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Les valeurs aux fondements de l’entreprise : Approche juridique Par Charley Hannoun Les cahiers de la CRSDD • collection recherche No 02-2013

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Les valeurs aux fondements de l’entreprise : Approche juridique

Par Charley Hannoun

Les cahiers de la CRSDD • collection recherche

No 02-2013

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Charley Hannoun est professeur à l’Université Cergy-Pontoise et

directeur du Centre de Recherches en Droits Économique (Lejep) Les cahiers de la CRSDD Collection recherche • No 02-2013 Les valeurs aux fondements de l’entreprise : Approche juridique Par Charley Hannoun ISBN 978-2-923324-31-9 Dépôt Légal - Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

École des sciences de la gestion Université du Québec à Montréal Case postale 8888, Succursale Centre-ville Montréal (Québec) H3C 3P8 Canada http://www.crsdd.uqam.ca

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TABLE DES MATIÈRES

I – Les valeurs attachées aux biens ............................................. 5

A- La création de valeur. .............................................................. 6

B- Le contrôle de la valeur. ........................................................... 9

C- La gestion des destructions de valeur. .................................. 12

II - Les valeurs attachées aux actions ........................................ 13

A – La promotion de la valeur financière .................................... 16

B - La promotion de l’éthique des affaires ................................. 20

1 – L’éthique de gestion et la profitabilité ................................... 21

2 – L’éthique de gestion et les conflits de valeurs ...................... 22

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L’existence de l’entreprise est une évidence pour le sens commun. Il suffit d’observer les immenses tours du quartier de La Défense à Paris pour percevoir visuellement l’identité immédiate et massive de grandes entreprises. Pourtant toutes les disciplines peinent à la définir et le droit n’échappe pas à la difficulté. Car l’évidence est trompeuse. Dans chaque tour, c’est une multitude de sociétés qui siègent. Si l’on ajoute les sociétés apparentées ou dépendantes économiquement, voire les métiers ou les filières homogènes, les contours de l’entreprise deviennent beaucoup plus flous qu’on ne le pense et son contrôle peut prendre diverses formes. Celle de la propriété et de la quasi-propriété, comme c’est le cas de l’entreprise individuelle ou de l’entreprise maîtrisée par ses actionnaires. Ou celle plus diffuse de la possession, lorsqu’une société en contrôle une autre, ou, autre exemple, lorsque les dirigeants disposent d’une grande autonomie, pour diverses raisons d’ordre stratégique (enracinement du dirigeant, valeur de l’homme-clé, effacement ou dispersion de l’actionnariat, etc.) et peuvent s’affranchir du pouvoir des propriétaires anonymes du capital

1.

L’image de l’entreprise s’estompe un peu plus lorsque l’on envisage les formes que le droit lui donne. Sous le prisme de la technique juridique, la réalité de l’entreprise devient multiple, relative et décalée. Poursuivant une diversité d’objectifs spéciaux, les règles applicables lui ont donné une image bariolée et les efforts pour en dégager un concept unique sont restés vains. Faut-il en rendre responsable la complexité de son analyse économique en terme d’organisation ? La réponse est souvent donnée de manière affirmative, mais il est possible de tenter une autre analyse : la réalité juridique de l’entreprise trouverait sa source, moins dans les faits matériels qu’il faudrait mettre en forme, que dans la manière pour le droit contemporain de construire la règle, dans l’ère de la modernité. L’entreprise ne

1Le pouvoir du dirigeant sera ainsi analysé dans la perspective sociologique de

l’analyse stratégique des organisations ouverte par M. Crozier et E. Friedberg, L’acteur et le système, Seuil 1981

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serait donc pas une substance que le droit aurait à conceptualiser et à mettre en forme. L’ère de la modernité demanderait de ne jamais entièrement détacher la perception de l’entreprise des objectifs poursuivis par les politiques publiques. C’est dire qu’au cœur de la perception juridique de l’entreprise se trouve la rationalité politique des règles qui lui sont appliquées, rationalité qui commande autant le contenu des concepts utilisés que leur champ d’application. La rationalité politique des règles applicables à l’entreprise serait ainsi la source d’une image spécifique constitutive de ce que l’on pourrait nommer « la réalité technique de l’entreprise », réalité non matérielle, ni unitaire, ni fondée sur des critères simples, mais réalité juridique exprimant la diversité des facettes de l’entreprise perçue à travers les concepts diversifiés contenus dans les règles applicables

2.

La thèse qui sera alors proposée est que, moins qu’une organisation qu’il appartiendrait au droit de décrire, l’entreprise ne serait qu’un champ d’intervention pour des règles juridiques exprimant des objectifs politiques variés et structurés autour de différents enjeux essentiels et permanents.

Or quels sont ces enjeux ? Je vous en proposerai trois corrélatifs, à savoir la création de valeur, le contrôle de la valeur afin d’en déterminer le partage et la gestion des externalités négatives produites par ces processus.

La notion de valeur, ainsi mise au centre de l’analyse, présente l’avantage d’amorcer un cheminement de pensée, proche des nouvelles conceptions de l’organisation. Les économistes ont très tôt montré le caractère central de la valeur pour la mesurer et lui donner une objectivité. Cette valeur liée au travail ou à l’utilité des choses ou à leur rareté a justifié de nombreuses théories

3. Pour le juriste, comme pour le sociologue, la valeur

2Cf. notre article, La réalité juridique de l’entreprise, (réflexions sur la perception

par le droit de la réalité matérielle de l’entreprise), in Entreprise et histoire, déc. 2009, n° 57 3A. Orléan, L’empire de la valeur, Seuil, oct. 2011

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sera plutôt perçue dans sa dimension sociale et subjective comme la marque de l’intérêt subjectif porté sur les choses. Même incorporée dans un bien, comme la monnaie, elle prend alors une dimension conventionnelle et normative lorsque la même appréciation des choses se trouve partagée. C’est à cet endroit que se trouve noué son rapport avec le droit.

Replacé dans le contexte intersubjectif de l’entreprise, plus que dans celui de sa forme organisationnelle qu’il devrait traduire, le droit de l’entreprise, par son étude, conduit directement à la perception des enjeux stratégiques sous-jacents parmi lesquels la bataille autour de la valeur doit retenir la plus grande attention. Si les règles ont pour finalité l’articulation des intérêts qui gravitent autour de l’entreprise, c’est d’abord parce que ces intérêts existent et donnent de la valeur à l’outil de production que constitue fondamentalement l’entreprise sous différentes formes : instrument de création de richesses, l’entreprise n’intéresse les parties prenantes que dans la mesure où elle est source de revenus, de relations de pouvoir ou, parfois plus spécifiquement, de réalisations personnelles. Dans toutes ces situations, c’est bien la valeur, qui s’y trouve attachée, qui donne du sens à la vie et aux relations collectives qu’elle supporte. Aussi la valeur, sous toutes ses formes, entendue comme l’attribut subjectif attaché à la réalité physique et économique de l’entreprise, sera-t-elle mise au centre de la rationalité politique des règles avec l’espoir d’y trouver de nouveaux éclairages de la formation et de la transformation du droit de l’entreprise, ainsi qu’un regard particulier pour l’étude des organisations

4.

