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L'HOMME SAINS NOM NOUVELLE On avait parlé pendant le dîner des hasards de la guerre et des conséquences parfois si inattendues de la captivité : des amnési- ques, des disparus vivants, des retours inespérés. J'ai connu, disait un convive, un homme qui y a bel et bien perdu son nom. Non, il ne s'agit pas là d'une simple histoire de prisonniers comme on en a tant raconté mais d'une véritable substitution d'état civil, acceptée, conclue et qui, par l'enchaîne- ment des circonstances devait se confirmer après la guerre. Car tout a été possible au lendemain de cette rafle de 1941 qui rassem- bla dans les Oflags et les Stalags plus de deux millions de prison- niers. Comment l'administration du Grand Reich réussit-elle, en quel- ques mois, à concentrer, immatriculer, loger, nourrir et garder, derrière des fils de fer, ces hommes en déroute, si différents les uns des autres mais tous bien décidés à opposer à l'ordre alle- mand l'indifférence de leur fatigue et de leur découragement ? C'est là le secret du dieu de la guerre. Il y eut, parmi ces hommes, comme dans toutes les communautés, les inévitables aventuriers, les éternels aventuriers dont les malheurs n'abattent jamais l'in- géniosité et pour qui les vents contraires sont autant de nouveaux stimulants. La vie des camps ne fut pour eux qu'un terrain d'expé- rience de plus. Songez que j'ai vu jouer au bonneteau dans les baraques, et de vieux officiers y perdre leur solde. Je ne parle pas du trafic du schnaps ou du tabac, enfance de l'art, et des complicités à l'infirmerie qui pourtant manquait de tout mais où un jeune dévoyé, de son métier chasseur de boîte de nuit à Mont- martre, se procurait une cocaïne douteuse qu'il revendait à prix d'or à quelques névrosés. Oui, en quatre années de captivité, nous avons tout vu. Mais voici mon histoire, elle est connue des seuls témoins qui, sans doute, l'ont oubliée. 1 Le lieutenant de Gassicourt et le capitaine Morel échangeant leurs noms et leurs papiers sans éveiller l'attention des Allemands ni plus tard celle de l'administration française est une de ces gageures que seul le coup de filet de 1944 et la fièvre de la libéra- tion pouvaient permettre de réussir. Et voici mon histoire.

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NOUVELLE

On avait par lé pendant le dîner des hasards de la guerre et des conséquences parfois si inattendues de la captivité : des amnési­ques, des disparus vivants, des retours inespérés .

J 'ai connu, disait un convive, un homme qui y a bel et bien perdu son nom. Non, i l ne s'agit pas là d'une simple histoire de prisonniers comme on en a tant r acon té mais d'une véri table substitution d 'é tat c ivi l , acceptée, conclue et qui, par l 'enchaîne­ment des circonstances devait se confirmer après la guerre. Car tout a é té possible au lendemain de cette rafle de 1941 qui rassem­bla dans les Oflags et les Stalags plus de deux mill ions de prison­niers.

Comment l 'administration du Grand Reich réussit-elle, en quel­ques mois, à concentrer, immatriculer, loger, nourr ir et garder, de r r i è re des fils de fer, ces hommes en déroute , si différents les uns des autres mais tous bien décidés à opposer à l'ordre alle­mand l'indifférence de leur fatigue et de leur découragement ? C'est là le secret du dieu de la guerre. I l y eut, parmi ces hommes, comme dans toutes les c o m m u n a u t é s , les inévitables aventuriers, les é ternels aventuriers dont les malheurs n'abattent jamais l ' in­géniosi té et pour qui les vents contraires sont autant de nouveaux stimulants. L a vie des camps ne fut pour eux qu'un terrain d'expé­rience de plus. Songez que j ' a i vu jouer au bonneteau dans les baraques, et de vieux officiers y perdre leur solde. Je ne parle pas du trafic du schnaps ou du tabac, enfance de l'art, et des complic i tés à l 'infirmerie qui pourtant manquait de tout mais où un jeune dévoyé, de son mét ie r chasseur de boî te de nuit à Mont­martre, se procurait une cocaïne douteuse qu ' i l revendait à prix d'or à quelques névrosés . Oui, en quatre années de captivité, nous avons tout vu. Mais voici mon histoire, elle est connue des seuls t émoins qui, sans doute, l'ont oubliée. 1

Le lieutenant de Gassicourt et le capitaine More l échangeant leurs noms et leurs papiers sans éveiller l'attention des Allemands n i plus tard celle de l 'administration française est une de ces gageures que seul le coup de filet de 1944 et la fièvre de la libéra­tion pouvaient permettre de réussi r . E t voici mon histoire.

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L'affaire avait été conclue au camp de Lienz an der Drau (Au­triche). Unis par la m ê m e infortune, le capitaine Morel et le lieutenant de Gassicourt s 'étaient connus en ce mois de ju in 1940 qui vit la dé rou te des a rmées f rançaises . Les hasards de la capt ivi té en avaient fait des inséparables . Le capitaine de pionniers et le lieutenant de chasseurs d'Afrique « cravatés » avec les deux mil ­lions et demi de Français sous les armes ne devaient plus se quitter. Des marécages de Rambervilliers, aux fils de fer barbe lés de Nuremberg puis aux baraquements du Tyrol , ces deux hommes si différents et qui auparavant s'ignoraient, se retrouvaient chaque fois sur la m ê m e liste de dépa r t et partageaient chaque fois le m ê m e coin de wagon, la m ê m e soupe aux rutabagas et la m ê m e botte de paille que le Gouvernement du Trois ième Reich se crut obligé d'offrir pendant cinq ans à toute une h u m a n i t é captive qui n'en demandait pas tant. I l est des ê t res qui sont faits pour se rencontrer. Parmi les cinq ou six mil le officiers et soldats p a r q u é s tant bien que mal au soir de la capture dans les premiers fils de fer d'un camp improvisé , More l et Gassicourt devaient tout aus­si tôt se reconnaî t re . Cela avait c o m m e n c é par une boutade. Désarmés , lamentables, exténués , s'attendant à tout et au pire, les prisonniers offraient le triste spectacle d'un troupeau sur le chemin de l'abattoir.

— J'ai l 'impression, les gars, qu'on est fait comme des rats. Pas vrai, petite tê te ?

Le lieutenant de Gassicourt se retourna. Le capitaine qui avait lancé ces mots d'un accent gouailleur qui fleurait bon son boule­vard Montmartre apostrophait maintenant une jeune sentinelle allemande qui venait de lu i braquer sous le nez un fusil mitrai l­leur trop grand pour elle.

— Comme des rats, r épé t a Gassicourt machinalement. E t on parla tout de suite d'autre chose : c'est-à-dire de Paris. Dès lors on se comprenait. Le soir sur la paille on fit plus amplement connaissance. — Rue Lepic et vous ? — Vaugirard. ~* — Des gosses ? — Non, cél ibataire et vous ? — Oh ! moi ce serait trop long à vous expliquer. Seul : personne

ne m'attend. • — M o i , pas davantage. Alors vous comprenez, mon capitaine,

si je me moque de leurs ba rbe lés .

