L'espèce Humaine - Robert Antelme

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Témoignage du survivant de Buchenwald

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  • Robert Antelme

    Lespce humaine

    EDITION REVUE ET CORRIGE

    COLLECTION TEL

  • Ce livre a initialement paru dans la Collection

    Blanche en 1957.

    ditions Gallimard, 1957.

  • A ma sur Marie-Louise,dporte, morte en Allemagne.

  • AVANT-PROPOS Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont

    suivi notre retour, nous avons t, tous je pense, en proie un vritable dlire. Nous voulions parler, tre entendusenfin. On nous dit que notre apparence physique taitassez loquente elle seule. Mais nous revenions juste,nous ramenions avec nous notre mmoire, notreexprience toute vivante et nous prouvions un dsirfrntique de la dire telle quelle. Et ds les premiersjours cependant, il nous paraissait impossible de comblerla distance que nous dcouvrions entre le langage dontnous disposions et cette exprience que, pour la plupart,nous tions encore en train de poursuivre dans notrecorps. Comment nous rsigner ne pas tenterdexpliquer comment nous en tions venus l ? Nous ytions encore. Et cependant ctait impossible. A peinecommencions-nous raconter, que nous suffoquions. Anous-mmes, ce que nous avions dire commenaitalors nous paratre inimaginable.

    Cette disproportion entre lexprience que nousavions vcue et le rcit quil tait possible den faire ne fitque se confirmer par la suite. Nous avions donc bienaffaire lune de ces ralits qui font dire quellesdpassent limagination. Il tait clair dsormais quectait seulement par le choix, cest--dire encore par

  • limagination que nous pouvions essayer den direquelque chose.

    Jai essay de retracer ici la vie dun kommando(Gandersheim) dun camp de concentration allemand(Buchenwald).

    On sait aujourdhui que, dans les camps deconcentration dAllemagne, tous les degrs possibles deloppression ont exist, vans tenir compte des diffrentstypes dorganisation qui existaient entre certains camps,les diffrentes applications dune mme rgle pouvaientaugmenter ou rduire sans proportion les chances desurvie.

    Les dimensions seules de notre kommandoentranaient le contact troit et permanent entre lesdtenus et lappareil directeur SS. Le rle desintermdiaires tait davance rduit au minimum.

    Il se trouve qu Gandersheim, lappareilintermdiaire tait entirement constitu par desdtenus allemands de droit commun. Nous tions donccinq cents hommes environ, qui ne pouvions viter dtreen contact avec les SS, et encadrs non par despolitiques, mais par des assassins, des voleurs, desescrocs, des sadiques ou des trafiquants de march noir.Ceux-ci, sous les ordres des SS, ont t nos matresdirects et absolus.

    Il importe de marquer que la lutte pour le pouvoirentre les dtenus politiques et les dtenus de droitcommun na jamais pris le sens dune lutte entre deuxfactions qui auraient brigu le pouvoir. Ctait la lutteentre des hommes dont le but tait dinstaurer une

  • lgalit, dans la mesure o une lgalit tait encorepossible dans une socit conue comme infernale, et deshommes dont le but tait dviter tout prixlinstauration de cette lgalit, parce quils pouvaientseulement fructifier dans une socit sans lois. Sous euxne pouvait rgner que la loi SS toute nue. Pour vivre, etmme bien vivre, ils ne pouvaient tre amens quaggraver la loi SS. Ils ont jou en ce sens un rle deprovocateurs. Ils ont provoqu et maintenu parmi nousavec un acharnement et une logique remarquables ltatdanarchie qui leur tait ncessaire. Ils jouaientparfaitement le jeu. Non seulement ils saffirmaient ainsiaux yeux des SS comme diffrents de nous par nature, ilsapparaissaient aussi leurs yeux comme des auxiliairesindispensables et mritaient effectivement de bien vivre.Affamer un homme pour avoir le punir ensuite parcequil vole des pluchures et, de ce fait, mriter larcompense du SS et, par exemple, obtenir enrcompense la soupe supplmentaire qui affameradavantage lhomme, tel tait le schma de leur tactique.

    Notre situation ne peut donc tre assimile celledes dtenus qui se trouvaient dans des camps ou dansdes kommandos ayant pour responsables des politiques.Mme lorsque ces responsables politiques, comme il estarriv, staient laisss corrompre, il tait rare quilsnaient pas gard un certain sens de lancienne solidaritet une haine de lennemi commun qui les empchaientdaller aux extrmits auxquelles se livraient sansretenue les droit commun.

    A Gandersheim, nos responsables taient nos

  • ennemis.Lappareil administratif tant donc linstrument,

    encore aiguis, de loppression SS, la lutte collective taitvoue lchec. Lchec, ctait le lent assassinat par lesSS et les kapos runis. Toutes les tentatives que certainsdentre nous entreprirent furent vaines.

    En face de cette coalition toute-puissante, notreobjectif devenait le plus humble. Ctait seulement desurvivre. Notre combat, les meilleurs dentre nous nontpu le mener que de faon individuelle. La solidaritmme tait devenue affaire individuelle.

    Je rapporte ici ce que jai vcu. Lhorreur ny est pasgigantesque. Il ny avait Gandersheim ni chambre gaz, ni crmatoire. Lhorreur y est obscurit, manqueabsolu de repre, solitude, oppression incessante,anantissement lent. Le ressort de notre lutte naura tque la revendication forcene, et presque toujours elle-mme solitaire, de rester, jusquau bout, des hommes.

    Les hros que nous connaissons, de lhistoire ou deslittratures, quils aient cri lamour, la solitude,langoisse de ltre ou du non-tre, la vengeance, quils sesoient dresss contre linjustice, lhumiliation, nous necroyons pas quils aient jamais t amens exprimercomme seule et dernire revendication, un sentimentultime dappartenance lespce.

    Dire que lon se sentait alors contest commehomme, comme membre de lespce, peut apparatrecomme un sentiment rtrospectif, une explication aprscoup. Cest cela cependant qui fut le plus immdiatementet constamment sensible et vcu, et cest cela dailleurs,

  • exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise enquestion de la qualit dhomme provoque unerevendication presque biologique dappartenance lespce humaine. Elle sert ensuite mditer sur leslimites de cette espce, sur sa distance la nature etsa relation avec elle, sur une certaine solitude de lespcedonc, et pour finir, surtout concevoir une vue claire deson unit indivisible.

    1947

  • PREMIERE PARTIE

    GANDERSHEIM

  • Je suis all pisser. Il faisait encore nuit. Dautres

    ct de moi pissaient aussi ; on ne se parlait pas. Derrirela pissotire il y avait la fosse des chiottes avec un petitmur sur lequel dautres types taient assis, le pantalonbaiss. Un petit toit recouvrait la fosse, pas la pissotire.Derrire nous, des bruits de galoches, des toux, cen taitdautres qui arrivaient. Les chiottes ntaient jamaisdsertes. A toute heure, une vapeur flottait au-dessus despissotires.

    Il ne faisait pas noir ; jamais il ne faisaitcompltement noir ici. Les rectangles sombres des blockssalignaient, percs de faibles lumires jaunes. Den haut,en survolant on devait voir ces taches jaunes etrgulirement espaces, dans la masse noire des bois quise refermait dessus. Mais on nentendait rien den haut ;on nentendait sans doute que le ronflement du moteur,pas la musique que nous en entendions, nous. Onnentendait pas les toux, le bruit des galoches dans laboue. On ne voyait pas les ttes qui regardaient en lairvers le bruit.

    Quelques secondes plus tard, aprs avoir survol lecamp, on devait voir dautres lueurs jaunes peu prssemblables : celles des maisons. Mille fois, l-bas, avec uncompas, sur la carte, on avait d passer par-dessus lafort, par-dessus les ttes qui regardaient en lair vers lebruit et celles qui dormaient poses sur la planche, par-dessus le sommeil des SS. Le jour, on devait voir unelongue chemine, comme dune usine.

    Je suis rentr dans le block parce quil ny avait

  • mme pas de quoi rester dehors regarder en lair cettenuit-l. Il ny avait rien dans le ciel, et sans doute il nallaitrien venir. Le block, ctait chez nous, notre maison.Ctait l quon dormait, ctait l quun jour on avait finipar arriver. Je suis remont sur ma paillasse. Paul, avecqui javais t arrt, dormait ct de moi. Gilbert, quejavais retrouv Complte, aussi. Georges, en dessous.

    La nuit de Buchenwald tait calme. Le camp tait uneimmense machine endormie. De temps autre, lesprojecteurs sallumaient aux miradors : lil des SSsouvrait et se fermait.

    Dans les bois qui entouraient le camp, les patrouillesfaisaient des rondes. Leurs chiens naboyaient pas. Lessentinelles taient tranquilles.

    Le veilleur de nuit de notre block, un rpublicainespagnol, faisait les cent pas, en sandales, dans lallecentrale du block, entre les deux ranges de lits. Ilattendait le rveil. Il faisait tide. La lumire tait faible.Il ny avait pas de bruit. De temps en temps un typedescendait de sa paillasse et allait pisser. Lorsquilsapprtait descendre, le veilleur de nuit sapprochait etattendait quil ait mis le pied sur le plancher. Il espraitque lautre lui parlerait, mais le type prenait seschaussures la main pour ne pas faire de bruit et sedirigeait vers la porte. Le veilleur lui demandait quandmme voix basse :

    a va ?Lautre hochait la tte et rpondait : a va.Arriv la porte il enfilait ses chaussures, puis sortait

  • pisser. Le veilleur du block reprenait sa marche.Dans ce block, il ny avait que des Franais, quelques

    Anglais et des Amricains. Depuis les quelques semainesque nous tions l, beaucoup de camarades franaistaient dj partis, envoys en transport.

    Ctait aujourdhui notre tour.Depuis deux jours nous savions que nous allions

    partir. Nous savions mme quon nous appellerait cematin, 1er octobre 1944.

    Ctait mauvais, on le savait, le transport. Ctait ceque tout le monde redoutait. Mais du moment o lonavait t dsign, on sy faisait. Dautant que pour nous,qui tions des nouveaux, notre peur du transport taitabstraite. On se demandait ce quil pouvait y avoir de pireque cette ville o lon touffait, immense mais surpeuple, la marche de laquelle on ne comprenait rien. Quand lechef de block, dtenu allemand, disait : Alle Franzosenscheisse ! les copains non encore avertis se demandaientdans quel norme traquenard ils taient tombs. Ils sevoyaient traits, eux, Franais, non seulement par lesnazis comme les pires ennemis du nazisme, mais aussi,par des gens qui taient leurs semblables , par desennemis comme eux des nazis, avec une hostilit spciale,sans raison. Les premires semaines, ils taient tents decroire que leurs camarades allemands taient perdus,avaient t retourns. Queux seuls Franais, excepts, lapopulation de Buchenwald tait faite dun peuple de sous-SS, de SS infrieurs, tte rase ou non, mais parfaitsimitateurs des matres, parlant un langage que ceux-cileur avaient peu peu inculqu. Ctait par contagion

  • peut-tre, se disait-on : lhabitude. Il restait cependantque ce langage faisait leffet dune trahison de tous lesmots : Scheisse, Schweinkopf, loin de qualifier ici les SS,comme on aurait pu sy attendre, ny servaient plus qules dsigner, eux, Franais. Il nous semblait ainsi, enarrivant, que nous tions les dtenus les plus pauvres, ladernire classe de dtenus.

