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L’ESPACE ARCHITECTURAL À BRAS LE CORPS Xavier MALVERTI École d’Architecture de Paris Val de Seine École supérieur du génie urbain & Samuel LE QUITTE Université de Rennes I

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L’ESPACE ARCHITECTURAL À BRAS LE CORPS

Xavier MALVERTIÉcole d’Architecture de Paris Val de Seine

École supérieur du génie urbain

&

Samuel LE QUITTEUniversité de Rennes I

Samuel Le Quitte , Xavier Malverti L’espace architectural à bras le corps  page1/17

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L’espace architectural à bras le corps,Pour une phénoménologie de l’espace vécu.

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Xavier Malverti,Architecte, ENS d’Architecture Paris Val de Seine,

École supérieur du génie urbain (EIVP)

Samuel Le Quitte,Université de Rennes I

Dans la pensée courante, l’espace désigne souvent les astres ou l’univers, plus largement ce qui est

à distance et ailleurs, là où je ne suis pas. Dans son expérience pratique, l’architecture a dû

inventer l’espace de ce qui est là, autour de moi, afin de construire un abri à mon corps. Mais surquoi s’appuie l’architecte pour organiser cet espace ? Qu’est-ce qui rend même possible toute

perception d’un espace, et qui en produit par là même sa genèse ? L’instauration du rapport àl’espace semble se jouer au niveau le plus élémentaire, en l’occurrence celui du corps. Celui-ci

n’est pas dans l’espace ; il est à l’espace et c’est à partir de cette inhérence fondamentale que les

choses prennent place, à partir de cette expérience initiale du proche et du lointain, de l’Ici et duLà que le corps nous fournit dans la perception. Ce sont de telles évidences, thématisées par la

philosophie phénoménologique, que l’architecte doit se donner pour tâche de remettre au premier

plan pour ne pas perdre de vue cette condition humaine charnelle qui nous rattache au monde, ausol et à l’espace, à l’heure où les thuriféraires des « flux » et de la « dématérialisation »

promeuvent un espace désincarné, déshumanisé, voire même « désolé »1.

1 À la recherche de l’espace vécu.

Revenir à l’expérience originaire qui scelle notre rapport au monde, tel est l’objectif que seproposent aussi Husserl et ses héritiers. Pour ce faire, il apparaît nécessaire de se débarrasser de

certains «vêtements d’idées », ces préjugés qui masquent une évidence première, une « trivialité »2

abandonnée par la réflexion. Cette trivialité, pour notre propos, pourrait s’énoncer ainsi : l’espacequi nous entoure prend sens à partir d’un pôle corporel. « Inventer l’espace » signifie toujours

inventer l’espace pour un corps.

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1.1 La déconstruction de l’espace géométrique.

Il s’agira donc, pour Husserl, de tenter de restituer les droits d’un monde pré-scientifique, qu’ilappelle la Lebenswelt (Monde-de-la-vie), oublié par l’attitude scientifique moderne héritée de

Galilée. La « mathématisation galiléenne de la nature », qui fait l’objet du fameux paragraphe 9 dela Krisis, symbolise cet oubli du monde réel au profit d’un monde idéal, et plus précisément cette

substitution d’un espace géométrique abstrait et hypothétique à l’espace de notre expérience, à ce

qui nous est donné « vraiment comme perceptible »3.Selon Husserl, cet espace géométrique idéal s’enracine en réalité dans un espace qui est d’abord

vécu et perçu. La vie quotidienne recèle d’ailleurs de techniques imparfaites et grossières, commel’arpentage des champs, la mesure des distances ou l’exigence d’équité qui préside à tout partage,

qui sont autant de formes élémentaires de l’idéalisation géométrique (Husserl parle de « proto-

géométrie »). Ainsi se constitue un ensemble de connaissances pratiques pré-données, qui seperfectionnent avec le développement historique, et qui fournissent le « stock » à partir duquel

s’élaborent les inventions mathématiques. Celles-ci sont évidemment d’un genre nouveau « qui

naît d’un acte spirituel d’idéalisation, d’un penser ’pur’ qui a son matériel dans les pré-données

universelles déjà décrites de cette humanité et de ce monde environnant humain factices »4. Or, tel

est, d’après Husserl, l’erreur dont Galilée porte le nom, c’est-à-dire l’oubli de ce sol primitif surlequel naissent les vérités scientifiques : « Galilée fait abstraction (…) de toutes les propriétés

culturelles qui échoient aux choses dans la praxis humaine »5. Il résulte de cet oubli la création

d’un royaume clos d’entités mathématiques dépourvues de tout enracinement pratique. Quelquechose comme l’espace géométrique existerait en soi sans rien retenir des formes élémentaires de

mesure précédemment citées. Ce « royaume des pures Formes Limites »6 devient alors un outildisponible en soi et utilisable comme tel, alors qu’il est aussi le produit d’une formation culturelle

dont il faut questionner le sens et la légitimité. L’histoire des sciences pourrait d’ailleurs confirmer

une telle origine « pragmatique » de la géométrie car celle-ci semble être liée directement auxexigences de la vie pratique7.

Si c’est à ce sol de connaissances premières que s’intéresse Husserl, on ne saurait pourtant réduireson analyse à un pragmatisme stricto sensu consistant à faire dériver tout savoir d’un « faire » ou

d’une pratique ancestrale découvrant, sans le vouloir, des vérités scientifiques8.

Il s’agit plutôt de revenir au fondement empirique et antéprédicatif des sciences constituées. Onsait que l’interprétation du statut du « Monde de la vie » et du type de savoir qui peut en être

délivré posent problème ; disons donc simplement que toute production culturelle – et donc

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scientifique – s’enracine dans une expérience première, mais aussi que « le monde scientifique et

les étants contenus en lui dans la vérité scientifique « appartiennent » eux-mêmes (…) au monde

de la vie »9.

L’attitude scientifique rationnelle ne peut se passer d’une interrogation sur le sens de sa proprepratique : pourquoi et comment en sommes-nous arrivés là ? Il devient alors nécessaire de

reparcourir à l’envers tout le développement de son histoire, tâche que Husserl accomplit, pour la

philosophie, en remontant, dans la Krisis, jusqu’à la première formulation de l’idéal scientifiqueoccidental en Grèce. Ce versant généalogique de la phénoménologie fait apparaître clairement le

rôle tout à fait prépondérant joué par le corps dans la constitution de l’espace. En opérant cetteréflexion critique sur la formation de l’espace géométrique, Husserl dégage en effet un sol

originaire, un monde de l’intuition « dans lequel nous vivons (…) dans toute la chair de notre

personne », un monde où « nous ne trouvons rien des idéalités géométriques, ni l’espace

géométrique ni le temps mathématique »10.

