.

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peuvent être reconduits à la notion grecque de déséquilibre, d’illimité,d’injustice. La justice, au contraire, incarne l’ordre qui reconduit les chosesdans une harmonie qui représente la conséquence de la limitationréciproque. Donc, si Bataille estime que l’extase du sujet est la violationde la limite, Weil estime que le consentement à la limite est l’extase : quele moi meurt dans l’acceptation de la nécessité. Que la passion communene s’expérimente pas dans l’effraction de la Loi et, donc, du corpsindividuel, mais dans l’amour que chacun éprouve pour ce qui est au-delàde la Loi : dans l’adhésion à l’ordre du monde. Que la communauté n’exigepas la perte de soi dans l’autre – passion érotique, sacrificielle, guerrière –,mais l’expérience en soi de l’autre : la passion amoureuse dont le Christest l’intermédiaire : « Seul le vrai renoncement au pouvoir de tout penserà la première personne, seul ce renoncement, qui n’est pas un simpletransfert, permet à un homme de savoir que les autres hommes sont sessemblables. Ce renoncement n’est autre que l’amour de Dieu, même si lenom de Dieu n’est pas présent à l’esprit 38. » L’intermédiaire du passage à lanon perspective de la coexistence est donc le renoncement au pouvoir : ceque Simone Weil nomme amour de Dieu. L’obstacle est l’emprisonnementdans le moi, gouverné par un besoin réel – l’instinct de survie – qui induità l’expansion irréelle du personnel, tandis que le soi est déjà intrinsè-quement partagé par la limite de l’autre, il est déjà constitué par le rapport.C’est ce que Weil devine à partir de la réflexion sur le Dieu trinitaire :« Trinité. Harmonie, la pensée commune des pensants séparés. Preuve dela Trinité. Dieu sujet. Mais objet et lien des deux en lui. Et chacune de ceschoses est Je suis. Platon. Lui-même et autre. Égalité entre un et plusieurs,entre un et deux. (Un, archè, et premier composé, Fil.) (Saint Augustin,aequalitas, connexio) 39. » Dans ce passage, l’auteur énonce la premièreforme d’harmonie d’où provient l’univers, le principe de l’« archè » : c’està partir de là que la réflexion de l’auteur évolue vers la communauté.D’abord, Weil transcrit la formule pythagorique d’harmonie, définie par Philolaos comme « la pensée commune des pensants séparés 40 ». Sa

38. S. Weil, « À propos de la doctrine pythagoricienne », Intuitions préchrétiennes, op. cit.39. Fragment 10 [B. 61] in H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin 1903, B.N,in-8°, R. 18.658, dans S. Weil, « Appendice », Intuitions préchrétiennes, op. cit., p. 182.40. Ibid.

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définition est rendue possible par une découverte mathématique qui a desrépercussions tellement profondes qu’elles mettent en évidence unedistinction entre les premiers pythagoriciens et les seconds : il s’agit denombres incommensurables à l’unité – les alogoi – qu’on ne peut exprimerni par le pair ni par l’impair. À la suite d’une telle découverte, la conceptionpythagorique antique des opposés séparés et inconciliables s’annule et estremplacée par la notion de contraires qui s’intègrent par la médiation del’un pair impair, qui les implique et les distingue en les rendant non identi-fiables 41. C’est à ce point que Simone Weil conçoit l’Un comme relation,« comme moyenne proportionnelle d’elle-même 42 », en découvrant la mêmeconception dans les dialogues platoniciens, dans les Évangiles, dans laconception augustinienne de la Trinité, en témoignage de l’universalitéd’inspiration qui unit les summums de la spiritualité grecque à la spiritualitéchrétienne. C’est le passage d’où l’on déduit la nature de la relationcommunautaire. L’auteur transpose, en effet, de façon analogique, larelation issue de Dieu aux relations entre les hommes, même si elle contientdes points problématiques : s’il est vrai, en effet, que l’on n’échange l’amitiéqu’avec les égaux et les dissemblables 43, les termes contraires dans lesrelations humaines – le moi et l’autre –, bien que de la même espèce, ranget racine, se rapportent comme séparés et contraires. « Trinité – rapport desoi-même avec soi – Les choses n’ont rapport à rien. L’homme a rapport àautre chose. Dieu seul a rapport à soi. Narcisse aspire à ce qui n’est possiblequ’à Dieu. Dieu seul connaît et aime. Ce rapport est son essence même 44. »Si l’essence divine est donc le rapport avec soi-même, la nature du moi serapporte seulement aux objets, avec la tendance consécutive au renfor-cement de l’identité. Et, toutefois, comme l’union de l’humain et du divinproduit dans le Christ l’existence actuelle d’une contradiction, de mêmel’amour divin produit dans le corps de l’homme la trace d’une altérationpermanente. Pour cela, Simone Weil définit l’incarnation non seulement