    La plupart dentre nous ne savaient rien de lhistoiredu camp ; histoire qui expliquait assez cependant lesrgles que les dtenus avaient t amens simposer, etle type dhomme qui en tait issu. Nous pensions quectait ici le pire de la vie de concentration, parce queBuchenwald tait immense et que nous y tions gars.Ignorants des fondements et des lois de cette socit, cequi apparaissait dabord, ctait un monde dressfurieusement contre les vivants, calme et indiffrentdevant la mort. Ce ntait en ralit souvent que le sang-froid dans lhorreur. Nous navions pas eu encore le tempsde prendre srieusement contact avec une clandestinitdont les nouveaux arrivants taient loin de souponnerlexistence.

    Mais un camarade arriv en mme temps que nousau mois daot avait t terroris lun des premiersappels au Petit Camp, par un kapo allemand, et il taitdevenu fou. Quand lun de nous maintenant sapprochaitde lui avec un morceau de pain et un couteau, il se cachaitla figure dans le bras repli et suppliait : Ne me tuepas ! Il semblait aux derniers venus quils ne pouvaientse comprendre quentre eux. Cest pourquoi ils croyaientque dans un transport peu nombreux ils pourraient se

  • retrouver ensemble et retrouver des murs eux .Aussi, maintenant quil en avait t question, beaucoupsouhaitaient partir. a ne peut pas tre pire quici ,disaient-ils. Plutt cinq ans Fresnes quun mois ici. Jene veux plus entendre parler du crmatoire.

    Ce matin donc, aprs le rveil, quand le

    stubendienst[1]

    belge est sorti de sa chambre, il tenait lamain une liste de noms taps la machine. Ctait un typemince, il avait une tte Menue, de petits yeux, il portaitun large bret sur le crne. Le jour tait peine lev.Nous nous tenions dans lalle du block. Il a commenc appeler les noms. Paul, Georges, Gilbert et moi, noustions appuys contre les montants des chlits. Onattendait. Lappel ne se faisait pas par ordre alphabtique.Ceux qui avaient t dj appels se regroupaient lextrmit du block, prs de la porte. Pour eux, ds cetinstant, ils taient dsigns, ctait le transport.

    Les noms dfilaient. Le groupe des appelsgrossissait. Et pour ceux qui ntaient pas encore appels,le dpart prenait une ralit nouvelle ; il devenait plusvrai que ces copains niraient jamais plus travailler lacarrire, quils ne verraient plus jamais fumer la cheminedu crmatoire. On ne savait pas o allait ce transport,mais tout dun coup il apparaissait avant tout, et danstoute la force du mot, comme un changement. Et plus lesappels saccumulaient, plus les autres se demandaientsils ntaient pas frustrs de ne pas risquer laventure, levoyage.

    Paul a t appel. On la regard partir vers lesautres. Dautres encore. Georges, Gilbert et moi restions

  • toujours appuys contre les montants des chlits. Onfaisait signe Paul qui senfonait dj dans le nombre,derrire les nouveaux dsigns, dj gar, perdu demi.

    Puis, le stubendienst a fini par nous appeler tous,Georges, Gilbert et moi. La liste a t termine bientt.Nous tions donc regroups. Jai eu alors vraiment enviede partir.

    On nous a rassembls dehors. Nous tions unesoixantaine. Le jour stait lev. Dj les hommes decorve du block den face commenaient laver leplancher. Des lagerschutz (policiers du camp), et deskapos commenaient errer dans les alles. Lestubendienst belge nous a conduits au magasindhabillement. Deux heures plus tard nous sommesrevenus dans le block. Quand nous sommes entrs, lesautres, ceux qui restaient, nous ont suivis des yeux etpour nous regarder, ils avaient dautres visages. Nousportions un vtement ray bleu et blanc, un trianglerouge sur la gauche de la poitrine, avec un F noir aumilieu, et des galoches neuves. Nous tions nets, rass,propres, nous nous dplacions avec aisance. Ceux qui dansla mascarade de Buchenwald staient vus affubls dunpetit chapeau pointu, dun bret de matelot ou dunecasquette russe ; ceux qui avaient charri des pierres lacarrire avec un costume populaire hongrois et unecasquette demploy du tram de Varsovie sur la tte ;ceux qui avaient port une petite vareuse qui sarrtaitau-dessus des fesses, avec sur la tte une casquette desouteneur, avaient cess ce matin dtre grotesques ; ilstaient transfigurs.

  • Les copains qui ne partaient pas nous regardaientavec gne. Certains ce moment-l taient sans doutetents de nous envier. Nous allions chapper ltouffement, lincohrence de cette ville. Mais laplupart semblaient angoisss et gns comme on lestdevant ceux qui vient darriver un malheur et quilignorent encore. Une seule chose tait certaine pourtous, ctait quen Allemagne, du moins, nous ne nousreverrions jamais.

    Nous, nous marchions dans lalle du block. Lair yavait chang. Les paillasses, le pole, le mobilier dontnous avions rv au Petit-camp navaient plus dexistencepour nous. On nprouvait aucun dchirement encore,mais seulement une amertume mle en regardant lescopains, si grotesques, si prims dans les vtements ducamp. Demain, ils seraient encore lappel pendantplusieurs heures, et nous ne serions plus l. Pour eux ceserait encore chaque jour la carrire, la chemine, etlappel avant le dpart pour le travail, chaque matin sousles phares de la Tour, dirigs sur les milliers de ttesgrises quil tait impossible de songer distinguer par unnom, par une nationalit, ni mme par une expression.

    Tout Buchenwald tait dj pour nous dmod, etdmods les copains. Ils restaient. On les plaignaitpresque.

    Nous savions que nous nallions pas Dora, ni dansles mines de sel ; on nous avait mme dit que ce ntaitpas un mauvais transport. De l un tat vaguementeuphorique et ce luxe quon soffrait, cette demi-tristessedevant les copains.

  • Nous avons pass la journe errer dans le block.Cest le soir seulement, que le blockltester nous arassembls. Il nous a fait distribuer du pain et unmorceau de saucisson. Nous tions rangs par cinq danslalle du block. Ceux qui ne partaient pas nousentouraient. Le blockltester nous considrait avec calme,mais avec lair de penser nous quand mme. Il taitblond (les dtenus qui taient l depuis un certain nombredannes pouvaient garder leurs cheveux), sa figure quitait assez fine tait durcie par un rictus de la bouche. Ilavait la moiti dun pied coup et boitait. Autrefois il avaitt naturiste et boxeur. Ctait un politique ; il ne parlaitni ne comprenait le franais. Aussi, quelquefois, quand ilnous voyait rire, il croyait quon se moquait de lui. Ontait parvenu difficilement lui faire comprendre quonne se moquait pas, mais il restait mfiant, et quand il nouscoutait ses yeux guettaient sans cesse. Il avait un air decruaut qui ntait pas vulgaire, un cynisme qui ntait niagressif, ni mprisant. Il semblait toujours sourire, sourire une rponse, quil avait lair de connatre mais de vouloirretenir pour lui seul, le sourire de quelquun qui djoue enpermanence lillusion. Il tait l depuis onze ans. Ctaitun personnage, un des acteurs de Buchenwald. Son dcor,ctait la Tour, la chemine, la plaine dIna avec au loinde petites maisons allemandes, comme la sienne quilavait quitte depuis onze ans. Et les SS, toujours les SSdepuis le dbut onze ans le mme ennemi le mmecalot retir devant le mme calot vert tte de mort.Depuis onze ans soumis, homme de mme langue queux,dans la haine la plus parfaite, si parfaite que la ntre le

  • faisait sourire. Et ce sourire voulait dmasquer lillusionque nous avions de croire quon les connaissait. Lui, et sescamarades, pouvaient les connatre, et avaient des raisonsautrement anciennes que les ntres de les har. Lorsquonlui parlait de la guerre, et quon tentait de lui dire quonesprait rentrer bientt en France et que lui-mme seraitlibr, il faisait non de la tte et riait avec un peu dehauteur, sans complicit, comme devant des enfants.Jusquen 1938 il avait attendu cette guerre et le Munichde la Tchcoslovaquie avait t aussi celui des camps. Iltait l aux dbuts de Buchenwald, quand il ny avait quela fort, quand beaucoup dentre nous taient encore lcole. Nous, nous arrivions peine dans cette ville quilsavaient construite eux-mmes avec la chemine difiepar eux, dans cette ville quils avaient conquise sur lesbois et qui leur avait cot des milliers de leurscamarades, et nous disions : Bientt on sera librs. Ilriait et disait : Non, vous ne serez pas librs. Vous nesavez pas qui est Hitler. Mme si la guerre finit bientt,nous crverons tous ici. Les SS feront bombarder le camp,ils y mettront le feu, mais nous ne sortirons pas dicivivants. Il y a des milliers et des milliers des ntres quisont morts, nous aussi nous mourrons ici. Quand ilparlait ainsi, sa voix qui tait faible slevait, son dbit seprcipitait, son regard devenait fixe, mais il gardait sonsourire, ce ntait plus nous quil parlait ; envot par ledrame, il se rptait lui-mme cette oraison. Ce quenous appelions la libration, il ne parvenait videmmentplus sen faire une reprsentation. On aurait voulu luidire que ctait encore possible, que ctait mme certain,

  • que ce quils attendaient depuis onze ans allait arriver,mais il ne pouvait pas nous croire. Il nous considraitcomme des enfants.

    Un jour, des copains taient alls le trouver pour luiparler dun camarade qui tait trs malade et qui venaitdtre dsign pour un transport. Sil partait, il avait defortes chances de mourir pendant le trajet. Lui avait ri etavait rpt : Vous ne savez donc pas pourquoi voustes ici ? et appuyant sur chaque mot : Il faut quevous sachiez bien que vous y tes pour mourir. Allez direaux SS que votre camarade est malade, vous verrez ! Les copains avaient pens que lide de la mort dunhomme pouvait encore lbranler. Mais tout se passaitcomme si rien de ce qui pouvait arriver dimaginable unhomme ntait plus susceptible de provoquer en lui nipiti ni admiration, ni dgot ni indignation ; comme si laforme humaine ntait plus susceptible de lmouvoir.Sans doute tait-ce l le sang-froid de lhomme du camp.Mais ce sang-froid, cette discipline quil stait impose,avec peine peut-tre, il avait fini sans aucun doute par entre dupe lui-mme. La rsistance de chacun a des limitesquil est difficile de fixer. Mais pour lui, il lui auraitprobablement cot beaucoup de jouer le jeu delindiffrence de lextrieur seulement. Il en tait sansdoute venu ainsi ne plus prouver ce quil ntait pasquestion dexprimer, et quil net en aucun cas servi rien dexprimer.

    Le mot du kapo, lun de nos premiers jours au camp,tait revenu aux copains : Ici, il ny a pas de malades : ilny a que des vivants et des morts. Ctait cela que

  • voulait dire le chef de block, cela quils disaient tous.Le chef de block avait repris : Il faut que votre

    camarade parte. Il ny a que le transport qui compte, il nefaut pas que les SS soccupent de nos affaires, parcequalors vous verriez autre chose. Il stait arrt uninstant en hochant la tte, puis il avait rpt : II fautquil parte votre camarade.

    Et il avait continu : Vous ne connaissez pas les SS.Pour tenir ici, il faut de la discipline et vous ntes pasdisciplins. Je peux tout comprendre, mais je necomprends pas quon ne soit pas disciplin. Vous fumezdans le block. Cest interdit. Cest interdit, parce que si lefeu prend, vous serez enferms dedans et vous grillerez.Vous naurez pas le droit de sortir. Si vous sortez vousserez mitraills par les SS. Vous prenez deux couvertureschacun. Il y en a qui les coupent pour se aire deschaussons, cest un crime. Il ny a pas de charbon pourfaire marcher le pole, cet hiver vos camarades naurontpas de couverture et ils mourront de froid.

