L’habitude des ruines

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MARIE-HÉLÈNE VOYER L’HABITUDE DES RUINES LE SACRE DE L’OUBLI ET DE LA LAIDEUR AU QUÉBEC

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MARIE-HÉLÈNE VOYER

L’HABITUDE DES RUINES

LE SACRE DE L’OUBLI ET DE LA LAIDEUR AU QUÉBEC

« Malgré tout, il faut bien écrire et persister. Redire la nécessité de préserver notre patrimoine bâti et notre patrimoine paysager, ces balises de notre mémoire extérieure qui irriguent notre mémoire intérieure. Dans cette éternelle province jalonnée de rivières et de clairières, de boisés et de chemins de traverse, de maisons tranquilles, de lieux de peines et de labeurs, il faut ruser toujours mieux pour résister aux attaques avalantes et aplanissantes des promoteurs qui ne pensent qu’à engloutir l’espace et le bien commun pour leur propre profit. 

Il le faut, car tous ces lieux de ressouvenance dont on ne parlera bientôt plus, tous ces lieux sont à la base de ce que Jacques Ferron appelle notre “orientation”, cette conscience aigüe du temps et de l’espace qui nous protège de l’aliénation. »

Avec L’habitude des ruines, Marie-Hélène Voyer signe un texte magnifique sur le rapport trouble du Québec au temps et à l’espace. Elle y parle de nos démolitions en série, de notre manière d’habiter ce territoire en nous berçant trop souvent d’images empruntées. Elle pose ainsi une question fondamentale : peut-on bâtir ce pays sans le détruire et sans verser dans l’insignifiance ? Son essai offre un plaidoyer pour ces lieux modestes qui forment l’ordinaire de nos vies et qui dessinent les refuges de nos espoirs et de nos solidarités.  

Marie-Hélène Voyer est professeure de littérature au Cégep de Rimouski. Elle a fait paraître Expo habitat (La Peuplade, 2018), son premier recueil de poésie, ainsi que l’ouvrage Terrains vagues. Poétique de l’espace incertain dans le roman français et québécois contemporain (Nota Bene, 2019).

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Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec

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© Lux Éditeur, 2021www.luxediteur.com

Conception graphique de la couverture : Quentin PoilvetImage de la couverture : Guillaume D. Cyr / Yana Ouellet, « Maison no 44, New Carlisle », Gaspésie Human Less, partie 1, 2010.

Dépôt légal : 4e trimestre 2021Bibliothèque et Archives CanadaBibliothèque et Archives nationales du Québec

ISBN : 978-2-89833-009-4ISBN (pdf) : 978-2-89833-010-0ISBN (epub) : 978-2-89833-011-7

Ouvrage publié avec le concours du Conseil des arts du Canada, du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec et de la SODEC. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition.

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[N]ous avons ici l’habitude des ruines ; celles qui tombent ne font qu’une variété piquante au spectacle de celles qui sont tombées

déjà et qui restent où elles sont, sans qu’on les enlève.

Arthur Buies, Chroniques

[À] l’oubli succède l’indifférence de l’oubli comme un écho muet qui prolonge la durée

et augmente l’espace de l’oubli.

Jacques Ferron, L’amélanchier

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tout file entre nos doigts

Cet essai n’est pas un exercice de nostalgie. On n’y trouvera pas de plaidoyer pour une glorification du passé, pour une pétrification de notre patri­moine bâti, pour une calcification de nos paysages ou encore pour une muséification de nos villes. Il n’est pas question de présenter une anthologie d’images consolantes destinée à nourrir une senti­mentalité béate à l’égard de nos maisons d’antan et de notre passé modeste et laborieux. On ne lira pas non plus dans ces pages d’anathèmes fielleux contre l’empire du neuf ni de coups de semonce contre ceux qui livrent les décors de nos vies en pâture aux promoteurs et aux démolisseurs. Il ne s’agit pas d’une enquête sur la démolition systé­matique de notre patrimoine bâti ou sur la dila­pidation méthodique de cet héritage culturel et mémoriel dont on prive nos enfants. Enfin, on n’y trouvera guère un catalogue de solutions, qu’il serait de toute façon présomptueux de formuler1.

