Lettre de New York

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34 N°6815 11 juillet 2013 New York Washington É T A T S - U N I S RÉCIT | Comment va New York ? Chaque semaine, pendant l’été, un ou une jeune journaliste français/e, installé/e dans une grande ville étrangère,nous fait découvrir l’aspect le plus surprenant de sa vie quotidienne… , humide et gris. Pour vous écrire, je me suis réfugiée sur les hauteurs de New York, à Washington Heights, un quartier majoritairement porto- ricain, où je vis. Je reviens d’une escapade épuisante à Times Square, le cœur de la ville, où 300 000 personnes se pressent chaque jour. Après trois ans de vie ici, je reste fascinée par Times Square, sa surabondance de buildings et d’enseignes, sa frénésie d’achats, ses odeurs de friture, ses lumières électriques… C’est un carrefour où toutes les classes se brassent, où le théâtre est roi, où l’art se manifeste sous toutes ses formes, même les plus triviales. Il faut observer l’étrange ballet de ces Minnie Mouse, Mickey, Superman, Batman et autres figures américaines susam- ment mythiques pour que des Américains et des immigrants sans le sou décident de revêtir leur costume et d’arpenter les lieux, dans le seul but de poser aux côtés d’enfants et de touristes contre un dollar ou deux. Aujourd’hui, je suis tombée sur un tigron en plein épisode dépressif. Il s’était assis dans un coin, accoudé à l’une des petites tables de jardin disposées çà et là par la mairie. Sa tête de tigre, façon Disney, retombait sur ses bras croisés. Il avait l’air crevé, le pauvre, et n’avait aucune envie qu’un enfant surexcité l’agresse avec sa joie de vivre. Sa détresse et l’absurdité de cet énorme costume m’ont touchée. C’était un moment de poésie au coin de la rue, comme il en arrive sou- vent ici, dès qu’un déguisement coloré et lou- foque surgit de nulle part. Car les Américains adorent se déguiser ! Je dois être honnête : ce n’est pas toujours poétique… Installée à New York depuis peu et essayant tant bien que mal de partager l’engoue- ment collectif pour la fête d’Halloween, la veille de la Toussaint, me voici en quête d’un costume. J’atterris chez Ricky’s, un grand bazar bondé, version américaine de Tati. Au rayon « déguise- ment femme », j’entends une Française dire à sa copine : « Ok, là, c’est les déguisements osés. » Eectivement, les tenues proposées sont sexy et vulgaires. De l’habit de none, version minijupe, au justaucorps décolleté, doté d’ailes de libellule. Je constaterai, plus tard, que cette boutique n’est pas une exception. Elle est même plutôt la règle. Pour mon premier Halloween, je me rabats sur des oreilles et une queue de zèbre. Je m’en débar- rasse rapidement car le serre-tête me gratte, mais je suis déjà émerveillée par la capacité des New- Yorkais à se travestir. Pourquoi nous, Français, sommes-nous si complexés ? À N, je suis stupéfaite devant le nombre de vendeurs et de vendeuses, dans les magasins popu- laires, qui portent sans vergogne des bois de cerf PAR IRIS DERŒUX Lettre de PELN6815P034A035.indd 34 26/06/13 16:02:59

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Une "lettre d'amour" à New York ou plutôt à l'un des aspects de cette ville, drôle et attachant : l'amour des New-Yorkais pour le déguisement.

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34 ! N° 6815 ! 11 juillet 2013

New York

Washington

ÉTATS-UNIS

RÉCIT !|"

Comment va New York ? Chaque semaine, pendant l’été, un ou une jeune journaliste français/e, installé/e dans une grande ville étrangère, nous fait découvrir l’aspect le plus surprenant de sa vie quotidienne…

! "!#$% !%" &'()*, humide et gris. Pour vous écrire, je me suis réfugiée sur les hauteurs de New York, à Washington Heights, un quartier majoritairement porto-ricain, où je vis. Je reviens d’une escapade épuisante à Times Square, le cœur de la ville, où 300 000 personnes se pressent chaque jour. Après trois ans

de vie ici, je reste fascinée par Times Square, sa surabondance de buildings et d’enseignes, sa frénésie d’achats, ses odeurs de friture, ses lumières électriques… C’est un carrefour où toutes les classes se brassent, où le théâtre est roi, où l’art se manifeste sous toutes ses formes, même les plus triviales. Il faut observer l’étrange ballet de ces Minnie Mouse, Mickey, Superman, Batman et autres fi gures américaines su+ sam-ment mythiques pour que des Américains et des immigrants sans le sou décident de revêtir leur costume et d’arpenter les lieux, dans le seul but de poser aux côtés d’enfants et de touristes contre un dollar ou deux. Aujourd’hui, je suis tombée sur un tigron en plein épisode dépressif. Il s’était assis dans un coin, accoudé à l’une des petites tables de jardin disposées çà et là par la mairie. Sa tête de tigre, façon Disney, retombait sur ses bras croisés. Il avait l’air crevé, le pauvre, et n’avait aucune envie

qu’un enfant surexcité l’agresse avec sa joie de vivre. Sa détresse et l’absurdité de cet énorme costume m’ont touchée. C’était un moment de poésie au coin de la rue, comme il en arrive sou-vent ici, dès qu’un déguisement coloré et lou-foque surgit de nulle part. Car les Américains adorent se déguiser !Je dois être honnête : ce n’est pas toujours poétique… Installée à New York depuis peu et essayant tant bien que mal de partager l’engoue-ment collectif pour la fête d’Halloween, la veille de la Toussaint, me voici en quête d’un costume. J’atterris chez Ricky’s, un grand bazar bondé, version américaine de Tati. Au rayon « déguise-ment femme », j’entends une Française dire à sa copine : « Ok, là, c’est les déguisements osés. » E, ectivement, les tenues proposées sont sexy et vulgaires. De l’habit de none, version minijupe, au justaucorps décolleté, doté d’ailes de libellule. Je constaterai, plus tard, que cette boutique n’est pas une exception. Elle est même plutôt la règle. Pour mon premier Halloween, je me rabats sur des oreilles et une queue de zèbre. Je m’en débar-rasse rapidement car le serre-tête me gratte, mais je suis déjà émerveillée par la capacité des New-Yorkais à se travestir. Pourquoi nous, Français, sommes-nous si complexés ?

