Lettre à JJSS
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7/30/2019 Lettre JJSS
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Lettre dmission adresse par Michel Bosquet
Jean-Jacques Servan-Schreiber
Cher J.J,
Aprs mure rflexion et non sans dchirement, je vous cris cette lettre dont mieux (vaut)
rsumer demble la conclusion : je ne me reconnais plus dans votre journal, dans son esprit,
dans ses collaborateurs ; je trahirais les convictions que vous me connaissez, je perdrais la
rputation que jai acquise, le respect de mes lecteurs habituels, de mes amis, de moi-mme et
peut-tre de vous-mme si je continuais dy collaborer.Je pars donc, en invoquant la clause
de conscience.Vous vous doutez, jen suis sr, de mes raisons. Peut-tre mme attendiez vous cette lettre
depuis quelques temps. Je la ferai nanmoins longue, en tmoignage de laffection et de
lestime qui ma li vous pendant neuf ans et que nefface pas ce qui me spare aujourdhuide vous.
I Les changements dont la nouvelle formule de lExpress est laboutissement logique ont
commenc, dans mon exprience, en fvrier 1963, avec lentre de Georges Suffert au
journal. Je savais, pour me ltre entendu dire par lui, quil jugeait que la rubrique
conomique, que jassurais depuis fin 1958, devait mtre enleve, quil tait en dsaccord
complet avec mes positions et trouvait que lExpress, jusque l, avait t trop gauche.Son entre au journal a t marque par un article conomique auquel jai ragi par une note
de protestation Jean Ferniot et G.S lui-mme, qui sest dclar surpris par la vivacit de
ma raction (date du 28 fvrier 1963). Larticle de G.S, en effet, expliquait linflation par
laugmentation des salaires, reprochait au patronat de les avoir accordes et au gouvernement
de ne pas les avoir empches. Je notais alors que cet article allait lencontre des analyses
que javais publies prcdemment dans le journal, sans tre contredit.
Jean Ferniot ma rpondu quil comprenait ma protestation, qu ma place il aurait ragi
comme moi ; mais que le journal entendait largir lventail des points de vue qui sy
exprimerait. Il me demandait daccepter cette diversification tant entendu que je resterais
libre dexposer, comme par le pass, mes positions. Par la suite, jai eu, en effet, une libertdexpression assez large, mais aussi, parfois, quelque difficult obtenir que les questions
relevant jusque l de ma comptence me soient confies.
Lvolution qui samorait alors arrive son terme avec la transformation de journal :
1)
Les questions conomiques passent sous la responsabilit dun nouveau collaborateurpartageant loptique de G.S, Maurice Roy, prcdemment collaborateur de Bertrand de
Jouvenel. Le moins que lon puisse dire, cest que ses positions sont trs loignes des
miennes, c--d de celles de lancienne formule du journal.
Ce fait est devenu vident ds le premier article sign par M.R et publi fin juin 1964 :
il parlait de lItalie, o je me trouvais prcisment, et o le fait de voir lExpress
prendre position, sous une nouvelle signature, en faveur de la discipline syndicale et
de lpargne contractuelle rclame par Moro (linflation, cette fois encore, tant
explique par les seules revendications de salaires) et par laile droite du
gouvernement italien, ma surpris tout autant que les parlementaires, syndicalistes etjournalistes qui se trouvent mes meilleurs informateurs et amis.
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Comme je faisais remarquer Ren Guyonnet, mon retour, la diffrence
dorientation radicale entre larticle de M.R et les miens sur le mme sujet, il ma
rpondu : il y a une diffrence doptique.
Le mot importe peu. La question est de savoir si lesprit dans lequel le journal traiteles questions conomiques peut tre appel de gauche. A titre dpreuve, je vous
propose de comparer les articles parus dans LExpress dat du 29 aot et dans le Canard Enchan du 19 aot derniers sur les excdents de la Caisse dEpargne et
lusage quen fait le gouvernement. Dans le Canard , vous apprenez que cet usage
est parfaitement illgal et anti-social. Dans LExpress , rien de tel : une analyse
technique, apolitique, acritique des raisons des excdents. La mme attitude apolitique
et acritique caractrise, par exemple, larticle sur lautomobile dans LExpress du
30 juillet qui passe agrablement ct du sujet, qui est social et conomique, rompant
ainsi avec loptique que jai adopt, de nombreuses reprises, sur cette question.