    Il parlait peu en gnral. On disait quil naimait pasles Franais . Avant nous, il y avait eu dans le block desdroit commun de Fort-Barrault. Ils se volaient leur pain.Le chef de block cognait. Ils avaient voulu le tuer. Lescopains avaient eu beau lui dire que maintenant ctaientdes politiques franais qui lui parlaient, il restaitsceptique. Parfois, cependant, il essayait de sexpliquer ; ildisait quil naimait pas frapper, mais que ctait souventncessaire. Les copains lcoutaient, ils le laissaient parler.Dentendre ses propres paroles devant dautres que lessiens lacclimatait insensiblement nous. Mais, que

  • pouvions-nous comprendre ? Nous ntions pas encoredes familiers de la mort, pas en tout cas de la mort dici.Son langage lui, ses hantises en taient imprgns, soncalme aussi. Nous, nous pensions encore quil y avait unrecours possible, quon ne mourait pas comme a ,quon pouvait faire valoir des droits quand la question seposait la fin, et surtout quon ne pouvait pas regarder sans rien faire un camarade mourir.

    Ses camarades lui taient morts. Il restait seul.La mort tait ici de plain-pied avec la vie, mais

    toutes les secondes. La chemine du crmatoire fumait ct de celle de la cuisine. Avant que nous soyons l, il yavait eu des os de morts dans la soupe des vivants, et lorde la bouche des morts schangeait depuis longtempscontre le pain des vivants. La mort tait formidablemententrane dans le circuit de la vie quotidienne.

    Nous tions des enfants, vraiment.

    * On avait dans la main le pain et le saucisson. On ne

    mordait pas dedans. La lumire tombait sur nous, il yavait des zones dombre dans le block. Le blockltesternous regardait avec srieux. Aucun cynisme sur sa figure,son sourire avait disparu. Nous tions nouveaux maisnous partions en transport. Autrefois, lui aussi tait parti,puis il tait revenu. Nous allions suivre un itinrairesemblable au sien. Il ntait donc pas dit quarrivs si tarden Allemagne nous ne connatrions rien des camps ; quenous serions des Franais planqus et chanceux parrapport ceux qui avaient vcu dautres priodes de la

  • concentration. Sans doute, il en avait vu des transports, ilavait mme su ce quils taient devenus. Ce ntait quuntransport de plus. Mais quand mme, l, devant nous,ctait lui qui restait et nous qui partions. Il ne nousmprisait plus.

    On nous avait compts plusieurs fois. Toutes lesoprations taient termines. Ceux qui restaient setenaient lcart de nous, ils semblaient stre loigns.La diffrence entre nous saffirmait, et en mme temps undsir immdiat de se parler. On se faisait des signes par-dessus quelque chose. Ceux qui staient engueuls secriaient : Bon courage . Ceux qui navaient jamaischang que quelques mots se demandaient la hte : O habites-tu ?

    Il tait trop tard. Trop tard pour se connatre. Ilaurait fallu se parler avant ; ces inconnus qui sedcouvraient la hte taient maladroits. Trop tard. Maisctait donc que nous pouvions encore nous mouvoir ;nous ntions pas morts. La vie, au contraire, venait de serveiller du sommeil commenant des camps. Nous tionsencore capables dtre tristes en quittant des camarades,encore frais, humains. Cela rassurait. Nous avions djbesoin dtre rassurs. Cest pourquoi certains ymettaient peut-tre quelque complaisance.

    Le chef de block avait mis son bret, enfil sa veste brassard. Officiel, mais pas svre. Il savait que demainnous aurions oubli les copains. Entre nos deux groupes iltait la conscience de Buchenwald ; sa prsence ramenaitces quelques instants ntre que lexcution dune rgle,rptition, habitude. Il avait connu cela aussi. On pouvait

  • ici se dire au revoir ainsi, des amis spars pouvaientmme avoir les yeux rouges. Il se souvenait du temps oil aurait pris garde cela. Ctait fragile. Il savait que cetteminute filerait, comme des milliards dautres danslhistoire du camp, dissoutes dans les heures de lappel etle froid. Il savait quentre la vie dun copain et la siennepropre, on choisirait la sienne et quon ne laisserait pasperdre le pain du copain mort. Il savait quon pourraitvoir, sans bouger, assommer de coups un copain etquavec lenvie dcraser sous ses pieds la figure, lesdents, le nez du cogneur, on sentirait aussi, muette,profonde, la veine du corps : Ce nest pas moi quiprends.

    Fertig ! dit le chef de block.Alors, ceux qui restaient et qui navaient pas le droit

    de se mler nous, ont franchi violemment la distance quinous sparait deux. Ils ont cri et rpt : Il ny en aplus pour longtemps ! Bon courage ! On sest criencore des adresses : Rappelle-toi ! On a serr lesmains de ceux quon navait pas connus. Ceux qui nesaimaient pas se regardaient enfin en face. Chacundonnait le meilleur de soi. Les figures les plus durestaient devenues comme on avait d les voir le plussouvent, l-bas, chez eux. La gentillesse possible dechacun est apparue. On partait, on partait. Mais ils noussuivaient, on allait les connatre, on partait. Si cela avaitt un faux dpart, tout lheure ils seraient redevenuscomme avant, et on le savait, mais ctait bon : une mainrestait sur votre paule et feignait de vouloir vous retenir.Nous allions nous quitter et nous prouvions le sentiment

  • que nous allions nous mutiler les uns des autres. Nousnavions pas le temps. Mais il y eut quelques secondes ocela apparut comme un dchirement. Ctait bien l, sansdoute, le mouvement de lamour impossible. Euxvoulaient nous retenir dans la vie. Tout lheure ce seraitfini, nous ne serions plus perdre, nous serions mmeoublis. Ils le savaient, et nous le savions. Mais nous nousdemandions ensemble, eux et nous, si nous aurionstoujours la force de vouloir retenir lautre dans la vie. Etsi, mme dans le calme relatif, non traqus, nous enarrivions ne plus vouloir, ne plus avoir la force de levouloir ? Alors nous serions sans doute devenus lhommeadulte du camp, le chef de block, une espce dhommenouveau.

    *

    Nuit avec les toiles. Nous sommes sortis du block, et

    nous avons gravi la pente qui mne la Place dAppel, onous sommes maintenant. Elle est sombre, elle forme unimmense rectangle. Au sommet et sur toute son tendue,les cachots et les bureaux des SS, avec la Tour au centre.A ltage de la Tour, sur une sorte de terrasse, lasentinelle se tient derrire le F. M. dirig sur la place. Lesphares disposs le long de la terrasse sont teints. Au piedde la Tour est la vote, sous laquelle on passait pour allerau travail ou partir en transport.

    Nous nous sommes joints dautres rays qui partentdans le mme transport. Ils sont comme nous, aligns parcinq. Il y a une majorit de Franais, quelques Belges,quelques Russes, des Polonais, quelques Allemands.

  • Gilbert, Paul, Georges et moi sommes sur la mmerange.

    De temps en temps, une voix sort dun haut-parleur.Une voix grave, bien timbre, presque mlancolique. Est-ce lun des ntres que lon parle ainsi ? Cest un SS quiparle. Il appelle posment un chef de block, un kapo ouquelque autre fonctionnaire ; mais cest bien un dtenuquil sadresse. On lavait entendue souvent, cette voix,dans le haut-parleur de la baraque. Elle stendait surtout le camp : Kapos Kapos ! , avec un a grave.Ctait le mot qui revenait le plus souvent. Au dbut, celaavait paru mystrieux. Cette voix et ce mot manifestaienten ralit toute lorganisation. Calme, la voix ordonnaittout. Entre la voix et le rgime impos par les SS, il taitdabord impossible de faire le rapprochement. Ctaitpourtant une mme chose. La machine tait au point,admirablement monte, et cette voix tranquille, dunefermet neutre, ctait la voix de la conscience SSabsolument rgnante sur le camp.

    Les phares de la Tour se sont allums. Quelques-unssont dirigs sur nous, dautres balayent la place. Les SS nesont pas encore arrivs. Le chef de block qui nous aaccompagns reste lcart et bavarde avec unlagerschutz. Sur la place, quelques dtenus font les centpas. Leur marche est paisible. Ils sont rods, ils saventvivre les rpits. Cest un de leurs droits de se promenerainsi le soir, aprs le travail, et ils lexercentprcieusement.

    Au-del du barbel, au-del de la carrire, sur laplaine dIna, quelques lumires brillent faiblement. A

  • loppos, derrire nous, la chemine du crmatoire.Nous avons attendu longtemps. Il doit tre

    maintenant onze heures. Le chef de block est parti. Il nenous a rien dit ; il a simplement regard la colonne, il nafait aucun signe. Demain, nous serons remplacs dans sonblock. Il navait aucune raison de nous serrer la main. Cemonde avait fabriqu ses hommes. Et lui-mme, ennemides SS, tait un de ces hommes. Je nai jamais pens quilpouvait avoir un nom, je ne me suis jamais demand : Comment sappelle-t-il ?

    Quand nous avons encore toutes nos histoiresfraches dans la tte, quand nous disons, comme ayantquitt la maison la veille : Bientt, on sera chez soi ! etque lon pense navoir chang de vtements que pour untemps, lui a dans la tte onze ans des histoires du camp.Le SS, il la vu natre, puis devenir SS, il le connat dudedans. Et, lui-mme, cest sous les yeux de ce SS quil avu natre quil a fabriqu ce camp.

    Nous sommes des trangers, des satellites attards,groupes venant de peuples qui sveillent, accourentquand la bataille est engage depuis longtemps. Noussommes le nombre, le nombre, et, nous non plus, pour lui,nous ne pouvons pas porter de nom ; nous ne sommes pasdans le coup.

    Cependant, nous aussi, les Franais arrivs par lesderniers convois du mois daot, nous allons avoir letemps de passer notre tour par quelques-uns des stadesde ldification de la socit des camps. La deuxime nuitdu transport elle-mme, par exemple, ne sachvera passans que nous ayons assist au phnomne de la

  • naissance du kapo.Les cinq Allemands qui sont dans la colonne rient

    entre eux. Ce sont nos futurs kapos. Ils savent quenarrivant au kommando ils seront nos chefs. Cest commenos chefs quils ont t dsigns avec nous pour letransport. Ils sont dj distants. Ce sont des droitcommun. Un peu lcart, se tient un autre Allemand. Ilest blond, une tte carre, une assez forte corpulence, ilporte un beau foulard. A Gilbert, qui parle allemand, il adit quil tait schreiber (secrtaire). Il deviendralagerltester (doyen du kommando). Cest un politique.

    Nous ne savons pas encore combien les rles sontdj distribus.

    Il ny a plus que nous sur la place maintenant. Lescopains dorment dans les blocks. Ceux de notre baraquene pensent plus nous ; ils nous croient loin, et noussommes encore sur la place. Pour eux, ce dpart a taccompli. Nous les imaginons quelques centaines demtres de l, qui vont pisser demi endormis. Noussommes en veil, excits. Ce sont eux maintenant lesinnocents. Nous les regardons comme on regarde desaveugles. La vie nocturne de Buchenwald se mne sansnous ; nous sommes la limite prs de la Tour. On najamais aucune autre raison dtre l la nuit que pourpartir.

    Les phares clairent les figures et les rays. On nenous a donc pas oublis. On sait que nous sommes l. Lesfigures sont les mmes que celles qui vont au travail lematin. Les paules sont ramenes en avant. On a froid.Grisaille de la colonne ramasse, grouillement de paroles

  • des Belges, des Polonais, des Franais ; chacun avec soncopain, les attelages sont faits. Lhomme dont on sesouvient, maintenant dguis, ras, trimbal, non viableautrement que dguis et qui envie les chevaux et lesvaches dtre accepts comme chevaux et comme vaches,a encore ses yeux et sa bouche, et, sous le crne lisse,toutes ses images dhomme en veston et ses parolesdhomme en veston.

