L'Homme et ses motivations. La psychologie de Paul Diel

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Alain Bavelier

L'HOMME ET SES MOTIVATIONS

La psychologie de Paul Diel

RETZ 1, RUE DU DÉPART

75014 PARIS

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En mémoire d'Antoine d'Ussel, qui fut parmi les premiers élèves de Paul Diel.

Remerciements

Je tiens à remercier tous mes amis de l'Association de la Psychologie de la Motivation (voir p. 221) qui m'ont aidé de leurs encouragements et de leurs conseils, et plus particulièrement Maridjo Graner qui a rédigé l'essentiel de la biographie de Paul Diel, et Armen Tarpinian pour sa contribution au chapitre sur la thérapie à partir de son expérience et de ses cours donnés à l'IFPM (voir p. 221). Jane et Cyrille Cahen, et Fanny Moureaux-Néry ont, eux aussi, relu l'ensemble du manuscrit et proposé de nombreuses et utiles modifications qui ont soulevé des discussions stimulantes. Je garde cependant la pleine responsabilité de la conception et de la rédaction de cet ouvrage. Le portrait de Paul Diel est dû à Pierre Moureaux-Néry, photographe de talent, ami aujourd'hui disparu. Enfin, toute ma reconnaissance va à Edmond Marc dont l'intérêt amical et les critiques pertinentes ont contribué à l'élaboration et à la publication de ce livre.

Avert issement

Les indications entre parenthèses figurant à la fin des citations renvoient à la page correspondante des principaux ouvrages de Paul Diel dans la der- nière édition de la Petite Bibliothèque Payot :

- PM : Psychologie de la motivation - PA : La Peur et l'Angoisse - D : La Divinité : le symbole et sa signification - SM : Le Symbolisme dans la mythologie grecque - ER : Éducation et Rééducation - SB : Le Symbolisme dans la Bible Ex : (PM 38) renvoie à la page 3 de Psychologie de la motivation, PBP, 1991.

Revue PM désigne la Revue de psychologie de la motivation.

© Retz, 1998.

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Avant-propos

U jeune homme marche dans une rue de Vienne, pauvrement vêtu, les yeux étincelants. Il dévisage les passants avec un regard furieux. Les uns se détournent; d'autres, surpris, lui rendent un regard hostile. Soudain il ralentit, une lueur passe dans ses yeux et il pense :

«Pourquoi te mets-tu toujours dans des états pareils? Tu ne les connais pas, ils ne te connaissent pas.

- Ils me trouvent ridicule, ils me méprisent... Je les hais! - Calme-toi donc. Tu es inquiet, tu veux toujours avoir l'air assuré, en impo-

ser aux autres. Mais regarde : ces gens que tu croises ne se soucient guère de toi. Tu crains qu'ils te méprisent parce que tu voudrais qu'ils t'admirent! Tu as peur qu'ils te prennent pour un raté parce que tu voudrais les éblouir de ta supériorité... Et plus tu te crois méprisé, plus tu leur en veux; et plus ils le sentent, plus ils te le rendent... Ce n'est pas d'abord en eux que cela se passe, mais dans ta tête. Alors prends-toi en main. Change-toi ou disparais!»

Paul Diel a souvent raconté cette anecdote de son adolescence. Comment un être jeune, ambitieux d'esprit mais révolté, sans famille, sans argent et même sans domicile fixe (comme on dirait aujourd'hui), s'était trouvé devant un choix crucial : maîtriser les excès de son imagi- nation pour changer sa vie, ou disparaître. Et comment ce cri du cœur avait été le point de départ de son expérience introspective.

Désormais, réduisant ses besoins matériels à un minimum, il se consa- crera à l'étude et à la réflexion, ne s'accordant de répit que pour le sport, sa récréation favorite : le football qu'il continue à pratiquer avec pas- sion, la nage dans le Danube et de longues promenades dans les Alpes. À partir de cette découverte du pouvoir de l'imagination exaltée, il s'enga- gera dans une recherche qu'il allait poursuivre sa vie durant afin de reconsidérer l'ensemble de l'existence sous l'angle de l'introspection; ten-

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tative qui n'est pas sans analogie avec celle de Descartes qui, à peine plus âgé, entreprit lui aussi une révision fondamentale à partir de la découverte du pouvoir de la raison logique. Descartes voulait tirer du raisonnement mathématique une méthode qui permettrait de mieux penser et de mieux vivre : faire un discours de la « Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences». De même, la préoccupation centrale de Paul Diel a été de créer une méthode intros- pective qui aiderait chacun à purifier ses imaginations exaltées pour calmer son impulsivité et gagner une vision plus authentique du monde extérieur et de soi-même.