Mais la valeur s’entend également dans un second sens qui appelle d’ailleurs de manière significative l’utilisation du pluriel. Il

4Cette perspective devrait ainsi rejoindre ou s’articuler avec les travaux récents

du Collège des Bernardins considérant l’entreprise comme une architecture de « pouvoirs de valorisation », travaux destinés à faire le lien entre l’économie, la philosophie politique et le droit, cf. F. Eymard-Duvernay, Les pouvoirs de valorisation, in L’entreprise, formes de la propriété et responsabilité sociales, ouvrage coll. dirigé par B. Roger, éd. Lethielleux, 2012, p. 176 et s.

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s’agit des valeurs qui servent de guide aux actions en les évaluant au regard d’un système normatif extra-juridique d’ordre moral, religieux, voire éthique. Si la valeur qui est attachée aux biens et généralement définie par un marché, donc de manière collective, celle qui s’attache aux actions relève plutôt de la conscience de chacun, même si une société peut promouvoir collectivement un ensemble de valeurs partagées. Mais dans ce cadre l’évaluation ne nait pas de l’échange, mais d’une expérience commune ou d’un système social d’ordre institutionnel. En ce sens les valeurs relèvent moins d’un échange et d’une confrontation de l’offre et de la demande que d’une éducation. Le philosophe Raymond Polin avait ainsi montré le désordre originaire des valeurs, expression de la liberté créatrice des hommes

5, mais aussi leur caractère

normatif, dès lors qu’elles se trouvent partagées ou généralisées par le biais de normes qu’elles imprègnent, normes prises ainsi comme des arrangements ou des axiologies destinées à les ordonner

6. Ainsi par le biais de la norme, la valeur se transforme

en action. L’auteur souligne que « La norme a une origine axiologique, mais se dégrade et s’immobilise dans une réalité de fait. Elle a été valeur, mais elle est déjà action, et, en un certain sens, se présente comme une œuvre …nécessairement revêtues d’une signification sociale »

7. Plus loin, l’auteur avance

aussi l’idée que la valeur subit une double dégradation axiologique lorsqu’elle se transforme en norme puis en réalité sociale

8.

Finalement, si la valeur attachée aux biens s’inscrit dans l’ordre du quantifiable, l’évaluation des actions relève plutôt de l’ordre

5La création des valeurs, Paris, Vrin, 3

ème éd., 1977

6La compréhension des valeurs, Thèse complémentaire 1945, citée dans la

Notice sur la vie et les travaux de Raymond Polin, par B. Saint-Cernin, Académie des Sciences Morales, séance du 5 avril 2004 7Cf. La création des valeurs, op. cit., p. 213

8Ibid., p. 237

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du qualitatif et d’un système normatif. Faut-il alors traiter ces questions de manière séparées comme n’ayant rien à voir l’une avec l’autre si ce n’est l’utilisation d’un même vocable désignant deux choses différentes ? Je ne le pense pas. Au contraire on va essayer de voir le lien intime qui unit les deux dimensions de la valeur qui d’un côté s’attache à évaluer des biens et de l’autre des actions.

I – Les valeurs attachées aux biens

La valeur est susceptible de prendre deux formes : l’une, solide, lorsqu’elle est identifiée à la chose qu’elle façonne (C’est ainsi qu’un outil incorpore par sa forme la valeur d’usage de celui qui s’en sert. De même, la monnaie incorpore la valeur et « la rend physiquement présente »)

9, l’autre, intellectuelle, lorsqu’elle est

perçue à travers l’individu et sa subjectivité, ce qui n’interdit pas d’y trouver un fait social lorsqu’elle devient intersubjective

10.

Dans le premier cas, tel un vocable et son rapport avec la chose désignée, la subjectivité devient transparente pour ne laisser voir que l’usage, l’utilité ou la fonction d’une chose. Par une sorte d’effet de parallaxe, c’est la chose qui semble alors, en elle-même, incorporer la valeur dont le fondement semble de ce fait naturel. La source de la valeur utilité en économie ou celle de l’explication naturaliste et fonctionnelle, qui a inspiré jusqu’ici la théorie juridique de l’entreprise, pourrait être trouvée à cet endroit précis. La valeur serait liée à la rareté naturelle du bien (ce que A. Orléan appelle la valeur-substance) ou encore l’entreprise devrait trouver dans sa réalité organisationnelle, la justification des règles destinées à l’organiser. Sa naturalité

9A. Sériaux, L’argent du droit. Contribution à une théorie juridique de la valeur, in

Mélanges B. Oppetit, Litec 2009, loc. cit. p. 580. V. aussi, D.R. Martin, De la monnaie, in Mélanges H. Blaise, 1995, p. 333 et s. ; R. Libchaber, Recherches sur la monnaie en droit privé, LGDJ, 1992 10

C. Grzegorczyk, La théorie générale des valeurs et le droit, LGDJ, 1982, préf. M. Villey, p. 115 et s.

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dicterait ainsi le sens et le contenu des règles au nom d’un principe corrélatif de la nécessaire adaptation du droit au fait, faisant disparaître, dans le même instant, le jugement de valeur implicite contenu dans un tel principe, et l’organisation sociale et politique qu’il commande, au nom de l’évidence de la réalité économique.

Remettre la valeur au centre de l’analyse devrait conduire, dans ces conditions, à revenir aux trois dimensions essentielles de l’outil de production autour desquels se nouent les rapports intersubjectifs qui doivent être gouvernés, à savoir : la création de valeur, les relations de pouvoir qui s’exercent autour de la valeur créée et la régulation des intérêts affectés par les processus de création de valeur. Dans ces trois dimensions, l’analyse pourrait permettre de trouver dans la valeur une notion fondamentale au coeur du droit de l’entreprise, valeur appréhendée comme une richesse, et donc comme un bien, avec une dimension axiologique qui peut prendre divers contenus intellectuels pouvant aller, à travers un large éventail, de la valeur vitale (cas de la dernière goutte d’eau dans le désert) au culte narcissique de l’accumulation de richesses, mais valeur prise aussi dans ses rapports intersubjectifs avec l’ensemble des autres valeurs sociales. L’analyse juridique serait ainsi orientée, moins vers la traduction formelle d’un donné économique, dit substantiel, que vers la mise en évidence des processus sociaux d’évaluation et d’arrangement axiologique des valeurs, au premier rang desquels figure la règle de droit et les objectifs qu’elle promeut.

