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LES ÉTUDES DU CRIFPierre-André Taguieff Néo-pacifisme, nouvelle judéophobie et mythe du complot N°1 > Juillet 2003 • 36 pages

Marc Knobel La capjpo : une association pro-palestinienne très engagée ? N° 2 > Septembre 2003 • 36 pages

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Jean-Philippe Moinet Interculturalité et Citoyenneté : ambiguïtés et devoirs d’initiatives N°17 > Février 2010 • 28 pages

Françoise S. Ouzan Manifestations et mutations du sentiment Anti-juif aux États-Unis : Entre mythes et représentations N°18 > Décembre 2010 • 60 pages

Michaël Ghnassia Le Boycott d’Israël : Que dit le droit ? N°19 > Janvier 2011 • 32 pages

Pierre-André Taguieff Aux origines du slogan «Sionistes, assassins !» Le mythe du «meurtre rituel» et le stéréotype du Juif sanguinaire N°20 > Mars 2011 • 66 pages

Dr Richard Rossin Soudan, Darfour ; les scandales... N°21 > Novembre 2011 • 32 pages

Gérard Fellous ONU, la diplomatie multilatérale : entre gesticulation et compromis feutrés... N°22 > Janvier 2012 • 52 pages

Michaël de Saint Cheron Les écrivains français du XXème siècle et le destin juif... N°23 > Juin 2012 • 56 pages

Eric Keslassy et Yonathan Arfi Un ragard juif sur la discrimination positive N°24 > mai 2013 • 64 pages

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Crif

N U M É R O 2 5

UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

par

© Copyright 2013 • CRIF

Les propos tenus dans Les Etudes du Crif n’engagent pas la responsabilité du CRIF

Michel GoldbergMaître de conférences en biochimie

à l’Université de La Rochelle

Georges-Elia SarfatiProfesseur des universités

(linguistique française), fondateur de l’Université populaire de Jérusalem,

directeur pédagogique du Centre universitaireSigmund Freud (Paris)

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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L e s É t u d e s d u C r i f4

Michel Goldberg est maîtrede conférences enbiochimie à l’Université

de La Rochelle. Il est habilité à dirigerdes recherches. Il est de nationalitébelge ; il a quatre enfants. Il a exercéles métiers de charpentier, dediététicien et de biotechnologisteavant de devenir enseignant-chercheur. Ses recherches portent surl’étude de l’argumentation et l’analysedes controverses à thème scientifique.Il publie des recherches sur des thèmes tels que la miseen culture des OGM, l’utilisation desnanotechnologies, la disparition des abeilles ou lesdiscours sur la guerre biologique dans les manuels debiochimie. Ses recherches portent aussi surl’enseignement de l’analyse du discours à destinationde publics scientifiques qui n’ont pas de formationapprofondie en sciences humaines ou en linguistique.Ses enseignements en sciences de la nature portent surl’enzymologie et la bioénergétique. Ses autresenseignements portent sur l’éthique scientifique etl’étude des controverses sociales à thème scientifique.

PUBLICATIONS

Garric, Nathalie et Goldberg, Michel (2012)Confrontation de savoirs d’experts destinés

à un public de citoyens : le problème de la défiance dans la médiation de controverses

à thème scientifique. Questions de communication.Série Acte n°17. 189-202.

Goldberg, Michel et Souchard, Maryse (2012)Fiction, idéologie et argumentation

dans le débat sur les OGM. Médiation et Information. Revue internationale de communication n°35 : 175-185.

Garric, Nathalie et Goldberg, Michel (2012) Miseen scène de la scientificité dans le débat citoyen. Lecas des OGM comme argument d’une lettre ouverte

autour de la science. Médiation et Information.

Revue internationale decommunication n°35 : 161-171.

Goldberg, M. (2013) Pensée critiqueà l’université dans des formations

professionnalisantes. Une étude surdes aptitudes des étudiants pour

repérer des arguments fallacieux dansdes controverses. Actes du colloque

international « Questions depédagogies dans l’enseignement

supérieur ». 4-6 juin. Sherbrooke,Canada. (745-55)

Goldberg, M. et Kraska, G. (2013) Un travailcollaboratif en contrôle continu avec un grand

nombre d’étudiants. Actes du colloque international« Questions de pédagogies dans l’enseignement

supérieur ». 4-6 juin. Sherbrooke, Canada. (114-22)

Goldberg, M. et Kraska, G. (2009) L’analyse dudiscours sur une problématique environnementale :

un projet d’enseignement pour des étudiants ensciences. Éducation relative à l’environnement :

Regards - Recherches – Réflexions.219-26.

BIOGRAPHIE de MICHEL GOLDBERG

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Georges-Elia Sarfati estProfesseur des universités,philosophe, linguiste et

analyste ; directeur pédagogique de laSigmund Freud Université (Paris),chargé de cours en psychotraumatologieà la Faculté de médecine de Paris(René Descartes-Paris V) ; fondateurde l'Université populaire de Jérusalem,destinée à informer/réinformer legrand public sur l'histoire et la culturedu peuple juif, aux fins de combattrele préjugé par le biais d'une pédagogie active.

Diplômé en théologie rabbinique de l'InstitutSalomon Schechter (Jérusalem), Docteur en étudeshébraïques et juives de l'Université de Strasbourg.Membre de l'Institut Elie Wisel. Ses travaux portentsur la théorie et l'analyse des rapports entre discourset opinion publique, et plus généralement sur laconstruction du « sens commun », la dynamique desidées reçues, à partir d'une conceptionsociolinguistique des dynamiques institutionnelles(les institutions de sens).

Il est l'auteur de nombreux articles scientifiques dans cesdomaines. Ses ouvrages portent notamment sur lathéorie du langage (Eléments d'analyse du discours,Paris, A. Colin, 2012 ; Dictionnaire de pragmatique, A.Colin, 2012, en col. avec J. Longhi), l'éthique et latradition morale d'Israël (L'histoire à l'oeuvre.

Trois études sur Emanuel Lévinas, Paris,L'Harmattan, 2009 ; Lettres de RabbiIsraël Salanter, trad. de l'Hébreu, Paris,Le Cerf, 2013), ainsi que la critique desreprésentations idéologiques du fait juifet israélien (Discours ordinaire etidentités juives, Paris, 2009 ; Le Vaticanet la Shoah, Paris, 2000 ; Israël/Palestineaux miroirs d'Occident, Paris, 2003,Ed. Berg).

Il est également traducteur en françaisde l'oeuvre du psychanalyste Viktor Frankl (Nosraisons de vivre, Paris, Dunod, 2009 ; Le Dieuinconscient, Paris, Dunod, 2012), et président del'Association Française d'Analyse Existentielle et deLogothérapie, affiliée à l'Institut V. Frankl de Vienne.

BIOGRAPHIE de GEORGES-ELIA SARFATI

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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En 2013, des étudiants de l’université de La Rochelle ont participé à l’écriture

d’une pièce de théâtre dans laquelle les vieux poncifs de l’antisémitisme, comme

l’avarice et la richesse, ont trouvé un large écho. Sujet ? Une multinationale juive,

créée par Richard Goldberg et incarnée par sa fille, une Juive répugnante, s’enrichit dans

la finance folle et mondialisée. La banque Goldberg & Co. a en outre décidé d’investir

sur l’avenir. Comment ? En spéculant sur les enfants mis au monde, rien de moins.

Tout cela a été joué sans la moindre distance, sans le moindre avertissement, sans le

moindre discernement.

Finalement, lorsque Michel Goldberg, maître de conférence, a alerté le président de

l’Université, tout le monde a semblé surpris de sa réaction et la seule personne à être

stigmatisée a été celui-là même qui avait dénoncé ces clichés nauséeux, ces dialogues

minables et cette ambiance malsaine. Il faut voir la pièce au second degré, ont allégué en

chœur étudiants et membres de la hiérarchie de l’université.

Dans ce vingt-cinquième numéro des Études du CRIF, Michel Goldberg raconte les

péripéties de cette lamentable affaire. Quant à Georges-Elia Sarfati, professeur des

universités en linguistique française, il analyse, commente et déconstruit quelques textes

périphériques à l’écriture et à la représentation de la pièce mise en cause : textes publiés

par des collectifs, des étudiants ou l’administration de l’université.

En réalité, cette affaire témoigne de l’état de déliquescence intellectuelle des adeptes du

« on peut tout dire ».

Non, on ne peut pas tout dire et il est même temps d’affirmer haut et fort que le

nécessaire respect de la liberté d’expression se heurte à la non moins nécessaire protection

des personnes visées par les stéréotypes, les clichés et la force des préjugés.

Rappelons à cet égard que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale

considère que la liberté d’expression n’est pas un droit absolu, et qu’il est soumis à

certaines limitations énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme

(art. 29, § 2 et 3, et art. 30) et dans le Pacte international relatif aux droits civils et

politiques (art. 19 et 20), qui convertissent en règles précises de droit international les

principes qui y sont énoncés. Ces limitations résultent d’un juste équilibre entre les

obligations découlant de l’article 4 de la Convention internationale sur l’élimination de

toutes les formes de discrimination raciale et de la nécessité de protéger ces libertés

fondamentales.

Marc Knobel

PRÉFACE

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Il s’agit sans doute d’une première en France. Fin 2012, cinq étudiants de l’universitéde La Rochelle ont participé à un atelier d’écriture pour rédiger une pièce sousl’autorité d’un auteur en résidence. Puis cette pièce a été montée dans un petit

théâtre de la ville avec vingt-cinq étudiants de la même université, sous l’autorité d’unemetteuse en scène. La pièce s’intitule Une pièce sur le rôle de vos enfants dans la repriseéconomique mondiale. Elle a été jouée à cinq reprises entre le 3 et le 7 avril 2013. Elledevait initialement être exportée au Canada et les ateliers qui lui avaient donné naissanceétaient subventionnés par différentes institutions publiques.

Cette pièce veut dénoncer les « excès de la finance folle ». C’est une comédie. On s’ymoque des pauvres, des prostituées, des Chinois, etc. Et l’on y présente les Juifs commeles responsables de l’horreur du monde. Cette analyse montrera qu’il est facile de fairerire un certain public en se moquant de nombreuses minorités. Cela évite aux spectateursd’avoir à se pencher sur leurs propres travers.

Dans cette pièce, le nom du banquier, Richard Goldberg, connote l’image du Juif riche.Sa fille dirige la banque que la pièce entend dénoncer, symbole de cette finance qui meten esclavage nos enfants avant même leur naissance. Dans la pièce, on évalue les enfantsà naître avec des tests ADN pour anticiper le profit que l’on pourra en tirer. La banquièren’aime pas les enfants, et elle fait assassiner son père par l’entremise de la mafia. Pendantce temps, un nazi plutôt sympathique, qui exerçait le métier de cuisinier dans un campde concentration, est pourchassé par des Juifs ultra-orthodoxes. L’un d’eux accepte de seréconcilier avec ce nazi en échange d’une liasse de billets, etc. Aucune autre communautéhumaine présente dans la pièce ne cumule tant de tares propres à susciter la haine. Sid’autres personnages sont laids, c’est parce qu’ils exécutent les basses œuvres de laGoldberg & Co, ou parce qu’ils sont les victimes d’un monde dominé par elle. Ainsi lespauvres gens finissent-ils par se faire expulser de chez eux à cause d’un contrat inventépar… la banque elle-même. Ce sont bien les Juifs qui sont visés dans la pièce. Ils sont aucentre du dispositif, et sans eux, il ne resterait rien de cette « œuvre » – qui n’est déjà pasgrand-chose et dont le seul intérêt consiste à révéler les stéréotypes antisémites présentsdans la mentalité de leurs auteurs.

Cette affaire aurait pu s’arrêter là : un mauvais spectacle écrit et réalisé par des ignorants.Mais cette pièce, désolante de bêtise et de vulgarité, et dont l’écriture constitue unmodèle de conformisme aux idées les plus triviales qui circulent, a été défendue avecobstination par l’équipe de la présidence de l’université et par le théâtre qui l’avait

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1.SI VOUS NE DISPOSEZ QUE DE 3 MINUTES

Plus de mille personnes m'ont aidépour que le théâtre ne devienne pas une caisse de résonanceantisémite. Je leur apporte ici mon infinie reconnaissance.

UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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par Michel Goldberg

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produite. Aucune critique un peu sérieuse à propos des clichés judéophobes de la piècen’a pu être entendue, pas plus par l’université que par le théâtre ou les autres financeurs.Au contraire, la pièce a été soutenue bec et ongles. Ses auteurs ont été comparés àMontesquieu, à Voltaire, à Shakespeare. Et, nous le verrons, pour défendre cettecomédie, tous les moyens étaient bons. En particulier, des attaques violentes etmalveillantes ont été proférées dans plusieurs médias à l’encontre de la personne qui avaitalerté l’université sur la catastrophe en cours. Un florilège de méchanceté, detraquenards, de coups en douce. Toute une artillerie destinée à stigmatiser et à isoler.Cette triste affaire donne une belle occasion de découvrir la trousse à outils dont on sesert aujourd’hui pour détruire l’image d’un homme en toute impunité.

Si l’institution universitaire avait pris la mesure de l’enjeu, et notamment de sa responsabilité pédagogique, si elle avait compris qu’elle devenait l’instrument d’unappel à la haine, si elle avait dénoncé cette infamie, nous n’aurions pas consacré cinqminutes à parler de cette pièce. Ce n’est pas ce qui s’est passé. L’horreur a été considéréetantôt comme une œuvre d’art, tantôt comme une dénonciation de la finance folle, destéréotypes.

Face à un tel déni, nombreux ont été ceux qui se sont élevés contre cette attitude d’uneinstitution d’enseignement supérieur. Ces gens étaient de simples citoyens, qui saventprendre la peine de lire une pièce de théâtre, mais aussi des comédiens, des metteurs enscène, des chercheurs, des auteurs, des responsables politiques, associatifs ou religieux. Ilsont produit de nombreuses analyses face auxquelles il ne s’est trouvé aucuneargumentation quelque peu sérieuse. Il ne s’est trouvé pour défendre la pièce que desattaques ad hominem, des tentatives pour détourner l’attention, des appels martelés à laliberté d’expression à la liberté artistique, à la lutte contre la censure.

Les dialogues de la pièce sont accessibles en ligne1. Tous les textes que nous présentonssont également consultables à la même adresse. On y trouve aussi la brochure deprésentation de la pièce faite par la troupe elle-même et par l’université de La Rochelle.

Enfin, on peut lire sur ce site des analyses, des articles de presse, des communiqués etd’autres articles scientifiques sur la controverse, parus ou à paraître.

Le texte que nous présentons ici reprend certaines idées développées dans ces articles. Ils’agit d’un document qui aborde l’antisémitisme dans l’art, les arguments pour défendreune œuvre antisémite et les moyens de déstabiliser et d’isoler, au sein d’une institution,les personnes qui alertent sur l’actualité de l’antisémitisme.

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1 https://sites.google.com/site/atelierecriturelarochelle/

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A. MarcEn mars 2013, je travaillais avec Marc, un étudiant linguiste. Nous avions reçu unensemble de lettres écrites par des patients qui avaient été hospitalisés dans une unité deréanimation de l’hôpital de La Rochelle. Marc devait en faire une analyse linguistique.Ces lettres étaient touchantes car elles exprimaient l’infinie reconnaissance des maladespour l’équipe soignante qui s’était occupée d’eux en réanimation alors qu’ils étaient dansle coma, ou qu’ils avaient subi une trachéotomie, ou encore lorsqu’ils étaient si faiblesqu’ils ne pouvaient pas parler. Par ces lettres, ils exprimaient les sentiments dereconnaissance qu’ils n’avaient pu dire pendant leur hospitalisation.Chaque rencontre avec Marc était un moment d’intelligence et de finesse d’analyse, caril découvrait des éléments d’une signification profonde dans les lettres qu’il étudiait et ilm’en faisait part avec une clarté de pédagogue. Marc parlait beaucoup, mais cela nesuffisait pas pour rédiger un mémoire de fin d’études. Il avait un souci : il n’écrivait pas.C’est surprenant à dire et à écrire aujourd’hui, mais cet étudiant si délicat et si attaché àlire les autres éprouvait beaucoup de difficulté à écrire. Je prenais plaisir à l’écouter, et jedevais jouer le rôle du méchant, lui faire promettre de rédiger, de m’envoyer chaque jourun peu de texte. Cela a duré près d’un mois.Un jour, Marc m’a raconté qu’il jouait dans une pièce de théâtre avec d’autres étudiants del’université. « Je viendrai évidemment te voir, Marc, je te le promets ! » lui ai-je dit. J’adorevoir mes étudiants en spectacle. Parfois ils chantent, parfois ils jouent de la guitare, maisc’est par le théâtre que je suis le plus attiré. J’en ai fait un peu, très peu (heureusement pourles spectateurs). Mais j’en ai fait assez pour me rendre compte que le théâtre est une formede strip-tease dans laquelle un comédien donne de lui ce qu’il a de plus précieux et de plusintime. Au théâtre, c’est tout ou rien. Et peu importe si le comédien est un professionnelou un amateur. Le plus maladroit d’entre eux peut nous faire pleurer ou rire lorsqu’il vachercher son humanité au fond de lui. Tandis que celui qui connaît toutes les ficelles dumétier peut nous endormir en jouant de façon convenue.

Mais Marc n’était pas vraiment heureux que je vienne le voir au théâtre. Il me disait : « Vousverrez, c’est un peu vulgaire », comme pour me dissuader ou anticiper ma déception. Cettepièce se jouait pendant la « Semaine des étudiants à l’affiche », durant laquelle ils montrentau public rochelais leurs productions. De belles plaquettes avaient été éditées, des pubs sedistribuaient partout en ville. La fac avait même loué de vastes panneaux sur les grandsboulevards, qui déroulaient plusieurs affiches successivement, avec éclairage nocturne.La pièce de théâtre dans laquelle Marc jouait était aussi présentée sur une jolie pageillustrée dans la brochure que la fac avait éditée pour l’occasion. Et un indice gros commeune maison m’indiquait que Marc avait une bonne raison pour me dissuader de venir levoir. Cette pièce était une comédie amusante, mais pas seulement. Car la troupe avait unmessage. Tout en maniant le rire et les chansons, nous allions comprendre les dégâtscausés par la finance folle qui se répand dans le monde. Et la banque qui incarnait cettefolie dans la pièce s’appelait la Goldberg & Co.

L e s É t u d e s d u C r i f1 0

2.COMMENT ÉCRIRE UNE PIÈCE DE THÉÂTRE

ANTISÉMITE EN UNE LEÇON

UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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Goldberg, c’est mon nom. Je suis même un peu plus Goldberg que les autres Goldberg.Car ce patronyme était aussi le nom de jeune fille de ma mère. Je suis un Goldberg aucarré. Mais dans la pièce, Goldberg est le nom qui symbolise l’horreur financière quidomine la planète. Lors des débats ultérieurs, la metteuse en scène affirmera que le nomde la compagnie financière n’avait aucune importance. Certes, c’était un nom juif, maisil aurait pu être norvégien, affirma-t-elle. Elle reprenait ainsi un élément traditionnel dela posture de défense des personnes qui ont participé à une œuvre antisémite.

Cependant, un membre de la troupe expliqua clairement que le nom Goldberg avait étéchoisi par analogie avec Goldman Sachs et Lehmann Brothers. Bref, l’actualité parlait dela crise de la finance qui ruine des pays entiers, des jeunes qui sont plus pauvres que leursparents et dont l’avenir ne fait que s’assombrir. Et de tout cela, la pièce avait surtoutretenu quelques noms à consonance juive.

Déjà dans la première moitié du XXème siècle, le répertoire théâtral s’emballait lorsqu’unévénement politique mettait en lumière un Juif : « L’affaire de Panama, l’affaire Dreyfus,l’affaire Stavisky et la venue au pouvoir de Léon Blum apparaissent très souvent enfiligrane, même dans les pièces qui semblent pourtant éloignées de ces questions et chez lesmetteurs en scène qui affichent le plus grand mépris pour les pièces “politiques”. » Tellepièce de théâtre antisémite « dressait un portrait inquiétant de la “race prudente etdissimulée” qui se rendait “maître de la bourse”, “dirigeait à son goût les affaires” et

influençait les gouvernements2 ». Le théâtre semble devoir incarner dans les personnagesqu’il crée les réalités sociales dont il traite. Et le personnage du Juif semble devenul’incontournable banquier retors égoïste, haineux et pervers. L’impression de conformismedans la pièce en sort renforcée car celui-ci s’inscrit dans une très ancienne tradition.

B. Une communication digne de pros La pièce est financée par le Centre Intermondes, l’université de La Rochelle, l’Institutfrançais et la ville de La Rochelle. La plaquette de l’université nous informait que « pourfaire face à la crise économique, la société d’investissement Goldberg & Co a l’idée demiser sur des nouveau-nés qui rapporteront une certaine somme d’argent à leurs parents

et à leur investisseur une fois adultes ». On nous promettait aussi de voir « despersonnages authentiques, à la fois universels et révélateurs de notre monded’aujourd’hui ». Quand on s’appelle Goldberg, on s’attend toujours à entendre uneallusion aux « montagnes d’or » que nous incarnerions à travers notre nom de famille (enallemand, Gold signifiant or et Berg, montagne, Goldberg signifie « montagne d’or »). Lejeu de mot n’est pas très fin, mais pour le comprendre, il faut connaître deux motsd’allemand. Il est surtout très facile, trop facile, si facile qu’en général, on hésite à le faire. Mais nos auteurs dramatiques n’ont pas hésité. Et en lisant la plaquette de présentation,je pressentais que j’allais découvrir quelque chose de sale, de bête, de convenu, de triste,et même d’infiniment triste. Je ne m’étais pas trompé.

Le dépliant publicitaire expliquait que quelques étudiants de l’université de La Rochelleavaient participé à l’écriture d’une pièce de théâtre sous la direction d’un auteur, ÉricNoël. Dans les faits, il semble qu’un seul étudiant ait écrit l’essentiel du texte, ce qui

1 1N ° 2 5 , o c t o b r e 2 0 1 3

2 Meyer-Plantureux,Chantal, « Les Juifs surla scène parisienne »,Archives juives, n° 39,2006, p. 76-88.

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ternit quelque peu l’image du travail collectif d’écriture que l’on pouvait attendre d’untel projet. Des animateurs d’atelier d’écriture m’ont expliqué qu’une écriture collectiveest généralement assez décousue, car il importe de donner à chaque participantl’occasion d’exprimer ses propres idées, et qu’il est très difficile, sinon impossible, de faireconcorder ces idées avec un schéma narratif unique.La pièce a tout d’abord été lue en public en décembre 2012. Cette lecture n’a semble-t-ilsuscité aucune critique concernant son contenu. Ensuite, une vingtaine d’étudiants l’ontmontée, sous l’autorité d’une metteuse en scène, Claudie Landy, au théâtre Toujours àl’horizon, un lieu connu des amateurs, comme trois ou quatre autres salles de théâtreamateur ou semi-pro dans la ville.Il ne s’agit pas d’une vulgaire blague de potaches et d’étudiants amateurs qu’on auraitjouée pour une fête bien arrosée, un mariage ou une bar-mitsva (euh, non, pas pour unebar-mitsva). Au contraire, les financeurs font grand cas du professionnalisme de l’auteurqui a encadré l’activité d’écriture. Sur différents sites, l’animateur de l’atelier d’écriture, Éric Noël, est présenté comme unauteur québécois, accueilli en résidence au Centre Intermondes de septembre à décembre2012. Il avait déjà été primé dans son pays et avait « encadré les étudiants de l’atelier“Écriture de plateau” en les accompagnant et les guidant dans l’écriture d’une pièce dethéâtre de A à Z ». Et c’est « sous la conduite et la mise en scène de Claudie-CatherineLandy, [que] cette création unique [voyait] à présent le jour ». La préparation du travail théâtral est, elle aussi, mise en valeur dans le dépliant distribuéà l’entrée du théâtre : « Durant ce premier semestre, les étudiants de l’atelier théâtreapprennent à se connaître et travaillent l’improvisation de diverses manières, la voix, lecorps, le rapport à l’espace et la scénographie… À la mi-décembre, des extraits de la piècesont présentés sous forme de lecture au Centre Intermondes. À partir du mois de janvier,les rôles sont distribués et les répétitions peuvent débuter. »Enfin, la metteuse en scène a tenu à féliciter le principal auteur de cette pièce par unemention spéciale figurant sur le dépliant donné avant le spectacle : « Je tenais à tous les

remercier encore, plus particulièrement Romain3, futur écrivain, avocat, comédien,metteur en scène… mais Romain a les compétences pour exercer plusieurs métiers. »

Lisez la pièce, vous en serez convaincus.

