Les yeux fermes, les yeux ouverts

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1 Virginie Gautier Les yeux fermés, les yeux ouverts Francesca Woodman avec

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A short novel by Virginie Gautier, with Francesca Woodman's pictures Les ediitions du chemin de fer March 14

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Virginie Gautier

Les yeux fermés, les yeux ouverts

Francesca Woodmanavec

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C’est toujours pareil, l’enchaînement des jours, les silences bout à bout. Quand je ferme les yeux je vois des chemins pour après. Je guette l’animal tapi au fond de mon corps, qui attend. Et dire qu’il va falloir retourner au-dehors, à la terre. Je soupèse chacun de mes pas, je sais ce qu’il en coûte de rester, de repartir. J’attends que s’achève le jour.

Francesca Woodman appartient à la légende de la photographie. Née en 1958 à Denver, elle commence à prendre des photographies à l’âge de treize ans. Elle se suicide à vingt-deux ans et laisse derrière elle une œuvre dense, qui continue à influencer de nombreux photographes contemporains.

Ses photographies ont nourri l’écriture des Yeux fermés, les yeux ouverts.

Virginie Gautier s’attache à y suivre les pas d’une jeune femme en rupture avec la société. Alors qu’elle s’arrête dans un village où elle cherche un endroit pour la nuit, un ouvrier, R, lui propose de l’accompagner et lui offre un havre où faire halte et se reposer quelque temps…

Comme dans Les zones ignorées, l’écriture sensible et précise de Virginie Gautier s’empare d’un personnage en marge, qui trouve dans l’errance un moyen de se dissoudre, de se fondre dans le paysage.

ISBN : 978-2-916130-61-3 14 Euros

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Cette édition de Les yeux fermés, les yeux ouverts a été tirée à mille deux cents exemplaires

et imprimée sur Arco design 120 g. Le texte est composé en Joanna.

L’édition originale de cet ouvrage est constituée de cent vingt-six exemplaires numérotés :

de 1 à 100, réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer ;de A à Z, avec une couverture sur papier Sirio Arpa Paglierino,

accompagnés chacun d’un tirage photographique différent réalisé par Virginie Gautier.

Courtesy George and Betty Woodman, pour les photographies

© Les éditions du Chemin de fer, 2014, pour le texte et la présente édition.www.chemindefer.org

ISBN : 978-2-916130-61-3

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Virginie Gautier

Les yeux fermés,les yeux ouverts

avec

Francesca Woodman

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“Because time is out there, eaten by light”Norma Cole in Spinoza in Her Youth

Avec Francesca Woodman, ses photographies

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I

Puisque le temps est là, rongé par la lumière, la poussière. Des traces de pas elle en laisse. Sur la route zébrée de voitures elle continue de s’éloigner. Certains diraient qu’elle marche. Les aboiements des chiens ne la devancent pas, ils la suivent longtemps. Des cailloux dans ses poches. Certains diraient qu’elle marche à cause de la poussière qui lui fait un nuage. Des traces forcément elle en laisse, qu’est-ce qui n’en laisse pas ? Même dans la campagne rase qu’on croirait immobile. Silhouette amincie, criblée de jour, elle passe. Dans la proximité des fermes disséminées. Près des premières maisons neuves. Ses pieds la portent au village qu’habi-tuellement elle contourne, évite, ne prend pas de plein fouet. Après la vacuité des champs reviennent les remblais, les jardins, des parcelles de plus en plus rapprochées. Des pavillons regroupés tous ensemble et semblables. C’est comme de retrouver quelque chose et puis rien. Des pavillons crépis entourés de haies déjà hautes, qu’elle longe. Puis l’entrée soudaine

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dans le vif d’une commune. Déjà le bourg, déjà l’église, un café.

Quand j’ai poussé la porte ils ont tourné la tête tous ensemble du même côté. Me suis assise sur la banquette rouge près de l’entrée. Pour une arrivée c’est une chute, une glissade. C’est le fil du chemin que je romps à l’instant. C’est drôle, le vent siffle encore. L’air bourdonne encore à mes oreilles. Mes mains rougies sur la table sont posées côte à côte, ne portent plus rien, j’ai lâché le sac. Ils ont tourné la tête tous ensemble et puis vite ont repris l’habitude. Les visages, je ne me les rappelle jamais très bien. À mieux y regarder le café est presque plein. Aux tables du fond, aux places habituelles, au comptoir, les hommes ont l’air ici chez eux. Gentils la plupart du temps. Les questions n’attendent pas de réponses. Les mots restent pendus dans l’air ou tombent. Les jeunes parlent à peine plus, par boutades. Ils sont au flipper ou bien autour des tables. Ils tournent. Observent à la dérobée. C’est drôle, l’air qu’il y a au-dedans, ce confinement, il faudra s’y refaire. La gorge sèche. Un verre en appelle un autre. Je m’adosse à la fraîcheur du skaï, les pieds contre le flanc du sac. Une ombre glisse sur le mur du fond. Je la vois parce que le jour a ralenti. Parce qu’à cet instant, ni moi ni personne, rien d’autre ne bouge.