C’est donc une nouvelle conception de l’espace que va formuler Husserl, indépendante tout autantde la géométrie que de la physique ; il ne s’agira pas de produire une nouvelle forme

d’objectivation mathématique – telles que celles que Husserl attribue à Galilée et à Einstein – mais

de donner un sens à l’espace dans lequel nous vivons. Or, celui-ci pourrait s’interpréter selon deuxéléments fondamentaux : la Terre et le corps.

On sait11 que la révolution galiléo-copernicienne a provoqué une mutation complète de la

compréhension de l’homme par lui-même, et que ce changement radical tient essentiellement à unchangement de sa position dans l’espace. Certes, l’espace aristotélicien prorogé par Ptolémée et

accepté par l’Église ne donnait à l’homme aucun privilège dans la hiérarchie cosmique. Le mondesub-lunaire signifiait en effet aussi le monde du devenir et de la corruption, par opposition au

monde supra lunaire, résidence de l’être fixe et incorruptible. Cependant, bien que n’occupant

nullement une place privilégiée dans ce cosmos, l’homme en était l’élément central, le sommet dela création ne pouvant se situer qu’au centre de l’Univers. Le passage du géocentrisme à

l’héliocentrisme signifiait alors également une perte de cette situation centrale, comme l’exprimeGiordano Bruno en 1584 : « La terre n’est pas le centre de l’Univers ; elle n’est centrale que par

rapport à notre propre espace environnant »12 . Telle pourrait être formulée la revendication d’un

autre espace que celui, objectif, de la science. Car si pour cette dernière, il est absurde d’affirmerque « la terre ne se meut pas », pour nous, au quotidien, n’est-ce pas ce que l’expérience nous livre

immédiatement ? Ne continuons-nous pas à dire que « le soleil se couche » alors qu’il y a plus de400 ans que nous savons qu’une telle proposition est scientifiquement inexacte. C’est qu’il existe

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donc bien aussi un espace vécu qui ne répond pas aux mêmes critères que l’espace objectif des

sciences naturelles.Cette réduction de l’espace « copernicien » est particulièrement mise en relief dans un texte

fameux de Husserl rédigé en 1934 : « L’arche-originaire Terre ne se meut pas »13, dont le titrecomplet annonce explicitement son intention : « Renversement de la doctrine copernicienne dans

l’interprétation de la vision habituelle du monde. L’arche-originaire Terre ne se meut pas ;

Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de la corporéité, de la spatialité de lanature au sens premier des sciences de la nature ». Certes, la constitution charnelle de l’espace

n’est pas un thème inédit de la pensée de Husserl, il y consacra ses cours du semestre d’été 1907(Chose et espace), ainsi que le tome II des Ideen. Mais ici, ce qui est en jeu dépasse cette

description de la genèse corporelle de la spatialité pour donner à voir une « pensée de l’espace et

de la chair soustraite à toute physique comme à toute géométrie » (D. Franck). La Terre joue alorsun rôle essentiel : si elle ne se meut ni n’est en repos, c’est parce que c’est précisément par rapport

à elle que mouvement et repos prennent sens. Il en va donc de la chair comme de la Terre :conditions de possibilité de toute spatialité, elles ne sont pas dans l’espace objectif et sont, vis-à-

vis de celui-ci, immobiles. Elles ne possèdent, à strictement parler, qu’un mouvement interne.

L’idéalisme transcendantal est ici poussé à l’extrême puisque Husserl propose une conception del’espace qui place l’origine de celui-ci dans la spatialisation de l’ego à partir de l’Ici absolu de sa

chair. Mais après avoir marqué l’irréductibilité de la chair aux corps, Husserl va plus loin en

soustrayant ici le monde à l’espace objectif. La Terre n’est donc pas uniquement « une des étoiles

de l’espace infini du monde »14, elle est aussi ce corps-sol sur le fond duquel se déroule notre

expérience. Avant d’être un corps parmi les corps, la terre est un sol. C’est à partir d’elle que lesobjets prennent place dans l’espace, mais elle, la terre, n’occupe pas de place déterminée : Par là,

Husserl tente de mettre à jour une Terre originaire qui précède et fonde toute construction de la

terre comme objet, par la physique ou par la géométrie. La Terre constitue ainsi la chair del’humanité ; l’enveloppe que nous ne devrions pas pouvoir quitter15.

1.2 La constitution charnelle de l’espace.1.2.1 Corporéité et sensibilité chez Kant.Dans un texte daté de 1768 et intitulé « Du premier fondement de la différence des régions dans

l’espace »16, Kant montre «  que l’espace absolu, indépendant de l’existence de toute matière,

envisagé comme premier fondement de la possibilité de sa composition, comporte une réalité qui

lui est propre ».Or, et c’est ce qui nous intéresse ici, toute la réflexion kantienne dans cet opuscule s’appuie sur

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une description de « l’espace propre au corps ». C’est en effet par cet espace du corps que nous

tirons « le premier fondement pour former le concept des régions dans l’espace » ; notamment leplan horizontal sur lequel repose perpendiculairement la longueur de notre corps nous permet de

forger la distinction des régions désignées par « haut » et « bas »17.Trois plans se coupent à angle droit au niveau du corps. Le premier rend possible la distinction du

haut et du bas. Le second « partage le corps en deux parties extérieures semblables et donne le

fondement de la différence du côté gauche et du côté droit ». Enfin, le dernier, perpendiculaire ausecond, « fait que nous pouvons avoir les concepts d’ « avant » et d’ « arrière » ».

L’originalité de cet écrit pré-critique réside dans la référence faite au corps : le système des régionsne prend sens que par rapport à notre propre corps et c’est alors que Kant aborde ce qu’on a appelé

le « paradoxe des objets non-congruents » : « J’appelle corps non-congruent à un autre corps, un

corps qui est tout à fait égal et semblable à celui-ci, sans toutefois pouvoir être enfermé dans les

mêmes limites ». La main humaine forme l’exemple typique de ces corps non-congruents. Kant

indique que ces oppositions chirales ne peuvent être déduites a priori des concepts del’entendement. Elles ne peuvent être que senties par un corps. Nous voyons la différence entre nos

deux mains et nous pouvons donc voir un caractère de l’objet « main » que son concept intellectuel

ne contient pas. L’espace manifeste à cet égard quelque chose d’irréductible à l’intellect.Comme le remarque Michel Fichant, l’«espace du géographe comme celui de l’astronome

présupposent toujours cette référence primaire aux axes selon lesquels la constitution de mon

corps d’homme, la station debout, la latéralisation, la vision de face ordonnent toute saisie de

l’extériorité et donc de l’espace comme englobant universel de tout ce qui est dehors. »18.