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PAR IRIS DERŒUX

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La semaine prochaineLettre de Rio de Janeiro

en peluche. Je ne peux m’empêcher de trouver ça hilarant et ridicule, et je ne dois pas être la seule ! Au cours d’une séance de shopping dans un grand magasin de marques à prix dégri! és, je me fends d’une petite blague à destination de la vendeuse : « Elles sont chouettes, vos cornes ! » À quoi celle-ci répond : « Merci », sans relever la pointe d’ironie qui perce dans ma voix. Cela me renvoie à ma francité, à cette tendance que nous avons à nous montrer sarcastique, voire cynique. Ici, le déguisement n’est ni ridicule ni compliqué. Il est drôle, sympa. Il le reste quand Pâques approche et qu’il s’agit de porter d’autres serre-tête (avec des oreilles de lapin, cette fois), ou un costume de poussin. Leçon américaine : amusons-nous et vendons de tout !

D ’"# $%&' ()%*+ ,%++% -.*)% du dégui-sement ? Est-ce une manière festive de tourner en dérision les habits austères si

souvent imposés aux Américains, de l’uniforme d’écolier aux stricts tailleurs noirs de Wall Street ? L’explication est sans doute plus simple : les New-Yorkais adorent faire la fête. Et ils ne font jamais les choses à moitié. Ici, pas question de bouder un ami qui organise une soirée sur le thème de la série télévisée Mad Men, ou d’ignorer un bar de Manhattan qui impose aux clients une tenue « rockabilly », en hommage à ce sous-genre du rock’n’roll des années 1950. Personne n’oserait décréter : « Moi, ça m’ennuie », comme cela arrive si souvent lors de soirées déguisées en France.

Après deux ans de vie new-yorkaise, j’ai donc fi ni par m’y mettre. C’était en septembre 2012, lors d’un été indien des plus agréables. J’étais invitée avec une amie à la « Shanghai Mermaid » (littéralement : la sirène de Shanghai), une soirée déguisée, mensuelle et mystérieuse, qui célèbre les courants artistiques nés au début du XXe siècle. L’idée appartient à une

ancienne actrice et danseuse burlesque qui tient à ce que son nom reste secret et ses soirées confi -dentielles… La fête à laquelle je suis conviée a lieu dans un vieil immeuble de briques rouges de Brooklyn, un arrondissement au sud-est de New York. Elle est dédiée à l’art allemand sous la République de Weimar. Au menu : perles, plumes, fume-cigarettes, cabaret et claquettes. Mon amie et moi jouons le jeu. Nous passons des heures à nous préparer, à enfi ler corsets, colliers, boas, sans oublier la poudre blanche et le rouge à lèvres rouge vif. Nous e! ectuons le long trajet qui nous sépare de Brooklyn dans un métro bondé, comme tous les samedis soir, et cela nous permet de constater que nos tenues laissent New York totalement indi! érent. Que cette tolérance est appréciable ! Nous arrivons enfi n à l’adresse don-née, un immeuble lambda devant lequel se tient un jeune homme en pantalon noir et bretelles, les cheveux gominés. Il nous ouvre la porte, tire un lourd rideau de velours digne d’un cirque, et nous laisse entrer dans une grande pièce voûtée, éclairée à la bougie, assez pour observer que tout le monde, absolument tout le monde, s’est fabri-qué un personnage.La nuit s’est étirée, les masques ne sont pas tom-bés. Oui, la magie du déguisement opère. Peu importe que le moment soit éphémère.

New York! Avec ses !," millions d’habitants, New York est la ville américainela plus peuplée (toutes les nationa-lités y sont représentées).Celle aussi où les écarts de richesse sont les plus grands. En #$%#,le revenu annuel moyen des & 'les plus riches de ses habitantsétait #& fois supérieur à celuides & ' les plus pauvres (et "$ fois supérieur, à Manhattan, l’un des cinq arrondissements de la ville).

L’auteure

!" ans. Installée à New York depuis #$"$, elle travaille en free-lance pour Libération, Mediapart, L’Humanité dimanche, Terra Eco et Causette.

Après deux ans de vie new-yorkaise, j’ai donc fi ni par m’y mettre. C’était en septembre 2012, lors d’un été indien des plus agréables. J’étais invitée avec une amie à la « Shanghai Mermaid » (littéralement : la sirène de Shanghai), une soirée déguisée, mensuelle et mystérieuse, qui célèbre les courants artistiques nés au début du XX

New York!New York est la ville américainela plus peuplée (toutes les nationa-lités y sont représentées).Celle aussi où les écarts de richesse sont les plus grands. En #$%#,le revenu annuel moyen des & 'les plus riches de ses habitantsétait #& fois supérieur à celuides & ' les plus pauvres (et "$ fois supérieur, à Manhattan, l’un des cinq arrondissements de la ville).

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Times Square, vu parle photographe new-yorkais Konstantino Hatzisarros.

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