C. La pièceL’institution inventée pour incarner la finance dite folle est une multinationale juivecréée par un certain Richard Goldberg. Dès le début, on apprend son assassinat. Labanque est alors incarnée par sa fille, Marta Goldberg, une Juive répugnante qui hurle,vitupère, vomit des grossièretés et porte une chemise rouge pour être plus diablesseencore. Elle s’enrichit dans des manœuvres financières, nouant des partenariats avec lamafia. Les Goldberg méprisent le monde entier. Ils achètent tout un chacun et bernentles gens de mille façons. Ils font travailler un stagiaire 15 ans durant sans le payer. Ilscomplotent. Et ils ne souffrent évidemment pas de la misère qui se répand partout sur laTerre. Ils savent faire profil bas quand le vent est mauvais, c’est-à-dire quand les peuplesse révoltent. Mais c’est pour revenir ensuite sur le devant de la scène et recommencer àfaire de l’argent. Ils tirent profit des mauvais sentiments et du petit esprit égoïste desautres peuples. Marta Goldberg n’aime pas les enfants.

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3 Romain est l’étudiantqui a rédigé l’essentielde la pièce.

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D’ailleurs, elle n’en a pas. Elle imagine une marchandisation des enfants des autres pouren dégager de nouveaux gains. Au passage, on apprend qu’elle a fait assassiner son pèrepar la mafia.

Voici une citation de la patronne de la Goldberg & Co, qui révèle l’état d’esprit duprincipal personnage juif de la pièce :

Le monde n’était plus totalement le même qu’avant, voussavez. La misère s’est développée à une vitesseimpressionnante. Impressionnante, oui. Si nous n’avionspas changé de ligne, nous aurions pu éventuellement laressentir. Certes il y avait peu de chance, mais nous nesommes jamais trop prudents.

À la fin de la crise, nous avons sauvé les meubles, cependantnous n’étions pas forcément les plus appréciés sur la placepublique, vous imaginez bien. Comme on dit souvent, vouspouvez voler le peuple une fois, deux fois, trois fois, quatrefois, cinq fois, six fois, il n’est pas totalement exclu qu’à unmoment, il en ait un peu marre. C’est pour cette raisonqu’on a préféré faire profil bas quelque temps, le temps qu’ilsse jettent la pierre entre eux, histoire de se passer les nerfs. Etpeu de temps après, nous sommes revenus sur le devant dela scène. Nous, enfin le groupe, sous mon impulsionévidemment, grâce à mes idées, grâce à mon inéluctable côtévisionnaire, nous avons changé la façon d’investir. Replacerl’humain, que dis-je, l’enfant !

Oui, placer l’enfant au centre même de la machined’investissement. C’est une idée tout simplement géniale !La mienne, oui, mais avant tout une idée de génie. Audébut, beaucoup disaient que ça ne fonctionnerait pas, queles gens ne suivraient pas. D’autres ont même crié àl’atteinte à la morale, et quoi d’autre encore… ah oui : à ladignité humaine. Du grand n’importe quoi, des conceptsdu Moyen Âge, voire de l’époque des pyramides ! Il suffitaujourd’hui de se pencher un peu, et on constate bienqu’en bas, ils ont totalement intégré le concept. Combiensont-ils aujourd’hui à échanger l’avenir de leur fils contreun beau petit magot ? Des milliards ! Pour eux, rien ne vautle plaisir d’un profit immédiat, c’est comme gagner auloto. Et c’est la chair de leur chair qui leur apporte ceplaisir. Que peut-il y avoir de plus beau pour des parents ?Moi je ne sais pas, je n’ai pas d’enfant, je n’aime pas ça.Mais pour eux, en bas, c’est une chance inouïe.

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Et pour vous, investisseurs prévoyants que vous êtes, c’estun profit continu pour tout le reste de votre vie. Tout lemonde y trouve son compte. C’est ça, pour moi, le sens,l’essence du vivre ensemble ! Le monde est plus solidaire

aujourd’hui. Et je crois y être pour beaucoup…4

Pour les spectateurs endormis, cette idée apparaît une seconde fois sous une forme

abrégée et très légèrement différente5. On trouve donc dans cette pièce « le Juif du mytheantisémite moderne […] qui a perdu les traits visibles de sa différence, celui qu’on nereconnaît que dans ses effets négatifs : invasion, domination, exploitation, destruction »,mais aussi un Juif qui fait partie « des citoyens supérieurement protégés » dans uneFrance où « les Français non juifs seraient les plus mal lotis ». Cette image constitue la

cible de la haine des discours de l’extrême droite6. C’est l’une des raisons pour lesquellescette pièce constitue un appel à la haine.

D. La marchandisation des enfants à naîtreLe thème central de la pièce, son originalité, réside dans une invention. Finies les actionsen bourse comme nous les connaissons. Grâce au génie malfaisant d’une banque juive,on va miser sur les enfants à naître. En fonction de leur pedigree, du niveau d’études deleurs parents, de leur patrimoine génétique, on va leur attribuer une valeur, et on pourrafaire des investissements en prévision du métier qu’ils pourront exercer. Voilà commentça marche :

AGENT : Héhé. C’est toute une belle question, ça, ma petite dame. Laissez-moi vousexpliquer notre système d’investissement. (Il prend une grande respiration et débite la suiteà une vitesse ahurissante.) Nous proposons deux types d’investissement qui dépendententièrement de la qualité du produit sur lequel nos clients veulent investir :l’investissement fluctuant et l’investissement fixe. L’investissement fluctuant consiste àmiser de petites sommes d’argent, en général pas plus de 10 000 €, sur des produits deconditions moyennes. Le principe est qu’à partir de l’âge de 18 ans, ces produits doivent

reverser à l’investisseur entre 5,25 et 10,75 % de leur salaire. C’est pour ça qu’on appelleça un investissement fluctuant car il dépend entièrement du salaire du produit, il fluctue.

Fluctue, fluctuant, même famille. Un produit de condition modeste, dont les parentssont peu instruits a 71,32 % de chance de ne pas faire d’études et de commencer àtravailler dès l’âge de 16 ans et 4 mois. Mais ce n’est pas tout ! Depuis quelques années,nous menons un projet-pilote appelé « Prends-toi en main, produit adolescent ! » Avecun point d’exclamation. Ainsi, nous offrons aux investisseurs, pour un léger supplément,les services d’un de nos agents qui ira à la rencontre de leur produit adolescent dès l’âgede 13 ans pour [lui] expliquer [ses] responsabilités. La probabilité qu’il ait un emploiavant ses 18 ans passe alors de 71,32 % à 94,76 %. Vous me suivez ?

Dans cette réplique (que nous reprenons ici partiellement), on retrouve la critiqueclassique du contrat financier incompréhensible ; une critique qui sera reprise plus loindans la pièce dans une scène où de pauvres gens seront expulsés de la maison qu’ils

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4 Nous avons conservél’orthographe et lasyntaxe des auteurs.

5 Voir page XX de cenuméro [Faire le renvoià la page concernée desCahiers : page 4 desdialogues de la pièce].

6 Taguieff, 1990.

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occupent depuis plusieurs générations. C’est le coup classique du contrat que l’on signesans l’avoir lu, et qui contient évidemment des éléments qui se retourneront contre ceux-là même qui le signent. C’est pour cela que cette réplique est longue, très compliquée etles didascalies nous précisent qu’elle doit être dite à grande vitesse. Dans ce contrat, desenfants à naître deviennent des produits. Ils sont endettés à vie, condamnés à verser 18voire 25 % de leur salaire à ceux qui ont investi en eux. Toutes les assurances et lesbanques du monde nous font signer des contrats que nous ne comprenons pas, mais…la pièce nous montre que ce sont les Juifs qui sont à la manœuvre.

Faut-il s’étonner qu’une telle invention diabolique à l’encontre de nos enfants soitimputée à une banque juive ? Et bien… non. Depuis des siècles, nous sommes habituésà entendre des histoires horribles de Juifs qui s’en prennent aux enfants des autresnations. Pour les violer, pour les vendre et les prostituer, et même pour prendre leur sang– car on raconte que c’est l’un des ingrédients nécessaires à la confection du pain azymelors de la Pâque juive…

Aujourd’hui, la forme de ces infanticides a changé, le fond est resté : méfiez-vous desJuifs. Surtout si vous avez des enfants.

E. La Goldberg & Co tire profit de la cupidité des gens La pièce ne nous décrit pas de sales Juifs dans un monde de gens honnêtes et généreux.Elle nous présente au contraire nombre de personnages sales et méchants. Les Goldbergsavent que le monde est ainsi fait. Ils connaissent les faiblesses des autres peuples etsavent que les vices peuvent devenir une source d’argent.

La scène d’exposition présente une séquence publicitaire à la télé :

ARTHUR : Vous êtes les heureux futurs parents d’un nouveau-né ? Vous avez besoin d’unerentrée d’argent rapide, immédiate, afin de chérir votre enfant – ou tout simplementpour vous acheter ce fameux yacht dont vous rêvez tant ? Nous, chez Goldberg & Co,DEPUIS PLUS DE 20 ANS, nous vous permettons de réaliser ce rêve. C’est très simple,il suffit de nous contacter, un agent viendra vous expertiser pour évaluer votre potentielparental ainsi que celui de votre enfant. Si vous êtes retenu, votre enfant intégrera notrebase de données « produits » et un trader comme moi, Arthur Dixon, s’occupera dedénicher l’investisseur susceptible de vous rapporter gros. Avant même la naissance devotre enfant, vous recevrez ainsi une rémunération pouvant aller jusqu’à, tenez-vousbien, 1 million d’euros.TÉMOIN 1 : Mon mari et moi, on voulait vraiment gâter notre enfant. Grâce àGoldberg & Co, nous avons offert à notre bébé chéri un premier Noël merveilleux. Il nes’en souviendra peut-être pas, mais nous, nous nous en souviendrons toute notre vie.TÉMOIN 2 : C’est vraiment très simple et efficace. Je suis comptable et ma femme aussi,l’évaluation s’est donc très bien déroulée. Un mois plus tard, plus de 200 000 eurosétaient versés sur notre compte. C’est de l’argent rapide, sans aucun effort. Ça m’arappelé le jour où mon père est mort et que j’ai hérité. On peut dire que laGoldberg & Co sait comment recréer ce genre de moments magiques.

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ARTHUR : Grâce à nous, le fruit de votre amour peut vous rapporter gros. Mais ce n’estpas tout. Vous voulez vous assurer une retraite confortable ? Nous avons une solutionrévolutionnaire. Contactez-nous et un trader comme moi, Arthur Dixon, saura vousdénicher le poupon-produit sur lequel investir, afin de vous assurer une retraite paisible.TÉMOIN 3 : J’ai appelé et je ne le regrette pas. Depuis 10 ans, je récupère chaque find’année un profit important. J’ai investi beaucoup sur cet enfant d’immigrants dedeuxième génération, c’était un placement risqué, mais aujourd’hui, il m’a déjà rapportéplus du triple.ARTHUR : Faites comme eux, n’attendez plus, contactez-nous. Quelle que soit votresituation, nouveau parent, futur retraité, ou les deux, Goldberg & Co saura répondre àvos besoins, grâce à cette méthode d’investissement où tout le monde est gagnant.

F. L’emprise sur la liberté d’expressionLa pièce laisse aussi entendre une vieille rengaine selon laquelle il existerait une chape deplomb, celle d’une censure secrète sur ceux qui oseraient parler de l’argent des Juifs. Deux personnages font passer ce message :

MICHEL : On apprenait, donc, hier, dans Le Monde, que Richard Goldberg, richehomme d’affaire juif…VÉRO : Michel ! On peut pas dire ça.MICHEL : Dire quoi?VÉRO : Riche homme d’affaire juif. Tu peux dire un ou l’autre, riche ou juif, mais pas lesdeux pour parler du même homme.MICHEL : Oui, bon, d’accord, alors, lui, là, Richard Goldberg, P-DG de laGoldberg & Co, une entreprise d’investissement franco-austro-italo-nippo-allemande,avait été assassiné. Sa fille, Marta, une riche femme d’affaire juive, (Véro secoue la tête,découragée) prenait alors la direction de l’entreprise.

Par curiosité, j’ai compté dans Google des centaines de milliers d’occurrences à partir derequêtes telles que « Juif riche », « milliardaire juif », « banquier juif », etc. Peu destéréotypes sont aussi populaires et s’expriment sur la Toile avec autant d’aplomb. Il n’ya donc pas de chape de plomb au sujet des Juifs riches, et c’est même l’un des clichés lesplus répandus.Cet exemple renforce l’idée selon laquelle la pièce n’est pas seulement antisémite maisaussi d’un conformisme navrant. Elle utilise ici un ressort classique de l’argumentation,qui consiste à dire au public que l’on est de son côté, contre ceux qui dominent lesmédias, contre ceux qui trafiquent les informations, contre ceux qui nous cachent laréalité du monde. Ajoutez-y le cliché classique des Juifs qui possèdent les médias et vousaurez compris. Bref, la pièce dénonce les responsables du complot juif. Le publicapprécie : le complot juif, ça marche à tous les coups.

G. L’expulsion des pauvres gensLa partie la plus longue de la pièce se déroule dans une famille pauvre, vulgaire, profiteuse,stupide, qui élève mal ses enfants et survit grâce à la prostitution. Si cette pièce avait étéprésentée dans un centre d’accueil pour sans-abris, je pense que les comédiens n’auraient

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pas pu terminer sans prendre quelques œufs pourris dans la figure, tant la caricature estbête et insultante. La machine à débiter les clichés marche ici à plein rendement, et lesauteurs, tout imbus de leur pouvoir d’analyse sociologique, nous montrent ce que l’onpeut dire des pauvres lorsque l’on ne les connaît pas. On ne prend aucun risque en lespeignant tels qu’ils sont dans l’esprit des personnes peu cultivées qui ont écrit la pièce ; lespauvres, surtout lorsqu’ils sont humbles et ignorants, ne viennent pas souvent au théâtre ;et lorsqu’ils viennent, ils sont isolés pour exprimer leur ressenti. Personne ne prendra lapeine d’analyser cette partie des dialogues pour en dénoncer l’inanité. La fin de la piècenous décrit l’expulsion de cette famille pauvre de son logement où trois générationscohabitaient depuis des décennies. Qui a rendu possible cette expulsion ? Les lecteursattentifs de ce texte le savent. La pièce nous révèle qu’il existe un alinéa dans le contratincompréhensible inventé par… la Goldberg & Co, article qui permet de jeter dehorscette bande de pauvres. Et hop ! Le tour est joué. La mafia récupère le bien immobilier.La banque et ses partenaires ont encore gagné. Les enfants tomberont en esclavage, ettoute la famille se trouvera à la rue. Les pauvres perdent ce qui leur restait, mais laGoldberg & Co triomphe dans la spoliation des humbles. Une espèce de conseillèrejuridique exprime ainsi cette idée dans la pièce :

STÉPHANIE : Très bien. J’ai donc observé le déroulement de cette affaire. J’ai étudié votrecontrat en long et en large et j’ai trouvé la solution. Le contrat stipule, à l’article 21alinéa 3, que « en cas d’erreur concernant le produit sur lequel l’argent a été investi, dansla mesure où des éléments extérieurs ont tenté de tromper l’investisseur par diversestechniques de comédie, roublardise ou mesquinerie, l’investisseur ne pouvant agir contrela société Goldberg, elle aussi victime, a le droit de saisir les biens des auteurs desmachinations susdites ». Il est a noté que l’article 22 précise que l’article 21 alinéa 3 estapplicable « même si la machination a consisté à faire passer un endroit miteux en hôtelde luxe par un procédé astucieux de mise en scène, quand bien même cela serait fait avectalent et génie ».

PATRICIA : Ce qui veut dire ?STÉPHANIE : Que Monsieur Luciano va saisir votre hôtel et que vous allez vous retrouverà la rue.

H. Le retournement du discours antisémiteÀ de nombreuses reprises, la pièce expose une stratégie de retournement du discours.Nous entendons signifier par le terme de « retournement » le fait que les personnagesjuifs commettent dans la pièce les crimes dont ils ont été les victimes. Cela revient àaccuser une jeune fille d’avoir « allumé » son violeur, ou pire encore, à accuser la jeunefille violée d’être l’agresseur. C’est elle la coupable. Ici, ce sont les Juifs qui sélectionnentles êtres humains en fonction de leur patrimoine génétique. Ce sont eux qui travaillenten bonne entente avec les États anciennement alliés aux nazis.

I. Le retournement du discours racialDans l’histoire, les Juifs ont été victimes d’un discours pseudo-scientifique sur l’inférioritéde leur « race ».

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Cette discrimination n’est pas arrivée aux Juifs. Pendant qu’ils mangeaient le ragoût dessympathiques cuisiniers nazis, ils pensaient sans doute déjà à mettre en esclavage les enfantsdes autres. La pièce impute ainsi aux Juifs un discours sur la supériorité génétique decertains êtres humains : ils font de la génétique pour classer les populations, pour repérerles bébés dont le métier futur rapportera. Ils pensent comme les généticiens nazis : on saità l’avance quelle vie vaudra et quelle vie ne vaudra pas la peine.

L’idée est ainsi exposée :

AGENT : Arbre généalogique certifié et vos deux certificats de naissance […]. D’ici deuxà trois semaines une infirmière passera chez vous. Un soir après 19 heures ou undimanche, vous ne serez pas prévenus d’avance. Une absence est généralement malperçue. C’est elle qui vous fera les tests d’ADN…VÉRO : Y a des tests d’ADN ?AGENT : Bien sûr, qu’est-ce que vous croyez ?VÉRO : Ben oui, je suis conne.

J. La bonne entente des Juifs avec les États alliés des nazis : nouvelle forme ducosmopolitisme juifLa Goldberg & Co choisit soigneusement ses partenaires. Ils apprécient de travailler avecla mafia, mais pas seulement avec elle. Les Juifs de la pièce s’entendent aussi très bien avecles États qui ont travaillé avec les nazis : la Goldberg & Co est franco-italo-germano-austro-japonaise. On l’apprend au début de la pièce avec un personnage qui s’appelle Michel :« Oui, bon, d’accord, alors, lui, là, Richard Goldberg, P-DG de la Goldberg & Co, uneentreprise d’investissement franco-austro-italo-nippo-allemande, avait été assassiné. » Cechoix particulier de cinq pays est-il le fruit d’un hasard sous la plume de jeunes étudiantspleins de bonne volonté et qui n’ont rien contre les Juifs ? Ici, le hasard n’est pas au rendez-vous. La probabilité de choisir précisément ces cinq États parmi ceux qui composent le seulG20 est de 1/15 504 ! Notons au passage une allusion au stéréotype classique entre tousdu Juif cosmopolite, qui n’a pas d’attache, et peut donc faire le mal n’importe où. MartaGoldberg semble avoir grandi en Italie, avant de commettre ses méfaits en France, traitclassique de l’antisémitisme du XIXème siècle, lorsqu’on écrivait que « le Juif n’a pas depatrie, au sens filial où nous entendons patrie, dans les liens de chair et de sang qui nous

font aimer notre pays et le défendre contre les agresseurs de son espèce7 ».

K. La Shoah, une péripétie de l’histoire qui peut rapporter grosPour parler de la finance dans une pièce de théâtre, on comprend aisément qu’un despersonnages soit un banquier. Si l’on n’est pas bêtement antisémite, on comprend moinsque ce banquier soit juif et pourquoi la pièce insiste tant sur sa judéité. Et l’on expliquemoins encore, voire pas du tout, le rôle de la Shoah et des Juifs ultra-orthodoxes dans cescénario : ces religieux n’y parlent jamais de la finance folle, ils semblent jouer une autrepièce, un second scénario à l’intérieur du premier, qui réussit le tour de force d’être plusaffligeant de bêtise que le reste. Une performance en soi.On va donc rire de la Shoah. Pourquoi se gêner, puisqu’on est libre de faire tout ce qu’onveut (ou presque) sur la scène d’un théâtre ? Il suffit d’avoir du talent, d’être encadré par

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7 Angenot, 1995.

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un auteur renommé, primé et accueilli en résidence dans les très beaux locaux du CentreIntermondes de La Rochelle. Parfois pourtant, sur certains sujets, il semble que personnen’ait envie de rire. On ne va donc pas chercher à tourner en dérision les femmes violéesà Srebrenica. Ou le génocide au Rwanda, ou encore une étudiante écrasée sur la routepar un enseignant alcoolisé. Mais la Shoah, c’est autre chose, surtout pendant la« Semaine des étudiants à l’affiche » de La Rochelle. Dans cette pièce, on trouve uncuisinier nazi âgé de 150 ans (il était déjà cuisinier pendant la guerre), contraint de secacher dans un bordel car ce malheureux vieillard est poursuivi par un Juif religieux etune Chinoise déguisée en Juif religieux. Ces deux crétins, hargneux et vindicatifs, sonttoujours aussi assoiffés de vengeance, même si longtemps après la Shoah, et s’enprennent au cuisinier. Le plus fin, le plus innovant sur le plan dramaturgique, vient avecla réplique adressée à ce Juif : « Vous savez, monsieur le Juif, pourquoi cette obsession[de chasser les nazis ?] Je pense qu’il faut savoir pardonner. D’autant que toute cettehistoire n’est qu’une histoire de ragoût. » Ceux qui ne rient pas ont vraiment l’espritchagrin. C’est ainsi que l’on ridiculise la chasse aux nazis : les Juifs ultra-orthodoxes nechassent pas des assassins qui ont voulu exterminer un peuple ; ils chassent un pauvrecuisinier, au demeurant plutôt sympathique en dépit de ses piètres talents culinaires.Pour en finir avec la poursuite de ce pauvre cuisinier, on cherche à calmer ce Juifrevanchard. Comment s’y prendre ? C’est très facile quand on connaît les obsessions desJuifs. Alors, dans un élan d’inventivité théâtrale, l’un des personnages sort une liasse debillets et la met dans la main de ce stupide Juif ultra-orthodoxe. Tout surpris et heureuxde se trouver brusquement enrichi par son Shoah business, le Juif vindicatif et revanchardvient à son tour serrer la main du pauvre cuisinier nazi. Sans commentaire.

Il est bien d’autres scènes encore où l’humour n’est pas au service de la liberté de penser,où il ne sert pas à tourner en dérision une institution ou une idéologie, où il n’est pasl’arme d’une dénonciation sociale. Bien souvent dans cette pièce, le rire est au service dela haine d’une minorité et de la détestation d’une autre. Ce n’est pas de l’humour, et c’estun piège de chercher à faire de nous des esprits chagrins. Ce n’est pas du Rabbi Jacob. Cen’est pas La Grande Vadrouille. Ce n’est pas non plus Pierre Desproges. Voici un extraitde la scène de chasse au cuisinier :

Friedrich entre, affolé, suivi de Cohen 1 et Cohen 2.

FRIEDRICH : Au secours ! Au secours !COHEN 1 : Tu ne peux plus t’échapper charogne. Ça ne sert à rien.COHEN 2 : Ça ne sert à rien charogne. Tu ne peux plus t’échapper.ARTHUR : On ne vous dérange pas ? On vous a dit de rester en cuisine, vous.FRIEDRICH : Ja ! Mais c’est eux là ! Ils me veulent !ARTHUR : Ils quoi ?COHEN 1 : Il s’agit de Friedrich Hanzel. Cuisinier, certes, mais nazi du IIIème Reichavant tout. Nous sommes ici pour l’arrêter et pour le faire juger.COHEN 2 : Il s’agit d’un nazi du IIIème Reich. Friedrich Hanzel certes, mais cuisinieravant tout…ARTHUR : Vous répétez toujours ce que dit l’autre ?