41. Cf. A. Maddalena, I Pitagorici, Bari, Laterza, 1954, p. 49.42. S. Weil, Cahiers, III, Paris, Plon, 1956.43. La formulation pythagoricienne de l’amitié – « égalité faite d’harmonie » – a étéretrouvée par l’auteur chez Diogène Laerce. Voir S. Weil, « Descente de Dieu »,Intuitions préchrétiennes, op. cit., p. 127.44. S. Weil, Œuvres complètes, t. VI, vol. II, Paris, Gallimard, 1997, p. 369.

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peuvent être reconduits à la notion grecque de déséquilibre, d’illimité,d’injustice. La justice, au contraire, incarne l’ordre qui reconduit les chosesdans une harmonie qui représente la conséquence de la limitationréciproque. Donc, si Bataille estime que l’extase du sujet est la violationde la limite, Weil estime que le consentement à la limite est l’extase : quele moi meurt dans l’acceptation de la nécessité. Que la passion communene s’expérimente pas dans l’effraction de la Loi et, donc, du corpsindividuel, mais dans l’amour que chacun éprouve pour ce qui est au-delàde la Loi : dans l’adhésion à l’ordre du monde. Que la communauté n’exigepas la perte de soi dans l’autre – passion érotique, sacrificielle, guerrière –,mais l’expérience en soi de l’autre : la passion amoureuse dont le Christest l’intermédiaire : « Seul le vrai renoncement au pouvoir de tout penserà la première personne, seul ce renoncement, qui n’est pas un simpletransfert, permet à un homme de savoir que les autres hommes sont sessemblables. Ce renoncement n’est autre que l’amour de Dieu, même si lenom de Dieu n’est pas présent à l’esprit 38. » L’intermédiaire du passage à lanon perspective de la coexistence est donc le renoncement au pouvoir : ceque Simone Weil nomme amour de Dieu. L’obstacle est l’emprisonnementdans le moi, gouverné par un besoin réel – l’instinct de survie – qui induità l’expansion irréelle du personnel, tandis que le soi est déjà intrinsè-quement partagé par la limite de l’autre, il est déjà constitué par le rapport.C’est ce que Weil devine à partir de la réflexion sur le Dieu trinitaire :« Trinité. Harmonie, la pensée commune des pensants séparés. Preuve dela Trinité. Dieu sujet. Mais objet et lien des deux en lui. Et chacune de ceschoses est Je suis. Platon. Lui-même et autre. Égalité entre un et plusieurs,entre un et deux. (Un, archè, et premier composé, Fil.) (Saint Augustin,aequalitas, connexio) 39. » Dans ce passage, l’auteur énonce la premièreforme d’harmonie d’où provient l’univers, le principe de l’« archè » : c’està partir de là que la réflexion de l’auteur évolue vers la communauté.D’abord, Weil transcrit la formule pythagorique d’harmonie, définie par Philolaos comme « la pensée commune des pensants séparés 40 ». Sa

38. S. Weil, « À propos de la doctrine pythagoricienne », Intuitions préchrétiennes, op. cit.39. Fragment 10 [B. 61] in H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin 1903, B.N,in-8°, R. 18.658, dans S. Weil, « Appendice », Intuitions préchrétiennes, op. cit., p. 182.40. Ibid.