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Il se peut que nous ne trouvions que des sons faisant mots, des choses déplacées. Qu’ai-je donc à proposer, des mouvements de mon corps, quelques mots déplacés. L’étrangeté est toujours proche. Certains se lèvent et sortent. Font un bref salut. Leurs questions n’attendent pas de réponses, ou bien vagues, évasives. Quelques mots suspendus leur suffisent. Un verre en appelle un autre, les voilà rapprochés, les jeunes sur-tout. Puisqu’ils sont là, qu’ils tournent. S’appuient sur les rebords des tables, hésitent et s’appuient. Trois verres jusqu’à ce qu’ils approchent. Où aller. Si j’ai l’air, pas l’air. J’ai le temps.

D’habitude non. Elle s’arrête peu. Filant, comme ce qui coule sans se diviser, s’allonge en une sorte de fil continu. Ce mouvement continu de la crête des arbres. Balayage des deux côtés de l’habitacle. Par la vitre vous la voyez marcher, d’habitude. Aujourd’hui non. Quelque chose peut-être dans la lumière. Quelque chose dehors est sans ménagement, empêche de continuer. Le ciel au néon. Les champs comme une table rase. Certains se lèvent et sortent.

Quand elle a poussé la porte ils ont tourné la tête tous ensemble du même côté. Elle est restée un moment dans l’embrasure, le temps d’accommoder, de se reprendre. Elle a dit qu’elle arrivait de loin.

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Un a payé, ça tombe bien, je suis fauchée.

Elle cherche un endroit pour la nuit. Un connaîtrait pas ? Mais elle le dit très bas et comme en aparté, les mains sur la sangle du sac. Il va voir ce qu’il peut faire. Les visages, elle ne se les rappelle jamais très bien. Elle le suit, lui qui est plutôt grand, plutôt brun, plutôt bleu dans cet habit, un chantier d’où il revient. Mais il lui dit d’attendre, qu’il va voir ce qu’il peut faire.

Il me dit d’aller jusqu’au terrain où vont les autres pour leurs tours de motos et de mobylettes. Il est tard, je les regarde lancer des bouteilles vides, adossée au muret. Dans la nuit un train en croise un autre. Rien n’est bien loin de rien. Je me rappelle, la nuit des étoiles filantes et le ciel gris jaune, inatteignable. Nous nous étions allongés par terre. C’était comme si on essayait de faire quelque chose qui n’avait plus lieu d’être, quelque chose d’un autre temps. Ici non plus la nuit n’a pas sa couleur de nuit. Je le reconnais à peine sans le bleu, sans l’habit. Ne sais pas ce qui nous lie mais je sais l’étrangeté toujours proche. Et que je ne dormirai pas dehors cette nuit.

Elle le pense, elle ne le dit pas. Parfois la parole s’épuise et, finalement, elle préfère.

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Deux marges apparaissent quand elle ferme les yeux. Deux marges, encadrant la chaussée : le talus, le fossé, la banquette. La route de cet après-midi défile encore sous ses paupières. De chaque côté les arbres comme des rideaux cliquettent au soleil. Un ensemble ondulé filant en longues bandes floues. Il lui dit qu’il s’appelle R. Elle revoit les longues bandes floues, sauf par endroits, quelques trouées. Il lui parle d’une maison où il est jardinier. Elle ne plante rien. D’un lieu à l’autre ses gîtes ne s’embarrassent pas de jardins. Il a amené une clef. Elle touche du doigt quelques nuits de sommeil, quelques jours, peut-être quelques semaines, hors du froid, au repos. S’arrêter.

