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Hildwein Fabien – Fiche de lecture : L’homme unidimensionnel – mai 2010 1 Observatoire du Management Alternatif Alternative Management Observatory __ Fiche de lecture L’homme unidimensionnel Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée Herbert Marcuse 1964 Fabien Hildwein Mai 2010 Majeure Alternative Management – HEC 2009-2010

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Hildwein Fabien – Fiche de lecture : L’homme unidimensionnel – mai 2010 1

Observatoire du Management

Alternatif Alternative Management Observatory

__

Fiche de lecture

L’homme unidimensionnel Essai sur l’idéologie

de la société industrielle avancée Herbert Marcuse

1964

Fabien Hildwein

Mai 2010 Majeure Alternative Management – HEC

2009-2010

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L’homme unidimensionnel Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée

Cette fiche de lecture a été réalisée dans le cadre du cours « Histoire de la critique » donné par Eve Chiapello et Ludovic François au sein de la Majeure Alternative Management, spécialité de troisième année du programme Grande Ecole d’HEC Paris. Editions de Minuit, Paris, septembre 2009 Première date de parution de l’ouvrage : 1964

Résumé : Dans L’homme unidimensionnel, Herbert Marcuse montre comment la société contemporaine démocratique empêche tout changement social en assimilant les forces sociales contraires et en contrôlant les besoins des individus. Elle assure ainsi la pérennité de sa logique de productivité par et pour la domination. Elle se développe d’un point de vue économique (maîtrise des besoins par les médias et le travail), politique (lissage des différences sociales), culturel (stérilisation de l’esthétique) et idéologique (injonction à la pensée concrète). La force de la société unidimensionnelle vient de ce que les individus pensent sincèrement être libres et bénéficient d’un grand confort malgré les institutions qui les oppressent et les empêchent de se réaliser. Mots-clés : Critique, Société de consommation, Démocratie, Individu, Contrôle, Ecole de Francfort

One-dimensional Man: studies in ideology of advanced industrial society

This review was presented in the “Histoire de la critique” course of Eve Chiapello and Ludovic François. This course is part of the “Alternative Management” specialization of the third-year HEC Paris business school program. Editions de Minuit, Paris, septembre 2009 Date of first publication : 1964

Abstract: In One-dimensional Man, Herbert Marcuse shows how the modern democratic society hinders any social evolution by assimilating opposing social forces and by controlling individuals’ needs. Thus it assures the stability of its logic of productivity by and for domination. It develops from an economic point of view (controlling needs through medias and working activities), from a political point of view (diminishing the social differences), from a cultural point of view (making aesthetic inefficient) and from an ideological point of view (forcing to operational thinking). The power of the one-dimensional society comes from the fact that individuals sincerely think themselves free and enjoy a great comfort despite the oppressing institutions which prevent them from fulfilling themselves. Key words: Critic, Consumption society, Democracy, Individual, Control, Frankfurt School Charte Ethique de l'Observatoire du Management Alternatif Les documents de l'Observatoire du Management Alternatif sont publiés sous licence Creative Commons http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/fr/ pour promouvoir l'égalité de partage des ressources intellectuelles et le libre accès aux connaissances. L'exactitude, la fiabilité et la validité des renseignements ou opinions diffusés par l'Observatoire du Management Alternatif relèvent de la responsabilité exclusive de leurs auteurs.

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Table des matières

1. L’auteur et son oeuvre ......................................................................................................... 4  

1.1.   Brève biographie.......................................................................................................... 4  1.2.   Place de l’ouvrage dans la vie de l’auteur ................................................................... 4  

2. Résumé de l’ouvrage ............................................................................................................ 5  

2.1   Plan de l’ouvrage ......................................................................................................... 5  2.2   Synthèse de L’homme unidimensionnel ...................................................................... 6  

3. Commentaires critiques ..................................................................................................... 11  

3.1   Réception de L’homme unidimensionnel................................................................... 11  3.2   Point de vue sur L’homme unidimensionnel.............................................................. 11  