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raison pour laquelle Weil définit la compassion comme une vertu d’ordresurnaturel, c’est-à-dire, impossible à réaliser à travers les mécanismesnaturels de force qui poussent à dominer, introjecter, détruire. Ceci estdivin : que deux êtres mortels s’aiment dans leur finitude. « Par unenécessité absolue de la nature, chacun commande partout où il en a lepouvoir 48 » : l’auteur trouve la loi de nécessité qui gouverne les rapportsentre les hommes formulée dans l’affirmation essentielle de Thucydide,d’où émerge la division entre l’affirmation impersonnelle de la justice etl’exercice personnel du droit subjectif, proportionnée à la maîtrise de laforce. Si l’inclination pour le pouvoir est innée chez l’homme, étantsubordonné à la force de gravité, l’amour médiateur qui est en chacun denous se confronte avec le besoin d’acquérir de la puissance et impose lerenoncement à l’assujettissement et le respect de la liberté d’autrui. À lavie collective réglée par la notion personnelle de droit, Weil oppose leprincipe d’une vie communautaire fondée sur la notion universelle d’obli-gation. « Il y a obligation envers tout être humain, du seul fait qu’il est unêtre humain, sans qu’aucune autre condition ait à intervenir, et quandmême lui n’en reconnaîtrait aucune 49. » C’est à ce point que l’hypothèsed’une communauté comme milieu incarné s’applique à la politique commeà sa destination. En effet, si chaque être est débiteur envers l’autre, étantporteur d’un munus inextinguible, la faculté impersonnelle incarnée chezl’homme se transpose dans le domaine de l’absolument nécessaire et assumela modalité prescriptive d’un devoir inconditionné : celui du respect de lavie humaine. L’obligation communautaire exige que chaque existence soitrespectée en ce qui concerne les besoins fondamentaux et, avant tout, pource qui est de la nourriture. L’enracinement dans la politique concerne doncl’exigence d’établir des conditions susceptibles d’éviter le déracinement del’être humain, parce que l’état de privation est un lieu d’enracinement pourun exercice du pouvoir total sur les vies des individus. C’est pour cela queSimone Weil expose une série d’exigences fondamentales à traduire endevoirs constitutionnels à la base de la vie communautaire et elle propose

48. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, V, 105, 2.49. S. Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain,Paris, Gallimard, 1949, p. 11.

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« comme destinée aux hommes, mais au contraire, comme la chose pourlaquelle l’humanité a sa destination 45 ». Exister, c’est s’incarner : se viderdu pouvoir illusoire de dire moi, assumer perpétuellement la coexistenceavec l’autre qui vit en nous, et avec les autres qui vivent avec nous. Ce quiest commun n’appartient ni à la sphère naturelle de l’individu ni à la sphèrejuridique du droit commun, même si l’auteur considère comme nécessairela réglementation juridique de certains principes – comme on le voit dansL’enracinement – pour la définition d’une vie communautaire quigarantisse la satisfaction des besoins fondamentaux. Le commun estl’anonyme, « la chose identique à aimer en chaque homme 46 », quin’appartient à personne et sur laquelle personne ne peut rien. C’est unefaculté impersonnelle, que l’on ne connaît que si on l’éprouve, et dontaucun objet ne capte la tension. Il ne s’agit pas de la prescription moraled’un devoir qui s’impose d’en haut, mais de ce qui s’impose dans ledomaine de l’absolument nécessaire, de ce qui s’inscrit dans la matérialitédes choses à laquelle on ne peut s’empêcher de répondre. Soi-même, c’estdéjà autrui : c’est ce que le symbole du Christ nous révèle. Et c’est le sensde la proposition de Jean : « Et le Verbe s’est fait chair » (1, 14). Il ne s’agitpas de la neutralisation de la nature humaine dans la nature spirituelle,comme dans les hérésies gnostiques, mais de l’être un en tant qu’hommeet Dieu. C’est à ce point que le thème de la communauté atteint son sommetthéorétique, contenu dans l’Attente de Dieu et dans les Pensées sans ordreconcernant l’amour de Dieu : si l’essence divine est le rapport, l’amour,l’homme n’aime Dieu qu’en orientant l’amour vers ce qui, pour l’humain,est en soi autre que Dieu, vers le monde, donc, vers les êtres et vers leschoses du monde. Et inversement – cette réciprocité fait de la penséeweilienne une pensée incarnée –, l’homme n’aime le monde et les autresêtres qu’à travers l’amour de Dieu : « Aimer Dieu à travers telle chose, c’estaimer purement telle chose ; il y a identité entre ces deux (expressions)sentiments 47. » C’est ce que dit le cum de la passion : l’identité d’unmouvement passionnel qui passe entre soi et l’autre, et le dépasse. C’est la

45. S. Weil, « À propos de la doctrine pythagoricienne », Intuitions préchrétiennes.46. S. Weil, « Fragments et notes », Écrits de Londres, Paris, Gallimard, 1957, p. 172.47. S. Weil, Œuvres complètes, t. VI, vol. II, Paris, Gallimard, 1997, p. 393.