1. D’autres avant, plus connaisseurs, ont vu leurs recomman­dations écartées par nos élus. En 2016, un rapport important au sujet du patrimoine culturel québécois a été publié par Michelle Courchesne et Claude Corbo. Le patrimoine culturel québécois. Un héritage collectif à inscrire dans la modernité présentait une soixantaine

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On devinera bien sûr une aversion contre les bâtisseurs de vide qui s’emploient à réduire notre passé à une anecdote, à une rumeur, à un accident du paysage. On soupçonnera çà et là un léger mépris pour les novateurs à tout prix. On devinera aussi un agacement contre les fétichistes de l’inauthen­tique, contre les apôtres du façadisme, contre les euphoriques de la fausse grandeur et contre les marchandeurs de liberté qui confisquent l’espace commun au profit de quelques privilégiés. Mais là n’est pas le cœur de ce livre.

Cet essai se veut un pavé lancé contre notre accoutumance anesthésiée à la démolition, une dénonciation de la laideur lancinante, du lissage permanent – à la fois social et historique – de nos villes, et de cet avachissement généralisé du pay­sage que l’on provoque au nom de l’orgueil vide de la nouveauté pour la nouveauté. Les images ras­semblées ici forment un plaidoyer pour la préser­vation de ces lieux fragiles qui assurent notre continuité vécue, pour cette conscience sensible de l’Histoire qui devrait toujours infléchir notre manière d’habiter le territoire, pour cette sensibi­lité – cet égard, surtout – face à la diversité des vies qui dessinent la cartographie sociale de nos villes, sensibilité qui devrait constamment guider notre manière de les repenser et de les réparer, ces villes, en refusant les architectures orgueilleuses et

de recommandations pourtant jamais retenues dans la nouvelle Poli­tique culturelle du Québec, « Partout, la culture », dévoilée en 2018. Voir Michelle Courchesne et Claude Corbo, Le patrimoine culturel québécois. Un héritage collectif à inscrire dans la modernité, rapport sur la gouvernance du patrimoine soumis au ministère de la Culture et des Communications du Québec, 21 octobre 2016.

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oublieuses des réalités quotidiennes de leurs habi­tants, surtout les plus démunis.

À l’ardeur démolisseuse qui grève chaque jour l’espace de nos vies et notre tissu social, j’ai tenté d’opposer un geste d’écriture qui permettrait de sanctuariser ces lieux qui en forment l’ordinaire, de réhabiliter ces architectures discrètes et modestes qui devraient en tisser la toile de fond, celle de nos espoirs et de nos solidarités. J’essaie de mettre sous verre ce qui peut encore être sauvé de ces milieux de vie « peu rentables » qui agissent comme des espaces de résistance à toute conception productiviste, ren­tabiliste, évictive de l’espace. Portée par ces mots de Pierre Nepveu, selon qui « [l]a force de la littéra­ture, de la poésie, consiste à faire apparaître la cons­tellation d’expériences, de désirs, de réminiscences contenus dans tout lieu, si petit et humble soit­il2 », je tente d’ouvrir la boîte noire de ce mouvement d’évidage du paysage auquel on assiste quotidien­nement. J’ai envie de me mettre au service de ces lieux humbles qui murmurent le temps plutôt que de le déclamer, qui scandent discrètement le pré­sent sans jamais se gargariser de grandeur ou de monumentalité. Je les aime, ces lieux, car ils ména­gent des interstices dans la trame de nos villes et y installent des espaces de révélation du temps long qui ébranlent l’évidence aveugle de notre quotidien.

Le mouvement de l’écriture, tout comme celui de la mémoire, commence peut­être toujours un peu par l’image de notre lieu natal. Dans L’amé-lanchier de Jacques Ferron, ce lieu d’origine agit