    Le passage sous la Tour sest allum. Les SSarrivent : deux sont en casquette ; les autres, dessentinelles, ont le calot et le fusil. Ils comptent. Unlagerschutz appelle les noms en les estropiant. Mon nomest l-dedans, entre des noms polonais, russes. Rigoladede mon nom, et je rponds Prsent ! Il ma frapploreille comme un barbarisme, mais je lai reconnu. Uninstant, jai donc t dsign ici directement, on sestadress moi seul, on ma sollicit spcialement, moi,irremplaable ! Et je suis apparu. Quelquun sest trouvpour dire oui ce bruit qui tait bien au moins autantmon nom que jtais moi-mme, ici. Et il fallait dire ouipour retourner la nuit, la pierre de la figure sans nom.Si je navais rien dit, on maurait cherch, les autres neseraient pas partis avant quon ne mait trouv. On auraitrecompt, on aurait vu quil y en avait un qui navait pasdit oui , qui ne voulait pas que lui, ce soit lui. Et, aprsmavoir dcouvert, les SS mauraient foutu sur la gueulepour me faire reconnatre quici moi ctait bien moi et mefaire rentrer cette logique dans le crne : que moi ctaitbien moi et que ctait bien moi ce rien qui portait ce nomquon avait lu.

  • Aprs lappel, les SS recomptent avec le lagerschutz.Puis le lagerschutz sen va. Il ny a plus que les SS. Ils sontcalmes, ils ne gueulent pas. Ils marchent le long de lacolonne. Les Dieux. Pas un bouton de leur veste, pas unongle de leur doigt qui ne soit un morceau de soleil : le SSbrle. On est la peste du SS On napproche pas de lui, onne pose pas les yeux sur lui. Il brle, il aveugle, ilpulvrise.

    A Buchenwald, lappel, on lattendait des heures.Des milliers de types debout. Puis on lannonait : Ilarrive ! Il arrive ! Il tait encore loin. Alors, ntre plusrien, surtout ntre plus rien que les milliers. Ilarrive ! Il nest pas encore l, mais il vide lair, le rarfie,le pompe distance. Rien que des milliers, quil ny aitrien ici, personne, rien que les carrs de milles. Il est l.On ne la pas encore vu. Il apparat. Seul. Nimportequelle figure, nimporte qui, mais un SS, le SS. Les yeuxvoient la figure de nimporte qui. Lhomme. Le Dieu gueule de rempil. Il passe devant les milles. Il est pass.Dsert. Il nest plus l. Le monde se repeuple.

    Au kommando, nous ne serons que quelquescentaines. On verra toujours les mmes SS. On lesreprera. On saura les distinguer. Il ny aura pas de Tour.Eux aussi seront condamns vivre avec nous, voirtoujours les mmes ttes et mme chercher parmi cesttes les bonnes, dont ils pourront se servir.

    Zu fnf ! (par cinq) Fertig ! crie lun des SS casquette, a colonne se raidit. On sbranle. On passe sousla Tour.

    *

  • La lune sest leve. La colonne avance, silencieuse,

    sur la route qui monte vers la gare du camp. Quelquescentaines de mtres faire. Les sentinelles calotmarchent de chaque ct, la crosse du fusil sous le bras, lecanon vers le sol. Derrire, des copains tirent un chariotqui contient les bagages des SS.

    Le train est l : quelques wagons bestiaux, unwagon de voyageurs. La gare est dserte. On nous compteencore ; les SS sont calmes.

    Dans notre wagon, nous ne sommes pas nombreux.On sest couch contre les parois ; le plancher est humideet sale. Il fait froid, on sest coll les uns contre les autres.La porte est reste ouverte, la lumire de la lune entre etfait un large rectangle. Les Allemands qui seront noskapos sont juste assis dedans. On les voit bien. Ce sontencore des dtenus comme nous. On ne les regardeencore que comme des gens que lon voit pour la premirefois. Ils nont rien de spcial. On ne se pose pas dequestions. Ils parlent mi-voix entre eux ; ils semblent seconnatre depuis longtemps.

    De chaque ct du rectangle de lumire, des ombressont groupes, quelques taches troubles de visages, demains, apparaissent et seffacent. Le fond du wagon estcompltement noir.

    Ce train pourrait rester l longtemps. Nous nesommes pas dans un wagon, mais dans une caisse ; on napas limpression quil y a des roues, que a va remuer.Autour du train, dehors, il ny a pas dautre bruit que lecrissement des souliers des SS qui se promnent. Nous

  • sommes dans une immobilit de plomb.Des chuintements. Cest la locomotive. Sortie du cur

    du bois. Elle se rapproche. Un branlement ; quelquechose a fait remuer ce wagon, la vie est dclenche, il y adu sang dans les roues. Le crissement des pieds des SSnest plus le mme, nous ne sommes plus dans une caisse,ils ne commandent plus la caisse, maintenant cest lamachine qui commande. Sils vont pisser et quilssattardent trop et que le train parte, ils peuvent lemanquer, et ils auront lair con devant le train qui sen va,con devant nous.

    On va glisser sur les rails. Le type qui est sur lamachine nest pas un SS. Il ne sait peut-tre pas qui iltrimbale, mais il fait marcher le train. Sil devenait fou, sitous les chefs de gare allemands devenaient fous, sanssortir du wagon, comme on est, en ray, on pourraitsenfoncer dans la Suisse

    Mais on part bien de Buchenwald et pas pournimporte o. Les embranchements ne seront pas rats,on restera dans la bonne direction, les SS peuvent dormir,a se passera bien. Les rails sur lesquels glissent lesvoyages de noces resteront aussi lisses sous notrepassage ; le jour, dans la campagne, on regardera passerle train ; mme si lon devient des rats, un convoi de rats,la campagne restera tranquille, les maisons en place et lecheminot mettra du charbon dans la chaudire.

    Ce nest pas vrai, la plus extraordinaire des pensesne fait pas remuer un caillou. Je peux appeler ceux de l-bas, me vider et les mettre ma place, dans ma peau : l-bas ils dorment quand je suis ici assis sur la planche. Je ne

  • suis pas matre dun mtre despace, je ne peux pasdescendre du wagon pour regarder, je ne suis le matreque de lespace de mes pieds, et il y aurait des centainesde kilomtres gagner. Eux aussi, l-bas, doivent sentir lamaison crasante et ne plus pouvoir penser que ceci : quela pense la plus violente ne fait pas remuer un caillou. Sijtais mort et quils le sachent, ils ne regarderaient plus lacarte et ne feraient plus le calcul des kilomtres. Lescollines, les fleuves atroces ne mureraient plus la maison ;les distances infernales sannuleraient, lespace sepacifierait, ils ne seraient plus exils de la partie dumonde respirable.

    Un coup de sifflet de la locomotive, anodin, trange.Pour qui ? Sifflet rassurant qui vaut pour tous : cest lemme signal pour les SS et pour nous. Les SS soumis aucoup de sifflet. On ne se dfera jamais de cette manieenfantine de chercher partout des signes de blasphme,des encouragements. Srement, ils ne peuvent pas croireque nous entendons le mme sifflet queux. Coup desifflet : ils montent dans le train. Ah, nous allons devenirincrdules ! Ils ne rgnent donc que sur nous ; une pierrepeut les faire tomber Sils ratent le train, il y aura trsvite un espace entre la place de leurs pieds et lendroit oest le train ; un espace comme il y en a un entre la placede nos Pieds et la maison. Ils ne rgnent pas sur lespace,et ce qui se passera derrire le front du SS ne fera pasremuer un caillou, ne comblera pas la distance qui spareses pieds du train parti

    La sentinelle affecte au wagon est monte. Cest unvieux, un Sudte. Il a de longues moustaches. On lui a

  • coll une tte de mort sur le calot, mais cest un faux SS. Ila install un banc Prs de la porte quil a ferme demi. Ila allum une bougie 3U il a fiche sur le banc, et il sestassis, son fusil entre les Jambes.

    Un branlement suspend le faible bourdonnementdes conversations. Le vieux gardien chancelle, bascul. ay est, les roues tournent. Le plancher vibre. La vibrationgagne les membres, les rchauffe. Quelques exclamationsferaient croire quil sagit dun dpart habituel pour laguerre, la caserne. Elle est morte ! dit un copain,comme si la vie allait renatre. Rien ntait plusinsupportable, il est vrai, que ce wagon immobile, plussinistre quune tombe. Le train roule maintenant ; ilsenfonce dans le bois qui descend vers Weimar. Le wagonest terriblement secou. On se laisse emporter, et le corpsberc se dtend. a roule, on a lillusion de vaincre delespace. Mais, quand on sera arriv, on le retrouveraintact, cet espace qui nous spare de l-bas. On ne remuequ lintrieur de lAllemagne, et cette distance estneutre, et ce mouvement ne fait que brouiller ce qui, hier,tait dfinitif et le sera demain. On secoue les cadavres.

    Le gardien, qui se laisse balancer, fume une grossepipe qui tombe sur son menton. Le train roule maintenantdans la descente. De temps en temps, la bougie steint, levieux la rallume et se tourne vers nous en rigolant ;certains dentre nous rigolent aussi. Les futurs kapos quiont du tabac lui demandent du feu, il en donne. Il a peut-tre envie dtre brave. Il est seul, il fait nuit, il est vieux,il vient dtre mobilis, on la sorti de sa ferme ; on nedevient pas SS en quelques jours.

  • Les futurs kapos parlent la mme langue que lui. Lundeux, un gros, qui sappelle Ernst, se lve et sapprochede la porte. Elle est entrouverte ; le gardien la laissapprocher. Le gros passe sa tte dehors et renifle lair, levieux ne bronche pas. Lautre rentre la tte et, setournant vers le gardien, qui le regarde, lui dit quelquechose en allemand. Le vieux rigole dans sa moustache etse tourne vers nous. Le gros rit aussi. Il est presquedent. Les autres Allemands en profitent pour rire leurtour, assez fort, et le gardien se tourne carrment verseux et hoche la tte avec un sourire qui reste dans samoustache. On ne sait pas ce qua dit le gros. Le vieuxdoit se sentir lgrement menac, plus seul et moins seul.Mais il ny a que les Allemands qui ont ri, tout le wagonna pas ri, la langue a circonscrit le danger. Le gros reste ct de la sentinelle. Il parle, lautre rpond de temps entemps. Ce nest pas une conversation. Le gros voudraitaboutir une conversation, mais le vieux ne sait pas sildoit se laisser entraner. La langue le rassure, mais, toutde mme, nous sommes l. Les autres Allemands suiventles efforts du gros qui tente de mettre en vidence, auxyeux du gardien, la hirarchie du wagon : il y a dabordlui, le gardien, ensuite eux, les Allemands, nos kapos, etnous pour finir.

    On roule depuis un bon moment. Tout est calme. Lasituation des Allemands se consolide. Maintenant, ils sonttrois debout qui entourent le gardien. Un copain sestlev. Il avait une cigarette. Il sest approch du noyau et ila demand du feu au gros en lui tapant sur lpauledevant le gardien. Lautre na pas os refuser, mais il a

  • pris lair le plus impatient, le plus mprisant possible.Le gardien est assis sur le banc, la tte baisse ; il

    coute les autres et ne la relve que rarement. Quand ilsourit, il vite de les regarder, pour rduire la porte dece sourire. Il tient bien son fusil par le canon, entre lesjambes. Les trois autres ne le lchent pas, ils ne cessentpas de lui parler.