4. Bibliographie d’Herbert Marcuse .................................................................................... 13  

5. Références ........................................................................................................................... 13  

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1. L’auteur et son oeuvre

1.1. Brève biographie Herbert Marcuse naît en 1898 à Berlin. Après un fort engagement socialiste et surtout

spartakiste dans sa jeunesse, il rédige une thèse de doctorat en 1932 sur le roman allemand et

sur les relations entre art et société. Dans le même temps, il est l’auteur d’un travail sur Hegel

sous la direction de Martin Heidegger à Fribourg. La même année, il entre en contact avec

l’Institut de Recherche sociale de Francfort. Herbert Marcuse fuit l’Allemagne en 1933 pour

les Etats-Unis où il travaillera pour l’OSS (Office of Strategic Services), une agence de

renseignement du gouvernement des Etats-Unis. Après la guerre, il garde un contact avec

l’Institut de Recherche sociale de Francfort qui deviendra l’Ecole de Francfort. Il en devient

un pilier et sera influencée par ce courant toute sa vie.

L’Ecole de Francfort est composée de grands intellectuels allemands de l’époque :

Theodor Adorno, Max Horkheimer, ou encore Walter Benjamin (qui se suicide en 1940). En

partant de philosophies comme celles de Marx, Hegel ou Freud, elle construit une critique de

la société contemporaine mettant en cause sa supposée rationnalité, renvoyant dos à dos

l’Ouest et l’Est comme deux systèmes oppresseurs cherchant à rendre l’individu totalement

calculable.

Herbert Marcuse continue sa carrière d’intellectuel en enseignant dans de grandes

universités américaines : Columbia, Harvard, Brandeis et enfin San Diego. En 1955 il publie

son premier grand ouvrage, Eros et civilisation, synthèse de Marx et de Freud. En 1964, il

publie L’homme unidimensionnel. Malgré le succès de sa pensée, son dernier ouvrage, La

dimension esthétique, publié en 1978, est une réflexion plutôt pessimiste sur l’esthétique

comme ultime refuge. Il meurt en 1979 à l’âge de 81 ans, à Starnberg en Bavière.

1.2. Place de l’ouvrage dans la vie de l’auteur L’homme unidimensionnel est le deuxième grand ouvrage de Marcuse et certainement le

plus célèbre de tous. Publié aux Etats-Unis en 1964, en France en 1967, il devient un des

livres de chevet de la révolte étudiante de mai 1968 et contribue à la renommée médiatique de

Marcuse. L’homme unidimensionnel est un ouvrage dans la droite ligne de l’Ecole de

Francfort, une critique radicale et profonde de la société contemporaine, destinée à nourrir

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politiquement et intellectuellement les changements souhaités par l’auteur. Marcuse est

considéré comme un des pères du New Left, mouvement américain et britannique de la gauche

rejetant le communisme et les erreurs du soviétisme, notamment lié au mouvement hippie aux

Etats-Unis.

Notons que L’homme unidimensionnel a été traduit en français par Monique Wittig,

intellectuelle et leader du mouvement féministe, critique radicale de l’« hétéronormativité » et

de l’économie du genre.

2. Résumé de l’ouvrage

2.1 Plan de l’ouvrage Préface à l’édition française

Introduction. L’engourdissement de la critique : une société sans opposition

La société unidimensionnelle

1. Les nouvelles formes de contrôle

2. L’enfermement de l’univers politique

3. La conquête de la conscience malheureuse : une désublimation répressive

4. L’univers du discours clos

La pensée unidimensionnelle

5. La pensée négative : la logique de la contradiction est mise en échec

6. De la pensée négative à la pensée positive : la rationnalité technologique et la logique

de la domination

7. Le triomphe de la pensée positive : la philosophie unidimensionnelle

Perspectives d’un changement historique

8. La philosophie et son engagement historique

9. La catastrophe de la libération

10. Conclusion

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2.2 Synthèse de L’homme unidimensionnel

