L’humiliation des élèves dans l’institution scolaire...

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Revue Française de Pédagogie, n° 139, avril-mai-juin 2002, 31-51 31 É coliers, collégiens et lycéens partagent de multiples expériences scolaires qui sont, peu ou prou, marquées par l’humiliation, l’injure, la vexation, la moquerie, la honte… Dans cet article, afin d’éviter des périphrases inutiles, le terme « humiliation » sera préféré et sollicité dans un sens générique. Ce terme, le plus employé par les élèves, présente en effet l’avantage d’appréhen- der de façon syncrétique une dimension majeure de leur histoire scolaire, celle du rabaissement de soi. Les ex-élèves interrogés, même ceux de notre échantillon a priori protégés des affres sco- laires ordinaires ( cf. annexe), sont en effet parti- culièrement prolixes sur cet aspect de leur scola- rité. La fréquence des histoires d’humiliation livrées au chercheur démontre leur importance pour les enquêtés, et constitue, plus largement, une des descriptions possibles de ce qui se passe dans une classe et dans un établissement. La sociologie de l’humiliation des élèves reste encore embryonnaire. La recherche marquante sur ce thème est due à Dubet (1991) pour qui le « mépris » ou le « manque de respect » constitue une sorte de fil rouge sans lequel l’expérience lycéenne ne peut être véritablement comprise. Une quantification du sentiment subjectif d’humi- liation a été réalisée lors de l’enquête Insee-Ined menée en juin 1992. La moitié des collégiens et L’article a pour objet de connaître les pratiques d’humiliation des élèves en vigueur dans les établisse- ments d’enseignement français (1) . À partir de témoignages écrits recueillis d’une façon codifiée auprès de 495 étudiants, l’auteur a élaboré une typologie des formes d’humiliation en distinguant le rabaisse- ment scolaire lié au statut d’élève de l’injure liée à la personne. L’article présente une interprétation de ces pratiques humiliantes en centrant l’analyse sur les intentions professorales, conscientes ou non, associées à ce type de pratiques scolaires dévalorisantes. L’article montre aussi que l’humiliation des élèves, analysée comme une interaction perturbatrice, est une pratique professorale contraire aux pro- grès scolaires des élèves. L’humiliation des élèves dans l’institution scolaire : contribution à une sociologie des relations maître-élèves Pierre Merle Mots clés : humiliation, ordre scolaire, évaluation des élèves, discrimination sociale, difficultés d’apprentissage.

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Revue Française de Pédagogie, n° 139, avril-mai-juin 2002, 31-51 31

Écoliers, collégiens et lycéens partagent demultiples expériences scolaires qui sont, peu

ou prou, marquées par l’humiliation, l’injure, lavexation, la moquerie, la honte… Dans cet article,afin d’éviter des périphrases inutiles, le terme« humiliation » sera préféré et sollicité dans unsens générique. Ce terme, le plus employé par lesélèves, présente en effet l’avantage d’appréhen-der de façon syncrétique une dimension majeurede leur histoire scolaire, celle du rabaissement desoi. Les ex-élèves interrogés, même ceux denotre échantillon a priori protégés des affres sco-laires ordinaires (cf. annexe), sont en effet parti-culièrement prolixes sur cet aspect de leur scola-

rité. La fréquence des histoires d’humiliationlivrées au chercheur démontre leur importancepour les enquêtés, et constitue, plus largement,une des descriptions possibles de ce qui sepasse dans une classe et dans un établissement.

La sociologie de l’humiliation des élèves resteencore embryonnaire. La recherche marquantesur ce thème est due à Dubet (1991) pour qui le« mépris » ou le « manque de respect » constitueune sorte de fil rouge sans lequel l’expériencelycéenne ne peut être véritablement comprise.Une quantification du sentiment subjectif d’humi-liation a été réalisée lors de l’enquête Insee-Inedmenée en juin 1992. La moitié des collégiens et

L’article a pour objet de connaître les pratiques d’humiliation des élèves en vigueur dans les établisse-ments d’enseignement français (1). À partir de témoignages écrits recueillis d’une façon codifiée auprèsde 495 étudiants, l’auteur a élaboré une typologie des formes d’humiliation en distinguant le rabaisse-ment scolaire lié au statut d’élève de l’injure liée à la personne. L’article présente une interprétation deces pratiques humiliantes en centrant l’analyse sur les intentions professorales, conscientes ou non,associées à ce type de pratiques scolaires dévalorisantes. L’article montre aussi que l’humiliation desélèves, analysée comme une interaction perturbatrice, est une pratique professorale contraire aux pro-grès scolaires des élèves.

L’humiliation des élèvesdans l’institution scolaire :

contribution à une sociologiedes relations maître-élèves

Pierre Merle

Mots clés : humiliation, ordre scolaire, évaluation des élèves, discrimination sociale, difficultés d’apprentissage.

lycéens, 49 % exactement, déclarent s’être sen-tis, « parfois » ou « souvent », humiliés ou rabais-sés par des professeurs (Choquet et Heran,1996). Parmi d’autres éléments de bilan, onnotera que le terme « humiliation » n’est pasrépertorié comme mot-clé dans la base de don-nées educasource.education.fr. Par ailleurs, dansl’index thématique des recherches parues dans laRevue française de pédagogie de 1967 à 1990, lethème de l’humiliation n’est pas cité une seulefois, ni les autres synonymes mentionnés ci-des-sus. De ce rapide bilan, il ressort que l’humiliationest à la fois une expérience scolaire ordinaire etun objet de recherche relativement délaissé. Lesraisons de l’humiliation des élèves ainsi que leseffets qu’elle produit sur eux restent aussi large-ment méconnus.

Dans la relation maître-élève, l’humiliation estprésente à la fois comme expérience subjectivedes élèves et comme réalité sociale de laclasse dont la connaissance est sans aucundoute problématique. Il existe en effet une diffi-culté méthodologique classique à passer desexpériences des élèves, singulières et subjec-tives, à une connaissance sociologique définiepar Weber comme une science de la réalité(Weber, 1992, p. 148). Chercher à résoudre cettedifficulté nécessite de spécifier de façon le plusexplicitement possible le cadre de la recherche etnotamment les biais associés aux modalités derecueil et d’interprétations des données.L’annexe méthodologique précise les modalitésde collecte et d’exploitation des presque 500 fi-ches recueillies auprès des étudiants à qui nousavons demandé de nous faire part de leur expé-rience scolaire.

Une connaissance sociologique de l’humi-liation scolaire impose aussi de préciser le plusexplicitement possible les hypothèses de larecherche et les modalités d’administration de lapreuve (partie I). Cette question de méthode estd’autant plus importante que l’humiliation sco-laire n’est évidemment pas « donnée » par lasimple lecture des fiches. Un travail d’élucida-tion des significations associées aux situationsvécues par les élèves et les maîtres est en effetinévitable. Ce travail a permis de distinguer uneforme d’humiliation propre à la situation d’élèveet constitutive de jugements professoraux déva-lorisants (partie II) d’une autre forme d’humi-liation qui s’adresse non plus à l’élève mais à lapersonne. Elle prend la forme de l’injure (par-

tie III). Enfin, une dernière partie propose uneinterprétation générale des humiliations subiespar les élèves (IV).

HYPOTHÈSES DE LA RECHERCHEET ADMINISTRATION DE LA PREUVE

Hypothèses de la recherche

Les données recueillies ont pour objet d’établirune connaissance des pratiques d’humiliation desélèves non apportée par l’analyse statistique(Choquet et Héran, 1996). Cette connaissanceconcrète des situations et des mots permet d’ap-profondir la connaissance « de l’intérieur » de ceque peut vivre un élève dans le quotidien de sontravail scolaire. Elle est une introduction toutaussi bien à l’analyse de la violence dans les éta-blissements qu’aux processus de décrochagesscolaires.

Les histoires racontées par les ex-élèves en-quêtés sont, pour une grande part d’entre elles, ceque nous désignerons par l’expression inter-actions perturbatrices ou dérégulatrices. L’ex-pression « incidents critiques » ou « pertur-bateurs » utilisée par Woods (1990) revêt un senstrop différent pour que nous puissions la reprendredans notre démarche. Dans l’institution éducative,ces interactions singulières transforment lesobjectifs poursuivis par les élèves, font voir autre-ment, altèrent l’image du professeur, transformentvoire bouleversent les attentes et les idées que lesélèves avaient sur l’univers scolaire. Ce sont desinteractions qui amènent l’acteur à penser que« ce ne sera plus comme avant », « qu’on ne l’yreprendra plus », ou « qu’une page est tournée ».Dans un langage goffmanien (Goffman, 1974), onconsidérera que le professeur n’a pas respecté lesrites d’interaction ordinaire de la société civile :l’élève a été offensé et a « perdu la face » au pointqu’il lui faut modifier, plus ou moins sensiblement,sa représentation des interactions quotidiennes,son image de soi et sa place dans l’institution sco-laire. Certains élèves disent avoir été « dégoûtés »,« ridiculisés », « découragés », « cassés », « cas-sés à vie » par tel ou tel prof jugé « désagréable »,« méchant », « injuste » ou « humiliant ». Or, unelittérature importante montre qu’une représenta-tion dépréciée de soi exerce des effets négatifs surla performance scolaire (par exemple Martinot etMonteil, 1996). Autrement dit, le contexte relation-

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nel créé par ces interactions perturbatrices renddifficile, voire impossible, la poursuite de l’appren-tissage. La connaissance de ces interactions spé-cifiques a trop longtemps été négligée : sanscelle-ci, l’enseignant ne peut accéder à une partiedes raisons qui font que parfois la classe luiéchappe et devient incontrôlable ou que tel ou telélève se détourne de la matière enseignée ou serévolte. Il s’agit donc de mieux connaître une par-tie des situations qui sont au fondement de la sur-vie du professeur dans sa classe et de l’élève dansl’école.

L’hypothèse de la recherche liant, directementou indirectement, certains « décrochages sco-laires », « démotivations », « inaptitudes » sco-laires, aux pratiques d’humiliation n’est pas exclu-sive d’autres compréhensions de la diversité destrajectoires scolaires des collégiens et lycéens,notamment des approches en termes d’« héri-tages » sociaux (Bourdieu, Passeron, 1964, 1970),de « rapport au savoir » (Charlot, Bautier, Rochex,1992) ou d’efficacité de l’enseignement (Bressoux,1994, 2000 ; Merle, 1998 ; Crahay, 2000). Evidem-ment, ces interactions perturbatrices ou dérégula-trices ne se situent pas dans une sorte de videsocial qui effacerait comme par enchantementl’effet des origines sociales des élèves et les spé-cificités de leurs rapports à l’école sur leursmanières d’y vivre leur scolarité. L’hypothèsedéfendue est autre. Il s’agit de montrer qu’uneapproche en termes de rapports de classes nepeut prétendre à la connaissance totale des inter-actions maître-élèves. Eu égard aux situations declasse, il existe en effet une autonomie relative despratiques d’humiliation et celles-ci constituent unedimension insuffisamment explorée des rapportsdes maîtres aux élèves.