    A lautre bout du wagon, un Franais quon ne voitpas commence chanter. Voix de sirop, curante. Il estquestion dune femme en proie une maladie incurable.On coute. Elle finit par mourir.

    Le wagon trimbale tout : nous, prostrs contre lesparois, llot allemand des trois et du gardien, le type lachanson. Puis les mmes, sans chanson. Le dos du gardiensemblait plus large quand le copain chantait : un mur. Unautre commence une autre chanson. Encore un Franais.Les trois futurs kapos autour du faux SS se retournent ;ils rlent parce quon chante en franais.

    Tu nous emmerdes ! rpond le copain, qui sestinterrompu. Ils ne sont pas encore kapos. Et il reprend lachanson. Le vieux sest interrompu quand les trois sontintervenus, comme si leur intervention lui avait rappelque lordre tait troubl. Un instant, il a t inquiet. Est-ce quon peut les laisser chanter ? Puis il sest retournvers la porte, non, personne na pu sauter il a regardles trois, et il a ramen son fusil qui avait un peu gliss.

    Un air glac pntre par lentrebillement de la porteet les interstices des parois. Je me cale entre Paul etGilbert qui somnolent. Toujours cette clart pteuse quivient de la porte ; on ne sait pas si cest le jour naissant ou

  • la lune. La bougie est presque consume ; les troisAllemands sont revenus leur place. Le wagon dort. Latte du gardien tombe parfois sur le canon du fusil. Il larelve dans un sursaut et la tourne furtivement versnous, puis regarde lentrebillement de la porte. Mais lalargeur est toujours la mme. Tout le monde est l.

    Plus tard, le train sarrte. Un autre gardien est venurelever le vieux. Il est un peu plus jeune, mais ce nest pasnon plus un vritable SS.

    Avec la monte du jour, les zbrs apparaissent sur leplancher jusquau fond du wagon : matire gris-bleu-violet, brouillardeuse dans le faible matin ; les raiessuivent le mouvement du corps, des bras, des jambesreplis ; les raies vont jusquaux pieds, et, aux pieds, il y aces grosses galoches semelles de bois, tige de cartonjaune et noir, neuves, reues pour le dpart. Elles brillent.Les raies sont toutes neuves, les semelles des soulierssont encore entires, les crnes, rass de nouveau hier,sont lisses, cest une cargaison frache, chacun est unhftling (dtenu) type, apprt et russi. On na pasencore de boue sur le vtement, pas encore reu de coupsdepuis quon a le vtement. Une autre captivit vient decommencer.

    Cette nuit, la bougie seule clairait le profil immobilede la sentinelle. A ct de moi, Gilbert et Paul dormaient.Javais les yeux ouverts, et dautres, dans le noir,devaient avoir aussi les yeux ouverts et fixer la flammejauntre et les moustaches pendantes de la sentinelle, laflamme et les moustaches toujours, ce morceau delumire auquel le gardien avait droit comme pour se

  • veiller lui-mme et qui ne baignait que lui. Il ny avait pasdautre bruit que celui du wagon qui vibrait etengourdissait le corps. Ces vibrations, cetengourdissement lui redonnaient passagrement sasensibilit ancienne. Au milieu du sommeil des autres,celui qui avait les yeux ouverts tait seul, cest--direcomme avec ceux de l-bas. A passer simplement la mainsur ses jambes, on redcouvrait cette proprit encommun avec ceux de l-bas, davoir un corps soi donton pouvait disposer, grce auquel on pouvait tre unechose complte. Et, grce lui encore, retrouv, dans lademi-torpeur il semblait quon allait pouvoir nouveau,quon pourrait toujours accomplir un moment de destineindividuelle. Le regard dans la flamme, on coutait serefabriquer dans la tte lancien langage et on seretrouvait par bouffes dans la proximit vivante,insupportable de ceux quil tait impossible dimaginer ici.On slanait hors des grilles violettes et grises et on seredcouvrait celui qui tait reconnu, admis quelque partl-bas. On tait loin dj, le corps engourdi, les yeux dansla lumire et tout dun coup cette lumire vacillait, lesyeux revenaient la surface de la flamme et se brlaient sa nettet. Ctait de la folie. Il aurait fallu plutt dormir.De la folie davoir abandonn les copains, lch le SS.Maintenant, on sentait les raies comme peintes sur lapeau, le crne piquant sous la main, et on retrouvait legardien immobile dont la femme possible est accepte parles SS, la maison aussi, la maladie, les peines, et dont lamort serait un malheur.

    Le train a roul toute la journe. On a mang le pain

  • quon avait touch hier dans le block. On sest lev de saplace, on sest approch de la porte, et, parlentrebillement, on a regard la campagne : de la terre,des champs, des petits hommes au milieu, courbs.Lespace voulait tre innocent, les enfants aussi dans lesrues des villages, une petite lampe au-dessus de la table lintrieur dune maison, la figure dun garde-barrire, lesfaades des maisons et cette intimit paisible que lonsurprenait de lAllemagne ; et le SS aussi, se promenantsur une route, voulait tre innocent. Mais un maquillageinvisible tait partout, dont nous seuls avions la clef, laparfaite conscience. Vers la fin de laprs-midi, lessentinelles ont chang encore une fois, et le vieux de lanuit est revenu. Les futurs kapos nont pas cess deparler et de rigoler. On a cherch savoir o on allait. Onallait vers le Nord, vers Hanovre. Puis le soir est venu, onsest recouch sur le plancher.

    *

    On va arriver. Maintenant, le dcor de Buchenwald se

    recompose en entier dans le souvenir : limmense creuxde la carrire et cette gravitation dtres minuscules avecla pierre sur lpaule, devant la plaine dIna ; la paradedu dpart pour le travail, le matin, avant le jour, sur laplace dappel, avec les vingt mille types sous lesprojecteurs et la musique du cirque au milieu de la place ;les rptitions du jazz prs des chiottes ; les immenseschiottes o lon avait quelquefois pass la nuit ; leboulevard des Invalides, avec ses unijambistes dans lebrouillard quatre heures du matin, et les aveugles et les

  • vieux et les fous ; la hantise des quinze jours de corve demerde passs dans la merde, et la chemine ducrmatoire dans le petit jour sous extraordinairemouvance des nuages. Et, tout autour, le barbel, lafrontire brlante dont on napprochait pas et que, bienavant que nous soyons arrivs, des hommes taient allssaisir pleines mains sous les yeux dun SS paisible qui,du mirador, attendait de voir ces mains se dcrocher.

    Beaucoup taient morts pendant les trois mois quenous avions passs Buchenwald, des vieux surtout :deux types tenaient chacun les bouts dune couverturequi contenait un poids. Ils passaient en criant : Attention ! On scartait, ils portaient le poids lamorgue. Parfois, des copains suivaient. Ils allaient jusqula morgue, qui tait au bout des grandes chiottes ; unevitre donnait sur la grande alle qui y conduisait. Ilscollaient la tte contre la vitre, mettaient les mains dechaque ct de la figure pour se protger du faux jour,mais ils ne voyaient rien. Ceux qui se connaissaient depuisvingt ans, le pre et le fils, les frres, se sparaient ainsi.Celui qui restait rdait parfois autour de la morgue, maisla porte tait ferme, et, travers la vitre, on ne voyaitrien.

    Je me souviens du premier que jai vu mourir. Ontait lappel depuis quelques heures. Le jour baissait.Sur une butte du Petit Camp, quelques mtres devant lapremire range de dtenus, il y avait quatre tentes. Lesmalades taient dans celle qui se trouvait en face de nous.Un pan de la tente sest soulev. Deux types qui tenaientune couverture par les bouts sont sortis et lont pose par

  • terre. Quelque chose est apparu sur la couverture tale.Une peau gris noir colle sur des os : la figure. Deuxbtons violets dpassaient de la chemise : les jambes. Il nedisait rien. Deux mains se sont leves de la couverture etchacun des types a saisi une de ces mains et a tir. Lesdeux btons tenaient debout. Il nous tournait le dos. Ilsest baiss et on a vu une large fente noire entre deux os.Un jet de merde liquide est parti vers nous. Les milletypes qui taient l avaient vu la fente noire et la courbedu jet. Lui navait rien vu, ni les copains, ni le kapo quinous surveillait et qui avait gueul Scheisse ! en seprcipitant vers lui, mais qui ne lavait pas touch. Puis iltait tomb.

    On ne savait pas, quand les deux types taient sortis,quil y avait quelquun dans cette couverture. Onattendait seulement le SS. Ctait le moment de lappel.On sassoupissait debout. Ctait interminable, commechaque appel. Et le jet tait parti, la merde du copain avaitretenti dans ce demi-sommeil. Mille hommes ensemblenavaient jamais vu a.

    Le copain tait tendu dehors sur la couverture. Il nebougeait pas. Ses yeux ronds taient ouverts. Il tait seulsur la butte. Les mille debout regardaient tantt si le SSarrivait, tantt vers lui. Ceux qui lavaient sorti de la tentesont revenus. Ils se sont penchs sur lui, mais ils nesavaient pas sil tait mort. Ils ont tir doucement sur lamanche de la chemise ; il ne bougeait pas. Ils nosaient pastoucher la peau. On ne pouvait pas savoir sil tait mort.Peut-tre se relverait-il et chie-rait-il encore ? Ctaitpar la merde quon avait su quil tait vivant, et, puisque

  • le kapo avait gueul, ctait quil tait vivant, car le kaposavait dtecter les morts.

    Pos sur la couverture, le type ne bougeait pas. Lesdeux porteurs, debout, immobiles, le regardaient.

    Le kapo sest approch. Il tait immense ; de sa figureon voyait surtout une norme mchoire infrieure. Il atouch le corps du copain avec le pied. Rien na boug. Il aencore attendu un instant. Il sest pench sur la figurenoirtre. Les deux porteurs se sont baisss aussi. Lesmille types regardaient les trois penchs sur lacouverture. Puis le kapo sest relev et a dit : Tod ! Il afait un signe aux deux porteurs. Ils ont soulev lacouverture, qui sest un peu bombe vers le sol, et ils lontrentre sous la tente.

    *

    Ces parades, ce dcor nexisteront plus maintenant.

    Mais nous sommes forms. Chacun de nous, o quil soit,transforme dsormais lordinaire. Sans crmatoire, sansmusique, sans phares, nous y suffirons.

    *

    Nous arrivons Gandersheim, sur une voie qui

    dessert une usine. On descend des wagons, il fait nuitnoire. Les sentinelles gueulent ; chez nous personne neparle. Seules les galoches font du bruit. Nous entrons dansle magasin de lusine, la lumire sallume, on se regardedabord. On est deux cents environ. Les sentinelles nouspoussent en avant, nous coagulent. Les deux SS

  • casquettes arrivent ; ce sont des sous-officiers. Lun estjeune, grand, sa figure est plutt molle, blanche. Lautre,plus petit, quarante ans, avec une figure rousstre, sche,ferme. Dabord, ils nous observent ; leur regard sepromne de la tte la queue de la colonne. On se laisseregarder.

    Puis, ils circulent dans le magasin, grands pas, ils sedonnent de laisance. Le petit SS sarrte et donne lordre une sentinelle de nous compter. Le gardien compte. Onse laisse compter. On ne peut pas tre plus indiffrent quedans le dnombrement. Les futurs kapos se tiennent unpeu lcart. On les compte aussi, mais ils bavardent voix basse et sourient de temps en temps en regardant duct des SS. Ils veulent montrer quils comprennent bienque si on les compte eux aussi, cette opration ne lesconcerne cependant qu demi.