Les caractéristiques et les objectifs de la société unidimensionnelle

Toute la pensée de L’homme unidimensionnel peut se résumer ainsi : la société

contemporaine cherche à empêcher tout changement social et toute alternative de vie, afin

d’assurer la pérennité de sa logique de productivité par et pour la domination. Pour cela, elle

assimile en son sein des forces jusque là contraires (ici transparait l’inspiration marxiste de

Marcuse), elle fait taire la critique en absorbant ceux qui critiquent en son sein. D’où le terme

de société unidimensionnelle : elle ne laisse pas exister ce qui ne s’adapte pas à son

fonctionnement. Par ailleurs, elle gère méthodiquement les instincts et les pulsions érotiques

ou de mort, pour en faire des outils de sa domination (ici transparait son inspiration

psychanalytique).

La société contemporaine se caractérise par sa très forte industrialisation (Marcuse

l’appelle la « société industrielle avancée ») et par son aspect démocratique. Elle n’est pas

ouvertement répressive (comme les Etats du bloc Ouest) mais ça ne l’empêche pas d’être une

société totalitaire au sens où elle ne laisse rien en dehors d’elle, ni les espaces géographiques,

ni les institutions, ni les groupes humains, ni les esprits. D’où la définition de Marcuse : la

société contemporaine est « une uniformisation économico-technique non terroriste qui

fonctionne en manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général ».

Marcuse creuse cette définition globale de la société contemporaine à travers différents

domaines sociaux en montrant comment se décline l’emprise de la société sur les individus.

La maîtrise des besoins

Le premier axe d’action de la société unidimensionnelle est la maîtrise des besoins. Pour

cela, elle induit chez les individus de « faux besoins », en standardisant les pensées et les

modes de vies. Sont faux les besoins qui sont imposés à l’individu par les intérêts sociaux et

qui justifient « un travail pénible, l’agressivité, la misère, l’injustice » (p.30). Il faut faire

consommer pour faire marcher la machine économique, donc la publicité va pousser les

consommateurs à acheter des objets dont ils n’ont pas besoin. De la même manière, la mode

pousse à porter des vêtements conçus par des marques pour plaire au plus grand nombre, et à

jeter d’autres habits encore utilisables.

Ces faux besoins induisent le besoin de travailler au-delà de ce qui est nécessaire, ce qui

justifie le travail standardisé, mécanisé, abrutissant, qui est lui aussi un mode de

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standardisation des esprits et des pensées, et donc des besoins. Bien que ses conclusions

soient toujours vraies aujourd’hui, il faut noter que Marcuse écrit à la fin des Trente

Glorieuses, au moment de la remise en cause du mode de production fordiste et du pacte

tacite de répartition des gains de productivité entre patronat et salariat : le mode de production

standardisé est omniprésent et son efficacité est une condition impérative de la société de

consommation. Marcuse présente ici une idée déjà développée par J.K. Galbraith : la filière

inversée, le fait que les entreprises décident de la consommation des individus pour mieux

ajuster leur production (Galbraith, 1967).

La société unidimensionnelle se justifie grâce à la satisfaction de ces besoins. Ses membres

bénéficient d’un confort et d’une sécurité jamais atteints dans l’histoire de l’humanité. Tout

changement social porte donc en lui la menace de perdre ce confort et cette sécurité. De plus,

les individus jouissent de ce confort et ne sont donc pas poussés à la remise en cause. Malgré

(ou à cause) de ce confort, les individus ne pouvent pas se développer pleinement et vivent

dans un « bonheur triste » sans pouvoir jouir pleinement de leur existence. La libération des

individus est donc d’autant plus difficile qu’ils se disent et se sentent heureux, alors même

qu’ils sont standardisés et manipulés pour le penser.

Les vrais besoins sont non seulement les besoins vitaux de l’individu (grossièrement : la

nourriture, le logement, la sécurité) mais aussi ceux qui permettent l’épanouissement des

individus, leur développement personnel plein et total. Ceux-là sont plus difficiles à définir,

mais ils existent : l’éducation, le temps libre et l’énergie intellectuelle (ce que le travail dans

sa forme actuelle consomme en grandes quantités). La difficulté à définir les besoins vrais

vient de ce que seuls des individus libres et autonomes pourraient légitimement les définir,

mais tant qu’ils sont endoctrinés par la société dans laquelle ils vivent, ils ne peuvent

déterminer ces besoins. C’est de ce cercle vicieux qu’il faut pouvoir sortir.