Les modalités d’administration de la preuve

La question de la preuve, ainsi abordée, n’estjamais anodine. Le lecteur voudra bien considérerque la démarche typologique réalisée a pour objetde mettre à distance l’expérience subjective desélèves afin d’accéder à un certain degré de géné-ralité descriptive et explicative des pratiqueshumiliantes. La démarche ne consiste pas toute-fois à rompre avec les expériences subjectivesdes enquêtés. Il s’agit plutôt de construire, à par-tir de celles-ci, une compréhension renouveléedes activités propres à la classe. Dans le champdes débats épistémologiques en sciences so-

ciales, la démarche se rattache davantage à unethèse « continuiste » qu’à une théorie de la rup-ture épistémologique prônée notamment parDurkheim (1895) ou Bachelard (1939). Par ailleurs,sans forcément considérer que la connaissancedu social n’existe que dans le dénombrement, ilest patent que l’analyse qualitative réalisée n’estpas de l’ordre du témoignage et de type biogra-phique mais est aussi, indirectement, de typequantitatif en raison du nombre de fichesrecueillies et analysées.

Les exemples présentés ne constituent en effetque des exemples choisis parmi beaucoupd’autres. Mis en avant dans la démarche d’écri-ture, l’exemple ne vient en fait qu’après dansl’analyse : le « vécu » des élèves n’accède au sta-tut de connaissance sociale que si le poidsdu nombre convainc le chercheur du caractère« réel » des situations décrites par les élèves. Defaçon a priori paradoxale, compte tenu de la posi-tion épistémologique de cette recherche, il estpossible de solliciter Levi-Strauss : « pour at-teindre le réel, il faut d’abord répudier le vécuquitte à le réintégrer par la suite dans une syn-thèse objective (Levi-Strauss, 1955, p. 63). Dansla démarche, la répudiation tient à l’exclusiond’un certain nombre de fiches dans lesquelles lechercheur n’a pu dégager aucun schéma générald’intelligibilité de la situation particulière décritepar l’étudiant. Celle-ci est dès lors restée prison-nière de sa singularité biographique et hors duchamp de la connaissance sociologique.

La démarche procède finalement d’une série defiltres. Dans « l’infinie diversité du réel » (Weber,1922) soumise à la perspicacité compréhensivede chacun, en l’espèce du chercheur dans lecadre d’une démarche scientifique, les étudiantsinterrogés ont été placés de fait dans la positiond’enquêteur en sélectionnant des interactions de« face à face » dignes pour eux d’intérêt eu égardà la question posée (Cf. annexe méthodologique).Cette première sélection se double d’une nouvellesélection réalisée, celle-ci, par le chercheur selonles modalités décrites ci-dessus. Le fait que lechercheur travaille sur un matériau déjà sélec-tionné, et « travaillé » en l’espèce par les enquê-tés, constitue une limite propre à la quasi totalitédes activités de recherche, bien que cette limitese manifeste de façon évidemment très diverseselon le type d’analyse. On pense notamment auxcadres forcément sélectifs que constituent lechoix des questions posées dans les grandes

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enquêtes nationales (recensement, enquêtesEmploi, etc.), aux effets de désirabilité socialesources de biais de réponse, ou encore aucodage des professions et groupes sociaux dansla nomenclature de l’Insee.

L’HUMILIATION DE L’ÉLÈVE :LE RABAISSEMENT SCOLAIRE

Le sentiment d’humiliation est ressenti assezfréquemment par les élèves. Evidemment, ce sen-timent de non respect est réciproque, objective-ment réciproque : il est possible de montrer quel’expérience subjective des maîtres est sur cepoint comparable à celle des élèves (2). Le projetpoursuivi est de considérer les situations que lesélèves jugent offensantes, outrageantes, rabais-santes, et finalement préjudiciables à une recon-naissance minimum de soi inséparable de touterelation éducative et plus généralement sociale.On donnera plusieurs exemples emblématiquesdes situations d’humiliation en regroupant celles-ci par types. Les premières situations sont detype individuel. Les secondes concernent despopulations spécifiques d’élèves. Cette distinc-tion correspond à des différences de pratiquesprofessorales identifiables à la lecture du corpusde fiches étudiées.

Le rabaissement individuel de l’élève

Dans les situations de rabaissement individuel,l’élève est séparé par le professeur des autresélèves de la classe et se retrouve dans une posi-tion de seul contre tous. L’élève assure, malgrélui, au mieux le rôle d’amuseur public, au pirecelui de bouc émissaire, de souffre-douleur ou detête de turc. Étant donné la spécificité sociale dela population enquêtée (Cf. annexe méthodolo-gique), les fiches présentent plus souvent dessituations observées en classe que des situationsvécues personnellement par les élèves enquêtés.

Le « mauvais » élève promu au rangde mauvais exemple

« J’avais une amie dont l’embonpoint la gênaiténormément dans sa vie quotidienne (…). Lescours de sport étaient donc pour elle un véritablecalvaire. Un jour, en cours de saut en hauteur, leprof lui a demandé de franchir la barre devant

tout le monde. La barre était à un mètre, ce quiévidemment est peu, mais pour elle, c’était diffi-cile. Le professeur l’a obligée à sauter. Elle aobéi, a sauté, puis est tombée. Tout le monderiait et surtout le prof. Il l’a obligée à recommen-cer plusieurs fois prétextant se servir d’ellecomme exemple de tout ce qu’il ne fallait pasfaire, et plus largement ne pas être, que le sportc’était la santé et qu’il était urgent de s’ymettre. Je ne suis pas sûre que le droit au respectde l’individu ait été respecté. »

Dans cette situation particulière, il est délicatde se faire l’avocat du professeur : il est en effetdifficile de plaider la méprise ou le malentenduscolaire. La moquerie est objectivement pro-bable : elle existe pour l’élève témoin qui racontel’histoire ; elle existe aussi pour l’élève soumiseaux rires du professeur ; elle existe enfin, proba-blement, pour une partie des autres élèves de laclasse. La mise en cause publique de l’élèvesemble aussi revendiquée par le professeurlorsque celui-ci prend en exemple l’élève pourdéfinir tout ce qu’il ne faut pas faire. S’agit-il d’unprocédé didactique profitable à l’élève ? Cettequestion est importante : lorsqu’ils prennent desexemples de ce qu’il ne faut pas faire, les profes-seurs désignent souvent nominalement un ou plu-sieurs élèves. Tenue longtemps pour la manifes-tation indiscutable de l’incompétence, l’erreur faitdésormais l’objet d’une réévaluation dans l’insti-tution scolaire : elle serait devenue un des sup-ports possibles de l’apprentissage. Peut-on dèslors considérer un point de vue selon lequel lasituation ne relèverait pas de l’humiliationpublique mais d’un travail sur l’erreur de l’élève ?En fait, il n’est guère utile de montrer à un élèvel’erreur qu’il a faite, en l’espèce un saut raté, sicelui-ci n’est pas dans une situation qui lui per-mette d’y « remédier ». Or la répétition desmêmes sauts ratés et des mêmes erreurs n’offrede toute évidence guère la possibilité d’un pro-grès : une barre baissée à quatre-vingt-dix ouquatre-vingts centimètres aurait été d’un plusgrand secours et un saut réussi une introductionplus convaincante à un travail sur l’erreur. Enrevanche, la répétition de la même erreur exigéepar le professeur revient à produire l’effet inversede l’objectif pédagogique censé être poursuivi parle professeur : pour les autres comme pour lui-même, l’élève est assimilé à l’incompétence spor-tive alors que le principe même du travail sur l’er-reur est de parvenir à une distanciation entre la

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faute et l’élève. Si, par ailleurs, il existe deserreurs types, beaucoup d’élèves peuvent servird’exemple, et il est alors anti-didactique et objec-tivement humiliant de prendre comme exempleune élève particulièrement en difficulté dans ladiscipline.

De façon plus générale, la valeur des conseils duprofesseur tient à leur adéquation aux problèmesrencontrés par l’élève. On a montré ainsi, à partird’une analyse systématique des modalités decorrection de copies de mathématiques et defrançais, l’effet positif des annotations de copiesdonnant à l’élève des conseils personnalisésde révision (Thaurel-Richard et Verdon, 1996 ;Schmitt-Rolland et Thaurel-Richard, 1996). Cespratiques sont associées à de meilleures perfor-mances ultérieures. Il existe donc un abîme entreun travail sur l’erreur fondé sur l’analyse métho-dique des erreurs individuelles et la mise en causepublique, et clairement humiliante, du mauvaisexemple et du mauvais élève. Cette mise en causeproduit de surcroît des effets contre-productifs :perte de confiance en soi et jugement dépréciatifengendrent de moindres performances scolaires(Martinot et Monteil, 1996). L’humiliation de l’élèveest donc nettement contraire à ses progrès sco-laires.

La variété de la mise en cause publique :« passage au tableau » et al.

Les élèves ont donc totalement raison lorsqu’ilsreprochent à leurs professeurs la stigmatisationpublique de leurs erreurs. Cette humiliation estclassiquement présente dans la façon, utiliséesemble-t-il spécialement en mathématiques, de« mettre un élève au tableau ». De nombreusesfiches racontent cette situation scolaire archéty-pique de l’élève séchant abominablement sur l’es-trade. Les fiches évoquent soit la situation vécuepar l’ex-élève enquêté, soit, plus souvent, celledes élèves spectateurs sollicités pour assister à lamise en cause publique d’un camarade : « Uneélève de ma classe a eu la malchance de ne pasêtre douée en maths. Cela lui a valu, en 5e, derester plantée une heure au tableau parce qu’ellen’arrivait pas à résoudre un exercice, et ceci sousles brimades d’une prof qui ne s’est pas gênéepour la traiter de nulle devant la classe. Le droità la dignité de cette personne n’a pas été res-pecté ». Le passage au tableau est souvent perçucomme une sorte de « passage à tabac » scolaire.La classe se transforme alors en arène et l’élève

subit une sorte de mise à mort symbolique de sonstatut d’élève devant ses camarades.

Cette humiliation publique est aussi classi-quement présente dans l’habitude professoraleconsistant à rendre aux élèves leurs copies selonun ordre décroissant, de la meilleure à la plusfaible, en ajoutant un commentaire du « très bon »au « minable ». Ou bien le professeur ajoute, enrendant les mauvaises copies, un « petit commen-taire destiné à faire rire la classe ». D’autres pro-fesseurs font preuve d’une mise en cause pluscirconstanciée des élèves : « Lorsque le profes-seur rendait les copies, il faisait systématique-ment un bêtisier des erreurs en nommant lesélèves qui les avaient commises ce qui parfois lesridiculisait devant la classe ». De nouveau, le pro-jet pédagogique d’analyse des erreurs de l’élèvedevient un prétexte commode au service de pra-tiques humiliantes : nul n’est besoin en effet depréciser l’identité d’un élève pour assurer la cri-tique de ses erreurs, si bien que la désignationpublique n’a pas d’autres motifs véritables que lamise en cause de l’élève jugé fautif et incapable.Même à l’université, comme l’écrit un étudiant,cette mise en cause est parfois présente. Lescommentaires sont appropriés au niveau, en l’oc-currence la deuxième année de DEUG : « vousn’avez rien à faire ici, ce n’est même pas d’unniveau bac », ou encore « mais comment avez-vous eu votre bac ma pauvre enfant ? ! ». Sur cessituations, relativement classiques, les remarquesdes enquêtés sont quasi unanimes : la note, juge-ment professoral définissant la valeur scolaire, estune information personnelle, ne concerne quel’élève lui-même et n’a, en aucune manière, à êtrerendue publique auprès des autres élèves de laclasse. Comme l’indique un des étudiants interro-gés : « J’estime qu’un élève a le droit de garderses notes confidentielles… C’est comme les pro-blèmes de santé. » (3).