Pourtant, bien que Kant insiste sur l’importance du corps, celui-ci n’est pas un corps subjectif ou,pour le dire comme Husserl, une chair. Ce n’est en effet pas le sentiment subjectif de la gauche et

de la droite, trouvant son fondement dans la sensibilité, mais c’est la structure géométrique du

« corps-objet » et non du « corps-sujet » qui sert de fondement à la différenciation des régions del’espace19.

1.2.2 Du corps à la chair (Husserl).N’est-il pas nécessaire de distinguer clairement, mieux que ne le propose Kant, le corps-objet du

corps-sujet ? Si Kant fournit l’exemple d’une fondation corporelle de la perception de l’espace

réel, il reste que ce corps demeure fortement indéterminé, pour être finalement assimilé à lasensibilité ou à la subjectivité20.

C’est à Husserl que l’on doit la différenciation conceptuelle du corps et de la chair. Le corps –Körper – désigne le corps physique alors que la chair – Leib - renvoie au corps vivant (Leben), au

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corps propre. La chair est toujours ma chair. Pour comprendre le sens du rôle prépondérant que

joue la chair dans la perception de l’espace, il convient de faire retour sur quelques pointsdéterminants de la théorie phénoménologique de la perception. Toute perception d’un objet repose,

d’après Husserl, sur un double horizon :un horizon interne  (les différents profils, les esquisses), laperception d’un objet dans l’espace se fait en effet par esquisses successives dépendant du

déplacement de mon corps ; un horizon externe, qui entoure l’objet de la perception (par exemple

cette table), que je ne perçois pas actuellement, mais qui est toujours co-présent.Toute perspective prise sur un objet s’opère donc depuis un point de vue singulier qui constitue

l’origine de tous les rapports spatiaux de l’espace, le corps propre. Ce point de vue particulier quenous avons sur chaque objet renvoie à l’Ici absolu qu’est ma chair. Celle-ci joue alors le rôle de

point-zéro de toutes nos orientations : ce qui est loin est loin de notre corps, à droite de notre

corps, etc… . La chair est toujours engagée dans la perception car toute esquisse perceptive d’uncorps « extérieur » englobe en même temps la perception de mon corps propre et n’a de sens que

parce qu’elle s’intègre à la situation kinesthésique d’ensemble d’un sujet percevant21. Dès lors, onpourrait dire, pour plagier Kant, que la chair doit accompagner toutes mes perceptions. L’esquisse

(Abschattung) n’a de sens que dans la mesure où le sujet peut tourner autour de la chose, s’en

rapprocher, s’en éloigner, bref la faire varier autour d’un pôle constitué par sa chair. L’origine denotre rapport à l’espace provient de cette position22 centrale qu’occupe notre corps propre ; je peux

toujours changer ma position vis-à-vis des corps extérieurs, mais je ne dispose pas d’une telle

capacité avec mon corps : je ne peux pas m’éloigner de mon propre corps, je ne peux pas en fairele tour. Les choses extérieures apparaissent d’abord de façon sensorielle, tactile, visuelle, auditive,

olfactive ou même gustative : « tout ce qui se présente dans le monde de la vie comme une chose

concrète possède naturellement une corporéité » et se donne donc « dans le voir, dans le toucher,

dans l’ouïr, etc., c’est-à-dire dans des aspects visuels, tactiles, acoustiques et autres

semblables. »23. C’est donc à partir de l’Ici absolu de ma chair, point-zéro de la perception, quenous entrons en contact avec le monde, et plus précisément c’est dans cet Ici primordial que se

constitue notre espace vécu. Nos repères spatiaux les plus élémentaires s’appuient sur la place denotre corps : « Tout corps extérieur, dis-je, est à droite ou à gauche, en haut ou en bas, plus loin

ou plus près de moi, d’ « ici » si je suis kinesthésiquement au repos »24.

1.2.3 La spatialité de l’être au monde (Merleau-Ponty).C’est également sur cette différence ontologique fondamentale entre les objets et mon corps

(propre) que s’appuie Merleau-Ponty, notamment dans la Phénoménologie de la perception. Jepeux en effet observer, faire le tour des objets extérieurs avec mon corps, mais je n’observe pas

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mon corps : en tant qu’il voit ou touche le monde, mon corps ne peut être ni vu ni touché ; mon

corps n’est pas un objet. À la différence de la spatialité des objets extérieurs, celle de mon corps nerelève pas de la position mais de la situation25 : « l’espace corporel peut se distinguer de l’espace

extérieur et envelopper ses parties au lieu de les déployer parce qu’il est l’obscurité de la salle

nécessaire à la clarté du jour»26. Toute l’analyse de Merleau-Ponty consiste à dévoiler notre être-

au-monde corporel, le fait que « la conscience est l’être à la chose par l’intermédiaire du

corps »27. Nous sommes au monde par le corps, cela induit donc que mon corps n’est pas pour moiun fragment de l’espace, il est bien ce sans quoi il n’y aurait pas d’espace. Que notre être-au-

monde originaire soit un avoir-un-monde, que notre rapport à l’espace soit déterminé par le faitque nous ayons un corps qui, certes, occupe un espace objectif, mais habite toujours aussi l’espace

de telle sorte qu’il est la condition d’apparition des objets dans l’espace, cela n’élude en rien toute

prétention à penser ou à représenter l’espace : « Même si, dans la suite, la pensée et la perception

de l’espace se libèrent de la motricité et de l’être à l’espace (…) il faut d’abord que nous y ayons

été introduits par notre corps … »28. Il s’agit pour Merleau-Ponty de restituer une expériencesensible, qui révèle « sous l’espace objectif, dans lequel le corps finalement prend place, une

spatialité primordiale… . Être corps, c’est être noué à un certain monde (…) et notre corps n’est

pas d’abord dans l’espace : il est à l’espace »29. L’objectivité du monde se donne sous la formed’une encontre : on est devant l’ob-jet (Gegen-Stand), face à lui, alors que l’on vit dans son corps :

on est son corps. Merleau-Ponty s’attache à faire la genèse de ce monde vécu et tente lui aussi de

« déconstruire » l’espace objectif. Il montre ainsi comment la science classique a opposé deuxconceptions de l’espace (cette opposition étant d’ailleurs résorbée par les développements récents

de la science) : l’espace physique (je perçois les choses dans l’espace), l’espace géométrique(l’espace entendu comme le système indivisible des actes de liaison d’un esprit constituant).

