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Chapitre 1 - De notre rencontre - — Nath'… tu es sûr que c’est ici ? Gabriel regardait l’immense portail noir, dont la peinture s’écaillait à plusieurs endroits, d’un air dubitatif. Au-delà de celui-ci se déroulait un tapis grisâtre de petits galets menant à un immense manoir des plus lugubres. Nathan, son frère aîné, plus âgé que lui d’une dizaine d’années s’esclaffa joyeusement avant de lui tapoter gentiment le dos. — On dirait une maison hantée, marmonna encore l’adolescent. — Je la trouve classe, moi, cette bâtisse ! répliqua son frère en désignant de la main la valise de son cadet. Le taxi était déjà parti depuis plusieurs minutes. Les fils Ginto n’avaient pris avec eux que le strict nécessaire. Leurs parents étant décédés au cours d’un terrible accident de la route causé par un camion. D’un commun accord, ils avaient décidé de vendre la majeure partie des biens restants ; hormis quelques précieux souvenirs, le reste était trop douloureux. De plus, Nathan, une semaine après l’enterrement, avait reçu un courrier annonçant qu’il était accepté au poste de professeur 11

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Chapitre 1

- De notre rencontre -

— Nath'… tu es sûr que c’est ici ?Gabriel regardait l’immense portail noir, dont la peinture s’écaillait à

plusieurs endroits, d’un air dubitatif. Au-delà de celui-ci se déroulait un tapis grisâtre de petits galets menant à un immense manoir des plus lugubres.

Nathan, son frère aîné, plus âgé que lui d’une dizaine d’années s’esclaffa joyeusement avant de lui tapoter gentiment le dos.

— On dirait une maison hantée, marmonna encore l’adolescent.— Je la trouve classe, moi, cette bâtisse ! répliqua son frère en

désignant de la main la valise de son cadet.Le taxi était déjà parti depuis plusieurs minutes.Les fils Ginto n’avaient pris avec eux que le strict nécessaire. Leurs

parents étant décédés au cours d’un terrible accident de la route causé par un camion. D’un commun accord, ils avaient décidé de vendre la majeure partie des biens restants ; hormis quelques précieux souvenirs, le reste était trop douloureux. De plus, Nathan, une semaine après l’enterrement, avait reçu un courrier annonçant qu’il était accepté au poste de professeur

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particulier à Folkestone, village historique du comté du Kent. Il devait enseigner le français à un certain James Longwood, mais également lui servir de tuteur en l’absence de ses parents.

Ce que Gabriel savait d’eux, se résumait à ce qu’ils incarnaient la vieille famille anglaise typique, issue probablement de la noblesse, et donc à priori, assez aisée.

Ce n’était pas la taille du domaine lui faisant face qui démentait les propos de Nathan à ce sujet.

Ce dernier appuya sur l’unique touche de ce qui ressemblait à un interphone. Bientôt, un étrange son mécanique attira l’attention des deux hommes. Une caméra de vidéosurveillance, située sur l’un des poteaux de la barrière se tourna, Gabriel nota même le bruit distinct que cette dernière fit en zoomant.

Qui les regardait à travers l’œil froid de cet appareil ?— Excusez-moi, commença son frère en s’approchant de la caméra. Je

suis Nathan Ginto et voici mon cadet, Gabriel… nous sommes attendus par la famille Longwood.

Le dispositif pivota bruyamment et parut se concentrer sur l’adolescent subitement mal à l’aise.

— Nous vous ouvrons, crachota une voix déformée par le système de l’interphone. Veuillez vous rendre jusqu… perron… tout… oi.

— Nous devons seulement remonter l’allée, c’est bien ça ? insista l’aîné des Ginto.