Le recours à un surnom, sobriquet souventmoqueur, est une autre forme de mise en causepublique. Telle élève raconte qu’elle a passé unbac scientifique mais a toujours eu du mal à com-prendre rapidement. Elle posait beaucoup dequestions aux professeurs. Un d’entre eux a finipar ne plus vouloir lui donner les réponses auxquestions qu’elle posait, et a fini par l’appeler« madame j’comprends pas » lorsqu’elle posaitune question. Comme l’indique l’élève : « J’étaisridiculisée devant toute la classe ». Et sa volontéde poser des questions a été sérieusement

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ébranlée jusqu’à considérer que cette stigmati-sation publique avait mis fin à sa vocation scien-tifique… L’intention humiliante du professeurn’est de fait guère contestable, tout comme, plusgénéralement, les effets négatifs sur l’apprentis-sage de ce type de pratique professorale. Mêmeen considérant que la nécessité de l’avancementdu cours et le respect du programme ont prévalusur l’exigence d’une transposition didactiqueaccessible à tous, les propos de l’enseignant nesont pas conformes à la réglementation scolairequi fait obligation à tous d’un respect de chacun.

Le rabaissement collectif des élèves

À l’école primaire, dans les témoignagesrecueillis, certains professeurs divisent leursclasses en deux voire trois rangées. Cette pra-tique, étant donné l’âge moyen des enquêtés,date en l’espèce du milieu des années quatre-vingt, sans que l’on puisse savoir si elle subsisteencore sous cette forme ou sous d’autres. Soncaractère stigmatisant est explicite. Tel instituteurinstalle les bons élèves près de la fenêtre et cegroupe correspond au « paradis », le groupe des« moyens » est placé au milieu et correspond au« purgatoire », celui des « faibles », placé près dumur, constitue « l’enfer ». Les élèves changent degroupe selon leurs résultats scolaires, et l’institu-teur insiste à cette occasion sur le caractère valo-risant ou dévalorisant de cet acte. D’autres insti-tuteurs se contentent d’une hiérarchie binaire del’espace scolaire en séparant « bons » et « mau-vais élèves ». Le caractère dévalorisant de cespratiques contient inévitablement une dimensionhumiliante tant une partie des élèves de la classeest désignée publiquement comme incapable,stigmatisée et montrée du doigt. Ces pratiques declassement sont de surcroît associées dans lesfiches étudiées à des brimades les plus diverses(scotch sur la bouche, privations de récréations,etc.) qui renforcent la ségrégation et l’humiliationscolaires subies par ces élèves.

Présentes au sein de la classe dans les pra-tiques de séparation spatiale des élèves, leshumiliations collectives sont également obser-vables dans la façon de constituer les classes parles chefs d’établissements. Il existe sur cettequestion un certain nombre de recherches mon-trant la façon dont les é lèves sont regroupésselon leurs niveaux scolaires (4). Or, étant donnél’interdépendance statistique entre niveau sco-

laire, origine sociale et ethnicité, un tel regroupe-ment revient souvent à établir des ségrégationssociales et ethniques (Payet, 1995) même sila dénégation de telles pratiques est en généralla règle (Dubet et al., 1999). Les enquêtés, dansles fiches qu’ils remplissent, ont souvent uneconscience assez claire de ces pratiques. Danstel établissement où les élèves sont regroupésdans quatre classes selon l’ordre alphabétique(A, B, C, D), avec les meilleurs élèves dans lesclasses « A » et les plus faibles dans les classesD, les élèves scolarisés dans les classes C et Ds’appellent eux-mêmes et sont parfois appeléspar les autres les « Cons » (pour la classe C) etles « Débiles » pour la classe D. Cette consciencede la ségrégation scolaire témoigne du sentimentde honte et de nullité scolaire ressenti par lesélèves faibles en tant que groupe scolaire parti-culier à l’intérieur des établissements. Le thèmedu « gros nul », classique dans les cours derécréation (Dubet et Martuccelli, 1996), constituel’expression ordinaire de l’humiliation des élèvesfaibles.

Dans le quotidien des classes, ces différencesinter-classes sont concomitantes de formesdouces d’humiliation et rabaissement collectifs.Le professeur indique par exemple que cetteclasse est « moins bonne » que telle autre, « amoins bien réussi le devoir », etc. Ces formu-lations ordinaires, récurrentes dans le langagedes professeurs (les élèves sont « moins bons »,« plus faibles », « moins dynamiques », ont« moins travaillé », etc.), reviennent indirectementà réaliser des comparaisons « toutes choseségales par ailleurs » sans grand fondement : cetype de comparaisons est toujours éminemmentproblématique autant au niveau des classes d’unmême établissement que dans les comparaisonsinternationales (Blum, Guérin-Pacé, 2000).Logique du classement et logique de rabais-sement sont en l’espèce indissociables. Cetteanalyse vaut aussi pour les « groupes de niveau »,parfois prônés comme remède à l’échec scolairedans certains ouvrages pédagogiques alors queleurs effets sont pourtant des plus incertains voirenégatifs (Crahay, 2000) notamment sur le plansocio-affectif (Rosenbaum, 1980 ; Oakes, 1985).Cette ségrégation intra-établissement se doubled’une ségrégation inter-établissement (Merle,1999 ; Trancart, 1999) dont les effets sont proba-blement proches : la consécration des « bons »établissements n’est pas sans désigner, en creux,

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les établissements peu fréquentables et à traverseux les élèves et les relations à éviter…

Dans ces situations de classement scolaire, sou-vent humiliantes pour l’élève, la frontière entrel’espace public et l’espace privé semble relative-ment respectée. Le classement est, formellement,établi selon des critères de compétences discipli-naires. La singularité biographique de l’élève n’esta priori pas mise en jeu et en question par lemaître. En fait cette séparation des registres sco-laire et personnel est loin d’être respectée d’unemanière pérenne. Il existe assez souvent, dans lespratiques d’humiliation, un chevauchement entreles sphères du pédagogique et du privé. Celles-ciprennent alors une forme particulière d’injure surla personne provoquée par le passage du registrescolaire – l’élève « nul » – au registre personnel –l’élève « con », « coincé », « pétasse », « pimbêche »,etc.

L’HUMILIATION DE LA PERSONNE : L’INJURE

L’injure est ordinairement pensée comme l’apa-nage exclusif des élèves (Lorrain, 1999). Il n’enest rien comme en témoigne abondamment la lec-ture des fiches recueillies. L’injure sur la personneest d’ailleurs une des dimensions de la vie de laclasse pour laquelle les dénonciations des élèvessont les plus surprenantes, les plus violentesaussi. Comme souvent, la fréquence élevée decette dénonciation ne peut être reliée de façonsimple à la fréquence effective des injures. Lessituations exceptionnelles, les mots particulière-ment déplacés, ces interactions perturbatrices oudérégulatrices, marquent les élèves suffisammentpour que ces infractions à la civilité ordinaire dela classe prennent une place importante dans leurvie scolaire alors même que celles-ci sont éven-tuellement peu nombreuses, voire rares. Par défi-nition, l’affaiblissement d’un lien, en l’espècecelui d’un élève à un maître, à une disciplined’enseignement ou à l’école, n’a pas besoin de sereproduire plusieurs fois pour que ces effetssoient prégnants, voire irréversibles. C’est pourcette raison que les élèves interrogés ont gardéen mémoire ces événements. C’est en ce sensque la probable rareté de ces situations n’est pasen rapport avec leurs effets scolaires et qu’à cetitre elles méritent attention et analyse. Il est pos-sible de distinguer l’injure sur la personne liée à

l’incompétence scolaire de l’injure apparemmentindépendante de toute spécificité scolaire propreà l’élève.

L’injure liée à l’incompétence scolaire

Plusieurs fiches présentent des situations d’in-jure sur la personne de l’élève. On sollicitera àcette fin quelques extraits des histoires racontéespar les étudiants enquêtés : « Une élève de maclasse avait un avis différent de son prof, etc’était juste une divergence d’opinion sur lamanière de réaliser un paysage en cours de des-sin. Elle s’est fait traiter de « pétasse » et de« coincée ». Une analyse détaillée sera réalisée dece type de situation car, contrairement aux appa-rences, elle n’est en rien spécifique aux arts plas-tiques : dans bien d’autres disciplines, les élèvessont traités de « coincés », « pimbêches », « pé-tasses. » L’hypothèse défendue tient à l’existenced’un lien entre l’injure et la représentation profes-sorale de la compétence scolaire de l’élève.

Injure et représentations professoralesde la compétence scolaire

Dans cette histoire telle que nous sommes ame-nés à la connaître, les questions centrales, inti-mement liées, concernent « la manière de réaliserun paysage en cours de dessin » et l’absence dequalité artistique de l’élève traitée de « pétasse »et « coincée ». L’enseignement des arts plas-tiques, peut-être davantage que les autres ensei-gnements, semble tiraillé entre deux discours quis’enchevêtrent sans se rencontrer et s’interrogermutuellement de façon suffisamment explicite à lafois pour l’élève et le professeur. Tantôt la pro-duction de l’élève est le produit d’un long appren-tissage, résulte de la maîtrise de techniques spé-cifiques à l’artiste et d’une familiarité ancienneavec les œuvres qui forment l’œil, la sensibilité etle sens de l’esthétique ; tantôt cette productionest le fruit du talent, du don, du goût, du sensinné des couleurs et des formes… Ces deuxreprésentations concurrentielles des compé-tences scolaires sont, peu ou prou, présentesdans toutes les disciplines scolaires. Dans l’en-seignement des lettres, la sensibilité et « l’espritde finesse » sont souvent vantés et considéréscomme des qualités inhérentes à la personne del’élève. Il en est de même en mathématiques oùles « bons » élèves sont censés faire preuve« d’idées », « d’astuces », voire « d’imagination »dans la résolution des problèmes difficiles.

L’humiliation des élèves dans l’institution scolaire : contribution à une sociologie des relations maître-élèves 37

Autrement dit, dans toutes les disciplines, le« bon » élève, considéré comme « doué » par cer-tains professeurs, se distinguerait radicalementde l’élève jugé faible, essentiellement capable, àl’instar du Chaplin des Temps Modernes, de larépétition mécanique des mêmes exercices.

L’élève et le professeur sont prisonniers decette double représentation des compétencesscolaires, ballottés selon les périodes entre unecompétence pensée comme le fruit d’un vrai tra-vail d’apprentissage ou un pur produit de qualitésintrinsèques. Or les idéologies contemporainesapportent sans doute davantage de crédit auxtalents et au « tout génétique » qu’aux discourssur la méthode et les techniques… Le problèmeéventuellement rencontré par les professeurs tientdonc aux représentations paradoxales de la com-pétence de l’élève : le discours sur « l’imagina-tion », les « idées » ou « l’originalité » est, pourune grande part, un discours de dénégation dutravail d’apprentissage de l’élève et, parallèle-ment, des savoirs et compétences didactiques duprofesseur. Cette représentation innéiste de lacompétence scolaire aboutit à une confusion desregistres d’appréciation, celle portée sur l’élèveet celle portée sur la personne, et à un glisse-ment des appréciations professorales, de cellesrelatives aux compétences actuelles de l’élèveà celles portant sur des qualités censéesconstantes de l’individu et appréhendées commeune seconde nature. Une des dimensions irréduc-tibles de l’injure professorale est en effet de faireabstraction du contexte scolaire et d’ignorer lestatut d’élève défini par le fait de ne pas savoir etla nécessité d’apprendre. Cet oubli du statut del’élève est en fait corrélatif de la non reconnais-sance du statut d’enseignant et de ses missions.Le glissement des appréciations du registre sco-laire au registre personnel est par définition d’au-tant plus probable que l’enseignant adhère expli-citement à l’existence d’aptitudes intrinsèques età l’idéologie du don en se conformant ainsi à undiscours rassurant et bien établi sur les diffé-rences d’intelligence (Merle, 1999) (5).