A- La création de valeur.

Si l’entreprise n’est pas pour le droit, en tant que telle, un concept opérationnel susceptible de déterminer un régime juridique, unique et cohérent, bâti autour d’une définition homogène, il reste que l’entreprise, prise en tant qu’outil de production, ou plus simplement encore en tant qu’activité économique, est une source, non exclusive, de création de

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valeur qui peut prendre plusieurs formes. Qu’il s’agisse de l’acte de commerce, de la manufacture, de l’entreprise industrielle ou de l’entreprise financiarisée, la valeur découle toujours de la comparaison d’un investissement et d’un revenu rémunérant cet investissement, la différence pouvant prendre la forme d’une plus-value, d’une marge ou d’un bénéfice. Ces dernières années, la création de valeur a été liée à la performance stratégique de la firme et à la valorisation de ses actifs matériels et immatériels

11.

Mais, qu’elle soit analysée dans une perspective économique12

ou financière

13, la création de valeur n’en reste pas moins

essentiellement associée à la valeur de l’investissement rapportée aux revenus produits ou espérés sous forme de dividendes ou concrétisés au moment de la cession de l’entreprise ou des titres financiers incorporant sa valeur, en tout ou partie sur un marché. Replacée dans cette perspective générale, la création de valeur rejoint, finalement, de façon moderne, une seule et même préoccupation marchande, fort ancienne, qui est d’investir pour créer et/ou échanger des richesses sur un marché dans le but de retirer, in fine, un profit monétaire. Les différentes mesures de la valeur témoignent dans le temps des transformations des procédés d’identification et de création de la valeur. C’est ainsi qu’aux indicateurs de nature comptable ont été ajoutés, ou combinés, à partir des années 1980 des indicateurs de nature financière comme la « valeur actuelle nette », dite VAN, ou la « Market Value Added (MVA) ou le Total Shareholder Return (TSR)

14.

11

Cf. Actifs immatériels et création de valeur, Réunion du Conseil de l’OCDE, 2006, publié sur internet, www.oecd.org/dataoecd/53/18/36701585.pdf 12

Modèle dit EVA, Cf. G. Denglos, Le modèle de création de valeur « EVA-MVA » : présentation, ajustements, reformulation, in Rev. Sc. Gestion, juin 2005, n° 213, p. 43 et s. 13

Modèle dit SVA, Shareholder Value 14

Sur l’ensemble de ces indicateurs et leur foisonnement, cf. P. Vernimmen, P. Quiry et Y. Le Fur, Finance d’entreprise, Dalloz, 9

ème éd., 2011, p. 682 et s.

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De même, il est remarquable d’observer la convergence des modèles de gouvernance au regard de l’impératif de création de valeur. Selon la théorie de l’agence, qui assigne à la direction une seule finalité, celle de la satisfaction des actionnaires, les bonnes pratiques de gouvernance seront celles qui permettront de diminuer les coûts d’agence, en réduisant notamment les conflits d’agence, et de créer ainsi de la valeur, susceptible d’être prise en considération dans le cours de bourse

15. Pour

contraindre le dirigeant à ne pas poursuivre des intérêts divergents de ceux des actionnaires, des mécanismes de contrôle sont nécessaires et engendrent un coût de fonctionnement qui devra rester cependant inférieur au gain de valeur anticipé. Le « monitoring » du dirigeant, selon l’expression utilisée par des auteurs

16, destiné à mettre un frein à son

opportunisme éventuel, a donc une fonction disciplinaire dont la finalité reste toujours la création de valeur.

Or, le modèle opposé de la théorie des parties prenantes, ou Stakeholder Theory, converge précisément vers cette finalité que constitue la création de valeur. Il se présente même comme une théorie explicative des sources de la création de valeur appréhendées en fonction des différents apporteurs de ressources, à savoir les salariés, les fournisseurs, les clients, etc. Dans cette perspective, deux versions de cette théorie ont pu être présentées

17 : la conception instrumentale définissant les

parties prenantes en considération de leur contribution à la création de richesse au profit des actionnaires, et la conception normative qui place les parties prenantes au même rang que les actionnaires et élargit ainsi la finalité de l’action des dirigeants.

15

P. Wirtz, Les meilleures pratiques de gouvernance d’entreprise, éd. La découverte, 2008, p. 41 et s. 16

Jensen et Meckling,Theory of the firm : managerial behavior, agency costs, and ownership structure, Journal of Financial Economics, 1976, vol. 3, p. 305 et s. 17

Jones et Wicks, Convergent stakeholder theory, Academy of Management Review, 24, 2, p. 206 et s.

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Comme l’ont montré des auteurs18

, ces deux conceptions convergent vers la création de valeur car la satisfaction des parties prenantes se répercute sur la richesse des actionnaires. Mais l’enjeu d’un tel débat n’en demeure pas moins, au-delà de ce point de convergence, celui du contrôle de la valeur créée et de sa répartition.

B- Le contrôle de la valeur.

Autour de la valeur se greffent naturellement des relations de pouvoir. Celle d’abord que consacre la propriété de l’outil de production en attribuant un droit exclusif sur la valeur financière et patrimoniale de l’entreprise à ses propriétaires. Cette relation de pouvoir a un fondement juridique essentiel, à savoir le droit de propriété de l’investissement réalisé et des revenus attendus, donc la justification d’un droit exclusif sur la valeur créée. Certes a-t-on justement fait observer que ce droit ne constitue pas juridiquement un droit de propriété des investisseurs sur l’entreprise

19. L’entreprise fait partie d’un patrimoine, celui de la

société, personne morale. Les investisseurs n’ont donc qu’un droit de créance contre cette personne morale, et non un droit réel sur l’entreprise. Il reste que les droits acquis contre la personne morale ne sont que le reflet dématérialisé de la valeur de l’entreprise représentée par des titres de capital. Si bien qu’à la propriété de l’entreprise a été substitué, grâce à la technique juridique de la personnalité morale, un droit sur sa valeur

20. Mais,

18

Jensen, Value maximization, stakeholer theory, and the corporate objective function, Harvard Business School, 00-0058, cité par G. Yahchouchi, Modèles de parties prenantes et création de valeur de l’entreprise, Ed. Univers. Européennes, 2010, ouvrage qui démontre la convergence des deux modèles du point de vue de la création de valeur. 19

J.-P. Robé, L’entreprise et le droit, Puf, Que sais-je, 1999, p.86 et s. 20

Cf. notre article, L’émergence de l’entreprise-marchandise, Rev. Dr. Trav. janv. 2010

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même consacré par le droit, le pouvoir qu’il engendre peut se trouver mis en concurrence avec celui qui prend naissance dans la gestion de l’entreprise et les droits acquis par les parties prenantes. Mis en évidence par la doctrine américaine, dès le début du XXème siècle