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COHEN 1 : On essaie oui. C’est pour donner un petit effet comique, mais ça marche pas, ily arrive pas. Tiens, puis arrête, ça m’agace. Friedrich Hanzel, ici présent, est donc un nazi.Il était cuisinier dans un camp de concentration durant la Seconde Guerre mondiale. COHEN 2 : C’est pour ça que nous le recherchons. Il doit payer pour ses crimes.FRIEDRICH : Mais aidez-moi ! C’est des fous !LE STAGIAIRE : Je veux bien que sa cuisine soit dégueulasse, mais on n’arrête pasquelqu’un pour autant.FRIEDRICH : Ja ! J’ai toujours fait le même ragoût.ARTHUR : Tu sais, ce sont des gens très à cheval sur la cuisine.COHEN 1 : Taisez-vous, assassin ! Vous êtes un meurtrier ! Vous allez payer ! Toi, dis-luises droits.COHEN 2 : Alors tout ce que vous direz retiendra des charges… par rapport à nosancêtres qui ont souffert, car oui on a beaucoup souffert… vous êtes ici pour…COHEN 1 : Qu’est-ce que tu racontes, abruti ?COHEN 2 : Nan, mais j’en ai marre, là.COHEN 1 : De quoi ?COHEN 2 : Mais de tout ça. Ça a aucun sens, deux rabbins qui pourchassent un cuisiniernazi. Les gens ne vont rien y comprendre. C’était déjà assez tordu comme ça, voilà qu’ony fout deux rabbins. Puis tu me parles comme à ton chien. Je m’en fous de toutes ceshistoires moi. Je suis même pas juif en plus ! Il peut bien cuisiner ce qu’il veut je m’entamponne. Puis regarde-le, il doit bien avoir 150 ans ton nazi, c’est n’importe quoi.Donc tu restes si tu veux, mais je veux pas être lié à cette histoire de débile.Cohen 2 sort.LE STAGIAIRE : On fait quoi maintenant ?COHEN 1 : Sale traître ! Moi je trouve ça pas mal cette histoire de Juifs et de nazis. Etpuis c’est obligatoire. Allez on s’y met tous ensemble et on le juge ici. Qu’on organise untribunal !ARTHUR : Nan, mais là, ça devient trop con. Faut nous laisser maintenant.

COHEN 1 : Jugeons-le !ARTHUR : Vous savez, Monsieur le Juif, pourquoi cette obsession ? Je pense qu’il fautsavoir pardonner. D’autant que toute cette histoire, n’est qu’une histoire de ragoût.

COHEN 1 : Mais c’est un nazi !ARTHUR : Tout le monde à ses petits défauts. Une poignée de mains et tout le monderentre chez soi ?COHEN 1 : C’est un nazi !Arthur sort une liasse de billets et donne à Cohen 1 qui vient serrer la main à Friedrich. Il sort.LE STAGIAIRE : La beauté du pardon.

L. Un monde enfin délivré de la tyrannieLa dernière longue réplique de la pièce nous donne une sorte de conclusion éthique surla vision de l’avenir. La metteuse en scène de la pièce m’a dit que si je l’avais écoutéeattentivement, j’aurais compris que nos étudiants sont des gens de qualité. Selon elle,c’est un message d’espoir, dans lequel nos rêves d’un monde meilleur se réaliseront…lorsque nos « univers respectifs nous auront enfin délivrés de leur joug tyrannique ».

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Leur joug ? Quel joug ? Relisez la pièce, vous comprendrez. Qui endette les enfants avantla naissance ? Qui fait travailler des stagiaires pendant 15 ans sans salaire ? Qui n’aimepas les enfants ? Qui assassine son père ? Qui trompe le peuple six fois ? La pièce n’est,décidément, « pas antisémite »…

Même quand ils rêvent d’un monde meilleur, nos étudiants nous rappellent d’où vientle mal. Certes, ici, il n’est pas nommé – selon une technique ô combien classique pourfaire passer un message sans prendre le risque de se retrouver devant un tribunal. La pièces’achève donc sur ces mots :

TERRENCE, regardant le public après temps, l’air questionné : […] Quand on a aucuneestime pour rien, ça sert à rien de parler. Moi, ce que je voulais, c’était voyager. Fuir,peut-être oui, mais voyager quand même. Moi, et mes compagnons de voyage animéspar la même rage de vivre, nous aurions été les héros d’un nouveau monde. Le nôtre.Notre équipage aurait sillonné les mers, comme tous nos rêves nous auraient formatés.Les rêves de ceux qui désirent briser les chaînes de la foule, les rêves du vieuxsaltimbanque qui la regarde avec tristesse et résignation, les rêves d’un enfant dontpersonne ne veut, les rêves de ceux qui croient en l’Humanité, qui n’y croit pas, qui n’ycroit plus – qu’importe, au final –, tous ces rêves auraient été le ciment qui nous auraitreliés, mes amis et moi, pour former cette grande bâtisse qu’aurait été notre monde. Nosunivers respectifs nous auront enfin délivrés de leur joug tyrannique, et nous nousapprêterons enfin à en jouir. […]

3.DES STÉRÉOTYPES ANTISÉMITES VIVACES EN FRANCE

A. L’Histoire est repassée par chez moiAu théâtre, lorsque la répugnante banquière juive est apparue sur scène, j’ai repensé àmes parents. J’ai aussi pensé à mes quatre enfants. Je me suis dit : Voilà les discours quis’étalaient en ville quand mes parents étaient de jeunes adolescents. Et voilà maintenant

l’histoire qui frappe à ma porte. Et c’est chez moi que ça se passe maintenant. L’horreurchez les autres, c’était avant le 3 avril 2013. Maintenant, l’histoire se rappelait à moi àLa Rochelle. Je me suis dit : Si tu laisses passer un tel torrent de boue, tu laisseras toutpasser ensuite. Tu deviendras moins que rien à tes propres yeux et tu l’auras cherché ! Les spectateurs riaient de bon cœur. Comme on rit lorsque des amis sont sur scène, pourleur donner du courage et pour manifester sa joie. Sur la scène, les Juifs étaient la cibledes pires horreurs. Enfin les étudiants pouvaient se lâcher. La finance folle, la banquejuive, ils pouvaient dénoncer tout cela, et de quelle façon ! Ces jeunes gens nousdonnaient une leçon d’économie politique. Un mélange de critique sociale, mâtinée devulgarité et de grossièreté, pour bien montrer ce qu’il faut penser des conventions quiemprisonnent les esprits chagrins. Ils n’en faisaient jamais trop. Juste assez pourtémoigner de l’indigence de la pensée de quelques auteurs. Juste assez pour révéler lesrecettes qui font rire, au théâtre, une certaine élite rochelaise. Lorsque la pièce s’estterminée, j’étais livide.

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Je me sentais totalement étranger aux rires, aux paroles joyeuses, à la satisfaction desspectateurs qui m’entouraient. En quittant ma place, j’ai vu une des comédienness’avancer vers moi avec un grand sourire et beaucoup de détermination. Elle écartaitpoliment quelques spectateurs pour s’approcher de moi et elle m’appelait : « MonsieurGoldberg, vous ne me reconnaissez pas ? Je suis une de vos étudiantes ! On m’a dit quevous étiez dans la salle ! Je voulais savoir ce que vous pensez de notre travail ! ». Cettebelle jeune fille jouait dans la pièce le rôle de Marta Goldberg, la banquière qui incarnetout ce que la pièce veut dénoncer. J’étais abasourdi. Elle tirait une grande fierté de cetravail de comédienne ! Son grand sourire et son regard heureux en disaient long sur sonsentiment d’avoir bien joué. Elle avait certainement beaucoup appris, beaucoup répété,et, pendant la pièce, elle se donnait tout entière dans son rôle qui n’est pas facile. Il fallaitbien admettre qu’elle avait mis tout son cœur dans son travail. Je lui ai dit que je voyaisdans sa prestation le fruit d’une grande volonté, mais je n’ai pas pu m’empêcher de luidire que le texte ne me plaisait pas du tout. Elle m’a simplement répondu que ce n’étaitpas elle qui l’avait écrit, et nous en sommes restés là.

B. Vu de La RochelleLes habitants de La Rochelle sont souvent fiers d’y habiter et mettent en avant lesévénements de toute sorte qui rendent la vie sociale et culturelle plutôt attirante pourune petite ville. La Rochelle est aussi peuplée qu’Asnières, Aulnay-sous-Bois,Champigny-sur-Marne ou Vitry-sur-Seine, mais chacun reconnaîtra qu’on parle plussouvent de La Rochelle, et surtout qu’on s’y rend plus volontiers. La ville a été pionnièrepour de nombreuses expériences (les vélos de location, la journée sans voiture, la voitureélectrique, etc.). D’importants festivals s’y déroulent, tant pour la chanson que pour lecinéma, la télévision ou les reportages.

Mais La Rochelle a une autre fierté : l’extrême droite y est peu représentée et ne compteaucun élu au conseil municipal. Par ailleurs, la mairie déploie tous ses efforts pour queles représentants des différentes communautés se rencontrent et que, par le biais denombreuses initiatives, toutes les minorités vivent en bonne entente. Ainsi, lorsque ladirectrice récemment nommée de la plus grande salle de spectacle avait invitéDieudonné à venir se produire à La Rochelle, c’est le maire qui avait décidé de romprece contrat, conscient du risque de voir la ville condamnée en justice. Bref, ni Dieudonnéni ses idées ne sont pas les bienvenus ici.

Vu de La Rochelle, je me rendais compte que la réalité était beaucoup plus dure ailleurs. ÀVaulx-en-Velin ou à Trappes, la communauté juive est, pour l’essentiel, partie au cours desvingt dernières années. Une sorte de purification ethnique sans mort, sans armée, sans bruit,sans même que l’opinion s’en émeuve. Il existe aujourd’hui, dans notre pays, des villes danslesquelles les Juifs ne sont plus les bienvenus ; ils y sont même plutôt malvenus. D’ici, j’aisuivi l’actualité des violences contre les synagogues, l’assassinat d’Ilan Halimi après d’atrocessouffrances – dans une cachette que connaissaient plus de cinquante personnes qui n’ontrien dit… Et, bien entendu, j’ai beaucoup lu sur la tuerie de Toulouse, menée contre uneécole juive en 2012. Depuis La Rochelle, tout cela relevait de l’actualité radiophonique, etici, l’antisémitisme était considéré comme maladie quasiment éradiquée.

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C. Un antisémitisme qui perdure dans la France d’aujourd’huiL’antisémitisme n’est pas l’apanage de fanatiques décérébrés, d’abrutis obnubilés quiexpliquent n’importe quel problème de société par le rôle qu’y jouent les Juifs.L’antisémitisme peut aussi être une pensée qui nous imprègne dès l’enfance dans desrécits, des films, des blagues, des discussions entre amis, des allusions, même si nousrejetons toute forme de racisme. Ginette Herman nous explique qu’aucun d’entre nousn’échappe aux stéréotypes : « [Les stéréotypes] renvoient à ce que nous savons, ou plusprécisément à ce que nous croyons savoir du monde qui nous entoure, ainsi que des gensqui font partie ou non de notre environnement. Un stéréotype vise un groupe, toutautant que les individus qui en font partie. Nous attribuons en effet aux individus lescaractéristiques que nous associons au groupe dans son ensemble. Ce phénomène

d’attribution est général : tout le monde le pratique ; personne n’y échappe8. » Ainsi,pour comprendre l’étendue et l’impact de l’antisémitisme, il faut aller au-delà de la seulelecture et des journaux qui vivent de la haine des Juifs.

C’est ce qu’à fait Marc Angenot9 pour décrire la genèse de l’affaire Dreyfus. Il a cherché« à voir non pas les seuls “professionnels” du pamphlet antisémite, mais à identifier etcomprendre une dissémination générale d’énoncés méfiants ou hostiles à l’égard desJuifs, de stéréotypes et de mythes dispersés dans le système global de ce qui s’imprime etse lit à cette époque ». C’est la raison qui nous pousse à étudier de près cette pièce : uneconstruction antisémite, produite par des personnes qui ne le sont peut-être pas pourcertains, certainement pas pour d’autres. Il n’est pas anodin de remarquer qu’il s’agissaitd’une production rochelaise, cette ville belle et rebelle dont sont tombées amoureuses desfamilles juives arrivées d’Algérie et du Maroc dans les années soixante.

Notre étude est justifiée par notre vigilance. Nous savons que les stéréotypes à l’encontredes Juifs sont encore très présents, et qu’ils ne disparaîtront sans doute pas à l’échelle denos vies. Nous savons aussi qu’ils ne sont pas inoffensifs et que le climat actuel de laFrance est propice à un retour de la violence fondée sur la haine de l’autre.

Certes, les stéréotypes présents ne sont pas nécessairement assumés et, en l’occurrence,nous acceptons l’hypothèse selon laquelle les intentions de nombreux membres de latroupe, peut-être tous, n’étaient pas antisémites. C’est la raison pour laquelle nousn’avons pas porté plainte. Mais nous savons aussi que les arts du spectacle, et le théâtreen particulier, véhiculent des sentiments, des idées, des idéologies, des projets humains– et que ce sont eux qui suscitent d’ailleurs une bonne part de l’intérêt que le public leurporte. Ce que l’on dit, même pour rire, s’inscrit en nous. Le théâtre porte un discours,une volonté d’influencer, et « le discours est une activité tout à la fois conditionnée parle contexte et transformatrice de ce même contexte10 ». Le théâtre nous dit « voilà ce que nous nous autorisons à dire, voilà ce que nousrevendiquons de pouvoir dire, voilà au fond ce que vous n’avez donc aucune raison dene pas dire ». D’ailleurs, les comédiens de cette pièce ont souvent pris appui, par la suite,sur d’autres œuvres théâtrales pour revendiquer la légitimité de leur propre discours : « SiDesproges l’a fait, pourquoi pas nous ? » Sans doute ne se rendent-ils pas compte qu’ilscommettent une confusion.

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8 Herman, 2013.9 Angenot, 1995.10 Kerbrat-Orecchioni,2002.

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D. La libération de la parole antijuive en FranceDans une interview récente parue sur le site Surlering.com, Pierre-André Taguieff discute lesnouvelles formes d’antijudaïsme, et l’on croit relire notre pièce de théâtre en le suivant :

[La libération de la parole antijuive] est là un phénomène longtemps marginal, lié àl’offensive négationniste (qui a été contenue), mais qui me paraît être en cours dedémarginalisation. Il s’agit d’un mélange de provocation (visant souvent la mémoire dela Shoah) et d’autovictimisation (on se présente comme victime d’une censure orchestréepar « les sionistes » ou par les gardiens des prétendus « mythes fondateurs » de l’Étatd’Israël, pour parler comme Roger Garaudy). On voit en effet se multiplier de petitsentrepreneurs idéologiques appartenant à l’industrie culturelle « antisioniste », telDieudonné, mêlant de plus en plus nettement la thématique négationniste à sesprovocations calculées. […] Le nouveau discours anticapitaliste, à travers la banalisationdes thèmes « antimondialistes » ou « altermondialistes », a pris une tournure antijuive.La fixation sur quelques grandes banques désignées par des patronymes juifs (GoldmanSachs, Lehman Brothers, etc.) en témoigne. Il y a donc à la fois de l’ancien (l’amalgameJuif-finance-richesse-domination) et du nouveau (les « sionistes » comme comploteurs,

« racistes », « assassins », inventeurs et exploiteurs du « mythe » de la Shoah)11.

Pour expliquer la banalisation de la culture antijuive, Taguieff poursuit : « il faut partirde la jalousie sociale très répandue dans les « quartiers sensibles », une jalousie alimentéepar divers stéréotypes, dont celui du « Juif riche », celui du Juif puissant dans la finance,la politique, les médias. D’où le raisonnement-type qu’on rencontre dans certainsentretiens semi-directifs avec des « jeunes » issus de l’immigration et marginalisés : « Sinous sommes malheureux, pauvres, exclus, sans travail, c’est de leur faute. » Les Juifs sontaccusés de prendre toutes les places (les bonnes), d’occuper tous les postes désirables.S’ajoute l’accusation de la « solidarité juive » : « Ils se tiennent entre eux ». Les antijuifsconvaincus voient les Juifs comme une espèce de franc-maçonnerie ethnique, pratiquantle népotisme à tous les niveaux, dans tous les domaines. « Ils sont partout », « Ils ont lepouvoir », « Ils nous manipulent » : thèmes d’accusation fantasmatiques exprimant une

paranoïa socialement banalisée. Dans le jeu des passions antijuives, le ressentiment mènela danse : une haine accompagnée d’un sentiment d’impuissance, qui ne cesse del’aiguiser comme de l’aiguillonner. La jalousie sociale en est la traduction courante. »

L’antisémitisme a cette particularité étrange de se développer même lorsqu’il n’y aquasiment pas de Juifs contre lesquels il serait possible de l’exercer. Dans son ouvrage surl’antisémitisme en France en 1889, Marc Angenot décrit un antisémitisme virulent dansun pays qui ne compte que 0,2 % de Juifs. Il relève des thèmes présents que l’on retrouveradans la pièce de théâtre rochelaise : l’accusation de crime rituel dans lequel on pratique lemeurtre d’enfants chrétiens et que la pièce transforme en une mise en esclavage des enfants.Le Juif qui se cache, qui a l’amour de l’or, qui pratique un complot financier ; tout celaexistait déjà en France au XIXème siècle. Et puis surtout ceci : « Axiome élémentaire del’art dramatique de l’époque : tout personnage juif doit être odieux pour être vraisemblable.Le théâtre romantique (Hugo, Vigny, Musset) n’y échapperait pas. Juif espion, Juifd’argent, Juif de pouvoir, belle Juive pourvue des mêmes défauts, ce sont là quelques

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11 Interview de Pierre-André Taguieff parClémence Boulouque,réalisée le 21 mai2013.

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stéréotypes véhiculés par les écrivains de 1889. La littérature pour jeunes ne s’encombred’aucune nuance ; sa pédagogie est ouvertement celle du racisme, de la xénophobie, du

mépris de ce qui n’est pas français12. » La différence de la pièce rochelaise avec cettelittérature vient de ce que les Français y sont montrés également, pour certains d’entre euxdu moins, comme des personnages répugnants ; mais cette déchéance morale trouve sonorigine dans une finance qui détruit toute forme d’humanité et dont la responsabilité enrevient à une banque juive. Et aujourd’hui, à l’université de La Rochelle, on ne peut queconstater, comme en 1889 « l’acceptabilité réelle par toute une société d’un antisémitismevirulent ». L’explication de cette haine à l’encontre des Juifs n’est pas différente de celle donnée parPierre-André Taguieff : « À l’origine, une angoisse généralisée en face d’un siècle quis’achève, d’un présent instable, d’un futur incertain. Vécu subjectif d’un désordre dans

l’histoire, d’un changement radical, incontrôlable, irrémédiable13. »

Le combat contre cette pièce de théâtre antisémite s’inscrit donc dans un combat pluslarge contre une pensée antisémite qui reste vivante en France et qui peut à tout momentsombrer dans la violence. C’était un combat juste, et l’on pouvait s’attendre à ce quel’université et le syndicat des enseignants soient unis pour tenir le même langage defermeté à l’encontre des responsables de ce spectacle. Il n’en a rien été.

Si nos adversaires ont conduit l’université à défendre une position totalement contraireaux valeurs de la laïcité et de la République, c’est parce qu’ils ont dévoyé des valeurs tellesque la liberté d’expression, la lutte contre la censure, la liberté artistique. En flétrissantces valeurs, ils ont tenté de discréditer un combat juste contre l’antisémitisme.

Michel Goldberg

Bibliographie

Angenot, Marc, Ce que l’on dit des Juifs en 1889. Antisémitisme et discours social, Paris,Presses universitaires de Vincennes, 1989.

Angenot, Marc, « “Un Juif trahira” : La préfiguration de l’Affaire Dreyfus (1886-1894) »,Romantisme, n° 87, 1995, p. 87-114.

Herman, Ginette, « Discrimination : production, effets et actions », Politique, revue dedébats (sous presse).

Kerbrat-Orecchioni, Catherine, « Contexte », in Patrick Charaudeau et DominiqueMaingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002.

Taguieff, Pierre-André, « Antisémitisme politique et national-populisme en France dans lesannées 1980 », in Pierre Birnbaum (dir.), Histoire politique des Juifs en France, entreuniversalisme et particularisme, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciencespolitiques, 1990, p. 125-150.

Wolf, Marc-Alain, et Angenot, Marc, « Ce que l’on dit des Juifs en 1889. Antisémitisme etdiscours social », Romantisme, n° 70, 1990, p. 104-105.

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12 Wolf, 1990.13 Cité in Wolf, 1990.

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Pour servir d’excursus à l’analyse d’un scandale ordinaire :entours et atours d’une pièce antisémite

« Opinion publique, paresse privée »Friedrich Nietzsche

Cette analyse prend pour unique objet les textes les plus représentatifs produitsdans l’enceinte de l’université de La Rochelle, afin de tenter de répondre à laprotestation et au grief d’antisémitisme exprimé par Michel Goldberg, qui

exerce dans cet établissement en qualité de maître de conférence. L’ensemble des textesest accessible en ligne. Tous méritent d’être lus. Néanmoins, pour des raisons quitiennent au volume de développement, nous avons délibérément centré leur analyse surles lettres à caractère institutionnel et/ou collectif : lettre du dramaturge Éric Noël, lettredes étudiants « apprentis-auteurs », lettre des étudiants acteurs, lettre du bureau del’association théâtrale Toujours à l’Horizon, et communiqué de la présidence del’université. Cette analyse s’intéresse donc à la production de textes périphériques àl’écriture ainsi qu’à la représentation de la pièce mise en cause. Pour autant, leur lecturenous introduit de plain-pied au cœur de la polémique.

Également partisan de la liberté d’expression, nous assumons, tout comme les auteurs deces textes, la formulation de toutes nos perspectives, certain que le débat public est eneffet le meilleur garant d’une vie démocratique digne de ce nom, et que la controverserigoureusement menée est de nature à clarifier les termes aussi bien que les enjeux du

désaccord1.

1.LA LETTRE DE L’AUTEUR EN DÉFENSE DE

LA PIÈCE INCRIMINÉE : « SOLIDARITÉ D’ABORD… »

La première caractéristique de la lettre de protestation d’Éric Noël consiste, comme laplupart des autres écrits de cette affaire, à mettre en cause Michel Goldberg qui, le premier,dénonça les aspects équivoques de la pièce : « La controverse que nous connaissons, et dontje ne rappellerai pas tous les détails, a été déclenchée par M. Goldberg, enseignant àl’université de La Rochelle. D’un côté, il y a ceux qui condamnent la pièce, la plupart sansl’avoir lue [mais] en ayant lu une version biaisée, puisque commentée et orientée parM. Goldberg. Ceux-ci demandent à l’université de la désavouer pour propos antisémite(nous parlons donc ici d’une censure franche, quoi qu’en disent les tenants de cetteopinion)… » En somme, il a fallu qu’un Juif conscient de sa judéité soit présent pour quela pièce revête un caractère antisémite. Mais de l’avis d’Éric Noël, la réaction de soncontradicteur doit avant tout être mise sur le compte d’une sensibilité exacerbée,susceptible d’affecter son jugement : « Je comprends la réaction sensible de M. Goldberg.

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1 Dans les extraits cités,les italiques sont denous.

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par Georges-Elia Sarfati

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J’ai entendu son opinion et son émotion. Mais je n’approuverai jamais la démarcheintellectuelle démagogique qui l’accompagne ». On est ici fondé à se demander si le faitd’« entendre » suffit, et si le véritable souci d’un point de vue autre que le sien n’aurait pasdû amener celui qui s’oppose à la « censure » au nom de la « liberté d’expression », à traduiredans les faits ses préoccupations éthiques, en écoutant la critique au lieu de se raidir dansla posture de la « bien pensance » offensée. À défaut, il s’est enlisé avec ses thuriféraires dansune dénégation sans fin, aussi buttée qu’indigente.