— … ui.Dans un grincement digne d’un film d’épouvante, le portail se

déverrouilla pour finalement s’ouvrir avec une lenteur agaçante.Les frères s’avancèrent dès que l’espace entre les deux pans de

ferraille, tourmenté en de complexes arabesques, fut suffisant.Gabriel fixa longuement le dos de son frère aîné tandis que ce dernier

le précédait en faisant rouler sa valise couleur tabac à priser.Il était large et musculeux, bien plus que le sien. Quoique, l’adolescent

n’avait pas vraiment à se plaindre de son physique, car tout comme Nathan, il pratiquait la boxe depuis son plus jeune âge. Leur père avait même été champion national dans la catégorie poids léger en 1975. Puis il avait créé un centre pour jeunes délinquants afin de leur apprendre cette discipline sportive de façon à canaliser leurs accès de violence. Cela faisait partie d’un programme de réinsertion dans lequel leurs parents

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s’étaient investis tout au long de leur vie.Il leur fallut une bonne dizaine de minutes pour arriver au bout du

chemin constitué de petites pierres polies. Le fameux perron était composé de plusieurs marches dont la surface virait au gris maladif rongée par le temps et se terminait par une plateforme. Sur laquelle, postés tels des gardes dans une posture des plus rigides, deux domestiques en habits de majordomes, dignes d’un film d’époque, attendaient.

Alors que le plus petit devait avoir dépassé la soixantaine, le plus élancé n’était guère plus âgé que Gabriel. Le regard de ce dernier croisa celui de l’adolescent pour aussitôt dévier sur la droite. Le jeune homme n’eut même pas le temps de noter la teinte de ses yeux. Brun ? Noisette ? La frange tomba soudain sur son regard, lui bloquant ainsi définitivement l’accès aux fenêtres de son âme. Gabriel haussa les épaules, supposant que ce gars était sûrement timide de nature.

— Nous vous souhaitons la bienvenue, messieurs, déclara le vieux serviteur dans un français presque parfait, mais avec tout de même un léger accent guindé. Madame et Monsieur vous attendent dans le grand salon, si vous voulez bien nous suivre, nous allons vous y conduire. Helmont va porter vos bagages… à ce propos, vous n’avez que ceux-là ?

Lorsque le dénommé Helmont se baissa afin de soulager l’adolescent de sa valise, Gabriel eut un mouvement de recul puis secoua la tête.

— C’est inutile, commenta-t-il devant l’expression étonnée du jeune domestique des Longwood. Je peux très bien m’en occuper.

— Mais… tenta d’insister Helmont.Gabriel tiqua devant la mine brusquement paniquée de l’employé de

maison. N’était-ce pas une réaction un peu exagérée ? D’accord, il voulait porter lui-même son bagage, mais à la tête que le type faisait, on aurait pu croire qu’il allait être jeté au cachot pour avoir manqué à son devoir !

Finalement, l’adolescent soupira et lui tendit la valise. Un immense soulagement se peignit sur les traits d’Helmont. Il possédait un visage aussi juvénile que celui d’un enfant alors qu’on pouvait remarquer l’ombre d’une barbe rasée le matin même sur sa mâchoire.

Nathan était déjà entré et discutait dans le hall avec le serviteur âgé. Quand il releva la présence de Gabriel à ses côtés, il lui dédia un sourire qu’il voulait confiant, mais son frère cadet devina que la réalité était tout autre. À son tour, l’adolescent sourit. Après un dernier échange de regards, le fils aîné des Ginto suivit le majordome alors que Gabriel s’apprêtait