21, le pouvoir des managers est

potentiellement concurrent de celui des propriétaires du capital, donc des investisseurs au point que son statut, initialement proche de celui d’un prestataire de service, mandataire ou salarié, tend à se rapprocher aujourd’hui de celui d’un véritable associé, apporteur en industrie et revendiquant une part substantielle des bénéfices

22. Il faut également envisager le

pouvoir des créanciers qui, en période de difficultés de l’entreprise, peuvent d’un point de vue économique et financier en arriver à devenir les « propriétaires » de l’entreprise

23. A la

valeur de nature monétaire et/ou financière s’ajoute également les valeurs sociale et partenariale de l’entreprise. Source de revenus pour de nombreuses parties prenantes, l’outil de production se trouve doté d’une valeur qui justifie de nombreuses revendications pour orienter sa gestion. Enfin, le contrôle de la valeur est sans doute l’un des enjeux essentiels de la politique concurrentielle menée par les entreprises. Dès la fin du XIXème siècle, sous la pression de la concurrence, les entreprises ont

21

Berle et Means, The modern corporation & private property, 1ère éd., Harcourt, Brace & World, 1932. 22

Cf. B. Dondero, La rémunération des dirigeants sociaux, in La gouvernance des sociétés cotées face à la crise, ouvrage collectif, direction V. Magnier, LGDJ, 2010, p. 111 et s. 23

Le point de vue financier permet d’envisager ce changement de propriété lié aux droits qui naissent sur la valeur (cf. Vernimmen, P. Quiry et Y. Le Fur, op. cit. p.662). D’un point de vue juridique, l’on serait plutôt enclins à comparer le pouvoir de contrainte des créanciers qui peuvent saisir l’entreprise et le pouvoir juridique du propriétaire. D’une certaine manière le pouvoir de contrainte qui s’exerce notamment dans les procédures de liquidation aboutit à un transfert de l’abusus, élément du droit réel que constitue le droit de propriété, du propriétaire aux créanciers. La transformation des créances des tiers en capital, très pratiquées dans le cadre des procédures de sauvegarde, donnent également à cette image financière une réalité juridique très concrète.

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cherché à contrôler les marchés grâce à des opérations de fusion ou la création d’ententes horizontales sous diverses formes juridiques. Deux autres vagues de fusion-acquisitions suivront les deux guerres mondiales dans le même but de contrôle de la valeur en maîtrisant les filières grâce à des ententes verticales ou pour suivre une politique de diversification de forme conglomérale. Plus récemment, ce sont les stratégies mondiales de maîtrise de parts de marché qui ont conduit les entreprises à se restructurer autour de leur cœur de métier. La concurrence est ainsi une contrainte directement liée au contrôle de la valeur. La finance d’entreprise enseigne, à ce propos, que le but d’une stratégie d’entreprise est de créer une rente économique en s’affranchissant des mécanismes du marché. Les spécialistes de la finance enseignent d’ailleurs, avec pragmatisme, que tout dirigeant devrait s’efforcer de créer, d’exploiter et de défendre une rente économique en « grippant » les mécanismes du marché par la constitution de barrières à l’entrée

24. Cette rente économique, comme le montre, l’auteur

est, cependant, destinée à s’éroder sous l’action des concurrents qui chercheront à se l’approprier à leur tour et par le jeu des règles du droit de la concurrence qui conduiront, à terme, à la faire disparaître. L’exemple de Microsoft, condamné pour abus de position dominante et qui a du dévoiler, sous la pression de ses concurrents, les codes source de son système d’exploitation pour en permettre l’interopérabilité, est, à cet égard, très significatif. La théorie des « facilités essentielles », développée par les autorités de la concurrence pour limiter les droits de propriétés et les droits exclusifs qu’ils engendrent sur la valeur, n’a d’autre objectif que d’affaiblir les situations de rente pour permettre à la concurrence de s’exercer. Le contrôle de la valeur serait ainsi contingent et évolutif. Il suit le cycle de vie de l’entreprise déterminé par cette capacité à créer une rente économique et à l’exploiter jusqu’à épuisement.

24

Cf. Vernimmen, P. Quiry et Y. Le Fur, op.cit. p. 673.

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C- La gestion des destructions de valeur.

Source de valeur et objet de conflits quant à son contrôle, l’entreprise nécessite alors des règles de coordination et de départage des intérêts, qui, en ce qu’elles visent à maintenir un équilibre entre des exigences souvent contradictoires, relèvent du paradigme de la régulation. Ce sont ces règles qui se trouvent mises à jour lorsque l’entreprise entre dans le cadre du droit des procédures collectives et, en particulier, dans celui de la liquidation de biens qui conduit à une destruction de valeur limitée au cercle des parties prenantes. Ces règles traduisent une hiérarchisation des intérêts qui s’affiche très clairement au moment de la liquidation de l’entreprise, mais qui s’exprime aussi indirectement lorsque l’entreprise est in bonis à travers les arbitrages mis en œuvre par la règle, lorsqu’elle confère un caractère d’ordre public à certaines dispositions, ou par le juge qui peut être conduit dans certaines circonstances à faire prévaloir les intérêts d’une catégorie déterminée en dérogeant à certains principes établis. Le droit des groupes de sociétés fait état notamment de ces arbitrages entre le principe d’autonomie des personnes morales, nécessaire pour respecter l’organisation patrimoniale voulue par les dirigeants et les investisseurs, et les droits des tiers à la personne morale qui peuvent se trouver lésés par une application stricte des règles sous-jacentes à cette organisation patrimoniale. C’est ainsi, par exemple, que la construction de la théorie de l’unité économique et sociale a permis de rendre applicable aux groupes des règles du droit du travail qui auraient pu être mises en échec par un respect absolu du principe d’autonomie des personnes morales.

La gestion des intérêts des parties prenantes commande aussi de régler les conséquences des externalités négatives de la création de valeur, dont l’impact est plus massif et collectif, notamment lorsque l’entreprise cause des dommages à l’environnement ou lorsqu’elle se trouve conduite dans un plan de restructuration à licencier massivement, voire lorsqu’une crise financière résulte de ses activités dont l’impact devient systémique. Préoccupation plus récente, les destructions de

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valeurs collectives de grande ampleur semblent devoir justifier la construction d’une technique juridique nouvelle commandée par les objectifs spécifiques des dommages de masse.

C’est ainsi que le degré de gravité du dommage, son ampleur, l’exigence de réparation, sont de nature à remettre en cause l’autonomie patrimoniale des filiales pour atteindre les sociétés mères afin de réparer les dommages causés à l’environnement par leur filiale. C’est l’un des enjeux de l’important débat initié dans le cadre du Grenelle de l’environnement et il y aura peut-être beaucoup plus à attendre du Juge que de la loi en la matière, pour voir émerger des principes objectifs de responsabilité ou des obligations nouvelles, comme celle de vigilance à la charge de la société mère à l’égard des actes de la filiale ou des sous-traitants

25.