Or cette alternative ne fait que recouvrir une situation plus primordiale dont Merleau Ponty

propose une description remarquable : « Nous ne percevons presque aucun objet, comme nous ne

voyons pas les yeux d’un visage familier, mais son regard et son expression. Il y a là un sens

latent, diffus à travers le paysage ou la ville, que nous retrouvons dans une évidence spécifique

sans avoir besoin de le définir»30. C’est l’inscription d’un sujet dans un milieu, et donc aussi dans

son histoire, et son inhérence au monde qui rend possible la spatialité ; chaque modalité de cette

inscription façonne en même temps une spatialité originale et individuelle.

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2 Le corps, l’espace et l’architectureC’est parce que le corps joue un tel rôle dans la constitution de l’espace « quotidien » qu’on peut

estimer qu’il en constitue le référent à la fois ultime et premier. Les systèmes de mesure ne se sont-

ils pas d’ailleurs toujours fondés sur des unités corporelles ? Coudée, pieds, pouce, empan, palme,paume, constituaient ce qu’on appelait la « canne des bâtisseurs » ou la « quine » car composée de

cinq longueurs, avant que le système métrique ne soit imposé.Ainsi, Vitruve, architecte romain du Ier siècle avant J.C., fonde l’ordonnance des édifices sur la

« convenance des mesures » dans son ouvrage De l'ordonnance du bastiment des temples, et de

leurs proportions avec la mesure du corps humain31.

À la Renaissance, Alberti (1406-1472) concevait l’édifice comme la prolongation du corps

humain ; et nombre de représentation de l’ « Homme de Vitruve » circuleront dont une célèbre

reprise par Léonard de Vinci autour de 1492.Beaucoup plus tard Le Corbusier (1887-1965) réalise le Modulor32 en s’appuyant sur des

proportions calculées sur le corps de l’Homme, "cet animal qui doit pouvoir s'ébrouer tout à son

aise dans l'espace de sa maison". Son « Modulor », suite de rapports33 selon la série de Fibonacci,

qu’il appliquera à l’Unité d’Habitation de Marseille (1946-1952), lui semble également apte à

dépasser les deux systèmes de mesure courant : le pied-pouce anglo-saxon, construit sur lesmesures du corps, et le système métrique, abstraction indépendante du corps. Au delà de ces

habitudes très anciennes de définir des unités de mesure de longueur à partir du corps,« L’architecture est jugée par les yeux qui voient, par la tête qui tourne, par les jambes qui

marchent » rappelle aussi Le Corbusier.

2.1 L’orientation dans l’espace et le déplacement du corps.La nature de l’espace architectural est d’être fixe (« la Terre ne bouge pas ») abritant le corps qui

se meut. Cet espace est limité à la proximité du mouvement du corps ou de son repos. Il est sansmouvement, mais constitué d’autant de fragment que le corps en mouvement ou en repos

engendre. Par lieu de repos, il faut comprendre non un lieu d’inaction, mais celui où je me situe et

agit, le ici et maintenant, le lieu de la présence et de l’être, l’enraciner et l’habiter. Le train, moncorps-sol, me déplace dans le territoire ou l’espace de la ville, mais mon corps demeure dans un

lieu de repos, à la fois dans la présence à ce lieu (j’écoute la radio, je lis un livre, je laisse vaguermes pensées) et dans l’attente d’un autre lieu de repos. Le mouvement du train n’est pas mon

mouvement, il ne me déplace pas vraiment, mais me rend spectateur du mouvement d’autres corps,

d’autres lieux dans le paysage qui défile sous mes yeux (« un environnement mû »).

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Nos prothèses de déplacement (avion, train, voiture, etc.) ne changent rien à la question du

mouvement et du repos, des lieux et des corps ; elles ne sont que des « archi-lieux » dans mesdéplacements, mon « corps-sol ».

« L’espace est un système de lieux, à savoir le système de lieux vers lesquels il m’est possible

d’aller grâce à ma faculté de me déplacer. Le lieu est alors le lieu où peut être un corps… » 34.

Dans son approche, Husserl réduit le monde extérieur à la perception sensorielle sphérique (ce que

je vois avec mes yeux ou ce que je perçois avec le toucher, l’odorat…), mais aussi ce que je saisavoir vu être derrière, sur les côtés, au-dessus, en bas, etc. : c’est-à-dire à une expérience spatiale.

Le mouvement est une simple succession de localités, de positions possibles par agrandissementou rapetissement -autant de déformations qui peuvent rendre la forme « non-semblable »- ou par

une décomposition à l’intérieur d’une forme par des frontières internes « divisées en partie». C’est

une réduction nécessaire, de type kinesthésique (le corps se meut).Les objets extérieurs peuvent servir de corps-zéro dès lors que je les prends pour repère de mon

orientation. Ici encore, nous ne nous situons pas dans le domaine de l’exactitude scientifique. Ils’agit uniquement de dégager les moyens par lesquels nous inventons l’espace dans « le monde

ambiant empirique ». Je me donne un lieu identique et déterminé « par la mesure de la distance

(mesure de grandeurs et longueurs, distance de lieux et écart d’orientation) par rapport aux

corps-zéro de la distance»35. Ce sera donc sur la base d’une habitude, ou plutôt de la conscience

d’un monde présumé stable et immuable que se fera ce repérage des lieux, comme lorsque « Je

pars de ma maison, qui est bien fixe, en droite direction vers l’objet qui m’intéresse, et je compte

mes pas »36. Je reconstruis donc progressivement mon espace par un élargissement continuel de

mes cercles d’expérience 37:De la même manière, pour me rappeler un endroit, un passage déjà emprunté, un itinéraire, je ne

mobilise pas de connaissance objective, mais je fais retour sur une situation : j’ai souvenir d’une

image, d’un jeu de couleurs, d’une vision étonnante, de l’emplacement de cet objet, d’un détail,etc… à la manière des « Correspondances » chez Baudelaire (Fleurs du mal), des réminiscences

approchées par Freud, ou « des pavés assez mal équarris »38 de la cour de l’hôtel de Guermantesévoqués par Proust.