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Et, sarcastique, Gassicourt ajoutait : — Ri r a bien qui rira le dernier, on peut attendre, on n'est pas

pressé . More l n 'é ta i t pas de cet avis :

— Pour la Noël, mon vieux, nous serons chez nous. De camp en camp, de baraque en baraque, de fouille en fouille,

de misères en misères , de France en Allemagne on eut tout le temps de se connaî t re et de s 'apprécier . Les deux officiers accep­taient les coups du sort avec la m ê m e séréni té , jamais une plainte inutile, jamais cet horrible « cafard » qui terrassait tant de leurs jeunes camarades prompts à s 'émouvoir et à désespérer . Us en avaient déjà tant vu l 'un et l'autre dans leur vie ! Ils faisaient, en effet, presque figure de vieux dans leurs baraques, l u i Gassicourt avec ses quarante-trois ans et ses tendances à l'embonpoint, Morel avec ses trente-neuf ans, sec, maigre et poi lu au mil ieu des jeunes officiers d 'activé et de ces aspirants frais émoulus , r amassés dans les jardins et prairies de France comme p â q u e r e t t e s au printemps.

Avec le temps les deux nouveaux amis en éta ient venus aux confidences.

More l avait eu des ennuis dans sa vie et Gassicourt des diffi­cul tés . Le premier avait gagné trop d'argent et le second en avait trop perdu.

Sous les sapins de l'Oflag X I I I , à Nuremberg, tout en faisant les cent pas dans la neige, ils s 'étaient presque tout dit. Morel , type d'aventurier parisien, avait fait tous les mét ie rs et connu, comme i l disait avec une piquante discrét ion, des hauts et des bas. L a finance étai t sa spéciali té. I l avait m a n i é des millions dont i l ne lu i restait rien. I l en parlait avec bonne humeur, expliquait à Gassicourt comment on lance une affaire par actions et comment l'argent vous arrive tout seul.

— M a dern ière combine, lu i disait-il, m'aurait a s suré mes vieux jours sans une indiscré t ion de presse, un chantage quoi ! I l s'agis­sait d'une mine de platine, un truc un peu vague mais bien p résen té . Les gens venaient pleurer jusque chez moi pour que je prenne leur argent. Mais un jour un journaliste à qui j 'avais refusé un contrat de publ ic i té se met dans l ' idée de me poser dans son torchon des questions indiscrètes , notamment l'emplacement exact de la mine en auestion. I l n'y a rien de tel pour c réer la panique. Ah ! malheur. Mais après la guerre on se rattrapera et i l y aura du bon temps.

Gassicourt l 'écoutait avec surprise, l u i qui de sa vie n'avait t ra i té l a moindre affaire et s 'était con ten té de dévorer au jeu, en Quelques années , l 'héri tage paternel. I l admirait cet homme si sû r de lui qui traitait, du moins en paroles, d'égal à égal avec le

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Régent de la Banque de France, jonglait avec des billets de mille, réuss issa i t ou ratait son coup, mais retombait toujours sur ses pieds. L u i Gassicourt, orphelin de bonne heure, sans la moindre famille qu'une vieille tante perdue de vue, n'avait jamais supposé qu ' i l p û t ajouter un centime au patrimoine familial . I l s 'était donc con ten té de le dilapider à sa façon. Ruiné, incapable de tenter quoi que ce soit, i l avait qu i t té la France quelques années avant la guerre et s 'était instal lé au Maroc où i l avait vécu peu de temps chez un riche colon, vieil ami d'enfance, qui l'avait logé dans une de ses fermes en échange des menus services qu ' i l pouvait lu i rendre sur place. Mais Gassicourt, ennemi de toute contrainte, n'y devait pas rester et la guerre de 39 l'avait surpris aux environs de Rabat, sans un sou, riche seulement de sa noblesse ( i l appar­tenait à l'une des plus anciennes et illustres familles de Norman­die) et d'un livret militaire qui devait faire de lu i un lieutenant de cavalerie au deuxième jour de la mobilisation et un prisonnier de guerre ap rès dix mois d'une drô le et absurde guerre.

Sa seule passion dans sa vie étai t le jeu et i l avait sacrifié au poker et au baccarat les belles fermes normandes dont ses aïeux avaient pendant des siècles largement vécus. Aussi bien quand More l et lu i se mirent dans l 'idée d'organiser au camp quelques parties la « 122 », la baraque où ils vivaient, avec une centaine de camarades, devint le tripot de l'Qflag. Tout le monde venait à l a « one two two » où l 'on étai t sû r de trouver des joueurs, de l'ar­gent et le meilleur accueil. Bridge, belote, craps, poker, i l y avait pour tous les goûts . On vit m ê m e , un jour, More l donner des leçons de bonneteau à des aspirants ébahis . Une vér i table roulette de Monaco, un sabot de baccarat ; des jetons multiclores de cercle, venus de Nuremberg jusqu'au camp grâce à d'invraisembla­bles complici tés , devaient achever ce cycle infernal. L'argent ne manquait pas, les officiers continuant de toucher, on le sait, en capt ivi té le montant de leur solde en « lager marks ». Ces petits papiers, en soi sans valeur, avaient néanmoins leur pouvoir d'achat à la cantine et pouvaient ê t r e renvoyés aux familles d û m e n t trans­formés en francs par les soins de cette extraordinaire administra­tion allemande qui avait p révu jusqu'aux moindres détai ls de la guerre, y compris la victoire.

L a roulette surtout, é tai t d'un bon rapport et les affaires des deux associés p rospéra ien t lorsqu'un jour More l eut une de ces idées de génie dont i l avait le secret.

— Tout cela, expliqua-t-il à Gassicourt, c'est t rès jo l i de rafler les soldes des capitaines et des lieutenants. E n fin de compte c'est peu. Les vrais capitalistes, eux, ne viennent pas à la « 122 » : ce sont les officiers supér ieurs ( i l disait, comme tout le monde, irré-

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vérencieusement , les officiers « dits » supé r i eu r s ) . Ils sont là, dans une baraque à part, une centaine de colons et de commandants, r e m b o u r r é s de lager marks, ne dépensan t rien et touchant des soldes considérables correspondant à leur grade. Ce scandale doit cesser. I l y a heureusement parmi eux deux ou trois coloniaux assez bons vivants, je vais y faire une petite prospection.

Le lendemain, à la baraque des officiers supér ieurs une table de chemin de fer avec dépar t à cinq marks secoua la torpeur de l 'Etat-Major en prison. Les plus vieux éta ient les plus enragés. D'anciens polytechniciens à cinq galons retrouvaient leur audace face à la dame de carreau. Le démon du jeu s 'était e m p a r é du camp.

Les théor ies de More l triomphaient : l'argent appelle l'argent., i l faut le prendre là où i l se trouve... etc. . U n soir les amis firent leurs comptes, c 'était extravagant.

— La guerre, disait Morel en faisant des liasses de lager marks, c'est le moment où l'argent change de mains. C'est l'heure des nou­veaux riches par excellence. Que ne suis-je à Paris, mon vieux Gas­sicourt, en ce moment. D' ic i , tiens je les entends tomber : tac... tac... tac...

Et , avec une curieuse mimique de ses doigts, i l semait sur le tapis ses tac tac tac comme autant d'invisibles louis d'or.

L a l ibérat ion étai t le grand sujet de conversation des prison­niers. Chaque jour apportait sa nouvelle et son espoir : on va libé­rer les agriculteurs, puis les ingénieurs , puis les instituteurs, enfin les pè res de famille s'en iraient b ien tô t à leur tour.