Au total, sur ce premier volet, création de valeur, contrôle de la valeur, gestion des destructions de valeur, dans tous ces cas le droit sera confronté non à une exigence dictée par l’organisation de l’entreprise productive, mais à des choix de nature politique pour dénouer les intérêts qui s’affrontent autour de la valeur créée.

Qu’en est-il des valeurs attachées aux actions ?

II - Les valeurs attachées aux actions

Les valeurs attachées aux actions relèvent du système normatif qui gouverne les rapports d’intérêts noués autour de la création, du contrôle et de la destruction de valeur. Elles interviennent comme des éléments de justification qui nourrissent les règles et régulent les relations de pouvoir.

La question qui se pose à cet endroit est de savoir comment l’on passe de la valeur attachée aux biens à celle qui s’applique aux

25

Cf. notre article, La responsabilité des sociétés mères face aux impératifs de protection de l’environnement, in Mélanges Nicole Decoopman, à paraître

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actions pour déterminer le système normatif et le droit en particulier. Cette question est celle dont fait l’économie la doctrine dite de l’entreprise qui présente les besoins d’organisation de l’entreprise comme la source première des règles et de leur justification, si bien que le droit devrait forcément s’adapter aux besoins de l’entreprise.

Or il ne suffit pas de constater le développement d’un nouveau processus de création de valeur pour trouver l’explication de la formation d’un droit. L’explication serait un peu mince et pourrait conduire à retomber dans le piège d’une certaine forme de fonctionnalisme ou de naturalisme. Il est nécessaire encore de faire apparaitre comment se forme le jugement social conduisant à faire évoluer, à travers de nouvelles justifications, le droit dans un nouveau contexte économique.

Rapportée au processus du jugement, la formation des règles devrait trouver alors ses racines, non seulement dans la réalité économique de la création de valeur, mais aussi dans une grille de lecture ou cadre de pensée, moins visible, qui inspire l’esprit du juge, et plus largement l’opinion publique ou l’esprit du temps.

Il est peut être utile de faire ainsi l’hypothèse de l’existence de formes de coordination du jugement à partir de normes intersubjectives et implicites qui structurent les échanges et déterminent les règles et décisions. Non toujours explicitement formulées, ces normes servent de référence et de cadre d’appréciation dans lequel s’exercera le jugement porté sur les choses. Le concept n’est pas sans lien avec la notion de règle de jugement dégagée par F. Ewald, règle qui, dans une perspective foucaldienne, sert non pas à déterminer le jugement par son application, mais constitue une sorte de prisme à travers lequel le jugement se trouve formulé, exprimant ainsi une rationalité politique

26. Comme il s’agit de normes qui ne sont pas posées,

mais qui résultent de processus sociaux, il est permis de considérer qu’elle ont un caractère conventionnel, ce qui conduit

26

F. Ewald, L’Etat providence, Grasset, 1986.

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Les valeurs au fondements de l’entreprise : approche juridique

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à faire le lien avec les théories économiques, dites conventionnalistes

27. Les conventions sociales seraient ainsi

dans une perspective économique un instrument permettant de coordonner l’action des individus dans un univers incertain. Le sens retenu ici, sera cependant plus proche des conceptions développées dans les sciences de gestion qui mettent l’accent sur la dimension intersubjective, qu’elle soit stratégique dans l’affrontement des conventions ou communicationnelle, en référence aux travaux d’Habermas

28, à travers des justifications

permettant de légitimer et de coordonner les actions29

. Les théories des conventions pourront permettre ainsi d’enrichir le concept de convention de jugement pour essayer de mieux comprendre comment se forme le jugement porté sur une décision de gestion et encore quels sont les ressorts de certaines questions très débattues actuellement, comme celle portant sur le niveau de rémunération des dirigeants. Simple instrument d’analyse, le concept de convention de jugement n’a pour ambition que de permettre de dégager certains ressorts intersubjectifs sous-jacents en rapport avec les processus de création de valeur, afin de rendre plus intelligibles les enjeux et points d’ancrages de certains débats et l’évolution des règles.

Or à suivre cette hypothèse, on peut faire apparaître des conventions qui animent la jurisprudence comme les conventions de respect de l’ordre social établi dans l’entreprise ou celle de la liberté économique ou d’autres encore qui touchent à la procédure de décision, à l’aune desquelles les décisions de gestion des dirigeants sont évaluées par les tribunaux. Mais sans entrer dans le détail de ces conventions qui ont fait l’objet d’un

27

Sur cette conception, cf. notamment A. Orléan, (dir.) Analyse économique des conventions, Puf, 2è éd. 2004) ; Ph. Batifoulier, Théorie des conventions, Economica, 2001 28

Cf. notamment, P.-Y. Gomez, Qualité et théorie des conventions, Economica 1994 ; rapp. O. Favereau, 29

L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. L’économie des grandeurs, Gallimard, 1991

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précédent article,30

sous l’angle de la valeur, il est permis de se demander si aujourd’hui deux conventions, qui entretiennent un rapport complexe, ne sont pas en train d’émerger et de devenir dominantes: celle qui tend à la promotion de la valeur financière et celle qui valorise l’éthique des affaires et la responsabilité sociale des entreprises. Ce sont deux conventions qui permettent de passer des processus de création de valeur attachées aux biens aux valeurs qui tendent à déterminer les actions et par conséquent le système normatif.

A – La promotion de la valeur financière

Il faut une nouvelle fois noter que c’est la promotion de la valeur financière qui est l’origine du débat autour de la gouvernance en donnant ainsi une dimension financière à une question qui pouvait paraître jusqu’ici relever de la simple organisation des structures de production.

Appréhendé dans une dimension financière, le gouvernement d’entreprise est d’abord perçu comme une source de création de valeur. Et, on l’a vu, qu’il s’agisse des théories faisant de l’actionnaire l’exclusif bénéficiaire de l’action des dirigeants ou de celles qui voudraient que le dirigeant se comporte comme un steward, ou un intendant, au service de toutes les parties prenantes, la création de valeur reste le point central de la bonne gestion de l’entreprise

31.

Il est sans doute essentiel d’observer que c’est précisément, au moment où les fonds de pension anglo-américain ont pris un pouvoir considérable dans les entreprises, que la question du

30

Cf. Notre article, Le juge commercial et la décision de gestion (Essai sur le rôle des conventions sociales dans la formation du jugement), in Le juge et la décision de gestion, ouvrage collectif, (dir. A. Lyon-Caen et Q. Urban), éd. Dalloz coll. Thèmes & Commentaires, 2006 31

Cf. supra,

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Les valeurs au fondements de l’entreprise : approche juridique

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gouvernement d’entreprise a été posée. Certes, des auteurs comme Berle et Means

32 avaient très tôt amorcé cette réflexion.