Quant la note sur Libbys dans LExpress dat du 29 aot, elle ressemblefranchement de la publicit-rdactionnelle, ce qui ne peut surprendre tous ceux qui
se souviennent de laffaire Libbys et de larticle que je lui avais consacr.
2) Lincompatibilit entre les positions de Maurice Roy et les miennes qui furent cellesdu journal pendant plus de cinq ans est assez vidente pour que LExpress mait
mut de lconomie la politique trangre. Je dis bien mut, car il est inutile de
dmontrer que, depuis fin 1958, je moccupais principalement de questions
conomiques et sociales, le plus souvent franaises, et tais rput comptent en cette
matire, voire responsable de cette rubrique.
Les tmoignages ce sujet ne manquent pas, ni les russites journalistiques : mestudes sur la distribution, les supermarchs, la viande, les problmes du march
commun, les investissements amricains en France, lconomie de la force de frappe,
la politique conomique ou sociale de la Vme Rpublique, la quatrime semaine de
congs pays, Libbys, les paysans bretons, Decazeville, le secteur nationalis, la
construction, la spculation foncire, les problmes agricoles et syndicaux, Bull,
lautomobile, etc, articles souvent cits dans dautres publications ou la radio, font
dsormais autorit.
Pour ne prendre que les deux dernires annes, qui ne sont pas particulirement
favorables, il ressort du fichier de LExpress que :
- en 1962, sur 43 articles signs par moi, 29 taient conomiques ;- en 1963, sur 33 articles signs par moi, 23 taient conomiques ;- au 23 juillet 1964, sur 15 articles signs par moi, 9 taient conomiques.De plus, les articles traitant de questions franaises constituaient la majorit de mes
articles signs depuis cinq ans.Si jacceptais aujourdhui que lconomie soit publiquement place sous la
responsabilit dun nouveau collaborateur, loptique trs diffrente de la mienne,
cependant que mon nom figurerait dans la liste des rdacteurs de politique trangre,
les consquences en seraient les suivantes :
- ma cote de journaliste conomique tomberait zro ;- je perdrais les contacts indispensables lexercice de mon mtier et ne serais plus
mme, faute de pouvoir travailler et suivre rgulirement ces questions, de tenir
jour mon capital de connaissance, qui est mon principal outil de travail ;
- je subirais de la part de LExpress un dsaveu public, tout en cautionnant, parma collaboration au journal dans un autre domaine, sa nouvelle optique en
matire dconomie ;
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- de ce fait je perdrais, out ma rputation de journaliste conomique, le respect dupublic et des amis que jai acquis, en cette qualit, en France et ltranger et qui
connaissent souvent (notamment par LExpress ) les articles ou livres que jai
publis sur le mouvement ouvrier sous un autre nom.
3) Jusquici, je ne dpendais que du rdacteur en chef. A lavenir, je serais coiff lapolitique trangre- par un chef de service. Il se trouve que celui-ci, Marc Ullman, demme tendance que Georges Suffert, ,a pas, lui non plus, une rputation de
gauche : ancien collaborateur de lInformation , puis de lInstitut Atlantique (qui
shonore de compter, parmi ses membres, ou dans son comit de patronage, MM.
Rueff, Pinay, le prsident du patronat allemand, le directeur gnral de la Fiat, le
libral Martino, etc.), puis de lAgefi, on ne voit pas comment il laurait acquise.
Si dopposer latlantisme au gaullisme ctait tre de gauche, il y aurait eu que des
gouvernements de gauche en Europe depuis 1949.A la suite de ma note du 6 aot dernier, Jean Ferniot, puis vous-mme, mavez assur
que les services ntaient pas cloisonns et que mon affectation la politique trangre
nempcherait pas que je moccupe dconomie franaise : il me serait possible,mavez-vous dit, de choisir un sujet conomique ou den proposer directement J.F.