More l étai t aussi sensible à ces bruits que Gassicourt leur paraissait indifférent.

— Enfin mon vieux, si demain on venait te dire : Gassicourt vous ê tes libre cela ne te ferait pas quelque chose, là, un petit pincement au cœur ?

L'autre haussait les épaules : — E h bien ! non, franchement non. Tant que la guerre durera

je me sens mieux ic i qu'ailleurs. Qu'irai-je faire à Paris ? Me faire inscrire au chômage sans doute. Personne ne m'attend, pas de femme, pas d'amis, la misè re et la lutte seulement !

On pensait qu ' i l plaisantait. On comprit qu ' i l disait vrai quand en juillet 1941 — alors que les captifs de Nuremberg venaient d 'ê t re t r anspor t é s dans le Tyrol , ce paradis ! — arriva la nouvelle de la prochaine l ibéra t ion des anciens combattants de la guerre 14-18, c'est-à-dire de tous les officiers de réserve et de tous les soldats âgés de plus de quarante ans.

Gassicourt accueillit la nouvelle avec une certaine mélancolie. Encore déménager , pensait-il, et pourquoi ?

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More l , lu i , à quelques mois seulement de la quarantaine, voyait s 'éloigner tout espoir de fuite. C'est alors que le pacte fut conclu-

L a capture des a rmées françaises, en ju in 40 avait, on le sait, pris les proportions d'une vér i table rafle. Deux mill ions et demi de França is avaient é té r amassés sur les routes et dans les dépôts , la plupart sans armes, sans bagages, sans papiers. Les un i tés , les rég iments , les dépôts se t rouvèren t tout à coup t r anspor t é s , mé­langés, p a r q u é s der r iè re des fils de fer barbe lés et i l fallut toute la patience de l 'administration allemande pour transformer en prisonniers légaux cette foule b igar rée et stupide dans laquelle les vainqueurs avaient du mal à reconna î t re feu l ' a rmée française. Après les premiers jours de désord re et d'affolement dans des camps de fortune, tous les prisonniers furent invités à remplir des fiches. Sur parole, faute de mieux, chacun déclarai t son état-c ivi l , son grade, sa profession et sa religion. Les fraudeurs furent nombreux et personne ne saurait en vouloir à ces officiers d 'activé qui s'inscrivirent de la réserve, à ces cél ibata i res qui se déclarè­rent chargés de famille, aux Juifs qui se dirent catholiques et aux adjudants qui, par peur du stalag, se donnèren t du galon. L'Alle­mand accepta sans discussion ces déc lara t ions . Seul le nombre lu i importait . Une baraque de cent vingt prisonniers devait, aux deux appels quotidiens, contenir cent vingt hommes, un bloc de 1 200, 1 200, et un lager de 12 000, 12 000. I l n'y avait pas à en sortir. Les appels se faisaient de la façon suivante : les hommes rangés par files de vingt en profondeur devaient rester immobiles du rant le temps du contrôle . Le chef de baraque annnonça i t : 120. L'officier allemand ass is té de l ' in terpète comptait les files et, en une minute, trouvait son compte. E t i l partait content jusqu'au soir. Peu lu i importait les noms, les grades, les visages barbus ou les c rânes tondus. Le troupeau devait ê t r e au complet. Une question de têtes de bétail, quoi ! Ces explications, dont nous nous excu­sons a u p r è s du lecteur, n'ont d'autre but que de montrer combien fut, en fait, facile l 'exécution du pacte Morel-Gassicourt.

— Tu me donnes tes papiers, tu prends les miens. Je deviens Gassicourt et toi More l . Seuls" les camarades s'en apercevront, et de ce côté rien à craindre. Quant aux Allemands ils n'y verront que du feu. Tu ne leur as jamais par lé , moi non plus, ils ne nous connaissent pas et se soucient bien de savoir qui est Lamcourt et qui est Gassirel ! Je pars, tu restes, tu touches ma solde, tu ré­ponds à mon nom à l'appel et pendant ce temps, moi , j 'organise l'avenir pour nous deux. E n quelques mois je suis à flot et le jour de la l ibéra t ion je t'attends avec le sac. Ça va ?

More l n'avait pas eu à plaider longtemps sa cause. L'autre découragé , peu soucieux de se retrouver aux prises avec la vie,

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hab i tué à l'existence oisive du camp, se trouvait maintenant fort à l'aise à Lienz avec un vrai lit, du pain blanc et un service de ravitaillement clandestinement mais supé r i eu remen t organisé dans le pays. Le m a r c h é fut conclu. Les deux amis échangèren t ce qui leur restait des papiers officiels, plus les papiers du camp et mi­rent seulement quelques intimes dans la confidence. On crut Gassicourt devenu fou. Avait-on jamais vu un prisonnier refuser sa l iber té ? Mais jusqu'au jour du dépa r t tous furent discrets.

Le 20 août 1941 ce fut dans le camp la scène des adieux entre deux généra t ions . Les jeunes voyaient partir les anciens sans le moindre sentiment de jalousie. Morel embrassa Gassicourt et jus­qu'au dernier moment lui confia ses espoirs et ses projets... Une petite agence pr ivée d'abord... un journal financier... quelque bonne affaire d'exportation et tac... tac... tac... tu les entends tomber...

— Ça va, ça va, disait l'autre, tu vas manquer le train. More l arriva en retard sur les rangs, juste à temps pour répon­

dre « présen t » ! à l'officier allemand qui venait d'appeler « Lieu­tenant de Gassicourt »

Le prisonnier regagna sa baraque, sans émotion, tirant tran­quillement sur sa pipe.

— Alors on rempile, lui dit goguenard, son voisin de lit, en lui envoyant une bourrade dans le dos. Sacré Morel ! V a !

L'homme étai t descendu du car de Paris à Mantes-la-Jolie. La nuit tombait sur la petite ville. I l portait à la main une minable valise de carton et avec son visage maigre et pâle , son complet trop large et ses lourds brodequins trop neufs, on ne pouvait guère s'y tromper : c 'était un de ces innombrables prisonniers ra­pat r iés qu'on rencontrait un peu partout sur les routes de France en ce mois d 'août 1945.