Quelques extraits de fiches confirment la péren-nité d’une conception innéiste de la compétencescolaire : « En quatrième, je ne comprenais pasles mathématiques. J’ai eu un 2/20 à un devoir.Le professeur de mathématiques est venu me voirlorsqu’il rendait les copies, il a pris mon livre etm’a donné un coup sur la tête avec ce livre. Enmême temps, il a crié sur moi : comment se fait-

il que tu ne comprends rien alors que ton père etta cousine sont bons en maths (il avait eu monpère au collège et ma cousine était dans la mêmeclasse que moi). Jamais ce professeur n’a essayéde parler avec moi de mes problèmes, et visible-ment il n’arrivait pas à comprendre mon échec ».« Tel père, tel fils » semble être le viatique princi-pal de la compréhension des compétences enmathématiques par ce professeur. La difficulté dece professeur à mener une réflexion sur les diffi-cultés de cet élève apporte une illustration quasiparfaite de l’analyse de Bachelard : « Dans l’édu-cation, la notion d’obstacle épistémologique estégalement méconnue. J’ai souvent été frappé dufait que les professeurs de sciences, plus encoreque les autres si c’est possible, ne comprennentpas qu’on ne comprenne pas » (Bachelard, 1989).

L’injure sur la personne liée à l’incompétencescolaire prend des formes variées comme l’at-teste la lecture de nombreuses fiches : « Pourl’avoir vécu personnellement, l’une des choses lesplus difficiles à vivre, surtout en cas d’échec, estprobablement l’humiliation dans la classe. En ter-minale, âge où heureusement on est souventmoins vulnérable, un professeur de maths m’atraité de « vache imbécile » en me tirant l’oreillesous prétexte que je ne réussissais pas àrésoudre un problème au tableau. » Dans un rac-courci saisissant, le professeur de mathématiquesincriminé réduit l’élève faible en mathématiquesau rang de l’animal, et associe, sans réserveméthodologique ni précaution scientifique exces-sive, la nullité en mathématiques à l’impossibilitéd’être véritablement humain, voire même, unevache tout à fait ordinaire…

Injure et hiérarchie des disciplinesd’enseignement

L’obstacle épistémologique, à la fois commundans son principe à toutes les disciplines et spé-cifique aussi à chacune d’entre elles, fait l’objetd’une reconnaissance professorale variable : plusla discipline est « noble » et associée à des qua-lités scolaires jugées remarquables plus, semble-t-il, l’opinion d’une compréhension immédiate etinnée semble prévaloir sur la nécessité d’unapprentissage régulier et méthodique. La légiti-mité des professeurs à porter sur leurs élèves desjugements dépréciatifs semble en effet en rapportavec la légitimité de leur discipline et son clas-sement dans la hiérarchie scolaire. En mathé-matiques, tout particulièrement, les professeurs

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associent davantage leurs compétences à un donassimilant plus facilement la définition de l’intelli-gence à l’excellence mathématique (Léger, 1983).Les remarques déplacées des professeurs demaths sont d’ailleurs beaucoup plus présentesdans notre corpus de fiches à l’égard des élèvesscolarisés dans des classes littéraires ou techno-logiques. Comme l’indique un des étudiants inter-rogés : « Un élève peut être faible dans unematière et avoir des capacités dans d’autres. Unprofesseur ne peut insulter des élèves en leurdisant qu’ils [ne] sont « bons à rien ». Ici, il s’agis-sait de l’enseignement des mathématiques enclasses littéraires. C’est une remarque élitiste. »

L’injure est parfois accompagnée de l’imposi-tion de comportements dégradants. Ainsi, dansles classes littéraires, tel professeur de mathéma-tiques avait l’habitude de mettre les mauvaisescopies à la poubelle et les élèves concernésdevaient venir les récupérer à la fin du cours.Cette pratique professorale d’humiliation offre unbel exemple du raccourci scolaire qui consiste àconsidérer que les filières accueillant des élèves« faibles » en mathématiques sont constitués de« bons à rien », d’élèves qui « ne comprennentrien » entretenant une forte proximité spatialeavec les « poubelles » de l’établissement.L’analyse des données permet donc de supposerun lien de causalité entre l’élitisme de certainesdisciplines et les pratiques humiliantes. Par pru-dence méthodologique, il ne faut pas exclure quece lien de causalité soit, partiellement ou totale-ment, le résultat d’un biais de sélection des expé-riences subjectives présentées par les enquêtés :le statut de discipline dominante et sélective desmathématiques peut rendre les élèves particuliè-rement réceptifs aux remarques déplacées desprofesseurs de cette discipline alors même quede telles remarques seraient aussi fréquentesdans les autres matières.

Pour autant, la compréhension des propos spé-cifiquement dévalorisants tenus en cours demathématiques est éclairée par l’histoire du sys-tème éducatif : de telles remarques humiliantesdans cette discipline semblent peu probables à lafin du XIXe siècle, à l’époque, aujourd’hui siétrange, où les bons élèves en maths étaient sus-pectés de capacités limitées et où régnait sanspartage l’hégémonie des humanités grecques etlatines choisies sans guère d’hésitations par lesmeilleurs élèves. Du point de vue sociologique,on ne peut être que frappé de constater que les

injures ad hominem et la désignation de l’insuffi-sance scolaire, des matheux d’hier aux élèvesdes séries technologiques, professionnelles voirelittéraires d’aujourd’hui, sont grosso modo enrapport avec leur origine sociale plus ou moinsaisée (6). Autrement dit, si l’hégémonie deshumanités est révolue, l’esprit du classementscolaire qui l’a animée reste toujours aussiprésent. Ce n’est d’ailleurs que relativementrécemment que les épreuves du concours géné-ral se sont ouvertes aux épreuves profession-nelles et technologiques. Si une telle redistribu-tion des honneurs et lauriers scolaires est unsymbole de changement, elle n’efface pas toute-fois la forte dépréciation dont pâtissent lesfilières non générales, notamment lors des choixd’orientation : ces enseignements sont peurecherchés par les élèves et les professeurs lesévitent également préférant, avec constancedepuis près de vingt ans, le « charme discret »des élèves bourgeois (Léger, 1983).

Injure et jugements de classe

Les jugements humiliants qui portent atteintes àla personne de l’élève sont aussi, à l’instar deshumiliations portant sur l’incompétence scolaire,potentiellement, des jugements de classe : le pro-fesseur qui oppose l’élève « coincé » à l’élève« créatif » et « imaginatif » juge également des dif-férences de rapports à la culture légitime confor-mément à une analyse développée dans lesannées soixante par Bourdieu et Passeron (1964).Plus largement, les professeurs sollicitent plus oumoins directement des hiérarchies profession-nelles : l’enfant de paysan, d’ouvrier ou d’em-ployé s’oppose à l’enfant des professions aisées,aux enfants de « collègues » et de cadres.Comme l’indique, presque crûment, un professeurinterrogé lors d’une précédente recherche « il y aquelques professions qui sont importantes, desprofessions par exemple, euh... tous ceux quisont psychologues etc., je crois que ça expliqueaussi la relation que l’on peut avoir avec eux, ilsparlent d’un certain lieu, qui est important àconnaître, qui n’est pas le même que d’autres »(Merle, 1996). Sans euphémisme excessif, le pro-pos a le mérite de distinguer sans fard les pro-fessions jugées importantes du vulgum pecus.Plusieurs extraits de fiches montrent que leshumiliations sur la personne sont orientées parl’honorabilité des statuts sociaux et la noblessedes origines :

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– Je suis une fille d’agriculteurs et mon profes-seur m’a dit : « tu ferais mieux d’aller garder lesvaches. »

– « Lorsque le prof fait preuve d’agressivitéenvers un élève, type « tu n’es bon qu’à vendre desfrites au bord de la route », on peut estimer selonmoi que le droit des élèves n’est pas respecté. »

– Au collège, j’avais un prof d’anglais qui avaitl’habitude de « casser » les élèves vivant à lacampagne ou issus de milieux défavorisés(insultes…). »

– « Il n’y a pas que les léopards qui sont fai-néants, les bretons aussi » (sur un commentairede texte). »

– « En primaire, l’instituteur qui savait que monpère était viticulteur m’a dit : Monsieur N…, unstylo, ça ne se tient pas comme une pioche. »

– En classe de première S, un professeur d’his-toire-géo, docteur ès lettres, écrivain, nous a dit :« À votre âge, il est trop tard pour faire des pro-grès en français, vous vous confondez avec la« masse sociale ». Même votre niveau scientifiqueest très limité. »

Viticulteurs, vendeurs de frites, agriculteurs,ruraux et bretons… partagent le même déshon-neur d’appartenir à « la masse sociale », au vul-gum pecus, déclassé, « bon à rien », « analpha-bète » et « fainéant ». Autrement dit, l’injure enclasse est aussi une injure de classe : elle a sasource dans le statut social de l’élève, ou dumoins, ce statut peut être utilisé à des fins d’hu-miliation (7). Le statut social est aussi rappeléd’une façon indirecte par des remarques touchantaux conséquences du faible revenu des parents.Face aux retards de paiement de la cantine, unpersonnel administratif peut intervenir en classeet donner les rappels de cantine impayée en les« distribuant à haute voix devant toute la classe. »Ou bien, il peut s’agir de remarques plus indivi-duelles qui ont la même signification de classe-ment des élèves selon un critère social : « àl’école élémentaire, je ne possédais pas de styloplume qui d’après le prof allait améliorer monécriture. J’ai eu le conseil d’aller en acheter un,« si bien sûr, je pouvais me le permettre ». Sous-entendu, on est un cas social parce qu’on appar-tient à la classe ouvrière. » La thèse du malen-tendu scolaire peut certes être évoquée. Elle estpourtant difficile à défendre : ce que retientl’élève est l’évocation publique de son statut depauvre et d’impécunieux potentiel. La sollicitude

du professeur aurait été évidemment moins sus-pecte si elle s’était manifestée en tête à tête avecl’élève et non à la cantonade… (8).

Injure sur la personne et rabaissement scolaire :quelles relations ? quels publics d’élèves ?