2.2 La continuité (unité) par le corps.L’espace architectural apparaît discontinu par sa fragmentation, mais continu par le mouvement du

corps qui en établit les mesures par sa présence en soi (l’action de « se tenir tranquille ») et par sesproximités extérieures et leur éloignement qui se décrit dans les trois dimensions (autour de soi et

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d’ici : la gauche, la droite, devant, derrière, haut, bas). « J’ai des corps étalons qui conservent la

même « longueur » pendant le mouvement »39.L’espace peut se propager de point immobile en point immobile, assurant une continuité au

mouvement du corps : la chambre, la porte, le couloir, le séjour, l’entrée, le jardin, etc ; commeautant de lieux de repos s’articulant les uns aux autres. Un corps possède aussi son lieu,

susceptible de changer, de se mouvoir, de se reposer (corps-sol), « un continuum dans une

divisibilité totale »40.Le corps se situe continûment dans le mouvement comme dans le repos, il met en perspective le

champ perceptif installant dans des distances relatives (plus loin, plus près, plus bas, plus haut) leslieux divisés et leurs frontières visibles d’où je suis, avec leur ordre d’apparitions (coexistence et

succession, le passage de l’un à l’autre et comment elles se combinent). La perspective est

intrinsèque à l’espace architectural ; elle demeure aujourd’hui toujours la vérification ultime de laposition relative des formes, même si leur conception commence par le géométral qui seul permet

la mesure.La perspective spatiale, associant proche et lointain, dans une même co-visée, me permet de

distinguer les lieux dont je pourrai m’approcher en me mouvant, de ceux qui demeureront à

distance, entre l’immédiat et le plus tard.Elle introduit du temps dans mon être dans un lieu.

Dans le repos, je perçois le ici et maintenant (le « temps immanent »), mais en même temps je

conserve le souvenir de la perspective précédente ( le « temps fantôme ») qui ne perdure qu’autantque j’en renouvelle le re-souvenir dans la progression de mes champs perspectifs (« le temps des

processus perspectifs »).2.2 Du paradigme de la proportion à la recherche d’un corps-sol.Inventer l’espace pour l’architecture, c’est le construire par le projet, donner corps à une idéalité

formelle. L’établissement humain, habitat et territoire de l’homme, est un projet à réaliser et ils’agit alors d’en construire un appareil conceptuel. Les formalisations les plus diverses se

développeront à la Renaissance autour du plan centré comme constituant une série de principesarchitecturaux dont rendra compte l’historien Rudolf Wittkower41. Comme d’autres auparavant,

Alberti, dans son traité De Re Aedificatori, est attentif à élaborer des principes universels et des

règles génératives couvrant tout le champ du bâtir, de la maison à la ville, de la construction àl’architecture. Son discours fondateur s’enracine dans le mythe de la cabane primitive : « Au

commencement, les hommes se mirent en quête de lieux propices au repos »42. Ce mythe circuleraau cours des temps, repris par l’Abbé Laugier43 ou Le Corbusier44. « Dans ces conditions, poursuit

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Alberti, il est clair que la question de l'édification se divise tout entière en six parties : la région,

l'aire, la partition, le mur, le toit, l'ouverture (…)"Région" signifiera pour nous l'étendue et la physionomie de la contrée environnant le lieu où l'on

doit édifier; l'aire en sera une partie.

L'"aire" sera un espace précis et délimité du lieu, qui devra être entouré par un mur pour l'utilité

de son usage. Mais ce terme d'"aire" viendra aussi à signifier, en quelque endroit de l'édifice qu'il

se trouve, l'espace que nous foulons sous nos pieds lorsque nous marchons.

La "partition" divise l'aire de l'édifice entier en parties en aires plus petites, d'où il résulte que

tout le corps de l'édifice est rempli d'édifices plus petits, tels des membres assemblés et ajustés en

un seul corps.

Nous appelons "mur" toute construction qui s'élèvera depuis le sol pour porter la charge des toits

ou qui sera montée pour enclore les espaces intérieurs de l'édifice.

Nous appelons "toit" non seulement la partie supérieure et extérieure de l'édifice, qui intercepte

les pluies, mais aussi, à juste titre, ce qui s'étend en largeur et en longueur au-dessus de la tête de

ceux qui marchent: plafonds à solives, voûtes, coupoles, etc.

Nous nommons "ouverture" ce qui sert, partout dans l'édifice, à l'entrée ou à la sortie des hommes

et des choses. »Attachée à construire le lieu d’un corps, cette division extrêmement concrète semble traverser

aussi les époques, comme confirmant l’intemporalité d’une expérience concrète, toujours éprouvée

aux mêmes lois de nécessité, s’imposant donc à l’homme construisant l’espace architectural, cetartefact de son habiter sur Terre.

Elle s’impose de fait dans les pratiques ancestrales, dont on retrouve trace tant dans l’architecturevernaculaire des maisons rurales de diverses contrées (du Japon45 au désert algérien du M’zab46),

que dans l’architecture savante des diverses époques. « Chez les peuples les plus simples, ceux

dont les sociétés n’ont même pas produit un seul bâtiment, il y a des frontières, des repères, des

entrées, des cheminements, des centres, en bref l’élaboration du sentiment de lieu »47, disait

Robert Geddes.Cette attitude se perçoit encore récemment dans divers essais d’architecture et dans nombre de

postures architecturales, comme celle du moine-architecte hollandais, HansVan der Laan (1904-

1991)48, cherchant récemment à définir l’espace architectonique de la demeure humaine autour detrois « espaces d’expérience » : la Cella (espace individuel de l’action : chaque cella correspond à

une pièce habitable, une maison est composée de plusieurs cellas, juxtaposées ou superposées), laCour (espace de la locomotion), le Domaine (espace du champ de vision), ou encore celle de

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l’architecte-enseignant canadien, Jean Cousin49, interrogeant en 1980 les relations entre l’individu

et son environnement spatial autour d’une série de croquis abordant le corps et la spatialité selonl’hypothèse de Merleau-Ponty : « ce qui nous est donné, ce n’est pas la chose seule, mais

l’expérience de la chose. Pour que nous percevions les choses, il faut que nous les vivions »50. Ouenfin, Francis D.K. Ching recensant les principes architecturaux au travers de multiples édifices

d’époques diverses dans son ouvrage Architecture, Form, Space and Order écrit en 194351.

Quelle que soit l’écriture architecturale, propre à une époque, le corps semble imposer ses loisnaturelles à la spatialité. Frank Lyod Wright démultiplie les espaces dans les trois dimensions

autour d’articulations sophistiquées d’unités spatiales52 au point d’en rendre impossible ladescription par le géométral. Malgré une écriture apparemment plus abstraites, Mies Van der Rohe

(1886-1969), dans son « Pavillon de l’Allemagne pour l’exposition internationale de Barcelone en

1929 », déploie une autre expression d’un enchaînement de lieux dans un même espace intérieur etextérieur continu en jouant de frontières sans obstacle par de simples variations de lumières,

matériaux, etc., poursuivant une spatialité très proche d’un Karl Friedrich Schinkel (1781-1841),architecte néo-classique du siècle précédent, mais construite par d’autres matières.