L’uniformisation de la société

Le deuxième axe de la société contemporaine est l’uniformisation politique et sociale. La

société unidimensionnelle, dans son essence, fait disparaître les contraires, tend à les réunir de

plus en plus. Politiquement, Marcuse rappelle qu’il n’y a que deux partis qui aient réellement

du poids aux Etats-Unis et il montre combien le programme des démocrates et des

républicains diffèrent peu sur les questions essentielles de civilisation. Les syndicats

coopèrent de plus en plus avec le patronat et sont de moins en moins révolutionnaires

(Marcuse, d’origine allemande, pense peut-être à des modes de gouvernance comme la

cogestion qui autorise syndicats et représentants des salariés à être présents au sein des

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conseils de surveillance des entreprises allemandes). Les religions, pour celles qui n’étaient

pas déjà alliés avec le patronat, tendent de plus en plus vers des doctrines pacifiées, en accord

avec leur société, soumises. Socialement, la distinction entre classes sociales (cols bleus et

cols blancs par exemple) est de moins en moins pertinente. Le développement technologique

et la société de consommation permettent à chacun de s’habiller comme il le souhaite, ce qui

tend à effacer les distinctions sociales, ce qui désarme d’autant plus la critique.

La stérilisation de la culture

Le troisième axe est la transformation de l’esthétique en outil de la société

unidimensionnelle. Jusque là, l’esthétique permettait de parler d’un monde différent, de

signifier quelque chose qui n’existe pas. Ce pouvait être pour des raisons religieuses :

représenter les êtres sacrés et divins, représenter des allégories des comportements moraux ou

immoraux. Les innombrables représentations religieuses chrétiennes entrent dans cette

catégorie. La musique de Bach signifiait un monde supérieur d’harmonies, le monde divin. Ce

pouvait aussi être pour des raisons purement esthétiques, pour proposer d’autres

représentations du monde ou de l’homme. Songeons aux différents courants picturaux, aux

différentes techniques utilisés avec le temps pour représenter la réalité d’une manière

nouvelle. Ce pouvait enfin être pour des raisons politiques : bousculer les consciences non

seulement en dénonçant, mais aussi en montrant que les choses peuvent être différentes, que

l’ordre établi n’est pas aussi éternel qu’il veut le faire croire. L’esthétique cherchait à

exprimer l’inexprimable, à montrer l’étrange, la partie insoluble de la réalité.

Aujourd’hui, l’art et la culture en général n’ont plus pour objectif de dénoncer, mais bien

de divertir. La culture pop, en premier lieu, cherche à briser le sacré et se réduit ainsi à un

accessoire de décoration. Cela va même plus loin encore puisque l’utilisation des œuvres

classiques leur fait perdre leur caractère sacré, fondamentalement différent. En étant diffusées

en boucle dans les supermarchées, en apparaissant dans la moindre publicité, en étant

disponible quasi-instantanément à tous, les « biens culturels » n’ont pas élevé l’ensemble de

la société, ils ont dû se rabaisser à son niveau. Il faut donc comprendre le terme de

« démocratisation de la culture » en son sens le plus fort : la culture devient un outil de la

démocratie.

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La pensée opérationnelle

Le dernier axe de la domination de la société unidimensionnelle est sa pensée, le cœur de

son idéologie qui se déploie dans les différentes directions que nous avons vues jusqu’ici. Il

s’agit de l’axe le plus complexe et le plus étendu.

L’uniformisation de la pensée commence avec l’idée qu’il faut penser avant tout de

manière opérationnelle, qu’il faut être capable de résoudre des problèmes concrets et ne pas se

perdre dans l’intellectualisme. Cette attitude pousse non seulement à ne plus considérer que ce

qui existe déjà, mais surtout à ne pas prendre de recul, à ne pas remettre en cause l’ensemble.