Il n’est pas possible de savoir, en raison de laméthodologie d’enquête, si l’injure sur la personneest moins fréquente que le rabaissement scolaire.Cette distinction est en effet produite pour servirl’analyse des situations et une partie d’entre elleséchappe à cette typologie étant à la fois des situa-tions d’injure ad hominem et des humiliations sco-laires. On se limitera à un exemple dans lequell’humiliation subie par l’élève est tout à la fois unrabaissement scolaire et une injure à la per-sonne, indirectement ravalée au statut social dejeune enfant, voire de bébé : « Au collège, il yavait un élève beaucoup plus âgé que les autres eten difficulté scolaire. Un prof l’a un jour humiliédevant nous en lui donnant une petite poupée ridi-cule sous prétexte qu’il ne cessait de jouer avecses ciseaux et ses crayons. Il s’est alors retrouvéen plus grande situation d’infériorité. »

Il n’est pas possible également de savoir préci-sément si certaines populations scolaires sontplus spécifiquement visées par tel ou tel typed’humiliation. On peut toutefois penser, pour desraisons exposées précédemment, que les humilia-tions sur les personnes concernent plus fréquem-ment les élèves « faibles », au double sensd’élèves ne disposant pas des compétences exi-gées par l’institution scolaire – Choquet et Héran(1996) montrent d’ailleurs que ces élèves se sen-tent plus souvent humiliés que les autres – et nepouvant pas, non plus, bénéficier de la défenseéventuelle de leurs parents. Certains d’entre euxsont en effet trop étrangers au fonctionnementordinaire de l’école et aux modalités de pressionqu’ils pourraient mettre en œuvre pour contrer lespropos d’un professeur indélicat : demande derendez-vous auprès du professeur, lettre de pro-testation à l’inspecteur pédagogique régional,recours auprès du chef d’établissement, mobilisa-tion des parents d’élèves. La faiblesse sociale del’élève à laquelle s’ajoute un niveau scolaire insuf-fisant explique que celui-ci soit plus souvent lacible des railleries du professeur. Un certainnombre des ex-élèves interrogés établissentd’ailleurs une relation entre l’injure et le niveauscolaire. Ainsi, un enquêté indique qu’un de sesprofesseurs avait l’habitude d’attribuer des sur-noms aux élèves. Ceux-ci « étaient le plus sou-

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vent désagréables, voire péjoratifs, notammentceux qu’il attribuait aux mauvais élèves. L’unedes filles de la classe, un peu ronde, avait reçul’appellation de “baleine échouée sur une îledéserte” ». Ou bien, lors de la remise des copies,un professeur de mathématiques réalise uneassociation emblématique et quasi parfaite de ladévalorisation physique et scolaire : « Et la copiela plus nulle ? C’est pour le gros lard. » (cet élèveest jugé « à la limite de l’obésité » par l’étudiantqui relate ce propos). L’intérêt des donnéesrecueillies est de montrer que même si la popu-lation des élèves jugés « gros » est plus impor-tante parmi les élèves « faibles » que parmi les« bons » élèves, il faut constater que l’injure rela-tive au poids ne va s’adresser qu’aux premiers.Dans aucune fiche ne sont associées des proprié-tés scolaires et physiques qui seraient jugéesdivergentes telles que « Et la meilleure descopies ? C’est pour le gros lard ». Autre façon dedire que la réussite scolaire force le respect toutautant que la faiblesse des résultats favorise defait l’humiliation et amène certains professeurs àfaire flèche de tout bois.

L’injure non liée à la compétence scolaire

Il serait toutefois erroné de penser que lesélèves « bons » ou « moyens » ne font pas l’expé-rience de l’humiliation scolaire. Du moins, lesexemples rapportés semblent montrer que lespropos dépréciatifs ou injurieux, s’ils concernentpréférentiellement les élèves faibles, ne concer-nent pas que ceux-là. Plusieurs fiches relatent eneffet des injures et humiliations non liées à uncontexte scolaire précis :

– « J’ai le souvenir d’une prof d’italien enlycée qui pourrait servir de contre-exemple durespect des droits des élèves. Je me suisd’ailleurs toujours dit en considérant sa manièred’être avec ses élèves que pour être un profacceptable, le minimum serait de ne jamais fairecomme elle. Elle avait l’habitude d’humilierouvertement les élèves devant la classe en semoquant de leurs défauts physiques ou même enutilisant ce qui pourrait relever d’un secret pro-fessionnel. Je me souviens du jour où elle s’estmoquée des déboires sentimentaux d’une fille, etdu divorce des parents d’une autre. Elle faisaitrégner dans la classe un climat de crainte oùévidemment il n’y avait plus ni échanges ni com-munication. »

– « En troisième, en musique, le prof s’en estpris à un élève en lui disant : “votre esprit estcomme votre corps : celui d’un avorton”. L’élèveétait chétif et petit, mais il ne faisait rien de par-ticulier et il n’était pas particulièrement mauvaisen classe. »

– « En classe de 4e, un professeur d’allemand,ouvertement fasciste au demeurant, m’a traité de“fils de puce” du fait, bien entendu, de ma taille,laquelle ne correspondait pas, à ses yeux, à l’ar-chétype du surhomme potentiel. »

– « Une camarade de classe souffrait de pro-blèmes d’intégration dans la classe, problèmesdus sans doute à un déficit de séduction qu’elledevait ressentir en cette période difficile de l’ado-lescence. Le professeur lui a lancé, de manièrevexante et explicite pour tous, une réflexion déso-bligeante sur les remèdes (maquillage…) qu’elletentait d’y apporter. »

– « En classe, un jour, le prof de français s’estplacé derrière un élève très timide, et il s’estadressé à toute la classe en mettant les mains surses épaules en disant : “personne ne voudrait êtreson ami, personne ne voudrait être sa petiteamie”. »

– « En 5e, une prof s’est moqué d’un élève enle traitant d’homme de Cro-Magnon car il avaitune tête qui ressemblait à celle d’un singe. » Etc.

Ces injures ou dévalorisations publiques quipourraient être multipliées à volonté ne sont pasreliées dans les fiches étudiées à un niveau decompétence scolaire ou à l’origine sociale. Dansl’esprit des étudiants rédacteurs de ces fiches, detelles relations sont soit inexistantes, soit nonexplicatives de la force de l’injure. Dans cesexemples, le professeur semble moins s’adresserà un élève que viser la personne. Qu’il s’agissed’une humiliation par rabaissement scolaire oud’une humiliation par injure sur la personne, caté-gories construites pour les nécessités de larecherche et la compréhension des situations, laquestion essentielle est de connaître les motifsqui amènent certains professeurs à recourir à detelles pratiques d’humiliation.

L’HUMILIATION DES ÉLÈVES :QUELLE INTERPRÉTATION ?

Les pratiques professorales de rabaissementscolaire et d’injure ont déjà, en partie, fait l’objet

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d’une double interprétation dans les parties pré-cédentes. D’une part, les humiliations subies parles élèves, quelles qu’elles soient, sont le produitde l’idéologie scolaire du classement qui autorisela mise en exergue de l’élève jugé faible et inca-pable ; d’autre part, les jugements professorauxne font que reproduire dans l’ordre scolaire lessystèmes de hiérarchies sociales propres à l’or-ganisation sociale globale : la valorisation dessituations professionnelles dominantes et ledéclassement des positions dominées. La « vacheimbécile » et le « bon à rien » de l’institution sco-laire sont le « mendiant » et « l’assisté » de l’or-ganisation sociale ou le futur « vendeur de fritessur le bord de la route ». Cette double interpré-tation est constituée des deux faces de la mêmemédaille et sollicite une théorie du social quifonde tous les jugements sociaux sur la divisionde la société en classes. Les données recueilliessont susceptibles de valider, pour une part, unetelle explication de l’humiliation scolaire qui neserait, en l’occurrence, qu’une forme spécifiquedes pratiques professorales concourant à lareproduction des positions sociales dominanteset dominées (Bourdieu et Passeron, 1970).

Une telle théorisation des matériaux demeurecependant impuissante à comprendre certainscomportements professoraux et tout particulière-ment certaines modalités d’injures sur la per-sonne. Quelles raisons peuvent amener un profes-seur à se moquer « des déboires sentimentauxd’une fille, et du divorce des parents d’uneautre » ? Pourquoi tel professeur s’adresse à toutela classe en indiquant à propos d’un élève : « per-sonne ne voudrait être son ami, personne ne vou-drait être sa petite amie » ? Pourquoi « traiter »une fille de « pimbêche » et se moquer dumaquillage d’une autre ? Il est toujours possiblede considérer que ces modalités d’humiliationrelèvent aussi des jugements de classe précédem-ment présentés et qu’il manque seulement desdonnées biographiques sur les élèves destina-taires de ces jugements pour que l’interprétationdemeure valide. Mais il s’agirait d’une explicationad hoc. Il est plus pertinent de considérer que ceshumiliations ont une autre origine et nécessitentune autre compréhension de l’univers scolaire.

Les diverses modalités d’humiliation des élèvespeuvent évidemment être analysées à partir dessingularités biographiques des enseignants et,spécifiquement, d’approches psychiatrique oupsychanalytique (par exemple Filloux, 1973 ;

Cifali, 1994 ; Cordié, 1998). Si le stéréotype duprof « sadique », « toqué », « maboule » renvoie àdes réalités objectives, une telle personnalisationou psychologisation de l’humiliation scolaire nepeut à elle seule rendre compte de l’ensembledes pratiques d’humiliation scolaire répertoriéeset aboutit à faire en partie l’impasse sur lescontraintes propres au fonctionnement de laclasse et des établissements. Une telle approcheréduit à des histoires singulières des situationsdont la fréquence statistique nécessite l’analysesociale au-delà des cas éventuellement patholo-giques. Il faut finalement faire l’hypothèse d’unchaînon manquant dans l’ensemble des interpré-tations actuellement disponibles. On présenteraun cadre général d’interprétation des pratiquesprofessorales humiliantes avant de montrer queces pratiques sont aussi sensiblement contextua-lisées.

Cadre général d’interprétationdes pratiques professorales humiliantes

La perte d’efficacitéde la réglementation scolaire

Dans l’institution éducative, la transmission dessavoirs est, hier comme aujourd’hui, inséparablede l’ordre scolaire : à partir d’un certain niveau dechahut et de désordre, le professeur ne peut plusexercer son activité. Depuis longtemps, de nom-breux chercheurs ont souligné de façon récur-rente que l’ordre dans la classe constitue unedimension particulièrement ardue du métier d’en-seignant si bien que les difficultés rencontréespeuvent finir par être une source de stress consi-dérable et empiéter très sensiblement sur l’acti-vité d’enseignement (Morrison et Mc Intyre, 1975 ;Davisse et Rochex, 1995 ; Barrère, 2000 ; VanZanten, 2000). Au pire, le professeur a le senti-ment que son métier se réduit essentiellement àune activité de gardiennage et de maintien del’ordre scolaire. Cette relation fonctionnelle entreordre scolaire et enseignement est au centre despréoccupations professorales et des formes depouvoir mises en œuvre pour assurer un certainniveau de silence pendant les cours. L’analysesociologique de cette question, et plus largementcelle du pouvoir, dans la classe et hors de celle-ci, a fortement mobilisé les pères fondateurs de lasociologie. La démarche de Durkheim (1922), cen-trée sur la sanction et la discipline, est fortementnormative : il s’agit, au-delà de l’étude des fon-

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dements sociaux de l’école, de définir les actionsque le maître doit mener dans la classe afind’éveiller « l’esprit de discipline » et de conforterl’intériorisation de la règle et de la morale.L’analyse wébérienne, fondée sur les formes dedomination sociale, débarrasse l’approche dur-kheimienne de son projet normatif : la dominationrationnelle-légale propre aux sociétés modernesrepose « sur la croyance en la légalité des règle-ments arrêtés et du droit de donner des directivesqu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domi-nation par ces moyens » (Weber, 1995, p. 289).Cette domination rationnelle-légale, propre àtoutes les organisations modernes, y comprisl’institution scolaire, supplante les dominationstraditionnelle et charismatique des sociétésantiques ou moyenâgeuses.