En étudiant l'imagination exaltée, Diel s'est avisé qu'elle est la falsifi- cation d'une fonction juste dont l'importance est capitale dans la conduite de la vie. Chacun, en effet, joue sans cesse dans son for intérieur avec la représentation d'images plaisantes ou inquiétantes qui l'orientent vers des objets satisfaisants ou le mettent en garde contre des objets décevants ou dangereux. C'est le processus naturel de la délibération. Quand ce jeu imaginatif s'exalte, l'individu se laisse séduire ou angoisser par des idées vaines, et sa vie s'en trouve plus ou moins profondément perturbée. Chacun cherche sa satisfaction mais, de son fait, il risque de la manquer.

Pour se prémunir contre ce danger, les hommes ont depuis toujours élaboré des repères : règles de conduite, préceptes moraux, visions mythiques ; ils ont essayé ainsi de déterminer ce qu'il faut faire et ne pas faire, croire et ne pas croire, ce qui est satisfaisant et insatisfaisant : le Bien et le Mal. Ces croyances sont utiles un temps ; puis elles s'usent et dégénèrent en routines; ou bien, absolutisées et dogmatisées, elles se changent en fanatisme et risquent, au nom du Bien, d'engendrer une autre forme de Mal. L'époque moderne en est précisément arrivée à un stade où les valeurs léguées par la tradition se trouvent ébranlées; le désarroi moral est devenu général, entraînant des souffrances de toutes sortes pour les individus et la société. Toutes les cultures ont connu de telles périodes de décadence ; elles étaient alors remplacées par d'autres, plus jeunes, venues de pays voisins : ainsi la Grèce a supplanté l'Égypte avant de s'effacer elle-même devant Rome, puis le christianisme a pris la relève. Mais aujourd'hui toutes les cultures sont en crise sans que la science, principal facteur de leur ébranlement, qui paraissait pour cer- tains appelée à devenir le fondement universel des valeurs, ait justifié cet espoir.

Comment trouver cette satisfaction plus sûre que tout homme recherche ? Comment définir en quoi elle consiste ? Et comment aider l'imagination à moins errer dans un domaine aussi vital ? L'originalité de

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Diel est d'avoir répondu à ces questions non seulement en psychologue mais en philosophe.

Diel possédait une vivacité d'imagination, une sensibilité et un talent intuitif qui ont fait de lui un psychologue perspicace. Il avait un tempé- rament d'artiste : acteur professionnel dans sa jeunesse et poète, il avait, bien que marginal, vécu à Vienne dans un environnement intellectuel et artistique qui était encore à l'époque extrêmement brillant, et approché des écrivains de premier plan comme Musil et Schnitzler ; il s'était attelé pendant plusieurs années à la rédaction d'un roman, voyant dans la lit- térature le moyen de développer de manière vivante la vision qu'il com- mençait à se former de l'existence humaine.

Mais il était avant tout un philosophe, formé par l'école allemande dont les œuvres contribuèrent à développer en lui le goût de l'appro- fondissement, de la rigueur méthodique et de la cohérence de pensée. Il avait, très jeune, étudié Kant pendant plusieurs années, lisant et relisant ses œuvres principales jusqu'à ce qu'il eût le sentiment de l'avoir vérita- blement compris. La fréquentation de Kant l'avait rendu sensible à l'évi- dence centrale du mystère : elle l'avait amené à reconnaître la limite infranchissable dans laquelle la raison humaine est enfermée par son propre mode de fonctionnement; à sentir la toute-puissance de la léga- lité universelle et sa présence dans le tréfonds de chaque psyché humaine : «Le ciel étoilé au-dessus de notre tête et la loi morale dans notre cœur», écrivait Kant. C'est en philosophe que Diel a voulu commencer par défi- nir le domaine de la recherche psychologique. Pour lui, la psyché humaine est un aspect particulier d'une Vie qui est complètement mystérieuse dans son origine mais doit être complètement explicable dans ses manifesta- tions.