L’intellectuel ne fait alors que résoudre les problèmes qui se présentent à lui plutôt que de

penser la structure dans son ensemble. Il lui est défendu de conceptualiser et donc de penser

ce qui n’existe pas (encore). Cette idée fait changer fondamentalement l’architecture du

savoir : classiquement la philosophie est la discipline reine, chargée de créer des concepts et

de proposer de nouvelles idées qui doivent ensuite descendre jusqu’à leur application

opérationnelle, dans cette nouvelle conception, elle doit fournir des solutions demandées par

l’opérationnel, qui dirige la production du savoir (Lyotard, 1979).

Un autre phénomène de la pensée unidimensionnelle est l’utilisation d’un langage dénué de

toute charge critique. Marcuse montre que nous utilisons sans cesse des termes tout prêts, des

clichés, qui finalement identifient l’objet désigné avec sa fonction sociale, politique ou

économique. On parle de « libre entreprise », d’un « brave type », de « votre drug-store ». Il

rappelle par exemple que RDA signifie République Démocratique d’Allemagne. De même,

on peut se demander pourquoi la Turquie et la Grèce adhèrent à l’OTAN, l’Organisation du

Traité de l’Atlantique Nord – si on fait attention aux mots eux-mêmes et non pas au signifiant

prêt-à-penser qu’ils veulent nous imposer. La pensée unidimensionnelle tend à effacer la

charge critique que contiennent les mots, comme elle l’a déjà fait pour des termes comme

« Etat », « société », « ouvrier » qui étaient sémantiquement beaucoup plus puissants et

agressifs au 19ème siècle.

L’accomplissement de la pensée unidimensionnelle est la philosophie unidimensionnelle.

Marcuse attaque le positivisme et en particulier la philosophie du langage de Wittgenstein. En

refusant de penser ce qui n’existe pas, en se cantonnant à un langage de tous les jours, en

refusant de parler des universaux, en supposant que les mots existent hors de tout contexte

politique, social, éthique, la philosophie du langage se mutile ; elle tue la fonction

essentiellement critique de la philosophie et de la pensée. Elle crée ainsi un univers qui

n’existe pas puisqu’il est exempt de tout problème moral, esthétique… qui s’auto-justifie et

qui légitime le langage et la logique de la société unidimensionnelle.

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Tout ceci – mais également les différents axes que nous avons vu précédemment – crée

l’aboutissement de l’idéologie unidimensionnelle : la fausse conscience. Chez Marx, la

bourgeoisie ne peut comprendre son rôle historique et croit sincèrement être

l’accomplissement du développement humain, une manière de se protéger idéologiquement

de la lutte des classes. Cet aveuglement culturel est la fausse conscience. Marcuse

universalise ce concept, il l’étend à toute la société unidimensionnelle, à tous ceux qui croient

que notre société n’a plus à évoluer qualitativement, qu’elle est le meilleur résultat auquel on

puisse espérer et que le reste est de l’utopie.

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3. Commentaires critiques

3.1 Réception de L’homme unidimensionnel En France, le plus grand écho que reçut L’homme unidimensionnel fut celui de mai

1968. Sa remise en cause de la société de consommation, des institutions démocratiques et

son attention portée à l’individu et à son développement lui ont permis de devenir l’un des

livres-phares de la révolte étudiante, malgré sa grande complexité. Un des grands leaders de la

révolte étudiante allemande, Rudi Dutschke, s’est aussi réclamé de Marcuse.

L’ouvrage est également remarqué par les marxistes, qui le considèrent – à juste titre –

comme trop pessimiste, parce qu’il ne pense pas que le capitalisme va s’autodétruire sous

l’effet de ses contradictions. En effet, la société unidimensionnelle chez Marcuse est terrible,

puisque justement elle absorbe la contradiction au lieu de l’exacerber, et tend plutôt à devenir

pérenne plutôt qu’à évoluer. D’où le pessimisme de Marcuse, en opposition avec

l’« optimisme » marxiste.