S’arrêter, c’est ce qui arrive quand elle voit une maison vide et qu’elle tourne autour. Elle entre par effraction dans la nuit raccourcie. R est sur ses talons ou plutôt elle le suit. Ne cherche pas à savoir ce qui s’est décidé. Ne dit rien des autres qui sont restés, qui tournent. De ce qu’il faut contenir de rêves pour tourner ainsi, d’attentes et de renoncements. Qu’il aille, l’emmène. Leurs gestes jusqu’ici se suivent avec facilité. R ouvre la porte de derrière, elle monte l’escalier. C’est drôle, à l’étage toutes ces fleurs ouvertes. Des tentures, des drapés, des coussins recouverts de feuillage, une forêt d’étoffes. Elle marche sur la moquette comme sur des bris de verre. Hésite, voudrait s’asseoir, mieux

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respirer. Esquisser un geste vers lui ici est impossible. Sortons. Allons chercher ailleurs un coin, une étendue.

Tout semblait bien aller pourtant, avec la fatigue, une clef. Tout semblait s’arranger avec le soir et quelques verres. Suivre quiconque approche en douceur, sort de l’ordinaire. Oublier les prudences, la solitude. Jusqu’à grimper dans la maison, un escalier, un couloir. Des portes refermées. Des façons de confort.

Tu trouveras bien un endroit au-dehors.

J’arrivais, je m’étais frottée aux champs, aux traverses, aux piquants, c’est plus facile. Quand je ferme les yeux je vois encore les longues bandes floues des arbres qui cliquettent au soleil.

Elles sont deux sur la photocheveux dénoués parmi les épilobessur leurs robes des motifs de ramages (elles cachent leur visage)marier le pli du corps aux choses, se fondre à tout prix

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II

Où l’on devine, quand diminue la hauteur du remblai, la montée progressive du niveau du sol en parcelles rectangulaires. Les champs en pentes redressés vers la route, comme au spectacle de ce qui passe. Deux voitures, un camion. Un piéton, c’est elle. Elle marche sur ce ruban qui un jour trancha le paysage en deux. Ayant séparé une chose et une autre auparavant reliées. Ayant fixé chacune sur son côté, distincte dans la pente. À gauche les coteaux, en contrebas le fleuve. Ça dépend dans quel sens elle circule, ce qu’elle regarde.

Cette maison sent les choses domestiques. Au

réveil c’est l’odeur. C’est l’odeur qui étonne. Même ici dans les combles. Sous le toit un espace dégagé, respirable. S’arrêter. Qu’y a-t-il à faire d’autre que reprendre sur soi du territoire. Tirer sur chaque muscle, surtout ceux de la marche qui sont plus tendus, plus durs. Faire jouer une à une les articulations. Assouplir méthodiquement, prendre soin du corps.

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Ici rien ne presse. Ni le froid, ni présence à éviter. Pas besoin de déguerpir, de filer, aujourd’hui. Rien à faire qu’occuper quelques pièces. Mettre la tête sous la lucarne. Prendre le pouls du ciel à ces petits rectangles pendant que le silence envahit les étages. Qu’il flotte, gonfle les pièces. S’insinue de l’une dans l’autre comme une matière épaisse. Je reste allongée encore un peu, les yeux fermés, les yeux ouverts, avant de me lever.

Dans la bouche encore un goût de terre. C’est que la route n’est pas bien loin.

Une nuit, une morsure de chien. Une nuit à marcher, tenue éveillée par la peur, la blessure. Dans le jour il est plus difficile de se cacher, de dormir. Maintenant je sais mieux ce qu’il est nécessaire de faire. Qu’il faut étendre chaque muscle, surtout ceux de la marche. Je sais mieux certaines choses qu’il faut éviter. Les parkings, le froid qui paralyse, qui gagne avec l’automne. Bien qu’il y ait toujours cette nécessité de partir qui dépasse la raison, cette fugue qui commande.

Je me lève. Descends. Marche dans l’ouate. Soulève très haut chaque pas et rebondis dans l’air feutré, irréel, du dedans. Je ne laisserai pas de traces.

À l’étage des chambres c’est l’odeur. C’est l’odeur qui étonne. Tout ce capitonnage, l’épaisseur parfumée.