Dans les analyses de Durkheim et Weber, laquestion du « dressage » scolaire de l’élève,décrite particulièrement par Foucault (1975), estconsidérée comme résolue : l’apprentissageméthodique de la morale et la légitimité de ladomination rationnelle-légale, deux analyses d’unemême réalité sociale, scolaire et politique, ont lavertu de rendre l’élève, et ultérieurement l’individu,« intégré » et « raisonnable ». Cette façon de pen-ser l’univers scolaire et social, pour autant qu’ellea correspondu autrement que de façon normativeou idéal-typique à un moment de l’histoire del’école et de la société, ne parvient pas à rendrecompte des situations scolaires contemporainesmarquées par « l’incivilité », l’absentéisme, la« violence »… c’est-à-dire par un ensemble depratiques d’élèves qui traduisent une certaine« dérégulation » des relations scolaires (Dubet etMartuccelli, 1996 ; Charlot et Emin, 1997). Ce quedévoile la situation actuelle de l’école tient finale-ment à une relative impuissance de la sanctionréglementaire, de la loi et de la morale.

L’humiliation comme moyen de sanction propreau mode de domination traditionnelle

Si la croyance, théorisée par Weber, en la légi-timité des règlements ou si l’intériorisation de lanorme et de la morale souhaitée par Durkheimn’assurent plus de façon satisfaisante l’ordrescolaire de manière douce, le maître est dans lanécessité de recourir à d’autres formes d’imposi-tion de l’ordre scolaire et de trouver de nouvellestechniques de « gestion » des relations maîtres-élèves. La négociation dans la classe, commedans toute organisation (Reynaud, 1997), cons-

titue une modalité de règlement des conflitsmaître-élèves. Elles concernent notamment lesévaluations scolaires (Merle, 1996, 1998 ;Barrère, 2002) et d’autres domaines de la vie enclasse tels que la quantité du travail à fournir, ladurée effective des cours ou des pauses, lenombre de devoirs surveillés (Masson, 1998).L’objectif visé par le maître lorsqu’il accepte l’al-longement du temps de pause ou une diminutiondu travail à réaliser par l’élève est bien la limita-tion des conflits qui surgissent classiquemententre les élèves et le maître sur ces questions.Cette négociation n’est ni toujours possible nitoujours souhaitée par les professeurs, tout par-ticulièrement lorsque les demandes de leursélèves leur paraissent exorbitantes, c’est-à-direnon conciliables avec leur conception du travaild’enseignant. L’ordre dans la classe est aussid’autant plus problématique que dans une situa-tion de conflit, l’assistance extérieure que le pro-fesseur peut solliciter et avoir quelque chanced’obtenir est souvent ténue : les « colles » pourinconduites ne vont pas toujours de soi dans l’or-dinaire des établissements et les CPE sont par-fois réticents lorsqu’il s’agit de prendre encharge les problèmes de discipline scolairepropres à la classe (9). Faute d’établir des arran-gements ou compromis satisfaisants sur les rôlesde chacun, et privés en partie du recours à lasanction, une partie des professeurs a dès lorsrecours, pour assurer l’ordre scolaire, à un modede domination qui s’apparente à la « dominationtraditionnelle » décrite par Weber.

L’humiliation par rabaissement scolaire ou parinjure ad hominem doit en effet être clairementconsidérée comme une sanction à l’égard desélèves : elle écarte symboliquement du groupel’élève sanctionné, le désigne comme différent, lestigmatise. Or, la sanction singulière qui définit lafrontière entre ceux qui sont « dedans » et ceuxqui sont « dehors », l’inclusion ou l’exclusion, estparmi les plus lourdes : elle a pour enjeu de reti-rer, de fait, le statut d’élève ou de personne àpart entière. La spécificité de cette sanction tientau fait qu’elle n’est pas réglementaire : elles’émancipe de la domination rationnelle-légale quifait que le détenteur légal du pouvoir obéit, mêmelorsqu’il sanctionne, à un ordre impersonnel (lerèglement intérieur de l’établissement, les règlesde droit). L’humiliation est donc une sorte de faitdu Prince : elle relève de l’arbitraire du maître,elle constitue une modalité de « disgrâce ». On

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reconnaît dans ces spécificités – disgrâce,absence de références à des règles de droits –des dimensions de la domination traditionnelledécrites par Weber : les sujets n’obéissent pas àdes règlements mais au chef et celui-ci peut libre-ment montrer une « inclination » ou une « aver-sion » personnelle. Cet arbitraire, propre à cemode de domination, provient de la tradition quiaccorde au « maître » une relative latitude d’ac-tion. On retrouve dans ces pratiques humiliantesdes thèmes récurrents de la sociologie desélèves : l’existence du favoritisme scolaire, duchouchou (Jubin, 1988) ou de l’élève tête àclaques (Jubin, 1991). Dans l’univers scolaire,l’image classique du fayot (Dubet F., MartuccelliA., 1996) a pour équivalent, dans le rapport dedomination traditionnelle, celle du serviteur zélétoujours en attente d’un « bénéfice » des servicesqu’il rend au « maître ». Finalement, à l’intérieurde l’institution scolaire, les rapports maître-élèvessont, conformément au mode de dominationrationnelle-légale, orientés par le droit (lois,décrets, arrêtés, circulaires, instructions et règle-ment intérieur de l’établissement), mais ces rela-tions sont également sous l’emprise de pratiquesd’humiliation scolaire qui dérogent manifestementà l’emprise de la légalité. Autrement dit, l’ordredans le quotidien de la classe est régi par desprincipes d’organisation concurrents et contradic-toires.

Lorsque les élèves sont incités à définir leursdroits dans l’institution scolaire et dans la classe,leur grande difficulté à les définir précisémentmontre d’ailleurs que les principes qui fondent ladomination rationnelle-légale, tout particulière-ment la référence à la légalité et au règlementintérieur, sont relativement peu opératoires dansl’univers de la classe (Merle, 2001). Les proposdes élèves tels que « le professeur a tous lesdroits » témoignent explicitement de la prégnancede ce type de rapport de domination tradition-nelle. Certes, des expressions telles que « le profabuse de sa position » peuvent être sollicitéespour montrer que les élèves connaissent l’exis-tence de règles auxquelles le maître devrait sesoumettre. Cependant, même dans la dominationtraditionnelle, l’arbitraire du chef est limité par latradition qui l’oblige à respecter interdits etmanières de faire tels que la prohibition de l’in-ceste ou le respect d’un code d’honneur. Il existed’ailleurs une similitude d’organisation entre lesrelations maître-élèves dans la classe et les

modalités de la domination traditionnelle « pri-maire » : la gérontocratie et le patriarcalisme.Dans ceux-ci, la domination est assurée par uneseule personne et la latitude d’action du chef estrelativement étendue. Tout comme le souverain,le capitaine de navire ou le pater familias, lemaître d’école est assez souvent considéré parles élèves comme le « seul maître à bord ».

Le fait du Prince que constitue l’humiliation pro-fessorale est toutefois différent de celui obser-vable dans les sociétés d’Ancien Régime. Autantla « grâce » et la « disgrâce » du seigneur sontindissociables des organisations traditionnellesqui contraignent le sujet à obéir ou à trahir (en fai-sant alors acte d’allégeance à un autre chef),autant le professeur est une sorte de « monarque-nu » : sa liberté de sanction et son pouvoir debannissement public butent in fine sur le recourspossible des élèves au règlement intérieur, à la loiet, en un mot, à l’ordre rationnel légal. Outre lerecours aux chefs d’établissement et à l’inspec-tion, les parents saisissent parfois le tribunaladministratif notamment lors de violences phy-siques des instituteurs à l’égard de leurs enfants.Dans ce cas particulier, la condamnation du pré-venu, quand elle a lieu, transmute la dominationrationnelle-légale, le fait du Prince de l’instituteur,en fait délictueux. L’articulation entre modes dedomination traditionnel et rationnel-légal estpourtant problématique. Les juges ont parfoisaffirmé que le « droit de correction » est reconnuaux enseignants, demandant même que leur soitaccordé un « devoir de correction ». Le profes-seur, monarque-nu ou du moins potentiellementcontestable par des autorités administrativessupérieures, est donc fortement contraint dansses pratiques non réglementaires, notammenthumiliantes. Cette spécificité de son actionexplique la dimension contextuelle de ces pra-tiques.

L’humiliation professorale : une pratiquecontextuelle

La dimension stratégique de l’humiliationprofessorale

Les données recueillies laissent supposer quece sont vraisemblablement les élèves scolaire-ment « faibles » qui font le plus souvent l’objet del’humiliation scolaire. Dans la mesure où lesélèves faibles sont également des élèves pertur-bateurs, il est pertinent d’interpréter l’humiliation

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scolaire comme une forme de sanction dont lafinalité est le maintien de l’ordre scolaire. Or, detoute évidence, ce ne sont pas seulement lesélèves faibles et perturbateurs qui sont les seulsdestinataires des humiliations professorales. Desélèves « timides », semble-t-il peu agités, et d’unniveau scolaire éventuellement moyen, sont eneffet également destinataires des railleries profes-sorales. L’humiliation de ce type d’élèves semblecontredire la thèse défendue. Il n’en est pas for-cément ainsi. Une spécificité irréductible de ladomination traditionnelle et de l’autorité exerçantcette domination est le recours discrétionnaire àla « disgrâce ». Cette possibilité de disgrâce,sorte d’épée de Damoclès qui pèse sur l’élève,suscite la courtisanerie et la soumission. L’usagede l’humiliation scolaire auprès des élèves effacésfavorise en effet un sentiment collectif de« crainte », de « peur », voire de « terreur » men-tionné dans une partie des fiches recueillies(« Dès qu’on rentrait en classe, on était terro-risé par ce professeur »). Le professeur fondel’ordre dans la classe sur cette possibilité de lasanction arbitraire : tous ne seront pas humiliésmais tous peuvent craindre de l’être.

Cependant le professeur n’ignore pas qu’il estun monarque-nu, une sorte de colosse aux piedsd’argile contre lequel des recours peuvent êtredéposés et des plaintes parentales formuléesauprès du chef d’établissement par exemple. Laconnaissance de cette faiblesse fait que le pro-fesseur peut avoir objectivement intérêt à humilierplutôt des élèves « effacés », « timides », habituésà la soumission : le maître se prémunit ainsi de larévolte de ces élèves guère à l’aise dans les inter-actions agressives. Autre façon de dire que l’hu-miliation des élèves timides est une action peurisquée qui s’adresse toutefois à tous les élèvesde la classe tentés par le désordre scolaire. Lastratégie menée consiste classiquement à diviserpour mieux régner. De façon limite, ce type d’hu-miliation est une action préventive qui a pourobjet de décourager les élèves potentiellementchahuteurs en leur faisant connaître les sanctionsqu’ils encourent. Ce type d’action isole aussi lesélèves perturbateurs, les « grandes gueules », quitirent leur force vis-à-vis du professeur de leurcapacité à entraîner les autres élèves vers l’indis-cipline scolaire et savent utiliser à bon escientl’ironie subversive en cas d’humiliation frontale.On donnera l’exemple suivant. Un élève, enclasse de seconde, quelque peu perturbateur, est

traité par son professeur de mathématiques« d’ectoplasme écervelé » (rires de la classe).L’élève lui indique qu’il ne sait pas ce que signi-fie cette expression. Le professeur se sent alorsdans l’obligation de préciser sa pensée ce quiaboutit déjà à limiter la puissance dépréciative dupropos puisque le professeur, par la question del’élève, est en quelque sorte renvoyé à sonmétier : répondre aux demandes d’explication del’élève. Quelques instants après, le professeurpose une question de mathématiques à cet élève.Sans doute cherchait-il à le mettre en difficulté età prendre une revanche sur le précédent échange.Mal lui en a pris, l’élève a répondu qu’il nepouvait malheureusement pas répondre étant« un ectoplasme écervelé » (rires de la classe).L’exemple montre suffisamment les dangersencourus par le professeur qui a recours à l’hu-miliation publique et la nécessité d’un usage stra-tégique de l’humiliation afin que celle-ci ne seretourne pas contre son auteur.