Jai fait remarquer celui-ci que lintrt du chef de service tranger tait demployer
plein ses collaborateurs et de ne pas leur laisser le loisir de travailler pour des
services concurrents et quen pratique je ne pourrais moccuper quaprs avoir fait le
travail qui me serait demand par Ullman, ce qui tait beaucoup attendre de moi.
J.F ma trouv pessimiste. Je lui ai dit que nous allions tenter lexprience.
Celle-ci a maintenant dur un mois et elle est concluante.a) Mon affectation au service tranger sest rvl non pas une commodit (ou
formalit) administrative, mais une ralit. Bien quil sefforce de mnager ce quil
doit considrer comme de la susceptibilit de ma part, le contrle que le chef de
service tranger exerce sur mon travail est rel, pesant et source de tensions
continuelles. Aprs neuf ans dautonomie dans votre journal, je trouve
inacceptable davoir discuter, pinailler sur la construction, le contenu, les
termes de mes articles avec un chef dont la comptence (quand il confond, par
exemple, un plenum du Comit central avec un Congrs du P.C.I) est pour le
moins discutable.
b) Ce contrle est politico-idologique. Comme je faisais remarquer Ullman quejavais lhabitude de rpondre de ce que jcrivais et signais sans interminables
discussions sur ce quil convenait de dire et la manire de le dire, il ma rpondu
que les choses taient changes ; que le service tranger avait t cr prcisment
en vue dune laboration commune ; que celle-ci devait aboutir entre les membresde ce service un consensus sur la ligne politique suivre ; quil ntait plus
admissible que chacun exprime, dans ses articles, des opinions ; que cest cette
condition seulement (et il invoquait une conversation quil dit avoir eu avec vous)
que les signatures seraient maintenues au bas des articles. Il faudra bien que vous
acceptiez cela , dit-il. Et si je naccepte pas ? ai-je demand. Il ma rpondu :
Cest un pralable. Or, je ne vois pas comment je parviendrais un
consensus avec Ullman (qui se soucie de mnager M. Goldywater, peut-tre
pour ne pas faire de peine Time-Life) ou avec JC Hall, dont certains articles
(celui sur la Roumanie, notamment) mont t signals par des amis commedshonorants pour un journal de quelque qualit.
c) Lorsquil mest arriv de proposer des sujets conomiques, ma proposition a trpercute sur Maurice Roy. Cest avec lui quil aurait alors fallu que je parvienne
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un consensus : A propos du rapport de lOCDE sur les revenus non-salariaux,
jai pu constater que nos optiques taient inconciliables. Dailleurs, aucun sujet
conomique na pu finalement mtre confi : le travail qui mtait demand en
priorit par le service tranger, ne me laissait plus le temps pour lconomie.
II) La conception que se font les nouveaux collaborateurs de lExpress, qui sont maintenant la
majorit et occupent des postes responsables, de lorientation et du public du journal, ainsi
que la brivet des articles, imposs ds avant ladoption du nouveau format, excluent que les
questions de premire importance soient traites srieusement. Appliquant la lettre
consignes et modles dattaque , les nouveaux choisissent les sujets moins en fonction de
leur importance intrinsque quen fonction de lagrment que peut procurer leur lecture.
Larticle que je proposais sur les rserves de devises de la France (sur le point datteindre 5
milliards de dollars) a t cart parce que trop austre ; celui sur le rapport de lOCDE largement comment depuis par les organes syndicaux, F.O en tte a fait dire Maurice Roy
que le sujet tait bien aride, la place rare et quune petite note de dictionnaire sur ce quest
linflation des cots serait peut-tre prfrable. Il sagit l dun courant quil seraimpossible de remonter.