La pétition de principe : sans même considérer un instant les caractéristiques de la parolejudéophobe, Éric Noël présuppose qu’il ne lui incombe pas de considérer sérieusementla critique qui vise la pièce dont il est l’auteur. Il se contente de protester de sa bonne foi,en appuyant d’abord sa défense sur l’image qu’il se fait de lui-même : « Je ne suis pasantisémite et ce texte ne l’est pas davantage. Comment peut-on ne pas lire dans cettepièce le désir de caricature alors que le cliché de la riche Juive (comme tous les autres)est montré, souligné, expliqué avec autant de transparence ? Il va de soi que de mettrede l’avant un tel personnage relève d’une démarche satirique. Il est impensable et il s’agitd’un raccourci intellectuel malheureux que de prétendre qu’il y aurait résurgence d’unthéâtre antisémite digne des années 1930. »

À cette déclaration s’ajoute un argument, celui de la légitimité de l’auteur : « J’ai 29 ans,je suis un auteur de théâtre professionnel, diplômé de l’École nationale de Théâtre duCanada en 2009, membre du Centre des auteurs dramatiques (CEAD) et del’Association québécoise des auteurs dramatiques (AQAD). J’écris un théâtrecontemporain où je traite de sujets personnels et des répercussions de nos actes intimesdans la sphère familiale et sociale. Ma pièce Faire des enfants a remporté le prix Gratien-Gélinas 2010, remis à la meilleure nouvelle pièce canadienne écrite par un jeune auteur.Je suis publié, joué, traduit. »

Éric Noël s’inscrit, à l’en croire, dans la grande tradition de l’intellectuel engagé, del’artiste-militant dont l’intégrité morale ne saurait être mise en doute : « En parallèle dumétier d’auteur, je travaille depuis 2008 avec plusieurs groupes humanitaires en tant querecruteur de donateurs, formateur, responsable d’équipe et responsable de programme.J’ai participé pendant trois ans à mettre sur pied les programmes de collecte de fonds dela Fondation québécoise du sida et je consacre aujourd’hui plus de 35 heures par semaineà travailler pour plusieurs organismes : Croix-Rouge canadienne, Médecins sansfrontière, WWF, Fondation David Suzuki, CARE Canada. » L’argument décisif sembletenir au fait que l’écriture de la pièce incriminée s’inscrit de plain-pied dans le cadre desnormes déontologiques défendues par le « Manifeste » de l’Observatoire de la liberté decréation. En principe, la seule lecture du paragraphe cité devrait boucler le bec de toutempêcheur de jaser en rond. Nous y reviendrons plus loin.Il n’est pas douteux qu’Éric Noël est un jeune artiste très représentatif de son époque, etdes mots d’ordre de l’humanisme de son temps : « Je suis membre de Québec Solidaire,un parti politique de gauche qui est le fervent porte-parole des minorités. Je suis unmilitant, un défenseur des causes humanitaires. Je lutte contre la pauvreté, l’injustice, leracisme, l’intolérance. La justice et le travail humanitaire me passionnent. »

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Arrêtons-nous un instant sue cette dernière mention. Dans la page Wikipedia accessiblesur Internet, voici la définition que le parti Québec Solidaire donne de lui-même :« Québec Solidaire est un parti politique québécois qui œuvre sur la scène politiqueprovinciale du Québec. Sa plateforme écologiste, progressiste, démocrate, féministe,altermondialiste, pluraliste et souverainiste le situe à gauche dans le spectre politiquequébécois. » Rappelons seulement pour mémoire que Québec Solidaire, dirigé jusqu’en2012 par le député Amir Khadir, s’est enrôlé dès 2007 dans la campagne « Boycott,désinvestissement et sanctions » visant l’État d’Israël.

Éric Noël, s’il est un membre actif du parti Québec Solidaire, participe des certitudes del’humanisme contemporain pour lequel progressisme, écologie, et altermondialisme

riment avec antisionisme2. À notre connaissance du moins, il n’a jamais pris ses distancesavec cette version du progressisme contemporain, ce qui explique que son œuvre« sociale » soit si prisée dans l’université française. Y aurait-il donc un lien discret entresa représentation de la finance internationale et ses convictions altermondialistes ? Ilpersiste avec aplomb : « Quand les étudiants m’ont dit qu’ils voulaient aller vers lacomédie, ma première réaction a été de leur dire que ce n’est pas parce qu’on veut fairerire qu’on ne fera pas réfléchir. Je tenais à ce que leur pièce parle du monde dans lequel ilsvivent et c’est ce qu’ils ont fait. Ils ont écrit un texte fort, imparfait, mais pas “maladroit”,comme certains l’ont laissé entendre. Le propos ne nous a pas “échappé”, il n’y a pas eu de“dérapage”. Je sais que les étudiants savent très bien ce qu’ils ont fait. Cette pièce estremplie de questionnements, de postures sociales actuelles, etc. »

Enfin dans la droite ligne de la déontologie revendiquée – celle d’une liberté d’expressionqu’aucune considération ne viendrait circonscrire –, Éric Noël conclut sa lettre ainsi : « Jecomprends la réaction sensible de M. Goldberg. J’ai entendu son opinion et son émotion.Mais je n’approuverai jamais la démarche intellectuelle démagogique qui l’accompagne. Onpeut ne pas aimer cette pièce, on peut en être choqué, on peut la critiquer, mais personnene peut s’octroyer l’autorité morale de la condamner et d’en demander la censure. »

2.LE POINT DE VUE DES ÉTUDIANTS ACTEURS DE LA PIÈCE :

« L’INTENTION ÉTAIT BONNE »

L’expression de dépit qui ressort de la lecture de la lettre des étudiants acteurs de la pièceindique que ces jeunes gens n’ont pas davantage pris la mesure de la nocivité du textereprésenté : ils ne s’attendaient certainement pas à susciter un tel tollé.

L’argument de type moral d’abord mis en avant consiste à faire porter la justification de leurengagement sur l’affirmation d’une entière bonne foi articulée à l’intime conviction :« Nous, comédiens, déclarons que nous n’avons en aucun cas été choqués par le contenu dutexte, que nous n’avons jamais jugé antisémite, ou ayant des propos malveillants envers descommunautés. Nous déclarons en outre, que si tel fut le cas, nous n’aurions pas accepté, ennotre âme et conscience, de participer à la représentation d’une pièce qui véhicule une

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2 Voir l’essai de Shmuel Trigano, La nouvelle idéologiedominante. Le post-modernisme, ParisHermann, 2013.Observons que, comptetenu du rôle clef quetient Israël dans le fantasme altermon-dialiste, la composanteécologique de cette idéologie se laisse interpréter comme la version moderne del’eugénisme raciste, quivoyait dans les Juifs undanger bactériologiquepour la civilisationaryenne ou chrétienne –c’est selon.

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idéologie raciste, attendu que nous avons, contrairement à ce qui a pu être dit, consciencede la gravité de l’acte qui consiste à prendre la parole sur scène et en public. »La conclusion de ce préambule entend avancer pour preuve intrinsèque le fait de s’êtreentièrement investi dans la représentation de la pièce : « Notre participation à cet atelierest donc un geste fort qui parle de lui-même, et dit déjà toutes nos convictions parrapport à cette pièce. » On jugera du solide bon sens de l’argument : « Du moment quemon intention est bonne, qu’importe ce que je dis ou fais. »

L’argument de type technique vient atténuer la sévérité de l’accusation d’antisémitisme,au prétexte que « des personnes n’ayant pas vu notre travail s’octroient le droit de salirnotre réputation ». Les acteurs s’estiment « choqués que toute cette polémique s’articuleexclusivement autour du texte », c’est-à-dire que ce texte puisse seulement prêter le flancà la critique alors qu’il est indissociable de la mise en scène.

Mais à bien lire la lettre, on comprend aussi que l’indiscret protagoniste de la critique aeu tendance à amplifier un phénomène, et peut-être un message teinté de la plusinnocente ironie, en lui faisant une publicité qui dépassait de loin sa vocation initiale :« Sa publication [il s’agit de la pièce] n’a en outre pas vocation à être distribuée et sadiffusion publique n’aurait jamais dû se faire autrement que par les représentations quenous en avons donné au théâtre Toujours à l’Horizon du 3 au 7 avril 2013. »

Cette observation indique que les jeunes acteurs, dépassés par l’infortuné succès d’unepièce médiocre, partageaient la conviction naïve que la grossièreté, du moment qu’ellefut exaltée au-devant d’un auditoire limité, pouvait jouir de l’impunité d’un “entre-soi”de bon aloi. C’est dire ici que c’est par l’effet d’un détournement malicieux, imputableà Michel Goldberg, que ce texte à prétention satirique est soudain devenu doublementinfâme : il n’était pas destiné à une grande diffusion et, ayant joui d’un succès descandale, voilà qu’il rejoint les annales du vulgaire. Comment est-ce possible ? Ces jeunesgens n’ont-ils pas en commun avec l’auteur de la pièce d’adhérer à la religion duconsensus, acritique et béat, qui fait la bonne conscience de la pensée unique : « Nousvoulons par la présente revendiquer un projet artistique commun [avec les auteurscomédiens] qui s’est articulé autour des convictions humanistes portées par le groupe, etdu désir de poser un regard satirique et décalé sur la société actuelle. »

Le plaidoyer pro domo culmine dans la plainte. C’est un mauvais procès qu’on leur faitlà, ils en sont blessés, le raisonnement le cède à l’affliction : « Nous sommes malheureuxque cette polémique salissante pour l’université et ses étudiants ait pu voir le jour. » Laconclusion du texte vaut aussi que l’on s’y arrête, puisqu’elle fait directement écho à laréaction défensive de l’auteur, qui se défend de tout et affirme être victime d’unemanipulation : « Nous avons cherché l’apaisement en acceptant toutes les rencontres etsollicitations. » Il faut comprendre par là, comme Éric Noël l’indique dans sa proprelettre, que le plaignant a été entendu, et que ce gage suprême d’ouverture et d’esprit detolérance ne saurait aller jusqu’à compromettre les droits d’une sacro-sainte « libertéd’expression », courageusement revendiquée, avec un jusqu’au-boutisme qui forcel’admiration : « Mais nous nous défendrons aussi longtemps qu’il le faudra car au-delà

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3 C’est nous qui soulignons.

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de notre pièce, il s’agit d’un enjeu bien plus important, celui de la liberté d’expression3. »Il est touchant de constater que ces jeunes gens ont le sens de la hiérarchie des valeurs :la liberté d’expression avant toute chose, fut-ce « au-delà de notre pièce ». Que faut-ildonc comprendre : nous continuerons de nous exprimer pour défendre la libertéd’expression, quoiqu’en aie la pièce que nous jouons ? Que n’ont-ils trouvé refuge dans

la devise de Voltaire4 ? Il est vrai que Voltaire n’avait pas prévu les ravages du stéréotypejudéophobe un siècle et demi après l’âge d’or des Lumières.

Nos petits canards candides ont aussi le sens du respect et se montrent accessibles à lagratitude. Ils se sentent confortés dans leur bon droit : « Dans une démarche de dialogueet d’écoute, nous avons, sous la tutelle éclairée de Claudie Landy, progressé jusqu’auxreprésentations que le public a plébiscité, à l’unanimité moins une voix. »

3.LA LETTRE OUVERTE DU THÉÂTRE TOUJOURS À L’HORIZON :

« UN CHEF-D’ŒUVRE D’INCOHÉRENCE »

Par la voix de son bureau directeur, l’association théâtrale Toujours à l’Horizon fait valoirson point de vue sur la polémique. Pour autant, le motif d’emblée allégué vise moins àrépondre aux critiques et réserves qui lui ont été adressées qu’à se lancer in abstracto dansla défense de principes : « Nous avons décidé d’écrire une lettre ouverte contre la censureet pour la liberté d’expression. » Le raisonnement le plus rigoureux aurait commandéd’expliquer en quoi le grief d’antisémitisme est infondé, au lieu de laisser entendre quela moindre critique constitue le masque de la « censure ».

La suite du texte corrobore par l’usage qu’il fait des arguments d’autorité, le plaidoyerd’Éric Noël. Il s’agit d’abord de réitérer un credo : « Le théâtre Toujours à l’Horizon […]a toujours eu la résistance et la défense de valeurs humanistes et collectives pour motd’ordre. » Cet énoncé laisse perplexe : la déontologie, voire l’éthique sont-elles affaired’obéissance à un « mot d’ordre », ou plutôt fidélité à une règle d’or réfléchie érigée en

devise ? La multiplication des expressions impropres est ici le symptôme d’une crise dela pensée, d’une déroute du langage qui, en fait de résistance consiste dans uneobéissance aveugle au mot d’ordre de l’air du temps. Ce n’est pas le seul exemple, maisle chiffre même de cette rhétorique.

Il s’agit ensuite d’affirmer un label de qualité susceptible d’entraver l’émergence de toutdébat contradictoire. La liberté d’expression se mue ici en mot d’ordre destiné à fairetaire l’objection. Ainsi, le prestige des auteurs prisés par le théâtre est-il élevé au rang de« preuve » de sérieux et d’intégrité : « Pour preuve, les textes portés par l’équipe artistiqueprofessionnelle et amateur : Kafka, Duras, Koltès, O’Casey, Behan, Tchekhov, Keen,etc. » Voilà bien la pièce incriminée élevée au rang du Procès, du Ravissement deLol V. Stein et d’Oncle Vania. Excusez du peu… De l’avis de l’association dirigée parMadame Claudie Landy, il s’agit « d’œuvres exigeantes suscitant le questionnement decertaines orientations sociales et politiques de nos sociétés occidentales ».

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4 « Je ne suis pas d’accord avec ce quevous dites, mais je mebattrai jusqu’à la mortpour que vous ayez ledroit de le dire » (cettephrase apocryphe deVoltaire fut en fait formulée en 1906 dansThe Friends of Voltaire,de S. G. Tallentyre(pseudonyme d’EvelynBeatrice Hall).

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Une brève explication de ce qu’il convient d’entendre par « certaines orientations sociales »eut été, en l’occurrence, de nature à éclairer les lecteurs. Mais exiger cela serait sans doutefaire injure au bon sens, au « cela va de soi ». La lettre évoque les conditions et le contextequi ont présidé à la composition de la pièce : « La pièce écrite par six étudiants, sous laconduite d’Éric Noël […] est le fruit d’un atelier libre d’expression. » La formulation,équivoque à souhait, prête de fait à confusion. Les auteurs du texte ont certainement vouludire que la pièce a été rédigée dans le cadre d’un atelier d’expression libre. “Libre d’expression”indique le contraire, et suggère même que la vocation de cet atelier serait de garder le silence(« libre d’expression », comme une œuvre serait « libre de droits », rien à dire, rien à payer).Mais passons. Il existe sans doute un lien intrinsèque entre cette conception de la créationartistique (« libre d’expression ») et la sacro-sainte « liberté d’expression » ? Un vide peut-être, un blanc de la pensée. Par cet accroc sémantique (automatisme de langage), le proposachoppe à l’essence même du malentendu. Nous y reviendrons.

La déontologie n’est pas en reste : « Le travail que mène C. Landy avec les étudiants del’ULR depuis 20 ans s’est toujours déroulé dans une atmosphère de tolérance et d’écoute. »Le lecteur est heureux de l’apprendre, à ceci près que cette double règle semble exclureceux que le résultat a choqués, lesquels, renvoyés à eux-mêmes, ont le sentimentcontraire qu’à travers cet acte de « résistance » et cette profession de foi d’« humanisme »,l’unanimisme de rigueur se traduit en diktat et en surdité de la majorité compacte.

La déclaration d’intention qui suit entend apporter un correctif à la mauvaiseinterprétation qui aurait été donnée de la pièce. Une fois de plus, le sens du propos tientau principe même d’une écriture flottante, qui ne semble pas consciente de sesaberrations. Quel était donc le but de la pièce ? Réponse : « Le but de la pièce n’était enaucun cas de choquer ou de blesser une communauté […] ». Cette définition négativedu but laisse perplexe. Peut-être l’ambition du texte est-elle tellement élevée que, pouren parler, seul serait permis le langage de la théologie négative ? La concession vientnuancer la formule : « Certes, de nombreux clichés et allusions moqueuses à cescommunautés sont présents dans le texte, et nous concevons que ce type d’“humour quidénonce”, comme le dit un des personnages de la pièce, puisse être dérangeant pourcertaines personnes. » La confusion des registres laisse pantois.

Comme dans les autres textes, le raisonnement joue sur le double registre de la pétitionde principe et de l’affectivité, à aucun moment de la critique logique. Est-ce à dire quesi l’humour ne dérange pas, mais qu’il éveille seulement le rire, tout est permis ? Est-ceà dire que la liberté d’expression ne doit rencontrer comme seule limite que la peine, oul’inconfort subjectif qu’il peut susciter chez « certaines personnes » ? Et encore, ce n’est pasacquis… Où est donc passée la considération sérieuse de l’histoire et de la réflexion surle langage qui devrait aller de pair avec cette considération ? Les usages du langage, lamise en œuvre du stéréotype ne relèvent-ils pas avant tout de la responsabilité de ce ceuxqui en jouent, davantage que du ressort de ceux qui en pâtissent ?

Une formule d’atténuation tend à nuancer la gravité d’un raptus, d’un passage à l’acte…libre d’expression : « Mais dans ce texte écrit par des apprentis-écrivains, des précautions ont

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été prises pour que les spectateurs comprennent bien qu’il s’agissait de deuxième degré et denombreux décrochages sont présents, c’est-à-dire que les personnages jouent avec lescodes du théâtre, “sortent” de la pièce et se mettent en rapport direct avec le public,comme pour nous avertir et nous dire : “Regardez ce qui se passe là”. »

La technique de jeu évoquée à l’instant (qualifié de « décrochages ») rappelle en effet lesrecours scéniques du théâtre contemporain, où les acteurs, en « sortant de la pièce »,interpellent le public. Le Théâtre du Soleil a innové dans ce registre à la fin des années1970, mais c’était alors pour impliquer l’auditoire, faire participer les spectateurs de sortequ’ils cessent d’être des badauds pour entrer à leur tour dans le jeu, devenant à partentière des protagonistes de l’intrigue. Ce subterfuge ne vise nullement à inverser le sensdu message véhiculé par la pièce. Bien plus qu’une « précaution », ce recours techniquerelève au contraire de la figure d’insistance, et de la mise en exergue redondante de ce quiest montré. Autrement formulé, le « Regardez ce qui se passe là » fonctionnerigoureusement à l’inverse de l’indication « Ce qui se passe là est le contraire de ce quenous voulons dire », ou bien : « Ne prenez surtout pas au sérieux ce qui se passe là » ! Ilveut bien dire ce qu’il dit : « Ce qui se passe là, regardez-le bien, c’est la réalité ! »

Le texte élargit le raisonnement à une digression sur l’humour, accompagnée de ce qui sedonne pour une nouvelle revendication éthique, mi-constat, mi-principe : « Desproges disait :“On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui”. On ne peut pas forcer les gens à appréciercertains types d’humour, mais on ne peut pas les forcer non plus à les condamner. »

Les auteurs de cette formulation entendent-ils bien ce qu’ils disent et conçoivent-ilsclairement les implications de leur propos ? Lorsque Desproges affirme, avec l’ironie quiest la sienne, qu’on peut rire de tout, il entend en effet reculer les limites de son art,affranchir le rire du tabou ; sa déclaration comporte cependant une nuance significative :on ne peut pas rire de tout avec n’importe qui. Cela peut aussi bien dire qu’il est vain dechercher à rire avec des gens dépourvus d’humour, mais aussi que l’exercice de l’humourcesse d’être risible lorsqu’il se fonde sur des scénarios qui ont ouvert grands les abîmes del’oppression, ou qui ont fait le lit de la discrimination. Desproges n’avait pas son pareilpour subvertir le préjugé antijuif : sa finesse d’esprit, paroles et jeu d’expressions inclus,hissait son propos non pas au « deuxième », mais au troisième degré, sans qu’il soit besoinde glose en défense pour faire comprendre qu’il s’agissait d’authentiques « décrochages ».Exercice périlleux, exercice aux limites de la provocation, sans doute, à tout le moins la

subtilité de ce lettré conséquent le plaçait-il sans conteste au-dessus de tout soupçon5. Àforce d’excès mis en perspective, il dérangeait surtout les antisémites ! À la différence deses fans franco-canadiens, Desproges avait l’art et la manière. Il ne se bornait pas àprovoquer le rire, mais se posait la question de savoir comment faire rire, pour quoi fairerire, de quoi et de qui. N’est pas Desproges qui veut.

La déclaration poursuit : « On ne peut pas forcer les gens à apprécier certains typesd’humour, mais on ne peut pas les forcer non plus à les condamner. » Un esprit soucieuxde cohérence penserait plus volontiers qu’on ne peut que condamner ceux qui rientencore de stéréotypes meurtriers après le grand massacre, et que la conscience, sinon la

5 Il suffit de penser au sketch intitulé « Les Juifs », qui se jouedes stéréotypes, c’est-à-dire qui les met endéroute.

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décence devraient faire un devoir à ceux qui font profession d’amuseurs de ne pas fairecommerce des idées délétères leur fond de commerce, fut-ce gracieusement...Cette formulation appelle aussi une brève analyse sémantique : la première affirmationpeut s’entendre comme un aveu d’échec (nous voulions faire rire, mais nous avons suscitéla colère) ; la seconde affirmation résonne comme une nouvelle défense de la libertéd’expression (nous disons des insanités et le public n’est pas condamnable de ne pas lescomprendre, parce qu’au fond il est d’accord avec nous). Autre interprétation : nousdisons ce que nous avons à dire, et nous ne forçons personne, ni à rire, ni à condamnerce dont nous cherchons à (faire) rire. Autrement dit, dans l’esprit de ceux qui défendentune pièce qu’ils ont contribué à réaliser et à mettre en scène : la pureté de l’intention n’estpas en cause, et l’on ne saurait contester à personne le droit de dire ni de penser ce quebon lui semble, pourvu qu’on ne trouve rien à redire à ce que nous disons !

Faisons crédit aux auteurs de ce propos de ne pas être sensibles aux implications moralesde leur propre conception de la liberté d’expression, qui est ici synonyme d’un droitsouverain à l’indifférence et au mépris. Indifférence dans le sens d’une indifférenciation(que l’on fasse rire ou pleurer, ce qui importe c’est de défendre ce qui est dit – et c’estdit), indifférence encore dans le sens d’une forme d’insouciance qui touche à l’essencemême de la communication (nous ne nous soucions pas de vérité, nous nous soucionsseulement de neutraliser toute critique).

Mais il est une autre manière de « forcer » l’opinion, c’est d’avoir le dernier mot.Comment ? En montrant du doigt l’individu qui a eu le front d’élever la voix, de « nepas rire », et de condamner. Ce dernier (« un spectateur sur environ 450 ») est nonseulement un menteur (« Il est faux de dire que rien n’a été fait »), mais encore unmanipulateur (ces « quelques lecteurs, qui n’ont seulement souvent lu que les passagessoulignés en rouge et les explications de texte fournis par le principal détracteur »). Laboucle est bouclée. Avec la dernière candeur, les protagonistes locaux de la pièceincriminée reconduisent hors scène le scénario même de la pièce : le Juif, voilà le fauteurde trouble ! N’était-ce cette ombre au tableau, « l’œuvre » d’Éric Noël garantissait leconsensus, la communion quasi mystique d’un certain prêt-à-penser.

Le texte poursuit : « Il faut comprendre cette génération biberonnée à l’humoursarcastique, décalé, voire provocateur et déconcertant pour certains, de Canal +, et ne voirdans leurs moqueries qu’une façon de contrer le désespoir que le monde d’aujourd’hui peutleur renvoyer. On reproche parfois à la jeune génération de ne pas être engagée, mais leurtexte dénonce le monde financier devenu totalement fou et cynique, la corruption despuissants, et défend un monde où la valeur est l’humain et non le capital. » Cette remarqueest riche d’idées à vocation explicative. Nous serions tenté de segmenter la premièreexpression avant de l’analyser dans la formulation dont elle participe : « générationbiberonnée ». À n’en pas douter, motivés par les adultes à engager sur des bases aussi platesla critique de l’esclavagisme capitaliste, des nouveau-nés délestés de toute préventionmorale se sont heurtés aux brisants du principe de réalité, prenant de plein fouet la vagued’indignation qu’a suscitée leur angle d’attaque.

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Restituons à présent cette même expression dans l’ensemble qui lui donne sa pleineacception : « une génération biberonnée à l’humour sarcastique […] de Canal + ». Ce point soulève un véritable problème, bien plus général, à l’aune duquel il convient sansdoute d’apprécier aussi ce qu’aucun partisan de la pièce, écrite sur une idée originaled’Éric Noël, ne considère comme un « dérapage ». Il s’agit tout simplement de ladépendance croissante que les instances éducatives ont contractée vis-à-vis des mœursmédiatiques : non seulement la pulvérisation continue du langage, mais encore la logiquevolontaire de la destruction des formes agencées de la culture, des hiérarchies mentales, auprofit d’une logique de la rapidité, de l’insight accrocheur, de surenchère dans l’excès, lafabrique du bon mot, la recherche du cocasse. Il semble que ce ne soit pas en effet lesintentions qui soient en cause, mais la façon dont celles-ci sont portées à l’antinomie dansla recherche d’un effet de type publicitaire : cela porte témoignage d’une mutationanthropologique discrète, véritable raz-de-marée que les institutions et les « professionnels »,

n’osent ni contrarier, ni critiquer de crainte sans doute de passer pour rétrogrades6. Maisdans les interstices de cette impuissance généralisée, force est d’admettre que c’est l’espritde marché qui triomphe. Voilà en effet nos critiques en herbe devenus les purs produits,sinon les supports les plus emblématiques, du « système » et de la « folie » qu’ilsdénoncent. Il est donc difficile d’en vouloir à des miroirs du système de se comportercomme des marionnettes de tréteaux quand ils sont les acteurs qui s’ignorent d’unenouvelle forme de mise au travail du collectif : auteur, apprentis-auteurs, amateurs agissantseulement le malaise de leur civilisation. Face au constat d’un tel contraste, entre ce qu’ilsprétendent exprimer et ce qui leur est reproché de faire, force est d’admettre que les deux« camps » ne parlent en effet pas le même langage.