    Personne ne sest vad. Le jeune SS est satisfait. Ilsourit et hoche la tte en nous regardant. Il se fout denous. Il sourit comme sil avait dcouvert chez nouslintention de nous vader et que nous ny soyons pasparvenus. Il est maintenant immobile, les jambescartes, les jarrets tendus. Mais cette exposition de sapuissance devant nous ne lui suffit pas. Il faudrait quequelque chose vienne de nous pour que ce soit parfait ;quon lui dise par exemple : Oui, tu es le plus fort, nouste le disons parce que tu mrites quon te dise que tu es leplus fort. Nous navons jamais vu plus fort que toi. Nousaussi on a cru autrefois quon tait forts, mais maintenanton sait que tu es plus fort que jamais nous ne lavons t ;il est bien entendu que nous ne bougerons pas. Quoi que

  • tu fasses, nous nessayerons jamais de mesurer notreforce la tienne, mme par limagination.

    Lautre SS se promne. Les futurs kapos contemplentles deux SS. Ils cherchent leur regard. Ils tiennent unsourire prt pour la rencontre de leurs yeux avec ceuxdes SS. Ils parlent voix plus haute maintenant. On suitla gymnastique forcene de ces yeux, cette offensive delintrigue par la mimique du visage, cette utilisationabondante et ostentatoire de la langue allemande cettelangue qui, ici, est celle du bien, leur latin la mme quecelle des SS. Mais ils sont encore comme nous. Les SS sont quelques mtres deux. Eux sont en retrait mais encoredans le groupe des dtenus, ils ne sont pas encore enmarge. Il sagit de franchir ces quelques mtres.

    Une plaisanterie haute voix des futurs kapos ; ilsrigolent et attendent ce qui va apparatre sur la figure dujeune SS. Il esquisse un sourire. a vient. Le kapo vaclore bientt.

    On va sortir du magasin : un gardien nous recompte.Un copain nest pas en place. Le petit SS rouquinlengueule. Un des futurs kapos sapproche du copain eten le bousculant lui fait prendre sa place. Le copain ragiten levant le coude de ct. Le futur kapo jette un regardau petit SS. Les autres futurs kapos sont suspendus, lasituation est dcisive. Le petit SS engueule violemment lecopain. Le futur kapo est kapo.

    *

    On ne sort pas encore. Le petit SS sest davantage

    cart de nous. Dun regard quil promne de la tte la

  • queue de la colonne, il impose le silence. Il parlemaintenant. Sa voix est sourde, saccade. Presquepersonne ne comprend. Il met pourtant toutes lesintonations pour distinguer une phrase de la suivante,comme si nous avions saisi la premire. Puisquil parle, ondoit comprendre.

    Quand il sarrte, Gilbert traduit : Le SS a dit quonest venu ici pour travailler. Il veut quon soit disciplin. Sion est disciplin et quon travaille, on nous foutra la paixet mme on touchera de la bire. Il a parl de primes pourceux qui travailleraient le mieux. Gilbert sourit.

    Maintenant on va avoir de la soupe. Lucien, unPolonais qui habitait en France, traduit en russe.

    Le SS est satisfait. Il sest tu pour que lun des ntresparle dans notre langue. Il a laiss parler lun de nous voix haute, il na rien compris, il tait hors du coup, et il aaccept.

    Nous avons cout comme des bufs. On aurait punous dire nimporte quoi dautre, nous laurions enregistrde la mme faon. Mais il y a la soupe. a fait desrumeurs.

    Ruhe ! (silence !) gueule le grand SS qui nest pasintervenu depuis un moment.

    On nous fait sortir du magasin de lusine, et on nousmne la cantine des ouvriers. Cest une salle longue etbasse aux murs blancs, avec deux ranges de tablesspares par une alle. Une porte donne sur la cuisine,elle est perce dun guichet. Dans la cuisine une femmetourne avec un bton la soupe qui est dans une grandemarmite. Les kapos saffairent. Ils sont entrs dans la

  • cuisine. Tout de suite, ils ont pris le pouvoir l o setrouve la nourriture. Ils boufferont plusieurs gamelles. Ilsservent chacun au passage devant le guichet. Les deux SSsurveillent.

    a gueule dans la cantine. La plupart des copains sontassis sur les bancs devant les tables.

    La soupe est chaude, cest de leau avec des morceauxde carottes et de rutabagas. Des camarades essaientdavoir du rab, mais il ny en a pas. A travers le guichet onvoit les kapos manger la soupe.

    Il ny a pas de rab, mais il y a de la lumire ; on estassis sur un banc ou par terre, cest un rpit. On a un peude chaleur, de la soupe chaude. Il faut surveiller lemoment de calme qui vient, il ne faut pas le rater. Il fautsasseoir nimporte o, sinstaller ne ft-ce quun instant.Cela cest lart des Russes ; ils sont imbattables.

    Au fond de la salle un werkschutz (surveillantdusine) en uniforme et casquette gris sombre est appuyau mur ; il tient son fusil par le canon, la crosse par terre.Sa figure est hermtique. Ce nest pas un SS. Ce nest pasnon plus la gestapo, mais cest de la police un degrquelconque. Un homme fusil ; et ce fusil ne peutconcerner que nous. Mais le fusil nest pas toujours unobstacle. A lpaule du vieux gardien sudte par exemple,il nimpressionne gure plus quun bton et les deux SS casquette, eux, nont pas de fusil.

    On sapproche du werkschutz. On essaie de savoir olon est exactement et ce que vaut le kommando. Dabordil ne rpond pas ; il surveille lautre bout de la salle o setrouvent les deux SS. Puis il parle entre les dents sans

  • bouger la tte, en regardant droit devant lui. On est toutprs de Bad-Gandersheim, entre Hanovre et Cassel. Il nesait rien du kommando qui est nouveau. Il a tprisonnier en France en 1918. Ce nest pas drle dtreprisonnier. Il comprend. Il tient bien son fusil. Dautrescopains qui ont entendu sapprochent, font un cercleautour de lui. Il nest pas tranquille, il surveille le ct desSS. Il cesse de rpondre.

    Antreten ! crie un SS. On se regroupe vers la sortiede la cantine. Ce sont les kapos qui nous comptent cettefois-ci.

    Dehors, il fait trs noir et beaucoup moins froid quBuchen-wald. Le ciel semble moins mouvant. On aperoitdes masses immobiles, des grues, des petites baraques.On ne couchera pas l. Par une petite route qui grimpe, onatteint un terre-plein sur lequel se trouve une vieilleglise transforme en grange. Cest l que nouscoucherons, huit jours, dit le jeune SS, trois mois enralit.

    *

    Lglise est partage en deux. Dun ct, sur toute sa

    longueur stend une alle assez large ; le sol nest pasdall, cest la terre. De lautre ct, il y a de la paille.

    On entre dans la paille. Il y en a beaucoup. Elle estsaine, sche, jaune, elle est neuve. On prend les gerbes pleines mains, on creuse des trous profonds sans cesserde dcouvrir de la paille. Cest labondance. Le jeune SSnous regarde la remuer, il ne dit rien. On sait quilpourrait dire quelque chose, parce quil y a trop de paille

  • pour nous, parce que les copains qui prennent les gerbeset les ramnent vers leur place rient ; parce quelle estmoelleuse et profonde, parce que celui qui est enfoui dansla paille avec la tte qui merge est un roi et pourraitregarder le SS son tour comme un roi. Parce quon atromp le SS. Pas nous, les choses. Parce quil navait past prvu que sur la paille on marcherait ainsi, quonaurait cette tte, que les paysans en remuant les gerbesretrouvaient leur aisance. Couchs ainsi, le sommeil allaittre abusif.

    Le SS regarde la paille, le dommage ; elle taitabondante, honnte, pour les vaches allemandes de laferme allemande voisine qui donnent le lait aux enfantsallemands ; bon circuit allemand. Dans cette paille, nousavons mis la peste, et nous avons ri dans lorgie.

    Le SS est parti. Lglise est claire par quelquesampoules. Je suis couch. A ct de moi un Espagnol dortdj. Nous sommes colls lun contre lautre. On ne bougepas. Lengourdissement vient, le corps est seul, pos dansle trou de la paille. Rien qui dchire ; ni la maison, ni la ruede l-bas, ni demain, ici avec le froid. Est-on bien ici ? Lecalme peut stendre ici aussi, un effort devient ncessairepour vrifier que jy suis tien, exclusivement, pas ailleurs.Le mme principe didentit que le SS voulait tablir hieren me demandant de rpondre oui mon nom, je necesserai pas de tenter de le reconstruire pour massurerque cest bien moi qui suis l. Mais cette vidence fuiratoujours comme elle fuit maintenant. Simplement, enremuant, la paille rveille la plaie au tibia, qui rveille larue de l-bas dans le crne, qui rveille D. revenant du

  • travail balanant les bras, et le calme craque et alors jecrois que cest bien moi qui suis ici.

    Maintenant il faut dormir. Nous avons droit ausommeil. Les SS lacceptent, cest--dire que pendantquelques heures, ils consentent ne plus tre nos SS. Silsveulent encore avoir demain de la matire SS, il faut quenous dormions. Ils ne peuvent pas chapper cettencessit. Et nous, il faut que nous fabriquions de la force.Il faut donc dormir : on ne doit pas perdre de temps. Onest press. Le sommeil nexprime pas un rpit, il nesignifie pas que nous sommes quittes dune journeenvers des SS, mais que nous nous prparons, par unetche qui sappelle le sommeil, tre de plus parfaitsdtenus.

    Les SS tolrent galement que lon pisse et que lonchie. Pour cela, ils nous font mme rserver unemplacement qui sappelle Abort. Pisser nest paschoquant pour le SS ; beaucoup moins que dtresimplement debout et regarder devant soi, les brasballants. Le SS sincline devant lindpendance apparente,la libre disposition de soi de lhomme qui pisse : il doitcroire que pisser est exclusivement pour le dtenu uneservitude dont laccomplissement doit le faire devenirmeilleur, lui permettre de mieux travailler et ainsi lerendre plus dpendant de sa tche ; le SS ne sait pasquen pissant on svade. Aussi, parfois, on se met contreun mur, on ouvre la braguette et on fait semblant ; le SSpasse, comme le cocher devant le cheval.

    *

  • Il doit y avoir quelques heures que je dors. Depuis unmoment on entend des bruits rythms. Ils sont distinctsmaintenant. Auf, Ub ! Auf, Ub ! Une voix forte de matrede gymnastique. Elle vient den bas, de lalle. Aucunbruit ne rpond cette voix. Cest une gymnastique quelon commande. La lumire est allume. LEspagnol quiest ct de moi a les yeux ouverts. Dautres copains, iciet l, soulvent la tte, coutent et se regardent sansparler. On retient presque la respiration. La porte delglise est ferme. Il doit faire encore nuit.

    Vlan ! une claque ; cest bien une claque. On estrveill. a cogne. Auf, Ub ! Auf, Ub !

    La voix reprend plus violemment. Rien na rpondu la claque, aucune plainte.

    Je me retire doucement de mon trou, jessaie deregarder dans lalle, travers les interstices des planchesqui contiennent la paille. Le jeune SS est adoss au mur,les jambes cartes, les mains dans les poches. Cest luiqui commande. Devant lui, trois copains en chemise etpantalon. Ils sont aligns et, les mains aux hanches, ilssaccroupissent et se lvent au commandement du SS.

    Un copain qui a la figure rouge sarrte. Une claque. Ilse relve, il fait deux fois le mouvement, il sarrte encore.Un coup de pied dans les genoux. Le SS rigole et menace.Sa bouche est entrouverte, ses yeux lourds, il a lair saoul.Les copains ont le visage dcompos, ils ne savent pas cequon leur veut.

    Un type qui revient de pisser en courant sabat sur lapaille ct de nous.