I l allait d'un pas lent et hés i tant , aussi indifférent aux pas­sants que ceux-ci l 'étaient pour lu i . I l traversa le bourg, gagna la route de Versailles et, pensif, continua son chemin, insensible à la poésie des champs sur lesquels venaient mourir, dans une sym­phonie dorée les derniers rayons du soleil. A quelques ki lomètres de Mantes, devant la grille d'une p ropr i é t é pr ivée i l s 'arrêta. C'était bien là. A travers les barreaux on pouvait apercevoir au fond d'un parc soigneusement entretenu la silhouette d'une de ces confortables et riches demeures comme i l y en a tant dans la grande banlieue parisienne et qui, trop neuves pour s'appeler châ­teau, sont trop grandes pour se dire villas. Au-dessus de la porte principale une plaque de fer portait cette inscription : « Les Chèvre-

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feuilles ». I l n'y avait pas d'erreur. D'une main assurée i l t ira sur la chaîne, une cloche retentit dans la nuit. Aussi tôt d'un petit pavillon de garde, sur la droite, sortit un valet en livrée qui, sans l 'ouvrir, s'approcha de la grille. D'un œil méfiant i l avait dévisagé le visiteur. Le dialogue suivant s'engagea dans la p é n o m b r e :

— Que désirez-vous ? ! — Ouvrez, vous le saurez b ientô t . — Ce n'est pas une heure pour dé ranger le monde... — Je ne p ré t ends déranger personne, je suis ic i chez moi et

vous ordonne de m'ouvrir. — Qui êtes-vous donc pour parler ainsi ? — Je suis le comte de Gassicourt, comprenez-vous mainte­

nant ? — Le comte de Gassicourt ! El le est bien bonne celle-là... — Vous ne me croyez pas ? — Plus souvent que je vous croirai, vu que monsieur le comte

et madame la comtesse sont p r é s e n t e m e n t à table. — Je vous dis que je suis le comte de Gassicourt. — Suffit ! E t puis ne criez pas comme ça ou je fais donner

les chiens. Allez cuver votre vin ailleurs. E t sans rien ajouter le domestique p res sé d'en finir tourna les

talons laissant l'homme stupide et sans voix agr ippé aux lourds et infranchissables barreaux des « Chèvrefeuilles ».

— Non, se disait-il, je ne me trompe pas et puis les lettres de More l sont là dans ma valise. I l s'agit bien des Chèvrefeuilles, à Mantes, le rendez-vous est bien précis , j 'aurais dû té léphoner en arrivant à Paris...

Le silence à nouveau régnai t sur la route. Le r apa t r i é reprit son pas t r a înan t , la tê te basse. A deux cents mè t r e s de là une lu­miè re bri l lai t . I l s'y dirigea, c 'était une auberge. Des paysans a t t a rdé s bavardaient sur le pas de la porte. On lu i fit un cordial accueil.

— Vous venez de loin comme ça ? demanda la patronne, une bonne grosse c o m m è r e engageante et curieuse.

— De loin, vous pouvez le dire, ma bonne dame, répondi t l 'homme en se déba r r a s san t de son mince bagage ; j 'arr ive du Tyrol en wagon à bestiaux jusqu ' à Paris, de Paris à Mantes debout dans l'autocar et de Mantes ic i , à pied. Je sais varier les plaisirs du voyage, comme vous le voyez. Alors vous comprenez, j ' a i p lu tô t faim...

— On comprend ça, mon gars, disaient les paysans en chœur . L a petite servante, à son tour s'empressa : — Vous tombez bien, nous avons ce soir une bonne soupe aux

haricots, une omelette et du gigot.

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Les yeux de l'homme bri l lèrent . E n un instant la table fut dressée . Tout en mangeant, on fit la conversation. Us voulaient tout savoir les braves gens : la vie au camp, la t ê t e des gardiens le jour de la l ibérat ion, la joie des prisonniers, l'attitude des civils alle­mands, etc.. etc..

L'homme parlait maintenant sans contrainte. On avait mon té de la cave en son honneur quelques vieilles bouteilles de v in rouge échappées par miracle aux occupants, puis aux l ibéra teurs , et i l se sentait tout ragaillardi. I l décida de passer la nuit à l'auberge. On lu i donna la meilleure chambre avec un vrai l i t et de bons gros draps blancs. I l voulut offrir une tou rnée de liqueur et, tard la soirée se prolongea.

— Vous connaissez les p ropr ié ta i res des « Chèvrefeuilles » ? demanda-t-il soudain à son hôtesse ?

— Pour sûr qu'on les connaît , r épondi t la femme, du beau monde et pas fier. E t riches, je ne vous dis que ç a !

Tout en questionnant i l apprit ainsi que le comte de Gassicourt était venu dans le pays trois ans auparavant, qu ' i l avait acheté « les Chèvrefeuilles » abandonnés depuis longtemps et qu ' i l en avait fait un petit palais. Peu de temps après , i l avait annoncé son mariage à Paris et la comtesse, toute jeune, était venue vivre aux « Chèvrefeuilles » pour le plus grand profit de toute la commune. C'était, expliquaient les paysans, des gens généreux et bons aux­quels on ne s'adressait jamais en vain. L u i s'occupait, croyait-on, dans la finance. On le voyait part ir tous les matins dans sa grande voiture pour Paris dont i l ne revenait que le soir. D u monde régu­lier, quoi !

Le rapa t r i é , maintenant, en savait assez ; i l but une dernière l ampée d'eau de vie, qui lu i parut un peu amère , et, souhaitant à tous la bonne nuit, s 'apprêta à aller se coucher. Comme i l montait le petit escalier, la patronne le rappela :

— Dites donc, mon brave, si ça ne vous dérange pas trop, voulez-vous me remplir la fiche de police. Les gendarmes passent souvent de bonne heure et ce serait bien dommage de vous réveiller si matin. Excusez-moi, mais par ces temps de guerre vaut mieux ê t re toujours en règle.

— Rien de plus naturel, répondi t l 'homme. I l pri t la feuille, s'approcha de la lampe et lut lentement l'ha­

bituel questionnaire : « Nom... âge... profession... allant à... venant de... » I l la relut une deuxième fois et se mit à remplir les cases : « quarante-cinq ans... officier de réserve.. . célibataire. . . e t c . . etc..

I l écrivait lentement, puis ayant posé la plume i l resta pensif un instant, hocha la tête, enfin d'une main résolue, i l écrivit son nom et signa : Jules More l .

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Le comte Roger de Gassicourt, en cette mat inée d 'août 1945, prenait de fort bonne heure son petit dé jeuner sur la terrasse des « Chèvrefeuilles » lorsque le valet de chambre vint lu i dire qu'un homme, à la grille, insistait pour le voir. I l ajoutait que l ' individu ayant mauvaise figure, le concierge l'avait déjà écondui t la veille au soir.

Las des tapeurs et des mendiants, le comte eut un geste d'impa­tience :

— Qu'on lu i donne quelque chose et qu ' i l s'en aille ! — Mais i l insiste, monsieur le comte, et menace. I l veut voir

monsieur le comte à tout prix... I l dit qu ' i l s'appelle... Laurel... Lurel. . . Corel..

Le comte fit un bond sur sa chaise : — More l ! vous ne pouvez pas le dire plus tôt... cria-t-il en lâ­

chant sa tasse de café. — Morel , c'est bien ça, r épé ta le valet. Mais déjà le comte dévalant les escaliers de la terrasse d'une

seule enjambée , avait franchi la distance qui sépara i t la maison de la grille.

— More l ! More l ! mon vieux, enfin te voilà... i l y a huit jours qu'on t'attend, lu i cria-t-il du plus loin qu ' i l ape rçu t son ami.

Le gardien avait p r éc ip i t ammen t ouvert la porte, les deux hom­mes se sau tè ren t au cou, comme dans un bon m é l o d r a m e :

— Toi ! To i ! — M o i ! M o i ! Les domestiques regardaient avec effarement cette scène atten­

drissante. Bras dessus, bras dessous, les deux amis gagnèrent la maison, cependant que du bout des doigts le valet avait recueilli la pauvre valise de carton du prisonnier.

— Marguerite n'est pas réveillée, disait Morel — auquel nous restituons son vér i table nom — nous allons pouvoir parler tout à notre aise. Mais d'abord dé jeunons .