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raison pour laquelle Weil définit la compassion comme une vertu d’ordresurnaturel, c’est-à-dire, impossible à réaliser à travers les mécanismesnaturels de force qui poussent à dominer, introjecter, détruire. Ceci estdivin : que deux êtres mortels s’aiment dans leur finitude. « Par unenécessité absolue de la nature, chacun commande partout où il en a lepouvoir 48 » : l’auteur trouve la loi de nécessité qui gouverne les rapportsentre les hommes formulée dans l’affirmation essentielle de Thucydide,d’où émerge la division entre l’affirmation impersonnelle de la justice etl’exercice personnel du droit subjectif, proportionnée à la maîtrise de laforce. Si l’inclination pour le pouvoir est innée chez l’homme, étantsubordonné à la force de gravité, l’amour médiateur qui est en chacun denous se confronte avec le besoin d’acquérir de la puissance et impose lerenoncement à l’assujettissement et le respect de la liberté d’autrui. À lavie collective réglée par la notion personnelle de droit, Weil oppose leprincipe d’une vie communautaire fondée sur la notion universelle d’obli-gation. « Il y a obligation envers tout être humain, du seul fait qu’il est unêtre humain, sans qu’aucune autre condition ait à intervenir, et quandmême lui n’en reconnaîtrait aucune 49. » C’est à ce point que l’hypothèsed’une communauté comme milieu incarné s’applique à la politique commeà sa destination. En effet, si chaque être est débiteur envers l’autre, étantporteur d’un munus inextinguible, la faculté impersonnelle incarnée chezl’homme se transpose dans le domaine de l’absolument nécessaire et assumela modalité prescriptive d’un devoir inconditionné : celui du respect de lavie humaine. L’obligation communautaire exige que chaque existence soitrespectée en ce qui concerne les besoins fondamentaux et, avant tout, pource qui est de la nourriture. L’enracinement dans la politique concerne doncl’exigence d’établir des conditions susceptibles d’éviter le déracinement del’être humain, parce que l’état de privation est un lieu d’enracinement pourun exercice du pouvoir total sur les vies des individus. C’est pour cela queSimone Weil expose une série d’exigences fondamentales à traduire endevoirs constitutionnels à la base de la vie communautaire et elle propose

48. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, V, 105, 2.49. S. Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain,Paris, Gallimard, 1949, p. 11.

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« comme destinée aux hommes, mais au contraire, comme la chose pourlaquelle l’humanité a sa destination 45 ». Exister, c’est s’incarner : se viderdu pouvoir illusoire de dire moi, assumer perpétuellement la coexistenceavec l’autre qui vit en nous, et avec les autres qui vivent avec nous. Ce quiest commun n’appartient ni à la sphère naturelle de l’individu ni à la sphèrejuridique du droit commun, même si l’auteur considère comme nécessairela réglementation juridique de certains principes – comme on le voit dansL’enracinement – pour la définition d’une vie communautaire quigarantisse la satisfaction des besoins fondamentaux. Le commun estl’anonyme, « la chose identique à aimer en chaque homme 46 », quin’appartient à personne et sur laquelle personne ne peut rien. C’est unefaculté impersonnelle, que l’on ne connaît que si on l’éprouve, et dontaucun objet ne capte la tension. Il ne s’agit pas de la prescription moraled’un devoir qui s’impose d’en haut, mais de ce qui s’impose dans ledomaine de l’absolument nécessaire, de ce qui s’inscrit dans la matérialitédes choses à laquelle on ne peut s’empêcher de répondre. Soi-même, c’estdéjà autrui : c’est ce que le symbole du Christ nous révèle. Et c’est le sensde la proposition de Jean : « Et le Verbe s’est fait chair » (1, 14). Il ne s’agitpas de la neutralisation de la nature humaine dans la nature spirituelle,comme dans les hérésies gnostiques, mais de l’être un en tant qu’hommeet Dieu. C’est à ce point que le thème de la communauté atteint son sommetthéorétique, contenu dans l’Attente de Dieu et dans les Pensées sans ordreconcernant l’amour de Dieu : si l’essence divine est le rapport, l’amour,l’homme n’aime Dieu qu’en orientant l’amour vers ce qui, pour l’humain,est en soi autre que Dieu, vers le monde, donc, vers les êtres et vers leschoses du monde. Et inversement – cette réciprocité fait de la penséeweilienne une pensée incarnée –, l’homme n’aime le monde et les autresêtres qu’à travers l’amour de Dieu : « Aimer Dieu à travers telle chose, c’estaimer purement telle chose ; il y a identité entre ces deux (expressions)sentiments 47. » C’est ce que dit le cum de la passion : l’identité d’unmouvement passionnel qui passe entre soi et l’autre, et le dépasse. C’est la