    Il est saoul, dit-il voix basse. Il y a une demi-

  • heure quil est l Il a piqu les gars qui allaient pisserpour leur faire faire le truc. Moi, il ne ma pas vu.

    A ce moment-l, un copain qui ne peut sans douteplus tenir et qui na pas compris de quoi il sagit se lvepour aller pisser. Il court vers les chiottes.

    Du, Du, komme hier, komme, homme ! gueule leSS, et il lui montre les autres.

    Los !Et le type commence le mouvement. Je regarde

    lEspagnol qui est sorti de son trou et a mis sa figurecontre la planche. On est tent par un rire nerveux ;quand on ne comprend pas, on peut rire (par exemple lejour de larrive Buchenwald, lorsquon a t dguiss etque venant de se retrouver on ne se reconnaissait pas).Ils ont dj russi nous faire rire. On pourrait tous semettre rigoler, cest la folie, le jeu dment, on devraitrigoler. Il ne faut pas comprendre, ce nest pas la peine,cest le jeu, sans fin, sans raison, sans raison pour que afinisse.

    Les copains qui sont en bas sont atterrs. Pourquoila gymnastique ? Pourquoi les coups ? Quest-ce quon afait ? Les copains nont que a sur la figure : Pourquoi ? a excite le SS. Il cogne. Deux sont parterre. Ils ne bougent pas. Le SS fout des coups de pied. Ilsrecommencent ; ils sont puiss et dsempars. Nous,nous sommes derrire les planches, sur la Paille, labri.

    Parfois, le SS rigole en dsignant comme pour lui-mme un type du doigt. Le type profite du rire du SSpour essayer de faire croire quil pense bien que cest dujeu, mais quon Pourrait peut-tre sarrter. Alors le SS

  • sapproche et il claque. Le copain revient au jeu, il ne saitpas quand a sarrtera.

    Auf, ub ! Auf, ub !Il continue.Le SS sest arrt, il se lasse. Les copains sont debout.

    Il sapproche deux, il les regarde fixement. Il na pasenvie de leur faire faire autre chose, il les regarde bien, etil ne parvient pas se dcouvrir une autre envie. Il sestdchan un moment, et il les retrouve l, essouffls maisintacts, devant lui. Il ne les a pas fait disparatre. Pourquils ne le regardent plus, il faudrait quil sorte lerevolver, quil les tue. Il reste un moment les regarder.Personne ne bouge. Le silence, il la fait. Il hoche la tte. Ilest le plus fort, mais ils sont l, et il faut quils y soientpour quil soit le plus fort ; il nen sort pas.

    Weg !Il leur a jet a tout dun coup la figure, et ils ont

    foutu le camp en courant. Il est rest immobile commedevant les quatre qui ntaient plus l. Puis il sestretourn vivement, et il a foutu en gueulant des coups depied dans le vide.

    On le voit travers les planches. Il est seul danslalle. Il nentend rien. Il tourne sur lui-mme, il regardelampoule lectrique. Tous les yeux sont ouvertsmaintenant. Avec le silence, la paille recle une attentionformidable. Elle pse sur lui, il ne peut pas la conqurir.

    Il fait quelques pas vers la porte. On accompagne sasortie. Le bout de lglise, dj, respire. Mais on nentendpas encore de bruit. Il sarrte, on voit sa nuque, son dos.La rumeur rentre se bande, emplit toute lglise, elle le

  • pousse, il avance. Le SS nest plus l.

    * Il y a quelques jours que nous sommes ici. Le

    lendemain de notre arrive, on nous a rassembls devantlglise, et des civils sont venus chercher ceux qui taientsusceptibles de travailler lusine. On a vu apparatresous le ray un tourneur, un dessinateur, un lectricien,etc.

    Aprs avoir tri tous les spcialistes, les civils ontcherch dautres types qui pourraient faire des corvesdans lusine. Pour cela, ils sont passs devant ceux quirestaient. Ils ont regard nos paules, nos ttes aussi. Lespaules ne suffisaient pas, il fallait avoir une tte, peut-tre un regard digne des paules. Ils restaient un momentdevant chacun. On se laissait regarder. Si a plaisait, lecivil disait : Komme ! Le type sortait du rang et allaitretrouver le groupe des spcialistes. Parfois le civil semarrait devant un copain et le montrait du doigt unautre civil. Le copain ne bougeait pas. Il faisait rire, mais ilne plaisait pas.

    Les SS, eux, se tenaient lcart. Ils avaient ramenla cargaison, mais ils ne triaient pas, ctaient les civils quitriaient. Quand un copain rpondait lappel de saprofession : tourneur, le civil approuvait de la tte,satisfait, et se tournait vers le SS en montrant le type dudoigt. Devant le civil, le SS ne saisissait pas tout de suite ;il avait amen sa cargaison ; il navait pas pens quellept contenir des tourneurs. Il regardait le civil avecsrieux, pas admiratif, mais comme on regarde lhomme

  • comptent ; celui qui avait russi dcouvrir l-dedansun homme qui pouvait, mme en Allemagne, crerquelque chose avec ses doigts et qui ferait lusine lemme travail quun ouvrier allemand. Quand le tourneursortait du rang, le SS se retournait et le suivait des yeux ;il croyait ce quavait dit le civil ; ce moment, peut-trenaurait-il pas os cogner sur le ray qui recelait cepouvoir mystrieux que le SS, lui, navait pas dcouvertmais qui faisait quil avait t remarqu par un autreAllemand.

    Ceux qui devaient travailler lusine taient isolsdes autres. Les civils soccupaient deux avec les kapos quiprenaient leurs noms. Les deux SS les avaientabandonns et taient revenus vers nous, ceux quirestaient et qui ne savaient rien faire. Librs des civilsqui avaient fait une discrimination de valeur entre nous,leur conscience tranquille, les SS retrouvaient leurs vraisdtenus, ceux sur lesquels ils ne staient pas tromps.Paysans, employs, tudiants, garons de caf, etc. Nousne savions rien faire ; comme les chevaux, noustravaillerions dehors charrier des poutres, despanneaux, monter les baraques dans lesquelles lekommando devait loger plus tard.

    Le choix qui venait de soprer tait trs important.Ceux lui allaient travailler lusine chapperaient enpartie au froid et la pluie. Pour ceux du zaun-kommando, le kommando des planches, la captivit neserait pas la mme. Aussi, ceux qui allaient travaillerdehors ne devaient pas cesser de poursuivre rvedentrer lusine.

  • *

    Ce sont les premiers jours doctobre. Le jour nest pas

    encore lev. Les camarades qui travaillent lusine sontdj partis.

    Une demi-heure aprs, le zaun-kommando quittelglise et dvale le chemin qui conduit vers Gandersheim.On passe devant lusine, masse carre, au toit plat, aucreux dun cercle de collines. Elle est claire et brille dansle noir.

    La voie ferre par laquelle nous sommes arrivsdomine une prairie qui stend, de lusine, au pied dunecolline boise que la voie traverse par un tunnel. Cest surcette prairie que lon construira les baraques. Le talus dela voie ferre est couvert de panneaux et de poutres envrac quil faudra trier. Il y en a dj quelques tas dans lepr.

    Nous avons quitt la route de Gandersheim, noussommes entrs dans le pr. Nous sommes unecinquantaine, parmi lesquels il y a une majorit deFranais. Il y a trois colosses Russes et quelquesEspagnols. On est engourdi. La terre du pr est mouilleet molle. On se planque sous une planche, contre un tas.

    Nous sommes quelques copains, dans le noir, collsles uns aux autres. Derrire nous, la colline fait une ombredure qui se dcoupe sur le ciel plus mou. De lusine arrivele bruit du compresseur qui commence fonctionner. Lespaules en dedans, les mains dans les poches, on se tait. Ilva tre six heures ; il faut atteindre midi. On na pasencore commenc. Comment commencer ? Comment

  • fabriquer le premier geste de ce travail lmentaire :prendre une poutre, la porter lpaule, marcher. Onpourrait le faire les yeux ferms, mais il faut sortir lesmains des poches, faire un pas en avant, se baisser. Cestdifficile.

    Pourtant, nous ne sommes pas encore trs faibles ;mais il a fallu sortir du sommeil, il a fallu se rassembler, ila fallu arriver ici, il va falloir sortir les mains des poches, ilva falloir charrier les poutres, il va falloir revenir aprsmidi, il va falloir rsister la faim aprs la soupe, il vafalloir attendre que la nuit revienne, il va falloir dormir, ilva falloir recommencer demain, il va falloir attendredimanche matin, il va falloir recommencer lundi, il vafalloir attendre quils soient sur le Rhin, il va falloir tresr que a viendra, il va falloir ne rien imaginer, ne rienrver, il va falloir bien savoir que nous sommes iciabsolument que, sur chacun de nos jours, le SS rgne, lesavoir jusqu la dernire minute, jusqu ce que ceux quiderrire le micro disent : Dans un mois au printempsprochain , ceux qui ont le temps arrivent, se montrentet disent : Vous tes libres !

    Sortir les mains des poches, faire un pas, cest fairequelque chose en attendant, cest attendre. Ce nest pasencore le froid ni la fatigue qui nous ankylosent, ni lepass, cest le temps.

    *

    L-bas, la vie napparat pas comme une lutte

    incessante contre la mort. Chacun travaille et mange, sesachant mortel, mais le morceau de pain nest pas

  • sachant mortel, mais le morceau de pain nest pasimmdiatement ce qui fait reculer la mort, la tient distance ; le temps nest pas exclusivement ce quirapproche la mort, il porte les uvres des hommes. Lamort est fatale, accepte, mais chacun agit en dpit delle.

    Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir.Cest lobjectif que les SS ont choisi pour nous. Ils ne nousont ni fusills ni pendus mais chacun, rationnellementpriv de nourriture, doit devenir le mort prvu, dans untemps variable. Le seul but de chacun est donc desempcher de mourir. Le pain quon mange est bon parcequon a faim, mais sil calme la faim, on sait et on sentaussi quavec lui la vie se dfend dans le corps. Le froidest douloureux, mais les SS veulent que nous mourionspar le froid, il faut sen protger parce que cest la mortqui est dans le froid. Le travail est vidant pour nous,absurde mais il use, et les SS veulent que nousmourions par le travail ; aussi faut-il sconomiser dans letravail parce que la mort est dedans. Et il y a le temps :les SS pensent qu force de ne pas manger et detravailler, nous finirons par mourir ; les SS pensent quilsnous auront la fatigue cest--dire par le temps, la mortest dans le temps.

    Militer, ici, cest lutter raisonnablement contre lamort. Et la plupart des chrtiens la refusent ici avecautant dacharnement que les autres. Elle perd leursyeux son sens habituel.

    Ce nest pas de cette vie avec le SS, mais de lautre l-bas, que lau-del est visible et peut-tre rassurant. Ici, latentation nest pas de jouir, mais de vivre. Et si le chrtiense comporte comme si de sacharner vivre tait une

  • tche sainte, cest que la crature na jamais t aussi prsde se considrer elle-mme comme une valeur sacre.Elle peut sacharner refuser la mort, se prfrer defaon clatante : la mort est devenue mal absolu, a cessdtre le dbouch possible vers Dieu. Cette libration quele chrtien pouvait penser trouver l-bas dans la mort ilne peut la trouver ici que dans la dlivrance matrielle deson corps prisonnier. Cest--dire dans le retour la viedu pch, qui lui permettra de revenir son Dieu,daccepter la mort dans la rgle du jeu.

    Ainsi, le chrtien substitue ici la crature Dieujusquau moment o, libre, avec de la chair sur les os, ilpourra retrouver sa sujtion. Cest donc ras, lisse, nicomme homme par le SS que lhomme dans le chrtienaura trouv prendre en importance la place de Dieu.