Le valet s'empressait. — Antoine, lu i dit son ma î t r e , voici monsieur More l que nous

attendions. I l est i c i comme chez lu i et tu te tiendras à sa dispo­sition comme si c 'était un autre moi-même. Conduis-le à sa cham­bre et puis nous dé jeunerons . Apporte un peu plus de thé , des toasts et des œufs .

Quelques instants après , Gassicourt, méconnaissable , ayant tro­qué ses effets militaires pour un costume civi l , rasé de frais, pre­nait place sur la terrasse devant un confortable petit dé jeuner . I l regardait son ami avec surprise.

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— Je devine ta question, lu i dit Morel quand le valet eut dis­paru, je t'ai introduit auprès du personnel comme monsieur Morel . C'est intentionnellement. Je t'expliquerai. Mais parlons de toi. Comme tu as changé, mon pauvre vieux. I l va falloir que je te soigne et sé r ieusement .

Le fait est que Gassicourt n 'é ta i t plus le m ê m e . I l avait perdu son aimable embompoint, ses joues é ta ient creuses, i l avait le teint jaune et les tempes blanchies. I l parla, tout en dévoran t des œufs frits, de ses dern ières années de captivité, donna des nouvelles des camarades et raconta son voyage, son arr ivée à Paris et sa nuit à l'auberge à deux cents mè t r e s des « Chèvrefeuilles ».

— Mais pourquoi n'as-tu pas prévenu ? Tout é ta i t p r ê t i c i pour te recevoir. I l y a plus de huit jours que ta chambre est faite, et je constate avec plaisir que ce complet gris que j ' a i sorti pour toi de ma garde-robe ne te va pas trop mal .

— J'avais pensé qu'en disant mon nom, ton concierge ouvrirait la grille sans difficultés.

More l se gratta la tê te un instant : — Mieux vaut s'expliquer tout de suite, lu i dit-il enfin. Pour

tout le monde i c i je suis Gassicourt. C'est plus commode et tu me comprendras.

— J'ai dé jà compris, dit simplement l 'autre. — Pas fâché, au moins ? Ce n'est qu'un petit retard. Tu ne

saurais croire combien ton nom m'a servi et me sert encore. I l m'a ouvert bien des portes y compris celles du c œ u r de Marguerite Rabourdin et du coffre-fort de son papa. I l est extraordinaire comme en ces temps de démocra t i e un titre, une particule font impression. Crois-tu par exemple, que l'Agence Mondiale — c'est le nom de notre affaire — aurait gagné la confiance du faubourg Saint-Germain si je m'é ta is appelé More l ? Car je dois te l'avouer, More l financier est légèrement b rû lé depuis 1939.

Gassicourt écouta i t sans surprise les confidences de son ami. — Oui, tu te souviens de l'affaire des mines d'or et de platine ?

J 'é tais un peu dans le coup et ne m'en suis t i ré que grâce à la guerre. Mais mieux vaut ne pas rappeler mon nom à ces messieurs de la Bourse. Tandis que Gassicourt ça fait neuf dans le mét ier , ça fait riche et si je ne craignais de t'offenser, je dirais aussi ça fait « poire ». Les gens se disent : voilà encore un amateur dans une affaire, c'est bon on va le rouler. Us y viennent et chaque fois c'est moi qui les possède.

Gassicourt l ' interrompit : — Mais alors si Morel est un nom dangereux je ne vois pas

pourquoi...

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— J'ai p révu ton objection, More l , Jules est mort, bien mort. Tous les papiers d'état-civil que je vais te remettre provisoirement portent le nom de Morel , Lucien. J 'ai m ê m e réuss i à faire changer la date de naissance.

Pour l'a meilleure compréhens ion des faits i l convient de dire que More l , depuis son retour de captivi té , faisait partie d'un « réseau » spécialisé dans les faux papiers, qu ' i l é tai t lui-même passé m a î t r e dans l'art du maquillage des passeports et des cartes d ' ident i té , pour la « bonne cause » bien entendu. Ce qui ne l'avait pas empêché de vendre aux occupants et à prix d'or, des salaisons et des conserves acheminées par des voies mystér ieuses . I l sortit d'un coffret un passeport tout neuf et le lu i tendit :

— Avec ça, rien à craindre, surtout si tu te tiens à l 'écart des affaires. On ne pourrait redouter qu'une indiscré t ion de presse mais les vieux journalistes d'autrefois ont disparu et grâce au ciel tous ces jeunots d'aujourd'hui, ne connaissent n i Paris n i leur mét ie r . D ' ic i un an je puis ê t r e l 'homme le plus riche de France. Mes buts atteints je me retire, je reprends mon nom et tu rede­viens Gassicourt. U n peu de patience, mon vieux. L a vie sera belle et dès maintenant j 'entends que tu en profites. A h ! j 'oubliais, Marguerite ne sait rien, à cause de son p è r e bien entendu. Je ne sais comment le viçux prendra la chose mais bah ! on verra bien. Donc pour elle tu es Morel , mon vieil ami de captivi té dont j ' a i déjà tant par lé . Quoi, tu n'as pas l 'air content ?

Gassicourt n 'é ta i t pas l'homme des hés i ta t ions n i des regrets superflus. I l avait réal isé l'engrenage dans lequel i l é tai t pris. I l ne pouvait plus reculer sans danger.

— Bon, bon, dit-il simplement, n'en parlons plus, je te fais confiance. Quels sont tes projets pour aujourd'hui ?

— Nous filons tout de suite à Paris. Tu iras d'abord au plus pressé , c'est-à-dire chez mon tailleur Où je t 'ai fait p r é p a r e r quel­ques costumes, chez mon chemisier, chez mon bottier. V o i c i d'ailleurs une liste. Tous ces braves gens t'attendent depuis une semaine. A une heure et demie tu me rejoindras au Café de Paris pour dé jeuner et, en fin de jou rnée , t r ans fo rmé en vieux Parisien nous rentrerons aux « Chèvrefeuilles ». Je veux que Marguerite trouve mon ami More l à la hauteur.

E n moins d'une heure la lourde Chrysler les avait déposés place de l 'Opéra. More l fit a r r ê t e r .

— Je descends là, dit-il, et te laisse. J 'ai de nombreux rendez-vous ce matin. Garde la voiture. Le chauffeur connaî t toutes les adresses.

E t en lu i remettant un petit portefeuille, i l ajouta :

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— Où avais-je la tê te ? J'allais oublier le principal : un peu d'argent de poche pour la journée . Surtout ne te refuse rien.

Quand vers treize heures Gassicourt arriva au Café de Paris, i l étai t méconnaissab le .

More l , dans un coin, surveillait son en t rée avec une curiosi té amusée . I l sourit en le voyant. C'était parfait. « Ce M . More l , son-gea-t-il, est déc idément t rès p résen tab le ».

Ils dé jeunèren t de fort bon appét i t . Le personnel s'empressait autour de leur table. Le ma î t r e d 'hôtel s 'était penché vers Morel et mys té r i eusement à voix basse lu i glissait :

— Je vous ai réservé aujourd'hui, monsieur le comte, du tur­bot grillé et des poulardes demi deuil.

Et , comme c'était le temps des restrictions, i l annonça comme pour ê t r e entendu à la cantonade :

— Pour monsieur le comte le menu du jour : croquettes de maïs et ép inards au jus.