Niveau d’enseignement, rapportaux gratifications scolaires et types d’humiliation

Pour des raisons indiquées dans la premièrepartie, il n’est pas possible, à partir des fichesrecueillies, de réaliser un décompte pertinent dela fréquence, pour chaque degré d’enseignement,des humiliations subies par les élèves. Toutefois,l’école primaire est très souvent évoquée, le col-lège occupe une place médiane alors que le lycéeest moins souvent cité. Cette décroissance dessituations d’humiliation selon l’âge et le statutscolaire n’est évidemment pas fortuite. Commel’indique Max Weber, « le mode effectif d’exercicede la domination [traditionnelle] se conforme à ceque le détenteur du pouvoir peut habituellementse permettre face à la docilité traditionnelle dessujets, sans aller jusqu’à pousser ceux-ci à larésistance » (Weber, 1995, p. 303). Les élèves lesplus jeunes, les « petits », seraient plus soumisque leurs aînés et cette caractéristique explique-rait que les enquêtés aient davantage subi deshumiliations et des violences physiques diversesà l’école maternelle et élémentaire (gifles, tiragede cheveux et des oreilles, coups de pieds, coupsde règle sur les doigts, coup sur la tête avec unlivre, sparadrap sur la bouche…). Les modalitéseffectives de la domination traditionnelle dans laclasse sont donc dépendantes du niveau d’ensei-gnement : la violence physique est plus fréquenteà l’école primaire en raison de la faible force phy-sique des élèves qui interdit à ceux-ci toute

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réponse de même type à une telle sanction pro-fessorale. Encore présente dans les petitesclasses des collèges (6e et 5e), cette violencephysique disparaît par la suite et laisse la place àune violence symbolique, aux dimensions humi-liantes patentes qui, comme l’indiqueBourdieu, est « la forme douce et larvée queprend la violence lorsque la violence ouverte estimpossible » (Bourdieu, 1980, p. 230). Enfin, enlycée, les humiliations rapportées par les enquê-tés se font plus rares : la montée dans la hiérar-chie scolaire diminue la docilité propre aux jeunesâges.

Les modalités de l’humiliation scolaire sontdépendantes aussi des types d’élèves auxquelselles s’adressent. Auprès des élèves sensiblesaux gratifications scolaires, le rabaissement sco-laire individuel constitue une humiliation quiatteint le but recherché alors qu’une telle humilia-tion n’a pas autant de force pour les élèvesfaibles devenus progressivement moins sensiblesau classement scolaire. Pour ce type de public,les humiliations par injure seront plus fréquentesdans la mesure où elles permettent de rappeler àl’élève que s’il n’a plus le sentiment d’êtremembre à part entière de l’institution scolaire, ildemeure de toute façon membre d’une collectivitédans laquelle les jugements humiliants portés parle maître conservent une certaine capacité àrabaisser et à déprécier publiquement. Dans larecherche de Choquet et Héran (1996), cesélèves, scolairement faibles, sont d’ailleurs sensi-blement plus nombreux à déclarer des sentimentsd’humiliation.

CONCLUSION

L’humiliation professorale : interactionperturbatrice ou régulatrice ?

Les humiliations des élèves ont été interprétéesdans le cadre d’une théorie de l’ordre scolaireassimilant l’humiliation à une sanction nonréglementaire, contraire à l’ordre rationnel-légalde l’école et de l’organisation sociale propre auxsociétés modernes. C’est notamment à ce titreque ces sanctions humiliantes sont jugées pertur-batrices : elles ne sont pas la contrepartie nor-male et réglementée de fautes scolaires claire-ment identifiées. Ces humiliations visent, au-delà

de l’élève concret concerné, à maintenir l’ordredans la classe. Les enquêtés rapportent à profu-sion ces situations dans lesquelles ils ont ressentiun rabaissement de soi, de la mortification, dela vexation, voire du mépris. En ce sens lespratiques humiliantes des professeurs sont per-turbatrices : elles provoquent des sentiments denullité, de découragement, et limitent les progres-sions scolaires ; elles produisent à terme un effetPygmalion inversé sur l’élève concerné. Dans cecas de figure, l’ordre scolaire que le professeurtente d’imposer par des pratiques humiliantess’oppose, sans conteste, à l’apprentissage.

Une approche des pratiques d’humiliation uni-quement en termes de dérégulation aboutirait tou-tefois à réduire la complexité de la réalité socialede la classe. Quelques fiches décrivent en effetdes situations dans lesquelles la violence dumaître est une réponse jugée compréhensible à laviolence de l’élève en raison d’une agression phy-sique ou verbale préalable de ce dernier. Unenquêté donne l’exemple suivant : « En classe demusique, en 5e, j’ai eu un prof qui abordait lamusique de manière enthousiasmante. On passaitnotre heure de musique à chanter. Un élève insup-portable rompait toujours l’ambiance et le profes-seur a fini par ne plus le supporter. Il l’a pris vio-lemment et l’a projeté sur le sol. » Ou bien encore,quelques enquêtés signalent un propos profes-soral humiliant en mentionnant que l’élèveétait « insupportable », « casse-pieds », « vraimentpénible » et « qu’il l’avait bien cherché ». Cessituations spécifiques d’humiliation introduisentl’idée d’une violence ou d’une humiliation profes-sorale dont le but est de retrouver une situationscolaire propice à l’apprentissage. Dans ce cas defigure, l’humiliation sera considérée comme unemodalité de régulation de la classe appréhendéeglobalement. La stigmatisation publique de l’élèveaura peut-être pour celui-ci un effet perturbateur,mais cet effet serait une conséquence inévitabled’un projet professoral plus large : assurer à tousles autres élèves le maintien d’une situation pro-pice à l’apprentissage.

Cette « humiliation régulatrice » des relationsmaître-élèves se distingue formellement des humi-liations professorales précédemment décrites parquatre caractéristiques : elle est directement uneréponse à une perturbation antérieure d’un ou plu-sieurs élèves, elle est strictement limitée à celui-ciou à des sujets perturbateurs clairement identifiés,elle est proportionnelle au préjudice causé aux

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autres élèves et au maître, elle ne porte pas sur leniveau scolaire qui ne constitue pas une « pertur-bation » indépendante des actions du maître etplus généralement du système d’enseignement.Autrement dit, cette humiliation est circonscrite etmaîtrisée. Force est de constater que cette humi-liation est rarement décrite dans les fichesrecueillies. On peut penser que les enquêtés ontdélibérément écarté ce type d’humiliation régula-trice en raison de la consigne qui leur était donnée.Il est probable aussi que ces humiliations soientpeu fréquentes : les professeurs qui maîtrisent lescompétences interactionnelles autorisant cetteforme spécifique d’humiliation régulatrice sontgénéralement aussi ceux qui parviennent à éviteren amont les situations qui pourraient nécessiterun recours à ce type d’humiliation.

L’ordre scolaire : humiliation professoraleou négociation maître-élève ?

Les pratiques d’humiliation peuvent être consi-dérées comme des sanctions non réglementairesutilisées par les maîtres pour maintenir un certainniveau d’ordre scolaire dans leurs classes. Lerecours à ce type de sanctions a plusieurs originesqui tiennent aux professeurs, aux élèves et à larencontre spécifique produite par l’interactionentre ces deux catégories d’acteurs. Structurel-lement, les pratiques humiliantes tiennent à laperte d’efficacité de la règle dont les origines sontdes plus diverses. On retiendra des originesexternes, tenant par exemple au fait que lediplôme est, d’une certaine façon, de moins enmoins rentable (Baudelot et Establet, 2000 ; Merle,2001). Il existe aussi des origines internes, notam-ment la moindre ritualisation de l’organisation dela vie scolaire (Prairat, 1999). Ces pratiques pro-fessorales proviennent aussi du fait que le métierd’enseignant expose beaucoup à l’humiliation desélèves. Les pratiques des professeurs sont aussiune sorte de retournement du stigmate, uneréponse aux comportements des élèves. Une telleexplication de l’usage de l’humiliation ne permetpas de savoir pourquoi, parmi les professeurs quiexercent leur activité dans des contextes scolairespourtant comparables, certains d’entre eux par-viennent à éviter les propos humiliants alors qued’autres ont recours à ces pratiques sans aucun

doute dangereuses : outre le risque de « perdre laface » et de ne pas « avoir le dernier mot », unedes grandes difficultés de la gestion de la classefondée sur les pratiques d’humiliation tient au faitqu’elles sont potentiellement contre-productives :elles peuvent se retourner contre leur auteur, sus-citer les plaintes de parents, la « haine », voire laviolence physique des élèves. En fait, pour les pro-fesseurs concernés, il ne s’agit généralement pasd’un choix rationnel mais d’une activité qui, pourreprendre l’expression de Max Weber, « se dérouledans une obscure semi-conscience ou dans lanon-conscience du sens visé ». Le professeur,démuni devant les élèves, ne trouve, pour faireface à l’agitation du moment, que cette modalitéspécifique du maintien de l’ordre sans pleinementmesurer les risques d’escalade et de déborde-ments encourus à moyen terme par ces pratiquesd’humiliation.

La différence entre les professeurs qui parvien-nent à maintenir le calme dans la classe et lesautres peut s’expliquer par la plus ou moinsgrande aptitude professionnelle à utiliser des gra-tifications scolaires et au recours très variable auxgratifications personnelles et affectives à laquelleles élèves sont généralement sensibles (Felouzis,1997). Autrement dit, certains professeurs par-viennent à éviter les problèmes posés par la domi-nation traditionnelle en mettant en œuvre des élé-ments de la domination charismatique : disposerde « charisme », et être capable de créer un « étatde grâce » permettraient d’éviter le recours à ladisgrâce des élèves. L’interprétation du nonrecours à l’humiliation des élèves, qu’il s’agisse deprofesseurs exposés ou non à des situations sco-laires difficiles, peut aussi s’émanciper des modesde domination définis par Max Weber. Il faut alorsconsidérer qu’une organisation pacifiée de laclasse est susceptible de résulter d’un ordre négo-cié (Barrère, 2000 ; Merle, 2001). Celui-ci parvientà s’échapper de l’enfermement et de la violencesymbolique produits par des relations maître-élèves pensées sous la forme de rapports dedomination. Encore faut-il que les élèves et lesmaîtres puissent penser ensemble ce type de rap-port. L’organisation contemporaine de l’institutionscolaire le favorise-t-elle vraiment ?

Pierre MerleIUFM de Bretagne, Université Rennes 2, Lessor

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(1) Cet article a fait l’objet d’une communication au 4e congrèsinternational de l’AECSE, 5, 6, 7, 8 septembre 2001, UniversitéLille 3.

(2) Voir Horenstein, 1998. La dernière enquête de la MGEN(1999-2000) indique aussi que la crainte des agressions, sur-tout verbales, est déclarée de façon fréquente (Laxalt J.-M.,2001, p. 5).