    Mais, plus tard, lorsque son sang lui refabriquera saculpabilit, il ne reconnatra pas la rvlation de lacrature rgnante qui simpose lui chaque jour ici. Ilsera prt la subordonner toujours il acceptera, parexemple, quon lui dise que la faim est basse pour sefaire pardonner, y compris rtrospectivement, le tempso il avait pris la place de Dieu.

    *

    Le ciel commence plir. Nous sommes sous la

    planche. Les paules sont lourdes, les mains en plombdans les poches. Le passage de la nuit au jour est ais, ilny a pas de trace deffort dans le ciel. Les figurescommencent sortir de la nuit, mais la cigarette du kapo

  • qui nous garde brille encore. Nous restons sous la planche.Dj des copains sont partis aux chiottes, pour ntre pasdans le pr, pour tre entre les quatre planches qui lesentourent avec la bonne angoisse de la planque.

    La nuit, on ne peut rien nous demander ; rien ne peutfaire que nous travaillions dehors dans la nuit parce quonne pourrait pas nous surveiller. Alors, on attend que lejour vienne nettement. Ce sera le jour quand le SS pourravoir que nous ne faisons rien, quand nos petits groupesdeviendront scandaleux. On attend que la lumire fasse lescandale.

    Dj on se voit mieux. Les copains bavardent pardeux ou trois ; les trois Russes rigolent. Nous offrons uneimage du dsordre qui va devenir incontestable. Le journaissant nous montre ; maintenant le SS ne peut plus nepas voir. Le kapo le sent ; il teint sa cigarette, le refugeest dcouvert, nous sommes dans la lumire. a va finir.

    Arbeit ! los ! crie le kapo.a y est. Ce nest pas seulement un signal, cest une

    injonction scandalise, mrie dans la nuit. Il ny aurajamais dautre signal. Nous serons toujours en retard.Pour les SS et pour les kapos, il y aura chaque matin unmanque crier de la nuit, quils devront rattraper. Il ny apas de commencement au travail. Il ny a que desinterruptions ; celle de la nuit, reconnue pourtant, estscandaleuse. Dans le sommeil qui nous prpare mieuxtravailler, le SS puise la force nouvelle de son prochain cri.

    Los ! Une syllabe avec un lan de la langue replie. Delos ! en los ! jusquici ; les premiers datent de Paris ;depuis Fresnes, cest la mme poursuite, interrompue la

  • nuit, reprise dans lindignation le matin.Avoir les mains dans les poches est dfendu. Cela

    dnote trop dindpendance. Souvent, devant nous, lesSS, eux, mettent leurs mains dans les poches ; cest lesigne de la puissance. De notre part, cest un scandale. Ilfaut que lon voie pendre les mains violettes ; Buchenwald, en passant sous la Tour pour aller au travail,nous ne devions mme pas balancer les bras.

    Maintenant, on a quitt le dessous de la planche. Onmarche lentement vers le ballast o se trouvent lespanneaux et les poutres. Nous avons dj la dmarche quine nous quittera plus. Seul le coup de pied au cul du SS oudu kapo peut provoquer quelques petits pas rapides, maison ne sait plus courir. On marche en regardant par terre.Le pr est vert et mouill. On repre les pissenlits. Lesoleil trace des raies dans le brouillard. Il sort derrire lacolline qui est en face, loppos de la voie ferre, delautre ct de la route, au bout dune autre prairie. Nousnous tranons dans le pr, sans heurt, lentement. Le SSest loin, vers lusine. Le kapo ne nous regarde pas.

    Arrivs au pied du ballast, on sarrte. Il y abeaucoup de panneaux et de poutres, on nest quunecinquantaine. Nous ne pouvons pas, de nous-mmes,dcider de travailler. Il y a eu un premier Los ! Arbeit ! etnous sommes partis. Maintenant nous sommes arrivs aupied du talus et aucun ne bouge plus. Le kapo vient. Il estpetit, il a une figure rouge, des yeux bleus. Lallure dunclochard. Cest un droit commun allemand, un paysan : il avendu des cochons au march noir, Himmler la envoyici. A ct des autres, il est inoffensif. Les SS lont affect

  • au plus mauvais kommando, au zaun-kommando. Il nepensait pas nous ; peut-tre ne nous avait-il pas vus. Ildcouvre le tableau, il est effar ; on ne bouge toujourspas. Alors, il entre en transes. Los, los, Arbeit ! Il court engueulant, mais les cris glissent.

    a va, a va, rpond un copain.On se rapproche des planches. On y va ?Le copain qui a rpondu au kapo grimpe sur le ballast.

    On se divise en quipes. Je suis avec Jacques, un tudianten mdecine et un autre, un garon de caf. Jacques estlong, maigre, il parle peu. Il est arrt depuis 1940.

    Celui qui est sur le ballast fait glisser une poutre, elleest longue. A trois, on la prend sur lpaule. Je la cale bien,je penche un peu la tte, je mets les mains dans lespoches. On quitte lentement le talus. Chacun a unedmarche diffrente, il faut saccorder. Rien dautre nestprsent dans le travail que le point de lpaule qui porte lapoutre. On marche comme des somnambules. Le pr estmou. La poutre nous cale dans une sorte de paix. Porter lapoutre, cest tout ce quon peut nous demander. Si nousne portions pas la poutre, mais que nous allions lachercher, le kapo gueulerait : los ! Maintenant, nousavons notre complment ncessaire, notre charge, noussommes conformes, nous ne choquons pas.

    Jai les mains dans les poches. Venant de lusine, lepetit SS, le rouquin, entre dans le pr. Le kapo la vu ; il seprcipite vers moi :

    Hnde ! (Les mains !)Je sors les mains. On continue sans soccuper du SS.

  • Le soleil est mont. Les zbrs bleus et mauves flottentsur la prairie.

    Le garon de caf porte au milieu. Il a des lunettes, unlong nez, son calot descend jusquaux oreilles. Il rle parcequil est plus grand et porte plus. On aurait d se placerautrement. Il parle en portant. On mange bien chez lui, enAuvergne. Le matin, il a du caf au lait, du pain et dubeurre. Il sert beaucoup dapritifs dans la journe. Amidi aussi, il mange bien. A son jour de sortie, il boitplusieurs apritifs. Il est mari. Sa femme lui fait desgteaux. Quand il va chez sa mre aussi il mange bien. Onbouffe bien en Auvergne. Il y a du porc, du fromage-Detemps en temps on tue un cochon, quest-ce quon semet ! Si on avait un colis ! A midi, si on avait la soupe auxfves ! En prison, il avait des colis ; cinq paquets decigarettes par colis. Il se dmerdait avec la sentinelle enlui refilant un paquet, alors le chleuh laissait passer mmede la gnole. Il a t vendu Clermont. Cest pas encorefini. Ils prennent leur temps de lautre ct. Si sa femmele voyait comme a ! Elle chialerait. Ils peuvent passavoir. Il vaut mieux. Il avait tout ce quil lui fallait. Si onavait su que a serait comme a, Compigne on auraitfoutu le camp, nimporte comment. Le paradis,Compigne. Il se dmerdait pour bouffer. Il croit quilssont alls chercher des patates pour la soupe. Hier ctaitde la flotte. A Buchenwald elle tait plus paisse. Elle taitbonne, surtout la blanche. Il y avait un vieux qui ne labouffait pas, il la lui refilait. On pouvait se dfendre Buchenwald. Ctait mieux organis. On avait le litre. Ici,ils ne remplissent pas la louche et ils ne remuent pas le

  • fond du seau. Ctait plus rglo Buchenwald. Travailleret ne pas bouffer, si a continue comme a, dans troismois, il y aura la moiti du kommando qui aura crev. Silsse dmerdaient un peu, a ne serait pas impossible que asoit fini pour Nol. On pourrait tre la maison en janvier.Oui, je boufferai bien si je vais chez lui. Je suis invit.

    Il narrte pas de parler, de rpondre ses propresquestions. On ne sent pas la poutre. On est arriv lendroit o il y en a dj un tas. Un coup dpauleensemble, elle est balance. Lpaule est libre. Une autrepoutre nous attend. On retourne trs lentement. Onsentend bien, on tchera de rester ensemble. On mettrale garon de caf en tte.

    Ainsi on avait commenc parler, on ne sentait plusla poutre. Maintenant, on croit quon pourrarecommencer tout lheure, cet aprs-midi, demain aussi.On croit aussi quon pourra parler ce soir lglise. On lecroit vraiment. Pourtant, il suffira que tout lheure, pourune raison quelconque (par exemple que la poutre soittrop courte pour tre porte trois) nous nous sparions,et nous ne nous connatrons plus. Chacun a parl pour soi,pour se montrer les richesses, car haute voix on les voitmieux. Ce soir, devant le guichet, on attendra tellement lasoupe que mme si nous sommes voisins, nous ne nousdirons peut-tre rien. Demain, on ne se dira peut-tre pasbonjour.

    Dj tout lheure on sera avec un autre ; ilexpliquera comment sa mre fait le flan, parce quil abesoin de parler du flan, du lait, du pain. On lcoutera, onverra le flan, le cal au lait ; on sinvitera manger, parce

  • quen sinvitant on encore plus de viande, plus de pain. Et,sil y a du rab de soupe ce soir, celui qui aura invit lecopain manger avec sa femme, le bousculera peut-tre.

    Le petit train sort du tunnel ; cest le milieu de la

    matine. Il passe devant nous. On la dj vu plusieursfois. Il relie Gandersheim une petite ville sur la grandeligne de Hanovre, quelques kilomtres dici. Ce sont devieux wagons avec des plates-formes ; il y a surtout desenfants dedans.

    On le regarde, le train ; quand on porte une poutre,on sarrte et on se retourne pour le regarder. Cestchaque fois la mme stupeur. Ils sont plus libres que lesSS ceux qui sont dans le train. Ils achtent un billet et ilssont dedans. Ils peuvent mme sapprocher de la France,mme les Allemands. Ils le font naturellement, comme ilsse mettent table et se couchent dans un lit. Quand onest libre on ne se contente pas de manger, on se dplaceaussi. Ces Allemands sont plus prs des ntres que nous.Et sils se rencontraient avec les ntres, il y aurait desconventions. Il pourrait mme arriver, sils serencontraient en Suisse, quils se parlent.

    Cest cela quil faut arriver, monter dans un train,comme eux. Pour cela, il faudra quon vienne nouschercher ; on sera oblig de nous dfroquer. Redevenirdes gens simples, comme eux. Ce sera interminable. Cesera la fin quand on pourra monter dans le train ; la fin dela guerre est possible, mais monter dans le train

    Un wagon de la S. N. C. F. ! crie un copain.Il est en queue. Cest un wagon de marchandises. On

  • le suit dans le tournant o disparat le train. Il a de laveine le wagon ! On le regarde comme a. Un wagon quiest wagon, un cheval qui est cheval, les nuages quiviennent de louest, toutes les choses que le SS ne peutpas contester sont royales ; jusqu la pesanteur qui faitque le SS peut tomber. Les choses pour nous ne sont plusinertes. Tout parle, et lon entend tout, tout a un pouvoir ;le vent qui apporte louest sur la figure trahit le SS, lesquatre lettres de S. N. C. F. quil na mme pasremarques, galement. On est en pleine clandestinit. Cenest pas parce que les SS ont dcid que nous ntionspas des hommes que les arbres se sont dsschs et quilssont morts. Quand je regarde la corne du bois et que jevois ensuite le SS, il me parat minuscule, enferm luiaussi dans les barbels, condamn nous, enferm dans lamachine de son propre mythe. On narrte pas deprovoquer, dinte