Cependant que le sommelier venait d'apporter dans un seau de glace un magnum de Clicquot 1915.

Le dé jeuner fut une longue conversation entre les deux amis, conversation interrompue plusieurs fois par l 'arrivée d'un groom qui remettait à More l des plis cachetés l'informant au fur et à mesure des nouvelles de la Bourse. Quand ils en furent aux coro-nas et à la fine Champagne, Gassicourt n'ignorait plus rien des affaires de More l et de l'importance du concours qu ' i l lu i avait p r ê t é . C'est alors qu ' i l eut plus nettement l 'impression d 'être devenu à la fois son associé et son complice.

Dans l 'après-midi on s'en fut au siège de l'Agence qui était installé rue du Quatre Septembre. « L'Agence Mondiale mobil ière et immobi l iè re . Opéra t ions en tous genres », occupait rue du Qua­tre Septembre, de vastes et luxueux bureaux. U n concierge galonné en défendai t l 'accès. Le cabinet de M . le directeur général était d'une grande distinction avec ses meubles de cuir profonds, son ornementation simple. Quelques beaux tableaux, une grande table de bois sculpté . Aucun papier.

— Je t'expliquerai, plus tard, la marche de mon affaire. Le tout est de donner confiance au public, mieux : d'aller au devant de ses désirs et de savoir accepter, le cas échéant , des traites à long ternie. Cela se sait et c'est la boule de neige. Grâce à un notaire de mes amis et par ce que nous appelons « le jeu de la cavalerie », la so­ciété rentre auss i tô t dans ses fonds. L a société, les sociétés devrais-je dire pu i squ ' à l'heure actuelle j 'en compte au moins cinquante. Tu n'as pas l 'air de saisir, peu importe, voici un prospectus à l'usage des clients.

E t avec de grands gestes de bâ t i sseur , i l déclamai t :

LA R E V U E N" 15 4

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— Construire, bât i r , faire surgir des gratte ciel dans toute la banlieue voilà l'avenir... nous serons b ien tô t au siècle du ciment armé. . . qui , dans l'avenir, sera aussi célèbre que celui des cathé­drales.

Gassicourt jeta un coup d'œil sur le prospectus. Le premier mot qu ' i l lut fut son nom, en ca rac tè res éno rmes au bas de la page. I l se retint, More l l'observait et ne lu i laissa pas le temps de la ré­flexion ;

— T u n'imagines pas, lu i dit-il , l ' au tor i té que cette signature donne à ces lignes. E t chaque jour, comme tu vois, j 'enfonce le clou dans la tê te du lecteur. Une mine d'or, je te dis.

Marguerite Rabourdin, comtesse de Gassicourt, é ta i t une fort jol ie jeune femme. Le p è r e Rabourdin avait tenu par dessus tout à son éduca t ion et en la mariant avec un vrai comte i l avait réal isé son rêve de père , de bourgeois et de capitaliste. L a vie aventureuse de son mar i ne déplaisai t pas à Marguerite ; de bonne heure habi­tuée à entendre parler affaires dans le mi l ieu familial elle écoutai t volontiers les exposés qu ' i l l u i faisait et se risquait parfois à donner son avis. Ce qui l 'é tonnai t et ce qu'au fond, elle admirait chez lu i , c 'étai t sa rap id i t é à mener à bien une affaire et dans un temps record. I l avait fallu des années à la maison Rabourdin, Vacher et Cie pour constituer un capital égal à celui que l'Agence Mondiale et ses affaires annexes, avait r éun i en moins de dix mois. Accoutumée à une vie certes facile mais élevée dans les plus stricts principes de l 'économie domestique, elle trouvait fort amu­sant aujourd'hui de jeter, comme on dit, l'argent par les fenêt res . More l ne refusait rien à sa femme et quand elle voulut un peu se rapprocher de son pè re i l l u i loua un appartement rue de Cour-celles qu ' i l meubla luxueusement pour n'y presque point habiter. Bijoux, robes, voitures, aucun caprice ne soulevait en lu i la moin­dre objection. Quelques belles récept ions avaient a jou té à ces réal i tés l ' i l lusion mondaine. Un ambassadeur en retraite, une du­chesse en exercice, des cercleux connus avaient dîné rue de Courcelles ; une garden-party aux « Chèvrefeuilles » avait réuni deux cents invités de choix dont quelques grands noms de l'aristo­cratie, de l ' a rmée et de l 'Académie. Avec du jambon, du rosbif, des petits fours et du porto, de tous temps, i l a é té possible de remplir un salon de personna l i tés bien parisiennes. E n pé r iode de guerre et de restrictions cela devenait un jeu d'enfant dès que la m a t i è r e p remiè re , j'entends le ravitaillement, é tai t a s suré . E t sur ce point-là p réc i sément on pense bien que More l étai t passé m a î t r e . I l avait pour sa part, horreur de cette vie mondaine qu ' i l considé-

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rait néanmoins comme fort utile à ses affaires. I l redoutait tous ces propos de table inutiles et dangereux, et quand le vieux prési­dent bafouillant, lu i disait :

— J'ai connu euh ! euh ! un Dupré de Gassicourt dans ma jeu­nesse chez les jésui tes du Mans. Qu'est-il devenu ?

— Vous êtes Gassicourt avec deux « s ». Etes-vous parent des Gasicourt avec un « s », les Gasicourt de Tournefort, si je ne m'abuse ?

Morel invariablement réponda i t : — Je suis le dernier Gassicourt de ma branche. I l est m ê m e

curieux de voir combien une famille si nombreuse a pu s 'éteindre rapidement.

E t on changeait de conversation, la curiosi té n ' é t an t pas le fait des gens du monde dès l'instant qu'ils sont nourris.

* Résigné, Gassicourt s'installa aux « Chèvrefeuilles » ce qui

parut aux deux amis la meilleure solution. — Tu vas d'abord t'amuser, lu i dit Morel , et bien vivre. Mar­

guerite est enragée de théâ t r e et de restaurants, si je l 'écoutais nous sortirions tous les soirs. T u l'accompagneras, moi je dois me ménager . Je vais avoir quelques mois t rès durs et je dois réal iser point par point mon plan d'hiver. Pour le moment tiens-toi à l 'écart des affaires. S i j ' a i un jour besoin de toi, on verra. Tu as confiance, oui ? T'ai-je déçu ? T'ai-je menti ? Alors ?

Et les deux amis de se laisser aller à nouveau à une petite scène d'attendrissement.

Aux « Chèvrefeuilles », dans cette vie douillette et confortable, Gassicourt jouait sans la moindre difficulté son rôle de Morel , on oserait m ê m e dire qu' i l y prenait goût . Mais dès qu ' i l se retrouvait sur le pavé de Paris, dès qu' i l entrait dans un bar qu ' i l avait connu jadis, dès qu ' i l revoyait un décor familier qui lu i rappelait sa jeunesse i l se sentait gêné, mal à l'aise comme un homme qui n'est pas sû r de lu i .

Quand i l lu i arrivait d'avoir à donner son nom dans un magasin, i l étai t une minute au supplice et le vendeur devait lu i faire répé te r :

— Vous dites bien, n'est-ce pas, M . Morel , avec un M ? I l ouvrait le « Figaro » et Usait à la rubrique mondaine : « Reconnu dans l'assistance... le comte et la comtesse de Gassi­

court. » Chaque fois i l croyait rêver, se frottait les yeux, puis se fâchait en se promettant de mettre le plus tôt possible, un terme à cette imposture.