Une des caractéristiques fondamentales des organismes vivants est d'être excitables par le monde ambiant et de réagir de manière spéci- fique à cette excitation. L'excitabilité-réactivité est liée au besoin de survie et de développement : elle correspond à une recherche de satisfaction. Chez l'être humain, ce schéma général se complique du fait que l'exci- tation peut s'intérioriser et la réaction être différée : à la faveur de cette rétention, le réflexe fait place à la réflexion, une réflexion imaginative qui est encore loin d'être pleinement lucide.

La psychologie a pour objet d'étudier cette délibération intime en quête de réaction satisfaisante et de comprendre par quelles modalités elle réus- sit ou échoue dans sa recherche.

L'imagination, qui est à l'origine de toutes les fonctions psychiques, est susceptible de s'égarer dans des jeux vains : elle peut y trouver des satis-

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factions grisantes qui se retournent en insatisfactions proportionnelles, et celles-ci vont chercher elles-mêmes un dérivatif dans de nouveaux jeux imaginaires. Les déceptions se multiplient, créant une fluctuation inces- sante entre des projets contradictoires qui laissent le sujet toujours plus désorienté : une spirale qui peut conduire à un désarroi et à une angoisse croissants, à la névrose ou, si le terrain s'y prête, à la psychose. C'est la perception de ce jeu imaginatif et de ses tourments qui a été pour Diel le point de départ d'une introspection méthodique ; il en a étudié le méca- nisme, et la connaissance de celui-ci met à la portée de tous un outil thé- rapeutique puissant, le calcul psychologique, aussi utile dans la vie quoti- dienne qu'en psychothérapie.

Mais l'analyse de la maladie n'est pas un but en soi. La compréhension du psychisme doit permettre de restaurer la motivation dans toute son ampleur : de réveiller l'élan vers une satisfaction plus intense et de l'aider à se déployer dans une direction sensée. Étudiant le travail de l'imagina- tion, Diel s'est avisé, après d'autres, de l'importance de la fonction sym- bolisante qui crée les symptômes et les rêves mais aussi les mythes. Derrière les images énigmatiques des mythes, il a retrouvé avec surprise, exprimés jusque dans le détail, certains constats auxquels l'avait déjà conduit son propre travail intime. Percevant dans les mythes une véritable «pré-science du fonctionnement psychique », il a créé une méthode de déchiffrement des symboles fondée sur la psychologie introspective. À partir d'images dont la signification est évidente, comme la Chimère de la mythologie grecque ou le serpent de la Bible, il est remonté jusqu'au symbole central de tous les mythes : Dieu, représentation du mystère de l'existence et de l'émotion que ce dernier réveille dans l'âme humaine. Diel s'est convaincu par ce tra- vail de déchiffrement que la religiosité, sentiment du mystère qui soutient et dépasse toutes les croyances des religions établies, est une donnée cen- trale du fonctionnement psychique. En tant qu'aspiration à la satisfaction potentielle la plus puissante, elle indique la direction sensée autour de laquelle s'organise tout le développement du psychisme.

La pensée de Diel a trouvé un accueil enthousiaste auprès de person- nalités aussi diverses qu'Einstein, Bachelard, le professeur Joliot-Curie ou l'éditeur Payot. Admis au CNRS, il a été invité par le professeur Wallon à travailler dans son laboratoire de psychobiologie de l'enfant. Ses livres, parus de 1947 à 1975, sont régulièrement réédités. Autour de sa pensée et de son œuvre s'est formé un groupe de praticiens, médecins et théra- peutes qui utilisent et diffusent sa méthode.