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également à pénétrer dans la pièce, il perçut une sorte de picotement jusque dans les épaules. Comme si une personne le fixait avec une telle intensité qu’il en ressentait physiquement les effets. Le jeune homme releva instinctivement la tête pour découvrir, au-dessus de lui, les bras croisés sur une rambarde de balustres en bois, un adolescent d’à peu près son âge. Il avait les cheveux d’un blond presque blanc dont les boucles folles encadraient son front lisse. L’un et l’autre se dévisagèrent longuement, scrutant chaque détail physique, comme pour les graver dans leur mémoire. Le temps parut s’être arrêté afin de leur permettre cet intermède. Gabriel se demanda si celui qui l’observait avec autant d’attention était le futur élève de son frère. De ce qu’il en voyait depuis l’endroit où il se trouvait, ce blond était figé dans un uniforme scolaire. Il portait une chemise amidonnée, dont le col d’une blancheur immaculée était fermé jusqu’au dernier bouton et seulement orné d’une cravate assortie aux couleurs bleu vert de la veste. L’adolescent revint aussitôt au visage d’un des maîtres des lieux pour laisser glisser ses yeux sur les pommettes plutôt saillantes, le nez droit, fin, et la mâchoire volontaire de l’individu silencieux. Des traits très… aristocratiques, aurait décrit une jeune fille en fleur. Gabriel avait eu, quant à lui, le nez cassé de nombreuses fois au cours de ses derniers combats de boxe. Il devait paraître pataud, voire mal dégrossi, comparé à ce pur produit de la vieille Angleterre. Soudain, l’observateur à l’allure soignée pencha la tête sur le côté comme si, au lieu de regarder Gabriel, il contemplait un animal curieux et intrigant. Puis, un long sourire étira ses lèvres. Un sourire qui se voulait avant tout amical, mais qui produisit l’effet inverse sur l’adolescent. Il se sentit glacé jusqu’à l’os devant cette mimique. Il y avait une telle froideur dans ce sourire qu’il rappelait immédiatement les deux prunelles au bleu polaire du supputé fils des Longwood. Gabriel eut presque la nausée face à cet étrange charisme dépourvu de chaleur humaine. Son estomac se tordit bizarrement, pareillement à des doigts invisibles encerclant l’organe pour l’étrangler. Car, oui, il émanait de ce garçon blond une aura, mais il ne parvenait pas à en déterminer la véritable nature ; hormis cette détestable sensation de se geler de l’intérieur.

— Gabriel ? l’appela doucement Nathan.L’adolescent tourna la tête vers son frère. De ce qu’il en jugea, ce

n’était pas le premier essai de sa part pour ramener son esprit avec lui, et 14

ce, avant d’entrer dans le salon.Sans vraiment y réfléchir, Gabriel Ginto leva encore le visage là où

s’était tenu le jeune homme blond un peu plus tôt, pour constater qu’il avait tout simplement disparu.

***

— Sir Longwood, Madame… voici messieurs Nathan et Gabriel Ginto, les annonça cérémonieusement le domestique.

Le couple, assis sur un élégant sofa deux places, se leva en les voyant s’avancer vers eux.

Le mari était le portrait craché, version quarantaine bien tassée, de l’adolescent croisé par Gabriel, celui qui l’avait dévisagé depuis son poste d’observation, en haut des escaliers. Vêtu d’un costume sombre à la coupe impeccable, il était parfaitement assorti à sa compagne, blonde, certainement habillée, elle aussi, par une boutique de marques.

Ces deux-là parurent plus chaleureux, ou plus sincères, que leur rejeton. Après leur avoir serré la main en guise de salutations, Gabriel écouta d’une oreille distraite leur conversation, préférant laisser son regard errer sur la décoration luxueuse, mais pas clinquante de la pièce. Tous les meubles devaient être de véritables antiquités dont la valeur marchande pouvait provoquer des évanouissements à tout prolétaire. Ses yeux se posèrent naturellement sur les quelques cadres renfermant des photos. Toutes, sans exception, avaient pour principal modèle l’enfant chéri du couple. En tenue d’équitation près d’un cheval racé, tenant un trophée agrémenté d’un ruban coloré… toutes les poses, clichées à souhait, de la famille bourgeoise étaient représentées, si le jeune homme avait dû en élaborer la liste. Évidemment, le garçon, peu importait son âge au moment où l’image avait été gravée sur papier glacé, affichait ce sourire effrayant de froideur, factice dans l’âme, mais qui pouvait passer comme agréable ou engageant. Alors pourquoi Gabriel sentait-il un long frisson lui secouer l’échine rien qu’en le regardant ?

— Oh… Vous avez remarqué ?L’adolescent sursauta tel un enfant pris en faute sans en avoir commis

aucune. C’était la femme Longwood. Elle s’était approchée et dardait ses yeux bleutés sur le cadre représentant son fils chéri, une cravache à la main, alors qu’il devait à peine avoir six ans le jour où il avait été

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immortalisé.— James est un excellent cavalier, poursuivit l’Anglaise dans un

français plus que correct. Je suis certaine qu’il pourrait vous donner quelques cours, si vous le désirez.

— Je… commença Gabriel, ne sachant pas comment refuser poliment sans vexer son hôtesse. Merci, termina-t-il simplement après un court silence.