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E n fin d'octobre, i l s'installa rue des Saints-Pères, dans une vieille demeure que Marguerite, femme de goût, voulut elle-même aménager .

Quand i l se retrouva seul, avec un bail au nom de M . Morel , une case chez la concierge au nom de « M . Morel», i l fut pris d'un véri­table désespoir . I l avait cette fois vraiment perdu son état-civil. I l l u i arrivait d'en vouloir à son ami qui, de plus en plus agité et entreprenant, faisait sonner aux quatre coins de Paris ce nom de Gassicourt sorti de l 'oubli pour entrer dans la galerie des célé­b r i t é s .

Le pè re Rabourdin avait pris en sympathie le prisonnier l ibéré. — Vous paraissez triste et soucieux, mon ami, lu i avait-il dit,

i l faut vous distraire. E t i l l'avait invité maintes fois soit au théâ t re , dans sa loge,

soit aux courses dont i l é tai t un fervent. — M o n gendre m' inquiè te , l u i confia-t-il un soir comme ils

revenaient de l 'Opéra. C'est certes un gros travailleur et un homme de valeur mais tout de m ê m e , de mon temps on étai t moins p ressé .

Gassicourt partageait les craintes du commerçan t . — Cette Agence, lu i répondit-i l , me pa ra î t une entreprise bien

hasardeuse. C'est risquer un nom honorable dans une aventure... Rabourdin hochait la tê te et concluait : — C'est aussi assez crâne , et bien le fait d'un gentilhomme.

Vous, Morel et moi, Rabourdin, avec nos pauvres noms roturiers, je suis s û r que nous hés i te r ions . L u i , pas. II engage jusqu'au blason dans l'affaire. Croyez-moi, c'est tout de m ê m e quelque chose.

U n jour qu ' i l é tai t en veine de confidences, More l dit à Gassi­court :

— Je t'effraie, je le sens bien, tu es inquiet et tu as tort. Dans un an tout sera te rminé , je passerai la main et je filerai en Amér ique avec Marguerite et toi, bien entendu si tu veux.

C'était la p remiè re fois que More l parlait d'une telle éventual i té et Gassicourt, ce jour-là, comprit que tout ne marchait pas pour le mieux dans les cinquante sociétés fictives pratiquant « les chèques de cavalerie ». Que faire ? On ne lutte pas avec un para­pluie contre un ouragan déchaîné . Depuis quelques mois More l é ta i t devenu à peu p rès invisible ; j ou rnées fiévreuses à la Bourse, dé jeuners d'affaires, longs appels té léphoniques , voyages impromp­tus, c'est à peine si on le voyait rue de Courcelles où le ménage s 'était défini t ivement instal lé . More l avait remis les clefs des « Chèvrefeuilles » à Gassicourt avec tous les papiers concernant la p rop r i é t é :

— Tu vois, lu i dit-il, c'est le commencement. Les « Chèvre-

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feuilles » appartiennent à Gassicourt et i l n'y a pas de doute, Gassi-court c'est toi. Tout viendra en son temps, mon vieux, un peu de patience.

U n soir, Rabourdin s'en vint trouver Gassicourt rue des Saints-Pères :

— M o n cher Morel , lui dit-il, je suis inquiet. Vo ic i huit jours que je n'ai pu joindre mon gendre. Marguerite, elle-même, n'arrive pas à avoir la moindre conversation avec lu i . I l est, dit-elle, nerveux et inabordable. J'entends bien qu'on le serait à moins avec une réuss i te pareille. Mais c'est p réc i sément cette réuss i te qui m'ef­fraie. On commence à jaser à Paris et à raconter je ne sais quelles s tupid i tés . Je devine que c'est de l'envie et je ne m'alarme pas outre mesure. Cependant... cependant...

Le bonhomme tira de sa poche un petit journal plié en quatre : — Tenez, voici ce qui vient de sortir sur les boulevards. C'est

une.feuille de chantage : La Voix delà Vérité, ï" année. N " I. Voyez ce petit écho, là au bas de la p remiè re page.

Gassicourt pri t le papier et lut : « L a découver te d'un chèque sans provision va-t-elle déclenche!

un scandale financier et l ' inculpation d'importantes personnal i tés parisiennes ? I l s'agirait là d'une escroquerie portant sur près d'un mi l l ia rd de francs. Un industriel, un notaire, deux agents immo­biliers qui émet ta ien t des chèques sans provision en attendant le paiement de traites à long terme seraient inculpés. Des arrestations sont imminentes ».

— Canailles ! hurla Gassicourt, sans qu ' i l sût bien lui-même de qui i l s'agissait.

Le vieux Rabourdin hochait la t ê t e à son habitude. — I l faut, dit-il, aller voir ce soir m ê m e Gassicourt. I l n'y a

pas une minute à perdre pour r épond re à ces calomniateurs, sinon c'est ia catastrophe.

Gassicourt fit un bond rue du Quatre-Septembre, Morel n'y était pas. I l alla rue de Courcelles : personne ! I l attendit jusqu 'à huit heures.

Marguerite rentra toute joyeuse d'une récept ion fort élégante à l'Ambassade d'Angleterre. Et , ce soir-là, Gassicourt la trouva stu-pide.

— Si elle se doutait, la pauvre petite ! pensa-t-il. More l arriva à neuf heures. I l parut mécon ten t de rencontrer

Gassicourt chez lu i . — Qu'y a-t-il ? lu i demanda-t-il en l ' en t ra înant dans son bureau. Gassicourt lu i tendit le journal. — Je sais, je sais, j ' a i lu, répondit-i l brusquement. E t tu te

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figures que je ne suis pas p rê t à tout ? Ce n'est pas aux vieux singes que les petits ouistitis apprennent à faire des grimaces. L a réponse ? El le est déjà partie et cinglante. Des reproches ? Des plaintes ? Je vois à ton air que tu as r encon t ré le pè re Rabourdin et que tu viens en son nom me p rêche r la modéra t ion . E h ! bien mes petits, c'est trop tard. Vous ne m'avez tout de m ê m e pas pris pour un enfant !

II s'excitait en parlant, allait de long en large dans le vaste bureau, jonglant avec le coupe-papier et tapant d'un poing ner­veux sur la table.

Gassicourt put enfin placer un mot : — T u te rends compte de la gravi té de la situation. Ça peut

ê t r e demain la catastrophe... SoUviens-toi des mines de platine. More l éclata d'un rire sarcastique : — Je vous croyais tous plus malins... C'est bon. I l faut tout

vous épeler comme à des gosses. Depuis quinze jours je vois, moi , venir les événements et je les préviens . J 'ai é té lâché, trahi, vendu mais j u squ ' à ce matin j ' a i cru pouvoir faire le'redressement. C'est fini , je pars pour l 'Amérique et si le c œ u r t'en dit, je t ' emmène . Tu veux tout savoir, eh ! bien voilà !

— Quoi ? demanda Gassicourt abasourdi, tu pars ? — Oui , mon bon, je parlerai ce soir m ê m e à Marguerite et avec

ou sans toi , je pars à l'aube pour Lisbonne où j ' a i retenu trois places dans le Clipper.