L’architecte américain, Louis I. Kahn (1901-74) a sans doute conduit une des réflexions les plusfécondes sur l’espace architectural, tant dans le champ philosophique que dans sa pratiqueprojectuelle53, en posant la question centrale "What does the building want to be?", « L'idée de ce

que peut être la volonté d'existence d'espaces architecturaux particuliers (…) C'est le

commencement de l'idéalité formelle. L’idéalité formelle contient une harmonie de systèmes, un

sens de l'ordre ainsi que ce qui caractérise une existence par rapport à une autre. L'idéalité

formelle n'a ni forme, ni dimension. (…) L'idéalité formelle n'a rien à voir avec les circonstances.

En architecture, l'idéalité formelle caractérise une harmonie d'espaces bons pour une certaine

activité humaine»54.

L’approche projectuelle de Louis Kahn repose en effet sur le rapport établi entre ces deux notions,

form et design, La form, c’est le « quoi », la pensée réfléchie d’une intuition, l’idéalité. Le design,c’est à dire le projet, c’est le « comment », il est de l’ordre du mesurable et des circonstances.

Son travail architectural place le « corps » en référent principal, non pour fonder des rapports deproportions, mais pour son existence sur le corps-sol qu’est la Terre, et constituant la raison d’être

de la pièce, lieu habité.

« Une pièce, dit-il, doit être une entité construite ou un segment ordonné d’un système de

construction. (…) La pièce est le commencement de l’architecture. C’est le lieu de l’esprit. Quand

on est dans la pièce, avec ses dimensions, sa structure, sa lumière (…), on s’aperçoit que tout ce

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que l’homme propose et réalise devient une existence. La structure de la pièce doit être évidente

dans la pièce elle-même. La structure, me semble-t-il, est ce qui donne la lumière »55.Pour constituer cette pièce56, il distingue deux types d’espaces : l’espace servi, ou dominant car

constitutif de la raison première de cette pièce, et les espaces servants, ou espaces de parois, desupports, de frontières ou de transition, etc…

«La nature de l’espace, ajoute Kahn, se caractérise aussi par les espaces plus petits qui le servent.

Le concept d’ordre de l’espace doit s’étendre au-delà du fait d’héberger les équipements

techniques et inclure les espaces servants adjoints aux espaces servis. Cela donnera une idéalité

formelle signifiante à la hiérarchie des espaces. »57. Une telle approche dépasse ainsi les logiquesdu plan centré58 de la Renaissance, Kahn parlait même de la « société des pièces » à l’instar de la

société des hommes.

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Qu’est ce qu’inventer l’espace pour l’architecture ? C’est construire une spatialité corporelle -un

artefact - à partir d’un énoncé conceptuel et d’un langage architectural, comme la géométrie

construit un langage, une convention pour rendre compte des solides et qui ne vaut que pour sacommodité d’usage, conforme à l’intuition et facilitant l’énoncé de lois physiques. En cela, il

importe de poursuivre la généalogie des conceptualisation depuis Vitruve, Alberti à Louis Kahn.

Dans les pratiques, et dans les conceptualisations qui se sont forgées ou bricolées depuis les grandsénoncés de l’Antiquité, l’espace architectural n’apparaît pas assimilable à l’espace euclidien. Bien

que la géométrie euclidienne fut un outil commode, notamment pour déterminer les mesures,l’architecture, dans sa construction de l’espace, ne semble pas s’y réduire. L’espace architectural

est très tôt perçu comme n’étant ni homogène, ni isotrope, mais discontinu, et dont les qualités

sont affectées par notre présence dans l’espace, comme le simple fait d’observer l’infiniment petitaffecte l’espace observé.

L’espace architectural paraît aussi plus proche d’une notion d’espace-temps, puisqu’il supposel’expérience du corps et la mémoire des positions relatives (qu’elle soit consciente ou

inconsciente), et qu’il est un enchaînement d’expériences vécues.

Pourtant, certaines réalisations contemporaines paraissent bien éloignées de cette conditionhumaine charnelle, et notamment « l’organisation » des lieux, qui ressemblent plus, d’après

Françoise Choay, à des « agglomérations, des magmas, plus ou moins denses ou étendus, privés de

cette qualité de support symbolique qui solidarisait les membres des communautés humaines entre

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eux et avec des lieux par la médiation de leur corps »59. L’importance du corps, la présence d’une

certaine pesanteur propre à notre condition terrestre semble en effet ne plus avoir place chezcertains contemporains fascinés par le flux de la communication et de la virtualité. Françoise

Choay insiste et montre comment les « stars » de l’architecture contemporaine (Rem Koolhaas,Jean Nouvel, etc…) « sacrifient la valeur d’usage de la commande à sa valeur formelle » et

qu’ainsi l’architecture tend à se rapprocher d’un art contemporain plus prodigue en

« installations », performances et événements qu’en œuvres matérielles, et dont le passage àl’édification est à la limite accessoire et ne constitue en tous cas plus l’enjeu premier. Ce passage -

pourtant nécessaire - maintient en effet l’architecte en étroit rapport avec le monde matériel,terrestre, et il semble aussi difficile pour l’architecte de redescendre dans ce monde sensible que

pour le philosophe de redescendre dans la caverne après avoir contemplé le ciel des Idées

intelligibles. C’est pourquoi le mot d’ordre phénoménologique de retour aux choses mêmesdemeure incontournable.

Notes

1 Au sens que H. Arendt donne à ce terme dans Le système totalitaire  : la désolation est « l’expérienceabsolue de non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plusdésespérées de l’homme », trad., p. 226.2 « Vêtement d’idées » et « trivialité » sont des expressions de Husserl dans la Crise des scienceseuropéennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard,1976, pp. 59-60 (cité Krisis).3 Husserl, Krisis, trad., p. 57.4 Husserl, « l’origine de la géométrie », in Krisis, trad. p. 425.5 Krisis, trad ., p. 69.6 Krisis, trad., p.31.7 Cf. Dahan-Dalmedico et Peiffer, Une histoire des mathématiques, Seuil, p. 120.8 Cette impossibilité tient à deux raisons essentielles :1- Husserl maintient fermement la double exigence de nécessité et d’universalité qui préside à touteformulation scientifique. Ce sera là d’ailleurs le nœud de sa critique de Kant. Ce dernier, en effet, pour fairepièce au scepticisme empiriste (Hume et Locke) qui fait dépendre la perception des choses de nosreprésentations mentales et des associations d’idées, a tenté d’introduire un ordre dans l’expérience, ordrequ’il tire des concepts purs de l’entendement (catégories) ou des formes a priori de la sensibilité (espace ettemps). Pour Husserl, une telle solution est inadmissible car elle fait reposer la nécessité scientifique sur desfonctions de l’esprit (Gemüt) tout aussi relatives que les idées des empiristes. Il s’agira alors pour Husserlde rompre l’inscription anthropologique (donc relative) du sujet de connaissance ; ce sera le travail del’épochè à travers les réductions, phénoménologique, transcendantale, eidétique et surtout monadique.Autrement dit, pour assurer l’universalité de nos connaissances, il convient de ne pas faire reposer celles-cisur la constitution de l’esprit humain. La différence entre Kant et Husserl est une différence entre unidéalisme subjectif (qui fait reposer la constitution d’un objet sur les facultés subjectives) et un idéalismetranscendantal qui prend pour fil conducteur la chose même et ses modalités d’apparition à une conscience.2- De plus, le monde de la vie n’est pas un état de nature privé de science, d’histoire et de raison. Il inclutau contraire le monde des sciences ; il est la source de l’histoire. Certes, la Krisis semble perpétuellementbalancer entre un versant culturel-relatif du monde de la vie et un pôle universel-objectif. Pour autant, lemessage est clair : une ontologie du monde de la vie est à mener, une ontologie qui fait retour sur l’un des