2. Pierre Nepveu, Lecture des lieux, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 2004, p. 23.

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comme un point de départ et comme un refuge qui nous protège de l’égarement et de l’oubli : « On part de soi, on débouche sur le confinement de la maison, première mémoire de l’enfance, puis, de ce mickouam enfumé et doucereux, on passe à des environnements plus limpides, à des espaces de plus en plus vastes qui, en inventant le monde, appro­fondissent le temps3. » Ainsi, dans ce roman, la jeune Tinamer affirme avec force la nécessité de revenir à ce lieu premier, de s’en ressouvenir pour le bien de son orientation : « [É]tant donné que je dois vivre, que je suis déjà en dérive et que dans la vie comme dans le monde, on ne dispose que d’une étoile fixe, c’est le point d’origine, seul repère du voyageur4. » En discutant avec son père, Léon de Portanqueu, qui travaille à l’hôpital psychiatrique du Mont­Thabor, Tinamer découvre que certains enfants, privés de repères ou de toute « pérennité du milieu » qui constituerait pour eux une « mémoire exté­rieure » stable et rassurante, sont internés parce qu’ils ignorent qui ils sont, condamnés à vivre en « des lieux aseptiques, dans le désert de l’inconnu [...] frappés de stupeur à jamais5 ». Quelle stupeur nous guette dans ce presque pays qui s’endort chaque soir dans la certitude ronronnante des pics démolisseurs ? Comment endiguer le désert hors du temps qu’on se fabrique, chemin faisant ?

Première mémoire de l’enfance. J’ai grandi sur une ferme qui n’existe plus ; elle gît ensevelie quelque

3. Jacques Ferron, L’amélanchier, Montréal, Typo, 1992 [1970], p. 84.

4. Ibid., p. 27.5. Ibid., p. 39­140.

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part dans chemin du 3e­Rang­du­Bic, pour tou­jours avalée par les flammes et les bourrasques d’une nuit de tempête. J’ai grandi dans une mai­son de pierres dont je ne reverrai plus jamais l’in­térieur. Un jour on quitte l’enfance et l’enfance nous quitte en retour. Je porte ces lieux sans douleur, mais ils se rappellent à moi comme un léger élan­cement. Ils me sont comme des membres fantômes qui ne demandent qu’à être déliés.

Curieusement, j’ai passé mon enfance avec la peur du feu nouée au ventre. Je cherche souvent à comprendre l’origine de cette crainte archaïque de la destruction. Je ne trouve pas de point de départ à tout ça, aucun moment fondateur. Je constate simplement que la plupart de mes souvenirs por­tent en eux des incendies. J’ai six ans et je joue avec des allumettes. J’ai huit ans et je voudrais que le champ paisible brûle derrière la maison. J’ai neuf ans et je regarde le ciel rouge du nord. Derrière le fleuve, dans l’épaisseur crayeuse de l’air, les forêts de la Côte­Nord flambent. J’ai dix ans, et j’assiste impuissante à l’incendie de la ferme d’un voisin. Je réalise que le réel peut se consumer comme une pellicule. Il y a un trou dans le décor. J’apprends l’impermanence.

J’habite Rimouski, une ville à l’architecture éparse et décatie dont le socle repose sur des lieux ensevelis. On l’a rebâtie sur ses propres cendres après qu’un grand incendie l’a presque entièrement fait disparaître en mai 1950 sous une pluie de tisons. En cela, Rimouski ressemble à plusieurs villes du Québec, petites et grandes, elles aussi vas­tement rasées par les flammes au fil des siècles : Québec (1845), Montréal (1852), Hull (1900),

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Scène de désolation au lendemain du grand feu de Rimouski, 1950.

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Trois­Rivières (1908), Chicoutimi (1912), Sainte­Marie­de­Beauce (1913), Terrebonne (1922), Rivière­ du­Loup (1926), Nicolet (1955), sans oublier le grand feu du Saguenay–Lac­Saint­Jean (1870) qui s’est étendu de Saint­Félicien à la baie des Ha ! Ha ! La Belle Province, un territoire de cendres et de ruines.