45. S. Weil, « À propos de la doctrine pythagoricienne », Intuitions préchrétiennes.46. S. Weil, « Fragments et notes », Écrits de Londres, Paris, Gallimard, 1957, p. 172.47. S. Weil, Œuvres complètes, t. VI, vol. II, Paris, Gallimard, 1997, p. 393.

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LINA FRANCO

« Il faut vouloir vivre les grands problèmes,par le corps et par l’esprit 1 »

« L’homme en apparence castration radicale et tranchée – n’est ce qu’il est que

par la suppression des obscoena.La nature n’est ce qu’elle est que dans la résurrectiondes obscoena brandis comme une torche scandaleuse

mais ces obscoena humains resurgis – n’ont rien à voiravec les obscoena des animaux. Il s’agit en ceux-ci de la

nature en ceux-là de scandale. »

Georges Bataille, « Hors Les Larmes d’Éros »

« À la vérité, la tâche principale de la civilisation, sa raison d’être essentielle, est de nous protéger

contre la nature. »

Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion

Qu’est-ce que vivre librement ? Voilà une question, qui expose commeBataille l’a fait dans un nihilisme radical, l’objection à l’existence soumiseau monde. L’objection est à la fois sa critique et son obstacle, en un mot lalimitation de sa libération. Une libération qui, à l’opposé, l’inscrit dans uneapprobation sans réserve (donc dans la contradiction et le conflit, « ces non

1. G. Bataille, Mémorandum, Œuvres complètes (désormais abrégées Œ. C.), Paris,Gallimard, 1973, t. VI, p. 261.

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des solutions au déracinement social : pour indiquer les conditionsadéquates à la construction d’une civilisation fondée sur la spiritualité dutravail., Si chez les deux auteurs, donc, l’expérience d’une passion excédantle besoin de conservation individuelle est commune, c’est à partir de cetteconvergence que se profile un cheminement de divergences irréductibles.La clef de voûte se situe dans le problème de l’origine, puisque si, pourBataille, l’origine est l’absence de Dieu, pour Weil, elle est l’incarnation deDieu. Un exemple frappant de cette divergence est donné par ce que leurinspire le mouvement des vagues marines. Bataille : « Des ondes, des vagues,des particules simples ne sont peut-être que les multiples mouvements d’unélément homogène ; elles ne possèdent que l’unité fuyante et ne brisent pasl’homogénéité de l’ensemble. […] Je ne suis et tu n’es, dans les vastes fluxdes choses, qu’un point d’arrêt favorable au rejaillissement 50. » Weil :« Annoté sur le bateau, en plein océan. Vagues et mer. Harmonie(pythagorique). Musique. Topologie. Ensemble et parties. Invariant. Penséeunique des pensants séparés. Le même et l’Autre de Platon. Image de laTrinité 51. » Tous deux découvrent la communauté dans la mer, mais alorsque le premier pense au mouvement continuel des vagues, l’autre seconcentre sur le rythme de leur intervalle et de leur nécessaire espacement.

50. G. Bataille, L’Expérience intérieure, Œuvres complètes, t. V.51. S. Weil, La Connaissance surnaturelle, Paris, Gallimard, 1950.

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