Il est normal que les nouveaux collaborateurs prennent vos consignes au pied de la lettre et
aient tendance carter les sujets qui ne peuvent commencer par la marquise sortit quatre
heure . Il est clair que cest prcisment en raison de cette plus grande docilit des nouveau
que le personnel de LExpress a t renouvel et les trs rares collaborateurs anciens
placs des postes subordonns.
Lors du licenciement de Jean Daniel et de K.S Karol, vous aviez assur que lorientation du
journal et son esprit resteraient les mme.
Or, depuis janvier dernier, ces licenciements ont t suivis par les dparts, volontaires ou non,
de Serge Lafaurie, Michel Cournot, Michel Vianney et par la rupture avec Mands-France.
Des anciens rdacteurs de LExpress, il reste trois personnes, dont moi, qui, est-ce un hasard ?
sont logs dans des services et des bureaux diffrents. De lesprit de cette quipe, il ne reste
rien. Lancien public ne reconnat plus son journal ou on ne le lit plus. Les tmoignages
ce sujet ne manquent pas. Militants politiques, syndicalistes ouvriers et tudiant ont pour la
plupart abandonn la lecture de LExpress et ceux que je connais bien stonnent que jy sois
encore.Et voici quavec la nouvelle formule , le journal modifie plus profondment encore son
caractre. Vous nous avez dit quil resterait politis. Mais deux notes de service, mis en
circulation le 4 mai dernier, nous ont prvenus quun organe politiquene peut sappuyer que
sur un nombre limit de lecteurs. Encore ne peut-il viter de mcontenter alternativement lagauche et la droite de ses lecteurs. ( ?) Cette assise de clientle permet de faire vivre un petit
hebdomadaire politique, mais insuffisante, loin prs, pour permettre un hebdomadaire
dinformation assez complet de se dvelopper. De plus, cette base de lecteurs ne peut que
samenuiser, car il serait vain desprer que le dclin qui affecte partout la presse dopinion
pargne LExpress.
Mais dautre part, LExpress porte en lui les germes de ce qui peut devenir un excellent
magazine dinformation , dont le but, est-il dit, est la conqute dun march assez
diffrent grce la modification densemble de la formule physique et du contenu
rdactionnel du journal, dont lancienne formule est trop partisane .En clair, cela veut dire que LExpress ne sera plus un organe politique au mme sens que
prcdemment, quil ne sera plus un organe dopinion , quil se juge incapable de
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sappuyer plus longtemps sur son ancienne base de lecteurs et quil entend, en changeant
de caractre, gagner un public ( un march ) nouveau.
De plus, sur une surface rduite en valeur absolue par rapport la moyenne actuelleles
articles devront quel que soit leur genre tre courts .
Durant un mois de transition, jai constat que ces notes de service disaient vrai. Aussi, et partoutes les raisons indiques plus haut, je considre que ma collaboration LExpress nest
plus compatible avec les positions que jai dfendues et la rputation que jai acquise par mes
crits, avec le maintien des contacts et des amitis que jai nous, au cours de mon travail, en
France et ltranger, bref avec ce qui est devenu le sens de ma vie. Ma collaboration
sarrtera donc avec le dernier numro de LExpress paraissant dans son ancien habit et ne
contenant pas de listes de collaborateurs rpartis en services. Elle sarrtera avec le numro du
14 septembre.
Je crois, cher Jean-Jacques, que vous comprendrez cette conclusion. Vous mavez dit un jourque vous ntiez pas sr de mriter toujours ma confiance. Vous mavez plus dune fois
assur de votre estime et jen ai t touch chaque fois. A mon tour, et en me sparant de
vous, je tiens vous assurer que, sans partager vos valeurs et vos analyses politiques, je nesonge pas vous attribuer des motifs bas. Je nai pu passer neuf ans dans votre maison sans
apprendre estimer vos qualits humaines et comprendre le cheminement de votre pense.
Jai t heureux de travailler avec vous tant que nous allions dans le mme sens. Dans
dautres circonstances, imprvisibles aujourdhui, nos trajectoires convergeront peut-tre
nouveau.