Ainsi, à Rimouski, plusieurs des bâtiments d’époque encore debout sont aujourd’hui laissés à l’abandon. En cela, c’est une ville emblématique du rapport débonnaire qu’entretiennent les Québécois à la démolition. Elle est en quelque sorte le labora­toire de ma réflexion. On la retrouvera donc çà et là au détour de ces pages. En son cœur se dessinent notamment un musée qui demande pitié et une cathédrale à l’abandon entourée de grillages. Une cathédrale comme tant d’autres, tissée de naissances, d’unions et de disparitions. Cette cathédrale m’est chère puisque ses voûtes portent en elles l’écho d’un matin de novembre où j’ai dû y accompagner le cercueil de ma mère au son lancinant du Panis Angelicus de saint Thomas d’Aquin. C’est désor­mais un lieu cadenassé, confisqué comme tant d’autres à notre espace collectif, livré au purgatoire du temps et des éléments dans l’attente d’une sen­tence à l’issue incertaine ; une cathédrale déchue comme on en voit chaque jour dans ces journaux qui scandent l’interminable litanie des démoli­tions. Ainsi, dans la plus totale indifférence, on éborgne chaque jour un peu plus notre sens de la durée et notre rapport au temps. Comment garder le compte de ces pans d’histoire, de ces vies, de ces mémoires et de ces savoir­faire qu’on enterre ? Tout file entre nos doigts. Impression de tenter en vain

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de retenir ces maisons rares et précieuses que l’on efface, ces condensés de temps, de vies et de récits sédimentés.

Il faut avancer à tâtons entre les ruines et les restes, fouiller les empilements de poutres, les gra­vats, les poussières. Essayer de trouver des amorces de réponse, des fils à nouer, des formes insistantes, des maisons revenantes. Surtout, il faut acquiescer à cette nécessité impérieuse d’écrire au sujet de cette « marche visible de ce qui lentement se défait6 ». Des voix nous y accompagnent : journalistes, urba­nistes, architectes, artistes, sociologues, mais aussi écrivaines et écrivains. Des gardiens du paysage. Des empêcheurs de démolir en rond. Autant de voix qui s’élèvent pour sonner l’alarme des démolitions.

Le 2 décembre 1972 paraît dans Le Devoir le « Manifeste pour la sauvegarde des biens culturels », signé par une centaine d’artistes et d’intellectuels, dont Jacques Brault, Nicole Brossard, Roland Giguère, Gérald Godin, Pauline Julien, Gaston Miron et Pierre Vadeboncoeur. On y dénonce avec verve la négligence des autorités envers le patrimoine historique du Québec, attestée non seulement par la destruction alors récente d’une quinzaine d’églises et par la démolition projetée de l’ensemble parois­sial Sainte­Catherine­ d’Alexandrie, mais également par la menace de démolition de l’ancienne prison des Patriotes­au­Pied­du­Courant à l’angle des rues De Lorimier et Notre­Dame, à Montréal. Les signa­taires deman dent ainsi de quel droit moral les auto­rités « peuvent effacer des témoins d’une période

6. Hélène Dorion, Un visage appuyé contre le monde, Montréal/Chaillé­sous­les­Ormeaux, Éditions du Noroît / Le Dé bleu, 1990, p. 53.

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de résistance au colonialisme de notre peuple, comme celle de 1837­1838, et quel vent d’incons­cience souffle à Québec qui permet que cette action de barbares se fasse avec sa bénédiction7 ». Écor­chant au passage le silence de l’intelligentsia et la logique torve qui mène nos dirigeants à systémati­quement raser le vieux au profit du neuf, les signa­taires insistent : « Il devrait suffire d’évoquer le devoir pour un peuple de conserver son héritage cultu­rel pour qu’on reconnaisse qu’en le saccageant, c’est une partie de lui­même qu’il détruit. Et pour­tant en ces jours d’imbécilité que nous traversons, les pouvoirs de décision se trouv[ent] entre les mains de mercantis à courte vue ou de politiciens affairistes [...]8. »

Aujourd’hui, cinquante ans après ce manifeste, je guette dans les journaux les quelques voix – trop rares – qui s’élèvent encore pour déplorer les dis­paritions en série causées par un cocktail d’igno­rance, de négligence ou encore de cafouillages administratifs à peine dissimulés. Ainsi, dans Le Devoir, Jean­François Nadeau dénonce hebdo­madairement depuis des années ces mutilations constantes du paysage bâti. Il rappelle à quel point le patrimoine, qu’il soit religieux, ouvrier, monu­mental ou vernaculaire, constitue le « témoignage sincère d’un ensemble de rêves et de représenta­tions qui confèrent un sens à une existence collec­tive9 ». Loin de plaider pour un rapport au passé