— Alors quoi, mais tu abandonnes tout ? — Abandonner quoi ? Des coffres, des armoires à glace, des

objets de bureau, des batteries de cuisine et des livres que je n'ai jamais lus ? Allons donc, mes p récau t ions sont prises depuis long­temps, le principal est à l 'abri et l'argent est déjà là-bas.

Gassicourt eut un geste désespéré . Morel ne le laissa pas par­ler.

— Je suis navré , mon pauvre vieux, mais j ' a i d û agir vite, sans consulter personne. Je pensais t 'informer demain seulement des décisions que j ' a i prises. D'abord je dois t'annoncer la mort de Gassicourt. F i n i Gassicourt, i l d i spara î t au moment où les frères Alan et Georges Smith s'embarquent sur le Clipper. Aucun rap­port, n'est-ce pas ? Ne fais pas cette tê te , au nom du ciel , tout cela est sérieux. Passeports, visas, cartes d ' ident i té sont i c i dans ce t iroir . Cela a coûté un peu cher mais tout est en règle. T u peux ê t r e demain M . Georges Smith et partir avec ton frère et ta belle-s œ u r salué j u squ ' à bord par les portiers d 'hôtel , la police des é t r ange r s et les au tor i t és locales.

Gassicourt bondit : — Assez, assez, ma parole, mais tu es fou ! Je refuse et ne

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veux pas ê t re le complice de tes escroqueries. J'en ai assez, assez ! Gassicourt devenait furieux. Derr ière son bureau, More l main­

tenant souriait. — A ton aise, mon vieux, lu i dit-il , mais épargne-moi les grands

mots. Quant à moi , je n'ai plus de temps à perdre et tu vas le comprendre. Je dois ê t re en mer demain. M . Smi th perdu dans le monde. C'est tout... Pour te rassurer pleinement, je dois te dire que je me rendrai directement dans l 'Ohio, à Cincinnati , où je suis pro­pr ié ta i re depuis huit jours d'une fabrique de conserves de porc salé. I l pa ra î t que c'est le dernier cr i , là-bas. Bien entendu, j ' a i pris une participation dans l'affaire pour mon frère Georges Smith. S i cela te répugne , reste ic i mais reste More l avec aussi tout ce que cela comporte de risque ; ils sont capables, en effet, de tout débal ler y compris les vieilles affaires. E n fin de compte Morel ou Gassicourt, de toutes façons, tu es coincé.

Gassicourt s 'était, au comble de la colère, dirigé vers la porte. Morel le rappela :

— Reste au moins dîner avec nous ! Non ?... Bien mais alors pas de bêt ises et pas un mot à â m e qui vive j u s q u ' à après-demain.. . Prends ces papiers.

L'autre sans répondre , avait déjà disparu et c laqué la porte der­r ière lu i .

M o n cher ami,

Quand on te remettra cette lettre j ' aura i déjà franchi la fron­t ière. M o n temps est, tu le comprendras, c h r on o mé t r é et i l m'est impossible de te revoir avant de partir. Je t'ai d'ailleurs tout dit ; viens nous retrouver dès que tu le pourras. T u trouveras sous ce p l i ton passeport visé, ta carte d ' ident i té , le tout d'une stricte au then t ic i t é . I l se peut que les événements aillent plus vite que tu ne le penses : les gens sont si m é c h a n t s ! A la p r e m i è r e alerte, n 'hés i te pas, pars et dis-toi qu ' à tout moment Marguerite — qui, elle, a t r ès bien compris la situatiqn — et mo i nous t'attendions à Cincinnati, Madison Square 48. A toi cordialement.

Signature i l l isible.

P.S. Brû le cette lettre.

Gassicourt relisait pour la deuxième fois ce mot qu'un chasseur venait de lu i porter rue des Saints-Pères.

« A u fond quel brave type ! » pensait-il, encore que cette décision si brusque, cette rupture totale le laissaient pantois. I l n'eut pas

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m ê m e le cœur de té léphoner au père Rabourdin. I l sortit de chez lu i et resta dehors tout le jour, dévorant les journaux, épiant les conversations. Rue du Quatre-Septembre, les bureaux de l'Agence Mondiale é ta ient ouverts. I l ne remarqua rien d'anormal. Le va-et-vient du public étai t régulier à cette heure.

— Nous attendons monsieur le Directeur d'un instant à l'autre, lu i dit le portier. I l y a déjà plusieurs personnes au salon, si mon­sieur veut passer.

— Merc i , je reviendrai, dit simplement Gassicourt. Rue de Courcelles l'appartement é ta i t fermé. Le concierge

répondi t que M . le comte et Mme la comtesse éta ient partis le matin m ê m e en voiture et de fort bonne heure, pour la journée .

Maintenant Gassicourt errait dans Paris comme une â m e en peine. Le dépa r t de Morel le laissait comme désemparé . I l entra au Café de la Paix et commanda de la b ière . I l alluma sa pipe et demeura rêveur . I l remarqua soudain que sur la banquette en face de la sienne, un individu l 'épiait sans discrét ion. « Serai-je déjà filé ? » se demanda-t-il. I l appela le garçon pour payer mais l'autre en face s 'était déjà levé et s 'avançait vers sa table. Gassicourt sen­tit passer un frisson dans son dos. L ' indiv idu se tenait maintenant devant l u i :

— Vous êtes bien M . de Gassicourt ? lu i demanda-t-il à brû le pourpoint.

Gassicourt le pri t de haut : — Vous faites erreur, monsieur. — C'est curieux, je l'aurais ju ré . Vous n'étiez pas à l'Oflag

X I I I ? Je suis Dubout, le cuistot de la 121, vous ne me reconnaissez pas ?

— Non monsieur, je n'ai pas été prisonnier et n'ai pas l'hon­neur de vous connaî t re .

— E n ce cas, excusez-moi. L ' ind iv idu s'en alla, en r épé t an t : « Je l'aurais pourtant juré . . . » I l sortit du café non sans s 'être r e t o u r n é deux fois. « Avec des imbéciles comme ça, se dit Gassicourt, la vie va deve­

nir intenable. » I l rentra chez lu i . Le matin, avec les journaux du jour, la foudre péné t ra dans

son appartement. E n robe de chambre, hébé té , la main tremblante, i l dépliai t les feuilles qu' i l avait fait demander dès la p r emiè re heure. Les titres voltigeaient sous ses yeux : « L'escroc Gassicourt en fuite... Le krack dépasse le milliard. . . Comte et escroc... Plus

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fort que Stavisky... L 'enquête rue du Quatre Septembre... On croit Gassicourt réfugié en Suisse... Gassicourt s'est suicidé... I l court, i l court le Gassicourt... » I l y en avait pour tous les goûts et pour toutes les opinions.

I l resta chez lu i tout le jour, décrocha son té léphone, consigna sa porte, puis, p r ê t a n t l'oreille au moindre bruit, tressaillant à chaque coup de sonnette, maudissant Morel et la fatali té, pleurant enfin sur l ' illustre maison de Gassicourt qui s'effondrait ainsi dans la honte, le vol et la fuite, i l se mit tout doucement à inspecter sa garde-robe, p r é p a r a sa valise et té léphona à-Air-France.

S I M O N A R B E L L O T .