Cependant sa pensée, et même son nom, restent peu connus du public. Pourquoi ? La première raison tient sans doute à la volonté de l'auteur

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lui-même : Diel, qui était pleinement conscient de l'originalité de sa méthode, s'est tenu à l'écart des écoles et de leurs discussions, estimant que la base introspective sur laquelle se fondaient ses idées n'y était pas suffisamment prise en compte. Ce parti pris d'indépendance a eu pour effet de décourager les très nombreux lecteurs qui aiment de prime abord situer toute réflexion nouvelle par rapport à des idées connues et des repères familiers. Les multiples relais, commentaires et discussions dont bénéficient aujourd'hui les idées en vogue et qui contribuent à leur dif- fusion, font alors défaut; à une époque où l'influence des médias est deve- nue prépondérante, l'œuvre est exposée au risque du silence et de l'oubli.

Une autre difficulté majeure est due au fait que la pensée de Diel se situe à un niveau fondamental. Il n'est pas simple de parler du sens de la vie car c'est un domaine où les préjugés règnent en maîtres : le danger est grand de n'être pas compris ou d'être mécompris. Diel a refusé (après Spinoza dont la pensée connut, elle aussi, une diffusion limitée) de tout ramener à un Esprit absolu ou à une Matière absolue; il a seulement considéré ces deux notions d'esprit et de matière comme les aspects com- plémentaires sous lesquels l'être humain perçoit tout ce qui existe à partir d'un insondable mystère originel. Il s'est mis ainsi dans une position incon- fortable, s'exposant à la fois à l'indignation des spiritualistes, qui lui ont reproché d'être un matérialiste - un scientiste réducteur -, et au dédain des matérialistes, qui l'ont soupçonné de spiritualisme.

Enfin, cette vision d'un mystère primordial dont l'homme se sent soli- daire et d'une réalité dialectique dont il doit harmoniser les contradic- tions est finalement - malgré Hegel, qui reste spiritualiste, et Marx maté- rialiste - plus familière à la pensée orientale qu'à notre culture occidentale monothéiste pour laquelle un Dieu personnel a révélé aux hommes la Vérité unique et le Bien absolu. La vision orientale d'un cosmos en per- pétuel devenir sous la conduite d'une force impersonnelle demeure tou- tefois sous-jacente à la pensée germanique, mais elle est particulièrement étrangère à l'esprit français, épris d'idées claires mais parfois statique. Il est à cet égard regrettable que Diel ait été empêché par les circonstances d'écrire dans sa langue maternelle : il a dû utiliser le français, qu'il maî- trisait parfaitement mais qui - malgré un langage très clair et un voca- bulaire rigoureux - se prête mal à la démarche de la pensée germanique.

Telle était du moins la situation à la fin de la vie de Diel. Depuis lors, les mentalités ont évolué : les Églises, bastions du spiritualisme, ont perdu de leur pouvoir tandis que le besoin d'une nouvelle vision religieuse et philosophique s'exprime toujours plus fortement. Le matérialisme a été débouté de ses prétentions totalitaires, sur le plan pratique, par la faillite

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du communisme, et, sur le plan théorique, par les progrès de la recherche, notamment en physique, qui ont rendu la science plus consciente de ses limites spécifiques.

Diel était en avance sur son temps. Il se pourrait qu'il soit maintenant assez proche du nôtre. Ce livre n'est pas seulement un témoignage de gratitude envers un ami et un maître : il a pour but de mieux faire connaître l'œuvre d'un homme d'exception dont Albert Einstein écrivait, déjà en 1937, que sa pensée lui paraissait un remède contre la désorien- tation éthique de l'époque et qu'elle serait appelée à prendre une place durable dans l'histoire des idées.

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PREMIÈRE

PARTIE

L a v i e d e P a u l D i e l

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Paul Diel (1893-1972)

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Les années de formation et la naissance de la psychologie de la motivation

C suivent des voies tracées; d'autres vont leur propre chemin à travers toutes sortes d'imprévus et d'obstacles. Paul Diel a été de ceux- là. Insolite dès le départ, sa vie a été la poursuite acharnée d'une recherche intérieure au milieu de difficultés extérieures incessantes. Comme son compatriote et presque contemporain Stefan Zweig, il a vu s'éteindre l'un des foyers les plus remarquables de la civilisation européenne, emporté par la guerre et la crise après avoir brillé d'un dernier éclat dans les domaines les plus divers : arts, littérature, philosophie, psychanalyse, sciences. Mais, à sa différence, ayant toujours connu les épreuves, il n'est pas tombé dans le désespoir face à l'écroulement de ce «monde d'hier». Il a senti au contraire la possibilité et la nécessité d'une culture radica- lement neuve, fondée sur l'expérience intime : pourquoi l'homme, qui grâce à son esprit scientifique a réalisé des progrès fulgurants dans la domination du monde extérieur, serait-il impuissant à maîtriser son monde intérieur, à diminuer ses angoisses et à trouver plus sûrement une satis- faction plus intense ? C'est la tâche que Paul Diel a poursuivie sa vie durant, avec une grande originalité d'esprit et une exceptionnelle force de caractère.