7. Collectif, « Manifeste pour la sauvegarde des biens culturels », Le Devoir, 2 décembre 1972.

8. Ibid.9. Jean­François Nadeau, « Issoudun », Le Devoir, 2 novembre

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muséifié, il montre comment « [m]aintenir des relais entre le passé et le futur assure que tout ne soit pas sans cesse transposé dans un présent évidé, mou et triste. Une société persiste si elle parvient à ne pas ramener sans cesse ses clochers au ras du sol, c’est­à­dire en n’ayant pas peur de remanier sa mémoire plutôt que de se sentir obligée de l’abolir10».

Çà et là, quelques autres voix s’élèvent parfois pour dénoncer ces disparitions qui grèvent nos paysages, pour lutter contre cet indifférent oubli, pour refuser le cirque du neuf maquillé en vieux. Ainsi, déplorant le « règne du faux » qui prévaut au Québec, Marie­Andrée Chouinard remarque qu’en matière de patrimoine, on préfère dans bien des cas s’activer autour d’un projet d’imitation qu’au­tour de l’authenticité. Par exemple, pour la maison Boileau démolie en 2018 à Chambly11, héritage désormais perdu de la période des Patriotes, on nous a promis une reconstruction à l’identique ; « on a préféré le sacre du faux qui, à la mode Las Vegas, finit par devenir plus vrai que le vrai12 ». Elle dénonce également les « annonces bonbons [qui] tournent toujours autour du pot » et la « pluie de mesurettes13 » proposées par la ministre de la

10. Ibid.11. Cité en déontologie municipale, l’ex­maire de Chambly a

été sévèrement critiqué en 2020 par la Commission municipale du Québec, qui l’accuse d’avoir littéralement orchestré la démolition de la maison Boileau afin de détourner l’attention médiatique d’un reportage dévastateur de l’émission Enquête (Radio­Canada) à son endroit.

12. Marie­Andrée Chouinard, « Le règne du faux », Le Devoir, 28 novembre 2018.

13. Marie­Andrée Chouinard, « La clef de voûte du patrimoine », Le Devoir, 9 décembre 2019.

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Culture, loin de suffire à « combler le déficit de culture qui préside à ce vaste fiasco nommé pro­tection du patrimoine au Québec14 ».

Devant les quelque 3 000 bâtiments anciens démolis chaque année au Québec, l’ethnologue Isabelle Picard se désole : « On dirait une parade d’automutilation permanente qui n’arrive pas à se nommer, comme si la société n’arrivait à se confor­ter que devant le présent rassurant des habitations du xxie siècle15. » L’ingénieur civil Yves Lacourcière demande, dans une lettre à Nathalie Roy, ministre de la Culture et des Communications, « [q]uand cessera le saccage de notre patrimoine bâti ? », rap­pelant à juste titre qu’il n’est pas une richesse renou­velable et que « [c]haque perte est irréversible et devrait être ressentie comme un deuil, un man­quement au devoir de chaque génération de trans­mettre, aussi authentique que possible, cet héritage à ses enfants16 ». En entrevue à l’émission Le 15-18 à Radio­Canada, il dénonce le fait qu’on « perd conti­nuellement 4 000 bâtiments par année, on en défi­gure environ 20 000 et, depuis 1970, près de 40 % de notre patrimoine bâti a disparu, comme ça, sous les yeux du ministère de la Culture17 », et ce, sans compter la chute du nombre d’ouvriers spé­

14. Ibid.15. Isabelle Picard, « Patrimoine : le privilège du passé », La Presse,

25 septembre 2019.16. Yves Lacourcière, « Quand cessera le saccage de notre patri­

moine bâti ? », La Presse, 4 juillet 2019.17. Entrevue d’Yves Lacourcière, « Ouvriers du patrimoine, des

spécialisations qui disparaissent », Le 15-18, Radio­Canada, 4 jan­vier 2019.

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cialisés – maçons, charpentiers, menuisiers, cou­vreurs – qui détiennent le savoir­faire nécessaire à la restauration du patrimoine. Il estime ainsi que « lorsque le gouvernement québécois a légiféré au sujet de la protection du patrimoine en 1922, on comptait quelque 90 000 travailleurs de métiers traditionnels de la construction. Aujourd’hui, il en reste 500 pour entretenir un potentiel de 350 000 bâtiments anciens18 ».