(3) Certains professeurs ajoutent à l’humiliation le sentimentd’injustice. En classe de 5e, suite à une lecture publiqued’une mauvaise copie, un professeur de lettres conclut de lasorte : « c’est vraiment nul, ça ne vaut même pas 4, je temets 1. »

(4) Crahay (2000) présente une revue de la littérature sur cesujet, voir aussi Duru-Bellat M., Mingat A. (1997).

(5) Contrairement aux prévisions considérant que le patri-moine héréditaire de l’espèce humaine comprenait environ100 000 gènes, les premiers séquençages aboutissent à desestimations moyennes comprises autour de 30 000, soit àpeine plus que la mouche drosophile (environ 27 000 gènes).Les scientifiques ignorent, pour environ 40 % d’entre eux, lafonction exacte de ces gènes. Autre façon de dire que lesexplications génétiques de la réussite scolaire relèvent, hiercomme aujourd’hui, de la spéculation.

(6) Si la filière scientifique est aujourd’hui moins qu’hier affu-blée du qualificatif de filière noble, elle reste toutefois laplus recherchée par les enfants de cadres au point que la

proportion de ceux-ci a augmenté de façon relative sur lesannées 1985-1995 (Merle, 2000).

(7) Dans la recherche de Choquet et Héran (1996), on ne peutêtre que surpris de l’absence de corrélation, à l’exceptiondes enfants d’employés, entre le sentiment d’humiliation etl’origine sociale. Ces auteurs montrent en effet, dans lamême recherche, une corrélation entre les très faibles reve-nus des parents et l’humiliation ainsi qu’entre faible niveauscolaire et humiliation. Or, les variables de revenu et deniveau scolaire sont liées à l’origine sociale si bien qu’il estlégitime de penser que dans la modélisation statistique sol-licitée l’effet propre de l’origine sociale est en partie absorbépar l’effet du revenu et du niveau scolaire en raison de l’in-tercorrélation des variables.

(8) Il existe aussi une forme paradoxale de l’humiliation quiconcerne les élèves d’origine aisée dont le niveau scolairen’est pas jugé à la hauteur de leur origine par certains pro-fesseurs. Ainsi, telle élève, fille de professeur de lettres, sevoit reprocher vivement ses fautes d’orthographe pourtantpeu nombreuses, et telle autre, une rédaction jugée plutôtmoyenne compte tenu de ses origines sociales (« pour unefille de psychiatre, je m’attendais à mieux »).

(9) La circulaire de juillet 2000 portant sur les règlements inté-rieurs des établissements rappelle également, de façon trèsexplicite, l’interdiction d’une sanction parfois utilisée pourmaintenir l’ordre dans la classe : donner un zéro pour mau-vaise conduite ou baisser la note d’un devoir.

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NOTES

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L’humiliation des élèves dans l’institution scolaire : contribution à une sociologie des relations maître-élèves 49

Le matériau exploité dans cet article repose surl’analyse de près de 500 « fiches » recueilliesauprès des étudiants inscrits à la préparation auCAPES à l’IUFM de Bretagne sur le site deRennes. Les étudiants disposaient pour rédigerleur fiche d’une consigne écrite au tableau :« Donner un exemple tiré de votre scolarité d’undroit respecté ou non respecté ». Cette consigneétait assortie du commentaire oral suivant : « Ilfaut donner un exemple qui vous est arrivé per-sonnellement ou, si vous n’avez pas ce type desouvenir pour le moment, un exemple dont vousavez été un témoin direct. Si vous le souhaitezvous pouvez donner deux exemples : un de droitrespecté, un de droit non respecté ». Cetteconsigne n’a pas toujours paru très explicite auxétudiants enquêtés. Certains ont indiqué qu’ils neconnaissaient pas leurs droits en tant qu’élève et,qu’à ce titre, il ne leur était pas possible de rédi-ger une telle fiche. Il leur a été répondu qu’ils dis-posaient très probablement d’une définition impli-cite de leurs droits, pas toujours en tant qu’élève,mais au moins en tant que personne, et qu’ilspouvaient solliciter, faute de mieux, une telle défi-nition pour présenter une expérience de droit res-pecté ou non.

Ces fiches sont constituées d’observations desituations, de témoignages, d’histoires des plusdiverses, que les étudiants ont rédigées sur papierlibre. Il était indiqué que les réponses étaient ano-nymes. Il a été demandé aux étudiants quin’avaient pas rédigé de fiches de rendre une feuilleblanche de façon à connaître l’importance des nonréponses. Dans la mesure où ceux qui n’ont pasrédigé de fiche ont suivi cette consigne, les nonréponses sont inférieures à 10 % des étudiantsprésents dans chacun des amphis sollicités.

La population enquêtée n’est évidemment enrien représentative des populations scolaires. Lesétudiants de l’IUFM de Bretagne sollicités étantinscrits en première année de préparation auxCapes, il s’agit d’une population sélectionnéed’une façon très singulière. Les étudiants d’ori-gine populaire sont très sous-représentés parmices étudiants : alors que dans la populationactive, ouvriers et employés représentent près de60 % des actifs, les étudiants de cette originesociale ne constituent qu’un tiers des inscrits àl’IUFM de première année (34,6 % exactement).Ces données statistiques, ainsi que les suivantes,

nous ont été communiquées par le service centralde scolarité de l’IUFM de Bretagne.

En revanche, le groupe des cadres et profes-sions intellectuelles supérieures (GSP3) auquelappartient 15 % des actifs est surreprésentéparmi les inscrits en première année : un bon tiersde ceux-ci (35,6 %) proviennent de ce groupesocio-professionnel. Ce sont les fils et filles de« professeurs et professions scientifiques » quisont les plus surreprésentés dans cette popula-tion étudiante : 11,9 % déclarent une telle origine.Les données recueillies sont donc tributaires decette composition sociale spécifique de l’échan-tillon qui est approximativement conforme à lastructure sociale des professeurs (Thélot, 1993 ;Degenne et Vallet, 2000). Quels biais cet échan-tillon introduit-il dans l’analyse des données ?

Le souhait de devenir professeur est forcémenten partie lié à une image plutôt positive, ou dumoins pas trop négative, du métier d’enseignant.Cette image assez spécifique est sans doute plusmarquée pour les enfants d’enseignants qui sou-haitent suivre la voie de leurs parents. Ces situa-tions particulières influencent très probablement lecontenu des fiches, c’est-à-dire le regard et lessouvenirs que ces ex-élèves ont conservé de leurscolarité. On n’en tirera pas cependant commeconclusion que la population enquêtée est homo-gène tant son avenir objectif – des professeursagrégés en classes préparatoires aux grandesécoles aux professeurs des lycées professionnels– est contrasté et permet de douter de l’existenced’un univers culturel commun. Toutefois, la popu-lation enquêtée a, en raison de son choix profes-sionnel, quelques raisons objectives de ne pasêtre totalement et particulièrement critique enversl’institution scolaire. Autre façon de dire que laméthode de recueil des données aboutit à unesous-représentation des élèves ayant entretenuune relation conflictuelle avec l’institution scolaire.Cette singularité de la population enquêtée estconfortée par le fait que ces anciens élèves ontété pour la plupart de bons élèves, suffisammentdu moins pour obtenir un bac et poursuivre avecsuccès des études supérieures au niveau de lalicence, et souvent même davantage : 39,1 % onten effet un diplôme supérieur à la licence et 2,5 %un diplôme de troisième cycle. L’âge moyen de lapopulation est de 23,9 ans. Les trajectoires sco-laires de ces étudiants sont donc majoritairement

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ANNEXE : Recueil des données et biais d’enquête

rectilignes et sans histoire. Or, le fait d’être plutôtun bon élève est clairement associé à une expé-rience scolaire particulière (par exemple, Bautieret Rochex, 1998 ; Merle, 1996 ; Rayou, 1998).Sans considérer que celle-ci est forcément heu-reuse, elle est du moins davantage épargnée desincertitudes, tourments, humiliations, révoltes etdécrochages que connaissent les élèves moyensou faibles.

Ce biais d’échantillon est d’une grande impor-tante dans l’interprétation des données. Lesexpériences scolaires des étudiants incités à pré-senter un exemple de droit respecté ou non sonten effet, de façon moyenne, plus sereines etmoins critiques que celles vécues par l’ensembledes populations scolaires. Il est nécessaire d’in-sister sur ce biais car la lecture des fiches pour-rait justement laisser penser le contraire tant leshistoires et témoignages des étudiants enquêtésnous présentent souvent de façon assez négativeune partie des interactions maîtres-élèves. Onprend conscience de ce biais d’échantillonlorsque certains enquêtés, dont la scolarité n’apas, semble-t-il, posé de gros problèmes, ne pré-sentent pas une expérience vécue personnelle-ment mais racontent ce qu’ils ont pu observerdans la classe. Ce sont alors des expériencespropres aux élèves en difficulté scolaire qui sontsouvent présentées et celles-ci ont des spécifici-tés liées à cette caractéristique (e.g. : « je n’aijamais rencontré de problèmes en tant qu’élève,mais par contre à plusieurs reprises, certainsprofs avaient vraiment des « souffre-douleur », etnotamment à l’école primaire où un élève issud’un milieu social très défavorisé et qui avait deuxans de retard en CP était sans cesse humilié parl’instituteur devant toute la classe, et parfois étaitmême frappé »). Fort heureusement pour l’enquê-teur, même les élèves qui sont parvenus à obtenirun diplôme de second ou troisième cycle univer-sitaire n’ont pas tous connu une scolarité sans

histoire. Le fait d’avoir un niveau honorable danstelle ou telle discipline ne protège pas de fai-blesses récurrentes dans d’autres domaines dis-ciplinaires. Autrement dit, peu nombreux sontfinalement les élèves totalement protégés desexpériences humiliantes, des résultats « insuffi-sants » ou « médiocres », de la dévalorisationscolaire. Cette réalité sociale de la classeexplique, pour une grande part, la faiblesse desnon-réponses.

Les fiches recueillies ne présentent évidemmentpas que des témoignages d’humiliation scolaire.Ces types d’histoires sont toutefois particulière-ment fréquents. Encore qu’il soit difficile et en faitimpossible d’opérer un classement des fichesselon les thèmes abordés : dans beaucoupd’entre elles, plusieurs catégories de situationsscolaires sont présentées qu’il s’agisse du droitde grève, des négociations maître-élève, du choixd’orientation, ou tout simplement du droit des’habiller comme on l’entend. Même lorsque lechercheur ne dispose que d’un seul témoignage,celui-ci peut faire l’objet de plusieurs types declassement. Le thème de l’humiliation scolaireétant prédominant, il a été préféré aux autres.

Étant donné l’âge moyen de cette population(23,9 ans), les histoires que les étudiants nousracontent nous donnent des images de l’écoletelle qu’elle a pu être de 1980 à 1996, âge où lesplus jeunes étudiants inscrits en première annéede l’IUFM étaient encore présents en classe ter-minale. Si cette école n’a guère changé sur lescinq dernières années compte tenu de la pyra-mide des âges des enseignants et de leur âgemoyen (Péan, 2000 ; Bourdeaux et Derouillon-Roisné, 2000), les expériences rapportées les plusanciennes, celles relatives au collège et a fortiorià l’école élémentaire, mettent en scène des pro-fesseurs dont une partie d’entre eux ne sont plusen activité ou sont proches de la retraite.

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