Aux Etats-Unis, M.Friedman avait, dès 1962, développé l’idée que l’action des dirigeants devait forcément s’exercer dans l’intérêt des actionnaires

33. Mais ce n’est qu’à partir des années

1990, avec l’affermissement de la financiarisation de l’économie, que le débat prendra l’ampleur sans précédent, au niveau mondial, qu’on lui connait depuis

34. La puissance financière des

investisseurs, que sont les fonds de pension anglo-américain, dans le contexte de la globalisation des économies et de l’usage des nouvelles technologies de communication, n’est pas étrangère de toute évidence à cette évolution.

Mais si la financiarisation de l’économie paraît bien à l’origine de cette réflexion, elle semble aussi la source des illusions quant à la portée véritable des systèmes de gouvernance, ce qui est le signe d’un processus d’évaluation intersubjectif ou conventionnel pris en défaut par les manifestations de la réalité économique.

La convention se lit en filigrane dans les recommandations de la théorie du gouvernement d’entreprise

Les préoccupations en la matière portent, comme chacun sait, sur la transparence du fonctionnement des organes de direction et de contrôle, le renforcement du pouvoir des assemblées, la création de comités spécialisés (comité d’audit, comité des rémunérations, comité de nominations, comité stratégique, etc.), la dualité des fonctions de direction et de présidence, le contrôle des rémunérations. Exprimées sous forme de principes énoncés

32

Berle et Means, The modern corporation & private property, 1ère éd., Harcourt, Brace & World, 1932. 33

M. Friedman, Capitalism and freedom, University of Chicago Press, 1962 ; v. égal. The social responsibility of business is to increase its profits, The New York Times Magazine, 13 sept. 1970, traduit par A. Anquetil, in Qu’est-ce que l’éthique des affaires, Vrin, 2008. 34

E. Freeman et alii, Stakeholder Theory, The State of the Art, Cambridge University Press, 2010

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par l’American law Institute, puis traduits en partie dans la loi ou dans des codes de gouvernement d’entreprise, ces recommandations sont devenues un chapitre des ouvrages consacrés à la finance d’entreprise. Comme l’indique un auteur, le sujet n’est pas directement financier, mais sous l’angle de la valeur, il commande de répondre à la question suivante : « une bonne gouvernance d’entreprise peut-elle créer de la valeur et une mauvaise amène-t-elle nécessairement à en détruire ?

35

La création de valeur financière est ainsi devenue un critère de jugement et d’appréciation des pratiques de gouvernance

36.

L’impact sur la création de valeur réside déjà dans les notations dont les entreprises se trouvent dotées. « Les échelles de notation se réfèrent en grande partie aux recommandations émises dans les codes de gouvernance, notamment par rapport à la composition, la structure et le fonctionnement du conseil d’administration »

37. Certains grands fonds de pensions

considèrent que la qualité de la gouvernance conduit à une réussite dans les affaires qui profite à l’actionnaire. Le dirigeant est au cœur des choix d’investissement et de leur mise en œuvre. Aussi-bien les pratiques de gouvernance tendant à encadrer le dirigeant déterminent-elles indirectement les processus de création de valeur

38.

Il est à noter également que les règles énoncées dans le code de gouvernance, tel que préconisé par l’AFEP et le MEDEF, encadrent le dirigeant pour éviter les pertes de valeur liées aux conflits d’intérêt ou à la rémunération, mais laissent peu de place aux règles permettant d’améliorer la prise de décision stratégique qui peut être une source de création de valeur en

35

Vernimmen, P. Quiry et Y. Le Fur, Finance d’entreprise, op. cit. p. 971 36

P. Wirtz Les meilleures pratiques de gouvernance d’entreprise, éd. La Découverte, 2008, p. 27 et s. 37

Ibid. 38

Ibid.

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Les valeurs au fondements de l’entreprise : approche juridique

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prévenant les erreurs. La redéfinition des missions du conseil d’administration, de même que la règle comply or explain, constituent certes des mécanismes destinés à permettre ce type d’encadrement du dirigeant sans étouffer, sous un formalisme inadapté aux situations particulières, les prises de décisions

39.

Mais les règles destinées à éviter les risques de destruction de valeur sont bien plus présentes que celles visant à encourager ou protéger la création de valeur elle-même. Sur l’ensemble des règles du Code gouvernement d’entreprise, Afep-Medef, on ne trouve guère que des principes généraux concernant l’orientation stratégique définie et contrôlée par le Conseil d’administration. Aucun comité spécialisé, par exemple, n’est prévu. Les préoccupations concernant l’information des actionnaires, du marché, le contrôle des comptes, la prévention des conflits d’intérêts, la rémunération des dirigeants déterminent l’essentiel des dispositions qui, finalement, ne visent qu’à prémunir la société contre les risques de destruction de valeur liées à une mauvaise gouvernance. En revanche, rien de précis n’est défini pour encourager ou développer des procédures favorisant la création de valeur marchande.

Les systèmes de gouvernance, ainsi mis en place, doivent en outre être relativisés dans leur portée, car les liens entre bonne gouvernance et création de valeur ne sont, à vrai dire, pas totalement démontrés.

Il n’en demeure pas moins que la création de valeur financière constitue une puissante justification conventionnellement admise et pourrait bien n’être, pour une bonne part, dans les discours entourant la théorie du gouvernement d’entreprise, que l’instrument de légitimation d’un nouveau système de contrôle de la valeur créée, faisant suite à une profonde restructuration des pouvoirs économiques,

en permettant aux investisseurs de peser

sur l’action des dirigeants et de déterminer la finalité financière des décisions prises.

39

G. Charreaux, Droit et gouvernance : l’apport du courant comportemental, in La gouvernance des sociétés cotées face à la crise, op. cit. p. 223 et s.

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L’analyse ainsi tracée permet alors de mieux comprendre pourquoi la théorie des stakeholder, qui s’est développée en opposition, a choisi à son tour de porter le débat sur le même terrain conventionnel de la création de valeur pour trouver une légitimité économique, mais avec une nouvelle source d’évaluation, plus générale, celle de l’éthique des affaires.

B - La promotion de l’éthique des affaires

Si le débat a pris de l’ampleur, n’est-ce pas, finalement les choix de société qu’implique la promotion de la valeur financière, qui sont en jeu ? Faut-il en effet privilégier ce type de valeur au détriment de toutes les autres valeurs, sociales et environnementales, par exemple, ou doit-on imposer aux dirigeants d’agir en tenant compte des intérêts des parties prenantes ? Dans cette perspective, la valeur financière est à l’origine d’un autre thème de réflexion qui tend à s’imposer, celui de la responsabilité sociale des entreprises et de l’éthique des affaires.