Une enfance sombre Paul Diel est né le 11 juillet 1893 à Vienne, où sa mère était venue accou- cher discrètement de cet enfant de père inconnu. Marguerite Diel, âgée alors de vingt-huit ans, travaillait en Europe centrale comme institutrice

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de français dans des familles aisées. Originaire de Trèves, où son père était petit employé, elle avait fait des études plus poussées que celles des jeunes filles de son temps et acquis une bonne connaissance de la langue française. Une photographie d'elle, que Diel gardait sur son bureau, montre une jeune femme au regard direct, plutôt jolie, avec des cheveux coupés court, une coiffure moderne assez inhabituelle pour l'époque. Indépendante d'humeur, elle avait quitté sa famille assez tôt dans l'espoir d'une vie plus animée et mieux en rapport avec sa beauté et son intelligence; les institutrices et précepteurs de français étaient alors très recherchés par les familles, à la vie desquelles ils étaient sou- vent associés. Le père était-il un homme de ce milieu qui n'avait pas voulu s'embarrasser d'un enfant illégitime? Marguerite Diel en aurait fait la confidence à une de ses élèves qui, bien des années plus tard, la rapporta comme une possibilité à la femme de Paul Diel, alors que celle- ci vivait à Vienne.

L'enfant est placé successivement dans une famille modeste, puis, à partir de l'âge de quatre ans, à l'orphelinat de Wels, près de Linz, une institution charitable patronnée par la famille impériale et tenue par des religieuses. Il en gardera le souvenir d'un milieu dur et hypocrite, disant que ce n'était pas un foyer d'enfants (Kinderheim) mais une maison de tortionnaires (Schinderheim). Toute son enfance s'écoule dans le devoir, la discipline, les punitions et un mortel ennui. Seul le soutient l'amour de sa mère : elle vient le voir chaque fois que son travail le permet, c'est- à-dire peu souvent, mais cela suffit pour qu'il ne se sente pas abandonné. En son absence, les jours de fête sont particulièrement pénibles, notam- ment celui de Noël :

«Dans la plus grande salle, un arbre immense était dressé, [...] couvert de jouets et de cadeaux, envois de l'archiduchesse. La fête consistait, le 24 au soir, à faire défiler les enfants en rang deux fois autour de l'arbre et à les envoyer se coucher aussitôt après, sans qu'aucun cadeau n'ait été distribué. Ils n'avaient que le droit de regarder. [...] Le 25, la fête continuait : elle consistait à aller à la grand-messe en chapeau haut de forme, comme d'ailleurs à toutes les fêtes carillonnées. Le 26, les jouets avaient disparu de l'arbre. » (Rapporté par M Diel d'après le récit de son mari.)

Seule la certitude que sa mère viendra un jour le reprendre l'empêche de tomber dans le désespoir ou la révolte. Courageux, volontiers bagar- reur (les orphelins subissent constamment les moqueries des enfants du voisinage), il est très tôt introverti et amené à mobiliser sa capacité d'acceptation.

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À onze ans, il passe dans le secondaire et va suivre les cours au lycée. Finies les longues heures d'ennui, les bras croisés, l'esprit absent, figé dans l'immobilité réglementaire qui suit les devoirs! Il se jette alors à corps perdu dans la lecture. Le seul ouvrage à sa disposition jusqu'ici était un livre de messe dont le contenu lui semblait incompréhensible et dépourvu d'intérêt. Dans la bibliothèque bien fournie du lycée, il découvre à présent les romans de Karl May, de Kipling, de Jules Verne, les récits d'aventure, les histoires d'Indiens : un monde nouveau dans lequel il plonge avec passion, dont les héros lui offrent des modèles de courage et de combativité qui le font vibrer, mais qui attisent en lui son penchant à l'évasion imaginative.