L’aménagiste Marie Massicotte dresse un constat similaire lorsqu’elle dénonce la « spirale infernale » des démolitions qui s’abattent sur « [l]e patrimoine maudit du Québec », emportant avec elle « [t]oute la richesse artisanale et la connaissance léguée par nos ancêtres19 ». Marc­André Bluteau, président de la Société d’histoire de Charlesbourg, avertit qu’« [i]l y a péril en la demeure » et déplore la « disparition pathétique de bâtiments pourtant reconnus pour leur valeur patrimoniale20 ». Alors que l’on vogue constamment de sursis en sursis, le journaliste Alexandre Sirois dénonce le laxisme du gouvernement caquiste à l’égard de notre patri­moine culturel immobilier : « [L]e constat est sans appel : notre patrimoine culturel demeure sur des sables mouvants en raison de l’absence de vision et de plan d’action, à Québec, quant à sa protection. [...] Le fait est que le ministère de la Culture semble

18. Ibid.19. Marie Massicotte, « Le patrimoine maudit du Québec »,

Le Devoir, 2 octobre 2019.20. Marc­André Bluteau, « Il y a péril en la demeure », Le Devoir,

13 novembre 2019.

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s’être déchargé d’une partie de ses responsabilités et agit surtout pour éteindre les feux21. »

À sa défense, le gouvernement caquiste a bien manifesté son intérêt pour le patrimoine en novembre 2018 : dans un geste rare, le premier ministre François Legault, doublé du maire Régis Labeaume, présente alors en grande pompe, au cours d’une conférence de presse au Musée de la civilisation, ce qui semble être les toutes premières fortifications de Québec, datées de 1693. Legault brode tout un récit de survivance autour de ces restes exhumés de notre bonne vieille glaise canadienne­ française : « D’aller voir ces vestiges, je trouve ça très touchant. Ça m’inspire. Ça vient confirmer que nos ancêtres, ceux qui ont fondé la Nouvelle­France, il y a plus de 400 ans, ont travaillé fort dans des conditions difficiles. On a réussi à pré­server cette nation qui parle français22. »

L’ampleur de cette annonce aura laissé plu­sieurs archéologues un peu hébétés. Sans compter les chercheurs de l’Université Laval qui découvri­ront, deux ans plus tard, après de prudentes exper­tises, que les fameuses palissades seraient plutôt les restes d’une écurie ou d’un bâtiment secondaire du genre daté de 177523. En matière de sauvegarde du patrimoine, il y a quelque chose d’éloquent dans ces soubresauts médiatiques occasionnels de nos

21. Alexandre Sirois, « Notre patrimoine culturel ? Pfft ! », La Presse, 1er décembre 2019.

22. « Des fortifications de 1693 découvertes en excellent état à Québec », Radio­Canada, 6 novembre 2018.

23. Sébastien Tanguay, « La palissade de 1693 ne serait ni une palissade, ni datée de 1693 », Radio­Canada, 19 janvier 2020.

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Écroulements planifiés ............................................. 131Rimouski, ville de l’oubli ......................................... 135

après nous le délugeVenise au rabais .......................................................... 147Villages fantômes ....................................................... 151Moulins à vau­l’eau ................................................... 163Des ponts dans le vide ............................................... 169

ressouvenirs (bis)Palais des miroirs ....................................................... 193Histoires de rien ......................................................... 199Conclusion. Résister ? ................................................. 203

Remerciements ........................................................... 209

Sources iconographiques ........................................... 211

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cet ouvrage a été imprimé en novembre 2021 sur les presses des ateliers de l’imprimerie gauvin pour le compte de lux, éditeur à l’enseigne d’un chien d’or de légende dessiné par robert lapalme

L’infographie est de Claude Bergeron

La révision est de Geneviève Boulanger

Lux Éditeur C.P. 83578, BP Garnier Montréal (QC) H2J 4E9

Diffusion et distributionAu Canada : Flammarion

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Page 24: L’habitude des ruines