Toute la polémique s’est centrée à tort sur le fait que le schéma antisémite de la piècerappelle à s’y méprendre les caricatures antijuives les plus féroces de la propagande nazie.Mais pourquoi délimiter ainsi ce dont cette pièce se ferait l’écho ? Les nazis ont fait école,et leurs productions n’appartiennent pas seulement au passé ; elles faisaient frontcommun avec la propagande de Vichy, et depuis, elles n’ont cessé d’alimenter le préjugéuniversel à travers l’antisémitisme stalinien. Aujourd’hui, ces mêmes ordures sont desferments de haine universelle, elles nourrissent les programmes d’éducation nationale du

Hamas et de l’Autorité palestinienne, irradient dans les factions complotistes de lanébuleuse altermondialiste, se répandent à travers tout le monde musulman comme les

figures obligées de l’« antisionisme », de l’Iran au Maghreb7.

Il convient d’en finir avec les représentations sectaires : n’imaginons pas que lesantisémites doctrinaires ne s’amusent pas à la seule idée des fureurs collectives que leurscaricatures vont déclencher. Chaque fois que nous rions, nous devons nous demander sinotre rire ne fait pas écho à celui des assassins d’hier, et s’il n’amplifie pas celui desassassins d’aujourd’hui. Toute activité culturelle se saisissant du thème critique, à cettecondition expresse, serait sans doute une condition de la réussite des œuvres, notammentde celles qui prétendent au « comique ». Autrement, à quoi bon parler ?

Ainsi, reposons notre question : quel intérêt, si tant est qu’ils aient été informés de ce quise concoctait dans la marmite du théâtre Toujours à l’Horizon, les institutions

6 Dans une lettre distincte,

intitulée« Comment sortir

de cette impasse ? »,

Madame Geneviève

Moreau-Bucherie envisage

cette éventualité, en

demandant si « la querelle

qui oppose les deux

“camps” n’est pas avant

tout générationnelle ». Tout

l’enjeu, pour les éducateurs,

est de se donner les moyens

de trouver des réponses

adaptées à cette mutation,

en évitant de se laisser

emporter passivement par

un état de choses qu’ils

ne font, autrement, que

constater en l’entérinant et

devant lequel ils s’inclinent,

faute de pouvoir continuer

à transmettre dans un

contexte global où l’intention

éducative est assiégée par

une mise en question qui

exige d’elle une reddition

sans condition à l’esprit du

temps. Ajoutons que le

devoir de mémoire n’est pas

la mémoire.

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partenaires de ce projet avaient-elles à se mettre au diapason du nouvel antisémitisme ?N’y avait-il pas de meilleure façon de rire du « monde financier devenu totalement fouet cynique (comme s’il avait jamais eu vocation à la sagesse et à la bonté – encore uneânerie !) ? N’y avait-il pas de manière plus éclairée de défendre « un monde où la valeurest l’humain et non le capital » ? Quitte à mobiliser quelque chose du fait juif dans cetteentreprise, n’eût-ce pas été faire preuve d’habileté et de finesse de s’inscrire dans leparadigme kafkaïen ? Le résultat eut été propice à éveiller d’autres connivences. Et quitteà parler des personnages juifs, il eût été plus approprié de montrer que dans la réalité, enface du « monde financier », l’écrasante majorité des Juifs ne sont pas mieux armés quel’écrasante majorité de leurs contemporains. Mais ce fait largement étayé par lasociologie est peut-être trop inimaginable pour forcer l’adhésion des jeunes desperados deLa Rochelle, et des administrateurs et des « professionnels » qui les ont encadrés. À toutle moins, en travaillant à partir de cette éventualité, ils auraient plus certainement faitprogresser la perspective critique et servi leurs bonnes intentions.

Lisons la suite, et apprécions une fois de plus la qualité de l’argumentation : « Enfin,nous tenons à préciser que la pièce est écrite, jouée et mise en scène dans un processusde distanciation. De nombreux auteurs, metteurs en scène, comédiens utilisent ladistanciation depuis Bertold Brecht. Cette distanciation nous place dans un sens critiqueet déjoue les pièges d’une psychologie au premier degré. » Passons, là encore, sur laperformance syntaxique (« dans un processus de distanciation », « dans un senscritique »), et intéressons-nous à la forme du raisonnement. L’esthétique de ladistanciation définie par Brecht est ici alléguée pour éclairer celle de la pièce. Il est vraique l’intitulé de cette dernière évoque l’univers brechtien et, s’il s’agissait d’une piècedigne de cette tradition critique, nous serions parmi les premiers à l’applaudir.

Le malheur est que le bagage culturel de ces jeunes gens, dûment « encadrés » par des« professionnels », manque quelque peu de consistance : des allusions leur tiennent lieu deréférences, et dans leurs esprits avides de participer à la marche du monde, le contresensrègne en maître. Contrairement à ce qu’ils s’imaginent et à ce qu’ils croient en toutesincérité, l’esthétique de la distanciation ne consiste pas à prendre du recul, mais à mettreen relief ce qui est montré. C’est ainsi que la littéralité du texte, comme la matérialité dessituations (le « premier degré ») subissent un décalage ; à aucun moment, le sens de ce quise dit ou se montre n’est inversé ou aboli : la distanciation n’est « mise à distance » que dansla mesure où elle est mise en exergue, exactement comme un énoncé entre guillemets reçoitpar ce procédé une valeur ajoutée qui tient de l’emphase, non de l’atténuation. Lepersonnage d’Arturo Ui ne cesse pas d’être ce qu’il paraît, par la distanciation ainsicomprise, pas plus que les exploiteurs de L’Opéra de quat’sous : tous ces personnages sont cequ’ils paraissent, cela crève même les yeux tant c’est excessif. Mais l’excès ne confine pas à lasubversion du message, il conditionne son grossissement.

La figure du tyran ne se mue pas en son contraire, ni celle de l’exploiteur en philanthrope,elle en sort, au contraire, renforcée. C’est en ce sens exact que, loin de l’affaiblir, ladistanciation brechtienne exploite jusqu’à son terme le type dont elle fait un stéréotype.

Il suppose l’épreuve de

l’oubli. Dès lors, plutôt que

de chercher à communiquer

l’incommunicable, il

conviendrait peut-être

d’éclairer le présent par

le passé, en apprenant aux

consommateurs de laitage

cathodique (« biberonnés

à l’humour de Canal + »),

à reconnaître dans les formes

de barbarie actuelles, dont

ils sont les témoins concernés,

les filiations d’hier. Cela

serait plus probant que de

les obliger à observer une

religion civile susceptible

de provoquer, à force

d’incompréhensible

saturation, le libertinage

symbolique.

7 Sans compter avec la démonisation d’Israëlà laquelle les médiasfrançais se livrentdepuis le choc pétrolierde 1973. Ce bombardement symbolique à la petitesemaine est de nature à tapisser la partinconsciente des âmes. Il ne faut pas méconnaître le pouvoirde suggestibilité et d’insensibilisation de la doxa.

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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L e s É t u d e s d u C r i f

Avec le script d’Éric Noël, la distanciation opère à l’inverse de Brecht : elle fait du stéréotypeun type, et de l’archétype antijuif un prototype plausible, spontanément étayé par l’existenced’une archive judéophobe qui lui sert d’arrière-plan tacite, aussi ancienne que robuste.Et il est pour le moins incertain que, pour des raisons idéologiques autant qu’analogiques,la mise en exergue de cet effet de reconnaissance soit de nature à produire l’effet dedécalage critique auquel, dit-il, il prétend. Un tyran reste un tyran, et la moquerie en feratout au plus un tyran ridicule, mais ne le transformera pas en autre chose qu’un tyran,avec tout le sinistre ridicule de la tyrannie. Il est donc absurde d’invoquer la distanciation,quand cette technique a pour but de confirmer, non d’infirmer ce qu’elle permet de mettre enperspective. On peut s’étonner que ces subtilités d’analyse aient échappé aux« responsables » et « partenaires » du théâtre Toujours à l’Horizon. Quels succédanés,quel vernis de connaissances ont-ils donc transmis aux étudiants ? Leur mission n’est-ellepas de les informer et de les orienter au cours du difficile apprentissage des textes, de leurhistoire et de leur visée politique ?

Dans le même ordre d’idée, sans paraître se rendre compte de la fausseté intrinsèque decet argument, le texte continue : « Faut-il condamner Bruno Ganz et Charlie Chaplind’avoir interprété Hitler ? Faut-il condamner Molière de nous avoir montré un Don Juanqui défie la Terre entière ? » La forme interrogative appelle une réponse catégorique, quiconsisterait à rétablir dans sa forme assertive une proposition encryptée : « Il ne fautpas/il n’est pas imaginable de condamner Bruno Ganz et Charlie Chaplin pour avoirinterprété Hitler ». Seulement, cette présupposition est aussi absurde que lacompréhension altérée de la notion de distanciation pour la raison simple que les deuxacteurs, chacun dans son registre et s’agissant de deux moments distincts de la carrièrede Hitler, n’ont jamais interprété quelqu’un d’autre que Hitler en jouant le personnagede Hitler. Ils ont bel et bien incarné le dictateur autrichien qui a bafoué les libertés etopprimé l’Europe entre 1933 et 1945. De ce point de vue, nul ne peut objecter quoi quece soit à Ganz ou à Chaplin, qui ont aussi fidèlement que possible transposé au cinémaun épisode (réel ou supposé) de la vie politique du fondateur du nazisme. Mais il est trèsprobable, en revanche, que les critiques et de vastes fractions du public en auraient vouluà Ganz et à Chaplin de porter à l’écran un Hitler militant des droits de l’Homme, unHiltler antinazi, un opposant au nazisme mort en déportation, un Hitler théoricien del’anarchisme ou ami du peuple juif, ou encore un Hitler dévoué à l’étude du Talmud !

En revanche, on peut légitimement en vouloir à Éric Noël et à ses suiveurs de mettre enscène une Juive exploiteuse, parce que juive – ce en quoi se révèle son essence – et unrabbin pro-hitlérien. Ganz a incarné Hitler en bout de course, reclus dans son bunker aumoment de la progression de l’Armée rouge dans Berlin, et Chaplin a tourné en dérisionla mégalomanie du même à l’apogée de sa puissance. Mais ni l’un ni l’autre n’a laisséentendre que Hitler fut quelqu’un d’autre que le dictateur génocidaire qui provoqua laSeconde Guerre mondiale.

Les rédacteurs de cette lettre sont-ils en mesure de comprendre ces différences ? On peuten douter, puisqu’ils se disent choqués quand un enseignant-chercheur leur reproched’avoir mis en scène un scénario complotiste sans exprimer le moindre doute, la moindre

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réserve sur le choix de la trame narrative. Il eut été proprement génial de monter unepièce de la qualité de celles de Brecht pour dénoncer « le rôle de vos enfants dans lareprise économique mondiale ». Mais en fait de dénonciation, ses protagonistes n’ontréussi qu’à attirer sur eux – hors de l’enceinte académique – les foudres de ceux qui ontune petite notion de l’impact des caricatures, fussent-elles caricaturées… Une citation sert deconclusion à cette lettre. Il s’agit d’un extrait du « Manifeste » de l’Observatoire de laliberté de création : « Il est essentiel pour une démocratie de protéger la liberté de l’artistecontre l’arbitraire de tous les pouvoirs, publics ou privés. Une œuvre est toujourssusceptible d’interprétations diverses, et nul ne peut, au nom d’une seule, prétendreintervenir sur le contenu de l’œuvre, en demander la modification, ou l’interdire. »

Précisons que ce texte, comme le mentionne d’ailleurs la lettre, a été publié « en mars 2003dans Les Inrokuptibles, La Quinzaine littéraire et Politis ». Autrement dit, il s’agit d’un texteémanant de certains supports médiatiques, de certains acteurs de la société civile, et à cetitre, il n’a pas de valeur légale. C’est une plate-forme de revendication, bien plus qu’uncadre juridique. Ce manifeste se fonde sur une initiative de la Ligue des droits de l’Homme,instigateur d’un « observatoire de la liberté d’expression en matière de création », et enappelle à l’abrogation de « toutes dispositions permettant aujourd’hui soit une mesured’interdiction par le ministère de l’intérieur, soit une sanction pénale des œuvres à raison

de leur contenu8 ». Ces amphigouris et ces paralogismes s’enrichissent encore d’uneidyllique philosophie du dialogue : « Deux réunions ont eu lieu pour engager un dialogueconstructif et pédagogique ». Eut-ce été un aveu d’incompétence ou de faiblesse, eut-ce étéune défaite morale de reconnaître que la structure de la pièce prêtait à confusion, qu’elleétait tout sauf réussie, qu’elle pouvait provoquer l’indignation, qu’elle véhiculait desaccusations aussi grossières que dangereuses et débiles ?

En quoi le dialogue a-t-il été « constructif », « pédagogique » ? Si tel avait été le cas, cettepiteuse affaire, symptomatique de l’idiotie érigée en norme culturelle, eut-elle dépassé leslimites de son landernau ? À bien considérer les choses, n’est-ce pas le seul véritableindigné de cette histoire qui a fait le meilleur usage du jugement critique en criant à quivoulait l’entendre : « Regardez ce qui se passe par là » ? Les mots vidés de leur

signification, le relativisme ambiant, la porosité des élites au sens commun le pluscommun sont très certainement les véritables acteurs de l’affaire de La Rochelle. Et cesvecteurs du « rôle de vos enfants dans la reprise économique mondiale » ont encore, avecles défenseurs de la « liberté d’expression », de la « résistance » et de « l’humanisme »qu’ils incarnent, une belle carrière devant eux.

4.LA LETTRE OUVERTE D’ÉTUDIANTS « APPRENTIS-AUTEURS »

DE LA PIÈCE SUR LE RÔLE DE VOS ENFANTS DANS LA REPRISEÉCONOMIQUE MONDIALE : « UNE LEÇON D’INFANTILISME »

Compte tenu de la redondance qui caractérise ce texte par rapport aux autres, nous nousattacherons seulement ici à considérer ce qui s’en démarque, en particulier le point devue irréductible des étudiants qui ont écrit la pièce à partir des indications d’Éric Noël.

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8 Sur le principe, on ne

peut qu’approuver ce genre

de démarche, dans

la mesure où la régulation

de la liberté d’expression

devrait en effet relever

du dynamisme de la vie

démocratique, et non

dépendre d’un arsenal

juridique. Toute la question

est au fond de savoir si

la législation restrictive qui

encadre certains discours

a lieu d’être. On sait par

ailleurs que les lois n’ont

jamais empêché

la circulation de textes,

brochures, livres qui

tombaient sous le coup

d’une interdiction.

Il paraît, dans un cas

comme dans l’autre, que

les deux parties de ce débat

cèdent à ce que le sociologue

Gaston Bouthoul a appelé

« l’illusion juridique ».

Les conflits armés, tout

comme les conflits d’opinion,

ne sont pas susceptibles

d’être limités par le droit ;

le droit n’est ni un absolu,

ni un levier efficace

pour lutter contre

les discriminations,

l’apologie de la violence,

l’incitation à la haine ou,

dans un registre particulier,

la diffamation, etc.

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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L e s É t u d e s d u C r i f

« Cette lettre ouverte a vocation de faire entendre notre voix. Nous, étudiants “apprentis-auteurs” de cette pièce, ne supportons plus de voir notre travail sali d’une telle manière. »Visiblement, la protestation a fait mouche, elle nous révèle des destinataires intolérantsà la polémique, comme des enfants gâtés incapables d’endurer la moindre frustration. Lapièce en cause n’est sans doute pas un travail sale, mais assurément, un sale travail.Ajoutons pour adoucir l’attaque et ne pas jeter un discrédit global sur le théâtre Tout àl’Horizon : une fois n’est pas coutume.

« De quoi avions-nous envie de parler ? De nous, de notre génération, de notre avenir,sans aucune prétention, sans détenir la vérité. Comment en parler ? Avec humour,détachement et dérision. Une comédie ! […] L’humour noir, la caricature, l’absurde et lasatire nous sont apparus comme une évidence. » La formulation tend à sacrifier le sens.Elle peut s’entendre de deux manières ; soit : a) l’humour noir, la caricature, etc.,constituent les registres qui s’imposent à nous comme une « évidence » pour traiter desdérives de la finance ; soit b) la caricature (antisémite) s’est imposée comme une« évidence » pour aborder ce sujet. La lettre ne le dit pas. En tout cas l’« évidence »antijuive n’est pas questionnée, et elle ne l’a été ni par les « étudiants », ni par la chaînede décision des adultes.

« Une comédie satirique pour faire part du peu d’espoir qui entoure notre avenir. Unecomédie pour parler d’un monde qui ne tourne pas rond, où plus rien n’a véritablementde sens. Un monde déshumanisé devant lequel nous nous trouvons désemparés, etc. »Pourquoi fallait-il donc que le schème antisémite soit le moteur de l’intrigue ? Pourquoifallait-il que ces jeunes gens investissent leur sentiment de « non-sens », leur perceptiond’un monde « déshumanisé », leur « désespoir », leur appréhension d’un avenir bouchésur le stéréotype antisémite ?

« Alors oui, au sein de cette pièce, il y a une Juive9 à la tête d’une entreprised’investissement : la Goldberg & C° […]. Nos détracteurs ont extrait ce personnage ducontexte pour en faire le thème central de la pièce. À partir de là tous les délires étaientpossibles. Il est encore possible de lire sur Internet qu’il existe un rapprochement certain

avec Les Protocoles des Sages de Sion. La pièce dénoncerait alors le complot selon lequel

les Juifs10 domineraient le monde. Certains “intellectuels” ont aussi relié cela auxaccusations de crimes rituels d’enfants faites au peuple juif par le passé. » Et même si les« détracteurs » n’avaient pas « extrait ce personnage » de son contexte, cela aurait-ilchangé quelque chose au schéma narratif de la pièce ? Une lecture attentive du textemontre que c’est hélas indéniable. Le malheur est que ces jeunes gens ne semblent pasconnaître les références de la conscience collective. En prenant conscience de celles-ci,peut-être s’en seraient-ils distanciés ? Ils semblent même vivre dans la seule logosphère

d’Internet11.

« Un personnage dans la pièce, à propos de la Shoah, dit : “Après tout, ce n’est qu’unehistoire de mauvais ragoût.” Le personnage est-il l’illustration d’un homme totalementdéconnecté de la réalité, déconnecté des plus grandes souffrances, totalement inculte etdéshumanisé ? Ou alors s’agit-il d’un discours révisionniste ? »

Car après tout, c’est de cela

qu’il s’agit, bien davantage

que de diversité d’opinions

respectueuses des valeurs

personnalistes et humanis-

tes. C’est le sectarisme, la

haine, le racisme, le néga-

tionnisme que les lois péna-

les ont en vue de prévenir

ou de sanctionner. Mais à

défaut d’une autorégula-

tion réfléchie de la produc-

tion culturelle, un mini-

mum légal n’est-il pas

requis ? La loi est un cadre

général qui permet d’appré-

hender les cas particuliers,

l’absence complète de loi

risquerait quant à elle

d’inciter à la généralisa-

tion. Est-ce souhaitable ?

9 Sans majuscule. Ensomme, c’est un nomcommun…

10 Même remarque.

11 L’accusation de crimerituel se développe deno jours, depuis unedécennie, sous nos yeux :l’Affaire Al Dura en estle paradigme actuel.

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Il s’agit d’un jeu – sans doute d’un très mauvais jeu – de mots, ainsi que d’une idée aussiabjecte que le paradigme contemporain de ce genre d’humour – « Durafour crématoire »ou « L’extermination des Juifs est un détail de l’histoire ». Nous sommes mêmes auxfrontières de la reformulation, avec une touche de cannibalisme. Et 500 spectateurs n’ontrien trouvé à dire ? Voilà qui est plus qu’affligeant, pour rester dans le registre affectif

qu’affectionnent nos « apprentis-auteurs »12.

« Quand ce même personnage donne une liasse de billets à un rabbin afin qu’il serre lamain à un nazi, n’est-ce pas une nouvelle illustration de ce qui est démontré tout au longde la pièce, à savoir que face à l’argent, plus rien n’a de valeur ? » À notre humble avis, ÉricNoël n’a jamais rencontré de rabbin. Et quant aux autres, ils se plaisent à s’imaginer que lesvictimes du nazisme sont corruptibles par leurs assassins. Cette fantaisie sadienne serait eneffet de nature à soulager définitivement la mauvaise conscience de la collaboration. C’estsurtout imaginer qu’une telle situation soit possible. Même cela n’effleurerait pas l’espritd’un surréaliste instruit, lancé à la vitesse d’écriture V prime. La pornographie érigée en actede résistance : contre quoi au juste ? La connaissance des Juifs réels ? « Quand MartaGoldberg dit à la régie du théâtre qu’elle est partout chez elle, s’agit-il de l’illustration d’unchef d’entreprise persuadé d’avoir tous les pouvoirs même en dehors de son entreprise,allant même jusqu’à donner des ordres au personnel du théâtre. Ou alors s’agit-il de lavolonté de dénoncer, comme dans les pamphlets antisémites, le Juif apatride souhaitantdominer le monde ? » Ce sont bien les « apprentis-auteurs » qui formulent ces hypothèseset paraissent à même d’en déduire les réponses, tout seuls, « comme des grands ». Est-ilpossible ici de faire nettement la distinction ? Circonstance aggravante : l’utilisation mêmede ce stéréotype spécifique permet-elle seulement de faire semblable distinction ?

« Mais ils peuvent, par les mêmes mécanismes, trouver de l’antichinois, de l’antipauvre,de l’homophobie, de la misogynie et bien d’autres intentions nauséabondes. » Cetteformulation indique une fois de plus l’extrême confusion qui règne dans les esprits. Bienentendu, la stéréotypie est une catégorisation inhérente aux partages culturels. Mais lesauteurs de la lettre ne semblent pas mesurer les échelles d’intensité qui traversent lesmécanismes du préjugé : dans la culture européenne, le stéréotype antisémite (commecelui du « nègre ») a-t-il seulement son équivalent ? Camper un personnage de cuisinierchinois ou de mafieux italien n’en appelle pas mécaniquement, dans ces cas, à unetradition de discours, ni à une tradition iconographique à visée persécutoire. Ici, lanotion même d’historicité des signes semble complètement étrangère aux auteurs decette remarque. Et nous sommes à l’université !

« Nous serions des étudiants ignorants, irresponsables, mal encadrés, sans aucun lien avecnotre passé. Des étudiants insensibles aux grands drames de notre histoire. Nousrappelons que nous sommes la génération du “devoir de mémoire”, sensibilisés auxatrocités de la Shoah depuis notre plus jeune âge. Mais nous considérons que nous avonsle recul pour en parler avec détachement sans jamais dénigrer ou oublier. » Une question,et une seule, se pose devant cet aveu de sincérité : que serait cette même pièce, mise enscène et interprétée par « des étudiants insensibles aux grands drames de l’histoire », des« ignorants », des « irresponsables mal encadrés », etc. ?

12 Ceux qui tiennentcette élément factuelpour une preuve de l’in-nocence de la pièce,feraient au contrairemieux de s’inquiéter del’absence de réaction dela majorité des specta-teurs : suffoqués aupoint de ne pas oser éle-ver la voix, ou aucontraire jugeant cela“relativement” accepta-ble, voire “normal’. Ilserait instructif de tirerce point au clair.

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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Prenons au sérieux ce qu’ils proclament : peut-être sont-ils victimes d’un excèsd’information, d’une overdose de « sensibilisation », confinant ad nauseam au rejet pur etsimple de ce qu’on leur a appris? En sorte que leur réaction naturelle consisterait, pour sedéfendre du matraquage subi, à tourner en dérision ce qu’ils ne savent que trop ? Dans cecas, l’enseignement est-il le mieux placé pour tirer les leçons de l’histoire ? Et n’est-il pas àcraindre qu’il soit un facteur de régression morale et d’une involution du jugement critique ?

« Nous acceptons la critique au sujet de notre pièce qui n’en est pas exempte. Cependantnous n’acceptons pas qu’on nous prête des intentions nauséabondes. Nous ne nous plieronsà aucune censure, qui plus est une censure morale instaurée par une police de la pensée[…]. Nous avons cherché l’apaisement en acceptant toutes les rencontres et sollicitations.Nous avons toujours refusé de rentrer dans une logique de conflit. Mais nous nousdéfendrons aussi longtemps qu’il le faudra car, au-delà de notre pièce, il s’agit d’un enjeubien plus important, celui de la liberté d’expression. Cet enjeu est capital pour nous, pournotre avenir… » Une fois encore, la confusion règne sans partage : ces jeunes gens sontincapables d’appréhender une réalité autre que celle du monde chimiquement pur de leursintentions innocentes, ils ne conçoivent pas qu’en actualisant un motif antijuif, ils rouvrentles plaies du « passé », empoisonnent le présent, actualisent la « logique de conflit », ôtenttoute signification aux mots de « rencontre » et de « liberté d’expression ».