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thèmes fétiches de Husserl, celui de la mise en évidence d’une expérience pure, antéprédicative, par la miseà jour des structures universelles de cette expérience, autrement dit de l’a priori synthétique matériel.9 Krisis, appendice XVII, trad., p. 509.10 Krisis, trad., p. 5911 Nous nous appuyons ici essentiellement sur l’ouvrage classique d’Alexandre Koyré, Du monde clos àl’univers infini, Gallimard, 1973.12 G. Bruno, De l’infinito universo e mondi (1584), cité par Koyré, p. 63.13 Husserl, La terre n se meut pas, Paris, Minuit, 1989.14 La Terre ne se meut pas, op.cit., p. 12.15 Cette concomitance du corps pour l’individu et de la Terre pour l’Humanité est fortement soulignée parH. Arendt dans le Prologue à la Condition de l’homme moderne, où elle commente l’envoi de la premièrenavette spatiale : « La Terre est la quintessence même de la condition humaine, et la nature terrestre, pourautant que l’on sache, pourrait bien être la seule de l’univers à procurer aux humains un habitat où ilspuissent se mouvoir et respirer sans artifice. (….) Depuis quelque temps, un grand nombre de recherchesscientifiques s’efforcent de rendre la vie « artificielle » elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintientencore l’homme parmi les enfants de la nature. C’est le même désir d’échapper à l’emprisonnementterrestre qui se manifeste dans les essais de création en éprouvette…. », trad., pp. 34-35.16 Publié en français dans Quelques opuscules précritiques, Vrin, 1970.17 S. Zac traduit «  Körper » par corps propre. Cf. l’édition allemande dans le volume II des œuvrescomplètes dans l’édition Suhrkamp (Vorkritische Schrifften bis 1768 ,2, p. 993 et sq).18 in « Espace esthétique et espace géométrique chez Kant », Revue de métaphysique et de morale numéro4, 2004, p. 539.19 Cf. S. Zac, Introduction à Kant, Quelques opuscules précritiques, Vrin, 1970.20 Notamment dans le texte – post-critique cette fois – Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?21 Voir ici le paragraphe 28 de la Krisis, p. 121 et sq.22 Merleau-Ponty substituera à cette notion de position le concept– éminemment sartrien– de situation.23 Krisis, pp. 120-1.24 « Notes pour la constitution de l’espace », in La terre ne se meut pas, op. cit., p. 38.25 Cf. la description que fait Sartre de la situation du voyeur dans l’Etre et le Néant, p. 298 et sq.26 Phénoménologie de la perception, p. 11727 ibid, p. 161.28 Phénoménologie de la perception, p. 166.29 Ibid, p. 173.30 Phénoménologie de la perception, p. 325.31 "Pour bien ordonner un Edifice il faut avoir égard à la Proportion (Symmetria) qui est une chose que lesArchitectes doivent sur tout observer exactement. Or la Proportion dépend du rapport (proportio) que lesGrecs appellent Analogie. Car rapport est la convenance de mesure (commodulation) qui se trouve entreune certaine partie des membres & le reste de tout le corps de l'ouvrage, par laquelle toutes les proporionssont réglées. Car jamais un bastiment ne pourra estre bien ordonné s'il n'a cette proportion & ce rapport,& si toutes les parties ne sont à l'égard les unes des autres ce que celles du corps d'un homme bien formésont, estant comparées ensemble », Vitruve.32 Le modulor a pour point de départ une "grille des proportions" élaborée entre 1943-1944. Deux ouvragessont consacrés à présenter son "système" : Le Modulor - Essai sur une mesure harmonique à l'échellehumaine applicable universellement à l'architecture et à la mécanique, 1950  ;  Modulors 2, la parole estaux usagers, 1955.33 Dans la " mesure harmonique à l'échelle humaine applicable universellement à l'architecture et à lamécanique"(sous-titre), la hauteur totale du corps t retenue est de 1,83m (72 pouces, ou 6 pieds) et avec lebras levé elle atteint 2,26m (89 pouces). Le Corbusier nomme série rouge la suite de Fibonacci établie surl'unité de 1,13m et série bleue celle établie sur son double 2,26m.34 La terre ne se meut pas, p. 63.35 « Notes pour la constitution de l’espace », in La terre ne se meut pas, op. cit., p. 36.36 Ibid.37 «  La chambre, pour ainsi dire en tant que premier monde environnant proche, avec ceux qui en sontfamiliers, à l’occasion, ceux qui y pénètrent et en sortent. Élargissement de cette sphère proche … le fait dequitter la chambre, la ruelle, puis de nouvelles rues, itération, constitution du village ou de laville…Développement des mondes environnants, qui sont fondés graduellement l’un en l’autre, chaque