La financiarisation de l’entreprise a donné un nouvel éclairage à la question de l’éthique du gouvernement d’entreprise qui a été développée dans la même période. Ainsi, dans une première analyse pourrait-on penser que la question de l’éthique devrait être détachée de tout débat moral, car elle resterait dans la dépendance de la profitabilité

40. L’éthique de gestion serait une

source de création de valeur. La financiarisation a sans doute donné une impulsion décisive à cette idée en réclamant au profit des investisseurs une transparence de l’action des dirigeants, la prévention des conflits d’intérêts, le contrôle des rémunérations. Mais la question de l’éthique du gouvernement d’entreprise paraît bien avoir posé de manière renouvelée une question de

40

A. Boyer (dir) et alii, L’impossible éthique des entreprises, Ed. d’Organisation, 2002

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fond touchant aux conflits de valeurs générés par la financiarisation de l’économie.

1 – L’éthique de gestion et la profitabilité

L’éthique des affaires est une question relativement ancienne. Dans une première période, elle semble avoir répondu à un besoin de légitimation de pratiques sur lesquelles le doute était jeté d’un point de vue moral. Ainsi les entreprises multinationales ont-elle été critiquées au regard de leur puissance et de leur absence de respect de certaines valeurs fondamentales

41. Le

travail des enfants ou la corruption, par exemple, ont nourri un débat important qui a conduit à discréditer certaines pratiques et à modifier les comportements en encourageant les démarches volontaires des entreprises. C’est dans cet esprit que de nombreux codes de déontologie et chartes de tous genres ont été adoptés dans les entreprises afin d’afficher des comportements irréprochables sur le plan éthique

42.

Force est d’observer la finalité de l’éthique dont on a pu douter qu’elle puisse répondre à un souci exclusivement moral ; l’éthique serait nécessaire pour protéger la profitabilité des entreprises placée sous le regard de l’opinion des consommateurs et du marché. Dans cette perspective, certains auteurs ont pu avancer l’idée que l’éthique de gestion ne serait finalement qu’un sous-ensemble de la gestion des entreprises et non de l’éthique, dans la mesure où elle devrait satisfaire en priorité un objectif de profit en protégeant l’image de l’entreprise susceptible d’être affectée par des décisions de gestion pouvant

41

Dès 1976, l’OCDE a ainsi énoncé un code de bonne conduite à l’intention des multinationales, véritable contrat moral et politique entre les Etats et les entreprises transnationales. 42

Ces règles ont plusieurs formes et s’adressent principalement aux salariés. Elles vont des déclarations de principe à la formulation d’instructions plus précises. Dans ce dernier cas, elles prennent la forme d’un code éthique de l’entreprise.

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compromettre gravement cette image43

. C’est ici un bel exemple du pouvoir de valorisation des consommateurs ou des processus de corégulation, pour reprendre des concepts qui ont cours au sein du Collège des Bernardins, qui peuvent s’exprimer par les médias et qui créent une discipline plus efficace que les règles de droit. Ce pouvoir de valorisation, ou pourrait-on dire de dévalorisation, montre le lien entre valeur attachée aux biens et valeurs attachées aux actions.

Les valeurs s’inscrivent dans des normes qui ne sont efficaces que si elles pèsent sur la profitabilité et donc sur la création de valeur attachée aux biens.

2 – L’éthique de gestion et les conflits de valeurs

Mais si cette dimension de l’éthique des affaires n’est finalement pas très nouvelle, force est d’observer l’importance de cette question prise ces dernières années avec le développement de la financiarisation de l’économie

44. L’éthique des affaires semble

en effet devenue l’enjeu d’une réflexion fondamentale dont on peut se demander si elle ne conduit pas à poser de manière nouvelle et inédite la question des limites du libéralisme

43

Cf. A. Boyer, in L’impossible éthique des entreprises, op. cit., notamment p.3 et s. L’auteur cite en particulier le cas de Total fina et la gestion de la catastrophe de l’Erika. On pourrait également citer le cas de Nike et le travail des enfants. Les risques de boycott de l’entreprise face à des pratiques jugées gravement contraires à l’éthique sont ainsi les principaux moteurs de l’éthique de gestion. De même, il est clair que les codes de gouvernement d’entreprise ont cette finalité d’amélioration de l’image des entreprises (cf. Le préambule du Code de gouvernement d’entreprise adopté par le Medef et l’Afep). 44

Il est intéressant d’observer que E. Freeman, dès 1984, avait livré les bases d’une nouvelle réflexion sur les parties prenantes contestant la vision défendue par M. Friedman faisant de l’actionnaire le seul bénéficiaire de l’action des dirigeants au nom d’un principe de séparation absolu de l’éthique et des affaires (E. Freeman, Strategic Management : A Stakeholder Approach, Boston, Pitman, 1984). Mais ce n’est qu’avec le développement de la financiarisation que cette thèse est devenue le point d’ancrage d’un débat de fond très important.

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économique après l’effondrement de l’Union soviétique et du régime communiste qui servait jusqu’ici de point de vue critique dans le cadre d’un paradigme d’opposition entre l’est et l’ouest et qui a structuré les idéologies politiques, mais aussi sans doute les cadres de pensée et donc les conventions d’évaluation. Désormais, dépourvue de tout contrepoids, privée de toute limite, l’économie de marché n’aurait-elle pas besoin d’une nouvelle justification conventionnelle permettant de la légitimer et de l’encadrer

45 ? L’éthique des affaires serait alors une manière

inédite de poser la nécessité d’assurer deux impératifs contradictoires pour lesquels il faudrait trouver les instruments techniques et idéologiques permettant d’assurer leur coexistence. Or, de ce point de vue, l’éthique des affaires relèverait bien du domaine de l’éthique et non de la seule gestion des entreprises.

Ce qui caractérise la question éthique, selon Edgar Morin, est le choix qui doit être fait entre deux impératifs moraux ou entre deux devoirs

46. Or, du point de vue de l’entreprise, la

financiarisation a manifestement contribué à renforcer un conflit d’ordre moral, au sein de l’action des dirigeants. La conscience est de plus en plus présente, chez les dirigeants, voire les investisseurs, que la direction des entreprises doit répondre, d’un côté, à l’exigence de création de valeur financière pour satisfaire l’actionnaire, ce qui peut conduire aussi à des externalités négatives, à savoir notamment, la destruction de valeur sociales, mais qu’elle doit également, d’un autre côté, faire face à la nécessité, dans l’intérêt de tous, y compris les investisseurs, pris comme personnes physiques partageant la même planète, de

45

Sans doute est-ce également le point d’ancrage des différents discours catastrophisants sur l’économie de marché qui ont germé, suite à l’effondrement du bloc soviétique. 46

E. Morin, La méthode, 6. Ethique, éd. du Seuil, 2004, Ainsi, selon l’éminent auteur : « Là où il s’agit d’obéir à un devoir simple et évident, le problème n’est pas éthique, il est d’avoir le courage, la force, la volonté d’accomplir son devoir. Le problème éthique surgit lorsque deux devoirs antagonistes s’imposent », loc. cit., p. 53.