Que dire encore de cette police du langage qui qualifie l’objection de « censure » et voitdans la protestation un moyen « plus subtil […] que la censure consistant à brûler leslivres » ? N’est-ce pas le signe d’une immaturité pathétique de la part de jeunes gens siardemment désireux de contribuer à la critique de la société ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que leur « encadrement », par ses modèles de réponseaux objections, ne les aide guère à mieux maîtriser leur langue maternelle ; il ne lesencourage pas non plus à faire face à la controverse en en maîtrisant les termes.L’indignation de façade, l’agitation rhétorique, leur tient lieu de feuille de vigne pourcacher une rigueur intellectuelle en déroute.

« La liberté d’expression a des limites, certes, mais ce n’est pas à vous de les fixer. » Voiciun aphorisme dont nous aimerions connaître le sens. Cette conclusion semble démentirl’apologie d’une liberté d’expression illimitée (qui « a des limites, certes »), mais dont leslimites ne paraissent pas connues : en ce cas, selon quelle logique peut-on admettre quece ne soit pas à d’autres (vous/les détracteurs) de les fixer, fût-ce en rappelant qu’il enexiste ? Quadrature rhétorique du cercle, dont nous n’avons pas la formule. Le fait estque, bien comprise, la liberté d’expression n’a en effet nul besoin que lui soient assignéesdes limites. Elle est en principe le témoignage d’une ascèse de la pensée. Notion qui aéchappé à l’ensemble des protagonistes, sauf peut-être au lointain Éric Noël. C’étaitpourtant à lui de montrer l’exemple, à lui, l’artiste engagé et l’homme de gauche, demontrer que l’imagination altermondialiste ne saurait recycler après la Shoah les poncifspervers du Stürmer ou, dans son cas, les aboiements de la Pravda. Jdanov non plus nemanquait pas de « professionnalisme » pour blâmer le grand capital. Et depuis lors, ilsemble avoir fait des émules à l’Ouest, même de l’autre côté de l’Atlantique.

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Un dernier point mérite d’être analysé tant il dénote la présence d’un fantasme infantilede toute puissance mythique du monde intérieur (« intention »). Il s’agit de laconception du langage, et plus particulièrement de la communication, que les« apprentis-auteurs » sont amenés à expliciter pour justifier leur position. Cetteconception tient en une formule lapidaire, exprimée deux fois, telle une loi sémantiqueindiscutable : « Il faut comprendre que les mots ont l’intention qu’on leur donne » et« encore une fois : les mots ont l’intention qu’on souhaite leur donner ».Quel locuteur normalement constitué, quel linguiste conséquent soutiendraitsérieusement que les mots ont l’intention qu’on leur donne/souhaite leur donner ? Cetteproposition ne vaut ni pour celui qui énonce (sauf s’il ne parle qu’à lui-même), ni pourle destinataire (obligé de tenir aussi compte de l’intention de signifier que le locuteur luidonne à reconnaître, et plus généralement du cotexte de l’énoncé). Cette règle peutvaloir pour un enfant ou pour un schizophrène, certainement pas pour un adulteresponsable, doté d’une compétence de communication fondée sur la présomption dupartage et de la mise en commun du sens. Ce que ne démentiraient ici ni les acteurs, niles apprentis-auteurs, ni les « professionnels » qui ont prêté leur concours à unereprésentation destinée à dénoncer « les dérives de la finance internationale ». Si les motsn’avaient vraiment que l’intention qu’on souhaite leur donner, qu’est-ce quim’empêcherait de voir dans le Capital de Marx une transposition philosophique de laBagava Gita ? Ou dans Mein Kampf un commentaire de la Chanson de Roland ?

5.LE COMMUNIQUÉ DE LA PRÉSIDENCE DE L’UNIVERSITÉ :

UN MONUMENT DE PUSILLANIMITÉ

L’intitulé du communiqué donne d’emblée le ton, désignant le véritable coupable d’unscandale, qui n’avait pas lieu d’être : « Le théâtre étudiant à l’épreuve des discriminations ».Lisez : « Ce n’est pas la pièce représentée à l’université qui stigmatise et discrimine, maisl’enseignant-chercheur qui discrimine le théâtre et les étudiants en faisant entendre sacritique de la pièce. Autrement dit, le véritable offenseur, c’est l’offensé. »

Le communiqué de la présidence développe un raisonnement aussi peu cohérent que lesautres textes de la polémique, mis en ligne sur le site conçu en défense de l’actionuniversitaire. Le texte s’ouvre par un rapide rappel des faits : « Un enseignant-chercheura mis en cause [la pièce] parce qu’il la considère comme ayant un caractère antisémite. »Incidemment, il fait aussi connaître la position que l’instance entend adopter : « Il en asaisi la présidence de l’université qui, consciente de la gravité et de la complexité de lasituation, souhaite traiter cette affaire avec mesure et responsabilité. » Le lecteur attentifpeut légitimement se demander en quoi consiste cette « conscience » : a-t-elle pour objetle fait qu’un enseignant-chercheur se soit dit indigné ? Ou a-t-elle plutôt en vue le bien-fondé de la pièce ? La formulation employée ne permet pas de trancher nettement.

L’ambiguïté toute diplomatique de l’énoncé conditionne la suite du propos. Voyons àprésent comment la plus haute instance universitaire entend exercer son sens de la

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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« mesure » et de la « responsabilité ». À l’instar des autres lettres, la stratégie consiste àécarter l’objection par l’argument d’autorité, au détriment de l’analyse logique. L’autorité,ici, est celle de la légitimité présidentielle qui fait chorus avec les autres représentationsinstitutionnelles. Double stratégie de légitimation : légitimation interne : « Ce spectacle estle résultat d’un atelier “écriture de plateau” mis en place par l’université en collaborationavec le centre Intermondes de La Rochelle, dans le cadre d’une résidence d’artiste, et enpartenariat avec l’Institut français (opérateur de l’action culturelle de la France sous latutelle du ministère des Affaires étrangères) et le théâtre Toujours à l’Horizon » ;légitimation externe : « Il a été produit avec le concours d’Éric Noël, un auteur québécoischargé d’encadrer l’atelier d’écriture, et sous la direction de Claudie Landy, metteur enscène et directrice du théâtre Toujours à l’Horizon de La Rochelle ».

Une simple remarque s’impose : le communiqué présuppose que le professionnalisme etle pedigree des parties impliquées les mettent par principe à l’abri de l’erreur dejugement, du défaut de lucidité, ou tout simplement d’un réflexe de solidaritéautomatique, corporatiste autant que grégaire. Depuis quand la justesse morale est-elleaffaire de statut ou de diplômes ?

Le communiqué donne un bref résumé de la pièce : « L’objectif affiché de la pièce est dedénoncer la dérive de la finance internationale. Pour cela, les rédacteurs ont choisi des’appuyer sur des stéréotypes accumulés et caricaturés afin de les tourner en dérision. »Ce résumé se conclut par cette affirmation lapidaire : « Leur parti pris est clairementcelui de l’humour utilisé à des fins critiques. »

Pour qui lit consciencieusement le texte de la pièce, il n’apparaît nulle part, pas mêmesous le rapport de l’indication scénique, que le scénario fasse fond sur un travail desubversion du stéréotype. À moins d’être mentalement indigent, friand d’antinomiesdélirantes et délirer soi-même, à moins d’avoir vécu dans l’ignorance, à moins de ne pasavoir tiré la moindre leçon de l’histoire, qui peut rire, sourire ou s’amuser de l’éventualitéd’un pacte entre un rabbin et un nazi génocidaire ? Qui peut rire, sourire ou s’amuser(après Auschwitz) de la personnification du cynisme et du crime sous le rapport d’unevirago juive, ordonnatrice de la misère du monde ? Au mieux, n’est-ce pas s’abandonner,sans ciller, à la facilité d’un pan de l’imaginaire européen, que de céder à la mise en actede pareilles représentations ? S’il ne s’agissait que de cela, ce serait encore assez « grave »pour être dénoncé avec la dernière vigueur.

Sous le prétexte d’en appeler à l’ouverture d’une concertation étendue au plus grandnombre des intéressés, le texte insinue le reproche suivant : « Un enseignant-chercheurs’est tourné vers la présidence de l’université – et vers elle uniquement – pour lui exprimerl’ensemble de ses griefs et lui demander qu’elle condamne moralement [la pièce]. »Quant à nous, nous ne voyons dans cette démarche rien qui doive appeler le désaveu :au sein d’une université, la présidence n’est-elle pas l’instance la plus représentative, celleà laquelle il convient de référer et de déférer en priorité ? La moindre manifestation,culturelle ou civique, la moindre initiative d’intérêt publique serait-elle susceptible de sedérouler sans l’accord express de l’instance la plus haute ?

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N’est-ce pas la présidence qui dit la loi ou la rappelle, qui autorise ou interdit, quiarbitre ?

Loin de prendre la mesure de sa responsabilité et de l’autorité qui lui est pourtant reconnue,la présidence entreprend de se défausser en généralisant l’esprit de la controverse naissante,en cherchant ailleurs les éléments d’une résolution du conflit qui sourd : « Suite auxreprésentations, considérant que l’œuvre véhicule des stéréotypes antisémites et qu’à cetitre, il en a été blessé, un enseignant-chercheur s’est tourné vers la présidence del’université – et vers elle uniquement – pour lui exprimer l’ensemble de ses griefs et luidemander qu’elle la condamne moralement. Sensible à l’émotion exprimée par ce collègue,il est apparu utile que soit organisée une rencontre entre les partenaires porteurs du projet,les étudiants auteurs et comédiens et toute personne, ayant vu ou non la pièce, souhaitants’associer à un débat sur ce sujet grave. L’objectif était de poursuivre la démarchepédagogique engagée, mais aussi de permettre à chacun d’exprimer sa position et sonressenti sur la pièce. Cette rencontre a eu lieu le 3 mai dernier [2013] et a réuni environ60 personnes, avec une diversité de points de vue qui a donné lieu à de réels échanges. »

Ce geste pourrait être interprété comme l’expression d’une attitude démocratique ; il esten vérité un choix tactique destiné à isoler le plaignant dans un contexte d’isolement

local avéré13. Stratégie imparable : sous le prétexte de la concertation, et pour éviterd’exercer sa responsabilité personnelle, dans un dialogue face à face, le président del’université suscite une rencontre avec les protagonistes de la pièce incriminée, lesquelsn’auraient pu aboutir dans leur projet sans l’aval explicite de la présidence.

Le communiqué ne dit pas en quoi a consisté « la démarche pédagogique engagée ». Ledébat a-t-il porté sur les dérives de la finance internationale, sur ses véritables causes ?Sur l’essence même du capital ? Sur la généalogie du concept spécifique de travail, depuisl’émergence de l’économie marchande ? A-t-il porté sur le fait que la financeinternationale ne saurait raisonnablement être incarnée par un personnage de Juif rapaceet cynique ? Cela n’est pas dit.

Le texte continue : « Conformément à l’ambition pédagogique fixée, elle a notammentpermis d’évoquer le travail des étudiants sous un angle éthique : le devoir de mémoire,la responsabilité des auteurs, la liberté de création et ses éventuelles limites, etc. ».Comme dans les autres lettres, nous voilà bercés par l’égrenage des mantras qui édifientl’âme compassionnelle du contemporain anesthésié, pour qui les mots ne veulent plusrien dire, tout équivalant à son contraire :

le devoir de mémoire : premier pilier de l’« angle éthique » du « travail des étudiants ». Il ne semble pas, à considérer le texte de la pièce « jouée cinq fois » (sans modification,malgré la protestation d’un enseignant juif ), que cette notion ait été entendue autrementqu’une consigne de plus pour valoir d’instruction civique accélérée ou d’équipementmental élémentaire du décérébré moyen. Il ne semble pas non plus qu’en amont, ledramaturge Éric Noël, membre de Québec Solidaire se soit senti le moins du monde tenud’observer la règle de décence réfléchie à laquelle invitait Primo Levi.

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13 Nous renvoyons lelecteur à l’analyse desautres textes de lacontroverse, à l’ensembledes prises de positionsuscitées par l’action del’enseignant-chercheur,tout particulièrement àla trame argumentativequi caractérise ces textes.

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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Il est compréhensible que la foi antisioniste soit à jamais incompatible avec cette formetrop exigeante de solidarité.

la responsabilité des auteurs : second pilier de l’« angle éthique » du « travail desétudiants ». Il ne semble pas non plus, à considérer l’abondance de la prose répandue endéfense de la pièce, que cette réflexion collective ait eu le moindre effet sur la mise enacte du scénario (sa structure, ses présupposés, ses implications morales), ni sur leshorizons imaginaires appelés à fertiliser l’esprit des « apprentis-auteurs », de l’équipe dela mise en scène, des auditoires visés ou des bailleurs de fonds de cette entreprisecalamiteuse. Il y avait sans doute un budget, « on » s’est hâté, les yeux fermés, de l’allouerà un artiste francophone sur la bonne foi d’une notoriété acquise dans le combat enfaveur des minorités.

la liberté de création et ses éventuelles limites : troisième pilier de l’« angle éthique » du« travail des étudiants ». La réflexion sur ce thème primordial a-t-elle dépassé l’exerciced’autocélébration d’un numéro de résistance à la discrimination et d’apologie du tout-liberté ? Les participants à ce débat, sans doute très nécessaire, « encadrements » compris,ont-ils poussé la réflexion aux limites de leurs convictions ? Se sont-ils demandés, parexemple, si la liberté d’expression est une valeur en soi, ou si la liberté (d’expression etd’action) n’est conséquente que lorsqu’elle rejoint la prise de responsabilité ? Se sont-ilsdemandés d’où leur venait leur jusqu’au-boutisme naïf ? Ont-ils jamais envisagé l’idéeque leur conception du laissez-passer/laisser-faire en matière d’action culturelle était lasignature illusoire du libéralisme idéologique dont ils entendent nous débarrasser, lesymptôme d’une intelligence aliénée à l’air du temps ? Ont-ils seulement envisagé qu’ilspouvaient être les dupes de leur propre discours ?

Cette fin de non-recevoir de la part de l’instance dont il était légitime autant que légald’attendre une prise de position nette ne laisse aucune place à l’équivoque, au soupçonde cécité ou de complaisance. Ainsi : « Pourtant, le collègue persiste à réclamer uneposition condamnatoire de l’université à l’encontre de ladite pièce. » Justification durefus : « Cette demande se heurte à une série de principes et d’arguments qu’il convientde rappeler. » À travers l’énumération de ces « principes et arguments » s’étaye unréquisitoire discret mais certain à l’encontre de l’enseignant qui a rendu publique saprotestation, faute d’avoir été respecté par sa hiérarchie et sérieusement écouté (et nonpas seulement « entendu »). De manière incidente, sinon adjacente, le communiquéprésidentiel met ainsi en œuvre une stratégie à peine voilée d’isolement de l’enseignantprotestataire. Celui-ci est étiqueté, sinon stigmatisé dans le contexte de cette affaire,comme un adversaire de la liberté d’expression, qui « préside à la production de touteœuvre culturelle, et son respect est une exigence que l’établissement ne sauraittransgresser ». Autrement dit, la protestation élevée à l’encontre de la pièce est uneatteinte à la liberté d’expression, et la critique qu’elle constitue un acte de transgressionà l’encontre de l’idée que l’institution se fait de la déontologie culturelle.

Mais la conduite dérogatoire de l’enseignant protestataire semble, à en croire lecommuniqué, s’être d’emblée exprimée à l’endroit du code de procédure, code non-écrit.

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En en appelant directement au président, l’enseignant aurait fait une entorse à la règledémocratique de la concertation. Le lecteur appréciera la manière dont ce reproche sertde point d’appui à la pirouette éthique et sémantique qui consiste à refuser toute prisede responsabilité, en déplaçant le problème aux autres groupes concernés : « La demandeest faite à la seule direction de l’université, alors que plusieurs partenaires sont partiesprenantes de cette affaire. De toute évidence, ce sont d’ailleurs ces derniers qui sont les plusqualifiés pour avoir une vision critique sur une pièce de théâtre. »

L’illogisme du propos est à son comble : comment et pourquoi la « vision critique »viendrait-elle à l’esprit de ceux qui ont conçu, écrit, et mis en scène le texte incriminéaprès cet entretien décisif, alors qu’elle ne les a pas même effleurés avant, c’est-à-dire toutau long de la mise en œuvre du texte ? Au demeurant, la lecture des lettres de réactionsuscitées par la protestation indique bien que non seulement les « parties prenantes »n’ont eu cure de considérer un seul instant la recevabilité de la critique qui leur étaitadressée, mais qu’elles ont de surcroît radicalisé leur point de vue, réaffirmant leurrésolution et leur choix de manière aussi butée que dogmatique.

L’argument de la démocratie directe – appelons ainsi ce geste de refus d’assumer lamoindre responsabilité en sa seule qualité de président – se fonde en outre sur uneréserve explicitement formulée à l’endroit même des principes d’autorité et de prise dedécision : « Considérée la diversité des positions et des ressentis exprimés, touteappréciation ou désapprobation serait susceptible d’être assimilée à un parti pris moral, ce quine saurait être le rôle de l’université dont la mission est au contraire de faire preuve deneutralité et d’apaisement en pareilles circonstances. » Cette perle de logomachiesophistique est riche d’enseignements : le communiqué déclare d’une part que le chefd’établissement renonce à l’autorité qui lui est reconnue (fût-ce par l’enseignant qui ena appelé à sa compétence et à son pouvoir de décision, compte tenu du principe qu’unprésident est là pour présider), d’autre part qu’il ne saurait être question de dire uneparole qui risquerait « d’être assimilée à un parti pris moral ». Il est vrai que, depuis assezlongtemps, l’onde de choc de mai 68 a profondément enraciné dans les mentalités l’idéeque la morale alliée à la posture d’autorité n’est ni plus ni moins qu’une variante dufascisme. Il en résulte qu’une direction qui se respecte doit publiquement se démettre deses attributions, et que c’est à cette seule condition qu’elle aura quelque chance desusciter sympathie et attachement (plutôt que crainte révérencieuse et estime). Où sesitue la démagogie ?

Pour autant, l’image d’une présidence forte se redessine ailleurs, lorsqu’il est questiond’assurer le plus grand nombre de sa fidélité et de son soutien. Il n’est que de lire la fin ducommuniqué pour se rendre à l’évidence : le « parti pris moral », qu’il ne saurait êtrequestion d’affirmer en faveur du plaignant solitaire (celui-ci est malgré tout membre ducorps enseignant, et il a témoigné de sa confiance en s’adressant au premier chef à laprésidence, selon la conviction d’un usage présumé), est fermement formulé lorsqu’il s’agitde se déterminer à une place donnée : « Enfin, dès lors qu’il y a unanimité pour reconnaîtrequ’il n’y a pas eu d’intention antisémite de la part des étudiants, la question qui se pose àl’université est celle de leur protection. »

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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Traduisez : « La question qui se pose au président, représentant de l’université, estd’affirmer son autorité en faveur des étudiants, pour les protéger de la campagne dediffamation déclenchée par notre collègue. » Précisons encore un point : il n’est pas exactque la direction universitaire se refuse par définition à « prendre parti » ; en revanche, ilest manifeste que cette même direction, en prenant le parti de la majorité, se range àl’opinion générale, la consacre en lui donnant raison.

Cette technique d’évitement du problème – qui demeure cependant entier – est àméditer, puisqu’elle montre comment s’effectue aujourd’hui la liquidation rhétorique de laquestion juive : non certes pas par l’hostilité manifeste, mais par l’individualisation – nousserions tenté de dire la « privatisation » des enjeux – et par une abondance de formuleshypnotiques : « neutralité » (feinte dans un premier temps, violemment démentieensuite), « apaisement » (par justification de la politique du plus grand nombre, qui n’estrien d’autre ici que la forme institutionnelle du droit du plus fort), c’est-à-dire direl’écrasement de la protestation minoritaire. Ce seul fait aurait dû alerter Éric Noël.

Cette manière biaisée de traiter le problème révèle en outre l’omniprésence d’un angle mort :au lieu de prendre acte de la nature et de la provenance de l’objection, la réaction a été delaminer l’objecteur par une haie de contre-feux, et le contenu même de sa protestation a éténoyé dans un flot de dénégations. En des temps où les mots n’auraient pas été démonétiséscomme ils le sont, ceux à qui s’adresse la critique auraient simplement dû considérer quel’expression du désaccord est aussi une modalité de la liberté d’expression. Défendre la libertéd’expression dans de telles conditions et avec si peu d’arguments, c’est en dégrader leprincipe comme valeur et le ravaler au statut de hochet ou de fétiche. Hochet pour lesétudiants, fétiche pour les adultes et professionnels de l’« encadrement ». Quant àl’impératif de la concertation, nous avons déjà dit ce que valait ce mobile, pseudo-argument qui renvoie en fait à la circularité d’une situation impossible. À aucun momentil n’a été dit que le professionnalisme des protagonistes de la pièce était en cause. Enrevanche leur tact, leur capacité de discernement, leur sens des responsabilités, leurcohérence intellectuelle, leur esprit de suite, leur réelle capacité à déroger de manière fineet subversive à la stéréotypie historique, leur aptitude à faire rupture selon les exigencesd’une esthétique élaborée/réfléchie au contact de l’éthique sont contestables. Au reste,qui a jamais prétendu que le grégarisme était l’apanage des seuls amateurs ?

Considérons à présent la méthode utilisée pour parvenir à l’« apaisement » : « Depuis, àla demande de l’enseignant-chercheur et des étudiants concernés, mais aussi dereprésentants du personnel, la présidence leur a séparément accordé un entretien. Detoutes ces consultations, il ressort de façon unanime que les étudiants en question nesont pas antisémites et qu’ils n’avaient aucunement l’intention d’en promouvoirl’idéologie. » Cette nouvelle déclaration, censée éteindre définitivement les braises duscandale, nous paraît au contraire les raviver tant elle sacrifie à l’absurdité.

La présidence commet à notre sens une triple erreur d’appréciation, se fourvoyant etaggravant ainsi la crise au lieu de la désamorcer. Ce raisonnement est exemplaire de l’erreurde catégorie, ou, si l’on préfère, de la confusion des registres : la direction de l’université

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procède à des consultations, sous la forme d’entretiens individuels, pour savoir si lesétudiants sont « antisémites ». Autrement dit, au lieu de faire de l’histoire, elle fait de lapsychologie ; au lieu de juger du fait, elle évalue l’intention ; au lieu d’interroger le bien fondéde sa politique culturelle, elle érige en norme le relativisme ambiant, se fondant sur un« unanimisme » qui est le miroir de sa propre conviction : « Il y a unanimité pour reconnaître

qu’il n’y a pas eu d’intention antisémite de la part des étudiants14. »

Ce raisonnement fait ensuite fond sur un impensé qui caractérise de façon invariablel’argumentaire de l’ensemble des réactions à la plainte : dans la mesure où ce ne sontprobablement pas les étudiants qui ont eu l’idée du motif princeps de la pièce, il ne sauraitévidemment être question de les soupçonner d’antisémitisme. En revanche, dans la mesureoù l’encadrement (« dont le professionnalisme ne souffre pas de discussion ») a validéd’emblée le canevas du scénario et accepté d’élaborer cette pièce à partir d’une idéeoriginale d’Éric Noël, c’est toute la chaîne de montage qui est comptable du résultat. N’est-il pas absurde de feindre de demander des comptes à des étudiants, c’est-à-dire desexécutants, certes ravis de monter sur scène, quand en vérité ce sont ceux qui mènent cetteenquête biaisée qui ont d’abord failli en validant le principe même de cette représentation ?

Il est dès lors tactiquement compréhensible que le poids du nombre soit allégué commeun argument décisif pour repousser la protestation : tous les étudiants, sans doutedéconcertés, ont protesté de leur bonne foi, pendant que les adultes qui avaient fait poureux le choix du partenariat principal se contentaient de les interroger sur leurs véritablesintentions !

Ce raisonnement révèle enfin l’état de misère symbolique dont les protagonistes de cegenre de prose sont, à tout prendre, les supports bien symptomatiques d’une époquedéboussolée. Misère symbolique, parce qu’il est manifeste que ceux qui se défendent del’accusation d’antisémitisme seraient sans doute bien en peine de donner une définitionprécise de ce phénomène idéologique. Ils ne savent pas de quoi on leur parle, ils necomprennent pas que ce qui est en cause est leur passivité, leur connivence invertébréeavec les poncifs spontanément charriés par une culture dont la judéophobie est en effetun principe d’identité impensé et structurant.