Juin 1906. Il va avoir treize ans. Ce jour-là, il y a des cerises au des- sert. C'est la première fois de sa vie qu'il peut en manger. Il allait se servir quand on l'avertit qu'il est attendu au parloir. Oubliant les cerises, il se précipite : « Elle » est là ! Sa mère est enfin venue l'arracher à l'orphe- linat ! Bien des années plus tard, la vue des cerises lui rappellera encore ce moment si longtemps attendu.

En compagnie de sa mère, il va vivre une année d'ivresse dans la décou- verte de la liberté et du jeu. Au lycée de Schönbrunn, il s'intègre rapi- dement à une bande de camarades qui vont l'entraîner dans leurs balades et l'initier au football, auquel il s'adonne avec frénésie et pour lequel il gardera toujours un intérêt passionné. «Il y a deux choses qui comptent dans la vie », disait-il souvent, «jusqu'à dix-huit ans, courir après un ballon; ensuite, courir après la vérité. » Trop longtemps étouffée, sa vitalité se déchaîne; il jouit de sa liberté sans retenue; mais non sans culpabilité car il délaisse sa mère des journées entières. Les vacances viennent de commencer, rien ne limite plus l'attrait du jeu auquel il ne sait pas résis- ter malgré la peine que causent à sa mère ses absences et son indisci- pline. Indulgente, déjà malade, elle renonce à s'y opposer.

À la rentrée, sa mère reprend ses leçons de français auprès de familles du voisinage. Elle se sent de plus en plus fatiguée, mais elle est seule et il faut travailler. En mai, elle doit s'aliter. Elle a un cancer du sein, mais le diagnostic vient trop tard. Elle meurt à l'hôpital quelques semaines plus tard. Paul n'a pas encore quatorze ans : le voilà seul au monde, après l'unique année de bonheur qu'il ait encore connue.

Les années de vagabondage D'abord hébergé dans la famille d'un camarade, il est pris en charge par un avocat, ami de sa mère, Me Gründler, un homme charitable qui s'occu-

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pait déjà d'orphelins. Celui-ci, devenu son tuteur, le place dans un foyer. Paul y fait la connaissance du jeune Svoboda, qui devient son ami et influencera ses choix d'adolescent. C'est lui qui l'initiera à la physique et aux mathématiques. Mais il lui donnera aussi l'exemple du dénigrement et de l'ironie, dont le psychologue se souviendra lorsqu'il fera de l' accu- sation une des catégories de la fausse motivation.

Plus tenté par le football et les livres que par l'école, il n'étudie que les matières qui l'intéressent, parfois bien au-delà des exigences du pro- gramme, laissant subsister par ailleurs des lacunes qui expliquent son échec au bac. Las de la scolarité, jaloux des jeunes ouvriers du foyer qui gagnent déjà leur vie, il refuse de redoubler et persuade son tuteur de lui trouver un travail ; il s'invente pour cela des justifications (« Je ne vais pas abuser de la générosité de cet homme et me faire payer une nouvelle année d'études. ») dont il comprendra, des années plus tard, le mécanisme subconscient. Embauché comme aide-comptable dans une brasserie, il se fait renvoyer au bout de quelques mois, surpris avec un roman de Dostoïevski sur les genoux et un livre de comptes rempli d'erreurs sur sa table. Que dire à Me Gründler? Rien. Il quitte le foyer discrètement et le voilà à la rue.

À dix-huit ans, il vagabonde dans Vienne. Les étés sont chauds mais les hivers rudes. Heureusement, il y a des cafés accueillants et des biblio- thèques tranquilles ; quelques menus travaux lui donnent un peu d'argent et, lorsque la santé flanche, il trouve à l'hôpital un vrai lit, des repas chauds et la possibilité de s'adonner entièrement à la lecture. Vagabond, il ne sera jamais clochard : il garde sa dignité. Il conserve une apparence soignée, se lave l'été aux fontaines publiques, l'hiver dans la cuvette de Svoboda, ou bien il va aux toilettes des gares quitte à faire parfois des kilomètres à pied. Ses anciens camarades de stade et de lycée, devenus étudiants, ne se doutent pas qu'il vit en marginal; ils l'admettent tout naturellement dans leurs «fraternités». Il refuse de participer aux beu- veries, mais il ne boude pas les rixes et les duels, le plus souvent ano- dins. Plus gênant pour lui est son goût des jeux d'argent auquel il n'arrive pas à résister et qui, pour trouver de quoi miser, lui fait gaspiller en tra- vaux utilitaires des heures qu'il aurait pu consacrer à la lecture et à l'étude. De plus, l'hiver est de retour et, avec le froid, les plaisirs de l'errance diminuent...