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C’est comme pénétrer à l’intérieur de quelque chose de clos, une coque, un cocon. Je préfère à toute mol-lesse, une résistance. La dureté d’un sol, d’un carrelage, même la chute. En bas de l’escalier d’un côté la cuisine qui donne sur le jardin, la porte d’entrée de la nuit, les champs. De l’autre le salon. Les volets sont tirés. Rien ne bouge. Je passe entre les meubles, le buffet, la table. Quatre chaises en acajou enfoncées sous la table. Présences sombres, puis deux jets de soleil le temps d’une éclaircie. Ils visent le tapis. Révèlent les particules de poussière. Se peut-il que j’y nage en permanence, ce flottement continu, cette lenteur d’aquarium, qu’à peine je perturbe. Même close, cette pièce ne peut pas se passer tout à fait de lumière. J’appuie un pied dans le fauteuil du salon, cela fait une marque en creux qui disparaît progressivement.

J’utilise le petit déclencheur à distance pour me photographier tout au bout du canapé, avec le vide au premier plan. J’ai mis mes cheveux devant mon visage. L’image dira comment j’entre dans ce nouvel espace. Chaque chose séparée, réunie au moment précis où j’appuie sur le déclencheur. J’ai mis mes cheveux devant mon visage, je me rappelle, les cor-neilles au ciel. Le croassement des corneilles dans l’épaisseur de l’air. Un défilé entre les frises crénelées des chênes qui bordaient le chemin. La forêt au lointain qui n’approchait jamais. La forêt ni noire,

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ni profonde. Balade des dimanches, réserve de gibiers, ce qui reste. Nulle sauvagerie. Nul endroit où cacher ma propre sauvagerie. Quelques arpents de bois entretenus.

Quelques jours, peut-être quelques semaines, hors du froid, au repos. S’arrêter.

La cour était devenue un paysage d’Islande. Il fallait traverser sur des rochers en forme d’écailles, qui se chevauchaient, avant de s’enfoncer sous un tunnel de verdure.

Elle dort toute la journée. Se réveille en sursaut. Ce qu’elle fait ici elle se le demande. Rien ne lui est familier. Et même il lui semble que quelque chose dans l’espace lui résiste. Ne se laisse pas complètement faire. Ne lui laisse pas prendre complètement sa place. Il faut être attentive, rester légère. Ou alors elle se cogne. Mesure mal les distances entre les murs, le passage des portes, les petits espaces où tourner. Trouver ses marques. Pourtant, rien n’est bien loin de rien. Les intérieurs se ressemblent tous plus ou moins. Il y a des contours, les détours qu’il faut faire. Les endroits où se poser au milieu de l’entière étrangeté. Il est vrai qu’elle a des habitudes plus frustes. Aurait préféré plus de vide, moins d’objets. Une cabane, une chambre d’hôtel, quelque chose de plus impersonnel.

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Quand elle dit : je vais où ça me plaît, en fait c’est l’aubaine qui décide.

C’est une photographieon voit l’angle d’une pièce par où entre la lumière du joursur le mur du fond la blancheur qui s’atténuel’espace nuquelqu’un à l’intérieurun corps courbé, occupé, fugitifune silhouette à demi transparenteon ne voit pas ses mains ni sa chevelure, elle a dû passer, repasserle passage est ce qui reste

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III

Cet endroit a des propriétés incroyables. Au bout de quelques jours tout perd son sens. Je suis là, au milieu d’un salon comme au milieu de rien, et dehors c’est pareil. Je me cache des voisins, observe par la fenêtre ce qui bouge. À gauche, à droite, les maisons sont identiques. La taille des jardins aussi à peu de choses près. Les haies, les portails se suivent. Les voitures garées bout à bout. Les champs au-delà comme une zone immense.

Un bandeau de pelouse fait le tour de la maison. R l’agrandit en traçant des lignes dans la terre. Les oiseaux se posent par derrière. Moi je ne plante rien. Je lis les noms des fleurs sur les sachets de graines. Parfois il y en a des centaines, parfois quelques-unes seulement. On ne sait pas à l’avance leur forme. On peine à retenir leur nom. Derrière la haie, dans le jardin voisin, des gens fêtent quelque chose. Ils tiennent entre leurs doigts une coupe étroite, presque invisible.

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Leurs gestes en sont affectés. J’observe ce qui change, presque rien. C’est suffisant pour voir ce qui change et douter de l’apparence des choses communes. De quoi ai-je l’air derrière ce rideau ? Tout ce temps passé aux fenêtres. Je perds le compte des jours, des nuits, qui s’allongent. Dans l’orangé des lampadaires je vois des mouvements dans le noir. Ce qui bouge et s’enfuit et se replace à l’heure où se prennent certaines décisions, avant que revienne la lumière. La lueur diffuse de la nuit apporte cette proximité entre moi et les choses que le jour se charge d’effacer. Remettant chaque objet à sa place. Moi-même à bonne distance.