3.2 Point de vue sur L’homme unidimensionnel Pour commencer, il faut reconnaître la grande complexité et la multitude des références

de la pensée de Marcuse. Il est difficile de comprendre Marcuse non seulement parce qu’il

utilise des concepts hégéliens, marxistes ou freudiens et que sa pensée est subtile et fine, mais

aussi parce que nous sommes pris dans la société unidimensionnelle, et qu’il est donc d’autant

plus ardu de combattre ce qui paraît évident. Marcuse force son lecteur à un vrai travail de

philosophie, au sens fort du terme.

Cela étant dit, la lecture de L’homme unidimensionnel est un grand plaisir intellectuel.

En premier lieu parce que Marcuse donne ici une critique de la société de consommation

démocratique dans son ensemble, et surtout de son influence sur l’individu lui-même. Cette

critique parvient à être globale, à toucher autant les aspects concrets que les aspects

idéologiques de notre mode de vie ; pour autant, Marcuse ne construit pas de système

enfermant, et son analyse reste ouverte et souple.

On a beaucoup parlé de Marx et de Freud comme inspirateurs de Marcuse, avec raison.

Je crois que la plus grande beauté de sa pensée réside dans des inspirateurs plus secrets

comme Nietzsche ou les philosophes grecs. Comme eux, Marcuse recherche un mode de vie

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juste, qui permette à l’individu de vivre pleinement, de jouir de l’existence tout en s’affirmant

comme individu. Mais il va plus loin en cherchant à comprendre si cela est possible au niveau

de tout une société, comment un changement non pas technique, politique ou économique

serait possible, mais bien un changement culturel à grande échelle. L’ensemble des individus

d’une société peut-il se libérer des structures dans lesquels ils vivent ? La puissance de

Marcuse, malgré son pessimisme, est de proposer un changement qui soit à la fois personnel

et social.

A travers cette question, il rejoint la question de la décroissance : un changement global

des mentalités est-il possible ?

Sa pensée a enfin le mérite de relégitimer l’idéologie, entendue comme l’étude des idées

et de leur évolution, à la fois comme un outil critique pour analyser notre société et ses

changements, mais aussi comme un outil de production de critique, pour développer des idées

alternatives. La beauté de la pensée de Marcuse réside aussi dans sa capacité indéfectible à

croire au changement par la libération des consciences – bien que ce changement n’ait rien

d’automatique, contrairement au marxisme, et requiert d’immenses efforts de notre part.

Notre seule défaite serait de nous résigner.

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4. Bibliographie d’Herbert Marcuse

Les écrits de Marcuse sont nombreux et variés (ouvrages, chroniques articles, notes de

cours…). Nous nous limiterons donc volontairement à ceux ayant été traduits en français.

• 1932 L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, Paris, Editions de Minuit, 1972

• 1933-1968 Culture et société, Paris, Editions de Minuit, 1970

• 1955 Eros et civilisation, Paris, Editions de Minuit, 1963

• 1963 Le marxisme soviétique, Paris, Gallimard

• 1964 L’homme unidimensionnel, Paris, Gallimard

• 1968 La fin de l’utopie, Paris, Seuil

• 1969 Critique de la tolérance, Paris, John Didier

• 1969 Philosophie et révolution, Paris, Denoël-Gonthier

• 1969 Vers la libération au-delà de l’homme unidimensionnel, Paris, Editions de

Minuit, 1969

• 1971 Pour une philosophie critique de la société, Paris, Denoël-Gonthier

• 1973 Contre-révolution et révolte, Paris, Seuil

• 1976 Actuels, échecs de la Nouvelle Gauche, Paris, Galilée

• 1976 Berliner Requiem, Paris, Galilée

• 1979 La dimension esthétique, Paris, Seuil

5. Références

Galbraith John Kenneth (1967), Le Nouvel Etat Industriel, Paris, Gallimard

Lyotard Jean-François (1979), La condition postmoderne, Paris, Editions de Minuit