Après un an de vagabondage et de lectures fiévreuses mais décousues, et coupable malgré tout d'avoir déçu son tuteur, il revient vers M Gründler et, en accord avec lui, prend la décision de se présenter à nouveau au bac. Revenu au foyer avec les livres nécessaires, il travaille

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seul, d'arrache-pied, et passe cette fois l'épreuve avec mention. Ayant à combler en maths de nombreuses lacunes, il prend l'habitude, durant cette année de travail personnel, d'« ouvrir les parenthèses », c'est-à-dire de développer les formules jusqu'à les avoir parfaitement comprises ; tra- vail qui, disait-il, lui avait enseigné la rigueur intellectuelle dont il fera preuve par la suite. Après des vacances chez sa grand-mère à Trèves, où il découvre les joies de la bicyclette, il faut maintenant préparer un métier. Svoboda lui ayant assuré que les professeurs d'université étaient de «vieux birbes incapables », il refuse de s'inscrire en faculté, comme le souhaitait son tuteur. Réaction juvénile ou trait de caractère ? Il se sent incapable de travailler dans une direction et sur des sujets imposés par d'autres; tout au long de sa vie, il restera un esprit indépendant guidé par son ins- piration. Et puis quelle discipline choisir ? C'est maintenant la poésie qui le tente, après la découverte de Rilke.

Puisqu'il ne veut pas continuer ses études, il faut donc prendre un métier sans attendre. Me Gründler lui déniche un emploi administratif à la mairie d'Hitzing, dans la banlieue de Vienne. Il s'y rend. Un secrétaire le reçoit, l'invite à le suivre pour lui montrer son bureau et, tandis qu'il le précède dans le corridor, Paul fait demi-tour et se sauve à toutes jambes ! Il racontera plus tard avoir imaginé en un éclair les employés en blouse, les dossiers poussiéreux, toute une existence de routine et d'ennui ; et ter- rifié à l'idée d'être pris au piège des conventions sociales, il avait « choisi la liberté », en partie par une réaction impulsive de « court-circuit » dont il ne manquera pas plus tard de mesurer les conséquences.

Il retrouve son existence de marginal, les camarades de foot et les amis étudiants. L'un de ceux-ci l'ayant offensé, il se bat en duel et reçoit une grave blessure au coude droit ; craignant des ennuis judiciaires (les duels étaient tolérés mais seulement dans certaines limites), il refuse de se faire soigner; une septicémie se déclare : il faut l'hospitaliser d'urgence et l'opérer. On est au début de l'été 1914 et la plupart des chirurgiens sont déjà mobilisés. Celui qui l'opère est incompétent (il sera d'ailleurs interné comme malade mental quelques jours plus tard). Plusieurs interventions sont nécessaires, qui entraînent l'ablation des muscles du bras. Des com- plications surviennent. Il ne sortira de l'hôpital qu'un an et demi plus tard, infirme pour la vie, le coude paralysé. Inapte au service armé, il est rendu à la vie civile.

Durant ces longues journées d'immobilité, il s'était fait un programme d'études universitaires centré sur la philosophie. Il lit, la plume à la main, Platon, Descartes, Spinoza, Hegel et surtout Kant qui le marquera parti- culièrement. Il ne quitte pas un auteur avant d'être sûr de l'avoir com-

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pris, remplit des cahiers de notes et de réflexions et acquiert ainsi, en dehors de toute préoccupation scolaire, une solide culture philosophique. Pour son plaisir, il compose aussi des poèmes et des recueils de pensées. Il demeure pourtant insatisfait : si admirables soient-ils, les grands phi- losophes n'apportent pas une réponse claire au problème central : « De quelle manière vivre pour trouver ma satisfaction?» Toute son œuvre sera la réponse à cette question qui ne cessera de le poursuivre. Malgré ses souffrances, il gardera de ces longs mois d'hôpital le souvenir d'un immense enrichissement intérieur et d'une profonde joie de connaissance.