Un chien aboie, un rideau se soulève.

J’ai fait une longue route en me jetant sur les chemins dans la campagne inutile, tout en courbes traîtres propres à la débandade et aux achoppements. Les champs ratissés. Les cours de ferme. Les bois privés. Les étangs, les étendues muettes. Pressée de dissiper l’énergie, de trancher. Couper à travers champs était presque impossible. Il n’y a plus de fils de fer barbelés, il y des rubans électrifiés qui les délimitent. J’ai vu la tranche des collines qui ont été creusées, ouvertes. J’ai vu la blancheur de l’os, du cartilage calcaire qui, dès l’aube, accroche la lumière. Cette ouverture démesurée, cette douceur, de la lumière blanchie, du versant. En dépit de la vitesse des véhicules, sur la route j’ai pensé

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au temps, aux siècles nécessaires. J’ai pensé aux hommes. Aux premiers qui s’y installèrent entre le levant et le couchant. À ce long repos du soir sous l’abri des collines. Quelque chose dans le paysage est encore là qui n’a pas changé. Je me dis, finalement, il est important de ne rien faire de trop. On n’est peut-être pas là où l’on croit.

Qu’y a-t-il à faire d’autre que reprendre sur soi du territoire. Prendre soin du corps. Ce geste qu’elle a de replier ses jambes vers l’arrière, l’une puis l’autre, pour tirer sur l’avant des cuisses. Ou bien enfoncer les talons dans le sol et se pencher au-dessus des genoux, pour tirer sur l’arrière des jambes. Avant de descendre dans le corps de la maison. De s’asseoir dans l’obscurité pour regarder le jour lentement s’installer. Soulever le bas d’un rideau. Photographier dans la lumière grise, insuffisante, du matin. Elle n’allume pas. Il y a cette présence particulière des objets dans l’obscurité. Elle pense : il arrive que les choses s’adoucissent. Qu’elles se mettent à ressembler un peu à des choses familières. Elle est passée depuis longtemps par l’accumulation de lieux inconnus, superposés. Deux nuits d’hôtel. Une nuit dans un hangar. Elle ne parlera pas d’avant, d’avant l’oubli. Elle hausse les épaules.

C’est une maison, ça n’est pas la sienne. C’est une forme de dépaysement. Sonnette, volets, rideaux,

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salon, cuisine, chambre. Deux chambres. Une salle de bain. Chaque jour elle regarde son corps aminci. Lisse et blanc, qu’elle étire, qu’elle baigne comme celui d’un enfant. Se parcourir et ne pas bien se reconnaître. Ou bien se découvrir lisse et se laver, se laver de tout. Elle se dit, finalement, il est important de ne rien faire de trop. On n’est peut-être pas qui l’on croit.

La nuit elle dort à peine. Les phares des voitures déteignent sur la voie rapide. Les lits sont refermés. Elle habite rue des bois, des fontaines, impasse du renard. Toutes choses disparues dont il reste le nom.

C’est une femme, pas n’importe laquelle, comme un paysageon ne la voit pas tout de suiteça n’est pas évident qu’il y ait à cet endroit quelqu’un plutôt que rien, un mur patiné, une chaisel’ouverture d’une portequelque chose est suspendu dans l’air, un tissuou posé par terre

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IV

La tranche grasse du sol s’est effritée sans consistance entre mes doigts. Je me suis demandé comment il pouvait supporter le poids des arbres, et ce doute a suffi pour les faire basculer. Les étais n’ont pas tenu. Il a fallu tout un réseau de cordes. La terre desserrait son étreinte. Rentrons.

On a sonné ce matin aux prémices du jour. Deux coups brefs. Tressaillement des choses, de moi-même. Déjà, le temps que j’ai mis à m’asseoir dans ce fauteuil dans l’arrondi du bow-window. Dire, ce qu’il faut d’efforts. Franchir des frontières invisibles. Je ne touche à presque rien. Dans les placards, les armoires, tout repose. Les piles d’assiettes. Les piles de linge. Les choses pliées, ou debout, rangées côte à côte. On a sonné. Tout s’est raidi à nouveau. A recommencé à s’éloigner. J’ai eu peur qu’ils entrent. Que soudain je les entende. Parler, aller et venir, s’approcher de moi, jamais complètement. Étant hissée jusqu’aux

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