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préserver ces valeurs. L’éthique des affaires est peut-être toute entière comprise dans ce conflit entre les valeurs financières et les valeurs sociales, conflit traité sous le mode de la régulation qui est la manière moderne de maintenir un équilibre entre des valeurs contradictoires et nécessaires

47.

Le débat initié par les partisans de la théorie des stakeholders l’illustre parfaitement. L’éthique des affaires serait-elle un oxymore ? L’un des principes essentiels développés par les partisans de cette théorie est de dépasser l’erreur de la thèse de la séparation de l’éthique et des affaires, « the separation fallacy », selon E. Freeman

48. Rejeter ce principe de séparation

conduit à deux conséquences. La première est que pratiquement toute décision de gestion (business decision) à un aspect éthique. Pour le mesurer, il suffit de se demander à qui profite ou préjudicie une décision, quelle est la valeur créée et la valeur détruite. La seconde conséquence est qu’un principe de responsabilité d’une décision de gestion est incompatible avec le principe de séparation. Comme le relève E. Freeman, si l’éthique est séparée des affaires, la question de la responsabilité morale d’une décision de gestion n’a pas de sens et l’éthique des affaires devient un oxymore. La théorie des parties prenantes appréhende ainsi la décision de gestion dans une dimension complexe incluant autant la question de la création de valeur que

47

La régulation est une méthode permettant de maintenir un équilibre entre deux objectifs ou deux impératifs contradictoires afin d’éviter que la réalisation complète de l’un n’anéantisse le second. Le droit de la concurrence est très révélateur de cette problématique moderne : destiné à protéger la liberté d’entreprendre en favorisant la concurrence, il est conduit à la limiter car totalement débridée, cette même liberté aboutirait à sa négation, car la concurrence sans frein aboutirait à des situations de monopoles au profit des plus forts, et donc à la négation de la liberté d’entreprendre. L’éthique des affaires peut de la même manière, être perçue comme un instrument de régulation des excès de la promotion de la valeur financière sans remettre en cause cette valeur, mais dans des conditions permettant de préserver les valeurs sociales et partenariales. 48

E. Freeman et alii, Stakeholder theory. The state of the art, Cambridge University press, 2010, p. 6

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celle de la destruction de valeur. Face à une décision, le dirigeant se trouve placée dans une position « multi-fiduciaire », selon l’expression consacrée par certains auteurs, lui imposant d’intégrer le point de vue éthique grâce à une pesée des différentes valeurs en concours. En ce sens la décision de gestion relève bien de l’éthique en ce qu’elle peut conduire à faire des choix équilibrés entre valeurs contraires. Elle exprime un point de vue éthique intégrant toute la complexité humaine. La théorie des parties prenantes rompt ainsi avec la vision simplificatrice, soutenue par M. Friedman, en particulier, et consistant à séparer radicalement les décisions de gestion de tout contexte social, la préoccupation du dirigeant étant de satisfaire exclusivement l’intérêt de l’actionnaire, au nom du principe de séparation des affaires et de l’éthique.

Mais encore faut-il que le dirigeant soit en position de faire ce choix. Face à sa dépendance à l’égard de l’investisseur financier, la question éthique se déplace pour atteindre ce dernier. Le développement des fonds d’investissement, dits éthiques, sont la manifestation de cette extension de cette question éthique à l’actionnaire.

L’éthique des affaires serait en définitive porteuse de plusieurs fonctions. Tout d’abord, elle serait l’expression d’un nouvel instrument de contrôle de l’action des dirigeants devenus omnipotents face à l’effacement structurel de l’actionnaire dilué dans les grandes entreprises industrielles. Mais dans le contexte de la financiarisation, l’inversion des pouvoirs au profit des investisseurs financiers donne à l’éthique une fonction instrumentale et une règle d’évaluation dotée d’une puissante justification morale, mais dont la finalité latente est peut-être au service exclusif de l’actionnaire. En ce sens les valeurs attachées aux actions des dirigeants sont dépendantes d’une volonté de contrôle qui affecte les finalités de la gestion, les rémunérations et même la vie sociale. La transformation des conventions d’évaluation suit de près la mutation du capitalisme et des forces qui le soutiennent.

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L’éthique des affaires est également le signe d’une crise de la légitimité de la vie des affaires. Elle sert à construire des points de vue critique à l’économie de marché ; elle remplit ainsi l’espace laissé béant par le déclin de l’idéologie et des doctrines collectivistes.

L’éthique des affaires est enfin le lieu d’un conflit de valeurs à résoudre. La RSE paraît être finalement la conséquence des destructions de valeur engendrée par l’industrialisation et du déclin de l’Etat-Providence. C’est une nouvelle manière de marier la liberté individuelle et la responsabilité collective en essayant de résoudre le rapport complexe qu’entretiennent deux valeurs contradictoires. C’est peut-être aussi un prolongement du principe de gouvernementalité dans le for intérieur des individu et des dirigeants d’entreprise auxquels il est demandé de ne pas se laisser guider uniquement par l’intérêt individuel, mais de se gouverner afin de satisfaire des intérêts collectifs dont l’Etat-Providence avait jusqu’ici la charge. L’Entreprise-providence serait ainsi l’expression d’un arbitrage complexe entre valeurs contraires.

Pour conclure, la valeur est peut-être la notion dotée d’une force invisible qui, à l’instar des trous noirs qui déterminent dans l’espace la forme des galaxies, pourrait bien être au fondement de l’institution de l’entreprise et des relations de pouvoir et de partage qu’elle déclenche.

Prise dans sa dimension économique, elle s’exprime à travers divers procédés de création, de contrôle et de partage de richesses, agricole, marchande, industrielle, financière, qui déterminent l’organisation sociale, politique et juridique dont l’entreprise, telle que nous la connaissons, n’est qu’une des formes.

Prise dans sa dimension normative ou axiologique, elle produit toute une série de justifications et de conventions d’évaluation qui vont de la propriété individuelle à la RSE et qui sont autant de procédés rhétoriques destinés à soutenir le contrôle de sa création et de son partage. C’est à cet endroit que se noue un

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rapport particulier entre valeur attachée aux biens et valeurs attachées aux actions. Ce lien permet de comprendre les enjeux de justification qui animent la formation des règles et des rapports politiques de contrôle et de partage de la valeur que les règles confortent ou dénouent.

Prise enfin dans sa dimension éthique, la valeur pourrait être également au coeur des choix complexes qui doivent être faits entre création de valeur et destruction de valeur.

Mai 2013