Le théâtre Il sort de l'hôpital à vingt-deux ans ; il a envie de vivre. Le sport, qui le passionnait, lui est interdit par son infirmité, mais il découvre avec enthou- siasme le théâtre, pièces d'avant-garde et répertoire classique. L'idée lui vient de ne plus écrire seulement des poésies mais d'autres œuvres (et pourquoi pas un roman ?) dans lesquelles il donnerait libre cours à tout un jeu de sentiments dont ces mois de concentration l'avaient éloigné.

Le théâtre va aussi lui procurer un gagne-pain plus régulier que les « petits boulots » précédents et plus conforme à ses dons. Engagé comme figurant, il travaille pour lui-même les rôles des acteurs qu'il côtoie et fait des progrès. Il gagne assez vite de quoi se loger sommairement et subsister... pour autant que le démon du jeu le laisse en repos. Il s'inté- resse aux filles qui, de leur côté, ne restent pas indifférentes à ce jeune homme qui ne manque pas de prestance, d'intérêt, ni de hardiesse. Est- il sur la voie du « déchaînement », qu'il qualifiera plus tard de banalisa- tion et diagnostiquera comme une maladie de l'esprit ? Curieusement, ses écrits de l'époque reflètent des préoccupations tout autres : il y est ques- tion de sens de la vie, d'amour, de sainteté, d'opposition entre matière et esprit. En fait, ce qu'il redoute le plus et fuit avec une méfiance de «nerveux», c'est une autre sorte de banalisation : l'embourgeoisement (qu'il appelle « standing »), avec la situation, l'appartement, la profession, et tout le cortège de soucis mesquins qui accompagnent la réussite exté- rieure et font perdre à ceux qui s'y laissent prendre leur élan essentiel.

Acteur doué, sa candidature est retenue par un metteur en scène qui veut créer une troupe. Formé jusqu'ici sur le tas, il va bénéficier de conseils et devenir un professionnel. Le théâtre est maintenant le centre et le sens de sa vie. Il joue tous les rôles, tous les auteurs, classiques et modernes, Shakespeare, Schiller, Ibsen, Wedekind, au cours de tournées à travers l'Autriche et la Bohême. Son nom est souvent en tête d'affiche.

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Informations pratiques

ASSOCIATION DE LA PSYCHOLOGIE DE LA MOTIVATION (APM) Centre Paul Diel, 92, rue de la Pompe, 75116 Paris, Tél. 01 44 05 18 63

L'APM, fondée par Paul Diel et ses élèves en 1964, a pour but la diffusion de son oeuvre et le développement de sa pensée.

Ses activités comprennent : • des formations de quatre ans à la psychothérapie de la motivation et de deux

ans à la relation d'aide, organisées par l'IFPM (voir ci-dessous) ; • un séminaire annuel (mai ou juin) ouvert à tous ceux qui s'intéressent à

l'approche de la psychologie de la motivation ; • des ateliers : initiation, approfondissement de la théorie, réflexion en commun

sur des problèmes personnels, traductions du langage symbolique (mythes, rêves) ;

• la publication d'une revue semestrielle ; • des conférences ; • des entretiens d'orientation et de conseil ; des psychothérapies (la liste des thé-

rapeutes agréés peut être communiquée sur demande).

INSTITUT DE FORMATION À LA PSYCHOLOGIE DE LA MOTIVATION (IFPM) Centre Paul Diel, 92, rue de la Pompe, 75116 Paris, Tél. 01 44 05 18 63

L'IFPM a été créé en 1992 par l'Association de la Psychologie de la Motivation. Agréé par la Fédération française de psychothérapie (sous le n° d'agrément FFdP 11 752 367 775), il propose deux formations diplômantes :

• Conseiller en relation d'aide de la motivation : psychologie de la motivation, techniques de la relation d'aide, études de cas, approches psycho-corporelles, développement personnel et professionnel, connaissance de soi dans un groupe.