Il pourrait toujours décliner ultérieurement.— J’oubliais, intervint son mari en souriant et en fixant Nathan. Nous

avons inscrit votre jeune frère à la même école que James. L’aîné des Ginto ouvrit la bouche afin de formuler, sûrement lui aussi,

un refus poli, mais Sir Longwood ne lui en laissa pas l’opportunité.— Ne vous inquiétez pas, continua l’Anglais. Nous prenons les frais à

notre charge puisque nous vous imposons ce choix.Gabriel et Nathan échangèrent un regard. Celui de son grand frère

demeurait incertain tandis que le sien démontrait qu’il se fichait bien de l’endroit où il serait obligé de suivre ses cours. Les études n’étaient pas sa passion première. Ce qu’il convoitait par-dessus tout était de reprendre le centre de ses parents, une fois sa majorité atteinte.

— Vous devez être fatigués du voyage… J’imagine que prendre l’Eurostar est épuisant. Gabriel ? fit la femme.

Le jeune homme pivota vers elle.— Tu peux m’appeler Grace et mon époux, Fergus. Nous avons encore

à régler certains détails avec ton frère, je te suggère de monter à l’étage, Helmont t’indiquera ta chambre et tu pourras te reposer avant le repas.

— Bien… euh, madame.— Grace, insista la mère de James avec un sourire.— Bien… Grace, répéta Gabriel.Il manqua de rougir sous le regard subitement perçant de l’épouse

Longwood. C’était une très belle femme, de plus, elle possédait un charme et une élégance absolument naturels. Quel homme aurait pu y être insensible ?

Comme par magie, Helmont répondit à un appel silencieux et se présenta sur le seuil du salon. L‘adolescent le rejoignit et se reprit de justesse lorsqu‘il faillit enfoncer ses mains dans les poches de son jean, par habitude, se contentant de les frotter sur le tissu rugueux. Il ne connaissait rien à l’étiquette, ou quoique ce fut aux règles de bienséance

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chez les personnes dites de la haute société. Est-ce que mettre les mains dans ses poches faisait partie des choses déplacées ?

Gabriel suivit sagement l’employé de maison jusqu’à l’étage, là où avait surgi le fameux James.

Ils dépassèrent deux portes avant que le domestique ne stoppe afin d’ouvrir la troisième et entrer dans la chambre. Au moment même où l’adolescent allait l’imiter, quelqu’un lui saisit le bas de sa veste pour le tirer doucement, mais fermement, vers l’arrière. Gabriel se tourna vivement afin d’identifier qui se trouvait derrière lui.

Et ne fut pas le moins du monde étonné de découvrir l’enfant prodigue de la famille Longwood.

— Bonsoir… Oh, je t’ai effrayé ? Si c’est le cas, j’en suis désolé.James avait une voix posée et bizarrement grave pour un physique si

angélique.— J’ai été surpris… pas effrayé, rectifia automatiquement Gabriel en

croisant le regard de son interlocuteur.L’inquiétant sourire de James réapparut.— Je me présente… James Longwood, et comme tu dois t’en douter, le

futur élève de ton frère.Tout en prononçant cette phrase en français, le jeune homme blond

tendit une main vers Gabriel. Celui-ci hésita un court instant, jetant un rapide coup d’œil à la paume délicate, puis finalement la serra aussi brièvement que possible.

— Gabriel Ginto, dit-il succinctement.— Gabriel… répéta James, avec un fort accent anglais cette fois-ci.Le fils Longwood s’adossa au mur tapissé de velours du couloir puis

croisa les bras sur son torse frêle.— The power of God… really ?1 murmura-t-il doucement. Damn... It’s

very interesting2.Le plus jeune des Ginto tourna nerveusement la tête en direction de sa

chambre. Il ne parlait pas anglais et se sentait idiot, en sus d’être mal à l’aise face aux prunelles inquisitrices de James.

— Helmont doit s’occuper des derniers préparatifs dans ta chambre, nous avons encore cinq minutes pour discuter.

1 Gabriel signifie « Force de Dieu » - The Power of God2 Traduction : Merde… c’est très intéressant.

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