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degré supérieur étant élargi par cercles en une spatialité nouvellement remplie », Husserl, Surl’intersubjectivité II, PUF, p. 343.38 À la recherche du temps perdu , VII, Le temps retrouvé , NRF, Gallimard, 1992., p.164. Ces pagesfameuses de la Recherche sont l’occasion d’une profonde méditation sur la « fusion », par la mémoire, del’espace et du temps à travers notamment les superpositions des lieux actuels (occasion du souvenir) et deslieux lointains (objet du souvenir), cf. p. 172. Remarquons aussi que le souvenir n’est occasionné que pardes sensations corporelles (le goût de la madeleine, la raideur de la serviette, la sensation des dallesinégales).39 Husserl, ibid.40 Ibid.41 Rudolf Wittkower, Architectural Principles in the Age of Humanism, Studies of the Warburg Institute,vol. 19, 1949,.édition fraçaise : Les principes de l’architecture à la renaissance, édition de la Passion ,1996.42 « Au commencement, les hommes se mirent en quête de lieux propices au repos dans quelque régionsûre; et, ayant découvert une aire commode et agréable pour leurs besoins, ils s'y arrêtèrent et prirentpossession du site, avec la volonté que toutes les activités domestiques et privées ne se déroulent pas dansle même lieu mais qu'il y ait des endroits différents pour dormir, pour faire le feu et pour les autresoccupations; là-dessus, ils commencèrent par réfléchir à la façon de poser des toits pour s'abriter du soleilet de la pluie; à cette fin, ils ajoutèrent des murs, en guise de flancs, pour supporter les toits, réalisantqu'ils seraient ainsi plus sûrement protégés contre les saisons froides et les vents glacés; enfin, ils ouvrirentdans les murs, de bas en haut, des portes et des fenêtres, non seulement pour accéder à l'édifice et s'yrassembler, mais aussi pour capter la lumière et la brise aux saisons propices, ainsi que pour chasserl'humidité et les vapeurs qui auraient pu se former dans la demeure. C'est pourquoi, quel qu'en fût àl'origine l'instaurateur - Vesta la fille de Saturne, les deux frères Euryalus et Hyperbius, Gellius ouThrason, ou encore Tiphinchius le cyclope - , je pense en définitive que l'instauration des édifices connutainsi ses premiers commencements et son ordre premier. J'estime qu'ensuite l'art d'édifier se développa dufait de l'usage et des techniques en inventant divers genres d'édifices jusqu'à ne plus connaître aucunelimite ou presque. En effet, ces édifices sont publics ou privés, sacrés ou profanes, les uns destinés à l'utilitéet à la nécessité, d'autres à l'embellissement de la cité, d'autres encore aux plaisirs saisonniers. Maispersonne ne niera que tous dérivent des principes que nous venons de recenser.Dans ces conditions, il est clair que la question de l'édification se divise tout entière en six (…)», Alberti,L'art d'édifier, Paris, Seuil, 2004, p. 57.43 "Quelques branches abattues dans la forêt sont les matériaux propresà son dessein. Il en choisit quatredes plus fortes, qu’il élève perpendiculairement et qu’il dispose en carré. Au-dessus, il en met quatre autresen travers ; et sur celles-ci, il en élève qui s’inclinent et qui se réunissent en pointe des deux côtés. Cetteespèce de toit est couvert de feuilles assez serrées, pour que ni le soleil ni la pluie ne puissent y pénétrer ;et voilà l’homme logé." Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, ed. Duchesne, Paris, 1755, p. 9.44 " Voici la maison primitive : là se qualifie l’homme : un créateur de géométrie ; il ne saurait agir sansgéométrie. Il est exact. Pas une pièce de bois dans sa force et sa forme, pas une ligature sans fonctionprécise. L’homme est économe. [...] Un jour cette hutte ne sera-t-elle pas le Panthéon de Rome dédié auxdieux ?", Le Corbusier, Une maison - un palais, 1928, éditions Connivences, Paris, 1989, p. 38.45 Kazuo Nishi, Kazuo Hozumi, What is japanese architecture ? A survey of traditional japanesearchitecture, Kodansha international, Tokyo, 1985.46 Ravereau (André), Le M’zab, une leçon d’architecture, Sindbad, Paris, 1981.47 Geddes (Robert), « Possibilities in architecture », in Architectural record, 1977.48 Deux ouvrages : Der Architektonische ruinter et un traité : Instruments of order.49 Dans son ouvrage «  L’espace vivant-introduction à l’espace architectural premier  », Moniteur, Paris,1980.50 Merleau ponty, « Phénoménologie de la perception », Gallimard, 1945.51 Ching ( francis D.K),  Architecture, Form, Space and Order (1943), reédition Van Nostrand Reinhold,New York, seconde édition 1996.52 Voir l’ouvrage remarquable d’analyse spatiale de Jean Castex,  Frank Lloyd Wright. Le printemps de laPraierie House, Liège, Mardaga, 1985.

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53 Jewish Community Center, Trenton, Mercer County (NJ), 1954-1959 ; ou encore le Laboratoire derecherche médicale Alfred Newton Richards, Université de Pennsylvanie, Philadelphie, 1957-1965, ouencore First Unitarian Church and School, Rochester (NY), 1958-1969 ou encore la Bibliothèque de laPhillips Exeter Academy, Exeter, New Hampshire, 1965-1972.54 Louis I. Kahn, Silence et lumière, Paris, Editions du Linteau, 1996 (choix de conférences et d’entretienstraduits par Mathilde Bellaigue et Christian Devillers). Silent and light est issu d’une conférence donnée àl’Ecole Polytechnique fédérale de Zurich (12 février 1969). Form and Design est la transcription d'uneémission radiophonique (Voice of America - 19 novembre 1960).55 L. Kahn cité in D.B. Brownlee, D.G. De Long, Louis I. Kahn, le monde de l’architecte , Paris, CentrePompidou, 1992, p. 69.56 « L’architecture vient de la fabrication d’une pièce. Le plan, une société de pièces, est un lieu où il faitbon vivre, travailler, apprendre (…) La pièce est un lieu de l’esprit. Dans une petite pièce, on ne dit pas ceque l’on dirait dans une grande pièce. On peut généraliser la pensée de la pièce à partir d’une pièce oùl’on n’est que deux; l’attention de l’un converge vers l’autre. Une pièce n’est pas une pièce si elle n’a pasde lumière naturelle. La lumière naturelle donne l’heure du jour et fait entrer l’atmosphère des saisons. »L.I. Kahn, Silence et lumière, op. cit., p. 17.57 L. Kahn, « Les espaces, l’ordre et l’architecture » in Silence et lumière, op. cit.58 «J’ai découvert, sans doute comme tous les autres, qu’à chaque travée correspond une pièce. Une pièceest un espace délimité – délimité par la façon dont il est créé. (...) Pour moi c’est une heureuse découverte.(...) Quelqu’un m’a demandé comment mettre en oeuvre la notion de pièce dans le problème complexe de lamaison. Je signale la maison DeVore, d’esprit strictement palladien, efficacement ordonnancée pour lesbesoins actuels en matière d’espace. (...) La maison Adler a un ordre plus puissant. ». L. Kahn, CarnetK12.22-1855, vers 1962, archives Kahn.59 F. Choay, « Les ressorts de l’urbanisme européen », Entretien accordé à la Revue Esprit, oct. 2005.

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