En cautionnant et en validant le script d’Éric Noël, la présidence, le théâtre Tout àl’Horizon et les partenaires institutionnels ont entériné l’idée que la judéité est synonymede finance internationale, ils ont validé le script du Juif criminel, ils en ont fait l’armatureet le topos d’une intrigue dynamique. Mais ils ne sont pas antisémites. Nous sommesmêmes sûrs que plusieurs d’entre eux témoigneraient leur solidarité aux Juifs si lapersécution devait de nouveau les frapper, nous ne doutons pas même du fait qu’ilsjugent très salutaires certaines commémorations, voire l’existence d’une certainemuséographie. Farcis de poncifs et de contre-discours, ils n’ont simplement plus le sensdes mots : ils ne sont pas antisémites, ils sont antisémiques. Ce n’est pas de l’antisémitisme,mais de l’antisémantisme. Ce sont de véritables amoureux du théâtre, par tradition autantque par goût. Depuis longtemps, Monsieur Jourdain les a précédés : lui faisait de la prosesans le savoir, eux font de l’antisémitisme sans le savoir, et sans le vouloir.

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14 Observons que le raison-

nement de la présidence se

pose en miroir du raisonne-

ment tenu par les étudiants

pour se défendre. Le vérita-

ble enjeu se situe, selon eux,

sur le plan des « intentions

» et des « convictions »,

non sur le plan factuel : «

Nous refusons donc d’être

jugés par des personnes qui

s’octroient le droit […]

d’entacher notre démarche

des intentions les plus nau-

séabondes. » Les mêmes

entendent soutenir « un

projet artistique commun

[…] qui s’est articulé

autour des convictions

humanistes portées par le

groupe et du désir de poser

un regard satirique et déca-

lé, etc. ». Le théâtre

Toujours à l’Horizon

accepterait-il de représenter

la pièce d’Éric Noël devant

un auditoire de rescapés des

camps ? (Rappelons qu’en

son temps, la déportation

était aussi le résultat pra-

tique d’une certaine propa-

gande, qui liait essentielle-

ment les Juifs aux méfaits

de la finance internationa-

le). Serait-ce « critique »,

« satirique », « décalé » ?

Peut-être aurait-« on » dû

mieux leur expliquer que

toute l’humanité libre euro-

péenne est rescapée du

nazisme, et pas seulement «

les Juifs ».

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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La langue est trouée, les discours contaminés par une porosité irréparable. L’un vautl’autre, tout comme l’un peut s’opposer à l’autre, comme l’inconscience se marie àl’ignorance. C’est aujourd’hui la signature de la culture générale.

La fin du communiqué atteint le sommet de l’absurde : « C’est dans cet esprit, avec unsouci d’apaisement, que la présidence suit ce dossier depuis le début et qu’elle chercheaujourd’hui la meilleure issue pour tous les protagonistes. Dès lors, dans une viséepédagogique, il lui apparaît opportun, comme proposé par la Ligue des droits de

l’Homme15, de s’engager dans un travail de réflexion avec les étudiants, ses partenaireset les organisations qui luttent contre l’antisémitisme, le racisme et toute forme dediscrimination. »

On a là une forme de dissociation dont seule l’institution est capable : d’un côté, desinitiatives pédagogiques pour prévenir (après coup) et instruire contre l’antisémitisme ; del’autre, le spectacle continue, sans que rien ne soit changé de la trame antisémite.

D’un troisième pôle enfin, à l’initiative conjointe des différents protagonistes du« drame », se détachent comme des feux d’artifice des confessions et des professions defoi, défendant d’une part le principe d’une liberté d’expression sans frein, et faisant del’autre l’éloge de la responsabilité. En somme, c’est l’éthique du Pop Art élevé à la dignitéde morale publique. Cela s’appelle la diversité culturelle, le patchwork, forme post-moderne de la dialectique, la conciliation des inconciliables.

La justesse morale soumise à plébiscite (« il ressort de façon unanime… », « il y aunanimité pour reconnaître… ») trahit une conception ultra-relativiste du débat public.La « neutralité » et l’« apaisement » tant prisés traduisent en formules magiques laconception sous-jacente du vivre ensemble, dont le maître mot de « liberté d’expression »se résume en fait à cela : « La démocratie, c’est un quart d’heure pour Hitler, et un quartd’heure pour les Juifs. » La loi du plus grand nombre, la morale mise aux voix, dernièretrouvaille de la démocratie marchande. La véritable démagogie est celle qui prend la posede la sagesse.

Cela scandalise-t-il quelqu’un ? Le seul et véritable problème, dans cet épisode de ladécadence ordinaire, c’est que les intéressés – ligués en une solidarité sans faille pourrepousser l’accusation, dissiper le soupçon qui les guette au lieu de penser l’impensé de leurengagement forcené – ont confondu la caricature de l’humour avec la dénonciation dustéréotype. Il en résulte que le stéréotype va son chemin, sans être atteint par uneintention critique qui tombe à faux, et nous révèle surtout l’état de décervelage del’université française et de déliquescence de ses élites.

L e s É t u d e s d u C r i f

15 Alerté par Michel

Goldberg, la Ligue des

droits de l’Homme (LDH),

ayant pris connaissance de

la pièce, a jugé quant à elle

que la pièce roulait bel et

bien sur un motif antisémite.

Ce sont les termes de sa

médiation que reprend

le communiqué de

la présidence. Précisons

comment, sans rappeler

l’appréciation portée par

la LDH sur le texte

incriminé, ce dernier fait

état de cette intervention :

« La complexité et

la délicatesse de cette affaire

n’a pas échappé à certains

acteurs locaux. Ainsi,

le président de la section

rochelaise de la Ligue des

droits de l’Homme (LDH)

qui a suivi les débats a,

dans un courrier adressé au

président Gérard Blanchard,

écarté toute censure et tracé

le chemin qui doit être celui

de l’université, entre liberté

de création et responsabilité. »

N’était cette intervention,

en forme de médiation,

il est patent que, du côté

des acteurs universitaires,

« la complexité et

la délicatesse de cette affaire»

leur avait complètement

échappé, d’autant qu’ils

avait entériné le projet et

que ce n’est qu’après coup

que, littéralement

électrochoqués par la crainte

du scandale, ils se sont

rangés à l’avis de la LDH.

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CONCLUSION

Nous concluerons cette analyse par quelques remarques. Il nous paraît tout d’abord queles prises de position émanant des partisans de la pièce d’Éric Noël reflètent l’idée qu’ilsn’ont pas saisi ce qui leur était objecté. Au lieu d’aborder la controverse en s’attachant aumobile princeps de l’objection qui leur était faite, ils se sont enlisés dans des déclarationsde principe et des professions de foi, arguant de la pureté de leurs intentions.Inaccessibles aux normes du débat public, ils ont réagi en isolant et en discréditant leplaignant, en interprétant sa protestation comme l’exercice d’une censure morale. Ledébat ainsi biaisé, ils ont laissé loin derrière eux le motif principal de cette protestation,en se réfugiant dans une apologie de la liberté d’expression, comme si l’énoncé de lacritique menaçait cette liberté.

Il existe deux sortes d’antisémitisme : l’antisémitisme doctrinaire et l’antisémitismeinscrit dans la doxa. Historiquement, la doxa hérite des doctrines qui ont éténaturalisées, et dont certains motifs finissent par s’imposer comme des évidences. Il estcertain que la pièce inspirée par Éric Noël reflète l’essentiel d’une doxa antisémite quiconstitue à la fois le motif princeps du scénario et l’impensé majeur du travail collectif.Il ne saurait être question ici de renvoyer tout le monde dos à dos, ni de faire écho à larhétorique entêtée des défenseurs de cette « comédie », mais seulement d’en éclairer lessoubassements manifestement inaperçus par ses principaux protagonistes.

Faisons l’hypothèse que le résultat représenté sur scène ait été formulé dans un autrecontexte, par exemple celui d’un exercice de réflexion sur la stéréotypie. Là, lesparticipants auraient été individuellement invités à mettre par écrit ce qu’ils savent dustéréotype antijuif. Ce test bien connu aurait dans la plupart des cas montré une certaineéquivalence des contenus d’un sujet à l’autre. Dans un tel contexte, le responsable dugroupe aurait tenu la matière des réponses données par chaque participant pour unsimple point de départ destiné à susciter chez ces derniers une réflexion critique, sur lesconditionnements inconscients, la puissance de la doxa, l’inscription subjective de lamémoire collective, etc.

Nous pensons qu’une « création culturelle » digne de ce nom n’aurait pas dû fairel’économie de ce travail préalable. Dès lors, l’écriture du script initial (c’est-à-dire de laphilosophie spontanée de la pièce) ne pouvait que se heurter aux automatismes delangage qui procèdent en droite ligne de représentations mécaniques, qui appartiennentà tout le monde et à personne. Le véritable cœur du débat n’est donc pas de savoir si cettepièce véhicule une thématique antisémite structurante : il n’y a pas le moindre doute surce point. Il s’agit de comprendre comment un collectif de travail (esthétique etintellectuel) se situe par rapport au legs de la doxa : l’acceptera-t-il comme donnée fiableou, au contraire, considérera-t-il qu’il s’agit d’un préalable qu’il conviendra ensuite desoumettre à la critique, et que le véritable point de départ de l’œuvre sera ce qui sortirade ce réexamen. La subversion du stéréotype, la satire, est à ce prix. Faute de quoi, elleest un exercice de la paresse, une mimèsis serve, une forme d’aliénation. Si bien que cetteadhésion passive à des schèmes figés, loin de stimuler la création, la ruinera et, avec elle,

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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tuera dans l’œuf la possibilité de ce que la véritable subversion, idéologique autantqu’esthétique, peut comporter de disruptif, de détonnant et d’étonnant. Faire l’économiede cette étape équivaut à une entreprise plus que périlleuse puisque, sous prétexte decontester l’ordre établi, elle en reconduit au contraire les conditions. C’est ainsi – etl’affaire de La Rochelle le montre à tous points de vue – que l’acceptation mécanique dela part homicide de la sagesse des nations non seulement corrompt les bonnes intentionset la bonne volonté, mais encore détruit le talent. De surcroît, l’adhésion irréfléchie àl’archive du pire fonde in fine l’autojustification défensive de ceux qui, refusant dereconnaître qu’ils ont erré, se réfugient dans la posture improbable des majorités silencieuses.Au lieu de produire les effets de contestation qu’ils espéraient, ils en sont réduits à plaider labonne foi et à défendre l’intégrité qu’on leur conteste.

Mais ce n’est pas tout. L’affaire de La Rochelle invite encore à poser à nouveau laquestion des conditions de mise en œuvre et de défense de la liberté d’expression dansun univers social depuis longtemps concurrencé par la culture de masse, et dont de largespans tendent à se substituer aux disciplines du texte : la rapidité, la frénésie ubiquitaire,la déconstruction, l’ingénierie publicitaire, le bris de la temporalité, ces nouvellescoordonnées de l’espace quotidien sont les défis actuels lancés au travail intellectuel. Ilen résulte que les notions les plus fondamentales ne sont plus comprises : les notions de« démocratie », « tolérance », « humanisme », « résistance », « dialogue » sont devenuesdes proies pour les publicitaires et, comme telles, des gadgets qui s’imposent aux espritsavec leur mode d’emploi standardisé.

Les valeurs sont fracassées à la vitesse des modes, l’ethos supplante les normes de l’éthiquecollective, il faut plaire et briller, avoir raison à n’importe quel prix. Et l’on sent bien, enlisant les lettres une à une, que ce sont des sujets fragiles qui nous font entendre leurdifficulté d’être. En sorte qu’à la place qui est la leur, la controverse est proprementinsoutenable, elle est scandaleuse autant que blessante. Même l’image écrite de soi portetémoignage de cette inconsistance : grammaticale, logique, morale, citoyenne. Celainclut les apprentis aussi bien que leurs maîtres et n’épargne guère les inspirateurs duprojet dont l’entreprise serait immaculée. Ils ne voient tout simplement pas le lien entrece qu’ils savent et ce qu’ils croient, entre ce qu’ils professent et ce qu’ils montrent, entrece qu’ils disent et ce qu’ils font. La liberté d’expression telle qu’ils la conçoivent est unautre nom de l’impulsion. La démocratie, la dictature du consensus. Les grands principesqu’ils professent s’accommodent sans trouble apparent de leur déréalisation pratique.

L’étrange nouage de la prose analysée affiche à chaque segment l’emprise d’un senstoujours tributaire de l’à-peu-près. Les arguments sont rares, ce sont des « mots d’ordre »,des stases verbales, dignes de figurer dans un dictionnaire des idées reçues. Flaubert, Bloy,Ellul sont supplantés sur leur propre terrain. Quoi qu’il en soit, avec de tels humanistespour interlocuteurs, avec des protecteurs pénétrés d’une conception aussi univoque etaussi pâle de la résistance, on n’aimerait pas être les contemporains impuissants d’unretour des années sombres. Dans sa propre lettre, le dramaturge Éric Noël se défendd’avoir, avec cette pièce, ressuscité d’une manière ou d’une autre « un théâtre antisémitedigne des années 30 ». Pour notre part, nous considérons qu’il est inapproprié de

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soupçonner sa pièce d’anachronisme. Elle est au contraire très représentative du climatidéologique des années 2000. C’est une constante de la nébuleuse altermondialisted’affirmer que l’État d’Israël agrège et incarne tous les vices du capitalisme global :l’empoisonnement de la vie internationale, l’oppression de la « minorité palestinienne »,le régime d’« apartheid », l’« occupation » des territoires par des « colons » et « des rabbinsfanatiques », l’« instrumentalisation de la Shoah » (pour tirer les « dividendesd’Auschwitz » ou « justifier une politique sécuritaire »), etc. Voilà de quoi faire palpiterplus d’un cœur de militant des droits de l’Homme.

Formulons enfin une hypothèse : à supposer que Marta Goldberg et le rabbincorruptible soient en fait des contemporains, ces personnages détestables formeraient, dupoint de vue d’un « membre de Québec Solidaire», une allégorie de l’État d’Israël. Les« détracteurs » de la pièce ont peut-être eu le tort de voir trop vite et trop loin. Au fait,Éric Noël est-il antisioniste ? Il faudrait le lui demander. En sorte qu’à La Rochelle, la« génération du devoir de mémoire » n’y aurait vu que du feu.

Georges Elias Sarfati

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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L e s É t u d e s d u C r i f

ANNEXES

Textes analysés par Georges-Elia Sarfati1

1. Lettre ouverte d’Éric Noël

Bonjour,Mon nom est Éric Noël. L’automne dernier, dans le cadre d’une résidence au CentreIntermondes, j’ai dirigé un groupe d’étudiants de l’Université de La Rochelle dansl’écriture d’une pièce de théâtre intitulée Une pièce sur le rôle de vos enfants dans la repriseéconomique mondiale. Cet atelier a été réalisé en collaboration avec Claudie Landy, duThéâtre toujours à l’horizon. La pièce a fait l’objet d’une lecture publique partielle endécembre 2012, puis elle a été mise en scène et jouée par les étudiants de l’atelier théâtrede l’Université, en avril, au Théâtre toujours à L’horizon, dans une mise en scène deClaudie Landy. La controverse que nous connaissons, et dont je ne rappellerai pas tousles détails, a été déclenchée par M. Michel Goldberg, enseignant à l’Université de LaRochelle. Deux camps se sont depuis constitués. D’un côté, il y a ceux qui condamnentla pièce, la plupart sans l’avoir vue et en ayant lu une version biaisée, puisque commentéeet orientée par M. Goldberg. Ceux-ci demandent à l’Université de la désavouer pourpropos antisémite (nous parlons donc ici d’une censure franche, quoi qu’en disent lestenants de cette opinion). De l’autre côté, il y a ceux qui croient, comme moi, que cettepièce n’a absolument rien d’antisémite, ni dans le propos, ni dans l’intention, et qu’« ilest essentiel pour une démocratie de protéger la liberté de l’artiste contre l’arbitraire detous les pouvoirs, publics ou privés. Une œuvre est toujours susceptible d’interprétationsdiverses, et nul ne peut, au nom d’une seule, prétendre intervenir sur le contenu del’œuvre, en demander la modification, ou l’interdire2 ».

Nous avons cherché, depuis le début de cette affaire, un terrain d’entente, de discussion.Or, pendant que nous cherchions cela, nous avons été victimes d’une campagne desalissure dans les médias et sur le web, à laquelle je ne peux pas ne pas réagir en tant queresponsable de cet atelier d’écriture. Je ne suis pas antisémite et ce texte ne l’est pasdavantage. Comment peut-on ne pas lire dans cette pièce le désir de caricature alors quele cliché de la riche juive (comme tous les autres) est montré, souligné, expliqué avecautant de transparence ? Il va de soi que de mettre de l’avant un tel personnage relèved’une démarche satirique. Il est impensable et il s’agit d’un raccourci intellectuelmalheureux que de prétendre qu’il y aurait ici résurgence d’un théâtre antisémite dignedes années 1930. Une œuvre d’art nait dans un contexte. Ici, non seulement le contexteet le temps, mais aussi le ton, les procédés théâtraux et la volonté des créateurs : tout nouséloigne de ce type de théâtre.

Je ne reprendrai pas en détail tous les arguments déjà mis de l’avant par l’Université, lethéâtre toujours à l’Horizon et les étudiants. Ils ont tous émis des communiqués aveclesquels je suis en parfait accord : nous parlons d’une même voix3. Je veux cependantaujourd’hui répondre aux critiques qui m’ont été faites et marquer ma solidarité totale,par delà l’océan qui me sépare d’eux, avec les étudiants, le Théâtre toujours à l’horizon,le centre Intermondes et tous les défenseurs de cette pièce qui ont pris position avec nousafin de s’opposer à la censure et au discours démagogique tenu par nos détracteurs.

1 Tous ces documentssont accessibles sur le site suivant : https://sites.google.com/site/soutientheatreetudiant/NB : nous avonsconservé la graphieoriginale de cesdocuments. (NdLR)

2 Extrait du manifestede l’Observatoire de la liberté de créationpublié en mars 2003dans Les Inrockuptibles,La Quinzaine littéraireet Politis (voir les signataires surle site http://www.ldh-france.org/-Le-Manifeste-.html).

3 Site regroupant les différentes lettresd’appui à la pièce quiont été diffusées : https://sites.google.com/site/soutientheatreetudiant/home.

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Depuis le début, le sérieux et le professionnalisme de l’encadrement dont ont bénéficié lesétudiants a été remis en cause, mon travail a été rabaissé, j’ai été attaqué et on m’asoupçonné d’être antisémite lors d’une discussion tenue à l’Université en mai et où j’étaisprésent via Skype. M. Goldberg, en substance, avait affirmé à ce moment-là que comme il« ne me connaissait pas » il ne pouvait pas savoir si j’avais effectivement des viséesantisémites en encadrant les étudiants dans l’écriture. Il me parait donc important de mefaire connaître, puisque c’est en effet la méconnaissance de l’autre qui amène l’intolérance,M. Goldberg l’ayant prouvé par sa méfiance envers moi. De plus, je souhaite me présenterà vous parce que contrairement aux autres intervenants rochelais, je ne suis pas membre devotre communauté et vous ne savez évidemment que peu de choses de mon parcours.

J’ai 29 ans, je suis un auteur de théâtre professionnel, diplômé de l’École nationale dethéâtre du Canada en 2009, membre du Centre des auteurs dramatiques (CEAD) et del’Association québécoise des auteurs dramatiques (AQAD). J’écris un théâtrecontemporain où je traite de sujets personnels et des répercussions de nos actes intimesdans la sphère familiale et sociale. Ma pièce Faire des enfants a remporté le prix Gratien-Gélinas 2010, remis à la meilleure nouvelle pièce canadienne écrite par un jeune auteur.Je suis publié, joué, traduit. En parallèle du métier d’auteur, je travaille depuis 2008 avecplusieurs groupes humanitaires en tant que recruteur de donateur, formateur,responsable d’équipe et responsable de programme. J’ai participé pendant 3 ans à mettresur pied les programmes de collecte de fonds de la Fondation québécoise du Sida et jeconsacre aujourd’hui plus de 35 heures par semaine à travailler pour plusieursorganismes : Croix Rouge canadienne, Médecins sans frontière, WWF, Fondation DavidSuzuki, CARE Canada. Je suis membre de Québec Solidaire, un parti politique degauche qui est le fervent porte-parole des minorités. Je suis un militant, un défenseur descauses humanitaires. Je lutte contre la pauvreté, l’injustice, le racisme, l’intolérance. Lajustice sociale et le travail humanitaire me passionnent.

Les sous-entendus et les soupçons d’antisémitisme qui pèsent sur moi et sur la pièceécrite sous ma supervision me choquent, me déconcertent, tout comme ils laissentbouche bée mon entourage, mes proches, ma famille, tous ceux qui partagent ma vie deprès et qui connaissent mes convictions.

Depuis la première rencontre avec les étudiants, j’ai encadré cet atelier d’écriture en leurparlant de la responsabilité d’un auteur vis à vis de sa parole dans la Cité. Quand lesétudiants m’ont dit qu’ils avaient envie d’aller vers la comédie, ma première réaction aété de leur dire que ce n’est pas parce qu’on veut faire rire qu’on ne fera pas réfléchir. Jetenais à ce que leur pièce parle du monde dans lequel ils vivent et c’est ce qu’ils ont fait.Ils ont écrit un texte fort, imparfait, mais pas « maladroit », comme certains l’ont laisséentendre. Le propos ne nous a pas « échappé », il n’y a pas eu de « dérapage ». Je sais etles étudiants savent très bien ce qu’ils ont fait. Cette pièce est remplie dequestionnements, de postures sociales actuelles, intéressantes, troublantes, desquellesnous n’avons pas pu débattre, obnubilés que nous sommes depuis deux mois par laquestion de l’antisémitisme. Je vous invite à lire la lettre publiée par les étudiants enréponse à cette polémique pour constater l’intelligence de ces jeunes auteurs, leuréloquence et la clarté de la vision qu’ils ont de l’œuvre qu’ils ont écrite. Ils en sont lesauteurs et la défendent avec maturité et intégrité. Des étudiants comme ceux-là, il fautles encourager, pas les bâillonner4.

4 Lettre ouverte des étudiants : https://sites.google.com/site/soutientheatreetudiant/lettre-ouverte-d-etudiants-apprentis-auteurs.

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En terminant, je tiens à répéter, comme je l’ai dit lors de toutes nos rencontres, que jecomprends la réaction sensible de M. Goldberg. J’ai entendu son opinion et son émotion.Mais je n’approuverai jamais la démarche intellectuelle démagogique qui l’accompagne.On peut ne pas aimer cette pièce, on peut en être choqué, on peut la critiquer, maispersonne ne peut s’octroyer l’autorité morale de la condamner et d’en demander la censure.

Éric NoëlMontréal, 9 juin 2013

2. Lettre des étudiants acteurs de la pièce

Nous, comédiens ayant pris part aux représentations d’« une pièce sur le rôle de vos enfantsdans la reprise économique mondiale » déclarons que nous n’avons en aucun cas été choquépar le contenu du texte, que nous n’avons jamais jugé antisémite, ou ayant despropos malveillants envers des communautés. Nous déclarons en outre, que si tel fût le cas,nous n’aurions pas accepté, en notre âme et conscience, de participer à la représentationd’une pièce qui véhicule une idéologie raciste, attendu que nous avons, contrairement à cequi a pu être dit, conscience de la gravité de l’acte qui consiste à prendre la parole sur scène,et en public. Notre participation à cet atelier est donc un geste fort qui parle de lui-même,et dit déjà toutes nos convictions par rapport à cette pièce.

Nous sommes par ailleurs choqués que toute cette polémique s’articule exclusivementautour du texte, et que notre travail soit ainsi balayé d’un revers de main, jugé sans intérêt.Nous tenons à rappeler qu’il est impensable de vouloir, dans ce cas-ci, dissocier le texte dela mise en scène, ce dernier étant directement écrit pour la scène. Sa publication n’a enoutre pas vocation à être distribuée et sa diffusion publique n’aurait jamais dû se faireautrement que par les représentations que nous en avons donné au Théâtre Toujours àl’Horizon du 3 au 7 Avril 2013. Nous refusons donc d’être jugé par des personnes quin’ayant pas vu notre travail, s’octroient le droit de salir notre réputation, et d’entacher notredémarche des intentions les plus nauséabondes. Nous voulons par la présente, revendiquerun projet artistique commun (avec les auteurs comédiens) qui s’est articulé autour desconvictions humanistes portées par le groupe, et du désir de poser un regard satirique etdécalé sur la société actuelle. Dans une démarche de dialogue et d’écoute nous avons, sousla tutelle éclairée de Claudie Landy, progressé jusqu’aux représentations que le public aplébiscité, à l’unanimité moins une voix. Nous sommes malheureux que cette polémiquesalissante pour l’Université et ses étudiants ait pu voir le jour. Nous avons cherchél’apaisement en acceptant toutes les rencontres et sollicitations. Nous avons toujours refuséde rentrer dans une logique de conflit. Mais nous nous défendrons aussi longtemps qu’il lefaudra car au-delà de notre pièce, il s’agit d’un enjeu bien plus important, celui de la libertéd’expression. Cet enjeu est capital pour nous, et pour notre avenir.

Pascal C. • Céline G. • Hélène L. • Axel M.Mathilde M.• Julia M. • Romain M. • Clara F.

Valérie L. • Quentin T. • Rodolphe B.Elise N. • Jordi W. • Flora G. • Alan G.

Delphine R. • Camille J. • Yohann C.

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3. Lettre ouverte du Théâtre Toujours à L’Horizon

Nous avons décidé d’écrire une lettre ouverte contre la censure et pour la libertéd’expression. Le théâtre « Toujours à l’Horizon », s’est implanté dans le port de La Pallicedans le but d’articuler la découverte de textes modernes et contemporains avec un travailde mémoire du quartier, a toujours eu la résistance et la défense de valeurs humanisteset collectives pour mots d’ordre. Pour preuve les textes portés par l’équipe artistiqueprofessionnelle et amateur : Kafka, Duras, Durif, Koltès, O’Casey, Behan, Tchékov,Keen, etc. Des œuvres exigeantes suscitant le questionnement de certaines orientationssociales et politiques de nos sociétés occidentales.

La pièce écrite par 6 étudiants, sous la conduite d’Eric Noël, auteur Québécois enrésidence au Centre Intermondes, est le fruit d’un atelier libre d’expression. Cette pièceintitulée « Une pièce sur le rôle de vos enfants dans la reprise économique mondiale » afait l’objet de 5 représentations au théâtre Toujours à l’Horizon du 3 au 7 avril 2013. Unpremier débat avec les auteurs a été organisé à l’issue d’une représentation, comme nousle faisons chaque année. Le travail que mène Claudie Landy avec les étudiants de l’ULRdepuis 20 ans s’est toujours déroulé dans une atmosphère de tolérance et d’écoute.

Le but de cette pièce n’était en aucun cas de choquer ou de blesser une communauté,qu’elle soit américaine, italienne, juive, chinoise, allemande ou québécoise. Certes, denombreux clichés et allusions moqueuses à ces communautés sont présentes dans letexte, et nous concevons que ce type d’« humour qui dénonce », comme le dit un despersonnages de la pièce p. 89, puisse être dérangeant pour certaines personnes. Mais dansce texte, écrit par des apprentis-écrivains, des précautions ont été prises pour que lesspectateurs comprennent bien qu’il s’agissait de deuxième degré et de nombreuxdécrochages sont présents, c’est-à-dire que les personnages jouent avec les codes duthéâtre, « sortent » de la pièce et se mettent en rapport direct avec le public, comme pournous avertir et nous dire : « Regardez ce qui se passe là ».

Desproges disait « on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui ». On ne peut pasforcer les gens à apprécier certains types d’humour, mais on ne peut pas les forcer nonplus à les condamner. Il faut comprendre cette génération biberonnée à l’humoursarcastique, décalé, voire provocateur et déconcertant pour certains, de Canal+, et ne voirdans leurs moqueries qu’une façon de contrer le désespoir que le monde d’aujourd’huipeut leur renvoyer. On reproche parfois à la jeune génération de ne pas être engagée,mais leur texte dénonce le monde financier devenu totalement fou et cynique, lacorruption des puissants, et défend un monde où la valeur est l’humain et non le capital. Il est faux de dire que rien n’a été fait. Depuis les quelques réactions hostiles qu’ontprovoqué ce texte chez un spectateur sur environ 450, et quelques lecteurs, qui n’ontsouvent lu que les passages soulignés en rouge et les explications de texte fournis par leprincipal détracteur, deux réunions ont eu lieu pour engager un dialogue constructif etpédagogique. La première a eu lieu le 3 mai à l’initiative du Président de l’ULR avectoutes les parties concernées, puis une autre le 15 mai au théâtre « Toujours à l’Horizon »pour soutenir les divers partenaires (théâtre, centre intermondes et université), et enparticulier les étudiants très choqués par la violence des propos à leur encontre. Le 15,tous ont pu dialoguer avec des personnes issues de diverses communautés, y comprisjuives, et divers milieux professionnels (principalement artistes et enseignants).

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Enfin, nous tenons à préciser que la pièce est écrite, jouée et mise en scène dans unprocessus de distanciation. De nombreux auteurs, metteurs en scène, comédiens utilisentla distanciation depuis Bertolt Brecht. Cette distanciation nous place dans un senscritique et déjoue les pièges d’une psychologie au premier degré. Encore une fois, il nefaut pas confondre les propos des personnages et le sens de la pièce.

Faut-il condamner Bruno Ganz et Charlie Chaplin d’avoir interprété Hitler ? Faut-il condamner Molière de nous avoir montré un Don Juan qui défit la Terre entière ?

« Il est essentiel pour une démocratie de protéger la liberté de l’artiste contre l’arbitrairede tous les pouvoirs, publics ou privés. Une œuvre est toujours susceptibled’interprétations diverses, et nul ne peut, au nom d’une seule, prétendre intervenir surle contenu de l’œuvre, en demander la modification, ou l’interdire ».

Extrait du manifeste de l’Observatoire de la liberté de création publié en mars 2003 dansLes Inrockuptibles, La Quinzaine littéraire et Politis (voir les signataires sur le sitehttp://www.ldh-france.org/-Le-Manifeste-.html)

Le bureau de l’association du théâtre « Toujours à l’Horizon » Claudie Landy, Metteure en scène du théâtre Toujours à l’Horizon

4. Lettre ouverte d’étudiants « apprentis auteurs » de la pièce : « Une pièce sur le rôle de vos enfants dans la reprise économique mondiale »

La Rochelle, 8 juin 2013

Lettre ouverte des étudiants auteurs de la pièce « Une pièce sur le rôle de vos enfantsla reprise économique mondiale »

Le 7 avril 2013, la pièce de théâtre, « Une pièce sur le rôle de vos enfants dans la repriseéconomique mondiale » était jouée une cinquième et dernière fois au Théâtre « Toujoursà l’Horizon » dans le cadre du festival « Les Etudiants à l’affiche ». Cela constituait le pointd’orgue d’une magnifique aventure artistique et humaine commencée en septembre ausein d’ateliers culturels proposés par l’Université.

Malheureusement, depuis plus de deux mois, cette création est au cœur d’une polémiquedes plus salissantes, voire insultantes. Cette polémique a été relayée par certains médias.Il serait question d’une pièce « grossièrement antisémite », d’une pièce semblable à « lalittérature en vogue sous l’occupation », le tout proposé par l’Université « laboratoired’expérimentation du nouveau théâtre de la haine »5…

Cette lettre ouverte a vocation de faire entendre notre voix. Nous, étudiants « apprentisauteurs » de cette pièce, ne supportons plus de voir notre travail sali d’une telle manière.Il convient dans un premier temps de rappeler le cadre dans lequel cette pièce a été écrite.Il s’agit d’une pièce créée par des étudiants dans le cadre d’un atelier d’écriture de plateauproposé par l’Université, sous la direction d’Eric Noël auteur professionnel, en

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5 https://sites.google.com/site/atelierecriturelarochelle/home.

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partenariat avec le Centre Intermondes et le théâtre « Toujours à l’horizon ». La pièce feral’objet d’une lecture publique en décembre au Centre Intermondes, et sera ensuite miseen scène et jouée par des étudiants « apprentis comédiens » sous la direction de ClaudieLandy metteuse en scène, au mois d’avril. Il est important ici de souligner l’existenced’un réel encadrement ainsi que la qualité des intervenants et partenaires. A titred’exemple, Claudie Landy est partenaire de l’Université depuis 20 ans et est connue à LaRochelle pour son travail théâtral autour du thème de la Résistance. Difficile d’imaginerque dans ce contexte des étudiants aient pu laisser libre cours à des pensées antisémites.Toujours est-il que notre création est accusée d’antisémitisme. Il est donc de notre devoir,en tant que « apprentis auteurs » de se défendre d’une telle accusation. De quoi avions-nousenvie de parler ? De nous, de notre génération, de notre avenir, sans aucune prétention,sans détenir la vérité. Comment en parler ? Avec humour, avec détachement et dérision.Une comédie ! Voila autour de quoi nous nous sommes réunis. L’humour noir, lacaricature, l’absurde et la satire nous sont apparus comme une évidence. Une comédiesatirique pour faire part du peu d’espoir qui entoure notre avenir. Une comédie pour parlerd’un monde qui ne tourne plus rond, où plus rien n’a véritablement de sens. Un mondedéshumanisé devant lequel nous nous trouvons désemparés. Nous avons considéré qu’ilfallait mieux en rire qu’en pleurer. Voilà le but de cette pièce. Avouez que nous sommesbien loin du thème « Les juifs aiment l’argent » comme certains médias l’ont avancé. Nousavons imaginé cet enfant dont le destin est échangé contre une somme d’argent. Cet enfantqui n’aura jamais son destin entre les mains. Un destin que se disputent des hommes et desfemmes autour de lui pour assouvir leurs propres intérêts. Cette pièce est constituée d’unegalerie de personnages plus déshumanisés les uns que les autres.

Après avoir voulu jouer avec les clichés, la caricature, nous avons pris l’option de jouer avecles codes du théâtre. La pièce a volontairement un côté vaudeville. Elle reprend certainscodes du théâtre de boulevard et s’en amuse. Les personnages sont souvent en adresse aupublic, commentant l’action qui se déroule ou qui vient de se dérouler. Durant deux heuress’enchaînent des situations plus loufoques les unes que les autres Alors oui au sein de cettepièce il y a une juive à la tête d’une entreprise d’investissement : la Goldberg and Co. Il ya aussi un italien chef de mafia. On trouve une famille de pauvres, abrutis et sales, un traderaméricain véreux et manipulateur, une chinoise exploitée, un allemand cuisinier-nazi de150 ans… Mais surtout selon nos détracteurs il y a une juive. Une juive qui tient, il estvrai, le rôle d’une femme horrible et sans scrupules (comme la majorité des personnages dela pièce). Nos détracteurs ont extrait ce personnage du contexte pour en faire le thèmecentral de la pièce. A partir de là, tous les délires étaient possibles. Il est encore possible delire sur internet, qu’il existe un rapprochement certain avec Le protocole des sages du Sion.La pièce dénoncerait alors le complot selon lequel les juifs domineraient le monde.Certains « intellectuels » ont aussi relié cela aux accusations de crimes rituels d’enfants faitesau peuple juif par le passé. Il faut comprendre que les mots ont l’intention qu’on leurdonne. Un personnage dans la pièce, à propos de la shoah, dit « après tout ce n’est qu’unehistoire de mauvais ragoût ». Le personnage est-il l’illustration d’un homme totalementdéconnecté de la réalité, déconnecté des plus grandes souffrances, totalement inculte etdéshumanisé ? Ou alors, s’agit-il d’un discours révisionniste ?

Quand ce même personnage donne une liasse de billets à un rabbin afin qu’il serre lamain à un nazi, n’est-ce pas une nouvelle illustration de ce qui est démontré tout au longde pièce, à savoir que face à l’argent plus rien n’a de valeur ?

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Quand Marta Goldberg dit à la régie du théâtre qu’elle est partout chez elle, s’agit-il del’illustration d’une chef d’entreprise persuadée d’avoir tous les pouvoirs même en dehorsde son entreprise, allant même jusqu’à donner des ordres au personnel du théâtre ? Oualors, s’agit-il de la volonté de dénoncer, comme dans les pamphlets antisémites, le juifapatride souhaitant dominer le monde ?

Encore une fois : les mots ont l’intention qu’on souhaite leur donner. S’ils veulenttrouver de l’antisémitisme dans cette pièce en sortant les propos de leur contexte, sansprendre en compte l’intégralité du texte, la façon de jouer et la mise en scène, ilstrouveront de l’antisémitisme. Mais ils peuvent par les mêmes mécanismes trouver del’anti-chinois, de l’anti-pauvre, de l’homophobie, de la misogynie et bien d’autresintentions nauséabondes. Fort heureusement, cette vision erronée de la pièce n’est pascelle partagée par l’ensemble des 500 spectateurs qui ont vu la pièce. Il est important desouligner que la quasi-totalité des gens condamnant la pièce d’antisémite n’ont pas vu lapièce. Il s’agit d’intellectuels, professeurs et autres, alertés par un spectateur qui s’est ditoutré par la pièce, Michel Goldberg, enseignant à l’université de La Rochelle.

Scandalisé par le contenu de la pièce, il est venu vers nous afin de nous faire part de sonressenti lors d’une rencontre publique destinée à présenter l’atelier et notre démarche.Nous l’avons entendu et avons répondu à ces questions. Cela n’a pas suffi. Un débat aété organisé le 3 mai à l’initiative du président de l’université après avoir rencontréMichel Goldberg. Etaient présents, entre autres : des membres de la direction del’Université et du service culture, les représentants du Centre Intermondes, le Théâtretoujours à l’horizon, les étudiants concernés, Michel Goldberg ainsi que d’autresenseignants qu’il avait lui-même alarmé du contenu antisémite de la pièce.

Ce débat qui devait être un moment d’échange afin d’entendre les différentes opinionsa vite pris la tournure d’un procès à l’initiative de nos détracteurs : la pièce est antisémite,expliquez nous pourquoi. Les 3 heures de débat ont été très animées et certainesagressions verbales des plus violentes. Nous avons entendu que derrière nos propos onentendait les propos de nos parents. Certains n’ont pas hésité à faire un raccourci avecl’affaire Merah le tout en agitant des textes de lois en guise de menaces. On ne peut quedéplorer un tel comportement anti-pédagogue, d’autant plus qu’il était le faitd’enseignants. Certains étudiants ont été très touchés par ces attaques et sont encoresous le choc aujourd’hui. Cependant, il est important de noter que certains professeursalarmés ont tenu à se désolidariser tant la forme était agressive.

Après ce débat, Michel Goldberg estimait qu’il n’avait toujours pas été entendu. Il est unpeu fort de prétendre ne pas avoir été entendu après deux rencontres où toutes les partiesse sont exprimées. Nous tenons à indiquer ici, qu’être entendu n’implique pas forcémentd’obtenir gain de cause. Toujours est-il que la polémique n’a fait que grossir ces dernièressemaines, les médias et associations ayant pris le relais. L’affaire commence aussi à avoirun certain écho sur les réseaux sociaux où récemment on a pu lire à notre sujet « faut lesmettre en taule » ! Nous serions des étudiants ignorants, irresponsables, mal encadrés,sans aucun lien avec notre passé. Des étudiants insensibles aux grands drames de notrehistoire. Nous rappelons que nous sommes la génération du « devoir de mémoire »,sensibilisés aux atrocités de la shoah depuis notre plus jeune âge. Mais nous considéronsque nous avons le recul pour en parler avec détachement sans jamais dénigrer ou oublier.

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Nous acceptons la critique au sujet de notre pièce qui n’en est pas exempte. Cependantnous n’acceptons pas qu’on nous prête des intentions nauséabondes. Nous ne nous plieronsà aucune censure, qui plus est une censure morale instaurée par une police de la pensée.Nous nous adresserons pour terminer à nos détracteurs. Vous ne demandez pas decensure, mais vous dites que rejouer la pièce à Montréal serait nuisible à l’image del’université. Vous ne demandez pas la censure mais vous dites que l’université n’a pas à« subventionner n’importe quoi ». Il s’agit ici d’une forme de censure bien plus moderne,bien plus subtile, que celle consistant à brûler des livres. Mais cela reste de la censure.Nous sommes malheureux que cette polémique salissante pour l’Université et sesétudiants ait pu voir le jour. Nous avons cherché l’apaisement en acceptant toutes lesrencontres et sollicitations. Nous avons toujours refusé de rentrer dans une logique deconflit. Mais nous nous défendrons aussi longtemps qu’il le faudra car au-delà de notrepièce, il s’agit d’un enjeu bien plus important, celui de la liberté d’expression. Cet enjeuest capital pour nous, pour notre avenir…

La liberté d’expression à des limites certes, mais ce n’est pas à vous de les fixer.

P.S : N’hésitez pas à nous montrer votre soutien par quelques lignes à :[email protected]

Romain M. - Rodolphe B. - Alan G.

Au vu de la polémique entourant la pièce de théâtre étudiant jouée à La Rochelle du 3 au 7 avril, « Une pièce sur le rôle de vos enfants dans la reprise économique mondiale »,ce site a pour objectif de faire entendre la voix de ceux qui la soutiennent.

La voix de ceux scandalisés par la vindicte dont elle fait l’objet, choqués par l’injusteprocès qui refuse de donner la parole aux auteurs de la pièce mise en accusation.

La voix de ceux qui considèrent que cette pièce, leurs auteurs, le théâtre et tous lespartenaires, ne sont pas antisémites, ni dans les intentions, ni dans l’écriture, ni dans l’actede création théâtrale, où ne s’est exprimé qu’un geste artistique humaniste et sincère.

La voix de ceux qui s’opposent à toute forme de censure, et défendent la liberté decréation et la liberté d’expression.

Nous invitons ceux qui se reconnaissent dans cette démarche à nous apporter leursoutien à l’adresse suivante : [email protected].

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5. Communiqué de la présidence de l’Université6

24 mai 2013

Le théâtre étudiant à l’épreuve des discriminationsUne pièce de théâtre intitulée « Le rôle de vos enfants dans la reprise économique mondiale» a été jouée dans le cadre du Festival des étudiants à l’affiche de l’Université de La Rochelle.Un enseignant-chercheur de l’établissement l’a mise en cause parce qu’il la considère commeayant un caractère antisémite. Il en a saisi la Présidence de l’Université qui, consciente de lagravité et de la complexité de la situation, souhaite traiter cette affaire avec mesure etresponsabilité. Ce spectacle est le résultat d’un atelier « écriture de plateau » mis en place parl’Université en collaboration avec le centre Intermondes de La Rochelle, dans le cadre d’unerésidence d’artiste, et en partenariat avec l’Institut Français (opérateur de l’action culturellede la France sous tutelle du Ministère des Affaires Etrangères) et le théâtre « Toujours àl’Horizon ». Il a été produit avec le concours d’Éric Noël, un auteur québécois chargéd’encadrer l’atelier d’écriture, et sous la direction de Claudie Landy, metteur en scène etdirectrice du Théâtre « Toujours à l’Horizon » de La Rochelle. La pièce a été jouée cinq foisdans ce théâtre, les 3, 4, 5, 6 et 7 avril et a accueilli environ 500 spectateurs.

Comme pour toute activité proposée aux étudiants par L’Espace Culture de l’Université,cette œuvre théâtrale a donc été écrite et présentée avec l’appui d’encadrantsprofessionnels, choisis pour leurs valeurs et leurs références notoirement reconnues.

L’objectif affiché de la pièce est de dénoncer la dérive de la finance internationale. Pourcela, les rédacteurs ont choisi de s’appuyer sur des stéréotypes accumulés et caricaturésafin de les tourner en dérision. Leur parti pris est clairement celui de l’humour utilisé àdes fins critiques. Suite aux représentations, considérant que l’œuvre véhicule desstéréotypes antisémites et qu’à ce titre il en a été blessé, un enseignant-chercheur s’esttourné vers la Présidence de l’Université — et vers elle uniquement — pour lui exprimerl’ensemble de ses griefs et lui demander qu’elle la condamne moralement. Sensible àl’émotion exprimée par ce collègue, il est apparu utile que soit organisée une rencontreentre les partenaires porteurs du projet, les étudiants auteurs et comédiens et toutepersonne, ayant vu ou non la pièce, souhaitant s’associer à un débat sur ce sujet grave.L’objectif était de poursuivre la démarche pédagogique engagée, mais aussi de permettreà chacun d’exprimer sa position et son ressenti sur la pièce. Cette rencontre a eu lieu le3 mai dernier et a réuni environ 60 personnes, avec une diversité de points de vue qui adonné lieu à de réels échanges. Conformément à l’ambition pédagogique fixée, elle anotamment permis d’évoquer le travail des étudiants sous un angle éthique : le devoir demémoire, la responsabilité des auteurs, la liberté de création et ses éventuelles limites, etc.

Depuis, à la demande de l’enseignant-chercheur et des étudiants concernés, mais aussid’un représentant du personnel, la Présidence leur a séparément accordé un entretien.De toutes ces consultations, il ressort de façon unanime que les étudiants enquestion ne sont pas antisémites et qu’ils n’avaient aucunement l’intention d’enpromouvoir l’idéologie.Pourtant, le collègue persiste à réclamer une position condamnatoire de l’Université àl’encontre de ladite pièce. Cette demande se heurte à une série de principes etd’arguments qu’il convient de rappeler :

UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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L e s É t u d e s d u C r i f

6 Source : http://www.univ-larochelle.fr/Le-theatre-etudiant-a-l-epreuve.

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En premier lieu, la liberté d’expression préside à la production de toute œuvre culturelle,et son respect est une exigence que l’établissement ne saurait transgresser. Il est àremarquer que la demande est faite à la seule direction de l’Université, alors que plusieurspartenaires sont parties prenantes de cette affaire. De toute évidence, ce sont d’ailleursces derniers qui sont les plus qualifiés pour avoir une vision critique sur une pièce dethéâtre. Or leur professionnalisme n’est à aucun moment mis en cause. Il s’avèresingulièrement délicat, voire déplacé, pour l’établissement de porter un jugement publicsur une production culturelle, dès lors que cette dernière n’enfreint pas la loi.Considérée la diversité des positions et des ressentis exprimés, toute appréciationou désapprobation serait susceptible d’être assimilée à un parti-pris moral, ce quine saurait être le rôle de l’université dont la mission est au contraire de faire preuve deneutralité et d’apaisement en pareilles circonstances.

Enfin, dès lors qu’il y a unanimité pour reconnaitre qu’il n’y a pas eu d’intentionantisémite de la part des étudiants, la question qui se pose à l’Université est celle deleur protection. En effet, il serait contradictoire et injuste de les tenir pour uniquesresponsables de la pièce, alors que leur travail a été réalisé dans le cadre d’une activitéencadrée par des partenaires institutionnels, dont le professionnalisme ne souffre, lui,pas de discussion. La complexité et la délicatesse de cette affaire n’a pas échappé à certainsacteurs locaux. Ainsi, le Président de la section rochelaise de la Ligue des Droits de l’Homme(LDH) qui a suivi les débats a, dans un courrier adressé au Président Gérard Blanchard,écarté toute censure et tracé le chemin qui doit être celui de l’Université, entre libertéde création et responsabilité. C’est dans cet esprit, avec un souci d’apaisement, que laPrésidence suit ce dossier depuis le début et qu’elle recherche aujourd’hui la meilleure issuepour tous les protagonistes. Dès lors, dans une visée pédagogique, il lui apparait opportun,comme proposé par la Ligue des Droits de l’Homme, de s’engager dans un travail deréflexion avec les étudiants, ses partenaires et les organisations qui luttent contrel’antisémitisme, le racisme et toute forme de discrimination.

Enfin, l’Université de La Rochelle regrette de voir sa réputation injustement entachée,sur une valeur à laquelle elle est, au contraire, particulièrement attachée.

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UNE PIÈCE DE THÉÂTRE ANTISÉMITEÀ LA ROCHELLE

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NOTES

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Marc Knobel

Directeur de la publication

LES ÉTUDES DU CRIFImprimé en octobre 2013

ISSN : 1762-360 X

Jean-Pierre Allali,Roger Benarrosh,

Georges Bensoussan,Yves Chevalier,

Alain Chouraqui,Elisabeth Cohen-Tannoudji (l’’z),

Roger Cukierman,Patrick Desbois,

Antoine Guggenheim,Francis KhalifatSerge Klarsfeld,

Joël Kotek,Edith Lenczner,

Pascal MarkowiczÉric Marty,

Haïm Musicant,Richard Prasquier,

Georges-Élia Sarfati,Pierre-André Taguieff,

Jacques Tarnéro,Yves Ternon,

Clément Weill-Raynal,Michel Zaoui.

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En partenariat avec le « Vidal Sassoon International Center for the Study of Antisemitism » de l’Université hébraïque

de Jérusalem et avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.

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